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Péninsule n° 56 – 2008 (1) 71

KHING Hoc Dy 1

NEAK MEAN BOUN, « ÊTRE-DE-MÉRITES »


DANS LA CULTURE ET LA LITTÉRATURE
DU CAMBODGE

Neak Mean Boun ou Neak Boun qualifie l’« homme pourvu de mérites » ou un
« Être-de-mérites » en khmer. L’expression est omniprésente dans la culture et la
littérature du Cambodge. La croyance en cet « Être-de-mérites » est incrustée dans la
mémoire collective de l’ensemble de la population. Être reconnu Neak Boun légitime la
personne qui prend le destin du pays ou monte sur le trône. Littéralement l’expression
signifie « homme possédant des mérites ». Elle vient du khmer neak qui désigne
« l’individu, la personne, l’être, celui, il ou elle » 2 ; de mean « avoir, posséder,
pouvoir ; riche … » ; et du sanskrit puṇya (pāli puñña) qui signifie « auspicieux,
heureux ; beau, bon, juste ; pur, saint ; fête, cérémonie, honneur » et au sens
bouddhique du terme ceci notifie « des actes de mérite ou méritoires qui sont des états
karmiquement bons (kusala) qui relèvent de la sphère des sens (kāmāvacara) et de la
sphère matérielle-subtile (rūpavacara)… ». Mais le boun n’est pas éternel. Quand on
dit que quelqu’un est âs boun3, cela signifie « fin des mérites » ou « expirer, épuiser le
fond des mérites » et par extension cela veut dire aussi « mourir ou mort ». Cette
expression est intimement liée à la Loi karmique (karma)4 du bouddhisme. L’« Être-de-
mérites » figure dans les chroniques royales du Cambodge dans la partie légendaire,
voire historique, mais également dans la littérature classique et populaire.
1
Chargé de recherche au CNRS.
2
Neak est également utilisé comme un terme d’adresse pour désigner « mère ; patronne » dans
certaines régions du Cambodge notamment à Roluos - Siemreap.
3
L’expression âs boun, « expirer ou épuiser de mérite ; destituer ; mourir … » s’oppose à mean
boun, « posséder des mérites, avoir des mérites ou pourvu de mérites ».
4
Karma (en sanskrit), kamma (en pāli) : signifie littéralement « acte » bon ou mauvais. C’est la
loi de causalité qui est une sorte de conséquence mathématique des actes de la vie passée ; voir
BERNARD-THIERRY Solange, « Littérature cambodgienne », [in] Histoire des littératures, Paris,
Encyclopédie de la Pléiade, t. I, 1956, p. 1357.
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1. L’ÉPOPÉE DES NEAK MEAN BOUN DANS LES CHRONIQUES ROYALES DU


CAMBODGE

Le Neak Mean Boun occupe une grande place dans la partie légendaire des
Chroniques royale du Cambodge5. On se limitera à évoquer quelques exemples :

1. L’histoire de Neay Rong

En 1165 de l’ère bouddhique, 621 de l’ère chrétienne, le 10e jour de la lune


croissante du mois de Phalkun qui fut un jour de bon augure, Botum Soriyavong, âgé
de seize ans, auguste fils du roi Botum Voravong, le dixième roi, succéda à son père.
Le jeune roi possédait splendeur et puissance. Doté d’une force bénéfique
miraculeuse, il possédait l’œil divin qui pouvait regarder, éclairer, percevoir et
comprendre les événements de tous les points cardinaux.
L’épopée de Neay Rong débute avec sa nomination à la fonction de chef des
corvéables d’eau dans les affaires royales, prenant la place de son père décédé. À la
saison où il devait apporter le tribut d’eau, Neay Rong ordonna aux corvéables de
tresser des paniers à petites mailles, de puiser l’eau et de la verser dans les paniers.
Alors Neay Rong prononça ses paroles : « paniers, ne laissez pas l’eau sortir ».
L’eau ne s’échappa pas des paniers. Les récipients furent apportés et offerts à Sa
Majesté le Roi qui résidait dans la Grande Cité (Moha Nokor) 6 . Devant ce fait
extraordinaire le roi Botum Soriyavong ouvrit son œil divin et comprit qu’était né un
« homme-de-mérites » (Neak Mean Boun) de parole divine en la personne de Neay
Rong, le chef des corvéables d’eau. Le souverain comprit qu’il ne pourrait plus
contrôler Neay Rong, il rassembla les dignitaires et tous les mandarins et leur dit :
« il naîtra sûrement dans ce pays un roi qu’on ne peut détruire. Nous devons faire de
ce pays un royaume différent, et que Neay Rong ne nous apporte plus de tribut d’eau
à l’avenir ».
Le dignitaire, Ponhea Décho Domdin, présent à l’audience du roi, ayant entendu
que Neay Rong possédait des mérites et la parole divine représentant une menace, se
prosterna pour demander à aller arrêter Neay Rong à Sukkhotey, avec 300 soldats.
Entre temps Neay Rong avait été ordonné novice dans la pagode de Bouthathai.
Dans l’après-midi, il balayait la terre du vihāra quand Ponhea Décho Domdin, arrivé
dans la pagode en se faufilant à travers la terre, ressurgit à mi-corps. Il aperçut le
religieux et lui demanda s’il connaissait Neay Rong, le chef des corvéables d’eau.

5
Les Chroniques royales du Cambodge comportent deux parties distinctes : une partie légendaire
et une partie historique. La première retrace l’histoire du Cambodge depuis les origines
mythiques jusqu’au règne de Sihanouk Reach, milieu du XIVe siècle. La deuxième reprend cette
histoire à partir du milieu du XIVe siècle, depuis le règne de Nippean Bat. Voir MAK Phoeun,
« Présentation des chroniques royales du Cambodge », Asie du Sud-Est continentale, vol. 2,
Actes du XXIXe Congrès international des Orientalistes, section organisée par P.-B. Lafont,
Paris, juillet 1973, pp. 102-109.
6
Moha Nokor (mahānagar) désigne toute la cité d’Angkor ; Indraprasth ou Indapatth.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 73

Le novice Rong, ayant vu cet étranger se faufiler furtivement, eut conscience qu’il
venait pour l’arrêter, et répondit : « vous, laïc, arrêtez-vous et attendez-là, je vais le
prévenir ».
Sur ces paroles, Ponhea Décho Domdin se pétrifia en pierre et ce jusqu’à
aujourd’hui…7

2. La légende de Dombâng Krânhoung et de Prom Kel

Sous le règne du roi Chakrapoatr, en 1516 de l’ère bouddhique, 972 de l’ère


chrétienne, un homme du peuple faisait partie des réquisitionnés chargés de couper
du bois en vue de la construction d’un pavillon mortuaire pour les funérailles de Sa
Majesté Sangkhachakr, son défunt père. À l’heure du déjeuner le corvéable prépara
sa pitance, à défaut de louche il prit une branche du rokār khmao8 pour remuer le riz
qui devint noir. Affamé il le mangea. Après son repas, il se sentit d’une très grande
force. Il attrapa une branche de l’arbre chhoeteal9 et la plia sans effort. Impressionnés
ses compagnons se soumirent en nombre à son autorité. Puis cet individu coupa un
morceau du cœur de l’arbre krânhoung pour en faire son bâton personnel, et les
hommes l’appelèrent Dombâng Krânhoung (litt. ‘bâton de Krânhoung’).
Dombâng Krânhoung devint arrogant et voulut s’emparer du trône. Informés les
serviteurs royaux rapportèrent les faits à Chakrapoatr, l’informant d’un homme du
peuple appelé Dombâng Krânhoung doté d’une puissance, force et vigueur sans égale
voulait s’emparer du trône. Chakrapoatr réunit son armée pour l’arrêter mais il ne put
jamais le vaincre. Les troupes se soumirent à Dombâng Krânhoung10 provoquant le
décès du roi emporté par la peur.
En 1545 de l’ère bouddhique, 1001 de l’ère chrétienne, Dombâng Krânhoung
monta sur le trône. Il ordonna aux soldats d’arrêter tous les membres de la famille
royale pour les brûler.
Le prince Sérei Kumar, deuxième fils du roi Chakrapoatr, âgé de 5 ans, fut
provisoirement sauvé par sa nourrice qui l’amena hors du palais. Mais né de sang
royal, le lieu de sa retraite ne passa pas inaperçu. Les soldats de Dombâng
Krânhoung l’arrêtèrent et voulurent le faire périr par le feu. Mais les qualités de
l’enfant suscitèrent compassion et amour dans le cœur d’un groupe de soldats. À
l’approche du soir, ils le tirèrent furtivement du brasier et l’abandonnèrent dans les
bois. Les bonzes qui le découvrirent eurent pitié de lui, le recueillirent et le
soignèrent. Les plaies des brûlures disparurent mais les bras et les jambes s’étaient
soudés. Ne pouvant plus marcher il ne se déplaçait que sur son arrière-train. Il

7
MAK Phoeun, Chroniques royales du Cambodge (des origines légendaires jusqu’à Paramarâjâ
1er), Paris, Publ. EFEO, 1984, pp. 77-78. Ces chroniques royales précisent à la fin en ces termes :
« Quant aux soldats, certains retournèrent pour porter à la connaissance du roi tout ce qui s’était
passé, par suite de la puissance bénéfique de Neay Rong. Ayant eu connaissance, le roi coupa
cette partie de son royaume et la laissa indépendante… »
8
Le nom scientifique est Bombax Ceiba L.
9
Le nom scientifique est Dipterocarpus alatus Roxb.
10
MAK Phoeun, op. cit., pp. 93-94.
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demeura avec les bonzes qui l’élevèrent sous le nom de Prom Kel, tandis que les
autres gens l’appelaient Ponhea Krèk.

De son côté, l’épouse du roi vivait cachée sous les traits d’une femme du peuple
dans la maison de Ta Kohé. La reine déchue donna naissance, après dix mois révolus,
à un fils qui possédait des signes fastes, brillants et clairs, avec le signe de la roue sur
les paumes des mains et les plantes des pieds11.
Un jour, Ta Kohé, sa femme et la reine mère allèrent moissonner le riz en amenant
avec eux le jeune garçon. Ils couchèrent l’enfant à l’ombre d’un arbre et pris par leur
tâche ils le délaissèrent. Lorsque les rayons du soleil arrivèrent sur l’enfant, il y eut
un oiseau qui vint déployer ses ailes pour le protéger contre les rayons du soleil.
Quand Ta Kohé vit l’oiseau, surmontant sa peur, il se rendit en courant à sa
rencontre. À son approche, l’oiseau s’envola. Ta Kohé prit l’enfant dans ses bras,
l’entoura de tous ses soins et le glorifia, disant que ce petit-fils possédait des mérites
extraordinaires. Puis il lui donna le nom de Baksei Cham Krong.
Les années passèrent, le roi Dombâng Krânhoung l’Usurpateur, après sept ans et
sept mois de règne, ordonna à l’astrologue de lui prédire l’avenir :
« Je possède des mérites merveilleux. Y aura-t-il un autre homme de mérites qui
pourra s’emparer de mon trône ? ».
Alors l’astrologue calcula selon les livres de divination et lui prédit : « Votre
Majesté possède des mérites merveilleux, mais vous ne régnerez sur la Grande Cité
que pendant 7 ans, 7 mois et 7 jours. Il ne reste plus maintenant que 7 jours et ensuite
l’homme prédestiné arrivera à l’auguste palais et réussira à s’emparer du trône ».
Ayant entendu cela, le roi Dombâng Krânhoung fut très soucieux. Il pensa : « si
vraiment ‘l’homme-de-mérites’ arrive, je le frapperai de mon bâton pour le réduire en
miettes. Si je ne peux le frapper, j’accepterai ma défaite, je lui offrirai le trône et je
quitterai le pays pour ne pas être frappé par le malheur ».

La rencontre de Prom Kel avec le roi

Lorsque les gens du pays apprirent la prédiction faite au Roi par l’astrologue, ils la
crurent sans la mettre en doute. Au septième jour, une foule, excitée et tumultueuse,
se rassembla pour aller contempler l’homme de mérites. Prom Kel voulu aussi voir
« l’Être-de-mérites ». Se mouvant sur son derrière, il s’arrêta seul sur la berge d’une
mare.
Il vit alors un vieux brahmane conduisant un cheval et portant un paquet de riz, un
cylindre d’eau et une grande besace contenant des insignes royaux tels que le
diadème et des parures de toutes sortes. Le brahmane alla à la rencontre de Prom
Kel12 et l’interrogea : « Mon petit-fils, où vas-tu ? ».

11
Le Bouddha Gotama possède également des marques de cakra sur les paumes des mains et les
plantes de pieds. Ces signent sont la marque de reconnaissance d’un Neak Mean Boun.
12
Voir également le récit de Prom Kel dans KHING Hoc Dy, Contes et légendes du pays khmer,
textes bilingues, Paris, CILF, 1989, pp. 13-24.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 75

Prom Kel répondit : « Je vais voir ‘l’Être-de-mérites’ comme les autres, mais je ne
peux pas marcher car je suis infirme ».
Le brahmane dit : « N’y vas pas, tu ne pourras pas le voir. Reste dans cet endroit. Je
voudrais te confier le cheval et la besace. Je te prie de les garder pour moi. Si tu as
faim, mange le riz du paquet et bois l’eau du cylindre. J’irai voir ‘l’Être-de-mérites’
et si je l’aperçois, je reviendrai et je te le décrirai ».
Prom Kel répondit : « Je suis infirme et j’ai peur qu’en gardant le cheval, celui-ci
ne s’échappe ».
Le brahmane dit : « Cela ne fait rien. Dans un petit instant, je reviendrai ».
Le brahmane mit les rênes du cheval sur l’un des bras de Prom Kel, plaça la besace
près de lui et s’en alla.
Plus tard le cheval se leva et Prom Kel sentit comme si on tirait violemment son
bras. Et celui-ci devint droit. Il mit les rênes de la monture sur l’autre bras qui devint
également droit. Il mit les rênes sur ses jambes qui devinrent toutes les deux droites.
Prom Kel était heureux de ne plus être un invalide. Puis, il prit l’eau du cylindre
pour s’en laver le corps qui devint propre, clair et beau, sans aucune trace de
cicatrice. Il pensa : « Que mes bras et mes jambes soient ainsi guéris, c’est
extraordinaire ! ».
Ensuite, il délia le paquet, prit du riz et mangea ; il se sentit d’une très grande force.
Enfin, pensant aux bienfaits du vieux brahmane, il délia la besace et y trouva les
insignes royaux, les vêtements, la couronne, les parures. Comme ces objets lui étaient
destinés, ils lui allèrent parfaitement, et il devint beau comme un dieu. Alors, il sut
que c’était vraiment lui « l’Être-de-mérites ». Il monta sur le cheval qui prit l’air et
vola en direction du Nord-Est vers l’entrée de la cour de la Grande Cité. La foule les
aperçut et fit un grand tumulte dans la capitale.

