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JAMAIS UN COUP DU SORT N'ABOLIRA LA PENSÉE

Author(s): Pierre-Jean Labarrière


Source: Le Cahier (Collège international de philosophie), No. 5 (avril 1988), pp. 79-82
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40958739 .
Accessed: 18/06/2014 08:34

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JAMAISUN COUP DU SORT
N'ABOLIRA LA PENSÉE

Pierre-JeanLabarrière

TEXTE de GérardGranelque l'onvientde lireestde bellevenue.


Uncoupde sangphilosophique, motivéparunconstatdonton ne
peutguère contester le bien-fondé. Saufà suggérer, ce que l'auteur
saitbien,qu'uneporteà moitié fermée estaussià moitié ouverte, etqu'une
autrelecturedes choses,qui ne seraitpas forcément naïve,porterait à
uneappréciation pluspositive de la situation présente. Mais acceptons le
genrelittéraire : ila seslettres de noblesse, etfutillustré icimême,je veux
diredansLe cahierdu ClPh,pardes analysesquis'embarrassaient moins
encorede nuances*.
Monproposn'estdoncpasde mettre directement encauselesjugements,
si sévèresqu'ilspuissent paraître,que l'on rencontre en ces pages.J'en
rappellerail'essentiel dansuninstant, telqueje l'aiperçu,nonpourm'ins-
erireen fauxcontreleursénoncés,maispoury prendre l'occasionde ce
que je pensedevoirêtreun recentrement de la tâchephilosophique. En
prolongement, au plusen contrepoint de ce qui là s'annonce.
Maisd'aborduneremarque générale.Si je ne metrompe, l'essentiel de
l'argumentation de Gérard Granel tientdansl'impossibilité où nousserions
d'intégrerleséléments de ce ternaire - syllogisme curieux, emboîtement
de poupéesrusses- constitué la
par pensée, comme acte de l'esprit, la
philosophie même, comme discipline du savoir, enfinYenseignement, dont
l'ambitionestde transmettre quelquechosede cesréalités. Accusénuméro
un : l'enseignement. Sa failliterejaillitsurles deuxautrestermes, en une
sortede réaction en chaînenégative; inutile doncde s'obstiner, de mener
combatau nomde ce quin'estplusqu'illusion : naguère, peut-être, « ilsem-
blaitpossibleque le professeur de philosophie fitpasserde la philosophie
dansle professorat et de la penséedansla philosophie » (enseignement
< philosophie < pensée); maisce n'estplusle cas : la classede philoso-
phieestaujourd'hui « le lieud'uneimpossibilité sansremède». Exit« le
courage dans la classe ».
* Arthur
Schopenhauer,La philosophieuniversitaire,
Cahier n° 3. Cf.aussi, sur la couver-
tureduCahier4,unecitation
de ce pamphlet
toniqueetvirulent
de François
Châtelet
qu'est
La Philosophiedes professeurs.

