Vous êtes sur la page 1sur 13

LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE :

De l'intégrité du corps et de la lutte pour la reconnaissance

Tanella Boni

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2006/3 n° 215 | pages 65 à 76


ISSN 0419-1633
ISBN 9782130557319
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-diogene-2006-3-page-65.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.
© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE :
DE L’INTÉGRITÉ DU CORPS ET DE LA LUTTE
POUR LA RECONNAISSANCE.

par

TANELLA BONI

Qu’est-ce que la dignité humaine ? Difficile à définir, le mot di-


gnitas nous renvoie tantôt au respect que mérite une personne
humaine, tantôt au respect dû à soi-même. Parfois, c’est de
l’honneur qu’il s’agit. Mais l’honneur, comme le fait remarquer
Simone Weil, est « ce besoin vital de l’âme humaine » qui n’est pas
comblé par le respect, car celui-ci est « identique pour tous et im-
muable » tandis que « l’honneur a rapport à un être humain consi-
déré non pas simplement comme tel mais dans son entourage so-
cial1 ». L’honneur a besoin d’être reconnu parce qu’il est lié à quel-
que haut fait, à une tradition, à une histoire qui est celle d’un indi-
vidu, d’une famille, d’un groupe. L’honneur est de l’ordre de la
grandeur et de la réputation. Il peut être aussi terni et bafoué.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


Voilà pourquoi, dans de nombreuses cultures, il doit être vengé
dans la violence ou dans le sang, par une action d’éclat qui, seule,
« lave » la honte qui pourrait l’entacher. Peut-être doit-on aller plus
loin que le respect et l’honneur, car aujourd’hui, dans tous les do-
maines de la vie, c’est le manque de dignité humaine qui pose pro-
blème. Du droit à la politique en passant par la philosophie,
l’économie, la médecine, les nouvelles technologies de l’information
et de la communication, les approches de la dignité humaine sont
aussi diverses que les cultures, les savoirs et les croyances qui
nourrissent les débats2. Pourtant, par-delà la multiplicité des
points de vue, c’est de l’humanité qu’il s’agit, de son présent, de son
avenir, d’une humanité non pas abstraite mais incarnée dans la
« personne humaine » au singulier, celle qui pourrait être recon-
naissable partout où elle se trouve ; celle qui, indivisible, résume à
elle seule l’humanité toute entière. L’humanité est sans commune
mesure, parce qu’elle semble être la mesure, le principe ou la fin
que nous cherchons. Et pourtant, on serait tenté de dire qu’elle
existe sous nos yeux. Car nous apercevons d’abord des corps hu-

1. Simone WEIL , L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs


envers l’être humain, Paris, Gallimard 1949. (Voir coll. Folio essais, pp. 31-
32.)
2. Thomas DE K ONINCK , Gilbert LAROCHELLE, La dignité humaine, Paris,
PUF 2005.

Diogène n° 215, juillet-septembre 2006.


66 TANELLA BONI

mains. C’est sans doute là que peut commencer notre enquête sur
la dignité humaine.
L’intégrité du corps humain, vivant ou mort, sa transformation
en objet, en animal ou en chose nous donne l’occasion de penser la
dignité humaine ou son manque, mais aussi l’une des manières
qu’elle a de conforter sa présence : par la parole. Connaître
l’homme, se connaître soi-même, c’est connaître son âme, comme le
pense Platon. Mais est-il possible de se connaître ? De reconnaître
l’autre humain ? En quoi consiste la connaissance et la reconnais-
sance réciproques ? Chez Aristote, l’homme est d’abord intelligence
avant d’être par exemple animal politique. L’être qui parle est doué
d’intelligence et de pensée par opposition à l’animal. Mais qu’en
est-il de l’homme face à l’homme ? Que devient l’humain en
l’homme par l’action ou le regard de l’autre homme ?

L’homme face à l’autre homme


Car l’humanité n’est pas seulement, comme on pourrait le pen-
ser, l’arrachement à la nature, privilège d’une raison toujours
conquérante, grâce à la science et à la technique. Elle n’est pas le
passage progressif à une culture et à un esprit de plus en plus éle-
vés, sans doute à une « civilisation » à partir de laquelle on pour-
rait classer toutes les autres cultures. Nous savons comment une
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


telle vision, à partir du siècle des lumières, a permis de justifier
l’exploration, la conquête et la colonisation de certains peuples par
d’autres venus d’Europe3. L’humanité ne réside pas dans l’aptitude
à se replier autour d’une terre, autour des valeurs ancestrales d’un
terroir ou d’une nation4. Une telle conception a ses limites qui,
aujourd’hui, peuvent être pensées comme quêtes et replis identitai-
res.
L’humanité se dévoile aussi dans cet accompagnement et ac-
complissement de toute action par la parole5. Celle-ci peut être
analysée dans ses modalités de mise en mots, de mise en scène,
dans ses procédures d’un point de vue politique, juridique et so-
cial6. Si la parole se donne en spectacle sur la place publique, sous