Le roi Dombâng Krânhoung, qui l’attendait, aperçut « l’Homme de mérites »


arrivant à cheval par les airs. Il entra dans une grande colère. Il saisit son bâton et
lança en direction de Prom Kel, mais ne le toucha pas. Le bâton dépassa son but et
tomba sur la terre qui s’effondra, formant un ruisseau, dénommé ruisseau de
Dombâng. Suite à cet événement, les rois qui régnèrent par la suite ordonnèrent
jusqu’à nos jours d’appeler cet endroit la province de Batdombâng. Le roi Dombâng
Krânhoung, ayant vu que les soldats et le peuple se soumettaient à un autre, accepta
de se prosterner, de se déclarer vaincu et d’offrir le trône. Il quitta la Grande Cité et
marcha seul à l’aventure. Il alla habiter au Laos en l’année du Singe, dixième de la
décade.13

13
MAK Phoeun, op.cit., pp. 97-98.
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3. La légende de Baksei Cham Krong

En 1552 de l’ère bouddhique, 1008 de l’ère chrétienne, Prom Kel âgé de 12 ans,
monta sur le trône à la suite de Dombâng Krânhoung.
Alors, le roi ordonna à l’astrologue de lui prédire l’avenir : « Moi, je possède des
mérites. Y aura-t-il un autre homme de mérites qui viendra s’emparer de mon
trône ? »
L’astrologue se prosterna et lui prédit : « l’Être-de-mérites est déjà né dans la
famille royale. Il est âgé de 7 ans et s’est enfui sous forme d’un enfant du peuple
dans une région extérieure à la capitale, de ce royaume. Il viendra, et pourra
s’emparer du trône. Cet « Être-de-mérites » possède le signe de la roue aux paumes
des mains et aux plantes des pieds ».
Ayant entendu cela, le souverain fut très soucieux. Il ordonna aux mandarins et
serviteurs royaux d’aller se renseigner, mais ils n’obtinrent rien de précis.
Alors, le roi ordonna de prendre de la farine et de l’étaler sur des vans, puis de faire
venir tous les enfants de 7 ans qui existaient dans l’auguste royaume. Les
gouverneurs des provinces les envoyèrent tous sans exception. À leur arrivée, ils
étaient priés de mettre les paumes de leurs mains et les plantes de leurs pieds sur de
la farine, et s’il n’y avait pas de trace du signe de la roue, ils étaient relâchés.

Ta Kohé y emmena aussi Baksei Cham Krong avec les autres enfants. Il le fit entrer
et prit les paumes des mains de son petit-fils pour les mettre sur la farine. Lorsque les
mains furent retirées, on y trouva nettement les traces du signe de la roue.
Pendant que les hommes se disputaient, semant le désordre pour regarder les traces
sur la farine, Ta Kohé, sentant le danger, saisit Baksei Cham Krong, le porta dans ses
bras et s’enfuit. Il avait pu sortir, car le tumulte était grand, et les contrôleurs ne
purent les arrêter.

Ceux-ci portèrent cette affaire à la connaissance de Sa Majesté qui ordonna de lever


les troupes pour aller poursuivre et arrêter Baksei Cham Krong.
Ta Kohé alla dire à son épouse ce qui s’était passé en tous points, puis lui demanda
de préparer des vivres. Ensuite, il alla reprendre Baksei Cham Krong ; et le portant
dans ses bras, il s’enfuit à travers les forêts.
Au matin, ils quittèrent leur lieu de repos, et arrivant sur le bord du fleuve, ils ne
trouvèrent pas de barque pour passer sur l’autre rive. Ayant vu un grand arbre rokar
se dressant sur leur rive, et un grand arbre lovea sur l’autre rive, Baksei Cham Krong
déclara : « Si je possède des mérites (Mean Boun) et dois vraiment monter sur le
trône, que l’arbre rokar se courbe en avant, que l’arbre lovea s’incline à sa
rencontre ».
Les deux arbres s’inclinèrent alors à la rencontre l’un de l’autre selon l’invocation.
Ils traversèrent le fleuve et réussirent à rejoindre la rive orientale. C’est ainsi qu’il
existe, depuis ce moment et jusqu’à nos jours, des villages appelés Roka Kong et
Lovea Té.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 77

Le roi Prom Kel régna 20 ans et décéda à l’âge de 31 ans, en l’année du Lièvre,
neuvième de la décade. Alors les dignitaires et tous les mandarins, ayant appris que
Baksei Cham Krong possédait des mérites miraculeux, se réunirent et se mirent
d’accord pour aller inviter Baksei Cham Krong à quitter la région du Phnom
Prâsiddh. Ensuite, ils l’invitèrent à monter sur le trône.14

4. La légende de l’auguste Trâsâk Phaèm

En 1782 de l’auguste ère bouddhique, 1238 de l’ère chrétienne, le roi Sihanouk


Reach monta sur le trône à l’âge de 19 ans et résida à la Grande Cité (Moha Nokor).
Sous ce règne, il y eut un ermite appelé Preah Botum l’Ermite, fils du roi
Chakrâpoat, le seizième roi, et qui s’était enfui pour devenir ermite dans la forêt de
Phnom Khochol, au moment où Dombâng Krânhoung avait usurpé le trône.
Cet ermite s’adonna à la méditation, puis longtemps après, il en fut fatigué. Alors,
il entendit les animaux dire entre eux : « Cet ermite est un homme malheureux. Il n’a
pas d’épouse et d’enfants pour continuer sa lignée. Même le Bouddha qui est le
Maître a possédé d’abord femme et enfant avant d’aller se faire religieux ».
Ayant ainsi entendu la conversation des animaux à son sujet, et trouvant justes
leurs paroles il quitta l’état d’ermite et épousa une femme.
En l’année du Serpent, troisième de la décade, ils eurent un fils appelé Chau Ta.
Devenu grand, ce fils était doté d’un physique très beau, d’une intelligence vive, d’un
jugement qui connaissait le faux et le juste, d’une mémoire qui pouvait retenir les
conseils de ses parents. Alors, le père repartit se faire ermite, laissant Chau Ta en
compagnie de sa mère.
Par la suite, Chau Ta prit congé de sa mère pour aller prendre des nouvelles de
l’ermite son père dans la forêt de la montagne. Lorsqu’ils se rencontrèrent, l’ermite
mit son fils au courant de leur lignée royale. Il lui prédit les faits qui se réalisèrent
tous : « à l’avenir, mon fils régnera sûrement, continuant notre lignée ».
L’ermite donna alors à Chau Ta un morceau de pierre ferrugineuse et trois grains
de concombre, lui disant : « Prends-les et plante-les pour gagner ta vie ».
Chau Ta les reçut et prit congé de l’ermite pour revenir vivre avec sa mère.
Longtemps après, sa mère, devenue âgée, mourut. Chau Ta cultiva un champ et y
planta des concombres, seul dans la forêt de Phnom Chrov.

Un jour, un buffle appartenant à un habitant brisa la clôture et entra manger les


concombres du potager. L’ayant vu, Chau Ta prit le morceau de pierre ferrugineuse
pour aller menacer le buffle qui refusa de sortir de l’enclos. Alors Chau Ta prit le
morceau de pierre ferrugineuse et le lança. Elle transperça les côtes du buffle qui
tomba raide mort.
Le propriétaire du buffle porta l’affaire devant le juge.
Le juge n’osa pas trancher cette affaire. Il la porta à la connaissance du roi qui
ordonna d’apporter du bois, de creuser la terre et de planter des poteaux, puis d’y

14
MAK Phoeun, op.cit., pp. 99-103.
78 KHING Hoc Dy

attacher le buffle mort. Le souverain, pour mieux comprendre le déroulement des


péripéties, ordonna à Chau Ta d’apporter le morceau de pierre ferrugineuse et de le
lancer sur le ventre du buffle, qui fut transpercé de part en part. Voyant cette chose
extraordinairement merveilleuse, le roi trancha l’affaire en la jugeant comme étant la
conséquence logique du karma de l’animal. Il réfuta l’accusation.
Le roi fit conserver le morceau de pierre ferrugineuse ; il ordonna à Chau Ta de
cultiver des concombres et de les lui offrir quelle que soit la saison. Conformément à
l’ordre royal, Chau Ta fit pousser des concombres qu’il remettait régulièrement au
roi. Le roi leur trouvait une saveur plus exquise que celle de tous les autres
concombres. Il prit alors Chau Ta en affection et changea son nom en Neay Trâsâk
Phaèm. Puis il ordonna aux artisans de fondre le morceau de pierre ferrugineuse pour
en faire une lance de même forme que l’épée du roi. Il la donna à Neay Trâsâk
Phaèm afin qu’il la porte pour garder son champ. Il lui accorda le privilège : « Si un
homme ou un animal entre pour cueillir, détruire ou voler les concombres dans le
champ, vous pourrez le tuer sans avoir à encourir la moindre peine ».
Tous les dignitaires, les mandarins de tous les services, les serviteurs royaux et les
gens du peuple connurent tous cet ordre du roi. Les gens du peuple qui habitaient
près du jardin de Chau Ta le respectaient et l’appelèrent Ta Trâsâk Phaèm.

Un jour, un événement se produisit dans le cœur du roi, qui ordonna de préparer un


cortège pour l’accompagner dans son voyage. Le souverain accompagné de sa suite
cheminant à travers les bois, les montagnes, atteignit la forêt de la province de
Sâmrong Tong, située au Nord du champ de Neay Trâsâk Phaèm. Le roi ordonna de
faire halte dans cet endroit.
La nuit venue, le roi appela deux pages de confiance pour l’accompagner ; le roi,
montant à cheval, se rendit au champ de Neay Trâsâk Phaèm. Là, il descendit de son
auguste monture et, ordonnant d’attacher le cheval en le cachant près du champ, il
emmena les pages pour entrer dans le jardin, et vérifier si Trâsâk Phaèm surveillait la
plantation conformément à son ordre.
Or Neay Trâsâk Phaèm assurait soigneusement la garde du jardin. Ayant vu des
hommes entrer dans l’enclos, croyant avoir affaire à des voleurs ordinaires, il lança
sa lance sur la personne du roi. Ce dernier s’effondra mortellement touché.
Les deux pages saisis d’effroi s’enfuirent en courant rapporter aux dignitaires et
aux mandarins les circonstances de la mort du souverain.
Ayant vu un homme tomber, Neay Trâsâk Phaèm s’éclairant à la lumière d’une
torche reconnut le roi son maître. Tremblant de peur, il prit le roi dans ses bras. Les
larmes aux yeux il émit une litanie de lamentations.
Ainsi prit fin le règne de sa Majesté Sihanouk Reach qui régna 53 ans, décédé
accidentellement à l’âge de 71 ans, en l’année du Tigre, deuxième de la décade. Les
ministres, les dignitaires, les mandarins de tous les services, les serviteurs royaux, les
brahmanes, les astrologues, les achar qui l’avaient accompagné, rendirent hommage
à la dépouille du souverain. Ils se réunirent, jugèrent que Neay Trâsâk Phaèm n’était
pas coupable, la cause du décès relevait du karma du souverain qui l’avait amené à
édicter l’ordre funeste et ils virent dans Neay Trâsâk Phaèm un Être-de-mérites.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 79

Ils invitèrent le jardinier à succéder au souverain. Effrayé, celui-ci déclina d’abord


l’offre avant de se rendre aux arguments des serviteurs royaux. Neay Trâsâk Phaèm
muni de sa lance victorieuse fut conduit en grande pompe à la Grande Cité (Moha
Nokor) où il épousa la fille du roi, Son Altesse Chandaravattei, et fut couronné roi15.

2. L’ÉPOPÉE DES NEAK MEAN BOUN DANS LES CHRONIQUES ROYALES DU


CAMBODGE : PARTIE HISTORIQUE

1. L’histoire de Sdach Kân

Au XVIe siècle apparaît un Neak Mean Boun nommé Neay Kân sous le règne de
Preah Srey-Sokonthor-bat (1504-1512). Le roi Sokonthor-bat avait succédé à son
père à l’âge de trente deux ans16. Adhémard Leclère relate ainsi l’histoire dans son
ouvrage Histoire du Cambodge :

C’est alors que son frère, le chauponhéa Chant-réachéa, ainsi nommé Chant (Lune)
de ce qu’il était né au cours d’une éclipse de lune, mécontent de n’avoir pas été choisi
par les hauts dignitaires, sortit de la ville, se retira à Chado-moukh, leva une armée et
s’y établit en rebelle.
Peu de temps après son sacre, le roi Sokonthor-bat quitta Lovêk et vint s’établir au
toul ou plateau de Basan, dans la province de Srey-Santhor, à l’endroit même que son
grand-père, le ponhéa Yéat, avait choisi pour établir sa capitale, puis qu’il avait
abandonné pour aller s’installer à Chado-moukh ou Phnôm-Pénh. Cet endroit lui plut,
disent les chroniques, parce qu’il était facile à défendre, étant enfermé entre un grand
lac à l’est, le grand fleuve Mékong au sud-est et la forêt.
Vers ce temps, un homme nommé Pichey-néak et sa femme, mé Ban, pol préah
d’origine, offrirent au roi leur fille qui était très belle. Le roi l’accepta et la plaça au
nombre des snâm-êk, c’est-à-dire du premier groupe des concubines qui vient après
celui des reines. Il nomma son père grand dignitaire, autorisa sa mère à prendre le titre
de néak mé-Ban et plaça le frère, néay Kân, parmi ses moha-lêk ou gardes du corps.
Plus tard, ce pol préah obtint le titre d’oknha moeun-snêha-châmchoet.
Cette famille, étant devenue riche, acquit une certaine influence dans le pays et eut
bientôt une importante clientèle de gens qu’elle protégeait. C’est alors que le roi résolut
de racheter la snam-êk et son frère qui, étant nés esclaves des Trois-Joyaux, étaient
demeurés dans cette condition malgré leur élévation. Les dignitaires, consultés par lui,
déclarèrent qu’une famille pol-préah (esclave de l’Éminent, du Bouddha, de pagode) ne
pouvait cesser de l’être parce que celui qui l’avait offerte aux Trois-Joyaux l’avait
offerte pour 5.000 années, que le roi lui-même ne pouvait transgresser cette règle sans

15
MAK Phoeun, op.cit., pp. 113-121 ; TRANET, Michel, éd., Pongsavadar khmer (manuscrit
appartenant à Adhémard Leclère), édité en orthographe moderne, München, 1987, 165 p.
(version ressemblant à celle conservée à l’École Française d’Extrême-Orient, man. cote P. 58).
16
LECLÈRE, Adhémard, Histoire du Cambodge depuis le 1er siècle de notre ère, Paris, Paul
Guethner, 1914, pp. 235-262. Cet ouvrage a été traduit en cambodgien par TEP Meng Kheang al.
Tikheayuk, sous le titre de Pravoattisast prates kampuchea, et édité par le Documentation Center
of Cambodia, Phnom Penh, 2005, 882 p. Il a fait l’objet d’un deuxième tirage aux Éditions
Angkor, 2006, 882 p.
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passer aux yeux du peuple pour un homme dénué de respect pour la religion du
Bouddha.
Un mois plus tard, alors que le roi paraissait ne plus songer à cette émancipation, la
snâm-êk tomba malade. Le roi qui l’aimait beaucoup, fit le vœu, si elle guérissait, de la
maintenir dans sa condition de pol-préah et d’élever un temple où elle travaillerait
régulièrement pour le Bouddha. La snâm-êk guérit et le roi fit élever le temple promis et
dresser les séma ou bornes limites du terrain sacré. Cela fait, il fit tendre des draperies
le long de la route qui, de son palais, conduisait au temple, afin que la snâm-êk ne pût
être vue au passage, puis il décida qu’elle irait tous les thngay-sel ou jours saints
arracher, conformément à sa condition de pol préah, les herbes qui pousseraient autour
du temple. Plus tard, ces draperies furent remplacées par une haie et le temple reçut du
peuple le nom de véath Prey-bang « temple de la forêt qui masque ou du rideau
d’arbres ». C’est de cette snâm-êk que naquit le prince ponhéa Yos.
Le roi aurait voulu faire du frère de sa snâm un grand dignitaire, mais comme il
redoutait les critiques des mandarins qui ne pouvaient oublier son origine pole, il ne
l’éleva qu’au grade de khun-luong préah sdach sammahah sénathipdey, « agent royal
du roi, surveillant qui commande en chef », grade qui, plaçant sous ses ordres quatre
mandarins, le faisait chef de tous les pols préah et censeur principal des mœurs. Il le
chargea en outre de réprimander et de punir les sacrilèges et ceux qui manqueraient de
respect aux achars (acarya) lettrés et aux vieillards.
Se voyant un grand mandarin, beau-frère du roi et oncle d’un prince, l’ex-pol Kân, dit
le texte, eut le cœur arrogant, « se donnait du col » et affectait de mépriser les hauts
dignitaires. Ceux-ci se liguèrent contre lui et le compromirent dans l’esprit du roi.
Un jour du mois de chêt (fin avril ou commencement de mai) de l’année 1508, la nuit
qui suivit la fête du premier jour de la nouvelle année, le roi rêva que le royaume était
troublé, et qu’il s’enfuyait avec ses gens devant un grand dragon qui vomissait une
salive venimeuse et des flammes qui incendiaient sa capitale, puis qui, ayant saisi le
parasol royal, dans sa terrible bouche, s’enfuyait dans la direction de l’est. Très ému de
ce cauchemar, le roi se rendit dans la salle des délibérations où se trouvaient des
membres de la famille royale et les grands dignitaires du royaume. Comme on lui
offrait l’eau parfumée, les bougies et les guirlandes de l’hommage (thvay tuk, thvay
tien, ning méaléa) et qu’il souhaitait à chacun bonheur et prospérité, il crut, alors qu’il
promenait ses yeux sur l’assemblée, voir deux dragons, le mâle et la femelle, au-dessus
de la tête du khun-luong Kân. Surpris, il demanda aux gens qui étaient proches de lui
s’ils voyaient les deux dragons. Sur leur réponse qu’ils ne les voyaient pas, l’inquiétude
le prit très fort. À ce même moment, le gouverneur de Battâmbang l’informa que l’eau
de la grotte du mont Banônt, destinée aux bains du roi, était devenue rouge comme la
laque. Le roi rentra très inquiet dans ses appartements. Il appela le préah Esey-phat
moha-réachéa-krou qui était le chef des bakou, et le préah Horathypdey, grand devin du
royaume, et leur dit son rêve et sa vision dans la salle des audiences. Alors le chef des
bakou lui dit que le préah khant avait, le matin, été trouvé marqué de taches de rouille
dans sa gaine et que cela était un signe de mauvais augure, un signe que le royaume
allait être troublé. Quant au grand devin il déclara que ses calculs, le rêve et la vision du
roi annonçaient qu’un individu né dans l’année du Dragon lui disputerait la couronne et
régnerait dans la direction de l’est.
Le roi fut terrifié et comme le khun-luong Kân, né dans une année du Dragon, était
tout indiqué, il devait être victime du complot habilement tramé par les hauts dignitaires
que sa morgue avait réunis contre lui. Sa perte fut résolue et, bientôt, le roi donna
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 81