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80 LE CAHIER

Enmargede quoije proposede reconnaître quejamaisuncoupdusort


n'abolirala pensée.Actede foisansjustification historique ? Pisencore,
proposdémenti parl'histoire ? Voire.Au coursde cettesoiréeoù Gérard
Granelproposace diagnostic, d'autresvoixse firent entendre ; à partir
d'expériences limitéessans doute,maisque l'on ne sauraitdisqualifier
d'emblée,ellesfirent étatde réalisations plusprometteuses. Surquoi je
megarderai de généraliser ; mais,sansmettre en liceuneexégèseducoup
de désmallarméen, j'appuiecesproposde nature pluspositive enaffirmant
que la penséen'estpas de hasard.Onpeutcraindre sansdoutesonamoin-
drissement, soneffacement relatif; ondoitœuvrerpoursa défense etillus-
tration ; mais nul ne saurait l'abolir, et les politiques moins que d'autres,
responsables au premier chefdesrisquesd'ensablement institutionnel qui
la menacentde fait.Le premiercouragephilosophique - refusde la
myopie,aborddu plusprocheà traversla longue-vue de la culture-
sans de
consiste, plus superbeque de défaitisme, à ne craindre nile stra-
ni se
tègepolitique, qui prendpour le définisseur du vrai- qu'ils'agisse
d'idéologie ou de religion - etpas davantagedesmultiples ordonnateurs
des pompespédagogiques. C'estpourquoije proposede relirele ternaire
de GérardGranelà partir de l'insécabilité de sontermele pluslourd: peut-
êtreen effet la faillitede l'enseignement n'obère-t-elle pas sansremède
la philosophie, et,à traverselle,l'actede penser; n'est-cepas plutôtce
dernier - survivant de tousles cataclysmes de la culture - qui pourrait
avoirraison,en finde compte,des opacitésde la figurehistorique en
laquelle,pourpartie,illuifautse dire? La penséeestplusque la philoso-
phie,etbienplusquel'enseignement quise parede ce nom: j'aila faiblesse
de croire- engageanticitoutela forcerequise- que sa résurgence est
assurée.À une condition : qu'ellesache se rendrefluide.L'eau,même
quandelles'abstient de violence,estle plustêtudes éléments : ellevient
à boutdes mursles plusétanches.
Comment, danscetteoptique,apprécier troisdes déficits - je retiens
ceux-là,qui me paraissent essentiels - dont Gérard Granel pensequ'ils
marquent « sans remède » l'exercice de la pensée dans un cadre pédago-
gique institutionnalisé, tel qu'il se trouve actuellement en place? J'ai
nommé: 1. L'absencede loisir,cette« Scholè» que le grecs,à justetitre,
estimaient requisepourla liberté de la réflexion etdudiscours, tempsqua-
lifiéque mettent à mallesprogrammes aberrants ; 2. Bienplusdramatique
encore,Yeffacement des«philosophanda » de la tradition,quisemblesevrer
la philosophie tantde sesobjetsque de ses ressources d'analyse; 3. Enfin,
sonasservissement à l'utile, soumise qu'elle se trouve à descritères de pro-
duction économique et de reconduction des schématismes sociaux. Réquisi-
toireimpressionnant. Il ne conduitmêmepas à l'honneur d'unarrêtde

