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Aperçus sur le bouddhisme theravāda:

Entretien avec Louis Gabaude


Manuel Olivares
Vivere Altrimenti
SOURCE: https://www.academia.edu/35395398/
Aperçus_sur_le_bouddhisme_theravāda_entretien_avec_Louis_Gabaude-of-
theravada-buddhism-interview-to-louis-_gabaude_lang_en

Présentation:  Le bouddhisme dit “theravāda” ou


“des anciens” est considéré par ses fidèles
comme le plus proche de la tradition primitive. En
Asie, on le trouve principalement aujourd’hui au
Sri Lanka, en Birmanie, en Thaïlande, en Laos  et
au Cambodge, tandis que de petites
communautés subsistent aussi en Inde, au Népal,
en Chine du Sud, au Vietnam et en Malaisie.

Louis Gabaude est un spécialiste du bouddhisme


theravāda d’Asie du Sud-Est. Après avoir
enseigné à l’Université de Chiang Mai, il entra à
l’École française d’Extrême-Orient (EFEO). Il vit à
Chiang Mai (Thaïlande) depuis 1974.

La plupart de ses articles sont accessibles à:


https://efeo.academia.edu/LouisGabaude

English original version of this interview:


http://www.viverealtrimenti.com/glimpses-of-theravada-buddhism-interview-to-
louis-gabaude/
Versione italiana:
http://www.viverealtrimenti.com/un-assaggio-di-buddhismo-theravada-intervista-a-
louis-gabaude/

rrrrrrrrrrr

Manuel Olivares – Pouvez-vous commencer par vous présenter ?


Louis Gabaude – Je suis né dans le sud du Massif central. Mes grands-parents avaient
une petite ferme dans les collines du massif granitique du Sidobre. Mon père, né en
1900, commença l’apprentissage de tailleur de pierre à 14 ans. A 20 ans, juste après la
première guerre mondiale, on l’envoya faire son service militaire en Allemagne dans les
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“troupes d’occupation”. A son retour, il se mit à son compte et créa son propre atelier qui,
après la seconde guerre, emploierait une vingtaine d’ouvriers. Malgré sa simple
éducation primaire, il devint le maire de la commune, créa une association pour la
protection de la région, et reçut une distinction académique. Mes parents eurent 5
enfants.
Né en 1942, j’étais le plus jeune, aimé de tous, et passai une enfance heureuse dans un
environnement forestier. Grandissant après la guerre, je pus poursuivre mes études
assez facilement, assumant la responsabilité de réussir des études supérieures qui
avaient été refusées à mon père pour des raisons socio-économiques.
D’une certaine façon, pourtant, je n’étais pas préparé à la vie adulte parce que ma vie
d’enfant avait été trop facile, trop douillette, alors que la vie adulte peut être dure, soit en
raison de conditions externes, soit en raison de notre propre stupidité. La vie n’est pas
faite pour les enfants béats.
Depuis la perspective que j’ai aujourd’hui, mon existence a peut-être été déterminée par
une phrase que mon père aimait répéter : “Quand on a 20 ans, il faut quitter la France!”.
Mes trois frères aînés quittèrent effectivement le sol métropolitain à 20 ans… pour leur
service militaire, tout comme notre père avant eux. Mon tour d’avoir 20 ans arriva en
1962, juste à la fin de la “guerre d’Algérie“. Je choisis la version française du “Peace
Corps“ américain copié par de Gaulle sur celui de Kennedy. En 1964, je fus envoyé au
Laos après des études de philosophie et de théologie. J’avais 22 ans.
Je passai deux ans au Laos, à Pakxan, une petite ville endormie sur la rive gauche du
Mékong, à 150 km à l’Est de Vientiane. J’enseignais le français dans une école
secondaire mais mes élèves ont surtout retenu de moi mes leçons de guitare! Pendant
ce service civil, les Américains commencèrent à bombarder le Nord du Laos et du
Vietnam à partir de la Thaïlande, avec les résultats que l’on sait. Leurs avions nous
survolaient en vrombissant vers le Nord. Je pouvais alors entendre des élèves
vietnamiens murmurer en classe: “Go home!”. La guerre nous cernait d’un murmure
continu. Le conflit ne m’affecta pas physiquement mais, psychologiquement et
intellectuellement si. Je peux citer deux exemples simples.
Une bataille eut lieu à 25 km avec des victimes aussi bien chez les forces
gouvernementales que dans les troupes communistes. Deux journalistes du Figaro
décrivirent la bataille en rapportant, mettons, 10 morts chez les gouvernementaux, 10
morts parmi les troupes communistes lao, et 5 morts vietnamiens. Mais à Paris, la
rédaction ne laissa mentionner que les victimes gouvernementales et celles des
communistes lao. Il fallait sauvegarder la pureté de la révolution lao. Les soldats
vietnamiens combattant aux côtés des communistes laotiens n’étaient pas politiquement
corrects et ne pouvaient donc pas être relevés, même dans un journal de droite. Ce fut
ma première leçon sur la relativité de la “vérité” publique médiatique.
Au cours des vacances de Noël, nous grimpâmes jusqu’à un village hmong qui avait été
bombardé par les forces gouvernementales quelques semaines auparavant. Comme il y
avait un tout petit poste de soldats communistes au col voisin, les militaires en avaient
conclu que le village aussi était communiste, et ils le bombardèrent. Quand le
gouvernement réalisa qu’ils avaient commis une erreur contre-productive, ils—ou les
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Américains—payèrent du matériel aux villageois pour les aider à reconstruire leurs


maisons. Je voyais à quel point la guerre était cruelle pour les gens innocents, toujours
victimes de quelque chose qui les dépasse.

