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LOOSE WORDS, OU L’ARCHILECTURE

Peter Szendy

Belin | « Po&sie »

2016/2 N° 156 | pages 147 à 156


ISSN 0152-0032
ISBN 9782410004939
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Peter Szendy

Loose words, ou l’archilecture1


« Glas propose aussi, à sa manière, un programme […]
d’anticipations au sujet de ces “effets de lecture”, de sa
réception ou non-réception… [Q]uel est le type d’effet (de
lecture ou de non-lecture) absolument inanticipable, hors de
vue, structurellement hors de vue […] depuis la logique […]
des scènes où Glas prévoit, s’avance de part en part comme
la prévision, l’organisme prévoyant de sa lecture et de sa
non-lecture, […] où Glas se lit ou se surlit en lui-même et
hors de lui-même ? »
Jacques Derrida, Ja, ou le faux-bond.

Parmi tant de choses que je dois à Samuel Weber (lui qui a si souvent interrogé le
motif de la dette 2), il y a notamment une question, que je voudrais en quelque sorte
essayer de lui retourner. Une question qu’il ne formule pas explicitement lui-même
comme je me risque imprudemment à le faire, mais que tout, dans ses écrits, me semble
appeler. À savoir : venir après Derrida, n’est-ce pas aussi interroger autrement la lec-
ture, lui donner une place, un rôle qui ne soit pas seulement dérivé de l’écriture ?
Je ne suis certainement pas le premier à remarquer l’importance de la lecture, à la
fois comme pratique et comme question, dans l’œuvre de Samuel Weber 3. La lecture,
c’est non seulement l’un de ses soucis majeurs mais aussi l’une de ses ressources les
plus constantes et les plus singulières. Peu de penseurs ont su développer, comme lui,
un véritable art de lire (the art of reading, c’est du reste un syntagme qu’il a tenu à
contresigner en l’empruntant à Adorno 4), tout en ne cessant d’interroger, de mettre
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en cause tous les arraisonnements théoriques qui tentent de saisir le lecteur dans son
activité ou son acte.

1. Les pages qui suivent ont été écrites pour un colloque consacré à l’œuvre de Samuel Weber en juillet 2010 au Château
de la Bretesche, à Missillac. Une traduction anglaise due à Antoine Traisnel a paru dans Points of Departure. Samuel
Weber between Spectrality and Reading, textes réunis par Peter Fenves, Kevin McLaughlin et Marc Redfield, Northwestern
University Press, 2016.
2. Cf. « The Debt of Criticism : Notes on Stanley Fish’s Is There a Text in This Class ? » et « The Debts of Deconstruction
and Other, Related Assumptions », dans Institution and Interpretation, Stanford University Press, 2001. Cf. aussi « Closing
the Net : “Capitalism as Religion” (Benjamin) », dans Benjamin’s –abilities, Harvard University Press, 2008, p. 257 et sq.
Mes propres dettes à l’égard de Samuel Weber sont lisibles ici ou là, notamment dans Tubes. La philosophie dans le juke-
box (Minuit, 2008, p. 32), mais surtout, précisément sur la question même de la dette, dans « This Is It (The King of Pop) »,
Pop filosofia, textes réunis par Simone Regazzoni, il melangolo, 2010, p. 153 et sq.
3. Cf. Simon Morgan Wortham, Samuel Weber : Acts of Reading, Ashgate, 2003.
4. The Art of Reading, c’est en effet le titre du premier volet d’un essai d’abord paru en 2000, puis recueilli dans
Theatricality as Medium, Fordham University Press, 2004, p. 229 sq. : « After the End : Adorno ». Weber commente la
dernière des Trois études sur Hegel d’Adorno (traduction du Collège de philosophie, Payot, 2003, p. 89 sq.) : « Skoteinos ou
Comment lire ». Adorno y affirme notamment que Hegel « demande objectivement, et non pas simplement pour familiariser
le lecteur, une lecture multiple » (p. 91-92). Il importe de souligner aussi que l’expression reprise par Weber, the art of
reading, « l’art de lire », apparaît en enchaînant immédiatement sur la politique : « … la Logique de Hegel n’est pas seulement
sa métaphysique, elle est aussi sa politique. L’art de lire Hegel devrait être attentif au moment où interviennent le nouveau,
le substantiel et distinguer le moment où continue à tourner une machinerie qui n’entend pas en être une et ne devrait pas
continuer à tourner. Il faut à chaque instant prendre en considération deux maximes en apparence incompatibles : celle d’une
immersion minutieuse et celle de la distance libre. » (p. 94)

