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Le Millionnaire T3
Le Millionnaire T3
QUÉBEC AMÉRIQUE
I. Titre.
C2005-941107-4
PS9581.O24M55 2005
www.quebec-amerique.com
Et, comme si ce geste n’avait pas suffi à apaiser sa révolte, il s’empara de son
manuscrit – ou plus précisé-
ment d’une des innombrables versions sur lesquelles il s’était échiné sans
succès pendant des mois – et le jeta dans les airs, comme un oiselier las de
son métier aurait fait avec tous ses oiseaux.
Il regarda avec indifférence les deux cents et quelques feuilles de son chef-
d’œuvre inachevé voler dans son bureau, véritable capharnaüm, tout
encombré qu’il était de dizaines de romans, de boîtes vides de pizza et de
mets chinois, d’assiettes et de tasses sales, témoins peu glo-rieux de sa vie.
Il s’assit à son bureau, regarda la photo de son père, la seule qu’il eût jamais
possédée – il l’avait dérobée à sa mère avant de quitter la maison familiale !
Elle le montrait à vingt-six ans, en uniforme de soldat car il avait servi lors de
la guerre du Vietnam, où il avait été blessé à la jambe gauche. Il avait même
reçu une médaille de bravoure pour avoir sauvé d’une mort certaine un soldat
blessé par erreur par un avion américain. Il semblait n’être jamais vraiment
revenu de la guerre, car une partie de lui était restée là-
bas, la meilleure sans doute, celle qui renfermait ses illusions de jeunesse.
Le jeune homme prit une bouteille de vin rouge déjà ouverte, avala une
rasade. Il en était à sa troisième –
Comme il ne pouvait plus écrire à son ordinateur, le jeune homme prit une
feuille blanche et une plume Bic. Et il nota en haut de la page :
LETTRE À MA MÈRE.
Dans son découragement, il avait conçu le vague projet d’en finir avec la vie.
Il prendrait sa voiture, rou-lerait jusqu’à ce qu’il trouve un pont et une rivière
dans laquelle il se jetterait... Ou bien... Il ne savait plus, il avait trop bu.
don. Je sais que je vais te faire un gros chagrin et que je t’en ai déjà beaucoup
fait en choisissant la vie que j’ai choisie. Mais la semaine dernière, au
téléphone, je me suis engueulé, comme presque
père... »
de le comparer à lui. Oui, il m’a tout dit, que je ne le reverrais jamais, parce
qu’il s’est pendu il y a longtemps... Je n’ai pas osé t’en parler pour ne pas te
faire de la peine, pour ne pas
raviver de mauvais souvenirs, car je me doute
bien que tu savais et que tu ne m’en as jamais parlé pour me laisser mes
illusions... Quand j’ai su la vérité, ç’a été comme si je tombais dans un grand
trou noir, je n’ai plus eu envie de
stérile il est vrai. Parce que je me suis rendu compte que tout ce que je faisais,
acheter ces ridicules maisons qui t’ont donné bien des cheveux blancs – je te
demande pardon pour ça
Le jeune homme voulut boire encore du vin, réalisa que la bouteille était
vide, la jeta avec dépit sur le plancher où elle se fracassa, en ouvrit aussitôt
une autre : il buvait du vin bon marché avec des bouchons de métal !
« Si Sophie... »
Il s’interrompit, car les larmes lui montaient aux yeux. Mais il fallait
continuer, il fallait en finir :
nière, peut-être les choses auraient-elles été différentes, mais je n’avais pas
assez de talent pour elle, ni pour finir mon roman, ni pour rien, si ce n’est
pour penser à elle : en fait, c’est devenu mon travail à temps plein, mais je me
rends compte que ce n’est pas une vie, c’est pour ça que je vais prendre de
grandes vacances.
Car ma stupide petite vie, qu’elle continue ou pas, qu’est-ce que ça peut bien
faire, puisque je n’en fais rien de bien ? Et puis au moins, quand je vais
retrouver papa, nous pourrons enfin rattraper le temps perdu, parler de toi et
de ce que notre vie aurait pu être s’il n’y avait pas eu le destin et toutes ses
conséquences. Je vais lui dire que même si tu t’es remariée avec le nazi, non,
ce que je dis n’est pas gentil, appelons-le ton mari... Ton mari... Ça m’a
toujours fait drôle d’appeler ainsi un autre homme que papa, même si je n’ai
plus six ans, et qu’aujourd’hui tous les parents font ça, chambre à part à cent
cinquante kilomètres de distance, ça élimine, on dirait, les deux seuls défauts
du mariage : l’obligation d’être fidèle et cel e de vivre sous le même toit !
Enfin, il faut vivre avec son époque, je veux dire… je ne sais plus ce que je
veux dire et je n’ai pas vraiment le temps de me relire, d’ailleurs ça ne donne
rien, je peux te le garantir, si tu ne me crois pas, lis mon manuscrit, enfin, oui,
je retrouve mon idée, peut-être parce que j’y ai pensé toute ma vie, mais tu ne
penses pas que si papa n’était pas revenu fou de la guerre, enfin c’est ce que
tu m’as dit, toi et lui, vous...
quoi je n’ai jamais voté, tu leur diras que c’est pour ça. Les maisons, mes
livres, mes meubles, je te laisse tout. Là, je ne sais plus comment finir cette
lettre, alors je te dis simplement : Je t’aime, maman. Ton fils. »
Il déposa son stylo Bic, resta un instant à regarder dans le vide, les yeux
encore humides. Appuyée contre un verre vide, il y avait la photo de Sophie,
la très belle jeune femme blonde aux yeux verts qu’il avait aimée sans retour,
l’année précédente.
Près de la photo, il y avait une mèche de cheveux blonds noués ensemble par
une faveur noire. Le jeune homme la prit et l’attacha à une cordelette qui
traînait sur son bureau – elle avait servi à attacher un paquet de livres. Il en fit
un pendentif de fortune qu’il mit aussitôt.
Puis il contempla longuement la photo de son père, posa son doigt sur la
poitrine de celui-ci, comme s’il voulait toucher son cœur, comme s’il voulait
le saluer une dernière fois.
Il prit son trousseau de clés sur son bureau, se leva, mais un peu vite sans
doute car il éprouva un vertige.
Oui, le cadeau que le vieux philosophe lui avait offert lors de leur dernière
rencontre en lui faisant pro-mettre de ne l’ouvrir que s’il en avait vraiment
besoin !
Il fit quelques pas vers le placard, mais il vacilla : il était vraiment ivre. Et
alors, en une sorte d’hallucination, il vit le visage grimaçant de son beau-père
avec son crâne chauve, ses yeux brillant d’un éclat cruel. Un frisson par-
courut le jeune homme, qui poussa un cri d’effroi et mit la main devant lui
comme pour parer une attaque de ce curieux fantôme.
Il perdit alors l’équilibre, tomba la face contre le sol, ressentit une douleur
vive à la tempe gauche, jeta un dernier coup d’œil au cadeau du millionnaire
et s’évanouit.
le cadeau du millionnaire
Il roula sur le dos, puis porta la main à sa tempe blessée, sentit le tesson froid
de la bouteille. Il voulut d’abord le retirer sur-le-champ, mais il semblait bien
enfoncé dans la chair. Il risquait de se blesser davantage en ne l’enlevant pas
précautionneusement.
Il se leva, constata qu’il était encore ivre, mais pas assez pour être incapable
de se rendre à la salle de bains.
Alors, encore nu, avec pour tout vêtement le pendentif de cheveux blonds,
sans même se sécher, il se dépêcha de retourner dans son bureau, qui était en
même temps sa chambre, sa cuisine et son living car il vivait dans un loft.
Et pourtant...
Car le prix de chaque dollar gagné semblait être un cheveu blanc de plus. Il
ne pouvait plus tolérer les appels de ses locataires, les retards de paiement, les
chèques sans provision. En fait, il était à bout de nerfs, un rien le faisait sortir
de ses gonds. Et comme son inspiration était allergique à toute distraction,
que les idées le fuyaient comme les poissons une barque bruyante, son travail
en pâtissait. Dès qu’il parvenait à « entrer » dans son histoire, à se laisser
habiter par ses personnages, un coup de fil d’un locataire mécontent
l’arrachait à son trop bref état de grâce.
Et dire qu’il avait fait tous ces placements pour avoir la liberté d’écrire à sa
guise !
Et qu’on dit qu’il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir ! Mais là, le
cadeau du millionnaire atteignait un sommet dans l’art de la déception :
c’était une simple brosse à souliers !
Bon, d’accord, elle était neuve, si on en jugeait par la parfaite propreté de ses
poils, mais, neuve ou pas, quelle différence cela pouvait-il faire ?
La brosse reposait sur un lit de vieux velours rose qui cachait peut-être
quelque chose, le véritable cadeau du millionnaire : une lettre lumineuse qui
le consolerait de ses chagrins infinis ou un chèque fastueux dissimulé avec
malice !
Il ne pouvait pas en vouloir au vieil homme, qui l’avait tant aidé en lui
donnant généreusement non seulement de l’argent, mais surtout le fruit de sa
sagesse, qui du reste ne semblait pas avoir suffi, à moins qu’il ne l’eût
appliqué incorrectement !
Alors lui se dirait : « Puisque j’ai reçu une brosse, je cirerai mes souliers ! »
Si on l’avait surpris ainsi, on l’aurait sans doute pris pour un véritable fou :
quel homme sain d’esprit, en effet, polit ses souliers complètement nu à trois
heures du matin ?
Aucune idée géniale n’avait jailli dans son esprit, et il ne comprenait toujours
pas le sens de ce cadeau.
Bien sûr, ses chaussures étaient rutilantes comme des neuves ; et après ? Ce
n’était certainement pas cela qui l’aiderait à vaincre son spleen ou à terminer
son roman !
Pourquoi donc le millionnaire lui avait-il fait une aussi mauvaise plaisanterie
? Ce n’était pas son genre, lui semblait-il.
Le jeune homme haussa les sourcils, se redressa sur le canapé. Sept chiffres
comme... dans un numéro de téléphone !
phone, posé sur la table à café, mais se ravisa aussitôt : il était passé trois
heures du matin. Ça ne se faisait pas d’appeler à cette heure.
Puis plus rien. Que le silence désolant qui lui con-firmait l’inutilité de ce
cadeau.
Il raccrocha, perplexe.
Il bâilla à nouveau et, sans s’en rendre vraiment compte, il s’endormit sur le
canapé. Il rêva qu’il se trouvait dans un grand manoir solitaire et qu’on
sonnait à sa porte. Toujours dans son rêve, il alla répondre, mais il n’y avait
personne. Pourtant la sonnette continuait de tinter.
— Non.
Il allait refermer lorsqu’il se rappela que, dans la nuit, lorsqu’il avait composé
le numéro de téléphone découvert sur les poils de la brosse, il lui avait paru
entendre le son d’un gong et que par conséquent...
— Attendez ! dit le jeune homme qui trouvait ridicules ses réticences : que
risquait-il, en effet ?
— Attendez, je...
— Entrez, entrez...
Et il tendit la main au jeune homme qui vit alors qu’il portait – au poignet
droit, une excentricité – une rutilante Rolex. Décidément, pensa le jeune
homme en remarquant la belle montre-bracelet, ce n’est pas un moine comme
les autres. Il serra la main de son visiteur nocturne et dit :
Il passa en vitesse une chemise, mit ses souliers fraîchement cirés et déclara :
— Je suis prêt.
— La brosse ?
Le jeune homme mit la brosse dans le coffret, récu-péra ses clés laissées sur
le plancher, mais parce qu’il était trop nerveux, ou encore ivre, il n’éteignit
pas et ne referma qu’imparfaitement la porte de son appartement, si bien
qu’on pouvait apercevoir un mince filet de lumière. Il suivit ensuite ou plutôt
tenta de son mieux de suivre le moine qui, au lieu de prendre l’ascenseur,
invention peut-être trop moderne pour lui, dévala l’escalier en sautant les
marches trois à trois, comme un véritable gamin, et ce, malgré l’embarras de
sa robe monacale.
— Bonne suspension !
Tandis que Speedo avait la tête toujours tournée imprudemment vers lui
malgré la vitesse folle de sa course, le jeune homme eut l’impression qu’il
n’avait des cheveux que sur un côté de la tête, que la moitié droite de son
crâne était rasée. Il ne pouvait le dire avec certitude en raison du capuchon
mais...
Mais il n’y avait rien d’autre à faire que prendre son mal en patience et
admirer les lueurs de l’aube.