Manuel Olivares – Comment est né votre intérêt pour le bouddhisme


theravāda ?
Louis Gabaude – C’est à Pakxan que je commençais à être intrigué par le bouddhisme
pour une raison très simple. J’apprenais la langue lao. Pendant les week-ends, je flânais
dans la ville avec mon appareil photo et remarquai que les gens les plus disponibles pour
parler avec moi étaient les bonzes parce qu’ils étaient libres et relativement à l’aise avec
un étranger. En fait, même aujourd’hui, si vous allez dans un lieu non touristique, la
plupart des gens ne feront pas beaucoup d’efforts pour commencer à parler avec
un étranger de crainte de ne pas pouvoir converser. Or, non seulement les bonzes
étaient moins réservés mais, au contraire, ils souhaitaient améliorer leurs capacités
langagières et partager leurs connaissances. En conversant avec eux, mon intérêt
pour le bouddhisme s’accrut. Je lus quelques livres et, revenu en France, je suivis des
cours sur le bouddhisme et sur l’histoire et les civilisations de l’Asie du Sud-Est à l’École
Pratique des Hautes Études, une “école” de formation à la recherche.
En 1970, je vins en Thaïlande pour étudier le thaï avant de retourner au Laos enseigner
dans le cadre de la Mission catholique. Je me mariai en 1973 et m’installais à Bangkok
pour enseigner à l’Alliance Française. En 1974, je pris un poste à l’Université de
Chiang Mai. En 1975, j’obtins mon diplôme de l’École Pratique des Hautes Etudes avec
une étude sur l’édification des stupas de sable. Peut-être savez-vous que—pour le
nouvel an d’avril en particulier—en Thaïlande, au Laos, au Cambodge, en Birmanie
et dans le Sud du Yunnan, les bouddhistes édifient et offrent des stupas de sable.
Pour ma recherche, j’avais sélectionné et traduit en français les textes en langues pāli
comme en langues et écritures vernaculaires (lao, tham, lan na, thaï et thaï “khom”) qui
exposaient les raisons “matérielles” et “spirituelles” du rite d’offrande des stupas de sable.
En 1979, je soutins ma thèse relative à la théorie de l’interprétation des textes
bouddhiques d’un bonze moderniste thaï Buddhadāsa Bhikkhu (1906-1993) et, en
1980, j’obtins un poste de chercheur à l’École Française d’Extrême-Orient (EFEO), une
institution créée en 1900 pour permettre à des chercheurs de résider sur le terrain
extrême-oriental de leur recherches.
 
Manuel Olivares – Les stupas de sable constituent-ils une réminiscence des
mandalas de sable du Tibet ?
Louis Gabaude – Pas vraiment. Près de la frontière thaïe du Cambodge et au
Cambodge même, ils édifient certes des stupas de sable qui peuvent imiter des
schèmes angkoriens. Angkor est parfois interprété comme une sorte de “mandaḷa”,
mais “mandaḷa” est devenu une construction anthropologique occidentale, un
schéma tibétain plaqué sur l’Asie du Sud-Est et souvent exploité sans tenir compte de
ce que les gens d’ici pensent ou savent.
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Manuel Olivares – Sont-ils liés


au concept d’impermanence ?
Louis Gabaude – Oui! Le sable
coule entre les doigts comme les
sentiments entre les heures, les mois
et les années. Les textes que je
traduisis et commentai sont appelés
“anisong“, d’un terme pāli/sanskrit
signifiant “avantage”. La plupart de
ces textes comportent deux niveaux :
le premier cite des récits anciens
empruntés à ce qu’il est convenu d’appeler le “canon” bouddhique (Tripiṭaka) ou à
d’anciens commentaires de ce “canon”; le second donne des raisons spirituelles et
matérielles d’offrir ces stupas.
La première partie—ou le premier niveau—explique comment, dans une vie antérieure,
le futur Bouddha était un pauvre bougre bien incapable d’offrir un grand stupa au
Bouddha de son époque. Tout ce qu’il pouvait faire c’était édifier un stupa de sable,
ce qu’il fit. Voilà pourquoi, dans ses existences postérieures, il put renaître dans des
familles nobles ou prospères pour finir comme Bouddha. Le propos de ces textes est
d’encourager les gens à offrir ce type de stupa pour obtenir ce que, en termes
“catholiques” on appelle “indulgences”, et ici “avantages”. Vous offrez des stupas,
ou tout autre chose dont les bonzes ont besoin, et vous obtenez un bon karma, si bien
que, dans l’avenir, vous bénéficiez d’une vie meilleure et pouvez même devenir un
Bouddha. Cette astuce très “catholique”—qui a fondé la culture matérielle visible du
bouddhisme d’Asie du Sud-Est—n’est évidemment pas soulignée par les
bouddhistes occidentaux souvent issus de traditions protestantes. J’aurais pu
approfondir ce type de recherche mais ma professeure de pāli me poussa à me tourner
plutôt vers Buddhadāsa Bhikkhu. C’est ainsi que j’abandonnai l’étude des textes
bouddhiques plus ou moins anciens et me consacrai au bouddhisme moderne. Peut-
être aurais-je dû suivre mon inclination première parce qu’il y a ici tant de textes oubliés
dans les bibliothèques des monastères auxquels presque personne ne s’intéresse
aujourd’hui…

