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Batrachomyomachia

Homère
Oeuvre du domaine public.
En lecture libre sur Atramenta.net

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Batrachomyomachia

Muses daignez abandonner les hauteurs de l’Hélicon, venez dans


mon âme m’inspirer mes vers. Mes tablettes sont placées sur mes
genoux, je vais apprendre à tous les hommes une grande querelle,
ouvrage terrible du dieu Mars : comment les rats marchèrent contre
les grenouilles, comment ils imitèrent dans leurs exploits ces mortels
qui passent pour être les géants fils de la Terre.
Voici quel fut le principe de la guerre :
Un jour un rat échappé aux poursuites d’un chat, et pressé par la
soif, se désaltérait au bord d’un étang. Son menton velu trempait
dans l’eau, dont il se gorgeait à plaisir. Une grenouille, heureuse
habitante de ces marais, habile à coasser sur plus d’un ton, l’ayant
aperçu lui parla ainsi :
« Étranger, qui donc es-tu ? quel pays as-tu quitté pour venir sur
nos bords ? qui t’a donné le jour ? Prends garde à ne pas déguiser la
vérité. Si tu me parais mériter mon affection, je te conduirai dans ma
demeure, et je te ferai les présents de l’hospitalité. C’est Physignathe
qui te parle. Je suis la reine de cet étang ; j’y suis honorée comme
telle, et j’ai toujours régné sur les autres grenouilles. Pélée et
Hydroméduse s’étant unis d’amour sur les rives de l’Éridan me
donnèrent le jour. Ta beauté, ton air courageux, me font connaître que
tu es fort au-dessus de ceux de ton espèce. Tu es sans doute un grand
roi décoré du sceptre ou habile guerrier. Mais, en grâce, ne diffère
plus à me faire connaître ton origine. »
Psicharpax lui répondit en ces mots :
« Comment peux-tu ne pas connaître ma race ? Elle est connue
aux hommes, aux dieux, et à tous les oiseaux habitants de l’air. Mon

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nom est Psicharpax ; je suis le fils du généreux Troxarte ; la fille du
prince Pternotrocte, Lychomyle, est ma mère. Elle me donna le jour
au fond d’une cabane et me nourrit avec des figues, des noix et des
mets de toute espèce. Comment pourrais-tu me recevoir comme ton
ami ? puisqu’il n’y a rien de commun entre nous. Tu passes la vie au
fond des eaux, et moi je me nourris comme les hommes, je me
nourris de tout ce qu’ils amassent pour eux-mêmes. Rien n’échappe à
l’avidité de mes recherches : ni le pain qu’on entasse dans des
corbeilles, ni ces gâteaux aux larges bords assaisonnés avec
beaucoup de sésame, ni les morceaux de jambon, ni les foies
d’animaux recouverts de graisse blanche, ni le fromage frais, ni ces
délicieux gâteaux de miel dont les dieux mêmes sont friands, en un
mot rien de ce que les cuisiniers apprêtent pour les repas et qu’ils
relèvent de mille assaisonnements divers. Jamais on ne m’a vu fuir
dans un combat au fort du danger ; c’est alors que je m’élance avec
ardeur dans les premiers rangs. J’approche sans crainte d’un homme,
malgré l’énormité de sa stature ; souvent même, grimpant sur son lit,
je lui mords hardiment le bout du doigt. Je lui saisis le talon avec tant
d’adresse qu’il le sent à peine et que le doux sommeil ne l’abandonne
point. À la vérité je redoute fort deux animaux, l’épervier et le chat.
Ces espèces sont pour la nôtre une source de maux ; je crains aussi
les souricières, ce piège douloureux où réside une mort trompeuse.
Mais ce que je redoute surtout, c’est le chat, cet ennemi cruel qui
parvient à nous saisir à l’entrée même des trous où nous nous
réfugions.
Je ne mange ni raves, ni choux, ni courges ; la verte poirée et le
céleri ne sont pas dignes de me nourrir. Ce sont là des mets faits pour
vous et vos marécages. »
Physignathe sourit à ces mots et répliqua ainsi : « Ami, tu fais
bien le glorieux et tout cela au sujet de ton ventre ! Je pourrais vanter
moi aussi les merveilles qu’on voit chez nous, soit dans nos marais,
soit sur terre. Le maître des dieux a donné aux grenouilles la faculté
de vivre dans plus d’un élément : il nous est libre de parcourir les
terres en sautant ou de nous plonger dans les eaux. Si tu es curieux de
t’en convaincre, la chose est facile : viens sur mon dos, serre-moi
fortement dans la crainte de périr, et tu goûteras un plaisir infini à

