PAYS :France RUBRIQUE :Features
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PERIODICITE :Quotidien
4 juin 2021 - N°23764 - Livres
Critiques|Essais
Un dictionnaire, «LaVie de l’esprit en Europe
centrale et orientale depuis 1945»,montre la
vigueur intellectuelle de cette région du monde
L’Europe de l’Est,
bouillon de cultures
marc-olivier bherer
ouvrage déconcerte parfois. Il
est pourtant d’une richesse in-
L’ comparable. Le regard que
porte La Vie de l’esprit en Europe
centrale et orientale depuis 1945 sur l’Est
montre àquel point l’Ouest le méconnaît.
A lire ce dictionnaire encyclopédique,
l’Europe se révèle telle qu’elle est, aussi
foisonnante et diverse que traversée par
de profondes fractures.
Cent cinquante chercheurs, écrivains et
artistes, venus entre autres de Pologne,
de Hongrie, de Roumanie, mais aussi de
France, participent à ce volume. C’est
sans doute son apport le plus précieux :
faire vivre l’Europe par la traduction et la
confrontation des points de vue. L’en-
semble est dirigé par la philosophe
Chantal Delsol et la spécialiste de l’Eu-
rope centrale Joanna Nowicki.
Faceà la montée du populisme, à l’élec-
tion de dirigeants autoritaires en Pologne
et en Hongrie, le lecteur sera sans doute
tenté de commencer par l’entrée «Démo-
craties illibérales », due à Chantal Delsol.
Il risque d’être induit en erreur sur la na-
ture de l’ouvrage, tant le point de vue qui
s’y exprime se révèle engagé. Certes,
l’autrice reconnaît que le phénomène «a
de quoi inquiéter », mais elle tend à justi-
fier ce virage, fustigeant les «certitudes »
de l’Ouest et la «décadence des mœurs »,
sans employer un vocabulaire aussi vé-
JOURNALISTE :Marcolivier Bherer
9
ESSAIS
Un dictionnaire du
bouillon de cultures
est-européen
hément lorsqu’il s’agit d’analyser lesatta-
ques contre la presse et l’Etat de droit
auxquelles se livrent cesrégimes.
Contre «le libéralisme postmoderne »
ou «l’immigration inévitable », Budapest
et Varsovie auraient fait, selon Chantal
Delsol, le choix de restreindre les libertés
afin de préserver leurs «cultures », qui
ont été « les seules sauvegardes en pério-
des d’oppression ». Tout le paradoxe de ce
dictionnaire tient dans cette thèse : le sa-
voir qu’il expose permet en réalité de dé-
passer l’idée populiste de «cultures » uni-
voques, stables, et dès lors constamment
menacées, auxquelles sa codirectrice
tend à réduire la «vie de l’esprit » en
Europe de l’Est.
Résistance intellectuelle
Il démontre en effet abondamment
qu’il s’agit d’un espace pluriel, en abor-
dant maints autres sujets, de la difficile
mémoire de l’antisémitisme, et de saper-
sistance, aux courants multiples, et par-
fois opposés, de la résistance intellec-
tuelle au totalitarisme communiste, en
passant par les visions contradictoires du
mythe de Dracula en vigueur dans l’Est et
dans l’Ouest. Différentes contributions
s’attachent à rendre compte de l’actualité
d’écrivains tels Witold Gombrowicz,
Milan Kundera, ou encore à faire redé-
couvrir des auteurs comme le romancier
roumain Nicolae Breban, dont sont rap-
pelés les étranges chefs-d’œuvre, En
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en europe
l’absence des maîtres ou L’Annonciation centrale et
(Flammarion, 1983 et 1985). orientale
De très belles pages reviennent sur le depuis 1945.
sens du grotesque propre à beaucoup dictionnaire
d’artistes et écrivains de l’Est. On peut encyclopédique,
penser aux dramaturges Stanislaw sous la direction
Ignacy Witkiewicz, en Pologne, ou Istvan de Chantal Delsol
Orkény, en Hongrie, ou encore, bien sûr, à et Joanna
Franz Kafka et Vaclav Havel. Aujourd’hui, Nowicki,
l’art contemporain s’empare à son tour Cerf, 1000 p., 39 €,
de l’humour noir. En 1998, pour la bien- numérique 27€.
nale Manifesta, qui se tient alors au
Luxembourg, l’artiste croate Sanja
Ivekovic crée une sculpture monumen-
tale évoquant le style soviétique : une
femme enceinte, «la mère patrie », tance
la ville, explique Nathalie de Kaniv. De
quoi accouchera-t-elle ? Quel passé en-
foui ressurgira-t-il ? L’artiste sait rendre
sensible la menace diffuse dont demeure
porteuse la mémoire de l’Est.
Un article sur la pensée théâtrale polo-
naise après 1945 rappelle que l’œuvre du
metteur en scène polonais Tadeusz Kan-
tor ne se limite pas à «l’expression de
l’absurdité de l’existence ». Son Théâtre

de la mort montre la vanité de nos

illusions et rend possible une fugace épi-
phanie, souligne Maria Delaperrière.
Aujourd’hui, le théâtre de Krzysztof War-
likowski, Maja Kleczewska ou Michal Za-
d
dara l i li les
multiplie l références
éfé i
intel-l
lectuelles, mêlées à des emprunts
à la culture populaire. Cette re-
cherche permet aux artistes de
maintenir le «rôle du théâtre en
tant qu’espace philosophique ». Il
fait de la scène un des lieux où la
pensée critique conserve toute sa
puissance.
Cette créativité survivra-t-elle au
« réveil du roman national » ob-
servé par le philosophe Jean-Jac-
ques Wunenburger dans sa post-
face ?Restera-t-il longtemps possi-
ble, sous le règne illibéral, de pro-
voquer, d’expérimenter, d’opposer
l’absurde au tragique ?Nul ne le sait, mais
on ne peut refermer ce dictionnaire ency-
clopédique sans être convaincu d’une
chose: la vitalité du «cœur de l’Europe »,à
cejour, est intacte. p
la vie de
l’esprit

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« La Classe morte », pièce de Tadeusz Kantor, dans une mise en scène de 1989. MARCELLO
MENCARINI/LEEMAGE

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