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Grammaire et linguistique

1.1. Grammaire normative

La grammaire traditionnelle, celle que vous avez travaillée depuis l’école élémentaire, est « nor-
mative », c’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux normes. La démarche normative conduit à l’élaboration
d’une grammaire qui soit un ensemble de règles pour pouvoir bien parler, s’exprimer correctement,
sans faire de « fautes ». En tant qu’élève, apprendre la grammaire, c’est apprendre à reconnaître et à
appliquer les règles qui permettent de s’exprimer correctement, sans faire de fautes.
Ce qu’on appelle le français standard n’est en réalité qu’une variété de français parmi d’autres,
mais une variété strictement normée. À certaines époques, au XVIIe siècle notamment, des érudits ont
adopté cette démarche normative : leur objectif était de réguler la langue française, d’imposer les règles
du bien parler ; c’est encore aujourd’hui le rôle de l’Académie française (voir le blog « Dire, ne pas
dire » de l’Académie française). La norme du français est fixée par l’Académie ; c’est un artefact qui
privilégie un usage identifié au parler d’une région (Paris ou la Touraine) et aux milieux cultivés. En
conséquence, les usages qui s’écartent de la norme sont souvent dépréciés. La grammaire normative
veut enseigner le bon usage de la langue, et édicte des règles privilégiant un usage particulier. Cela
peut déboucher sur le purisme et l’élitisme.

1.2. Linguistique descriptive

Il y a aussi une autre façon de concevoir la grammaire, non pas comme un ensemble de règles à
valeur prescriptive, mais comme une construction intellectuelle à partir d’un matériau donné, le lan-
gage parlé et écrit. Cela invite aussi à opposer à la conception de la norme celle de normes langagières
qui varient suivant la situation.
Cette démarche correspond à celle des chercheurs en linguistique, qui ne cherchent pas à imposer
des règles, mais à comprendre comment fonctionne la langue française dans toute la diversité des
formes qu’elle prend. Ce qui intéresse le linguiste n’est pas ce qui est correct, mais ce qui est attesté,
ce qui existe. De ce point de vue, dire « ch’peux pas » n’est pas considéré comme une faute ou un
usage déviant par rapport à l’expression correcte qui est « je ne peux pas », mais comme une forme
dont il convient de rendre compte : pourquoi le ne de négation disparaît-il ? comment passe-t-on de
« je peux » à « ch’peux » ? dans quelles circonstances peut-on entendre « ch’peux pas ». La question
de la variation se pose entre deux individus, mais aussi pour un individu donné. De plus, on ne s’ex-
prime pas de la même manière dans un discours familier et dans un discours officiel. Ainsi, on peut
aussi bien dire : « C’est grave bon » que « Ce dîner est délicieux » : tout dépend de la situation.
Selon les principes de la grammaire descriptive, le linguiste ne tranche pas entre des formes et des
usages concurrents, mais les rapporte aux situations de communication où il les rencontre habituelle-
ment. C’est le parti pris qu’on adoptera ici. Les grammaires descriptives visent à décrire la compétence
(c’est-à-dire l’ensemble structuré des connaissances et des aptitudes communes aux locuteurs d’une
langue). On peut distinguer la compétence de la performance, c’est-à-dire des résultats de la mise en
œuvre effective de leur compétence par les locuteurs. Tout produit discursif constitue une perfor-
mance. La performance n’est pas toujours le reflet fidèle de la compétence du locuteur, puisqu’elle est
tributaire de facteurs comme la fatigue, la distraction, l’ébriété, etc.
On s’intéressera ici aux jugements intuitifs que le locuteur a tendance à porter sur les énoncés qu’il
rencontre. Un énoncé peut être « grammatical » (c’est-à-dire respecter les règles morphologiques et
syntaxiques de bonne formation intrinsèque), et pourtant être rejeté spontanément par un locuteur. Un
locuteur peut en effet juger « mauvais » un énoncé pour des raisons d’ordres divers. Il faut donc dis-
tinguer la grammaticalité de la correction, l’interprétabilité, l’acceptabilité et la pertinence.

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A. La correction

Le jugement de correction fait intervenir la norme. La langue est une réalité sociale soumise à des
normes. Certaines prescriptions condamnent certains usages. Ces condamnations ne portent pas sur
des fautes erratiques (bredouillages, interruptions), mais sur des constructions fréquentes et
linguistiquement explicables. Pour le linguiste, dès le moment où des formes « incorrectes » sont
installées dans l’usage, il faut en expliquer la structure. Bien qu’incorrects au regard de la norme, ces
énoncés seront donc, pour lui, grammaticaux.

Exercice 1 : En quoi ces énoncés sont-ils « incorrect » ?