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visiter ma demeure ! »
À ces mots, elle lui présente la croupe. Psicharpax y saute d’un
léger bond et la tient embrassée par le cou.
Ravi de voir Physignathe nager sous lui, Psicharpax ne se sentait
pas d’aise en considérant les divers renfoncements de la rive qui
formaient autant de petits ports voisins les uns des autres. Bientôt
l’onde devenant agitée, il se sentit mouillé ; alors il a recours aux
larmes, aux plaintes inutiles et tardives, il s’arrache des poils et replie
ses pieds sous son ventre. Une situation si étrange le jette dans un
trouble extrême : tantôt il porte ses regards vers le bord ; tantôt, en
proie à de mortelles alarmes, il gémit et soupire amèrement. D’abord
il abaisse sa queue à la surface des eaux, et, s’en servant comme
d’une rame, il la traîne après soi. Puis se sentant de plus en plus
surmonté par les vagues armées, il supplie les dieux de le ramener au
rivage.
Enfin il pousse d’horribles cris, et sa bouche laisse échapper ces
paroles :
« Le noir taureau qui conduisit autrefois Europe à travers les flots
dans l’île de Crète ne porta jamais sur son dos le poids que l’amour
lui imposait aussi facilement que cette grenouille me transporte à
cette heure sur les eaux vers son habitation. Comme son corps
verdâtre s’élève au-dessus de l’onde blanchissante ! »
Tout à coup, horrible spectacle pour tous les deux ! une hydre leur
apparaît relevant sa tête au-dessus des ondes. Physignathe ne
l’aperçut pas plus tôt qu’elle fit le plongeon, sans penser quel noble
ami elle allait perdre ; elle descendit au fond de l’abîme, et par là elle
évita un destin cruel. Psicharpax, ainsi abandonné, tomba renversé
sur son dos. Il agite inutilement les pieds, et près de périr, il fait
entendre un cri plaintif. Tantôt il descend au-dessous de l’eau, tantôt
il remonte à la surface, et frappant du pied, il se relève et surnage. Il
ne put cependant se dérober à sa destinée. Son poil pénétré par l’eau
ajoutait à sa pesanteur naturelle. Il touchait à son dernier moment
lorsque s’adressant à Physignathe :
« Tu n’échapperas point aux dieux, lui dit-il, après le crime que tu
viens de commettre. Tu as causé ma perte en me précipitant de
dessus ton dos comme de la cime d’un rocher. Sur terre, perfide, tu

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ne te serais jamais montrée supérieure à moi dans aucune espèce de
combat, ni au pugilat, ni à la lutte, ni à la course ; mais c’est en
employant la ruse que tu m’as précipité au fond des eaux. L’œil des
dieux est un œil vengeur. Un jour tu porteras la peine de ta perfidie ;
c’est à l’armée des rats à t’en punir, tu ne saurais leur échapper. »
À ces mots il expire sous les eaux.
Cependant Lichopinax, assis sur les bords fleuris de l’étang, avait
été témoin de ce malheur ; il en gémit amèrement et se hâte d’aller
l’annoncer aux autres rats.
Dès qu’ils apprirent le triste sort de leur compagnon, ils entrèrent
en fureur. Les hérauts reçurent ordre de convoquer le lendemain
matin une assemblée dans le palais de Troxarte, père du malheureux
Psicharpax, dont le cadavre, éloigné de la rive, flottait au milieu du
marais.
Au lever de l’aurore, les rats s’étant rendus en hâte au conseil,
Troxarte le premier se leva au milieu de l’assemblée, et dans le
ressentiment que lui causait la perte de son fils, il parla en ces
termes :
« Chers compagnons, quoique jusqu’à présent j’aie été seul à
souffrir de l’insolence des grenouilles, les mêmes malheurs vous
menacent tous. Infortuné que je suis ! j’avais trois fils et je les ai
perdus tous les trois. Un chat odieux m’a ravi l’aîné ; il l’a surpris
comme il sortait de son trou. Les mortels, plus cruels encore, ont
causé la mort du second avec des machines d’une invention
nouvelle : ils ont fait servir le bois à leur artifice en construisant ce
qu’ils appellent des souricières, qui sont le fléau de notre espèce. Il
m’en restait un troisième qui réunissait toute ma tendresse et celle
d’une mère chérie ; mais une grenouille cruelle, en l’entraînant dans
l’abîme, lui a fait perdre la vie. Sus donc, prenons les armes, et
précipitons-nous sur les grenouilles après avoir revêtu nos armures
étincelantes. »
Ce discours a un plein effet ; il persuade tout l’auditoire. Il semble
que le dieu des combats leur inspire son ardeur et leur fournit lui-
même des armes. Ils chaussent d’abord leurs bottines : elles sont
faites de peaux de fèves qu’ils ont façonnées avec soin ; c’est le
travail d’une nuit passée à ronger de ces légumes pour leur donner la

