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“troupes d’occupation”. A son retour, il se mit à son compte et créa son propre atelier qui,
après la seconde guerre, emploierait une vingtaine d’ouvriers. Malgré sa simple
éducation primaire, il devint le maire de la commune, créa une association pour la
protection de la région, et reçut une distinction académique. Mes parents eurent 5
enfants.
Né en 1942, j’étais le plus jeune, aimé de tous, et passai une enfance heureuse dans un
environnement forestier. Grandissant après la guerre, je pus poursuivre mes études
assez facilement, assumant la responsabilité de réussir des études supérieures qui
avaient été refusées à mon père pour des raisons socio-économiques.
D’une certaine façon, pourtant, je n’étais pas préparé à la vie adulte parce que ma vie
d’enfant avait été trop facile, trop douillette, alors que la vie adulte peut être dure, soit en
raison de conditions externes, soit en raison de notre propre stupidité. La vie n’est pas
faite pour les enfants béats.
Depuis la perspective que j’ai aujourd’hui, mon existence a peut-être été déterminée par
une phrase que mon père aimait répéter : “Quand on a 20 ans, il faut quitter la France!”.
Mes trois frères aînés quittèrent effectivement le sol métropolitain à 20 ans… pour leur
service militaire, tout comme notre père avant eux. Mon tour d’avoir 20 ans arriva en
1962, juste à la fin de la “guerre d’Algérie“. Je choisis la version française du “Peace
Corps“ américain copié par de Gaulle sur celui de Kennedy. En 1964, je fus envoyé au
Laos après des études de philosophie et de théologie. J’avais 22 ans.
Je passai deux ans au Laos, à Pakxan, une petite ville endormie sur la rive gauche du
Mékong, à 150 km à l’Est de Vientiane. J’enseignais le français dans une école
secondaire mais mes élèves ont surtout retenu de moi mes leçons de guitare! Pendant
ce service civil, les Américains commencèrent à bombarder le Nord du Laos et du
Vietnam à partir de la Thaïlande, avec les résultats que l’on sait. Leurs avions nous
survolaient en vrombissant vers le Nord. Je pouvais alors entendre des élèves
vietnamiens murmurer en classe: “Go home!”. La guerre nous cernait d’un murmure
continu. Le conflit ne m’affecta pas physiquement mais, psychologiquement et
intellectuellement si. Je peux citer deux exemples simples.
Une bataille eut lieu à 25 km avec des victimes aussi bien chez les forces
gouvernementales que dans les troupes communistes. Deux journalistes du Figaro
décrivirent la bataille en rapportant, mettons, 10 morts chez les gouvernementaux, 10
morts parmi les troupes communistes lao, et 5 morts vietnamiens. Mais à Paris, la
rédaction ne laissa mentionner que les victimes gouvernementales et celles des
communistes lao. Il fallait sauvegarder la pureté de la révolution lao. Les soldats
vietnamiens combattant aux côtés des communistes laotiens n’étaient pas politiquement
corrects et ne pouvaient donc pas être relevés, même dans un journal de droite. Ce fut
ma première leçon sur la relativité de la “vérité” publique médiatique.
Au cours des vacances de Noël, nous grimpâmes jusqu’à un village hmong qui avait été
bombardé par les forces gouvernementales quelques semaines auparavant. Comme il y
avait un tout petit poste de soldats communistes au col voisin, les militaires en avaient
conclu que le village aussi était communiste, et ils le bombardèrent. Quand le
gouvernement réalisa qu’ils avaient commis une erreur contre-productive, ils—ou les
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 3
hindou ni musulman; si vous êtes catholique, vous n’êtes pas protestant, etc. Nous nous
fondons sur des catégories congelées, schématiques et clivantes.