l’ordre de noyer dès le lendemain son beau-frère dans le fleuve, à l’aide d’un épervier,
au cours d’une partie de pêche qu’il avait commandée.
La snam-êk, sœur de Kân, qui était derrière la portière, entendit vaguement les paroles
du roi, ne comprit pas tout, mais devina qu’il se tramait quelque chose contre son frère.
Le lendemain, au cours de la pêche à laquelle elle prenait part en compagnie des
femmes du palais et des épouses des dignitaires (châmteau et khonang), elle était si
inquiète qu’elle écrivit à son frère un billet qu’elle mit au centre d’une boule de riz et fit
porter à son bateau par une de ses suivantes, afin de l’inviter à se tenir sur ses gardes, le
khun-luong, surpris de recevoir de sa sœur une boule de riz, comprit qu’elle contenait
quelque chose et se retira derrière une touffe d’arbres pour la casser. Le billet qu’il y
trouva était ainsi conçu : « Méfiez-vous, mon frère, on veut vous perdre. Si le roi vous
ordonne de vous jeter à l’eau, obéissez, mais plongez, et éloignez-vous rapidement de
l’endroit où vous aurez plongé, et ne revenez plus ».
Le khun-luong fut stupéfié à cette heure et très effrayé, il éleva le billet au-dessus de
sa tête, joignit les mains et, s’adressant aux tévodas, dit les paroles suivantes : « Je suis
un serviteur très fidèle et dévoué. Je suis innocent. O tévodas, protégez-moi ; je n’ai que
vous maintenant pour me protéger ».
Cette prière faite, il alla rejoindre les dignitaires.
La pêche commencée, le roi jeta son épervier dans un endroit qu’on lui désigna et qui
était plein de racines d’arbres, afin qu’il s’y prît. Ce qu’on espérait arriva, et Kân, qui
était bon nageur, fut invité par le roi à plonger pour aller détacher le filet. Il se jeta au
fleuve et les mandarins lancèrent sur lui et autour de lui leurs éperviers tous à la fois,
afin de l’étouffer sous l’eau ; mais l’ancien pol était un habile homme, il parvint à
s’enfoncer, à écarter les filets et à s’enfuir loin de l’endroit où se trouvaient les gens qui
voulaient le perdre. Bientôt, la profondeur ayant diminué, il put prendre pied et marcher
sur le fond, de manière à ne laisser que sa tête au-dessus de l’eau. Il atteignit ainsi un
petit lac, le boeng Totéa, ou des Tourterelles, et s’y tint caché jusqu’au jour.
Pendant ce temps, le roi, voyant que le cadavre de Kân ne se retrouvait pas dans les
filets et que les plongeurs ne parvenaient pas à le découvrir, murmurait : « Cet homme
est maintenant comme un tigre échappé de sa cage, il reviendra pour nous donner des
marques de sa reconnaissance (sângkun) ». Kân parvint à échapper aux soldats qu’on
avait mis à ses trousses et à gagner le monastère où demeurait le religieux qui l’avait
élevé et instruit. Celui-ci lui conseilla de se retirer vers l’est et d’y attendre sa destinée.
Il partit, se cacha longtemps, puis, un jour, il fit secrètement venir ses domestiques,
apporter ses armes dans la forêt de Dâr où il se cachait et s’en alla dans la province de
Bâ-phnôm. Il y assassina le gouverneur au milieu de ses krômokar (fonctionnaires),
disant ceci et cela, d’abord qu’il était rebelle et qu’il s’était mis d’accord avec le prince
ponhéa Chant-réachéa, lequel ayant été chargé par le roi d’une sorte de vice-royauté à
Chadomouk affectait de gouverner les provinces de l’ouest en son propre nom. Puis,
s’adressant aux fonctionnaires terrifiés, il leur dit qu’il venait, en mettant à mort le
gouverneur, d’exécuter les ordres du roi et qu’il était chargé de lever une armée dans la
province. Quelques jours plus tard, il déclara que cette armée serait levée, non pour le
roi, mais pour lui, qu’il s’emparerait de Bassan, la capitale, et placerait son neveu, le
ponhéa Yos, sur le trône. « Vous qui n’avez pas déplu au roi, ajouta-t-il, vous n’avez
pas à vous mêler de cette affaire ; faites ce que vous pourrez pour servir le roi si vous
lui êtes attaché, mais sachez que, lorsque j’aurai le pouvoir, les pols deviendront libres,
les libres qui m’auront servi deviendront mandarins, les mandarins qui m’auront aidé
deviendront d’autant plus grands dignitaires qu’ils m’auront mieux servi ».
82 KHING Hoc Dy

Ce discours entraîna les mandarins, les gens de la province et, bientôt, Kân eut une
armée solide sous ses ordres. Il la divisa en plusieurs corps et les envoya conquérir les
provinces voisines.
La rébellion gagna si vite que le roi, sur les conseils du yumréach, son ministre de la
justice, invita le préah-Pichey-néak, père de Kân, à écrire à son fils pour l’inviter à se
soumettre. La snam-êk elle-même écrivit à son frère et lui promit que le roi l’élèverait
au rang de haut dignitaire s’il revenait à la cour. Kân, ayant lu la lettre de son père et
celle de sa sœur, amusa les envoyés du roi en leur promettant de rentrer dans la capitale
quand il aurait disloqué ses bandes et renvoyé chez eux qui les formaient. Puis quand
ces envoyés furent partis, il lança une proclamation informant les populations que le roi
l’avait nommé général (mékang-téâp) et chargé de détruire le chauponhéa Chant-
réachéa qui venait de prendre les armes contre lui, et qu’il donnerait cent taëls d’or et
ferait grand dignitaire celui qui parviendrait à tuer ce prince rebelle. Beaucoup
d’hommes accoururent à son appel et, bientôt, il se trouva avoir une multitude autour de
lui.
Sa sœur, apprenant ce qui se passait, lui envoya de nouveau une de ses femmes le
prier de renoncer à ses projets, de rentrer dans la capitale de Lovêk où le roi venait
d’arriver et l’assurer que le roi lui pardonnerait sa rébellion s’il faisait sa soumission
immédiate, que sinon, il viendrait lui-même avec une armée pour le prendre, et qu’alors
sa sœur ne pourrait plus le protéger.
Kân répondit qu’il rentrerait à Lovêk aussitôt que ses hommes auraient regagné leurs
villages et qu’il irait le mois prochain se présenter au roi, que sa sœur n’avait pas à
s’inquiéter, car il n’avait pas l’intention de se révolter. Le roi décida alors d’attendre la
fin du délai fixé par Kân et n’ordonna rien contre lui. Kân profita de ce répit pour
renforcer son armée, exercer ses soldats, soulever d’autres provinces et persuader les
habitants que toutes ses troupes n’étaient levées par lui qu’en vue de réduire le prince
rebelle qui paraissait s’être taillé un royaume dans le sud et qui tenait sa cour à Châdo-
moukh (Phnom Penh). Cette opinion, qui se chuchotait partout, fut bientôt celle de tous
les gens du royaume et ne laissa pas d’énerver la population et de la désorienter. Le
prince ponhéa Chant lui-même crut à une entente existant entre le roi et Kân et que la
correspondance avait lieu à l’aide des femmes de snâm-êk, et qu’il était lui l’objectif de
cette entente. Pris de peur, il quitta de nuit Chado-moukh et s’en fut en passant par
Pôthisath, Pursath, demander asile et protection au roi de Siam (1508). Le ponhéa
Chan-réachéa avait alors 23 ans.
Cependant qu’il fuyait au Siam et que le roi du Cambodge attendait Kân à Lovêk,
celui-ci réunissait ses conseillers et leur disait : « Autrefois, je ne craignais qu’un seul
homme, le chau-ponhéa Chant-réachéa, maintenant qu’il a fui au Siam, je n’ai plus rien
à craindre et, si nous le voulons, le royaume est à nous ». Ces paroles ayant été
applaudies, il rassembla son armée et la divisa en quatre corps : le corps d’avant-garde,
le corps de droite, celui de gauche et le corps d’arrière-garde, puis prenant le
commandement d’un autre corps d’armée comptant 10.000 hommes bien armés et
dévoués, il alla camper à l’extrémité de la province de Srey-Santhor.
C’est alors seulement que le roi donna 3.000 hommes au chau-ponhéa youthéa-
sangkréam et à l’oknha châkrey, ministre de la guerre, l’un général de l’avant-garde,
l’autre général en chef, et qu’il les chargea de se porter au devant de l’armée de Kân
pour l’observer, la contenir, en attendant l’arrivée de l’armée qu’il allait lever et mettre
sous le commandement du chau-ponhéa Chant-réachéa. Mais, comme il donnait cet
ordre, un dignitaire lui apprit que ce prince avait disparu de Châdo-moukh, il y avait
deux jours et qu’il s’acheminait vers le Siam avec 50 hommes. Le roi fut accablé par
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 83

cette nouvelle et murmure : « Ah ! Mon frère, vous ne deviez pas vous sauver ainsi et
m’abandonner à pareille heure ». Puis il rentra, désespéré, dans ses appartements.
Cependant, l’armée partit et l’avant-garde se trouva un matin en présence de l’armée
que commandait Kân. Celui-ci, monté sur un bel éléphant, se tenait au milieu de son
armée sous un parasol royal. Le chauponhéa youthéa-sângkréam s’approcha et lui cria :
« Vous ne devez pas agir comme vous le faites envers le roi, qui vous a fait ce que vous
étiez à la Cour et qui vous aimait ». À ces mots, Kân fit avancer son éléphant sur le
front de l’armée et demanda au sângkréam s’il était chargé par le roi de traiter de toutes
choses avec lui, puis, sans attendre sa réponse, il lui décocha une flèche qui l’atteignit à
la gorge et l’abattit au pied de l’éléphant qu’il montait. À cette vue, l’armée royale
commença de battre en retraite. Elle rencontra le petit corps d’armée que commandait le
châkrey et l’entraîna dans sa déroute jusqu’à Kouk-khant, où le général, ayant pu
rétablir l’ordre, s’arrêta pour camper et fermer la route à l’armée des rebelles qui le
suivaient.
Le roi, informé de cette défaite par une lettre du châkrey qui lui demandait des
secours, rassembla son Conseil. Le yumréach déclara alors que Kân s’approchait avec
une armée victorieuse, que les levées faites dans les provinces du nord n’étaient pas
achevées et que l’armée royale de la capitale comptait 10.000 hommes à peine, tous
occupés au service des grand-gardes, à la surveillance des routes et à la garde des portes
et des remparts. Il conseilla au roi de se retirer à Châdo-moukh avec la cour, afin de
pouvoir lever des troupes dans les provinces du sud et de revenir ensuite avec une
grosse armée, pour faire tête à l’ennemi. « Pendant ce temps, dit-il, moi et le châkrey
nous nous placerons à l’arrière-garde de l’armée et nous combattrons afin d’empêcher
Kân de vous atteindre et de s’emparer de la cour ».
Le pichey-néak, père de Kân, très fâché contre son fils, demanda une troupe de 1.000
hommes pour l’aller combattre, et offrit au roi, pour répondre de lui, sa famille et ses
parents qui suivaient la cour partout où elle irait. « Si je trahis, dit-il, si je me range du
côté de mon fils, je demande à être tué par toutes les armes et par tous les moyens
cruels qu’on voudra, et que ma famille, mes parents, soient tous exterminés par vous ».
Le roi, convaincu par le pichey-néak, lui fit remettre 1.000 hommes et donna l’ordre
aux habitants de la ville et des environs de se retirer dans la province de Lovêk où se
formait une armée de 25.000 hommes, puis il s’embarqua avec la cour pour Châdo-
moukh.
Le yumréach et le châkrey, ne voyant pas paraître les troupes sur lesquelles ils
comptaient et se trouvant en présence de Kân dont l’armée comptait 50.000 hommes,
commencèrent à battre en retraite sur Châdo-moukh. Kân les suivit et, se trouvant près
de l’armée du châkrey, l’attaqua, tua son général, la mit en déroute et la poursuivit
jusqu’aux portes de la capitale. Là, il rencontra un petit corps de 1.000 hommes qu’il
savait commandé par son père : « Courez à ces gens, cria-t-il, et tuez, tuez-les tous, sauf
mon père ». Les hommes s’élancèrent et entourèrent comme un essaim d’abeilles la
petite troupe. Le pichey-néak combattit avec énergie, mais sa troupe étant trop faible
pour résister à toute une armée, il ordonna la retraite et parvint à s’enfuir par la
principale route, celle qui conduisait à Chado-mouk. Il n’avait plus que 500 hommes
avec lui, mais ne perdant pas courage, énergique, il gagna le monastère du préah
sokonthéa-bat, le grand chef des religieux, s’y enferma et résolut de s’y défendre
jusqu’à la mort.
Les rebelles entourèrent le monastère transformé en petite forteresse et commencèrent
à l’attaquer. Le combat fut acharné, et il y eut beaucoup de morts des deux côtés, sans
que, cependant, l’un des deux partis fût vaincu. Alors, pris de pitié pour ces gens qui
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s’entretuaient, le chef des religieux, malgré son âge, se jeta entre les deux armées et les
invita à déposer les armes. Puis, faisant venir Kân, il l’invita à faire des excuses au
pichey-néak, son père ; enfin, s’adressant au pichey-néak, il lui dit que son fils était
destiné à la royauté du Cambodge et qu’il ne pouvait pas s’opposer à sa destinée, mais
la suivre. « Vous me demandez, répondit ce dernier, la mort de ma famille et celle de
tous mes parents », puis, furieux, il s’élança son sabre à la main sur son fils pour le tuer,
mais, saisi par les hommes de l’escorte, il fut enfermé et gardé dans le temple du préah
sokhonthéa-bat.
Quand on le tint là, le chef des religieux l’exhorta si bien qu’il triompha de sa
résistance et qu’il l’amena à monter avec son fils, sur un tas d’armes grand de la
hauteur d’un homme, pour se jurer publiquement et solennellement alliance. Pendant
que l’un et l’autre prêtaient ce serment devant toute l’armée, le préah sokhonthéa-bat
les aspergeait d’eau consacrée.
La cérémonie terminée, le sdach Kân donna l’ordre de prendre toutes les armes qui
avaient servi à élever l’estrade du serment et de les employer à construire la route du
monastère. C’est de cette route ou digue, thnâl, que le temple a reçu le nom de véath
Préah-Thnâl, temple de la digue sacrée.
Le sdach Kân faisait alors lever des troupes dans les provinces de l’est ralliées à sa
cause. Quand ces troupes eurent rejoint son armée, il divisa ses forces en deux corps et
se mit en route avec l’un d’eux dont il prit le commandement pour aller mettre le siège
devant Châdo-moukh.
À la nouvelle de son approche, le roi donna l’ordre à l’armée de se porter au devant
de Kân. La bataille dura trois jours sans rien donner, mais alors Kân envoya de nuit un
petit corps qui, partant de l’ouest, vint se placer derrière l’armée royale au sud. Ce
mouvement tournant accompli, l’armée royale se trouva, le matin, attaquée à la fois par
devant et par derrière. Elle recula, gagna la route du nord et s’enfuit jusque dans la
province de Lovêk.
Le roi et la cour allèrent alors s’installer dans la province de Sântouk, sur la rive du
sting Sên, à peu près à l’endroit où se trouve aujourd’hui Kômpong-thom. C’est de là
que partirent dorénavant les ordres que le roi donna de lever de nouvelles troupes et les
dignitaires chargés de les commander.
Victorieux de l’armée royale qu’il avait réduite à la fuite et du roi qu’il avait contraint
à se retirer au nord, maître de Châdo-moukh, Kân nomma des chefs de provinces, des
dignitaires petits et grands et envoya des gens sûrs pour entraîner les provinces de
l’ouest et celles du sud à prendre parti pour lui. Les suivantes se déclarèrent : Châdo-
moukh, Sâmrong-tong, Bati, Trâng ; Banteay-méas, Péam, Kompot, Kômpong-sôm,
Basak (Travinh), Préah-Trapéang, Krâmuon-sâ, Au-mal, Tuk-kmau, Péam-mé-Sa,
Prey-kor (Prey-nokor, Saigon) et Baréaya-Daugn-nay (Baria et Don-Nay), c’est-à-dire
toute la partie méridionale du Cambodge depuis Phnôm-Pénh jusqu’à la mer de Siam et
à la frontière chame. Tous les habitants l’acclamaient, l’acceptaient comme roi parce
qu’il passait pour un néak-méan-bon, « un homme doué », un « homme prédestiné », un
homme ayant des pouvoirs surnaturels. On racontait des histoires merveilleuses sur son
compte ; d’abord qu’il était tombé du sein de sa mère dans l’eau, coiffé du placenta,
qu’un poisson tipô l’avait avalé, qu’un religieux l’avait retrouvé dans le ventre de ce
poisson et instruit, qu’un dragon l’avait sauvé des filets royaux, que des colombes
l’avaient dérobé aux yeux des gens du roi qui le cherchaient en se posant sur sa tête
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 85

