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Discours inaugural à l’université de Versailles Saint-Quentin

(8 octobre 2007)
par M. Jean-Yves MONFORT, Président du tribunal de grande instance
de Versailles

Monsieur le Doyen,

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand honneur, pour moi, d’être convié à la rentrée


solennelle de l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines, ce qui
me permet, d’abord, de souligner la force des liens qui doivent exister
entre la Faculté et l’institution judiciaire - Si cette proximité intellectuelle
relève, en principe, de l’évidence, il n’est pas inutile de la faire vivre par
des manifestations comme celle-ci.

C’est un grand honneur, aussi, d’être le parrain des promotions de


cette année.

Le parrain, c’est celui qui tient un enfant sur les fonts baptismaux :
c’est celui sur lequel on pourra s’appuyer dans la vie, c’est une mission de
confiance.

Mais, pour celui qui, comme moi, a exercé quelque temps dans le
midi de la France, le parrain, c’est aussi le chef d’un clan (illégal en
général) - On pense, bien sûr, à Marlon BRANDO dans le film de
COPOLLA...

Je ne saurais, bien sûr, de cette place, vous appeler à franchir les


frontières de la légalité, vous appeler à la révolte contre l’ordre établi, ou
à l’insoumission.

Il semblerait d’ailleurs qu’aujourd’hui, certains d’entre vous n’aient


pas besoin, pour ce faire, des conseils des anciens...

Cependant les juristes pâtissent trop souvent d’une réputation de


conformisme, de passivité, comme si le culte du droit devait
nécessairement les conduire à subir, sans mot dire, les forces extérieures,
politiques, économiques, sociales.
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Je souhaite donc, dans les quelques minutes qui me sont imparties


pour ce discours inaugural, vous appeler à un sursaut, à un combat pour
que les futurs avocats, les futurs magistrats, présents dans cette salle,
participent activement au développement d’une société de Droit.

Partons, si vous le voulez bien, de la belle phrase de Blandine


KRIEGEL : “Nous avons également peur des juges et besoin de justice”.

Peur des juges ? Et pourtant, il n’existe pas en France de “pouvoir


judiciaire”.

Pour comprendre les choses, il nous faut faire un peu d’histoire, et


rappeler la longue tradition d’humiliations de l’institution judiciaire.

Le point de repère, ici, c’est la Révolution : instruite par l’Ancien


Régime, la Révolution a voulu la destruction des Parlements, et
l’abaissement du pouvoir judiciaire.

On sait que, sous l’Ancien Régime, le Roi était source de toute


justice, mais que les parlements se sont toujours efforcés de limiter le
pouvoir royal, en usant notamment de leur droit de refuser l’enregistrement
des ordonnances, et d’adresser des remontrances au souverain ; pour
briser cette résistance, le roi devait tenir des “lits de justice”, qui le
contraignaient à se déplacer en personne auprès des parlementaires
récalcitrants.

L’histoire judiciaire de l’Ancien Régime est celle d’une confrontation


permanente des parlementaires au pouvoir royal : c’est la Fronde ; les
coups de force de Louis XIV, soucieux d’abaisser les parlements ; mais
aussi : le Parlement de Paris cassant le testament de Louis XIV, ou
dégageant le corps de doctrine des “lois fondamentales du royaume”,
limitant le pouvoir du roi.

La Révolution veut donc se prémunir en abaissant le pouvoir


judiciaire: l’idée fondatrice est celle de la primauté de la loi, expression de
la souveraineté de la Nation ; le jugement n’est qu’un acte matériel
d’application de la loi.
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Selon le mot de Montesquieu, le juge ne doit être que la “bouche de


la loi” ; et vous connaissez la phrase fameuse de PORTALIS : ...“en
matière criminelle, il faut des lois précises, et point de jurisprudence”.

Point de jurisprudence : les juges sont des suspects politiques ;


d’ailleurs, après une courte expérience de l’élection, les juges sont
nommés par le pouvoir politique, et encadrés par des procureurs, qui sont
des fonctionnaires d’exécution.

