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HUGUES DE SAINT-VICTOR
Dominique Poirel
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Tout cet univers sensible est pareil à un livre écrit du doigt de Dieu, c’est-
à-dire créé par la force divine, et chaque créature est comme une figure, non
pas imaginée au goût des hommes, mais établie selon le choix de Dieu pour
manifester et, pour ainsi dire, signifier d’une certaine manière sa sagesse
invisible. De même qu’à la vue d’un livre ouvert l’illettré aperçoit des figures
sans reconnaître des lettres, ainsi l’homme stupide et “animal”, qui ne
“perçoit pas” les choses divines, voit dans ces créatures visibles une
apparence extérieure, mais il n’en comprend pas la raison ; tandis que celui
qui est “spirituel” et peut “juger de tout”, alors même qu’il considère au-
dehors la beauté de l’ouvrage, conçoit au-dedans à quel point la sagesse du
créateur est admirable. Aussi n’y a-t-il personne qui ne trouve admirables les
signification 1.
1. « Vniuersus enim mundus iste sensilis quasi quidam liber est scriptus digito Dei,
hoc est uirtute diuina creatus, et singulae creaturae quasi figurae quedam sunt, non
humano placito inuentae, sed diuino arbitrio institutae ad manifestandam et quasi
quodammodo significandam inuisibilem Dei sapientiam. Quemadmodum autem si
illiteratus quis apertum librum uideat, figuras aspicit, litteras non cognoscit, ita stultus et
animalis homo qui non percipit ea quae Dei sunt, in uisibilibus istis creaturis foris uidet
speciem, sed non intelligit rationem ; qui autem spiritalis est et omnia diiudicare potest,
in eo quidem quod foris considerat pulcritudinem operis, intus concipit quam miranda sit
sapientia creatoris. Et ideo nemo est cui opera Dei mirabilia non sint, dum in eis et
insipiens solam miratur speciem, sapiens autem per id quod foris uidet, profundam
364 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR
préface ; « Dieu composa jadis deux volumes. Dans le premier Dixit et facta sunt, et ce
fut l’univers, dans l’autre Dixit et scripta sunt, et ce fut l’Écriture. Que pour lire la Bible
les mathématiques soient profitables, vous avez déjà entendu l’opinion de saint Augustin
et d’autres Pères de l’Église. Que pour lire le grand volume de l’univers (à savoir le livre
où l’on devrait étudier la philosophie véritable écrite par Dieu) les mathématiques soient
nécessaires, pourra bien s’en apercevoir celui qui, mû par une volonté magnanime,
aspirera à la connaissance des parties intégrantes et des membres les plus importants de
ce grand corps que s’appelle le monde ». Evangelista TORRICELLI, Lezioni accademiche,
Firenze, nella stamp. di S. A. R. Per Jacopo Guiducci, e Santi Franchi, 1715, indiqué avec
d’autres textes analogues sur le site : http ://www.epistemologie.net/2007/12/leon-
dpistmolog.html. Voir encore, plus récemment : « Jésus a daigné m’instruire de ce
mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature et j’ai compris que toutes les fleurs
qu’Il a créées sont belles, que l’éclat de la rose et la blancheur du lys n’enlèvent pas le
DOMINIQUE POIREL 365
I. RÉÉVALUATION DE LA NATURE
Depuis Marie-Dominique Chenu, on a souvent noté le regard neuf
que le XIIe siècle jette sur la nature : de la sculpture des chapiteaux à la
poésie d’oc et d’oïl en passant par les bestiaires allégoriques, l’exégèse du
Timée de Platon ou l’essor des sciences naturelles et des techniques,
partout, l’univers visible cesse d’être une sorte de théâtre d’ombres, de
décor illusoire et transitoire derrière lequel se joue l’essentiel, le drame
du salut, mais peu à peu les hommes du XIIe siècle découvrent ou
redécouvrent – ne parle-t-on pas de Renaissance – la beauté des plantes,
des animaux, du corps humain et ils semblent s’éveiller à une certaine
consistance de la nature, à sa cohérence rationnelle et à son autonomie
vis-à-vis de la causalité divine 5. C’est dans ce mouvement général
qu’Hugues a consacré un ouvrage entier, le De tribus diebus, à la