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forme convenable. Leurs cuirasses sont faites de chalumeaux réunis
par des lanières de cuir, dépouille d’un chat qu’ils ont écorché eux-
mêmes. De petits morceaux de cuivre, pris du fond d’une lampe, leur
tiennent lieu de bouclier. De longues aiguilles, instruments de guerre
tout d’acier, leur servent de lance ; enfin leurs tempes sont pressées
dans des coques de noix en manière de casques. Telle est l’armure
des rats.
Dès que les grenouilles les aperçoivent, elles sortent de leurs
marais et se rassemblent à terre. Tandis qu’elles considèrent quelle
peut être la cause des mouvements et du fracas qu’elles entendent, un
héraut s’avance vers elles. Il porte un sceptre pour marque de sa
dignité. C’est Embasichytre, fils du généreux Tyroglyphe ; chargé du
funeste message, il s’exprime ainsi :
« Ô grenouilles, les rats m’envoient vers vous avec des paroles
menaçantes et pour vous avertir de vous préparer au combat. Ils ont
reconnu sur les eaux l’infortuné Psicharpax, auquel votre reine
Physignathe a fait perdre la vie. Que tout ce qu’il y a parmi vous de
braves guerriers s’arme donc et s’apprête au combat ! »
Leur ayant ainsi annoncé la guerre, il s’en retourne. Ce discours,
entendu par les grenouilles, répand le trouble dans l’assemblée. Pour
faire cesser les plaintes et les reproches, Physignathe s’étant levée
parle ainsi :
« Amies, je n’ai point été la cause de la mort de Psicharpax ; je
n’en fus pas même le témoin. Son imprudence a causé sa perte. Il a
voulu jouer sur les eaux et nager à la manière des grenouilles ; il s’est
noyé lui-même, et ses compagnons m’accusent à tort d’un fait dont je
suis très innocente. Hâtons-nous de délibérer par quel stratagème
nous pourrons venir à bout de détruire ces perfides ennemis. Quant à
moi, je pense que le meilleur parti que nous puissions prendre, c’est
de nous mettre sous les armes le long des bords de cet étang, à
l’endroit où le terrain est le plus escarpé : dès que nos adversaires,
s’élançant, fondront sur nous, chaque grenouille saisira par le casque
le guerrier le plus proche d’elle, et nous les précipiterons dans cet
étang avec leurs armes. Comme ils ignorent l’art de nager, ils
n’échapperont point au péril, et nous élèverons bientôt sur la rive un
trophée de rats immolés. »

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Elle dit, et toutes aussitôt se revêtent de leurs armes. Elles
entourent leurs jambes avec des feuilles de mauves qui leur servent
de bottines. Les cuirasses sont de larges feuilles de poirée verte, des
feuilles de choux bien façonnées servent de bouclier ; de longues
branches de jonc acéré font l’office de javelots ; enfin chaque
guerrière se couvre la tête d’une petite coquille en guise de casque.
La troupe ainsi armée se range sur les bords élevés de l’étang : une
ardeur guerrière transporte tous ces combattants et leur fait brandir
leurs lances.
En ce moment, Jupiter, ayant convoqué tous les dieux dans le ciel
étoilé, leur montre cette multitude guerrière et la valeur des
combattants, leur nombre, leur stature et la longueur de leurs
javelots. Telle on voyait s’avancer la troupe des Centaures ou celle
des Géants. Le maître des dieux demande alors, en souriant avec
douceur, s’il y a quelqu’un parmi les Immortels qui veuille entrer
dans le parti des grenouilles ou dans celui des rats, et s’adressant à
Minerve :
« Ma fille, lui dit-il, marcheriez-vous au secours des rats ? On les
voit sans cesse trotter dans votre temple, attirés par la fumée et les
bribes des sacrifices. »
Ainsi parle le fils de Saturne. Minerve lui répond en ces mots :
« Ô mon père ! à quelque extrémité que les rats puissent être
réduits, on ne me verra jamais les secourir. Ils m’ont causé de trop
grands dommages ; ils ont détruit les couronnes de fleurs qui me sont
offertes ; et mes lampes ont cessé de brûler parce qu’ils ont enlevé
l’huile. Mais ils m’ont fait une injure à laquelle j’ai été encore plus
sensible. J’avais fait de mes mains un beau manteau dont la trame
était très fine : les perfides me l’ont rongé, et y ont fait mille trous.
J’ai appelé un ouvrier pour réparer le dégât ; mais il m’en coûtera
cher, et voilà ce qui me met en colère. J’avais eu recours aux
emprunts pour achever ce bel ouvrage, et je suis hors d’état de
rendre. Je ne suis pas plus disposée à prendre parti pour les
grenouilles : il n’y a pas davantage à compter sur elles. Je me
souviens qu’une fois, étant accablée de lassitude au retour d’une
expédition et ayant besoin de me refaire par le sommeil, elles firent
un tel vacarme qu’il ne me fut pas possible de fermer l’œil un

