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L'Homme et la société

Forme, fonction, structure dans Le Capital


Henri Lefebvre

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Lefebvre Henri. Forme, fonction, structure dans Le Capital. In: L'Homme et la société, N. 7, 1968. numéro spécial 150°
anniversaire de la mort de Karl Marx. pp. 69-81.

doi : 10.3406/homso.1968.1100

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1100

Document généré le 16/10/2015


forme, fonction, structure

dans le capital

HENRI LEFEBVRE

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momentanés, la déstructuration, ne vient pas après la constitution des structures.


C'est au sein des équilibres, au coeur des structures qu'agissent dès le début
les forces qui les dissoudront ou les briseront qui produiront la déstructuration.
Par exemple, dès le début de l'ère féodale, en Europe, il y a déjà la force qui
l'emportera : la marchandise, le commerce, l'échange des produits, la valeur
d'échange. Autre exemple : dès le début du capitalisme concurrentiel, il y a
déjà en lui, dans son sein, les forces qui l'entraineront vers sa fin, à savoir la
tendance à la conception monopolistique d'une part, et d'autre part la classe
ouvrière avec ses capacités d'action économique et politique. Ainsi la
déstructuration opère au sein des structures, dès leur naissance, avant même leur pleine
et entière maturation. Jamais les structures ne peuvent se consolider et s'affirmer.
Le négatif opère et travaille au cur du positif. Le possible n'est pas extérieur
au réel, ni l'avenir à l'actuel; ils y sont déjà présents et agissants. C'est ce qui
fait l'histoire. Dans la société comme dans la nature, il y a des germes qui
portent l'avenir, des virtualités qui se dégagent selon les conjonctures. La
présence dans le réel et dans l'actuel de ces germes et de ces virtualités n'a rien de
jo HENRI LEFEBVRE

mystérieux. Ce n'est pas un métaphysicien qui l'affirme, ni un pur philosophe.


C'est un savant, Marx. Il tient compte des éléments du réel dans leur totalité.
La méthode dialectique se veut plus puissante et plus pénétrante que celles qui
ne retiennent qu'une part du réel : l'empirisme (qui ne voit que des faits et finit
par ne saisir qu'une poussière de constatations) ou l'intelligence analytique (qui
atteint des éléments en les découpant dans le réel, mais laisse fuir le
mouvement et la totalité).
Malgré l'influence considérable de la pensée marxiste en France, cette
conception n'a jamais été complètement assimilée. Les traditions idéologiques
qui ont favorisé en France l'introduction du marxisme en ont borné la
compréhension. On a interprété en termes cartésiens la méthode dialectique et les
concepts qui lui sont liés. C'est ainsi que la conception du devenir qui met en
rapports dialectiques (c'est-à-dire conflictuels et contradictoires) la
structuration et la déstructuration, les structures et les conjonctures, cette conception
s'est dissociée. D'un côté, J.-P. Sartre retient la vision du devenir historique,
mais il cherche à la rejoindre à partir d'une recherche portant sur le sujet ou les
sujets de l'histoire. Il part du « cogito » cartésien, plus ou moins modifié et
représenté comme « existentiel » pour comprendre l'historicité. Il n'y parvient pas.
Dans la Critique de la Raison dialectique, J.-P. Sartre se dit et se croit
continuateur de Marx. Il range son propre existentialisme parmi les idéologies. En
vérité, il ne renonce à l'existentialisme au profit du marxisme que pour
concevoir le marxisme d'une façon existentialiste. Chez lui, les « sujets » individuels
et collectifs, les consciences ont une grande mobilité; leurs intentions, leurs
émotions, leurs objets et objectifs, changent sans cesse. En les étudiant, il
n'atteint pas l'histoire de façon approfondie par rapport à Marx et aux
marxistes, mais il éclaire de façon nouvelle et intéressante les petits groupes agissants
dans l'histoire : les « intersubjectivités ». Là s'arrête cet ouvrage, d'ailleurs
inachevé.
Quant à Claude Lévi-Strauss, tête du structuralisme en France, il se
prétend aussi continuateur de Marx. Affirmation paradoxale. En effet Claude Lévi-
Strauss en vient à contester l'histoire, dans -le livre même où il se dit
interprète du marxisme : la pensée sauvage. Ses disciples et partisans vont encore
plus loin dans ce sens. Ils liquident le devenir et l'historicité. L'histoire n'est
qu'une illusion, une apparence. Les émotions, les passions, la subjectivité, croient
changer. En vérité l'intellect reste identique à soi. « L'homme » a toujours été le
même. De telle sorte qu'il n'est plus utile de parler de l'« homme », pas plus
que de « la société ». C'est de l'intellect qu'il s'agit. Il n'y a que des structures
mentales et sociales, des invariances. Qu'il s'agisse du langage, de la famille,
de la nomenclature des réalités naturelles, de la ville, de la sexualité, on trouve
partout les mêmes traits caractéristiques, les mêmes éléments significatifs.
Seules varient les combinaisons de ces éléments. Plus précisément, parmi les
combinaisons des éléments, certaines sont ici choisies et là exclues. Ainsi certaines
combinaisons de sons (phonèmes), d'après la phonologie, constituent une langue
avec sa structure propre, d'autres combinaisons étant exclues et entrant dans
telle langue différente. Autre exemple : toutes les sociétés, cultures et
civilisations impliquent un invariant fondamental, la prohibition de l'inceste. Toutes
impliquent une classification des parentés. Autre exemple encore : partout, dans
toute société, il y a communications, langage, échanges d'information. Ces traits
suffisent à définir les structures. L'intelligible, c'est en dernière analyse, le
permanent.
Il n'est pas question ici de reprendre l'ensemble de la controverse mais de
répondre à la question posée : « Dans quelle mesure et comment Marx a-t-il
utilisé la notion de structure? » Nous allons montrer que Marx emploie trois notions
fondamentales, celle de structure, celle de forme, celle de fonction. Il les utilise
au même titre, en les mettant sur un pied d'égalité. Il en utilise d'ailleurs
d'autres, par exemple celle de niveau. Le privilège accordé à une notion, celle de
structure, celle de fonction, celle de forme, a des conséquences graves. Les
FORME, FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL Ji