description enthousiaste du monde visible 6. Certes, sa démarche générale
demeure augustinienne : la contemplation des créatures mène à la
contemplation du créateur ; mais ce qui est neuf dans son ouvrage c’est
qu’il voit plus dans les premières qu’un simple marchepied pour arriver
7. « Tres ergo dies sunt inuisibilis lucis, quibus interius spiritalis uitae cursus
distinguitur. Primus dies est timor, secundus est ueritas, tercius dies est caritas. Primus
dies solem suum habet potentiam ; secundus dies solem suum habet sapientiam ; tercius
dies solem suum habet benignitatem. Potentia ad Patrem, sapientia ad Filium, benignitas
pertinet ad Spiritum sanctum. », ibid., p. 63-64, lignes 1126-1132. Sur la notion
d’admiration chez Hugues de Saint-Victor, voir notre article « Mira pulchritudo : de
l’étonnement à l’émerveillement selon Hugues de Saint-Victor », dans Aurélia GAILLARD,
Jean-René VALETTE (éd.) La Beauté du merveilleux, Pessac, Presses Universitaires de
Bordeaux (coll. « Mirabilia »), 2011, p. 85-109.
8. « Vide folium, quomodo serratis dentibus per girum distinguitur, quomodo
uere nouo, noua quadam uita germina prodeunt, et erecta sursum in spiculis suis, quasi
deorsum morte calcata, ad imaginem futurae resurrectionis in lucem pariter
erumpunt ! », ibid., p. 27, lignes 426-430.
10. « Sic est de olfactu. Habent thimiamata odorem suum, habent unguenta odorem
suum, habent rosaria odorem suum, habent rubeta odorem suum, habent prata odorem
suum, habent tesqua odorem suum, habent nemora odorem suum, habent flores odorem
suum, habent fructus odorem suum, et cuncta quae suauem prestant fraglantiam et
dulces spirant odores, olfactui seruiunt, et in eius delicias creata sunt. », ibid., p. 28-29,
lignes 454-460.
11. « Sol sicut aurum rutilat ; luna pallet quasi electrum ; stellarum quaedam
flammeo aspectu radiant, quaedam luce rosea micant, quaedam uero alternatim, nunc
roseum, nunc uiridem, nunc candidum fulgorem demonstrant. », ibid., p. 26, lignes 414-
418.
DOMINIQUE POIREL 367
encore citer toutes ces pages où il s’étonne devant le fait qu’il y ait
quelque chose plutôt que rien, qu’il y ait des êtres innombrables plutôt
qu’un seul, et qu’il y ait même des espèces innombrables d’individus
innombrables 12 ; tous ceux où il proclame la beauté de la lumière, du ciel
par beau temps, de la terre couronnée de fleurs 13, du corps humain et en
particulier de son visage 14 ; ceux enfin où il s’émerveille devant le fait
que les créatures n’offrent pas seulement à l’homme le nécessaire, mais
encore l’utile, ou simplement le commode, et même jusqu’à l’agréable
(gratum), qui est en même temps le gracieux et le gratuit 15. Partout,
Hugues charme son lecteur en lui communiquant quelque chose de sa
confiance paisible en une nature à la fois grandiose, harmonieuse et
bienfaisante.
Toutefois, sous la surface d’une sympathie universelle et d’une sorte
d’abandon presque stoïcien à l’action raisonnable d’une divine
providence, l’ouvrage hugonien est traversé par des tensions qui, sans
nuire à son unité, ajoutent à sa profondeur. D’abord, le De tribus diebus
étonne par sa tendance presque maniaque à la classification, que
néanmoins tempère, un peu partout d’ailleurs, l’acceptation paradoxale
d’un joyeux fouillis. D’un côté Hugues se livre à un rangement des
créatures, si minutieux qu’il faut, pour le résumer, tracer une
12. « Diligenter igitur audite et considerate quae dicturus sum. Quando nichil erat,
facere ut aliquid esset, qualis potentia erat ? Quis sensus potest comprehendere quae
uirtus sit de nichilo aliquid facere, eciam aliquid facere, eciam unum aliquid facere
quamuis exiguum ? Si ergo unum aliquid, quamlibet paruum, de nichilo facere tanta
potentia est ut comprehendi non possit, quanta existimanda est potentia tam multa
facere ? Quam multa ! Quot sunt ! […] Et ita, in ceteris innumerabilibus innumerabilium
rerum generibus, infinita rerum genera ; et in singulis generibus infinita similia ; simul
uero omnia infinita innumerabilia. » ibid., p. 6-7, lignes 39-47, 66-68.
