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Communications, 15, 1970. L'analyse des << Retour à la liste des numéros
images.
Au-delà de l'analogie, l'image [article] 1 - 10
Christian Metz
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Christian Metz
Metz Christian. Au-delà de l'analogie, l'image. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 1-10.
doi : 10.3406/comm.1970.1212
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1212
Christian Metz
Lorsque la réflexion sémiologique se porte sur l'image, elle est forcément amenée,
dans un premier temps, à mettre raccent sur ce qui distingue le plus manifes-
tement cette image des autres sortes d'objets signifiants, et en particulier de la
séquence de mots (ou de morphèmes) : son statut « analogique » - son « iconicité »,
diraient les sémioticiens américains - , sa ressemblance perceptive globale
Il) avec l'objet représenté. L'image d'un chat ressemble à un chat, alors que le
g?!S
:;~ segment phonique /sa/ (ou le segment écrit « chat ») ne lui ressemble pas. On a
~8 beau savoir que certaines images ne sont pas figuratives, comme par exemple les
r.;\ diagrammes (que Charles Sanders Peirce rapprochait pourtant des « icones
\:,:.; logiques »), on a beau savoir que les écritures phonétiques ne sont pas les seules
@ qui existent, il n'en reste pas moins difficile de ne pas lier, fût-ce provisoirement,
le problème de l'image à celui de l'analogie, d'autant que l' «arbitraire » saussu-
© ,~
rien donne à certains esprits l'impression implicite mais insistante de s'offrir
tout uniment comme le contrepoids de l' «analogique». (C'est oublier que l'arbi-
.E traire, chez Saussure, ne s'oppose pas à l'analogique mais au « motivé », celui-là
n'étant qu'une partie de celui-ci 1 ; c'est oublier, aussi, qu'une image peut être
analogique dans son aspect global tout en contenant en elle diverses relations
arbitraires.) Pourtant, il reste vrai que la plupart des images, considérées dans
leur allure générale, « ressemblent » à ce qu'elles représentent; et le cas des arts
visuels« non-figuratifs »ne constitue en aucune façon - du moins à ce niveau du
problème - l'objection que l'on voudrait parfois y voir : car le tableau abstrait
ou le «plan »de cinéma pur, comme les autres images, ressemble à quelque chose
1
Christian Metz
Il existe en effet une attitude intellectuelle que l'on pourrait résumer comme
un arr~t sur l'iconicité; elle est le propre d'un certain moment dans la sémiologie
~e l'image, d'un moment initial. On sait que Charles Sanders Peirce - qui s'est
trouvé, plus qu'aucun autre dans notre champ, en position d'initiateur - avait
fait de la ressemblance (likeness) le caractère définitoire des signes iconiques;
c'est par ce trait qu'il les distinguait des deux autres catégories typologiques de
signes, les index et les symboles. A la lumière des recherches plus récentes, cette
conception appelle des aménagements et des correctifs : c'est là l'un des apports
que l'on trouvera dans les deux premiers textes de cette livraison.
Après Peirce - et souvent avec moins de nuances et de profondeur que lui-,
beaucoup d'autres ont cédé à la tentation de trop iconiciser l'icone. Autour de
nous, pas loin de nous, se dessine tout un train de réflexions, d'impressions, de
remarques, de réflexes - toute une f.'ulgate, épandue, multiple, à la limite de
l'anonymat - qui pousse obstinément à établir entre le « langage des images »
et le « langage des mots » une infranchissable ligne de démarcation dont le tracé
ôterait toute place aux formes intermédiaires ainsi qu'aux inclusions réciproques.
Ce partage un peu mythologique ouvre le danger d'une sorte d'antagonisme : il
propose des rôles, P.t l'inVf~stissP.mP.nt psychodramatique est toujours sur le point
de s'en emparer : l'image devient proprement un enjeu, et c'est contre le« mot »
qu'on a tendance à la jouer. Ainsi voyons-nous telles ou telles exaltations de
l' « art cinématographique » créditer leur objet d'une puissance et d'un efficace
qui sont conçus comme directement proportionnels à sa non-linguisticité supposée.
Ainsi voyons-nous certaines tentatives de la pédagogie audiovisuelle - qui ne
représentent pas, heureusement, le tout de son effort - vouloir évacuer le mot
des lieux mêmes dans lesquels sa présence demeure le recours éducatif le plus
indispensable en même temps que le plus simple. Ainsi voyons-nous, un peu
partout, des auteurs proposer gravement à leur public l'un de ces« schémas» qui
se réduisent à deux points reliés par une flèche, de telle sorte que la phrase la plus
courte et la plus simple aurait dit la même chose. Ainsi voyons-nous des profes-
sionnels de l'image - pas tous, et pas toujours - qui en arrivent à dénigrer le
mot de façon explicite (c'est-à-dire par des mots!) : « Laïus, nous disent-ils, bla-
bla-bla, délayage! Parlez-moi d'un bon croquis, d'une bonne photo! » : comme
s'il n'existait pas des images oiseuses!
Il n'y a, en vérité, aucun sens à être « contre » la langue ou pour elle, « pour »
l'image ou contre elle. Notre tentative procède de la conviction que la sémiologie
de l'image se fera à côté de celle des objets linguistiques (et parfois en intersection
avec elle, car bien des messages sont mixtes : il ne s'agit pas seulement des images
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Au-delà de l'analogie, l'image
dont le contenu manifeste comporte des mentions écrites, mais également des
structures linguistiques qui sont souterrainement à l'œuvre dans l'image elle-
même, ainsi que des figures visuelles qui, en retour, contribuent à informer la
structure des langues). Il n'est pas question, pour nous, de rejeter la notion
d'analogie; plutôt de la circonstancier, et de la relativiser. L'analogique et le
codé ne s'opposent pas de façon simple 1 • L'analogique, entre autres choses, est
un moyen de transférer des codes : dire qu'une image ressemble à son objet « réel •,
c'est dire que, grâce à cette ressemblance même, le déchiffrement de l'image
pourra bénéficier des codes qui intervenaient dans le déchiffrement de l'objet :
sous le couvert de l'iconicité, au sein de l'iconicité, le message analogique va
emprunter les codes les plus divers. En outre, la ressemblance elle-même est chose
codifiée, car elle fait appel au jugement de ressemblance : selon les temps et selon
les lieux, ce ne sont pas exactement les mêmes images que les hommes jugent
ressemblantes, et des travaux comme ceux de Pierre Francastel l'ont fort bien
montré.
L' « image » ne constitue pas un empire autonome et refermé, un monde clos
sans communication avec ce qui l'entoure. Les images - comme les mots, comme
tout le reste - ne sauraient éviter d'être «prises» dans les jeux du sens, dans les
mille mouvances qui viennent régler la signification au sein des sociétés. Dès
l'instant où la culture s'en empare - et elle est déjà présente dans l'esprit du
créateur d'images - , le texte iconique, comme tous les autres textes, est offert
à l'impression de la figure et du discours. La sémiologie de l'image ne se fera pas
en-dehors d'une sémiologie générale.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit, et non pas seulement de la linguistique. Dans
certains des débats confus qui entourent l'image, celui qui fait appel à des notions
1. C'est ici (notamment) que l'on touche au point où nos remarques, autant que
critiques, sont auto-critiques et voudraient marquer une évolution. Dans les premiers
numéros de Communications, certains articles relatifs aux messages visuels (et en
particulier les nôtres!) avaient le tort d'établir une opposition trop forte entre l' u ana-
logique • et le « codé •, au point de suggérer parfois que l'analogique, de plein droit,
exclurait tout code. Cet exemple, comme bien d'autres, montre que l'arrêt sur l'iconi-
cité fait peser sur toute tentative de sémiologie visuelle le risque permanent d'une
sorte de maladie de jeunesse.
Ce qui frappe d'abord, et la chose se comprend, c'est que les significations analogiques
diffèrent beaucoup de celles qui ont été le plus souvent et le plus précisément analysées,
c'est-à-dire des significations linguistiques. Cet écart est bien réel, il est considérable;
mais on a tendance à le voir encore plus grand que nature lorsqu'on en est aux débuts
d'une réflexion iconique et que l'on s'attache surtout, dans les images, à leur aspect
perceptif global. (C'est seulement en allant plus loin que l'on retrouve la langue, en
fonction d'ailleurs partielle : autour de l'image, dans la légende ou le texte d'accompa-
gnement; dans l'image, comme l'un de ses systèmes, parmi d'autres; par-dessus l'image,
comme ce qu'on en dit, et donc, jusqu'à un certain point, ce qu'elle veut dire.)
Tant qu'on ne l'a pas retrouvée, ce qu'on remarque le plus est son absence (absence
réelle et absence imaginaire). On court alors le risque d'une triple« réaction» en chaîne:
1° confondre langue et code, alors que la langue n'est qu'un des codes qui existent;
privilégié par l'importance considérable de sa fonction sociale, mais pas forcément
privilégié dans une typowgie des codes;
2° de l'absence de langue, conclure à l'absence de code;
3° par mouvement de retour, rejeter tous les codes du côté de la langue.
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Christian Metz
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Au-delà de l'analogie, l'image
recherches dont certaines sont linguistiques. D'autres - et cela aussi, trop sou-
vent, est perdu de vue - sont logiques, psychanalytiques, sociologiques, etc.
Le ménage à deux(= image et langue) est d'un refermement imaginaire.
Ce n'est en aucune façon annexer l'étude de l'image à la linguistique que de se
refuser à l'isoler dans la contemplation indéfinie de son iconicité, à la couper
de toute autre considération, à la mutiler des mille liens qui l'unissent à la sémio-
logie générale et à une réflexion sur les cultures.
1. Pour ce qui est des langues naturelles, la notion de « niveau sémiologique » par
opposition au« niveau sémantique,, (cf. Sémantique structurale). - Pour ce qui est des
messages visuels, l'ensemble des « Conditions d'une sémiotique du monde naturel »
(in Langages, n° 10, 1968).
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Christian Metz
Dans ce sens-là du moins: insistons bien sur cette réserve. Car on n'entreprend
pas un numéro de revue consacré à l'image si l'on estime que l'image n'a, au
fond, rien qui lui soit propre. Ce serait aussi, il ne faut pas l'oublier, une position
possible; simplement, ce n'est pas la nôtre. Se refuser à créer un domaine fermé,
comme on nous y invite trop souvent - une place forte en état perpétuel de
guerre larvée contre tout ce qui n'est pas elle, et notamment contre leu verbe»-,
c'est une chose; dénier toute importance au fait que l'on trouve des messages
qui revêtent la forme d'images et des messages qui ne le font pas (sans oublier
ceux qui le font à moitié, comme les diverses sortes de schémas) - , ce serait
autre chose.
Simplement, on s'abstiendra d'opposer l'image et le mot de façon obsession-
nelle et simpliste, on s'abstiendra de tout irrédentisme de l'image. Le travail,
aujourd'hui, consiste bien plutôt à replacer l'image parmi les différentes sortes
de faits de discours; c'est sans doute cela, « étudier l'image » : et il est vrai qu'il
faut l'étudier.
Ce qui est aussi en cause, à travers tout cela, c'est la notion même de« domaine».
Qu'est-ce qui nous prouve que, au sein de l'entreprise sémiologique, les divisions
les plus essentielles sont celles des domaines? Qu'est-ce qui nous prouve que le
travail sémiologique doit se répartir en une série de « secteurs » alignés les uns à
côté des autres et entretenant uniformément, les uns avec les autres, ce type de
rapport que les logiciens appellent l'extériorité ( = absence de toute zone com-
mune, de tout« produit logique ») : domaine-de-l'image, domaine-de-la-musique,
domaine-de-la-littérature, etc.? N'y a-t-il pas, dans cette façon de voir, le danger
d'un passage à la métaphysique? Car les domaines - dans un autre sens, beaucoup
plus littéral - ont bien une réalité : ils représentent des commodités de travail,
des secteurs de bibliographie, des invites pratiques à la « spécialisation », des
frontières expédientes pour une indispensable répartition des tâches; ils corres-
pondent à des compétences; on ne saurait traiter de tout à la fois. Mais à partir
de là, on n'est pas obligé d'anticiper sur des partages plus profonds, plus essen-
tiels : ces derniers, lorsqu'ils auront été mieux étudiés, ne passeront pas forcé-
ment par les lignes dont le tracé paraît aujourd'hui si évident à beaucoup d'esprits.
Chaque domaine constitue une unité traditionnelle, une unité léguée aux cher-
cheurs par les classifications usuelles et « naïves ~ qui ont cours dans la société
à laquelle appartiennent ces mêmes chercheurs. Le domaine représente, dans le
sens le plus strict du terme, une unité pré-scientifique.
Certains domaines correspondent en quelque sorte à des genres, c'est-à-dire
à des pratiques sociales plus ou moins stabilisées : ainsi la publicité, qui peut
faire appel aussi bien à la langue parlée qu'à l'écriture, à l'image fixe, à l'image
mouvante, etc. {mais qui demeure la publicité par ses intentions et fonctions
sociales); ainsi le roman (le roman classique), lointain avatar de l'épopée; ainsi
tels ou tels « genres littéraires » dont la répartition remonte à l'ancienne rhéto-
rique. D'autres domaines doivent leur unité à ce que Louis· Hjelmslev appellerait
la matière de l'expression - , ou alors (mais le cas n'est guère différent) à une
combinaison spécifique de plusieurs matières de l'expression. C'est en ce sens-là
que la peinture est un domaine; elle a en propre - la peinture « classique •, du
moins - une matière de l'expression : l'image obtenue à la main, unique et immo-
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Au-delà de l'analogie, l'image
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Christian Metz
systèmes, mais son organisation propre. L'article de Louis Marin met l'accent
sur les jeux de la figure et du discours au sein de la « peinture » : un tableau
est une image, mais il n'est pas que cela; ou plutôt, l'image, en lui, est
intimement « traversée » par mille configurations qui, tout à la fois, nous
mènent très loin d'elle et nous introduisent en son cœur; jusqu'à un certain
point, le tableau n'est rien d'autre que la lecture qui en est faite : narration,
description, mise en scène. La contribution de Jean-Louis Schefer s'en prend à la
notion même d' « image », dont elle propose de déplacer très sensiblement la
définition : l'image n'est plus image d'un objet, mais image du travail de pro-
duction de l'image ( = idée des systèmes majeurs qui sont extérieurs à la repré-
sentation au sens courant du mot, et eux-mêmes multiples).
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Au-delà de l'analogie, l'image
Ce numéro ne prétend pas à plus d'unité qu,il n'en a. Ce que chaque auteur a
voulu dire, il l'a lui-même dit, sans attendre cei, quelques lignes de présentation,
qu'a inspirées à l'un d'entre eux la lecture des autres, ainsi que la considération
plus générale des différentes recherches « sémio-visuelles » disponibles ou engagées
(et surtout de l'état actuel des attentes qui s'affirment en cette matière). A plus
d'un égard, les textes qui sont ici rassemblés demeurent divers, dans le sens
fort que ce mot tient de son origine. On n'a pas voulu qu'il en soit autrement.
Ce numéro est incomplet, et même par rapport à son propos. Le « monde des
images » est considérablement plus vaste, considérablement plus complexe
qu'il ne le laisse supposer. Pour certaines sortes d,îmages, pour certains des
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Christian Metz
CHRISTIAN METZ
École Pratique des Hautes Études, Paris.
Umberto Eco
Eco Umberto. Sémiologie des messages visuels. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 11-51.
doi : 10.3406/comm.1970.1213
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1213
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Umberto Eco
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Sémiologie des messages visuels
conventionnels. Une lumière inattendue qui fait battre mes paupières m'amène
à un certain comportement sous le coup d'une impulsion aveugle, mais aucun
processus de semiosis ne se produit; il s'agit simplement d'un stimulus physique
(même un animal fermerait les yeux). Au contraire, quand, de la lumière rosée
qui se répand dans le ciel, je conclus à un imminent lever du soleil, je réponds
déjà à la présence d'un signe reconnaissable par apprentissage. Le cas des signes
iconiques est différent et plus douteux.
1. "Collected pa pers.,.
2. Charles Moaa1s, Signa, language and behaviour, New York, Prentice Hall, 1946.
Sur Morris, voir Ferruccio Ross.i-LANDI, Charles Morris, Rome, Boccas, 1953.
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Umberto Eco
aspects, à ce qu'il dénote. Par conséquent, l'iconicité est une question de degré 1 • »
Ensuite, et en se référant à des signes iconiques non-visuels, il parle même
d'onomatopées; mais il est clair que la notion de degré est extrêmement élastique
car la relation d'iconicité entre l'onomatopée italienne « chicchiricchi »et le chant
du coq est très faible pour les français, pour qui le signe de l'onomatopée est
c cocorico ».
Le problème réside tout entier dans le sens à donner à l'expression « par
certains aspects». Un signe iconique est semblable à la chose par certains aspects.
Voilà une définition qui peut contenter le bon sens, mais pas la sémiologie.
1.11.3. Examinons une annonce publicitaire. Une main tendue me présente
un verre d'où déborde, mousseuse, la bière qu'on vient d'y verser. Sur le verre,
à l'extérieur, un mince voile de buée, qui donne immédiatement (comme indice)
la sensation de fraîcheur.
Il est difficile de ne pas en convenir, ce syntagme visuel est un signe iconique.
Et pourtant nous voyons quelles propriétés de l'objet dénoté il a. Sur la page,
il n'y a pas de bière, pas de verre, pas de patine humide et glacée. Mais en réalité,
quand je vois un verre de bière (vieille question psychologique qui emplit l'histoire
de la philosophie) je perçois bière, verre et fraîchellf', mais je ne les sens pas :
je sens au contraire quelques stimuli visuels, couleurs, rapports spatiaux, inci-
dences de lumière, etc. (donc déjà coordonnés dans un certain champ perceptif),
et je les coordonne (dans une opération transitive complexe) jusqu'à ce que
s'engendre une structure perçue qui, sur la base d'expériences acquises, provoque
une série de synesthésies et me permet de penser: «bière glacée dans un verre».
Il en est de même devant un dessin : j'éprouve quelques stimuli visuels et je les
coordonne en structure perçue. Je travaille sur les données d'expérience fournies.
par le dessin comme je travaille sur les données d'expérience fournies par la
sensation : je les sélectionne et les structure selon des systèmes d'expectations
et d'assomptions dus à l'expérience précédente, et donc par rapport à des tech-
niques apprises, c'est-à-dire d'après des codes. Ici, le rapport code-message· ne
regarde pas la nature du signe iconique, mais la mécanique elle-même de laper-
ception, qui, à la limite, peut ~tre considérée comme un fait de communication, comme
un processus qui s'engendre seulement quand, par rapport à un apprentissage,
on a conféré une signification à des stimuli déterminés et pas à d'autres 2 •
On pourrait donner comme première conclusion que : les signes iconiques ne
« possèdent pas les propriétés de l'objet représenté » mais reproduisent quelques
conditions de la perception commune, sur la base des codes perceptifs normaux et
en sélectionnant ces stimuli qui - d'autres stimuli étant éliminés - peuPent me
permettre de construire une structure perceptiYe qui possède - par rapport aux
codes de l'expérience acquise - la même signification que l'expérience réelle <Ünotée
par le signe iconique.
Apparemment, cette définition ne devrait pas ébranler profondément la notion
de signe iconique ou d'image comme quelque chose qui a une ressemblance
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Sémiologie des messages Yisuels
native avec l'objet réel. Si « avoir une ressemblance native » signifie ne pas être
un signe arbitraire mais un signe motiYé, qui tire son sens de la chose représentée
et non de la convention représentative, dans ce cas, parler de ressemblance
native ou de signe qui reproduit quelques conditions de la perception commune
devrait revenir au même. L'image (dessinée ou photographiée) serait encore
quelque chose d' «enraciné dans le réel», un exemple d' «expressivité naturelle»,
immanence du sens à la chose 1 , présence de la réalité dans sa significativité
spontanée•.
Mais si la notion de signe iconique est mise en doute, c'est précisément parce
que la sémiologie a la tâche de ne s'arrêter ni aux apparences ni à l'expérience
commune. A la lumière de l'expérience commune, il n'est pas nécessaire de se
demander par rapport à quels mécanismes nous percevons : nous percevons, un
point c'est tout. Pourtant la psychologie (à propos de perception) ou la sémio-
logie {à propos de communication) s'instaurent précisément au moment où l'on
veut ramener à l'intelligibilité un processus apparemment « spontané ».
C'est une donnée de l'expérience commune que nous pouvons communiquer
non seulement par des signes verbaux (arbitraires, conventionnels, articulés
par rapport à des unités discrètes), mais encore à travers des signes figuratifs
(qui apparaissent naturels et motivés, liés intimement aux choses et se dévelop-
pant le long d'une sorte de continuum sensible) : le problème de la sémiologie des
communications visuelles est de savoir comment un signe, graphique ou photo-
graphique, qui n'a aucun élément matériel en commun avec les choses, peut
apparaître égal aux choses. S'il n'y a pas d'éléments matériels communs, le signe
figuratif peut communiquer, au moyen de supports étrangers, des formes rela-
tionnelles égales. Mais le problème est justement de savoir ce que sont et comment
sont ces relations, et comment elles sont communiquées. Sinon, toute reconnais-
sance de motivation et de spontanéité donnée aux signes iconiques se transforme
en une sorte de consentement irrationnel à un phénomène magique et mysté-
rieux, inexplicable et acceptable seulement dans un esprit de dévotion et de
respect, par le fait même qu'il apparaît.
1.II.4. Pourquoi la représentation de la patine glacée sur le verre est-elle
iconique? Parce que, en face du phénomène réel, je perçois sur une surface
donnée, la présence d'une couche uniforme de matière transparente qui, frappée
par la lumière, donne des reflets argentés. Dans le dessin, j'ai, sur une surface
préexistante, une patine de matière transparente qui, dans le contraste entre
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Umberto Eco
1. Malgré la différence des positions et des objectifs, on peut trouver nombre d'obser
vations utilisées in Herbert READ, Education through art, Faber & Faber, London, 1943.
De même chez Rudolf ARNHEIM, Art and Visual Perception, University of California
Press, 1954.
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Sémiologie des messages S1isuel.s
1. Ici l'on parle d'un usage référentiel du signe iconique. Du point de vue esthétique,
l'hélicoptère peut être apprécié pour la fraîcheur, l'immédiateté avec lesquelles l'enfant,
sans posséder de code, a dû inventer ses propres signes.
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Umberto Eco
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Sémiologie des messages YÎSueU
montrent avant tout que le parc de Constable avait peu de choses en commun
avec celui de la photographie, sans pour autant, en seconde instance, démontrer
que la photographie constitue le paramètre sur lequel juger l'iconicité de la
peinture. « Que transcrivent» ces illustrations? Certes, il n'y a pas un centimètre
carré de la photographie qui soit, pour ainsi dire, identique à l'image qu'on
pourrait avoir sur place en utilisant un miroir. On le comprend. La photographie
en blanc et noir ne donne que des gradations de ton dans une gamme très
limitée de gris. Aucun de ces tons, évidemment, ne correspond à ce que nous
appelons la « réalité ». En fait, l'échelle dépend en grande partie du choix du
photographe au moment du développement du tirage, et c'est en grande partie
une question de technique. Les deux photographies reproduites proviennent du
même négatif. L'une tirée sur une échelle très limitée de gris, donne un effet de
lumière voilée; l'autre plus contrastée, donne un effet différent. Pour cette raison,
le tirage n'est même pas une t< pure » transcription du négatif ... Si cela est vrai
pour l'humble activité d'un photographe, ce le sera encore plus pour celle d'un
artiste. En fait, l'artiste, lui non plus, ne peut transcrire ce qu'il voit : il ne peut
le traduire que dans les termes propres au moyen dont il dispose 1 •
Naturellement, nous parvenons à saisir une solution technique donnée comme
représentation d'une expérience naturelle parce que, en nous, s'est formé un
système d'expectations, codifié, qui nous permet de nous introduire dans l'univers
des signes propre à l'artiste : « Notre lecture des cryptogrammes de l'artiste est
influencée par notre attente. Nous affrontons la création artistique comme des
appareils récepteurs déjà syntonisés. Nous nous attendons à nous trouver devant
un certain système de notations, une certaine situation dans l'ordre des signes;
et nous nous préparons à nous accorder à elle. A cet égard la sculpture offre des
exemples encore meilleurs que la peinture. Devant un buste ce que nous voyons
correspond à notre attente et, de fait, nous ne le voyons pas comme une tête
coupée ... C'est peut-être pour la même raison que l'absence de la couleur ne noua
surprend pas dans une photographie en noir et blanc 2 • »
1.11.8. Mais nous n'avons pas défini les codes ieoniques seulement comme
la possibilité de rendre chaque condition de la perception par un signe graphique
conventionnel; nous avons dit aussi qu'un signe peut dénoter globalement un
perçu, réduit à une convention graphique simplifiée. C'est précisément parce que,
parmi les conditions de la perception, nous choisissons les traits pertinents, que
ce phénomène de réduction se vérifie dans la quasi-totalité des signes iconiques,
mais de façon particulièrement manifeste dans les stéréotypes, les emblèmes, les
abstractions héraldiques. La silhouette de 1'enfant qui court, des livres sous le
bras, qui, jusqu'à ces dernières années, indiquait la présence d'une école quand
elle apparaissait sur un signal routier, dénotait par voie iconique c< écolier». Mais
nous continuons à y voir la représentation d'un écolier bien que depuis longtemps,
les garçons ne portent plus de béret marin ni de culottes courtes comme ceux
figurés sur le signal routier. Nous rencontrons, dans la vie courante, des centaines
d'écoliers dans les rues, mais, en termes iconiques, nous continuons à penser à
l'écolier comme à un garçon en costume marin, avec des pantalons à mi-jambes.
Dans ce cas, nous nous trouvons indubitablement devant une convention icono-
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Umberto Eco
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Sémiologie des messages Yisueù
ratifs. En d'autres termes, s1 nous portions plus loin la recherche, nous nous
apercevrions probablement qu'un certain lexique du grotesque et du comique
s'appuie sur des expériences et des conventions qui remontent à l'art expres-
sionniste, à Goya, à Daumier, aux caricaturistes du x1xe siècle, à Breughel et,
peut-être, aux dessins comiques de la peinture des vases grecs.
Le fait que le signe iconique ne soit pas toujours aussi clairement représentatif
qu'on le croit, est confirmé par le fait que la plupart du temps il est accompagni
d'un texte écrit; que, même s'il est reconnaissable, il apparaît toujours chargé
d'une certaine ambiguïté, dénote plus facilement runiversel que le particulier
(le rhinocéros et non tel rhinocéros); et c'est pour cela qu'il demande, dans les
communications qui visent la précision référentielle, à être ancré par un texte
verbal 1 •
En conclusion, ce qu'on pourrait dire de la structure vaut aussi pour le signe
iconique : la structure élaborée ne reproduit pas une structure présumée de la
-réalité; elle articule une série de relations-différences suivant certaines opérations,
et ces opérations, par lesquelles les éléments du modèle sont mis en relation
sont les mêmes que celles que nous accomplissons quand nous nous mettons en
relation dans la perception des éléments pertinents de l'objet connu.
Donc le signe iconique construit un modèle de relations (entre phénomènes gra-
phiques) homologue au modèle de relations perceptiPes que nous construisons en
connaissant et en nous rappelant l'objet. Si le signe a des propriétés communes
avec quelque chose, il les a non avec l'objet, mais avec le modèle perceptif de
l'objet; il est constructible et reconnaissable d'après les mêmes opérations men-
tales que nous accomplissons pour construire le perçu, indépendamment de la
matière dans laquelle ces relations se réalisent.
Toutefois, dans la vie quotidienne, nous percevons sans être conscients de la
mécanique de la perception, et, donc, sans nous poser le problème de l'existence
ou de la conventionalité de ce que nous percevons. De même, devant des signes
iconiques, nous pouvons affirmer qu'on peut indiquer comme signe iconique ce qul
nous paraît reproduire certaines des propriétés de l'objet représenté. Dans ce sens,
la définition de Morris, si proche de celle du bon sens, est utilisable, pourpu qu'il
soit clair qu'on l'utilise comme artifice de commodité, et non comme une définition
scientifique. Et pourvu q-:.ie cette définition ne soit pas hypostasiée d'une manière
qui interdise à une analyse ultérieure de reconnaître la conventionalité des signes
1comques.
21
Umberto Eco
des communications visuelles nous rappelle que nous communiquons sur la base
de codes forts {comme la langue) et même très forts (comme l'alphabet morse),
et sur la base de codes faibles, très peu définis, en continuelle mutation, dont les
variantes facultatives prévalent sur les traits pertinents.
Dans la langue italienne, le mot« cavallo )> (cheval) peut se prononcer de plu-
sieurs façons : en aspirant le « c » initial à la manière toscane ou en éliminant le
double « 1 » à la manière vénitienne, avec des intonations et des accents diff é-
rents; toutefois, il reste quelques phénomènes non redondants pour définir les
limites dans lesquelles une émission de son donnée signifie le signifié « cavallo »
et au-delà desquelles l'émission de son ne signifie plus rien ou signifie autre chose.
1.111.2. Au contraire, au niveau de la représentation graphique, je dispose d'une
infinité de moyens pour représenter le cheval, le suggérer, l'évoquer par des jeux
de clair-obscur, le symboliser par une calligraphie, le définir avec un réalisme
minutieux (et en même temps pour dénoter un cheval arrêté, en course, de trois
quarts, rampant, la tête baissée en train de manger ou de boire, etc.). Il est vrai
que verbalement je peux aussi dire « cheval » en cent langues et dialectes diffé-
rents; mais alors qu'on peut codifier et cataloguer les langues et les dialectes, si
nombreux soient-ils, les mille moyens de dessiner un cheval ne sont pas prévisi-
bles; et, alors que les langues et dialectes ne sont compréhensibles que pour qui
décide de les apprendre, les cent codes de dessin d'un cheval peuvent très bien
être utilisés par celui qui n'en a jamais eu connaissance (même si, au-delà d'une
certaine mesure de codification, il n'y a plus reconnaissance de la part de celui
qui ne possède pas le code).
1. 111.3. D'autre part, nous avons vérifié que les codifications iconiques existent.
Nous nous trouvons donc devant le fait qu'il existe de grands blocs de codification
dont il est cependant difficile de discerner les éléments d'articulation. On peut pro-
céder par épreuves de commutation successives pour voir, par exemple, étant
donné le profil d'un cheval, quels traits il faut altérer pour que la reconnaissance
soit réduite; mais l'opération ne nous permet de codifier qu'un secteur infinité-
simal du processus de codification iconique, celui qui consiste à rendre schéma·
tiquement un objet par son seul contour linéaire 1 •
Dans un syntagme iconique, au contraire, interYiennent des rapports contextuels
ai complexes qu'il paraît difficile de distinguer parmi eux les traits pertinents des
Pariantes facultatiYes. C'est aussi parce que la langue procède par traits discrets,
qui se découpent dans le continuum des sons possibles, tandis que, dans les phéno-
mènes iconiques, on procède souvent par utilisation d'un continuum chromatique
sans solution de continuité. C'est le cas dans l'univers de la communication
visuelle, et non, par exemple, dans celui de la communication musicale où le
continuum sonore a été subdivisé en éléments discrets (les notes de la gamme);
et si, dans la musique contemporaine, ce phénomène ne se vérifie plus (avec le
retour à l'utilisation de continua sonores où se mêlent sons et rumeurs, dans un
magma indifférencié) ce phénomène a justement permis aux partisans de l'iden-
1. Voir les exercices de Bruno MoNARI (Arte corne mestiere, Bari, Laterza, 1966)
sur la possibilité de reconnaître une flèche à travers des simplifications successives,
aur les déformations et les altéraiions d'une marque, sur les cent quarante manières
de dessiner un visage humain de face (ceci est lié au problème abordé dans le paragraphe
précédent) jusqu'à la limite de l'identification ...
22
Sémiologie des messages visuels
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Umberto Eco
24
Sémiologie des messages visuels
de tracer des lignes est dite « gracieuse », une autre «nerveuse», une autre « légère»,
une autre « pesante » ••• Les psychologues se servent pour certains tests de figures
géométriques qui communiquent clairement des tensions ou des dynamismes :
par exemple une ligne oblique sur laquelle on dispose, en haut sur le côté, une
sphère, communique une sensation de déséquilibre et d'instabilité; tandis qu'une
ligne oblique avec une sphère à son pied communique l'arrêt, le terme d'un
processus. Si ces diagrammes communiquent des situations physio-psycholo-
giques, c'est manifestement parce qu'ils représentent des tensions réelles, s'ins-
pirant de l'expérience de la pesanteur ou de phénomènes analogues; mais ils les
représentent en en reconstruisant des relations fondamentales sous forme de
modèle abstrait. Et, si lors de leur première apparition, des représentations de ce
genre se réclament explicitement du modèle conceptuel de la relation communi-
quée, elles acquièrent ensuite une valeur conventionnelle; dans la ligne «gracieuse»,
nous ne relevons pas le sens d'agilité, légèreté, mouvement sans effort, mais
la « grâce » tout court (si bien qu'il faut ensuite de subtiles phénoménologies
d'une catégorie stylistique de ce genre pour retrouver, sous l'habitude, la conven•
tionalisation, l'appel à des modèles perceptifs que le signe retranscrit 1 ).
En d'autres termes, si devant une image où une solution iconique adoptée est
particulièrement informative, nous pouvons recevoir l'impression de « grâce .lt,
parce que, à l'improviste, nous découvrons, dans l'usage improbable et ambigu
d'un signe la reconstruction et la re-proposition d'expériences perceptives
(d'émotions imaginées comme tension entre les lignes, à des lignes mises en ten-
sion qui nous rappellent les émotions), en réalité, dans la plus grande partie des
impressions de « grâce » que nous pouvons relever dans un manifeste publici-
taire, dans une icone quelconque, nous lisons la connotation « grâce » dans un
signe qui connote directement la catégorie esthétique (non l'émotion primaire
qui a donné lieu à une représentation informative, à un écart d'avec les normes
iconiques, et de là à un nouveau processus d'assimilation et de conventionali-
sation). Nous sommes déjà à un niveau rhétorique.
En conclusion : nous pouvons dire que dans les signes iconiques prévalent ce
que nous appelons dans le langage verbal des variantes facultatives et des
traits suprasegmentaux; parfois, ils y prévalent de manière excessive. Mais le
reconnaître ne revient pas à affirmer que les signes iconiques échappent à la
codification 2 •
1.III.6. De ce que le signe graphique est relationnellement homologue au
modèle conceptuel, on pourrait conclure que le signe iconique est analogique.
Non au sens classique du terme « analogie » (comme parenté secrète et mysté-
rieuse et donc inanalysable, au plus définissable comme une sorte de proportion
imprécise), mais au sens que donnent au terme les constructeurs et opérateurs
de cerveaux électroniques. Un calculateur peut être digital (il procède par choix
binaires et décompose le message en éléments discrets) ou analogique (il exprime,
par exemple, une valeur numérique par l'intensité d'un courant, en établissant
1. Voir, par exemple, Raymond BAYER, EstMtique de la grâce, Paris, Alcan, 1934.
2. A propos de l'image filmique, à laquelle il reconnaît une motivation et une pré-
gnance, Metz (op. cit., p. 88) rappelle toutefois que « les systèmes à paradigmatique
incertaine peuvent être étudiés en tant que systèmes à paradigmatique incertaine,
par des méthodes appropriées :a; nous voudrions ajouter qu'il faut faire cependant son
possible pour rendre le paradigme moins incertain.
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Umberto Eco
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Sémiologie des messages visuels
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Sémiologie des messagea vûuela
jour à travers le jeu de ces deux types d'éléments; mais il n'est pas dit que chaque
processus de signification doive se produire de la même manière.
Au contraire Lévi-Strauss retient qu'il n'y a pas de langage si ces conditions
ne sont pas satisfaites.
2.2. Déjà au cours de ses Entretiens 1 il avait développé une théorie de l'œuvre
d'art visuelle qui annonçait cette prise de position, explicitée dans le Cru et le
Cuit: dans cette première optique il se réclamait d'une notion de l'art comme
signe iconique qu'il avait élaborée dans la Pensée sauvage, en parlant de l'art
comme « modèle réduit » de la réalité. L'art est sans aucun doute - relevait
Lévi-Strauss - un fait de signification, mais qui se tient à mi-chemin entre le
signe linguistique et l'objet pur et simple. L'art est prise de possession de la
nature par la culture; l'art promeut au rang de signifiant un objet brut, promeut
un objet au rang de signe et montre en lui une structure auparavant latente.
Mais l'art communique par une certaine relation entre son signe et l'objet qui
l'a inspiré; si cette relation d'iconicité n'existait pas, nous ne serions plus en
face d'une œuvre d'art mais d'un fait d'ordre linguistique, arbitraire et conven-
tionnel; et si d'autre part l'art était une imitation totale de l'objet, il n'aurait
plus caractère de signe.
S'il reste dans l'art une relation sensible entre signes et objets, c'est parce que
son iconicité lui permet d'acquérir valeur sémantique; et s'il a par ailleurs
valeur de signe, c'est que par un mode ou un autre, il présente les mêmes types
d'articulation que le langage verbal. Ces principes, exposés dans les Entretiens,
s'explicitent de manière rigoureuse dans le Cru et le Cuit (ouverture).
2.3. Ici, le raisonnement est très simple: la peinture, comme la langue verbale,
articule des unités de premier niveau, pourvues de signifié, et qui peuvent être
comparées aux monèmes (ici Lévi-Strauss fait clairement allusion aux images
reconnaissables, donc aux signes iconiques); au second niveau, nous avons des
équivalents des phonèmes, formes et couleurs, qui sont des unités différentielles
démunies de signifié autonome. Les écoles « non figuratives », renoncent au pre-
mier niveau, «et prétendent se contenter du second pour subsister». Elles tombent
ainsi dans la même trappe que la musique atonale, perdent tout pouvoir de com-
munication et glissent vers « l'hérésie du siècle » : la prétention de « vouloir
construire un système de signes sur un seul niveau d'articulation.»
Le texte de Lévi-Strauss, qui traite d'une manière très pénétrante les problèmes
de la musique tonale (où il reconnaît par exemple des éléments de première
articulation, les intervalles dotés de signifié, et les sons isolés comme éléments
de seconde articulation) s'appuie en définitive sur ces affirmations :
1) Il n'y a pas de langage s'il n'y a pas double articulation;
2) La double articulation n'est pas mobile, les niveaux ne sont ni remplaçables
ni interchangeables; elle repose sur des conventions culturelles mais qui s' affir-
ment sur des exigences naturelles plus profondes.
A ces affirmations dogmatiques on doit opposer (en en renvoyant la vérifi-
cation au chapitre suivant) des affirmations contraires :
1) Il existe des codes de communication avec des types variés d'articulation,
ou sans aucune articulation, et la double articulation n'est pas un dogme.
2) Il y a des codes où les niveaux d'articulation sont permutables 2 ; et les
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Umberto Eco
systèmes de relations qui règlent un code, s'ils sont dus à des exigences naturelles,
le sont à un niveau plus profond, dans ce sens que les divers codes peuvent ren-
voyer à un code fondamental (Ur-code) qui les justifie tous. Mais identifier ce
code correspondant aux exigences naturelles avec le code de la musique tonale
(par exemple}, quand on sait qu'il est né à un moment historique donné et que
l'oreille occidentale s'y est habituée, et rejeter les systèmes de relations atonales
comme non inspirés par des codes de communication (et de même pour les formes
de peinture « non figurative ») revient à identifier une langue avec le possible
métalangage qui peut définir cette langue (et d'autres langues).
2.4. Confondre les lois de la musique tonale avec celles de la musique tout
court, c'est un peu comme croire, en face des cinquante-trois cartes à jouer
françaises (52 + le joker), que les seules combinaisons possibles sont celles prévues
par le bridge; le bridge est un sous-code, il permet de jouer des parties différentes
à l'infini, mais il peut être remplacé, en utilisant toujours 53 cartes, par le poker,
nouveau sous-code qui restructure les éléments d'articulation constitués par les
cartes, leur permettant d'assumer une valeur combinatoire différente et de se
constituer en valeurs signifiantes aux fins de la partie (paire, brelan, couleur,
etc.). Il est clair qu'un code de jeu (poker, bridge, rami) isole seulement quelques
combinaisons possibles parmi celles que permettent les cartes, mais on se trom-
perait en croyant qu'on ne peut choisir que celles-là 1 • Et il est vrai que les 53 cartes
constituent déjà un choix dans le continuum des valeurs positionnelles possi-
bles - comme pour les notes de l'échelle tempérée - mais il est clair qu'avec
ce code on peut construire différents sous-codes - de même qu'il est vrai qu'il
existe des jeux de cartes qui utilisent des nombres différents de cartes - les
quarante cartes napolitaines, les trente-deux cartes du skat allemand. Le vrai
code qui préside aux jeux de cartes, est une matrice combinatoire qui peut être
étudiée par la théorie des jeux; il serait utile qu'une science musicale s'occupât
des matrices combinatoires qui permettent l'existence de systèmes d'attraction
différents : mais Lévi-Strauss identifie les cartes au bridge et confond un événe-
ment avec la structure profonde qui permet des événements multiples.
2.5. L'exemple des cartes nous met en face d'un problème très important
pour notre recherche. Le code des cartes a-t-il deux articulations?
Si le lexique du poker est rendu possible par l'attribution de signifiés donnés à
une articulation particulière de plusieurs cartes (trois as de couleurs différentes
font un (( brelan », quatre as un « carré »), nous devrions considérer les combinai-
sons de cartes comme les signifiants de véritables « mots », tandis que les cartes
qui se combinent sont des éléments de seconde articulation.
Toutefois les cinquante-trois cartes ne se distinguent pas seulement par la
position qu'elles assument dans l'ensemble, mais par une double position. Elles
s'opposent comme valeurs différentes à l'intérieur d'une échelle hiérarchique
de la même couleur (as, deux, trois ... dix, valet, dame, roi) et comme valeurs
hiérarchiques appartenant à quatre échelles de couleurs différentes.
Ainsi deux << dix » se combinent pour faire une « paire », un dix, un valet, une
dame, un roi et un as se combinent pour faire une « suite », mais seules toutes
les cartes d'une même couleur se combinent pour faire une « couleur » ou une
« quinte royale ».
1. Il faut considérer en outre que selon les jeux, on élimine des éléments comme
étant privés de valeur oppositionnelle (dans le poker, par exemple, on élimine les
valeurs de 2 à 6). Les tarotg enrichissent au contraire le jeu de cartes d'autres valeurs.
30
Sémiologie des messages Yisueù
1. Le mot « sème • est donc employé par Prieto - et par nous - dans le sens de
Buyssens (La communication. et l'articulation linguistique) et non dans le sens de
A. J. Greimas (Sémantique structurale).
31
Umberto Eco
1. Luis PRIETO, Messages et signaux, P.U.F., 1966. Voir aussi du même auteur,
Principes de rwologie, 'S-Gravenhage, Mouton, 1964.
3~
Sémiologie des message.î PÎSuels
33
Umberto Eco
34
Sémiologie des messages '1isuela
zéro qui établissent les trois niveaux c< officiers subalternes, officiers supérieurs,
généraux»; et cc n'est que par le sème où il est inscrit que le signe produit par la
combinaison des étoiles acquiert son signifié complet. Mais en pareil cas, nous
aurons la combinaison d'un code sans articulation (qui contient des sèmes à
signifiant zéro) avec un code à deux articulations (étoiles); ou l'insertion, dans
un code à deux articulations d'un sème à signifiant zéro.
Toutes ces alternatives sont proposées simplement pour indiquer combien
il est difficile d'établir dans l'abstrait les niveaux d'articulation de certains codes.
L'important est de ne pas vouloir à tout prix identifier un nombre fixe d'arti-
culations dans un rapport fixe. Selon le point de vue d'où on le considère, un
élément de première articulation peut devenir un élément de seconde articula-
tion et vice-versa.
35
Umberto Eco
36
Sémiologie des messages Yisueù
1. Certes les codes iconologiques sont des codes faibles; et les conventions peuvent
avoir la vie très brève que leur assigne Metz (op. cit., p. 78) quand il parle des types
caractéristiques du western; il n'en demeure pas moins qu'il y a codification.
37
Umberto Eco
l'objet réel est plus riche que celle permise par le sème iconique, qui en constitue
un résumé conventionalisé; 20 si le signe iconique reproduit de toute façon
certaines conditions fondamentales de la perception, de telle sorte que souvent
la perception s'exerce sur des conditions qui ne sont pas plus complexes que
celles de certains signes iconiques, dans une sélection probabiliste des éléments
du champ perceptif;· 30 si les processus de conventionalisation graphique ont
tellement influencé nos systèmes d'expectations que le code iconique est aussi
devenu code perceptif, et donc si, dans le champ perceptif, ne se dégagent que
des conditions de perception proches de celles instituées par le code iconique.
38
Sémiologie des messages visuels
nombre immense de variantes facultatives. Les stoichéia euclidiens sont donc les
figures du code iconique. La vérification de ces deux hypothèses n'appartient
pas à la sémiologie mais à la psychologie, sous la forme spécifique d'une« esthé-
tique expérimentale ». On pourrait même individuer des possibles traits
distinctifs des stoichéia, traits qui permettraient l'individuation d'un point,
d'une ligne, d'un angle en tant que tels.
b) signes: ils dénotent, avec des artifices graphiques conventionnels, des
sèmes de reconnaissance (nez, œil, ciel, nuage); ou avec des<< modèles abstraits»,
symboles, diagrammes conceptuels de l'objet (soleil comme un cercle entouré
de rayons filiformes). Ils sont souvent difficilement analysables dans un sème,
parce qu'ils se présentent comme non discrets, dans un continuum graphique.
Ils ne sont reconnaissables que dans le contexte du sème.
c) sèmes: ce sont eux que nous connaissons plus communément comme
<< images » ou, précisément, « signes iconiques » (un homme, un cheval, etc.).
Ils constituent en fait un énoncé iconique complexe {du type cc ceci est un cheval
debout de profil» ou« ici, il y a un cheval»). Ce sont eux qu'il est le plus facile de
cataloguer et c'est souvent à leur niveau que s'arrête un code iconique. Us
constituent le contexte qui permet éventuellement de reconnaître des signes
iconiques; ils en sont donc la circonstance de communication et constituent
en même temps le système qui les met en opposition signifiante; ils sont donc
à considérer - par rapport aux signes qu'ils permettent d'identifier comme
un idiolecte.
Les codes iconiques changent facilement, à l'intérieur d'un même modèle
culturel; souvent à l'intérieur d'une même représentation où la figure de premier
plan est rendue à travers des signes manifestes, articulant en figures les condi-
tions de la perception, tandis que les images du fond sont résumées par des sèmes
de reconnaissance assez grossiers, les autres étant laissés dans l'ombre (en ce sens,
les figures de fond d'un tableau ancien - . isolées et agrandies - apparaissent
comme des exemples de peinture moderne, car la peinture moderne figurative
renonce toujours plus à reproduire les conditions de la perception pour ne repro-
duire que quelques sèmes de reconnaissance).
6. Codes iconographiques: ils choisissent comme signifiant les signifiés des
codes iconiques pour connoter des sèmes plus complexes et culturalisés (non
pas « homme » ou « cheval », mais « homme-monarque », « pégase », « bucéphale »
ou« ânesse de Balaam »). Ils sont reconnaissables à travers les variations iconiques
parce qu'ils reposent sur des sèmes de reconnaissance très voyants. Ils donnent
origine à des configurations syntagmatiques très complexes et cependant immé-
diatement reconnaissables et catalogables du type « nativité », « jugement der-
nier », « les quatre cavaliers de l' Apocalypse ».