3. Voir, entre autres, Robert L EGROS , L’idée d’humanité, Paris, Grasset


1990.
4. Au 18e siècle, en Allemagne, Herder fut l’un de ceux qui pensèrent ces
valeurs. Voir, entre autres, Pierre PÉNISSON, Johann Gottfried Herder. La
raison dans les peuples, Paris, Cerf 1992 ; et Anne-Marie T HIESSE, La
création des identités nationales, Europe, XVIIIe- X Xe siècle, Paris, Seuil
1999. (Coll. Points, pp. 34-43.)
5. Comme le montrent ces textes choisis et présentés par Germaine
D IETERLEN, Textes sacrés d’Afrique Noire, Paris, Gallimard, coll. L’aube
des peuples, 2e édition, 1965.
6. Voir Jean-Godefroy B IDIMA , La palabre, une juridiction de la parole,
LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE 67

l’arbre à palabre en Afrique, dans les assemblées et les tribunaux,


elle précède et favorise la reconnaissance réciproque des humains
en présence. Car la parole, par la voix et le souffle sortant d’un
corps humain, n’est-elle pas toujours adressée à un autre corps ?
Elle est, dans une certaine mesure, entendue par un autre corps
qui la reçoit ou ne la reçoit pas. Comme le dit Louis Lavelle : « Si
les hommes sont toujours si sensibles au prestige de la parole, s’il
n’y a qu’elle qui puisse à la fois les toucher, les ébranler et les
éclairer, c’est qu’elle nous livre la présence d’autrui et affermit
notre présence à nous-mêmes en manifestant notre commune par-
ticipation à la même vérité7 ». Et cette vérité ne mérite-t-elle pas
d’être appelée dignité humaine ?
Les textes littéraires ainsi que d’autres productions artistiques
nous donnent l’occasion de suivre quelques axes de la question de
la dignité humaine en tenant compte de situations concrètes, car
nous avons à faire à des personnages auxquels chaque lecteur peut
s’identifier. Ainsi, dans Les sept solitudes de Lorsa Lopez8 de Sony
Labou Tansi, un homme, Lorsa Lopez, tue sa femme pour cause
d’infidélité et toute la ville de Valancia, empêtrée dans des problè-
mes politiques et des rivalités interminables avec la nouvelle capi-
tale, le laisse faire, indifférente. Puis la ville se réveille le matin
parmi les commentaires de ce crime passionnel. Elle attendra la
police pendant quarante sept ans. Pendant toutes ces années, Lor-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


sa Lopez expie ses fautes, il vit en marge de la société, se plante
des clous dans le corps. Pour tous, il est devenu fou. Quand arrive
la police, le tribunal et sa palabre publique préfèrent la parole d’un
perroquet à celle de l’homme qu’il est. Lorsa Lopez comprend, de-
venu un homme nu, étant mis à l’écart de son propre procès, qu’il a
quitté la raison humaine et le cercle de la parole instrumentalisée
sans jamais abandonner, à ses propres yeux, le lieu de la dignité. Il
n’a pas été déclaré coupable par la loi mais il se sent responsable, il
n’attend plus la justice des hommes. Nu, privé de parole et
d’honneur dans sa communauté, est-il pour autant déchu de son
humanité ? La dignité humaine semble être, à l’analyse, le lieu
avant tout droit positif dans cette société où le fossé se creuse entre
les représentants de l’État et les citoyens9 qui offrent l’hospitalité à

Paris, Éditions Michalon 1997.


7. Louis L AVELLE , La parole et l’écriture (1942), Paris, Éditions du Félin
2005, p.105.
8. Sony LABOU TANSI, Les sept Solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil 1985.
(Réédition Coll. Points, Seuil 1994.)
9. Comme le dit Estina Bronzario, la « femme de bronze », dans ce roman :
« Vous pouvez mettre votre capitale là où ça vous chante, lui donner la
dimension que vous voulez ; vous pouvez la construire sur une falaise ou
dans les marécages de Balgaza, que voulez-vous que cela nous fasse, du
moment que nous avons, nous, décidé de construire l’homme-lieu-exact-de-
68 TANELLA BONI

tous les étrangers faisant escale.