La question banale qu’un Occidental pose en Thaïlande quand il voit des dieux “hindous”
dans un temple “bouddhiste”, c’est : “Ces gens sont-ils bouddhistes ou hindouistes” ? Or,
ici, le problème n’est pas là. Le Bouddha et les premiers bouddhistes vivaient avec
une image indienne du monde et de la vie. Ils en avaient une vision
“compréhensive” ou “inclusive” : vous êtes né aujourd’hui comme homme, mais
demain vous renaîtrez peut-être comme ver, chien ou dieu. Les cycles de vies et de
rétributions karmiques comprennent tous les modes possibles d’existence. Alors, même
s’il y a des dieux “hindous” dans un temple “bouddhiste”, cela ne signifie pas que les
dévots de ce temple se voient comme “hindous”. C’est simplement que ces dieux
“hindous” sont juste des positions, des postes, toujours provisoires, attribués à un être
vivant qui a mérité telle ou telle rétribution pour telle ou telle durée.
de cimenter et de motiver les esprits. Une sorte d’opium pour faire passer un autre
opium peut-être ?
Manuel Olivares – Est-il correct, pour vous, d’en tirer des conséquences sur
le plan psychologique? En d’autres termes, est-il correct de penser qu’en
Asie les gens ont une psychologie différente en plus d’avoir une culture
différente?
Louis Gabaude – Les hommes ont une tendance naturelle à identifier et confondre la
réalité avec leurs propres conceptions de cette réalité. En Asie du Sud-Est, la plupart
des gens ne conceptualisent pas ou ne théorisent pas beaucoup au delà de la
théorie du karma selon laquelle rien n’arrive par hasard. Tout arrive par des facteurs
multiples, mais des facteurs très “personnels” marqués, enregistrés, et disséminés tout au
long du fil reliant nos innombrables existences. Habituellement, les gens laissent aux
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 11
bonzes les explications sophistiquées. Ils luttent pour vivre en faisant de leur
mieux pour jouir d’une vie décente et faire face aux problèmes élémentaires de
l’existence. Ils n’ont pas une tendance exagérée à systématiser et rationaliser ce
qu’ils font au delà de cette théorie élémentaire du karma. Ils réagissent jour après
jour aux circonstances variées de leur existence et interprètent les événements comme
des fruits de leur karma. Cette théorie totalisante est peut-être ce qui différencie les
peuples indianisés des Occidentaux sur le plan psychologique : en Occident, nous
cherchons toujours des causes externes à nos problèmes alors qu’ici ils savent que
leurs propres actes étaient et sont à la racine de tout ce qui leur arrive. La raison de leurs
échecs comme de leurs réussites peut être définie comme “intérieure” parce qu’elle
relève de leurs actions passées ou récentes. En Occident, au contraire, nous tendons à
toujours chercher des causes “externes” comme si nous n’étions jamais responsables
de rien; hier, c’était Dieu ou le Diable; récemment, ça a été le capitalisme ou le
communisme, ou un groupe ethnique, ou une nation, ou une religion; demain,
quelque nouveau diable, toujours extérieur à nous-mêmes ou à notre groupe
social, fera son apparition. Pour nous la théorie du karma est dépassée et nous rêvons
à d’autres théories explicatives totalisantes. Même au travers de nos thèses universitaires
et de nos travaux académiques, nous systématisons tout et cherchons partout un même
facteur opératif : “structure”, “lutte des classes”, “pouvoir”, “sexe”, “capital” ou quelque
autre hochet intellectuel du jour de telle sorte qu’au bout du compte la réalité doit rentrer
dans le cadre—le hochet—que nous lui avons préalablement fixé. L’incidence de ces
explications totalisantes—qu’elles soient “intérieures” ou “extérieures”—sur la psychologie
des gens peut naturellement donner lieu à ample discussion.
Pour commencer, je ne pense pas que la discussion devrait parler de l’Asie comme d’un
moule unique ou uniforme. L’Inde et la Chine sont très différentes. L’Asie du Sud-Est a
emprunté aux deux, ce qui conduit évidemment à plusieurs types de psychologies
dans un même pays
Manuel Olivares – Pourriez-vous, s’il vous plaît, dire quelques mots sur des
bonzes thaïs fameux comme Buddhadāsa Bhikkhu et Achan Cha ? Ce sont
les plus connus en Occident. Y en a-t-il d’autres de moins connus qui
méritent d’être mentionnés également?