— Mais il doit y avoir quelque chose que je n’ai pas compris dans son
enseignement, parce qu’un soir, sans que j’aie vu la chose venir, pouf, mes
nerfs ont craqué.
Les deux hommes bavardèrent encore un peu, puis le jeune homme ferma les
yeux. Lorsqu’il les rouvrit, quelques minutes plus tard, la limousine quittait la
route principale pour s’engager sur un chemin de terre qui s’enfonçait dans le
bois.
Et, bientôt, elle s’immobilisait devant une grande grille métallique. Un moine
en tunique s’empressa d’ouvrir la grille pour laisser le passage à la voiture.
Comme il ne portait pas de capuchon, le jeune homme comprit qu’il ne s’était
pas trompé au sujet de la coiffure de son chauffeur : sa tête aussi était rasée
d’un seul côté. Singulière pratique, pensa le jeune homme en adressant un
sourire timide au moine qui se penchait respectueusement sur son passage,
les deux mains jointes devant sa poitrine.
Le jeune homme trouva le vestibule fort luxueux pour un monastère, avec ses
murs couverts de tapisseries anciennes, ses boiseries, ses planchers en marbre
noir.
La première chose que fit le moine fut d’inviter le jeune homme à signer le
livre d’or du Monastère, un grand livre relié de cuir richement ouvragé, à
belle tranche dorée. Avant de signer, le jeune homme se permit de lire
quelques-unes des signatures et se rendit compte, médusé, que c’était
effectivement un lieu réservé à l’élite, un véritable who’s who. Il y reconnut
en effet les noms de présidents de compagnie figurant dans la liste du
Fortune 500, de vedettes de cinéma, de chanteurs, de personnalités du monde
de la télévision...
Aussi est-ce avec une grande modestie – pour ne pas dire un complexe
d’infériorité exalté par cet aréopage peu commun – qu’il osa prendre la plume
fichée dans un scin-tillant porte-plume et apposer son nom d’illustre inconnu.
Le jeune homme pénétra avec une certaine angoisse dans la chambre exiguë,
et quand le moine referma la porte derrière lui, un peu virilement il est vrai, il
eut un sursaut, comme si on venait de l’enfermer contre son gré dans une
cellule.
Pour vérifier que ce n’était pas le cas, il tourna la poignée et, en entrouvrant
la porte, il aperçut le moine, en faction. Ce dernier le regarda d’un air
curieux, haussa les sourcils avec l’air de dire : « Je peux vous aider ? » Le
jeune homme esquissa un sourire niais et referma aussitôt, une rougeur
coupable au front.
Sur le lit, une tunique brune était déployée, sur laquelle on avait jeté un
cordon, la ceinture. Il n’y avait pas de sandales, mais bon, ce n’était pas
grave. Après tout, il n’avait pas à rougir de ses souliers fraîchement cirés !
Il avait gardé sur lui son pendentif de fortune fabriqué avec la mèche de
cheveux de Sophie.
Il la plaça sous le col de la tunique pour être bien certain qu’elle serait
invisible. Puis il ressortit de sa chambre.
— La brosse ?
— Oui, je pense vraiment que vous allez en avoir besoin. Je dois maintenant
vous conduire à la Salle des souliers.
Le jeune homme leva les yeux et lut, écrit en lettres dorées au-dessus de la
grande porte ouverte : SALLE
DES SOULIERS.
trouvait au fond de la salle, assis sur un tabouret de bois, et lui tournait le dos.
Penché sur un établi, il s’affairait à cirer des souliers.
La pièce d’ailleurs portait bien son nom, car ses murs étaient tapissés de
centaines de petites cases ouvertes où étaient remisés, du côté gauche, des
souliers, et, du côté droit, des sandales.
Contrairement aux autres moines, l’homme n’avait pas le crâne rasé mais
affichait une belle chevelure toute blanche, et le jeune homme pensa tout de
suite, avec émotion, que c’était peut-être le vieux millionnaire...
Le suspense ne dura pas longtemps, car comme s’il avait senti la présence du
jeune homme, le moine à la tunique blanche se tourna alors : c’était
effectivement le millionnaire, brosse en main, qui ne semblait nullement
surpris de voir là son disciple. Lorsqu’il aperçut le visage souriant du
philosophe, le jeune homme fut submergé par une émotion considérable. Des
larmes lui montèrent aux yeux, et il se jeta dans les bras du vieil homme qui
le laissa faire avec un sourire aimable.
– le millionnaire n’avait pour ainsi dire pas vieilli. Ses cheveux bien entendu
ne pouvaient pas avoir blanchi, puisqu’ils étaient déjà entièrement blancs,
mais il n’avait pas une ride de plus, comme s’il était figé non pas dans une
éternelle jeunesse, mais dans une durable élégance de septuagénaire encore
fort vert.
— Oui, mais heureusement que j’ai pensé à cirer mes souliers ! dit le jeune
homme avec un imperceptible reproche dans la voix.
quence de son ébriété avancée. Un bref silence entre les deux hommes et le
millionnaire expliqua :
— Ici, chacun doit éxécuter une tâche manuelle, c’est la règle. Moi, je
m’occupe de la Salle des souliers, un travail qui me rappelle mes débuts dans
Wall Street, lorsque je cirais les souliers des riches courtiers. D’ailleurs, je
vous annonce que vous serez mon assistant pendant votre séjour.
Le mentor et son élève burent quelques gorgées dans un silence qui n’avait
rien de lourd, qui était lumineux, qui était réconfortant comme ces
retrouvailles inattendues.
— Je voulais vous demander, dit le jeune homme, comment se fait-il que la
plupart des gens ici ont la moitié du crâne rasé ?
Jeune, il était bègue, comme chacun sait. Il avait décidé de se raser la moitié
du crâne, de façon à ne pouvoir se montrer en public tant qu’il n’aurait pas
corrigé son défaut d’élocution. J’ai pensé que ce serait une bonne astuce
d’empêcher les millionnaires qui viennent ici de retourner à leur vie ordinaire
tant qu’ils n’ont pas trouvé le morceau de casse-tête qui leur manque.
— Oui, celui qui donne un sens à leur vie, celui qui peut les rendre heureux.
— Ah, je vois...
— Ça les frustre d’autant plus de ne pas être heureux qu’ils n’ont pas
l’excuse de la plupart des gens. Ils ne peuvent pas se dire : « Si je pouvais
m’acheter une belle maison, une voiture de luxe, dépenser sans compter,
voyager, je serais heureux. » Ils peuvent faire tout cela et ils ne sont pas
encore heureux. Alors un jour ou l’autre, ils frappent un mur : et c’est pour ça
qu’ils viennent ici, au Monastère des millionnaires. C’est pour ainsi dire
l’endroit de la dernière chance, l’endroit où essayer autre chose quand tout ce
que vous avez essayé n’a rien donné.
Mais vous, vous ne m’avez pas encore dit comment vous alliez ?
— Pas très bien, je... Pourtant, j’ai fait ce que vous m’aviez dit, mais... je ne
sais pas, j’ai tant de soucis, je pense constamment à mes maisons, à mes
hypothèques…
Pourtant, il n’allait pas regretter de suivre le moine, car une fort belle, une
fort troublante surprise l’attendait à la Salle des cheveux.
4
Où le jeune homme fait
Le moine l’entraîna d’un pas rapide dans une enfilade de corridors. Le jeune
homme croyait savoir ce qui l’attendait à la Salle des cheveux, mais en fait il
ne le savait pas.
Lorsqu’il vit la moniale, en tout cas la ravissante jeune femme qui remplissait
l’office de coiffeuse, son cœur aussitôt s’agita, et il balbutia, incrédule :
— So... Sophie ?
Car il avait devant lui la jeune femme qu’il avait tant aimée !
Le nez droit, le front haut, les lèvres fort rouges malgré une l’absence de
rouge à lèvres, la jeune femme qui se trouvait devant lui paraissait avoir
vingt-sept ou vingt-huit ans, était blonde, en tout cas d’un côté de la tête, le
côté droit étant rasé selon la pratique du Monastère. Ç’aurait pu sembler un
véritable sacrilège, un mas-sacre de raser une chevelure aussi belle que celle
de la jeune femme, dont les grands yeux verts avaient une expression de
tristesse indéfinissable. Pourtant, sa beauté ne semblait pas altérée par cette
coupe. En fait, celle-ci lui conférait un charme supplémentaire, une sorte
d’aura de mystère.
— Sophie ?
— Hein ? fit la jeune femme, qui n’était pas certaine d’avoir compris car le
jeune homme, étouffé par l’émotion, avait balbutié plus que parlé.
Elle se tourna pour voir s’il y avait une autre femme derrière elle, car la Salle
des cheveux comportait une seconde porte, à l’arrière. Mais non, personne.
Elle se retourna vers le jeune homme, avec un sympathique sourire et en
écarquillant les yeux comme pour dire : personne, il n’y a personne.
Et comme le jeune homme ne réagissait pas, encore tout à son émotion, elle
s’avança avec assurance :
— Je m’appelle Cecilia.
Il prit place dans une de ces lourdes chaises de barbier d’une autre époque,
faite de métal et de cuir, et qui pivotait sur un pied unique et circulaire. La
coiffeuse se plaça derrière lui, lui attacha un vaste tablier blanc au cou. Il la
regardait faire, plus exactement il l’admirait dans le miroir, encore troublé par
son extraordinaire ressemblance avec Sophie.
rience incroyable ! Être coiffé par cette femme si belle, qui ressemblait à s’y
méprendre à Sophie et dont le parfum était divin...
Le jeune homme, qui avait été tiré du lit – enfin de son canapé – par l’arrivée
inopinée de Speedo, n’avait pas eu le temps de manger. Son estomac trahit sa
faim en émettant alors un gargouillis embarrassant. Cecilia, amusée, esquissa
un sourire qui découvrit ses magnifiques dents, autant de perles qui invitaient
au baiser.
— Affamé ?
— Euh... plutôt.
Est-ce cela qui l’avait distraite de sa tâche ? Toujours est-il qu’à un moment,
le peigne accrocha le diachylon sur la tempe gauche du jeune homme. Le
diachylon se défit à moitié, découvrant la partie supérieure de la plaie.
— Oh, fit la coiffeuse, c’est une vilaine coupure, qu’est-ce qui vous est arrivé
?
— Hum, un peu.
— Non.
Elle fit une moue : cette négligence aussi était typi-quement masculine !
Elle prit un flacon sur son comptoir, humecta un tampon d’ouate, prévint le
jeune homme :
— Ça va chauffer un peu.
Puis elle pensa que, de toute manière, elle tenait des ciseaux, et que son «
client » n’avait pas besoin d’être un génie pour deviner ses intentions.
Actrice...
Qui sait, elle était peut-être célèbre à la vérité et il risquait de commettre une
bourde...
Trente-cinq ans ! Elle venait de lui avouer son âge alors même qu’il se le
demandait ! Pouvait-il s’agir d’un AUTRE hasard ?
être la Vie, dont les voies sont si mystérieuses, voulait-elle lui donner une
seconde chance en remettant sur son chemin une nouvelle version de Sophie,
revue et améliorée, c’est-à-dire plus complaisante...
Une chose était certaine, il lui semblait qu’il tombait déjà amoureux d’elle,
comme si ses malheurs avec Sophie avaient finalement été utiles en le
préparant à cette rencontre inopinée avec celle qui était VRAIMENT son âme
sœur…
Car s’il pouvait lire ses pensées, et qu’elle pouvait lire les siennes, n’était-ce
pas qu’elle était effectivement son âme sœur ?
Cecilia avait enlevé tout ce qu’elle pouvait de cheveux avec les ciseaux, et
maintenant il fallait passer au rasoir, pour finir le travail.
— Oh moi, j’écris.
— Des scénarios ?
— Non, un roman.
— Ah ! un roman, je vois.
Il eut l’impression qu’elle était un peu déçue, comme si elle eût préféré qu’il
fût scénariste et, par conséquent, pût lui écrire un rôle.
Une fois que le côté droit du crâne fut complètement rasé, la coiffeuse
demanda au jeune homme :
— Vraiment ?
changé...
— Moi ?
Et il est vrai que le jeune homme avait les yeux tout brillants, et qu’il était
rouge comme une pivoine tant sa rencontre avec Cecilia l’avait exalté. Le
jeune homme s’inquiéta. Le millionnaire avait-il deviné qu’il était tombé
follement amoureux ?
— Sans doute.
