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Mise au point

Cahiers de l’association française des enseignants et chercheurs en cinéma et audiovisuel

12 | 2019
L’évolution numérique des métiers du cinéma et de l’audiovisuel. Transformations,
renouvellements et nouvelles qualifications

Du « fansubbing » à
« l’ubérisation » du sous-titrage :
impact du numérique sur le
marché français de la traduction
audiovisuelle
M M

Résumés
Français English
Au tournant des années 2010, l’émergence de pratiques d’amateurs dans le domaine de la traduction
a entraîné une sévère dégradation du métier de traducteur/adaptateur professionnel du sous-titrage.
En effet, le développement du « fansubbing » (regroupement de fans sous-titrant de manière
bénévole et illégalement des épisodes de séries télévisées étrangères, pour les rendre accessibles, via
Internet, dès le lendemain de leur diffusion) a fortement modifié les attentes des spectateurs. Pour
répondre aux nouvelles exigences de ces derniers, plusieurs chaînes de télévision françaises
proposent désormais des séries en « US+24 » (dès le lendemain de leur diffusion aux États-Unis)
obligeant les traducteurs professionnels à travailler dans de nouvelles conditions. En outre, les
méthodes pratiquées par certains grands studios américains qui s’organisent pour faire sous-titrer
leurs séries par des étudiants peu formés et sous-payés nuisent grandement à la qualité du sous-
titrage et à la réception des œuvres. Enfin, depuis la mise en place en 2016 par Arte du « sous-titrage
collaboratif » et du lancement par la plateforme américaine de VOD Netflix d’un site permettant de
tester à distance les compétences des traducteurs (professionnels ou non), la frontière entre la
sphère professionnelle et la sphère des amateurs semble de plus en plus floue.

Since 2010s, the development of practises in the field of the translation led to a serious degradation
of the job of professional translators of subtitling. Indeed, the development of the "fansubbing" (a
grouping of fan who subtitling of episodes of television series in a voluntary way and illegally, to
make them directly available, via internet, the next day after their broadcasting), strongly modified
the expectations of the spectators. To answer the new requirements of the spectators, several French
television channels offer from now on series in "US+24" (the next day after their broadcasting in the
United States) forcing the professional translators to work in new conditions. Moreover, the
methods practised by some big American studios which to make subtitle of their series, by novice
students and underpaid, affect largely in the quality of the subtitling and the reception of the series.
Finally, since the implementation in 2016 by Arte of the "collaborative subtitling" and the launch by
the American platform of VOD Netflix of a site allowing to test at a distance the skills of the
translators (professionals or not), the limit between professionals and amateurs seems more and
more unclear.

Entrées d’index
Mots-clés : sous-titrage, traducteur, adaptateur, fansubbing, série télévisée, ubérisation
Keywords : subtitling, translator, subtitler, fansubbing, TV serie, uberisation

Texte intégral
1 En France, depuis le début des années 1990, les laboratoires de postproduction et les
traducteurs/adaptateurs professionnels ont subi de plein fouet les diverses mutations du
marché français de la traduction audiovisuelle : important développement des chaînes de
télévision spécialisées qui ont appliqué des tarifs globaux très inférieurs à la moyenne en
imposant la pratique du forfait, mise en place par de nombreux éditeurs de DVD et
distributeurs de ces nouveaux tarifs, multiplication des formations universitaires en sous-
titrage et en doublage qui a favorisé la compétition entre les professionnels et entraîné une
baisse des rémunérations, adoption de nouvelles « normes » techniques par des éditeurs
nord-américains de DVD pour réduire le coût de leur budget sans tenir compte de la baisse
de la qualité du sous-titrage ou du doublage, etc. (Cornu 2014, p. 180-181). Alors même
que les perfectionnements techniques liés au développement du numérique devaient
rendre plus aisé et de meilleure qualité le travail des laboratoires et des adaptateurs
professionnels, ces innovations ont eu un effet inverse, sous la pression de certains
commanditaires, guidés avant tout par la notion de rentabilité. Au tournant des années
2010, l’émergence de pratiques d’amateurs dans le domaine de la traduction, et plus
spécifiquement dans celui du sous-titrage, a aggravé d’autant plus cette situation en
entraînant une sévère dégradation du métier d’adaptateur.
2 Dans cet article, il s’agira d’interroger l’impact du numérique sur le marché français de
la traduction audiovisuelle et ses conséquences sur le travail des traducteurs/adaptateurs
professionnels. Pour ce faire, il sera nécessaire d’étudier et d’analyser les différentes
pratiques d’amateurs apparues avec le développement des nouvelles technologies afin de
comprendre et de cerner les mutations professionnelles auxquelles doivent faire face les
auteurs de sous-titrage.

Le sous-titrage : un travail d’amateur ?


Le but suprême d’un sous-titrage est d’assurer, tout le long du film, un parfait
équilibre visuel, auditif et psychologique entre la parole et l’écrit, et de créer chez le
spectateur une plénitude de perception telle qu’il en ait l’illusion de tout
comprendre sans lire les sous-titres. Car le sous-titrage n’est en somme qu’un
trucage cinématographique comme les autres. Exécuté de main de maître, il doit
rester… invisible1. (Laks 1957, p. 46)

