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Lucie RAUZIER-FONTAYNE

LE RÊVE DE CAROLINE

QUE de mystères peuvent se cacher derrière les


murs gris d'un village des Cévennes ! Maxime
Domergue, cet enfant des îles, ne l'eût jamais
soupçonné, si l'entrain de cinq petites filles aux
tabliers rosés, les « Natasœurs », n'était venu
l'arracher à ses idées sombres. Mystère troublant de
la « Belle Inconnue » au regard si triste. Mystère de
ce château de la Belle au bois dormant, que hantent
les souvenirs et les fantômes d'un passé brillant.
Autre énigme que de voir la châtelaine, Mlle
Elisabeth, demeurer insensible à la détresse de sa
propre nièce Céline, pauvre enfant vouée aux plus
rebutants travaux. C'est tout un monde secret que
peu à peu découvrent ces enfants.... Et le beau rêve
que seule l'imaginative Caroline avait osé
concevoir, ce rêvé prestigieux se fait réalité dans
l'éblouissement du bal de la Merlière. Autre
miracle, plus étonnant encore : avec le château,
plus d'un cœur malheureux s'ouvrira de nouveau à
la vie.

Chemin faisant, les jeunes héros offrent au


lecteur nombre d'émotions. Mais aussi que de
surprises amusantes nous ménagent leur
imagination toujours en éveil et leur fraîche
fantaisie !

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LE RÊVE DE
CAROLINE

Copyright 1955 by Librairie Hachette.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

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LUCIE RAUZIER-FONTAYNE

LE RÊVE
DE CAROLINE
ILLUSTRATIONS DE A. CHAZELLE

HACHETTE
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TABLE DES MATIERES

Avant-propos — La poésie de Caroline 7


I. Du nouveau à Fontanès. — La belle inconnue 9
II. « Natasœurs ». — La famille du docteur Mercadier 17
III. Les gens de Fontanès 25
IV. Une fenêtre brillait dans la nuit. Les remèdes du 36
docteur Mercadier. — Maxime est dans la place.
V. Une surprise à la Merlière. — Souvenirs 47
VI. Ezéchiel. — Première visite à la Merlière 52
VII. Le bel oiseau sort de sa cage. — Céline. — 62
Un chant et des larmes
VIII. Encore la Merlière. — Le « cadeau » de Caroline 77
IX. Les portes ouvertes 85
X. Visite à la belle inconnue. — La Merlière reprend vie. 90
— Maxime s'en va
XI. Les invitations. — Lettre à Maxime. 104
XII. Lettre à Maxime. — Sensation au village. — Les réponses 113
XIII. Maxime est de retour. — Noël 119
XIV. Le soir de Noël. — La robe de soie pékinée 126
XV. Le jour du bal. — La fête commence 135
XVI. La fête commence. — ...et pendant ce temps, au village 146
XVII. Encore le bal 156
XVIII. Céline 166
XIX. Après le bal 173

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AVANT-PROPOS

LA POÉSIE DE CAROLINE

Sur une feuille arrachée à son cahier d'écolière, une petite fille de
douze ans écrivit un jour cette poésie :

LA MERLIÈRE

Dans un rêve, j'ai vu la vieille maison morte


Se ranimer soudain, ainsi qu'aux anciens ternes;
Une invisible main m'avait ouvert la porte,
Révélant la splendeur des grands appartements.

Les violons jouaient des valses langoureuses,


Les bougies scintillaient aux lustres de cristal,
Le parfum, des lilas, des lis, des tubéreuses
Flottait dans les salons où tournoyait le bal.

Au bras des cavaliers en fracs bleus ou violine,


Les dames, en dansant, passaient légèrement
Dans les atours soyeux des vastes crinolines;
A leur cou fulgurait l'éclat des diamants.

Le vin doré moussait dans les flûtes de verre,


Les mets les plus exquis chargeaient les plats d'argent.
La joie se prolongeait durant la nuit entière :
Déjà le pâle jour blanchissait l'orient.