autres notions s'effacent au profit de celle qu'on privilégie. Les instruments


de la pensée et la pensée elle-même s'appauvrissent. Il s'opère une réduction
de la connaissance qui la mutile en la rendant unilatérale; elle ne saisit plus
qu'une part de la réalité. En même temps on extrapole à partir de la notion
privilégiée. On passe de la partie au tout, du relatif à l'absolu. Cette opération
double aspect, réduction-extrapolation, aboutit à une idéologie au sens de Marx.
Le fonctionnalisme est une idéologie. Le formalisme est une idéologie. Le
structuralisme est une idéologie. Avec le fonctionnalisme, s'obscurcissent les formes
et les structures; leur analyse s'appauvrit; bien plus : dans le fonctionnalisme,
les fonctions apparaissent moins clairement que lorsque la pensée les analyse
en se servant aussi des concepts de forme et de structure. Il en va de même
pour les structures dans le structuralisme, pour les formes dans le formalisme.
Toutefois, les difficultés ne sont pas entièrement résolues ni les obstacles
surmontés. En effet, Marx n'a pas laissé une méthodologie. Il a toujours voulu
condenser sa méthode dialectique en un exposé maniable; il ne l'a pas fait.
Il faut donc une étude approfondie de sa pensée pour en dégager les concepts,
en montrer l'emploi et surtout en exposer le mouvement. Un exposé sur la
méthode et les concepts de Marx trahirait sa pensée s'il rompait le mouvement
de cette pensée. Le mouvement resterait incompris si on le brisait en isolant la
méthodologie, en la séparant de ce qui se forma avant l'emploi méthodique des
concepts, chez Marx, dans son uvre scientifique, et surtout dans le Capital
(1867). Avant l'élaboration théorique qui figure dans les ouvrages dits
économiques, c'est-à-dire dans ses premières uvres (dites souvent « de jeunesse »), Marx
élabore l'idée de la Révolution, c'est-à-dire d'une transformation radicale de la
société. Cette transformation mettra fin, d'après lui, à toutes les aliénations
de l'être humain, à tout ce qui arrête le développement de l'être humain considéré
comme être social en l'empêchant de s'épanouir. Cette transformation ne peut
s'accomplir par un décret philosophique. Elle suppose des conditions théoriques
et pratiques. Dans la théorie (connaissance), elle suppose une critique radicale
de la société et de la réalité existantes. Le mot « radical » signifie : ce qui va
jusqu'aux racines, jusqu'au fondement. Dans la pratique cela suppose un degré
élevé du pouvoir de l'homme social sur la nature, un niveau élevé de croissance
des forces productives de la société. Cela exige également l'action révolutionnaire
d'une classe sociale; Marx montre que seule la classe ouvrière peut accomplir
cette mission historique.
Lorsqu'il en vient à étudier, de façon critique, l'économie politique, et à
utiliser méthodiquement les concepts mentionnés (structure, forme, fonction) c'est
pour démontrer scientifiquement la possibilité de la révolution. C'est pour montrer
qu'il y a unité entre le révolutionnaire et le savant. Il veut ainsi montrer qu'il y a
unité entre le langage et la vie sociale ordinaire, celui de la connaissance, celui
de l'activité révolutionnaire. Entre théorie et pratique, pour Marx, il y a unité non
pas logique mais dialectique : différence, parfois conflit, mais dans l'unité.

II. Structure du devenir (schéma diachronique)


Qu'est-ce qu'un mode de production pour Marx? Ces mots désignent une
société caractérisée par des rapports sociaux, eux-mêmes dominés par des
rapports de production. Ceux-ci d'une part, ont pour condition une certaine division
technique du travail, une organisation des rapports de la société considérée avec
la nature matérielle, en bref un certain niveau des forces productives. A cette
division technique du travail, les rapports de production ajoutent une division
sociale du travail, c'est-à-dire des fonctions de commandement, de connaissance,
de gestion. A l'action de la société sur la nature se superposent les formes
d'action des êtres humains les uns sur les autres au sein de cette société. Les
rapports de production se définissent donc à partir du double aspect de la
division du travail, technique et sociale. Ayant pour condition un certain niveau des
forces productives, ils sont eux-mêmes les conditions de rapports sociaux très
complexes. Des rapports de production définis tendent à former un ensemble
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social doté d'une cohésion et d'une cohérence internes, constituant une totalité :
le mode de production. Marx distingue : le mode production asiatique, la
communauté primitive, l'esclavagisme, le mode de production féodal, le capitalisme, le
socialisme. Pour des raisons que nous n'examinerons pas et qu'il n'exprime
pas clairement, Marx lui-même a laissé de côté le mode de production asiatique.
Le Capital en effet se borne à l'histoire de l'Europe, étudiée surtout à partir
de l'Angleterre et de sa remarquable croissance économique au cours du XIXe
siècle. Soit que Marx réserve pour l'avenir l'étude du mode de production
asiatique, soit qu'il le considère comme une ligne distincte pour le développement
historique, il se contente à son propos d'indications sommaires. Son schéma
historique est donc le suivant:
communauté primitive -» esclavagisme » féodalisme » capitalisme (d'où
sortira le socialisme).
A peine explicité, ce schéma de structure appelle des réserves et soulève
des problèmes, que Marx a parfois posés sans les résoudre. En premier lieu, ce
schéma porte sur l'exposé des résultats de la recherche marxiste. Cette
recherche elle-même, c'est-à-dire le mouvement de la connaissance, part de l'actuel
pour remonter vers le passé. La méthode est régressive avant d'être progressive.
La réflexion éclaire l'histoire à partir du présent. Ainsi le mode de production
féodal se découvre comme condition historique du capitalisme, en Europe. Il
fut ce que n'est plus le capitalisme. Dans le mode de production capitaliste
prédomine l'économie politique. Loin de tout expliquer par l'économique, loin
de formuler un déterminisme économique, Marx veut montrer que la
détermination par l'économie date du capitalisme et le caractérise. C'est la bourgeoisie
qui a constitué, pour en bénéficier, ce primat de l'économique. Certes dans le
mode de production féodal, il y avait une activité productive; la production
agricole (avec une division du travail et une organisation propre) jouait un rôle
important. Et cependant, ce qui caractérise cette société, ce sont les rapports
personnels de dépendance. Tous les rapports sociaux « apparaissent comme
des rapports entre les personnes » (Cap. 1,1,1V). Les rapports entre les choses
parmi lesquelles figure l'argent sont subordonnés aux rapports personnels. La
société est alors oppressive mais transparente. La forme la plus naturelle du
travail c'est-à-dire le travail de la terre, en est aussi la forme sociale (id.). Alors
que la société capitaliste est une société non transparente. Pourquoi? parce
que les rapports entre les personnes passent par des choses et par le rapport
entre ces choses : la marchandise, l'argent, le capital. Plus complexe, plus
développée que la société féodale, la société capitaliste dès le début est opaque
et contradictoire, jusque dans ce qui fait sa cohérence. L'analyse découvre ces
traits caractéristiques en remontant à partir du présent dans le temps (régres-
sivement), puis en suivant la genèse du présent (progressivement).
Et maintenant, où, comment, dans quelles conditions a existé pleinement tel
mode de production, par exemple le mode de production féodal? Où atteignit-il
sa majorité et sa maturité? Quand et comment parvint-il à se constituer en
totalité? Avec une entière cohésion? En ce qui concerne le capitalisme
concurrentiel, Marx n'hésite pas. C'est en Angleterre, au cours du XIX* siècle, que se
dégagent et s'affirment les traits essentiels de ce capitalisme. Pour le mode de
production féodal, il ne se prononce pas. Peut-être laisse-t-il ce soin aux historiens.
Le concept marxiste du « mode de production » ne correspondrait-il à aucune
réalité historiquement accomplie? Serait-il construit? Faudrait-il le concevoir
comme un type idéal dans l'acception de Max Weber? Ou bien au contraire
convient-il de le vérifier par la recherche historique, d'en faire un critère et de
chercher le lien et le moment qui s'en approchent?
Il est possible aussi que ces problèmes soient de faux problèmes. Pour
Marx, il n'y eut jamais dans l'histoire que des tendances, toujours combattues
par des tendances contradictoires. Peut-être la tendance à la constitution d'un
mode de production est-elle toujours en proie à ce qui survit du passé, d'un
côté, et de l'autre côté aux germes de l'avenir. De sorte qu'on va trop loin lors-
FORME. FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL 73