prouocat ! Videmus rubentes rosas, candida lilia, purpureas uiolas, in quibus omnibus
non solum pulcritudo, sed origo quoque mirabilis est : quomodo scilicet Dei sapientia de
terrae puluere talem producit speciem ! », ibid., p. 26-27, lignes 409-414, 420-425.
14. « Ecce, ut exempli causa de multis pauca ponamus, in compositione humani
corporis quanta elucet sapientia Creatoris ! [...] Ecce in humana facie quam rationabili
distinctione instrumenta sensuum collocata sunt ! », ibid., p. 17, lignes 247-248 ; p. 19,
lignes 270-271.
15. « Hoc est quod diximus, cur Deus illa eciam creare uoluit, quae humanis usibus
necessaria non esse preuidit. Si enim sola necessaria tribueret, bonitas quidem esset, sed
diues non esset ; cum uero necessariis eciam commoda adiungit, diuitias bonitatis suae
ostendit ; cum autem commoda congruis superadditis cumulantur, abundantia diuitiarum
bonitatis eius demonstratur ; sed dum postremo congruis eciam grata adicit, quid aliud
quam superabundantes diuitias bonitatis suae notas facit ? », ibid., p. 31, lignes 497-505.
368 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR
Beauté (77-462)
situation (141-298)
composition (143-190)
adéquation (143-169)
en quantité (146-147)
le mince et le fin / le gros et le corpulent (147)
en qualité (147-149)
l’humide / le sec (148)
le chaud / le froid (148)
le léger / le lourd (148)
fermeté (169-190)
disposition (191-298)
disposition selon le lieu (191-216)
disposition selon le temps (217-238)
disposition des parties (239-298)
mouvement (299-326)
local (303-310)
naturel (311-315)
croissance (311-313)
déperdition (313-314)
décisions (322-323)
apparence (327-432)
figures (330-406)
selon la grandeur (336-339)
selon la petitesse (340-353)
rares (354-367)
belles (368-372)
monstrueuses (373-382)
unité en plusieurs (383-400)
diversité en un (401-406)
couleurs (407-432)
DOMINIQUE POIREL 369
qualité (433-462)
ouïe (443-453)
odorat (454-460)
goût (460-462)
toucher (460-462)
Utilité (463-494)
necesssaire (468-470)
commode (471-474)
adéquat (474-476)
agréable (476-479)
plus longuement sur ces beautés paradoxales que sur la beauté du beau,
puisque pour celle-ci, par exception, il se borne à une brève mention,
sans même donner d’exemple, sans doute parce qu’elle est évidente 18.
C’est que la beauté des créatures est comme la signature de la sagesse
créatrice, et la simple existence de l’étrange, de l’insolite ou de
l’extraordinaire montre à quel point la sagesse divine est supérieure à
toute raison humaine, puisque ses lois parviennent à prendre en compte
même cela qui semble le plus s’écarter de toute règle ordinaire. C’est de
la même manière qu’en traitant de la disposition harmonieuse des
créatures, Hugues donne en exemple l’union contre-nature de l’eau et du
feu dans tout ce qui vit 19 : si grande est l’harmonie de l’univers qu’elle
intègre et, par là même, transfigure jusqu’aux laideurs et aux
discordances apparentes.