Il y avait, dans le coin droit, une pile de souliers, au moins une douzaine. Le
millionnaire expliqua au jeune homme :
C’était un gros coffre de bois, fort ancien, dont le couvercle était entrouvert,
et qui se trouvait dans un autre coin de la Salle...
— Seulement, précisa le millionnaire, il faut que vous les preniez tous d’un
seul coup et que vous n’en échappiez aucun ! Sinon, vous devez tout
recommencer.
— Ah bon, dit le jeune homme qui n’osa questionner son mentor à propos de
ces instructions.
Il avait l’habitude de ses bizarreries et, de toute manière, la tâche n’était pas
si complexe.
Il tenta de les agripper d’une seule main, mais il ne pouvait prendre que cinq
souliers, en les plaçant en étoile et en fourrant un doigt dans chacun d’eux.
Il grimaça.
L’exercice n’était pas aussi simple qu’il l’avait d’abord cru. Il se tourna vers
le millionnaire qui, par politesse ou charité, demeura parfaitement
imperturbable.
Trois souliers...
Une idée : sa tunique avait des poches, deux poches, il n’avait qu’à fourrer un
soulier dans chacune d’elles !
cure, car les neuf paires de souliers qui surchargeaient son bras en
interdisaient quasiment l’accès, à moins de se contorsionner savamment.
Il réfléchit : mieux valait s’y prendre autrement. Des treize paires de souliers,
il y en avait au moins cinq qui se laçaient. Intéressant ! Il en défit prestement
les lacets, qu’il noua ensemble en un faisceau qu’il pourrait soulever sans
peine d’une seule main. Il jeta un regard en direction du millionnaire, qui
gardait toujours l’œil sur sa montre et qui hocha la tête en arrondissant les
yeux comme pour commenter admirativement : astucieux !
Par précaution, le jeune homme mit tout de suite un soulier dans sa poche
gauche, un autre dans sa poche droite, puis se remit à placer les souliers sur
son bras gauche comme il l’avait fait la première fois, retenant les derniers
avec son menton. Mais lorsqu’il se releva, un des souliers du milieu de la
pile, placé un peu vite, céda, et le reste de la pile s’écroula !
Cette fois, c’en fut trop. Était-ce la fatigue extraordinaire de la nuit pendant
laquelle il n’avait dormi que deux ou trois heures ? Ou celle, accumulée, des
derniers mois à s’échiner sur son roman et à se débattre avec ses locataires ?
Toujours est-il qu’il lâcha un juron et jeta violemment tous les souliers au sol,
comme s’il leur en voulait personnellement de ses déboires.
Presque aussitôt, il eut honte de son geste, car il venait de le faire en présence
de son mentor.
Qui pourtant n’afficha pas un air de réprobation comme le jeune homme s’y
attendait.
— Une minute sept secondes, décréta-t-il. Et la tâche n’a pas été accomplie.
Le millionnaire lui remit alors sa montre, retira prestement de ses poches les
deux souliers qu’il y avait fourrés puis reforma la pile originale.
vous n’avez pas suivi les règles ! Moi, vous m’aviez demandé de prendre les
souliers d’un seul coup !
— Oui, parce que c’est ainsi que vous accomplissez toutes choses. Vous
essayez de tout faire en même temps.
Moi, j’ai mis les souliers dans le coffre de la même manière que j’accomplis
toutes choses, c’est-à-dire sans trop me charger, en avançant à petits pas.
Le jeune homme pensa que le millionnaire avait sans doute raison. Mais il
avait des ambitions. Alors ne fallait-il pas prendre les bouchées doubles ?
— Mais ce n’est pas la véritable raison pour laquelle vous êtes au bord de la
dépression, ajouta le millionnaire de manière un peu intrigante.
Et, au lieu de lui donner tout de suite l’explication, le vieux philosophe pria le
jeune homme de s’asseoir sur un des deux tabourets de la Salle, poussa dans
sa direction le coffret qu’il lui avait donné, jeta une paire de souliers et dit :
— Vous devez prendre les cinq minutes de toute manière. Ne rien faire
d’autre pendant ces cinq minutes que de cirer ces souliers.
En disant cela, le millionnaire prit le sablier qui était sur l’établi juste à côté
de la bouteille de Coke qui servait de vase à la rose, gardienne solitaire de ses
modestes tra-vaux.
Le jeune homme n’en avait jamais vu de plus beau, ni surtout de plus ancien.
Quel âge pouvait-il avoir ? Cent ans ? Deux cents ans ?
Une chose était certaine, une sorte de présence en émanait. Son sable doré
possédait une espèce de lumino-sité, comme s’il avait une histoire, fort
ancienne, à raconter. Mais ce n’était pas le temps pour le jeune homme de
s’attarder à la contemplation de ce vieux sablier, car le millionnaire le
renversa, et son sable se mit à couler.
Il s’arrêta un instant, pour reprendre son calme ou, plutôt, pour ne pas le
perdre. Mais, en jetant un coup d’œil au sablier, il se rendit compte que le
sable s’écoulait rapidement et que, s’il voulait finir à temps de cirer les deux
souliers, mieux valait peut-être commencer !
Mais pour commencer, bien entendu, il fallait ouvrir cette satanée boîte de
cirage !
Enfin cela, il ne pourrait pas vraiment le lui expliquer, car le jeune homme ne
lui en avait pas fait l’aveu.
Ce privilège ne valait-il pas bien des compromis, tous les sacrifices même ?
Une réminiscence subite : il se revit à l’âge de six ans, peu avant que son père
ne quitte à tout jamais la maison familiale : il cirait ses souliers parce qu’il
venait de jouer étourdiment dans la boue !
Bizarre, pensa-t-il : mon père m’imposait cette corvée... et voilà que mon
père spirituel m’impose la même !
Il prit une grande respiration et se jura que cette fois-ci serait la bonne : il ne
se laisserait pas vaincre par ce stupide contenant de cire !
Un sourire narquois sur les lèvres, le millionnaire montra alors une petite
dépression sur le couvercle. Il y appliqua une légère pression du doigt et le
couvercle se souleva avec un déclic bruyant. Il posa le contenant sur l’établi.
Le jeune homme eut un sourire honteux, consulta le sablier qui se vidait peu à
peu. Bon, il fallait qu’il se manie s’il voulait terminer à temps le cirage des
deux souliers. Combien de temps lui restait-il ? Trois minutes ?
Peut-être moins...
D’abord appliquer la cire, tâche dont il s’acquitta en quelques secondes à
peine. Comme il ne disposait pas de beaucoup de temps, il précipita le
séchage de la cire en frottant un chiffon sur les souliers, ce qui eut pour effet
de retirer un peu trop de cire. Mais qu’importait...
Restait le polissage.
Il prit sa brosse, commença à frotter, mais la cire n’était vraiment pas assez
sèche, et le soulier tardait à briller.
Quel ennui !
Polir.
Polir.
Polir.
Il en regarda les poils et, à son étonnement, constata que les sept chiffres qui
lui avaient permis d’appeler au Monastère des millionnaires avaient
mystérieusement disparu sous la cire !
Il éprouva un frisson.
Avait-il donc rêvé, quelques heures plus tôt, lorsqu’il avait vu le numéro de
téléphone se dessiner dans les poils de la brosse ?
Il s’acharna, souffla sur le soulier pour que la cire séchât plus rapidement, se
remit à frotter avec vigueur, et il lui sembla alors que ça y était : le second
soulier brillait suffisamment.
Mais il ne pouvait poser tout de suite la brosse, ç’aurait été violer la consigne
de son maître, car le sable n’avait pas achevé sa chute au fond du sablier.
C’était encourageant.
Cela ne faisait-il pas cinq bonnes minutes que le millionnaire avait renversé
devant lui le sablier ?
Oui, bon, il avait peut-être un peu perdu la notion du temps depuis la veille,
avec tout l’alcool qu’il avait ingurgité, et sa chute brutale sur le plancher…
Tout de même, l’impression qu’il avait que le sable s’écoulait avec une
lenteur exaspérante, anormale, à la vérité ne pouvait être complètement
erronée...
Il s’acharna et, pour en avoir le cœur net, se mit à compter secrètement les
secondes...
Il n’eut même pas le temps de donner trois coups de brosse sur l’un des
souliers que les derniers grains de sable se confondirent avec tous les autres
dans le globe inférieur.
— Le sablier de Dieu ?
— Omniscient ?
— En tout cas, personne ne peut lui mentir. Vous n’aimez pas cirer les
souliers, n’est-ce pas ?
— Euh… à la vérité, j’ai toujours détesté ça. Lorsque j’étais jeune, c’était une
punition que mon père me donnait.
— Oui, parce que j’ai toujours aimé cirer les souliers. D’ailleurs, souvent je
me dis que j’ai passé ma vie à faire ça.
Le jeune homme eut envie d’ajouter : si j’ai tenté de m’ôter la vie... mais ne
le fit pas.
avez ciré ces souliers. Avoir des buts, des ambitions, c’est bien, c’est en tout
cas fort utile. Mais il ne faut pas con-fondre la fin et les moyens. Ce qui
compte, ce qui est le plus important, c’est la Vie.
Regardez...
Il vida alors le coffre à souliers que le jeune homme avait tenté en vain de
remplir et il se mit un peu bizarrement à y relancer certains souliers.
Ce qu’il faisait ?
— Et pourtant, c’est ce que la plupart des gens font. Ils s’acharnent, ils se
disent : « Au bout de cent, au bout de mille souliers noirs, je vais y arriver,
qu’on me permette seulement d’en jeter un dernier, et alors, par
enchantement, ils vont tous se transformer en souliers bruns. » Ils ne
s’aperçoivent pas que ce qui compte, c’est la Vie, pas le succès, pas la gloire,
pas l’argent, mais La Vie. Il faut que votre vie soit votre chef-d’œuvre, votre
chef-d’œuvre votre vie.
tendait que tout penseur digne de ce nom doit dissimuler dans sa philosophie
le germe de sa propre contradiction ?
arriver ?
— À chaque instant, pensez que le Sablier de Dieu est près de vous, comme
un gardien qui ne dort jamais.
Pensez que lorsque vous vivez dans le présent vous vivez dans l’amour !
Appliquez-vous à chaque heure du jour !
Lorsque vous parlez avec un être, parlez avec lui seul, et écoutez-le. Lorsque
vous nouez votre cravate, nouez votre cravate ! Ne pensez pas au rendez-vous
qui vient, au coup de fil que vous venez de donner ! Et le Sablier de Dieu
vous abandonnera aisément son sable éternel : parce que lorsque vous êtes
présent dans ce que vous faites, votre petit moi, plein de doute et de haine, se
tait, et Dieu se met à parler.
— Je veux bien, mais comment vivre dans le pré-
C’est ce chemin plus court que préféra le millionnaire, car il savait son jeune
disciple affamé.
À la hauteur de la fontaine, ils virent venir dans leur direction un homme fort
corpulent d’une soixantaine d’années, monsieur Kluge, portant comme tout le
monde la tunique brune et la coupe des lieux, c’est-à-dire le crâne rasé d’un
côté. Il était en nage, s’épongeait constamment le visage avec un mouchoir.
Ou était-ce pour dissimuler son appendice nasal vraiment proéminent ?
Monsieur Kluge avait-il deviné ses pensées ? Il faut dire que ce ne devait pas
être la première fois qu’il pro-voquait semblable réaction, car son nez était
tout sauf banal.
— Oups...
Le jeune homme se rembrunit, pas seulement parce que le moine venait de lui
faire gentiment la leçon, mais parce qu’il comprenait subitement que, si la
jeune coiffeuse avait deviné ses pensées, et lui les siennes, ce n’était
probablement pas parce qu’ils avaient des affinités, promesse de grande
complicité amoureuse : c’était monnaie courante au Monastère !
— Il faut agir comme si les autres pouvaient constamment lire nos pensées.
Parce que, en vérité, ils le peuvent. Intérieurement, intuitivement, ils savent
vos sentiments à leur endroit, même si vos paroles sont des tombeaux
blanchis : ils sentent la putréfaction de vos pensées. Même l’hypocrite le plus
habile est déjoué par le temps, car ses pensées le trahissent. Vous n’avez
jamais observé que, lorsque vous pensiez du mal de quelqu’un ou lorsque
vous parliez en mal de lui en son absence, lorsque vous le rencontrez ensuite,
et même si vous vous montrez extérieurement amical, il y a un malaise ou,
encore, la personne se met carrément à vous critiquer, à vous faire des
reproches... comme si elle avait entendu tout le mal que vous avez pensé
silencieusement ou dit d’elle dans son dos ? Et si vous vous mentez à vous-
même, vous la trouvez injuste, vous la trouvez cruelle, alors qu’elle n’est que
le miroir des pensées que vous avez eues pour elle. C’est la vieille loi de la
semence. Le mal que l’on pense nous revient autant que celui que l’on cause,
même si on le pense dans le plus grand secret.