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Caught in the Act of Reading : tel est le titre de l’essai que Samuel Weber a consacré
à la théorie de la lecture de Wolfgang Iser 1. Celui-ci s’y trouve pour ainsi dire saisi
lui-même dans l’acte de lire qu’il tentait de saisir, il se trouve pris ou surpris en train de
lire, laissant dès lors transparaître ses présupposés théoriques d’inspiration phénomé-
nologique : d’une part, « malgré son usage du mot texte, Iser conçoit la lecture essen-
tiellement comme un procès de visualisation (ou de construction d’image) » (p. 183) ;
et d’autre part, il y va pour Iser du « pouvoir qu’a le texte de contrôler la réponse du
lecteur » (p. 188). C’est-à-dire que le « point de vue mobile » de ce dernier ne doit pas
s’égarer (go too far astray and get lost), il ne doit pas errer en dehors du cadre prévu
par le texte. Pré-vu, oui, c’est-à-dire littéralement prévisualisé pour le lecteur, même
si l’inatteignable vue d’ensemble, comme totalisation des perspectives, est sans cesse
repoussée à l’horizon.
C’est ainsi, par une visualisation sous contrôle, que le lecteur selon Iser fait revivre
le texte, lui restituant une présence perdue2 :

« … on pourrait en appeler à la lecture afin qu’elle fonctionne dialectiquement (rea-


ding could be called upon to function dialectically), en tant que négation d’une néga-
tion, en tant que re-présentation d’une représentation irrémédiablement extérieure (as
the negation of a negation, the re-presentation of an irremediably extraneous repre-
sentation) – bref, en tant qu’actualisation vivifiante d’une lettre morte (the vivifying
actualization of a dead letter). Telle est, mutatis mutandis, la position actuellement
adoptée par certains théoriciens et “phénoménologues” de la lecture, comme Wol-
fgang Iser. Mais c’est aussi une position magistralement analysée, dans les premiers
textes de Derrida, comme une écriture qui refuse de se laisser nommer telle (but it is
also a position masterfully analyzed, in the first publications of Derrida, as a writing
that refuses to know its own name)… » (p. 93)

Si, chez Derrida, la lecture n’est donc évidemment pas inscrite dans l’horizon idéal
d’une visibilité réglant la multiplicité des points de vue, elle reste néanmoins, comme
le suggère Samuel Weber, dépendante du paradigme textuel ou scriptural. Non pas au
sens où la lecture serait, chez Derrida comme chez Iser, contrôlée en dernière instance
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par le texte – de fait, le texte au sens derridien, c’est sans doute l’impossibilité de tout
contrôle face à une dissémination que rien, aucune instance ultime ne saurait arrêter ou
saisir. Mais il reste que la lecture ne semble pas avoir, chez Derrida, de rôle autonome,
qu’elle est soumise, sinon à un texte qu’elle répète, du moins à une textualité générale
qui l’absorbe et l’inclut d’avance. La lecture ne serait ainsi, pour Derrida, qu’une forme
scripturale parmi d’autres : elle se confondrait avec ou dans l’écriture comme archi-
écriture, en y perdant sa singularité.
En effet, sur une certaine scène de la déconstruction, lire, ce n’est jamais qu’écrire
ou réécrire. Ou plutôt et plus précisément, puisque la lecture est largement absorbée ou
dissoute dans l’(archi-)écriture, elle s’y indistingue, elle s’y perd comme on se confond
dans la foule :

1. « Caught in the Act of Reading » (1986), repris dans Institution and Interpretation, Stanford University Press, 2001.
Cf. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976), traduction française d’Evelyne Sznycer, Mardaga,
1985.
2. « Reading and Writing chez Derrida » (1983), repris dans Institution and Interpretation, p. 93.

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« … “lecture et écriture”, quoiqu’inséparables et complémentaires, se voient assi-
gner des places bien distinctes dans ce qu’on pourrait appeler le drame tragicomique
de la déconstruction (“reading and writing”, although obviously inseparable and
complementary, are assigned quite distinct places in what might be called the tragico-
mic drama of deconstruction)… “l’écriture” occupe une position éminente, elle joue
le rôle principal, tandis que la “lecture”, quoique jamais absente, est plus difficile à
situer (“writing” occupies a prominent position, plays the leading role, whereas “rea-
ding,” although never absent, is more difficult to situate). En anticipant, je suggérerai
– en gardant pour un temps le code théâtral – que sa place est celle d’un “figurant”,
[…] d’un acteur qui n’a pas de répliques à dire et dont la fonction principale est habi-
tuellement de se perdre dans la foule (anticipating, I will suggest – retaining, for a
while, the theatrical code – that its place is that of an “extra”, […] an actor who has
no lines to speak and whose main function is usually to get lost in the crowd). » (p. 92).

On notera ici le lexique théâtral qui affecte celui de la lecture, qui en prépare et
accompagne la scénographie : lorsqu’il est question de lire, chez Samuel Weber, le
théâtre – nous y reviendrons – n’est jamais loin.
Toujours est-il que la lecture, donc, n’aurait pas de place à elle, pas de « place propre »
(proper place), elle n’aurait pas d’autonomie « dans la déconstruction de la métaphy-
sique » (p. 93). C’est-à-dire qu’elle n’aurait pas de rôle propre dans la déconstruction
du propre. Et voilà la difficulté, voilà ce qui, ainsi qu’il le suggère lui-même à demi-
mot, semble condamner Samuel Weber à une certaine précipitation ou anticipation.
Car lorsqu’il convoque la scène d’un théâtre, lorsqu’il y met en scène la lecture, il le
fait, dit-il, « en anticipant », anticipating. Il se porte vers ce qui est en avant, plus loin,
après : à savoir la question de la lecture, posée là-bas, devant nous, nous attendant. Et il
le fait en risquant nécessairement d’aller trop vite – on verra pourquoi –, en s’exposant
nécessairement à brûler les étapes, en s’élançant précipitamment vers ce code théâtral
(theatrical code) qui, tout en étant donc encore en attente, doit néanmoins être gardé
aussi, retenu pour un temps (retaining, for a while, the theatrical code). Bref, cette
théâtralité, qui s’annonce comme la scène même de l’interrogation à venir sur ce que
lire veut dire, c’est à la fois ce qui viendra après et ce qui était déjà là avant.
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*

Avant-après Derrida, il y a Benjamin.