Aussi la nature s’avère-t-elle pour l’homme une réalité ambivalente :
d’un côté, elle est faite pour lui et à sa mesure ; mais de l’autre, elle ne
cesse de le surprendre et de le dérouter. Elle est à la fois ce cosmos
rationnel et régulier qui comble une exigence de sagesse inscrite en
l’homme, et cet univers inépuisable et imprévisible qui excède l’homme
de toutes parts, dans le minuscule comme dans le gigantesque, dans le
rarissime comme dans le surabondant, dans le gracieux comme dans
l’horrible, mais un horrible qui n’en relève pas moins, et peut-être même
plus, d’une beauté supérieure. L’homme y a donc sa place, qui est
centrale 20 ; et néanmoins il y est comme perdu, à la manière de ces
incedens stridet quasi plaustrum ? et formica quae hiemis superuenturae prescia granis
horrea sua replet ? aranea quoque de uisceribus suis laqueos nectit ut predam capiat. Isti
sunt testes sapientiae Dei. », ibid., p. 24, lignes 373-382.
18. « Sequitur de his quae mirabilia sunt propter pulcritudinem. Quarumdam rerum
congrua, quam decora, quam cunctis partibus suis absoluta ; in qua non solum
concordiam seruant similia, sed eciam quae creante potentia diuersa atque repugnantia
ad esse prodierunt, dictante sapientia in unam quodammodo amiciciam et federationem
conueniunt. Quid repugnantius esse potest aqua et igne ? Quae tamen in rerum natura
ita Dei contemperauit prudentia, ut non solum adinuicem commune societatis uinculum
non dissipent, uerum eciam nascentibus cunctis ut subsistere possint uitale nutrimentum
subministrent. », ibid., p. 12-13, lignes 152-163.
20. « Deus hominem propter se fecit, cuncta alia propter hominem condidit. Propter se
fecit hominem, non quod ipse homine indigeret, sed ut homini, quia melius dare nil
potuit, seipsum fruendum daret ; alia uero creatura sic facta est, ut et subiecta homini
esset per conditionem, et deseruiret ad utilitatem. Homo ergo, quasi in quodam medio
collocatus, habet super se Deum, subter se mundum, et corpore quidem deorsum mundo
coniungitur, spiritu autem sursum ad Deum subleuatur. », ibid., p. 30-31, lignes 482-490.
DOMINIQUE POIREL 371
21. « Metire moles montium, tractus fluminum, spacia camporum, altitudinem celi,
profunditatem abyssi. Miraris quia deficis, sed melius deficiendo miraris. », ibid., p. 7-8,
lignes 71-73.
22. Charles H. BUTTIMER, Hugonis de Sancto Victore Didascalicon de studio legendi. A
théologie arithmétique
mathématique musique
théorique
géométrie
physique
astronomie
individuelle
pratique privée
publique
Philosophie
tissage
armement
navigation
mécanique agriculture
chasse
médecine
théâtre
grammaire art de la
logique art du démonstration
art de la preuve dialectique
raisonnement
rhétorique
sophistique
25. Sur cette insertion inhabituelle, qui a donné lieu a une bibliographie abondante,
voir en dernier lieu : Mathieu ARNOUX, « Hugues de Saint-Victor entre mystique et
sociologie : réflexions sur le statut du travail dans le Didascalicon », dans Dominique
POIREL (éd.), L’École de Saint-Victor de Paris. Influence et rayonnement du Moyen Âge à
l’époque moderne, Turnhout, Brepols (coll. « Bibliotheca Victorina » 22), 2010, p. 227-244.
DOMINIQUE POIREL 373
tout ensemble l’homme, le monde et Dieu, à éclairer chacun par les deux
autres, à les mettre tous trois en relations. Cela suppose un mode
d’observation de la nature qui soit à la fois pleinement attentif aux
choses visibles, mais qui ne s’y arrête pas ; ou plutôt qui postule que
l’observation la plus attentive des choses visibles est celle qui découvre
en elles plus que ce qu’on y aperçoit à première vue. Cela suppose en
somme une certaine « lecture », mais au sens assez large que reçoit ce
mot dans le Didascalicon, puisque « lire », pour Hugues, c’est au fond
« apprendre », c’est progresser dans la connaissance, en commençant par
suivre la lectio, la « leçon » d’un maître, à partir des « autorités », ces
ouvrages fondamentaux qui constituent des références communes
(Priscien en grammaire, Euclide en géométrie, la Bible et les Pères en
science sacrée, etc.), ceci pour continuer indéfiniment ensuite à « lire » et
à s’instruire seul, une fois qu’on a assimilé, sous un maître et à partir de
ces autorités, les notions, les connaissances et les méthodes
élémentaires 32.