Manuel Olivares – Vous êtes-vous intéressé aux cultures pré-bouddhiques


de l’Asie du Sud-Est ?
Louis Gabaude – Je ne puis revendiquer aucune expertise en ce domaine, mais j’ai
quand même beaucoup lu à ce sujet. Vous ne pouvez pas étudier le bouddhisme
contemporain si vous ignorez tout ce qui était lié—et est encore lié—aux “esprits”,
aux réminiscences “brahmaniques” ou “pré-bouddhiques”, quelle que soit l’étiquette
que vous leur donniez. Nous, Occidentaux, devons être très prudents à ce sujet. Comme
notre cerveau reste chrétien, nous avons tendance à penser que les religions sont
des jeux d’idéologies clairement distinctes. Si vous êtes chrétien, vous n’êtes ni
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hindou ni musulman; si vous êtes catholique, vous n’êtes pas protestant, etc. Nous nous
fondons sur des catégories congelées, schématiques et clivantes.
La question banale qu’un Occidental pose en Thaïlande quand il voit des dieux “hindous”
dans un temple “bouddhiste”, c’est : “Ces gens sont-ils bouddhistes ou hindouistes” ? Or,
ici, le problème n’est pas là. Le Bouddha et les premiers bouddhistes vivaient avec
une image indienne du monde et de la vie. Ils en avaient une vision
“compréhensive” ou “inclusive”  : vous êtes né aujourd’hui comme homme, mais
demain vous renaîtrez peut-être comme ver, chien ou dieu. Les cycles de vies et de
rétributions karmiques comprennent tous les modes possibles d’existence. Alors, même
s’il y a des dieux “hindous” dans un temple “bouddhiste”, cela ne signifie pas que les
dévots de ce temple se voient comme “hindous”. C’est simplement que ces dieux
“hindous” sont juste des positions, des postes, toujours provisoires, attribués à un être
vivant qui a mérité telle ou telle rétribution pour telle ou telle durée.

Manuel Olivares – Comment ces divinités sont-elles considérées? Comme


des esprits particulièrement développés par exemple ?
Louis Gabaude – Prenez la racine du mot thaï “thewa”, venu du sanscrit “deva”, venu lui-
même de l’indo-européen “dev”—lié à “lumière”—que nous retrouvons en grec comme
“theos”, puis en Latin comme “deus”, et finalement dans toutes les langues latines sous
des formes voisines. Or, il y a une grande différence entre le “deva” bouddhiste
généré dans le grouillement de la forêt tropicale sous un ciel couvert et le “Deus”
chrétien généré dans le désert aride sous un ciel bleu ou étoilé. Pour faire simple,
dans le bouddhisme, les “deva“ ne sont pas transcendants à ce monde. Ils font
partie du cercle conditionné et vicieux des vies impermanentes, le saṃsāra. Ils ne
correspondent en aucune façon à Deus/Dieu (avec un “D” majuscule), ou à Allah.
Ici, on parle donc d’un “deva” conditionné—”contingent” en termes chrétiens—, avec un
petit “d”, soumis à la loi des causes et des effets, alors que Dieu ou Allah sont pensés par
définition comme étant au delà, ailleurs, dans l’indicible.

Manuel Olivares – Peut-on alors leur attribuer une dimension métaphysique


plutôt que théologique ?
Louis Gabaude – Si vous voulez l’exprimer ainsi, oui, encore qu’une discussion sur ce
que vous appelez “métaphysique” et “théologique” serait bien utile. Je le répète  : il est
important de souligner que nous parlons de “deva” avec un petit “d”. C’est la raison
pour laquelle, par exemple, quand les premiers missionnaires vinrent ici et parlèrent de
Dieu et du paradis, les bonzes ne comprirent pas du tout ces notions comme
“transcendantes”. Pour des oreilles bouddhistes, leur discours chrétien ne désignait
pas quelque chose de réellement transcendant, ultime, au delà des conditions,
mais un simple “dieu” et un simple “paradis” banalement soumis à la loi des
causes et des effets.
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 6

Manuel Olivares – Votre approche du bouddhisme theravāda est-elle


simplement celle d’un chercheur ou suivez-vous également les doctrines et
pratiques bouddhistes ?
Louis Gabaude – Je n’oserais dire que je suis chrétien ou bouddhiste. Chrétien pour
quoi? Bouddhiste pour quoi? Fondamentalement, je suis sans doute chrétien et même
catholique pourvu que vous ne me demandiez pas de signer chaque article du Credo. Je
crois que, structurellement, comme tous les Européens, je suis chrétien et peux
confesser que ce que j’ai de meilleur en moi vient du christianisme. Je ne parle pas
des dogmes et des rites. Je parle de ce qui pour moi est essentiel dans le christianisme, à
savoir: “Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit
pas“. Je ne suis donc pas passé par la sorte de rejet du christianisme de beaucoup
d’Européens qui ignorent tout simplement leur histoire culturelle, ce qu’ils sont, d’où
ils viennent, et ce qu’ils seraient si le christianisme n’avait pas façonné l’Europe. Pourtant,
je suis certainement influencé par le bouddhisme et suis devenu une sorte de métis
culturel, un monstre peut-être! Dans mon cas, cela n’est pas forcément une surprise.
Mon père, quoique catholique, était également imprégné de philosophie “païenne”, en
particulier de son versant stoïque qui, soit dit en passant, avait fleuri de Bénarès à
Rome. Ayant lu Epictète et Marc-Aurèle, il était notamment familier de l’observation selon
laquelle il y a dans le monde deux catégories de choses : celles dont vous avez la
maîtrise et les autres. Il est parfaitement vain de souffrir à cause de la seconde
catégorie—les choses que vous ne pouvez pas changer. Chacun sait, par exemple,
que nous mourrons un jour. Pourquoi en souffrir par avance  ? Pourquoi inventer une
souffrance morale ? N’est-ce pas tout simplement stupide? N’est-il pas mieux d’accepter
la mort et de jouir du jour qui se lève? Mon père ne voyait donc pas de contradiction
entre une perspective “religieuse” chrétienne et une perspective “philosophique”
païenne. Elles jouaient simplement à des niveaux différents. De la même manière, le
bouddhisme m’a appris à commencer par réfléchir sur la base de la vie telle qu’elle est.
Ce que les bonzes enseignent à leurs ouailles est beaucoup plus simple que ce qu’un
curé de paroisse enseigne aux enfants : vous êtes né, vous vieillissez, vous souffrez, puis
vous mourez. Point final. C’est la première et, en un sens, toute la leçon du catéchisme
bouddhique. Tous les autres discours découlent de cette simple considération pour poser
finalement la question: que fait-on à partir de là ? Par contraste, la première leçon que je
reçus au catéchisme chrétien fut: “Dieu est un pur esprit, infiniment bon et infiniment
aimable, qui nous a créés pour l’adorer et le servir”. Voilà une “philosophie” dogmatique,
imposée, artificielle, métaphysique, désincarnée, complètement étrangère à la vie
quotidienne d’un homme, pour ne rien dire de celle d’un enfant. Dans ce sens, il est vrai
que j’ai été beaucoup plus sensible au côté pratique du bouddhisme dont le point de
départ est radicalement “existentialiste”.
Naturellement, je n’ai ni entériné ni singé aucune “conversion” sociologique. Les gens se
disent “bouddhistes”, “chrétiens” ou “musulmans” par besoin d’identité sociale
tout en prétendant parler de leur identité “spirituelle”. Cela finit par devenir étrange et
même amusant. Si vous admettez que ces “religions” sont des méthodes pour parvenir à
un certain idéal, à une certaine “perfection”, et si vous croyez que la perfection est un
idéal qui ne peut jamais être complètement achevé mais simplement un objectif à
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poursuivre, alors le simple fait de vous appeler “bouddhiste”, “chrétien” ou “musulman”,