Corps humains, objets transformables ?


Le corps humain est ce composé d’organes et de fonctions qui
appartiennent à la personne humaine, qui ne peuvent être conçus
séparés d’elle10, la personne étant elle-même un individu, entité
indivisible11. On pourrait retrouver dans ce mot « personne » le
sens de « masque », comme celui que portaient les acteurs sur une
scène de théâtre, dans la Grèce antique. Mais toute personne n’est
pas l’espace vide ou le néant dans le sens courant de l’expression
« il n’ y a personne12 ». La personne humaine est sans doute l’être à
la fois caché et montré, voilé et dévoilé comme un visage ou habillé
et nu comme un corps. Le masque ici est partie intégrante de la
personne, il en est le tout, le plein et l’être – et non un objet exté-
rieur qui viendrait se surajouter à l’être en tant que possession ou
avoir. De ce point de vue, on pourrait donc se demander si la plu-
part des philosophes occidentaux, mettant en exergue le primat de
la pensée et de l’intelligence par rapport au corps et à la sensibilité
n’ont pas négligé, pour diverses raisons, le corps humain comme
premier signe et ensemble de réseaux dans lesquels se manifestent
la dignité. Mais l’expérience de la dignité est vécue, au quotidien,
comme privation ou manque. Tout se passe comme si notre propre
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


corps et celui de l’autre étaient indissolublement liés par-delà
l’appartenance sociale et la culture et que chaque corps était libre
de naître, de vivre et de mourir parce que humain et non pas divin
ou fabriqué de toutes pièces – comme une machine. Or évoquer la
liberté de chaque corps humain, penser que tous les corps peuvent
être soumis au même destin qui est celui de l’homme, c’est oublier
que la question de la production de l’homme se pose13. On surveille
les corps et les âmes. On peut faire mourir les indésirables, on peut
les jeter dans des camps. On peut trier les êtres humains selon des

l’honneur et de la dignité ? Nous sommes les enfants de la transcendance :


nous voulons construire l’espoir de rêver un autre rêve », op. cit., p. 97.
10. Même si, aujourd’hui, les débats en médecine prennent en compte les
moyens de prolonger ou de suspendre la vie. Ces moyens pouvant être
aussi des parties d’un corps humain, des organes prélevés sur d’autres
corps.
11. L’une des difficultés auxquelles se trouvent les personnes, en Afrique,
c’est celle de se penser et d’être acceptées comme individus et citoyens. Les
codes de la parole et les réseaux de relations aussi bien visibles
qu’invisibles sont très complexes.
12. Dans quelques langues africaines, l’expression indique et proclame,
littéralement : « il n’y a pas un humain ! »
13. voir par exemple Tumultes, n° 25, vol. 1, La fabrication de l’humain,
sous la direction de Sonia DAYAN-HERZBRUN, Numa MURARD et Raphaëlle
NOLLEZ-GOLDBACH, Éditions Kimé, octobre 2005.
LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE 69

catégories qui prennent de l’importance en période de globalisa-


tion : les individus ne sont plus des personnes humaines ayant des
droits imprescriptibles et pouvant être des citoyens de tel État, se
soumettre aux lois. En période de globalisation, la catégorie de la
mobilité et de la migration entre en jeu à côté de celles qui avaient
déjà cours depuis bien longtemps, comme celle de la pureté de la
race ou celle du degré de civilisation.
Penser aujourd’hui que les soins à apporter au corps vivant
passe aussi bien par la gymnastique, le sport, l’hygiène que
l’entretien de la santé comme cela a été le cas dans de nombreuses
cultures pendant bien longtemps peut s’avérer être une illusion. Si
l’humain n’a qu’un seul corps physique qui n’est pas éternel, ni
transformable, si ce n’est superficiellement par des exercices phy-
siques ou par chirurgie esthétique comme continue de le croire le
commun des mortels, il peut y avoir ingérence du politique dans la
vie de l’individu en tant que personne humaine. Celle-ci croit pou-
voir être à elle-même sa propre fin et non pas un moyen ou un objet
au profit d’une autre fin, comme le théorise Kant. Elle n’est donc ni
vendable ni échangeable, du moins l’espère-t-elle. Pourtant, les
atteintes à l’intégrité du corps sont nombreuses : des esclavages
aux génocides, en passant par le sort réservé aux clandestins, aux
demandeurs d’asile, aux réfugiés et aux sans-papiers. Des clandes-
tins refoulés à Ceuta et Melilla en 2005, jetés dans le désert maro-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