Si « lire » pour Hugues, c’est apprendre, on comprend mieux cette
définition qu’il donne de la lecture :
La lecture [lectio] consiste à diviser. Toute division commence par le
défini et s’étend jusqu’à l’indéfini. Tout ce qui est défini est mieux connu, et
la science peut le saisir. Or l’étude [doctrina] commence par ce qui est mieux
connu et, grâce à cette connaissance, parvient à la science de ce qui est
caché. En outre, nous cherchons avec la raison – à laquelle il revient en
propre de diviser – lorsque nous descendons de l’universel au particulier, en
divisant et en recherchant la nature de chaque chose [singulorum naturas
investigando] ; car tout universel est plus déterminé que ses particuliers.
Donc, lorsque nous apprenons [discimus], nous devons commencer par ce
qui est le mieux connu, défini, compréhensif, et ainsi, en descendant
32. « Trimodum est lectionis genus : docentis, discentis, uel per se inspicientis.
Dicimus enim lego librum illi, et lego librum ab illo, et lego librum. In lectione maxime
consideranda sunt ordo et modus. », Didascalicon, III, 7, p. 57, ligne 26 à p. 58, ligne 3.
33. « Modus legendi in diuidendo constat. Omnis diuisio incipit a finitis, et ad infinita
usque progreditur. Omne autem finitum magis notum est et scientia comprehensibile.
Doctrina autem ab his quae magis nota sunt incipit, et per eorum notitiam ad scientiam
eorum quae latent pertingit. Praeterea ratione inuestigamus, ad quam proprie pertinet
diuidere, quando ab uniuersalibus ad particularia descendimus diuidendo et singulorum
naturas inuestigando. Omne namque uniuersale magis est determinatum suis
particularibus. Quando ergo discimus, ab his incipere debemus quae magis sunt nota et
determinata et complectentia, sicque paulatim descendendo, et per diuisionem singula
distinguendo, eorum quae continentur naturam inuestigare. », Didascalicon, III, 9, ibid.,
p. 58, ligne 25 à p. 59, ligne 10.
DOMINIQUE POIREL 375
car :
tout cet univers visible est pareil à un livre écrit du doigt de Dieu, c’est-à-
dire créé par la force divine, et chaque créature est comme un caractère, non
34. « De memoria hoc maxime in presenti pretermittendum non esse existimo, quod
sicut ingenium diuidendo inuestigat et inuenit, ita memoria colligendo custodit. Oportet
ergo ut, quae discendo diuisimus, commendanda memoriae colligamus. », Didascalicon,
III, 11, ibid., p. 60, lignes 13-16.
35. Voir ci-dessus, p. 368-369.
36. Voir ci-dessus, p. 372.
37. Voir L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. 1, Turnhout, Brepols (coll. « Sous la
Règle de saint Augustin » 7), 1997, p. 315-316.
376 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR
pas imaginé au goût des hommes, mais établi selon le choix de Dieu pour
manifester et, pour ainsi dire, signifier d’une certaine manière sa sagesse
invisible 38.
Devant la création, l’« homme stupide et animal » est dans l’attitude
de l’illettré face à un beau livre : face aux créatures qu’il observe
séparément, sans les relier l’une à l’autre, il a déjà de quoi s’extasier,
elles sont déjà pour lui comme les lettres richement ornées d’un
manuscrit précieux, dont il admire les vives couleurs et les savants
entrelacs ; mais, faute de relier les lettres en mots et les mots en texte,
faute de remonter des créatures qu’il aperçoit successivement à la
structure hiérarchique d’un univers qui tient de Dieu son être, son unité
et sa profusion, il ne sait pas lire le livre de l’univers et n’en comprend
pas le sens. Le sage véritable selon Hugues est au contraire celui qui sait
« lire », en d’autres termes qui sait, en contemplant la création, y
découvrir un ordre, une harmonie, un sens et un message divin, adressé à
l’homme 39. Par là, « lire » est pour notre auteur une attitude
fondamentale vis-à-vis de ce qui l’entoure : de la lettre au sens, puis du
sens à la sententia 40, le regard qu’Hugues porte sur l’univers et le savoir
comme sur les livres est un regard foncièrement exégétique,
herméneutique, qui distingue, dans le livre de la nature tout comme dans
le livre des Écritures, une pluralité de sens superposés, depuis le sens
littéral de la création, qui concerne le physicien, jusqu’aux sens
allégorique et tropologique, c’est-à-dire spéculatif puis éthique, qui
relèvent du théologien et du maître spirituel 41.