implique que vous vous sentez satisfait et content d’avoir réalisé officiellement la
plénitude d’un être “bouddhiste”, “chrétien” ou “musulman”, ce qui est en général une
totale illusion. Ça marche pourtant parce que c’est une marque de satisfaction
personnelle fondée sur le fait qu’on croit en quelques “vérités” et observe certaines règles
qui nous distinguent des autres pour le plus grand bonheur de notre ego.
Regardez tout ce qu’on a fait et qu’on fait encore au nom du Bouddha, de Dieu ou d’Allah!
Regardez combien vous décrochez dans vos tentatives d’ascension de vos idéaux! Alors,
se définir comme “bouddhiste”, “chrétien” ou “musulman”, c’est tomber dans le piège,
l’illusion, l’aberration d’une “perfection” prétendument achevée. A moins, naturellement,
que, comme de vrais moines bouddhistes, vous sachiez que l’observation des règles
n’est qu’un “entraînement” à quelque chose qui n’est pas encore acquis ou que, comme
de vrais moines chrétiens, vous essayiez de vous “convertir”, jour après jour, à une
perfection dont vous avez humblement conscience qu’elle n’est jamais achevée et
doit être permanente.
Là, nous devons mentionner le cas des institutions. Il est dans la nature des idéaux
religieux d’être matérialisés dans des institutions et, par la suite, plus ou moins fossilisés
parce que, tôt ou tard, les gens tendent à œuvrer plus pour leur institution que pour son
idéal. C’est du reste le sort commun à tous les projets humains et nous n’y pouvons pas
grand chose  : nécessaires à la survie de leur idéal, les institutions doivent en même
temps faire face à leur sclérose, à leur érosion, à leur écroulement partiel ou total.

Manuel Olivares – Quels types de différences avez-vous notés entre le


bouddhisme theravāda du Laos et celui de la Thaïlande ?
Louis Gabaude – La question du bouddhisme dans le Laos communiste est complexe.
Au début, quand les communistes prirent le pouvoir en 1975, l’élite du Parti avait
naturellement une grande foi dans la théorie marxiste/léniniste. Pour eux, la
religion était “l’opium du peuple” et, par conséquent, quelque chose à supprimer. Ils
étaient néanmoins réalistes et assez malins pour générer et promouvoir des penseurs qui
théorisèrent que, jusqu’à présent, les “capitalistes” avaient exploité le bouddhisme
mais que ce dernier pouvait être interprété dans un sens favorable aux classes
exploitées. En même temps, ils étaient sceptiques sur la capacité du bouddhisme à
résoudre les problèmes sociaux à la racine, contrairement au communisme de
leurs rêves qui réglerait naturellement tout. Au cours des 10 premières années de
pouvoir, ils prouvèrent et prirent conscience que leur expérience communiste était déjà un
échec économique et que, en conséquence, ils devaient ouvrir leur économie tout en
gardant habilement leur système politique bloqué si bien que le Laos est aujourd’hui
une sorte de capitalisme économique sous couvert d’un état officiellement
communiste, tout comme la Chine et le Vietnam voisins.
Ils découvrirent aussi que, après la fin de la monarchie, il n’y avait plus rien pour unifier le
pays parce que la théorie marxiste/léniniste était trop récente, trop superficielle, trop en
échec local et mondial pour restructurer et fidéliser profondément les mentalités.
Ironiquement, ils réalisèrent alors que le bouddhisme pouvait être un outil capable
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de cimenter et de motiver les esprits. Une sorte d’opium pour faire passer un autre
opium peut-être ?

Manuel Olivares – L’identification des gens avec la monarchie était-elle


aussi forte au Laos qu’en Thaïlande ?
Louis Gabaude – Non. En Thaïlande, jusqu’à nouvel ordre, la monarchie est beaucoup
plus forte parce que l’unification nationaliste du pays est plus ancienne et assez efficace.
L’une des grandes différences entre les deux pays est que, depuis le 19e siècle, le
Laos, le Cambodge et le Vietnam ont été plus ou moins administrés par les
Français qui n’étaient pas particulièrement intéressés par la doctrine et la
discipline bouddhistes. Tout ce qu’ils demandaient c’était que les bonzes ne soient pas
mêlés à des mouvements irrédentistes. Au Siam, en revanche, les rois se sont toujours
personnellement impliqués dans le bouddhisme. Le cas extrême est celui du roi Mongkut
—alias Rama IV (r. 1852-1868)—qui avait été bonze, et même réformateur, pendant
presque 30 ans avant de monter sur le trône. Une fois roi, il ne pouvait naturellement
pas se comporter comme un président français lointain et laïc. En Thaïlande, le roi et
même le gouvernement se sentaient—et se sentent encore—obligés de garder un
œil sur la façon dont le bouddhisme est administré, étudié et pratiqué. Au Laos,
avant les communistes et en continuité avec la ligne française, le gouvernement
n’intervenait pas si les bonzes n’étaient pas contre lui. Mais, de nos jours, les
communistes lao tout comme les dirigeants thaïs—avec certes des moyens et des
objectifs différents—cherchent tous à intervenir dans la gestion du Sangha, le
corps des moines bouddhistes de leur pays respectif.