cain, privés d’eau et de nourriture comme des choses ou des objets,
ne pouvaient montrer aux caméras que des corps décharnés et des
yeux hagards, en dessous du seuil de toute humanité. Ce qui est
visible, dans le cas d’un tel exemple, ce n’est ni l’intelligence, ni
l’âme ou l’esprit de ces personnes qui portent une étiquette, c’est
d’abord le corps qui montre toute sa vulnérabilité et sa fragilité.
Ainsi, la dignité humaine est d’abord celle du corps, vivant ou
mort. Un texte d’Aristote dans lequel il s’oppose à Démocrite à
propos du cadavre affirme : « Il déclare donc que tout le monde voit
bien ce qu’est la forme de l’homme, puisque c’est la structure exté-
rieure et la couleur qui la font connaître. Pourtant, le mort aussi
présente le même aspect extérieur, et avec cela ce n’est pas un
homme14 ». Pour Aristote, le corps humain, comme le corps animal,
est d’abord vivant, l’âme étant conçue comme principe de vie. Mais
dans de nombreuses cultures, en Afrique et ailleurs, depuis des
temps immémoriaux, le respect dû à l’humain est en premier lieu
celui des morts. En effet, honorer le corps et la mémoire des morts
est une exigence, voilà pourquoi ceux-ci ne sont pas jetés çà et là,
comme des choses inertes dans la nature, à l’air libre. On en prend
grand soin. On accompagne leur départ et le voyage dans l’au-delà
par des rites, comme le montrent les découvertes archéologiques en

14. ARISTOTE, Parties des Animaux, Livre I, chap. 1, 640b 30-35.


70 TANELLA BONI

Égypte, où les objets dans les tombeaux instruisent quant aux


croyances, à la vie quotidienne mais aussi au soin et au respect dûs
à chaque humain quittant la vie d’ici-bas. Le Livre des morts, en-
semble de formules que le défunt se devait d’apprendre de son vi-
vant, était glissé dans le sarcophage, composé et parfois largement
illustré par les soins d’un scribe sur un rouleau de papyrus.
D’autres textes du même genre ont existé chez les Mayas et chez
les Tibétains. Aujourd’hui encore, certaines croyances prévoient
notamment qu’un corps non vivant soit nourri. On lui apporte,
périodiquement, son repas sur la tombe, on lui parle. Il peut arri-
ver qu’on lui demande, au cours de cérémonies précédant
l’enterrement, comme cela se fait encore en Côte d’Ivoire, la cause
de la mort et plus précisément que le corps désigne, par un signe
ou un geste, la personne qui aurait provoqué la chute de l’autre
côté de la vie. Car, croit-on, toute mort a une cause non naturelle.
Quel que soit le rang social d’une personne dans la société, riche ou
pauvre, sa beauté ou sa laideur, à sa mort, il a droit à une sépul-
ture. Chacun s’incline devant sa mémoire. À supposer qu’il ait été
un malfrat au cours de sa vie, les rancœurs à son encontre, doivent
être effacées ne serait-ce que pendant un bref moment. Or
s’incliner devant un mort, honorer sa mémoire n’est-ce pas mani-
fester à son égard une relation qui n’existe que d’un humain à un
autre humain ? Voilà pourquoi les déplacements de populations
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


obligées de quitter le lieu où elles habitent – dans des situations
d’urgence (guerres, famines, inondations, sécheresse…) – peuvent
être vécus comme de véritables drames intérieurs. Habiter, c’est
vivre ensemble avec les vivants et les morts, puisque ceux-là, sem-
ble-t-il, « ne sont jamais partis », ils ne meurent pas, ils sont dans
l’air et dans le vent, comme le dit l’écrivain Birago Diop15.
Par ailleurs, quelles que soient les cultures et les croyances, la
profanation d’une tombe ou d’un cimetière n’est-elle pas toujours
regardée comme un acte moralement indigne de la part du profa-
nateur mais aussi comme atteinte à l’honneur du mort et de sa
famille ? Cependant, la portée de cet acte va plus loin, elle est
d’ordre éthique : profaner le lieu où un seul corps humain est ense-
veli c’est aussi porter atteinte à l’humanité de la personne humaine
et à l’humanité qu’elle conserve indéfiniment, par delà la mort. Car
profaner, le mot s’entend de la sortie de la sphère du sacré et plus
précisément de sa transgression. Tout se passe comme si une fron-
tière à haute charge symbolique avait été franchie. Or, dans toute
société, une telle transgression est comparable à un crime16 et ce-