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Mais qui se souciait de la nuit finissante ?
Le temps semblait trop court aux heureux invités !
La valse succédait à la valse enivrante,
Nul ne voulait quitter le domaine enchanté.

Hélas ! C'était un rêve, et la maison ruinée,


Solitaire, aujourd'hui, pleure l'ancien bonheur.
Oh ! Qui donc lui rendra sa splendeur oubliée?
Qui fera, de nouveau, palpiter son vieux cœur ?

CAROLINE MERCADIER (Octobre 187...).

Ce n'était pas mal, n'est-ce pas, pour une « poétesse » en herbe ?


Certes, on pouvait reprocher à ces vers quelques rimes indigentes,
quelques fautes, quelques « chevilles ». Pourtant, dans son imperfection,
la poésie de Caroline contribua pour sa petite part à provoquer un
événement qui changea bien des choses dans le village cévenol de
Fontanès.... Bien des vies, aussi : en premier lieu la vie de la demoiselle
de la Merlière.
L'interrogation passionnée contenue dans les dernières lignes reçut
sa réponse. La « splendeur oubliée » fut rendue à la vieille maison, 1' «
ancien bonheur » y refleurit une nuit d'hiver, la nuit de la Saint-
Sylvestre, au cours d'un bal, et le rêve de Caroline devint réalité.

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CHAPITRE PREMIER

DU NOUVEAU À FONTANÈS. — LA BELLE INCONNUE

CINQ heures de l'après-midi sonnèrent à Fontanès. Par cette belle


journée de septembre les tintements de l'horloge se propagèrent très loin,
dans le silence de la montagne. Mais les voyageurs de l'omnibus ne les
entendirent pas, assourdis qu'ils étaient par le grincement des roues, le
trot sonore des deux chevaux et la voix d'Odilon, le voiturier, qui ne
cessait d'encourager ses bêtes.
Le véhicule avançait lentement sur la route montante et toute en
lacets, semblable de loin à quelque gros insecte de forme bizarre.
L'amoncellement des marchandises et des bagages entassés sous sa
bâche verte défiait les lois de l'équilibre. A l'intérieur, les gens
soupiraient d'impatience à mesure qu'on approchait du village. La
plupart d'entre eux étaient des fermiers qui revenaient d'une foire et qui
parlaient le rude patois cévenol.
Trois personnes seulement paraissaient étrangères au pays. Une
jeune femme élégante et très belle se blottissait dans un coin, tout au
fond de la voiture. Le regard de ses yeux couleur de bleuet avait une
expression triste et inquiète. Ses mains gantées de chevreau gris perle
serraient nerveusement un réticule qu'elle ne cessait d'ouvrir et de fermer
sans raison apparente, tandis qu'un suave parfum s'en échappait qui se
mêlait à l'odeur
LE REVE DE CAROLINE