Ceci n’empêche pas le pouvoir politique de juger, à l’occasion, la


magistrature encore trop indocile : elle est donc soumise à des vagues
d’épuration (1ère, 2ème Restauration, Monarchie de Juillet, Révolution de
1848, “commissions mixtes” de 1852, IIIème République...).

Dernier avatar en date : le régime de Vichy. On sait que tous les


magistrats ont prêté serment au Maréchal PÉTAIN (sauf un : Paul
DIDIER), que certains ont participé aux juridictions d’exception (Sections
Spéciales...), et que la magistrature a tenté tant bien que mal de reprendre
pied à la libération (le Président MONGIBEAUX, qui a présidé la Cour
chargée de juger le Maréchal PÉTAIN en 1944, lui avait prêté serment en
1940...).

Il reste que l’institution judiciaire est sortie disqualifiée de cette


période, qui n’a fait qu’accroître son malaise.

Pour comprendre le temps présent, il faut donc avoir en mémoire


cette tradition d’abaissement, de soumission du corps judiciaire.

Le “changement culturel” intervenu dans les années 1980-1990 est


apparu d’autant plus saisissant.

Il a procédé non des textes, mais d’une pratique :

Pur produit de la tradition républicaine à cet égard, la Constitution de


1958 ne parle pas du “pouvoir judiciaire”, mais seulement de “l’autorité
judiciaire”.

C’est une mise en conformité avec les faits... Tant pis pour
MONTESQUIEU.
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Dans une célèbre conférence de presse tenue le 31 janvier 1964, le


Général de Gaulle était sans ambiguïté sur ce point, il déclarait :

“L’autorité indivisible de l’Etat est confiée tout entière au président


[...]. Il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni judiciaire qui ne
soit conférée et maintenue par lui”.

C’est juridiquement exact, en ce sens que les magistrats sont


nommés par décret du Président de la République.

C’est aussi “politiquement” exact en ce sens que la démocratie est


fondée, dans notre pays, non pas sur le Droit, mais sur le rapport des
forces politiques.

Or le phénomène, qui sous-tend vraisemblablement tous les autres,


c’est ici celui de la réhabilitation du Droit dans notre pays : à l’égal d’autres
vieilles démocraties, nous avons découvert que la souveraineté populaire
n’est pas la seule source de légitimité et qu’il existe d’autres pouvoirs qui
procèdent, quant à eux, de la force du Droit.

Le signe le plus saisissant de cette “révolution culturelle”, on le


trouve dans la place qu’occupe à présent le Conseil constitutionnel dans
nos institutions.

Chose inconcevable il y a quelques dizaines d’années encore, dans


notre tradition républicaine, le Conseil constitutionnel peut, aujourd’hui,
restreindre la marge de manoeuvre du pouvoir politique, et limiter
l’expression de la souveraineté nationale.

On se souvient de l’avertissement lancé par Pierre MAZEAUD aux


parlementaires qui évoquaient le “risque d’inconstitutionnalité” de tel ou tel
texte : “le respect de la Constitution n’est pas un risque, mais un devoir”.

On a crié au “gouvernement des juges”, par référence à la Cour


suprême américaine entravant le “New Deal” de Franklin ROOSEVELT.
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On pourrait dire la même chose du juge administratif : lorsque le


gouvernement s’en rapporte à l’avis du Conseil d’Etat pour adopter une
position sur la question du foulard islamique, ou sur le problème des sans-
papiers, il abdique d’une certaine façon son pouvoir de décision politique
au profit du juge - même s’il est vrai que l’autorité du Conseil d’Etat, et son
indépendance, sont reconnues par tous...

Cependant, la question des rapports justice/politique, qui n’était


jusqu’alors qu’une question technique, relevant des spécialistes, s’est
déplacée sur la place publique lorsque quelques représentants de
l’institution judiciaire (mais les plus emblématiques : les juges d’instruction)
se sont trouvés confrontés aux symboles mêmes du pouvoir politique : des
ministres, des chefs de partis, voire le Président de la République lui-
même.