— Mais contrôler nos pensées ? C’est plus facile à dire qu’à faire.
Non seulement est-ce inutile, mais je ne vais par là que propager la haine, que
perpétuer la guerre. Et même si cette personne m’a fait du tort, si elle m’a
calomnié, je ne chercherai pas réparation, je ne lui jetterai pas la première
pierre, ni la dernière, car si elle a ainsi médit de moi, c’est qu’elle est
malheureuse, c’est qu’elle est igno-rante des lois spirituelles ! Ce dont a
besoin cette personne, ce n’est pas ma banale vengeance, c’est cette
nourriture que, hélas, elle n’a probablement jamais connue : la bienveillance,
l’amour. » Non, ne jetez pas aux autres des souliers noirs, en espérant qu’à la
fin de la journée leur coffre sera rempli de souliers bruns ! Ne jetez aux autres
que les souliers les meilleurs, car c’est aussi une règle pour faire de votre
journée un chef-d’œuvre ! Car si vous jetez à l’autre un soulier noir, vous
vous créez une dette, vous alourdissez votre pas, vous allongez le voyage qui
vous mène à la perfection. Soumettez-vous patiemment à cette ascèse
difficile, jour après jour, et voyez combien elle est profitable, car l’absence de
médisance fait de vous un véritable soleil vers lequel tous les êtres sont
irrésistiblement attirés ! Et même si vous le fuyez, le succès vous poursuivra.
Il y avait sur l’un des murs de la cour une immense horloge ancienne, avec de
grandes aiguilles et les heures indiquées en chiffres romains. Le millionnaire
y jeta alors un coup d’œil.
— En conscience ?
— Oui, mettez votre esprit dans chaque bouchée, et chaque bouchée nourrira
votre esprit. Et elle nourrira aussi bien mieux votre corps, car vous mangerez
moins et vous digérerez mieux.
Il faut dire qu’il avait pour ainsi dire tout oublié, qu’il était tombé dans un
véritable état second lorsqu’il avait aperçu à la table, juste devant lui... la
ravissante Cecilia !
Lorsqu’il vit que son jeune disciple avait ignoré sa consigne, le millionnaire,
au lieu de lui adresser un reproche – ce qu’il ne pouvait faire, du reste, car il
était lui aussi tenu de respecter le silence à table ! – s’empressa de vider la
moitié de son assiette dans celle de son protégé.
Juste à temps, car le préfet de discipline, un homme d’une cinquantaine
d’années grand et maigre qui portait de petites lunettes cerclées d’or
soutenues par un nez aquilin, arrivait justement près du jeune homme.
Il n’avait rien vu, et pourtant il esquissa une moue, qui avait l’air de dire qu’il
se doutait de ce qui venait de se passer. Ne fut-ce pas pour cela qu’il jeta un
regard interrogateur en direction de l’assiette du millionnaire, déjà à moitié
vide alors que celui-ci avait la réputation de manger à la vitesse d’une tortue :
il disait d’ailleurs que c’était une des raisons pour lesquelles il pensait à la
vitesse d’une gazelle !
Mais enfin, le préfet passa son chemin, et le jeune homme eut un soupir de
soulagement, se tourna vers le millionnaire qui lui décocha un clin d’œil
complice.
Et le jeune homme pensa alors à quel point il était bien en compagnie du vieil
homme qui, non seulement l’instruisait patiemment, mais le tirait d’embarras
lorsqu’il commettait un faux pas.
La table où il avait pris place était une vieille table de bois, rustique, qui
pouvait asseoir une bonne trentaine de personnes, et c’était à peu près le
nombre de convives qui y étaient installés. Il y avait surtout des hommes,
mais tout de même sept ou huit femmes, pour la plupart beaucoup moins
jeunes que Cecilia, qui était de loin la plus jolie. Ce qui lui valait l’attention
des hommes autour d’elle, parmi lesquels Speedo, qui malgré son nom
respectait bien la consigne et mangeait fort lentement.
Lorsque le jeune homme croisa son regard, et surtout lorsqu’il revit son nez à
la Cyrano de Bergerac, il préféra tout de suite se détourner de crainte que ne
jaillisse à nouveau dans son esprit encore indiscipliné quelque réflexion
désobligeante ou, pire encore, un fou rire qui serait sans doute mal accueilli à
ce repas absolument silencieux.
Mieux valait se concentrer discrètement sur Cecilia, qui avait retiré son
unique bague, ou plutôt un jonc en or, pour manger car, pratique singulière
qui ne semblait pas réprouvée au Monastère des millionnaires, malgré la
présence d’ustensiles, elle mangeait avec ses doigts. Fort lentement du reste.
Si lentement à la vérité que ce ne semblait pas seulement pour obéir à la
consigne du Monastère mais plutôt par manque d’appétit.
Le jeune homme ne voulait pas trop lui montrer son admiration, mais chaque
fois qu’elle détournait les yeux ou regardait dans une autre direction, il la
contemplait. Une pensée, ou plutôt une image se dessina dans son esprit. Il se
voyait prenant ses mains admirables, ses mains aux doigts presque trop longs,
comme ceux d’une musicienne, et l’attirant vers lui, et posant ses lèvres sur
les siennes.
Speedo, qui mangeait avec une lenteur étudiée, parut comprendre le petit
manège et plissa les lèvres avec une certaine déception.
Éloigné de son bol de riz par l’insipidité qu’il continuait d’y trouver malgré
son application de néophyte, il pensait à Cecilia, si près de lui, si loin de lui.
Et cette fois-ci, c’était une image moins chaste qui s’élevait dans son esprit. Il
s’imaginait seul avec elle dans une chambre au bord de la mer, au coucher du
soleil : elle le regardait fixement dans les yeux, avec assurance, avec
provocation presque, puis elle laissait tomber les fines bretelles de sa robe de
toile, et il pouvait apercevoir ses seins délicats et blancs, lumières irrésistibles
sur sa peau bien bronzée.
Il leva les yeux vers elle, et il éprouva un choc : Cecilia s’était mise à pleurer.
Avait-elle vu sa pensée, et le trouvait-elle grossier, ou simplement banal,
comme la plupart des hommes si peu romantiques qui veulent qu’une femme
leur ouvre les bras avant d’ouvrir leur cœur ? Toujours est-il qu’elle quitta
bientôt la table sans même finir son plat de riz ou sa tasse de thé.
À la fin du repas – il ne mangea presque plus car il avait perdu l’appétit d’un
seul coup –, il eut une petite lueur d’espoir. Peut-être avait-il un moyen de se
rattraper aux yeux de la coiffeuse : elle avait oublié son jonc sur la table et il
put le récupérer avant de quitter le réfectoire.
Son premier soin aurait sans doute été de courir à la Salle des cheveux
immédiatement après le repas, si le millionnaire ne lui avait pas réservé
d’autres tâches, et surtout d’autres découvertes, bien mystérieuses, à la vérité.
méditer.
Un autre regardait fixement, sans cligner des yeux, la flamme dorée d’une
chandelle.
Il y avait aussi un homme debout devant un lutrin sur lequel était posé un
immense livre à belle reliure de cuir. Lorsque le jeune homme – impressionné
par l’atmosphère des lieux qui sentait l’encens – passa à côté de lui, il posa sa
plume et quitta précipitamment la Salle.
Surpris, et comme sceptique, le jeune homme, après avoir pris soin de vérifier
que le moine quittait bel et bien la Salle, osa feuilleter le grand livre. Et en
effet, page après page, il y avait simplement écrit en caractères variables,
mais tous de sa main, le mot Dieu. Une présence mysté-
Mal à l’aise, troublé, le jeune homme tourna vers son maître à penser des
yeux interrogateurs :
— Il dit que c’est la gymnastique du ciel, que rien d’autre n’a d’importance.
À moins que ce ne fût le jeune homme qui fût encore trop novice dans cet art
subtil pour pouvoir déchiffrer la pensée d’un homme aussi impénétrable que
le millionnaire !
Bon...
— Une fois par jour, on lui monte un peu de lait et de miel, un litre d’eau et
sept amandes.
— Sept amandes ?
— Oui. Pas une de plus, pas une de moins. C’est son souhait. Et des oiseaux
lui apportent parfois à manger.
— Des oiseaux ?
— Étonnant.
— En effet. Quand il est arrivé ici, il y a trois ans, il valait trois cent
cinquante millions. Il est reparti le jour même de son arrivée : on a cru qu’on
ne le reverrait jamais et qu’il ne s’était pas plu. Aussi, tout le monde a-t-il été
étonné lorsque, un mois plus tard, il est revenu avec un don de dix millions au
Monastère pour ses frais de séjour.
— En effet, admit le jeune homme fort troublé par tout ce qu’il découvrait.
Un oiseau arriva alors vers lui avec une sauterelle dans son bec, la posa à ses
pieds. Aussitôt l’ascète ouvrit les yeux, vit l’insecte, le prit et le croqua
goulûment, si bien qu’un peu de son jus coula sur son menton barbu comme
le reste de son visage.
homme.
faut-il trouver celui qui nous convient. Vous, qu’est-ce qui vous attire dans la
Salle de méditation ?
De qui parlait-il ?
Elle jeta un regard en direction du jeune homme pour le jauger, puis ouvrit
tout à fait la porte. Le jeune homme découvrit alors qu’elle était naine. Une
pensée désobligeante lui vint, malgré les objurgations du millionnaire au sujet
de la médisance.
— Il y a un problème ?
personnes, expliqua-t-elle.
Encore hésitante, elle rouvrit néanmoins sa porte et les introduisit dans ce qui
était en réalité sa modeste demeure, où elle passait le plus clair de son temps,
en véritable recluse qui ne se mêlait guère à la vie des autres pensionnaires, et
ne faisait qu’une fois par semaine, dans les jardins du Monastère, une brève
promenade de douze minutes, persuadée qu’elle devait à sa volontaire paresse
physique ses surprenants dons de voyance.
Elle invita ses visiteurs à s’asseoir au salon à une table à café circulaire
forcément basse, sur des chaises qui, cependant, étaient de taille normale et
visiblement prévues pour ses visiteurs. Elle s’assit pour sa part dans un
fauteuil adapté à sa taille. Elle portait la tunique brune des pensionnaires,
mais au lieu de sandales, des pantoufles de fourrure noire, sans doute en
vison, et sur ses épaules un châle de laine rose, car son inactivité la rendait
frileuse.
millionnaire qui tentait de réparer les pots cassés par son jeune disciple.
— Mon ami veut savoir quelle voie il doit suivre pour progresser rapidement.
— Épouser une naine ! dit du tac au tac la voyante, et elle rit très fort de sa
propre plaisanterie.
Le jeune homme rit aussi, mais pas de très bon cœur, et jeta un regard inquiet
vers son mentor.
— Votre main. Elle vous demande votre main. Elle lit dans les lignes de la
main.
— Ah bon, je vois...
Sans rien dire, elle se leva, se dirigea vers un vieille armoire de bois à double
porte dont elle ouvrit celle de droite. Elle en tira un coffret métallique serti de
pierres précieuses de différentes couleurs qu’elle posa sur la table devant le
jeune homme.
— Voilà, dit-elle, c’est ce que les lignes de votre main m’ont dit.
L’émotion du millionnaire n’avait pas diminué, mais elle n’était pas assez
grande pour l’empêcher de suggérer au jeune homme :
— Allez, essayez-le.
Le jeune homme ne comprit pas trop pourquoi. Avait-il commis une bourde
ou avait-il l’air vraiment ridicule ainsi coiffé de ce casque inorthodoxe ?
— À l’envers ?
— Mais c’est justement grâce à cette médaille que vous allez commencer à
voir vraiment !
Le jeune homme n’en pensa pas moins qu’il devait avoir l’air ridicule et il
retira le diadème.
Une fois qu’ils eurent quitté la naine, sans manquer bien entendu de la
remercier, le millionnaire entraîna le jeune homme hors de la Salle de
méditation. Il l’invita à s’asseoir sur un banc de la cour intérieure. Il tenait le
diadème, l’examinait, et enfin il dit :
— Si vous avez de la difficulté avec vos locataires, c’est que votre esprit est
distrait.