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moins poétique des chevaux en sueur, du vieux cuir des
banquettes et des paniers posés sur les genoux des paysans.
Dans le coin opposé, un monsieur d'une quarantaine d'années et un
jeune garçon qui pouvait avoir de quatorze à quinze ans voyageaient
ensemble sans échanger une parole. Le visage du père ne montrait
qu'indifférence et mélancolie. Le fils, au contraire, considérait avec
intérêt cette contrée toute nouvelle pour lui et, sur sa figure ouverte et
intelligente, on lisait clairement ses impressions, comme s'il les eût
exprimées à haute voix.
« Pas drôle, ce pays ! avait-il l'air de dire. Des châtaigniers, des
châtaigniers, encore des châtaigniers !... Et cette pierraille inculte!... Et
ces monotones étendues de bruyères! »
La bruyère en fleur, en effet, revêtait les pentes de la montagne
d'un tapis vieux rosé, les arbres aux branches alourdies par les bogues
épineuses, pleines de fruits presque mûrs, dressaient leurs troncs
puissants et tourmentés sur le ciel d'une incomparable pureté et tout au
fond de la vallée, au bord de la rivière, on apercevait quelques prés où
s'ouvraient les tendres coupes mauves des premiers colchiques.
Mais le jeune garçon restait insensible à l'austère beauté du
paysage cévenol :
« Et puis, c'est au diable ! Nous avons parcouru des kilomètres
sans rencontrer autre chose que des fermes isolées ou de pauvres
hameaux tristes et sales.... Ah ! Cette fois, nous arrivons ! Il n'est guère
avenant, le village ! Murs gris, toits gris, fumées grises... c'est gai ! »
Fontanès venait d'apparaître au tournant du chemin. Il s'étirait le
long du torrent que les maisons de la rue Basse dominaient de quelques
mètres à peine.
C'est dans cette rue que l'omnibus s'engagea en cahotant sur les
pavés inégaux. Il s'arrêta devant l'auberge, tandis que les gamins
accouraient en piaillant pour assister au spectacle quotidien de l'arrivée
et que la veuve Bonafous apparaissait sur le seuil.
Les occupants de la voiture descendirent et se dispersèrent. Le
monsieur et son fils, portant leurs valises, se dirigèrent par une venelle
montante vers la rue Haute. Seule, la jeune femme entra dans la grand-
salle du café, où Priscille Bonafous, fort intriguée par cette élégante
cliente, s'empressa de la rejoindre.
« Emilie ! Emilie ! Viens vite ! »
A travers la vitrine, Léa Pincemaille, une des deux sœurs qui
tenaient l'épicerie du village, regardait venir le jeune

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garçon et son père. Elle écarquillait ses petits yeux semblables à
des têtes d'épingles noires, et la plus intense curiosité se peignait sur son
visage ridé aux pommettes vermeilles.
Trottinant comme une souris, haute comme trois pommes et ronde
comme une citrouille, Emilie s'avança. Une seconde paire de têtes
d'épingles noires considéra les voyageurs qui semblaient marcher vers
un but précis.
« Et alors ? Qu'est-ce que ça signifie ? Des gens arrivent à
Fontanès et personne ne nous en a parlé? C'est extraordinaire !
— Qui sont ces deux-là ? Leurs figures ne me disent rien.
— Nous allons bien voir où ils vont, si toutefois ils
s'arrêtent dans la rue Haute. Chut ! »
Silencieuses, les deux sœurs s'immobilisèrent pendant que les
étrangers passaient devant leur boutique. (Comment ne sentirent-ils pas,
à travers la vitre, les quatre épingles noires qui les transperçaient ?)
Ils marchèrent jusqu'à la haute et sombre maison que l'on
apercevait une trentaine de mètres plus loin. Là, ils s'arrêtèrent. Le père
souleva le marteau de la porte : elle fut longue à s'ouvrir et se referma
sur eux.
Alors, tournées l'une vers l'autre, les Pincemaille se regardèrent,
médusées. Léa murmura :
« ... Chez le capitaine ! Ça, par exemple ! »
Jusqu'au soir, toutes les clientes qui pénétraient dans le magasin,
furent avidement interrogées. Mais aucune d'elles ne savait qui
pouvaient bien être « ce monsieur et ce petit jeune homme ».
Et voilà que la fin de la journée apporta une nouvelle surprise aux
vieilles demoiselles.
Emilie rangeait et furetait dans l'épicerie-mercerie-bazar-
parfumerie, fief et fierté des sœurs Pincemaille, où régnait une puissante
odeur de café fraîchement grillé, de savonnettes et de champignons secs,
lorsqu'elle entendit un pas rapide et qu'elle vit s'approcher, très gênée par
les regards curieux des gens en train de prendre le frais devant leurs
portes, la belle inconnue, arrivée par l'omnibus.
Elle marcha droit sur l'épicerie.
« Pourrais-je vous parler ? » demanda-t-elle à Léa qui, de
saisissement, se pinça les doigts entre les volets de la vitrine qu'elle
s'apprêtait à fermer.
« Mais certainement, mademoiselle... ou madame..., répondit
l'interpellée avec empressement. Achevez de rentrer