C’était le juge Thierry JEAN-PIERRE perquisitionnant au siège de la


société URBA soupçonnée de contribuer au financement du parti
socialiste; c’était le conseiller VAN RUYMBEKE mettant en cause les
réseaux de financement de ce même parti, et puis des autres ; c’était le
juge HALPHEN s’attaquant aux HLM de la ville de Paris ou convoquant le
Président de la République comme un justiciable ordinaire.

Derrière ce phénomène, fallait-il seulement voir à l’oeuvre “l’homme


le plus puissant de France” (c’est ainsi que Napoléon qualifiait le juge
d’instruction) ?

S’agissant de la lutte contre la corruption, il existait


incontestablement, dans notre pays, comme dans d’autres pays
étrangers, une attente de l’opinion publique (comme pour l’opération
“Mains Propres” en Italie).

Il existait aussi, de façon récurrente, une sorte de sympathie


bienveillante de l’opinion à l’égard des “petits juges”, qui s’en prenaient aux
privilèges et aux abus des puissants : c’était l’affaire de Bruay en Artois,
qui avait vu l’opinion s’enflammer pour la cause d’un juge d’instruction qui,
dans une région de tradition ouvrière marquée, avait “osé” inculper et
incarcérer, un notaire, un notable donc, pour le meurtre d’une petite fille
issue d’un milieu modeste.
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Ici c’est la tentation “populiste” qui guette le juge ; souvenons-nous,


dans les années 70, de la mode des “juges rouges”, qui s’en prenaient au
patronat avec le soutien prononcé de l’opinion publique (notamment dans
les affaires d’accidents du travail).

Mais la cause la plus profonde de cette montée des juges, à ce


moment, c’est certainement ce qu’on appelle la “pénalisation” de la vie
sociale, c’est-à-dire le recours de plus en plus fréquent au droit pénal pour
résoudre des conflits, ou des situations qu’on aurait pu voir relever d’autres
branches du droit.

Aujourd’hui, quand un enfant tombe d’une balançoire dans un jardin


public, ou dans une école, le maire ou l’instituteur craignent -à juste raison-
de se trouver convoqués par un juge d’instruction, et montrés du doigt au
travers de ce carcan, de ce pilori moderne qu’est la mise en examen.

Cette “pénalisation”, elle ne naît pas seulement d’une inflation des


textes répressifs : c’est un véritable trait de notre culture nationale actuelle,
qui conçoit difficilement la résolution de certains problèmes hors du champ
du droit pénal.

Le juge pénal a donc été en quelque sorte porté, poussé par ce


courant favorable, qui fait (selon le mot d’Alain MINC) du rituel pénal la
“cérémonie expiatoire des sociétés modernes”.

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Et puis...

Et puis le vent a tourné... Cette époque de confiance apparaît


révolue, et , de nouveau, le juge “fait peur” : non plus seulement aux
“puissants”, mais aux justiciables, aux citoyens.

Il y a eu, bien sûr, l’affaire d’OUTREAU, ce fameux “fiasco judiciaire”,


selon l’expression généralement employée, qui, en réalité, nous en
apprend plus sur l’état de notre société, et la versatilité de l’opinion
publique, que sur le fonctionnement de l’institution judiciaire.

L’affaire d’OUTREAU, outrageusement exploitée par les médias et


les politiques, comme si ceux-ci avaient une revanche à prendre.
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Mais quelle que soit l’analyse, il demeure que le nécessaire lien de


confiance entre l’institution judiciaire et le pays s’est distendu.

La justice est complexe, chère, inaccessible, injuste...

Plus précisément, la magistrature se trouve fortement interpellée


autour de deux questions :

- celle de la légitimité
- celle de la responsabilité.

Dans notre démocratie française, la légitimité d’un pouvoir procède


du peuple, c’est-à-dire de l’élection : c’est la doctrine gaullienne, que nous
évoquions tout à l’heure.

Alors ces magistrats, qui aspirent à exercer un pouvoir, qui les a fait
“rois” ? A quel titre peuvent-ils prétendre à l’exercice d’un pouvoir, eux qui
ne sont que nommés par un autre pouvoir (le pouvoir exécutif) ?