comme sur un tronc d’arbre et que tous ses succès provenaient des mérites17 qu’il avait
acquis au cours d’une autre existence.18 [...]

Sdach Kân se fit couronner roi du Cambodge, sous le nom de sâmdach préah Srey-
Chéttha-thiréach Ramathipdey, et trôna à krung Srey-Sânthor bavâr Bassan.
Il fut le premier roi du Cambodge, dit-on, qui fit frapper des monnaies plates, des
slêng d’or à l’effigie du Dragon.19

2. Pokombo

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle sous le protectorat français, éclate une
révolte importante fomentée par un dénommé Pokombo qui rassembla une grande
partie de la population excédée par l’administration du roi Norodom et les exigences
de la domination française. Les paysans le considéraient comme un Neak Mean Boun
qui les libérait du joug royal et français, ce que relate comme suit Jean Moura dans
son ouvrage Le royaume du Cambodge :

Pucombo arriva à Compong-thom, chef-lieu de la province de Compong-Soai, le


dernier jour de novembre 1867. Ce jour-là se passa sans le moindre orage ; mais, dès le
dernier moment, l’habile agitateur jugea bien qu’il était attiré dans une embuscade, car,

17
Ce sont des boun (pāli, puñña, sk. puṇya)
18
Voir LECLÈRE Adhémard, op.cit., pp.235-247 ; voir également son article « Le Sdach Kân »,
BSEI, 1910, n° 59, pp. 17-55 ; KHIN Sok, Chroniques royales du Cambodge… (de 1417 à 1595),
Paris, Publ. EFEO, 1988, p. 101-147 ; OM Nakri (éd.), Khun luong Preah Sdach Kân, Phnom
Penh, Kim Ky, 1955, 139 p., (version tirée des Chroniques royale du Cambodge) ; et ROS
Chantrabot, Preah Sdach Kân, préface du Premier ministre HUN Sèn, Phnom Penh, 2006, 345 p. ;
l’histoire de Sdach Kân fit l’objet de deux romans contemporains : SAING Hell, Neak pakdivoat
khlèng khlay [Le faux révolutionnaire], Phnom Penh, Ariyathor, 1972, 144 p. ; TAUCH Chhoung,
Sdach Kân chrèk reach [Sdach Kân l’usurpateur], Paris, Association des écrivains khmers à
l’étranger, 1995, 90 p. Ces trois dernières œuvres reflètent des orientations politiques différentes.
La première associe Sdach Kân à un Neak Mean Boun ; la deuxième, écrite pendant la période de
la République Khmère, montre que celui-ci est un faux révolutionnaire et devient un despote
comme un roi ; la troisième défend la thèse royaliste en décrivant Kân comme un usurpateur.
19
Voir LECLÈRE Adhémard, op. cit. pp. 252-253 ; et KHIN Sok, op.cit., pp. 101-147. En ce qui
concerne la reconnaissance de Sdach Kân comme Neak Mean Boun, il faut lire ROS Chantrabot,
op.cit., et la préface du Premier ministre HUN Sèn. Voir également l’article de LEANG Delux,
Cambodge Soir du 29/03/2007, intitulé « Histoire : Hun Sen finance un livre sur Sdaech Kân » :
« Le Premier ministre se lance dans la publication de livres d’histoire. Un ouvrage consacré à
Preah Sdaech Kân, un homme du peuple qui renversa son roi et régna sur le Cambodge au XVIe
siècle, financé et préfacé par Hun Sen, vient de paraître. Près de 5.000 exemplaires de ce livre
écrit par le vice-président de l’Académie royale du Cambodge, Ros Chantrabot, ont été distribués
dans les bibliothèques du pays. Sdaech Kân, homme du peuple devenu roi, a souvent été comparé
à Hun Sen, une comparaison que le Premier ministre n’hésite pas à reprendre à son compte [...]
Tous deux sont nés l’année du Naga. Les deux hommes ont enfin en commun d’être des hommes
du peuple arrivés au sommet du pouvoir [...] Les gens disent que je suis une réincarnation de
Sdaech Kân [...], aime ainsi à rappeler Hun Sen… ».
86 KHING Hoc Dy

si l’on ne songeait pas encore à l’inquiéter, personne ne se présentait non plus pour
l’accueillir et pour lui offrir le concours qu’on lui avait fait espérer. Enfin, en attendant
les événements, il se résigna à camper avec ses hommes sous un immense banian, en
face, à une centaine de mètres de la grande pagode du village.
Ce chef rebelle ne se rendait pas compte lui-même du prestige que sa personne
exerçait sur les Cambodgiens, qui le considéraient comme une sorte de dieu, et il se
creusait la tête pour trouver la raison de l’isolement dans lequel on le laissait, après
l’avoir appelé, ou de l’indécision que l’on mettait à l’attaquer, si telle était l’intention
de ceux qui lui avaient écrit. Le prestige immense exercé par cet homme sur le faible
esprit des Khmers avait pour ainsi dire grandi à cette heure suprême. Les hommes les
plus résolus, les chefs mêmes du complot, sentirent leur courage faillir tout à coup en
présence de cet être extraordinaire et, ce jour-là, personne n’osa faire un pas du côté où
il se trouvait. Mais la nuit, les têtes fermentèrent de nouveau ; et, chose remarquable,
se [sic, pour ce] furent les femmes qui montrèrent dans cette circonstance le plus
d’exaltation, et qui finirent par décider leurs maris et leurs frères à mettre décidément
leur projet à exécution dès que le jour paraîtrait.
Le lendemain, en effet, de très bonne heure, la population entière se mit en
mouvement ; les hommes s’excitaient les uns les autres et se bousculaient
tumultueusement du côté de la pagode. Pucombo était debout au pied du figuier sacré,
entouré de ses hommes massés autour de lui sur plusieurs rangs et décidés à défendre
leur chef jusqu’à la dernière extrémité. La lutte s’engagea et devint tout de suite
acharnée ; les femmes étaient, elle aussi, sur le terrain encourageant les hommes,
renouvelant les munitions, chargeant les armes et s’empressant auprès des blessés. Du
côté des rebelles, les pertes étaient plus sensibles, mais ceux qui n’étaient pas
grièvement atteints serraient leurs rangs de manière à former une sorte de rempart
autour de leur maître et empêcher les balles et les flèches d’arriver jusqu’à lui […]20

3. L’ÉPOPÉE DES NEAK MEAN BOUN DANS LA LITTÉRATURE

Le thème de Neak Mean Boun abonde dans les jātaka 21 canoniques, extra-
canoniques, les romans classiques, les contes et légendes... On se limitera à évoquer
quelques exemples types.

20
MOURA, Jean, Le royaume du Cambodge, Paris, Ernest Leroux, 1883, t. II, p. 168. Deux
œuvres littéraires ont été publiées à deux époques distinctes : la première, intitulée Pokombo, a
été écrite en 1968 et publiée en 1974 par IM Chom qui le considère comme un rebelle ; la
deuxième est une pièce de théâtre, Damnoer cheat Kampuchea [La marche nationale du
Cambodge], composée en 1986 par deux responsables culturels de la République populaire du
Kampuchea, CHENG Phon et PICH Tum Kravel qui glorifient au contraire Pokombo comme un
héros national luttant contre le Protectorat français.
21
« Histoire de la vie antérieure du Bouddha » ; voir COWELL, E. B., ed., The jātaka or Stories of
the Buddha’s Former Births, translated from the pāli by various hands, London, The Pali Text
Society, 1973, 6 vols.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 87

1. Dans le Vessantara-jātaka

Parmi les 547 jātaka canoniques, c’est le dernier, le Vessantara-jātaka qui est le
plus connu et le plus souvent représenté dans tout le royaume du Cambodge.
L’histoire de Vessantara ou Vésandâr (en khmer), le roi charitable, parvenu au stade
de l’ultime naissance, celui de Bodhisatva22, avant son passage dans une existence
future au statut de Bouddha, de Neang Métri (en pāli Maddī) la reine, et de leurs
deux enfants, est connue de tous, et peinte sur les murs d’un grand nombre de
monastères 23 . Ceci est vrai également pour le Laos et pour la Thaïlande, où la
dernière vie antérieure est connue sous le nom de Mahāchāt, ou Grande Naissance.
L’histoire de Vessantara sous le nom de Mahācheat ou Mahācheadâk, la forme
khmère écourtée en pāli Mahājātaka, grand jātaka,

symbolise le don de charité et l’abnégation, et est utilisée pour l’instruction et


l’édification des fidèles, lors de plusieurs fêtes bouddhiques au monastère. Le
vénérable du monastère la lit et la commente, au Cambodge dans diverses fêtes,
notamment la fête des morts et lors de la Visākhapūjā (Visak bochea), le triple
anniversaire de la naissance, de l’illumination et de la mort du Buddha24.

22
Bodhisatta (pāli), bodhisattva (sanskrit) : « L’Être Eveillé », est un être destiné à la qualité de
Bouddha, un Bouddha futur.
23
DUPAIGNE, Bernard & KHING, Hoc Dy, « Les plus anciennes peintures datées du Cambodge :
quatorze épisodes du Vessantara Jâtaka (1877) », Arts Asiatiques, t. XXXVI, 1981, pp. 26-36 ;
GITEAU, Madeleine, « Les peintures du monastère de Kompong Tralach », Études
cambodgiennes, n° 13 (janvier - mars), Phnom Penh, 1968, pp. 34-38 ; du même auteur, « Sur
une représentation du Vessantarajâtaka au Musée National », Études cambodgiennes n° 5
(janvier- mars), Phnom Penh, 1966, pp. 33-34.
24
DUPAIGNE, Bernard & KHING, Hoc Dy, op. cit., p. 26. En ce qui concerne la version
cambodgienne du Vessantara Jâtaka, il faut lire LECLÈRE, Adhémard, Le livre de Vésandâr le roi
charitable (Sâtra mâha chéadak ou Livre du grand Jâtaka), Paris, Leroux, 1902, 96 p. ; NHOK
Thèm, Rioeung Mahāvessantara Jātaka, Phnom Penh, Institut Bouddhique, 1963, 481 p [texte
réédité par le Cedoreck accompagné d’une étude synthétique sur le Vessantara-Jātaka par KHING
Hoc Dy] ; ce jātaka comporte treize chapitres.
88 KHING Hoc Dy

Il en va de même au Laos25 et en Thaïlande26. Le Bouddha ou le Bodhisatva dans le


texte cambodgien est désigné par l’expression « Préah dâ mean boun » (Le Saint
pourvu de suprêmes mérites »). Chaque Bodhisatva doit accomplir une Perfection,
pāramī parmi les dix27 de la tradition bouddhique. En ce qui concerne Vessantara, il
doit achever la dāna-pāramī (« perfection en dons d’aumône et en générosité ») ; il
fait ainsi don de son éléphant blanc apportant de la fécondité pour les habitations, de
son char, de ses chevaux de transports, de ses enfants à un mendiant nommé
Chuchok (en pāli Jūjaka), de son unique épouse à un brahmane-Indra et il a promis
de faire don de son cœur, de son foie, de son sang ou de sa chair à celui qui lui
demandera. Il doit accomplir cet ensemble de dons extrêmes pour renaître dans sa
future existence comme Bouddha. Voici un résumé succinct de l’histoire de
Vessantara :

Indra invite Neang Phussatei à venir se réincarner dans le monde des humains parce
que ses mérites sont âs boun (expirés) ; en retour elle lui demande d’exaucer dix
vœux :
- de devenir l’épouse de Srei Sanchey, le roi de Chétudâr ;
- d’avoir de beaux yeux et des sourcils arqués semblables aux bouts recourbés de
l’arc victorieux d’Indra ;
- de garder le nom de Phussatei ;
- d’avoir un fils d’une qualité exceptionnelle ;
- d’avoir le ventre plat quand elle serait enceinte ;
- de ne pas avoir les seins pendants ;
- de n’avoir pas de cheveux blancs en vieillissant ;

25
« En dehors du Buddha lui-même, le personnage le plus populaire de la mythologie
bouddhique au Laos (comme dans les autres pays de bouddhisme theravâdin) est Pha Vét ou
Vetsandone (nom laocisé de Vessantara, l’avant dernière incarnation sur terre du futur Buddha).
La plus grande fête collective est le boun Pha Vét qui consiste principalement en l’audition des
hauts faits de ce Prince qui avait fait vœu de donner tout ce qu’on lui demanderait et qui alla
jusqu’à donner ses enfants et sa femme » (CONDOMINAS, Georges, « Notes sur le bouddhisme
populaire en milieu rural lao », II, Archives de sociologie des religions, n° 25, Paris, 1968, p. 12) ;
voir également du même auteur, « Boun Pha Vét » [in] Le bouddhisme au village. Notes
ethnographiques sur les pratiques religieuses dans la société rurale lao (plaine de Vientiane),
Vientiane, Cahiers de France, 1998, pp. 77-78.
26
SIBURUANG, J. Kasem, Wessandorn, le prince charitable, préface du doyen, le Dr. Kramol
Thongthammchart, et avant-propos de Thanat Khoman, ancien ministre des Affaires Étrangères
de Thaïlande, Bangkok, Université Chulalongkorn, 1976, 71 p. Dans l’avant-propos, Thanat
Khoman écrit : « parmi les contes bouddhiques connus de nos jours le Vessandorn (Vessantara
Jâtaka – incarnation de Vessandorn) joue un rôle important dans la vie des Thaïlandais. Pendant
la retraite des bonzes, pendant la période des pluies, on a coutume d’assister aux sermons traitant
de ce Jâtaka, connu sous le nom de ‘sermon de la grande réincarnation’ (desana mahā jāti) ».
27
Les dix perfections qui conduisent à l’état du Bouddha sont : la perfection en dons d’aumône
(dina-pāramī), en moralité (sīla-), en renoncement (nekkhamma-), en intelligence (pañña-), en
énergie (vīriya-), en patience (khanti-), en vérité (sacca-), en résolution (adhiṭṭhāna-), en bonté
(mettā-), en imperturbabilité (uppekhā-).
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 89

- d’avoir la peau fine et un teint resplendissant semblable au popil28 d’or ;


- d’avoir de la puissance pour sauver les êtres vivants de la souffrance ;
- d’avoir des cygnes, des cigognes, des oies et des paons qui chanteraient autour de
sa demeure.