38. « Vniuersus enim mundus iste sensilis quasi quidam liber est scriptus digito Dei,
hoc est uirtute diuina creatus, et singulae creaturae quasi figurae quaedam sunt, non
humano placito inuentae, sed diuino arbitrio institutae ad manifestandam et quasi
uisibilibus istis creaturis foris uidet speciem, sed non intelligit rationem ; qui autem
spiritalis est et omnia diiudicare potest, in eo quidem quod foris considerat pulcritudinem
operis, intus concipit quam miranda sit sapientia Creatoris. Et ideo nemo est cui opera
Dei mirabilia non sint, dum in eis et insipiens solam miratur speciem, sapiens autem per
id quod foris uidet, profundam rimatur diuinae sapientiae cogitationem, uelut si in una
eademque scriptura alter colorem seu formationem figurarum commendet, alter uero
laudet sensum et significationem. », ibid., p. 9-10, lignes 98-109.
40. Voir Didascalicon, VI, 8-11, éd. BUTTIMER, p. 125, ligne 19 à p. 129, ligne 24.
41. Dominique POIREL, « Les statuts de l’image chez Hugues de Saint-Victor », χώρα,
Chôra : revue d’études anciennes et médiévales, philosophie, théologie, sciences 3-4
(2005-2006), Image et représentation dans la philosophie ancienne. Numéro double dédié
au professeur Jean Jolivet à l’occasion de la réception du titre de Doctor honoris causa de
l’Université Babeş-Bolyai (Cluj), p. 117-137.
DOMINIQUE POIREL 377
42. « Dixit insipiens in corde suo : “non est Deus” », Ps 13, 1 = Ps 52, 1.
43. Voir ANSELME DE CANTORBÉRY, Proslogion, II-IV, éd. Franciscus Salesius SCHMITT,
S. Anselmi Cantuariensis archiepiscopi Opera omnia, t. I, Edinburgi, Thomas Nelson,
1946, p. 101-104 ; voir aussi les objections de Gaunilon au nom de l’« insensé » : Quidam
pro insipiente, ibid., p. 125-129 et la réponse d’Anselme : Quid ad haec respondeat editor
ipsius libelli, ibid., p. 130-139. L’ensemble se lit dans L’Œuvre de saint Anselme de
Cantorbéry, dir. Michel CORBIN, t. I, Paris, Éd. du Cerf, 1986, qui reproduit en fac-similé le
texte de Schmitt et l’accompagne d’une traduction française en regard.
44. « Inuisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt intellecta
conspiciuntur. », Rm 1, 20.
45. « Quia quod notum est Dei manifestum est in illis, Deus enim illis manifestauit »,
Rm 1, 19.