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instant ; je passai la nuit sans dormir, ayant la tête rompue de leurs
cris jusqu’au lendemain que le coq chanta.
Gardons-nous donc, ô dieux ! de faire intervenir notre aide dans
cette affaire. N’allons pas nous exposer à recevoir de dangereuses
blessures, car les guerriers sont vaillants, ils ne respecteraient pas les
dieux mêmes, si les dieux se présentaient à leurs coups. Qu’il nous
suffise de contempler du haut des cieux l’événement de cette
journée. »
Elle dit, et les dieux de l’Olympe applaudissent à son discours.
Déjà les combattants sont assemblés. On voit avancer deux hérauts ;
ils portent le signal de la guerre. Les moucherons font résonner leurs
trompes comme des clairons et sonnent le bruit redoutable du
combat ; Jupiter lui-même veut annoncer cette sanglante journée en
faisant gronder son tonnerre du haut des cieux.
Le premier trait lancé par Hypsiboas atteint Lichenor, qui combat
dans les premiers rangs : percé au foie, il tombe dans la poussière et
souille ainsi son beau poil. Troglodyte, après lui, enfonce son javelot
dans la poitrine de Péléon : ce coup mortel la renverse par terre, son
âme s’envole de son corps. Embasichytre meurt d’un coup que lui
porte Seutlée en le blessant au cœur. Artophage frappe Polyphone à
la hauteur du ventre : cette malheureuse tombe et ses membres
demeurent sans vie. Limnocharis , voyant Polyphone dans cette
extrémité attaque Troglodyte, et lui lançant une pierre énorme,
l’atteint derrière le cou. Ses yeux s’appesantissent sous les ténèbres
de la mort. Lichenor le venge en dirigeant contre elle sa lance
brillante : il ne manque pas le but, il la blesse au foie. Dès que
Crambophage l’aperçoit, s’étant mis à fuir, elle se précipite du haut
de la rive, et du milieu des eaux elle ne cesse pas de combattre ; elle
l’abat d’un trait qu’elle lui lance : il ne lui est plus possible de se
relever.
Le sang qui coule de sa blessure teint de pourpre les eaux du
marais, tandis que l’infortuné Lichenor est étendu sans vie sur le
rivage, environné de ses entrailles palpitantes qui se sont répandues
au-dehors. Limnisie ôte la vie à Tyroglyphe. Calamite , voyant
avancer Pternoglyphe, prend la fuite et saute dans l’eau après avoir
jeté son bouclier. Hydrocharis tue le prince Pternophage d’un coup

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de pierre qui l’atteint au crâne ; la cervelle lui coule par les narines et
la terre est arrosée de son sang. Lichopinax immole le brave
Borborocète d’un coup de lance ; ses yeux se ferment pour jamais.
Prassophage, apercevant Cnissodiocte, le saisit par le pied, l’entraîne
dans l’eau et ne le laisse point aller qu’elle ne l’ait suffoqué.
Psicharpax, animé par la perte de ses compagnons, combat
vaillamment à leurs côtés. Péluse reçoit de, ce guerrier une blessure
qui lui traverse le foie : elle tombe en avant et son âme descend chez
Pluton. Pélobate, témoin de ce malheur, jeta une poignée de vase au
visage de Psicharpax : son front en est tout couvert, et peu s’en faut
qu’il ne perde la vue. Transporté de fureur, il soulève avec force une
masse de pierre dont le poids surcharge la terre et dirige le coup
contre Pélobate, qu’il atteint au-dessous du genou ; il en a la jambe
droite toute fracassée et tombe à la renverse dans la poussière.
Craugaside venge son compagnon et se précipite à l’instant sur
Psicharpax ; il lui perce le ventre avec la pointe du jonc qui lui sert
de lance : comme il le retire avec force, tous ses intestins se
répandent au-dehors. Sitophage, voyant Craugaside au bord de l’eau,
se retire de la mêlée en boitant, car il souffre amèrement ; il saute
dans un fossé pour éviter la mort. Toxarie blesse Physignathe au bout
du pied ; celle-ci, tourmentée par la douleur de cette blessure, quitte
aussitôt le combat et plonge dans l’étang.
Troxarte, voyant fuir son ennemie qui respirait à peine, la
poursuivit avec ardeur dans l’espoir de lui ôter la vie ; mais Prassée,
voyant sa compagne à demi morte, vient prendre sa place aux
premiers rangs et ne cesse pas de branler son javelot de jonc. Il ne
peut réussir à percer les boucliers de ses ennemis ; la pointe de sa
lance ne pénètre pas assez avant. Alors la divine Origanion, imitant
par sa valeur les exploits du dieu Mars, frappe le casque orné de
quatre aigrettes que portait Troxarte, et seule entre toutes les
grenouilles elle se distingue dans la mêlée. Tous les rats se réunissent
pour fondre sur elle ; mais voyant qu’elle ne peut résister à tant de
héros vaillants, elle se réfugie dans les profondeurs du marécage.
Parmi ces rats, un jeune guerrier se distingue sur tous les autres ; il
s’avance dans les rangs des ennemis pour les combattre. Ce vaillant
chef est fils du brave Artépibule : il ressemble en tout au dieu Mars.