Louis Gabaude –
Commençons par
Buddhadāsa Bhikkhu (Photo).
Beaucoup de gens en ont
parlé. Je me suis intéressé à
son rôle parce qu’il mettait en
question l’image traditionnelle
du bonze thaï. Buddhadāsa
était un bonze “créatif” qui
essaya de rendre le
bouddhisme acceptable,
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 12
son karma. Mais au delà de ces similarités, Buddhadāsa n’avait aucune foi dans
le communisme ou dans les régimes communistes parce que ces derniers aussi
étaient “immoraux” ou “a-dharmiques”. Il donnait des raisons pour lesquelles les
gens se tournaient vers le communisme mais il ne pensait pas que le
communisme pouvait être la vraie réponse. Finalement, disait-il, le
communisme ne serait qu’une ride mineure vite effacée sur la plage de
l’histoire. Une histoire qui, d’ailleurs, commença à lui donner raison de son vivant
même.
Dans le monde bouddhiste et quelquefois chez Buddhadāsa lui-même, on trouve
une tendance à considérer que le Vinaya, la règle des moines bouddhistes,
est un modèle de société “socialiste”, ce qui pour moi, est totalement
anachronique et structurellement absurde. Nous ne devons pas oublier que le
Bouddha quitta le palais royal : voilà le point de départ, l’acte primal du Prince
Siddhartha précédant et conditionnant son accès à la bouddhéïté. Il était d’abord
et avant tout un renonçant, un “sâdhu” qui commença par quitter la politique.
Aussi, considérer que la communauté monastique, le Sangha, est un modèle de
société laïque est totalement incohérent. Certes, le Sangha n’est pas hors du
monde ou physiquement séparé de la société mais il se constitue de fait et
par essence en dehors des règles habituelles et normatives du monde que
sont le travail, les classes sociales et la reproduction sexuée. Le seul lien
structurel entre le Sangha et le monde est la mendicité, ce contact obligé et
quotidien entre un ou une laïque et le bol à aumônes. C’est un lien qui,
paradoxalement, exprime le caractère étranger du moine libéré de toute obligation
sociale “mondaine”. Certes, en Inde tous les renonçants vivaient et vivent encore
en principe dans un groupe libéré de la caste mais le Bouddha ne prétendit pas
abolir les castes ou les classes sociales en dehors de ce groupe, dans la
société en général. Ce n’était pas son affaire. Un livre très intéressant à lire est
“Sâdhus” de Patrick Lévy qui devint lui-même un sâdhu pendant un ou deux ans
en Inde. Sa lecture permet de comprendre ce qu’était le bouddhisme à son
origine puisque c’est ce type de vie que le Bouddha et ses disciples
menaient.
Les bouddhistes qui soutiennent que la communauté monastique est le modèle
d’une société égalitaire font l’impasse sur le premier moment du bouddhisme:
comme renonçant ou sâdhu, le Bouddha rejeta toute responsabilité mondaine
dans le maintien de cette société mondaine. Certes, au cours de l’histoire, les
communautés monastiques—bouddhistes comme chrétiennes d’ailleurs—ont
influencé leurs société environnantes respectives mais non pas en tant que
modèles d’organisation structurelle. Certes encore, les communautés
monastiques—bouddhistes comme chrétiennes—sont peut-être le seul
endroit où le communisme est réalisé, mais cela n’est possible précisément
que parce qu’elles ne jouent pas selon les règles du monde laïc. C’est la
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 14
raison pour laquelle les prendre comme modèle de ce monde laïc constitue
une proposition non seulement invalide mais complètement irréaliste.
On trouve aussi des femmes qui animent des groupes de méditants. Cela est assez
nouveau parce que, voilà 50 ans, il n’y avait pas beaucoup de gens pour passer deux,
trois jours ou une ou deux semaines dans des sessions de méditation près d’un maître.
Nous ne parlons pas assez de ce phénomène ici mais il est bien vivant.
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