Des brahmanes venus du royaume voisin de Kalinga, alors touché par une grave
sécheresse, implorèrent le prince Vessantara de leur confier l’éléphant blanc qui
assure les pluies abondantes. Celui-ci accepte de donner cet éléphant miraculeux.
Après ce don, les habitants de Chétudâr, indignés d’avoir vu partir l’éléphant blanc
qui assure leur prospérité, exigent du roi Sanchey qu’il exile son fils. Le prince,
accompagné de sa femme Neang Métri, de son fils Cheali et de sa fille Krisna, part
sur son char tiré par quatre magnifiques chevaux. Mais des brahmanes mendiants
demandent au prince l’aumône de ces chevaux, et Vessantara les leur accorde.
Deux divinités-cerfs s’attèlent d’elles-mêmes au char pour remplacer les chevaux.
Le prince fait alors don de son char.
Après avoir abandonné son char, le prince part à pied vers la montagne Vangkât. Il
porte son fils, Cheali sur la hanche, tandis que son épouse, Neang Métri tient sa fille
Krasna qui est moins lourde.
L’épisode consacré à Chuchok décrit un vieux brahmane qui a une jeune épouse,
très jolie, nommée Amittapana. Il la retrouve au retour du puits en pleurs après avoir
été battue et insultée par les épouses des jeunes brahmanes du village qui lui
reprochent d’avoir épousé un homme vieux et laid. Elle lui réclame des esclaves pour
travailler à sa place, et l’encourage à demander à Vessantara de lui offrir ses enfants.
Chuchok se met en route vers la montagne Vangkât. Traversant la forêt, il
rencontre deux grands chiens et grimpe sur un arbre pour se mettre à l’abri. Leur
maître, le garde forestier et chasseur Chétabot (en pāli Cetaputta) arme son arbalète
et la pointe vers Chuchok. Il arrive à convaincre le chasseur qu’il est l’envoyé du roi
Srei Sanchey chargé d’inviter le prince Vessantara à rentrer au royaume Chétudâr.
Chuchok en cherchant la montagne Vangkât où habitent Vessantara et sa famille
rencontre l’ascète Achoutarusei (en pāli Accutaṣṛi). Il lui demande le chemin de
l’ermitage de Vessantara lui faisant croire qu’il est le messager du souverain Srei
Sanchey.
Arrivée à l’ermitage de Vessantara, Chuchok demande au Bodhisattva de lui offrir
ses deux enfants. Celui-ci accepte à l’insu de son épouse, Neang Métri, partie
chercher des provisions de fruits et de légumes dans la forêt et qui est retenue sur le

28
THIERRY, Solange, « Un objet rituel cambodgien, le ‘popil’ », Objets et Mondes, 11(4), hiver
1971 ; du même auteur, Le Popil : objet rituel cambodgien, Paris, Cedoreck, 1984, 121 p. Le
popil (babil) est un objet courant de comparaison pour la beauté de certaines parties du corps du
personnage féminin dans la littérature khmère ; voir MARTINI, François, La gloire de Râma,
Râmakerti, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. XXXVII-XXXIX ; du même auteur, « Portrait de
Dame Kakèy », France-Asie, numéro spécial, t. IV, 1949, pp. 965-966 ; KHING Hoc Dy, Un
auteur cambodgien et son œuvre : le Bhogakulakumār du poète Naṅ (fin 18e-début 19e siècles),
Phnom Penh, éd. Angkor, 2006, p. 67.
90 KHING Hoc Dy

chemin de retour à l’ermitage par des dieux métamorphosés en un lion, un tigre et


une panthère.
Dans le dixième chapitre, Indra, sous forme d’un brahmane, descend du ciel
demander l’épouse de Vessantara et obtient de Vessantara la main de son épouse.
Indra ayant alors éprouvé toute l’étendue de la charité de Vessantara, il reprend sa
forme divine et rend Neang Métri à son mari.
Le roi Srei Sanchey et la reine Phussatei proposent à Chuchok de racheter Cheali et
Krasna, leurs petits-enfants. Le souverain accorde son pardon à son fils. Accompagné
de la reine, se déplaçant sur leurs éléphants royaux, suivis par l’armée, ils se rendent
à l’ermitage du prince.
Le roi Srei Sanchey, la reine et les petits-enfants retrouvent Vessantara et Neang
Métri. Le treizième chapitre décrit le retour de la famille au royaume de Chétudâr.
Là Vessantara, alors qu’il dort à côté de sa femme et de ses enfants, se réveille à
l’aube et s’interroge : « Demain, tous les mendiants sauront que je suis revenu dans
la ville royale et dès le matin, ils viendront m’entourer, et certainement me demander
l’aumône. Comment vais-je faire pour me procurer des richesses et leur en faire
dons ? ». Suite à cette réflexion, le trône d’Indra chauffe. Grâce à ses yeux divins, il
comprend la noble intention de Vessantara et fait alors tomber dans les quatre
directions une pluie de biens, qui s’entassent dans le palais, jusqu’à hauteur de taille,
et à l’extérieur jusqu’aux genoux. Les habitants ramassent librement tous les biens
nécessaires. Le reste rentre dans le trésor de Vessantara, devenu roi de Chétudâr, et
est distribué en guise d’aumône jusqu’à la fin de sa vie.29

2. Dans les Romans classiques

L’histoire des Neak Mean Boun occupe une place majeure dans des romans
« classiques » khmers. Leurs thèmes sont inspirés en grande partie des Paññāsa-
Jātaka (les 50 Jātaka).30 Ce genre littéraire fut composé entre les XVIIe et XIXe
siècles, époque moyenne de la littérature ou période de la littérature « classique » du
Cambodge. « L’Être-de-mérites » est le personnage central de ces romans.
Examinons succinctement la trame de deux des romans les plus connus :

Le premier Puññasār Sirasā, roman versifié du XVIIIe siècle a été composé par
Nong (Naṅ), poète et chroniqueur du palais en adaptant une histoire des Paññāsa-
Jātaka :

Autrefois, dans le royaume de Bārānasī (Peareanasei) régnait un puissant roi


Bhavatul Rājadhipatī. Sa grande reine, d’une beauté divine, s’appelait Sāgaradevī.
Il y avait au paradis un Bodhisatta qui, après l’expiration de sa vie céleste, vint se
réincarner dans le sein de la reine Sāgaradevī. La gestation étant à terme, la reine met
au monde un fils resplendissant. Le souverain convoque le devin, d’après des calculs

29
NHOK Thèm, op. cit., pp. 465-466.
30
KHING Hoc Dy, « Les romans classiques khmers et les jâtakas extra-canoniques », Péninsule
n° 53, 2006, pp. 5-26.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 91

magiques il prédit au jeune prince après une longue souffrance un règne illustre. Le roi
nomme son fils Sirasā.
Dans ce royaume, un homme immensément riche, Seṭṭhī, a un splendide fils qui naît
au même moment que le prince Sirasā. Ce garçon porte le nom de Puññasār.
Devenu grand, son père le confie au roi pour qu’il devienne serviteur et compagnon
de jeu du prince Sirasā. Avec leurs cinq cents serviteurs du même âge, Sirasā et
Puññasār se promènent dans la campagne et s’amusent à détruire les biens de gens qui
portent plainte au souverain. En guise de punition, le Maître de la terre défend à son
fils de sortir du palais. Outrepassant l’ordre royal, le prince poursuit avec Puññasār et
ses serviteurs leurs sorties et méfaits. Courroucé, le souverain expulse Sirasā et
Puññasār de la cour.
Après sept jours d’errance dans la forêt, ils atteignent un grand figuier, jrai et se
reposent sous l’arbre. Un devatā (dieu, divinité), qui réside sur ce figuier, décèle leur
appartenance royale. Il leur crée un lit d’or et leur apporte des mets divins. Puis il leur
conseille de poursuivre leur halte pendant sept jours avant de repartir. Ils rencontreront
le roi des cervidés, dont les deux yeux une fois absorbés seront une source de
puissance et de miracle.
Au bout du septième jour, à la fourche d’un chemin, les deux jeunes gens trouvent le
cervidé merveilleux en train d’expirer. Connaissant grâce au devatā les pouvoirs que
contiennent les deux yeux de cet animal, Puññasār confie à Sirasā l’œil droit gage
d’une royauté illustre pour sa part, il avale l’œil gauche, lequel, qu’il rie ou qu’il
pleure, fait pleuvoir de l’or et des pierres précieuses.
Après avoir absorbé chacun un œil, les deux illustres jeunes gens continuent leur
chemin et aperçoivent à côté d’un puits une inscription leur disant de se séparer afin
d’éviter prochainement de grandes souffrances. Puññasār se résout à s’éloigner de son
prince. Le chagrin de devoir se séparer le fait sangloter, et aussitôt les joyaux coulent
abondamment de ses yeux. Il en rit de satisfaction, et aussitôt l’or et les pierres
précieuses se déversent de sa bouche. Arrivés à la bifurcation du chemin, les jeunes
gens se séparent.
Après sept jours de marche, Sirasā arrive au royaume d’Ariyadhamm. Très fatigué, il
s’endort sur une pierre. Or, le souverain de ce pays vient de décéder, ne laissant aucun
héritier mâle. Tous les mandarins, les brahmanes, les devins décident à la fin de leur
réunion d’envoyer un char blanc d’agrément, pussarath, et de le laisser partir à la guise
des coursiers pour trouver eux-mêmes un roi. Ils invoquent toutes les divinités pour
qu’elles conduisent le char vers l’Être-de-mérites, anak puṇy (neak boun). Le
pussarath s’arrête près de Sirasā endormi. Le jeune prince est invité à monter sur le
trône d’Ariyadhamm. Le souverain céleste des trente trois dieux et toute sa cour
descendent des cieux consacrer Sirasā et la reine Bimbā.
De son côté Puññasār, au bout de sept jours de marche, atteint le pays du roi
Cettavatî, qui, avec la reine Dhammariddh, avait eu une fille nommée Sālit.
Le roi Cettavatī donne une grande fête où il offre à son peuple toutes sortes de
spectacles. Puññasār se rend à cette fête et assiste à une pièce de théâtre. En voyant des
scènes comiques, il sourit et aussitôt des joyaux sortent de sa bouche. Ce fait
miraculeux est rapporté au roi. Très émerveillé, le souverain donne en mariage à
Puññasār sa fille Sālit.
Un jour, par ruse, Sālit découvre le secret de son mari Puññasār et lui demande de lui
montrer l’œil aux propriétés merveilleuses. Le voyant, elle s’en empare et l’absorbe. À
partir de ce moment, qu’elle rie, ou pleure, elle rejette de l’or et des pierres précieuses
en abondance. Le roi trouve désormais la présence de Puññasār inutile et
92 KHING Hoc Dy

embarrassante ; il décide de supprimer son gendre. Au cours d’une soirée organisée en


l’honneur de Puññasār, il met du poison dans sa nourriture. Apercevant la syncope de
ce dernier, la cour prise de panique retourne au palais.
Le figuier sacré, jrai, sous lequel est tombé Puññasār, est la demeure d’un devatā
puissant qui a trois voisins yaks, démons, qui résident sur l’arbre kaes au Nord, sur
l’arbre brīṅ à l’Est et sur le manguier au Sud. Voyant Puññasār raide par terre inanimé,
gisant sur le sol, les trois yaks se disputent pour le dévorer. Mais le devatā leur
demande de patienter jusqu’à sa mort.
Chacun des démons possède un trésor : le premier une balance magique, trājū, qui
transforme tout en or ; le deuxième une jarre merveilleuse, kuṇdī, dont le contenu fait
revivre les morts, et le troisième des sandales magiques, spaek joeṅ, qui permettent de
voyager dans l’espace. Les trois démons guettent le décès de Puññasār pour le dévorer.
La nuit venue, sous la fraîcheur de la rosée, Puññasār, sa tête aspergée par quelques
gouttes de la jarre magique, reprend connaissance. Les trois démons, voyant celui-ci
s’animer, prennent peur, s’enfuient précipitamment, délaissant leurs objets
merveilleux.
Le devatā du figuier sacré, par sa connaissance divine, découvre l’ampleur des
mérites puṇy (boun) acquis par Puññasār dans une vie antérieure. Il a bâti une pagode,
soigné les bonzes, et a été le dieu Indra lui-même au paradis Trai Triṅs. Cela explique
également que les trois grands démons n’aient pas osé le dévorer. Le devatā lui donne
sa bénédiction.
Puññasār acquiert les trois objets et regagne par les airs sa résidence. Son épouse,
surprise par son retour, écoute les péripéties de son mari ; les larmes aux yeux elle
proclame son innocence. Puññasār, ayant confiance en Sālit, lui montre les trois
nouveaux trésors en sa possession. La princesse s’empresse de confier ces nouvelles à
son père. Convoitant les trésors, le roi lui conseille d’emmener Puññasār se promener
dans la forêt Hemabānt, et de lui dérober ses trois objets magiques. Puññasār, qui veut
faire plaisir à son épouse, accepte sa demande et la transporte dans les airs grâce à ses
sandales magiques. Arrivé à la forêt Hemabānt, le couple royal se promène et se
baigne. Sous la fraîcheur du vent, Puññasār se repose, posant sa tête sur le sein de sa
femme et s’endort profondément. Pendant ce profond sommeil, Sālit s’empare des
trois trésors, la balance, la jarre et les sandales. Après avoir fait ses selles sur la tête de
son mari, elle regagne par les airs le palais et remet à son père les objets magiques.
Au réveil Puññasār ne voit ni son épouse, ni ses trésors. Il se lave et enlève les
souillures de sa tête. Très affligé, il invoque les devatā et se recueille sous un figuier
sacré.
Un devatā, aux yeux divins, voit son passé et demande aux yaks de la forêt
Hemabānt de prendre soin de cet illustre être. Le devatā se métamorphose en grand
tigre et saute sur le figuier sacré. Mangeant ses divers fruits, il se transforme
successivement en singe, en aigrette, en ours, et en homme d’une grande beauté doté
d’une grande puissance. Ayant retenu les vertus spécifiques de ces fruits merveilleux,
Puññasār les classe soigneusement selon leur propriété. Il mange le fruit qui le
métamorphose en aigrette. Il prend son vol vers le palais de son épouse Sālit et se
perche sur sa fenêtre. L’aigrette dit à Sālit qui elle est, et, consommant un fruit de
figuier sacré, elle se change en un jeune homme d’une beauté divine.
La princesse rapporte ses faits à son père, qui convoque Punnnasār, et rejette la faute
sur sa fille. Le souverain pour gagner ses grâces promet le trône à son gendre. Mais ce
dernier a compris le stratagème de son beau-père ; pour se venger, il offre au roi et à
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 93

ses proches de les rajeunir. Puññasār leur offre le mauvais fruit, le souverain, la reine
et leurs courtisans sont changés en singes.
Puññasār, qui a enfermé son épouse Sālit dans son palais, revient vers elle, la corrige
pour ses méfaits et lui accorde son pardon. Sālit est affligée de savoir ses parents
transformés en singe. Résignée, elle demande à son époux de monter sur le trône.
Après son couronnement, Puññasār, grâce aux objets merveilleux qu’il s’est fait
restituer, crée des trésors en abondance qu’il distribue au peuple ; il fait revivre les
morts. Les débuts du règne de Puññasār inaugurent une ère de paix et de prospérité.
Au quatrième mois de son intronisation, Puññasār pense à son ami Sirasā et décide
de partir avec Sālit lui rendre visite. Son ami l’accueille chaleureusement dans son
royaume. Puññasār raconte à Sirasā tout ce qui s’est passé et lui présente ses trois
objets merveilleux avec leur vertu spéciale. Il veut les confier à Sirasā, mais ce dernier
n’accepte que la jarre magique qui ressuscite les morts. Sālit, désormais fidèle, rend
l’œil du roi des animaux à son époux qui s’empresse de l’avaler.
Sirasā confie alors la moitié de son royaume de Jambūdvīp à son ami Puññasār. Ce
dernier reçoit l’ondoiement royal et monte sur le trône avec Sālit comme grande reine.
Sirasā, Puññasār et leur cour se rendent ensuite dans la forêt d’Hemabānt. Ils visitent
les montagnes, les lacs, la résidence des divinités… Sirasā et Puññasār en viennent à
oublier leur royaume. Ils séjournent ensuite dans Uttarakurudvīp et Amaragoyānadvīp
pendant sept années qui leur paraissent un jour. Puis ils veulent visiter le paradis où
réside Indra. Ce dieu envoie son cocher Mātulī pour les conduire sur son char céleste.
Les deux souverains arrivent au paradis Trai Triṅs et saluent Indra qui invite Sirasā à
régner sur la moitié de son empire céleste.
Sirasā pense à ses sujets d’ici-bas. Il fait reconduire Puññasār et sa suite en ce bas
monde.
Puññasār y prêche la doctrine du Buddha et distribue des aumônes tous les jours.
Longtemps après, Sirasā regagne son royaume terrestre. Il consacre sa vie à faire des
aumônes et de bonnes œuvres. Après sa mort, il renaît au ciel des Satisfaits (Tusit).31