15. Voir Birago DIOP , « Souffles » dans Leurs et Lueurs, poèmes, Paris,
Présence Africaine 1960.
16. Aujourd’hui, un tel crime peut être non seulement imaginé mais perpé-
tré parce qu’il entre dans le cadre de moyens politiques en période de
LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE 71

lui-ci, comme le dit Simone Weil, mérite un châtiment, le seul


moyen de ramener le criminel dans le réseau des obligations so-
ciales, afin qu’il soit réintégré dans la société et ait droit à « la
considération sociale17 ».
Si, dans toute société et dans toute culture existent des devoirs
de chaque humain à l’égard des morts, il devrait en exister, à plus
forte raison, à l’égard des vivants. Pourtant, de tout temps et par-
fois de manière scandaleuse, le corps humain a fait l’objet de toutes
sortes de transactions, de transformations réelles ou imaginaires,
portant atteinte à son intégrité, mettant à mal son indivisibilité en
tant que corps d’une personne qui est aussi âme et sensibilité, es-
prit et conscience, mémoire et imagination, passion et aspiration,
volonté et liberté.

Indignation et souci de la dignité


Ainsi, avoir conscience qu’un humain est privé de sa dignité, se-
rait-on tenté de dire, est antérieur à toute théorisation :
« L’indignation ou même la colère au sens de Camus fait resurgir la
dignité humaine18 ». Or posséder l’aptitude à l’indignation et être
en colère, n’est-ce pas d’abord être doué de sensibilité, non seule-
ment rechercher le plaisir et fuir la douleur comme le pense Aris-
tote, définissant ce qui en l’homme est commun avec l’animal, mais
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


encore montrer que nous avons un cœur au propre et au figuré.
Car avoir un cœur, c’est posséder un organe vital qui, s’il venait à
ne plus fonctionner, signifierait la fin de la vie biologique, celle du
corps. Et avoir du cœur, c’est faire montre de courage, de colère,
d’amour et de haine. Si nous nous référons à la classification des
facultés de l’âme chez Platon, c’est du cœur qu’il s’agit, la deuxième
partie de l’âme et non de la tête ou du ventre19. En ce sens, ce qui
nous pousse à voir la fragilité, la vulnérabilité ou la nudité d’un
humain écrasé par un destin ou par une machine construite de
toutes pièces par l’homme, c’est le souci que nous avons de l’autre
comme s’il s’agissait de nous. Ainsi, devant la vulnérabilité d’un

guerre entre des adversaires. Les sépultures de parents d’hommes politi-


ques ont été profanées dans chaque camp adverse, en 2005, en Côte
d’Ivoire. Ainsi, pourrait-on penser, les adversaires politiques sont devenus
des ennemis déclarés, puisque du conflit politique, le seuil, sacré, de la
dignité humaine a été franchi.
17. Simone WEIL, L’enracinement, p. 33.
18. Thomas DE KONINCK, Gilbert LAROCHELLE, La dignité humaine, avant-
propos, p. 10.
19. Il s’agit du principe de l’ardeur du cœur qui doit se soumettre au prin-
cipe rationnel ; Platon en parle en ces termes : « Mais que se passe-t-il
lorsqu’au contraire quelqu’un estime être l’objet d’une injustice ? Ne le
voyons-nous pas bouillir intérieurement, s’indigner et combattre pour ce
qui lui semble juste ? » République, IV, 440c.
72 TANELLA BONI

être humain, comme le montrent souvent les contes (contes relatifs


aux orphelins, aux mendiants, aux personnes démunies d’une ma-
nière générale20), il y a sans doute ce sentiment de pitié dont parle
Rousseau : « En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence,
l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables ou à
l’espèce humaine en général21 ? » Mais, aujourd’hui, face aux dé-
sastres innommables, face à l’horreur nous saisit l’effroi, celui qui
nous empêche d’agir et de nous faire perdre la parole que nous
pourrions adresser aux sans voix. Par exemple, dans le cas du gé-
nocide au Rwanda, en 1994, malgré les explications qui font la part
belle à la responsabilité des instances internationales, la question
posée par un tel désastre provoqué de toutes pièces par l’homme à
l’aide d’une arme rudimentaire – la machette – est bien celui de la
dignité humaine. Trier les bons hommes des mauvais. Exterminer
de manière systématique ceux-ci. N’est-ce pas là une application de
la théorie eugéniste selon laquelle seuls les meilleurs ont droit à la
vie ? On remarque que la rhétorique qui transforme le mauvais
corps en insecte, en « cancrelat », était de mise22. Ces corps indési-
rables, transformés par l’imaginaire et par une rhétorique politico-
sociale et médiatique, étaient laissés à l’abandon, à l’air libre. C’est
ici précisément que l’on peut parler de privation de dignité dans la
mesure où ces corps n’étaient plus humains, ils pouvaient donc
pourrir ou nourrir les chiens23. Quand l’humain n’a plus d’égard
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


pour l’humain, quand il ne se contente pas seulement de le tuer
mais encore d’ignorer l’existence du mort, quand il ne peut plus le
reconnaître comme tel, peut-on demander aux chiens une telle
reconnaissance ?
Citons d’autres exemples bien connus. D’abord l’existence de
camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale. Une