qu'on exige qu'il montre le plein accomplissement d'un mode de production,


avec tous ses caractères. Il suffit à Marx de montrer la tendance. Pour lui, les
transitions sont plus profondes, plus réelles, plus vraies que les structures.
D'ailleurs, si l'on met l'accent sur la structure, par exemple sur celle du mode de
production féodal, on ne la trouve plus ni réalisée, ni réalisable. C'est une
abstraction à l'état pur. Et si l'histoire avait ici ou là fait entrer dans la réalité
sociale une telle structure, totalité pleine et accomplie, pleinement cohérente,
comment cette histoire n'aurait-elle pas pris fin? En effet, comment mettre fin à
une structure pleinement cohérente?
Pour Marx, s'il y a des structures constituées, par l'histoire, et s'il y a
structure de l'histoire, il n'y a jamais discontinuité absolue. Au-dessous des
discontinuités relatives, il y a des continuités elles-mêmes relatives. Et d'abord la
croissance relativement graduelle des forces productives. Ce qui ne veut pas dire
qu'il n'y ait pas des périodes où cette croissance s'accélère (invention ou
adoption de techniques nouvelles, perfectionnements plus rapides dans la division et
l'organisation du travail) et d'autres où elle se ralentit. Ce contenu et cette base
des rapports sociaux ne peuvent se définir à partir des structures de ces
rapports. Bien plus : ils tendent toujours à déborder les rapports sociaux, à les
remanier ou à les briser. Une structure sociale cohérente ne se maintient qu'en
freinant les forces productives ou s'adaptant à leur croissance. C'est par la base,
c'est-à-dire par en bas, et par leur plus mauvais côté, obscur et grossier, que
changent les sociétés. Elles ne changent pas par ce qu'elles ont de beau et de
bon : les uvres, l'art, la pensée, la philosophie. Au contraire : elles se
maintiennent par ces superstructures, brillantes, souvent magnifiques. Tel est le drame
de l'histoire.
Cependant, à travers ces transformations, des formes persistent et
marquent ainsi la continuité historique. Parmi ces formes qui persistent en ne
changeant que graduellement, sans relation avec le mode de production, citons d'abord
la logique formelle. Elle nait dans le mode de production esclavagiste (avec
Aristote, en Grèce) et se perfectionne pendant la période féodale et le capitalisme. Il
en va de même pour le droit, né a Rome. Quant au langage, s'il se transforme,
c'est selon des lois spécifiques. Enfin, l'échange de marchandises, et la valeur
marchande comme forme, existent en germe dès la plus simple confrontation
des activités productrices et des travaux dans un village primitif. N'oublions
pas la philosophie et la pensée dialectique, liée à la logique et à la critique par
les philosophes des insuffisances de la pure logique. La philosophie, elle aussi,
traverse les modes de production.
De plus, dans toute société organisée, nous savons déjà qu'il y a
organisation des rapports avec la nature et organisation des rapports entre les êtres
humains (individus et groupements partiels) entre eux. Ce qui constitue deux
groupes distincts de fonctions, qui durent en se modifiant avec une certaine
spécificité. Par exemple, les fonctions impliquant des connaissances sont
accomplies par des groupes spécialisés, les « intellectuels », qui apparaissent dès la
plus haute antiquité; ils se transforment sans que ces transformations soient
déterminées entièrement par les modes de production, bien qu'ils aient un rôle.
Il est d'ailleurs clair que les formes, telles que la logique et le droit, ne sont pas
inutiles. Elles servent dans l'accomplissement des fonctions dans la pratique
sociale.
Nous parvenons donc à une vue très complexe et très dramatique d'une
histoire elle-même dramatique et complexe. Il est impossible de définir le
devenir historique par la pure continuité ou par la pure discontinuité. Rien ne
remplace des analyses concrètes, dans lesquelles interviennent de nombreux
concepts, les concepts de niveau, de gradualité, de tendance, de totalité, et aussi
ceux de forme, de fonction, de structure. Tous ces concepts permettent l'analyse
de réalités complexes. Ce qu'ils désignent, et eux-mêmes, n'ont de sens et de
portée que dans le mouvement dialectique. L'histoire, toujours concrète, a
quelque chose d'inépuisable. Lorsque la connaissance, au cours de ses
investigations, accentue tel ou tel aspect et se sert de tel ou tel concept, elle se doit
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de mettre en évidence, tôt ou tard, un autre aspect, et d'utiliser tel autre concept.
Si l'on met l'accent sur la continuité, on est amené bientôt à saisir le discontinu.
Et inversement. Si l'on utilise la forme, on est mené à la fonction et à la
structure. Et réciproquement. Ceci justifie les recherches analytiques sur la
structure, à une condition : ne pas isoler cette notion et revenir vers les autres aspects
et concepts permettant de saisir le temps historique. Sans quoi, on se perd
dans l'idéologie. Même si cette idéologie semble claire, la réflexion perd en
richesse et en contenu ce qu'elle gagne en apparente clarté. Il vient un moment
où la connaissance se mutile. Les inconvénients de l'unilatéralité en compromettent
les avantages. L'analyse perd de vue l'ensemble et s'interdit de le retrouver.