3 Dans son ouvrage Le sous-titrage de films. Sa technique - son esthétique, Simon Laks
souligne une des difficultés auxquelles doivent faire face les sous-titreurs professionnels :
rendre imperceptible le sous-titrage. Il met également en évidence la complexité d’une
telle tâche. De même, dans son ouvrage sur Le doublage et le sous-titrage. Histoire et
esthétique, Jean-François Cornu montre à quel point il est complexe de réaliser un sous-
titrage de qualité. À partir de nombreux exemples, il souligne l’importance de la notion
d’adaptation dans ce métier : il faut à la fois pouvoir restituer le sens des dialogues et à la
fois respecter l’image en intégrant le sous-titrage à l’esthétique générale du film (Cornu
2014). La conception de sous-titrages de qualité semble donc avant tout un travail de
professionnel. Pourtant, avec l’avènement et la généralisation du numérique, de plus en
plus d’amateurs sous-titrent de manière bénévole et illégalement des épisodes de séries
télévisées étrangères, pour les rendre accessibles, via Internet, dès le lendemain de leur
diffusion. Plus communément appelé le « fansubbing »2, cette pratique est apparue aux
États-Unis vers la fin des années 1980. D’abord limité au milieu des amateurs d’animation
japonaise, ce phénomène a pris de l’ampleur avec le développement de l’informatisation et
surtout la généralisation des outils numériques dans les domaines de la traduction. Dans
son article « Dénis de traduction et désir de traduire », Yves Gambier insiste sur le rôle
majeur de la dématérialisation et du perfectionnement des outils collaboratifs en ligne qui
facilitent le partage de données au sein des différentes communautés de « fansubbers »
(Gambier 2013, p. 224-225).
4 Dans son ouvrage Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère
numérique, Patrice Flichy définit le fan comme « un amateur de culture » (Flichy 2010,
p. 13). Selon lui, « le fan n’est pas seulement un passionné qui assiste à toutes les
manifestations de la star qu’il a élue […], il est aussi celui qui s’approprie différemment
des œuvres, qui en fait une réception créatrice » (Flichy 2010, p. 13). Contrairement aux
« pratiques d’amateurs », l’activité du fan relève donc d’une double composante. En
s’appuyant sur des travaux menés par le sociologue Henry Jenkins ou encore Michel de
Certeau, l’auteur montre que le fan est « acteur d’une communauté d’interprétation » qui
ignore les hiérarchies culturelles et construit ses propres codes d’interprétation (Flichy
2010, p. 32-36). En sous-titrant des séries, les fans cherchent à partager leur passion et à
faire connaître des œuvres qu’ils affectionnent. Pour ce faire, ils construisent des
compétences techniques, culturelles et linguistiques. En proposant des éclairages sur des
aspects bien précis de la série (vocabulaire, pratiques culturelles, contextes historiques,
lieux, etc.), ils dépassent le cadre d’une simple traduction (Bourdaa 2013). Pour Mélanie
Bourdaa, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, le fansubbing
« peut être assimilé à un acte de médiation culturelle de la part des fans » (Bourdaa 2013).
Dans son ouvrage Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Patrice Flichy
revient sur les nouvelles formes hybrides de travail et de passions qui brouillent les
frontières du travail. En outre, il souligne également la place primordiale de la révolution
du numérique dans les mutations que connaît aujourd’hui le monde du travail (Flichy
2017, p. 7-19).
5 En France, c’est au milieu des années 2000 que le « fansubbing » commence à sortir du
cadre de l’animation japonaise en s’intéressant aux séries télévisées étrangères (Bréan
2014, p. 23). Depuis, ce phénomène n’a cessé de se développer. Bien qu’à l’origine cette
pratique réponde à une demande de la part de certains « fans », elle a également généré au
fil du temps de nouveaux usages chez les spectateurs qui ne souhaitent plus attendre de
longs mois avant de voir les épisodes de leurs séries préférées. Le caractère addictif
inhérent au concept même de ces objets suscite chez le public un désir d’immédiateté que
l’évolution des outils informatiques permet dorénavant d’assouvir (même si cela sort du
cadre de la légalité). En outre, cette demande s’est accrue avec l’augmentation
considérable de la production et de la diffusion de séries télévisées sur la télévision
américaine ou sur les plateformes de télévision payante en ligne. Aujourd’hui, certaines
applications préviennent même les utilisateurs de la date de sortie américaine de leurs
épisodes préférés et les alertent dès que les épisodes sont disponibles (légalement ou pas)
sur les plateformes ou les sites de streaming « francophones » en version originale sans
sous-titres ou sous-titrée en français. Le « fansubbing » a donc participé à la création d’un
engouement autour des séries télévisées et a contribué à l’expansion de ce marché. Malgré
tout, cette pratique reste illégale puisque, selon la loi française, le fait de traduire une
œuvre protégée par les droits d’auteur ainsi que son téléchargement et sa diffusion sur
Internet constituent une violation de l’article L112-4 du Code de la propriété
intellectuelle3.
6 Pour rendre accessibles ces séries étrangères, les « fansubbers » se regroupent au sein
d’une communauté. Le choix de la série à sous-titrer marque la première étape de leur
travail. Quelques sites et forums majeurs jouant un rôle de régulateurs permettent aux
différentes équipes de ne pas entrer en concurrence en sous-titrant la même œuvre. Par la
suite, il s’agit pour un membre de l’équipe (dite « uploader » ou « raw hunter ») de trouver
un fichier de l’épisode dans sa version originale. Si une transcription, phrase par phrase,
de la série est disponible, elle est également transférée au reste de l’équipe. Certains
« fansubbers » n’hésitent pas à effectuer cette transcription, si elle est absente, afin d’avoir
un support supplémentaire lors de la traduction. Dès réception des fichiers, le travail de
traduction commence. Il peut être effectué par un ou plusieurs membres de l’équipe. De
façon générale, plusieurs personnes travaillent à distance grâce à des outils collaboratifs
en ligne. Pour un épisode d’une quarantaine de minutes, cette étape prend en moyenne
entre six heures et quelques jours (Dagiral et Tessier 2008, p. 6)4. Le sous-titrage des
séries les plus populaires est traditionnellement réalisé avec plus de rapidité que celui des
séries moins connues. De même, les séries qui sortent en cours d’année sont souvent
traduites plus rapidement que celles programmées en été. Après l’étape de la traduction, à
l’aide d’un logiciel dédié, il s’agit de faire synchroniser les sous-titres avec la bande-son et
l’image. Les relecteurs et les éditeurs sont chargés de vérifier le travail effectué (traduction
pertinente, fautes d’orthographe, etc.) et procèdent à la mise en forme des sous-titres. Ils
indiquent également au début et/ou à la fin de l’épisode le nom de l’équipe ayant réalisé le
travail (ce qui pose la question de la reconnaissance du travail effectué et s’inscrit dans une
logique de continuité et de partage). Enfin, le rôle des encodeurs est de procéder à
l’inscription définitive des sous-titres et de partager le fichier aux spectateurs (Dagiral et
Tessier 2008, p. 5-6 et Bourdaa 2013)5. Dès lors, le public français peut avoir accès,
presque en simultané avec leur diffusion dans leur pays d’origine, à ses séries préférées.
7 Le « fansubbing » est donc avant tout basé sur la notion d’échange et de transfert. Il
s’agit d’une pratique réalisée en groupe, bénévolement, pour satisfaire et répondre à la
demande d’autres individus. Il s’agit de trouver, de traduire et de transmettre le plus
rapidement possible, et dans les meilleures conditions possibles, à des spectateurs
impatients, le fichier d’un épisode en version originale sous-titrée d’une série étrangère. La
notion de temporalité reste également essentielle dans l’approche que peuvent en avoir les
différents usagers. Comme le soulignent Éric Dagiral et Laurent Tessier : « […] le défi est
bel et bien pour les fansubbers de réduire quasiment à néant l’intervalle de temps entre la
première diffusion américaine et cette réception française […] » (Dagiral et Tessier 2008,
p. 6-7). La question de la temporalité est bien au centre des préoccupations des
« fansubbers ». Si la pratique du « fansubbing » n’est pas venue directement concurrencer
le travail des adaptateurs professionnels (puisque ces séries sont sous-titrées puis
diffusées dans un cadre illégal), elle a néanmoins eu des répercussions sur leurs conditions
de travail et a posé la question des délais parfois très longs séparant la première diffusion
des séries télévisées sur les écrans à l’étranger et leur traduction (doublage et/ou sous-
titrage) puis diffusion en France.