C’est sans doute lui, parmi les figurants de la foule, qui s’avance, qui entre subrepti-
cement en scène dans l’étrange mouvement d’une précipitation qui retient, d’une anti-
cipation qui garde.
Car, d’une part, Benjamin aura lui-même anticipé Derrida, il l’aura devancé, comme
le suggère Samuel Weber dans Benjamin’s -abilities, en permettant d’avance « à la
notion de textualité d’être généralisée 1 ». Et d’être généralisée précisément depuis la
scène du théâtre – celle du Trauerspiel –, comme si le concept d’allégorie développé
dans L’Origine du drame baroque allemand était une sorte d’archi-écriture avant la
lettre : marquée du « sceau de l’écriture 2 », l’allégorie benjaminienne serait déjà, pour

1. Op. cit., p. 228 : … what allows the notion of textuality to be “generalized” in the way indicated by Derrida – and
before him, by Benjamin…
2. … the stamp of writing (ibid., p. 307).

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Samuel Weber, un architexte dont il s’agirait de retenir encore le code théâtral, en y
revenant.
Et c’est pourquoi, d’autre part, Benjamin est aussi cet après, cet à-venir qui s’an-
nonce comme une scène de lecture ou de lisibilité plutôt que d’écriture. Après la scène
de l’écriture, oui, plutôt qu’elle, c’est-à-dire aussi plus tôt, il y aurait une autre scène,
qu’il s’agirait de jouer contre elle, tout contre. Une archiscène doublant ou redoublant
l’autre, dans la relance et surenchère que promet cette phrase de Benjamin souvent citée
par Samuel Weber : Was nie geschrieben wurde, lesen1.
« Lire ce qui n’a jamais été écrit » – comment l’entendre ? Lorsque cette phrase appa-
raît pour la première fois dans son bref essai Sur le pouvoir d’imitation, Benjamin
enchaîne :

« Ce type de lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les
entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage les éléments
intermédiaires d’une nouvelle façon de lire, rune et hiéroglyphes. »

Une lecture, donc, qui viendrait avant telle ou telle forme historiquement attestée
d’écriture (rune ou hiéroglyphe) ; voire, comme le suggère Samuel Weber, une lecture
qui viendrait avant « toute écriture » (prior… to all writing, p. 308).
Que serait donc cette archilecture2, cette lecture absolument antéscripturale qui, dès
lors, exigerait justement de trouver sa place, d’être située dans ou articulée avec les
notions derridiennes d’archi-écriture et d’architexte ?

Reprenons.
Ce que nous appellerons donc l’archilecture, c’est à l’évidence, pour Benjamin, une
lecture prophétique (« dans les entrailles, dans les étoiles… »). Mais en quel sens ?
Après son bref essai de 1933, Sur le pouvoir d’imitation (qui ne fut toutefois publié
que de façon posthume en 1955), c’est dans les paralipomènes et variantes de Sur le
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concept d’histoire que Benjamin cite à nouveau la phrase que Hofmannsthal avait pla-
cée dans la bouche de la Mort à la fin de son drame lyrique de 1894, Der Tod und der
Tod. Alors que le protagoniste, Claudio, vient de tomber mort à ses pieds, la Mort
déclare, en s’éloignant lentement :

1. Ibid., notamment p. 207 et p. 308. Cette phrase de Benjamin (que lui-même emprunte à Hofmannsthal) figure et
dans une esquisse pour Über den Begriff der Geschichte, et dans Über das mimetische Vermögen. Cf. Walter Benjamin,
« Paralipomènes et variantes de “sur le concept d’histoire” », Écrits français, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 453 ; « Sur
le pouvoir d’imitation », traduction française de Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, Œuvres, II, Gallimard,
coll. « Folio », 2000, p. 363.
2. Rien à voir, évidemment, avec la notion d’archilecteur proposée jadis par Michael Riffaterre dans ses Essais de
stylistique structurale (Flammarion, 1971) et définie comme « une somme de lectures » (p. 46). Si Michel Lisse parle bien,
quant à lui, d’archilecture (cf. L’Expérience de la lecture, 2. Le glissement, Galilée, 2001, p. 15, 18 et 189), c’est toutefois
dans un tout autre sens que celui qui m’intéresse ici. L’enjeu, pour Michel Lisse, semble être en effet de répéter, de vérifier
ou de poursuivre, sur le « cas » de la lecture, la déconstruction du logocentrisme entreprise par Derrida : c’est-à-dire de
« libérer la lecture de la coupe de l’écoute », de sa soumission à « ce qui s’entend » (p. 13), pour « ne plus réduire la lecture
à une écoute ou à un regard » (p. 18, je souligne) mais la penser comme « un partage entre écoute et regard » (p. 15). Bref,
la lecture « doit combiner l’écoute et le regard » (p. 189) dans ce que Michel Lisse appelle « l’orœil » (p. 18). C’est pourquoi
l’archi-écriture et l’archilecture sont pensées chez lui dans un rapport de complémentarité et de continuité (« à l’archi-écriture
correspond une archilecture », je souligne, p. 189), alors que c’est précisément leur tension, voire leur incompossibilité
qu’il s’agit ici de faire surgir : là où – j’y viendrai – se loge l’impossibilité de la lecture comme sa possibilité la plus propre.