7. Codes du goût et de la sensibilité: ils établissent (avec une extrême varia-
bilité) les connotations issues des sèmes des codes précédents. Un temple grec
peut connoter « beauté harmonieuse » et « idéal de grécité », « antiquité ». Un
drapeau au vent peut connoter« patriotisme» ou« guerre». Toutes connotations
qui dépendent aussi de la situation de l'émission. Ainsi, un certain type d'actrice,
à époque donnée, connote « grâce et beauté » alors qu'à une autre époque elle
paraît ridicule. Le fait qu'à ce processus communicatif se superposent des
réactions immédiates de la sensibilité (comme des stimuli érotiques) ne démontre
pas que la réaction soit naturelle et non culturelle : c'est la convention qui rend
plus ou moins désirable un type physique. Ce sont également des codifications
du goût qui font qu'une icone d'homme avec un bandeau noir sur l'œil connote
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Umberto Eco
40
Sémiologie des messages '1illuels
1. Il s'agit des deux essais déjà cités dans les notes, 1 et 2 de la p. 15. Mais les posi-
tions qu'on examine ici ont été reprises dans nombre d'autres écrits.
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Umberto Eco
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Sémiologie des messages visuels
breux clichés dans un parc, arrive une fois revenu à son studio à identifier,
sur des agrandissements successifs, une forme humaine : un homme tué par une
main armée d'un revolver qui, dans une autre partie de l'agrandissement,
apparaît dans une haie.
Mais cet élément narratif (qui, dans le film - comme dans la critique qui en
a été faite - acquiert le poids d,un rappel à la réalité et à l'implacable omni-
voyance de l'objectif photographique) ne fonctionne que si le code iconique est
en interaction avec un code des fonctions narratives. En fait, si l'agrandisse-
ment était présenté à quelqu'un sans le contexte du film, il reconnaîtrait diffi-
cilement, dans les taches confuses dénotant pour le spectateur du film, « homme
étendu• et« main avec revolver», ces référents spécifiques. Les signifiés« cadavre•
et<< main armée d,un revolver» ne sont attribués à la forme signifiante que par
la force d'un concours contextuel du développement narratif qui, en accumulant
le« suspense», dispose le spectateur (et le protagoniste du film) à voir ces choses.
Le contexte fonctionne comme un idiolecte assignant des valeurs déterminées
de code à des signaux qui pourraient autrement apparaître comme purs bruits.
4.1.5. Ces observations liquideraient aussi l'idée de Pasolini d'un cinéma comme
sémiologie de la réalité, et sa conviction que les signes élémentaires du langage
cinématographique sont des objets réels reproduits sur l'écran (conviction,
nous le savons maintenant, d'une singulière ingénuité sémiologique, et qui
contraste avec les plus élémentaires finalités de la sémiologie, laquelle s'attache
éventuellement à réduire les faits de nature à des phénomènes de culture mais
non à ramener les faits de culture à des phénomènes naturels). Mais certains
points de l'exposé de Pasolini sont dignes d'examen et de leur discussion peuvent
sortir des observations utiles.
Dire que l'action est un langage est, sémiologiquement, intéressant, mais
Pasolini utilise le terme u action » dans deux sens différents. Quand il dit que les
restes communicatifs de l'homme préhistorique sont des modifications de la
réalité, déposées par 1' accomplissement d'actions, il entend par action un pro-
cessus physique ayant donné leur origine à des objets-signes, que nous reconnais-
sons comme tels, mais non comme des actions (même si l'on peut reconnaître
sur eux la trace d'une action, comme tout acte de communication). Ces signes
sont les mêmes que ceux dont parle Lévi-Strauss quand il interprète les ustensiles
d'une communauté comme des éléments d'un système de communication qui
est la culture dans sa complexité. Çe type de communication n'a rien à voir avec
l'action en tant que geste signifiant qui est celle qui intéresse Pasolini quand il
parle d'une langue du cinéma. Nous en arrivons donc au second sens d'action :
je remue les yeux, je lève le bras, je prends une attitude, je ris, je danse, je me
bats, et tous ces gestes sont autant d'actes de communication avec lesquels je dis
quelque chose aux autres, ou dont les autres infèrent quelque chose sur moi.
Mais cette gestuelle n'est pas u nature » (et elle n'est pas non plus « réalité •
au sens de nature, irrationalité, pré-culture) : au contraire, elle est convention
et culture. C'est si vrai qu'il existe déjà une sémiologie de cette langue de l'action:
la kinésique 1 ; même si c'est une discipline en formation intimement liée à la
1. Outre l'essai de Marcel MAuss sur les techniques du corps (dans « Journal de
psychologie•, XXXII, n° 3-4, 1936, maintenant dans Sociologie et anthropologie, P.U.F.,
1950), voir pour la fondation rigoureuse d'une kinésique : Ray L. B1RDWH1STELL,
Communication Without Worda, dans l'Avenlure Humaine, Paris, 1965; Body Beha.vior
Umberto Eco
proxémique {qui étudie le signifié des distances entre sujets parlants), la kiné-
sique entend exactement codifier les gestes humains comme unités de signifiés
organisables en système. Comme disent Pittenger et Lee Smith : « les gestes et
les mouvements du corps ne relèvent pas d'une nature humaine instinctuelle
mais sont des systèmes de comportement appréhensibles, qui diffèrent fortement
d'une culture à une autre » (comme le savent bien les lecteurs du splendide essai
de Mauss sur les techniques du corps); et Ray Birdwhistell a déjà élaboré un
système de notation conventionnelle des mouvements gestuels, en différenciant
des codes selon les zones où il a fait ses recherches; il a proposé d'appelé« kine Jt
la plus petite partie de mouvement isolable dotée d'une valeur différentielle;
tandis que, par l'épreuve de commutation, il a établi l'existence d'unités séman-
tiques plus vastes, dans lesquelles la combinaison de deux kincs, ou plus, donne
lieu à une unité de signifié, qu'il nomme « kinémorphe ». De toute évidence, le
kine est une figure, tandis que le kinémorphe peut être un signe ou un sème.
A partir de là, il est facile d'entrevoir la possibilité d'une syntaxe kinésique
plus approfondie qui mette en lumière l'existence de grandes unités syntagma-
tiques codifiables. De ce point de vue, toutefois, il est intéressant de constater
que culture, convention, système, code, et donc (en amont) idéologie, sont pré-
sents jusque là même où nous présumions une spontanéité vitale. Ici aussi la
sémiologie triomphe dans ses modes propres, qui consistent à traduire la nature
en société et culture. Et si la proxémique est capable d'étudier les rapports
conventionnels et significatifs qui règlent la simple distance entre deux interlo-
cuteurs, les modalités mécaniques d'un baiser, ou le degré d'éloignement qui
fait d'un salut un adieu désespéré ou un au revoir, alors tout l'univers de l'action
que le cinéma transcrit est déjà univers de signes.
Une sémiologie du cinéma ne peut pas se considérer comme la simple théorie
d'une transcription de la spontanéité naturelle; elle s'appuie sur une kinésique,
en étudie les possibilités de transcription iconique et établit dans quelle mesure
une gestualité stylisée, propre au cinéma, n'influe pas sur les codes kinésiques
existants, en les modifiant. Le film muet avait évidemment dû emphatiser les
kinémorphes normaux, les films d' Antonioni semblent au contraire en atténuer
l'intensité; dans les deux cas, la kinésique artificielle, due à des exigences stylis-
tiques, a une incidence sur les habitudes du groupe qui reçoit le message cinéma-
tographique, et en modifie les codes kinésiques. C'est un sujet intéressant pour
une sémiologie du cinéma, de même que l'étude des transformations, des commu-
tations, des seuils de reconnaissance des kinémorphes.
Mais, en tout cas, nous sommes dans le cercle déterminant des codes, et le
film ne nous apparaît plus comme le rendu miraculeux de la réalité, mais comme
un langage qui parle un autre langage préexistant, tous deux en interaction
avec leurs systèmes de conventions.
Il est également clair, toutefois, que la possibilité d'un examen sémiologique
s'insère profondément au niveau de ces unités gestuelles qui semblaient être des
45
Umberto Eco
de la combinaison des signes, lesquels ne font pas partie du signifié de X. Prise
isolément une figure du signe verbal « chien » ne dénote pas une partie du chien;
ainsi pris isolément, un signe qui entre dans la composition de l'élément hyper-
signifiant X ne devrait pas dénoter une partie de ce que dénote X.
Ainsi, le code cinématographique semble être le seul dans lequel apparait une
troisième articulation.
Prenons un plan mentionné par Pasolini dans un de ses exemples : un maître
qui parle à ses écoliers dans une classe. Considérons le au niveau d'un de ses
photogrammes, isolé synchroniquement du flux diachronique des images en
mouvement. Voici un syntagme dans lequel nous distinguerons, comme parties
composantes :
a) des sèmes qui se combinent synchroniquement entre eux; ce sont des
sèmes comme « ici un homme grand et blond est vêtu de clair, etc. » Ces sème.s
sont éventuellement analysables en signes iconiques plus petits comme « nez
humain », « œil », etc., reconnaissables d'après le sème comme contexte qui leur
confère leur signifié contextuel et les charge de dénotations et de connotations.
Ces signes, par rapport à un code perceptif, pourraient être analysés comme
figures visuelles: «angle »,«rapport de clair-obscur», «courbe »,«rapport figure-
fond ».
Résumons-nous : il n'est peut-être pas nécessaire d'analyser le photogramme
dans un tel sens, et on peut le reconnaître comme un sème plus ou moins conven-
tionalisé (certains aspects me permettent de reconnaître le signe iconogra-
phique « maître avec des écoliers » et de le différencier de r éventuel sème « père
avec de nombreux enfants») : mais il reste, comme on l'a dit, qu'il y a articula-
tion, plus ou moins analysable, plus ou moins digitalisable.
Si nous devions reproduire cette double articulation selon les conventions
linguistiques courantes, nous pourrions recourir aux deux axes du paradigme
et du syntagme :
gestes typiques de la tête, comme le signe << non » et le signe « oui », je trouve un
grand nombre de positions diverses que je ne peux identifier comme positions
des kinémorphes « non » ou « oui ». En fait, la position « tête inclinée vers la
droite • peut être, soit la figure d'un signe « oui » combinée avec le signe « indi-
cation du voisin de droite » (le syntagme serait ex je dis oui à mon voisin de
droite »), soit la figure d'un signe « non » combinée avec un signe « tête baissée •
(qui peut avoir différentes connotations et qui se compose dans le syntagme
« négation à tête baissée »).
l )
V
.SYNCHRONIE.
47
Umberto Eco
Habitués comme nous le sommes aux codes sans articulation ou à deux arti-
culations au maximum, l'expérience inattendue d'un code à trois articulations
(qui permet donc de saisir plus d'expérience que tout autre code) nous donne
cette étrange impression que le protagoniste bidimensionnel de Flatlandia
éprouvait en passant dans la troisième dimension ...
On aurait déjà cette impression si, dans le contexte d'un plan, un seul signe
kinésique se réalisait; en réalité, dans un photogramme, plusieurs figures kiné-
siques, et au cours d'un plan, plusieurs signes combinés en syntagmes, se combi-
nent dans une richesse contextuelle qui, sans aucun doute, fait du cinémato-
graphe un type de communication plus riche que la parole; parce que, dans le
cinématographe, comme déjà dans le sème iconique, les différents signifiés
ne se succèdent pas le long d'un axe syntagmatique, mais apparaissent en
même temps, et réagissent les uns sur les autres en faisant jaillir diverses
connotations.
De plus l'impression de réalité donnée par la triple articulation visuelle se
complique des articulations complémentaires des sons et des mots (toutefois
ces considérations ne regardent plus le code du cinématographe, mais une sémio-
logie du message filmique).
En tout cas, il nous suffit de nous arrêter à l'existence de la triple articulation :
le choc est si violent que, devant une conventionalisation plus riche et une
formalisation plus souple que toutes les autres, nous croyons nous trouver
devant un message qui nous restitue la réalité. C'est alors que naissent les méta-
physiques du cinéma.
48
Sémiologie des messages visuels
tifs, les « grammaires » du montage, et tout un appareil rhétorique qui est aujour-
d'hui analysé par les sémiologies du film 1 •
Cela dit, l'hypothèse d'une troisième articulation peut être conservée pour
expliquer l'effet de réel de la communication cinématographique.
49
Umberto Eco
1. A ce sujet, voir les pages sur l'informel dans notre livre L'Œuvre ouverte, Paris,
Le Seuil, 1965.
50
Sémiologie des messages Pisuel&
UMBERTO Eco
Université de Florence.
Eliseo Verón
L'analogique et le contigu
In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 52-69.
Verón Eliseo. L'analogique et le contigu. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 52-69.
doi : 10.3406/comm.1970.1214
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1214
Eliseo Veron
L'analogique et le contigu
(Note sur les codes non digitaux)
® existe par exemple entre cc Jean >> et « sort » dans le message « Jean sort ». Les
relations syntagmatiques sont celles qui existent entre les unités d'un message
@ donné, en raison de la « co-présence » simultanée de plusieurs unités à l'intérieur
du message. D'autre part, il y a les relations résultant, selon Saussure, d' " asso-
© ciations mentales ». Prenons par exemple l'expression « à sang froid ». L'unité
« froid » est, dans cette expression, mise en relation par association avec les
unités (absentes) « chaud », « brûlant »etc. « Sang» est associé de façon analogue
aux unités « sanguin », « sanguinolent », « sanguinaire », « exsangue » et aussi à
« chair », « os », etc. Les axes selon lesquels on peut établir les relations associa-
tives sont multiples. Certains axes peuvent définir un ensemble de termes ayant
en commun un morphème invariable (par exemple l'ensemble composé de
« gaîté », « musicalité », « bonté », et bien d'autres termes). L'association peut
aussi être établie à partir de critères sémantiques excluant des traits morpho·
logiques communs : par exemple l'association qui relie « arrière » et c.: avant :o.
La notion saussurienne de relation associative se réfère donc à des liens existant
entre, d'une part, des unités qui sont présentes dans le message, et d'autre part,
des unités existant dans le répertoire, mais absentes du message. Cette notion
peut être rapprochée de ce que nous appellerions sans doute aujourd'hui des
champs sémantiques 1 •
Roman Jakobson a emprunté cette distinction à l'ouvrage classique de Saus-
sure, quand il s'est référé au « caractère bivalent du langage ». L'approche de
Jakobson est d'ordre pragmatique. Il prend donc pour point de départ l'idée
52
L'analogique et le contigu
que tout utilisateur d,un langage effectue, pour émettre un message, deux opé-
rations fondamentales : l'émetteur doit sélectionner, dans le répertoire d'unités
disponibles et combiner les unités sélectionnées de façon à composer le message 1 •
Deux relations de base entre les signes naissent de ces opérations : la substitution
(ou similarité) et la contiguïté.
« Le destinataire perçoit que l'énoncé donné (message) est une combinaison
de parties constituantes (phrases, mots, phonèmes, etc.) sélectionnées dans le
répertoire de toutes les parties constituantes possibles (code). Les constituants
d'un contexte ont un statut de contiguïté, tandis que dans un groupe de substi-
tution les signes sont liés entre eux par différents degrés de similarité, qui oscillent
de l'équivalence des synonymes au noyau commun des antonymes. » (Jakobson,
1963, 48-49.)
Jakobson décrit à titre d'exemple un test d'association de mots. Si le stimulus
verbal « hutte » est proposé, les réponses des sujets peuvent être classées en deux
catégories : les substitutives et les prédicatives. Si la réponse est « cabane » ou
« cahute ,,, elle appartient à la première catégorie, si le sujet répond « a brûlé »,
sa réponse relève clairement de la seconde catégorie. A « hutte » on peut substi-
tuer « cabane »; « a brûlé » forme avec « la hutte » un ensemble syntaxique. Il
joue le rôle d'un prédicat et établit ainsi un lien de contiguïté. Supposons que le
mot « hutte » soit suivi de « est une petite maison pauvre »; dans ce cas, la réponse
établit une relation de contiguïté avec le stimulus d'un point de vue syntaxique,
et en même temps une relation substitutive d'un point de vue sémantique 9 •
Le champ d'application de cette distinction paraît être très vaste et Jakobson
a cité différents domaines dans lesquels elle entre en jeu. C'est le cas par exemple
de la critique littéraire; la distinction entre les relations de substitution et de
contiguïté correspond aux procédés que sont respectivement la métaphore
et la métonymie. Ceci nous permet de dire qu'un style littéraire est caractérisé
par remploi prédominant de l'une ou l'autre de ces figures. Jakobson cite égale-
ment a) la classification des mécanismes du rêve établie par Freud (le <<déplace-
ment » et la « condensation » étant des mécanismes de contiguïté, alors que
« l'identification » et le « symbolisme » sont des opérations substitutives); b) la
53
Eliseo V eron
distinction introduite par Frazer entre les processus magiques« homéopathiques »
et « imitatifs » d'une part (c'est-à-dire la magie par similarité) et la magie
« contagieuse » d'autre part (c'est-à-dire la magic basée sur des principes de
contiguïté); c) les types de processus d'acquisition du savoir établis par Bateson
(l'intégration << progressive » et « sélective ») et d) la signification attribuée par
Parsons aux opérations de conjonction et de disjonction dans le processus de
socialisation.
Ce dernier exemple (Parsons et Baies, 1956, 119-120) révèle que les dimensions
inhérentes à la dichotomie substitution /contiguïté sont d'une grande généralité.
La notion de conjonction ou d'addition implique un ensemble construit comme un
agrégat de parties : C = (a. b. c). Aucun des termes n'est équivalent à l'ensemble
C; seule leur somme est équivalente à C. Dans une relation de disjonction, au
contraire, les termes peuvent se substituer les uns aux autres; les termes étant
reliés aux autres soit par une opposition soit par une équivalence, l'expression
(a/\ b /\ c) ne représente plus une somme mais un ensemble d'éléments dont
chacun peut être remplacé par n'importe lequel des autres dans une fonction
donnée.
J'avancerai ici l'hypothèse selon laquelle la dichotomie substitution /conti-
guïté est un des axes fondamentaux qui servent à distinguer les principes de
codage dans la communication humaine. L'introduction de cette distinction
peut aider à clarifier certaines des difficultés qui entourent le problème d'une
typologie des règles de codification. Plus précisément, je voudrais suggérer que
le principe de métonymie ou de contiguïté est le mécanisme sémiologique qui
soutient la nature signifiante des processus concrets d'action sociale, c'est-à-dire
leur caractère de « messages ».
D'autre part, on considère cependant que l'action en tant que message (soit
directement perçue, soit son« image» comme dans le cinéma par exemple) obéit
à des règles de codification très différentes de celles qui entrent en jeu dans les
messages verbaux. Rappelons d'abord comment les deux types fondamentaux
de codification ont été décrits dans la littérature existante. Dans un livre de
Ruesch et de Kees sur la communication non verbale, nous trouvons une descrip-
tion qui peut être considérée comme typique:« Les découvertes récentes ont fait
apparaître sous un jour nouveau les différences entre deux façons de codifier
l'information. L'une d'elles, la codification analogique, crée une série de symboles
qui sont, par leurs proportions et leurs relations, similaires à la chose, à l'idée ou
à l'événement qu'ils représentent. Par exemple, les compagnies de chemin de
fer possèdent des modèles réduits de leurs réseaux ferrés, comportant des détails
tels que des gares, des tunnels et des voies ferrées situés sur des maquettes en
relief du terrain. Ces modèles réduits peuvent être considérés comme analogues
au véritable réseau ferré. »
« Cette forme de codification s'appuie sur des fonctions continues, contraire-
ment à la codification digitale, qui opère avec des éléments discrets séparés par
des intervalles. Les deux exemples les plus caractéristiques de codification digitale
sont le système numérique et l'alphabet phonétique. Il n'existe aucune transition
progressive entre une lettre quelconque de l'alphabet et la suivante ou entre un
nombre du système numérique et le suivant. Il est évident que l'information
transmise par l'intermédiaire d'un système de cette sorte est codée au moyen de
diverses combinaisons de lettres ou« digits» (Ruesch et Kees, 1961, 8).
Il faut remarquer qu'un des points centraux de la définition de la codification
analogique est l'existence d'une « similarité » ou « ressemblance » entre le signe
et ce qu'il représente. La caractérisation du matériel analogique citée ci-dessus
peut être rapprochée de la définition que Morris fait de l' « icone » (Morris, 1946).
Il y a certaines « proportions » ou u relations » qui sont préservées quand nous
passons du denotatum au signe. Une photographie est donc un message ana-
logique. Au contraire, les mots ne sont dans aucun sens acceptable du t.erme
« similaires » aux choses qu'ils désignent. Bateson a mentionné la machine à
calculer ordinaire comme un bon exemple de codification digitale, dans laquelle
« l'entrée diffère déjà très profondément des problèmes extérieurs auxquels la
machine est en train de « penser ». Dans les machines analogiques, par contre,
« les événements extérieurs... sont représentés dans la machine par un modèle
reconnaissable » (Bateson, 1951, 171).
Ainsi, tandis que le langage est habituellement présenté comme l'exemple
classique de codification digitale au niveau de la communication humaine natu-
relle, les comportements considérés comme des messages (c'est-à-dire la commu-
nication par les attitudes et les mouvements du corps) ont été classés dans le
type analogique. Qu'est-ce que la communication analogique? demandent les
auteurs d'un important livre récent sur la théorie de la communication. Et ils
poursuivent : « La réponse est relativement simple : c'est pratiquement toute la
communication non verbale» (Watzlawick, Beavin et Jackson, 1967, 62). Cepen-
dant, considérer « communication non verbale » et « communication analogique »
comme des expressions équivalentes, peut nous mener à de graves confusions.
Dans une étude sur la communication analogique dans l'interaction, Bateson
et Jackson ont fait il y a plusieurs années les remarques suivantes : « Dans de
nombreux cas, il est en réalité impossible de séparer le contenu ( subject matter)
d'une communication analogique... de la substance matérielle du message
55
Eliseo V eron
56
L'analogique et le contigu
Un objet rée) n'est pas un signe de ce qu'il est mais il peut être le signe de quelque
chose d'autre. Un problème se pose en ce qui concerne l'action, car l'action n'est
jamais un signe « primaire » comme un mot ou un groupe de mots, mais elle est
tout au plus un signe« secondaire»; le comportement verbal est d'abord destiné à
porter un message; la majorité des comportements non verbaux spontanés sont
d'abord destinés à remplir quelque autre fonction et peuvent secondairement
véhiculer certains messages 1 • Ainsi, s'il est vrai que l'acte de frapper n'est pas
un signe de lui-même, il peut certainement être le signe de quelque chose d'autre
et très probablement le signe de la séquence d'agression qui Pa se continuer par
la suite. Comme nous le montrerons plus loin, dans le cas des signes comporte-
mentaux, la dimension temporelle joue un rôle capital. Ce point ressort implici-
tement de la remarque d'Ekman : il estime intéressant de se demander si le
geste menaçant est ou non un signe iconique. Je pense que c'est tout simplement
parce que le comportement menaçant annonce un événement futur et qu'il en
résulte donc un laps de temps; il s'agit de ce que nous pourrions appeler une
présentation diflérée.
III. Les mêmes faits amènent Bateson et Jackson à mettre en doute l'utilité
d'appliquer la notion de codification à certaines formes de comportement et
amènent Ekman à introduire un type d'actes non verbaux «non codés». Il y a des
comportements qui ont indubitablement une fonction communicationnelle et
peuvent être considérés comme des signes, mais on ne peut pas dire ni qu'ils
reposent sur une relation arbitraire ni qu'il soient similaires à ce qu'ils représen-
tent 1 •
Il me semble qu'un problème a été clairement défini mais qu'aucune solution
valable n'a été proposée.« La codification non codée» est en tout cas une expres-
sion bien singulière. Si les actes en question sont des messages, s'ils peuvent
réellement être considérés comme des signes, ils doivent nécessairement être
soumis à certaines règles de codification. Le fait que nous soyons incapables de
les classer soit comme codés arbitrairement soit comme codés iconiquement, ne
signifie pas qu'ils n'obéissent à aucune règle de codification; cela signifie plutôt
qu'il nous faut remettre en question nos typologies construites sur les dicho-
tomies digital /analogique ou arbitraire /iconique.
Examinons d'abord le critère de « similarité ». On dit toujours qu'un signe
est arbitraire quand il n'y a aucune relation intrin&èque entre ce signe et la chose
qu'il représente. Le lien entre le signe et le denotatum apparaît alors comme
résultant d'une règle purement conventionnelle; suivant l'expression de Bateson
et Jackson, rien dans le mot« table »ne ressemble particulièrement à une table.
Mais les faits empiriques nous amènent à rejeter l'utilité de l'opposition corres-
pondant à la dichotomie arbitraire /similaire. Il semble évident qu'il ne s'agit
pas d'une dichotomie unidimensionnelle : elle renferme plusieurs axes différents.
Le critère de similarité est en fait un critère perceptuel ou « phénoménolo-
gique >. L'évaluation de la similarité varie avec les changements qui intervien-
nent au niveau perceptif et nous pouvons supposer qu'elle varie selon les per-
sonnes. Nous disons qu'une photographie est un message analogique : ce que
57
Eliseo V eron
nous voyons « ressemble » à l'objet reproduit. Mais si nous regardons cette photo-
graphie agrandie dans des proportions assez importantes, nous y trouverons
simplement une foule de points discrets d'intensité variable : toute similarité
a disparu. La télévision nous fournit un autre bon exemple. Ici aussi, quand un
changement donné est introduit dans les paramètres de réception, une forme ou
une silhouette bien connue et reconnaissable se transforme en une configuration
de lignes discrètes ne présentant aucune similarité avec l'objet représenté. Je
pense que le passage de la similarité à la non-similarité est progressif, quanti-
tatif et relatif aux processus de perception.
Ensuite, la codification digitale est, comme nous l'avons vu, associée à la
notion de discontinuité; nous supposons que les messages digitaux sont construits
au moyen de règles combinatoires appliquées à des éléments discrets entre les-
quels il n'y a pas de transition. En retour, le matériel analogique est caractérisé
par sa continuité. Or il est avéré que toute forme visuelle peut être traduite en
un système digital de représentation spatiale au moyen d'une surface réticulaire
dans laquelle chaque unité se définit par oui ou non. La précision de cette trans-
formation dépend de la dimension des unités de surface de la grille. Comme c'était
le cas pour la dichotomie similarité / non similarité, la continuité et la disconti-
nuité sont les pôles d'un axe qui doit être conçu en termes de quantité, de pro-
gressivité et de relativité.
J'ai rappelé plus haut le fait évident que le message « continu »que représente
une photographie pour la perception naïve apparaît à un certain stade d'agran-
dissement comme une surface composée d'une collection de points discrets. Si
nous considérons le langage verbal, le phénomène inverse semble se produire. Le
langage verbal a été très souvent cité comme l'exemple typique d'un système
basé sur des règles combinatoires appliquées à des unités discontinues. Cette
image s'est cristallisée en phonologie dans divers modèles construits dans le
cadre de ce qu'on a appelé le « binarisme »et elle semble coïncider avec l'expé-
rience commune de l'utilisation du langage. En fait, l'utilisateur moyen distingue
facilement les unités composant les chaînes phonémiques de son langage, et il est
capable de fragmenter intuitivement le flux d'un discours en unités discrètes.
Cependant, il paraît impossible d'établir une relation stricte entre le modèle
phonologique binaire construit en termes de traits distinctifs, et le phénomène
acoustique analysé du point de vue de ses propriétés physiques. Les phonéticiens
ne semblent pas avoir trouvé de critère opérationnel pour diviser le flot acoustique
en unités discrètes qui pourraient correspondre aux entités abstraites appelées
« phonèmes ». Au niveau de sa structure physique, le langage apparaît comme
un phénomène continu. Ce fait n'amène certainement pas à nier la valeur du
modèle binaire; il révèle simplement que nous traitons les faits acoustiques du
langage « comme si » ils étaient des chaînes d'éléments discrets. Mais quand la
théorie rattache le modèle phonologique binaire aux faits acoustiques, les règles
du composant phonologique de la grammaire modifient le caractère strictement
digital de ce modèle 1 •
58
L'analogique et le contigu
I Il Ill IV V
Substitution /contiguïté + + + +
Continuité /discontinuité + + +
Arbitraire /non arbitraire +
Similarité /non similarité + +
dles changent les valeurs de certains traits, et elles assignent une interprétation phoné-
tique aux rangées individuelles de la matrice (... ). Puisque les traits phonétiques ne
aont pas tous binaires, le composant phonologique comprendra des règles remplaçant
quelques-uns des plus et des moins qui sont dans les matrices par des nombres entiers
représentant les différents degrés d'intensité que le trait en question manifeste dans le
message• (Halle, 1964, 332-333).
1. Parler de relations de la partie au tout est la façon la plus générale de caractériser
le mécanisme de symbolisation métonymique. Il serait nécessaire de développer une
typologie complexe des liens métonymiques : contenu /contenant, avant /après; en
arrière /en avant; à l'extérieur /à l'intérieur; composant fonctionnel /ensemble fonc-
tionnel; au-dessus /au-dessous, etc. Comme on peut le remarquer, la plupart de ces
exemples n'impliquent pas à proprement parler une relation entre la partie et le tout.
Le tout sous-jacent est anocié à la symétrie existant entre les parties présentant un
lien entre elles.
59
Eliseo V eron
1. Pour une typologie des séries informationnelles, voir Ver6n (1964). Les phénomènes
habituellement appelés paralinguistiques ne sont pas codés digitalement, mais comme
nous le montrerons plus bas, ils ne sont pas non plus analogiques.
2. Évidemment, outre la fragmentation d'un certain champ spatial et sa mise en
rapport avec le spectre des couleurs, les drapeaux comportent aussi beaucoup d'élé-
ments analogiques (animaux, arbres, corps célestes, etc.).
3. Cf. PEIRCE, « Speculative grammar •and « Existential graphs •, in Collected Papers
(1960}.
4. Les signes composant la pendule ne sont pas arbitraires, du moins dans le sens
dans lequel le mot « temps » est arbitraire. On ne peut dire qu'ils sont « similaires • à
ee qu'ils représentent parce qu' « un moment donné du jour • est un concept abstrait.
60
L'analogique et le contigu
Comme il a été dit plus haut, la racine de ce que nous appelons la règle de conti-
guïté est une relation empirique de la partie au tout ou de partie à partie sous-
tendant le processus de symbolisation. Les signes basés sur une substitution
impliquent au contraire une nette discontinuité entre le signe et le denotatum :
le mot « table » n'a de contiguïté empirique avec aucune des tables réelles existant
dans le monde extérieur. Je pense cependant que la dimension substitution/
contiguïté devrait être considérée comme une ligne continue, comme les trois
autres axes, les mots d'une part et le poing fermé de l'autre étant les deux extrêmes
opposés. D'un point de vue génétique, il paraît probable que beaucoup de compor-
tements fonctionnant initialement comme des signes en vertu d'un lien empirique
de contiguïté, avec ce qu'ils représentent, peuvent par la suite s'être de plus en
plus éloignés du tout auquel ils appartenaient à l'origine. Pour conserver leur
fonction symbolique malgré ce processus d'éloignement, ces signes pourraient
avoir acquis une relation conventionnelle croissant avec leurs signifiés; ou bien
ils pourraient s'être graduellement incorporés des caractéristiques imitatives
et être devenus aussi des signes analogiques. Par contre, les mots semblent avoir,
du moins en partie, une relation initiale de contiguïté avec ce qu'ils représentent;
pour un jeune enfant qui apprend à parler, l'association de la perception de
l'objet et du son qui le nomme comme de parties d'une même expérience globale
est un aspect important du processus d'acquisition du langage. A mesure qu'est
parcouru le chemin qui mène à la maîtrise de l'abstraction, le signe se dissocie
de plus en plus de l'objet saisi par l'expérience et le premier commence à jouer
effectivement le rôle de substitut du dernier. Il ne serait peut-être pas trop risqué
d'identifier le principe de contiguïté, d'un point de vue génétique, avec la matrice
la plus primitive des processus symboliques. En tout cas, le phénomène métony-
On pourrait alléguer que la pendule ne représente pas le temps mais le mesure. En lais-
sant de côté les problèmes métaphysiques, s'il est vrai qu'en premier lieu la pendule
mesure le temps, il est également vrai que dans le contexte de notre société, elle symbo-
lise toujours le temps.
61
Eliseo V erôn
mique du signe est certainement le processus de base grâce auquel l'acte social
spontané devient un message pour les communicateurs impliqués dans une
interaction sociale cc naturelle ».
62
L'analogique et le contigu
63
Eliseo Veron
peut-être mieux traduire • proposai » par « position » et non par « proposition •, pour
éviter la confusion entre le sens logique du terme et son sens fonctionnel {faire une pro-
position = proposer quelque chose à quelqu'un), qui est le seul pertinent ici.
64
(cada vez me gusta mas)
VAN
L'analogique et le contigu
problème central posé par l'emploi de systèmes de signes fondés sur la règle
de contiguïté. Il ne se produit jamais une telle confusion potentielle dans
le cas d'un analogon. Le matériel analogique n'est pas ambigu dans le sens
ici indiqué, parce que nous ne pouvons jamais confondre le signifiant avec le
signifié.
Reprenons notre exemple antérieur pour éclaircir la remarque de Bateson et
Jackson. Le poing fermé, en tant que signe de A envers B (c'est-à-dire, en tant
que « menace ») est un « commentaire » de la relation entre A et B : l'agression
ou la violence est présente comme possibilité au sein de l'interaction. Le poing
fermé possède sa capacité signifiante du fait qu'il est un fragment, une partie
extraite d'une séquence d'action plus longue : la séquence d'agression, dont la
possibilité est « proposée » par le fragment. Appelons S la séquence d,action;
à un moment donné, la « discussion » interpersonnelle porte sur la possibilité
de son actualisation. Supposons que la séquence S puisse être divisée en certaines
«parties » (disons a, b, c ... n). La « discussion »sur S est donc introduite par A
par le moyen de a: le fragment d'action a (le poing fermé) est à la fois une partie
de S et son signifiant. Et c'est précisément en tant que son lien métonymique
avec S est reconnu, que a peut remplir sa fonction signifiante. Tout acte main-
tient avec la séquence dont il fait partie, comme on peut le voir, une relation
tout à fait particulière. On pourrait dire que le signe comportemental « méto-
nymique » n'a d'existence que sur la hase d'un lien qui est à la fois reconnu
et méconnu. Sa reconnaissance est la condition même du fonctionnement
du fragment d'action comme signifiant du tout; mais du fait que ce lien
est investi d'une fonction symbolique, il résulte une « neutralisation » de
la relation purement « naturelle » ou « causale » qui mène d'un acte au sui-
vant : si le poing fermé était en relation « naturelle » avec ce qui « suit » il
ne s'agirait pas d'un message sur une violence possible, mais de la violence elle·
même.
V. La contiguïté, nous l'avons dit, est la règle de base par laquelle un acte,
même si sa réalisation n'est associée à aucune « intention » de communiquer,
transmet des informations à un observateur. Tout acte corporel a un lien de
contiguïté spatiale et temporelle avec la séquence plus longue dont il fait partie,
et par conséquent, il est inévitablement « contaminé » par la signification : il
tend à se transformer en un signe de la séquence plus longue. Mais cette conta·
mination a toujours un caractère indéterminé, parce que le même acte peut faire
partie de différentes séquences de comportement. Tout acte corporel observé
est donc un signe ambigu.
Prenons un exemple - mais comment en trouver un? Nous pourrions inviter
le lecteur à considérer toute séquence d'action « naturelle » en cours dont il
pourrait être témoin. Ou bien nous devrions introduire notre exemple de signes
« métonymiques »par l'intermédiaire d'un analogon, ce qui est une situation très
intéressante, caractéristique de toutes les représentations analogiques («images»)
de l'activité humaine : dans ces cas-là, le message analogique représente un
matériel fait de signes <c métonymiques ».
Il est évident que ce qu'on vient de dire enferme un problème théorique très
important : pour la reconstruction de l' " efîet de sens », quand on étudie des
messages analogiques (photographie, cinéma, par exemple), il faut tenir compte
non seulement des propriétés des codes qui président à la production des messages
dans le système analogique considéré, mais aussi des propriétés des objets ci: pré-
65
Eliseo V eron
sentés » ou « proposés » par les images. On pourrait croire que cette affirmation
comporte une trahison du principe d'autonomie de la sémiotique, qu'elle implique
un retour à des perspectives dépassées, en réintroduisant la préoccupation du
référent. A mon avis, ce n'est pas du tout le cas : il s'agit plutôt d'une attitude
cohérente avec l'idée d'une sémiotique étendue, translinguistique. Les« propriétés
des objets représentés » par les images n'entrent pas en considération en tant
que propriétés du « réel », mais dans la mesure où ces « objets » sont à leur tour
des objets sémiotiques, des messages. Une image, par sa nature même, ut d'habi-
tude un message qui « présente» ou « propose» d'autres messages. Ce critère découle
précisément du fait qu'il n'y a, à l'intérieur de la démarche sémiologique, rien
qui soit du « réel » pur. Si l'effet de sens d'une photographie << présentant » un
fragment d'action humaine n'est pas le même que celui d'une photographie
« proposant » une nature morte ou un paysage, la différence - au-de1à du fait
qu'il s'agit de deux messages obéissant aux mêmes principes de codage, ceux du
matériel analogique - relève du fait que dans la première, opèrent certains des
mécanismes symboliques propres à l'action sociale en tant que message, méca-
nismes qui sont absents de la seconde. A traYers l'analogon, transparaissent les
mécanismes symboliques propres des objets sémiotiques imagés.
Voyons comment la règle de symbolisation par contiguïté, inhérente aux pro-
cessus d'action, fonctionne par l'intermédiaire d'un matériel analogique, quand
ce dernier « propose » un message codé « métonymiquement ».
Le placard reproduit ici illustre parfaitement la manière dont la publicité
utilise le caractère essentiellement ambigu du lien métonymique entre les actes.
La connotation sexue1le du placard semble évidente; elle peut être facilement
déchiffrée dans les opérations sélectives et combinatoires faites par le publicitaire.
Cependant, quand le message est construit à l'aide de matériel non digital, ces
opérations peuvent toujours prétendre à l'innocence : le message sexuel connoté
peut être nié par l'auteur et attribué à un mécanisme de« projection» du specta-
teur. La photographie présente d'une part un acte: un homme qui paraît en train
de s'habiller. De quelle séquence comportementale plus longue cet acte est-il
un fragment? Chacune des diverses réponses possibles contient « l'effet ,, que Je
publicitaire a cherché. Si nous « remontons » de cet acte vers ceux qui l'ont
précédé nous avons le choix entre plusieurs « antériorités » différentes : l'une
d'elles est indubitablement l'acte sexuel, dans la mesure où l'acte de s'habiller
implique un état de nudité antérieur et où le placard tend à associer cet état de
nudité à la présence de la femme et à la réflexion silencieuse placée sous l'image 1 •
Naturellement, cette interprétation n'est pas nécessaire : l'homme pourrait être
en train de changer de costume, et dans ce cas sa nudité passagère aurait eu un
caractère tout à fait innocent. Cependant, la présence simultanée, dans la même
66
L' analogi,que et le contigu
situation, de l'image de l'homme en train de s'habiller et de celle de la femme
aurait peut-être trop forcé le message dans le sens d'une interprétation sexuelle.
Les deux images ont donc été présentées en surimpression légère afin de trans-
mettre l'idée qu'il pourrait s'agir d'une situation dans laquelle la femme seule se
remémore l'image de l'homme. Dans ce cas, les deux personnages auraient un
statut empirique différent et l'image de l'homme serait transposée dans le domaine
de l'imaginaire. Le placard contient cette • lecture » possible de sa signification
mais en même temps l'écarte, puisque la silhouette de la femme est moins nette
que celle de l'homme : ce dernier produit une impression plus forte de réalité.
En fait, la figure imaginée pourrait être celle de la femme si l'on se laissait guider
par le critère de la netteté relative des deux personnages. Or, si c'était le cas, la
réflexion silencieuse devrait être attribuée à l'homme et son contenu se référerait
selon toute probabilité à l'image de la femme : ici encore, la connotation sexuelle
serait fortement suggérée. Donc, même si la netteté différente de la photographie
fait associer l'image de l'homme à la réalité et celle de la femme à l'irréalité ou
à la fantaisie, la distribution spatiale du message verbal en relation avec la photo-
graphie ainsi que la dimension relative de chaque figure tendent à relier la
remarque écrite à la femme plutôt qu'à l'homme. Tou tes ces lectures possibles
composent une sorte de mécanisme d'oscillation, une sorte de jeu autour d'une
configuration de sens potentiels; configuration instable parce qu'elle repose sur
l'indétermination du rapport de contiguïté qui relie les actes : que faisait cet
homme un peu avant?
Évidemment dans ce cas, le message digital est le complément rigoureux de
cet équilibre délicat d'ambiguïtés (voir note 1, p. 22). En espagnol, la remarque
verbale pourrait évoquer une situation précé.dente présentant un caractère
sexuel (ou mieux : une série de situations précédentes, connotation transmise par
l'expression« cada vez »: «chaque fois »);elle pourrait aussi évoquer la personne
(lui ou elle), sans établir de lien entre lui (ou elle) et une action particulière
quelconque; et naturellement elle pourrait enfin évoquer la chemise, qui est
finalement le personnage privilégié de l'histoire. Et parce que le réseau de ces
choix sémantiques alternatifs demeure ouvert dans toute son ambiguité,
l'heureuse chemise est apte à s'associer avec n'importe lequel d'entre eux et donc,
par une curieuse opération d'addition, avec tous.
VI. Un acte est un message, mais un message qui parle de quoi? Si je vois
un individu crier, rougir et gesticuler, je ne peux pas me contenter de dire que
cette séquence comportementale « représente » sa colère; indubitablement, elle
ut sa colère pour toute personne recevant le message. Mais un fragment de
séquence comportementale tend, par contiguïté, à symboliser le tout dont il
fait partie. Et comme le fait de rougir traduit parfois la colère, parfois la honte,
parfois la confusion, le lien symbolique rattachant les actes corporels les uns aux
autres est toujours instable. La texture des actes à l'intérieur de la structure
temporelle de l'action sert cependant de base à la qualité primaire de message
que comporte tout acte. La règle selon laquelle cette texture s'organise parait
très difJérente de celle qui gouverne la communication digitale et analogique :
le digital et le métonymique sont peut-être les deux pôles de l'univers symbolique.
Quand ils mentionnent les difficultés impliquées par la « traduction » du code
digital dans le langage des échanges comportementaux, Bateson et Jackson
font remarquer que ce passage confère toujours un élément de 8ecret à la commu-
nication. Démêler et décrire en détail les mécanismes symboliques qui se cachent
67
Eliseo V erôn
derrière cette qualité de « mystère » assoc1ee aux messages par l'action, repré-
sente une des tâches fondamentales de la recherche sémiologique.
ELISEO V ER6N
Centro de lnvestigaciones Sociales
Instituto Torcuato Di Tella
Buenos Aires.
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Jacques Durand
.
Rhétorique et 11I1age publicitaire
Rhétorique et publicité.
La rhétorique, actuellement délaissée par l'enseignement officiel et par la
« littérature supérieure », semble avoir trouvé refuge dans la publicité.
La rhétorique peut être définie, au moins sommairement, comme« l'art de la
parole feinte ». En littérature. depuis le romantisme, règne le culte du « naturel »
et de la «sincérité ». La publicité se présente au contraire comme artifice, outrance
® volontaire, schématisme rigide. Elle affiche ses conventions et le public entre
@ dans le jeu, discernant clairement ce qui est vérité et ce qui est feinte.
Le discrédit de la rhétorique peut expliquer, en partie, le discrédit de la publi-
© cité. Aujourd'hui, un regain d'intérêt se manifeste, dans le courant structuraliste,
pour la rhétorique. On s'aperçoit alors que, si la publicité a un intérêt culturel,
c'est à la pureté et à la richesse de sa structure rhétorique qu'elle le doit : non
pas à ce qu'elle peut apporter d'information vraie, mais à sa part de fiction.
Une première analyse de l'image publicitaire à l'aide des concepts rhétoriques
a été proposée par Roland Barthes dans le no 4 de Communications: l'analyse
approfondie d'une annonce le conduisait à jeter les bases d'une u rhétorique de
l'image». Il ajoutait que« cette rhétorique ne pourrait être constituée qu'à partir
d'un inventaire assez large», mais qu'on pouvait« prévoir dès maintenant qu'on
y retrouverait quelques-unes des figures repérées autrefois par les Anciens et les
Classiques » (p. 50).
C'est un tel inventaire qui a été tenté, sur plusieurs milliers d'annonces. Et
cet inventaire a permis de retrouver dans l'image publicitaire, non pas quelques-
unes, mais toutes les figures classiques de la rhétorique. Et, en sens inverse, il
est apparu que la plupart des« idées créatives »qui sont à la hase des meilleures
annonces peuvent être interprétées comme la transposition (consciente ou non)
des figures classiques.
Fonction de la rhétorique.
70
Rhétorique et image publicitaire
supposer que ce qui est dit de façon « figurée• aurait pu être dit de façon plus
directe, plus simple, plus neutre.
Ce passage d'un niveau à l'autre se réaliserait, de façon symétrique, à deux
moments: au moment de la création (l'émetteur du message partant d'une pro-
position simple pour la transformer à l'aide d'une « opération rhétorique•) et au
moment de la réception (l'auditeur restituant la proposition dans sa simplicité
première).
Bien entendu, cette thèse est en partie mythique : positivement, la « propo-
sition simple• n'est pas formulée et rien ne nous assure de son existence. Celle-ci
ne pourrait être établie que par une investigation spécifique : soit par interview
d'un échantillon de lecteurs (pour reconstituer leur processus de lecture), soit
par analyse d'un échantillon de textes (la « proposition simple » étant alors la
proposition la plus probable étant donné le contexte). Cette« proposition simple»,
virtuelle, offre en tout cas un intérêt opératoire, et c'est à ce titre que nous l'uti-
liserons.
Plus important est cet autre problème : qu'y a-t-il de plus dans la proposition
figurée que dans la proposition simple? Qu'est-ce qui, dans la proposition figurée,
avertit l'auditeur qu'elle ne doit pas être prise au mot? Et si l'auditeur restitue
la proposition simple, qu'a-t-il reçu de plus que si cette proposition simple avait
été seule prononcée : si l'on veut faire entendre une chose, pourquoi en dit-on
une autre? .
Pour résumer le problème de façon paradoxale : nous sommes en présence de
deux propositions, dont l'une est réelle mais n'a pas de sens (ou plutôt : ... n'a
pas le sens) et dont l'autre a un sens, mais n'existe pas.
On apportera un peu de lumière si (comme Freud dans le Mot tresprit) on fait
intervenir les concepts de désir et de censure. Prenons un exemple : «J'ai épousé
un ours•, déclare une lectrice dans le courrier du cœur de Bonnes Soirées (11 février
1968). Une telle proposition, dans sa littéralité, transgresse certaines normes,
ici d'ordre juridique, social, sexuel : il n'est pas licite, dans notre société, d'épou-
ser un animal 1 . Cette transgression joue un double rôle. D'abord l'improbabilité
d'une contestation réelle des normes, dans le contexte où elle se trouve, avertit
le lecteur qu'il ne doit pas s'en tenir au sens littéral et le conduit à rétablir la
proposition initiale : «Mon mari est (sauvage comme) un ours »ou, plus simple-
ment, «Mon mari est sauvage ». Mais d'autre part, même feinte, la transgression
apporte une satisfaction à un désir interdit, et, parce que feinte, elle apporte une
satisfaction impunie.