À l’heure américaine : de nouvelles


contraintes pour les professionnels
8 Pour répondre aux nouvelles exigences des spectateurs français et tenter d’enrayer le
difficile problème de la consommation illégale de contenus audiovisuels, certains
diffuseurs tentent dorénavant de réduire les délais de diffusion des séries télévisées
étrangères. En effet, des chaînes de télévision françaises s’efforcent de proposer une
alternative légale aux offres des « fansubbers ». Néanmoins, en réduisant au maximum les
délais de diffusion de ces objets culturels, ces nouvelles pratiques se répercutent
inévitablement sur les conditions de travail des adaptateurs professionnels. Depuis le
début des années 1990, ces derniers doivent remettre constamment en cause la logique
d’organisation des tâches qui leur incombent (pour une rémunération de plus en plus
basse). Comme le souligne Jean-François Cornu :

Les perfectionnements techniques ont, paradoxalement, entraîné une détérioration


des conditions de travail des laboratoires et des adaptateurs. Tout en rendant plus
aisée, voire plus rapide une tâche produisant des résultats de meilleure qualité,
l’informatisation et la généralisation des outils numériques ont servi de prétexte à
une réduction des délais de réalisation des sous-titrages et à un nivellement qualitatif
par le bas. (Cornu 2014, p. 280)

9 En voulant reproduire à l’identique le schéma de diffusion du « fansubbing », les


télédiffuseurs français soumettent les adaptateurs professionnels à de nouveaux impératifs
qui se répercutent sur la qualité de leur travail.
10 En 2008, TF1 est la première chaîne de télévision française à proposer, par le biais de
son service de vidéo à la demande, les épisodes d’une dizaine de séries américaines, vingt-
quatre heures après leur diffusion aux États-Unis (plus communément appelé le
« US+24 »). À partir de 1,99 euro l’épisode, les spectateurs peuvent avoir accès à des séries
sous-titrées en français et ce, seulement quelques heures après leur diffusion sur les
chaînes américaines. Ce service, baptisé dans un premier temps « En direct des USA »
pour souligner la rapidité avec laquelle certaines séries sont désormais accessibles en
France en version originale sous-titrée, a été renommé par la suite « US+24 ». En 2010,
M6 propose, à son tour, via son service de vidéo à la demande, des séries diffusées sur le
même principe. À l’époque, un « Pass Séries », comprenant à la fois des séries inédites et
des séries plus anciennes, au prix de 5,99 euros par mois, est proposé aux usagers6. Des
chaînes payantes thématiques vont rapidement venir renforcer ces différentes offres telles
qu’OCS, le bouquet de chaînes de télévision d’Orange consacré aux séries et au cinéma, ou
encore la chaîne du groupe Canal+, Canal+ Séries7. L’entreprise Apple propose également
à ses usagers le téléchargement par son logiciel iTunes de séries en avant-première
(Desplanques 2014). Si ces différents services offrent un début de prise en considération
des attentes du public, les conséquences pour les laboratoires de postproduction et les
adaptateurs professionnels sont pour le moins lourdes.
11 Comme souligné plus haut, le travail réalisé par les « fansubbers » est un travail
d’équipe dont les différentes étapes requièrent généralement l’intervention de plusieurs
individus. Dans le cas de sous-titrages réalisés par des auteurs professionnels, par souci de
cohérence et d’harmonisation, le travail d’adaptation pour un épisode est fait par une seule
personne8. Une saison complète peut néanmoins être adaptée par deux professionnels qui
se partagent les épisodes après avoir élaboré un document répertoriant les mots
récurrents. Ce document est parfois fourni par le client et appelé « bible ». Un dialogue
s’instaure également lors de la phase de travail pour débattre de certaines tournures. En
moyenne, un épisode demande plus ou moins une semaine de travail, selon la quantité de
répliques à adapter (Desplanques 2014). L’adaptateur reçoit la saison complète environ six
mois avant sa diffusion. Avec l’apparition du « US+24 », les sous-titreurs professionnels se
voient contraints de s’adapter à ce nouveau mode de diffusion en modifiant leurs
habitudes et leurs modes de travail. Comme l’explique, en 2014, David Frilley directeur
général du célèbre laboratoire français de sous-titrage créé en 1933 par les frères
Kagansky, Titra Film9, rebaptisé depuis TitraTVS, les laboratoires et les sous-titreurs
professionnels doivent travailler dorénavant dans une urgence sans précédent :

Par peur du piratage, beaucoup de studios américains refusent de nous envoyer


l’épisode avant sa première diffusion. Du coup, on le reçoit dans la nuit et il faut le
transmettre à la chaîne française avec les sous-titres en moins de vingt-quatre heures.
(Desplanques 2014)
12 Jean-Louis Lamaison, directeur du laboratoire Nice Fellow, créé en 1992, et qui gère un
catalogue important de séries télévisées étrangères, insiste également sur le resserrement
des délais d’exécution : « Les délais ont été largement resserrés. Nos traducteurs n’ont
plus qu’un jour ou deux pour adapter un épisode, dans un stress évident. » (Desplanques
2014)
13 Au niveau des délais de réalisation du sous-titrage, les laboratoires et les adaptateurs
professionnels sont placés dans une nouvelle posture qui s’apparente à celle des
« fansubbers ». Cependant, là où une communauté se partage différentes tâches, les
adaptateurs professionnels travaillent habituellement de manière individuelle10. Les
studios américains acceptent néanmoins d’envoyer les fichiers avant la diffusion de la série
aux États-Unis. Il s’agit dans la majorité des cas de copies dont l’image est imparfaite et
dont le montage final n’a pas encore été réalisé. Comme le confirme au magazine
Télérama, en 2014, Anaïs Duchet, alors présidente de l’Association des
traducteurs/adaptateurs de l’audiovisuel (Ataa) : « On travaille à flux tendu. [On
découvre parfois] le montage définitif de l’épisode quelques heures avant sa diffusion »
(Desplanques 2014). Généralement, les adaptateurs professionnels reçoivent les épisodes
à sous-titrer, un par un, entre une et trois semaines en amont et dans une version
incomplète et de mauvaise qualité (en noir et blanc, recouverte de logos, etc.) [Fontana
2014]. En outre, pour des raisons de confidentialité et afin d’éviter d’éventuels problèmes
de fuites ou de piratage, ce nouveau mode de diffusion ne leur permet pas d’avoir accès au
fichier depuis leur domicile. En effet, en 2014, Sabine de Andria, membre de l’Ataa,
revenait sur cette nouvelle difficulté à laquelle les auteurs de sous-titrage sont désormais
confrontés :