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et remettez-vous, ajouta-t-elle selon les règles de la politesse
cévenole, en désignant un fauteuil dans l'arrière-boutique. Voilà ma sœur
Emilie. Qu'y a-t-il pour votre service ? »
L'inconnue expliqua :
« Je viens de la part de Mme Bonafous, l'aubergiste. Elle m'a dit
que vous auriez peut-être une chambre à louer.
— Cela se pourrait bien, fit Emilie, réticente, mais... il y a des
chambres, chez Priscille Bonafous.
— Je ne veux pas rester à l'hôtel, protesta vivement la jeune
femme. J'ai besoin... je viens... pour me reposer... et pour assez
longtemps, sans doute. Il me plairait de prendre pension dans une
maison convenable et tranquille. »
Flattées, les deux sœurs esquissèrent un sourire.
« II y aurait bien la chambre de notre « pauvre mère », que nous
avons perdue l'an dernier, mais il faudrait nous laisser le temps de la
préparer, dit Emilie.
— C'est tout naturel : je puis rester à l'auberge en
attendant. Pouvez-vous me la montrer ? »
Très affairées, les Pincemaille firent monter l'étrangère au premier
étage et l'introduisirent dans une pièce à deux fenêtres.
« C'est une bonne chambre, allez ! fit Léa. Notre chère maman s'y
plaisait bien. Pécaïre ! je crois la voir encore, là, sur ce lit, le jour de sa
mort ! »
La jeune femme frissonna en regardant, entouré de ses lourds
rideaux de damas, le lit qu'on lui désignait. Elle regarda aussi le pavé de
tomettes rouges, nu et froid, les deux fauteuils recouverts de peluche
fanée et, sur la tapisserie à ramages marron et vert foncé, un
daguerréotype représentant la défunte, coiffée de la « cagnotte » noire
des vieilles Cévenoles.
Ayant considéré ce pimpant décor, elle dit bravement :
« Cela me conviendra parfaitement. Je ferai apporter mes malles et
je viendrai m'installer dès que vous pourrez me recevoir. »
On débattit le prix de la location et celui des repas, que les deux
sœurs s'engagèrent à monter sur un plateau, car leur future pensionnaire
désirait « sortir le moins possible de sa chambre ». Puis on se sépara
jusqu'au surlendemain.
Lorsque la belle inconnue fut partie, les demoiselles Pince-maille
se regardèrent longuement en silence.

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« Ça s'est fait bien vite, dit enfin Léa. Je ne sais pas si nous avons
eu raison.... »
Emilie hocha sa tête grise, surmontée d'un petit chignon pas plus
gros qu'une noix, d'où dépassaient de tous côtés les épingles à cheveux :
« Je me le demande aussi. Après tout, on ne sait pas qui est cette
personne.
— J'ai remarqué quelque chose de très inquiétant, reprit sa sœur.
— Ah ! oui ? Et quoi donc ?
— Je me demande si elle n'aurait pas un peu de poudre de riz sur la
figure.
— Oh ! Tu crois ? Moi, je n'ai rien vu, mais... ce parfum.... Tu l'as
senti ? Ce n'est guère convenable !
— Que faire ? Il est difficile de revenir sur ce qui a été convenu.
— Et puis cette jeune dame a l'air si triste et si fatiguée, qu'on ne
peut s'empêcher de la plaindre, quoiqu'elle n'ait peut-être par un genre
très « comme il faut », dit la bonne Emilie. Recevons-la de bon
cœur, va, puisque la chose est faite maintenant.
— A propos, comment s'appelle-t-elle ? »
Les deux sœurs se regardèrent, interdites : elles avaient oublié de
demander son nom à la belle inconnue.
« Le capitaine », un ancien marin, qui s'était retiré à Fontanès,
après avoir navigué sur toutes les mers du monde et commandé plusieurs
navires marchands, vivait isolé, sans avoir jamais essayé de trouver des
amis au village et sans qu'on lui connût de famille.
Les gens disaient de lui :
« Celui-là fait bien la paire avec la demoiselle de la Merlière,
allez ! Deux vieux sauvages malgracieux qui ne sortent jamais de chez
eux, qui ne fréquentent pas « le monde », et ne parlent à personne. Mais
», ajoutaient-ils en désignant une grande maison délabrée qui s'élevait à
flanc de montagne, « à la Merlière, chez Mlle Elisabeth il y a Césarine,
et Césarine, ici tout le monde la connaît. Au lieu que, chez le capitaine,
son boy, comme il dit. cette espèce de Chinois, avec ses yeux qui
semblent des pépins de poire et n'ont jamais l'air de vous regarder, c'est
quand même un peu trop « original. »
Ce fut justement le Chinois — un Annamite, en réalité — qui
ouvrit la porte au monsieur et au jeune garçon arrivés par l'omnibus. Sa
face exotique ne sembla ni surprendre ni impressionner les voyageurs.
Pourtant, la voix du père parut légèrement altérée lorsqu'il demanda :