Manuel Olivares – La coutume thaïe de passer une période au monastère


bouddhiste n’est-elle pas obligatoire pour tous les rois ?
Louis Gabaude – La tradition veut en effet que tous les jeunes gens deviennent moines
pour une brève période de temps afin d’être “mûrs” ou “cuits” comme laïcs et prêts à
“consommer” une épouse ou, pour un roi, un royaume. Rama IV avait été une exception
avec son long séjour au monastère. Puisque le roi siamois est bouddhiste—c’est une
obligation stipulée par les Constitutions modernes—et qu’il est le protecteur de la
religion—et par extension des religions—, s’il pense que les bonzes ne se comportent
pas correctement, il doit intervenir. Comme je l’ai dit, en Indochine, les Français
n’étaient pas préoccupés par les arcanes internes du bouddhisme alors que, dans les
traditions et les pays du bouddhisme theravāda, les rois ont toujours contrôlé la conduite
des bonzes. Commençant au moins avec Ashoka (-304? -232) en Inde, ils ont défroqué
des dizaines et des centaines de bonzes pour la raison ou le prétexte qu’ils
n’étaient pas fidèles aux enseignements ou aux règles du Bouddha, comme si la
religion était une question trop sérieuse pour être laissée entièrement aux mains des
moines!
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 9

Manuel Olivares – On sait que la Thaïlande, avant d’être un pays bouddhiste,


a été influencée par l’hindouisme. Pouvez- vous nous dire comment le
bouddhisme s’est introduit dans le pays.
Louis Gabaude – A ce jour, je ne sache pas
que l’on puisse définir avec certitude un date
pour l’arrivée du bouddhisme dans ce que nous
appelons aujourd’hui “Thaïlande”. Cela dépend
d’abord de ce que vous lisez, de qui vous
écoutez, et aussi de quel bouddhisme vous
v o u l e z p a r l e r. S i v o u s é c o u t e z l e s
bouddhistes thaïs contemporains qui
répètent leurs anciennes chroniques, ils sont
sûrs que le bouddhisme arriva ici dès
l’époque de l’empereur indien Asoka qui
mourut en 232 avant notre ère. Ses envoyés
dans notre Chersonèse—Suvarṇabhūmi—
auraient introduit le bouddhisme juste là, à
Nakhon Pathom, près de Bangkok, où le grand
stupa reste la “preuve” monumentale de cet
avènement. En revanche, si nous cherchons
des preuves matérielles confirmées par les
archéologues de la présence du bouddhisme
theravāda dans le bassin de la Chao Phraya,
nous devons attendre jusqu’à la période du 6e au 8e siècle pour trouver des
inscriptions en langue pāli qui constituent des preuves raisonnables que la
tradition theravāda y était alors bien active. Mais nous ne pouvons connaître ni la date
d’un commencement précis, ni le point d’origine—Inde ou Sri Lanka—de cette “première”
tradition. C’est seulement pour le bouddhisme theravāda que nous avons aujourd’hui ici
que l’origine cinghalaise peut être attestée à partir du 13e siècle.
Avant le bouddhisme, les dirigeants exerçaient leur pouvoir à l’intérieur d’une image du
monde “hindouiste”, au moins dans leur capitale et les principales cités. Même
aujourd’hui, en Thaïlande, derrière le roi bouddhiste, vous trouvez des brahmanes.
Sans eux, on ne peut consacrer un roi thaï bouddhiste à Bangkok. Les brahmanes y ont
des obligations et des fonctions rituelles nécessaires au maintien de la monarchie.
Maintenant, si vous me demandez si le paysan d’un village reculé vit sous l’influence du
brahmanisme, je dirais que non. A la campagne, les gens croient aux esprits locaux.
Lorsque la “religion” devient sophistiquée et se transforme en un appareil intellectuel, il
faut établir une hiérarchie des pouvoirs. Les “esprits” ou “phi“ des villageois sont élevés
au rang de “deva“, de “yakkha“, etc., qui prennent place dans les imaginaires
“brahmanistes” et “bouddhistes”. Mais ce sont là des astuces ou des “moyens habiles”
pour permettre aux esprits de la forêt et aux villageois de se situer dans le monde sur
l’échelle de la rétribution karmique. Leurs esprits ne sont plus des créatures
primitives grossières mais appartiennent désormais à l’univers hindou/
brahmaniste/bouddhiste. Votre question trahit une évidence occidentale: nous
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 10