Dans le cas classique, nous travaillons à domicile et téléchargeons l’image sur un


serveur sécurisé. Avec le système US+24, nous devons aller au laboratoire de
postproduction, dont l’image ne peut sortir. (Fontana 2014)

14 Pour effectuer leur travail, les adaptateurs professionnels disposent également d’un
relevé des dialogues repérés sur papier qui peut, dans le cas du « US+24 », tout comme
pour le fichier vidéo, ne pas être envoyé dans sa version définitive. Un fichier informatique
comportant les données techniques est également transmis (Cornu 2014, p. 267). Après
avoir fait un premier travail d’adaptation, les sous-titreurs doivent revoir et modifier leur
adaptation, souvent seulement quelques heures avant la diffusion de la série en version
sous-titrée en français, une fois la copie avec le montage définitif reçue.
15 Ces dernières années, malgré les progrès techniques censés faciliter le travail des
professionnels, le modèle du « US+24 » place les laboratoires et les adaptateurs dans une
position de régression et de recul. Par exemple, alors que Jean-François Cornu note qu’à la
fin des années 1980 « la généralisation du support vidéo [qui était alors la cassette VHS]
constitue un progrès crucial pour le travail de l’adaptateur qui a désormais la possibilité
de revoir le film autant de fois qu’il est nécessaire afin de vérifier à tout moment
l’adéquation de ses sous-titres à l’image et au son du film » (Cornu 2014, p. 267), le
principe des avant-premières remet en cause cette avancée majeure dans l’histoire du
sous-titrage et peut avoir des conséquences sur la qualité des sous-titres. Toutefois, si le
« US+24 » a eu un indéniable impact sur les conditions de travail des adaptateurs
professionnels, la traduction à l’étranger de certains contenus audiovisuels met davantage
en péril l’avenir de leur profession.

« Coût minimal pour un bénéfice


maximal »
Alors que les innovations techniques successives ont permis d’améliorer la qualité
des adaptations et le confort de lecture des sous-titres par les spectateurs, l’exigence
de qualité subit un net recul sous l’effet d’une préoccupation impérieuse chez certains
commanditaires : celle du coût minimal pour un bénéfice maximal. (Cornu 2014,
p. 281)

16 Jean-François Cornu met ici en avant une situation très paradoxale, au tournant des
années 2010, dans le secteur du sous-titrage : le respect du public et de l’œuvre
audiovisuelle devient un critère secondaire au profit de la rentabilité financière (Cornu
2011). Depuis peu, sous prétexte de limiter les risques de piratage et de réduire les coûts,
certains grands studios américains, à l’instar de la Warner et de la Fox, se mobilisent pour
faire traduire le plus grand nombre de séries aux États-Unis, par l’intermédiaire
d’immenses laboratoires de postproduction. Pour proposer des prix défiant toute
concurrence, ces multinationales emploient généralement des étudiants sous-payés
n’ayant aucune formation dans les domaines du sous-titrage et/ou des langues. Ces
apprentis traducteurs sont contraints de travailler dans des conditions souvent extrêmes.
Par exemple, les impératifs de délais ne leur permettent pas toujours de s’appuyer sur le
fichier vidéo. La continuité dialoguée devient alors leur seul support de travail
(Desplanques 2014). Comme en témoigne une employée française de SDI Media,
gigantesque laboratoire dont le siège social se situe en Californie et qui fournit des services
de sous-titrage dans plus de 80 langues grâce au soutien de plus de 7 000 traducteurs
dans le monder entier11 : « On a six ou sept heures pour traduire un épisode »
(Desplanques 2014). Dans de telles conditions et avec de telles contraintes, la qualité du
sous-titrage ne peut qu’être impactée.
17 Dans son ouvrage Titra Film. Une chronique cinématographique et familiale, Nina
Kagansky, qui a succédé à son père à la direction de l’entreprise familiale entre 1966 et
1991 (sous-titrage sur pellicule), a pu constater l’évolution du travail de l’adaptateur et
l’importance donnée, dans ce métier, à la notion d’adaptation :

Une traduction [littéraire] est destinée à être imprimée et lue sur papier. Le lecteur a
donc le temps de l’apprécier, de relire une phrase, de revenir en arrière, et même de
la comparer avec l’œuvre originale dans les éditions bilingues des œuvres classiques.
S’il faut trois mots dans une langue pour rendre un seul mot de la langue traduite,
cela n’a pas d’importance.
La traduction en sous-titres d’un dialogue de film, c’est tout autre chose. Le sous-titre
est soumis à des impératifs précis, à la nécessité de concilier la vitesse d’élocution de
l’acteur, la longueur de son texte et la place disponible sur la pellicule. Telle phrase,
assez longue, débitée à toute allure par l’acteur devra être traduite en vingt-cinq
lettres seulement. Le rythme du comédien imposera un sous-titre plus ou moins long.
C’est pourquoi nous parlons d’adaptation et non pas de traduction. (Kagansky 1995,
p. 64.)