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« Ton maître est-il ici ? Je suis Edouard Domergue, son fils. J'espère
qu'il a reçu ma lettre lui annonçant notre arrivée ? »
Le boy ne répondit que par un sourire et une courbette, mais il fit signe
aux arrivants de le suivre.
Ils longèrent derrière lui un corridor obscur, puis l'Annamite, ayant
frappé deux coups discrets contre une porte invisible, les introduisit dans
une chambre où régnait une forte odeur de tabac et d'air confiné. Il y
faisait tellement sombre qu'ils ne distinguèrent rien tout d'abord, sinon la
faible lueur du jour filtrant entre d'épais rideaux de reps qui obstruaient
presque complètement la fenêtre et le vague reflet de cette lueur dans
une glace.
Une voix bougonne les fit tressaillir.
« Ah ! Vous voilà donc », disait cette voix.
Et dans la pénombre à laquelle leurs yeux commençaient à s'accoutumer,
ils aperçurent un vieillard, coiffé d'une calotte grecque et vêtu d'une robe
de chambre usée. Assis dans un fauteuil, il les considérait froidement.
On ne voyait pas, dans son visage impassible, la bouche qui venait de
parler, car une grosse moustache blanche toute jaunie par le tabac, la
cachait complètement.
« Père, dit Edmond Domergue, je suis heureux de te voir, voici ton petit-
fils. »
Maxime s'avança, prêt à embrasser son grand-père, mais le regard glacé
de ce dernier arrêta son élan. Bravement, il soutint ce regard en
s'efforçant de sourire.
Le capitaine toisa ce bel adolescent. Il remarqua sa taille svelte et
élégante, son visage intelligent, encadré de cheveux bruns et bouclés, ses
yeux clairs, ses dents éclatantes. Puis, il dit, d'un ton sarcastique et
désagréable :
« Mes compliments, Edmond, ton fils est un joli garçon : il ne te
ressemble pas du tout, il n'a rien d'un Domergue. Sans doute tient-il de
sa mère, que je n'ai pas eu l'honneur de connaître. » '
Edmond soupira et, sans relever cette aigre remarque, il demanda :
« J'espère que tu as reçu ma lettre, père. Tu nous attendais, n'est-ce pas ?
— Eh ! Il fallait bien vous attendre, puisque tu ne me donnais aucune
adresse et que je ne pouvais te répondre, pour te dire que ton arrivée ne
me réjouit nullement. Comment ! Je te croyais dans une île lointaine du
Pacifique,