20. Comme il en existe tant, en Afrique de l’Ouest, voir par exemple Ber-
nard DADIÉ , Le pagne noir, Paris, Présence Africaine 1955 et, du même
auteur chez le même éditeur, Les contes de Koutou-as-Samala, 1982.
21. J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes (1755), première partie.
22. Hormis les nombreuses études sur le génocide au Rwanda, des films
mais aussi des textes littéraires ont vu le jour. On peut mentionner la
dizaine de romans écrits par des écrivains africains qui se sont rendus sur
place quatre ans après les faits, soutenus par FestAfrica, festival de litté-
rature à Lille.
23. Voir Abdourhaman A. W ABERI, Moisson de crânes, Paris, Le Serpent à
Plumes, coll. Motifs, 2004, p. 56 : « Tout le monde me demande pourquoi je
garde près de moi ce gros chien. Il était sec comme le bambou, il s’est en-
graissé avec de la chair humaine pendant le génocide. On dit qu’il aurait
mangé des membres de la famille, ici tout le monde se connaît et donc ce
chien a mangé des gens qu’il connaissait. Certains étaient seulement bles-
sés et les chiens les ont envoyés dans l’autre monde. (Silence.) Comme s’ils
faisaient eux aussi le travail des miliciens interahmwe ».
LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE 73

littérature et une abondante filmographie existent. Ici, un film


semble sortir de l’ordinaire et faire l’éloge de la dignité de soi ou le
fait de se tenir debout malgré sa fragilité et sa vulnérabilité, mal-
gré toutes les menaces qui pèsent sur la vie. Le film de (et avec)
Roberto Benigni La vie est belle ne peut laisser aucun humain in-
différent. En Italie, juste avant la seconde guerre mondiale, un
jeune libraire (Guido) qui ne semble rien prendre au sérieux,
épouse une institutrice (Dora) qu’il a enlevée à un notable le jour
de ses fiançailles. Ils s’installent en ménage et mènent une vie
tranquille, ont un petit garçon. Le jour arrive où des lois iniques
autorisent l’arrestation et la déportation des juifs. Guido finit par
être arrêté avec son fils Giosue. Dora, qui n’est pas juive, par
amour pour son mari et pour son fils, se jette dans le même
train qu’eux ; suivent alors une série d’épisodes qui montrent la
dureté et les horreurs de la vie dans le camp. Le père a toujours
une seule parole pour son fils, dans le pire des décors, il lui répète
inlassablement qu’un char viendra les libérer de cet endroit sans
nom. L’enfant apprend à se cacher en sachant que les enfants et les
vieillards passent dans la chambre à gaz d’où ils sortent
« transformés en savon ». Le rêve devient réalité quand, le père
fusillé, l’enfant se retrouve tout seul, au milieu d’un camp désert et
qu’apparaît un char conduit par un Américain qui le prendra sous
sa protection. Il finira par retrouver sa mère, saine et sauve.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


La trame de ce récit nous montre à quel point la parole peut, en
situation, humaniser la vie quand l’horreur n’a pas de nom, quand
la vie ne tient qu’à un fil pour soi-même et pour ses proches. Une
telle parole, légère et confiante, qui transforme l’enfermement et
les dures conditions de la vie réelle en un rêve enchanté, métamor-
phose la peur de la mort, omniprésente, en espérance. On pourrait
donc en conclure que l’homme est encore homme quand il
s’autorise à parler à ceux qu’ils aiment. En bravant toutes les lois
et toutes les règles de conduite autorisée, en allant au-delà de ses
propres limites.
Il est donc encore permis, afin de ne pas oublier l’indicible,
d’écrire, de filmer, de raconter des histoires et de rire après Aus-
chwitz, le Rwanda et toutes les horreurs qui ne cessent d’enlever à
chaque humain et donc à l’humanité entière sa dignité. Mais ici, la
parole non politicienne, si l’on peut dire, a rapport à un vivre en
secret, se tient en cachette ou presque, toujours adressée au plus
proche et à soi-même, pour mémoire ; parole de résistance et non
de procès, comme pour dire nous sommes encore vivants, qui donc
pourra transformer nos corps en cendres ou en savon ?
On pourrait citer un dernier exemple de privation de dignité
humaine : la traite négrière. Ici, il ne s’agit pas seulement de
l’homme transformable en chose ou en animal mais bien de celui
dont le corps est mis à prix au plus offrant, selon sa force physique.
74 TANELLA BONI