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Méridarpax est son nom. C’est le plus habile guerrier qu’il y ait dans
l’armée des rats, car divisant une noix en deux parties, de ses
coquilles vides il arme ses mains ; aussitôt les grenouilles
épouvantées fuient dans les marais. Enflé par son courage, il se
présente sur les bords de l’étang, et là il se vante hautement qu’il
viendra seul à bout de détruire la race des grenouilles, quelque
belliqueuse qu’elle soit ; sans doute il y fût parvenu, tant était
prodigieuse sa force, si le père des hommes et des dieux n’eût prévu
cette ruine. Touché de compassion pour ces pauvres grenouilles près
de périr, il secoue sa tête auguste et il dit :
« Certes, c’est une terrible affaire que celle qui se passe à nos
yeux. J’ai senti moi-même quelque effroi en voyant l’air féroce de
Méridarpax, et son acharnement à dévaster ces marais. Pour l’écarter
du combat, tout brave qu’il est, je vais à l’instant faire marcher contre
lui la déesse qui se plaît dans le tumulte des armes ou le dieu Mars
lui-même. »
À peine a-t-il achevé ces mots que Mars prend la parole :
« Puissant fils de Saturne, dit-il, ni la force de Minerve ni la
mienne ne viendraient jamais à bout de sauver les grenouilles du
péril qui les menace ; il faut que tous les dieux se réunissent en leur
faveur ou que tu aies recours à cette arme immense, cette arme
redoutable dont tu te servis avec tant de succès contre les Titans qui
en perdirent la vie. Encelade, condamné depuis à des liens éternels, et
la race perfide des géants, furent aussi terrassés de son poids. »
Comme il disait ces mots, Jupiter lance ses traits enflammés. L’on
entend d’abord gronder le tonnerre, dont le fracas ébranle tout
l’Olympe ; puis on voit descendre le feu de la foudre, qui, dans sa
marche tortueuse, répand la terreur parmi les hommes. À la rapidité
de ce trait, on reconnaît l’arme du maître des dieux. Les grenouilles
et les rats en sont d’abord également saisis d’effroi. Cependant le
parti des rats ne cesse pas de combattre ; leur ardeur à détruire les
grenouilles aurait même redoublé, si Jupiter, du haut de l’Olympe,
n’eût eu pitié d’elles et ne leur eût envoyé sans retard un puissant
secours.
On voit arriver une troupe au dos robuste comme une enclume,
aux serres crochues, à la démarche oblique et tortueuse : leur

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mâchoire est acérée et tranchante comme des ciseaux, et leur peau est
une écaille dure comme l’os. Ils ont de larges et fortes épaules ; le
dessus de leur dos brille comme s’il était revêtu d’une armure, leurs
jambes sont tortues et leurs mains toujours tendues en avant ; ils ont
les yeux placés devant la poitrine, huit pieds, deux têtes et une
quantité prodigieuse de mains. Ces animaux sont vulgairement
connus sous le nom de Cancres. Leur arrivée devient fatale aux rats ;
plusieurs d’entre eux ont la queue, les pieds ou les mains coupés ;
leurs lances sont mises en pièces : enfin ces pauvres rats sont saisis
d’une telle frayeur, qu’ils ne résistent plus et prennent la fuite. Déjà
le soleil passait sous l’horizon ; la fin du jour fut aussi celle de cette
guerre.

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FIN

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