Ainsi s’achève l’histoire de ces deux héros, qualifiés dans le texte de Neak Mean
Boun. De fait, cet « Être-de-mérites » figure dans tous les romans classiques (les
sāstrā lpaeṅ) des XVIIe-XIXe siècles et où il y joue le premier rôle.

Examinons un autre exemple typique de ce genre littéraire, roman versifié composé


par le poète de cour Kao en 1798 intitulé Kruṅ Subhamitr (Krong Sophamit) dont
voici le résumé :

Le roi Kruṅ Subhamitr règne sur le pays de Campâk dans la paix et la prospérité ; la
reine se nomme Kesanī et ses deux fils portent les noms de Jayasaen et Jayadatt. Le
frère cadet du roi Asubhamitr remplit les fonctions d’uparāj, vice-roi.
Un jour, Asubhamitr juge qu’il n’a pas assez de pouvoir. Il se révolte et lève une
armée pour s’emparer du trône. À ce moment-là, un mandarin au service de son jeune
frère vient informer le souverain du complot. Mais le roi préfère laisser le trône à son
cadet pour éviter de répandre le sang de son peuple et veut se retirer à la forêt

31
KHING Hoc Dy, Contribution à l’histoire de la littérature khmère, vol. 1, L’époque classique
XVe-XIXe siècles, Paris, L’Harmattan, 1990, pp. 166-170 ; Puññasā sirisā, Paris, Imprimerie
cambodgienne Plon-Nourrit, 1905, 144 p.
94 KHING Hoc Dy

d’Hemabānt pour devenir ermite. La reine le supplie de la laisser l’accompagner pour


éviter une séparation douloureuse. Après avoir préparé les vivres, ils s’enfuient
rapidement ensemble, accompagnés de leurs deux enfants. Ils marchent péniblement
toute la nuit à travers la forêt de peur d’être poursuivis par l’armée du jeune frère.
Lorsque le jour se lève, ils arrivent sur le bord d’un fleuve.
Ne vous inquiétez pas, dit Kruṅ Subhamitr à son épouse, je vais laisser les enfants
sur la berge, je vous transporterai la première sur l’autre rive, puis je reviendrai
récupérer les enfants.
Pendant qu’il nage, accompagnant la reine vers l’autre rive, deux pêcheurs arrivent
sur le fleuve et voyant les enfants seuls sans parents, les emmènent à Takkasilā pour
les adopter.
Après avoir déposé son épouse, Kruṅ Subhamitr retourne chercher les enfants.
Arrivé à terre, surpris de ne pas voir ses fils, il les appelle, fouille la forêt, mais sans
aucun résultat. Il en pleure de chagrin.
Désespéré, il repart à la nage rejoindre sa femme sur l’autre rive. Au même moment
accoste un grand bateau. Le capitaine aperçoit la reine Kesanī, subjugué par sa beauté,
il décide de la prendre pour épouse. Il embarque de force Kesanī en pleurs. Le
capitaine, qui veut s’approcher d’elle pour s’accoupler, chancelle, effrayé par la force
divine de l’épouse du Bodhisatta. Ayant reconnu la puissance surnaturelle de sa
captive, il la traite comme sa propre sœur et par sa conduite irréprochable devient très
riche.
Arrivé sur la terre ferme, Kruṅ Subhamitr se retrouve seul ; profondément affligé, il
tombe en syncope. Cette double séparation qui s’abat sur le roi est la conséquence
d’une mauvaise action accomplie dans une vie antérieure (jadis, il avait enlevé des
petits oiseaux et en avait fait tomber trois nids).
Après avoir repris connaissance, Kruṅ Subhamitr s’enfonce dans la forêt à la
recherche de sa bien-aimée. Il erre seul tristement, se lamente de son insuccès tout au
long du voyage. Arrivé au royaume de Takkasilā dont le roi vient de mourir sans
héritier, épuisé, il se repose sur un rocher. Les mandarins se réunissent et consultent le
devin royal. Celui-ci déclare qu’un étranger, doué de la toute-puissance divine, un
Neak Mean Boun, vient d’arriver dans le royaume. Après avoir invoqué toutes les
divinités célestes, les mandarins et les brahmanes préparent aussitôt une procession
solennelle avec pour guide un éléphant royal. L’éléphant les conduit à l’endroit où dort
le Bodhisatta. Il le salue, le prend soigneusement avec sa trompe et le pose sur sa tête.
Les ministres, les brahmanes l’invitent à monter sur le trône de Takkasilā. Le
Bodhisatta accepte l’offre. La grande fête de couronnement est célébrée […].
Les jeunes princes, qui ont été recueillis par les pêcheurs, sont élevés soigneusement.
Sept ans s’étant écoulés, les deux pêcheurs viennent avec leurs deux enfants adoptifs
saluer le nouveau roi de Takkasilā et les lui offrent comme serviteurs royaux. Le
souverain impressionné par ces deux resplendissants garçons les nomme chefs des
pages. L’abondance de ses aumônes attire nombre de gens du royaume.
Un jour, le bateau dont le capitaine a enlevé Kesanī accoste à Takkasilā. Dès son
arrivée, ce dernier fait des présents au souverain et lui demande l’autorisation de
commencer de bénéficier de sa protection et de pouvoir commercer. Pour le remercier,
le roi invite le capitaine avec son équipage à une fête organisée en leur honneur et
désigne ses deux chefs de pages pour garder le vaisseau du commerçant.
Kesanī, restée à bord, dans son sommeil, voit en songe ses retrouvailles avec son
auguste époux et ses deux fils bien aimés. À son réveil, elle en pleure à chaudes
larmes, se calme en pensant que ce songe est un bon présage.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 95

Durant la nuit, le cadet Jayadatt demande à son aîné Jayasaen de lui raconter leur
histoire dont il n’a aucun souvenir parce qu’il était trop petit. L’aîné raconte tout ce qui
s’était passé à son cadet et lui précise que son père a le même nom que le roi actuel de
Takkasilā, Kruṅ Subhamitr, et que sa mère se nomme Késanî. Leur mère de l’autre
côté de la cloison, entend ses dires, sort de la chambre et reconnaît ses fils. Elle se
précipite sur eux et les embrasse en pleurant de joie. En voyant cette scène, les gens du
navire, qui ne sont pas au courant des faits, croient à quelque vilaine histoire, et vont
en toute hâte avertir leur maître de ce qui s’est passé à bord. Très furieux, ce dernier
porte plainte au roi accusant les deux jeunes pages d’adultère. Pris d’indignation, le
souverain ordonne qu’on les arrête et qu’on les exécute immédiatement.
Après avoir frappé et torturé les deux jeunes gens, les bourreaux, emmenant les
captifs, rencontrent l’honorable brahmane du royaume. Celui-ci, très ému de voir les
deux favoris du souverain meurtris et sanglants, demande aux bourreaux le motif et
ordonne aux condamnés de le suivre au palais. Arrivé à la salle du trône, le sage
brahmane prie le roi de ne pas exécuter ses sujets sans jugement ; acte non conforme à
la vieille tradition royale.
Ayant approuvé la réflexion de son brahmane, le souverain fait revenir les deux
pages et leur demande des explications. Les renseignements tirés de l’interrogatoire
révèlent que les deux jeunes gens sont les enfants de la femme à bord du bateau. Le
souverain comprend alors que ces deux pages sont ses fils et leur mère, sa grande
épouse Kesanī. Très ému, le roi descend du trône et embrasse tendrement ses fils. Il
prépare une procession solennelle composée des gens de toute sa cour pour aller
recueillir la reine à bord du bateau. Les retrouvailles s’accompagnent de pleurs mêlés
de joie et de souvenirs. Le capitaine, effrayé d’avoir causé des ennuis à la famille
royale, demande au roi de le laisser en vie. Le souverain lui accorde son pardon.
Le roi Subhamitr nomme son fils aîné Uparāj vice-roi, et le second, Aggamahāsenā,
grand ministre (…) 32

Le roman se clôt avec la transmigration de l’âme des héros.

3. Dans les contes et légendes.

1. Chau krâpot (cau krabat)33

Voici le résumé de ce conte :

Un vieux ménage vit tous les jours du produit de sa pêche. Un jour, les deux époux
n’attrapent qu’un tétrodon, krâpot. Ils l’élèvent dans un bocal. En leur absence le
tétrodon, sortant de son enveloppe, chasse les coqs et les poules qui picorent dans le
séchoir les grains de paddy.
32
KHING Hoc Dy (1990), op. cit., pp. 170-174 ; Krong subhamitr, par l’Oknha Kosadhipati Kao,
7e édition, Phnom Penh, Institut Bouddhique, 1970, 144 p.
33
Chau krâpot / Cau krabat, Paris, Imprimerie cambodgienne, Plon-Nourit, 1903, 26 p. (édition
dirigée par J. GUESDON) ; manuscrit sur palme, Bibliothèque Nationale, cote : Indochinois 86 I
(résumé effectué par AU Chhieng, Catalogue du fonds khmer, Paris, Imprimerie nationale, 1953,
p. 14). Voir KHING Hoc Dy, « Notes sur le thème de la femme ‘marquée de signes’ dans la
littérature populaire khmère », Cahiers de l’Asie du Sud-Est, n° 2, 1977, pp. 24-25.
96 KHING Hoc Dy

Dans le pays de Chumpouthvip le souverain, dont le nom n’est pas mentionné, a


cinq filles. Un jour, il fait une promenade dans la forêt et seule, Neang Peou, la
benjamine, l’accompagne. À ce moment-là Chau Krâpot sort de son enveloppe
animale pour surveiller le riz. Il aperçoit la princesse Neang Peou, dont il s’éprend ;
ébloui par sa beauté, il supplie maintes fois la vieille de requérir en son nom la main
de la cinquième et dernière fille du roi. Si elle ne présente pas sa demande, il coupera
son souffle. La vieille se rend dans la salle d’audience et demande la main de Neang
Peou au monarque pour son petit-fils adoptif, le tétrodon. Le roi en colère exige une
demande irréalisable, la construction en une nuit de deux palais et de deux ponts en
or et en argent. Si sa requête reste sans effet, il exécutera tous les membres de la
famille du pêcheur.
Le lendemain matin, les deux palais et les ponts érigés par les Dieux resplendissent.
Fidèle à sa parole, le roi donne Neang Peou en mariage au tétrodon. L’union fait
scandale dans le royaume. La nuit de noces, Chau Krâpot quitte sa dépouille animale
et, rayonnant de beauté, s’unit à son épouse. Après un mois, elle est enceinte. Le
souverain couvert de honte refuse à sa benjamine de venir au palais. Un jour, pendant
le sommeil de son mari, Neang Peou brûle son enveloppe animale. Les cendres se
transforment en or, argent et pierres précieuses. Le roi sait désormais que Chau
Krâpot est un homme plein de beauté et de mérites un Neak Mean Boun34 et lui
confie son trône.

2. Preah Ko Preah Keo

La légende de Preah Ko Preah Keo reste profondément enracinée dans la mémoire


collective des Cambodgiens. Complexe, elle reflète une période sombre de l’histoire
du Cambodge, les guerres intestines, la destruction par les Siamois de la capitale
Lovêk en 1594.
Une version de cette légende a été notée et publiée pour la première fois en 1870
par Gustave Janneau35 à partir de la tradition orale, par ailleurs très succincte. L’autre
version en vers, beaucoup plus longue et plus littéraire car copiée des manuscrits sur
feuille de latanier, est éditée chez Kim-Ky. Elle explique la cause de la chute du
Cambodge par la capture de Preah Ko et de Preah Keo, après l’échec de leur dernier
combat contre le taureau mécanique du roi du Siam. La déportation de Preah Ko,
emportant dans son ventre les textes sacrés qui représentent le savoir et la
connaissance supérieure des Khmers, scelle la décadence du pays khmer36. Dans le
texte le poète précise bien que Preah Ko et Preah Keo sont des Neak Mean Boun ou
Neak Boun, « Êtres-de-mérites ». La légende peut être ainsi résumée :

34
Le texte précise que Chau Krâpot est Neak Mean Boun, cf. Chau krâpot, op. cit., p. 25.
35
JANNEAU, Gustave, Manuel pratique de langue cambodgienne, Saïgon, 1870 (autographié), pp.
87-88.
36
En ce qui concerne Preah Ko Preah Keo, voir KHING Hoc Dy, « La légende de Brah Go Brah
Kaev », Cahiers de l’Asie du Sud-Est n° 29-30, Inalco, 1991, pp. 169-191.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 97