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installé au sein d'un vaste domaine, dirigeant un important commerce de
bois, commandant une armée d'indigènes, amassant des fortunes... et tu
surgis soudain sans crier gare, flanqué de ton gamin, pour troubler le
repos et la tranquillité que j'ai bien gagnés. Avoue qu'il y a de quoi être
surpris et inquiet. Ta « brillante situation » a-t-elle seulement existé ? Je
finis par en douter !
— Je n'ai rien exagéré, protesta Edmond : je fus vraiment un riche
colon. Mais le malheur a fondu sur moi : tous mes biens ont été
anéantis, en quelques heures, par un typhon.
— Allons ! Allons ! C'est une vieille histoire que celle du typhon, mon
garçon ! Je l'ai apprise il y a pour le moins quatre ans, en même temps
que la mort de ta femme.
—' C'était une première catastrophe, père, une de ces effroyables
tornades, fréquentes, tu le sais, dans les îles du Pacifique. Elle a tout
détruit : maison, jardin, scierie, hangars bourrés de marchandises,
navires chargés et prêts à quitter le port. De nombreux indigènes qui
travaillaient dans mon domaine ont péri et sous les décombres de notre
demeure, ma Florence bien-aimée a perdu la vie.
« Malgré ma douleur, malgré la gravité du désastre, je me suis remis au
travail, j'ai relevé les ruines et connu, après quatre ans de luttes et
d'efforts, une prospérité jamais atteinte auparavant. Mais, il y ,a trois
mois, un nouveau typhon a totalement anéanti ce que j'avais reconstitué
au prix de tant de peines. Je n'ai pas eu le courage de recommencer une
fois encore : le désespoir et le mal du pays se sont emparés de moi, j'ai
tout abandonné pour revenir ici.
— Et... que comptes-tu faire ici ?
— Me reposer quelque temps, reprendre des forces et du courage;
ensuite, chercher une situation et me mettre au travail. Je te
demande de nous recevoir, mon fils et moi, jusqu’au jour où j'aurai
trouvé un emploi. »
Assis près de la fenêtre, Maxime, partagé entre l'indignation et la pitié,
écoutait cette conversation où son père était traité en petit garçon. Ah !
qu'avait-il besoin d'insister pour être accepté dans cette maison ! Ne
vaudrait-il pas mieux repartir tous les deux, aller n'importe où, connaître
mille soucis et la misère même, plutôt que vivre ici ?
Le cœur serré, le jeune garçon regardait cette chambre lugubre, plongée
dans son inquiétante obscurité. Depuis quelques instants, il entendait,
venant du coin le plus sombre de la pièce, d'étranges craquements qui
semblaient révéler une invisible

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présence. Tout à coup il tressaillit : une noix venait de rouler sur le
parquet jusqu'à ses pieds et il vit une main grisâtre, toute ridée, sortir de
l'ombre, saisir la noix et se retirer.
Aussitôt, tendant le bras, il écarta plus largement le rideau qui
pendait près de lui. Dans l'angle de la chambre, il vit briller deux yeux,
très rapprochés, qui le regardaient méchamment, et il aperçut un singe,
assis sur un morceau de tapis.
Certes, quand Maxime vivait dans son île polynésienne, il avait vu
souvent, au sein de la forêt de pins kauris et de fougères arborescentes,
de nombreux singes, libres et joyeux. Mais quel saisissement de
découvrir ce vieil animal affreux et pelé, dans une maison cévenole !
Comme il reculait sa chaise avec dégoût, il entendit le capitaine
dire à son père :
« On va vous conduire à vos chambres. Vous descendrez pour le
dîner, à sept heures, et je vous avertis que mes moyens ne me permettent
pas le gaspillage des cuisines coloniales ni les fins repas que vous deviez
vous offrir là-bas. »
La pièce dévolue à Maxime se trouvait au premier étage et donnait
derrière la maison, sur un jardin complètement inculte au-delà duquel on
apercevait, par-dessus le mur de clôture, les arbres d'un autre jardin.
Maxime constata que son domaine n'était pas plus gai que la salle
à manger d'en bas. Il se promit de décrocher, dès le lendemain, les lourds
rideaux de la fenêtre, ainsi que ceux qui descendaient du « ciel de lit »,
et de les reléguer au fond de l'armoire.
Mais ce soir il n'avait pas le courage d'entreprendre ce travail, ni
même celui de vider sa valise et de ranger ses vêtements. Tandis que la
nuit tombait, il demeura longtemps immobile, le front collé aux vitres,
pénétré par l'humidité qui régnait dans cette chambre inhabitée,
évoquant, en proie à une terrible nostalgie, le domaine enchanté de l'île
polynésienne, la lumière éblouissante des jours, les nuits scintillantes
d'étoiles géantes, le jardin débordant de fleurs, l'odeur résineuse de la
forêt et, surtout, la maison de son enfance, où passait la robe blanche de
sa mère, la maison à jamais perdue....