appliquons un système de classification clivant et excluant. Ici, au contraire,


l’environnement culturel est plus synthétique grâce à des systèmes religieux indiens
inclusifs.
Manuel Olivares – Alors, si j’ai bien compris, les influences brahmaniques
jouent plutôt au niveau de l’élite…
Louis Gabaude – Quand elles sont systématisées, oui. On doit appartenir à une élite
instruite pour connaître les textes, les rituels, les noms et les histoires de “dieux”,
etc.; sinon, la plupart des gens les ignorent. Si vous emmenez un ou une thaï(e) dans
une cathédrale en Occident, il/elle va allumer un cierge sans problème parce que, pour
eux, c’est un moyen d’exprimer la même attitude dévotionnelle vis-à-vis de quelque chose
qui demeure mystérieux et qui, en conséquence, peut être perçu et nommé différemment
ici ou là. Ils ne le voient pas comme un élément “catholique” étranger à leur univers
“bouddhiste”.
A propos de la Thaïlande, on utilise parfois le terme de “syncrétisme“, ce qui implique
une sorte de mélange de croyances et de pratiques mettant en jeu des dieux hindous,
des “esprits” et des éléments bouddhistes. Pour décrire les pratiques communes, je ne
pense pas que “syncrétisme” soit correct car le terme implique que nous aurions
des systèmes clos qui opéreraient ensemble. Or, nous en avons déjà parlé à propos
des esprits et des devas, le jeu n’est pas compris de cette façon ici.
Tous les êtres vivants sont recyclés dans le même système, le même cercle de vie,
la contingence d’un monde conditionné radicalement différent du nirvana
inconditionné. Une fois de plus, le terme “syncrétisme” vient d’une perspective
chrétienne; c’est le produit d’une mentalité conditionnée par la conception excluante
d’une “religion” ou d’une “foi”. Au cours des premiers siècles de son histoire, le
christianisme s’est construit comme un système de croyances exclusives monté avec le
temps en dogmes si bien que, à la fin, si vous ne les admettez pas, vous n’êtes pas un
“chrétien”. Dans le cas de l’Asie, on peut tolérer académiquement le mot
“syncrétisme” du point de vue d’un observateur qui connaît les différents
systèmes et qui les voit comme systémiquement différents, mais du point de vue
des gens qui croient et vivent selon ces systèmes, “syncrétisme” n’est à mon avis
pas correct.

Manuel Olivares – Est-il correct, pour vous, d’en tirer des conséquences sur
le plan psychologique? En d’autres termes, est-il correct de penser qu’en
Asie les gens ont une psychologie différente en plus d’avoir une culture
différente?
Louis Gabaude – Les hommes ont une tendance naturelle à identifier et confondre la
réalité avec leurs propres conceptions de cette réalité. En Asie du Sud-Est, la plupart
des gens ne conceptualisent pas ou ne théorisent pas beaucoup au delà de la
théorie du karma selon laquelle rien n’arrive par hasard. Tout arrive par des facteurs
multiples, mais des facteurs très “personnels” marqués, enregistrés, et disséminés tout au
long du fil reliant nos innombrables existences. Habituellement, les gens laissent aux
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 11

bonzes les explications sophistiquées. Ils luttent pour vivre en faisant de leur
mieux pour jouir d’une vie décente et faire face aux problèmes élémentaires de
l’existence. Ils n’ont pas une tendance exagérée à systématiser et rationaliser ce
qu’ils font au delà de cette théorie élémentaire du karma. Ils réagissent jour après
jour aux circonstances variées de leur existence et interprètent les événements comme
des fruits de leur karma. Cette théorie totalisante est peut-être ce qui différencie les
peuples indianisés des Occidentaux sur le plan psychologique  : en Occident, nous
cherchons toujours des causes externes à nos problèmes alors qu’ici ils savent que
leurs propres actes étaient et sont à la racine de tout ce qui leur arrive. La raison de leurs
échecs comme de leurs réussites peut être définie comme “intérieure” parce qu’elle
relève de leurs actions passées ou récentes. En Occident, au contraire, nous tendons à
toujours chercher des causes “externes” comme si nous n’étions jamais responsables
de rien; hier, c’était Dieu ou le Diable; récemment, ça a été le capitalisme ou le
communisme, ou un groupe ethnique, ou une nation, ou une religion; demain,
quelque nouveau diable, toujours extérieur à nous-mêmes ou à notre groupe
social, fera son apparition. Pour nous la théorie du karma est dépassée et nous rêvons
à d’autres théories explicatives totalisantes. Même au travers de nos thèses universitaires
et de nos travaux académiques, nous systématisons tout et cherchons partout un même
facteur opératif : “structure”, “lutte des classes”, “pouvoir”, “sexe”, “capital” ou quelque
autre hochet intellectuel du jour de telle sorte qu’au bout du compte la réalité doit rentrer
dans le cadre—le hochet—que nous lui avons préalablement fixé. L’incidence de ces
explications totalisantes—qu’elles soient “intérieures” ou “extérieures”—sur la psychologie
des gens peut naturellement donner lieu à ample discussion.
Pour commencer, je ne pense pas que la discussion devrait parler de l’Asie comme d’un
moule unique ou uniforme. L’Inde et la Chine sont très différentes. L’Asie du Sud-Est a
emprunté aux deux, ce qui conduit évidemment à plusieurs types de psychologies
dans un même pays

Manuel Olivares – Pourriez-vous, s’il vous plaît, dire quelques mots sur des
bonzes thaïs fameux comme Buddhadāsa Bhikkhu et Achan Cha ? Ce sont
les plus connus en Occident. Y en a-t-il d’autres de moins connus qui
méritent d’être mentionnés également?
Louis Gabaude –
Commençons par
Buddhadāsa Bhikkhu (Photo).
Beaucoup de gens en ont
parlé. Je me suis intéressé à
son rôle parce qu’il mettait en
question l’image traditionnelle
du bonze thaï. Buddhadāsa
était un bonze “créatif” qui
essaya de rendre le
bouddhisme acceptable,
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 12

“avalable”—ce sont ses termes—par la classe moyenne instruite de son temps. La


renaissance, par exemple, pouvait paraître trop naïve ou incroyable, aussi la présenta-t-il
comme une renaissance psychologique avec un sens métaphorique. Il fut donc accusé
de nier la théorie de la renaissance “physique” et du karma courant sur plusieurs
existences à quoi il répliqua qu’il ne la refusait pas mais la trouvait improductive,
inutile pour la vie de chaque jour. Pour lui, les gens avaient besoin d’un bouddhisme
utile ici et maintenant. Buddhadāsa était intéressant parce que c’était un homme du
monde moderne essayant de réinterpréter sa vieille tradition d’une façon acceptable par
un homme du monde moderne. Il tenta de le réaliser en retournant aux origines du
bouddhisme, au moment où ce dernier n’était pas encore très institutionnalisé puisque la
seule institution était le Sangha, la communauté monastique fraîchement créée.