Au moment où Kant publiait ses textes qui passent aujourd’hui


pour être l’une des références incontournables en matière d’étude
de la dignité humaine, des femmes, des enfants et des hommes
concrets étaient loin de pouvoir être libres de leur pensée, de leurs
mouvements et dans leur corps. Assujettis à des traitements in-
humains, arrachés à leurs terres, à leurs morts, à leurs réseaux et
codes sociaux, emportant par devers eux leur mémoire blessée, ils
appartiennent à la traversée puisqu’ils ne sont ni de chez eux, pays
qu’ils ne retrouveront plus, ni de là-bas, là où ils sont traités
comme bêtes de somme après avoir été vendus.

La difficile reconnaissance
À la réflexion, en ce début du 21e siècle, on peut s’étonner que
les philosophes occidentaux, promptes à défendre l’autonomie de la
pensée et du sujet comme le fait Kant, aient oublié quelque peu de
considérer l’humanité comme une et indivisible, l’humanité d’un
point de vue concret, celle de chaque humain et non pas seulement
de quelques-uns ; celle de tous les humains qui, pris individuelle-
ment, représentent l’humanité tout entière. Je ne parle pas ici des
différentes déclarations, celle de 1789, celle dite « universelle des
droits de l’homme » du 10 décembre 1948, faite après les horreurs
subies par des humains pendant la seconde guerre mondiale. On se
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


demande si les philosophes avaient pris en considération le destin
paradoxal de l’esclave : l’homme qui doit retrouver sa propre digni-
té après avoir été bafoué dans son corps et dans son âme, par
l’autre homme, pour des raisons d’ordre économique. Des textes
incontournables24 comme celui de Hegel concernant la dialectique
du maître et de l’esclave, dans la Phénoménologie de l’esprit25 exis-

24. Quelques textes oubliés des analyses philosophiques ne manquent pas,


cependant, de donner matière à réflexion comme ces passages du Zadig ou
la destinée (1747) de Voltaire dans lequel, à un moment donné de son iti-
néraire, le personnage principal vit comme esclave : « Sa personne fut
exposée en vente dans la place publique », il est acheté par le marchand
arabe Sétoc, mais plus cher car « le valet plus propre à la fatigue, fut ven-
du plus chèrement que le maître ». Voir aussi le chapitre 19, Candide ou
l’optimisme (1759) : « Ce qui leur arriva à Surinam et comment Candide
rencontra Martin ». Voltaire y aborde, dans un court passage, la question
de la dignité de l’esclave et de ses droits. Au sortir de l’Eldorado, Candide
aperçoit à l’entrée de Surinam un « nègre étendu par terre, n’ayant plus
que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue... » ; les
réponses du nègre aux questions de Candide nous renvoient au code noir
qui régissait la vie des esclaves à ce moment-là. Voir la récente réédition
de Codes Noirs, de l’esclavage aux abolitions, textes présentés par André
Castaldo, introduction de Christiane Taubira, Paris, Dalloz 2006.
25. Et dans la philosophie antique, la conception de l’esclave « comme
instrument animé » au livre I de la Politique d’Aristote.
LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE 75

tent. L’esclavage serait donc une violence à la source de l’histoire.


Le travail de l’esclave serait le prix à payer pour la liberté de
l’esprit après l’asservissement du corps. Mais comment recouvrer
son humanité et sa dignité après avoir été transformé en chose et
en instrument et vendu comme marchandise ? Aujourd’hui, cette
question doit être aussi celle de la philosophie. La question de la
mémoire – de toutes les mémoires – doit interpeller la réflexion
philosophique. Si elle semble aller de paire avec celle de la répara-
tion, celle-ci ne peut se faire sans reconnaissance. Réparer n’est-il
pas renouer un lien cassé, combler une faille oubliée ? Il s’agit
peut-être de repenser les « trous noirs » de l’histoire de l’humanité
qui n’est autre que celle de femmes, d’hommes et d’enfants en si-
tuation. Et repenser les liens entre les hommes pourrait passer par
les récits de l’oubli des horreurs et aller au-delà, par exemple de
l’indignation, du ressentiment vers la paix du cœur, organe vital et
symbole de l’aptitude à la relation.
Dans un monde où toute relation, pour être viable, entre dans le
« système de la marchandise », là où tout s’achète et où tout se
vend, la dignité humaine est de « l’ordre du sans prix », comme le
dit Ricœur, dans Parcours de la reconnaissance26. Or ce qui est de
cet ordre n’est-il pas valeur en soi par-delà le don des choses, le
système de la monnaie, celui de la dette, celui de la redistribution
dans un système de solidarité ? La dignité humaine est, en soi,
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)