Toute figure de rhétorique pourra s'analyser ainsi dans la transgression feinte
d'une norme. Suivant les cas, il s'agira des normes du langage, de la morale,
de la société, de la logique, du monde physique, de la réalité, etc. On comprend
ainsi les libertés que la publicité prend avec l'orthographe s, avec la grammaire,
l'emploi intensif qu'elle fait de l'humour, de l'érotisme, du fantastique - et, en
même temps, le peu de sérieux qu'elle accorde à ces transgressions : ces licences,
qui irritent tant de bons esprits, ne sont pas duplicité ou indigence de pensée,
mais strict exercice de rhétorique.
En littérature, les normes contestées sont essentiellement celles du bon lan-
71
Jacques Durand
gage, et les figures présentent une certaine similitude avec les troubles de la
parole. Dans l'image, les normes en cause sont surtout celles de la réalité physique,
telles que les transmet Ja représentation photographique. L'image rhétorisée,
dans sa lecture immédiate, s'apparente au fantastique, au rêve, aux hallucina-
tions : la métaphore devient métamorphose, la répétition dédoublement, l'hyper-
bole gigantisme, l'ellipse lévitation, etc.
Parfois apparaît le souci de donner une justification réaliste à ces procédés :
le dédoublement est «justifié » par la présence d'un miroir, le grossissement par
la présence d'une loupe, etc. Bien entendu, l'irréalité n'est pas éliminée, mais
seulement déplacée : la présence d'un miroir sur une plage (campagne Jantzen
1966) est fort incongrue.
Dans son cours de 1964-65, Roland Barthes a proposé de classer les figures
de rhétorique en deux grandes familles :
- Les métaboJes, qui jouent sur la substitution d'un signifiant à un autre :
jeux de mots, métaphore, métonymie, etc.
- Les parataxes, qui modifient les rapports existant normalement entre
signes successifs : anaphore, ellipse, suspension, anacoluthe, etc.
Les premières se situent au niveau du paradigme, les secondes au niveau du
syntagme.
Le classement que nous utiliserons se réfère aux mêmes concepts de paradigme
et de syntagme, mais en ayant recours à l'un et l'autre dans la définition de
chaque figure.
La figure de rhétorique étant définie comme une opération qui, partant d'une
proposition simple, modifie ~ertains éléments de cette proposition, les figures
seront classées suivant deux dimensions :
- d'une part, la nature de cette opération.
- d'autre part, la nature de la relation qui unit les éléments variants.
L'opération se situe plutôt au niveau du syntagme, la relation au niveau du
paradigme. On peut dire aussi que la première se rattache à la forme de l'expres-
sion (signifiants) et la seconde à la forme du contenu (signifiés).
72
Rhétorique et image publicitaire
comprend comme cas particulier la répétition : adjonction d'éléments iden-
tiques).
- la suppression: on enlève un ou plusieurs éléments de la proposition.
et deux opérations dérivées :
- la aubatitution, qui s'analyse en une suppression suivie d'une adjonction
on enlève un élément pour le remplacer par un autre.
- l'échange, qui comprend deux substitutions réciproques : on permute deux
éléments de la proposition.
Nicolas Ruwet (Introduction à la grammaire générative, p. 250-251) propose
deux opérations supplémentaires : «l'expansion »et la ((réduction»; ce sont des
cas particuliers de substitution (substitution majorative et substitution mino-
rative), qui diffèrent par la nature de la relation, c'est-à-dire suivant la seconde
dimension de notre classement.
b) Lu relations :
Les relations qui existent entre deux propositions peuvent être classées égale-
ment selon une dichotomie fondamentale : celle du même et de l'autre, de la
similitude et de la différence. G. G. Granger voit dans cette dichotomie le couple
constitutif de la notion de qualité, l'étape ultime de la réduction de la qualité
dans la pensée structurale (Pensée formeUe et sciences de l'homme, p. 109-111).
Le problème est de savoir comment utiliser ces deux concepts pour définir
des degrés supplémentaires de relation. D. Kergévant s'en tite en introduisant
une différence de degré; il distingue deux catégories de comparaisons : la ressem-
blance et la dissemblance, et dans chaque catégorie deux degrés, un degré faible
et un degré fort : analogie et identité d'une part, différence et opposition d'autre
part 1 .
Une autre solution {c'est celle notamment de Barthes et de Greimas) consiste
à décomposer le signifié en éléments {les sèmes), afin de séparer ceux qui sont
porteurs d,identité et ceux qui sont porteurs de différence. S. Lupasco insiste
au contraire sur le caractère indissociable de la similitude et de la différence, les
divers objets logiques correspondant à des degrés divers d'actualisation et de
potentialisation corrélatives de ces deux concepts sans que l'on puisse atteindre
l'actualisation totale d'un concept et la potentialisation totale de l'autre 2 •
En fait il semble qu'il y ait non pas une mais deux dichotomies fondamentales:
similitude et différence d'une part, solidarité et opposition d'autre part. Et les
rapports entre ces deux dichotomies sont instables et ambigus. Au stade pré-
œdipien, lorsque s'acquiert la distinction du moi et de l'autre, la similitude est
signe de l'appartenance à une même classe, d'une extension du moi et la diffé-
rence est signe d'extériorité, de séparation. Avec le stade œdipien l'homologie
se renverse : la différence de sexe signifie complémentarité et désir, tandis que
l'identité de sexe entraîne identité d'objet du désir, rivalité, conflit.
Les définitions que nous adopterons seront plus formelles : elles seront fondées
sur la notion de paradigme. Deux éléments seront dits« opposés» s'ils appartien-
nent à un paradigme qui se limite à ces termes (exemple : masculin /féminin)
- «autres» s'ils appartiennent à un paradigme qui comprend d'autres termes -
1. Eric de GROLIER, Étude sur les catégories générales applicables aux classifications
documentaires, UNESCO, 1962, p. 23.
2. S. LuPAsco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie, Hermann, 1951,
p. 31-41.
73
Jacques Durand
c mêmes » s'ils appartiennent à un paradigme constitué d'un terme unique.
On passe de la notion de paradigme à la notion de transgression si l'on admet que
deux termes d'un même paradigme ne doivent pas, normalement, figurer dans
la même proposition : la transgression est faible pour deux éléments « autres »
(simple coïncidence), forte pour deux éléments « opposés » (rencontre de deux
éléments antagonistes), très forte pour deux éléments « mêmes • (dédoublement
d'un élément unique).
Suivant les rapports élémentaires qui unissent leurs éléments respectifs, deux
propositions pourront être liées par les relations suivantes :
identité : uniquement des rapports « même »;
similarité : au moins un rapport « même » et des rapports « autre »;
opposition : au moins un rapport « opposé •;
différence : uniquement des rapports .c autre ».
Comment définira-t-on les éléments constituants d'une proposition? il suffit
de dire que ce sont ceux qui supportent les rapports élémentaires : l'analyse des
figures de rhétorique indiquera simultanément quels sont les éléments consti-
tuants et quels sont les rapports qui existent entre eux. Les éléments constituants
ne recouvrent donc pas nécessairement l'ensemble des unités de signification
contenues dans la proposition, mais seulement celles qui ont été utilisées cons-
ciemment par le créateur dans son jeu rhétorique.
Le découpage le plus simple ne comporte que deux éléments : la forme et le
contenu. Comme nous le verrons, ce découpage est difficile à transposer à l'image
publicitajre. Mais il est à la base des définitions des figures classiques. Ces deux
éléments suffisent déjà pour engendrer neuf types différents de relations entre
les propositions :
eimilarité
mêmes identité paradoxe
du contenu
similarité opposition
autres différence
de forme de forme
TABLEAU 1
Paradoxe et double sens sont des figures intéressantes car elles présentent
une contamination du rapport de contenu par le rapport de forme : le rapport
de contenu est perçu d'abord comme homologique du rapport de forme puis il
se renverse dans une lec.ture plus attentive.
74
Rhétorique et image publicitaire
Opération rhétorique
Relation entre
éléments variants
A B c D
Adjonction Suppression Substitution ~change
2- Similarité
-de forme Rime Al1usion Hendiadyn
- de contenu Comparaison Circonlocution Métaphore Homologie
4- - Opposition
-de forme Attelage Duhitation P ériphrase Anacoluthe
-de contenu Antithèse Réticence Euphémisme Chiasme
5- Fausses
homologies
- Double sens Antanaclase Tautologie Calembour ntimétabole
- Paradoxe Paradoxe Prétérition Antiphrase Antilogie
A.1. Répétition.
La rhétorique classique connaît un grand nombre de figures de répétition,
qui se distinguent par la substance de l'élément répété (son, mot, groupe de
mots) ou par la position de cet élément dans la chaîne parlée (début ou fin de
1. Les exemples figurant dans ce texte ont été choisis principalement dans deux sériea
de diapositives éditées par l'UFOLEIS (numéros hors série de Image el Son).
75
Jacques Durand
A.2. Similarité.
La rhétorique classique connaît deux types de figures de similarité : celles qui
reposent sur une similarité de forme (rime, apophonie, paronomase) et celles qui
reposent sur une eimilarité du contenu (comparaison, pléonasme, expolition,
épanorthose).
Cette distinction peut être transposée à l'image. On rencontre effectivement des
annonces fondées sur des similitudes formelles. Ainsi une annonce qui compare
la forme d'un biscuit à celle d'un doigt, la similitude visuelle étant souJignée
par le texte («c'est comme un doigt» Cadbury, 1968).
De même Baby Relax, qui se contentait en 1967 d'une comparaison littérale
(« Baby Relax, l'enveloppante sécurité des bras d'une maman »), a su en 1968
illustrer de façon suggestive la similitude de forme entre ce siège et le corps de
la mère.
La distinction entre forme et contenu est toutefois peu opérante (on consta-
tera dans les deux exemples précédents que ce qui est « forme » dans l'image peut
devenir« contenu » dans le texte). Il est préférable de remonter à la définition
plus abstraite de la similarité : ensemble d'éléments dont les uns sont porteurs
de similitude et les autres de différence.
76
Rhétorique et image publicitaire
Les deux éléments essentiels des annonces sont le produit (qui intéresse l'annon-
ceur) et les personnages (qui intéressent le lecteur); nous grouperons provisoire-
ment sous le terme de « forme» l'ensemble des autres éléments : attitudes, vête-
ments (pour autant qu'ils ne sont pas l'objet de la publicité}, accessoires, lieux ...
Chacun de ces éléments pouvant être marqué de similitude ou de différence,
on se trouve en face de huit possibilités, qui sont effectivement attestées, et qui
correspondent à des significations nettement distinctes :
a) même forme, même personnage, même produit: c'est le cas de la répétition
photographique, que nous venons d'étudier.
b) identité de forme et de personnage, produits différents : le même person-
nage dans une posture identique présente les divers modèles d'une collection
(Ban Lon, 1966) ou les diverses utilisations d'un produit (les 7 «taches terribles»:
Génie, 1968); il s'agit ici d'explorer un paradigme (celui des variétés du produit,
ou de ses utilisations) et le personnage se fige dans une immobilité contempla-
tive, soulignant le. caractère abstrait du paradigme.
On peut d'ailleurs rencontrer à l'état pur, sans personnage, le paradigme des
variétés d'un produit (la pile bien rangée de flacons d'épices Sulta} ou de ses
utilisations (le pain Jacquet «nature ... ou grillé ... ou tartiné ... etc. »)
c) identité de forme et de produit, personnages différents : comme dans la
figure précédente, la similitude formelle crée un sentiment d'artifice : les per-
sonnages semblent participer à un ballet; mais la finalité est différente : il s'agit
de mettre l'accent sur l'unanimité des utilisateurs dans le choix d'un même pro-
duit (Alitalia, 1965 : quatre personnages de races différentes regardent le même
avion).
d) identité de forme, personnages et produits différents : il y a ici homologie
entre deux paradigmes, celui des personnages et celui des variantes du produit.
Ainsi Ambre Solaire, 1966 qui présente sept jeunes filles portant le même maillot
et assises sur le même fauteuil, et explique pourquoi elles utilisent des variétés
différentes du produit.
e) identité de personnage et de produit, différence de forme : la différence de
forme indique que l'on quitte le domaine de l'abstraction pour celui de la concré-
tude. On n'explorera plus l'espace du paradigme, mais la dimension du temporel,
du syntagme. Un grand nombre d'annonces illustrent ainsi le déroulement d'un
processus temporel : mouvement saisi par un effet stroboscopique (SaYora, La
Redoute, 1966, Playtex, de 1965 à 1967); différentes étapes d'un déshabillage
(Rosy-Doll, 1965); différentes phases de fabrication ou d'utilisation du produit
(Caméras Kodak, 1965, Nescafé, 1964); différentes activités d'une journée (Lesieur,
1966, Tress, de 1965 à 1968).
La même figure peut illustrer la diversité des utilisations d'un produit (le
nettoyage des différentes pièces d'un appartement: Spic, 1965).
En raison même de son aspect concret, cette figure peut enfin prendre une
tonalité fantastique : si les deux personnages identiques sont intégrés à une
même image, la différence d'attitude peut indiquer qu'il ne s'agit pas d•une
répétition photographique, donc que ce sont deux personnages différents : le
texte parle alors de« jumelles», de« doublures», ... (ID, 1965, Tassal, 1967).
/) même personnage, différence de forme et de produit : il s'agit ici d'explorer
les variétés diverses du produit (linge de maison M asurel, 1967) ou les diverses
manières dont on peut l'utiliser (soutiens-gorge convertibles : (Warner, 1966,
Variety V alisère, 1968), l'identité de personnage a ici pour fonction de signifier,
par déplacement, l'unité du produit.
77
Produit unique V arüth du produit
a) b)
répétition du personnage - exploration du paradigme des
expression emphatique de la variétés du produit
mime personnage répétition des utilisations ou
de la multiplicité des utili-
mime fornu sateurs
e) f)
expression analytique du expression de l'unité du pro-
mlJN peraonnage
déroulement temporel (ac- duit dans la diversité de ses
(orme diflérenle variétés
tivités de l'utilisateur)
A.3. Àccu.mularion.
Lorsqu'on ajoute à un message des éléments différents, on obtient une figure
d' c accumulation it. La rhétorique classique connaissait une figure portant ce
nom, et on peut lui associer quelques figures annexes comme « l' épitrochasme J)'
la « conjonction > et la « disjonction it, etc.
L'accumulation renvoie à deux signifiés. Le premier est celui de la quantité,
ou plus exactement de la quotité, de la masse, puisque le nombre exige une
structuration par les rapports d'identité et de différence qui fait ici défaut. Le
second signifié est celui du désordre, du chaos : les personnages et les objets
présentés ne sont pas sagement alignés (comme dans l'expression simple du
paradigme), mais entassés, amoncelés, enchevêtrés; les rapports d'identité et
d'opposition ne sont pas seulement absents, ils sont refusés. Exprimant la pro-
fusion, l'accumulation est donc une figure romantique. Ce n'est pas pour autant
une figure forte : le fait de refuser la structuration lui donne au contraire un
champ d'expression limité.
79
Jacques Durand
Nous trouvons d'abord des images qui illustrent des accumulations verbales
(<c Ma pipe, mon cheval, ma femme», Prestinox, 1966 - « Son bureau, son chien,
son eau de toilette » : Green Water). Ensuite l'accumulation des variantes d'un
produit, sans personnage ou avec un présentateur unique (Légumes d' Aucy,
Laines Picaud, 1965, Récipients Tupperware, 1967). Ensuite des accumulations
de personnages présentant diverses variétés du produit, avec une homologie
plus ou moins marquée entre personnages et variétés (maillots Rasurel, Tee-
shirts Jil-Zodiaque, 1964... ). Enfin un objet unique accompagné d'une accumu-
lation d'objets hétéroclites, avec lesquels il n'entretient que des rapports loin-
tains: c'est un aspect que nous retrouverons dans la métonymie («le luxe c'est ... •
Toualifa, 1967 - UTA, 1966).
A.4. Opposition.
Les figures classiques d'opposition peuvent, elles aussi, être répartie• en deux
familles, suivant qu'il y a opposition au niveau de la forme (anachronisme, atte-
lage) ou au niveau du contenu (antithèse, par'uponïan).
Certaines annonces se présentent comme la transposition immédiate de ces
figures.
Par exemple la même scène est présentée tour à tour dans le style de deux pays
ou de deux siècles différents (Rhum Clément, 1966, Obao, 1966 et 1967, Mobilier
Français, 1966, Société générale, 1964, Confitures Keiller). Ou encore la même
image associe des éléments entre lesquels existe une certaine opposition : un
ramoneur sur un tapis (Tapis Vernier, 1962), un homme· en blanc sur un tas de
charbon (Omo, 1967), un personnage malodorant près d'une narine délicate
(Rexona).
On reste là au stade de l'illustration sommaire de figures verbales. L'image
publicitaire permet un jeu plus subtil, à partir du moment où le créateur prend
conscience de la ~amme d'éléments dont il dispose et où il crée systématiquement
des rapports d'identité et d'opposition entre ces éléments.
Ce qui justifie l'antithèse, c'est la présence concurrente de plusieurs marques
sur le marché. Une première solution consiste à ignorer cette compétition et à
se contenter d'affirmer la valeur absolue de la marque, comme si elle était unique:
cette solution correspond aux figures de répétition, de similarité et d'accumulation.
Une autre solution consiste à prendre son parti de la compétition, à l'installer
au cœur de l'annonce, mais en plaçant la marque en situation avantageuse; après
le panégyrique du dieu unique, la réfutation des idolâtries et des hérésies : c'est
le rôle des figures d'opposition.
En fait il est rare que les différentes marques soient présentées concurrem-
ment dans une même annonce : la loi ou la coutume l'interdisent en France
(signalons toutefois une annonce de Skip qui énumère 49 fabricants de machines
à laver). Dans la plupart des cas, il s'agira d'un simulacre, qui opposera la marque
annoncée à une marque anonyme, ou à la non-utilisation de cette marque, ou
qui mettra en compétition deux variétés de la même marque, etc.
a) comparaison entre deux marques: dans cette famille d'annonces, la marque
est mise en parallèle avec une marque concurrente anonyme. Le parallèle est
visualisé en général par la sym..étrie (verticale ou horizontale} de la mise en page.
Les deux marques sont présentées dans deux images placées côte à côte. L'analyse
détaillée de ces images fait apparaître une multitude d'éléments signifiants liés
suivant les cas par des rapports d'identité ou d'opposition. Par exemple l'une
80
Rhétorique et image publicitaire
des images peut être sombre et l'autre lumineuse, l'une en noir et blanc et l'autre
en couleur etc.
La présence simultanée de rapports d'identité et de rapports d'opposition
s'explique; il faut d'une part insister sur les conditions de réalisation du test,
indiquer que les deux marques bénéficiaient de chances égales : les rapports
d'identité sont les signifiants de l'impartialité du test; il faut d'autre part insister
sur les résultats, montrer que la marque annoncée surclasse nettement son
concurrent: les rapports d'opposition sont les signifiants de la supériorité de la
marque. Mais bien entendu les deux objectifs sont contradictoires, et leur pour-
suite simultanée exige une grande adresse.
Suivant les cas la comparaison présente deux fois le même personnage (KnJp-
ton, 1964, Laque Color Net, 1966}, ou met en jeu deux personnages différenb
(Spic de façon presque continue depuis 1962, Persil depuis trente ans).
Ces deux solutions impliquent des significations différentes. Présenter deux
fois le même personnage, c'est évoquer l'expérience la plus probante, celle que le
lecteur peut effectuer lui-même : mais c'est risquer de perdre des acheteurs
fidèles, en les incitant à tenter eux aussi l'expérience et à changer de marque.
Présenter des personnages différents, c'est opposer la vérité et l'erreur en leur
donnant visage humain; c'est faire appel au témoignage des « justes »; mais
c'est aussi suggérer (surtout si la campagne dure longtemps), que les « égarés »
ont une singulière persistance dans leur erreur, ce qui diminue la force probante
attribuée à la marque et à sa publicité.
b) Comparaison entre utilisation et non utilisation de la marque :
L'opposition met ici en parallèle deux situations : celle qui existait avant
utilisation de la marque et celle qui existe après (opposition avant /après :
Sunsilk, 1968, Belle Color, 1967, Gibbs SR, 1964}. Parfois l'opposition est faite
entre deux virtualités: le résultat que l'on obtiendra suivant que l'on aura utilisé
ou non la marque (Johnson car plate, 1962).
Cette figure est réalisée généralement en utilisant un même personnage, ou
pas de personnage_ du tout (Armoire de pharmacie Allibert, 1966). Comme dans
la première figure d'opposition, il s'agit d'un test individuel, mais qui élude l'exis-
tence des marques concurrentes : à ce titre on est proche des figures de
similarité.
c) Paradigme des variétés d'une marque, ou de ses diverses utilisations :
Cette figure joue le même rôle qu'une figure de similarité, si ce n'est qu'ici les
éléments prélevés dans le paradigme, au lieu d'être quelconques, sont les termes
extrêmes : 4 CV et voiture de course, tacot et voiture moderne (Renault, 1964),
appartement et maison de campagne ( I mmobilia, 1966), situation de travail et
situation de loisir (Dralon, 1962), jour et nuit (Canapé-lit Rachet). Le personnage
est soit identique, soit absent (paradigme pur).
Cette figure peut avoir pour but soit d'exprimer de façon emphatique la
diversité de la gamme, soit de neutraliser la compétition en l'installant entre les
modèles.
En tous les cas, comme il ne s'agit pas d'avantager un modèle par rapport aux
autres, une stricte égalité est maintenue ici entre les deux termes de l'opposition.
d) Paradigme des utilisateurs :
Il s'agit, ici encore, comme dans une figure de similarité, d'insister sur la diver-
sité des utilisateurs de la marque en montrant son utilisation par deux personnages
situés dans un paradigme limité : masculin /féminin (Petit Bateau, 1964, Leacril,
1967), Parent/enfant (Monsavon, 1966), adulte/enfant (Stemm, 1965), blanc/noir
81
même personnage opposition bon produit/mauvais pro-
duit, test comparatif,
opposition entre deux appel à l'expérience individuelle
marques {
personnages difiérents homologie entre personnages et produits
opposition de la vérité et de l'erreur,
paradigme de marques appel au témoignage
- idée de compétition
(Dralon, 1962). Et ici encore, une stricte égalité est maintenue entre les d\!ux
termes de l'opposition.
Le tableau 4 résume les grands traits des figures d'opposition. Mais il faut
insister sur la richesse et la diversité réelle que r on trouve dans l'application de
ces figures. Chaque annonce doit être soumise à une lecture minutieuse, à un
inventaire systématique des rapports d'identité, de différence et d'opposition.
83
Jacques Durand
des personnages ou des objets apparemment dissemblables (« Tous la même
forme » : Canigout 1968 - « quelle ressemblance y a-t-il entre un bain de mer
et un TI KI i' la fraîcheur Tiki, 1966 - « Laquelle se maquille Payoti' toutes les
deux bien sûr » Payot, 1966).
Une formule plus structurée du paradoxe consiste dans le dilemme, la fausse
alternative : l'annonce illustre visuellement une opposition, elle annonce un
choixt puis révèle que dans un cas comme dans l'autre la marque choisie sera la
même:« Qui va gagner? les rouges rouges? les roses clairs? de toute façon Peggy
Sage ». « Prenez parti, nuances fines ou couleurs franches : Polycolor ou Polyar-
dent ». « Café ménage ... Café dégustation? à vous de choisir? » (Café, 1967).
Il y a ici encore un simulacre d'opposition, dont la fonction réelle est d'exclure
plus sûrement les marques concurrentes : «Un bon départ pour ces petits pieds:
ils vont tous nus ... ou tout cuir ».
Mais l'application la plus intéressante du paradoxe est ce qu'on peut appeler
la résolution d'une antinomie : la marque est l'instrument miraculeux qui vient
apporter une solution à un dilemme auquel jusque là on ne pouvait échapper.
Cette figure est présentée verbalement dans la campagne Outspan de 1967 :
«Comment concilier taille de guêpe et faim de loup? il faut manger{ ... ) Outspan ... •.
La campagne Laya de 1967 en donne une illustration visuelle très claire : le
dilemme ancien (faire bouillir ou avoir du linge pas blanc} figure en noir et blanc
dans la partie gauche de l'image, la solution du dilemme (LaYa «qui lave aussi
blanc sans bouillir») en couleurs dans la partie droite. Mais une semblable figure
est implicite dans beaucoup de campagnes : « Boire EYian, c'est respirer
à 3.000 mètres » (solution du dilemme : ville ou air pur} - « Fraîcheur d'hiver
en plein été» (Outspan) - «La mer à domicile» (Biomer, 1966).
L'analyse de cette figure renvoie à un schéma qui est sans doute fondamental
pour la publicité. Mais il ne lui est pas propre : de nombreux romans policiers,
par exemple, sont construits sur la succession de deux paradoxes opposés 1.
B. FIGURES DE SUPPRESSION.
Les figures fondées sur la suppression d'un élément sont plus rares que les
figures adjonctives dans l'image publicitaire. D'abord parce que la publicité a plus
souvent tendance à majorer qu'à minorer. Ensuite parce que leur efficacité publi-
citaire est douteuse. Enfin parce que leur réalisation est délicate : il ne s'agit
pas seulement de supprimer un élément, mais d'amener le lecteur à percevoir
cette absence et à reconstituer l'élément absent.
84
Rhétorique et image publicitaire
B. 1. L'ellipse.
L'ellipse peut être considérée comme la figure inverse de la répétition : dans
un cas, on présente plusieurs fois de suite le même élément, dans l'autre cas, on
ne le présente pas même une fois. Comme la répétition, l'ellipse est une figure
moniste, qui met en jeu la seule relation d'un élément avec lui-même.
Visuellement, l'ellipse consiste dans la suppression de certains éléments de
l'image : objets, personnages, etc. L'image est perçue comme incomplète et elle
peut être facilement interprétée comme illustration de scènes fantastiques
(disparitions, lévitation, invisibilité, etc.).
Une première catégorie d'ellipse porte sur les éléments accessoires qui accompa-
gnent le produit: les pieds d'une table (Celamine> 1966), la voiture qui supporte
les ceintures de sécurité (ceintures Air France) etc. Il s'agit par cet artifice de
mettre en valeur le produit, d'indiquer nettement qu'il est l'élément essentiel
de l'image.
Un second type d'ellipse porte sur les personnages : l'image montre des objets
qui se déplacent seuls dans l'espace, comme portés par un homme invisible
(Rilsan, 1965, Moka Seb, 1964, lait Gloria, 1968). Ici encore le produit est mis en
valeur, mais la disparition des personnages peut créer un malaise chez le lecteur
qui pourra difficilement s'identifier à eux.
Un troisième type d'ellipse porte sur le produit lui-même. Il s'agit de montrer
que le produit s'efface avec discrétion, qu'il importe moins que les services qu'il
fournit à ses utilisateurs : le récepteur de télévision « qui disparaît lorsque l'image
paraît» (Continental Edison) 1 - la voiture sans moteur (Volkswagen, 1965), les
plats qui flottent dans l'espace (cuisinières Thermor, 1968) - les personnages
assis en l'air (sièges Steiner, 1965), etc.
B.2. Dans des figures telles que la circonlocution, l'élément supprimé est lié
à un autre élément du message par un rapport de similarité (similarité de forme
ou de contenu). Une transposition visuelle simple de cette figure consiste à pré-
senter le reflet d'un personnage dans un miroir, sans présenter ce personnage
lui-tnême (Persavon, 1964).
B.3. La suspension et la digression consistent à retarder un élément du message,
par des incidents qui n'ont avec lui qu'un rapport de contiguïté. Cette figure est
utilisée par exemple dans les annonces qui occupent les deux faces d'une même
feuille, la première page présentant un texte ou une image énigmatiques (Raco-
rama, 1966, Tricots Bel).
B.4. Dans la dubitation, la suppression d'un él~ment est due à une opposition
de forme (on hésite entre plusieurs formes pour transmettre un même contenu);
dans la réticence, elle est due à une opposition de contenus : il y a censure d'un
élément qui s'oppose à un tabou. La réticence est fréquente dans l'image publi-
citaire et elle se traduit par un véritable code : les bras croisés devant les seins
nus (tabou sexuel : Boléro, Vitos, Triumph, etc.), le rectangle noir sur les yeux
(tabou de la vie privée: Contrex, 1963, etc.), les produits présentés sans étiquette,
anonymement, (tabou commercial : Verre, 1964). Un exemple très pur de réti-
cence est la campagne Simca de 1968 qui oppose cette voiture à ses concurrents,
mais en omettant de les montrer(« et que le meilleur gagne»).
'f. Radialfla utilise un thème analogue (« la meilleure image est celJe qui fait oublier
le téléviseur •) et Tê"'4 un thème opposé : • même éteint, on le regarde encore •.
85
Jacques Durand
B.5. Les figures suppress1ves de fausse homologie peuvent être ici encore de
deux types:
- ou bien le même signifiant est présenté à deux reprises avec des sens diffé-
rents, mais cette différence est éludée : c'est la tautologie;
- ou bien l'on feint de ne pas dire ce que l'on dit en réalité très bien : c'est la
prétérition.
La tautologie verbale est fréquente en publicité : « Seul Klaxon klaxonne ». -
« Une Volkswagen est une Volkswagen ». - « Plus un homme est un homme ... »
etc. Visuellement elle est peut-être réalisée par simple présentation du produit
lui-même, comme si sa seule présence dispensait de tout autre commentaire
(No 5 de Chanel).
La prétérition verbale se rencontre dans les textes publicitaires qui feignent le
secret(« Chut, ne le dites qu'à vos amies!» UNA, 1966) ainsi que dans les annonces
qui affirment que le produit n'a pas besoin de publicité (Film Le vice et la Pertu,
1963). Un bel exemple est l'annonce Banania de 1964, qui omet volontairement
de citer le nom du produit (« Si on vous dit « Y a bon » que répondez-vous? »).
La prétérition visuelle consiste par exemple dans un geste de fausse pudeur : les
bras croisés devant des seins nus qui sont bien visibles-(Lady, 1967) ou le manne-
quin dénudé qui se dissimule les yeux (geste fréquent il y a quelques années).
C. FIGURES DE SUBSTITUTION.
86
Rhétorique et image publicitaire
certaine fascination sur les créateurs publicitaires qui l'utilisent souvent, mais en
cherchant à justifier son utilisation par le contenu du message : la page noire
illustre par exemple une publicité pour un institut d'optique (Better vision insti-
tute, 1963) ou une scène nocturne (drapa Deschamps, 1966) ou une locution
(« When Harper's Bazaar says black, it's basic», 1964). Et la page blanche illustre
l'absence de changement dans le produit (V olkswagen, 1962) ou l'absence
d'annonce (« No ad today » : annonce en faveur de la publicité dans les mois
creux, Advertising Age, 1966) ou la page vierge destinée à l'écriture (« Si vous
n'avez pas encore une calculatrice Burroughs, nous vous offrons cette page
blanche pour faire vos calculs », 1966).
87
Jacques Durand
D. FIGURES D'ÉCHANGE
Les figures d'échange sont plus complexes à analyser car elles mettent en jeu
un plus grand nombre d'éléments (généralement quatre : deux dans la propo-
sition de départ et deux dans la proposition transformée) et ces éléments peuvent
être unis par des rapports multiples. Nous attribuerons en fait une importance
prioritaire aux rapports qui existent entre les éléments de la proposition trans-
formée.
D.1. L'in~ersion est la figure homologue de la répétition : les éléments de la
proposition restent identiques; seul leur ordre est modifié. Visuellement l'inver-
sion est réalisée par la présentation d'un personnage de dos ou la tête en bas
(semelles Topy, 1964, Agence Publipress, 1965, Cuir 20 ans, 1968... ); ce procédé
peut lui aussi obéir à un souci de justification : « Vous n'êtes pas dans le vrai
si vous montrez un homme suspendu par les pieds simplement pour attirer
l'attention. Vous êtes dans le vrai si vous montrez un homme suspendu par les
pieds pour prouver que votre produit empêche les objets de tomber de ses poches »
(Bill Bernbach). Dans la régression, l'ordre inversé ne se substitue pas à l'ordre
direct, mais se juxtapose à lui (Lejaby, 1964, Pierre Ferrat, 1966).
Une autre figure, homologue de la gradation, modifie les dimensions respec-
tives des éléments de l'image, en présentant par exemple un petit personnage à
côté d'un produit géant (Vitelloise, Rex Vaisselle, Ajax Vitrea, Chaussures
Séducta, etc.). Elle peut aussi se réaliser par une déformation des objets (Maauflex
Sarlane, 1965, Favorit AEG, 1966).
88
Rhétorique et image publicitaire
D.2. L'hendiadyn crée une similarité de forme grammaticale entre deux élé-
ments différents (par exemple « l'espace limpide » devient « l'espace et la limpi-
dité »).
On en trouve un équivalent visuel dans la campagne Génie de 1963 : une simi-
larité de forme était établie entre un objet concret (un paquet de lessive) et un
concept abstrait (« des économies de gaz »), ce concept étant illustré par une
image aux contours analogues à ceux du paquet.
L'homologie peut être considérée à l'inverse comme une figure fondée sur une
similarité de contenu : le même contenu sera présenté successivement sous des
formes grammaticales différentes (« Laissez les travailleurs travailler, les étu-
diants étudier... »). Ainsi l'annonce Stocki, de 1965 présente d'abord le steak
cru et un paquet de Stocki, puis le steak garni de purée dans une assiette.
D.3. L'asyndète, qui modifie les rapports existant entre les éléments de la pro-
position en supprimant les coordinations, aboutit à un résultat analogue à
l'accumulation. Son équivalent visuel consiste à découper l'image en bandes
verticales ou horizontales et à décaler ces bandes les unes par rapport aux autres
(Teddy Girl, 1965, Racorama, 1966, Tricel, 1966, Youthcraft, 1966, Star, 1966).
D.4. Dans l'anacoluthe, l'échange des éléments entraîne une opposition au
niveau formel : la proposition contrevient aux règles de la grammaire; il en est
de même pour l'anantapod-Oton et la syllepse. L'équivalent dans l'image consiste
à réaliser par photo-montage une image impossible : une armoire qui s'ouvre
sur un paysage de vacances (Agalys, 1965), un personnage qui marche au plafond
(Roufipan) ou qui sort d'un écran de télévision (Amplix, 1964).
Dans le chiasme, l'énallage (« lbant obscuri sola sub nocte ») et l'hypal/,age
(« tant de marbre tremblant sur tant d'ombres »), l'échange crée une opposition
au niveau du contenu : la proposition est grammaticalement correcte, mais le
caractère anormal des liaisons entre les éléments atteste qu'une permutation
a été réalisée entre eux. Exemple : un père et son fils, qui ont échangé leur journal,
leur appareil photo, etc. (Tergal, 1965).
D.5. L'antimétabole (« Manger pour vivre et non pas vivre pour manger »)
est une figure de « double sens », homologue de l'antanaclase; on en trouve un
équivalent visuel dans une annonce de Tergal, qui présente côte à côte un
personnage debout impassible et ce même personnage la tête en bas et gesticulant.
L'antilogie (ou oxymoron) est à rinverse une figure de paradoxe, qui consiste à
unir dans une même proposition des éléments apparemment contradictoires
{« obscure clarté »); cette figure est facile à mettre en image: un panier de fraises
posé sur la neige {«cueillette de décembre» Gringoire, 1966), une femme en tenue
de plage dans un paysage d'hiver (Outspan) etc.
89
Jacques Durand
On retrouve en effet au niveau de la campagne de publicité les mêmes figures
de rhétorique (analysables en termes de similitude et de différence) qu'à l'inté-
rieur de l'annonce. Les figures apparaissent même ici de façon plus nette et plus
pure, en raison de la délimitation rigoureuse des éléments constituants.
Ce message semble échapper à la plupart des analystes. Cela tient aux condi-
tions très particulières dans lesquelles il est émis : les diverses annonces de la
campagne se succèdent de façon discontinue dans des supports divers, mêlées
aux annonces des autres produits et aux éléments rédactionnels. Cela tient aussi
aux conditions dans lesquelles elles sont reçues : le lecteur les reçoit à des inter-
valles éloignés, dans un or.ère quelconque; il peut ne recevoir qu'une partie des
annonces ou retrouver plusieurs fois une ou plusieurs d'entre elles.
La reconnaissance de ce message global peut apporter une solution à la mesure
de l'efficacité d'une campagne. Actuellement on n'envisage qu'un effet purement
quantitatif, en mettant en corrélation le nombre des« contacts» reçus par un indi-
vidu avec un indice d'efficacité tel que la notoriété ou l'attitude (courbe de répoTUle).
Il est certain que si l'on présente à un individu plusieurs fois la même image, il
percevra d'autant mieux ce qu'elle contient. Mais il est certain aussi qu'à un
moment donné (par exemple à la 3e ou à la 4e présentation) une mutation se pro-
duira : l'individu percevra soudain qu'on lui a présenté plusieurs fois la même
image, il percevra ainsi un signifiant supplémentaire qui n'existe pas au niveau
de chacune des images, mais au niveau de leur ensemble.
Et si les images successives ne sont pas identiques, mais (comme c'est générale-
ment le cas dans une campagne) si elles présentent à la fois des similitudes et des
différences, il faudra un certain nombre (variable) de contacts pour que ces divers
rapports soient perçus et par conséquent pour que l'ensemble des signifiés corres-
pondants soient transmis.
L'efficacité d'une campagne doit donc être établie de la façon suivante. D'abord
analyser de façon détaillée l'ensemble des rapports de similitude et de difTérence
existant entre les annonces. Ensuite, étudier expérimentalement sur un échan-
tillon comment varie la perception de ces divers rapports en fonction de la chro-
nologie des contacts (deux contacts avec l'annonce A, puis un avec l'annonce B,
etc.) et ceci pour diverses chronologies possibles (« grille de réponses »). Évaluer
ensuite {par simulation sur ordinateur) comment la population se répartira entre
les diverses catégories d'exposition {« grille d'expositions »). Enfin combiner
« grille d'expositions »et« grille de réponses »pour évaluer le degré de perception
de chaque signifié transmis par la campagne dans l'ensemble de la population.
Au niveau des ensembles d'annonces, les figures les plus fréquentes sont les
figures d'adjonction, et parmi elles les figures de similarité. L'analyse détaillée
réalisée au niveau de l'annonce peut être transposée ici et nous pouvons proposer
des exemples de campagne pour chacune des catégories du tableau 3:
a) répétition : N° 5 de Chanel (campagne constituée d'une annonce unique
indéfiniment répétée);
b) identité de forme et de personnage, variétés du produit : Péroche, 1964 et
1965 (le même personnage, dans la même attitude, présentant les différents
articles de la gamme), Potage Royco, 1966 et 1967 (paradigme pur des variétés
du produit), Mitoufle, 1966 (personnage présentant les diverses utilisations du
produit), Vittel, 1965 (la même bouteille dans des contexes différents : paradigme
pur des utilisations);
c) même produit et personnages différents, identité formelle : Champigneulles,
1967 (identité de geste : le regard dans le décapsuleur), Laça, 1967 (identité
90
Rhétorique et image publicitaire
dans un détail accessoire : les lunettes rondes), Monsa'1on, 1965 (identité de
relation entre les personnages : mère-fille);
d) homologie : Génie, 1967 (homologie entre les types de personnages et leur
vocabulaire);
e) identité de personnage et de produit, forme différente : Regia, 1965 (variété
de situations}, Renault 4, 1966 (variété d'arguments);
/) même personnage, variantes de produit, attitude différente : Leacril, 1965;
g) accumulation de personnages et de situations différentes : Set de Pantène,
1967;
h) accumulation de variantes du produit : Bally, 1967.
Ces deux dernières catégories, qui proposent des accumulations illimitées de
personnages ou d'objets, sont des figures de différence. Lorsque le paradigme
est au contraire limité et que ses termes sont épuisés dans les diverses annonces,
il y a figure d'opposition :
- paradigme limité de personnages : Badoit, 1966 (homme /femme), ÉYian
fruité, 1966 (homme /femme /enfant);
- paradigme limité des variantes du produit : Buitoni, 1966;
- homologie entre le paradigme des personnages et le paradigme des
variantes : Shampoing GSP, 1966.
La fermeture du paradigme est parfois attestée par la présence d'une annonce-
somme, qui reprend l'ensemble.:<Jes termes énumérés dans les annonces succes-
sives (Shampoing Stral, 1966).
Un cas intéressant à analyser est celui de la superposition des figures de rhéto-
rique dans l'annonce et dans la campagne : par exemple une figure de similarité
au niveau de la campagne peut être réalisée par la répétition de la même figure
(avec un contenu différent) dans chacune des annonces; et cette figure répétée
peut être aussi bien une figure de similarité (Génie, 1968 : les 7 taches terribles),
une antithèse (Spic, 1968), un paradoxe (Monsaçon, 1965 : «qui est la mère, qui
est la fille? »), une synecdoque (Perrier, 1966) etc.
Ce que la rhétorique peut apporter à la publicité, c'est avant tout une méthode
de création. Dans la création publicitaire règne actuellement le mythe de« l'ins-
piration •, de « l'idée ». En fait les idées les plus originales, les annonces les plus
audacieuses apparaissent comme la transposition de figures de rhétorique
répertoriées depuis de nombreux siècles. Cela s'explique puisque la rhétorique
est en somme le répertoire des différentes manières par lesquelles on peut être
« original 1 ». Il est donc probable que le processus créatif pourrait être facilité
et enrichi si les créateurs prenaient une pleine conscience d'un système qu'ils
utilisent intuitivement.
Le champ d'application de la rhétorique classique était strictement limité
au langage. Pour appliquer les figures de rhétorique dans le domaine de l'image,
il a été nécessaire d'en donner une définition plus abstraite, mais, grâce à cette
abstraction, nous disposons maintenant d'un instrument universel, qui peut
trouver application dans les domaines les plus variés.
1. « Presque toutes les figures de rhétorique peuvent nous fournir des pistes vers des
idêes nouvelles ». OsaORN, L•imagination constructive, Dunod, 1959, p. 262.
91
Jacques Durand
L'idée d'une « rhétorique générale », déjà pressentie par Freud et Lacan,
a été formulée par Roland Barthes : « Il est probable qu'il existe une seule forme
rhétorique, commune par exemple au rêve, à la littérature et à l'image» (Commu-
nications no 4, p. 50).
La définition d'une rhétc>rique formelle pose le problème de ses rapports avec
la logique. Il est de fait que, parmi les concepts généraux, les concepts logiques
sont pour l'instant les. seuls qui aient été formalisés de façon satisfaisante, et
l'on peut être tenté d'en conclure que c'est parce qu'ils étaient les seuls suscep-
tibles d'être formalisés : « certains moments de la dialectique sont susceptibles
d'être exprimés par une algèbre; mais la dialectique elle-même dans son mouve-
ment réel est par-delà toute mathématique» (Sartre, Critique de la raison dialec-
tique, p. 244).
Jakobson semble aller dans ce sens lorsqu'il oppose le langage scientifique
formalisé et le langage naturel fondé sur la rhétorique, en montrant que c'est
le premier qui dépend du second : << C'est la langue naturelle, celle qui admet la
métaphore et la métonymie, qui est la pré-condition nécessaire des découvertes
scientifiques» (Interview à l'ORTF, 13 mars 1968).
En réalité, il veut seulement lutter contre le dédain des logiciens qui « consi-
dèrent notre langue naturelle comme une langue de second ordre » alors que
cette langue naturelle, grâce à sa part rhétorique, est la source de rimagination
et de la création.
Loin de définir le domaine logique comme le seul formalisable, il vaut mieux
prendre la logique formelle comme modèle, et chercher en elle le principe d'une
formalisation. Or, ce principe est simple : il consiste à contourner ce qui est
irréductible à la formalisation.
Ce n'est qu'en apparence que la logique formelle traite du« vrai» et du ((faux».
Elle montre seulement comment l'on peut calculer la valeur de vérité d'une
proposition complexe, lorsqu'on suppose définie la valeur de vérité de ses
éléments constituants. Cette définition est extérieure au système et celui-ci
peut fonctionner avec des définitions très différentes de la valeur (le fait qu'un
circuit soit ouvert ou fermé, par exemple).
A côté de la logique formelle, qui traite de la conserPation de la valeur et qui
s'applique au domaine du raisonnement, on peut donc envisager une rhétorique
formelle qui traite de la trans/ormation de la valeur et rend compte du domaine
de la création.
Les éléments fondamentaux de ce système ne seront pas définis dans leur
substance, mais seulement dans leurs relations. Le système définira d'une part
comment les relations globales (entre propositions) se déduisent des relations
de base (entre éléments); il définira d'autre part les diverses transformations
qui peuvent être appliquées à ces relations (opérations rhétoriques).
Nous présentons en annexe deux ébauches d'un tel système, la première
restant relativement proche des définitions intuitives que propose (ou suggère) 1a
rhétorique classique, la seconde traduisant un effort plus grand de formalisation.
Ce à quoi doit conduire une telle formalisation, c'est bien entendu à une
automatisation du travail créatif. Le créateur définira un message de base, en
indiquant ses éléments constitutifs (découpage syntagmatique) et en précisant
à quels paradigmes ces éléments appartiennent. L'ordinateur réalisera alors
systématiquement toutes les variantes possibles du message de base. En fait,
lensemble des possibles sera probablemént beaucoup trop vaste pour que cet
inventaire exhaustif soit réalisable.
92
Rhétorique et image publicitaire
Il conviendra donc de définir à l'ordinateur une procédure d'exploration,
qui lui permettra de sélectionner rapidement les solutions intéressantes sans
avoir à examiner toutes les solutions possibles. Un problème analogue a été
résolu en matière de choix des supports de publicité, par l'utilisation d'un
critère local de cheminement 1 • En matière de création automatique, c'est l'uti-
lisation des concepts rhétoriques qui pourra apporter une solution : la rhéto-
rique offre en effet l'intérêt de définir une typologie parmi l'ensemble des
messages logiquement possibles.
JACQUES DURAND
Cofremca (Paris)
B1euoGRAPHIE
1. Rhétorique.
PERELMAN (Ch.) et ÛBRECHTS-TYTECA (L.), La nouvelle rhétorique, Traité de l'argumen-
tation, 2 vol. P.U.F., 1958.
MoaIER (H.), Dictionnaire de poétique et de rhétorique, P.U.F., 1961.
BARTRES (R.), La rhétorique, Cours à l'École Pratique des Hautes Études, 1964-1965.
TonoRov {T.), « De la sémiologie à la rhétorique», Annales, novembre-décembre 1967.
2. Sémiologie de l"image.
BARTHES (R.}, «Rhétorique de l'image», Communications n° 4, 1964, p. 40-51.
SwINERS (J. L.), « Problèmes du photo-journalisme contemporain », Techniques gra-
phiques n° 57, 58 et 59, 1965.
SwINERS (J. L.), u Fonction de l'image dans la communication commerciale », Le Direc-
teur Commercial, février 1968.
3. Applications à la publicité.
GALLIOT (M.), Essai sur la langue de la réclame contemporaine, Toulouse, éd. Privat 1955.
BARTHES (R.}, u Le message publicitaire : rêve et poésie •, Les cahiers de la publicité,
n° 7, 1963, p. 91-96.
PÉNINOU (G.), «La sémiologie dans la recherche publicitaire», Gestion, décembre 1965,
p. 727-734.
PÉNINOU (G.), u Réflexion sémiologique et création publicitaire », Revue française du
marketing, no 19 et 21, 1966, n° 28, 1968.
RouANET (M.}, u Sémiologie et publicité», Cahiers de Vezelay, n° 1, 1966.
BuRGELIN (O.), « Sémiologie et publicité », Les cahiers de la publicité, n° 15, 1966,
p. 98-104.
DuRAND (J.), Le rôle du support publicitaire, Inventaire critique, Prix Marcel Dassault,
1967.
DuRAND (J .) , u Rhétorique et publicité •, Bulletin des Recherches de Publicis, n° 4,
fev. 1968, p. 19-23.