III. Structure de la société (schéma synchronique)


Les éléments de cette structure, ou plutôt ses niveaux, sont déjà connus;
mais le concept de niveau s'emploie différemment dans ce schéma. Il ne désigne
plus les degrés successifs ou supposés tels de la croissance et du développement
social, mais la superposition des étages (métaphore dont il ne faut pas abuser)
de l'édifice social. D'abord, il y a la base, c'est-à-dire la division et l'organisation
du travail. Puis les rapports de production et les rapports sociaux qui constituent
la structure proprement dite de la société. Enfin, au sommet, les institutions et les
idéologies, indissociables, c'est-à-dire les superstructures. Le schéma se dispose
verticalement et non pas horizontalement.

superstructures { idéologies et institutions (Etat, etc.)


t I

(rapports
rapports sociale
division de production
propriété
du travail
(structures-structurants)

t i

base ({ division
techniques
Organisation
technique
deduproduction
travail
du travail

Ce schéma appelle aussitôt quelques remarques. Le terme structure est pris


en deux sens un peu différents, l'un plus étroit et plus précis, l'autre plus large.
Les rapports de propriété peuvent se dire « structurés » dans leur relation aux
rapports de production et « structurants » dans leur relation à l'ensemble de
la société. Ils sont déterminés par les rapports de production et déterminants
par rapport à l'ensemble de la pratique sociale. Les règles du mariage, de la
transmission des biens et de leur attribution ne peuvent pas ne pas influencer la
société entière. Or ces rapports de propriété s'élaborent; ils se stipulent; ils se
codifient et se formalisent. C'est le droit, formulé dans un code ou dans plusieurs
codes. C'est ainsi que les rapports de propriété apportent une cohésion à tout
ensemble social. Les relations contractuelles, si importantes dans toutes les
sociétés tant soit peu développées, en font partie. Le concept de forme
intervient donc ici pour préciser le schéma. La forme juridique a pour contenu les
rapports sociaux; elle en dépend mais leur impose un ordre social. Le droit
élaboré accomplit ainsi une fonction des plus importantes. Et l'on passe du droit
aux institutions. Celles-ci dépendent des idéologies, qu'elles suscitent,
maintiennent ou combattent. Par exemple, la religion, qui donne lieu à des institutions, est
elle-même une idéologie. L'Etat, institution suprême dans les sociétés
historiquement connues, se justifie avec certaines idéologies, ou combat les idéologies qui
lui résistent. Les institutions et les idéologies ne restent donc pas cantonnées à
leur niveau, celui des superstructures. Elles ont des fonctions qui s'étendent
à l'ensemble de la société. Déjà les rapports de propriété tendent à relier tous
les niveaux en un tout cohérent. Il en va de même des institutions, comme l'Etat,
et des idéologies, comme la religion, la philosophie, les idées sur l'art (esthétique)
FORME. FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL 75

et la morale (éthique). Institutions et idéologies ont des fonctions partielles


(organiser et gérer tel ou tel aspect de la vie sociale) et une fonction globale ou
plutôt * totalisante ». Elles ne parviennent d'ailleurs jamais à achever cette totalité.
Il y a toujours plusieurs idéologies qui s'affrontent. De plus, le rapport entre
l'idéologie et la connaissance reste très souvent conflictuel. L'idéologie et la
connaissance se mêlent, notamment dans la philosophie. Et cependant elles
s'affrontent dans une lutte plus ou moins violente. Au sommet le plus élevé, au-
dessus des rapports conflictuels entre l'idéologie et la connaissance dans la
philosophie, nous retrouvons une forme : la logique. Elle accomplit une fonction
décisive dans la détermination de la rationalité dont est capable telle ou telle
société. De la technique qui se trouve à la base jusqu'à la logique qui se situe
dans les superstructures, il y a connexion. Ce qui détermine la connaissance,
elle-même dédoublée en connaissance de la réalité matérielle et connaissance
de la réalité sociale.
Le schéma vertical (synchronique) reste figé, et ses niveaux se disloquent
si l'on ne fait pas intervenir les notions de forme et de fonction en même temps
que celle de structure. Conçu avec ces trois concepts, le schéma retrouve le
mouvement; il correspond à la pratique sociale qu'il permet de saisir et de
connaître. Elaboré dialectiquement, il retrouve le mouvement dialectique de
l'histoire.
IV. La valeur d'échange
Pour Marx, les produits des activités diverses (travaux, dans telle ou telle
division technique et sociale du travail) prennent dans l'échange une forme sociale
et mentale bien distincte de leur matérialité et de leur usage. La marchandise
a une double face : valeur d'échange et valeur d'usage (Cap. 1,1,11). Les
marchandises sont deux choses à la fois : objets d'utilité et porteuses de valeur d'échange.
La forme marchandise implique un certain rapport de chaque objet avec tous les
autres objets échangeables sur le marché. Mais ce rapport complexe s'analyse
et se découvre à partir du rapport simple et abstrait entre deux marchandises.
Ce rapport analytique peut d'après Marx se définir logiquement. La forme de la
valeur (d'échange) est pour lui toute proche de la forme logique. Ce qui lui
permet de déduire ou plutôt de construire logiquement la valeur d échange.
Considérons la relation x A = y B (x marchandise en quantité A vaut y marchandise
en quantité B, par exemple 20 mètres de toile valent un habit). Pris séparément,
isolément, les vingt mètres de toile ne sont pas une marchandise; ils
correspondent à un besoin; ils ne sont que valeur d'usage. Pour qu'ils prennent une valeur
d'échange, il a fallu les mettre en relations avec un autre produit du travail (avec
le produit d'un autre travail social), l'habit. Les deux choses promues au rang
de marchandise ont donc deux rôles distincts. La première par hypothèse (la
toile) a un rôle actif, elle s'exprime en tant que valeur dans la seconde qui a
un rôle passif. La première devient valeur relative par l'intervention de la seconde
qui « fonctionne » comme équivalent. La forme relative et la forme équivalente
sont « deux aspects corrélatifs, inséparables », mais en même temps des
opposés exclusifs l'un de l'autre, « c'est-à-dire des pôles », écrit Marx (Cap. 1,1,111).
Ainsi et ainsi seulement deux choses aussi différentes que la toile et l'habit
deviennent équivalentes. Leur relation est commutative. Dès que x A = y B,
aussitôt y B = x A. La forme de la marchandise se définit donc par une chaîne :
x A = y B = z C =... Dans cet enchaînement formel, la structure est
représentée par la polarité « relatif-équivalent », rapport d'inclusion et d'exclusion,
c'est-à-dire logique.
Ici interviennent une série de remarques qui semblent s'imposer et
cependant sont nouvelles. En effet ce premier livre du Capital a rarement été bien lu
et bien compris. Les uns n'y ont vu qu'abstraction spéculative, exposé confus
et volontairement philosophique préparant la partie intéressante de l'ouvrage;
ces lecteurs, économistes ou historiens, ont souvent sauté le premier livre et
surtout la déduction de la valeur pour en venir à la partie historique ou
économique du Capital. D'autres, au contraire, se sont arrêtés à ces premiers chapitres
76 HENRI LEFEBVRE

pour en donner des interprétations philosophiques (celle notamment de G.