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« Qu’ils sont merveilleux ces êtres / Qui interprètent l’ininterprétable, / Qui lisent
ce qui n’a jamais été écrit… » (Wie wundervoll sind diese Wesen, / Die, was nicht
deutbar, dennoch deuten, / Was nie geschrieben wurde, lesen…)

La lecture semble donc être synonyme d’interprétation, lire (lesen) rime avec inter-
préter (deuten) dans ces vers de Hofmannsthal auxquels Benjamin fait allusion en ces
termes :

« Si l’on veut considérer l’histoire comme un texte, alors vaut pour elle ce qu’un
auteur récent dit des textes littéraires : le passé a laissé de lui-même des images com-
parables à celles que la lumière imprime sur une plaque photosensible. “Seul l’avenir
possède des révélateurs assez actifs pour fouiller parfaitement de tels clichés. Mainte
page de Marivaux ou de Rousseau enferme un sens mystérieux, que les premiers lec-
teurs ne pouvaient pleinement déchiffrer” (Monglond)… La méthode historique est
une méthode philologique, dont le fondement est le livre de la vie. Chez Hofmannsthal
on note : “Lire ce qui n’a jamais été écrit.” Le lecteur auquel il fait penser ici est le
véritable historien. » (Écrits français, p. 453)

Dans ce contexte, tout semble indiquer que le vers de Hofmannsthal, préparé comme il
l’est par la citation d’un « auteur récent1 », ne doit pas être pris à la lettre : « lire ce qui n’a
jamais été écrit » veut dire ici lire ce qui n’a pas encore été déchiffré, lire ce qui reste à lire.
Lire ce qui est écrit d’une écriture certes encore jamais décryptée, mais bel et bien inscrite.
Si bien que, ici comme ailleurs, la lecture répondant à une telle écriture serait
condamnée à n’être que la répétition (de la répétition) du texte, selon l’inexorable para-
digme que Samuel Weber a pu formaliser ainsi2 :

« La lecture pourrait être déterminée comme l’effort pour réduire la différence et la


répétition au minimum, l’effort d’une représentation pour s’effacer elle-même devant
ce qu’elle représente – dans ce cas, le texte –, mais sans empiéter sur ou usurper l’ori-
ginalité de son modèle. Cette interprétation de la lecture, toutefois, n’ajouterait rien
de nouveau au scénario général de la supplémentarité ou de la différance… [S]i l’écri-
ture est présentée, au sein de la clôture de la métaphysique, comme la représentation
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d’une représentation, le signifiant d’un signifiant, la répétition d’une répétition, alors
la lecture semble simplement répéter tout cela une fois de plus, en y ajoutant à peine
un pli. » (Reading could thus be determined as the effort to reduce difference and rep-
etition to a minimum, the effort of a representation to efface itself before that which it
represents, in this case, the text, but without impinging upon or usurping the original-
ity of its model. This interpretation of reading, however, would add nothing new to the
general scenario of supplementarity or of différance… if writing is presented, within
the closure of metaphysics, as the representation of a representation, as the signifier
of a signifier, the repetition of a repetition, then reading appears only to reiterate all
that once again, adding hardly a wrinkle.)

C’est ce pli – ou cette ride (wrinkle veut dire les deux) – qui doit nous retenir.
Que serait donc une lecture qui, sans être vouée à répéter le texte en le représentant,
n’en deviendrait pas pour autant écriture à son tour, n’irait pas pour autant se dissoudre

1. André Monglond, Le Préromantisme français, I, Arthaud, 1930, p. XIII.


2. « Reading and Writing chez Derrida », op. cit., p. 92-93.