93
Jacques Durand
94
Rhétorique et image publicitaire
Relations entre propositions (le tableau ci-après indique à titre d'exemple diverae1
propositions transformées que l'on peut obtenir à partir d'une même proposition de
base: 11 - 11) (cf. tableau 1) :
Différence
(11 - 1.1)
+ (10-10}
= (01-01)
Similarité Similarité
de forme de contenu
(11 -11) (11 -11)
+ (00-10) + (10 -OO)
== (11 -01) = (01 - 11)
Identité
(11 -11)
+ (00-00)
=(11-11)
Opposition
homologique
(11 -11)
+ (11-11)
= (00-00)
Opposition Opposition
de contenu de forme
(11 -11) (11 -11)
+ (10-11) + (11-10)
= (01-00) = (00-01)
1
(Différence) etc.
(Similarité _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
de contenu}
_..! 1
~----------
(Singularité
de forme)
etc. etc.
TABLEAU V
95
Georges Péninou
Péninou Georges. Physique et métaphysique de l'image publicitaire. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp.
96-109.
doi : 10.3406/comm.1970.1216
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1216
Georges Péninou
Physique et métaphysique
de l'illlage publicitaire
1. Des élèves de cours élémentaire interrogés, dans la banlieue par1s1enne par leur
institutrice ont pu décrire les enzymes, comme« des ronds avec des pattes»; cr des petits
ballons avec une grande bouche »; « des insectes •, « des petits personnages qui ont des
bras et des jambes »; certains soutiennent les avoir vues dans la lessive de leur mère :
«ils n'avaient pas de tête, mais ils étaient tous raides •. Les grammairiens ne sont pas
tous d'accord sur le sexe des enzymes. Après avoir été masculins, ils étaient officiellement
devenus féminins, du moins chez les scientifiques. La publicité des détergents leur a
redonné le sexe masculin (Cité par A. GAussEL - Laboratoire coopératif de GenneviJ ..
liera - Pour l'enfant vers l'homme, octobre 69). L'Académie française a définitivement
tranché en faveur du féminin.
96
Physique et métaphysique de l'image publicitaire
reste en filiation étroite avec les formes archaïques de la publicité orale des
sociétés médiévales et pré-capitalistes 1 , dont le slogan constitue, de nos jours,
la survivance la plus active. Mais ni les affiches coloriées de César Birotteau, ni
les énormes affiches rouges d'Anselme Popinot ne sont assimilables aux annonces
contemporaines, encore que Balzac les baptise telles, non plus que ces papiers
muraux que venaient déchiffrer les musards li : elles restent encore dans le cadre
typique du fonctionnement d'une image - réduite au dessin - dépourvue
d'autonomie, coulée dans une fonction subalterne, tel que l'assurait le x1xe
siècle : assistance de propos, illustration de devise, commentaire de parole 8 • Rôle
de dépendance, dont s'est départie l'image publicitaire régnante aujourd'hui,
message de plein exercice, par l'intermédiaire essentiel de laquelle les successeurs
de l'eau carminative ou de l'huile de noisette se font connaître, désirer et acheter.
Privée de son vecteur le plus opérant, une publicité sans image n'est plus,
aujourd'hui, représentative du genre, comme elle le fut à une certaine époque;
elle connaît d'ailleurs sa sanction : sentiment de frustration, amoindrissement
de l'intérêt, amenuisement de la réceptivité 6 •
Message et paysage à la fois - l'un des rares messages qui soit de surcroît
un paysage (on regarde la publicité, plus contemplée qu'elle n'est lue); lieu de
récréation informative, d'information recréative; expression d'un certain regard
sur l'objet, non de l'objet lui-même, l'image publicitaire accommode sa structure
à sa fonction. Quand on dit qu'elle illustre, il faut l'entendre au sens premier du
terme : pièce maîtresse d'un énorme dispositif panégyriste, elle relève à la fois
d'une hagiographie et d'une apologétique de l'objet.
Les astreintes multiples auxquelles elle est soumise : recherche d'un certain
impact visuel; aptitude à solliciter une pulsion, à mobiliser un intérêt, à enclen-
cher une conduite; les traits originaux qui la spécifient : une construction dominée
par sa vocation de message de destination; le recours délibéré aux· figures ampli-
ficatrices, pléonastiques et métaphorisantes; la mise en situation signifiante des
objets;« le balancement douteux entre la vérité et la volupté 6 »s'expliquent par
son caractère éminemment engagé, sa fonction d'agent économique : aucune
autre catégorie d'images ne se voit, comme l'image publicitaire, assigner des
fonctions (orienter un flux d'usagers vers les productions ou les services d'une
société) qui iront jusqu'à s'exprimer en termes quantitatifs, dans un laps de
temps circonscrit.
Instrument d'une volonté plus que d'une connaissance, l'image publicitaire
envisage nécessairement l'objectif derrière l'objet. Substitut moderne de la
criée et de tous les antiques systèmes oraux de promotion fondés sur une rhéto-
97
Georges Péninou
rique persuasive de la parole, elle a hérité des mêmes obligations et transposé les
mêmes artifices.
Dans les deux cas, il y a mobilisation de l'outil - la parole, l'image, l'image
et la parole - à des fins économiques, donc recherche du rendement, voire de la
productivité des signes émis; constitution technique de l'outil en considération
de cette fin; estimation ou évaluation de ses performances en rapport avec cette
fin. L'institution publicitaire est un système de communication fondé sur une
exploitation systématique et intéressée de l'image qui prend place, en tant que
telle, dans les dispositifs technologiques de l'échange économique.
98
Physique et métaphysique de l'image publicitaire
99
Gtrorges Péninou
100
Physique et métaphysique de l'image publicitaire
101
Georges Péninou
f 02
Physique et métaphysique de l,image publicitaire
103
Georges Péninou
104
Physique et métaphysique de l'image publicitaire
à leur personne, et dont les regards, incapables de saisir ceux du lecteur, inca-
pables de se porter sur l'objet, sont réellement égarés.
Les seuls messages réellement ontologiques de la publicité sont ceux où le
produit figure, seul, archétypique - archétypique parce que seul - proclamant
l'éminence de sa perfection dans l'évidence même de son existence. Ces messages,
où la qualité est consubstantielle à l'être, appellent l'énucléation totale du cadre,
la captation totale de l'Être par l'Objet - l'identité donc de l'objet et de 1'1hre.
Contrariés par le nombre, dénaturés par Je décor, diminués par l'anecdote, ils
requièrent le premier plan (fond flou), Je monopole de la lumière (fond sombre),
le monopole de la présence (fond vide), le monopole de la couleur (fond noir);
ils appellent la raréfaction du mot (souvent réduit au nom de marque), l'absence
de toute sollicitation argumentaire. Messages de l'Être, ils fondent leur autorité
sur la sobriété, le laconisme ou le silence 1 •
Encore faut-il que, dans sa solitude, l'objet parvienne à n'exprimer que son
essence : s'il donne prétexte à la narration, fût-ce par une amorce, son statut
change, fondamentalement. Point n'est besoin de personnage ni de cadre pour
que naisse le récit ou que s'institue la fable. Il suffit qu'il y ait avec lui un quel-
conque commerce, ou possibilité d'un tel commerce. Cette bouteille de cham-
pagne ouverte, dont le bouchon traîne, à proximité; cette bouteille de bière, à
moitié entamée, accompagnant un verre vide, où la mousse est encore visible;
ce fromage posé sur une assiette, sur laquelle ne demeurera bientôt qu'un couteau
vide; autant de récits sans légende, que l'imagination reconstitue sans peine, et
qui changent la détermination de l'objet; on repasse du« je» au« il», de l'immense
prosopopée par rimage qu'était l'auto-présentation intemporelle à la fable
qu'autorise sa réinsertion dans l'histoire.
Si le cadre se reconstitue, si les personnages apparaissent, le produit se replace
ostensiblement dans sa dimension contingente, il se prête à nouveau à l'affabu-
lation et donne naissance au récit. Le « je suis » péremptoire de l'objet seul,
souverain dans son silence, cède la place au « je participe » du produit en acte.
Faute d'exprimer son essence, dans une économie calculée de moyens, le produit
déploie dans l'espace (et la profusion) ses qualités : minestrone déversant avec
prodigalité sur l'image, en autant de solidifications élémentaires de ses vertus,
ses ingrédients naturels : beaux légumes, épices et vraies pastas italiennes;
pot au feu ensaché, environné de toute une quincaillerie rustique, chaudrons,
soupières, poëlons, terrines; lait concentré ouvrant sur une large vision cham-
pêtre, vaste panorama de la nature-mère : la rhétorique prédicative, comme la
rhétorique implicative, aboutissent, l'une vis-à-vis de l'objet, l'autre vis-à-vis
du lecteur, à la même sur-détermination des signes; signes de l'intention d'une
part, signes de la réception d'autre part. La compréhension du message, sur le
double plan de sa signification et de sa destination, est facilitée par la redondance.
Elle est une grande constante de l'image : non seulement dans ses relations
avec le texte (fondées le plus souvent sur une réassurance mutuelle) mais aussi
dans son contenu, où la prodigalité des éléments fait rarement obstacle, tant
ils sont convergents, à l'unicité du sens. Près de ce paquet de cigarettes, cette
clé de contact (de Rolls Royce), ces gants de peau, ce pommeau de canne gainée
105
Georges Péninou
106
Physique et métaphysique de l'image publicitaire
sentation strictement analogique et, par voie de conséquence, le « travail »
dont est l'objet le signe de publicité, qu'il s'agisse du signe graphique, du signe
iconique ou du signe linguistique, suffiraient à ranger la publicité dans la caté-
gorie des messages à structure poétique, encore que, information à caractère
esthétique, la publicité ne soit pas un message à vocation artistique, même si la
faculté des créateurs demeure, au travers de l'image, d'exprimer leur sensi-
bilité tout en rendant compte d'un produit. Mais la caractéristique poétique
de l'image, pour aussi développée qu'elle soit, ne saurait être prépondérante,
sous peine de mettre en danger la communication convenable de l'information
souhaitée. Les équivoques de la représentation publicitaire naissent parfois de
l'interférence abusive de la préoccupation esthétique dans la fonction référen-
tielle, dont on a fait remarquer que, si elle n'oblitérait pas la référence, elle la
rendait du moins ambiguë 1 •
107
Georges Péninou
ont naturellement des fonctions, mais pas de sens, et ne peuvent donc en être
qu'artificiellement dotées dans le« logos » : la virilité ne peut être associée à une
cigarette, la sportivité à un after-shave, la sexualité à une lame de rasoir; l'appar-
tenance sélective à un Ordre (les « indomptables », les <c irrésistibles », « les sei-
gneurs»,« les nouveaux européens»), ne peut reposer sur d'aussi dérisoires objets
que pour autant que le propos publicitaire ait été dirigé non vers le substantif,
mais vers le prédicat.
Ici réside, dans sa deuxième acception, l'intentionnalité de l'image. La pre-
mière recouvrait sa qualité d'image-pour-autrui, dont rend compte la structure
en dialogue tronqué des manifestes de présentation et d'implication et l'ensemble
des signes qui, au sein même de l'image, proclament son orientation vers les
destinataires. La seconde recouvre la nécessité où se trouve l'image, si elle se
veut lieu du sens de l'objet, de témoigner de cet objet sous quelque rapport:
en d'autres termes, d'être vision tout en restant viBée. Le signe tangible de
l'intention, au sens husserlien du terme, réside dans la figure de rhétorique
utilisée, dont l'emploi, nécessairement motivé, laisse transparaître la vision
élective du produit qu'on souhaite en donner au destinataire : après un certain
sourire au destinataire, un certain regard sur l'objet.
Traiter métonymiquement l'objet en recourant à une synecdoque photo-
graphique (cadrage partiel, gros plan), en ne montrant de lui qu'un élément
discret : un tableau de bord, une fermeture de portière, un cendrier ou un siège,
en lieu et place d'une voiture, ce n'est pas faire référence à la voiture, mais
signifier, délibérément, ce à travers quoi il convient de la considérer : le luxe,
la finition, le standing ou le confort. Le traiter métaphoriquement en lui acco-
lant, ou en lui substituant des objets ou des personnages qui sont, de toute
évidence, ou incongrus, ou porteurs d'un sens figuré, c'est signifier, délibérément
non pas le produit, mais sa valeur (fraîcheur, naturalité, standing, douceur)
et ne vouloir signifier qu'elle, puisque la métaphore est ablation de tous les
attributs de lobjet sauf celui-là ou ceux-là même qu'elle illustre exclusivement
et entend signaler à l'attention commune.
L'audace dans le traitement de la figure dépendra de la position adoptée à
lendroit de la double exigence d'originalité et d'intelligibilité, entre valeur de
perception et valeur de communication. La seconde appelle une certaine conven-
tionnalité, que traduit la médiocrité de beaucoup d'associations publicitaires,
cristallisations de clichés culturels immédiatement et universellement décodables
(la rosée et la fraîcheur; la cime et le sommet de la qualité; l'herbage et la natu-
ralité; le bonnet phrygien sur le radiateur, et la révolution dans le chauffage).
La première pousse l'image publicitaire vers le transfiguratif plus que vers le
figuratif, vers le fantastique plus que vers l'imitatif, vers Je surréel plus que
vers le réel. Pour échapper à la banalisation et créer l'effet de surprise, l'image
publicitaire moderne, rejetant la coïncidence de l'analogie pure et la familiarité
acquise des similitudes entretenues, tendra à l'hyperbole plus qu'à la parabole 1.
1. Au sens entendu par G. Genette dans son étude sur les Sonnets d' Amour de Jean
de Sponde:« Sans trop d'infidélité à l'usage et à l'étymologie, on pourrait appeler para-
boles les figures qui respectent et épousent les liaisons naturelles des choses et qui
ne disposent dans une proximité de langage que les réalités qu'elles trouvent déjà
disposées d'elles-mêmes dans une proximité d'être; on appellerait hyperboles les effets
par lesquels le langage au contraire, rapproche comme par eflraction des réalités naturel-
lement éloignées dans le contraste et la discontinuité ... L'image surréaliste, qui vaut
f 08
Physique et métaphysique de l'image publicitaire
GEORGES PÉNINOU
Département des Recherches, Publicis, Paris.
Le dessin humoristique
In: Communications, 15, 1970. pp. 110-131.
Morin Violette. Le dessin humoristique. In: Communications, 15, 1970. pp. 110-131.
doi : 10.3406/comm.1970.1217
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1217
Violette Morin
Le dessin humoristique
Nous avons sous les yeux environ deux cents dessins relevés dans la présse
française 1 • De toute évidence, l'épithète« drôle» conviendrait mieux à la plupart
d'entre eux que celle d' « humoristique » par laquelle ils sont invariablement
désignés, présentés, ou commentés. Sans doute, remontant aux sources humo•
raies d'une première esquisse, chacun juge-t-il que toute envie de dessiner
porte l'espérance d'une caricature radicale : reprendre les mesures du monde;
refuser l'apparence des choses et rompre leur photogénie statufiante en dyna-
misant (non, lapsus désespéré, en dynamitant) le dessus par le dessous, et l'endroit
par l'envers. L'espérance d'une refonte paradoxale de tout environnement
® s'imposerait sur chaque dessin avec d'autant plus d'urgence que les choses y
@ deviennent plus accaparantes et leur photogénie plus envoûtante. Même ~i ces
dessins amusants relèvent indifféremment de la satire, de l'ironie, ou du calem-
© bour sans manifester le moindre humour, l'humoristique les authentifie tous
comme s'il entrait dans ses fonctions de patiner, face aux effets corrosifs du
temps, le moindre tracé noir, sur blanc, des jeux de l'esprit. De toutes manières,
l'épithète importe peu pour ce travail. Drôles ou humoristiques, nous retenons
tous les dessins qui proposent dans leur figure une ou plusieurs anomalies gra·
phiques destinées à être reconnues comme comiques. Ces anomalies sont révélées
par des jeux-de-traits comparables aux jeux-de-mots étudiés dans les histoires
drôles 2 ; comme dans ces dernières, elles provoquent des ruptures de sens que
nous continuerons à qualifier de disjoncti~es 3 dans la mesure où elles reposent
sur un système narratif spécifiquement calculé pour provoquer le rire. Ces
ruptures se disjonctent d'un trait à l'autre du dessin par la juxtaposition ou la
succession (diachronie narrative, échelonnée sur plusieurs figures) d'éléments
sémiques incompatibles. Le système de ces incompatibilités provoque le rire
lorsque les articulations de la séquence atteignent, sans la dépasser, la limite
1. Nous réduirons nos exemples aux dessins de deux journaux, les uns de Paris-
M atch, les autres du Nouvel Observateur. Nous remercions donc la direction de ces
journaux ainsi que leurs dessinateurs pour l'aimable autorisation qui nous a été donnée
de reproduire les dessins qui vont suivre.
2. « L'Histoire drô]e »par V. Morin, Communications n° 8.
3. Nous avions déjà souligné le risque de ce néologisme que nous n•avons pas tiré de
disjoindre, mais de disjoncteur, sorte de système éclectique (et électrique) qui coupe le
courant à certains moments, et le laisse passer à d'autre ... ; de même pour les dérivés
utilisés par la suite, disjoncter, se disjoncter, etc ...
110
Le dessin humoristiqr.uJ
explosive de leur unité narrative. Hors de ce système, le dessin anormal ne
deviendrait, dans le meilleur des cas, que platement artistique.
Pour dégager l'explosion disjonctive de ces dessins, une réduction de rhéto-
rique s'impose au prix de quelques sacrifices. Il reste entendu que personne
ne rit sur commande. Comme dans l'histoire verbale, où le rire dépend aussi
de l'art du narrateur, le rire de l'histoire graphique dépend de l'art du dessina-
teur. Il existe un grand nombre de dessins où le seul art graphique, le style,
amuse le spectateur indépendamment de l'histoire racontée ou de la disjonction
subie. Chez Jean Effel, la silhouette du Diable contemplant la terre ronde dans
les nuages, suffirait presque à l'amusement de tous sans savoir en légende quelle
«houlette • a été commise. Les œuvres d'un dessinateur comme Copi tirent
leur drôlerie aussi souvent de la léthargie problématique (sorte de graphisme
transparent où le sujet se réfracte sur son propre infini) de leur personnage que
d'une disjonction narrative proprement dite. La drôlerie de style peut susciter
sans anomalie disjonctive les rires les plus fous mais elle ne déborde pas les cadres
d'une subjectivité qui les rend précisément intraitables. Quitte encore une
fois à perdre jusqu'à l'essentiel du comique de style, nous ne retenons dans la
séquence dessinée que les mécanismes disjonctifs par lesquels ce comique s'im-
pose aux yeux de tous comme tel.
Le littéral et le symbolique.
Mais il ne suffit pas d'éliminer les effets de style pour mettre en évidence
les mécanismes disjonctifs du dessin drôle. Il faut encore considérer la
structure même de sa langue. L'image dessinée est plus conforme à un code
traditionnel de communication que l'image photographique. Il n'est pas
possible d'y distinguer les trois messages analysés dans cette dernière par
R. Barthes 1 : le message littéral représentant la chose photographiée dans
sa perfection analogique, son « avoir été là » 1 , le symbolique représentant son
agencement ou son montage spatial; et enfin le linguistique du titre ou de la
légende destiné à faciliter ou à compléter la lecture des deux premiers. Dans le
dessin, le premier message, dit littéral, n'existe constitutivement pas. Un dessin
est toujours le dessin de quelque chose, mais d'une chose qui entretient avec
son image des rapports de ressemblance intégralement codés par le dessinateur;
aucun signe de réalité littérale (ou non-codée) ne vient, comme dans la photo-
graphie, le justifier ou « l'innocenter » 1 indûment. Du premier trait au dernier,
Je dessin est un analogon résolument falsifié. C'est pourquoi, considérant le
deuxième message dit symbolique, il n'y aurait aucune pertinence à distinguer,
dans le dessin, le dénoté du connoté comme on dit, ou, si l'on veut, les signes
de leurs agencements : l'équivoque est la mesure même de leur distinction.
Le littéral et le symbolique se défient et se défont au cœur d'une codification
dont l'essence caricaturale fait loi dès l'instant où le dessin se structure en se
disjonctant. Autrement dit, le dénoté du dessin embraye sur une symbolisation
d'autant plus immédiatement délibérée qu'elle se veut comique;. les signes
dénotés se mettent à n'y rien signifier d'autre que leur combinatoire en rupture
de sens et même rien d'autre que la réussite de ces ruptui:es. Il convient donc,
U.1
Violette Morin
Le dessiné et l'técrit.
C'est au regard de cette dynamique que se résorbe également la distinction
entre le message dessiné et le message écrit. Pour s'imposer comme « drôle »
le dessin doit engager graphiquement la rupture de sa séquence narrative.
Dans un premier cas, l'image peut se suffire sans le secours de l'écriture et pré-
senter, sur sa surface, une disjonction complète. Selon une hiérarchie supposée
de « valeur », on pourrait dire que le dessin sans parole supporte une plus grande
invention de style que le dessin relayé par la parole : son comique est plus réussi
parce qu'il est intégralement visualisé, donc en tous points éblouissant. En
revanche l'absence d'écriture assèche la matière dessinée. Le trait ne peut à
lui seul restituer, donc disjoncter, que des contenus immédiatement percep-
tibles comme le sont les situations typées par la science, les mœurs, les habitudes,
l'actualité ... Les caricatures de Lévine suffisent sans écriture à disjoncter les
hommes du jour les plus en vue, comme celles de Bosc et de bien d'autres suffisent
à disjoncter sans écriture les traits de conjugalité solidifiés par le temps : infi-
délités multipolaires, draguages masculins, acariâtretés féminines ... Pour dépasser
ces heureux clichés, et sonder I' Inhabituel (psychologique, politique, sociolo-
gique ... ), l'image est en général relayée par l'écriture explicatiYe. Dans ce deuxième
cas, l'écriture compense une déperdition de luminosité graphique par un enri-
chissement de substance verbale.
Cet enrichissement ne va naturellement pas sans règles : les modes de complé-
mentarité par lesquels la disjonction s'opère du dessiné à l'écrit, ou inversement,
peuvent se répartir en trois groupes. Il existe, dans un premier groupe, des
dessins où l'articulation disjonctive relève toute entière de l'image, s'y étale
techniquement d,un trait à l'autre sans que la disjonction s'opère pour autant.
Ce sont les dessins où l'écriture a pour rôle de fixer la mobilité polysémique de
l'image; elle est chargée d'annoncer le sens de la disjonction graphique, de
désigner son niveau de lecture. Ainsi ce dessin de Tim où l'on voit le géné-
ral de Gaulle accéder par une échelle à un cheval placé sur un soc1e. L'articula-
tion disjonctive est évidente puisqu'il n'entre pas dans les habitudes du géné-
ral de Gaulle, sain de corps et d'esprit, de prendre une échelle pour jouer à la
statue équestre : fuit-il des assaillants? va-t-il prononcer un discours ou faire
des réparations? Se prend-il pour Jeanne d'Arc? Disjonction de sénilité? De
folie? ... C'est alors que le titre de la page saute aux yeux et annonce la couleur :
« France-départ ». Ce départ fait éclater le bon sens de la disjonction : de Gaulle,
éloigné de la présidence de la République, quitte la France en s'y éternisant.
Il existe un deuxième groupe de dessins où la disjonction s'ébauche et s'achève
à part égale entre le dessiné et l'écrit. Ainsi ce dessin de Paul représentant
une boutique d'horloger dans laquelle un moine vient apporter un sablier.
En image une inversion homonymique est ébauchée sur l'objet sablier /horloge
capable d'indiquer le temps /heure. La disjonction est visiblement amorcée
mais ne s'achève pas puisque les raisons qui ont provoqué la présence du sablier
chez l'horloger ne sont pas dessinées: le sablier pourrait être apporté comme
cadeau, ou être là comme élément de décoration ... C'est la légende qui achève
la disjonction en donnant la parole au moine : « Nettoyez le sable, il retarde. »
L'inversion homonymique est reprise verbalement avec les mots «sable /temps ...
112
Le dessin humoristique
qui retarde /heure» mais ne se disjoncte, à son tour, que sur l'image de l'horloger
qui va le réparer. Il est donc évident que, inversement, l'écrit seul ne suffet pas
à opérer la disjonction intégrale puisqu'il ne répète pas l'image en désignant
verbalement la boutique de l'horloger (comme si le moine avait dit, par exemple,
<< Bonjour, Monsieur !'Horloger... ») : il pourrait suggérer, sans cet horloger,
l'idée de l'écoulement minuté d'un sable à ciel ouvert et, après tout, nettoyable ...
avec, pour ceux qui y penseraient, l'allusion spirituelle au retard des montres.
Dans ce groupe, le dessiné et l'écrit couvrent complémentairement la séquence
sur toute l'étendue de sa disjonction : faire nettoyer par l'horloger un sablier
qui retarde. Nous reviendrons sur les phénomènes de redondance que l'on peut
souligner, au passage, avec « le sable » encrasseur {de montre) et encrassé (du
sablier).
Il existe enfin un troisième et dernier groupe de dessins où la disjonction
s'opère par superposition de deux séquences parallèlement normales, l'une
dessinée, l'autre écrite. Sur un ou plusieurs signes communs, l'unité narrative
se reconstitue de l'une à l'autre, les traverse l'une par l'autre et du même coup,
les disjoncte. Plusieurs dessins de Copi relèvent de ce mode de complémentarité:
nous verrons plus loin l'exemple d'une image immobilisée dans un néant normal
de situation et complémentarisée, en bulles, par les banalités non moins normales
d'un dialogue : les deux normalités se disjonctent réciproquement sur un signe
commun. Sempé utilise le même mode d'articulation lorsque la foule étouffante
de ses villes dessinées opère la disjonction sur une légende ou une bulle pro-
clamant la solitude euphorique de l'homme. Ce système de complémentarité
par parallélisme de deux séquences normales est une limite du dessin drôle
dans la répartition des rôles entre l'image et l'écriture.
Très proche de ce groupe où le dessiné n'enclenche la disjonction que par
un excès caricatural de normalité (néant excessif de l'immobilité du personnage
chez Copi, pullulation excessive de l'encombrement urbain chez Sempé ... ),
il existe un nombre important de dessins, qualifiés précisément, et presque
uniformément, d'humoristiques et qui ne le sont plus du tout. Sans aucun
excès caricatural (mis à part les réussites de style), le dessin se borne dans ces
cas, et pour indispensable que soit sa normalité, à situer ou à illustrer une simple
histoire drôle. Il peut servir de cadre soit à ce bébé qui ouvre une bouche béante
en tendant un pouce étoilé (blessé) à son père, cependant qué le père dit à la
mère : « Il vient de prononcer son premier mot; espérons qu'il l'oubliera »;
soit à ce mari calé dans un fauteuil à qui la femme dit en légende, un carnet
à la main : «On n'a plus d'argent? avec tous ces chèques?». Ces dessins de décor
n'entrent pas dans la perspective de ce travail puisqu'ils peuvent être ramenés
intégralement au cas précédent, comme on dit en mathématiques, c'est-à-dire
à celui des histoires drôles.
113
Violette Morin
de l'image pour retrouver en premier lieu la chose que le dessin figure, une sorte
de nouveau dénoté qui permette d'accéder à son mode de figuration, à son
nouveau connoté. Comme l'histoire drôle, en effet, le dessin de même nom ne
peut disjoncter qu'une situation normale pour tous; sa fonction déterminante
est de l'actualiser et de l'enrichir pour mieux la rompre. Il y a en deçà de son
tracé symbolique, comme par sous-vu, c'est-à-dire sous-entendu, une situation
de base, un dénoté fonctionnel, que sa normalité (comme le signifiant immédia-
tement reconnu d'une langue) doit rendre clairement, distinctement et immédia-
tement perceptible. La vitesse de cette perception première (le non-tiré-par-les-
cheveux) conditionne la force de son explosion dernière. Nous considérerons
cette situation de base comme la fonction normalisante du dessin. Ainsi dans le
dessin ou le général de Gaulle monte sur sa statue, la Fonction Normalisante
est donnée par le « France-départ » : elle annonce que le général, battu au réfé-
rendum, quitte la Présidence de la République. Sans cette fonction, la disjonction
de la remontée équestre perdrait son contre-sens. Vient ensuite l'interprétation
de ce départ, la manière dont il est actualisé, son mode problématique (puisqu'il
s'agit d'un dessin drôle) de connotation : comment peut-il partir? La fonction
normalisante s'actualise sur une nouvelle fonction que nous appellerons la
Fonction d' Enclenchement: Qu'est-ce que le général va faire avec cette échelle,
et ce cheval? C'est alors que les fonctions de Normalisation et d'Enclenchement
se disjonctent l'une par l'autre sur une troisième fonction que nous dirons la
Fonction Disjonctive: le Général, au lieu de partir reste de plus belle ...
Le dessin présente donc trois fonctions d'articulation comparables aux fonc-
tions proposées pour l' Histoire Drôle, à cette différence près que leur continuum
discursif y est éliminé. Donnés frontalement sur l'image, les signes sont reçus
dans le désordre; leur comique est effectif au terme d'une opération où s'ordon-
nent, même imparfaitement, les trois fonctions narratives proposées. C'est dire
que le comique du dessin est à la fois plus simple à capter que celui de l'histoire
verbale parce que visuel, mais plus aléatoire parce que moins explicite; plus
fascinant parce que plus imagé, si l'on peut dire, mais plus hermétique parce
que plus symbolique. Le rire provoqué par un dessin relève d'une heureuse
complicité de connaissances entre le dessinateur et le spectateur : la caricature
d'un personnage, pour s'en tenir au graphisme disjonctif de base, n'apporte
un envers comique qu'à celui qui connaît l'endroit. Même mal racontée, une
histoire drôle peut faire rire par sa seule disjonction alors qu'un dessin mal
dessiné risque de rater ses symboles et de court-circuiter trait par trait sa propre
explosion disjonctrice. C'est dire en somme, et sans que soient affectées les
articulations fonctionnelles de la séquence, l'importance de la redondance dans
le comique dessiné.
114
Le dessin humorûtique
répétitif en l'opposant au système utilisé par exemple dans l'histoire du sablier.
Racontée, cette histoire commencerait ainsi : « Dans une boutique d'horloger,
un moine entre avec un sablier et dit ... ». La disjonction «du sablier à nettoyer
parce qu'il retarde » s'opérerait au point de faire oublier la présence du moine
comme client. A la vitesse de la parole, le moine inexpliqué deviendrait inexpli-
cable et serait entendu comme une surcharge inutile. L'histoire dessinée donne,
au contraire, à ce moine un poids ecclésiastique dont chacun peut tirer profit
en donnant libre cours à son imagination: moines bienheureux qui ne s'inquiètent
pas de l'heure séculière des horloges; moine saint qui, pressé d'aller au ciel,
ne serait peut-être pas venu si le sablier avait avancé au lieu de retarder; moine
dodu d'un autre monde; moine aliéné des cavernes ... ; mais moine qui ne contribue
pas à confirmer la lecture de la disjonction par une répétition des signes dis-
joncteurs comme dans la redondance précédente (le caractère de de Gaulle),
mais à la dévier marginalement sur des signes (ecclésiastiques) étrangers aux
signes disjoncteurs (le sablier et l'horloge). La présence graphique du moine
est ici un signe de redondance dite enclavée dans la séquence. Elle contribue à la
rendre, au gré de chacun, plus réaliste, plus riche, plus éclatante ... L'importance
des redondances répétées ou enclavées dans la drôlerie dessinée est donc évi-
dente : elle ne modifie pas l'articulation disjonctrice, mais elle accélère ou ren-
force son explosion.
Le physique et k mental.
Cette explosion s'opère donc, toutes connotations de style et de redondance
respectées, aux niveaux articulaires des trois fonctions décrites. Faute de pouvoir
s'appuyer sur les deux classes, sémantique et référentielle, qui avaient contribué
à enrichir le tableau des histoires drôles, l'ensemble des dessins peut se répartir,
à titre purement opératoire, en deux classes intuitivement perceptibles et dont
nous désignerons l'opposition par les termes radicalisés de physique et de mental.
Ce classement .empirique n'entre naturellement pas dans la structure du récit
graphique, mais il contribue à accroître le nombre de ses catégories et par là
à nuancer et à faciliter une typologie ultérieure de ses contenus. Dans la dis-
jonction physique, nous dirons que l'objet, animé ou inanimé, de l'image se mobi-
lise selon des lois propres à sa nature sans l'intervention mentale d'un choix, d'une
décision ou d'une fantaisie. Il obéit à tous les rouages de l'univers scientifique,
que ceux-ci relèvent de la mécanique des corps ou des automatismes de l'habitude.
Dans la disjonction mentale, au contraire, l'objet, animé ou inanimé, articule
la disjonction sur son état d'esprit. Il fonctionne selon ce qu'il veut, ce qu'il sent,
ce qu'il aime ... Son mouvement échappe à l'automatisme des règles pour retrouver
la liberté des normes. Il s'y appuie, d'un trait disjoncteur à l'autre, sur toute
l'étendue de son champ d'activités : psychologique, sociologique, politique,
moral, ... Entre ces deux classes, le dessin peut en outre, par mixage, s'intégrer
à une troisième, dite, faute de mieux, physico-mentale, dans laquelle les éléments
des deux premières interfèrent pour opérer une disjonction répartie entre les signes
physiques et mentaux. En définitive, la rhétorique du dessin drôle se trouve
réduite à trois fonctions narratives répertoriées en trois classes de disjonction. Il
reste à mettre en évidence dans chacune de ces classes les divers systèmes d'arti-
culations fonctionnelles grâce auxquels les signes de chaque image s' anorma-
lisent comiquement, c'est-à-dire se disjonctent.
115
Violette Morin
/f la mer
INVERSION ANTINOMIQUE Penser
~ moi
/f
devant
~
la mer
L'inversion est operee de telle sorte que le sens de la Disjonction s'oppose
contradictoirement au sens de l'Enclenchement sans détruire pour autant sa
logique formelle. Disons qu'au terme du récit, l'épouse ne peut rien répondre;
la Normalisation et l'Enclenchement sont bloqués par le Disjonction sans pouvoir
ni se rapprocher ni s'éloigner. La Disjonction provoque un écartèlement sans fin.
Avec le dessin, nous retrouvons les articulations de cette figure, dans les trois
classes de disjonction proposées 8 • Soient les trois dessins suivants : 1 : Le "fil à
plomb; 11 : Le timide; 111 : Le gardien de kiosque.
1. Nous remplaçons les termes utilisés dans !'Histoire Drôle, régressif et progressif,
par les termes peut-être plus heureux, de récurrenl et de conséquenl.
2. Nous choisirons les exemples les plus courts à relever sans tenir compte des dis-
tinctions sémantiques ou référentielles.
3. Pour simplifier l'exposé et diminuer là encore les difficultés de reproduction nous
ne donnerons qu'un exemple par figure. Nous avons choisi les dessins en fonction du
dépouillement de leur style et, toutes redondances raréfiées, de leur plus grande
clarté d'articulation.
116
Dessin 1 : Le fil à plomb.
Dessin II
Le timide.
'- lil
""
-
120
Le dessin humoriatiqus
Là encore, la Normalisation et l'Enclenchement annoncent deux unités de
sens : rune mécaniquement inévitable puisque habiter sous la musique, c'est
l'entendre; l'autre psychologiquement prévisible puisque habiter sous la musique
peut fatiguer de la musique. Entendra /n'entendra pas la musique : le balai
martèlera indéfiniment le plafond.
DEUXIÈME FIGURE: Les dessins à articulation récurrente par in"eraion libre des signes.
Nous avions dans cette figure une histoire verbale du type suivant :
PONCTIONS DE NORMALISATION D'ENCLENCHEMENT DE DISJONCTION
Marie-Chantal veut acheter un Gladys: Marie-Chantal
un livre. « Pourquoi? • « Parce que mon
mari m'a acheté
une liseuse. •
le lire
)"
INVERSION LIBRE : acheter un livre pour
î ""porter la liseua,,..e---.
121
Dessin 1 : Le jongleur.
€\NE ME LAÎ$':>E.Z.
<;,LJRTOlJT·P1% DE. TR/ICES ÎL Fl\Uî'Œ5 TENÏR OCCVPÉS
GUIANTESSURLE r.JAPPERDN! POUR NEF?'l.<;i LES c::ATER.
l marié6=1 (mentalement}
Il est normal pour un monsieur, si l'on peut dire, de suivre une femme dont
la tête seule est visible. La disjonction s'opère au bout du mur où apparaissent
successivement tous les signes d'un conjugalité bien assise. Elle détruit par
récurrence la séquence tout entière : le suiveur avait fait un faux départ que
personne ne pouYait supposer et doit chercher une autre tête. On peut signaler
dans ce dessin une connotation de redondance répétitive : les morceaux de la
famille sont cruellement échelonnés, et une autre, enclavée : un mari plus petit
que sa femme de ... toute une tête.
Dépoussiérer sans se blesser, ni salir entre dans les fonctions d'un domestique
soucieux (mentalement) d'obéir aux ordres de son maître. L'Enclenchement
et la Normalisation reposent ici sur l'écrit en bulles. La disjonction s'opère
simultanément, des bulles à l'i.mage lorsqu'il est évident que le domestique est
un escargût; c'est par un système de recurrence continue que l'homonymie
fonctionnelle de dépoussiérer, sans bavures et sans se coincer ... les antennes,
disjoncte visuellement la séquence de bout en bout. On peut signaler une conno-
tation de redondance enclavée : tenir ses domestiques occupés.
124
Le dessin humoristique
Dans cette figure, l'unité narrative développée par la Normalisation et l'Enclen-
chement n'est pas détruite par la disjonction. Autrement dit, elle ne déraille
pas sur le signifié d'un signe, comme précédemment (2e figure). Elle change
seulement de voie pour prendre une direction non pas contradictoire (tre figure),
mais contraire. Disjonction faite, l'unité narrative reste conséquente; le sens
coule mais selon une perspective inattendue.
Des dessins de même articulation s'imposent, toujours au niveau des trois
classes proposées. Soient les trois dessins suivants :
1 : L'escargot résist.ant; II : La chevelure féminine; II 1 : Le mari sous la poix
bouillante.
Ces trois dessins peuvent se réduire aux fonctions de :
NORMALISATION ENCLENCHEMENT DIS.JONCTION
125
-~~:=1.------
du général de Gaulle montant sur sa statue, peut entrer dans cette figure si
l'on considère que la disjonction a trouvé une voie possible pour lui de ne pas
partir, en restant comme statue 1 •
Dessin II: Le mari menacé par la poix bouillante, disjonction physico-mentale.
Un homme menacé par une poix bouillante rencontre
va le sauver (physiquement)
/
sa femme qui
~
va lui reprocher de s'être taché - (mentalement)
Les deux premières fonctions enclenchées, l'unité de sens s'impose : les assail-
lants d'un fort sont massacrés par la poix fondue. La disjonction éclate sous les
yeux de l'épouse qui renverse le sens de la poix mortelle en poix salissante.
Cette disjonction s'opère au croisement des deux classes d'articulation : l'une
par le renversement physique des fonctions de la poix, l'autre par le renverse-
ment mental de la peur de la poix. La figure est conséquente puisque le combat-
tant pourra, dans un futur éternisable, mourir sous la poix ou vivre dans la
terreur conjugale. La redondance répétitive est ici d'une richesse évidente avec
le réalisme des fumées, des massacres, et l'épouse, poings sur les hanches, visi-
blement mégère.
Nous pouvons ajouter dans cette dernière catégorie, l'exemple d'un dessin
exceptionnel par la sobriété de ses traits et la richesse de ses disjonctions :
t:I* ~ ~-~
.· .
~ i
Ce dessin présente une disjonction physiquement triple. En effet l'étoile et
le croissant subissent respectivement trois renversements de signifiés par homo-
nymie formelle 2 :
1. Le cas de ce dessin est intéressant parce qu'il superpose en réalité deux lectures,
ou deux figures d'articulation. L'articulation conséquente qui nous occupe dans ce groupe
est univoquement lisible dans les cas irréversibles de disjonction physique (le granit
écrasé par l'escargot) ou dans les cas vraisemblables de disjonction mentale (le dra-
gueur), le conséquent du général restant sur la statue est comme suspendu à l'idée de la
fin de sa vie, c'est-à-dire de sa survie. En attendant, l'articulation du système tient
par une première articulation bloquée (première figure) entre partir-mourir et rester-
immortel quand on est en pleine vie : partira /restera : le général aura le pied sur le
premier barreau de l'échelle (car il n'est pas encore sur le cheval) aussi longtemps qu'il
sera vivant; il est bloqué entre ces deux voies irréalisables par une survie allégoriquement
sous-entendue qui rend, seconde lecture, l'articulation conséquente.
2. Au contraire du dessin du jongleur (bombe /sabre}, la triple inversion homony-
mique pourrait se reprendre ici au niveau sémantique d'une histoire verbale : c'est le
même signifiant dans les deux cas.
129
Violette Morin
du ciel de lune
,Jlf ,Jlf
l'étoile-de David le croissant-de Mahomet
~ ~
de décoration du petit déjeuner
classement
disjonctif
Physico-
Physique Mental Sens
mental
articulations
disjonctives
fig~
le fil à le timide le gardien de
bloquées sur un
plomb kiosque
caractère
'clalé
l'escargot
récurrentes le jongleur le dragueur sur une
domestique
activité
130
Le dessin humoristique
Déjà avec ces quelques exemples, et pour s'en tenir aux deux premières colonnes,
la disjonction bloquée laisse pressentir horizontalement un système de comique
intériorisé en un seul signe et comme destiné à figurer son drame caractériel.
La disjonction de nature physique (sans tenir compte des variations que sa subdi-
vision suggérerait) pourrait, de son côté, définir verticalement un système de
calembours où les éléments s'anéantiraient dans l'absurde. La case croisée, celle
du fil à plomb sur la tour de Pise, se désignerait d'elle-même comme« un calem-
bour relatif à la nature (son drame intérieur) du fil à plomb». Et l'analyse pourrait
se poursuivre ... Nous l'arrêterons sur une question : parviendrait-on, de croise-
ments en croisements, à définir typologiquement les divers comiques qualifiés,
ici ou là, de spirituels, d'ironiques, de satiriques. Voire plus généralement, aujour-
d'hui, d'humoristiques?
Nous pouvons également l'arrêter par une réflexion. Nous avons opéré sur
ces images une conversion verbale qui les a réduites finalement à des histoires
comparables à celles que nous avions étudiées dans l'étude citée plus haut.
Constater que cette conversion était possible est déjà un acquis. Interpréter
cette conversion pourrait en être un autre. L'affirmation qu'il n'y a pas de
comique graphique et que tout trait d'esprit relève de la communication verbale,
serait sans doute peu discutable. Néanmoins ces dessins ont leur spécificité;
on peut constater par exemple qu'ils perdent beaucoup de leur drôlerie lorsqu'ils
sont racontés au lieu d'être vus. Leur force de tir (comique) s'amenuise au fil
des mots comme si le temps mis à les dérouler leur faisait manquer la cible. Le
comique, pensé en fonction du dessin, explose avec des charges de contenu plus
légères. Reprenant par exemple l'histoire de Voltaire : « ••• un serpent piqua
Jean Fréron. Que croyez-vous qu'il arriva? Ce fut le serpent qui creva »et la compa-
rant au spectacle du dessin de même articulation mais réduit à des mots:« ... un
bloc de granit tomba sur l'escargot. Que croyez-vous qu'il arriva? Ce fut le granit
qui éclata », on voit bien que face à l'histoire glorieusement féroce de Voltaire,
l'escargot résistant perd verbalement sa drôlerie graphique; sa légèreté existen-
tielle qui r avait rendu drôle en dessin, devient insipide en paroles. Le dessin
est une plaque plus sensible au comique que le verbe. Son instabilité humoresque
est trans-verbale, comme translucide et effritable à merci : une charge adhésive
ou répulsive (en affectivité, opinions, croyances, caractères ... ) trop forte risque
le virage de disjonction fatal, r opacité brutale : !'in-regardable, le mauvais goilt,
l'incompréhensible ... le scandale; la simultanéité visuelle de ses signes ainsi que
leur puissance d'appât résorbent, par éclat, la durée diachronique de leur
propre dimension narrative. Disons que la disjonction dessinée se révéle d'autant
plus irrésistiblement comique que ses contenus humains sont moins engageants;
la drôlerie du dessin est une volte-face effleurée, comme l'aurore de celle des
mots : elle lui apporte l'enfance de l'art.
VIOLETrE MOBIN
~cole Pratique dea Haute• ~tude1, Paria.
Sylvain Du Pasquier
Du Pasquier Sylvain. Les gags de Buster Keaton. In: Communications, 15, 1970. pp. 132-144.
doi : 10.3406/comm.1970.1218
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1218
Sylcain Du Pasquier
Par une étude prec1se des gags de Buster Keaton, nous nous proposons de
mettre à r épreuve l'idée selon laquelle le message cinématographique peut être
formalisé comme discours et de tenter d'en définir les concepts dans le mouve-
ment même de leur utilisation. Nous montrerons-dans le même temps que l'étude
du gag présente un certain nombre d'avantages dans la stratégie de cette recherche
et que ces avantages justifient notre choix. Le gag sera donc traité comme une
figure particulière du discours filmique, écart par rapport à une norme, définis-
sant la norme et l'écart dans un même temps et non l'un par rapport à l'autre.
Gag et comique: avant d'exposer un exemple de recherche sur une occurence
® particulière du gag, il faut délimiter plus précisément ce que 1' on entend placer
1ous ce terme et pour ce faire, on peut utilement le confronter à un type de dis-
@ cours avec lequel on le confond souvent : le comique.
Le gag prend pour origine, pour terrain d'implantation, le discours réaliste ou
© « normal • précisément pour pouvoir le perturber. Il utilise et dévoile le carac-
tère d'ambiguïté cachée qui existe dans la vision anodine du discours filmique
réaliste. Le gag présente donc toujours une signification décrochée, éclatée et
l'on peut penser que cet éclatement met en jeu deux fonctions : une fonction
normale pouvant appartenir à n'importe quel récit non burlesque et une fonc-
tion perturbante qui subvertit le sens de cette fonction normale en révélant
toute la fragilité de cette norme. Le comique au contraire, ne se démarque pas
formellement du discours réaliste en ce sens que l'on ne pourra jamais relever
une figure syntagmatique qui lui soit propre. Le discours filmique comique ne
présente guère qu'une version comique du réalisme, grâce à un certain nombre de
« ficelles », figures de rhétorique rendant comique un discours qui, sur le plan
de la dénotation, ne se démarquerait pas d'autres discours non comiques. En
effet, au lieu d'atteindre, comme le fait le gag, le cœur même du message dénoté,
le comique se contente d'en décorer les connotations. Dans ce sens, on peut dire
que le comique ne perturbe en rien le fonctionnement de la signification dans le
message filmique.
Gag et absurde: si, à l'inverse du comique, le gag perturbe très fortement le
message filmique, c'est pour déboucher immédiatement et inéluctablement sur
un discours absurde. Le récit ainsi parasité aura alors comme corollaire, non la
fermeture de la polysémie du discours normal, mais son exploitation maximale,
sa mise à nu; non le remplissage du signifiant par la signification mais l' énon-
ciation brusque, dans une secousse presque surréaliste, du creux du signe réaliste
ongmaire. En disant cela, on comprend que, si le gag débouche sur un discours
132
Les gag& de Buster Keaton
133
Sylvain Du Pasquier
regarder lui-même sans le considérer dans la construction minutieuse du contexte
qui rannonce et le prépare. On est loin ici de la « gratuité » qui entrait dans la
définition traditionnelle du gag. Lorsqu'enfin le policeman est assommé par
deux fois et s'écroule, il n'y a, au niveau du spectateur, aucun étonnement
véritable (alors que Keaton est, lui, légèrement étonné, ce qui n'est pas son
habitude). Le gag en effet, tel qu'il se présente, n'est que l'aboutissement d'une
suite de « dispatches » dont le dernier se résout avec évidence : ou bien le poli-
ceman échappe au coup involontairement porté par Keaton, ou bien le hasard
fatidique mène les choses jusqu'à leur terme et il est renversé (il me semble bon
de signaler ici que ce dispatch existe réellement et que ce gag, si bien préparé,
en aurait été un dans les deux cas. A la première vision du film, on peut réelle-
ment se poser la question jusqu'au moment où le gag arrive à sa conclusion).