Lukacs). En fait, la référence à la logique formelle a rarement été saisie. De plus,
on n'a pas vu la portée de cette déduction construction de la valeur. Marx
montre que dans et par la structure et la forme de la valeur, chaque produit
« entre en société » avec tous les autres produits. Chaque chose, en devenant
sociale, devient mentale. Il y a une singulière analogie entre l'enchaînement des
marchandises et l'enchaînement des mots dans le langage. Tout se passe comme
si la chose promue au rang de marchandise se mettait à penser, à réfléchir, à
parler. « Elle traduit ses pensées, écrit Marx, dans le langage qui lui est familier,
celui des marchandises. » Que dit-elle? D'abord que toute autre marchandise,
comme elle, est un produit du travail, c'est-à-dire produit différent d'un travail
différent, et que cependant toutes les marchandises s'enchaînent dans la «
réalité sublime » de la valeur. Il y a une langue des marchandises (Cap. 1,1,111). La
forme, la structure, la fonction de la valeur d'échange ressemblent tellement à
celles du langage que les marchandises constituent un monde à la fois matériel,
social et mental. « La forme générale de la valeur montre par sa structure
qu'elle est l'expression sociale du monde des marchandises. » Ce monde, c'est
celui de l'argent, ou plutôt de l'or qui incarne, symbolise et « totalise » la série
infinie des marchandises. « Peu à peu l'or fonctionne comme équivalent des
marchandises », à travers la métamorphose de la forme générale de la valeur
en forme monétaire. Ce monde est un curieux monde de reflets où chaque
« chose », miroir de toutes les autres choses, les reflète ou plutôt les réfléchit.
Le monde de la marchandise, avec sa logique et sa langue se croit et se voit
transparent. Il n'est rien cependant de plus opaque. En effet, dans ce monde, on
oublie le travail social, bien que chaque chose et toutes les choses réunies
en soient le produit et que chaque valeur exprime la productivité moyenne du
travail social (celui dont dispose la société entière).
La pratique sociale et la division réelle du travail (technique et sociale) se
doublent donc d'une apparence, également sociale; cette apparence tend à
effacer la réalité qu'elle recouvre et qu'elle suppose. C'est la marchandise qui
fournit la forme, le langage, le miroir de la société et non le travail social, qui
pourtant est essentiel. Et ceci jusqu'à ce que sur le plan théorique l'analyse
déchire le voile, jusqu'à ce que dans la pratique une société nouvelle rende au
travail sa pleine réalité sociale. L'apparence devient réalité; dans le capitalisme.
Alors l'emportent le monde et le langage des marchandises. Sans pouvoir
disparaître le contenu de la forme s'estompe. Il faut un grand effort de la réflexion
pour briser le fétichisme qui remplace les rapports sociaux entre les
producteurs (travailleurs) par les rapports entre les choses produites, les marchandises,
l'argent, le capital (1,1, IV, sur le fétichisme de la marchandise). Dans une telle
société, les marchandises ne constituent pas seulement une langue parlée, celle
de l'échange spécifiquement capitaliste entre les êtres humains socialement actifs
(productifs). Ayant une réalité matérielle, les marchandises ont quelque chose
de commun avec l'écriture. Les rapports sociaux devenant obscurs, parce qu'ils
sont contractés aveuglément à travers l'illusoire transparence lumineuse des
choses et de la forme prise par ces choses, chaque produit du travail devient
un hiéroglyphe. « Ce n'est qu'avec le temps que l'homme cherche à déchiffrer
le sens du hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l'uvre sociale à laquelle il
contribue » c'est-à-dire de cette transformation des objets utiles en valeurs qui
sont un produit de la société analogue au langage (1,1, IV). C'est ainsi que des
formes appartenant à une période sociale pendant laquelle « la production et
ses rapports régissent l'homme au lieu d'être régis par lui », la période
bourgeoise, apparaissent spontanément à la conscience pendant cette période comme
des nécessités naturelles. Les marchandises s'écrient : « Notre valeur d'usage,
nous nous en moquons. Ce qui nous regarde, c'est notre valeur d'échange; et
c'est ainsi seulement que nous nous envisageons les unes les autres. » Ne
croirait-on pas, ajoute Marx, que les économistes empruntent leurs paroles au chur
des marchandises? Ils escamotent les rapports sociaux en prétendant que la
FORME, FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL 77