valeur, parce qu’elle dit l’humain, comme dans certaines cultures
où la parole donnée27 est un autre type de contrat à « visage hu-
main » qui est de l’ordre de l’éthique et non du politique ou du juri-
dique. La parole donnée n’est-elle pas don de soi ?
Quand l’homme concret est privé de dignité, comme nous
l’avons montré, c’est d’abord de l’intégrité du corps qu’il s’agit, qui
a perdu tout bien : corps souffrant, nu, fragile, démuni, diminué,
écrasé. Mais ce corps porte toute la vie humaine, visible et tangi-
ble, quoi qu’on puisse en dire28. Suit alors ce deuxième aspect de la

26. Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock 2004. (Réédi-


tion, Folio Essais, 2005.)
27. Dans de nombreuses démocraties, en Afrique, la politique en tant que
manière très noble de gérer les affaires publiques semble perdre ses droits,
se pervertir, car la mise en scène permanente de la ruse, la transformation
de la sphère du public en privé ou la collusion incessante de ces deux sphè-
res, font de la parole donnée un pacte sans aucune valeur, juste un mo-
ment tactique dans une représentation permanente.
28. Cette analyse de Jean-François Mattéi donne matière à réflexion : « Si
l’ordre des corps n’engendre pour l’être humain aucune dignité, qu’elle soit
liée à la beauté, à la santé ou à la force, l’ordre des esprits, pourtant plus
élevé, ne lui en confère pas davantage. » Voir La dignité humaine, op. cit.,
p. 168. – Quand nous parlons ici de l’intégrité du corps humain, il ne s’agit
pas, nous l’espérons, des avoirs du corps qui peuvent varier d’un humain à
76 TANELLA BONI

dignité qui consiste en un paradoxe : le corps souffrant, vu comme


non-humain, transformable ou vendable aux yeux de l’autre est
celui-là même où se manifeste la dignité en tant que résistance à la
mort, à l’horreur, retrouvailles avec la vie par la parole adressée à
l’autre. Ce corps est grandeur, élévation d’une âme qui lui est in-
dissociablement liée. En situation, l’homme n’a jamais conscience
de sa propre dignité que par l’action de l’autre homme : par le re-
gard de l’autre, les transformations qu’il lui fait subir comme s’il
était un objet, les épreuves qu’il lui fait traverser.
En conclusion, la dignité humaine – idée, principe, exigence –
qui brille par son manque dans la vie quotidienne de nombreux
individus, se manifeste dans toute relation humaine dès le premier
regard, la première parole29, la première rencontre comme recon-
naissance réciproque de l’un et de l’autre. Mais une telle recon-
naissance peut s’avérer être une épreuve sans fin. Et il faut pou-
voir penser que même les morts nous reconnaissent comme hu-
mains quand nous nous inclinons devant leur mémoire, ce qui
élève notre âme vers un au-delà de la vie.
Tanella BONI.
(Université de Cocody, Abidjan.)
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 181.58.38.22)

l’autre. Le corps intègre, c’est la totalité du corps qui résume, dans chaque
corps unique, ce qui mérite que chacun le considère comme humain. Les
lois peuvent aider à cette prise en considération, à la reconnaissance de
l’humain ayant tel corps, mais cela suffit-il, puisque, entre l’existence des
lois et leur application effective, il semble y avoir, de plus en plus, un écart
qui n’ose pas s’avouer comme tel.
29. Celle-ci est aussi tissage, création de liens, passage de l’un à l’autre,
maintient et vie ensemble d’après la conception de la parole chez les Dogon
comme le montrent les travaux de Marcel Griaule, Geneviève Calame-
Griaule, Jean Rouch et Germaine Dieterlen. On pourrait comparer une
telle conception de la parole comme tissage à cette vision du politique
comme « royal tisserand » dans le Politique. Voir PLATON, Politique, 268a
sqq. ; par exemple la traduction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau,
Paris, GF Flammarion 2003.

Vous aimerez peut-être aussi