18 Pour réaliser des sous-titres de qualité, les adaptateurs professionnels doivent se


conformer à un ensemble de règles strictes. Ces derniers disposent, grâce au repérage, de
données techniques indispensables à la conception des sous-titres. Le nombre maximum
de caractères utilisables pour un sous-titre en particulier, accompagné de ses timecodes
d’entrée et de sortie ainsi que de sa durée en secondes et images, leur permet d’adapter
leur traduction afin de faciliter au maximum la lisibilité et le confort des spectateurs. Le
sous-titre, qui ne pourra dépasser 15 caractères par seconde et deux lignes maximum, doit
être synchrone avec la bande-son (Gourgeon 2014)12. La liste des changements de plans
est également essentielle. Les professionnels s’appuient sur ces données afin de savoir s’ils
ont la possibilité de modifier le repérage pour améliorer la qualité des sous-titres (Cornu
2014, p. 266-267). Le rapport à l’espace et au temps est donc fondamental. D’autres
normes techniques existent également. Par exemple, dans le cas d’une voix d’un
personnage qui se situe dans un espace indéfini et dans un temps indéterminé, telle que la
voix d’un narrateur, le sous-titre doit apparaître en italique (Cornu 2014, p. 384-388).
Comme le souligne Simon Laks : « Le sous-titrage est avant tout une affaire de détails. »
(Laks 1957, p. 14)
19 Faire un sous-titre de qualité exige de se conformer à différentes règles. De ce fait, les
nouvelles méthodes pratiquées par les grands laboratoires, installés pour la plupart en
Californie, nuisent grandement à la qualité du sous-titrage et à la réception de l’œuvre.
Selon Jean-François Cornu, ces dernières années, « Les ‘normes’ techniques adoptées par
de nombreux éditeurs de DVD [ont contribué] également à cette détérioration, faisant fi
des pratiques élaborées au fil du temps » (Cornu 2014, p. 280-281). Dans son article
intitulé « Le public ? Quel public ? De l’influence négligeable des spectateurs sur les
stratégies de traduction audiovisuelle des films en France », il explique comment certains
grands éditeurs nord-américains imposent le formatage à l’identique des sous-titres (et
doublages), dans toutes les langues, présents sur les DVD (Cornu 2011). L’emploi d’un
« English Master Template » (EMT), une sorte de liste type de repérage à laquelle doivent
s’adapter tous les sous-titres, quelle que soit la langue du sous-titrage, participe à la
mauvaise qualité de celui-ci (Cornu 2014, p. 280-281).
20 La réglementation française, concernant l’obtention d’un visa d’exploitation pour les
versions sous-titrées en français, ne contraignant pas les demandeurs à faire réaliser le
travail en France par une société agréée par le CNC, inquiète une grande partie des
adaptateurs professionnels qui craignent que ces dispositions se propagent aux films
destinés à l’exploitation en salles13 (Cornu 2014, p. 281). Ces différentes pratiques
dévalorisent le travail des traducteurs professionnels. Certaines chaînes françaises
refusent de diffuser ces versions adaptées par les grandes multinationales américaines et
préfèrent faire rectifier ces fichiers par des professionnels. Il peut arriver que deux
versions différentes soient diffusées sur les écrans français en fonction de la politique de la
chaîne en matière de sous-titrage. De même, une série peut être diffusée sur les écrans
français dans une version sous-titrée par un laboratoire français et sortir en DVD dans une
version de moins bonne qualité (Desplanques 2014). Comme l’explique le laboratoire Nice
Fellow, ces pratiques « tirent la profession vers le bas » (Desplanques 2014).
21 Concernant le « fansubbing », certaines séries traduites peuvent également être d’une
qualité médiocre avec, par exemple, des sous-titres qui apparaissent et disparaissent trop
rapidement ou qui contiennent de nombreuses fautes d’orthographe, etc. Néanmoins, il
s’agit d’une pratique réalisée bénévolement par des amateurs. Ces versions sont censées
faire patienter les spectateurs jusqu’à la diffusion des versions adaptées par des auteurs
professionnels. Il faut signaler que de nombreuses séries traduites par des « fansubbers »
sont d’une qualité exemplaire au vu de la qualification de ces derniers. Il n’empêche que
ces versions contribuent à la détérioration des conditions de travail des professionnels et
la révision de leur rémunération à la baisse. En outre, les fichiers de qualité moyenne
participent à la mauvaise réputation du sous-titrage. Paradoxalement, alors que la
généralisation du numérique permet d’améliorer la qualité et le confort de lecture des
sous-titres, certaines pratiques actuelles rappellent celles auxquelles étaient confrontés les
traducteurs des premiers temps, des années trente jusqu’aux années cinquante, lorsque les
outils étaient peu perfectionnés et que les conditions de travail étaient plus difficiles.
22 En 2017, Juliette de la Cruz, alors présidente de l’Ataa, revenait, dans le magazine
Télérama, sur le développement des nouvelles pratiques de certains diffuseurs (baisse de
plus en plus accrue des rémunérations, impératifs de délais qui ne permettent pas toujours
de s’appuyer sur le fichier vidéo, etc.) qui ont un effet direct sur la qualité des sous-titres :

La qualité du sous-titrage en France s’est déjà énormément appauvrie avec des


multinationales de la traduction comme SDI Media. Elles proposent des sous-titres
dans toutes les langues, à des prix défiant toute concurrence, écrits par des étudiants,
des gens qui parlent à peine français. Nous avons déjà été contactés pour les corriger
et les améliorer. Là, on vient d’entendre que des labos de postprod récupèrent le
travail express des « fansubbers » et le refilent à des clients. Une collègue traductrice
a été approchée pour réviser un fichier, il y avait encore la signature du site de
« fansubs » dessus, elle n’avait même pas été enlevée. […] Le problème, c’est qu’on
voit juste le prix que coûte une traduction. Alors qu’un sous-titrage bien ou mal fait
va grandement impacter la réception d’une série ou d’un film. (Jacquet 2017)
23 En France, depuis déjà quelques années, pour alerter l’opinion publique sur ces
changements importants qui affectent fortement le marché français de la traduction
audiovisuelle, les adaptateurs professionnels se mobilisent et s’organisent pour lutter
contre ces nouvelles pratiques qui portent directement atteinte à la qualité de leur travail.
Par exemple, en 2006, à l’initiative d’une trentaine de traducteurs et adaptateurs de
l’audiovisuel, l’Association des traducteurs/adaptateurs de l’audiovisuel est créée. Cette
dernière regroupe aujourd’hui plus de 300 professionnels du secteur qui « œuvrent pour
la reconnaissance, le développement, la défense et la promotion de leur métier dans le
paysage culturel audiovisuel »14. Ainsi, les organisations professionnelles deviennent plus
fortes et plus tenaces. Depuis peu, elles doivent faire face à une nouvelle menace pour leur
profession : « l’ubérisation » du sous-titrage.