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dans le paradigme général de l’architexte, dont elle serait dès lors, encore et encore, la
répétition ?
Une lecture qui ne répéterait en rien le texte, qui donc échapperait à toute soumission
à l’instance textuelle, ne serait sans doute plus une lecture. Disons que ce serait une
lecture impossible. Une lecture prophétique, certainement, puisque ce qu’elle tenterait
de lire n’aurait pas encore eu lieu, n’aurait pas déjà été là dans le texte. Mais il fau-
drait entendre ce caractère prophétique non pas au sens où tel « auteur récent », cité par
Benjamin, parle d’un avenir qui permettrait de fouiller le passé imprimé en le révélant ;
mais plutôt en un sens qui ferait signe vers l’essai Sur le pouvoir d’imitation, vers
cette lecture d’avant toute écriture, prior to all writing, que Benjamin tentait peut-être
aussi d’indiquer. Une lecture qu’il faudrait alors pouvoir dire purement prophétique,
entraînée par un pur mouvement d’anticipation qui n’annoncerait aucun contenu chiffré
appelé à devenir décryptable un jour, rien qui soit déjà de quelque manière écrit et en
attente d’être répété dans la lecture : juste une pure lecture à venir.
Si lire ainsi, ce n’est donc certainement plus lire, toute lecture digne de ce nom,
en revanche, s’invente à la mesure de cette impossible lecture pure. En s’y mesurant
chaque fois singulièrement, telle qu’elle est malgré tout inscrite dans le texte.
Car tel serait le paradoxe de la lecture, telle serait son aporie constitutive : elle rêve sa
souveraine autonomie à l’égard du texte, sa liberté absolue qui ferait d’elle purement et
proprement une lecture plutôt qu’une répétition ; mais elle la rêve – elle la cherche, elle
la construit – dans le texte, où elle doit se cantonner sous peine de ne plus lire.
D’où la question qui nous attend : comment une lecture pure, comment une pure
prophétie ou annonce de lecture – n’annonçant et ne prophétisant rien, aucun contenu
déchiffrable – pourrait-elle être inscrite dans un texte, alors même qu’une telle lecture
– aporétique, impossible – se voudrait justement affranchie de toute répétition ou repré-
sentation qui la lierait au texte en l’y assujettissant ?

Qu’il y ait, comme l’écrit Samuel Weber, un lecteur « inscrit dans » le texte, voire
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plusieurs1 ; qu’il y ait donc des lectures prescrites au sein du texte, c’est ce dont on fait
l’expérience, de manière plus ou moins explicite, à chaque fois qu’on lit.
Ouvrons, par exemple, un livre tant de fois lu et commenté : lisons – et ce n’est pas
un exemple parmi d’autres, car il y va dans ce texte de la souveraineté même du lec-
teur2 –, relisons le Léviathan de Hobbes. Prêtons-y l’oreille à l’inscription textuelle de
deux régimes de lecture qui en apparence s’opposent : un régime ratiocinant ou logo-
centrique ; un régime prophétique.
À la charnière entre le deuxième et le troisième volet du Léviathan, on tombe ainsi,
au début du chapitre trente-deuxième (§ 1), sur l’un de ces mots ou syntagmes appa-
remment anodins qui pourtant plient le texte sur lui-même pour y inscrire un mouve-
ment cumulatif ou capitalisant : « Jusqu’ici », écrit Hobbes, « j’ai dérivé les droits de

1. Cf. « Reading : “To the Very End of the World” », dans Modern Language Notes, vol. 111 n° 5, décembre 1996, p. 827 :
The reader, as inscribed in Tristram Shandy…
2. Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs : cf. Peter Szendy « L’image du pouvoir et le pouvoir de la lecture (le Léviathan,
en somme) », dans Geste, n° 4, novembre 2007. Samuel Weber a également consacré de remarquables pages au Léviathan :
cf. « Toward a Politics of Singularity. Protection and Projection », dans Religion : Beyond a Concept, Hent de Vries (ed.),
Fordham University Press, 2008, p. 626 sq.

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la puissance souveraine, ainsi que le devoir des sujets, uniquement des principes de la
nature » (I have derived the rights of sovereign power, and the duty of subjects, hitherto
from the principles of nature only). Ce que, l’air de rien, ce hitherto prescrit, qu’on le
veuille ou non, c’est une lecture qui thésaurise, qui additionne ce qu’elle lit au fur et
à mesure qu’elle le lit. Une lecture qui lie en lisant, qui rassemble ce qu’elle lit en un
discours (logos), selon cette propriété liante propre au lire que Heidegger célébrait dans
un très bref texte intitulé Was heisst lesen ? :
« Qu’appelle-t-on lire ? Ce qui, dans la lecture, porte et guide, c’est le rassemble-
ment. Sur quoi rassemble-t-il ? Sur ce qui est écrit, sur ce qui, dans l’écrit, est dit.1 »
(Was heisst lesen ? Das Tragende und Leitende im Lesen ist die Sammlung. Worauf
sammelt sie ? Auf das Geschriebene, auf das in der Schrift Gesagte.)