Dans le pays de Takkasilā où règne le roi nommé Preah Bat Reachea


Reameathireach, vit un homme appelé Meanop, très pauvre mais très bon avec sa
femme.
Une nuit sa femme rêve qu’on lui donne trois bagues incrustées de diamants. En se
réveillant, elle raconte son songe à son mari. Il emporte des offrandes pour aller
consulter le devin. Après avoir fait des calculs magiques, celui-ci lui dit : « il y a trois
‘Êtres-de-mérites’37, Neak Boun38, qui vont s’incarner dans le sein de votre épouse.
Mais il faut qu’elle s’abstienne de manger des mangues vertes afin d’éviter le danger
de mort ».
Sa grossesse arrive à terme et elle a une envie irrésistible de manger des mangues
vertes. Son mari essaie de la détourner de cette tentation en lui promettant d’en
chercher. Il prépare le nécessaire pour aller dans la forêt cueillir des mangues vertes.
Il attend volontairement la tombée de la nuit avant de rentrer à la maison. Mais au
coucher du soleil, ne voyant pas rentrer son époux et ne pouvant plus attendre, la
femme part à la recherche d’un manguier. L’ayant trouvé, elle y grimpe, mais arrivée
à la fourche de l’arbre, elle a le vertige et tombe. Son ventre éclate, et libère un veau
et un bébé encore relié au placenta. Le veau, Preah Ko, va chercher son père à la
maison et le ramène sous le manguier où se trouve le cadavre de sa mère et le bébé.
L’homme coupe le cordon du placenta pour libérer son fils Preah Keo.
L’homme va alors de maison en maison pour demander du lait pour Preah Keo.
Mais toutes les femmes du village, informées de cette naissance anormale d’un veau
et d’un bébé, refusent de lui donner du lait pour l’enfant. Le père, de retour chez lui,
donne à boire de l’eau. Une fois le bébé calmé, l’homme va enterrer son épouse.
La rumeur de cette naissance anormale bouleverse la vie du village. Le chef du
village et ses habitants veulent tuer et manger le veau. Les villageois encerclent la
maison, mais Preah Ko et son père, portant dans ses bras le bébé, parviennent à
s’enfuir dans la forêt, où Meanop alimente le nourrisson avec des fruits. Après sept
mois passés en forêt, ils arrivent dans une plaine, mais restent à la lisière des arbres
sans oser construire de cabane de peur que les villageois ne trouvent leurs traces. Le
père confectionne un grand chapeau pour se protéger des intempéries. Au bout de
trois ans, ils n’ont même plus de vêtements.
À côté de la forêt où ils habitent, se trouvent un grand figuier et une grande plaine
herbeuse où les jeunes bouviers emmènent brouter leurs bovins. Au cours de la
journée, ces enfants se rassemblent sous le figuier pour jouer. Leurs cris de joie, qui
parviennent jusqu’aux oreilles du garçonnet Preah Keo, lui donnent envie de les
rejoindre. Il demande la permission à son frère, Preah Ko. Mais celui-ci n’ose pas la
lui donner en l’absence de son père. Lorsque celui-ci revient de sa quête de
nourriture, ses fils lui demandent l’autorisation d’aller jouer avec les autres enfants. Il
les y autorise pour le lendemain.
Cette nuit-là, le père pense que tout ce que le devin avait prédit s’est révélé exact,
sauf la prédiction sur le nombre d’enfants : deux au lieu de trois fils. Mais ce qu’il

37
Preah Ko, Preah Keo et les livres sacrés.
38
Peah Ko Preah Keo, 7 tomes, Phnom Penh, 1963, p. 2
98 KHING Hoc Dy

ignorait, c’est qu’il existait des traités couvrant toutes les connaissances dans le
ventre de « l’Auguste Taureau », Preah Ko.
Le lendemain, Preah Keo alla jouer avec les petits gardiens des bovins. Preah Ko,
afin d’éviter tout soupçon, demanda à son jeune frère de prendre une liane et de
l’attacher à son cou comme s’il était un taureau ordinaire. Mais il lui recommanda de
ne pas remuer la liane au-dessus de son dos de peur de lui faire « perdre-sa-
puissance-magique », sāp silp39.
Ayant appris que Preah Keo était orphelin, les bouviers s’amusent à le frapper
pendant leurs jeux. À midi, ils sortent leurs provisions, mais refusent de les partager
avec Preah Keo. Ce dernier aurait voulu goûter les grains de riz restés agglutinés aux
feuilles enveloppant la nourriture des autres enfants, car depuis trois ans qu’il vivait
dans la forêt, il n’avait plus eu l’occasion de manger du riz. Mais méchamment, les
petits gardiens les piétinent pour l’en empêcher. Aussi, voyant le chagrin de son
jeune frère, Preah Ko vomit des assiettes et des couverts en or, des aliments divins et
une table pour Preah Keo. Celui-ci lui demande alors pourquoi il n’a pas offert ces
aliments à leur père. Mais Preah Ko lui répond que ces mets divins sont réservés à
Preah Keo seul, l’« Être-porteur-de-mérites », le Neak Mean Boun. Le repas fini,
l’Auguste Taureau avale tout ce qui reste. À leur retour chez eux les bouviers
racontent ces faits à leurs parents. Le chef du village rassemble alors les habitants
pour aller capturer Preah Ko, et se saisir de l’or qui est dans son ventre. Ils se cachent
pour observer Preah Ko et Preah Keo et voient à midi Preah Keo prendre des
assiettes en or et des aliments divins dans le ventre de l’Auguste Taureau. Ils
encerclent alors Preah Ko et Preah Keo, attachent l’Auguste Taureau à deux arbres
kandol40 situés sur un monticule et s’apprêtent à ouvrir sa panse pour y chercher l’or.
Preah Ko recommande alors à son jeune frère de bien s’agripper à sa queue et ils
s’envolent en arrachant les deux arbres qui se brisent en mille morceaux et tombent
sur les villageois dont beaucoup sont alors blessés ou tués. Les gens sont saisis de
crainte devant la puissance de Preah Ko. Les blessés ramassent les racines des kandol
et les font bouillir dans l’eau. Par miracle, cette tisane les guérit et les rajeunit tous.
Les vieillards vont également rechercher les morceaux des arbres kandol auxquels
avait été attaché Preah Ko, les consomment et se transforment en jeunes gens.
Après avoir volé un moment avec son frère, Preah Ko descend se reposer à côté
d’une mare limpide, auprès d’un figuier. Preah Keo lui demande alors : « Pourquoi
laisses-tu notre père tout seul dans la forêt ? ». Ce à quoi l’Auguste Taureau répond :
« Il nous faut d’abord échapper à la mort. Nous reviendrons lui rendre hommage plus
tard ».
Mais Meanop, ne voyant pas revenir ses enfants et ne les retrouvant pas, décide de
se laisser mourir de faim.

39
Litt. Sāp (khm.) : « fade, sans saveur, sans efficacité » ; silp (en pāli sippa, en sanskrit śilpa) :
« art, métier… » ; mais en cambodgien ce mot signifie également « connaissances magiques » ;
sāp silp signifie donc « pouvoir magique sans efficacité » ou « perte du pouvoir magique ».
40
Careya sphaerica : c’est un arbre de forêt claire d’environ 10 mètres de haut.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 99

Dans les cieux, le réchauffement du trône d’Indra signifie qu’il doit descendre sur
terre. Il débarque le « jour saint » 41 , et médite dans la forêt. Là, il aperçoit la
dépouille de Meanop, qu’il reconnaît comme étant le père du Bodhisatta. Il le
ressuscite, l’emmène au paradis Trai Trins 42 , le métamorphose sous les traits de
Preah Ketumealea43 et l’installe dans un palais céleste, entouré de deux femmes, de
courtisans et de courtisanes.
Pendant ce temps Preah Keo et Preah Ko n’osent plus s’aventurer hors de l’ombre
du figuier. L’Auguste Taureau apprend le pāli et les traités de toute sorte à son jeune
frère. Voyant celui-ci sans vêtement, il lui ordonne de prendre dans son ventre des
vêtements célestes. Et chaque jour, il continue à le nourrir d’aliments succulents.
Le Preah Bat Reameathireach, roi de Takkasilā, avait cinq jolies filles qui avaient
toutes atteint l’âge nubile. Un jour qu’elles s’ennuyaient, elles demandent au
souverain la permission d’aller se promener dans la forêt et d’aller se baigner dans la
mare Muchalind. Le roi les y autorise et ordonne aux courtisanes de les
accompagner.
Arrivées à la mare Muchalind, les cinq princesses descendent se baigner avec leurs
suivantes. La benjamine nommée Neang Peou, revenue sur la rive, rencontre Preah
Keo. Dès le premier regard, ils s’éprennent l’un de l’autre. Preah Keo demande alors
à Preah Ko l’autorisation d’aller jouer avec les princesses. Il prend de beaux
vêtements dans le ventre de l’Auguste Taureau et part jouer à cache-cache dans l’eau
avec elles. Celui qui gagne a le droit de toucher les oreilles du partenaire. Mais au
lieu de la toucher, Preah Keo embrasse les joues de Neang Peou et joue uniquement
avec la benjamine. Jalouses d’elle, les quatre aînées, une fois rentrées au palais,
rapportent cet événement au souverain qui se met en colère contre Neang Peou. Il la
convoque. Mais apeurée, elle n’ose pas se présenter devant son père qui ordonne aux
bourreaux de la tuer dès l’aube. La reine Botumea implore en vain son époux de
l’épargner. Elle va voir secrètement Neang Peou pour lui faire ses adieux, de peur
que le souverain ne la condamne également […]. Celle-ci exécutée, les bourreaux
viennent rendre compte au roi, qui regrette d’avoir condamné sa fille à mort sans
jugement.
Le trône d’Indra ayant une nouvelle fois chauffé, il ouvre ses mille yeux divins,
descend sur terre et la ressuscite. Elle part seule dans la forêt […]. Ayant su que
Neang Peou était l’épouse prédestinée du Bodhisatta, les divinités de la forêt la
guident pour qu’elle trouve son chemin jusqu’à la mare Muchalind, l’endroit où elle
avait rencontré Preah Keo, son mari pendant une vie antérieure. Elle l’aperçoit avec

41
Thngai uposatha : « jour de jeûne » pour les bouddhistes, aux jours de pleine et nouvelle lunes
et aux deux jours du premier et du dernier quartier de lune, cf. Preah Ko Preah Keo, op. cit., p 33.
42
LECLÈRE, Adhémard, Le bouddhisme au Cambodge, Paris, Leroux, 1898, chapitre V : « Les
paradis », pp. 97-118 ; BAREAU, André, « Une représentation du monde selon la tradition
bouddhique », Seksa khmer, 5, 1982, pp. 11-16.
43
C’est un roi légendaire du Cambodge. Il est connu comme fils d’Indra, c’est pour lui que le
dieu Bisnukār, descendu du ciel, aurait construit le temple d’Angkor-Vat ; voir KHING Hoc Dy,
« Légende du temple d’Angkor Vat » », [in] Contes et légendes du Pays khmer, Paris, CILF, coll.
« Fleuve et Flamme », 1989, pp. 13-24.
100 KHING Hoc Dy

l’Auguste Taureau à l’ombre du figuier. Neang Peou raconte à Preah Keo tout ce qui
s’est passé et celui-ci lui apprend que Preah Ko est son frère. Elle le salue trois fois.
Preah Ko fait sortir de son ventre un palais et trouve le « moment propice » pour
marier son jeune frère avec la princesse.

Le roi Reameathireach possédait un puissant coq de combat nommé A Rompong


Phnom (« celui qui fait retentir la montagne ») dont le chant faisait vibrer le lit royal.
Le roi du Siam possédait également un puissant coq nommé A Romduol44. Avec une
armée de cinq cents bateaux, le roi du Siam vient avec son coq de combat au
Cambodge. Une fois sur le territoire khmer, il envoie au roi Reameathireach un
message annonçant qu’ils allaient « parier sur le combat de leurs coqs ». Si son coq
perd, lui et son armée se retireront du Cambodge. Si le contraire se produit
Reameathireach quittera le trône et lui abandonnera le pays khmer. Le lendemain
jour du pari, le roi du Siam arrive avec son coq à Romduol et son armée campe dans
la capitale.
Au cours du combat, le coq du roi Reameathireach est tué par le coq du roi du
Siam. Le peuple redoute d’être déporté par les Siamois. Le roi Reameathireach
supplie le roi du Siam d’organiser un autre combat de coqs dans les trois jours. Ce
dernier accepte. Alors le souverain khmer réunit ses quatre ministres et ils décident
d’envoyer des messagers dans toutes les régions du royaume rechercher un puissant
coq de combat. L’un d’eux, guidé par une divinité, arrive dans la forêt où il aperçoit
un palais d’or. À l’entrée, ayant frappé sur le gong pour s’annoncer, il voit apparaître
Neang Peou. La reconnaissant, il lui raconte ce qui s’est passé puis il retourne à la
capitale pour annoncer la nouvelle à son souverain. Tout heureux, Reameathireach
envoie le messager demander à Neang Peou d’amener un coq de combat, sinon elle
sera condamnée. Effrayés, elle et son époux interrogent Preah Ko qui les assure qu’il
trouvera un coq de combat et qui leur demande d’aller saluer leurs parents.
Reameathireach fixe alors un marché à ses enfants : s’ils trouvent un coq de combat
qui batte le coq du roi du Siam, il cédera le trône à son gendre Preah Keo.
Preah Ko se transforme alors en un jeune coq noir. Il s’installe sur un plateau d’or
et dit à sa belle-sœur, Neang Peou, de le porter sur sa tête, tout en lui interdisant de
faire aucun geste de la main au-dessus de sa tête. Neang Peou et son époux arrivent
au palais avec le coq magique. Le roi et le peuple trouvent le coq trop petit pour
lutter contre celui du roi du Siam. Mais Neang Peou assure à son père que son coq,
bien que petit, est aussi brillant que le diamant. Le roi Reameathireach envoie un
messager au roi du Siam, qui arrive avec son coq à Romduol. Après avoir vu le coq
de Preah Keo, le souverain du Siam est rassuré, mais une fois dans le cercle de
combat, le coq « magique » bat à mort le coq du roi du Siam, qui s’en retourne avec
sa flotte dans son royaume.
Reameathireach cède le trône à Preah Keo, son gendre certes d’humble origine,
puisqu’originaire du peuple, mais il est un Neak Mean Boun…

44
Arbre à fleurs odoriférantes, Popowia aberrans.
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 101

Le roi du Siam, une fois de retour dans son pays, prépare l’épreuve de combat
d’éléphants avec le roi Preah Keo. Son frère Preah Ko se métamorphose alors en
éléphant et tue l’éléphant du roi du Siam au combat.
De retour dans le royaume de Siam, le souverain ordonne à ses mandarins de
rechercher un habile artisan qui pourrait fabriquer un taureau mécanique en fer
capable de battre le taureau que lui propose Preah Keo. Après avoir interdit aux
mandarins et aux soldats de parler du secret concernant le taureau mécanique, le roi
du Siam part et arrive à Takkasilā au bout de sept jours.
Pendant ce temps Preah Keo régnait dans la paix et la prospérité. Mais cette nuit-là,
Neang Peou rêve d’un taureau ou d’un buffle qui la frappe à coups de cornes et lui
fait éclater le foie. Ce cauchemar la réveille, tremblante de peur ; ses sanglots
réveillent son mari ; elle lui raconte alors son songe, ce qui atterre ce dernier. Elle va
voir son beau-frère, Preah Ko et lui parle de ce rêve. De par ses connaissances
divines, Preah Ko sait qu’un danger mortel menace Neang Peou. Il la rassure en lui
confiant que le sens de ce rêve n’est pas assez précis.
Le roi du Siam envoie à Preah Keo un messager pour le défier dans un combat de
taureaux. Ce dernier va avertir son grand frère, qui pense au rêve de Neang Peou. Il
dit à Preah Keo que lui et son épouse seront douloureusement séparés. Par sa
connaissance divine, il avertit son jeune frère que le taureau du roi du Siam est un
taureau mécanique en fer et qu’il ne pourra pas le combattre, ce qui remplit de
tristesse Preah Keo et Neang Peou.
L’heure du combat de taureaux arrivée, Preah Keo propose au roi du Siam, qui
accepte, de changer les termes du pari : au lieu de mettre son royaume en gage, il
s’engage avec Preah Ko à devenir ses esclaves à vie au cas où il perdrait le pari.
Le combat entre le taureau mécanique et Preah Ko s’engage. Ce dernier essaie
d’attaquer le taureau en fer mais ne peut le faire bouger. Il s’inquiète et crie à son
frère, Preah Keo, qu’il est très fatigué. Celui-ci, l’ayant entendu, prend la main de
Neang Peou pour qu’elle aille tenir la queue de Preah Ko qui prend son vol. Mais
n’ayant pas assez assurée sa prise, elle se tue lors de sa chute. Preah Keo, ayant vu
tomber son épouse, la rejoint et appelle son frère à son aide sans se faire entendre.
De son côté Preah Ko vole jusqu’à ce qu’il ait trouvé un endroit pour se reposer. Le
lendemain matin, il reprend son vol à la recherche de son jeune frère. Arrivé à un
figuier, il voit Preah Keo en train de dormir. Heureux il le réveille et il lui raconte
qu’il s’était rendu compte que son frère et Neang Peou étaient tombés, mais que trop
fatigué, il n’avait pas pu revenir les chercher, car il devait se reposer. Preah Keo lui
demande alors des nouvelles de Neang Peou. Grâce à sa connaissance divine, Preah
Ko dit à son frère qu’elle est morte et que maintenant elle revit au paradis. Pour
échapper à l’armée siamoise lancée à leur poursuite, Preah Keo se saisit de la queue
de Preah Ko ; ils s’envolent à la recherche d’un refuge sûr et se cachent, notamment
au milieu d’une forêt de bambous. Afin de les en déloger, le roi du Siam ordonne aux
soldats de lancer une pluie de pièces de monnaie duong en argent. Le peuple khmer
vient alors couper tous les bambous pour les récupérer. Preah Ko et Preah Keo ne
voyant plus de bambous quittent cet endroit pour chercher un autre refuge.
102 KHING Hoc Dy

Temple du Preah Ko, Vat Traleng Keng (Longvek)


Légende : La Vache sacrée (Preah Ko) vole pour emporter Preah Kev, accompagnée
de Neang Peou. Une fois parvenus a mi-chemin, Neang Peou faiblit des mains, lâche
prise, tombe et se tue [...] (Fond Jacques Népote)
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 103

À la fin les soldats siamois arrivent à les attraper. Le souverain du Siam enferme à
Ayuthyea Preah Ko et Preah Keo dans une forteresse où il est impossible de
s’évader »45.