Une frontière de plus en plus floue entre


sphère professionnelle et sphère
d’amateur
24 En septembre 2016, la chaîne culturelle de télévision franco-allemande Arte décide de
tester le sous-titrage collaboratif. Dans le cadre d’un projet « Arte Europe », développé en
partenariat avec la Commission européenne, cette dernière souhaite que ces programmes
soient compréhensibles par le plus grand nombre d’Européens dans leur langue
maternelle. Depuis novembre 2015, la chaîne propose, en complément du français et de
l’allemand, une sélection de programmes sous-titrés en anglais, espagnol, polonais et,
depuis peu, en italien. Toutefois, elle aspire à étendre un certain nombre de ces
programmes à d’autres langues européennes. Pour ce faire, la chaîne a décidé
d’expérimenter sur un nombre restreint de ces programmes, principalement des émissions
qu’elle produit, le sous-titrage collaboratif. Ce système, qui s’apparente à celui du
« fansubbing », propose aux internautes de traduire de façon bénévole dans la langue
européenne de leur choix (hormis les six langues déjà disponibles) certains programmes.
Les usagers intéressés par cette offre doivent s’inscrire sur une plateforme, Amara, dédiée
à ce projet. Une fois traduites et validées par Arte, qui se dit « très attachée à la qualité
des versions mises à la disposition de son public »15, les vidéos sont mises en ligne sur la
chaîne : YouTube ARTE in English.
25 Pour que cette pratique intervienne dans un cadre légal, Arte demande aux traducteurs
d’accepter au préalable un contrat qui prévoit la cession et le transfert intégral et exclusif
de tous les droits d’auteur de leurs sous-titres16. Jean-François Cornu précise dans son
ouvrage sur Le doublage et le sous-titrage. Histoire et esthétique, que :

Dès les origines du sous-titrage, les adaptateurs perçoivent deux formes de revenus
pour chaque film sous-titré : le paiement du travail d’adaptation proprement dit, puis
les droits d’auteur consécutifs à l’exploitation des copies sous-titrées, comme pour les
versions doublées. (Cornu 2014, p. 250-251)

26 Avec la mise en place de ce système, Arte fragilise d’autant plus la profession de


traducteur/adaptateur en proposant à des amateurs, sous couvert d’un projet soutenu par
la Commission européenne, de sous-titrer bénévolement une partie de son programme. En
outre, elle remet en cause un principe fondamental dans le métier des sous-titreurs : celui
des droits d’auteur. En effet, la réalisation de sous-titres est avant tout un travail d’auteur
où la notion d’adaptation est fondamentale. Il ne s’agit pas seulement de traduction, le
sous-titre devant s’adapter à la bande-son et à l’image. En France, les auteurs de sous-
titrages perçoivent des droits d’auteur que la Sacem ou la Scam sont chargées de recouvrer
et de leur reverser17. Pour chaque diffusion et rediffusion des contenus audiovisuels sous-
titrés, ils touchent donc des appointements. Le respect des droits d’auteur est ainsi
contesté, dans ce cas précis, par Arte qui s’arroge le droit de modifier le contenu des sous-
titres.
27 Pour les adaptateurs professionnels, ce projet pose également la question de la valeur
attribuée à une langue par rapport à une autre. Comme le souligne Juliette de la Cruz :

Arte a pourtant fait le choix de la qualité avec des traducteurs en français chevronnés
et encadrés. Or, on remarque chez elle des disparités avec les autres langues,
notamment en anglais et en espagnol. Avec cette plateforme, c’est la même chose.
Cela reviendrait-il à dire qu’il y a des langues mineures, qui méritent moins de
professionnalisme. (Maire 2016)

28 La défense de leurs intérêts économiques est aussi questionnée par les adaptateurs
professionnels à travers cette problématique. Depuis de nombreuses années, leur
rémunération ne cesse d’être revue à la baisse. De 1980 à 2008, en seulement trente ans,
leurs revenus ont enregistré un fléchissement de 48 % à 87 % (sous-titres pour la
télévision et la vidéo [DVD et VOD]) [Froeliger et Audinot 2008]. En 2014, pour un
épisode de série télévisée d’une cinquantaine de minutes, les traducteurs professionnels
sont payés entre 600 et 900 euros brut pour une semaine complète de travail
(Desplanques 2014). Mais, avec les différentes pratiques découlant du « fansubbing »,
certains laboratoires appliquent des tarifs de plus en plus bas. Une employée française de
SDI Media revient sur la rémunération dérisoire versée aux apprentis traducteurs qui a un
impact direct sur celle des professionnels : « Il y a quelques années, ils ont profité de la
crise pour diviser leurs tarifs par cinq. En gros, je touche en moyenne 75 euros par
épisode. C’est à prendre ou à laisser. » (Desplanques 2014) En octobre 2017, le syndicat
national des auteurs et des compositeurs (SNAC) qui regroupe des auteurs professionnels
de doublage, de sous-titrage, de sous-titrage pour sourds et malentendants et de voice-
over ont voté, en assemblée générale, un ajustement de 5 % de leurs tarifs minima qui
préconise à 3,10 euros le sous-titre pour les séries télévisées18. Cette augmentation
correspondait à une prise en compte du taux d’inflation depuis la dernière modification de
leurs rémunérations en 2012. Néanmoins, ce tarif n’est pas toujours respecté par certains
laboratoires. Les différentes pratiques découlant du « fansubbing » participent ainsi à la
dévalorisation du travail des auteurs de sous-titres et à la baisse de leurs rémunérations.
De plus, la mise en place du sous-titrage collaboratif par Arte contribue à brouiller
davantage la frontière entre la sphère professionnelle et la sphère des amateurs, déjà mise
à mal par le développement du « fansubbing ».
29 Au printemps 2017, l’ouverture, par la plateforme américaine de VOD Netflix, d’un site,
Hermès, pour tester à distance les compétences des traducteurs (professionnels ou non)
renforce cette idée d’une délimitation de moins en moins marquée entre professionnels et
amateurs. Le géant américain, qui compte plus de 125 millions d’abonnés à travers le
monde depuis le premier trimestre 201819, doit assurer la réalisation du sous-titrage de ses
programmes dans plus d’une vingtaine de langues dont le japonais, le néerlandais ou
encore l’arabe. En mars 2017, pour pallier la mauvaise qualité du sous-titrage proposé sur
sa plateforme, Netflix a décidé d’évaluer elle-même ses sous-titreurs dans le but de rétablir
le lien entre le diffuseur et les œuvres. Même si l’entreprise se défend de vouloir engager
des amateurs, le test ne demande aucun prérequis. Il se déroule en cinq phases sous la
forme d’un QCM où il faut identifier des erreurs techniques et linguistiques et retranscrire
des expressions idiomatiques20. Le test dure environ deux heures. Pour les membres de
l’Ataa, le fait que les résultats soient définis par des algorithmes pose problème. En effet,
comme le précise Juliette de la Cruz :