378 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR
46. « Alia enim sunt ex ratione, alia secundum rationem, alia supra rationem, et
praeter haec quae sunt contra rationem. Ex ratione sunt necessaria, secundum rationem
sunt probabilia, supra rationem mirabilia, contra rationem incredibilia. Et duo quidem
extrema omnino fidem non capiunt. Quae enim sunt ex ratione omnino nota sunt et credi
secundum benignitatis suae gratiam, qua scilicet nulli malum machinatur Deus sed
paratus est cunctos saluare, nec ad merita prauitatis nostrae respiciens, dona suae gratiae
nobis distribuit, et quos non potest iusticia, saluat misericordia. », Theologia ‘Summi
dies potentiae, dies Patris ; dies ueritatis est dies sapientiae, dies Filii ; dies caritatis est
dies benignitatis, dies Spiritus Sancti. Dies quidem Patris et dies Filii et dies Spiritus
Sancti in claritate diuinitatis unus dies est, sed in nostrae mentis illuminatione, quasi
alium diem Pater, alium Filius, atque alium habet Spiritus Sanctus ; non quod ullatenus
credendum sit Trinitatem, quae inseparabilis est natura, in operatione posse separari, sed
ut discretio personarum in distinctione operum ualeat intelligi. Quando ergo
omnipotentia Dei considerata in admirationem cor nostrum excitat, dies Patris est ;
quando uero sapientia Dei inspecta agnitione ueritatis cor nostrum illuminat, dies Filii
est ; quando autem benignitas Dei attenta ad amorem cor nostrum inflammat, dies
Spiritus sancti est. Potentia terret, sapientia illuminat, benignitas letificat. In die
potentiae per timorem morimur ; in die sapientiae per contemplationem ueritatis a
strepitu huius mundi sepelimur ; in die benignitatis per amorem et desiderium eternorum
bonorum resurgimus. », ibid., p. 69, lignes 1227-1245.
380 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR
52. Sur cette complémentarité entre physique et théologie, voir notre article :
« Physique et théologie au XIIe siècle : une controverse entre Guillaume de Conches et
Hugues de Saint-Victor sur le chaos originel », à paraître dans Guillaume de Conches :
philosophie et science au XIIe siècle, Paris, 1er et 2 juin 2007, actes édités par Irène CAIAZZO
faut pas pour autant se méfier des créatures et de leur splendeur, car
cette splendeur est à la fois un risque de fourvoiement et un appel au
dépassement. Idole ou théophanie, la nature retient ou instruit selon
l’attitude de l’observateur ; mais pour qui entreprend de la lire, et non
seulement de la voir, le fait même qu’elle tende à capter le regard,
autrement dit l’évidence de sa beauté, est un indice de son origine
transcendante et de la sagesse suprêmement admirable avec laquelle elle
a été créée. Il ne faut donc pas court-circuiter cette beauté visible, ni se
reposer en elle avant d’avoir atteint sa signification invisible, mais garder
vive la tension entre l’une et l’autre, car c’est dans cette tension que le
livre de la nature délivre sa leçon.
IRHT (CNRS)
40, avenue d’Iéna
75116 Paris
RÉSUMÉ. — Lire l’univers visible : le sens d’une métaphore chez Hugues de Saint-
Victor. Par Dominique POIREL.
Présente d’Augustin à Thérèse de Lisieux, en passant par Alain de Lille, Nicolas
de Cuse et Galilée, l’image du livre de l’univers a été particulièrement thématisée par
Hugues de Saint-Victor († 1141) dans un passage fameux de son De tribus diebus.
Pour mieux comprendre le sens de la métaphore chez cet auteur, on a examiné la
valeur qu’il accorde à la nature, spécialement dans le De tribus diebus, puis la
signification qu’il confère à la lecture, suivant le Didascalicon. Lire l’univers, pour
Hugues, c’est bien plus que le regarder : c’est lier les créatures par un regard qui
structure l’univers, c’est remonter de l’apparence à la signification, c’est admirer,
dans le même regard et une tension unique, la beauté visible de la nature et la
sagesse invisible de son auteur.
MOTS-CLEFS : Hugues de Saint-Victor – nature – univers – création – lecture –
Augustine to Teresa of Lisieux, via Alan of Lille, Nicholas de Cues and Galileo, is
given particular thematic prominence by Hugh of Saint-Victor († 1141) in a famous
passage of his De tribus diebus. In order to better grasp the author’s understanding
of the metaphor, the present article investigates the value he assigns to nature
especially in the De tribus diebus, and the significance he confers to reading as per
the Didascalicon. According to Hugh, reading the universe entails far more than
merely looking at it : it implies connecting all creatures in the universe with an all
structuring look, as well as moving up from appearance to significance. It also means
at once gazing at and reaching for the visible beauty of nature and the invisible
wisdom of its creator.
KEYWORDS : Hugh of Saint-Victor – nature – universe – creation – reading –
book.