Une telle lecture, on peut la dire, on doit la dire logocentrique, bien sûr 2. Mais il faut
alors montrer aussi que le rassemblement concentré sur le dit de l’écrit est inscrit dans
ou prescrit par le texte – par tout texte, sans doute –, en tant qu’il configure d’avance
l’acte de sa lecture. Ici, dans le passage du Léviathan que nous avons à peine commencé
à lire, l’opérateur de ce rassemblement, c’est ce hitherto qui, comme tous ses équiva-
lents ailleurs (in sum et bien d’autres expressions du même genre), est un représentant
du texte dans le texte : tenant lieu de ce qui précède, il est comme un délégué ou un
député du texte qui s’envoie ainsi en avant de lui-même, afin de se construire par repré-
sentations cumulatives, par mandats.
Or, après s’être ainsi, grâce à la récapitulation cumulative que permettent ses man-
dataires, replié sur lui-même, le texte hobbesien annonce, il anticipe sur ce dont il va
s’agir ensuite : in that I am next to handle, « dans ce que je m’apprête à traiter », il sera
question de la parole « prophétique » (prophetical). Il sera question de la prophétie et
des prophètes, ils seront l’objet, le thème du texte, mais ce qu’ils viendront y inscrire
en filigrane ou entre les lignes, ce sera un autre régime de lecture.
Pourquoi ? Et qu’est-ce qu’un prophète pour Hobbes ?
Lisons la triple définition du prophète que donne le chapitre trente-sixième du Lévia-
than, intitulé De la parole de Dieu et des prophètes (Of the Word of God, and of Pro-
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phets, § 7) :
« Le nom de Prophète signifie dans les Écritures tantôt porte-parole (c’est-à-dire
celui qui parle pour Dieu à l’homme ou pour l’homme à Dieu), tantôt devin (celui qui
prédit les choses à venir), tantôt celui qui parle de manière incohérente, comme les
hommes qui sont dérangés. » (The name of PROPHET signifieth in Scripture sometimes
prolocutor (that is, he that speaketh from God to man, or from man to God), and some-
times predictor (or a foreteller of things to come), and sometimes one that speaketh
incoherently, as men that are distracted.)

1. Martin Heidegger, « Was heisst lesen ? » (1954), dans Aus der Erfahrung des Denkens. 1910-1976, Klostermann, 1983,
p. 111. Traduction française de Marc Froment-Meurice, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 37, printemps 1988, p. 193 (citée
par Michel Lisse dans L’Expérience de la lecture, 1. La soumission, Galilée, 1998, p. 42). Heidegger poursuit : « La lecture
à proprement parler est le rassemblement sur ce qui, à notre insu, a déjà réclamé notre être, que nous désirions répondre ou
nous dérober à cette requête. Sans la lecture proprement dite, nous ne sommes même pas capables de voir ce qui nous regarde,
ni de considérer ce qui apparaît et paraît. » (Das eigentliche Lesen ist die Sammlung auf das, was ohne unser Wissen einst
schon unser Wesen in den Anspruch genommen hat, mögen wir dabei ihm entsprechen oder versagen. Ohne das eigentliche
Lesen vermögen wir auch nicht das uns Anblickende zu sehen und das Erscheinende und Scheinende zu schauen.)
2. Comme le fait Michel Lisse dans le sillage de Derrida, ibid., p. 49.

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Selon le sens qu’on voudra donner au préfixe pro-, le prophète (de pro- et phêmi, « je
dis ») sera celui qui parle à la place de ou celui qui énonce d’avance. Ou bien, donc, il
prêtera sa voix pour proférer en lieu et place d’un autre, ou bien il dira par anticipation
ce qui n’est pas encore. Ou encore, ajoute Hobbes comme s’il s’agissait d’une troisième
possibilité détachée des deux autres, est prophète tout simplement quiconque est fou,
c’est-à-dire, plus littéralement, « distrait » (distracted). Du premier au deuxième sens,
la prophétie perd en valeur et en authenticité, la parole prophétique devient imposture,
de plus en plus dépourvue de consistance ou de cohérence à mesure qu’elle se détache
de son ancrage dans le verbe divin, dans le logos ; mais aussi à mesure qu’elle se géné-
ralise (§ 8, je souligne) :

« Si par prophétie on entend la prédiction, ou la prévision des futurs contingents,


étaient alors prophètes non seulement ceux qui étaient les porte-parole de Dieu et pré-
disaient aux autres ces choses que Dieu leur avait prédites ; mais aussi tous ces impos-
teurs qui prétendent, avec l’aide d’esprits familiers ou par la divination superstitieuse
d’événements passés, prédire à partir de causes fausses des événements semblables
dans les temps à venir… » (When by prophecy is meant prediction, or foretelling of
future contingents, not only they were prophets who were God’s spokesmen, and fore-
told those things to others which God had foretold to them, but also all those impos-
tors that pretend, by the help familiar spirits or by superstitious divination of events
past, from false causes to foretell the like events in time to come...)