Le test est censé donner un panel de traducteurs de qualité. C’est possible. Mais ce
sont des algorithmes qui vont définir les résultats. Cela nous dérange. Comment un
ordinateur peut voir si un traducteur a saisi toutes les subtilités d’une blague, par
exemple ? C’est un travail d’auteur assez complexe, et on reste sceptiques. En
attendant, des traducteurs adhérents de l’Ataa ont passé le test par curiosité. La
plupart disent qu’il n’est pas si facile que ça. (Jacquet 2017).
Conclusion
30 Si l’utilisation d’algorithmes ne permet pas de saisir toutes les subtilités d’une
adaptation, l’importance d’un travail en adéquation avec l’image ne semble également pas
être considérée à sa juste valeur. En mars 2018, un an seulement après son lancement,
Netflix a annoncé la clôture de sa plateforme Hermès. La page d’accueil indique que
devant le succès du projet, Netflix a atteint son objectif : réunir les « meilleurs »
traducteurs/adaptateurs pour sous-titrer et doubler ses programmes21. L’entreprise a
ensuite mis en contact les traducteurs avec les laboratoires de postproduction avec
lesquels elle travaille. Aucune donnée officielle n’a été transmise par le géant américain
sur les candidats recrutés via le test. Il serait pourtant intéressant de connaître la part des
adaptateurs professionnels et la part des amateurs ayant été recrutés. Ces nouveaux
systèmes remettent donc en cause la délimitation entre la sphère professionnelle et la
sphère des amateurs. Ils posent également la question de la professionnalisation de
l’amateur et son impact sur le marché de la traduction audiovisuelle. Mais malgré tout, ils
montrent la volonté de certains diffuseurs d’élargir la circulation des programmes et
d’améliorer la qualité de certains sous-titrages à la demande des spectateurs à l’instar des
abonnés de Netflix (Jacquet 2017).
31 En somme, au tournant des années 2010, les conditions de travail des auteurs de sous-
titrage professionnels et le marché français de la traduction audiovisuelle ont été
fortement impactés par le développement et la généralisation des pratiques d’amateurs
ainsi que par les nouveaux usages instaurés par de nombreux diffuseurs. Au lieu d’œuvrer
en faveur de la reconnaissance de la qualité du travail des professionnels, certains
commanditaires choisissent de favoriser le profit plutôt que la qualité des sous-titres.
Pourtant, il reste indéniable qu’un sous-titrage d’une qualité exemplaire est indispensable
et essentiel à la bonne réception d’une œuvre audiovisuelle. Il est donc primordial que tous
les diffuseurs prennent conscience que la réalisation de sous-titres est avant tout un travail
de professionnels ne pouvant être remplacé par celui d’amateurs.

Bibliographie
BOURDAA 2013 : Mélanie Bourdaa, « Le fansubbing, une pratique de médiation culturelle »,
InaGlobal, la Revue des industries créatives et des médias, le 27 septembre 2013,
<https://www.inaglobal.fr/numerique/article/le-fansubbing-une-pratique-de-mediation-
culturelle>, consulté le 15 mars 2019.
BRÉAN 2014 : Samuel Bréan, « Amateurisme et sous-titrage : la fortune critique du “fansubbing” »,
Traduire, Revue française de la traduction, n° 230, juin 2014, p. 22-38.
CORNU 2011 : Jean-François Cornu, « Le public ? Quel public ? De l’influence négligeable des
spectateurs sur les stratégies de traduction audiovisuelle des films en France », dans Adriana Şerban
et Jean-Marc Lavaur (dir.), Traduction et médias audiovisuels, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2011, p. 21-35.
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Presses universitaires de Rennes, 2014, 440 p.
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nouvelles séries télévisées », dans Florent Gaudez (dir.), Les arts moyens aujourd’hui, Paris,
L’Harmattan (coll. Logiques sociales), 2008, p. 107-123, <https://halshs.archives-
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chrono », Télérama, le 18 avril 2014, <https://www.telerama.fr/series-tv/leur-mission-traduire-les-
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numérique, Paris, éditions du Seuil et La République des Idées, 2010, 97 p.
FLICHY 2017 : Patrice Flichy, Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris, éditions
du Seuil, 2017, 419 p.
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2014, <http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/article/serie/80788/series-les-secrets-du-sous-
titrage.html>, consulté le 15 mars 2019.
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marché des formations en traduction », article réalisé dans le cadre du colloque « Aires
linguistiques » tenu à l’université Paris Diderot en novembre 2008, <https://www.eila.univ-paris-
diderot.fr/_media/user/nicolas_froeliger/recherche/marche_de_la_traduction_et_marche_des_formations.pdf>,
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GAMBIER 2013 : Yves Gambier, « Dénis de traduction et désir de traduire », TTR : traduction,
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GOURGEON 2014 : Sylvain Gourgeon (dir), « Glossaire de la traduction audiovisuelle
professionnelle », L’Écran traduit, hors-série n° 2, 2014, p. 4-44,
<https://beta.ataa.fr/documents/ET-HS2-complet.pdf>, consulté le 30 mars 2019.
JACQUET 2017 : Christophe Jacquet, « Netflix invente l’ubérisation du sous-titrage », Télérama, le
20 avril 2017, <https://www.telerama.fr/cinema/netflix-invente-l-uberisation-du-sous-
titrage,156558.php>, consulté le 15 mars 2019.
KAGANSKY 1995 : Nina Kagansky, Titra Film. Une chronique cinématographique et familiale,
Paris, Titra Film, 1995, 78 p.
LAKS 1957 : Simon Laks, Le sous-titrage de films. Sa technique - son esthétique, Paris, propriété de
l’auteur, 1957 ; texte repris dans L’Écran traduit, hors-série n° 1, 2013, <http://ataa.fr/revue/wp-
content/uploads/2013/06/ET-HS01-p04-46.pdf>, consulté le 12 août 2018.
MAIRE 2016 : Jérémie Maire, « Quand Arte teste le sous-titrage collaboratif, les pros se rebiffent »,
Télérama, le 6 octobre 2016, <https://www.telerama.fr/medias/quand-arte-teste-le-sous-titrage-
collaboratif-les-pros-se-rebiffent,148338.php>, consulté le 15 mars 2019.