— Non, je vous le répète, c’est parce que votre esprit est distrait, il n’est pas
suffisamment établi dans le calme de sa véritable nature. S’il l’était, chaque
appel de locataire deviendrait pour vous ce qu’il est au fond et que vous ne
voyez pas encore : une simple information qui vous est communiquée et qui
doit être traitée stoïquement. Oui, lorsque votre esprit se sera débarrassé de sa
distraction fondamentale, les appels des locataires, qui actuellement vous
tuent, ne laisseront plus de trace en vous, parce que votre réaction sera
parfaite, parce que vous ne les verrez que comme de simples occasions de
manifester votre ingéniosité, votre logique et surtout votre amour, de toutes
les qualités la plus haute. Alors vous verrez vos locataires sous un jour
nouveau : ils ne sont pas vos ennemis, ils n’ont jamais été vos ennemis,
seulement vous ne vous en rendiez pas compte. Ils sont vos partenaires, ils
vous enrichissent : vous devez en échange les servir aussi bien que s’ils
étaient vos frères et vos sœurs. Et si parfois vos locataires ont de réels travers,
de réels torts, rappelez-vous ce que saint Paul disait de l’Amour.
reuse, pensa le jeune homme, car il avait atteint avec ses locataires un état
d’irritabilité extrême : il ne supportait plus rien, pas la moindre contrariété,
pas la moindre exi-gence.
— Hum, je vois...
étrange et on aurait dit que son regard s’attendrissait, que quelque nostalgie le
gagnait.
— C’est grâce à ce Diadème des cyclopes que je suis devenu ce que je suis et
ça me touche que madame Delphes ait cru bon de vous le remettre comme
instrument de progrès intérieur, car jusqu’à maintenant elle ne l’a proposé à
aucun autre chercheur spirituel.
— Voilà ce que vous devez faire, lui enseigna alors le millionnaire. Aussi
souvent, aussi longtemps que vous pouvez, portez ce diadème. Et fixez vos
yeux sur la médaille tout en étant attentif à votre respiration que vous voudrez
ample et profonde comme la mer. Au début, ce sera difficile, votre esprit, qui
est encore jeune, voudra s’échapper, s’évader comme un cheval sauvage dans
les vertes prairies du monde. Mais persévérez, c’est la clé, la simple clé, en ce
domaine comme en toute chose.
médaille entre ses yeux et, contrairement à ce qui s’était passé chez madame
Delphes, il sentit alors une étrange attirance, comme si la médaille l’appelait
vers un ailleurs mystérieux, vers une nouvelle version de lui-même, à la fois
lointaine et proche, séparée seulement de lui par le déclic spontané de
l’illumination.
C’est la chose la plus importante que vous puissiez faire, alors c’est celle que
vous devez faire en premier. Les autres choses peuvent attendre.
Où le jeune homme
revoit la coiffeuse
Il porta avec une aisance plus ou moins grande le diadème jusqu’à la Salle
des cheveux, s’inquiétant de la réaction des autres moines, qui pourtant ne
semblaient pas trop se préoccuper de lui. Tout le monde était un peu bizarre
au Monastère. Ou habitué à voir des choses inha-bituelles.
Lorsqu’il arriva à la Salle des cheveux, pourtant, il préféra le retirer et le
remettre dans son coffret, par crainte du ridicule, juste à temps en fait car un
client sortait, le côté gauche du crâne fraîchement rasé, l’air un peu atterré de
s’être laissé ainsi défigurer, même par des mains aussi élégantes et expertes
que celles de Cecilia.
Le jeune homme put voir son reflet dans le miroir et fut d’abord fort surpris.
Elle avait quelque chose de changé : elle avait recouvré comme par miracle
sa chevelure, pour être plus précis la partie gauche de sa chevelure. Portait-
elle une perruque ou une demi-perruque, si du moins la chose existait ? Il
nota qu’une aura de tristesse entourait son visage, ce qui ne l’étonna pas. Il
devait bien y avoir une raison pour laquelle elle avait subitement quitté en
pleurs le réfectoire. Mais cette tristesse n’ôtait rien à sa beauté, à la vérité elle
semblait la magnifier, lui donner une profondeur.
— Vous m’avez fait peur... Depuis que je séjourne ici, je suis si absorbée par
la moindre tâche que j’explose lorsqu’on m’en tire...
— Non, non, dit-elle cependant qu’un large sourire illuminait son visage.
— Un diadème.
— Pour moi ?
— Est-ce que je peux le voir ? fit-elle avec une curiosité toute naturelle.
Elle le posa sur sa tête mais fit la même erreur que le jeune homme un peu
plus tôt.
— Vous permettez ?
Elle haussa les épaules, plissa ses jolies lèvres et elle se laissa faire, et ce fut
un instant magique pour le jeune homme. Il retira délicatement le diadème et
le replaça comme il devait être, médaille de méditation devant.
— Bizarre...
dubitatif.
Et elle préféra retirer le diadème, le rendit au jeune homme qui le remit dans
le coffret, et qui resta un instant sans rien dire, ayant oublié la raison de sa
visite.
— Ah oui, j’oubliais, je... vous avez oublié votre jonc sur la table, je vous l’ai
rapporté...
même temps qu’il en retirait le jonc d’or, il prenait le caillou blanc, tendait
l’un et l’autre vers la coiffeuse qui s’étonna, plutôt charmée à la vérité :
gamin ?
— Non, c’est ce type bizarre vivant sur la colonne qui me l’a jeté tout à
l’heure...
Tout de suite il voulut se rattraper, mais il n’en eut pas le temps, car Cecilia
dit rêveusement ;
Et juste en prononçant ces mots, elle eut un mouvement de recul, une sorte de
frisson. Le jeune homme ne venait-il pas de la couronner d’un diadème et de
lui donner une bague, faisant pour ainsi dire d’elle une reine ?
Lui aussi eut la même pensée, ou peut-être, comme il semblait l’avoir fait à
quelques reprises déjà, lut-il celle qui venait de traverser avec fulgurance
l’esprit de la coiffeuse. N’était-ce pas une coïncidence trop grande pour être
une simple coïncidence ?
Comme pour faire diversion, Cecilia prit le jonc, et le jeune homme remit le
caillou blanc dans sa poche, et ils restèrent silencieux, comme incapables
d’ajouter quoi que ce soit.
— De rien...
À la sortie de la Salle des cheveux, ce fut plus fort que lui, le jeune homme
s’attarda un instant dans le corridor, tout près de la porte. Et il entendit la
coiffeuse dire, d’une voix éplorée :
Mais laquelle ?
Pourtant, malgré sa déception, un peu d’espoir lui-sait dans son cœur : cette
boule de papier que l’homme sur sa colonne avait lancée à Cecilia ne brillait-
elle pas d’une promesse glorieuse, celle que le prochain homme ferait d’elle
une reine ? Si c’était le cas, c’est qu’elle fini-rait par se séparer
définitivement de cet homme qui ne semblait bon qu’à lui arracher des
larmes...
Et le prochain homme qui ferait d’elle une reine, n’était-ce pas lui, puisqu’il
venait symboliquement de la couronner ?...
Enfin, tout se brouilla dans son esprit, et il pensa bientôt que s’il voulait
trouver quelque repos, il devait tenir la promesse faite à son mentor.
immense, qu’il pouvait embrasser en totalité, car il était fort haut, et en fait au
bord d’une falaise. Il y avait un banc unique où il s’assit pour méditer,
s’efforçant de suivre à la lettre les instructions de son mentor.
Garder les yeux bien fixés sur la médaille, centrer son esprit sur sa
respiration.
Mais au bout de trente secondes, sans s’en rendre compte, il se mit à penser à
autre chose.
Comme elle avait été forte, comme elle avait été noble de lui cacher ce
terrible secret, pour ne pas le détruire...
Puis il se ressaisit en réalisant que son esprit lui avait déjà désobéi, s’était
échappé, comme le lui avait prédit le millionnaire. Maintenant, il devait le
ramener à sa tâche, à cette médaille mystique qui avait conduit son mentor à
l’illumination...
Son deuxième essai fut bien plus fructueux. Il avait de toute évidence des
dispositions, ou la voyante naine avait vu juste et lui avait recommandé, avec
le Diadème des cyclopes, l’instrument le mieux adapté à sa constitu-tion
secrète, le plus propice à le conduire à un rapide progrès intérieur.
le Temps véritable
Trois minutes plus tard, alors que le jour se levait à peine, le jeune homme,
qui n’avait même pas eu le temps de peigner la moitié des cheveux qui lui
restaient, tentait maladroitement, entre deux bâillements coupables d’imiter
son mentor. Ce dernier exécutait d’élégantes salutations au soleil, cette
succession simple et pourtant puissante de douze positions par laquelle tout
yogi digne de ce nom entreprend sa journée.
Et aussi quelle résistance, car déjà à la dixième salutation, lui-même, qui était
beaucoup plus jeune que son professeur, suait à grosses gouttes et courait
après son souffle.
Et il lui fallut toute son énergie – et aussi tout son orgueil – pour se rendre à
la vingt-quatrième salutation au soleil, après quoi le millionnaire, encore frais
comme une rose, et pas plus épuisé que s’il venait de prendre le thé – ou un
Coca léger ! –, ordonna à son jeune disciple de s’étendre au sol, sur un des
deux tapis de Turquie qu’il avait pris soin d’emporter pour leur gymnastique
matinale.
Le jeune homme n’eut pas à se faire prier, car il était exténué. Mais surtout –
et cette sensation était pour lui aussi nouvelle qu’agréable – il avait
l’impression d’être un véritable chiffon tant ses muscles étaient détendus, tant
il se sentait libéré de toute tension.
— Oui, mais elle n’a de morbide que le nom. Car, en fait, c’est la position de
la Vie. Mais pas de la vie ordinaire dans laquelle la plupart des gens
s’étourdissent.
Non, plutôt de la vie secrète de l’esprit. Cette position est le vaisseau simple
et pourtant puissant qui vous aidera à arrêter le temps ordinaire pour entrer
dans le Temps véritable, et pour vivre enfin dans le présent, là où la Grande
Aventure de la Vie commence. Alors, vous deviendrez conscient de chaque
partie de votre corps, de chacune de vos pensées. L’énergie circulera si
librement, avec tant d’abondance en vous que tout vous amusera, tout vous
paraîtra un jeu : vous deviendrez l’Acteur de votre propre vie, vous vivrez le
Détachement sans lequel la plupart des gens se brisent dans les inévitables
tempêtes de la vie.
Il n’avait plus aucun souci ; pendant quelques secondes, il avait tout oublié, la
mort de son père, ses ennuis à répétition avec ses locataires, sa déception
avec Sophie, son roman inachevé, tout...
— Alors ?
venu !
C’étaient de ces souliers classiques, de style anglais, fort robustes avec, sur le
dessus, deux demi-lunes toutes percées de petites rangées de trous. Quel beau
travail !
pensa-t-il. L’artisan qui les a fabriqués l’a fait de toute évidence avec amour.
Et il se promit intérieurement : il ne faut pas que je gâche cet effet admirable.
Il faut que mon travail soit à la hauteur de celui de cet artisan, que je redonne
à ces souliers tout le lustre qu’ils méritent.
Ce faisant, il ne manqua pas de vérifier qu’il n’avait pas mis de cire sur les
lacets ou les semelles, crime détestable, et, satisfait de son examen, il résolut
de passer au polissage.
Pendant qu’il s’y livrait, presque aussi absorbé qu’un génie dans son ultime
chef-d’œuvre, quelque chose de curieux se produisit en lui. Il eut peur tout à
coup. En fait, c’était pire que de la peur, c’était une sorte d’effroi, si vif qu’il
se redressa subitement, les yeux brillants, les sourcils arqués. Il jeta même la
brosse sur l’établi comme s’il se fut agi d’un objet maléfique.
— Depuis cinq minutes ? Vous voulez dire que j’ai passé dix minutes à cirer
ces souliers ?
— Oui.
— C’est votre petit moi, auquel vous êtes habitué, auquel vous êtes attaché,
qui a pris peur, parce que vous avez pris congé de lui pendant quelques
minutes.
— En tout cas, à un moment, j’ai pensé que j’étais en train de devenir fou.
— Vous étiez en train de devenir sage ! Parce que les minutes pendant
lesquelles vous avez oublié que vous existiez, pendant lesquelles vous êtes
devenu seulement un cireur de soulier, et rien d’autre, vous êtes entré dans le
Temps véritable, et ces minutes vous donnent votre âge réel.