Non seulement les porte-parole mais aussi les devins en tout genre : il y a de plus en
plus de prophètes, faisant feu de tout bois, utilisant tous les moyens du bord, rompant
tout lien entre les causes – « fausses » – et les effets. Sans qu’on puisse en rendre rai-
son, déliée de toute parole ayant autorité, la prophétie quitte alors son domaine légi-
time et légitimé, elle perd en quelque sorte sa tenue ou sa teneur pour devenir une
simple manière de se rapporter au langage en général ; sans contenu, et pouvant dès lors
accueillir tout événement à venir, la prophétie n’est plus rien d’autre que le pur principe
de déliaison des mots :
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« Et quant au discours incohérent, il était pris, parmi les Gentils, pour une sorte de
prophétie, parce que les prophètes de leurs oracles, intoxiqués par un esprit ou une
vapeur venue de la grotte de l’oracle Pythique à Delphes, étaient sur le moment réelle-
ment fous, et parlaient comme des fous ; de ces mots déliés on pouvait faire un sens qui
s’ajuste à n’importe quel événement… » (And for incoherent speech, it was amongst
the Gentiles taken for one sort of prophecy, because the prophets of their oracles,
intoxicated with a spirit or vapor from the cave of the Pythian oracle at Delphi, were
for the time really mad, and spake like madmen, of whose loose words a sense might
be made to fit any event…)

En se généralisant ainsi jusqu’à devenir une simple modalité du commerce avec les
signes, la prophétie se met à parler, allégoriquement, du lecteur. Et, à relire ce passage,
à repasser par les trois sens du mot prophète, on se dit que c’est notre propre lecture
qui est en jeu : 1. le lecteur, en effet, prête sa voix et parle pour un autre, c’est-à-dire
pour le texte dont il est le prolocutor (comme l’acteur serait le porte-parole du person-
nage) ; 2. mais ce faisant, il ne cesse d’anticiper, de se précipiter vers ce qu’il n’a pas
encore pu lire, vers ce qui n’a pas encore été écrit ; 3. si bien qu’il est structurellement

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dis-trait, arraché au trait de la linéarité textuelle, pour se retrouver lui aussi face à des
loose words, des mots détachés que rien, aucun logos ne rassemble dans une garantie
absolue de sens.

Loose words, ce pourrait être un synonyme du « principe de morcellement », de la


« dissociation de la vision allégorique » dont parle Benjamin lorsque, évoquant l’intro-
duction de la majuscule dans l’orthographe allemande, il y voit l’un des facteurs de la
ruine et de la fragmentation du langage en mots « isolés1 ». C’est-à-dire déliés, détachés
ou desserrés (loosened), ou encore détaillés.
Cette logique détaillante de l’allégorie est prise, pour Benjamin, dans ce qu’il appelle
des « antinomies » : d’une part, le détail n’est pas important, puisque « chaque person-
nage, chaque objet, chaque rapport peut en signifier n’importe quel autre » ; mais,
d’autre part, le détail est infiniment important, il acquiert une « puissance » qui le rend
« incommensurable » justement du fait de sa capacité de renvoi à autre chose, de par son
statut d’« accessoire de la signification2 ». C’est cette signifiance allégorique, entière-
ment constituée de rapports différentiels, qui annonce, qui anticipe sur ce que Derrida
nommera l’architexte.
Or, c’est de manière éminemment théâtrale que l’allégorie benjaminienne devance
ou prophétise ainsi l’archi-écriture. Samuel Weber ne cesse de le souligner avec force :
Benjamin précède Derrida depuis un certain theatrical code 3. Mais pourquoi y insister,
pourquoi marquer cette théâtralité ? Si, pour une pensée de l’architextualité, ce n’est
sans doute qu’un détail, précisément, il convient néanmoins, dans la perspective qui
nous occupe ici, de rappeler au moins cette remarque de Benjamin :

« Au fond, le Trauerspiel, né dans le domaine de l’allégorique, est de par sa forme


un drame destiné à la lecture [je souligne]. Cette idée ne porte pas sur la valeur et la
possibilité de sa représentation scénique. Mais c’est établir clairement que le spec-
tateur privilégié de ces Trauerspiele s’y plongeait, remuant ses pensées, en cela au
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moins comparable à un lecteur ; que les situations ne variaient guère, mais alors en un
éclair, comme l’aspect de la page imprimée quand on la tourne… » (Origine du drame
baroque allemand, p. 198-199)

Depuis Benjamin, sur la scène d’un drame qui s’adresse à la lecture, qui se voue à
elle, nous tentons de penser ce qui pourrait bien être aussi le deuil de la lecture, son
Trauerspiel au sein de ce que Samuel Weber a pu appeler « le drame tragicomique de
la déconstruction ».

1. Cf. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduction français de Sibylle Muller, Flammarion,
coll. « Champs », 2000, p. 224.
2. Ibid., p. 187 (traduction légèrement modifiée). Benjamin écrit : Jede Person, jedwedes Ding, jedes Verhältnis kann
ein beliebiges anderes bedeuten. Diese Möglichkeit spricht der profanen Welt ein vernichtendes doch gerechtes Urteil :
sie wird gekennzeichnet als eine Welt, in der es aufs Detail so streng nicht ankommt. Doch wird, und dem zumal, dem
allegorische Schriftexegese gegenwärtig ist, ganz unverkennbar, das jene Requisiten des Bedeutens alle mit eben ihrem
Weisen auf ein anderes eine Mächtigkeit gewinnen, die den profanen Dingen inkommensurabel sie erst erscheinen last und
sie in eine höhere Ebene hebt, ja heiligen kann. Demnach wird die profane Welt in allegorischer Betrachtung sowohl im
Rang erhoben wie entwertet.
3. Cf. « God and the Devil – in Detail », dans Benjamin’s -abilities, op. cit., p. 242 : Details […] are required by baroque
allegory, but as Requisiten des Bedeutens, indispensable theatrical props of signification… What distinguishes Benjamin’s
interpretation of the baroque detail is that its spatial dimension becomes distinctively theatrical…

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C’est ce Trauerspiel du lire que l’on peut entendre, je crois, de manière très dis-
tincte dans telle page de Sauf le nom, où Derrida lit – lit-il ? écrit-il ? – la conclusion
(Beschluss) du Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius1 :
« Ami en voilà assez. Si tu veux lire au-delà, / Va, et deviens toi-même l’écrit et
toi-même l’essence. » (Freund es ist auch genug. Jm fall du mehr wilt lesen / So geh
und werde selbst die Schrifft und selbst das Wesen.)