valeur appartient aux choses en tant que choses, naturellement et


immédiatement.
Impossible de comprendre le monde des marchandises si l'on ne comprend
pas que dans ce monde chaque objet devient un signe. De telle sorte que le
signe de l'ensemble des objets, l'argent, fonctionne de manière telle qu'il peut
être remplacé par des signes de lui-même, des signes au second degré en
quelque sorte : billets de banque, traites, chèques, etc. En un sens donc toute
marchandise est un signe. Pourtant ni l'argent ni les marchandises ne sont
que des signes. « Dès qu'on ne voit plus que de simples signes dans les
caractères sociaux que revêtent les choses, on leur prête le sens de fictions
conventionnelles. » Erreur grave, qui omet les déterminations sociales du travail dans
un mode particulier de production (1,2,1,).
Maintenant il est possible de répondre à quelques questions laissées en
suspens dans ce qui précède, notamment à propos des deux schémas, diachro-
nique et synchronique. Dès que deux « producteurs », dans une division même
très simple du travail, se rencontrent pour l'échange de leurs produits, le monde
de la marchandise est là en germe. Bien entendu, la logique et le langage de
la marchandise n'existent encore que virtuellement. Il y a donc des petits
marchés dans les interstices entre les communautés primitives. Les paysans des
villages, depuis la plus haute antiquité jusque dans la communauté villageoise
en pleine décomposition de nos jours ont des marchés et des foires. Ensuite,
dans le mode de production esclavagiste, il y a extension du commerce.
Pourtant, il reste subordonné; l'économie commerciale et monétaire ne domine pas
encore. Comme dit Marx, cette économie d'échange ne s'affirme que « dans les
pores du monde antique », en Grèce et à Rome. Il en va de même avec la
société médiévale, où cependant les marchands mènent une lutte acharnée, une
lutte de classe, contre la féodalité et les seigneurs féodaux, en Europe du moins.
Dans ces conditions naît le capitalisme; et c'est dans le capitalisme commercial
que l'éconemie marchande et monétaire devient dominante. Ensuite, le
capitalisme industriel donne au « monde de la marchandise » toute son extension. Avec
le marché mondial, la marchandise et l'argent se généralisent, sous l'égide de la
bourgeoisie capitaliste.
C'est donc la « mondialisation » de la marchandise, qui relie les modes de
production successifs et qui les traverse. Dans chaque mode de production,
les rapports spécifiques ont un rôle négatif par rapport à cette extension. Ils la
freinent, en entravant la croissance des forces productives. Le développement
du «monde de la marchandise», avec ses côtés affreux et odieux, est lié à la
puissance croissante des sociétés sur la nature, aux perfectionnements de la
division technique et sociale du travail. Dans chaque mode de production, les
rapports sociaux spécifiques ont une double fonction : négative et positive. D'une
part, « positivement », ils président à l'organisation d'une société, avec ses
institutions et ses uvres, souvent magnifiques. D'autre part ils empêchent une
croissance et bloquent un développement, celui-ci s'accomplissant par le « mauvais
côté » de la pratique sociale, l'esprit de lucre, l'exploitation de ceux qui
produisent par les intermédiaires entre les producteurs (commerçants, banquiers, etc.).
Et c'est effectivement dans le capitalisme que naît et culmine ce « mauvais
côté ». C'est dans le capitalisme que l'économique devient primordial, bien que
chaque société et chaque mode de production ait eu ses conditions
économiques. Dans la société bourgeoise, la force de travail elle-même est vendue sur
un marché, le marché du travail (bien que le travailleur industriel ne soit ni un
esclave, ni un serf : il ne vend que sa force de travail; les travailleurs restent
libres, et peuvent donc d'une part résister, et d'autre part constituer une classe).
L'extension de la marchandise marque la continuité propre du devenir historique,
depuis le début de l'échange et de l'économique jusqu'à la société qui limite
le « monde de la marchandise » en connaissant ses lois, celles du marché, et en
se servant de ces lois pour maîtriser (c'est-à-dire pour orienter en le planifiant)
la production pour le marché. En commençant l'analyse, Marx éclaire la mar-
78 HENRI LEFEBVRE

chandise par la logique. Ensuite, la perspective se renverse et l'analyse devient


exposé synthétique du mouvement dans son ensemble. L'extension progressive
de la marchandise permet de comprendre les processus graduels qui traversent
les périodes historiques, notamment la logique, le droit et peut-être le langage.

V. Structure du capitalisme
Divisons cette analyse en plusieurs paragraphes.
a) Le capitalisme se définit comme le mode de production où domine
l'économie politique. La structure sociale du capitalisme est donc celle d'une société
où la connaissance, l'art, la morale, l'Etat lui-même, c'est-à-dire les idéologies et
les institutions, seront subordonnées à l'économique et ne pourront être compris
qu'à partir de l'économie politique. Ce qui n'était pas le cas de la société antique
et médiévale. La connaissance et la science, et même l'idéologie en général, auront
d'un côté un rapport avec la forme rationnelle, d'un autre côté une fonction
économique.
b) Avant le capitalisme, la production agricole est dominante. Les sociétés
antérieures, c'est-à-dire le mode de production esclavagiste et féodal (en Europe)
ont pour base économique la production agricole et pour base sociale une
population paysanne dans laquelle se perpétue la communauté primitive (plus
ou moins modifiée ou dissociée). Dans le capitalisme, la production agricole
devient subordonnée au commerce d'abord, puis à la production industrielle gérée
par la bourgeoisie. D'abord dominante, l'agriculture est dominée. Elle n'a plus
qu'une fonction dans la société capitaliste. Elle ne représente plus qu'un secteur
de cette société, secteur qui s'aligne peu à peu sur le secteur dominant, du
moins dans les grands pays industrialisés. Elle prend des formes capitalistes,
tout en gardant quelque chose de spécifique, en raison de conditions propres à
l'agriculture (rareté relative de la terre, inégalité de fertilité naturelle des sols).
C'est ce que Marx étudie dans les derniers chapitres du Capital (tome III) et de
ses Théories sur la plus-value (ouvrage publié en français sous le titre Histoire
des doctrines économiques) consacrés à la rente foncière.
c) L'extension de l'économie marchande donne lieu dans l'histoire
européenne au capitalisme commercial. Cette première forme du capitalisme dure
en Europe du XVIe siècle au XIXe siècle environ; elle est caractérisée par la
concurrence des marchands et des producteurs de marchandises sur les
marchés nationaux et sur le marché mondial. Peu à peu, cette concurrence sur le
marché est subordonnée à la concurrence des capitaux. Les lois de la concurrence
des capitaux dominent celles de la connaissance sur le marché sans les détruire.
La pure et simple concurrence des capitalistes commerciaux est pour ainsi dire
dépassée sans pour autant disparaître. La forme commerciale du capitalisme
n'a plus qu'une fonction dans le capitalisme industriel de libre concurrence.
Elle entre dans une structure complexe, où les lois de la concurrence des
capitaux (tome II du Capital) dominent celles de la concurrence sur le marché des
produits (tome I du Capital). Telle est une des raisons sinon la raison
essentielle pour laquelle, dans le capitalisme, la distribution par et sur le marché n'a
qu'un rôle subordonné, celui d'une fonction.
* C'est ici l'occasion de signaler que la structure même de l'ouvrage de Marx
correspond à la structure du capitalisme concurrentiel découverte par lui et dont
il propose la théorie.
d) Le capitalisme a une structure sociale déterminée par les rapports de
production élaborés en rapports de propriété (codifiés). Cette société est
hautement complexe. Elle comprend de nombreuses classes et fractions de classes et
couches sociales. La bourgeoisie se subdivise en : bourgeoisie commerciale,
industrielle, bancaire. Parmi les entrepreneurs industriels, les uns travaillent pour
le marché intérieur et vendent des biens de consommation. D'autres opèrent sur
le marché extérieur, en lançant sur le marché des moyens de production (outillage,
machines). Leurs intérêts correspondent ou divergent. Ni le paysan ni les clas-
FORME, FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL 79