1. J’ai vu un espèce de bâtiment bizarre.


2. Si j’aurais su, je serais venu.
3. Soit il dit la vérité, ou bien il ment.
4. Bien qu’il est venu, il n’est pas resté longtemps.
5. Je me rappelle de cette histoire.
6. Il ne m’a pas dit pourquoi est-ce qu’il ne venait pas.
7. Après qu’il ait mangé, je suis allé dormir.

N.B. : Une formulation jugée incorrecte pourra devenir plus tard la norme. Ces tours sont révélateurs
des tendances qui gouvernent l’évolution de la langue. Il faut distinguer ces tournures, qui sont
courantes et pourront un jour devenir la norme, des vraies fautes contre la langue, qui contreviennent
fondamentalement aux règles de la langue française (ex : Est Paul là ?).

B. L’interprétabilité

Une phrase agrammaticale peut être interprétable (c’est-à-dire que le destinataire peut la
comprendre) ; une phrase grammaticale peut être ininterprétable.
1. « Cet homme est entré dans le métro à sept heures. » est grammaticale et interprétable.
2. « Cet homme dans le métro à sept heures être entré. » est agrammaticale, mais interprétable.
3. « Sept heures sont entrées dans l’homme au métro. » est grammaticale, mais difficile à interpréter.

N.B. : On ne peut pas affirmer de manière définitive qu’une phrase est ininterprétable. Un contexte
approprié rendra interprétable un énoncé qui semble hors contexte ininterprétable. Par exemple : « La
sciatique du docteur Dupont n’a pas dîné ». Dans un couloir d’hôpital, on comprend cette phrase (la
sciatique désigne le malade, opéré par le docteur Dupont).

C. L’acceptabilité

Un énoncé peut être grammatical et interprétable, mais inacceptable, car exigeant trop d’efforts
pour être compris. Ainsi, la phrase « Le morceau dont les premières mesures que j’ai jouées hier vous
plaisent autant est de Chopin. » est grammaticalement correcte, mais sa structure complexe la rend
inacceptable. Si l’on supprime un enchâssement, la phrase devient acceptable : Le morceau dont les
premières mesures vous plaisent autant est de Chopin.

N.B. : L’acceptabilité est une notion difficile à manier, car elle dépend du contexte d’énonciation et
des aptitudes du locuteur. Il ne faut pas confondre les problèmes d’interprétabilité ou d’acceptabilité
avec le fait que certains énoncés qui relèvent de discours spécialisés ne sont pas compréhensibles par
les profanes.

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D. La pertinence

Un énoncé peut être grammatical, interprétable et acceptable, mais non pertinent, c’est-à-dire non
approprié à la situation où il est produit. La pertinence peut relever de divers facteurs :
• textuels. Des énoncés peuvent paraître incohérents par rapport à ce qui les précède. Par exemple,
si l’on répond : « Demain soir » à la question : « As-tu faim ? ». Même si le locuteur a fait exprès
de répondre de manière inappropriée, il transgresse une règle.
• liés aux genres de discours. On ne commence pas une dissertation par la conclusion, etc.
• liés à des normes de politesse.
L’étude de la pertinence d’un énoncé relève d’une compétence communicative (et non
linguistique), qui est nécessaire pour parler de manière appropriée dans une situation déterminée.

Exercice 2 : Quel(s) critère(s) vous permettent d’affirmer que les énoncés suivants sont des énoncés
déviants ?

1. Je veux point manger de chocolat !


2. Moi être mort de soif.
3. On est tous sur le même pied d’égalité.
4. Le sujet de l’émission de demain sera consacré à […].
5. Comme bon les arrange.
6. Le nom de la ville s’appelle Marseille.
7. Mademoiselle, ni plus ni moins que la statue de Memnon rendait un son harmonieux
lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d’un
doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés et, comme les naturalistes remarquent
que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur
dorénavant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables,
ainsi que vers son pôle unique. (Molière, Le Malade imaginaire)
8. Comme autres exemples de faisceaux analytiques cohérents, signalons les faisceaux de
germes de sections d’espaces fibrés à fibre vectorielle, et les faisceaux de germes de fonc-
tions automorphes. (Jean-Pierre Serre, « Géométrie algébrique et géométrie analytique »)
9. J’attends que l’aqueduc vienne me voir à mon moulin. (Ionesco, La Cantatrice chauve)
10. [La bonne accueille des invités] Pourquoi êtes-vous venus si tard ! Vous n’êtes pas polis. Il
faut venir à l’heure. Compris ? asseyez-vous quand même là, et attendez, maintenant. (Io-
nesco, La Cantatrice chauve).
11. Nulle part trace de vie, dites-vous, pah, la belle affaire, imagination pas morte, si, bon,
imagination morte imaginez. (Beckett, Têtes-mortes)

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