Rappelons aussi pour l'anecdote et pour évoquer ce sens de la préparation
du gag, si typique, que Keaton avait construit chez lui une machine monumen-
tale pour casser les noix. Au terme d'un long parcours minutieusement réglé,
la noix arrivait sur une sorte d'enclume sur laquelle s'abattait un énorme mar-
teau, juste à côté de la noix. (Henriette Nizan, « Portrait de Buster Keaton »,
in Le Magasin du spectacle, no 4, aoftt 1946.)
Le gag : à l'aide d'une sorte de pied de lampe extensible et d'un gant de
boxe, Buster Keaton fabrique une « flèche » pour indiquer la direction qu'il
compte prendre avec son énorme charrette. Après l'avoir dûment expérimenté
à un croisement désert, il arrive sur un carrefour au milieu duquel un policeman
règle la circulation. Arrivé à sa hauteur, Keaton veut tourner à gauche et actionne
son signal. Le flic est littéralement jeté à terre, le gant de boxe l'atteignant en
pleine figure. Buster Keaton fait un quart de tour à gauche, et au moment où
le flic se relève, celui-ci est encore dans la mire du signal qui se détend à nouveau.
La charrette s'éloigne alors et Keaton, en se retournant aperçoit avec un éton-
nement à peine perceptible que le policeman gît, inanimé.
Ce gag serait presque quelconque et, pour tout dire, proche du stéréotype,
si les éléments qui le composent ne nous avaient été présentés de façon parti-
culière.
Tous ces éléments sont issus d'un grand bric-à-brac, sorte d'origine chaotique
commune de tQus les objets particularisés de ce récit; l'importance symbolique
de ce fou~re-tout originel se précisant par la suite. A côté de la charrette où il
est entassé, restent une valise et deux cruches. Buster prend la première, la
met dans la valise et après avoir vainement tenté de l'y enfermer, monte, les
deux pieds sur la valise qui accepte enfin de se fermer. Il ramasse furtivement
une brique tombée hors de la valise, la glisse à l'intérieur et boucle les ferrures.
Il charge la valise et revient à la deuxième cruche qu'il suspend où il peut.
Alors qu'il se retourne, la cruche tombe et se casse. Il fait volte face et considère,
résigné, les briques éparses de la deuxième cruche de faïence blanche. Il considère
alors l'objet traître auquel il avait accroché la cruche. Il découvre (et le temps
de la découverte est ici le même, au niveau du référent et à celui du récit} une
sorte de croisillon mobile ~t extensible qui a peut-être été le pied d'une lampe
mais qui pourrait aussi bien être un grand pantographe, multiplicateur des
gestes du pantomime. Keaton examine lobjet qui s'est étendu, tiré par le poids
de la cruche, le fait jouer en tous sens et le jette sur le siège du cocher.
Plus loin, Keaton, rênes en mains, tend le bras gauche pour indiquer qu'il se
prépare à tourner dans cette direction. Il se fait mordre la main par un chien
juché sur la plateforme d'un camion. Aussitôt, il tire de son chargement un
134
Les gags de Biuter Keaton
gant de boxe qu'il enfile et brandit sous le nez du chien surpris, puis furieux.
Dès lors, il ne reste plus à Keaton qu'à fixer le pantographe sur le côté gauche
de sa charrette et à y assujétir le gant de boxe pour posséder le signal le plus adé-
quat et le plus efficace.
Mais dès que Keaton arrive sur le carrefour, se pose la question de la suite
logique des gags auxquels nous venons d'assister. Derrière le hasard apparent
d'une suite décousue, se profile la succession quasi mathématique de la fatalité.
La figure logique de la succession des faits, se dévoile et réorganise d'un seul
coup, tout ce qui a précédé depuis le début du récit.
Au début du récit en effet, est posé un enjeu qui est immédiatement inacces-
sible : pour épouser une jeune fille riche, Buster Keaton (dénommé « the boy »
dans le générique) devra être un grand homme d'affaire. A aucun moment il
n'essaiera de relever ce défi au-dessus de ses forces, laissant cette possibilité à
un autre, lorsque, étant en possession d'une grosse somme d'argent, il la laisse
aux mains d'un voleur en échange d'un mobilier dont celui-ci n'est pas le pro-
priétaire. Il achète avec le reste de l'argent (et par un subterfuge du même
ordre), une charrette et son cheval pour charger le déménagement.
La fatalité du gag s'abat alors sur Keaton qui n'a aucune raison de s'y opposer
si ce n'est le désir de vaincre et de rester libre. En effet, toute cette fatalité est
axée autour du personnage du « flic », de la police et des policiers, qui se manifeste
particulièrement par des poursuites aussi massives que mécaniques.
La fin du récit confirmera le caractère illusoire de l'enjeu : au moment où
Keaton échappe à la fatalité qui le poursuit, il renonce à cette liberté chèrement
conservée, l'objet de l'enjeu lui passant littéralement sous le nez.
135
Sylvain Du Pasquier
1 o cruche-valise 20 cruche-lampe
Logique du premier enfermer une cruche dans accrocher une cruche pour
syntagme une valise pour la conserver la conserve•
Logique introduite par le casser une cruche pour la une cruche suspendue
deuxième syntagme conserver tombe
Keaton enferme ou suspend une cruche, pour en avoir ainsi fait le tour. Bien
sûr, le premier syntagme contient toujours les éléments qui rendent possible
le gag (on pourrait fort bien, sur la base de cette remarque, faire un relevé des
situations propices au gag; ce fut longtemps un travail très bien rémunéré du
côté d'Hollywood). Mais cette ouverture problématique du premier syntagme
est toujours cachée puisque l'objet du gag est toujours de la dévoiler subitement
(subitement puisqu'il ne saurait y avoir de dévoilement qu'instantané; la rapidité
du gag, contrairement à son caractère surprenant ne saurait être un effet sur-
ajouté puisqu'il participe de sa structure même). Le camouflage ou la simple
non-objectivation de la logique du gag au cours du premier syntagme, peuvent
prendre des formes diverses : ici ils se résolvent entièrement dans la simplicité
évidente (duplicité cachée) des objets utilisés. Une valise est faite pour protéger
ce qu'elle contient; on met donc un objet dans une valise pour le protéger et
pas seulement pour le contenir ou pour le transporter à tout prix. On peut
dire qu'il y a un nouveau renversement presque imperceptible entre les deux
gags mais qui dévient évident à l'analyse : Keaton tente de conserver intacte
la deuxième cruche alors qu'il a explicitement sacrifié la première. Ce retourne-
ment, tout en introduisant le gag de la deuxième cruche, donne une unité rhéto-
rique à ces deux gags et en délimite la « sentence » : l'ambiguïté de la valeur
d'une cruche dans un récit où il s'agit de faire fortune.
Une autre remarque s'impose: dans le deuxième gag, si le mobile est immédia-
tement perçu (la pesanteur), le spectateur ne perçoit pas tout d'abord l'objet
qui permet la réalisation du gag. L'intérêt de cette découverte postérieure est
double : elle permet tout d'abord une meilleure efficacité du gag qui, sans être
tout à fait inattendu (c'est un deuxième bris de cruche), n'en est pas moins
extrêmement concis et sobre dans sa préparation. Mais cette disposition recher-
chée du point de vue syntagmatique (inversion du sujet réel du gag), permet
également au récit une conservation de r objet qui a été ainsi désigné : le pied
de lampe extensible, le pantographe dont la signification ici déplacée (mauvais
support qui s'allonge sous l'effet de la pesanteur) sera rétablie dans un gag
136
Les gags tÙ Buster Keaton
137
Syl'1ain Du Pasquier
réel en tant que tel; mais bien la logique du discours normal qui ne peut employer
un tel détournement d'objet sans une procédure spéciale de normalisation.
Dans le discours réaliste en effet, on peut très bien trouver ce genre d'utilisation
détournée d'un objet mais le discours sera obligé par exemple de faire passer
cette déviation comme stratagème du héros pour le vraisemblabiliser, au contraire
du film de Keaton où la présence du gant et son utilisation est donnée comme
normale et allant de soi. Dans cet exemple, le saut entre le réalisme et le gag
semble infime et pourtant est capital. A aucun moment en effet, le discours
filmique de Keaton n'organise une logique du référent qui soit tout à fait cohé-
rente. La totalité de ses notations s'organise en fait autour de la logique du gag.
Autrement dit, jamais Keaton ne construit un univers symbolique ou une
construction herméneutique suffisamment consistante pour que nous puissions
nous y prendre. Nous pourrions voir à propos d'autres discours du même type
mais postérieurs, qu'il n'en a pas toujours été ainsi par la suite et que, peut être
depuis Keaton, l'objet même du gag s'est enrichi ou simplement déplacé.
Bras Gant
Un chien sur la plate-forme d'un camion, Un gant de boxe protège la main contre
mord les mains qui passent à sa portée. les monures de chien.
TABLEAU RÉCAPITULATIF
L'assommoir.
Examinons maintenant le gag qui couronne toute cette séquence, celui au
cours duquel Keaton construit un signal de bifurcation à gauche pour sa char-
rette et assomme sans le vouloir un policeman au milieu d'un carrefour. Les
objets sur lesquels il s'appuie nous ont été déjà donnés mais avec une signifi-
cation déplacée. Le gag central de cette séquence consiste non pas dans l'agres-
sion proprement dite mais dans la fabrication de l'objet contondant. A cet
instant ce sont le comportement de Keaton et sa logique propre qui sont en
cause et qui constituent en quelque sorte le moteur même du gag, la suite des
événements en constituant l'aboutissement en vertu de la fatalité qui s'y explicite
et qui régit la construction de l'ensemble du récit. En effet, au fur et à mesure
que se déroule ce récit, nous pourrions relever que le mobile final qui préside à
la consécution des séquences événementielles ne saurait être du point de vue
d'une logique du référent, autre chose que le hasard. Mais à l'intérieur du récit,
lorsque ce qui s'annonce toujours comme pur hasard, finit par former un ensem-
ble bien ordonné de conséquences inéluctables, nous pouvons parler, dans le
cadre de la logique propre du récit, de fatalité. Mais la fatalité que nous suggère
Je récit de Keaton, ne saurait être considérée comme purement gratuite et
138
Les gags de Buster Keaton
formelle. A ce niveau, en effet, les objets et l'univers symbolique utilisés par
Keaton ne sont pas complètement indifférents, comme nous pourr-ions le voir en
considérant l'ensemble des tensions que Keaton utilise pour développer son récit.
Notons pour l'instant que la puissante antinomie « flic vs bric-à-brac »
que ce gag utilise, sera largement développée par la suite. De cette antinomie,
Keaton-agent n'en est que le jouet, jamais le responsable. Il se comporte à
tout moment comme un personnage social normal mais se trouve continuelle-
ment confronté à une tension sociale qu'il n'a pas lui-même créée.
Au cours de la manipulation de Keaton visant à créer un dispositif capable
d'éviter certains accidents de la circulation, les objets employés à cette fin,
retrouvent paradoxalement leur fonction première. Le pantographe, d'objet
mou et amorphe redevient le créateur, le multiplicateur de mouvement qu'il
était. Le gant de boxe, d'objet passif et protecteur, redevient cette prolongation
du bras, cet objet agressif. Dès lors, tout est en place pour le désastre. La suite
n'est l'objet d'un retournement que dans la mesure où les conséquences de sa
conduite, trahissent les buts poursuivis par l'agent-Keaton. Ici le gag consiste
en ce que le substitut de l'agent agit indépendamment de lui et à l'opposé
de ses intérêts. L'agent, au moment où il se constitue comme tel, en commençant
à agir, et à vouloir dominer les objets et les situations, s'enferme dans leur
piège. Il est évident que ce verdict du récit, ne constitue à aucun moment et à
aucun niveau, un message portant sur la réalité physique du monde des choses
ou sur la réalité métaphysique qui présiderait à leur ordonnance et à leur destin.
Bien au contraire, cette sentence se situe toujours au niveau dont la signification
globale est énoncée et donc subvertie par le gag. La seule chose qui soit ici
affirmée, c'est la mort de la fatalité comme moteur du récit normal. (Voir
tableau p. 140).
Apports théoriques.
Après cet exposé des résultats les plus significatifs obtenus sur l'étude de
Copa, nous pouvons tenter d'en tirer quelques données théoriques d'une portée
plus générale. Le mot gag 1 , son existence même, est important dans la mesure
où il isole en la nommant, une unité particulière du discours filmique. Nous
pourrions presque dire qu'il définit une catégorie si ce type d'unité apparaît
effectivement dans une série bien déterminée de films.
Mais si nous essayons d'isoler cette unité courte, nous nous apercevons que
dans sa plus stricte définition, elle ne serait que le passage ponctuel d'une unité
à une autre. Nous ne pouvons jamais trouver au gag une quelconque durée
dans la mesure où il est une révélation subite. Ce que nous pouvons par contre
isoler comme durée, c'est l'avant du gag ou l'après du gag, mais jamais le gag
en lui-même qui n'existe que comme rupture, comme discontinuité entre une
unité et une autre. ·
1. Le mot gag désigne à l'origine les courtes improvisations qu'un acteur de comédie
ajoute à son rôle. Dans ce sens originel, le gag était plus le fait de Chaplin que de Keaton.
Tous deux en effet ont commencé sur les planches, le premier comme comédien, le
second comme acrobate comique. Mais très vite le cinéma muet allait imposer le sens
visuel {et donc Keatonien) que l'on donne aujourd'hui à ce mot. Mais nous avons vu
que la perfection du gag chez Keaton, ne tient pas seulement, et de loin, à son caractère
visuel.
139
SylPain Du Pasquier
Signification
Signification Sig n i fir-a lion Signification
4 déplacée de
déplacée de l'objet déplacée de l'objet retrouvée des objets l'objet construit
--
Comportement
5 Fatalité imposée Fatalité imposée Fatalité
logique
Mais cette première définition, trop abstraite, ne suffit pas, de toute évidence,
à rendre compte du phénomène. En effet, elle ne permettrait de faire une analyse
du gag que comme parfaitement indépendant de son contexte {ce qui n,est
pas le cas comme nous l'avons vu) et se suffisant à lui-même, réduisant le pro-
blème du gag à une question d'efficacité.
Le gag en effet, s'il doit être analysé comme phénomène de rupture doit être
considéré aussi, du point de vue de ce qu'il rompt, c'est-à-dire du point de vue du
discours et de la logique dans laquelle il se trouve comme perturbateur. Il faut
néanmoins remarquer que cette innocence mythique du gag correspond approxi-
mativement à sa première période historique : le gag isolé, le gag comme pur
changement de direction a été une phase d'exploration primitive des possibilités
qu'il recèle. Mais le résultat logique de cette période, fut l'accumulation intensive
maximale de gags dans le temps le plus court possible. Il est d'ailleurs signi-
ficatif que cette production se soit limitée aux courts métrages, au moment où le
" drame >> avait déjà conquis pleinement la pratique des longs métrages. Mais
140
Lu gaga de Buster Keaton
141
SylPain Du Pasquier
sible d'imaginer le contraire. Notons néanmoins qu'il ne s'agit pas là d'un pur
a priori ou pire, d'une tautologie : ce n'est pas par définition que la fonction
normale est la première fonction dans l'ordre de la succession. Mais c'est le méca-
nisme du gag qui le détermine. On pourrait en effet imaginer un gag constitué
de deux fonctions qui seraient tout simplement partie11ement contradictoires
et dont l'inversion produirait toujours une figure de gag. Mais, dans ce cas limite
et imaginaire, c'est toujours la première séquence qui apparaîtrait comme nbr-
mative et la seconde comme perturbante au niveau du fonctionnement du gag
dans la mesure où la première pourrait toujours contenir 1a seconde comme poten-
tialité non prévisible. Dans ce cas, les deux fonctions présenteraient une sorte de
réciprocité· logique.
Notons à propos de cette remarque, l'existence d'un phénomène ici mis en
lumière, mais qui se révèlera être le cas général et non simplement le fait de cet
exemple particulier; la première séquence n'est jamais une fonction fermée,
dans ce sens qu'elle appelle la suite du récit mais surtout qu'elle laisse (même si
cela ne peut se percevoir à la première vision et c'est là tout son sens) diverses
possibilités dans la réalisation des fonctions qui lui succèdent. Nous pourrions
dire qu'il y a phénomène de protension. Au contraire, la deuxième fonction (ou
une fonction suivante) sera obligée d'effectuer un certain nombre de poten-
tialités comprises dans la première fonction et donc de les retenir actualisées
présentes en elle. Nous pourrions dire qu'il s'agit d'un phénomène de rétention.
Cette seconde fonction effectuera donc la fermeture de la première mais ne sera
pas elle-même obligatoirement fermée; elle pourrait être la première fonction
d'une nouvelle série (cas de gags en cascade par exemple).
1. La fonction normative se présente justement comme n'importe quelle fonc-
tion diégétique. Tout au plus, peut-elle présenter une situation comique, ce qui
n'a rien à voir avec le fonctionnement du gag lui-même. Mais il est de la plus
grande importance qu'elle puisse aussi bien se situer dans n'importe quel discours
filmique qui ne serait pas burlesque. Certains auteurs poussent même la rigueur
de la démonstration jusqu'à utiliser comme séquence normative des séquences
existant dans d'autres systèmes d'images ou dans d'autres films.
Cette première fonction contient toute la signification du gag dans la mesure
où c'est elle qui définit son champ d'application, son décor, sa logique première.
Mais c'est aussi cette fonction qui contient comme un ver dans le fruit, la possi-
bilité latente et non encore exprimée d'un sens autre, perturbé, absurde. Cela
explique également qu'elle soit généralement plus longue et plus complexe que
la seconde fonction. Dans la série des gags que nous avons examinée, nous
pouvons considérer que la totalité de la séquence, hormis les dernières images,
forment la fonction de normalisation du dernier gag.
2. La fonction perturbante vient toujours comme nous l'avons dit, après une
séquence normale et, son rôle, comme son nom l'indique, est d'en perturber le
sens. Mais faut-il entendre par là un simple changement brusque de direction
de l'action ou de la signification, bref du cours du récit, ou une séquence aberrante
avec ce qui précède, qui n'aurait que très peu de relations avec son contexte et
jouerait donc uniquement sur un effet de surprise que l'on pourrait qualifier de
total. On pourrait trouver des exemples qui aillent dans ce sens, mais nous ne
les retiendrons pas comme gags dans la mesure où ils ne perturbent pas vraiment
la logique de la première fonction. En effet, un changement de direction partiel
ou total du sens du discours, laisse tomber une séquence ouverte et présente
donc une anomalie. Mais justement il ne met pas en cause le sens de cette séquence.
142
Lu gags de Buster Keaton
Il se borne à ne pas répondre à son attente, à ne pas donner suite à sa protension,
à ne pas résoudre son ambiguïté ouverte.
La fonction perturbante du gag, au contraire, répond avec sa propre logique
à la fonction précédente et pulvérise littéralement la logique de cette première
séquence mais sans la contredire formellement, révélant ainsi une logique qu'elle
contenait déjà mais qui n'y était pas encore explicite.
Paradoxalement, le gag révèle donc bien plus ce qu'il détruit que ce qu'il
construit, dans le sens où ce n'est pas tant la pertinence de cette nouvelle logique
qui est surprenante que la caducité de celle que nous croyions universellement
valable. Cela ne veut pas dire que la logique mise en place par le gag soit sans
importance. Au contraire, c'est d'elle que dépend pratiquement l'efficacité de
la perturbation de la logique pré-existante. A ce niveau on aperçoit toute la
puissance de destruction dont est capable le gag, et cette simple remarque est
d'une importance considérable pour l'analyse que l'on peut faire de l'emploi
actuel ou récent du gag dans des films qui ne sont pas particulièrement bur-
lesques.
Pour ce qui est de l'étude présentée ici, le gag qui nous a particulièrement
intéressé est celui qui porte atteinte (et donc révèle) la logique du récit filmique
lui-même. Et il est remarquable à cet égard que ce type de gag soit historique-
ment le premier qui ait atteint une sorte de perfection. Et cet exemple privi-
légié devait bien entendu être cherché dans l' œuvre de Buster Keaton. L' œuvre
de Buster Keaton en effet, se présente beaucoup plus comme un procès du vrai-
semblable que comme un procès du réel. La logique qui est mise en cause par
Keaton, est la première logique à laquelle il se trouvait confronté en utilisant
le cinéma : la logique du discours cinématographique, et les principaux piliers
qui soutiennent ce discours : la perception vraisemblable de l'espace et la percep-
tion vraisemblable de la durée. Au delà de cette critique de l'organisation du
discours, c'est sur une critique de l'organisation du récit que débouche la pra-
tique de Keaton : comme nous l'avons vu dans le passage étudié, c'est aux res-
sorts même du récit de l'époque que s'attaque Keaton avec son arsenal de gag s
143
Sylvain Du Pasquier
20 V ers une critique des catégories utilisées par la critique. Il est clair en effet,
sana être exagérément ambitieux, que l'aboutissement d'une telle recherche doit
provoquer un renouvellement des concepts de la critique cinématographique.
Nous pourrions dire qu'on ne peut imposer des concepts nouveaux sans mener
parallèlement une critique radicale de ceux qui ont été employés jusqu'ici.
C'est en effet la seule façon de se démarquer nettement de la critique psychologique
et commerciale qui a cours à l'heure actuelle. Lorsque l'on sait l'ampleur des
polémiques qui secouent le petit monde de la critique littéraire à la suite des
progrès réalisés par la sémiologie des textes, on peut aisément se rendre compte
que nous ne sommes pas au bout du chemin.
Ces quelques directions ne sont pas limitatives et il ne sera bien entendu pas
question de s'y limiter.
SYLVAIN Du PASQUIER
Pierre Fresnault-Deruelle
Fresnault-Deruelle Pierre. Le verbal dans les bandes dessinées. In: Communications, 15, 1970. pp. 145-161.
doi : 10.3406/comm.1970.1219
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1219
Pierre Fresnault-Deruelle
1. DESCRIPTION
1. Les deux reproductions qui figurent dans cet article sont tirées de Coke en stock
(Hergé), publié aux éditions Casterman. C'est grâce à l'aimable autorisation de l'auteur
et de l'éditeur qu'elles figurent ici.
2. Avec J. Martin (auteur d'Alix) et Ed. P. Jacoba (Blake et Mortimer): tous les
trois forment l'école dite • de Bruxelles».
3. Du grec phulakterion: petite boîte attachée à un bandeau fixé autour de la tête
ou du bras, et dans laquelle les Hébreux enfermaient des fragmenta de parchemina où
se trouvaient inscrites des prières.
4. Espace dans lequel s'inscrit l'image. Il y a 12 ou 13 rectangles en moyenne dans
une page de bande dessinée.
145
Pierre Fresnault-Deruelle
1. Le ballon se présente sous la forme d'un texte enfermé dans un volume délimité
par une ligne continue englobant la totalité des caractères typographiques représentant
les paroles dites par le protagoniste dont il est question. Cette ligne et le volume défini
par elle constituent le ballon. Celui-ci est relié à la bouche du protagoniste par un appen-
dice permettant de lui attribuer les paroles prononcées. Cf. la note relative au mot
• phylactère •.
2. Cf. U. Eco, ApocaliUici e integrati. Milano, Bompiani, 1964.
3. La technique du dessinateur est parfois si affirmée que les ballons retrouvent,
lorsque cela est possible, la disposition typographique des dialogues laconiques de
certaines séquences théâtrales. Cf. Hergé Vol 714 pour Sydney, Casterman, 1968, p. 4.
146
Le Yerbal dans les bandes dessin.ka
147
Pierre Fresnault-Deruelle
1. Le ballon éclate littéralement sous la poussée du son 1 : c'est le cri d'alarme
ou de douleur (le ballon peut être coloré de rouge : cf.« voir rouge», etc.).
2. Les ballons au pourtour ondulé dénotent les sons émis par un appareil de
radio. Leur pourtour régulier et pourtant ondoyant semble convenir parfaite-
ment au message en question. Une certaine motivation se fait jour, en ce que les
bords du ballon imitent la représentation graphique des ondes.
Ces deux dernières variétés de ballons, aux contours mal dé finis, ont ceci de
commun avec les bulles enfermant les points d'exclamation ou de stupeur, que
le manque de fermeté de leur contour semble connoter l'aspect fugitif ou simple-
ment imprévisible des données représentées.
3. La dernière variété de ballons comprend ceux dont l'appendice n'est plus
continu, mais revêt la forme d'une chaîne de bulles. L'appendice segmenté ne
renvoie plus aux lèvres du locuteur, mais à son front. Il dénote la pensée non
formulée à haute voix. Les personnages en question ont d'ailleurs la bouche
fermée et l'air absorbé; visiblement, ils sont en dehors du circuit de la communi-
cation. Encore une fois, nous relevons une certaine motivation dans la forme de
ces ballons, ou plus exactement dans celle de l'appendice. Alors que ce dernier
avait le plus souvent une forme de zigzag ou d'éclair (pouvant ainsi symboliser
la production d'énergie articulatoire), l'appendice-bulle semble représenter
graphiquement une émanation psychique: c'est la pensée qui s'échappe en bulles.
Ce signe, partiellement motivé et d'un symbolisme fort teinté d'humour, se
trouve naturalisé dans le cas de l'homme-grenouille (Coke en stock, Hergé, p. 57);
les bulles de la chaîne renvoient à la« pensée » - on ne parle pas tout seul sous
l'eau! - , mais aussi et surtout matérialisent la respiration sous-marine. C'est
là un exemple typique de l'esprit d'invention dont font preuve certains dessi-
nateurs de comics, Hergé en particulier.
c) Les ballons-zéro. Le jeu des ballons suppose qu'ils puissent être absents. Les
ballons-zéro se manifestent dans le dessin par la présence d'un texte non entouré.
Ces textes sont d'ailleurs le plus souvent réduits à un monème (sauf dans le cas
des proférations injurieuses et prolifiques de Haddock); ou alors, ils traduisent
un cri (alarme, peur, douleur) ou un bruit (bruit de moteur, d'avalanche, d'explo-
sion, son venu du téléphone, etc ... ). Le «bruit» du ballon-zéro se caractérise par
son aspect diffus, envahissant, échappant plus ou moins au domaine des choses
contrôlables; ces bruits sont en liberté dans l'atmosphère (hors des ballons).
Leur graphisme, anarchique comme celui de certains ballons, est encore souligné
par une disposition typographique variable d'où toute recherche symétrique
(donc contrôlable) semble exclue.
148
Le verbal dans les bandes dessinées
élément symbolique flottant dans les airs comme le ballon. F oster, Hogarth
refusèrent le ballon... certaines séries, Pogo, Félix, abordent le problème de
front en traitant le ballon comme un objet réel qu'on peut saisir, heurter,
dégonfler ... »
Ce texte montre à quel point les recherches actuelles en matière de bandes
dessinées restent dans une sage ambiguïté. Spirou, Tintin, pour ne prendre que
ces deux exemples, se situent à mi-chemin des positions qui viennent d'être
évoquées; ils ont recours au ballon, mais ne le considèrent pas comme un objet
réel; ou du moins, et c'est ce qui les caractérise, ils nuancent leur position en lui
prêtant parfois certains aspects de la « réalité » (cf. les ballons hors normes).
Une certaine motivation analogique apparaît dans les phylactères 1.
Cependant, si l'on trouve des sèmes e< intrinsèques » (au sens d'E. Buyssens),
ils ne semblent pas pouvoir réduire considérablement la part de l'arbitraire.
Comme l'auréole des saints dans les peintures du x1ve siècle, le ballon, si
univoque soit-il, est d'abord et avant tout l'objet d'un groupe de décisions
(cf. Barthes). Le ballon n'est pas un signe de communication issu de cette dialec-
tique qui s'instaure par exemple entre la langue et la parole.
Les motivations n'apparaissent et ne progressent qu'après coup. Des motiva-
tions secondaires, comme dans le langage, se créent. On S!rait en présence d'un
code imposé doué d'une vie propre, d'un organe artificiel s'adaptant peu à peu
au rythme de la vie.
Il nous reste à étudier rapidement le dernier élément, négligé jusqu'ici :
l'append~.
Nous avons vu dans une note qu'il existait deux sortes d'appendices : les
appendices ordinaires et les appendices en forme de bulles, ayant trait à la pensée.
Nous avons fait quelques remarques quant à leur forme. Nous nous proposons
maintenant d'étudier les caractéristiques de l'appendice en tant que signe-outil.
Il sert, comme nous le savons, à attribuer à tel personnage les paroles contenues
dans tel ballon. Il est donc un intermédiaire entre le texte et l'image. Ce rôle
informatif est marqué par la forme même de l'appendice; il peut être assimilé
à une flèche; cette flèche renvoie à un objet (le locuteur) désignable par un
monème. Est-ce à dire que l'appendice puisse être lui-même comparé à un
monème? Appendice = locuteur? Nous ne le croyons pas. Comme le dit
Christian Metz dans les Essais sur la signification au cinéma, p. 90, la croix verte
informant le public qu'il trouvera une pharmacie à l'emplacement ainsi désigné,
n'est pas réductible au mot « pharmacie », mais au syntagme-« Ici, Pharmacie ».
L'appendice ne signifie pas « locuteur »; il ne désigne pas non plus la fonction
qu'accomplit le locuteur (l'acte de parole); il signifie « Je parle ».
L'appendice fait donc l'économie de la phrase « Je dis» : il permet le discours
direct, évitant ainsi l'aspect artificiel des dialogues tels qu'ils sont rapportés
dans les Romans (cf. Nathalie Sarraute: L'ère du soupçon).
L'appendice souligne la profération. Cet indice (car on ne peut ici parler de
149
Pierre Fresnault-Deruelle
150
Le verbal dans les bandes dessinées
également jouer un autre rôle : elle sert de censure au dessinateur, ou plus exacte-
ment de paravent. Par souci de réalisme, il fallait faire comprendre que les
hommes, dans leur colère, ne tiennent pas toujours de chastes propos. Pour
conserver sa « bonne tenue », Hergé a recours à un procédé nous permettant de
comprendre que les proférations de tel ou tel locuteur n'ont pas la rigueur exigée:
le scénariste code alors son message, qui apparaît de ce fait comme une traduction
non opérée 1 •
b) Le caractère proprement iconique de certains ballons.
On relève dans quelques phylactères des dessins de caractère symbolique ou
analogique, et qui se rapprochent de ceux qui sont contenus dans l'espace du
rectangle.
On est alors amené à considérer le ballon non plus comme le support de la
communication, mais comme le lieu de l'expression. Ces dessins ne visent pas à
matérialiser l'échange entre les protagonistes, mais constituent une intrusion
dans la conscience d'un personnage, et nous permettent de comprendre telle ou
telle de ses attitudes.
Dessins symboliques : dans Coke en stock (p. 22), Hergé veut nous faire compren-
dre le raisonnement inconscient qui s'opère dans la pensée de Haddock entendant
le bruit caractéristique d'un bouchon qui saute d'une bouteille; les engrenages
figurés dans le ballon matérialisent la progression toute mécanique de la pensée.
Les dessins qui représentent un aspect de la« Réalité» à l'intérieur des ballons
sont destinés à signifier le rêve (Temple du soleil, p. 37) ou l'évocation (Vol 714
pour Sydney, p. 2, 3).
Un message iconique s'est substitué au message linguistique. C'est un autre
dessin (et non plus un texte) qui vient compléter le dessin, avec toutefois certains
caractères propres au message linguistique de la bande dessinée : son aspect
explicitement conventionnel (le trait du ballon). Un peu plus haut, nous pouvions
parler de la fonction imageante du texte, lorsque celui-ci révélait quelques traits
particulièrement suggestifs comme la forme « typique » des lettres de l'alphabet
arabe ou chinois; ici, nous sommes en présence, à peu de choses près, du phéno-
mène inverse : la fonction quasi linguistique du dessin (du ballon) 1 •
f 51
Pierre F resnault-Deruelle
a) la première caractéristique de la langue des ballons, et qui fonde sa valeur
propre est l'emploi systématique du style direct. Tous les personnages parlent
en leur nom propre, et s'il existe des paroles rapportées, elles sont elles-mêmes
actualisées au sein du dialogue. Le langage du ballon est le langage des hommes
en situation 1 • Les dessinateurs qui refusent les phylactères (et leurs appendices)
ne peuvent pas éviter que leurs récits aient un aspect « rapporté » : un curieux
décalage ne manque pas de se faire sentir entre le texte marquant un « avoir été »
et l'image offrant un « être-là » (fait particulièrement frappant dans des bandes
comme Tarzan ou Prince Vaillant 8 , où se perpétue l'aspect fabriqué du roman).
Nous n'avons plus affaire à une véritable bande dessinée, mais à une histoire
illustrée. C'est l'image qui sert le texte, et non plus l'inverse;
b) la convention : quoique de nature très banale, très quotidienne, la langue
parlée dans les bandes dessinées n'est pas directement transposable dans la
réalité, pas plus que ne le sont les monologues de théâtre (même en prose). Bien
souvent, en effet, les héros parlent seuls. Ainsi une phrase comme<< Et maintenant,
allons dire bonjour au Capitaine » (l' Étoile Mystérieuse, p. 27) est-elle parfai-
tement inutile du point de vue du héros, puisqu'il sait où il va : la phrase n'a
de sens que par rapport au lecteur 8 • Or il est évident que le héros ne nous parle
pas, et que son monde n'est pas le nôtre. L'auteur maquille son procédé en faisant
parler son personnage comme monologuent certaines personnes dans la vie de
tous les jours: celles dont on dit qu'elles parlent seules. Cette débauche de paroles
est un phénomène capital dans l'univers de la bande dessinée. Celle-ci est un
monde où les gens sont nécessairement bavards '.
Nous pourrions résumer tout ceci en disant que:
1° les ballons donnent à la bande dessinée sa véritable originalité. Tintin
par exemple est plus que ce qu'on a encore coutume d'appeler, à tort, un illustré;
20 le langage des ballons est spécifique de ce genre. Il ne se comprend qu'au
sein du « fumetto 6 ».
2. FONCTION
152
Le Yerbal dana lu bandes duainéu
153
Pierre Fresnault-Deruelle
de dessins, qui se situent de part et d'autre de ce cas-limite : le dessin « trop
riche », et celui qui ne l'est pas assez.
b} Commençons par l'étude des images<< trop riches»; on va voir qu'elles consti-
tuent un autre cas-limite.
Elles sont rares chez Hergé. Il est même difficile d'en trouver. Cela se comprend
aisément, d'ailleurs : la bande dessinée se définit par sa clarté, d'où l'éviction
quasi-systématique des dessins non immédiatement accessibles à la compréhen-
sion.
Nous avons mis un certain temps à en découvrir au moins deux. Mais une
recherche approfondie dans la même direction nous en révèlerait certainement
d'autres. Coke en stock, p. 2, 11e image : Tintin et Haddock sont dans la rue, des
gens passent, etc ... l' « histoire » est déjà commencée. L'image a donc une signi-
fication précise. Or sans le contexte, et surtout sans les paroles prononcées par
Tintin, nous ne pouvons comprendre qu'il s'agit d'une poursuite. L'image est
trop riche. Elle l'est encore, et cette fois d'une façon beaucoup plus marquée,
p. 17 de l'Aflaire Tournesol (6e image) : nous avons devant nous l'intérieur d'une
salle d'attente, avec beaucoup de personnages parmi lesquels Tintin et Haddock.
Sans les paroles d'un des personnages assis, nous ne pouvons comprendre qu'il
va se passer quelque chose. Une foule de possibilités s'offre au lecteur; surtout,
celui-ci ne sait pas où chercher le centre d'intérêt de l'image : le texte intervient
ici comme processus de sélection. Parmi plusieurs « possibles », la parole déter-
mine un u certain 1 ».
c) La parole fixe également un sens dans certains dessins qui ne doivent plus
leur ambiguïté à une trop grande richesse, mais à ce que l'image est inapte à
traduire des notions précises, ou à énoncer des faits un peu complexes. C'est le
cas de l'image« pauvre». Le texte est alors essentiel. L'image n'est qu'un appoint;
elle n'est plus que le prolongement de la phrase, comme peut l'être le geste chez
un méridional. Le monde du dessin n'est plus alors que le décor dans lequel
s'incarnent les paroles. Le dessin n'a plus qu'un rôle passif, quasi-inerte; il est
incapable de se plier aux nuances de la pensée : ainsi lorsque les personnages
vivent des aventures où le mystère est le lot quotidien, et ont besoin de se faire
part de leurs découvertes, ou de se concerter en vue d'une action à entreprendre
(le texte est alors assez long; les phrases ont un caractère parfaitement achevé).
Grosso modo, ces longues phrases apparaissent surtout :
- pour résumer une situation : début du Temple du Soleil, résumé des
7 boules;
-pour les ultimes déclarations en vue du dénouement : Le crabe aux
pinces d'or, p. 61;
- à l'occasion d'une rencontre : p. 24 de Coke en stock (rencontre avec
Oliveira de Figueira).
L'explication, c'est-à-dire, répétons-le, la primauté du texte 2 , est d'autant
1516
Le verbal dan.a lu ba.ndu duai-Mu
mieux admise qu'elle correspond presque toujours à des retrouvailles ou des
réapparitions : les personnages ont alors beaucoup de choses à se dire.
Le discours un peu long est parfois intégré d'une manière plus astucieuse :
sous forme de coupure de journaux (fin du Lotru bleu, fin de Coke en atock).
Nous avons alors affaire, contrairement à la fonction imageante du texte
évoquée plus haut, à la fonction linguistique du dessin. Bien que « parole •, le
dessin ne perd pas ses droits.
Malgré les péripéties nombreuses (et nécessitant des explications) qui rem-
plissent les aventures de Tintin, les rectangles où le texte prime ne sont pas trop
nombreux. Hergé a su éviter, dans l'ensemble, cette hérésie qui consiste à tron-
çonner des textes trop longs en autant d'images qu'il est nécessaire, ces images
présentant alors leur objet sous des aspects variés, pour éviter de lasser le lec-
teur 1 •
Mais l'image à texte explicatif n'est pas la seule de cette catégorie où le dessin
ne peut se suffire à lui-même : rinformation apportée par les ballons peut pré-
senter encore d'autres aspects; eUe peut être du domaine de l'action proprement
dite, ou encore de caractère mixte (actif-explicatif), lorsque l'action et l'expli-
cation s'impliquent mutuellement. Ces images et ces textes correspondent
généralement à des situations où « le temps presse • : Étoile mystérierue, p. 37 :
<< Allons, chef mécanicien, du nerf, mille tonnerres, en avant toute la machine,
nos concurrents ont 150 miles d'avance sur nous, il s'agit de les rattraper ».
(C'est Haddock qui donne cet ordre sans cesser de courir); ce type de rectangle
est de loin le plus répandu.
La parole joue donc dans l'image un rôle non négligeable: dans les cas d'images
trop riches, rôle répressif, que nous noterons d'une flèche allant vers le bas (~);
pour les images «incomplètes•, rôle compensatoire (flèche .;t ).
On le voit, c'est par rapport à l'image que se situe le texte, celui-ci
étant l'appoint ou le correctif de celle-là. L'image est donc partout première
( .;t) : il s'agit de la compléter ou de la réduire.
Texte Dessin
~ ~
Texte et dessin
Image trop riche
se combattent
~ ~
Texte et dessin
convergent Image 11
pauvre"
155
Pûrre Fresnault-Deruelle
d) L'univocité est première.
D'emblée nous savons sur quel ton sont prononcées les paroles des person-
nages (il n'est que de voir le visage exaspéré d'Haddock devant Tournesol qui
comprend tout de travers). Les aspects supra-segmentaux de l'énoncé linguis-
tique sont rétablis sans risque d'erreur d'après la donnée non-verbale (dessin).
Nous ne sommes pas dans le domaine de la littérature, où l'intuition du lecteur
est souvent mise à contribution. De ce point de vue, la première lecture d'une
pièce de théâtre peut être assez difficile. (Nous manquons de points de repère).
Le génie de la bande dessinée« parlante» n'est pas dans la devinette 1 •
Tout vise à la clarté. Il n'est pas jusqu'à la forme des lettres qui n'y
contribue.
e) Une question vient alors à l'esprit : quel est le coût de l'information?
Parce que tout est facilité par les liens étroits du texte et du dessin, la bande
dessinée a une réputation de « pauvreté »intellectuelle 2 • C'est là une bien gros-
sière erreur. Autant reprocher à une femme d'être laide parce qu'elle est facile.
Ce n'est pas parce que l'information est« paresseuse» qu'e11e est pauvre. La charge
informative contenue dans le dessin est directement accessible parce qu'analo-
gique (c;est en cela que l'information est aisée), et cette aisance vient de ce que
Tintin n'est pas une bande bâclée: l'essentiel du rectangle n'est pas le texte seul,
comme dans les bandes destinées à une consommation rapide.
Nous avons dit que le texte venait au secours du dessin, et que celui-ci n'avait
rien d'un simple « supplément 3 » illustrant la parole. La chose se confirme si
l'on songe qu'en plus des informations attributives d'ordre aspectuel (et non-
verbal), le dessin est aussi et surtout Action, c'est-à-dire support essentiel de ce
genre d' « histoires ». L'analogique l'emporte sur le discursif. La conséquence en
est que toute typisation excessive du gestuaire se trouve écartée. La gamme des
possibilités iconiques doit rester aussi large et variée que possible. Un regard trop
rapide, uniquement attaché au texte, risque non seulement de nous faire passer
à côté de la poésie du dessin, mais de manquer des éléments essentiels à la com-
préhension de la bande dessinée.
/) L'examen du coût de l'information nous invite à étudier la redondance entre
le texte et le dessin.
La complémentarité (ou, mieux, la conjugaison) de ces deux moyens d'expres-
sion joue dans plusieurs sens : itération, relais, enfin un troisième cas que nous
nommerons mixte. C'est à partir de ces trois possibilités que nous tenterons
d'aborder le problème.
II faut d'abord remarquer que, d'une façon générale, un minimum de redon-
dance est propre à tous les systèmes de communications'· La bande dessinée,
qui est un système hétérogène, n'échappe point à cette nécessité. La redondance
1. Un mouvement actuel voudrait qu'on y tende cependant : voir les bandes pour
adultes, les masques des héros y sont parfois volontairement impassibles. (Jotklle de
Péllaert et Bartier, Paris, Losfeld, 1966; Scarlett dream de Gigi et Moliterni, Paris,
Losfeld, 1967).
2. Cf. i;:velyne Sullerot, Bande dessinée et culture. (ed. Opéra Mundi).
3. Ceci est discutable pour certaines bandes dessinées, celles de Jacob en particulier.
4. Martinet, Élémenl3 de linguistique générale. (Paris, A. Colin, 3e éd. 1963), chap. 6,
parties II et III (p. 182-205).
f 56
existe déjà au sein du message linguistique; elle existe également au niveau
du dessin proprement dit 1 •
Reprenons les trois directions évoquées à l'instant. L'itération pure est très
rare. La parole, en effet, est presque toujours en retrait ou en avance sur le dessin
(il faut que l'action progresse). Dans l'Or Noir (p. 7, image 12), un des deux poli-
ciers (Dupont) pose le récepteur du téléphone et dit à son compagnon : • Tu
as entendu? • Donc :
a) le locuteur commente ce qu'il vient d'entendre (décalage);
b} sa parole gomme l'ambiguïté inhérente au dessin seul : nous comprenons,
en voyant la main du protagoniste sur le récepteur, qu'il vient de téléphoner
(et non point qu'il va le faire). L'itération se manifeste donc par relais d'infor-
mation.
Le décalage entre le texte et le dessin peut être considérable; il s'agit en général
des longs ballons explicatifs. L'attitude des personnages implique des échanges
verbaux. La présence des ballons les confirme. Le rapport est minimum 1 • Il n'y
a pas d'autres points communs que le ballon lui-même.
Cependant, le lien entre le texte et l'image peut être plus riche : ainsi lorsque
le phylactère contient un commentaire et une explication de l'action 1 (alors que
le dessin n'exprime évidemment que l'aspect physique du procès : l'action elle-
même}.
Prenons rexemple suivant, emprunté à l' Ile noire (p. 4) : Tintin, dans le train,
poursuit quelqu'un qui saute d'un wagon. Au moment de sauter à son tour, il
est arrêté par un contrôleur. Le jeune homme prononce alors ces mots:« LA.chez-
moi donc, il y a un homme qui vient de sauter du wagon, il faut le poursuivre. •
Donc : manifestation visible de la parole chez Tintin.
Nous pourrions articuler graphiquement le message total du rectangle comme
suit :
Illustration linguistique du message iconique ( = Ambiguïté gommée)
« Lâchez-moi donc! »
Message iconique
(Tintin essaie de se dégager)
1. Il est difficile de quantifier la redondance dans le dessin lui-même, celui-ci n'étant pas
sécable en éléments significatifs. On peut se risquer, cependant, à dire qu'elle existe,
dans la mesure où il y a une unité dans le deHin : un style, c'est-à-dire une cohérence
interne supposant des liens réciproques entre les diverses composantes de l'image.
2. CAS PARTICULIER : celui des rectangles comportant un deHin et un ballon ren-
voyant à un locuteur absent de l'image. Comme on peut s'en rendre compte, les rapporta
du verbal et du non-verbal sont dans ce cas d'un genre particulier : le disjonction sou-
ligne ici {d.ispoaitio) une conjonction imminente. Le ballon quant à lui, marque litté-
ralement la présence d'une absence. La redondance est également minimum. La présence
du ballon implique la présence d'un auditeur.
3. Image • mixte •, cf. supra.
157
Pierre Fresnaul,t-Deruelle
Deux remarques s'imposent à la suite de cette brève analyse :
1° l'excédent pléonastique réduit l'ambiguïté, ce qui confirme pleinement
que la bande dessinée est un message à la fois riche et facile;
2° fait très important : la parole permet de segmenter le dessin continu, opé-
ration qui se révèle impossible 1 à partir du dessin lui-même. (Cette remarque
nous sera d'une grande utilité dans la suite de notre exposé).
158
Le Yerbal dans les bandes dessinées
2. Les ballons, les paroles prononcées par les protagonistes, correspondent
au dialogue du cinéma. Une constante sonore court tout au long de l'histoire
filmée (le silence fait partie du monde sonore). De même, dans 1a bande dessinée,
le plan des bal1ons « flotte » en quelque sorte au-dessus de celui des images, et
œuvre pour la continuité idéale. Ceci, de deux manières :
a) du point de vue global;
b) etc) du point de vue de la lecture.
a) Nous avons vu que le ballon participait à la fois du message linguistique
et du message iconique; c'est parce qu'il participe de ce dernier que nous sommes
amenés à étudier la liaison qu'établissent les ballons entre les images.