La question est revenue à l’ordre du jour dans le débat sur


l’indépendance du Ministère Public : si chaque procureur de la République
dans son ressort (ils sont 181) est habilité à mener, en toute
indépendance, sa politique pénale, au nom de quoi affirmera-t-il son
autorité, ses choix ; à qui devra-t-il rendre des comptes ... ?

Si l’on écarte tout recours à l’élection des juges et des procureurs (à


la manière américaine) -ce qui est tout à fait étranger à nos traditions-
force est de constater que la question de la légitimité est sérieuse, qu’elle
vient incontestablement brider toute velléité d’indépendance absolue du
parquet, et retentit sur la situation même des magistrats du siège.

La nomination dans les conditions prévues par la Constitution et par


un statut, la fonction d’appliquer la loi, qui est impartie aux juges dans un
Etat de droit, donnent à ceux-ci une forme de légitimité : elles ne leur
accordent pas cependant le droit de se substituer aux autres pouvoirs, ou
de les concurrencer.

Peut-on tout de même se risquer à dire que cette nomination et ce


statut leur donnent cependant le droit d’exister en tant que tels, sans être
ravalés à la condition de plantes légumineuses ?
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La question de la responsabilité : elle est le corollaire de celles de


l’indépendance et de la légitimité.

On peut dire -d’une manière un peu schématique- que les magistrats


n’encourent qu’une responsabilité de principe.

Au plan pénal, la Cour de Cassation a posé pour règle que les


décisions des juges ne peuvent être critiquées que par le seul exercice des
voies de recours (appel, pourvoi en cassation) : pas question de poursuivre
votre juge en diffamation, ou pour détention arbitraire, par exemple...

Au plan civil, l’État est le garant des dommages causés par les fautes
personnelles des juges (quitte à se retourner ensuite contre le magistrat
fautif, ce qu’il ne fait jamais) : ainsi, en cas d’erreur dans l’application d’un
texte, d’excès dans une détention provisoire, ou d’erreur sur la culpabilité,
c’est l’État qui est responsable, pas les juges qui ont commis des fautes:
système commode pour la victime du dommage, mais tout à fait choquant
quant à l’impunité du “coupable”.

Au plan disciplinaire, les sanctions existent : tout manquement peut


justifier la mise en mouvement d’une action disciplinaire, et la comparution
du magistrat fautif devant le Conseil supérieur de la magistrature, qui peut
prononcer la révocation de l’intéressé ; mais les poursuites disciplinaires
demeurent rares, même si la vigilance est bien plus grande de nos jours,
et les sanctions restent toujours ignorées du public.

Il est donc fortement question de rechercher les voies d’une


responsabilité civile véritable -à l’image des autres professions : avocats,
notaires,...- et selon ce qui se fait à l’étranger dans ce domaine (en Italie,
par exemple), et de développer le recours à la procédure disciplinaire, de
façon que le “permis de juger” (selon le mot de Georges KIEJMAN) ne soit
pas nécessairement un permis à vie...

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Il est certain que ceux qui crient très fort au “gouvernement des
juges” ne le font pas sans arrière-pensées : une sorte de “syndicat des mis
en examen”, dont la carrière politique s’est trouvée compromise par la
rencontre avec la justice, s’est peu à peu constitué dans ce pays, et ses
militants n’ont pas vu d’un trop bon oeil ces juges, ces “traditionnels
humiliés”, se lever au nom des principes oubliés : on peut les comprendre.
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Mais retenons surtout cette tendance profonde, porteuse de


changements à plus long terme : celle d’une régulation plus grande de la
vie sociale par le Droit - idée quelque peu anglo-saxonne, nouvelle dans
notre pays, mais qui nous montre le sens des évolutions à venir.

Quelles que soient les péripéties du moment, le magistrat, l’avocat,


l’homme de loi sont donc appelés à occuper une place éminente dans la
cité.

Vous me permettrez de conclure en citant le regretté Jean-Marc


VARAUT : “le jugement n’est pas d’abord un acte de connaissance ; il est
un acte de volonté [...] la fonction judiciaire est une fonction politique, l’acte
de juger est un acte politique [...]”.

Je forme le souhait que les brillants juristes réunis ici ce soir ne


perdent pas de vue que la Justice est, d’abord, une vertu.

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