Achan Cha (1918-1992), disciple de Achan Man


(1870-1948), avait une approche similaire, une
attention similaire à l’origine du bouddhisme que
l’on peut résumer ainsi: a. le Bouddha quitta le
palais royal, commença à réfléchir sur la condition
humaine et montra ce qu’il convient de faire pour
être heureux dans le monde tel qu’il est; b. il
identifia la solution comme étant la domination et
le rejet des désirs puisqu’ils conduisent à des
comportements stupides et conduisant au mal-
être; c. la façon radicale d’y parvenir est de
devenir moine mendiant et de consacrer son
temps à observer ce qui se passe dans l’esprit à
chaque instant. Buddhadāsa comme Cha
insistèrent sur le besoin de retourner aux
origines. La différence, c’est que Buddhadāsa
fut sollicité pour parler à des membres de
l’élite de la classe moyenne tandis que Cha se
consacra à la création d’une communauté de moines fidèles à la stricte discipline
et à la méditation. Il s’exprimait en langage traditionnel tandis que Buddhadāsa essaya
de communiquer d’une façon plus moderne, avec souvent des termes anglais.

Manuel Olivares – Que pensez-vous du socialisme dharmique de


Buddhadāsa?
Louis Gabaude – Il fut accusé d’être communiste mais son “communisme” était
une fiction! L’accusation vint principalement du fait qu’il pensait et affirmait que les
gouvernements anticommunistes étaient “immoraux”: comment donc pouvez-vous
bombarder le Nord-Vietnam au nom de la morale, demanda-t-il aux Etats-Unis ?
Une seconde et plus subtile raison était que son apparente négation de la
renaissance physique constituait un refus implicite du modèle hiérarchique
et karmique d’une société où chacun acquiert sa position sociale grâce à
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 13

son karma. Mais au delà de ces similarités, Buddhadāsa n’avait aucune foi dans
le communisme ou dans les régimes communistes parce que ces derniers aussi
étaient “immoraux” ou “a-dharmiques”. Il donnait des raisons pour lesquelles les
gens se tournaient vers le communisme mais il ne pensait pas que le
communisme pouvait être la vraie réponse. Finalement, disait-il, le
communisme ne serait qu’une ride mineure vite effacée sur la plage de
l’histoire. Une histoire qui, d’ailleurs, commença à lui donner raison de son vivant
même.
Dans le monde bouddhiste et quelquefois chez Buddhadāsa lui-même, on trouve
une tendance à considérer que le Vinaya, la règle des moines bouddhistes,
est un modèle de société “socialiste”, ce qui pour moi, est totalement
anachronique et structurellement absurde. Nous ne devons pas oublier que le
Bouddha quitta le palais royal  : voilà le point de départ, l’acte primal du Prince
Siddhartha précédant et conditionnant son accès à la bouddhéïté. Il était d’abord
et avant tout un renonçant, un “sâdhu” qui commença par quitter la politique.
Aussi, considérer que la communauté monastique, le Sangha, est un modèle de
société laïque est totalement incohérent. Certes, le Sangha n’est pas hors du
monde ou physiquement séparé de la société mais il se constitue de fait et
par essence en dehors des règles habituelles et normatives du monde que
sont le travail, les classes sociales et la reproduction sexuée. Le seul lien
structurel entre le Sangha et le monde est la mendicité, ce contact obligé et
quotidien entre un ou une laïque et le bol à aumônes. C’est un lien qui,
paradoxalement, exprime le caractère étranger du moine libéré de toute obligation
sociale “mondaine”. Certes, en Inde tous les renonçants vivaient et vivent encore
en principe dans un groupe libéré de la caste mais le Bouddha ne prétendit pas
abolir les castes ou les classes sociales en dehors de ce groupe, dans la
société en général. Ce n’était pas son affaire. Un livre très intéressant à lire est
“Sâdhus” de Patrick Lévy qui devint lui-même un sâdhu pendant un ou deux ans
en Inde. Sa lecture permet de comprendre ce qu’était le bouddhisme à son
origine puisque c’est ce type de vie que le Bouddha et ses disciples
menaient.
Les bouddhistes qui soutiennent que la communauté monastique est le modèle
d’une société égalitaire font l’impasse sur le premier moment du bouddhisme:
comme renonçant ou sâdhu, le Bouddha rejeta toute responsabilité mondaine
dans le maintien de cette société mondaine. Certes, au cours de l’histoire, les
communautés monastiques—bouddhistes comme chrétiennes d’ailleurs—ont
influencé leurs société environnantes respectives mais non pas en tant que
modèles d’organisation structurelle. Certes encore, les communautés
monastiques—bouddhistes comme chrétiennes—sont peut-être le seul
endroit où le communisme est réalisé, mais cela n’est possible précisément
que parce qu’elles ne jouent pas selon les règles du monde laïc. C’est la
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 14

raison pour laquelle les prendre comme modèle de ce monde laïc constitue
une proposition non seulement invalide mais complètement irréaliste.