Les ballons, sous la forme d'espaces blancs, se retrouvent dans presque toutes
les images; ils sont comme des bulles répandues dans un vaste liquide. Une espèce
de fil directeur (en pointillé certes, mais néanmoins presque constamment pré-
sent) parcourt le monde des images comme une onde visible. La liaison se fait
dès le niveau de la perception globale.
b) D'autre part, il existe une catégorie de ballons dont l'appendice ne renvoie
à aucun personnage et indique seulement d'où vient le son, le locuteur n'étant
pas représenté dans l'image (Affaire Tournesol, p. 24, image 4, et p. 23, image 14;
Coke en stock, p. 47, image 14). Il existe un à-côté de l'image, une portion d'espace
intéressante que nous ne voyons pas et qui, signalée, ne peut que nous être pré-
sentée dans l'image suivante 1 • La liaison est en quelque sorte amorcée par
l'appendice du ballon sans propriétaire : l'appendice fonctionne alors comme une
flèche à suivre.
c) Au niveau de la forme du contenu, c'est-à-dire du message linguistique
lui-même, la fonction de liaison assurée par les ballons est encore manifeste.
Les syntagmes finaux des ballons sont souvent terminés par trois petits points
qui annoncent un report nécessairement situé dans un avenir-espace tout proche.
D'une manière générale, les phrases s'enchaînent d'image à image. Lorsque les
dessins supposent entre eux une petite coupure dans le temps, les premières
paroles ont parfois un caractère récapitulatif : il s'agit de ne pas perdre un tant
soit peu le fil de l'histoire. On trouve des syntagmes tels que : <<ce qui s'est passé?
J'ai ... » (Affaire Tournesol, p. 29, image 3), «Nous voilà partis» (Étoile mystérieuse,
p. 22, image 7).
De tout ceci, il résulte que le texte, dans sa fonction de liaison entre les images,
joue un rôle inverse de celui qu'il jouait dans l'image seule. Alors qu'il découpait
et fragmentait le contenu de l'image isolée (axe vertical de représentation),
le texte, quand il existe, sert de liaison entre les différentes images (axe horizontal
de la diégèse) et œuvre dans le sens d'une certaine fluidité dans le déroulement
de l'action et de la lecture. Ceci pourrait se résumer ainsi:
1. C'est souvent le cas de la dernière image d'une planche. Le lecteur, pour connaître
la suite, doit tourner la page s'il possède l'album complet (ou attendre la semaine
suivante s'il achète l'hebdomadaire). Sur les 3 exemples cités ici, 2 sont des imagee
finales.
t59
Pierre Fresnault-Deruelk
Discontinuit6
Rôle de la parole Continuité
fragmentation
160
Le verbal dans les bandes dessinées
C) Dans cette ultime rubrique, nous voudrions attirer l'attention du lecteur
sur la relation qui existe entre certaines images d'un type particulier. Ex. :
Deux personnages parlent assez longuement {p. 1 des 7 boules de cristal) et la
« caméra » du dessinateur reporte d'image en image les interlocuteurs dans les
mêmes positions et dans les mêmes lieux; chaque image ne doit son intérêt
propre qu'au contenu du ballon {des modifications dans l'angle de prise de vue
tendant cependant à rompre la monotonie de la séquence). Aussi avons-nous
une suite proportionnée à la longueur du texte, et segmentée en autant d'unités
qu'il est nécessaire. La permanence iconique est ici à son maximum. Ces séquences,
toutefois, sont assez rares, le dessin jouant le plus souvent un rôle dynamique.
On en note quelques-unes dans l'Aflaire Tournesol (p. 44), Objectif lune (p. 18, 19.
22 ... ), Le crabe auz pinces d'or (p. 61, 62), chez le dessinateur Ed. P. Jacobs, etc...
Dans tous ces cas, les personnages parlent beaucoup, ayant à expliquer
la complexité d'une situation ou à produire un certain nombre de renseignements
de divers ordres.
Avec ces rectangles successifs quasiment identiques, peut-on encore parler
d'unités distinctes? Comme la notion de mot en linguistique, celle d'image peut
poser à la limite un problème de définition.
On peut résoudre la difficulté en parlant de dédoublement, de détriplement,
etc. de l'image; ou bien, ce qui serait encore plus séduisant dans les cas où on ne
note pas de progression d'un rectangle à l'autre du point de vue du dessin,
d'images en accolade. Cette accolade constituerait une macro-image, elle renverrait
à un instant unique.
On voit que les implications du verbal dans la bande dessinée sont nombreuses
et beaucoup plus complexes qu'il n'y paraît d'abord. Quelques-unes d'entre elles
ont été ici éludées, comme on l'a fait remarquer à propos du livre de J. Mitry.
Certains aspects esthétiques, comme l'intégration des ballons dans l'image ont
également été écartés.
Cette première approche avait simplement pour but d'éclairer ce phénomène
que constitue la conjugaison de deux codes diversement articulés au sein d'un
moyen d'expression que nous considérons comme ayant produit d'authentiques
chefs-d' œuvre. Mais le problème est immense ...
PIERRE FRESNAULT-DERUELLE
U.E.R. de Lettres, Tours.
Christian Metz
Images et pédagogie
In: Communications, 15, 1970. pp. 162-168.
Metz Christian. Images et pédagogie. In: Communications, 15, 1970. pp. 162-168.
doi : 10.3406/comm.1970.1220
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1220
Christian Metz
Images et pédagogie 1
1. Sous le même titre Image et pédagogie (à part le singulier du mot « image »), la
revue Media (Institut Pédagogique National) a publié dans son numéro 7 (Novembre
1969, p. 7-12) rïntervention de Michel T ARDY au Colloque u Image et littérature »,
organisé par l' Association Française de Littérature Comparée (Centre Audio-visuel de
Saint-Cloud, 28-31 Mai 1969).
L'article de Michel Tardy et le nôtre, bien que fort différents et rédigés de façon indé-
pendante, convergent assez nettement sur deux points précis : 1) effort pour ne pas
« aplatir» l'image tout entière sur le seul niveau de l'analogie - 2) effort pour e1 dialec-
tiser» plus qu'on ne le fait parfois les relations entre la recherche théorique sur l'image
et les innovations pratiques de la pédagogie audio-visuelle ( = réaction contre un« appli-
cationnisme » trop direct).
162
Images et pédagogie
graphique du vaste travail que rhomme accomplit sur le monde et sur lui-même,
et qui l'éloigne de la nature; chaque culture s'oppose à d'autres cultures avant
de s'opposer à r (( inculture )) ; ce que la tradition humaniste de nos pays appelle
- fort inexactement - « inculture » est le propre de certains sujets ou groupea
de sujets, qui participent moins complètement que d'autres à la culture de leur
société).
163
Christian Metz
menter le nombre des objets culturels (un percolateur, une tondeuse à gazon ..• )
ou des objets dits naturels (lesquels ne sont identifiables que culturellement :
un mélèze, une otarie ... ) que ses élèves sont capables de reconnaître - soit, en
pratique, de nommer. Le cours d'images sera devenu une leçon de choses, c•est-à-
dire pour bonne part une leçon de mots.
Ainsi, l'enseignement de l'image, contrairement à l'enseignement de la langue,
ne saurait-il être un enseignement spécifique dès sa racine : les langues analysent
et reconstruisent le monde de fond en comble; l'image ne déploie ses significa-
tions propres que sur la base d•un respect minimum préalable des apparences
«naturelles» Je l'objet: respect toujours partiel, toujours truqué, et qui n'est que
le début de l'aventure iconique; mais aussi, respect sans lequel elle ne saurait
commencer, et dont la langue, au contraire, fait d'emblée litière.
C'est au-delà de cette couche première de sens que devra se situer, pour l'essen-
tiel, un enseignement proprement iconique. Cet enseignement ressemblera - si
tant est qu'il faille absolument le comparer à tel ou tel enseignement préexistant
- au cours de littérature (dans la mesure où ce dernier suppose un acquis préa-
lable, qui est alors la langue), bien plutôt qu'au cours de langue.
On peut subdiviser cet enseignement iconique selon des articulations« concrètes»
qui ont pour elles un air d'évidence : il y aura le cours de cinéma, le cours de télé-
vision, le cours d' « images fixes »••• ; à l'intérieur de l'enseignement du cinéma,
on s'occupera d'abord des« genres faciles» ou présumés tels (films d'action, etc.),
ensuite des genres supposés plus « difficiles » (le film « social », etc.), enfin des
questions dites théoriques (le film comme langage, etc.). Des programmes ont
déjà été proposés, qui sont ainsi conçus.
De telles articulations, même si elles sont susceptibles de résoudre des problèmes
de pédagogie pratique (ventilation des programmes par classes, par sections;
emplois du temps, horaires, etc.), sont peu aptes à permettre une réflexion plus
fondamentale sur la pédagogie de l'image. Les vrais partages pourraient bien
être ailleurs. Si on se place du point de vue de l'enfant, et qu'on le suppose déjà
capable (cf. ci-dessus) de déchiffrer un nombre d'objets-du-monde suffisamment
élevé pour que l'intellection la plus littérale des images ne lui soit pas refusée,
que lui reste-t-il à apprendre en fait d'images? Deux choses, et deux seulement
(bien que chacune d'entre elles constitue un vaste domaine)-, deux choses dont
l'articulation ne coïncide pas avec des distinctions aussi dérivées et tardi"es que
celles du cinéma et de la télévision, ou des différents genres à l'intérieur du cinéma.
L'enfant qui sait déchiffrer l'objet, s'il veut également savoir déchiffrer l'image,
doit encore apprendre : 1°) à reconnaître un certain nombre de configurations
aignifùzntes spécifiquement iconiques, c'est-à-dire plus ou moins communes à
tous les véhicules iconiques, mais propres à eux seuls - 2° à reconnaître un
certain nombre de symboles largement culturels qui, dans leur principe, renvoient
à la société globale bien plus qu'aux langages de l'image, mais dont les occurrences
attestées revêtent dans un grand nombre de cas la forme d'images.
Le premier de ces deux enseignements recouvre - mais déborde - des notions
souvent proposées, comme « initiation à la syntaxe du cinéma », ou a: initiation
à la rhétorique de l'image », etc. L'objet d'un tel enseignement consiste en fait
à rendre l'élève sensible à un vaste fait de civilisation, dont les notions ci-dessus
ne sont que des aspects partiels: les technologies modernes de duplication méca-
nique ont pour effet de rendre l'apparence de l'objet séparable de sa présence
physique, et, ainsi libérée, l'effigie - plus maniable que l'objet, c'est-à-dire en
quelque façon plus proche de la pensée - pourra entrer dans des constructions
164
1 mages et pédagogie
inédites où elle sera rapprochée d'autres effigies selon des modes que le monde
ne donne pas à voir: par exemple, le flash-back, le montage parallèle, etc.
On remarquera que cet enseignement admet lui-même deux niveaux, propor-
tionnés à l'âge des élèves : pour les enfants les plus jeunes, certaines des confi-
gurations d'images dont il est ici question restent encore obscures jusque· dans
leur sens littéral (ainsi, les expériences de filmologie ont montré que le champ-
contre-champ n'est pas compris avant un certain âge, du moins spontanément).
A ce niveau, l'enseignement consistera d'abord à expliquer le sens même du
« procédé ».
Cependant, on en arrivera assez vite à un stade où l'élève - soumis à une
éducation« sauvage », mais à sa façon efficace, par l'entourage social quotidien,
l'exposition aux mass media, etc., - n'aura plus besoin de telles explications,
et interprétera de lui-même, dans le flash-back (qui n'est ici qu'un exemple parmi
d'autres), la succession des images signifiantes comme correspondant à une
précession des événements signifiés. Le problème pédagogique se trouvera alors
déplacé d'un cran vers le haut, et le maître devra élever ses explications du niveau
langagier au niveau méta-langagier : il n'est pas sans importance que l'enfant
qui comprend déjà le flash-back comprenne de surcroît pourquoi il le comprend,
et ajoute à son intellection brute de l'événement iconiquement narré une intellec-
tion seconde des mécanismes de la narration iconique. Son niveau de compré-
hension sera ainsi arraché à l'objet, et débouchera sur une première prise de cons-
cience du fait de discours comme tel: n'est-ce pas là l'une des composantes de la
différence qui sépare l'intelligence « naturelle » propre aux sujets doués mais peu
scolarisés de cette autre forme d'intelligence, que l'école seule peut déYelopper
à grande échelle (même et surtout à notre époque d' « école parallèle »}, et qui
tient pour l'essentiel à une capacité réflexive de dédoublement, de recul, donc
de verbalisation : car ce ne sera pas le moindre mérite du « cours d'images » que
de faire parler les élèves, et il n'y aurait nul paradoxe à ce que l'image, parce que
non verbale, soit dans bien des cas un inducteur de comportements verbaux plus
efficace que ne le sont certains textes écrits, donc pleinement verbalisés et par
là, pour beaucoup d'élèves, redoutablement complets et refermés sur eux-mêmes:
quel professeur ne se souvient du grand silence qui, lors des «explications de
textes», suit la lecture du texte et inaugure, de singulière façon, son «explication»?
165
Christian Metz
Liberté), l'aspect moyen des rues d'une medinah arabe (= les distinguer immé-
diatement, dès perception, d'une rue de Hong-Kong), les billets de 1 dollar
(dans les Westerns}, la physionomie de Lénine ou de Trotzky (films soviétiques),
etc. Il y a là tout un petit sa'1oir iconique - en fait, un savoir culturel - qui est
entièrement affaire d,apprentissage, et qui classe comme ignorant celui qui ne
l'a pas reçu : l'école, actuellement, ne le dispense pas, de sorte que seuls les
«héritiers• (au sens de Bourdieu-Passeron) le détiennent.
Pour ce qui est des figures de connotation, l'enseignement aura également
un aspect libérateur, sans qu'il soit pour cela besoin de quelque prêche, mais
par le simple fait de l'accélération qu'il provoquera dans la mobilité sociale des
informations les plus « simples » (informations qui, pour l'élève issu d'un milieu
peu scolarisé, sont en réalité infiniment difficiles à acquérir, car nulle part dispo-
nibles autour de lui, et jamais impliquées dans les conversations quotidiennes qu'il
entend). Ainsi, il suffira de faire remarquer à l'élève que, si l'italien des films est
presque toujours brun, un certain nombre d'italiens d'Italie sont blonds, pour
que l'emprise aveugle des stéréotypes ethniques - générateurs infaillibles de
racisme« populaire • - commence déjà, si peu que ce soit, à être ébranlée dans
aon esprit (et d'autres exemples pourront amplifier le mouvement ainsi amorcé):
c'est aussi cela, « former • les jeunes; car si on veut leur donner leurs chances
dans la vie socio-professionnelle, il importe entre autres choses qu'ils apprennent
à s'abstenir, lorsqu'ils ouvrent la bouche, de ces faussetés banales et apboris-
tiques qui les écartent d'emblée de la société des milieux instruits, les rejetant
par là, en un redoutable cercle vicieux, dans la masse sous-scolarisée où ces
formules seront à nouveau les seules qu'ils entendront. - De la même façon,
il suffira de montrer que, dans les films français de consommation courante, la
voiture du hél'os est très souvent une D.S. 19 (alors que ce modèle est sensible-
ment moins répandu parmi les automobilistes non filmiques), pour que l'élève
commence à entrevoir la nature et la fonction de ces stéréotypes aliénants et
retors dont la somme aboutit, dans la production iconique de série, à présenter
au spectateur une image délibérément faussée de la réalité socio-économique,
destinée à désamorcer la revendication et à l'endormir dans une« participation»
imaginairement gratifiante.
Plus généralement, une étude systématique des connotations culturelles de
l'image, menée à partir d'exemples très concrets et parfaitement accessibles à de
jeunes esprits, est fort capable de déniaiser l'enfant, de desserrer autour de lui
l'emprise des idéologies et des rhétoriques régnantes. Et dans le moment même où
on lui enseigne à faire la différence entre la fidélité de l'image à l'objet et sa fidé-
lité à la réalité - la première, largement automatique; la seconde, jamais
acquise et, lors même qu'elle existe, toujours conquise-, dans le moment même
où on lui enseigne que l'image peut être analogique sans être innocente - , on lui
aura de surcroît inculqué des rudiments de sémiologie iconique : ainsi la théorie
de la connotation, simplement présentée, à ce niveau, comme l'intervention d'un
deuxième système signifiant superposé à un sens premier.
166
l mages et pédagogie
nouveau, si c'est pour utiliser cet enseignement à développer chez l' enseigné
une forme d'esprit qui (s'il lui prend fantaisie de la conserver en grandissant) le
tiendra à l'écart de toute la recherche vivante en psychologie, sociologie, linguis-
tique, etc., et même en esthétique où l'esprit d'analyse a remplacé les vieilles
conceptions du« goût• pur.
Il reste vrai, évidemment - et l'on retrouve ici le problème de la démocrati-
sation de l'enseignement - que certains goûts déclassent un homme aussi sûre-
ment que certaines ignorances : ainsi du spectateur qui admirerait les films de
James Bond autrement qu'avec le recul du sociologue ou l'humour de l'essayiste.
Cependant, s'il y a bien un goût propre aux couches sociales fortement scolarisées,
ce n'est pas en dispensant un enseignement dogmatique et normatif que l'on
rendra la masse des élèves capable d'accéder à ce goût. L'adulte qui y a accédé
n'a pu le faire qu'à travers de longues médiations, de nombreuses connaissances,
tout un itinéraire personnel (et pourtant profondément socialisé} fait d'informa-
tions diverses, d'un élargissement progressif de l'horizon, du rejet de plusieurs
«goûts• antérieurs et successifs plus frustes ou moins intégrants (ainsi apprend-on
à apprécier tel ou tel film par rapport à son genre), etc. Ce n'est jamais par l'affer-
mation du goût que l'on favorise la formation du goût chez autrui, mais en mettant
en place pour lui les conditions générales (indirectes, et néanmoins seules efficaces)
qui amèneront son goût à évoluer « de lui-même » vers des formes de plus en plus
mftres et de moins en moins naïves. Le « professeur d'images » n'a donc pas à
asséner à son jeune auditoire le paradigme du bon et du mauvais, qui relève lui-
même d'un goût médiocrement différencié : c'est par l'analyse non-normative
de nombreuses images (bonnes ou mauvaises}, par la mise en évidence de cons-
tructions d'images à forte récurrence ( = « banalité ») ou au contraire de figures
iconiques inédites (= « originalité ») - , en un mot, par l'information et par la
description (au sens fort qu'a ce mot en linguistique), que l'élève sera progressi-
vement mis en mesure, par son propre cheminement ainsi rendu possible, d'en
arriver à avoir une liste personnelle des « bonnes » et des « mauvai!:les » images
qui coïncide pour l'essentiel avec celle des couches sociales les plus scolarisées
de son pays et de son époque.
167
Christian Metz
visuel ». - Mais ce qui sera ainsi enseigné, ce sera, bien plutôt que l'image même,
l'ensemble des après et des apprêts de l'image, l'ensemble des figures signifiantes
que l'image rend possibles - , car l'image elle-même, à tout le moins dans ses
constituants ultimes, renvoie à un type d'intelligibilité dans lequel la part relative
de l'anthropologique est trop forte, et celle du culturel trop faible, pour qu'une
scolarisation spécifique et massive y puisse utilement être envisagée 1 •
CHRISTIAN METZ
École Pratique des Hautes Études, Paris.
1. En insistant ainsi sur l'importance des codifications qui entrent en jeu « après •
l'analogie et viennent se greffer sur elle, nous n'oublions pas qu'il existe également un
autre ensemble de codes : ceux qui sont responsables de l'analogie elle-même, qui
œuvrent au sein de la u ressemblance » et dont on pourrait donc dire que, logique-
ment, ils viennent <c avant » elle. La perception - perception de l'objet, perception de
son image, perception de leur ressemblance - est une construction complexe, systé-
matique et hautement socialisée (même si, à travers le monde, elle varie moins specta-
culairement que les idiomes).
Mais par rapport aux problèmes de pédagogie scolaire envisagés dans cet article, les
codes perceptifs (et plus généralement, tous les codes intérieurs à l'analogie) se trouvent
dans une situation sensiblement différente, qui justifierait une étude séparée. C'est,
dans une large mesure, hors de toute scolarisation que l'enfant en arrive progressivement
à maîtriser les codes de cet ordre. L'essentiel de l'apprentissage, ici, tient d'une part à
la maturation psycho-physiologique (voir par exemple les travaux de l'école de Piaget
sur les « structures opératoires » acquises avec chaque âge), et d'autre part à ce qu'on
pourrait appeler - par différence avec l'acculturation - la« culturation •: nous enten-
dons par là cette éducation que constitue déjà le seul fait de « grandir » dans une société
donnée.
L'école n'a pas à enseigner la pratique de la perception; en revanche, elle peut (et
elle doit) en enseigner la théorie. Mais ce n'est plus alors un « cours d'images :1 tel que
cet article l'envisageait; il ne peut s'agir, à ce niveau, que de différents enseignements
déjà plus réflexifs, plus complexes et plus spécialisés, nécessairement réservés aux
grands élèves (classes terminales, notamment} et aux étudiants de Faculté : physiologie
de la perception, psychologie de la perception, sociologie et ethnologie de la vision.
etc. - ou encore, étude des théories sémiologiques, mais sous une forme beaucoup plus
approfondie, et déjà proche des recherches en cours.
168
Jacques Bertin
La graphique
In: Communications, 15, 1970. pp. 169-185.
doi : 10.3406/comm.1970.1221
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1221
Jacques Bertin
La graphique
1. Définition de la graphique.
2. La sémiologie graphique.
3. Les applications de la graphique.
4. La graphique dans la civilisation de l'informatique.
1. DÉFINITION DE LA GRAPHIQUE
169
Jacques Bertin
SYSTÊME DE PERCEPTION
~ --<117"
PANSE:MIQUE MUSIQUE IMAGE NON-FIGURAT IVE
170
La graphique
sont linéairea et temporel. (Rappelons que les transcriptions scripturales de la
musique, du verbe et des mathématiques ne sont que des formules de mémori-
SYSTEME DE PERCEPTION
~ 1 -<9>-
1 variation de sons 1 variation de taches
Variables 1 variia tio" de temps 2 dimensions du pion
sensibles
2 variables
-
3 variables
171
J acquu Bertin
2. LA SEMIOLOGIE GRAPHIQUE
C'est l'ensemble des observations et des règles qui dirigent l'utilisation ration-
nelle de la graphique. La sémiologie graphique se déduit de la structure et des
propriétés de la perception visuelle.
172
La graphiqu~
soit elle-même ordonnée. Or, les prix sont transcrits 1c1 par une variation de
forme, variable visuelle non ordonnée.
Lorsque la construction obéit en tout point à la structure naturelle de l'image,
lorsque les prix sont représentés par une variable visuelle ordonnée, telle la
PRODUCTIOH DE LA VIA.Noe·
DAMS LA C. E.E. EN 1966 PRODUCTION DE LA VIANDE
GROS BOVINS VEAUX DANS LA C.E.E. EN 1966
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LUXEMBOURG
D'acwès Gffice statistique de$ Co11urunaut~s E11opéennes
0
TYPE DE VIANDE
variation de taille (fig. 7), il ne faut plus qu'un court instant pour que le lecteur
mémorise définitivement l'ensemble de l'information. C'est ce que le langage
courant traduit en disant que la figure est plus lisible.
Ainsi, devant toute construction non conforme à la structure naturelle de
l'image, la lecture ne commence qu'au niveau où l'œil découvre cette structure
et peut observer une image significative. Lorsque la première image significative
est au niveau du signe élémentaire, la figure doit être u lue » image par image
(fig. 6). Évidemment, cette lecture va demander un délai proportionnel au
nombre d'images que l'œil devra percevoir. Mais que fait le lecteur en réalité?
Il est immédiatement conscient que la lecture de la totalité de l'information
va lui demander au moins une demi-heure, aussi abandonne-t-il cette lecture
et ne retient-il qu'un ou deux chiffres! UnP. construction non conforme à l'image
naturelle est le plus souvent inutile.
!73
Jacques Bertin
La construction graphique
Construire une représentation graphique consiste donc à transcrire chaque
composante de l'information par une variable visuelle, de telle façon que la
construction soit conforme à l'image naturelle, ou que la lecture n'exige que Je
nombre minimum d'inatants de perception, c'est-à-dire d'images naturelles.
Il importe donc que le rédacteur connaisse la structure x, y, z, de l'image natu-
relle ainsi que les variables qui constituent le système de signes.
Les huit Yariablu YÎ8uelles et leurs propriétés.
Dans la figure 8, le petit rectangle noir est en bas et à droite du carré blanc.
Il pourrait être en haut et à gauche. Sa position est donc définie en x et y, c'est-
à-dire suivant les deux dimensions du plan (2 DP). Une tache de signification
ponctuelle, fixée en x et en y et de dimension suffisante peut être dessinée (en z)
de différentes manières. Elle peut varier de taille {T), de valeur {V), de grain (G),
de couleur {C), d'orientation (OR), ou de forme (F) et exprimer ainsi une corres-
pondance entre sa position en x, sa position en y et sa position (z), dans la série
étalonnée de chacune des six variables « rétiniennes ».
La tache visible, élément premier de toute représentation, peut recevoir trois
significations par rapport au plan xy. Elle peut signifier soit un point (position
sans surface), soit une ligne (position sans surface}, soit une zone (surface}. Ces
trois « implantations », liées à la nature spatiale du système, autorisent la multi-
plicité des conventions (puisqu' ainsi une forme peut caractériser une position
sans surface) et des transformations graphiques (par exemple dans les réseaux,
fig. 12).
Les huit variables visuelles ont des propriétés inégales, dont toute trans-
cription graphique doit tenir compte. Comme la mathématique, la graphique
ne s'intéresse, en toutes choses, qu'aux relations de ressemblance{=:), ou inver-
sement, de différence (#), aux relations d'ordre {O) et de proportionnalité (Q)
entre les éléments de chaque composante. Les deux dimensions du plan ont la
propriété d'exprimer spontanément toutes ces relations. Mais les six variables
rétiniennes n'ont qu'une partie de ces propriétés (fig. 9) et par exemple, la trans-
cription d'une composante ordonnée (0) par une variation de forme(::=) détruit le
caractère de la composante, interdit la perception spontanée et conduit à déchif-
frer les formes une à une (fig. 6). La figure 9 résume l'ensemble de ces propriétés
{ou « niveaux d'organisation »).
Tels sont les principaux éléments qui constituent le système de signes. Ce sont
eux que le rédacteur doit appliquer à chaque problème. Il lui faut donc aussi,
comme le mathématicien, et pour les mêmes raisons, analyser l'information à
transcrire et la fonction de la transcription envisagée.
L'analyse de l'information à transcrire.
Elle peut se résumer en trois questions :
a) Quelles sont les composantes de l'information et quel en est le nombre?
On appelle composante un concept de variation. Dans l'exemple (fig. 4 et
5), l'information est à trois composantes : la série des pays, la série des types de
viandes, la série des quantités. Dans l'exemple (fig. 6 et 7), l'information est
à deux composantes : la série des lieux géographiques et la série des prix. Est
composante toute série d'analyse, comme le temps, le sexe, l'âge, une série
de professions, de matériaux, de concepts, appliquée à l'ensemble à transcrire.
Jusqu'à trois composantes la construction naturelle x, y, z, est possible. Au-delà,
174
Le prix du terrain dans ]a France de l'Est.
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Fig. 8. Lee huit variables visuelles.
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DES VAR IABLES VISUELLES
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Fig. 9. Propriétés aignificatives des variables vi1uelles.
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Fig-. 12. R<'.·scaux : constructions gn1pl1iqt11.:s des relations entre éléments d'une seule composante.
Diagrammes : constructi ans gr op h i ques des
RELATIONS ENTRE PLUSIEURS COMPOSANTES
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Fig. 18. Cri~atio11 automatique des cartes statistiqu<·s sur IB'.\I 870 modifiée
(Brevet .J. Bertin).
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inverse de la <listributiou du phi·rwrnc··uc étudié \ici les propriétés de plus de 50 ha,
l'rcrnière carte en haut il gauche) •·t ont par co11si·qu1·nt une pn>babilité d'être e11 relation
ch.• eausalitt': ou d'incid1•11ee av1·c lui.
Fig. :!O. L'1":cra11 cathodique « affieh1· » u11 dessin cré1! par l'onli11atc11r
111ais 1'1·111 aussi" 1·1·c1·\·11i1· •· 1111 df•ssi11, c'est-à-dirt> i11slr11in~ graphiq1w11w11l
1111 o 1·d i 11 a t.c u r.
La graphique
il y a lieu de choisir les images les plus utiles et pour cela d'étudier la fonction
de la transcription envisagée.
b) Quelle est la « longueur » de chaque composante, c'est-à-dire le nombre
de catégories qu'elle permet de déterminer? Le sexe est de longueur 2, les dépar-
tements français, de longueur 95. De cette longueur dépendent l'étendue du pro-
blème graphique et le rejet de certaines constructions.
c) Chaque composante est-elle ordonnée (0) ou ordonnable (::#=)? Le temps,
les âges, les prix ... sont des composantes ordonnées, qui serviront de base de
classement aux composantes ordonnables (série de professions, de produits,
d'individus, de pays ... ) Ce reclassement simplifiera l'image en faisant apparaître
les groupements et les corrélations, et ceci sans perte d'information.
Les trois fonctions de la transcription graphique.
Toute information à trois composantes ou moins, construite conformément
à l'image naturelle x, y, z, remplit les trois fonctions de la transcription graphique.
Mais toute information à plus de trois composantes - et c'est le cas plus général
- pose un problème de choix dont la solution se trouve dans une appréciation
rigoureuse de l'objectif visé par la transcription graphique.
La théorie des « questions pertinentes » révèle trois situations fondamentale-
ment différentes :
- La transcription doit-elle servir de mémoire artificielle (comme un répertoire
graphique, un plan de« métro»)? Auquel cas, et par définition, sa qualité fonda-
mentale est l'exhaustivité, au bénéfice de laquelle on s'accommodera de la lecture
onéreuse de multiples images élémentaires, comme dans un dictionnaire.
- Au contraire doit-elle être une image à mémoriser (comme un croquis
pédagogique)? Auquel cas sa qualité fondamentale est la simplicité visuelle, au
bénéfice de laquelle on s'accommodera d'une information réduite aux corrélations
essentielles, transcrites par quelques images simples et spontanément percep-
tibles, comme une affiche.
- Doit-elle enfin servir de système de manipulation et participer directement
à la découverte des corrélations et de l'image logiquement simplifiée, déduite
de l'information exhaustive? Auquel cas ses qualités fondamentales sont :
a) d'être évidemment exhaustive; b) de rendre si possible immédiates toutu les
comparaisons possibles à l'intérieur de l'information. Les collections d'images
et les permutations internes font de la graphique un &ystème de traitement de
l'information. Mais de plus, grâce à la tridimensionnalité de l'image et à l'élar-
gissement des possibilités de compréhension qui en résulte, le traitement graphique
de l'information offre peut-être le meilleur moyen de clarifier la méthodologie
fondamentale qui préside à toute recherche, et de mieux définir le rôle de l'homme
face aux ordinateurs.
177
Jacques Bertin
- de la réduction de ce domaine.
Toute réflexion est une réduction et peut se fonder sur une quelconque forma-
lisation de l'information. Mais la réflexion n'est à proprement parler « logique »
que lorsqu'elle exclut la confusion, c'est-à-dire lorsque la définition des ensembles
pris en considération est préalable; en d'autres termes, lorsqu'on accède à la
monosémie. Celle-ci acquise, la réduction logique, ou « traitement de l'informa-
tion », peut être automatisée. Elle consiste à découvrir soit un rapport unique
résultant du domaine informé, soit les groupes naturels présents dans ce domain~.
La réduction logique de l'information est le moyen par lequel l'homme peut
appliquer au plus grand ensemble possible d'observations le nombre limité
d'instants de perception dont il dispose au cours de son existence. L'orateur
n'est écouté que parce qu'il réduit à une heure d'exposition le résultat d'années
d'observations et de réflexions. L'ingénieur n'est payé que parce qu'il réduit à
un appareil plus simple un ensemble convergent de fonctions variées.
Un traitement se traduit par la découverte de concepts de groupements, moins
nombreux et moins longs que ceux qui ont servi à décrire le domaine informé.
Le traitement graphique procède par simplification de l'image. Deux courbes
se rencontrent en un point. Celui-ci est l'objet recherché, la valeur utile parmi
les n valeurs dessinées. Dans ce cas, la réduction peut se traduire par le rapport
n /1. Dans l'exemple très simple (fig. 4), l'information originale nécessite de
mémoriser 5 X 5 = 25 nombres. Le reclassement des lignes et des colonnes,
dans la figure 5, permet de ramener la perception de cette information à celle
de deux types de production, identifiés chacun par deux nations. La réduction
peut ici se traduire par le rapport 25 /2. Elle rend l'information mémorisable et
comparable à d'autres informations voisines.
Dans le dessin industriel, l'ingénieur part de l'ensemble exhaustif des données
qui convergent sur son problème, pour en découvrir l'imbrication la plus simple,
c'est-à-dire la plus efficace en même temps que la moins coûteuse, en jouant à
la fois sur les tolérances qui peuvent exister et sur les principes qui peuvent être
transgressés.
Le traitement graphique met particulièrement en évidence le problème du
ni'1eau de réduction. Dans tous les cas où la simplification entraîne une perte
d'information, tous les niveaux de réduction sont possibles entre l'information
exhaustive et sa plus grande simplification. L'information (fig. 17 A) est cons-
tituée de 9 X 80 = 720 nombres. Elle peut être réduite à neuf groupes de quar-
tiers (fig. 17 B), ou à trois (fig. 17 D), ou même à deux (fig. 17 E). Mais le choix
du niveau de réduction, la décision de retenir neuf, ou quatre, ou deux groupes,
restera toujours du seul domaine de l'initiative humaine. Et c'est probablement
là que réside loriginalité profonde de la graphique. En offrant le moyen de voir
(fig. 17 B) à la fois l'ensemble et tous les sous-ensembles qu'elle engendre, l'image
permet de prendre une décision fondée à la fois sur les groupements naturels
et sur l'information élémentaire, dans toute son exhaustivité. Cela, la transcrip-
tion mathématique ne le permet pas et, à ce stade, elle s'efface devant la trans-
cription graphique (fig. 10 et 11).
- de la comparaison de cette réduction à u.n domaine plus Yaste.
Seul ici l'homme peut choisir entre deux possibilités. Soit faire une nouvelle
expérience, c'est-à-dire comparer la réduction retenue à un nouveau domaine
fini, en partie différent ou plus complet, en d'autres termes reprendre la recherche
en proposant une hypothèse nouvelle. Soit prendre une décision de diffusion
(message pédagogique) ou d'application (acheter l'objet, construire la machine
178
La graphique
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,
Fig. 10. «L'analyse factorielle des correspondances »est l'un des algorithmes modernes
proposés par le Professeur Benzecri pour le traitement mathématique des informations
à multiples variables. Le résultat des calculs apparaît sous la forme d'un diagramme,
qui permet de voir le groupement ou l'écartement des points. Les chiffres ne sont que des
références aux objets traités. Ici, le diagramme distribue des paramètres d'observation
médicale (lettres) et des malades (chiffres). On découvre des groupes de malades et les
paramètres qui caractérisent plus particulièrement chaque groupe.
-·-····- ••
U 1..AT'Ull'
• a11.c:-
,.
Fig. 11. Le traitement graphique de la même information construit une matrice dans
laquelle les groupes de malades se découvrent en z, les groupes de paramètres corres-
pondants se découvrent en y, tandis que z conserve l'information originale, c'est-à-dire
la réponse de chaque malade à chaque paramètre.
Exploitations Tunisiennes
6
Exploitations Européennes
Fig. 13. Transformation d'un réseau. Valeur des flux, entre cinq groupes d'agents
économiques, dans une économie de marché, d'après J. Cuisenier. La figure du ba·a
contient la même information que la figure du haut.
La graphique
ou le bâtiment, appliquer le remède, publier le décret) c'est-à-dire accepter
de confronter la réduction retenue au domaine infini des possibles qui entoure
le domaine traité. Pour ce choix, aucun automatisme n'est concevable. C'est la
définition même de la décision « politique ». Ce choix, qui doit peser l'indéfini,
ne repose que sur l'intuition créatrice, appuyée sur une mémoire personnelle
aussi variée qu'étendue. Et ici encore le rôle de la graphique, mémoire visuelle,
peut être considérable.
Toute série homogène d'observations, tout comptage peut donner Jieu à une
transcription graphique. Mais si l'image permet de transcrire toutes les relations
contenues dans une information à trois composantes, les informations n'ont
pas toutes cette structure. Une information s'impose différemment sur le plan
suivant qu'elle comporte :
10 des relations entre les éléments d'une seule composante; l'information
construit un RÉSEA u;
20 des relations entre composantes; l'information construit un DIAGRAMME;
30 une composante spatiale (composante qui décrit un espace visible, un
profil, un assemblage, un espace géographique); celle-ci peut de plus être trans-
crite suivant un réseau reproduisant l'ordre spatial observé. Ce réseau ordonné
est une CARTE.
Réseaux, diagrammes et cartes sont les trois groupes d'imposition de la graphique.
Les réseaux
Un arbre généalogique est l'ensemble des liaisons (correspondances) qui unis-
sent les membres d'une famille, c'est-à-dire les éléments A, B, C ... d'un unique
groupe d'individus. Un « organigramme », un programme d'ordinateur, est
l'ensemble des liaisons qui unissent une série A, B, C ... de fonctions préétablies.
Un réseau routier est l'ensemble des voies qui unissent une suite A, B, C ... de
villes. Ce sont des informations à une seule composante.
Lorsque ces informations sont transcrites sur le plan, elles construisent un
réseau. Les constructions d'un réseau sont variées (fig. 12) car les éléments
de la composante A, B, C ... peuvent être transcrits par des points, les liaisons
par des lignes, ou l'inverse, ou encore les deux par des lignes, ou par des zones.
De plus, la disposition des éléments peut être rectiligne, ou circulaire, ou former
un semis. Le choix dépend à la fois de l'information elle-même et de la fonction
simplificatrice de la transcription graphique.
Le traitement graphique d'un réseau est une« transformation». Celle-ci consiste
à découvrir la disposition la plus simple des éléments et des correspondances,
c'est-à-dire à réduire au minimum le nombre des croisements non significatifs.
Lorsque la composante A, B, C ... est ordonnable (par exemple une suite de
groupes économiques (fig. 13, 1) la construction circulaire (fig. 13, 2) est généra-
lement celle qui permet de mieux poser visuellement le problème, d'en découvrir
la solution (fig. 13, 3) et de voir si un semis (fig. 13, 4) offre une réduction supé-
rieure. Il est alors possible d'en déduire l'image dont la lecture sera la plus efficace
en fonction de la nature même des concepts proposés par l'information {fig. 13, 5
et 13, 6).
181
J acquu Bertin
Lorsque la composante A, B, C ... est ordonnée (par exemple la suite des fonc-
tions, dans un programme d'ordinateur), la réduction graphique consiste à
transcrire cet ordre par l'une des dimensions du plan, et, sur l'autre dimension,
à simplifier l'image par permutation des éléments de même ordre.
Lorsque la composante A, B, C ... est un espace réel, elle peut être transcrite
soit comme ci-dessus et elle est alors transformable, soit suivant l'ordre spatial
observé. Dans ce dernier cas la construction est une carte et elle n'est pas trans-
formable.
Mais tout réseau peut aussi être construit sous forme de diagramme. Il suffit
de doubler la composante et de considérer que A, B, C ... sont « points de départ »
de relations qui conduisent à A, B, C ... , « points d'arrivée». La construction est
une matrice et elle est permutable.
Il faut noter que la transformation d'un réseau n'a pas encore trouvé de solu-
tion mathématique satisfaisante.
Les diagrammes
Les cours d'une action x, en bourse, ne sont que l'ensemble des correspondances
qui s' établissént entre une suite A, B~ C ... de dates et une série 1, 2, 3 ... de prix.
C'est une information à deux composantes.
La répartition, dans Paris, des catégories socio-professionnelles (fig. 17) est
1' ensemble des correspondances qui s'établissent entre une suite A, B, C... de
neuf catégories socio-professionnelles - une suite a, b, c... de 80 quartiers
géographiques - et une série 1, 2, 3 ... de quantités de personnes. C'est une infor-
mation à trois composantes.
Un annuaire statistique est l'ensemble des correspondances qui s'établissent
par exemple entre une suite A, B, C ... de cantons géographiques - une suite
a, b, c ... de catégories d'individus (les jeunes, les adultes, les vieux; les hommes,
les femmes; les travailleurs de l'agriculture, de l'industrie, du commerce ... ) suite
dont la longueur est le produit des longueurs de chaque phénomène : âge, sexe,
professions ... - et une série 1, 2, 3 ... de quantités de personnes.
Ainsi, tout ensemble informationnel dans lequel une composante A, B, C ...
ventile une suite de concepts, peut être analysé comme un système à trois com-
posantes, et être construit en un seul diagramme x, y, z. Ce diagramme est une
matrice.
Le traitement graphique d'une matrice est une« diagona1isation »(fig. 15 à 17).
11 suppose qu'au moins l'une des deux composantes transcrites en x et y soit
ordonnable. Lorsque les deux le sont, ( *' *) la construction est une matrice
ordonnable. Lorsque l'une est ordonnée (une suite d'années par exemple), la
matrice n'est ordonnable que sur l'autre composante {*, 0). La construction
est un fichier-image si la composante ordonnée est courte. C'est un éYentail de
courbes si la composante ordonnée dépasse une vingtaine de catégories.
Lorsque les deux composantes sont ordonnées {O 0), par exemple les fréquences
et les puissances, les heures et rordre des stations d'une ligne de chemin de fer,
la construction est un tableau ordonné. Lorsque le tableau ordonné reproduit
l'ordre spatial, la construction est la carte de la composante transcrite en z (fig.14).
Ces deux dernières constructions ne sont pas diagonalisables et la simplifi-
cation de l'image ne peut être opérée que par « lissage » des formes planes (ce que
l'on appelle en cartographie « généralisation »), c'est-à-dire par la suppression
d'une partie de l'information. Mais une collection de tableaux ordonnés ou de
182
La graphique
cartes peut être traitée par rapprochement et classement de distributions planes
semblables, dans les grandes collections, ou par superposition de transparents
colorés (synthèse colorée) dans les collections très réduites.
Le nombre de constructions autres que la matrice est immense puisque toute
composante peut être transcrite par rune ou l'autre des huit variables visuelles.
Mais inversement toute construction quelconque peut être ramenée à l'une des
cinq formes matricielles et bénéficier des propriétés de l'image naturelle. Dans
le tableau (fig. 14), toutes les constructions du haut, ou constructions « parti-
culières », correspondent à l'une, ou à une partie de l'une des cinq formes matri-
cielles. Dans de très nombreux cas où existe une composante ordonnable, ces
constructions particulières sont injustifiées.
--'X--
1234517 1234517 1234517 1435721
_ .....____.A
A
c
- .......--"""""'Bc H
0 B
E ..... ...~
- - - -....-.F D
- - - ---1 G
H G
1 1
E ........_..._.._...._.__
----L-11-J
a b c d
Fig. 15. Principe de la diagonalisation des diagrammes. Soit à étudier les caractéristiques
de 10 communes A, B, C, D ... à partir de la présence ou l'absence de 7 phénomènes 1, 2,
3, 4, ... Cette information construit le tableau (a). Si l'on peut permuter les lignes (fig. a -
b} puis ensuite permuter les colonnes (fig. c - d), l'image se simplifie et la compréhen-
sion qui, à l'origine, nécessitait de mémoriser 7 X 10 = 70 éléments ne requiert plus,
dans la fig. d, que la mémorisation de trois groupes. Aucun élément d'information n'a
cependant disparu. Mais la permutation des lignes et des colonnes demande un matériel
approprié (fig. 16).
Les cartes.
Dans une matrice, une composante spatiale ne mobilise qu'une dimension du
plan. L'autre est disponible pour représenter n concepts. La matrice permet de
découvrir toutes les réductions possibles d'un ensemble de n cartes (fig. 14).
Mais de signification toujours changeante, le plan de la matrice ne peut constituer
un système de référence pour une mémorisation de longue durée. Deux matrices,
dont les x et les y sont différents en signification, n'offrent aucun point de compa-
raison.
Dans une carte, la composante spatiale mobilise les deux dimensions x et y
du plan. Il ne subsiste que la variable z. Elle ne peut, en une perception spon-
tanée, que représenter la variation de puissance d'un seul concept. Par contre,
lorsque le plan transcrit l'ordre spatial, et particulièrement l'ordre géographique,
il hérite des propriétés de stabilité de cet ordre. Il fournit alors la base de réfé-
rence plane, constante et universelle, nécessaire à la mémorisation humaine de
longue durée, c'est-à-dire le moyen d'enregistrer visuellement une distribution
et de la conserver dans l'esprit, prête à toute comparaison immédiate ou future.
La transcription cartographique apparaît donc comme le support, conscient
ou non, de toute action spatiale, de toute « régionalisation ». Mais aussi, grâce
183
Jacques Bertin
f 84
La graphique
l'étendue de rinformation moderne et averti du rôle précis et limité, mais irrem-
plaçable de la machine.
JACQUES BERTIN
~cole Pratique des Hautes t;:tudes, Paria.
Louis Marin
La description de l'image
In: Communications, 15, 1970. pp. 186-209.
Marin Louis. La description de l'image. In: Communications, 15, 1970. pp. 186-209.
doi : 10.3406/comm.1970.1222
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1222
Louis Marin
La description de l'image :
à propos d'un paysage de Poussin
Dans une étude antérieure, nous avions cherché à analyser les principes d'une
transposition intersémiotique à propos de Poussin, par une étude des rapports
du récit pictural et du récit mythique chez ce peintre 1 • Étant donné un récit
dont nous possédons le ou les textes constituant le «référent» littéraire du tableau,
comment est-il « transposé » sur la toile? Est-il possible de définir des règles
générales de transmutation? Quels types de transformation ce transfert à un
ensemble visuel impose-t-il à l'ensemble linguistique, etc.?
Problématique.
® La question que nous voudrions ici poser est voisine et différente de ce pro-
@ blème: il ne s'agira pas d'analyser une transposition intersémiotique déjà effectuée
© pour en dégager les conditions générales, mais d'examiner dans son rapport au
tableau, le premier et le plus immédiat type de discours tenu sur lui, à savoir le
discours descriptif : qu'est-ce qu'au niveau du langage, la description dans son
appartenance à l'image peinte? Quel est le statut de ce« dire» spontané du tableau
qui est la prime évocation de sens provoquée par l'image et qui vise à s'effectuer
au ras de la surface picturale? Nous devrons nous interroger sur son apparente
innocence, sur son illusoire immédiateté, pour découvrir en lui des investisse-
sements multiples, culturels, sociaux, affectifs, qui, du même coup, transforment
l'objet décrit. Perdant son statut d'objet, il devient dès lors texte sur lequel se
déposent les lectures successives qui en déplacent les éléments, en modifient les
rapports, créent des zones d'intense visibilité et d'autres aveugles et blanches,
font apparaître ou effacent tel élément dans sa relation aux autres et dans son
poids sur eux, par rapport à eux. Ces lectures successives qui sont, au moins
jusqu'à un certain degré, l'objet-texte pictural lui-même, sont-elles infinies?
ou - question plus pertinente et plus précise - sont-elles, dans leur succession
ouverte, « in terminée », liées par une forme de cohérence? S'articulent-elles en un
système qui ne serait point caractérisé par sa clôture? S'il en est ainsi, ce système
ne constituerait-il pas la« structure » du tableau, entendue comme l'ensemble
articulé de ses lectures, et le sens du tableau n'est-il pas ce déplacement réglé
du discours à travers ses lectures? 2 • Dès lors qu'en est-il du tableau, objet-texte
1. Voir Actes du Colloque d'Urbino sur l'analyse du récit, 1968 : « Récit pictural et
récit mythique chez Poussin ».