Ayant cité ces deux vers conclusifs, Derrida enchaîne :


« À l’ami […] il est demandé, recommandé, enjoint, prescrit de se rendre, par la
lecture, au-delà de la lecture : au-delà du moins de la lisibilité du lisible actuel, au-delà
de la signature finale – et pour cela d’écrire. »

Au-delà de la lecture, dans l’hyperbole de l’archilecture, lorsqu’on se transporte vers


ce qui n’est pas encore lisible, vers l’illisible qui aimante et met en mouvement la lec-
ture, il y aurait, dit en somme Derrida en contresignant le texte d’un autre, l’écriture.
Et pourtant.
Sans songer un instant à sortir de l’architexte – du reste, avec l’allégorie, nous y sommes
déjà –, sans viser nul hors-texte, ce que nous interrogeons, en relisant Benjamin avec Samuel
Weber, c’est l’inscription d’un au-delà de la lecture qui s’annoncerait comme archilecture.
C’est-à-dire comme cette possibilité impossible : lire ce qui n’a jamais été écrit.
Autrement dit : nous questionnons en direction d’une lecture qui, dans le texte, pré-
céderait absolument le texte 2.
Pourquoi ? En vue de quoi ?
Parce que l’archilecture, en tant qu’elle se précipiterait en avant de toute écriture,
prior to all writing, ce serait l’ouverture et le frayage, ce serait le cap ou la tête de
lecture, la pointe où le lire s’emporte, s’emballe, s’élance en avant de lui-même, à la
poursuite de soi. Où il tente de se saisir proprement, en se liant à soi dans la promesse
ou prophétie de soi : en se lisant.
Disons, risquons-nous donc à dire, en reprenant un mot de Derrida, que l’archilec-
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ture prophétique, c’est ce qui ouvre toute lecture3. Non pas sur un dehors – non pas, il
faut le redire, sur un hors-texte qu’il n’y a pas –, mais, dans le texte qui ne cesse d’être
lu, sur ce qui la porte en avant de lui comme en avant d’elle-même.

1. Cf. Sauf le nom, Galilée, 1993, p. 28-29.


2. Ce qui ne revient donc nullement à présupposer un lecteur préexistant et constitué. Cf. Jacques Derrida et Derek Attridge,
« Cette étrange institution qu’on appelle la littérature » (1989), dans Derrida d’ici, Derrida de là, textes réunis par Thomas
Dutoit et Philippe Romanski, Galilée, 2009, p. 292 : « Par définition le lecteur n’existe pas. Pas avant l’œuvre et comme simple
“récepteur”. Le rêve dont nous parlions concerne ce qui dans l’œuvre produit son lecteur, un lecteur qui n’existe pas encore, dont
la compétence n’est pas identifiable, un lecteur qui serait “formé”, entraîné, instruit, construit, engendré même, disons inventé
par l’œuvre. Inventé, c’est-à-dire à la fois trouvé par chance et produit par la recherche. L’œuvre devient alors une institution
qui forme ses propres lecteurs, leur donne une compétence dont ils ne disposaient pas encore […]. Si on faisait confiance à la
distinction courante de la compétence et de la performance, on dirait que la performance de l’œuvre produit ou institue, forme
ou invente une nouvelle compétence du lecteur ou destinataire qui devient dès lors un contresignataire. Elle lui apprend, s’il
le veut bien, à contresigner. Ce qui intéresse ici, c’est donc bien l’invention du destinataire capable de contresigner et de dire
“oui” de façon engagée et lucide. Mais ce “oui” est aussi une performance inaugurale… » Ou encore (ibid., p. 270) : « Un lecteur
n’est pas un consommateur, un spectateur, un visiteur, pas même un “récepteur”. »
3. Cf. De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 227. Derrida, amorçant une « justification » de ce qu’il nomme ses « principes
de lecture », parlant d’une « tâche de lecture », concède que le « moment du commentaire redoublant » doit avoir « sa place
dans la lecture critique ». C’est-à-dire que celle-ci, alors même qu’elle est appelée à « produire » quelque chose, doit aussi
reproduire le texte, faute de quoi « la production critique risquerait de se faire dans n’importe quel sens et s’autoriser à dire
à peu près n’importe quoi ». Mais, ajoute alors Derrida, « mais cet indispensable garde-fou n’a jamais fait que protéger, il
n’a jamais ouvert une lecture. »

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