Depuis ces événements funestes les Cambodgiens lient la capture de ces deux Neak
Mean Boun à la décadence du pays, renforcée par la perte des livres sacrés renfermés
dans le ventre de l’Auguste Taureau :

C’est pour cela que les Siamois sont devenus bien supérieurs aux Cambodgiens dans
toutes les branches de connaissances, tandis que ce dernier peuple est plongé dans une
ignorance telle qu’il ne s’y trouve pas d’hommes en état de faire quoi que ce soit à
l’égal des autres pays […]46

4. Le Pouth Tumneay (Buddh Daṃnāy) «La Prédiction du Bouddha »

Le Pouth Tumneay existe en versions écrites et orales en prose et en vers47 avec des
variantes d’un texte à un autre. Il appartient à un genre littéraire spécial représenté
par des textes tels que Ein Tumneay (« Prédiction d’Indra »), Eisei Tumneay
(« Prédiction d’ermite »), Tumneay Preah Rong (« Prédiction de Preah Rong ») 48 .
« Les Cambodgiens accordent un grand crédit à ces prédictions » 49 . Le Pouth

45
Cf. Roeung Preah Ko Preah Keo, VCD, Phnom Penh, FCI Production, sans date (2003 ?), 2
VCD ; Site Web : http://www.studykhmer.com/pkpk.htm/ (Extreme Khmer Episode 7 : Preah
Ko/Preah Kaew, Part 1, Part 2, video edited by SMITH Frank : « Here's a video of a Phnom Penh
fortune teller recounting the legend of Preah Ko / Preah Kaew, an important quasi-historical myth
important to most Cambodians. In this eloquent and poetic 40 minutes rendering of the tale, the
woman touches on all of the themes which make this legend so special: its explanation of Thai
prosperity and development vs. Khmer poverty and backwardness, greed and short-sightedness
leading to loss of resources, and others ») ; NGUON Kimly, The legend of Preah Ko Preah Keo
and its influence on the Cambodian Peoples Perceptions of the Thais, M.A, Programm in
Southeast Asian Studies, Chulalongkorn University, 2006, 181 p.
46
JANNEAU, Gustave, op. cit., pp. 87-88.
47
BERNON, Olivier (de), « Le Buddh Daṃnāy. Note sur un texte apocalyptique khmer », Bulletin
de l’École Française d’Extrême Orient (BEFEO), t. 81, 1994, pp. 83-96 ; du même auteur, « La
prédiction du Bouddha », Aséanie 1, mars 1998, pp. 43-66 (l’auteur a traduit une des versions de
Buddh Daṃnāy) ; KA Phann, Pouth tumneay/ Buddh Daṃnāy (pp. 5-36) [in] Tumneay/Daṃnāy,
s.l, s.d. 79 p. ; Buddh Duṃnāy, manuscrit sur papier EFEO, P.4 [P 123], 5 p., en vers.
48
KA Phann, op. cit. : Tumneay Eisei [Prédiction d’ermite], Tumneay Preah Puth [Prédiction du
Bouddha], Tumneay Preah Ind [Prédiction d’Inda], Tumneay Preah Rong (Prédiction de Preah
Rong]. Cf. les manuscrits conservés à l’École Française d’Extrême-Orient : [P 4], [P5], [P7],
[P9]. Voir également TAUPIN, Jacques, « Prophéties khmères (traduction d’anciens textes
cambodgiens) », Bulletin de la Société des Études Indochinoises (2e semestre 1887), Saigon,
1888, pp. 5-22.
49
COEDES, George, « Essai de classification des documents historiques cambodgiens conservés à
la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient », BEFEO, XVIII, fasc. 9, pp. 15-28 (Id.,
Articles sur le pays khmer, Paris, Réimpression de l’École Française d’Extrême-Orient, 1989,
tome I. p. 73).
104 KHING Hoc Dy

Tumneay « Prédiction du Bouddha » est une sorte de texte messianique. Sa carrière


n’est pas encore achevée à l’époque actuelle50. Il a été utilisé jusqu’à nos jours pour
interpréter les événements importants de l’histoire du Cambodge.
Pendant la période de la République khmère (1970-1975), plusieurs textes de ce
genre ont été édités et dans le climat d’incertitudes et de troubles liés à la guerre, ils
ont remporté un grand succès en librairie.
Dans le Pouth Tumneay publié par Ka Phann, l’éditeur du recueil de « Prédictions »
précise à la première page qu’il a copié ces textes à partir des manuscrits sur feuille
de latanier. Sa version de la « Prédiction du Bouddha » comprend une trentaine de
pages (pp. 5-37) et nous relevons seize fois l’expression Neak Mean Boun (« Être-de-
mérites ») qui revient comme un leitmotiv et dont l’histoire est le pivot de la
narration.
Pendant une période de troubles, le Neak Mean Boun, Preah Bat Dhammik (« le roi
juste ») arrive à pacifier le Cambodge. Le Bouddha prédit que la religion du Seigneur
ne durera que 5000 ans et qu’après lui, il y aura un autre Neak Mean Boun, Preah
Serei Ary Metrey, qui accomplira l’illumination totale et viendra sauver le monde…
« Preah Bat Thoammik viendra sauver le Cambodge qui retrouvera la paix… »51 ;

50
« La carrière du Buddh Daṃnāy n’est d’ailleurs pas achevée. Dans le Cambodge actuel, le récit
s’enrichit dans sa transmission orale : la destruction du pont de Chrouy Changva en 1970 est
devenue un événement annoncé ; les casques bleus de l’ONU juchés sur leurs camions blancs ont
été associés à l’éléphant blanc aux défenses bleues du Bodhisattva et la nomination au mois de
juin 1993, par S.M. le roi Norodom Sihanouk, de deux Premiers ministres, par exemple, n’a pas
manqué d’être regardée par certains comme l’intronisation des deux rois par le Braḥ Pād
Dhammik » BERNON, Olivier (de), 1994, op. cit., p. 93.
51
Au cours du procès des Khmers rouges, un article dans Le Nouvel Observateur n° 2242,
semaine du jeudi 25 octobre 2007, intitulé « Douch, le grand inquisiteur » sous la plume du
journaliste Jean-Paul Mari cite un passage de « Pouth Tumneay » : « L’obscurité s’abattra sur le
peuple du Cambodge. Il y aura des maisons mais sans personne à l’intérieur, des routes mais pas
de voyageurs ; le pays sera dirigé par des barbares sans religion ; le sang coulera en un flot assez
épais pour atteindre le ventre d’un éléphant. Et seuls les sourds et les muets survivront »
(ancienne prophétie cambodgienne). Plusieurs réactions apparaissent au sein de la communauté
cambodgienne en France, notamment des intellectuels évoquant également la « Prédiction du
Bouddha » : « Je me rappelle avoir lu (à l’époque, j’avais environ 8 ou 9 ans) sur la demande de
ma grand’mère paternelle, quelques pages manuscrites, recopiées de génération en génération
(aujourd’hui introuvable), et qui devaient s’intituler Puth Toum Neay» [traduisez : les prédictions
ou prophéties de Bouddha – ou d’un certain ‘sage’ nommé Puth – personne ne sait exactement
lequel, Preah Puth (Bouddha) ou Lok Ta Puth ?] C’était très connu à l’époque vers les années
1940… De toute façon, il faut bien se réveiller de cette profonde léthargie, si l’on veut que la race
khmère de demain […] ne soit pas condamnée à plonger irrémédiablement et définitivement sans
retour dans le chheam dap puos damrei (le sang inondé jusqu’au ventre de l’éléphant) », NEANG
Chin Han (ancien haut fonctionnaire, résidant en France, âge environ 75 ans, message
électronique daté du 31 octobre 2007). La discussion continuant, un dénommé VONG Vijey
donne son opinion : « J’aimerais savoir de qui (d’un sage ou politologue khmer) provient cette
‘prophétie’. Étant enfant, j’ai vu et vécu personnellement, comme tant d’autres Khmers, les deux
premiers points de la ‘prophétie’ pendant le régime des Khmers rouges. Il ne reste que les deux
derniers points de la ‘prophétie’. J’ai la conviction comme vous tous – tant que les patriotes à
Neak Mean Boun, « Être de mérites» dans la culture et la littérature du Cambodge 105

« cette prédiction, dont la notoriété est universelle au Cambodge, semble être


l’obsession des Khmers chaque fois que le chaos plane sur le pays… »52.
D’après notre série d’enquêtes menées sur Internet dans des forums de discussion
« Khmer@Avenir » 53 et « Angkorian Society » 54 entre des intellectuels khmers en
Europe, aux États-Unis et ailleurs, nous constatons que la plupart des Cambodgiens
ne se rappellent que sommairement de quelques passages majeurs du Pouth Tumneay
tels que :

Mean phteah eith monous nao


Mean phlao eith monous doer
Phteah thmâr sâsâr russei
Nao moukh tonlé buon moukh mean chheam dap puos damrei
Monous slāp as nao sal tè lok buon ang eisei buon neak achar moneak snak
nao krom molop po
Preah bat thoammik mok chuoy sroch srang srok khmèr oy ban sok vinh.
Il y aura des maisons, mais plus personne ne les habitera.
Il y aura des rues, mais plus personne ne les empruntera.
Il y aura des maisons en maçonnerie avec des colonnes de bambou.
Dans la plaine des Quatre Bras, le sang atteindra la hauteur du ventre d’un éléphant.
Le peuple sera anéanti, il ne restera que quatre bonzes et quatre ermites et un maître
spirituel qui s’abriteront à l’ombre d’un arbre Po.55

Dans le Pouth Tumneay, Preah Bat Thoammik56 (Brah Pād Dhammik « roi juste ou
vertueux ») a un rôle différent du Bodhisavta Maitreya, qui, d’après la tradition
millénariste canonique, ne doit apparaître qu’à la fin des 5000 ans de la Loi du
Bouddha historique. Quant au Sdach Thoammik/Brah Pād Dhammik (roi juste ou
vertueux), il a pour rôle dans la Prédiction non seulement de restaurer la religion,
comme chaque « roi juste » l’avait fait après le règne d’un roi mauvais, mais encore

l’intérieur et à l’extérieur du Cambodge prennent les choses en main comme vous l’avez toujours
fait au travers de vos actions hautement patriotiques – qu’il n’y aura aucune raison que la boucle
de cette ‘prophétie’ se boucle. L’idée de ce ‘sage’ Khmer (dont je ne connais pas le nom) de faire
véhiculer cette ‘métaphore’ de génération en génération devait sûrement avoir pour objectif
d’alerter les Kaun Khmers (enfants khmers) dignes de ce nom pour se maintenir en alerte en
permanence pour éviter cette catastrophe et de ne pas se laisser sombrer dans la passivité ».
(Courrier électronique daté du 30/10/2007).
Un chercheur khméro-américain a traduit un texte de Pouth Tumneay avec des interprétations
liées à l’histoire contemporaine du Cambodge, notant dans sa conclusion, à la page 54 : « The
history of Khmer civilization cannot be separated from Puddh Tomneay. The two's are intricately
linked together. For some Cambodian people, they are awaiting the arrival of Preah Bat Thamek
Reach the same way the Jews are awaiting the arrival of the Messiah ». SOT, Kenneth, Puddh
Tomneay, 1996, 54 p. (communication personnelle par courrier électronique).
52
BERNON, Olivier (de), op. cit., p. 83.
53
khmer.avenir@gmail.com.
54
angkorian society@googlegroups.com.
55
Bodhi (pāli) : ficus religiosa L. ou figuier des pagodes.
56
Vient du pāli dhammika : « juste, pieux, vertueux, respectueux de la loi et du devoir… ».
106 KHING Hoc Dy

d’assurer sa quiétude et celle de la cité jusqu’à l’échéance des 5000 années que doit
durer la Bonne Loi.57

Conclusion

Intimement liée au bouddhisme populaire, notamment à la loi karmique, la figure


du Neak Mean Boun appartient ainsi au fond culturel et littéraire cambodgien depuis
sans doute la période du bas khmer moyen (XVIIe - XIXe siècles) et s’est transmise
jusqu’à nos jours comme en témoignent des textes de la littérature écrite et orale. Elle
est ainsi évoquée par le nom de règne de certains souverains (dont Sa Majesté
Norodom Sihanouk 58 ), comme Preah Bat Thoammik, Sdach Thoammik ou
Thaommik, la titulature Thoammik (« le roi juste ») désignant également les Neak
Mean Boun ; ou par des appellatifs tels que Preah Bat Trasak Phaèm (Jardinier
Régicide)59, etc. Il n’est pas interdit de penser que l’équivalence Thoamik/Dhammik
= Bodhisatta = Neak Mean Boun contribue à signifier la légitimation du pouvoir
politique au Cambodge et dans les pays bouddhiques theravādin de la Péninsule.

57
BERNON, Olivier (de), 1998, op. cit., p. 46.
58
Sa Majesté Preah Bat Samdech Preah Norodom Sihanouk Varman Reach harivong Uphato
Socheat Visothpong Akamohaboroas roat Nikarodom Thoammik Mohareachea Thireach
Boromaneath Borombopitr Preah Chau Krong Kampuchea chea mochas chivit loe tbong (Braḥ
pād samtec braḥ norottam sîhanuvarman rājaharivans ubhatosujāta visuddhibans
aggamahāpurasaratn nikarottam dhammikamahārājādhirāj paramanāth braḥ cau kruṅ kampujā
jā mcās’ jîvit loe tpūṅ). Cela signifie : « Sa Majesté Narottam Sîhanuvaraman, roi de la lignée de
Hari, bien né des deux côtés, de la lignée des purs, le meilleur des hommes illustres, le plus
éminent dans la multitude, très grand souverain vertueux, protecteur suprême, très pur, seigneur
des Kambujā, maître des vies au-dessus des têtes ». (LEWITZ, Saveros, « Textes en khmer moyen.
Inscriptions modernes d’Angkor 2 et 3 », BEFEO, t. LII, 1970, p. 126. Certains Cambodgiens
considèrent également le roi Sihanouk comme un Bodhisatva, lequel est évidemment un Neak
Mean Boun. En témoigne une lettre de Mr. NIL Choeurn (auteur d’une thèse intitulée Sangkum
Reastr Niyum, histoire d’un monarque, d’un peuple, d’un mouvement national, genèse de la
monarchie cambodgienne des origines à 1970, doctorat d’anthropologie, Nice, 2001, 620 p.) à
S.M. le Roi-Père Norodom Sihanouk du Cambodge, datée du 19 octobre 2007, publiée sur le site
internet (www.norodomsihanouk.info) du mois de novembre (n° 9). Cet ancien professeur de
français en retraite nomme le Souverain-père MahāBodhisatv (« grand Bodhisatv »).
59
Brah Paramarājādhirāj dhammikavarottam param mahā cakrabatrā... MAK, Phoen, op.cit. p.
123.

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