2. Cf. Jean-Louis ScuEFER, Scénographie d'un tableau, Paris, 1969.
186
La description de l'image
dans ses lectures? En un sens il s'y évanouit puisqu'il n'est pas de surface pictu-
rale primitive, vierge de tout regard-lecteur - ne serait-ce que parce qu't-lle est
offerte à la vue pour être vue. - Il n'est pas de point de départ à la lecture du
tableau qui serait le tableau avant toute lecture, car celui-ci est, de part en part,
un « legendum ». En un autre, il s'y constitue : par les lectures, le tableau se
définit comme amorces de sens mais pour lequel il n'est pas de point d'arrivée
qui serait le sens du tableau. Et cela pour une simple raison: le tableau n'est pas
d'abord objet de connaissance, support et provocation d'une conceptualisation.
Il est être producteur de plaisir, mais dont les procès de production empruntent,
pour s'y dissimuler, les voies des lectures, c'est-à-dire celles du sens en cours
de constitution à travers elles : plaisir de lire qui par là même ne s'accomplit
jamais, mais désigne, dans cette satisfaction temporaire, la force dont le tableau-
texte est à la fois la trace et la matrice figurative =le désir: trace ou marque
laissée par le geste« créateur» qui s'y signifie; figure qui se déplace et s'engendre
successivement au cours des lectures : c'est la façon qu'a le désir de se donner à
voir dans ses figures en ne s'y réalisant .jamais. D'où l'impossibilité de jamais
clore la lecture du tableau parce qu'elle est celle d'un visible du désir qui s'y
déplace et dont elle ne perçoit que les remous de surface, les traces, en les
évoquant. C'est cet entrelacement du lisible et du visible dans le tableau qui en
produit le sens ou les sens, dont nous voudrions suivre ou accomplir le « tissage ».
Pour que l'analyse soit plus pure, et plus dégagée de la problématique que nous
évoquions tout au début, nous avons choisi un tableau de Poussin dont on sait
de façon à peu près certaine qu'il ne résulte point d'une transposition intersé-
miotique au sens étroit de l'expression évoquée plus haut 1 • Ce qui ne signifie
point que la peinture (le tableau) n'y soit pas récit, et mieux encore qu'il ne fasse
pas apparaître, dans« le diagramme» des lectures picturales qu'il permet et qu'il
exige, un récit possible, inouï, dont la caractéristique serait d'être une« matrice»
narrative, productrice de récits, différents et simultanés dont la prolifération ne
serait que la face lisible de la « Gestaltung » visible du tableau. Autre façon - en
se dégageant du rétrécissement qu'impose la transposition d'un texte narratif
dans un tableau - de retrouver ce tissu de visible et de lisible que notre problé-
matique générale pose à la base de la sémiotique picturale. Le tableau pourrait
alors apparaître comme un producteur de récits relevant tous d'une même forme
matricielle que les lectures successives auront dessinée à la surface du tableau.
Ce tableau se nomme<< Paysage avec un homme tué par un serpent 2 ». Le discours
descriptif est un discours qui constate le tableau en ses parties et transpose en
langage ce qui est« écrit» sur la toile dans son apparence. C'est ce discours que
nous voulons interroger - à propos de cette toile figurative qui appartient tout
entière et jusque dans ses extrêmes limites, à l'idéologie de la représentation.
Dans ce discours, se nouent de façon primitive le langage et l'image, à un point
d'insertion qui pourrait apparaître comme le point de départ de tout méta-
langage pictural. Le fait que ce point nous semble inassignable comporte de
grandes conséquences théoriques : toute description est d'emblée lecture sous
son double aspect de parcours visuel de la surface plastique selon l'ordre ou les
1. Voir à ce sujet, les critiques faites par Sir Anthony BLUN"I' à l'article de Guy de
Tervarent: u Le véritable sujet du Paysage au Serpent de Poussin à la National Gallery
de Londres » Gazette des Beau:z; Arts, 1952, Il, p. 343 sq.
2. c Landscape with a man killed by a snake » Sir A. BLuNT, Critical catalogue,
p. 1tt3, Phaidon, Londres, 1966.
187
Louis Marin
La description.
Du tableau de Poussin « Paysage avec un homme tué par un serpent », il existe
plusieurs. descriptions que nous allons donc examiner attentivement dans leurs
différences. Elles sont quantitativement diverses depuis la plus courte qui, en
donnant le sujet du tableau dans son titre, est une sorte de définition-descrip-
tion, jusqu'à la plus longue trouvée dans les Dialogues des Morts de Fénelon avec
l'entretien fictif entre Léonard de Vinci et Poussin, en passant par trois textes
de Félibien des 6e et se Entretiens sur la Vie des plus excellens Peintres 2 et la
légende d'une gravure de ce tableau exécutée par Baudet et que l'on trouvera
dans le recueil Wildenstein 8 • La première opération consistera à « mettre en
perspective » ces textes, perspective convergente en un point de fuite qu'est
le tableau même et dont l'ordre ou la disposition sera celui de la réduction
croissante.
Or on constate que du texte de Fénélon au titre du tableau donné par A. Blunt,
se maintient invariante une certaine structure d'opposition : celle du paysage
et de l'histoire (ou encore de la description et du récit) qui constitue une sorte de
schème général des lectures, mais que notre lecture dans son système devra,
peut-être interroger et par là même transgresser; « paysage », le terme définit,
une fois référé à une dimension culturelle historique déterminée, la sphère
d'appartenance du tableau à un « genre », situé dans une hiérarchie elle-même
sujette à varier historiquement: le genre« paysage» dont il est possible de donner,
au moins en première approximation, les règles qui en circonscrivent les limites
et le lexique qui en fournit les éléments'· Mais en même temps le sujet du tableau
donné dans son titre comme paysage - appartenance au genre - est précisé
i88
La description de l'image
par un sujet second, un sujet à l'intérieur du sujet qui définit une sous-classe
de paysages, justement nommée« paysages avec sujet»: ici, «un homme tué par
un serpent», anecdote, événement ou récit qui renvoie à un autre genre lui-même
défini, historiquement et esthétiquement, dans ses variations, comme histoire,
sans que l'on puisse pour l'instant décider à quel sous-genre ou espèce d'histoire
se rattache celle de l'homme tué par un serpent : mythologique, historique,
d'actualité, de genre 1 • Notons en outre que l'histoire dans son opposition au
paysage est réduite à quelques marques essentielles qui la constituent dans sa
spécificité, l'homme, la mort, le serpent. L'histoire n'est donc pas racontée dans
le titre, mais seulement son moment central, « pivot », la mort d'un homme par
un serpent : articulation de deux genres dans le titre ou superposition de deux
« codes » eux-mêmes susceptibles de varier c'est-à-dire d'être restructurés,
réorganisés différemment dans des périodes postérieures, genres qui circonscri-
vent un code de deuxième degré, où sont latentes des articulations plus fines
et plus complexes. Mais en même temps apparaît une ouverture de sens carac-
térisée par les oppositions binaires« paysage vs histoire »; « nature vs homme •
sur le plan du contenu, ou << description vs récit », « figurativité vs discursivité »
sur le plan de l'expression. On remarquera enfin que l'histoire avec ses marques
servira à individualiser le tableau dans une série de sujets, liste qui constitue
un véritable champ paradigmatique où fonctionne un procès de commutation :
1. Paysage avec un homme tué par un serpent.
2. Paysage avec un homme poursuivi par un serpent.
3. Paysage avec deux femmes (nymphes) et un serpent.
4. Paysage avec une femme se lavant les pieds.
5. Paysage avec un homme se lavant les pieds.
6. Paysage avec un enfant buvant.
7. etc.
Sans doute, cette liste est-elle construite par A. Blunt dans un catalogue rai-
sonné; mais le choix des termes du titre est effectué par cet historien, selon
un certain nombre de règles logiques qui s'apparentent à celles que donne Leibniz
pour la construction de la définition nominale « qui n'est autre chose qu'une
énumération des marques suffisantes » a fin d'arriver à cette « notion distincte
pareille à celle que les essayeurs ont de l'or, laquelle leur permet de distinguer
l'objet ou tous les autres corps par des signes distinctifs et des moyens de contrôle
suffisants » 2 • Ce rapprochement avec Leibniz, et surtout l'exemple qui dans les
Méditations sur la connaissance ... l'illustre, est significatif : le titre se dit d'un
tableau et d'un livre, mais aussi d'une monnaie. Il établit un droit en inscrivant
dans la matière traitée, une marque, celle que «l'ouvrier met au chef de chaque
pièce de sa fabrique»; il est aussi« le degré de fin de l'or et de l'argent monnayés» 8 •
Le titre du tableau est ainsi la définition nominale du tableau par énumération
de ses marques, c'est-à-dire par description. Par lui, le tableau est catalogué ou
saisi dans ses généralités, expression d'un ou plusieurs codes en chevauchement,
élément d'une série au sein de laquelle il acquiert sa valeur propre, sa différence
qui le titre, ou qui le «monnaye »,titre qui est son nom, plus et bien autrement
que la signature du peintre qui, le plus souvent, s'y dissimule. Si A. Blunt,
1. Voir Sir Anthony BLuNT, Pouaain, p. 290 et sq pour une référence à l'actualité
contemporaine de Poussin.
2. LEIBNIZ, Opuscules philoaophiqueachoiaia, trad. P. Scbrecker, Paris, Vrin, 1969, p.10
3. Définitions tirées du dictionnaire Littré sous titre.
189
Louis Marin
1. Cette notation est très brève et stéréotypée • la situation du lieu en est merveil-
leuse•·
f 90
La description de l'image
schéma qui fait apparaître la valeur éminente de la scène, moyen terme complexe
entre l'action humaine {le récit, l'histoire) et la Nature-décor (le paysage décrit). La
signifiance de cette opposition« non marqué vs marqué» est reprise par Fénelon
sous la forme d'une opposition entre marques.
1. Le mot est de l'abbé d'AuBJGNAC dans la Pratique du théâtre, Paris, 1657, p. 101,
Ed. P. Martino, Alger, 1927.
2. D'AuBIGNAC, op. cit., id.
191
Louis Marin
« Le degré 0 du paysage » qui se présente, dans les autres textes, sous le nom
« Paysage » a valeur significative dans sa pure opposition aux récits : c'est cette
valeur que réitère, mais dans une nouvelle inflexion, le texte de Fénelon en
confirmant l'amorce de sens dégagée ci-dessus. En effet, il est remarquable
que dans le dialogue entre Léonard et Poussin, ce dernier décrivant« l'ordonnance
d'un de ses tableaux» intègre au récit, les éléments du sol, c'est-à-dire de la scène,
et leur oppose de façon marquée le décor. Mieux encore, il fait passer dans le
décor, des figures et des actions que notre propre lecture descriptive dégagera
de l'environnement de la représentation; ce qui veut dire que le clivage propre-
ment idéologique entre décor et action, qui est sans doute essentiel à la notion
de ·représentation « théâtrale », sera modifié d'une lecture à l'autre, modification
qui commencera dans un de nos textes, la légende de la gravure de Baudet :
d'une description à l'autre, les limites du décor et de la scène en tant que situation
topique de l'action, se déplacent. Au rejet dans l'environnement des figures du
jeu et du travail par Fénelon, - et il faudra s'interroger sur la signification de
ce rejet - répondra le contre-déplacement de notre lecture qui fera transiter ces
figures dans la scène, et peut-être au-delà d'elles, celles du château et de la ville.
Toute la première partie de la description de Fénelon mêle accidents du terrain
et incidents de l'action : « un rocher sur le côté gauche du tableau ... de ce rocher
tombe une source d'eau pure et claire ... un homme était venu puiser de cette eau ..•
là auprès est un grand chemin sur le bord duquel paraît une femme qui voit l'homme
effrayé mais qui ne saurait voir l'homme mort à cause d'un enfoncement ... d'un
espèce de rideau entre elle et la fontaine ». Il n'est pas jusqu'au rideau (de terre),
dissimulateur de la mort, qui ne fonctionne comme une machine d'action dra•
matique. En revanche, « le fond » du tableau réunit tous les éléments qui peuvent
«délasser le regard de tout ce qu'il a vu d'affreux ... Dans cette eau, se présentent
divers objets propres à amuser la vue, ici des jeunes gens qui se baignent et se
jouent en nageant, là des pêcheurs, l'un tire un filet, les deux autres rament, ...
d'autres jouent à la mourre » etc ... jusqu'au « lointain » où des montagnes de
figure« bizarre» varient l'horizon. Les marques de l'opposition sont ici complexes
et se développent à plusieurs niveaux : l'index essentiel est l'opposition de
l'horreur de l'action, du drame qui lie les acteurs humains dans le récit et
d'autre part, le charme, la douceur, la variété plaisante, la paix du décor, dont
de multiples figures humaines font partie, pour dessiner comme en silhouette
sur fond de nature, les grâces d'une pastorale. Aussi n'est-il pas excessif de
penser qu'un nouveau trait de code apparaît en ce point de la description de
Fénelon, trait qui est aussi celui du tableau en sa lecture, à savoir la corrélation
signifiante de deux genres théâtraux-picturaux, le drame et la pastorale juxta-
posés-opposés dans la représentation comme le lieu de la scène à l'environnement
du décor 1 . Mais de délicates et subtiles corrélations parcourent la description
1. De plus ce départ de code pourrait être affiné ou :précisé par une plus discrète
opposition que fait apparaître implicitement le texte de Fénelon : le drame repré-
senté sur la scène réunit trois personnages dans une action liée. Le décor, comme envi-
ronnement du lieu scénique, enveloppe une multitude de personnages dont certains
groupes apparaissent comme les délégations significatives du décor dans le plan inter-
médiaire, les joueurs, les pêcheurs : opposition du drame noué entre trois personnages
et de nombreuses silhouettes figuratives signifiant une « atmosphère » ou une ambiance
de décor; ou celle d'une concentration de l'action dramatique et d'une dissolution
du héros par le nombre comme élément de décor. Cf. la controverse entre Sacchi et
192
A°f)O
Illustration non autorisée à la diffusion
La ducription de fimag•
Pierre de Cortone à lAcadémie St Luc à Rome, voir à ce sujet Denis MAHON, Studies
in Seicento Art and Theory, Warburg lnstitute, 1957 et R. W1TTKOWER, Art and archi-
tecture in Italy 1600-1750, p. 171 et sq. Londres, 1958.
1. Symbole : il doit y avoir encore la trace de la cassure de la pièce de métal ou de
pierre, une fois les deux morceaux réunis, sinon il n'y aurait qu'une pièce de métal et
non un signe de reconnaissance.
193
Louis Marin
sion »; ce sont les dimensions de la surface du tableau ou les zones spatiales
sur lesquelles s'inscrivent les figures articulées par le discours descriptif : ainsi
« le devant vs le fond vs le lointain » qui correspondent aux bandes inférieures,
médianes et supérieures de la surface du tableau; et d'autre part« la gauche vs la
droite » du tableau déterminées, dans le texte de Fénelon, par rapport à la
position du spectateur faisant face à la toile. La conversion des termes de la
description que nous venons d'opérer mérite une remarque : ceux-ci, en effet,
sont pris dans l'idéologie de la représentation que notre propre discours analy-
tique doit à la fois conserPer - le tableau est représentation et le système le
plus général qui en relie les signes est celui de la représentation - et défaire
en reconduisant les termes « idéologisés » à leur idéologie, en les faisant apparaître
comme traduisant cette idéologie : devant, fond, lointain renvoient à un espace
de représentation déployant une profondeur illusionniste dans le cadre du
tableau; gauche et droite ne se définissent que par rapport au regard souverain
du spectateur vers l'œil duquel refluent les apparences perspectives. L'histoire
se déploie, pour la description de Fénelon, sur le devant de la scène - exacte-
ment sur le proscenium de ce théâtre - ou dans le bas du tableau « en cet
endroit du théâtre ou les Histrions viennent parler et agir... » 1 • Le fond est la
zone intermédiaire de l'environnement, le lieu où personnages et œuvres humaines
sont intégrés au décor et le lointain, décor pur : opposition et correspondance à
trois termes où l'on retrouve l'organisation binaire dont nous sommes partis,
le devant réservé au drame-récit, le fond et le lointain, à l'environnement
scénique paysage-décor décrit. Quant à la gauche et à la droite, elles marquent,
dans la description, comme des zones d'alternance de mouvement et de repos du
regard dans son parcours de la surface : il est significatif en effet que le regard de
Fénelon spectateur amorce son discours à gauche et en bas avec le rocher, la
source, le mort et le serpent, pour aller à droite vers l'homme qui s'avance
vers la fontaine et accéder ensuite dans un retour à gauche à la femme effrayée :
le même mouvement de balayage zigzaguant de la gauche à la droite et de bas en
haut se poursuit dans le « décor », mais accéléré, comme si le regard devait le
percevoir sous forme d'une totalité naturelle enveloppant la scène par un envi-
ronnement simultané. La gauche et la droite définissent dans le même mouvement
les pôles du regard sur la surface du tableau et les polarisations du discours
descriptif dans son texte, lieux d'articulation du parcours et du discours conjoints.
Mais elles font également apparaître dans le jeu des figures du tableau, un « je »
du regard, à la fois anonyme et constamment présent comme absent dans la
représentation : c'est ce «je » qui littéralement et Pisuellement articule les figures
du tableau par le parcours de son regard, quel que soit l'ordre de ce parcours
et bien que cet ordre, déplacé d'un texte descriptif à l'autre, soit en lui même
signifiant. Fénelon lie, dans le mouvement uni de sa description, les dimensions
de la représentation théâtrale (devant-fond-lointain ou proscenium-décor
intermédiaire-décor pur) et l'ordre d'entrée des figures (gauche-droite) qui
détermine leur orientation les unes par rapport aux autres. En effet les figures
entrent en scène dans un certain ordre variable, selon les parcours-discours.
Fénelon dès lors, comme tout spectateur de tableau, est ce metteur en scène
qui entre dans le tableau, par ses figures, présent mais agissant par son absence,
dès que le tableau est vu, dès qu'il est tableau. Ainsi les mises en scène du spec-
194
La description de l'image
tateur dans les lectures descriptives successives, sont signifiantes de ce « je »
dont chacune est la trace qui le désigne comme absent du tableau.
On notera enfin la non-correspondance des dimensions de la surface picturale
et des mesures quantitatives qui devraient en être la conséquence. Le devant
du tableau occupe la moitié de sa surface et entre la gauche et la droite, Fénelon
efface de sa description, le centre qui est pourtant jalonné par deux figures, la
femme, au premier plan et un édifice, au fond. II s'agit bien de figures que notre
discours descriptif construit comme des relations fondamentales pour le tableau :
celles qui relient la partie gauche à la partie droite. La description de Fénelon,
ne marquant pas la position centrale de la femme, donne à la figure qu'e1le exhibe
dans ce parcours-discours une direction et une valeur différente. Pôle d'une
relation à deux termes, elle ne remplit pas, à cause de l'effacement du centre,
cette fonction génératrice de figures, des différences relationnelles qu'elle possède
dans notre propre description 1 •
1. Une dernière remarque pour clore cette rapide analyse de la description de Fénelon
dans sa partie descriptive : il faut souligner le caractère fictif du discours de Fénelon,
un dialogue entre deux morts, Léonard de Vinci et Poussin, avec cette caractéristique
particulière que Vinci n·a pas vu le tableau de Poussin. C'est le discours de Poussin
qui le donne à voir. Aussi bien avons-nous affaire à une double mise en scène : celle
du dialogue d'abord qui constitue comme un premier niveau de représentation« Repré-
sentez-vous un rocher sur le côté gauche du tableau, dit Poussin à Vinci ... • et celle de la
représentation picturale, elle-même mise en scène seconde, dans laquelle les éléments
visuels c dits » du tableau fonctionnent comme des symptômes d'un état d'âme ou
d'une situation interne du corps « son visage affreux représente une mort cruelle • ou
pour parler plus rapidement les éléments visuels, « visage affreux •, • chair livide » par
exemple, en tant qu'ils sont dits dans la description dramatique apparaissent bien
comme les signifiants d'un signifié, « la mort cruelle •. Ainsi dans le tableau décrit, le
visage afJreux, la chair livide est à la mort ce que le discours de Poussin est à la repré-
sentation de Vinci, dans le texte de description du tableau. L'invisibilité du tableau
de Poussin pour Vinci (c'est là une fiction de Fénelon propre à rendre nécessaire la
description) est comme l'invisibilité du signifié « mort » pour Poussin le peintre. Et le
discours de Poussin dans sa description donne à voir le tableau, comme les figures de
tableau dans les discours qui les décrivent - et les constituent - donnent à voir du
sens. La fiction du Dialogue de8 Morts de Fénelon permet ainsi par les impossibilités
qu'elle se donne (l'interlocuteur de Poussin n'a pu voir le tableau; il ne peut y avoir
entre Vinci et Poussin aucune connivence visuelle antérieure; tout le tableau doit
transiter dans l'espace du discours) des connexions fines entre le discours descriptif
comme représentation du tableau et le tableau comme représentation représentée-
décrite, dans le discours.
195
Louis Marin
par son objet, le tableau, qui lui-même n'est pourtant signifiant que par la lecture
descriptive qui en est faite. D'où cette espèce de paradoxe de la lecture en
général et de la lecture descriptive de tableau en particulier; le tableau précède
toujours la lecture qui pourtant le constitue comme tableau dans sa signifiance.
Mais cette première remarque en provoque une autre plus fondamentale : com-
ment le discours peut-il dire une histoire peinte sans être nécessairement infidèle
au représenté du tableau? D'où une troisième question : comment une histoire
peut-elle être peinte, c'est-à-dire transposée dans un tableau? Analysons le
premier« tableau» dans le récit et nous apercevons que la construction en abyme
se poursuit jusqu'au vertige puisque Fénelon amorce dans ce « tableautin », un
récit « Un homme était venu puiser de cette eau... il est saisi par un serpent
monstrueux ... il est déjà mort... sa chair est déjà livide », récit marqué par le
changemer:;it des temps au long de son déroulement et par l'adverbe u déjà ».
Sur le tableau, déjà, avant que l'homme soit venu puiser l'eau, - il était mort.
Autrement dit, le tableau représente un homme mort, tué par un serpent et
c'est ce que doit dire le discours de description, mais il ne peut le dire que si,
dans cette constatation, il ouvre une séquence qui n'est plus sur le tableau,
mais dans le discours, grâce à laquelle le« personnage» du tableau commence sa
métamorphose en figure et devient signifiant. Le même procédé se répète dans
les deux autres tableautins séquences de l'action. Dans les trois cas, le récit
ouvert dans le tableau se clôt sur une marque, (de la mort, de l'horreur ou de la
frayeur), signe-symptôme inscrit dans le tableau même, qui y renvoie le récit
et l'y fait disparaître. Par cette marque qui est la seule « chose » vraiment décrite
dans le tableau, le discours-récit trouve son ancrage dans la spatialité repré-
sentative, y entre et y disparaît. D'où la valeur de ces marques ou signes figu-
ratifs : non seulement ils ont une fonction de symptômes de mort, d'horreur ou
de frayeur et sont pris dans une codification rhétorique et psychophysiologique
dont la théorie des « affeti » est l' e·xpression; mais ils sont aussi une condition
de signifiance des personnages en ce qu'ils permettent au discours-récit de se
proférer, d'entrer dans le tableau et par là de transformer les personnages en
figures, d'articuler des relations dans la surface plastique. Le tableau par eux
devient texte en absorbant le discours.
Aussi dans ce type de peinture dite « représentative », que l'unité de l'espace
de représentation notamment caractérise, il n'y a pas à proprement parler de
récit pictural : c'est peut-être ce que Poussin voulait dire dans la formule appa-
remment claire et cependant énigmatique : « lisez l'histoire et le tableau » 1 • La
temporalité qui entre dans le tableau n'est pas successive et linéaire. Elle est
celle d'un gonflement du moment représenté par le discours, par l'histoire qui
y entre, grâce aux marques déposées sur la surface plastique, dans les personnages
représentés ou dans les choses. La temporalité propre au tableau y est signalée
par cette oscillation du discours descriptif qui ne décrit que pour s'ouvrir sur
un récit et ne raconte que pour se clore sur un décrit; temporalité dont le
parcours de lecture dans la vision globale constitue la manifestation la plus
apparente et dont l'enchaînement « déterministe » des affects est dans le tableau
de Poussin la représentation et l'illusion : en effet, le tableau ne représente
jamais qu'un événement unique pris comme moment insécable du temps. Dans
le représenté du tableau lui-même, la succession n'est qu'une apparence, celle
196
La description de l'image
un homme
qui s'ap- un homme un homme
l'homme tué le corps mort proche d'une mort entou- un homme mort le
1 par le entouré d'un tué par un corps enve-
fontaine ré d'un
serpent serpent demeure serpent loppé d ' un
serpent
effrayé serpent
-
un homme
l'homme l'homme qui
un corps mort un homme fuit regards
qui s'avance fuit avec la
2 environné effrayé qui troublés
et s'arrête frayeur sur d'un serpent s'enfuit cheveux
effrayé le visage
hérissés
-
la femme la femme une femme une femme
3 surprise et étonnée de assise toute assise
apeurée voir courir épouvantée épouvantée
-
des pêcheurs
tournent la
4 tête vers elle
1.. Voir par exemple la théorie cartésienne de la déduction dans les Regulae ou cer-
taines analyses de l'inexprimé dans la LogiqJU de Port Royal.
197
Louis Marin
198
La description de l'image
199
Louû Marin
1. « Sachez que ce n'est ni dans vos livres, ni dans les tableaux du siècle passé que
je me suis instruit; c'est dans les bas reliefs antiques où vous avez étudié aussi bien que
moi•, dit Poussin à Léonard de Vinci à la fin du dialogue de Fénelon. Voir, sur ce point,
A. BLUNT, Poussin, p. 102 et sq.
200
La description de l'image
2. Fen. Fe JI. Fe III 1. Fe 1
Effrayant -+ Effrayé Effrayant -+ effrayé ..
(1) Effrayant -+ étonné ... indifférent
(2) (3) (4)
3. L
Effrayant - Effrayé (3) (4) (5)
(1) Effrayant -+ étonnée
étonnant -+ attentif ... indifférent
201
Louis Marin
mort. Ce quelque chose, c'est l'analyse de la figure de la femme qui peut, sinon
nou.t l'apprendre, du moins en générant de nombreuses relations entre les autres
figures, nous décow~rir une pluralité de sens qui est le sens.
Afin de préparer l'analyse de cette figure dans toute sa richesse signifiante,
il convient de faire ici deux remarques :
1. Notre analyse-lecture diagrammatique des textes descriptifs s'est tout
entière déployée dans le « syntagme » du tableau, qu'il s'agisse de la surface
« représentante », de l'espace de représentation, ou de l'investissement séman-
tique dans le représenté. Or il faut souligner, par les marques qui en existent
dans le tableau et dans les textes, l'existence, à ces différents niveaux syntag-
matiques, de ruptures de contiguïtés, au niveau de la surface plastique, déjà
articulée en relations signifiantes. Prenons pour exemple l'indication même que
nous donne Fénélon, et que nous avons déjà évoquée lorsqu'il décrit ce «chemin
sur le bord duquel paraît une femme qui voit l'homme effrayé, mais qui ne saurait
Yoir l'homme mort parce qu'elle est dans un enfoncement et que le terrain fait une
espèce de rideau entre elle et la fontaine ». Remarque descriptive essentielle car
elle nous a permis d'apercevoir comment des éléments du décor entraient en tant
qu'accidents du sol comme éléments de la scène pour y jouer un rôle. Ce rôle
étant de définir, de façon linéaire, la chaîne affective, du « mort entrelacé par le
serpent» à la femme ou aux pêcheurs, c'est donc un élément signifiant qui permet
l'articulation d'une relation figurative. Or il est remarquable que cet élément se
définisse comme une << rupture » dans l'espace représenté (et non dans l'espace
représentant qui est parfaitement continu et où se manifeste dans la surface
plastique, l'unité du tableau en tant que tel, ou dans l'espace plastique également
continu comme le montre l'incertitude de la notion de fond), rupture au niveau
des regards et des sols dont l'index est dans le texte de Fénélon, la difficulté
de nommer cette rupture : «un enfoncement»,« une espèce de rideau •, élément
du décor qui devient élément de la scène en la fragmentant, en constituant une
double scène en dénivellation, en décrochement : la première qui porte l'eau
nocturne à peine éclairée par la tâche lumineuse centrale - lumière de la rampe -
le mort entrelacé par le serpent, et l'homme effrayé qui s'avance, demeure et
fuit; la seconde surélevée où apparaît, à genoux, la femme, les bras ouverts et
tendus, qui crie; sur la première, l'homme effrayé voit « la scène » d'horreur,
mais ne voit pas la femme, il court vers elle; sur la seconde, la femme étonnée
voit l'homme effrayé, elle l'accueille, mais ne voit pas << la scène d'horreur ».
Cette double négation dans les regards reprend la rupture de la scène, des sols,
rupture des contiguïtés dans l'espace représenté. Mais il s'en ajoute une autre
qui affecte les personnages représentés et par là contribue à dessiner une figure.
Dans le texte de la légende (L), c'est par ses cris que la femme attire l'attention
des pêcheurs, alors qu'elle leur tourne le dos, en ne regardant que l'homme qui
court vers elle, sans pouvoir la rejoindre, puisqu'il est séparé d,elle par le remblai
de terre. Ces ruptures dans la contiguïté du représenté, qui la « travaillent » en
profondeur, en la respectant en apparence contribuent à l'articulation des
figures du tableau, mais sur un autre mode : ce sont des relations d'interdiction
qui se trouvent posées entre les personnages dans l'espace. L,accident du terrain,
l'attitude faciale de la femme lui interdisent de voir la scène d'horreur ou les
pêcheurs, et ces interdits contribuent à sa signifiance figurative : interdits posi-
tifs qui définissent de nouvelles relations dans lesquelles se déplace la femme
comme figure.
2. Notre deuxième remarque porte sur un autre type de relations qui appa-
202
La description de l'image
raissent dans le texte descriptif de Fénélon, mais qui ne peuvent pas ne pas être
notées dans toute description attentive : il s'agit des relations de similarité à la
fois Cormelles et sans doute sémantiques entre un certain nombre d'éléments du
tableau. Certes, ces relations ne peuvent se justifier ou se décrire dans le syn-
tagme pictural : elles ne peuvent être portées par l'articulation en contiguïté
des figures; et cependant elles jouent et ne peuvent jouer que dans le syntagme,
car il n'est de tableau que dans la totale présence de tous les éléments le compo-
sant et dans l'unité de sa surface limitée par son cadre. Les séquences du « récit»
sont au nombre de trois polarisées, au moins dans (Fen) (F II), et (F II 1) par le
mort étouffé par le serpent, l'homme effrayé, la femme étonnée; triangle figu-
ratif dessiné dans le tableau même avec au sommet la femme et les deux hommes
mort et vivant à sa base. Or ce triangle se répète deux fois, sur un mode réduit,
d'une part à cause de la distance, « l'enfoncement » dans l'espace de représenta-
tion, - d'autre part, parce qu'il « rime » en écho avec le triangle central qui
constitue le sujet: rappel du sujet dans le décor pour Fénélon, amorce d'inter-
prétation du décor dans le sujet pour la légende de la gravure. Il se répète avec
les trois pêcheurs de la droite du tableau « l'un se penche en avant et semble
prêt à tomber en tirant un filet, les deux autres, penchés en arrière, rament
avec effort » et avec les trois joueurs de mourre « l'un pense à un nombre pour
surprendre son compagnon, l'autre qui paraît attentif de peur d'être surpris »,
le troisième qui n'est pas décrit par Fénélon, l'est dans la légende, puisque étendu
à plat ventre, appuyé sur le coude, il détourne la tête du jeu, en direction de
la femme. qui lui tourne le dos. Ces deux triangles figuratifs, en écho avec le
premier, s'opposent à lui et s'opposent entre eux tout en s'évoquant par la dis-
position arithmétique et gestuelle des peràonnages. Au drame sur le devant
s'opposent la paix, la tranquillité au fond, comme au travail à droite s'oppose
le jeu à gauche, comme les activités rythmées répétitives, les gestes de travail
et du jeu s'opposent à la chaîne linéaire des affects déclenchée par l'accident
mortel. Ainsi le groupe des trois figures de la scène dramatique est repris méta-
phoriquement (mais quels sont les effets de sens de cette métaphore?) par les
« scènes en décor » du travail et du jeu-loisir, scènes secondaires qui doublent
dans le décor - dans la nature - le drame qui se passe sur la scène et lui donnent
des résonances signifiantes toujours nouvelles, d'autant que les éléments de
ces triangles sont en correspondance diversifiée d'un groupe à l'autre : ainsi le
pêcheur qui tire le filet semble tomber dans l'eau; le mort est tombé dans l'eau,
pris par le « fi.let » du serpent; un des joueurs étendu à plat ventre se détourne
du jeu; le mort étendu à plat ventre se « détourne » de la vie ... ou encore le mort
est dans l'eau - l'homme effrayé et la femme étonnée sur terre - les joueurs
sont sur terre - le pêcheur sur l'eau etc ...
Les similarités apparaissent dès lors se multiplier et, en se multipliant, multi-
plier les sens, ou tout au moins les amorces de sens, travaillant sans cesse les
figures pour les faire et les défaire, les déplacer à travers le tableau en multi-
pliant leurs relations. Peut-être ne sont elles pas déterminables exhaustivement?
Et sans doute est-ce une des fonctions de la métaphore que de multiplier les
sens en multipliant les ambiguïtés 1 • Ainsi, dans ce premier repérage descriptif
ne portant que sur la moitié inférieure du tableau apparaissent déjà un code
actionnel, travail-jeu-mort, avec ses sous-codes philosophique et mythique,
203
Louis Marin
un code sexuel homme-femme-serpent, un code géologique eau-terre, un code
numérique, 3, un code zoologique, serpent. Nous l'analyserons attentivement
ailleurs.
Mais la lecture diagrammatique du tableau doit, en ce point de son discours,
opérer dans le tableau le recouvrement des contiguïtés par les similarités que
la description indique. Les similarités sont sur le tableau, articulant autre-
ment les figures en effectuant leur transit dans sa surface. Elles ne constituent
pas à l'arrière plan ou à l'arrière monde du tableau, un sens second et caché,
un niveau sémantique secret qu'il s'agirait de découvrir comme l'essence du
tableau. L'intégration des similarités dans les contiguïtés que la lecture dans
sa discursivité fait intervenir après coup est déjà faite d'emblée dans la totalité
du tableau lu et vu. On peut apercevoir également que cette intégration définit
la poétique du tableau, en tant qu'elle est construite par l'analyse descriptive :
« la fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de sélection
sur l'axe de combinaison 1 ». Ainsi pour les dimensions de la surface (gauche-
droite /devant-fond-bas-haut), on obtiendrait le tableau suivant :
gauche droite
Dans x, lieu central entre la gauche et la droite, le haut et le bas, défini comme
une deuxième scène, intermédiaire et décrochée entre la scène et le décor et les
scènes qui y sont intégrées, s'articule la figure de la femme qui est bien, à la
fois par sa position et sa fonction, un nœud de sens, une « matrice » figurative,
source féconde de relations en cette partie de la toile 1 • La femme est source
d'articulation, à la fois dans l'espace représentant, dans l'espace représenté
et dans le texte de représentation : elle est située exactement à l'intersection
de la ligne verticale médiane du tableau et de la ligne horizontale, en son tiers infé-
rieur. Elle occupe le deuxième plan du tableau, deuxième scène entre le fond-
décor et le devant de la représentation. Elle occupe par là une position inter-
médiaire dans toutes les directions de l'espace plastique et de la surface de
représentation. Enfin dans le texte descriptif ou texte de représentation, elle
est le terme et la fin du récit, sa figure de résolution, mais aussi le point où le
dé~or s'articule au récit : lieu figuratif où le récit s'achève et où s'ouvre l'espace
de description. Enfin sur le plan des investissements sémantiques, de la chaîne
des affects, la variante (L) nous met sur le chemin d'une lecture de la figure qui
décolle du signifié psychologique en tant qu'il est représenté par les personnages,
pour retrouver la description pure, manifestement signifiante : terme de l'amor-
204
La description de l'image
tissemcnt de la force émotionnelle, figure de l'objet pur, si dans (L), la femme
renvoie aux pêcheurs par son cri, elle y renvoie également par son articulation
interne : elle regarde l'homme qui fuit vers elle sans la regarder, mais elle désigne
par ses bras étendus, les joueurs et les pêcheurs qu'elle ne regarde pas. Il faut
préciser ce jeu d'oppositions entre les regards et les gestes : le geste est scindé
dans la lecture en « représentant » d'un signifié psychologique (la surprise et la
crainte) et en «indiquant » plastique qui vise pêcheurs et joueurs. Cette scission
nécessaire dans laquelle la figure se réalise - ou s'amorce - est marquée par
la représentation, tout en la contenant. Autrement dit, la figure ne s'effectue
dans la polyvalence relationnelle, que si la représentation intégrante est dissociée
et qu'un niveau« plastique» apparaît dans sa signifiance : la polysémie figurative
vient de cette dissociation qui travaille constamment la représentation picturale,
qui en menace l'intégrité tout en la maintenant. Ainsi la femme à genoux - dans
la représentation picturale est détournée des pêcheurs et des joueurs pour
désigner par son regard l'homme qui fuit. Mais sa figure les indique (bras écartés
vers la droite et la gauche), tout comme, dans une relation négative, (signalée
par Fénelon), elle indique le serpent qui enlace l'homme mort,« derrière le rideau
de terrain ». Des contiguïtés figuratives se rétablissent là où des ruptures repré-
sentatives étaient intervenues, et vice versa. Nous pouvons dès lors construire
un premier schéma de la moitié inférieure du tableau dans lequel les regards sont
exprimés par les flèches pointillées, les gestes par les flèches en ligne pleine et
la force de l'affect par des flèches en tirets :
.. ....... .. ......
- --
····~ ~·····
........ X
·······~
-.... __ _
A ---------------- ·· ········ B
A est le pôle mortel: l'homme mort ne regarde rien, les yeux sont clos, un bras
et une jambe sont plongés dans l'eau : force d'inertie, de pesanteur. Le serpent
« l'enlace » étroitement, l'étouffe : il n'y a pas de direction privilégiée, sinon la
puissance de l'affect qui frappe B dans le regard. C'est le pôle de la passivité,
dans lequel la passion maximale qui est source de l'action maximale est la « mort •
au sens actif et passif du terme.
Best le pôle réactif: son mouvement vers x n'est que la réaction au regard sur A,
à la scène d'horreur. Certes le mouvement et le regard sont les plus intenses du
tableau, mais ce sont des intensités réflexes.
a et b tout en répétant en écho le triangle ABx reprennent, chacun, les carac-
téristiques les plus apparentes de A et de B : a est pôle clos sur lui-même dans
les gestes du dialogue du jeu, qui renvoient l'un à l'autre, ou dans le repos du
troisième joueur qui s'en détourne passivement. C'est positif et réactif comme B,
dans la tension maximale du mouvement de l'effort : le bateau va avancer,
205
Louis Marin
l'un pousse sur la gaffe, l'autre, sur la rame, avec des gestes dont l'inversion
est efficace.
x enfin met en rapport les quatre pôles dans toutes les directions souhaitables:
figure matricielle d'échange des figures, centre de transit figuratif où se nouent
et s'évoqucnt les unes les autres, les relations diverses : soit les combinaisons
suivantes a/ Ax, b /B 1 ; a /bx, A /B 2 ; a /Bx, A /b 8 dont il conviendrait alçrs
de poursuivre les proliférations signifiantes : il ne saurait être question dans
les limites de ce texte de le faire, ni même d'en commencer l'inventaire, dans
son ouverture, d'autant qu'il s'agit seulement de la moitié inférieure du tableau
et qu'à titre d'hypothèse, nous pourrions en apercevoir le redoublement déplacé
dans la partie supérieure : s'y opposent en effet les figures du château « céleste •,
à gauche, et de la ville, à droite, par delà un grand miroir d'eau où la représen-
tation se représente elle-même dans son reflet. Qu'il nous suffise d'indiquer
le caractère signifiant de cette prolifération figurative : chaque figure A, B, a, b,
se trouve engagée par x dans un certain nombre de relations où elle trouve sens :
elle recueille le sens et lui donne une figure. x est matrice figurative qui n'a pas
de sens en soi, comme les autres figures, mais elle recueille en les figurant, les
multiples sens flottants dans les relations nombreuses que fait apparaître le
représentant dans son espace de visibilité. Le problème est ici de fixer les sens
par le discours descriptif dans sa répétition. C'est la mise en relation réglée des
quatre figures a, A, b, B, par x (combinaison, syntagmatique) dans l'espace
représentant-représenté qui doit nous permettre d'extraire le terme convenable
du champ sémantique et constituer toutes les fois une lecture signifiante. Chacune
des lectures est-elle nécessaire et comme exigible dans le discours descriptif?
Il ne le semble pas. Par cet aveu, nous retrouvons cette prolifération figurative
qu'il est difficile d'arrêter, mais qui se concentre en x, centre de transit, lieu
d'échange : il s'agit d'une travailleuse (lavandière?) en instance de loisir, à la
fois immobile et gesticulante, personnage en état de .repos pathétiq~e face à
celui qui lui représente la mort qu'elle ne voit pas: c'est la seule femme du tableau
entre le divertissement du jeu et cet autre jeu qu'est la mort comme enlacement
de l'homme par le serpent etc ...
Il est bien certain que les indications précédentes excèdent l'analyse du discours
descriptif, dans ses variantes, non sans y révéler quelques repères. Elles ne
visaient qu'à une interrogation sur la polyvalence signifiante que le tableau
recèle dans sa description réitérée et qui n'est, peut-être, que la lecture du tableau
par un spectateur en état de « délectation », pour parler comme Poussin, un
spectateur qui lit les figures de son propre désir dans celles que le désir du
peintre, en représentant, trace et déplace dans la surface du tableau.
LOUIS MARIN
École Pratique des Hautes f:tude11, Paris.
Appendices
207
Louis Marin
rude et âpre, qui fait fuir un bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce bocage a une
fraîcheur délicieuse; on voudroit y être. On s'imagine un été brûlant, qui respecte ce
bois sacré. Il est planté le long d'une eau claire, et semble se mirer dedans. On voit d'un
côté un vert enfoncé, de l'autre une eau pure, où l'on découvre le sombre azur d'un
cieJ serein. Dans cette eau se présentent divers objets qui amusent la vue, pour la
délasser de tout ce qu'elle a vu d'affreux. Sur le devant du tableau, les figures sont
toutes tragiques. Mais dans ce fond tout est paisible, doux et riant : ici on voit de
jeunes gens qui se baignent et qui se jouent en nageant; là, des pêcheurs dans un bateau:
l'un se penche en avant, et semble prêt à tomber, c'est qu'il tire un filet; deux autres,
penchés en arrière, rament avec effort. D'autres sont sur le bord de l'eau, et jouent
à la mourre 1 : il paroît dans les visages que l'un pense à un nombre pour surprendre
son compagnon, qui paroît être attentif de peur d'être surpris. D'autres se promènent
au-delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant dans un si beau lieu,
peu s'en faut qu'on n'envie leur bonheur. On voit assez loin une femme qui va sur un
âne à la ville voisine, et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt on s'imagine voir ces
bonnes gens, qui, dans leur simplicité rustique, vont porter aux villes l'abondance des
champs qu'ils ont cultivés. Dans le même coin gauche paraît au-dessus du bocage une
montagne assez escarpée, sur laquelle est un château.
LÉON. - Le côté gauche de votre tableau me donne de la curiosité de voir le côté
droit.
Pouss1N. - C'est un petit coteau qui vient en pente insensible jusques au bord de la
rivière. Sur cette pente on voit en confusion des arbrisseaux et des buisson& sur un
terrain inculte. Au-devant de ce coteau sont plantés de grands arbres, entre lesquels on
aperçoit la campagne, l'eau et le ciel.
LÉoN. - Mais ce ciel, comment l'avez-vous fait?
Pouss1N. - Il est d'un bel azur, mêlé de nuages clairs qui semblent être d'or et
d'argent.
LÉON. - Vous l'avez fait ainsi, sans doute, pour avoir la liberté de disposer à votre
gré de la lumière, et pour la répandre sur chaque objet selon vos desseins.
Pouss1N. - Je l'avoue; mais vous devez avouer aussi qu'il paroît par là que je
n'ignore point vos règles que vous vantez tant.
LÉON. - Qu'y a-t-il dans le milieu de ce tableau au-delà de cette rivière?
Pouss1N. - Une ville dont j'ai déjà parlé. Elle est dans un enfoncement où elle se
perd; un coteau plein de verdure en dérobe une partie. On voit de vieilles tours, des
créneaux, de grands édifices, et une confusion de maisons dans une ombre très-forte;
ce qui relève certains endroits éclairés par une certaine lumière douce et vive qui vient
d'en haut. Au-dessus de cette ville paroît ce que l'on voit presque toujours au-dessus
des villes dans un beau temps : c'est une fumée qui s'élève, et qui fait fuir les mon-
tagnes qui font le lointain. Ces montagnes, de figure bizarre, varient l'horizon, en sorte
que les yeux sont contens.
II. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens
et modernes, Londres, Morties, 1705, t. IV, se Entretien, p. 119-120.
Le paysage qui est dans le Cabinet de M. Moreau fait un effet contraire. L-a situation
du lieu en est merveilleuse, mais il y a sur le devant des figures qui expriment l'horreur
et la crainte. Ce corps mort, est étendu au bord d'une fontaine, et entouré d'un serpent;
cet homme qui fuit avec la frayeur sur le visage; cette femme assise, et étonnée de le
voir courir et si épouvanté, font des passions que peu d'autres Peintres ont su figurer
aussi dignement que lui. On voit que cet homme court véritablement, tant l'équilibre
de son corps est bien disposé pour représenter une personne qui fuit de toute sa force;
et cependant il semble qu'il ne court pas aussi vite qu'il voudrait. Ce n'est point, comme
1. Jeu fort commun en Italie, que deux personnes jouent ensemble, en se montrant
les doigts en partie levés et en partie fermés, et devinant en même temps le nombre de
ceux qui sont levés.
208
La description de l'image
disait il y a quelques temps un de nos amis, de la seule grimace qu'il s'enfuit; ses jambes
et tout son corps marquent du mouvement.
Schefer Jean Louis. L'image : le sens "investi". In: Communications, 15, 1970. pp. 210-221.
doi : 10.3406/comm.1970.1223
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1223
Jean-Louis Schefer
1
L'image : le sens « investi »
Ce n'est sans doute pas sans malentendu que le concept d'image dénoterait
son appartenance exclusive à une pratique dont l'un des effets (et l'on sait aujour-
d'hui qu'il n'est pas majeur) serait de reproduire sur son apparence le réel,
d'opérer dans la répétition d'un processus sensoriel : la vision, la vue. A ceci
qui a été dans sa moindre ambiguïté formulé chez Alberti (della Pittura), le
recours aux mathématiques, à la géométrie (propédeutique à toute pratique
d'un art chez Vinci) devait prêter un concours permettant de reproduire les
conditions de la vision. De produire en effet des images fidèles (profondes et
® proportionnées) parce que l'opération qui restitue la troisième dimension et se
produit dans la « camera oscura » est faite par le truchement d'un appareil
@ (d'une mécanique) 1o qui produit des résultats 2° disparaît de ce qu'il a produit.