Il y a des êtres qui passent leur vie entière dans cet état. Eux sont vraiment
âgés, eux ont vraiment de l’expé-
rience, ce sont de vieilles âmes. Ce qu’ils font n’est pas comme ce que fait
l’homme ordinaire, ce qui sort de leurs mains traverse l’épreuve du temps,
justement parce que ça a été fait hors du temps. Comme la Joconde de da
Vinci.
— Je m’en doutais.
— Ce soir, dit le millionnaire, ce sera votre première réunion à la Salle de
guérison. C’est à vingt heures. Soyez à l’heure.
10
la Salle de guérison
À vingt heures pile, le jeune homme entrait avec émotion dans la Salle de
guérison. C’était une vaste pièce circulaire, sans fenêtre, gardée par neuf
caryatides dont la tête soutenait une architrave de pierre sur laquelle des
caractères étaient gravés dans une langue inconnue du jeune homme.
Fort haut, le plafond était décoré par une grande rosace qui surplombait, au
centre de la pièce, une table de granit noir ronde et basse, autour de laquelle
une douzaine de participants étaient assis, à la manière des moines
bouddhistes, c’est-à-dire en position du diamant.
Celui-là, il fallait qu’il évite son regard ! Il fallait surtout qu’il évite de laisser
ses yeux s’attarder sur son nez et qu’il n’ait pas à son endroit de pensées
désobligeantes. Mais en même temps il ne fallait pas, bien sûr, qu’il pense
trop qu’il ne lui fallait pas penser à... Enfin, c’était un peu compliqué, ces lois
psychologiques, un peu compliqué et un peu drôle à la fin, à telle enseigne
qu’il sentit naître en lui un fou rire qui serait sans doute fort mal reçu par
cette assemblée solennelle. Mais il parvint à le contenir, se mordit les lèvres,
se concentra sur Cecilia qu’on avait assise à côté de lui et qui l’accueil-lit
avec un sourire.
Le signe qu’elle était faite pour lui, et lui pour elle, même si, il est vrai, elle
sortait d’une liaison ?
Restait que, pour le moment, elle était si près de lui qu’il pouvait respirer
avec frémissement son parfum, admirer la perfection de son profil en se
tournant subrep-ticement vers elle.
En fait, personne ne parlait et le jeune homme était bien trop timide pour
déroger à ce qui semblait la règle à cette réunion.
Le granit noir était si lisse qu’on aurait dit un lac, un lac qui aurait eut une
vie. Oui, car sous sa surface lisse, un ciel semblait emprisonné, avec des
nuages de formes diverses et mobiles, et le jeune homme, troublé, préféra
s’en détourner. Son extrême timidité ou ses longues heures de méditation
avec le Diadème des cyclopes avaient-elles déréglé à son insu son esprit, lui
donnaient-elles des hallucinations ?
Comme il était encore néophyte dans l’art subtil et fécond des rencontres
silencieuses, il chercha une diversion en regardant les caryatides qui, à
l’instar de la table, semblaient elles aussi vivantes. On aurait même dit
qu’elles lui rendaient son regard, qu’elles esquissaient un sourire, à moins
qu’elles ne fussent en train de se moquer de lui ! Elles étaient belles en tout
cas, fort nobles avec leur nez droit et fin, leur front haut, leurs lèvres bien
dessinées, les plis parfaitement alignés de leur toge.
Petit à petit, le jeune homme s’habitua au silence de l’assemblée, commença
même, à son propre étonnement, à le goûter.
— À toi Speedo...
— Je suis sûr que vous êtes capable de trouver, insista le millionnaire, si vous
faites un petit effort. La réponse réside en vous aussi assurément que
l’amande dans son écale. Mais peut-être préférez-vous ne pas la connaître ?
— Mais puisque je vous la demande !
ensemble le traitement pour notre frère. Que chacun à l’instant lui envoie sa
lumière pour que disparaisse la boue sur le joyau de son cœur, qui lui cache
cette vérité qu’il a simplement oubliée.
On aurait dit de petits obus, ou de petites barques, en fait elles avaient des
formes diverses, et le jeune homme, les yeux arrondis de stupeur, se rendit
compte qu’il s’agissait de toute évidence des pensées des moines !
Des centaines de fois, il avait entendu dire ou lu que les pensées étaient
importantes, mais maintenant il s’apercevait qu’elles existaient réellement,
qu’elles étaient des choses, avaient une forme, une couleur aussi, puisque
certaines étaient jaunes, d’autres orangées, plusieurs roses, entre autres celles
qui partaient de la belle tête de Cecilia et allaient se réfugier dans celle de
Speedo.
Ce mystérieux traitement dura une longue minute, et tout à coup Speedo, qui
avait toujours eu l’air plutôt rigolo, se mit à pleurer à chaudes larmes, et ses
gémissements arrachèrent les moines de leur mystérieux exercice.
— Euh… oui ; la vérité, c’est que Dieu peut tout sauf rendre heureux un
homme égoïste.
— Admettre ses erreurs, comprendre ses fautes, est le premier pas de toute
transformation. Et dans votre cas, très cher Speedo, la clé de votre
transformation est simple : mettez les autres en premier. Que l’argent que
vous gagnez n’emplisse pas seulement votre compte en banque mais emplisse
aussi de joie le cœur de ceux qui vous entourent. Faites cela pendant un
temps et voyez la magnifique récolte dans votre vie !
Il avait hérité de son père une compagnie qui avait un chiffre d’affaires de
trente millions. Par diverses intrigues, il avait réussi à écarter son seul frère
de cette partie de l’héritage, plus vaste par ailleurs. Mais maintenant, d’une
manière, il le regrettait.
— Mystérieux, pas vraiment, car vous vivez la même chose que, justement,
vécut Damoclès il y a quelques milliers d’années.
D’abord réconciliez-vous avec votre frère, car si vous l’avez lésé, vous vous
êtes lésé du même coup, et le poids de cette injustice vous poursuivra toute
votre vie, même si la justice humaine ne vous a pas condamné : la justice de
Dieu, elle, voit tout et n’oublie rien. Et maintenant que vous comprenez
qu’avec le pouvoir, avec la richesse, viennent aussi les responsabilités et les
soucis, profitez-en. La vie vous a placé là, voilà où vous devez commencer à
philosopher, voilà le lieu idéal pour progresser, quoi que vous en pensiez.
Le jeune homme resta songeur. Il lui semblait que ces paroles s’adressaient
autant à lui qu’au moine à qui le millionnaire venait de parler. Lui aussi était
un peu comme Damoclès. Mais ses problèmes avec les locataires, les chèques
sans provision, les factures qui s’accumu-laient, tout cela, au fond, était une
occasion de tremper son caractère et de progresser.
11
— La vie a été plus que généreuse avec moi, débuta monsieur Kluge.
niable et pas seulement parce qu’il était assis sur une fortune considérable.
— J’ai épousé une femme admirable qui m’a donné trois beaux enfants. J’ai
toujours rêvé d’avoir un empire et je suis maintenant à la tête d’une
compagnie qui embauche cinquante mille employés. Mais la semaine passée,
je me suis rendu compte que je ne pouvais plus continuer, je...
Il se tut, pencha la tête, et le jeune homme, catastrophé par cet aveu, eut alors
une sorte d’hallucination : il voyait un homme pendu à un arbre. D’où lui
venait cette vision ? Était-ce ainsi que le fils de monsieur Kluge s’était
suicidé ?
Je voulais lui apprendre qu’il ne pouvait pas toujours dépendre de son père ou
de sa mère, qu’à trente-cinq ans il était temps de couper le cordon ombilical
et de voler de ses propres ailes. Eh bien, le cordon ombilical, il l’a coupé pour
de bon, parce que le lendemain de mon refus on l’a trouvé pendu à un arbre
dans le parc à côté de chez moi.
Le jeune homme, pour sa part, était traversé de frissons. La vision qu’il avait
eue un peu avant s’était avérée juste. Le fils de Kluge s’était effectivement
pendu.
Monsieur Kluge prit son courage à deux mains pour terminer sa confession :
— Et comme s’il voulait tourner le fer dans la plaie, comme s’il voulait me
punir, lui qui ne portait jamais que de vieux jeans et des t-shirts troués, il s’est
mis un costume et une cravate pour se pendre. Et maintenant, en plus, comme
si je n’avais pas assez de chagrin, ma femme veut me quitter, elle dit que
c’est moi qui ai tué mon fils...
— Quel était le jeu préféré de votre fils lorsqu’il avait six ans ?
— Je... je ne sais pas, admit-il avec une honte profonde : celle d’un père qui,
trop affairé à assurer leur avenir, n’a pas vu grandir ses enfants.
Non, il ne savait pas à quel jeu son fils de six ans s’occupait, mais il savait
maintenant tout le reste.
Car la question, inattendue, et qui ressemblait à ces koans grâce auxquels les
moines zen sidèrent commodé-
ment et parfois aussi illuminent leurs disciples, lui avait dessillé les yeux d’un
seul coup. Et la lumière nouvelle qui l’éblouissait l’emplissait d’un
douloureux regret.
— Oui, car la vie est longue. Et de même que le prophète Élie revint sous le
nom de Jésus, votre fils vous reviendra sous une autre forme, car les fils
invisibles de l’amour tissent entre les êtres des liens irrésistibles qui défient le
temps. Mais en attendant ces retrouvailles iné-
vitables et pourtant peut-être fort lointaines, comprenez que vous avez déjà
des fils innombrables : vos cinquante mille employés. Et à l’avenir, pour
éviter semblable malheur, rappelez-vous ce que je vous ai dit il y a vingt ans,
lorsque vous étiez comptable dans une banque...
— Il est vrai que je suis bavard et ce n’est pas mon moindre défaut. Mais ce
que je vous ai dit et que vous avez sans doute oublié, c’est que pour faire de
votre vie un chef-d’œuvre, il faut travailler certes, mais il faut aussi s’occuper
des êtres qui vous aiment : à chaque jour suffit sa peine.
D’autres autour de lui parurent comprendre et, sans que le millionnaire eût à
suggérer un traitement, de la tête de plusieurs moines se mirent à fuser des
pensées dorées et roses, qui tout de suite entourèrent le moine infortuné.
— Je sais ce qui m’est arrivé, j’ai été trop ambitieux, je ne me suis pas
occupé de moi, et j’ai perdu l’es-sentiel, qui est la santé.
— Je sais, je sais...
Orgueil bien explicable, il est vrai, car il arborait – du moins du côté de son
crâne qui n’avait pas été rasé – une magnifique chevelure encore fort
abondante pour un quadragénaire : il en cachait sans grand talent le vieillis-
sement avec une teinture imparfaitement appliquée.
— Frère, vous êtes conscient, puisque vous venez de nous l’avouer, que votre
amour excessif de l’argent n’est pas étranger à votre maladie ?
— Oui.
— Oui.
— Bien. Nous allons tenter d’appliquer le traitement. Mais avant, je veux que
chaque frère ici présent se rappelle la règle de notre ordre : tous pour un, un
pour tous, et surtout que chacun soit conscient qu’en voulant guérir la
maladie d’un frère il se peut qu’il la prenne en partie dans son corps. Que
ceux qui préfèrent se retirer le fassent maintenant.
En entendant cette invocation étrange, le jeune homme crut que son mentor,
qui décidément ne cesserait jamais de l’étonner, avait dit « abracadrabra »,
formule classique employée par la plupart des prestidigitateurs pendant leur
numéro. Il avait raison et il avait tort, comme le lui expliqua le millionnaire le
lendemain.
Abbadda kedhabbra était la formule araméenne dont avait sans doute été tiré
le populaire abracadabra.
le millionnaire, souhaitons de tout notre cœur que notre frère soit guéri de ce
cancer qui le ronge.
Alors à nouveau chacun ferma les yeux, chacun se concentra, et des pensées
de guérison se mirent à affluer vers le moine cancéreux, que le jeune homme
étonné voyait voyager de la tête des autres moines vers le moine malade, et
même si ce n’était pas la première fois qu’il assistait à ce singulier
phénomène, il ne pouvait s’empê-
cessa. Il avait été sans effet. En tout cas, le goitre du moine n’avait pas
diminué, et le jeune homme, qui restait sceptique malgré toute l’admiration
qu’il vouait au millionnaire, esquissa un petit sourire. Il se doutait bien au
fond que ça ne marcherait pas : le pouvoir des pensées avait ses limites !