ses moyennes ne sont homogènes. Rien de plus complexe que la répartition du


revenu national, pourtant structuré en trois parties : revenu de la terre (rente
foncière), revenu du travail (salaire), revenu du capital (profit). Cette répartition
du revenu dissimule d'ailleurs la source et l'origine unique de tous les revenus :
la plus-value (différence entre la valeur des produits du travail et leur prix sur
le marché des produits d'une part, et d'autre part, la valeur de la force de
travail et le prix auquel elle est payée sur le « marché du travail »). Cette
différence se répartit dans la société bourgeoise selon les intérêts économiques de
la bourgeoisie et de sa fraction politiquement dominante. Les fonctions
dirigeantes de la bourgeoisie interviennent dans la répartition de la plus-value, forme de
la production capitaliste. L'action politique vise une répartition qui satisfasse la
bourgeoisie sans lui rendre hostiles les paysans et les classes moyennes. Dans
cette société, la complexité des rapports sociaux n'empêche en rien la polarisation
des classes. Le prolétariat ne possède pas les moyens de production; la classe
ouvrière ne peut que vendre sa force de travail sur le marché du travail. Quant
à la bourgeoisie dans son ensemble, elle possède en propriété privée sinon la
totalité des moyens de production, du moins la plus grande partie. Supposons
que la classe ouvrière groupée en associations (syndicales et politiques) exerce
une pression suffisante; supposons que l'habileté politique des dirigeants les
amène à faire des concessions; supposons une prospérité considérable et un
manque de main-d'uvre; supposons donc une hausse réelle des salaires. La
situation de la classe ouvrière s'améliorera. On peut même imaginer que cette
amélioration soit durable et considérable. La structure de classe du capitalisme
n'en sera pas modifiée, tant que la classe ouvrière ne détiendra pas, d'une façon
ou d'une autre, les moyens de production. Ce qui définit selon Marx le socialisme.
e) Le capitalisme a une structure économique. Bien que certains
économistes que Marx déclare « vulgaires » et « apologistes de la bourgeoisie » aient dès
son temps prétendu le contraire, la distribution commerciale des biens produits
n'a selon lui qu'une fonction dans cette structure, fonction subordonnée à la
forme capitaliste de la production. Seule une autre société pourrait produire
pour et selon des besoins sociaux connus et reconnus. La structure économique
de la société capitaliste consiste d'abord en l'existence de secteurs de
production, que sépare l'analyse. Pour Marx, il y a le secteur I, c'est-à-dire la
production des moyens de production, qu'il distingue avec soin du secteur II, production
de biens de consommation correspondant en principe à la demande solvable. Ces
secteurs ont des caractères différents. Par exemple, une haute technicité, des
investissements énormes dans l'outillage, une forte proportion de capital fixe,
par rapport aux salaires (capital variable) caractérisent pour Marx le secteur I.
Vers ce secteur se dirigent les capitalistes, car il rapporte des profits
considérables et permet des surprofits remarquables. Cependant les investissements
massifs dans le secteur de la production des moyens de production ont une
conséquence grave. Ces investissements animent la conjoncture économique. En même
temps ils la compromettent et la menacent. Lancer dans la production un excès
de moyens de production déterminant une production de biens de consommation
excédant la demande solvable risque d'amener tôt ou tard la surproduction. D'où
l'existence d'un cycle économique (animation-dépression) et la menace
permanente de la crise économique. Marx met en évidence ce mouvement dialectique,
« structure-conjoncture », dans la théorie des crises. Par malheur cette théorie
des crises est dispersée dans toutes ses uvres consacrées à l'économie
politique, de l'Introduction à la critique de l'économie politique (1857) à la Critique du
programme de Gotha (1875). Au moment de la grande crise mondiale (1928-1933)
H y eut des tentatives pour systématiser la théorie des crises chez Marx. Aucune
de ces tentatives ne fut satisfaisante. Aucune en effet n'a retenu tous les éléments
et aspects de l'économie capitaliste qui selon Marx conditionnent et expliquent
d'une part les cycles économiques et d'autre part les récessions et leurs formes
aiguës, les crises.
f) La structure économique du capitalisme le dote d'une autorégulation. En
8o HENR/ LEFEBVRE