© Son produit devra donc être lu selon une autre machine que celle de la diop-
trique ou la camera oscura : il ne pourra même être lu que par la machine qui
ne sera pas la camera oscura. Si donc à son niveau le plus pertinent, celui d'une
unité perceptive, l'image apparaît déjà pleinement dans son fond idéologique
(sa constante : celle d'un produit qui est posé dans un rapport d'institution
sémantique par rapport à sa lecture, et qui est pensé comme purement résiduel
par rapport à une production) il reste à mesurer, pour une évaluation exacte du
« taux de la plus-value figurative », les effets de cette disparition de l'appareil
du travail hors du champ sémantique de l'image, à les mesurer en cette obliga-
tion longtemps soutenue de l'économie sémique de l'image comme déplacement
sur le champ qui ne lui est pas spécifique, où elle n'est pas travaillée mais qui
est son champ, domaine, région d'institution; au point de n'être pensée, sous le
prétexte d'une sémiologie, que dans son rapport d'institution métaphysique :
d'où dérive, à la lettre, l'impossibilité de penser sa signification autrement que
comme son origine, l'impossibilité de penser son origine autrement que comme
mimésis, comme la répétition qu'elle inaugure. En ce sens c'est bien à l'intérieur
de la mimésis, comme domaine non régional de la signification en général,
c'est .. à-dire en premier lieu dans une certaine urgence de ne pas penser la spécifité
sur le produit qui s'articule sémantiquement de façon non régionale, que se sont
produites les définitions, les lois pré-sémiotiques de l'image. Il reste entièrement
à voir dans quelle mesure une radicalisation de ce mouvement .de dérive vers
le signifié n'est pas justement susceptible, par l'introduction du référé dans une
1. Investi : 1) qui a fait l'objet d'un investissement. 2) qui a reçu une investiture.
210
L ',r.mage : ie
,_ sens . .
« r.nPesta •
211
Jean-Louis Schefer
1. Louis MARIN,« la parole mangée», sur le ch. xv, L. 1 de la logique de Port Royal,
à paraître.
212
L'image : le sens « lm>esti »
dans la lettre est un mouvement qui ne fut effectué dans notre histoire que
par rapport à la Chine et à l'Égypte (et qui a pour une bonne part rendu leur
lecture impossible), c'est-à-dire dans tout système différent du grec (voyelles/
consonnes) où la marque n'est jamais que renvoyée à d'autres circuits parce que
le système ne s'y expose pas et qu'il est toujours le niveau métaphorique en
général de ce qu'il ne transcrit pas sur son économie. A cet égard il n'est pas
indifférent, ni sans conséquence pour une amorce de réflexion sémiotique sur
l'image, que le problème de l'inconscient soit apparu et ait été formulé dans une
société dont le texte est régi par le problème du phonétisme et où par conséquent
l'accentuation du reste économique de la production devait permettre de
restructurer son économie, d'introduire simultanément la théorie de l'inconscient
et celle de la plus-value, et simultanément la distinction du réel théorique et du
réel concret. Le problème du refoulement et le problème de l'image (comme
dehors et complément d'une écriture pensée sur les catégories du conscient)
appartiennent bien au même espace économique et sémantique. Il est à cet
égard certain que le problème de l'image ne se pose pas comme problème de
lecture dans les sociétés caractérisées par « le mode de production asiatique ».
Les traités de peinture indiens insistent sur une disparition du référent : la
peinture ne reproduit pas des objets réels, elle procède selon des formes qui sont
celles de la peinture 1 •
Dans la mesure où l'image semble effectuée dans ce déportement c'est aussi
que ce qui peut être dit aujourd'hui d'une probabilisation du signifiant par le
signifié (la lecture même de la représentation) n'a pu se dire (tant que c'était au
conscient qu'étaient dévolus tous les types de production) que comme preuve
(portée depuis le signifié) d'une non spécificité du signifiant, singulièrement de
l'inexistence de pratiques signifiantes.
En quoi la dérive parallèle de l'image et de la lettre s'est immanquablement
portée, dans une histoire pratiquée comme la lecture imposaible de son dehors,
vers le point d'apparition exemplaire des hiéroglyphes; figuration (selon Kircher,
Warburton et, parfois, Champollion) entièrement littérale pour une écriture
entièrement symbolique où se résoudrait, par cet ailleurs et pour un autre temps,
l'existence de rimage. De cette écriture non lue, c'est-à-dire hermétique, recons-
truite sur son dehors depuis les enseignements de Poimandrès, c'est aussi ce
dont l'attraction, croissante jusqu'au xv111 8 , qui la supposait bien dans son
« mystère » comme le chiffre et l'autre du grec, impensable par rapport à une
langue, constitue le motif traversant le Précis de Champollion sur le problème
central de la valeur phonétique du hiéroglyphe, et qui survient et non sans
repasser par le corpus hermeticum, par Philon de Byblos, dans la Science des
r8ves /la Psychopathologie de la vie quotidienne; à vrai dire non sans reste et
partiellement sur des effets de lecture : l'oubli du nom propre /le travail du rêve;
« la figuration dans le rêve qui n'est certes pas /aite pour âre comprise... ne doit
pas offrir plus de difficulté que n'en offraient les anciens hiéroglyphes à leurs
lecteurs ». Lecteurs dont l'antiquité et la lecture aisée tient aussi à leur présence
sur la scène où l'écriture se mesure en arpents (l' Ancienne ~gypte). Double
1. « Les figures dessinées ne sont pas des reproductions fidèles des objets réels : la
forme picturale n'est pas ce que l'on voit, mais seulement ce que l'on peut représenter
picturalement. • Siri GuNASINCRE, La uchniqtU de la peinture indienna d'après les
l&du du Silpa, P.U.F. 1957, p. 20.
213
Jean-Lou ls Schefer
motif du nom et de l'écriture hiéroglyphique comme le reste non lu, le texte
enfin sans autre grammaire (le caractère non grammatical des langues idéo-
grammatiques n'est pas sans raison soutenu par Freud - Introduction ... - ;
il l'est par rapport à une problématique générale de la dissémination qui permet
d'articuler de travail de l'inconscient) que celle, aléatoire, de la représentation.
Où il convient peut-être de replacer cette pierre de Rosette ('el Raschid) que
constitue, sur le problème de l'image, tout le texte de Champollion et dont
l'opération consiste à organiser les différents niveaux économiques du système
hiéroglyphique (phonèmes /symboles /images} à la fois, comme économie spéci-
fiquement différentielle et comme système résiduel du déchiffrement (grec/
copte /égyptien), comme d'un texte lu par la fin, à la fois dans la langue qui le
traduit, le bas de la page : sous les Ptolémées (la domination des Lagides).
« Les images des dieux et des déesses, qui couvrent les monuments égyptiens
de tous les ordres sont accompagnées de légendes hiéroglyphiques, portant
sans cesse, à leur commencement, trois ou quatre caractères semblables,
que l'on peut assimiler à la formule copte ~~J' ~( 0( ou ~b....t 6H ceci est
l'aspect, la manière d'être, la présence ou la ressemblance. Après cette formule
se trouve toujours la préposition de, exprimée soit par la ligne horizontale
ou brisée, soit par la coiffure ornée du lituus, leur homophone perpétuel; et la
préposition est immédiatement suivie par le nom propre du dieu ou de la déesse. »
(J. F. Champollion, Précis, 1824, p. 84.),
où l'image par sa place dans la séquence est la réitération du texte (c'est-à-dire
du système dont elle fait partie mais qui ne la garantit qu'en l'articulant entre
des niveaux (phonétique, tropique} dont elle représente aussi la différence). D'où
l'on comprend que la spécificité de l'image est économique tout comme, au point
où elle apparaît, « la figuration dans le rêve / ... / n'est pas faite pour être
comprise » autrement que depuis le problème d'un écart économique ainsi
figurable et reconductible quant à la question de sa spécificité à une origine non
spécifique opérée par le déplacement et la surdétermination.
De ceci qui est le moment théorique permettant de penser les conditions
sémiotiques de la représentation sur le problème particulier de la lecture, opérant
une désimplicitation de ses objets et ne les articulant que dans leur surdétermi-
nation, il reste entendu que ce type de lecture (c'est-à-dire de pratique structurant
les « textes » sur une hase susceptible d'introduire le plus grand nombre de
surdéterminants) ouvre simultanément le problème d'une économie symbolique
des systèmes signifiants - qui n'engage pas seulement un réel théorique - et
celui de la complémentarité des déterminations et des probabilisations historiques/
sémantiques. C'est-à-dire encore une fois qu'il n'est pas possible de prévoir une
histoire des systèmes signifiants (ici, comme systèmes modelants secondaires)
autrement que comme (ou: dans} une histoire des économies signifiantes; que la
réflexion sémiotique amorcée dans ce domaine ne saurait en effet se penser en
dehors du problème général de la générativité de ce qu'elle n'a pas à charge de
« décrire scientifiquement », une fois passée par les deux pratiques complémen-
taires : la supra-segmentalité et les permutations signifiantes.
Ce n'est pas non plus par hasard que toute la métaphorique de l'image (dési-
gnant son équivalent économique, son modèle signifiant, ce dont elle est moins
le redoublement que le système second) est non scripturale dans le texte renais-
sant : si une spécificité de la pratique doit s'y énoncer sur ses possibles, c'est
parce que le seul espace ouvert par l'appareil de la vision n'est pas celui du
214
L'image : le sens « investi •
signifiant : l'appareil dioptrique et le redoublement de l'œil ouvre la surface
comme l'extérieur du corps, le rapport contradictoire d'une surface qui n'est
jamais dite que comme profondeur. C'est aussi que l'image y est ante- et para-
scripturale, elle ne produit pas le manque de l'écriture (la figuration) mais produit
un surdéterminant de l'écrire (le corps, mais un corps sans sexe, doté d'un œil et
d'une peau) et une origine commune : la persistance laissée par l'impression de
ce qui a disparu - trace pensée comme image et qui pourrait être pensée comme
trace en général; si elle n'était configurée contradictoirement : l'image est le
nom d'une unité perceptive et sémantique sans composants sémiques propres,
ou encore : dont les composants sémiques sont entièrement joués sur d'autres
systèmes. De ceci qui définit une extension historialement probable de l'image
comme dépression et/ou relief de la lettre, il faut voir à quel point le système :
10 n'a pu en être codifié (donc également lu) que par déplacement d'un autre
système; 2° que si la notion est non pertinente c'est que l'image n'est pas une
unité sémiologique, mais une fonction (exponentielle) dans l'économie représen-
tative (et il est à cet égard peu probable que son histoire puisse s'aligner sur
celle de la peinture figurative; si c'est autour de cette notion que l'histoire de la
peinture s'est constituée, celle-là y reste prise comme un motif) ; 30 que l' « image »
a une extension sensiblement égale à celle de la « figure » et du « tableau »; sauf
que le tableau comporte des figures et que la figure est (avec le point) son unité
de mesure; que la coextensivité de l'image est aussi ce qui marque sa non perti-
nence : c'est non seulement un terme générique mais pour cela même c'est le
substitut général dans le vocabulaire de la représentation : pour preuve, l'image
ne dénote que (c'est-à-dire se désigne comme le mouvement privatif de) l'appa-
rition du substitut.
C'est pourquoi ses points d'ancrage dessinent un champ accidenté du signi-
fiant : non nivelé, même sous le recours exemplaire qu'elle dit : le fabuleux /le
figuré /l'onirique; comme les espèces de l'oubli. C'est dire la détermination
sous ce titre d'un historiai de l'essence, d'un mouvement de lecture inversé
dans le système «inconscient» (dont il n'est pas un hasard qu'il ne se laisse pas
penser en termes de modèle: ce système est le modèle de ses produits, c'est-à-dire
construit sur une organisation topique /économique de toute production par
rapport à ce {= au reste même) qui peut le représenter); système lu en entier
- dans son extension non économique - dans l'image, sur l'axe du travail du
rêve; dont la lecture systématique (ce qu'elle est aussi chez Freud) se fonde
comme différentielle historique et constitutive dans •on analogique (ce que l'on
notait « activité symbolique »), c'est-à-dire dans l'économie signifiante (dans la
signifiance comme topique du signifiant) comme modèle non figuratif de son
histoire; n'entendant pas ainsi l'appartenance comme celle du champ constitué
- iconologie de Panofsky - , mais l'appartenance comme génération à partir
du non propre; où donc inversement la lecture systématique, désimplicitant
l'image par ses probabilités (signifiantes et historiques) est aussi le premier
moment, scientifique et idéologique, d'une déprise simultanée de la linéarité
historique : du non-retour et de la répétition du propre, des « régions » constituées.
L'urgence mesurée ici à l'impossibilité de penser aous la représentation autre
chose que ce qui la fonde dans la métaphysique, aYertit dans une mise en demeure
et dans une monition, de la nécessité d'une pensée de l'histoire matérialiste :
10 qui ne peut être pensée que comme la différentielle économique des économies,
20 non pas depuis un équivalent fourni par la sémiotique, à moins d'y entendre
le modèle (économique) signifiant.
215
.lean-Louis Schefer
Retenir ici l'image comme notion et unité non pertinente c'est voir : 1° que
l'image n'est pas une unité articulée dans un système de contrainte suffisant à
la régler et 2° que toute unité (tableau, figure) pensée comme image n'est arti-
culée que dans un mouvement sans autre économie que le recours au fonds
métaphysique d'une mimesis :
1. Le recours de l'image est le mouvement récursif a) métaphysique, b) symbo-
lique de l'origine comme signiffoation.
2. La détermination non économique de l'image a une seule sortie théorique
qui traite du même mouvement la structure et le champ (catégoriel, historique)
comme extension topique de l'économie.
Il n'est donc pas sans conséquence que le fond métaphysique et christologique
(à « l'intérieur » du « platonisme », l'Hermès Trismégiste; plus que les textes
spécifiques, les décrets de la période iconoclaste où la crise des images n'apparaît
et ne peut être résolue que comme une « crise du signifié ») qui fonde l'image
sur son indifférenciation - comme le signe en général - ait déterminé un statut
d'institution qui ne s'est pas modifié; c'est cette institution signifiante qui a été
travaillée comme le cadre des lois sémiotiques, allant de l'instaur~tion du redou-
blement (comme lieu de naissance du signifiant) à la caractérisation de champs
spécifiques.
Le seul mouvement possible sur le « corpus », sur ce faux-titre de la sémiologie,
est de constatation : les lois de l'image << nécessairement » n'en sont pas spéci-
fiques : l'image est aussi caractérisée dans sa pratique comme économie signi-
fiante déportée; en effet ce que l'on peut appeler le mouvement christologique,
s'il se constitue sur une oblitération du signifiant c'est aussi qu'il n'y a pas de
rapport d'isologie entre un signifiant et un signifié dans l'image, que cette même
époque n'a pu penser le signifiant que comme instance du référent, évitant
ainsi d'y faire apparaître l'irrationnel du signifié. Les lois de l'image ne peuvent
donc être données que sous ce titre. En fin les lois de l'image apparaissent
sous une double condition : comme non spécifiques et dans la lecture de
l'image.
Il n'est donc question que de répéter cette fuite sans exemple; de la répéter
aussi sans exemple.
1. Le concept d,image se caractérise (mais il en est de même de l'image)
par un « passif » très important, objet d'un réinvestissement constant dans la
métaphysique; c'est le type même de « la valeur qui est plus grande qu'elle
même ». Son emploi sémiotique en dehors d'une théorie joignant l'histoire et
l'articulation signifiante accuse toujours une dénivellation du signifiant et du
signifié transcendantal.
2. L'image est toujours un terme second par où se marque (ou qui se marque
par) un redoublement du texte épistémologique dans un autre espace (esthé-
tique). Ce ne sont pas les catégories ou les propriétés de cet espace qu'il faut
articuler pour un programme sémiotique, mais la signification comme pro-
duction (et non redoublement) de l'image, comme travail (Freud) qui peut
faire l'objet d'une investigation. Cette caractéristique s'est aussi marquée par
deux types de « compromis sémantiques » qui dans son histoire ont tenté de
lePer un statut additionnel du signifié et le problème majeur d'une articulation
du signifié dans une « unité » (l'image) qui n'était pas conçue à partir du signi-
fiant : c'est ainsi qu'ont joué dans une isochronie relative la pratique du phy-
lactère et celle de l' « imag~ ouvrante ».
3. Comme substitut général (pertinent segmentalement dans une période
216
L'image : le sens « investi •
marquée par les crises et les retombées de l'iconoclasme) l'image (qui, encore
une fois, ne peut être une catégorie pertinente, « opératoire »que si elle correspond
à une pratique spécifique - qui tente aussi en la travaillant dialectiquement
de la définir; cf. sur ce point, avec sans doute une réserve sur l'utilisation provi-
soire de la catégorie « esthétique », les textes parus dans Cinéthique) ; elle reste
un substitut sémique passe-partout dans le système de la représentation. Elle a
toujours été chargée de polariser une indétermination sémantique et, puis-
qu'aucune extensivité ne lui correspond, de subsumer toute pratique signifiante
en travail dans l'espèce d'un redoublement infini et, littéralement, « fabuleux »
dont les axes ou les entrées jouent pour les mêmes effets à la fois dans le Narcisse
et dans l'ascension d'Origène.
4. Si l'on tente de la caractériser dans le champ qu'elle permet d'établir
(sur des effets qui ne peuvent être convertis en moments de productivité signi-
fiante : c'est à quoi se mesure l'inversion idéaliste de l'iconologie 1 ) : l'image et
la figure sont concomitantes, seule l'image peut être en coextension avec la
figure : c'en est la catégorie.
La figure comme unité segmentale (et c'est précisément une unité de mesure
du tableau) est dénotée par une dérivation linguistique (rhétorique) et réaliste
(la figure de l'homme, pour insister sur son génitif partitif; la même ambiguïté
s'est proposée sous le terme d'icone chez Pline l'Ancien - Histoire natu-
relle XXXIV, p. 114 éd. Budé - dans le problème de savoir si !'icone repro-
duisait l'homme à son échelle ou à sa ressemblance 2 ).
L'image, ni catégorie, ni unité pertinentes (matérielle ou signifiante) est le
terme substitutif propre à toute formation désignant dans l'idéologique un
produit comme redoublement d'espèce.
L'image n'est pertinente qu'à désigner une unité de reproduction ou une
séquence narrative (cinéma-photo) où le signifiant n'est pas en reste, à déter-
miner par ailleurs sur sa spécificité; ce qui est le cas en peinture où le manque
d'isologie entre la notion d'image et les unités signifiantes se dénote aussi dans
l'improbabilité de traiter de la couleur dans le cadre de l'image.
C'est pourquoi une recherche sémiotique ne peut nécessairement que rompre
avec les présupposés idéalistes de l'iconologie, ne peut en aucun cas être simple-
ment une iconologie systématique. La conséquence, qui est encore à mesurer
dans tous ses effets, de cette différence est que la prise en considération (sous
son titre sémiotique) d'une économie signifiante de l'image défait fil à fil et
entièrement l'histoire de l'art /l'histoire des sciences. Cette histoire linéaire
(ou périodique) constituée en champs de représentation catégoriels des effets
de causalité dont l'iconologie (les deux noms de Panofsky et de Riegl dans leur
1. Pour une première critique de l'iconologie, cf. notre a: Notes sur les Systèmes de
représentation», à paraître dans Tel Quel 41.
2. « On avait coutume de reproduire seulement l'image des hommes (effi.giu
hominum) qui méritaient l'immortalité par quelque action d'éclat ... ; quant à ceux
qui avaient triomphé trois fois, on leur érigeait des statues faites d'après nature : on
appelle iconiques les statues de ce genre ( e:e membris ipsorum similitudine e:eprusa,
quas iconas uovant) •; on lit en note : « ... peut-être la ressemblance visait-elle non
les traits du visage, mais les détails de la musculature et les proportions du corps ... •
(traduction et note, éd. Budé 1953); ce qui laisse supposer en tout cas que • simili-
tudo • ne dénote pas la ressemblance mais une relation de similitude qui doit être
déterminée {elle l'est ici par« ex membris •) et qu'à un autre égard le fond de l'image
(la similitude) dénote un statut d'indétermination maximale.
217
Jean-Louis Schefer
218
L'image : le sens « investi »
.APPENDICE
219
Jean-Louis Schefer
220
L'image : le sens « inve8ti •
en soi-même les images des choses ainsi pensées ou formulées. Est-ce que cela
ne nous arrive pas? Protarque : Très certainement. »
(Platon, Philèbe, 38e, trad. Diès.)
Si pour sa lecture ou par rapport aux codes plus immédiatement prescriptifs
(susceptibles de déterminer son champ) l'image est engendrée dans la zone
d'influence de systèmes majeurs, la double institution du corps et de l'écriture
permet d'articuler le signifiant comme la fiction du référent, et sans fin, d'en
dériver la loi :
5. « On appelle composition cette opération de la peinture par laquelle,
dans une œuvre peinte, on relie les différentes parties ensemble ... Les corps
sont les parties du sujet, la partie du corps est le membre, la partie du membre
est la surface; les parties élémentaires de l'œuvre sont donc les surfaces. D'elles
se composent les membres, des membres se font les corps, et des corps le sujet
qui constitue l'œuvre dernière et absolue de la peinture. » (L. B. Alberti, op. cit.)
Corps divisé et réarticulé hors de lui-même, dont les membres s'articulent sur
une raison que l'image ne saurait produire : le corps du discours.
6. c Le second type d'images embrasse ces choses qui sont dans l'homme lui-
même ou qui lui sont très proches comme les concepts et les habitudes qui
naissent des idées dans la répétition de nombreuses actions particulières; et
nous appelons concepts indistinctement tout ce qui peut être signifié par des
mots; ce que l'on peut par commodité diviser en deux parties.
Une partie en ce qu'elle affirme ou nie quelque chose d'un sujet; et non l'autre
partie. Cette dernière est utilisée par ceux qui composent les devises où un seul
concept peut s'indiquer à l'aide d'un petit nombre de corps ou de mots, et aussi
par ceux qui font les emblèmes où un concept plus large se manifeste dans un
nombre supérieur de mots et de corps. C'est avec cette partie que se forme
l'art des images qui appartiennent à notre propos par leur conformité avec les
définitions et seulement celles qui touchent les vices et les vertus ou toutes
les choses qui se rapportent aux vices et aux vertus sans affirmer ou nier quoi
que ce soit et qui, parce que ce ne sont que des manques ou de pures habitudes,
sont exprimées convenablement par la figure humaine. Et c'est pourquoi,
puisque rhomme est la mesure de toutes choses, selon l'opinion courante des
philosophes, et d'Aristote en particulier, tout comme la définition est la mesure
du défini, ainsi la forme accidentelle qui apparaît extérieurement à lui peut être
la mesure accidentelle des qualités définissables, qu'elles soient ou de notre
âme seulement ou de tout le composé. Nous voyons donc que nous ne pouvons
appeler, selon notre propos, image celle qui n'a pas la forme de l'homme et que
l'image n'est pas bien distincte quand le corps principal ne remplit pas en quelque
façon l'office que remplit son genre dans les définitions.
Au nombre des choses qu'il faut considérer sont toutes )es parties essentielles
de la chose elle-même; dont il faut examiner minutieusement les dispositions et
les qualités. » (Cesare Ripa, Nuova lconologia, Bologne, 1593.)
JEAN-Loms ScBEFER.
Bibliographie
In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 222-232.
Bibliographie. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 222-232.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1224
Orientation hihliogra phique
pour une sé1I1iologie des i01ages
Le nombre total des livres et articles qui, dans les diaciplinea lu plus diverses, traitent
d un titre ou à un autre ck i•ïmage (des différentes sortes d'images), est extrêmement élevé;
ulte bibliographie, en regard, paraîtra un peu restreinte. C'est que, justement, elle ne
prétend en aucune façon &re une o: bibliographie sÜr l'image». Elle s'efforce seulement -
et sana doute aYec des lacunes - de regrouper un certain nombre <Ù travauz qui nous onl
paru intéresser d'assez près une sémiologie de l'image : soit qu'ils participent directement
et explicitement à l' entrepri.se ainai dénommée, soit que - avant la lettre, d côté de la
lettre, sans la lettre, parfois mdme cont.re elle - ils nous aient semblé aborder lu problèmu
tù l'image dans une perspective qui, selon les cas et les titres, préfigure à tels égards le
® projet sémiologique, le recoupe en certains pointa, lui apporte des matériaux déjà collectés
et claash, ou vient en enric/t,ir la visée.
@
© PHOTOGRAPHIE
222
Orientation bibliographique
FARASSINO (Alberto), « Ipotesi per una retorica della comunicazione fotografica "•
Annali-Scuola Superiore delle Comunicazioni Sociali, 4, 1969, p. 167-189.
Lee fonctions qui« codifient» la connotation sont réductibles aux figures dénommées
par la rhétorique classique. Les figures apparaissant dans la photo de presse sont
ainsi répertoriées (ce travail doit être rapproché des études analogues menées pour
la photographie publicitaire).
LINDEKENS (René}, Essai de théorie pour une sémiolinguistique de l'image photographique,
8 p. (Texte d'une comm11nication au séminaire d' A. J. Greimas, École Pratique des
Hautes Études, et au Symposium International de Sémiotique, Varsovie 1968}.
Analyse du plan dénotatif de la photographie se proposant de dénoncer l'analogie
comme une construction. Le plan dénotatif est constitué de deux articulations ico-
niques (calquées par l'auteur sur la double articulation des langues) : unités distinc-
tives et unités significatives. L'analyse de la photographie devrait être axée sur les
rapports de quatre niveaux de sens : réalité /niveau dénotatif iconique /niveau conno-
ta tif iconique /niveau rhétorique iconique (image comme « récit du monde •).
Sw1NERS (Jean-Louis), « Problèmes de photojournalisme contemporain •, Techniques
graphiques, 1965 (no 57: p. 40-57, n° 58: p. 148-177, n° 59: p. 288-314}.
Sur un aspect peu exploré mais ouvrant des perspectives nombreuses : le montage
des documents visuels immobiles, la mise en pages dans ses variations typographiques,
la spatialisation des rapports texte /photo.
TARDY {Michel),« Le troisième signifiant», Terres d' Images, n° 3, mai-juin 1964, p. 313-
322.
Le troisième signifiant est celui de« contiguïté • (juxtaposition de deux images fonc-
tionnant déjà comme signes), signifiant polysémique que l'auteur analyse en recou-
rant à des tests de verbalisation.
IMAGE PUBLICITAIRE
223
Orientation bibliographique
est illustrée par des exemples de transposition visuelle des « figures » partiellement
inspirées de celle de la rhétorique classique.
DuRAND {Jacques), « Rhétorique et publicité », Bulletin des Recherches-Publicis, no 4,
févr. 1968, p. 19-23.
DuRAND (Jacques), « Les figures de rhétorique dans l'image publicitaire : les figure
dajonctives », Bulletin des Recherches-Publicis, no 6, févr. 1969, p. 19-23.
Relevé et classement des figures de rhétorique apparaissant en publicité, en vue
d'une systématisation dont témoigne l'article publié ici-même.
Eco (Umberto),« Il messagio persuasivo. Note per una retorica della pubblicità », Annali-
Scuola Superiore delle Comunicazioni Sociali 3, 1967, p. 13-48.
Explicitation des codes rhétoriques en jeu dans l'image publicitaire.
MoLES (Abraham A.), L'affiche dana la société urbaine, Paris, Dunod, 1970, 153 p.
Étude multidimensionnelle de l'affiche : ses fonctions, sa situation dans le réseau
économique de la production-consommation, etc ... Notons, en particulier, pour notre
propos, le chapitre 10 « Les techniques visuelles de l'affiche 11 : suggestions pour une
rhétorique de l'affiche et une étude expérimentale de l'image.
PÉNINOU (Georges), « Réflexion sémiologique et création publicitaire 11, Revue Fran.çaise
du Marketing (3 articles parus): 1°n°19, 1966, p. 19-25 (sous-titre:« Introduction:
Genèse et objet de la recherche sémiologique en publicité »). 20 no 21, 1966, p. 19-31
(sous-titre : « Éléments de méthode »). 3° no 28, 1968, p. 29-48 {sous-titre : • Éléments
de doctrine »).
Présentation générale - et dont la parution doit se poursuivre - de l'apport de la
sémiologie à la recherche publicitaire.
PÉNINOU (Georges),« La publicité: regard et parole sur l'objet», Bulletin des Recherches-
Publicis n° 6, févr. 1969, p. 1-26. (Paru également dans Vendre, n° 500, mai 1969, p. 4 9-
55 et dans Architecture d'aujourd'hui, sept. 1969, p. 59-63.)
L'objet (produit et signe) est montré· comme occupant, dans l'image publicitaire,
le centre d'une mise en scène pouvant se spécifier en trois types de messages : message
d'apparition, de présentation, de qualification.
BANDES DESSINÉES
224
Orientation bibliographique
GAUTHIER (Guy),« Le langage des bandes dessinées», Image et Son, no 182, mars 1965,
p. 65-75.
La bande dessinée a développé un véritable « langage », consistant en signes conven-
tionnels qui répondent, par des moyens graphiques, aux contraintes narratives
(restitution du mouvement, de la parole ... ). Sous cette couche significative spécifique,
l'image reste proche de la composition picturale. Mais, par rapport à la peinture et
au cinéma, la bande dessinée n'est pas toujours emprunteuse : certaines de ses inno-
vations ont été, à leur tour, adoptées dans d'autres domaines.
-+Cet article fait partie d'un numéro spécial de la revue Image et Son intitulé« Du
graphisme au cinéma •, qui rassemble plusieurs autres contributions (parfois peu
approfondies). Le fait de leur réunion esquisse un domaine de convergences et d'inter-
férences (cinéma, télévision, photo-roman, bande dessinée, typographie, mise en
pages, etc.), ainsi qu'un effort notable de décloisonnement dans la description des
genres où s'investissent les discours iconiques.
SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE
BERTIN (Jacques), Sémiologie graphique - Les diagrammes. Les réseaux. Les carte.,,
Paris-La Haye {Mouton) et Paris (Gauthier-Villars), 1967, 431 p.
Exploration détaillée du code utilisé dans la figuration graphique de l'information :
énumération et classement des traits pertinents de l'expression (les « variables »);
évaluation de leur aptitude à transmettre les contenus (les « composantes de l'infor-
mation •); classification des principaux types de graphiques utilisés dans notre civi-
lisation (cartes, réseaux, diagramm~s) d'après leurs caractéristiquP.s structurales
internes; étude minutieuse des applications; illustration abondante. Après ce travail'
le code graphique est l'un des codes techniques les mieux connus actuellement.
TÉLÉVISION
225
Orientation bibliographique
substance de cette intervention est reprise dans le texte de l'auteur qui est publié
ici même.]
GRITTI {Jules), «La télévision en regard du cinéma», Communications, 7, 1966, p. 27-39·
Dans un numéro consacré en grande partie à la radio-télévision, cet article tente une
interrogation sémiologique de la télévision en tant que phénomène de communication.
La distinction jakobsonienne des six fonctions du langage est utilisée comme révéla-
teur de la spécificité télévisuelle.
P1LARD {Philippe), « Cinéma et télévision », Image et Son, no 203, mars 1967, p. 55-73.
Un bref bilan des innombrables commentaires sur la télévision montre que, dans leur
quête d'une « spécificité », ils ont été successivement axés sur deux aspects de la tech-
nique télévisuelle : le direct, puis ce que l'auteur appelle ({ la crise décorative de la
télévision » (c'est-à-dire l'esthétique issue des innovations d' A verty). Deux voies
paraissent plus fécondes que l'insistance sur tel ou tel aspect d'une technique qui se
cherche : 1° les études portant sur la perception; 2° l'analyse des structures narra-
tives. Dans cette dernière perspective, quelques exemples servent à caractériser cer-
tains aspects du récit télévisuel.
TARDY (Michel),« Cinéma et télévision. Essai de morphologie comparée•, Cahiers Péda-
gogiques, no 69, 1967, p. 70-75.
Parue dans un numéro spécial consacré à la télévision, cette rapide étude porte sur
les différences entre cinéma et télévision directe quant à leur rapport au langage
verbal, à la structure spatio-temporelle de leur déroulement, etc ...
TARDY (Michel), La télévision directe et &es implications pédagogiques, École Normale
Supérieure de Saint-Cloud, 1962, 355 p. (Thèse dactylographiée.)
Orientation surtout expérimentale et pédagogique. Mais certaines remarques sur
l'organisation de la signification propre à la télévision directe intéressent de près la
sémiologie.
-+ Mentionnons d'autre part, outre les diverses revues consacrées à la télévision (par
exemple, Études de Radio-télévision ou Cahiers RTB, Cahier& d' Études de Radio-Télé-
vision dont la parution a cessé en 1966), certains numéros spéciaux de revues cinéma-
tographiques qui, étant donné l'état actuellement peu avancé des recherches dans ce
domaine, ne sont pas négligeables, bien que leurs contributions, dans la plupart des cas,
ne soient pas à proprement parler sémiologiques :
Études Cinématographique&, n° 16-17.
Téléciné, no 121-122.
Image et Son, no 224.
Cahiers du Cinéma: rubrique « Le Cahier de la Télévision » dans les noe 198, 199,
200-201.
CINÉMA
BELLOUR (Raymond),« Pour une stylistique du film», Revue d'Esthétique, 19 (2), 1966,
p. 161-178.
Réflexion théorique sur les relations exactes entre la dimension stylistique et les
autres sortes de significations filmiques.
BELLOUR {Raymond), « Les Oiseaux de Hitchcock : analyse d'une séquence •, Cahier~
du Cinéma, n° 216, oct. 1969, p. 24-38.
Analyse d'un segment filmique de 6 minutes 15 secondes (84 plans). Par la minutie
du dépouillement et par la soigneuse explicitation des pertinences adoptées (deux
caractères assez rares dans le domaine des études sur le cinéma), cet article présente
un intérêt méthodologique qui dépasse son objet immédiat.
22G
Orientation bibliographiqiu
-+ Dans le m~me genre (analyses détaillées, à la visionneuse, de segments filmiques
relativement brefs}, signalons deux articles non traduits en français :
Adriano APRA et Luigi MARTELLI, • Premesse sintagmatiche ad' un analisi di Viaggio
in ltalia di Rossellini•, Cinema e Film (Roma), n° 2, 1967, p. 198-207.
Aleksander K. Zoucovsx.v, « La poetica generativa di S. M. Eisenstein, Cinema e
Film (Roma), n° 3, 1967, p. 267-280 (traduit du Russe). (Analyse inspirée de la gram-
maire générative transformationnelle.]
BETTETINI (Gianfranco), Cinema: lingua e scriUura, Milan, Bompiani, 1968.
Réflexion générale sur la sémiologie du cinéma. Discussion autour de la notion de
double articulation. Distinction entre le niveau syntagmatique {avec définition de
l' « iconème •)et le niveau technico-grammatical {les• procédés• cinématographiques).
Insistance sur l'importance des études de textes (analyses de films à la visionneuse).
Buace (Noël), Pra%Î.8 du cinéma, Paris, Gallimard, 1969.
Étude détaillée de divers problèmes d'expression filmique {espace-temps, montage,
« raccords •, statut du • sujet •, etc.) envisagés au plus près des choix concrets opérés
par le cinéaste. L'ouvrage n'est pas explicitement sémiologique mais son apport
intéresse directement la sémiologie.
E1sENSTBIN (S. M.), •Film Form• and• The Film Sense •,New York, Ed Harcourt Brace
~t Meridian Books, 1957 (1re édition globale).
On sait que l'apport d'Eisenstein à la théorie du film (sous toutes ses formes) est
capital, notamment en ce qui concerne le montage et la composition.
GARRONI (Emilio), Semiotica ed Estetica - L'âerogeneità del linguaggio e il linguaggio
cinematografico, Bari, Laterza, 1968.
Important ouvrage de caractère théorique, très marqué par un triple apport : Rudolf
Arnheim, Eisenstein, Louis Hjelmslev. L'auteur reprend dans une perspective nou-
velle le problème déjà traditionnel de la spécificité cinématographique. Il distingue
entre • langage • (unité de manifestation sensorielle} et • code • (unité abstraite cons-
truite par l'analyste). Il revient également sur les notions de dénotation et connota-
tion au cinéma.
METZ (Christian), Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968.
Ce recueil regroupe, dans une rédaction remaniée et plus unifiée, divers articles
d'inspiration sémiologique parus entre 1964 et 1967. Quatre grandes parties:• Appro-
ches phénoménologiques du film•,• Problèmes de sémiologie du cinéma», u L'analyse
syntagmatique de la bande-images (avec dépouillement du film Adieu Philippine) •,
« Le cinéma a moderne » : quelques problèmes théoriques ».
MITRY (.Jean}, Certains passages de : Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, ~ditions
Universitaires, 2 volumes (1963 et 1965).
Cet ouvrage (un des grands classiques de la théorie générale du cinéma) comporte
en outre certains passages qui entrent plus directement dans la discussion sémiolo-
gique.
Tome 1 : p. 47-148, 283-85, 354-384.
Tome II : p. 9-61, 380-383, 436-448.
Po ETIK.A K1No, J;:dition russe : Moscou, 1925. [Traduction italienne à paraître (édition
augmentée), Milan, Garzanti, 1970. Cf. aussi Viktor Schklowskij, Schriften .zum Film
Francfort, ed. Suhrkamp, 1966].
Ouvrage collectif des Formalistes russes, entièrement consacré au cinéma; princi-
paux collaborateurs: Chklovski, Eichenbaum, Kazanski, Tynianov.
WoLLEN (Peter), Signa and meaning in the cinema, Bloomington, Indiana University
Presa, 1969.
1o Réflexion sur l'esthétique d'Eisenstein;
20 A propos de la« politique des auteurs • pratiquée à une certaine époque par les
Cahiera du Cinéma;
227
Orientation bibliographique
30 Les pages 116-155 sont consacrées à un examen critique de certaines propositions
théoriques actuellement disponibles en matière de « sémiologie du cinéma ».
- Signalons également les travaux actuels d'une école américaine de« psycholinguis-
tique du film » {dont les préoccupations, en fait, sont largement sémiologiques}. Prin-
cipaux représentants : Sol WoRTH, Calvin PRYLUCK, R. E. SNow, J. R. GREGORY,
J. MERCER. On aura un exemple de leurs recherches dans une présentation qu'en fait
Calvin PRYLUCK : «Structural Analysis of .Motion Picture as a Symbol System», Audio-
Visual Communication ReYiew, 16 (4), 1968, p. 372-402; ou encore : Sol WonTH, «The
development of a semiotic of film», Semiotica 1 (3), 1969, p. 282-321.
- D'autre part, on pourra se reporter aux numéros récents des revues Cahiers du
Cinéma et Gin.éthique, où un large débat est en cours sur les problèmes fondamentaux
de la théorie du cinéma (et, entre autres, sur ses rapports avec la sémiotique).
Dans ce domaine, plus encore qu'ailleurs - ne serait-ce qu'en raison d'une longue
tradition critique et théorique - , il ne peut être question de proposer un choix représen-
tatif {sans parler, bien entendu, de recensement exhaustif). Les quelques livres et
articles indiqués ici nous ont paru indispensables, non tant pour le spécialiste, qui pourra
leur préférer tels ou tels autres, mais pour ceux qui, préoccupés par l'étude d'autres
ensembles visuels ou par les problèmes généraux de l'image, ne sauraient ignorer leur
valeur méthodologique ou la portée de leurs résultats pour toute recherche sémiologique.
Il faut sans doute faire une pl.ace à part à certains ouvrages fondamentaux et déjà
assez bien connus. Nous rappellerons seulement quelques titres:
FRANCASTEL (Pierre), La Figure et I.e Lieu, Paris, Gallimard, 1967.
228
Orientation bibliographique
MARIN {Louis), « Notes sur une médaille et une gravure. - ~léments d•une étude
sémiologique•, Revue d'Eathétique, 22 (2), 1969, p. 121-138.
Partant des analyses de Freud sur les processus de condensation, déplacement, surdé-
termination, qui sont à l' œuvre dans le rêve, l'auteur entreprend (à propos des médailles
et emblèmes) d'expliciter • les rapports métaphoriques et métonymiques de trans-
formation réciproque des éléments textuels et des éléments visuels de r objet •,
insistant sur l'importance pour une sémiologie du visible de ces objets dans lesquels
discours et image sont conjoints et où chacun d'eux à la fois signifie et figure. Une
médaille et un emblème sont ainsi décryptés.
MARIN (Louis),• ~léments pour une sémiologie picturale•, p. 109-142, in: Lu acürace'
humainu et l' œuPre d'art, Bruxelles, Ed. La Connaissance, 1969.
Répondant au problème : une analyse scientifique de la peinture est-elle po88ible?,
l'auteur définit les tâches d'une sémiologie picturale : constitution de l'unité lecture-
tableau, analyse des codes picturaux, des opérations d'intégration syntagmatiques,
examen des notions de dénotation et connotation...
- Dans ce même recueil se trouvent d'autres contributions sur l'apport des sciences
humaines à l'analyse de l'œuvre d'art {psychanalyse, ethnologie, sociologie, phéno-
ménologie, marxisme). Articles de: B. Teyssèdre, C. Backès, G. Lascault, M. Dufrenne,
P. Bourdieu, J. Laude, P. Gorsen.
MuKAROVSKY (Jan), • L'art comme fait sémiologique • Actu du huitièm8 congrès inter-
national de Philosophie (Prague, 2-7 sept. 1934), Comité d'Organisation du Congrès à
Prague, 1936, p. 1065-1072.
L'auteur, esthéticien, a travaillé en contact étroit avec le Cercle Linguistique de
Prague. Il pose ici la distinction de trois tâches nécessaires à l'analyse sémiologique :
10 énumérer et recenser les différents éléments constitutifs de l'œuvre; 20 retrouver
le « geste sémantique ,, de l"artiste, c'est-à-dire le principe organisatoire qui ra guidé
dans le choix et l'arrangement de tous ces éléments; 3° de l'acte sémantique, on peut
inférer r • attitude noétique • de l'artiste (conceptions du temps, de l'espace, de
l'expérience humaine, etc., en tant qu'elles sont objectivées dans l'œuvre).
PASSERON (René), L'œuvre picturale et les fonctions de l'apparena, Paris, Vrin, 1962,
371 p.
L'auteur considère que l'objet pictural échappe largement à l'emprise de la sémiologie
(dont il donne une définition restrictive) : «dans la mesure où la peinture, comme art
et communication, ne cesse de se chercher, elle échappe au domaine des systèmes
sémiologiques •· En dépit de cette position de principe, les problèmes soulevés dans
l'ouvrage, et l'analyse qui est faite de l'œuvre picturale, nous semblent concerner le
projet sémiologique.
ScHEPER (Jean-Louis), Scénographie d'un tableau, Paris, Seuil, 1969.
Impossible à résumer comme à délimiter, cette lecture d'un seul tableau est impor-
tante au moins à deux titres: par la pratique réflexive qu'elle inaugure sur les rapports
entre tableau (peinture) et discours descriptif; par la déconstruction, qui y est opérée,
de la représentation en ses codes constitutifs.
ScHAPIRO (Meyer), « On Sorne Problems of the Semiotics of Visual Art : Field and
Vehicle in Image-Signa », Semiotica, 1 (3), 1969, p. 223-242 (Intervention au Sympo-
sium Sémiotique de Kazimierz 1966).
Explicitation très éclairante des éléments non mimétiques de l'image, et de leur
fonction dans la constitution de celle-ci comme signe : ainsi, la lissité de la feuille
de papier, sa forme rectangulaire, le cadre et la marge, l'orientation des figures, la
structuration droite /gauche du tableau, etc. fonctionnent à une certaine époque
historique comme des éléments positifs de la représentation.
\ \1 ALLIS {Mieczylaw}, «La notion de champ sémantique et son application à la théorie
de l'art 11, Sciences de l'Art, 1966, p. 3-8 (numéro spécial).
Reprenant explicitement la notion de champ sémantique à la linguistique (Bühler,
Dally, Matoré, Guiraud ... ), l'auteur émet quelques suggestions quant à son appli-
229
Orientation bibliographique
cabilité aux ensembles de signes iconiques : importance dans la peinture des u champs »
haut /bas, centre /flancs, côté droit /côté gauche, midi /nord.
ZEMSZ (Abraham),« Les optiques cohérentes», Revue d'Esthétique, 20 (1), 1967, p. 40-73.
Le but de cette étude est de déterminer dans quelle mesure les catégories venues de
la linguistique et de l'analyse structurale sont applicables aux arts plastiques. L'au-
teur est ainsi amené à rechercher les articulations propres à la peinture (par exemple,
les formes construites à partir des lignes et des couleurs) et à définir la notion
d' «espace pictural», différent del' «espace empirique» et fondé sur r «optique cohé-
rente • propre à une époque. Il se donne pour tâche l'investigation des lois g-0uver-
nant les espaces picturaux.
- Parmi les nombreux écrits de peintres, dont beaucoup sont très pénétrants,
retenons, quelque peu arbitrairement, ces ouvrages, composés dans une perspective
didactique, et qui sont directement liés à nos préoccupations :
KLEE (Paul), Théorie de l'art moderne, Paris, Gonthier, 1964.
KANDINSKY (Wassily}, Du spirituel dans l'art, Paris, Gonthier, 1969 {traduction fran
çaise, 1re édition, 1912}.
KANDJNSK'.Y (Wassily), Point-Ligne-Surface, Paris, Eds de Beaune, 1963 (1re ·édition :
Munich, 1926).
- Signalons d'autre part que l'architecture - qui est un peu en marge de l'image, à
laquelle est consacrée cette bibliographie - commence à faire l'objet de recherches
sémiologiques.
Voir à ce sujet une étude d'ensemble:
Eco (Umberto), La struttura aasente, Milan, Bompiani, 1968 (Partie C: «La Funzione e
il aegno •).[Abondantes notes bibliographiques.}
Plus récemment, et sur un point particulier :
DA111scu (Hubert), « La colonnade de Perrault et les fonctions de l'ordre classique »,
in: L'Urbanisme de Paris et l'Europe 1600-1684, Paris, Klincksieck, 1969.
*
* *
1°) En premier lieu, il faudrait citer tous les ouvrages importants de théorie générale
linguistique et/ou sémiologique (à commencer par Saussure), même lorsqu'ils ne parlent
pas de l'image.
Toutefois, certains d'entre eux comportent des passages plus ou moins longs explici-
tement consacrés à la sémiologie visuelle. Mentionnons par exemple :
230
Orientation bibliographique
231
Orientati'Qn bibliographique
Pcrceptipn des images obtenues mécaniquement. A titre d'exemple :
GALIF~ET (Yves}, « La perception du relief et la projection cinématographique Jt, Revue
internationale de Filmologie, n° 18-19, 1954.
M1cHOTTE ·VAN DEN BERCK (A.), «Le caractère de 'réalité' des projections cinématogra-
phiques Jt, Revue internationale de Filmologie, n° 3-4, 1948, p. 249-261.
MusATTI (Cesare L.), << Les phénomènes stéréocinétiques et les effets stéréoscopiques
du cinéma normal», Revue internationale de Filmologie, n° 29, 1957.
ÛLDFIELD (R. C.), « La perception visuelle des images du cinéma, de la télévision et du
radar•, Revue internationale de Filmologie, n° 3-4, 1948, p. 263-279.
5°) Dans une tout autre direction, certains ouvrages, eux:..mêmes assez divers,
ouvrent les perspectives d'une sorte d'anthropologie générale de l'image. Par exemple:
.MAc Lu11AN {Marshall), Galaxie Gutenberg, Tours, Ed. Marne, 1968 (traduction fran-
çaise).
- Pour comprendre les media, Paris-Tours, Ed. l\lame et Ed. du Seuil, 1968 (traduction
française} .
.MoRIN {Edgar), Le cinéma ou l'lwmme imaginaire, Paris, Ed. de Minuit, 1956.
MoLES (Abraham), Théorie de l'information et perception esthétique, Paris, Flammarion
1958.
ISBN 2-02-003758-0
COMPOSITION : FIRMIN-DIDOT À MESNIL-SUR-L'ESTRÉE
IMPRESSION: AUBIN À LIGUGÉ (4-87)
DÉPÔT LÉGAL: 2e TRIM. 1970 - N° 2590-5 (L 23116)