Il se tourna vers Cecilia et haussa les épaules avec l’air de dire : il ne s’est
rien passé. Mais elle ne réagit pas, demeura absorbée dans ses pensées, et tout
de suite, il eut honte : il venait de réaliser qu’il avait à ce moment même
calomnié son vénéré mentor. Il pensa aussitôt : peut-être la guérison viendra-
t-elle plus tard, la tumeur ne peut pas fondre comme neige au soleil sous le
seul effet des pensées d’une dizaine de personnes, même infiniment
bienfaisantes !
Le millionnaire observait la scène. Il avait vu le beau bouquet de pensées
voler vainement vers le goitre disgra-cieux du moine. Le vieux philosophe ne
semblait pas pris de court, car après un moment de réflexion, il demanda :
Quel geste magique ! Quel contact divin ! Que de frémissements dans tout
son corps ! Elle lui prenait la main pour la première fois ! Pour la première
fois il touchait cet ange de beauté ! Il la laissa bien entendu examiner la petite
irritation sur son cou. Mais elle ne vit sans doute pas grand-chose, car une
bouffée extraordinaire de timidité le rendait du coup écarlate, et la rougeur du
cercle se confondait avec celle de tout son cou.
Il jeta un regard circulaire autour de la table de granit et vit alors que le seul
moine qui n’avait pas été affligé du cercle rouge dans son cou était Speedo.
— Hein ?
Les moines s’étaient spontanément tournés vers Speedo qui d’abord, dans un
geste instinctif, tenta de cacher son cou, mais ensuite retira sa main, honteux,
si bien que tout le monde put noter l’absence surprenante de cercle rouge.
Mais le jeune courtier releva bientôt la tête, animé d’un courage nouveau, et
dit :
Vaniteux, il portait toujours sur lui un petit miroir qu’il tira de sa poche pour
examiner son cou. Il était guéri ! Il se leva, embrassa le moine à sa gauche,
puis celui à sa droite. Le jeune homme était médusé. L’esprit humain avait
donc de si puissantes vertus ?
12
le Miroir de la Vérité
— Depuis deux ans, je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne réussis plus à avoir
de rôles. Enfin, pour dire la vérité, on m’offre encore des rôles, mais avant je
touchais un million par rôle, parfois plus, et maintenant tout ce que mon
agent peut décrocher, ce sont des petits rôles de soutien qui paient trois fois
rien.
En apprenant que Cecilia avait déjà gagné des millions, le jeune homme se
sentit minable tout à coup.
— C’est gentil, très gentil de votre part, mais il y a des gens qui ont besoin
d’argent plus que moi, et ça ne réglera pas mon problème. De l’argent, j’en
ai, en tout cas assez pour tenir pendant les vingt prochaines années, je n’ai
pour ainsi dire jamais dépensé ce que mes rôles m’ont rapporté, je vis encore
avec mon ancien budget de coiffeuse...
— Oui, en effet, ce... ce serait peut-être une bonne idée, convint la jeune
femme.
— Vous devriez peut-être tenter de sortir avec Bill Clinton, suggéra Speedo
avec un humour douteux.
stratagème et, en volant vers lui, lui fit encore échapper sa précieuses eau. «
Cette fois-ci, c’en est assez ! » vociféra l’homme qui maintenant comprenait
que le geste de son faucon n’était pas accidentel. Son stupide oiseau cherchait
juste à le contrarier. Bien funestement, car il le menaça alors de la sorte : « Si
tu recommences, je te tue ! » Contre toute attente, le faucon recommença,
mais cette fois-ci, comble de malheur, le chasseur échappa son gobelet entre
les roches et ne put le récupérer. Furieux, il mit à exécution sa menace et tua
son faucon désobéissant. Maintenant, il n’avait plus le choix. S’il ne voulait
pas mourir de soif, il devait trouver l’origine de la source.
Alors le chasseur comprit, bouleversé, que, du haut des airs, son fidèle faucon
avait vu le danger et avait tout simplement voulu l’avertir : il avait été prêt à
donner sa vie pour sauver la sienne. Fou de douleur, le chasseur réalisa alors
qu’il venait de tuer son meilleur ami.
— Les tentatives du chasseur pour trouver de l’eau, ce sont les efforts que
vous déployez dans votre carrière.
Et le faucon, lui, c’est votre moi supérieur, qui sait des choses que vous ne
savez pas, car il vole très haut dans le ciel. S’il s’obstine à renverser votre
gobelet, c’est souvent pour vous prévenir d’un danger, pour vous faire
comprendre que votre évolution doit emprunter un autre chemin. La
persévérance n’est ouvrière de bonheur que si elle vole sur les ailes de ce
noble faucon.
Il y eut un nouveau murmure dans la salle, car il était rare que le millionnaire
en vînt à cette extrémité.
Le millionnaire appuya alors sur le bouton doré devant lui, et alors le plafond
s’entrouvrit et un miroir ovale avec un contour doré, une sorte de psyché en
fait, en descendit fort lentement.
— Oui.
fique reflet de la jeune femme dans la glace, puis se tourna vers elle, haussa
un sourcil interrogateur. Mais au même moment, un son se fit entendre,
comme le froissement d’une robe ou le bruissement du vent dans la nuit.
Autour de l’image de la jeune femme dans le miroir apparut une fumée
blanche qui se divisa bientôt comme les couleurs de l’arc-en-ciel, et adopta le
contour puis la forme bien nette la plus inattendue du monde : un petit bébé
qui n’avait même pas un an, qui même, à la vérité, ressemblait à un fœtus !
Comme tous les autres moines, le jeune homme ne le savait pas. Mais il y
avait une chose qu’il savait ou en tout cas qu’il pressentait : ses chances de
conquérir un jour la belle actrice en difficulté étaient plus minces qu’elles
n’avaient jamais été.
13
Cette pensée était si horrible qu’elle lui coupa totalement l’appétit, même s’il
venait de se livrer avec le millionnaire à leur vigoureuse séance de
gymnastique matinale et qu’il avait accompli, avec un peu moins de difficulté
que la veille, ses vingt-quatre salutations au soleil.
Comme le jeune homme, il avait vu devant lui la chaise vide de Cecilia, tant
éprouvée la veille par la mystérieuse révélation du Miroir magique.
Il but pourtant un peu de thé, même s’il eût infiniment préféré son habituel
café bien tassé, mais le Monastère n’en servait pas, sous prétexte que ce
n’était pas bon pour les nerfs : or tout le monde était un peu là justement pour
soigner ses nerfs ou quelque autre ébranlement de son être.
Après ce repas qui n’en avait pas été un, le jeune homme ne put résister à la
tentation de retourner à la Salle de guérison. Il brûlait de savoir ce qui était
vraiment arrivé à Cecilia, la veille, pourquoi ce qu’elle avait vu dans le miroir
avait produit en elle semblable réaction.
Il retrouva sans peine la Salle de guérison. La chance était de son côté, car la
porte n’en était pas fermée à clé.
Il pénétra dans la pièce avec une certaine nervosité, conscient qu’il n’était
probablement pas autorisé à s’y trouver, et il lui sembla que les neuf
caryatides le regardaient avec réprobation.
Quelle déception !
Mais peut-être fallait-il une autorité particulière, un pouvoir dont seul un être
comme le millionnaire était investi, pour arriver à faire descendre le Miroir
de la Vérité.
Ni de bruissement singulier...
Nouvelle déception !
Car dans le miroir, au-dessus de sa tête, se précisait peu à peu la même forme
horrible qu’il avait entrevue quelques instants avant de faire sa chute dans
son appartement : le visage grimaçant de son beau-père qui semblait veiller
sur lui avec ses yeux luisants et cruels !
Une voix venait de répondre à sa question, mais elle ne semblait pas provenir
du miroir, mais bien plutôt de derrière lui. Il sursauta, se retourna : c’était le
millionnaire, qu’il n’avait pas du tout entendu venir.
— Et comme il est devenu une partie de votre être, vous non plus, vous ne
croyez pas en vous.
— C’est vous qui l’avez laissé entrer par la porte étroite de votre négligence.
Vous n’avez pas été assez vigilant, vous n’avez pas surveillé vos pensées
comme je vous l’ai tant de fois recommandé, mais vous avez des
circonstances atténuantes, vous étiez sans doute encore enfant lorsque votre
beau-père est devenu l’un de vos fantômes intimes.
— Un fantôme intime ?
monde, les pensées voyager de la tête des moines vers leur frère en détresse ?
— Euh… oui…
— Je le déteste !
Et comme il disait ces mots, la forme dans le miroir devenait plus brillante,
s’agitait comme si elle apprenait une bonne nouvelle, comme si on venait de
lui servir son plat préféré. Le jeune homme le nota, stupéfait : le millionnaire
avait raison. Ce dernier poursuivit :
Son pouvoir sur vous tenait à votre ignorance. Mais maintenant, vous savez
qui il est. Vous pouvez le chasser à tout jamais de votre vie.
— Comment ?
répéta :
Le millionnaire souriait.
fiques peuvent s’accrocher à votre moi invisible et vous entraîner dans leur
ronde infernale. Le meilleur gardien de nos pensées, c’est de vivre dans le
présent, qui est l’amour constant. Si vous vous efforcez de faire de chaque
heure, de chaque jour de votre vie un chef-d’œuvre, vous ne laissez pas de
place à ces fantômes néfastes. Et constamment votre volonté sera faite.
14
Où le jeune homme
revoit la coiffeuse
Debout devant le miroir, à côté de la vieille chaise qu’elle utilisait pour ses
clients, Cecilia, ciseau en main, coupait de grandes mèches de ses cheveux,
du côté de sa tête qui n’était pas encore rasé. Ce qui intrigua tout de suite le
jeune homme : puisqu’elle avait déjà un côté de la tête rasé, pourquoi rasait-
elle l’autre ? Elle avait le visage fort pâle, les yeux tristes.
— Non, non...
Il pensa d’abord lui demander pourquoi elle se coupait ainsi les cheveux,
mais il se ravisa : c’était indiscret, non ? Mais ne fallait-il pas expliquer sa
présence ?
Il baissa les yeux, vit les belles mèches de cheveux blonds sur la vieille
chaise de barbier. Que n’aurait-il pas donné pour mettre la main sur une de
ces mèches lumineuses ?
— Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que je peux vous faire
confiance… dit-elle.
Et elle ajouta :
— Eh bien, il y a trois ans, je suis tombée enceinte, et mon ami, enfin mon
ex-ami qui était aussi mon agent, a insisté pour que je me fasse... enfin, pour
que je ne garde pas l’enfant, parce que ce n’était pas le bon moment pour ma
carrière... et c’est cet enfant que j’ai vu hier dans le miroir magique, il... me
poursuit...
Le jeune homme comprenait ce qui lui était arrivé, pourquoi, depuis cette
date, sa carrière piétinait, pourquoi les rôles lui échappaient mystérieusement
: le fantôme intime de cet enfant la suivait partout, ombre fidèle et nocive,
affamée d’échecs et de refus, car ils nourrissaient commodément sa
culpabilité. Lorsqu’il le lui expliquerait, elle pourrait s’en libérer, et sa
carrière reprendrait.
Cecilia avait pris le rasoir, se le passa à quatre ou cinq reprises sur le crâne,
pour compléter le travail, puis se regarda dans le miroir et esquissa un sourire
à demi satisfait.
Choc pour le jeune homme, bien entendu. Elle par-tait, il ne la reverrait sans
doute jamais, à moins qu’il osât lui demander son numéro de téléphone...
Mais il la connaissait à peine, et puis elle gagnait des millions... Cela revenait
constamment le hanter, ravivait ses complexes de ne jamais avoir été rien
d’autre qu’un raté, en somme, et de ne pas être à la hauteur.
Cecilia se tourna alors vers le jeune homme dont le cœur se mit à palpiter.
S’était-elle aperçue de son larcin ?
Et en effet elle trouva bientôt ce qu’elle cherchait, une boîte à chapeau dont
elle tira une perruque blonde qu’elle passa aussitôt. Et le jeune homme alors
comprit pourquoi elle s’était rasé la tête.
Une pause, et c’étaient visiblement les derniers mots échangés entre eux, au
grand désespoir du jeune homme, mais tout à coup, d’une manière inespérée :
grand rôle ?
Elle griffonna son nom et son numéro de téléphone sur la première page
d’une petite tablette sur laquelle elle notait ses rendez-vous, la remit au jeune
homme. Et, à ce moment même, le cellulaire de Cecilia sonna. Elle le tira de
sa poche.
— Il faut que je vous laisse... Je vais attendre de vos nouvelles. Je compte sur
vous pour mon rôle pour un oscar, n’est-ce pas ?
— Oui, dit-il.