effet la concurrence des capitaux tend à la formation d'un taux de profit moyen.
Aux autres moyennes sociales (valeurs et prix) se superpose cette moyenne
des profits, par rapport à laquelle les capitalistes les plus habiles ou les mieux
outillés font des surprofits, les autres se voyant éliminés et réduits à la faillite.
Bien plus, en cas de récession et de crise, il y a disparition d'un excès relatif
de produits (stocks), de capitaux (ruine des entreprises), de population active
(chômage, émigration). Ainsi se rétablissent en temps de crise les proportions
structurales qui permettent l'accumulation élargie du capital, c'est-à-dire les
proportions des capitaux investis dans les secteurs I et II de sorte que la production
de biens de consommation conditionnée dans le secteur II par la mise en action
des moyens de production produits par le secteur I n'excède pas l'élasticité du
marché. En somme, pour Marx, la crise elle-même dans le capitalisme
concur entiel est régulatrice. Elle purge la société bourgeoise de ses excédents; elle lui
fait subir une saignée bénéfique. Tel est le mouvement interne de cette société.
La structure économique et sociale engendre des conjonctures. La conjonction
critique (la récession, la crise) a une fonction, celle de rétablir la structure. Ainsi
la forme capitaliste de production possède un équilibre, une tendance à se
maintenir. Ce n'est pas par une harmonie préétablie ou durable, mais par le jeu de
ses conflits et contradictions internes : par son mouvement spécifique. Cette
société ne se compose pas, comme le prétend son idéologie, d'individus et
d'initiatives individuelles. Cependant sa structure ne coïncide pas avec une logique
et une rationalité universelles, comme le prétend une autre idéologie.
g) Cette autorégulation spontanée a des limites. La conjoncture critique peut
briser et franchir ces limites, celles du capitalisme. Bien plus : elle les franchit
nécessairement. D'une part, au sein même du capitalisme concurrentiel existent
déjà les forces économiques, sociales et politiques qu'utilisèrent chaque
conjoncture critique pour mettre en question sa structure. Ces forces, on les connaît. Elles
sont doubles, opposées jusqu'au conflit, et naissent des mêmes conditions. La
concentration et la centralisation des capitaux, inhérente au capitalisme
concurrentiel, tendent à la formation de grands organismes monopolistiques. Quant à la
classe ouvrière, elle vise à dominer et à dépasser le « marché du travail » dans
une autre société.
De plus, les auto-régulations aveugles et spontanées du capitalisme
concurrentiel doivent laisser place à une régulation rationnelle et volontaire de la
production. En dévoilant la forme et le contenu, les structures et conjonctures, les
fonctions sociales et politiques de la société bourgeoise, Marx lui-même permet
un bond en avant de fa rationalité : la planification.
En ce sens, les prévisions de Marx se sont accomplies. Seules une
mauvaise foi intellectuelle considérable fait dire à certains idéologues que Marx s'est
entièrement trompé. Le capitalisme concurrentiel a disparu, premier point. Second
point, d'une façon inégale selon les pays et les secteurs, la prévision économique,
la planification, la rationalité organisatrice ont remplacé les auto-régulations
aveugles et spontanées du capitalisme concurrentiel. Partout la forme rationnelle
de la pratique sociale assume une fonction nouvelle. Mais dans des structures
différentes. Il faut en effet reconnaître que les prévisions de Marx se sont
accomplies de façon déconcertante. Certes, les possibles étaient déjà dans le réel
analysé puis exposé dans le Capital. Donnant raison à Marx au-delà de ses
prévisions, les possibilités se sont révélées contradictoires : d'une part un
néocapitalisme de grandes organisations capables de dominer jusqu'à un certain
point le marché des produits et celui des capitaux, d'autre part une société
planifiée. Le socialisme ne correspond pas exactement à celui dont Marx a légué
le modèle. Il s'est établi sur une base agraire qu'il transforme de façon
volontaire et rationnelle, non sans inventer des formes et fonctions nouvelles. Marx
n'avait-il pas laissé entendre que l'histoire se révélait toujours plus riche et plus
complexe que les prévisions? Qu'il n'y a pas de déterminisme absolu, ce que
ne comprennent pas tous ses interprètes? Or l'histoire continue.
FORME, FONCTION, STRUCTURE DANS LE CAPITAL 81

h) Toutefois, dernière remarque mais non la moins importante, toutes les


sociétés actuelles tiennent compte en le sachant ou sans le savoir, du schéma
structurel laissé par Marx dans son testament théorique, la critique du programme
de Gotha (1875) consacré à l'étude critique du parti social-démocrate en
Allemagne. Partout le surproduit social, qui prend dans le néo-capitalisme la forme
de la plus-value, se répartit selon certaines exigences. Une part va aux
investissements, plus ou moins grande. Une autre part va aux frais généraux de la
société, c'est-à-dire selon les structures à l'appareil d'Etat, aux exigences,
intérêts et besoins des classes et groupes dominants. Enfin, une part plus ou moins
grande va aux fonctions sociales : éducation, formation intellectuelle, médecine et
assistance (aux malades, etc.) ainsi qu'à la connaissance et à ce qu'on nomme
« culture ». Des activités et travaux non productifs directement et immédiatement
de biens matériels, et notamment la science et l'éducation, accomplissent en effet
des fonctions sociales. C'est à ce niveau que se trouve aujourd'hui le critère
d'appréciation des formes économiques, sociales et politiques. Ce qu'avait annoncé
Marx dans ce texte fameux autant que méconnu. Selon les parts du revenu global
attribuées à ces diverses fonctions diffèrent les structures économiques et
sociales, y compris dans telle forme capitaliste ou socialiste.
CONCLUSION. Cet exposé qui résume la pensée de Marx aperçue sous
l'angle méthodologique, était destiné à prouver une série de propositions. Le
structuralisme contemporain peut-il se réclamer de Marx et de la pensée marxiste?
Non. Pas plus que l'idéologie opposée qui met l'accent sur la mobilité de la
conscience et du « vécu ». L'emploi très large que Marx fait du concept de
structure n'a rien de commun avec le structuralisme. Il permet d'énoncer les principes
d'une méthodologie dialectique et d'apprécier de façon critique le structuralisme.
En premier lieu, les trois notions, forme, fonction, structure, doivent s'utiliser
également, au même titre, pour analyser le réel. En second lieu, elles permettent de
saisir des stabilités provisoires et des équilibres momentanés. En troisième lieu,
elles révèlent un contenu à la fois enveloppé, impliqué et dissimulé dans les
formes, structures, fonctions analysées. A travers l'emploi logique de ces concepts
pour l'analyse, s'atteint un mouvement plus profond et plus réel : le mouvement
dialectique de la société et de l'histoire.
Il en résulte bien que toute méthodologie qui isole et privilégie un de ces
concepts perd quelque chose d'essentiel. Une telle analyse mutile à la fois la
réalité et la connaissance en masquant le caractère dialectique du mouvement,
et par conséquent à la fois les conflits sous-jacents et les possibilités. Portant
à l'absolu un concept relatif, elle idéologise à la manière d'anciennes idéologies.
C'est ce que fait le structuralisme. Toutefois, c'est là une idéologie d'un type
nouveau, en tant qu'il dissimule avec soin et habileté son caractère idéologique
sous une apparente « scientificité ». Ce n'est d'ailleurs pas qu'une idéologie, c'est
aussi une pratique. Toute idéologie a toujours tendu vers une pratique, aussi bien
la religion que l'individualisme ou le vieux rationalisme bourgeois. La pratique
qui correspond à l'idéologie structuraliste se dissimule avec le plus grand soin
sous la « scientificité » et la technicité des analyses. Elle implique le projet de
structurer la société existante et de la stabiliser (de l'immobiliser) dans ces
structures. Aussi bien l'Etat que les consciences individuelles et sociales seraient
définies et fixées « structuralement ». L'histoire est démentie, le mouvement arrêté.
Il existe dans la tradition européenne une philosophie célèbre, née en Grèce
à peu près en même temps que les grandes philosophies classiques, qui nie
le mouvement. Cette philosophie se nomme éléatisme du nom d'un de ses
fondateurs, Zenon d'Elée. Elle combattait la philosophie du mouvement et du
devenir, celle d'Heraclite. On peut dire que le structuralisme tel qu'il se dessine en
France et ailleurs, avec la négation de l'histoire et la volonté avouée ou inavouée
d'immobiliser dans les cadres existants la société, constitue un nouvel éléatisme.

Université de Paris-Nanterre.

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