Outre Buddhadāsa Bhikkhu et Achan Cha,


on trouve beaucoup d’autres moines
célèbres ou influents, mais il y en a un
dont j’aimerais dire un mot: Prayut
Payutto (Photo), né en 1938. Pour moi, il
incarne en Thaïlande le modèle du
moine theravāda. Il connaît parfaitement
la doctrine (Dharma) et la discipline
(Vinaya) tels que le bouddhisme
theravāda les a transmis et compris
jusqu’ici, sans compromissions avec les
modes modernes. Il est la voix de cette
tradition. D’une certaine manière, il est donc la voix du Bouddha. On peut se risquer à le
comparer à un Henri de Lubac (1896-1991) en théologie catholique ou à un Karl Barth
(1896-1968) pour le protestantisme. A une différence fondamentale près  : dans le
christianisme, les grands théologiens peuvent reformuler périodiquement le
système théologique puisque Jésus ne l’a jamais fait. Dans certaines limites, ils sont
libres de le faire et même encouragés. Dans le bouddhisme theravāda, au contraire,
comme l’on considère que le Bouddha a tout formulé parfaitement une fois pour
toutes, les maîtres theravāda ne peuvent que retourner au système prétendument
“originel”, le rappeler, mais en aucune façon le reformuler. Prayut Payutto est parfois
accusé d’être trop conservateur par certains observateurs occidentaux mais comment
peut-on être un moine theravāda sans être “conservateur” puisque cette branche du
bouddhisme se considère comme le laboratoire de conservation du bouddhisme
des anciens (thera)  ? Reprocher à un moine theravāda d’être conservateur est donc
complètement absurde.
A côté de ces moines de l’élite et des maîtres de méditation qui ont acquis une
certaine réputation même en Occident, la plupart des membres du Sangha thaï
assurent discrètement le fonctionnement du système. Ils gèrent le bouddhisme tel
qu’il est. Et les bouddhistes, tels qu’ils sont, se révèlent souvent surprenants aux yeux
des innocents: ils demandent du confort matériel alors que le Bouddha y renonça; ils
demandent des talismans alors que le Bouddha répétait que chacun est son propre
refuge; ils demandent à ne pas mourir alors que le Bouddha insista sur la normalité de la
mort; ils demandent les paradis alors que le Bouddha y échappa; ils demandent
l’effacement du mauvais karma alors que la loi du karma est immuable. Et ainsi de suite.
Aussi, parler de Buddhadāsa, de Cha, de Prayut, ou des maîtres de méditation n’est
pas erroné mais peut nous faire oublier la majorité des bonzes qui font leur devoir
ordinaire en répondant aux besoins des bouddhistes ordinaires. Malgré les
scandales d’ordre sexuel ou financier exposés dans les médias, ils continuent de
maintenir la structure qu’on peut appeler “spirituelle” de la société. Pour combien de
temps ? Voilà la question.
Aperçus sur le bouddhisme theravāda: Entretien avec Louis Gabaude 15

On trouve aussi des femmes qui animent des groupes de méditants. Cela est assez
nouveau parce que, voilà 50 ans, il n’y avait pas beaucoup de gens pour passer deux,
trois jours ou une ou deux semaines dans des sessions de méditation près d’un maître.
Nous ne parlons pas assez de ce phénomène ici mais il est bien vivant.

Manuel Olivares – Etes-vous un méditant ?


Louis Gabaude – Pratiquer la méditation bouddhique c’est comme faire des gammes
pour un musicien. Or, à moins d’être Bach, les gammes ne sont pas la musique. Ces
sessions de méditation sont des exercices d’entraînement au contrôle de l’esprit
afin de l’empêcher de tomber dans les pièges multiples des désirs variés. C’est utile
et probablement nécessaire, mais personnellement, à ce point de ma vie, je n’éprouve
pas le besoin de m’asseoir pour ce type de session. Il est bon naturellement que les
gens le fassent mais ils le revendiquent souvent avec une sorte de vanité discrète
qui mérite un sourire tout aussi discret. S’ils ont compris ce qu’ils font, pourquoi s’en
vanter  ? Ne vaudrait-il pas mieux le laisser éventuellement percevoir par leur façon de
vivre ? Certes, la méditation est ou devrait être une pratique thérapeutique, tout d’abord
en Occident où nul ne prend une seconde pour réfléchir à la façon dont on pense, ou aux
raisons profondes pour lesquelles on pense ce qu’on pense. Personnellement, j’ai été
formé comme chrétien. J’en ai pratiqué la méditation qui, quoique très différente, est
également un moyen de contrôler son esprit en le maintenant sur la voie de l’idéal. J’ai
également beaucoup réfléchi aux choses stupides que j’ai faites, aux sources de mes
souffrances. Je ne sens pas aujourd’hui la nécessité de m’asseoir pendant une heure à
observer mes inspirations et mes expirations. J’essaye d’observer mes propres
paroles et attitudes, ainsi que celles des autres, avec un regard aussi froid et
distancié que possible. J’essaye d’observer mon esprit à chaque moment, à
chaque situation, quand quelque chose d’habituel ou d’extraordinaire se produit.
Au volant, à table comme au lit. Car c’est à chaque instant de la vie que vous devez être
capable d’exercer le jugement dont les bouddhistes disent que vous l’apprenez ou le
mettez en pratique quand vous méditez. Pensez-vous que le Bouddha avait l’intention de
former des gens simplement pour qu’ils s’exercent dans des conditions artificielles?
Simplement pour le plaisir un peu maso de faire des gammes répétées à l’infini? Ici,
quand les bouddhistes disent qu’ils “pratiquent” (patibat), c’est pour dire qu’ils font une
session ou une séance de méditation. Je préfère penser que c’est la vraie vie qui est la
vraie pratique. L’entraînement à la méditation ne peut être justifié que s’il a pour but
d’enseigner à faire face aux événements quotidiens, aux émotions quotidiennes,
aux gens que l’on rencontre tous les jours, de telle sorte que, par delà les gammes,
nous sachions finalement comment transformer notre vie en vraie musique.

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