Notes
1 En gras dans le texte.
2 Contraction des termes anglais « fan » et « subtitling » (sous-titrage).
3 Article disponible en ligne :
<https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?
idArticle=LEGIARTI000006278880&cidTexte=LEGITEXT000006069414&dateTexte=20190413>,
consulté le 12 avril 2019.
4 Cette durée est toujours juste aujourd’hui.
5 Lors de cette étape, la qualité des images est contrôlée. Contrairement aux relecteurs et aux
éditeurs, les « vérificateurs de qualité » (en anglais : « quality controller » ou « QCer » [prononcé
« kiou-si-eur » !]) ne se limitent pas à corriger les erreurs de langue et à vérifier la qualité de la
traduction ainsi que de la mise en forme, ils interviennent également sur la synchronisation des
sous-titres avec la bande-son et l’image.
6 Le service de vidéo à la demande de M6 (M6VOD) a fermé début 2016. Toutefois, en juin 2018, les
groupes M6, TF1 et France TV ont annoncé le lancement prochain d’une plateforme OTT française
(ou offre hors du fournisseur d’accès à Internet) baptisée SALTO (communiqué disponible en ligne
sur le site du groupe TF1 : <https://www.groupe-tf1.fr/fr/communiques/activit%C3%A9-du-
groupe-d%C3%A9veloppement-acquisition-cession-diversification/les-groupes-tf1-france-
t%C3%A9l%C3%A9visions-et-m6-b%C3%A2tissent-une-plateforme-ott-commune>, consulté le 15
mars 2019). Le contenu comprenant assurément des séries diffusées en « US+24 » sera disponible
pour 7 euros par mois. Cette offre semble s’inscrire dans la volonté de concurrencer d’autres
plateformes présentes sur le marché français à l’instar du géant américain Netflix.
7 Au printemps 2012, le bouquet OCS propose des séries en « US+24 » dans son abonnement à 12
euros par mois. Quant à la chaîne Canal+ Séries, ce service compris dans l’abonnement à Canal+,
elle apparaît en septembre 2013.
8 Il est toutefois important de préciser que le sous-titreur travaille en étroite collaboration avec le
technicien en charge du repérage (étape qui consiste à localiser précisément le point d’entrée et le
point de sortie de chaque réplique).
9 Voir sur ce sujet l’ouvrage de Nina Kagansky, Titra Film. Une chronique cinématographique et
familiale, Paris, Titra Film, 1995, 78 p.
10 Avec ces nouveaux modes de diffusion, il arrive que des traducteurs travaillent en binôme. Voir le
podcast de l’émission soundcloud.com du 18 juin 2018 intitulé « Envoyons les sous-titres : qui sont
les traducteurs de séries ? », rencontre entre les critiques de l’ACS (Association française des
Critiques de Séries), Laure-Hélène Césari (auteure de sous-titres) et Tim Stevens (auteur de
doublage), tous deux membres de l’Ataa (Association des traducteurs/adaptateurs de l’audiovisuel :
<https://soundcloud.com/unepisodeetjarrete/envoyons-les-sous-titres-qui-sont-les-traducteurs-
de-series>, consulté le 15 mars 2019.
11 Voir le site de SDI Media : <http://www.sdimedia.com/fr/>, consulté le 15 août 2018.
12 Comme le stipule L’Écran traduit, cette règle reste un étalon théorique (Gourgeon 2014). En
France, l’usage est plutôt de 12 caractères par seconde en moyenne.
13 Contrairement aux films en versions originales sous-titrées, pour les œuvres étrangères doublées,
le visa d’exploitation ne peut être accordé que si le doublage est entièrement réalisé dans des studios
en France, ou sur le territoire de l’Union européenne. Voir le site du CNC :
<https://www.cnc.fr/professionnels/visas-et-classification/procodure-d-obtention-d-un-visa>,
consulté le 15 mars 2019.
14 Voir le site de l’Ataa : <https://beta.ataa.fr/>, consulté le 15 mars 2019.
15 Voir en ligne le communiqué diffusé par Arte : <http://download.pro.arte.tv/uploads/ARTE-
Europe-Fansubbing-Communiqu%C3%A9.pdf>, consulté le 15 mars 2019.
16 Voir en ligne la plateforme Amara : <https://amara.org/fr/teams/arte/>, consultée le 15 mars
2019.
17 La Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) ne s’occupe que des films de
fiction. C’est la Scam (Société civile des auteurs multimédia) qui est chargée des droits d’auteur des
films documentaires.
18 Voir le site du syndicat national des auteurs et des compositeurs :
<http://www.snac.fr/site/doublage-soustitrage/>, consulté le 12 août 2018.
19 Voir en ligne le rapport trimestriel de la société Netflix du premier trimestre 2018 (lettre publique
aux actionnaires datée du 16 avril 2018) :
<https://s22.q4cdn.com/959853165/files/doc_financials/quarterly_reports/2018/q1/FINAL-Q1-
18-Shareholder-Letter.pdf>, consulté le 15 mars 2019. Il faut néanmoins faire une distinction entre
le nombre d’abonnements payants (118,9 millions) et le nombre d’abonnements gratuits (Netflix
propose, à ces abonnés, le premier mois d’abonnement gratuit).
20 Voir le communiqué de Netflix : <https://medium.com/netflix-techblog/the-netflix-hermes-test-
quality-subtitling-at-scale-dccea2682aef>, consulté le 12 avril 2019.
21 Voir la page d’accueil du site Hermès : <https://tests.hermes.nflx.io/>, consultée le 12 avril 2019.
Depuis mars 2018, le test n’est plus accessible en ligne.

Pour citer cet article


Référence électronique
Marylin Marignan, « Du « fansubbing » à « l’ubérisation » du sous-titrage : impact du numérique sur
le marché français de la traduction audiovisuelle », Mise au point [En ligne], 12 | 2019, mis en ligne
le 21 décembre 2019, consulté le 10 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/map/3360 ;
DOI : 10.4000/map.3360

Auteur
Marylin Marignan
Marylin Marignan est ATER en études cinématographiques à l’université Lumière Lyon 2 et membre
du laboratoire pluridisciplinaire Passages XX-XXI. Elle est l’auteur d’une thèse consacrée à
L’évolution de la fréquentation des cinémas et des théâtres à Lyon entre 1929 et 1939. Ses travaux
les plus récents portent principalement sur l’histoire économique, sociale et culturelle du cinéma et
de l’audiovisuel.

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mutuelle entre le théâtre des Célestins et les salles de cinéma [Texte intégral]
Paru dans Mise au point, 10 | 2018

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