Et il se dirigea vers la porte, déçu, et le fut encore plus lorsque, bien malgré
lui, il entendit Cecilia dire, la voix brisée par l’émotion :
Il tira de sa poche la mèche de cheveux blonds, pensa que son mauvais sort
amoureux le poursuivait.
Malgré tout, arrivé à sa cellule, il remplaça, dans son pendentif, les cheveux
de Sophie par ceux de la jolie coiffeuse.
15
se séparent
Il se trouvait depuis de longues minutes (qui lui avaient paru fort brèves car il
progressait à grands pas dans la science de s’absorber dans le moment
présent) à l’intérieur de la Salle des souliers. Il devait en être à la troisième ou
quatrième paire. Il n’y voyait pas la mono-tonie qu’il y aurait trouvée avant.
Même, cette tâche, fort banale, et qu’il avait abhorrée, enfant, maintenant
l’enchantait.
rait plus que tout au monde, plus qu’écrire même, c’était simplement de se
trouver en présence du vieux millionnaire.
« âgé », au sens ésotérique où il le lui avait expliqué, parce qu’il avait amassé
dans sa vie plusieurs heures hors du temps.
Peut-être était-ce parce que ce qui comptait le plus pour le millionnaire c’était
la Vie, et qu’il était l’exemple parfait d’un homme qui avait fait de sa vie un
chef-d’œuvre, et que ces êtres rares exerçaient un attrait irré-
sistible sur ceux qui avaient la chance de les croiser sur leur chemin.
— Euh… oui…
Le jeune homme pensa qu’il lui proposerait sans doute du thé, comme les
autres fois, et il n’avait jamais aimé le thé.
Ayant bu la ciguë, Socrate rappela à ses amis, en une ultime directive, qui du
coup devenait pour la posté-
Ainsi était le millionnaire, son lointain disciple, qui rappela au jeune homme :
— Qui sait ?
Il pensa alors, non sans un certain amusement, que c’était la deuxième brosse
que son mentor lui offrait.
Bizarre tout de même ! Mais tout était bizarre chez cet homme, alors
pourquoi questionner ses méthodes ?
traient dans le petit appartement de la voyante, et, non sans une certaine
tristesse, le jeune homme lui remettait le Diadème des cyclopes.
— Je vais lire dans votre main une dernière fois, dit la naine.
poser sur la paume inquiète du jeune homme – on veut connaître son avenir
mais en même temps on le craint !
– qu’elle parut ahurie. On aurait dit qu’elle avait lu une chose terrible cachée
au détour de quelque ligne.
— Vous réussirez seulement lorsque vous ferez ce que Platon a fait lorsqu’il
a rencontré Socrate.
Et sur ces mots, sans donner d’explications, elle mit les deux hommes à la
porte, en prétextant quelque tâche urgente.
Mais tout de suite le jeune homme déplora cette pensée : il venait à nouveau
de tomber dans le piège de la médisance, contre lequel son mentor l’avait si
vivement prévenu.
— Vous seul pouvez le trouver, vous seul. Et vous le trouverez à coup sûr si
vous suivez cette règle que je vous ai donnée et qui doit gouverner toute votre
existence : faites de votre vie votre chef-d’œuvre, de votre chef-d’œuvre
votre vie !
— Je vais m’y efforcer, promit le jeune homme, qui serrait bien fort le coffre
de bois contenant la vieille brosse de son mentor. Et, vêtu comme à son
arrivée d’un simple jean et d’une chemise, mais le crâne à moitié rasé, il
embrassa une dernière fois le millionnaire.
— On doit partir maintenant, dit Speedo, qui était à nouveau son chauffeur.
16
s’accomplit
Lorsqu’il arriva chez lui, il se rendit compte qu’il avait omis de verrouiller la
porte à son départ. Il faut dire qu’il était parti vite et encore en état d’ébriété...
Son premier soin fut de faire le ménage. Le désordre dans lequel il avait vécu
jusque-là et dont il s’était toujours accommodé maintenant le hérissait.
Comment avait-il pu se laisser aller ainsi ? Pareil capharnaüm ne pouvait en
tout cas être compatible avec la consigne ultime du millionnaire de faire de sa
vie un chef-d’œuvre !
C’est en faisant ce grand ménage qu’il se rendit compte que sa lettre d’adieu
adressée à sa mère avait disparu.
Il eut une intuition et, presque au même moment, il revit le visage sombre à
l’œil unique de la voyante lorsqu’elle avait posé son regard sur sa paume.
Elle avait vu quelque chose de sinistre qu’elle avait préféré ne pas lui révéler.
Quelle catastrophe !
Quelle erreur stupide de sa part d’avoir laissé ainsi cette lettre d’adieu
derrière lui !
Il le retira prestement et, à son grand étonnement, se rendit compte qu’il n’y
avait plus la moindre trace de sa coupure sur la tempe, comme s’il ne s’était
jamais blessé. Mais c’est impossible, pensa-t-il, je n’ai pas pu guérir aussi
parfaitement en quelques jours seulement !
Et peut-être pas.
Pour ne pas penser à sa mère à qui il pensait à chaque seconde, pour tenter
d’oublier la terrible culpabilité qui le dévorait, il s’acheta un nouvel
ordinateur et se jeta dans son roman. Sa pensée était plus claire, il possédait
une nouvelle énergie, conséquences de sa pratique de la méditation et du
yoga.
Ou si c’étaient tous les éditeurs qui se trompaient, chose qui s’était déjà vue
et avait même mortifié les meilleurs auteurs.
Elle parut heureuse d’entendre sa voix, mais ne pouvait pas lui parler
longtemps, à peine trente secondes en fait, car elle était déjà en ligne. Elle lui
demanda néanmoins son numéro de téléphone, promettant : « Je te rappelle
dès que j’ai fini mon autre appel. »
« Vous réussirez seulement lorsque vous ferez ce que Platon a fait lorsqu’il a
rencontré Socrate. »
Il se reposa la question : qu’avait-elle voulu dire ?
Il fit des recherches sur Internet, tapa Platon et Socrate sur Google, mais ce
fut à la bibliothèque du quar-tier qu’il trouva enfin la solution.
Dans le livre de Diogène Laertius, Vie des philosophes illustres, il apprit que
le jeune Platon se destinait au métier de dramaturge, mais ayant rencontré
Socrate, il brûla la tragédie qu’il venait d’écrire et décida de se consacrer à la
philosophie.
Nouveau découragement.
Mais le surlendemain, en jouant par hasard avec le petit caillou blanc que lui
avait lancé l’homme sur sa colonne, il pensa qu’il devait se remettre à frotter
des souliers.
Comme il l’avait fait plusieurs jours avant avec la première brosse que lui
avait offerte le millionnaire.
Qui sait, elle lui donnerait peut-être la clé, d’autant que c’était une brosse
bien supérieure, car elle avait appartenu pendant des années au millionnaire et
vibrait encore de toute sa sagesse.
Il cira tous ses souliers, mais comme la réponse ne lui venait toujours pas, il
sortit comme un fou dans la rue et proposa à tous les passants qu’il croisait un
cirage gra-tuit.
Son crâne était rasé, mais son sourire était char-mant, ses joues bien roses,
son regard lumineux, si bien que plusieurs se prévalurent de cette surprenante
aubaine.
Sa bizarre intuition n’allait pas le décevoir, car il donnait le dernier coup de
brosse sur la septième paire de souliers lorsque la réponse jaillit enfin dans
son esprit, juste à temps du reste car il était sur le point de manquer de cire :
pour faire comme avait fait Platon à la suite de sa rencontre de Socrate, il
devait simplement… raconter la vie du millionnaire !
Non pas tant sa vie que les moments extraordinaires que lui-même avait
vécus en sa compagnie, et les enseignements que le millionnaire lui avait
généreusement transmis.
Il frotta encore une fois le caillou blanc qui l’avait si commodément inspiré.
Cette fois-ci, il fit florès, doublement à la vérité, car en un petit mois, il avait
vendu cent mille exemplaires.
Trois éditeurs, qui avaient d’ailleurs refusé son manuscrit pour cause de
nullité absolue, le trouvaient maintenant génial, ce qui prouve, s’il en était
besoin, qu’ils sont plus souvent des hommes de chiffres que des hommes de
lettres !
Il pensa à son mentor qui, au fond, lui avait tout donné, car il lui avait donné
le courage d’aller au bout de ses rêves, de devenir ce qu’il était. Comme il
aurait aimé le serrer dans ses bras ! Comme il aurait aimé lui crier sa
reconnaissance ! Mais il ne put le joindre ni au Monastère des millionnaires,
dont il se rappelait par extraordinaire le numéro, ni chez lui.
Il pensa aussi à sa mère. Quand elle se réveillerait enfin de son long coma,
comme elle serait heureuse d’apprendre que son fils, qui l’avait si longtemps
inquié-
Mais elle ne se réveilla jamais et, comme si la vie enle-vait d’une main au
jeune homme ce qu’elle lui avait donné de l’autre, il eut le triomphe bref, car
sa mère rendit l’âme le jour même où il touchait son chèque colossal !
N’était-ce pas une hallucination, en effet, que cet homme qui s’avançait vers
lui ?
N’était-ce pas une ombre qui venait de l’au-delà pour accueillir l’âme de sa
mère, qu’il retrouvait enfin après une trop longue séparation ?
Son odieux beau-père, pour supprimer en lui toute lueur d’espoir, lui avait
menti honteusement au sujet de son père.
Mais c’est parce qu’il le croyait mort que le jeune homme avait écrit cette
lettre d’adieu, et que sa mère était morte. En somme, c’était son horrible
beau-père qui avait tué sa mère !
Le jeune homme se tourna vers lui, et il comprit qu’il avait raison, car son
beau-père lui aussi avait vu son père, et son visage était défait par la honte et
la frayeur.
Le jeune homme se jeta sur lui, et malgré leur énorme différence de poids, il
parvint à le renverser et se mit à l’égorger.
Mais soudain il revit le visage du millionnaire qui lui disait : « Que votre vie
soit votre chef-d’œuvre, votre chef-d’œuvre votre vie ! »
Postface
À quelque temps de là, à son étonnement ravi, le jeune homme reçut un appel
de Cecilia, qui souhaitait le rencontrer. Elle lui donna rendez-vous dans un
restaurant. Il y arriva avec une demi-heure d’avance, elle avec une demi-
heure de retard, si bien qu’il était sur le point de partir lorsqu’il la vit enfin
apparaître, aussi belle que le premier jour.
Elle portait sa perruque blonde, lui avait les cheveux fort courts, mais cela lui
donnait un style à la Brad Pitt.
— Je suis un monstre.
— C’est vrai.
— J’ai lu la bonne nouvelle pour vous dans les journaux. Votre livre est un
best-seller. Je l’ai lu et je l’ai beaucoup aimé. Sauf peut-être quand vous
parlez de cette comédienne en chômage que le héros rencontre dans une
maison de repos pour millionnaires paumés.
— Ça ne vous a pas...
— Mais non, je vous taquine, je m’en fous... Mais quand même je trouve que
ça finit mal. Moi, j’ai pleuré.
Bref silence au cours duquel les deux jeunes gens échangèrent des regards
amusés.
— Et pour vous, reprit le jeune homme, est-ce que les choses se sont
replacées ?
— Pour le cinéma oui, c’est curieux, dès que j’ai compris que… enfin dès
que j’ai compris ce que j’avais vu dans le Miroir, j’ai commencé à recevoir
des offres.
Avec mon ami, ou plutôt mon ex-ami, qui a failli devenir à un moment donné
mon ex-ex-ami, enfin je me comprends, oui, enfin c’est moins brillant... je...
je l’aime encore...
— Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu vous revoir. Je ne peux
pas rester seule, j’ai peur de moi, de ce que je... Et rencontrer quelqu’un
d’autre, je ne peux pas, j’ai besoin d’un ami, d’une présence, et je me
demandais si… enfin au Monastère, il me semblait qu’il y avait entre nous
une sorte de…
Le premier mouvement du jeune homme, qu’il
N’avait-il pas compris que mieux valait trouver une femme vraiment libre, et
non pas attachée à son passé, et non pas encore enamourée de son ex, qui,
comme elle l’avait dit plaisamment – mais ce n’était pas vraiment drôle –,
deviendrait peut-être son ex-ex... ?
Bien sûr, son orgueil lui interdisait de dire oui, mais l’amour dont lui avait
parlé son vieux mentor...
Elle se pencha au-dessus de la table, vers lui, le prit par la tête et l’embrassa
sur la bouche, mais pas sensuel-lement, plutôt comme on embrasse un enfant.
Ou un ami.