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PIERRE-JEAN
LABARRIÈRE 81

mort, mais,ce quiestpiresansdoute,à unepertede signification, bientôt


scelléeparl'indifférence universelle : banalisation d'unexercicecommun
tropcommun quitrouveplace,à côtéd'autres, parmilesjeuxde société.
J'entends ÉricWeil,peude tempsavantsa mort, prononcer unjugement
d'unenonmoinssouriante sévérité: « Si l'onm'interroge surl'avenirde
la philosophie, je répondsque je ne suispas inquiet.Maisje ne viselà que
son aveniréconomique, s'entend».
Face à quoiil fautêtrefoupourdresserl'ombred'unespoir: j'assume
cettefolie.En faisant remarquer d'abordque l'absencede loisirn'affecte
pasla seulephilosophie, maistouteslesdisciplines de l'esprit, dontcertaines
ne requièrent pas unmoindre engagement. Ce n'estpas uneconsolation,
maisl'indexd'uneloide la réalitéquifaitpartie,pource tempsdu moins,
desconditions de la réflexion. Brutalement je dirai: à chacunde se donner
le tempsde l'œuvre; à l'impossible, ici,noussommestenus.Ily a untemps
pourtout: un tempspourles concours, avec leurlogiqueréductrice, et
untempspourla vraieculture. Professeurs, nous avons -
joie rarement,
maisen alla-t-il jamaisautrement ? - de voirparfois s'allumer dansune
pupille de ces flammes fragiles que plus rien ne peut éteindre.
C'estsouscetangleet danscetespritque j'évoqued'unmot- carelle
n'appelleaucunesolutionobjective,maisle choixd'une« posture» de
liberté - l'objection quia traità la réduction à l'utile,menacepourla philo-
sophieinstituée, dansle cadred'unmondedominépardescritères de pro-
ductivité. Ce quiimplique, la survieassurée, qu'ilyaitdesoptions onéreuses
à faire.Grandbienà quifaitchoixde critères de rentabilité ou de promo-
tionsociale! La philosophie n'estpas la seuleroutesurlaquelledesvoies
de garage,éventuellement dorées,viennent tenterle voyageur. Lucidité
et couragefontalorspartiede l'essentiel des choses.Pourautant,je ne
pensepas qu'ilfailleinsister plusque de raisonsurce que l'on se plaît
à appelerla « gratuité » de la pensée,ou plusdrastiquement encore,son
« inutilité». Utileesttoujours, de quelquefaçon,ce quiestnécessaire. Ce
n'estpas pourrienque le senscommunappariephilosophie et sagesse,
et que l'onappelle« philosophe » celuiqui,avec unriende distance, sait
engager autant de hauteur et de dignité que de passiondansla suitedes
événements qu'illuirevient de vivre.Quoide plusdésirable ? Quoide plus
« utile» ? Enentendant ce terme, ilva de soi,dansuneacception toutautre
que celleque GérardGranelstigmatise à justetitre.En ajoutantaussique
ne suffit pointl'idéed'unaccomplissement solipsiste ; maisl'actionéven-
tuellesurles structures les plusvastesn'estpas dissociablede ce qui là
tombeplusimmédiatement en nos pouvoirs.
Le dernier point- le secondde ceuxque j'ai énumérés - appelleun
traitement plus incertain.Il tientdansl'annonce, en forme de constat, d'un

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82 LE CAHIER

écroulement etd'unedisparition des« objets» à l'intelligence desquels,par


tradition, s'attachait la réflexion philosophique. Unphénomène qui,si je
comprends bien,ne dépendrait pas d'abord,cettefois,d'uneimpossibilité
contextuelle - impossibilité qui seraitliée aux déficiences d'unsystème
d'enseignement - maisd'unepertede signification pourla philosophie,
etpeut-être pourla penséeelle-même. Soitlestroisidéeskantiennes - le
Moi,le Mondeet Dieu -, pourallerd'uncoupaux formulations les plus
générales.Jen'ai aucunedifficulté à fairemienle diagnostic de Gérard
Granelà leurpropos,saufà discerner sousce phénomène unerenoncia-
tionbénéfique aux globalisations objectivantes, et l'entréedansle mou-
vementd'uneanalysequi,sanssupprimer pourautantles questions dont
il luifauttraiter, sacheles fragmenter en les déterminant. Où se trouve
en causeune« désontologisation » de cesfameux philosophanda, etl'atten-
tiondominante à une« logiquedesdiscours » quipourrait êtreaujourd'hui
la tâchepremièrede nos philosophies. C'est dans cetteoptiqueque,
d'entrée, j'ai parlé tour à tour,et dans le même mouvement, d'unrecen-
trement de la tâchephilosophique et d'unenécessairefluidification de la
pensée. Pas une larme à verser sur les de
objectivations naguère ; beau-
coupde plaisirà entrer dansl'analysedesprocédures quirendent compte
de l'articulationdesdiscours. Sansquepareildéplacement puisseêtrejamais
compris commeminoration de l'exigenceou replisurle formalisme des
logifications au premier degré: ce qui esten cause,c'estl'expérience du
négatif en sa forcecréatrice, et l'accomplissement d'une« logique» dans
une« poiétique » quisoitsa concrétude etsa détermination historique,donc
la condition de son sérieux.C'estaussil'attention aux multiples jeux de
la relation, jusquedansleursconséquencespolitiques.
Avecunaiguillon qui,hierdéjà,maisaujourd'hui de façonplusclaire,
représente sansdoute l'essence de l'essence de la pensée: la remisede
au
la question régime de la question. Je crois qu'il possiblede tendre
est
à cet éveil.

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