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CHAPITRE II

« NATASŒURS »

LA FAMILLE DU DOCTEUR MERCADIER

IL ÉTAIT encore de bonne heure, le lendemain matin,


lorsque le son nasillard d'une trompe réveilla Maxime. Comme une
réponse à ces quatre notes cent fois répétées, tout un concert de
sonnailles retentit dans le village : clarines de moutons au timbre voilé,
vifs drelins des clochettes de chèvres, graves cloches des béliers. Les
tintements se mêlaient, de plus en plus nombreux, de plus en plus
sonores. Puis leur musique s'éloigna, se réduisit en un long et tremblant
son filé, s'éteignit enfin.
^ Maxime sauta du lit et courut ouvrir la fenêtre. La fraîcheur du
matin de septembre entra dans la chambre avec l'odeur des feux de
genêts qui s'allumaient dans les maisons. Le soleil effleurait à peine le
sommet des montagnes, les cocoricos des coqs se répondaient d'un bout
à l'autre de la vallée. Tout était si lumineux, si calme et si pur, que le
jeune garçon se sentit moins désemparé que la veille. Il fit sa toilette,
s'habilla et rangea le contenu de sa valise dans l'armoire. Puis il
descendit, espérant trouver en bas un déjeuner que son estomac
réclamait impérieusement.
Il rejoignit, dans la salle à manger, son grand-père et son père. Le
premier lui parut renfrogné, le second mélancolique.

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Ils répondirent à son bonjour l'un par un grognement, l'autre, par
un sourire distrait. Déjà servi, le singe, dans son coin, grignotait une
croûte et lapait le contenu d'une écuelle. Mais le déjeuner se faisait
attendre.
Le boy finit pourtant par l'apporter, et Maxime, affamé, trouva
délectable le bol de lait, accompagné pourtant d'un lourd pain de seigle
et d'un fromage de chèvre aussi dur qu'un caillou.
Ce frugal repas terminé, personne ne s'occupa de ce qu'il allait
faire. Il visita la maison de haut en bas, à l'exception de la cuisine, où il
ne se souciait pas de rencontrer l'Annamite, puis il retourna dans sa
chambre et, comme il se l'était promis la veille, il décrocha tous les
rideaux, livrant ainsi passage à un flot de lumière. Mais, quand onze
heures sonnèrent au village, il ne savait plus que devenir. Ah ! comme le
temps s'écoulait lentement ! Comme il s'ennuyait déjà, dans ce pays !
Combien de jours, combien de mois, faudrait-il y rester ?
Il s'avisa tout à coup qu'il n'avait pas encore exploré le jardin.
C'était un lieu peu attrayant, d'après ce qu'on en voyait par la fenêtre,
mais enfin cette petite expédition « tuerait » toujours une demi-heure.
Maxime sortit donc derrière la maison et suivit les allées envahies
par les orties et les ronces, entre des buissons enchevêtrés de romarins,
de lauriers-tins et de lilas. Il découvrit de grands asters, revenus à l'état
sauvage, mais couverts de petites étoiles mauves et tout bourdonnants
d'abeilles, passa près d'une serre aux vitres cassées, et atteignit enfin le
mur qui clôturait le domaine du capitaine. Il y avait, contre ce mur, un
banc de pierre sur lequel il s'assit au soleil, désœuvré.
Soudain, dans le jardin voisin, des voix s'élevèrent, scandant une
étrange litanie :

Zut ! Zut ! Zut !... et zut !


Au diable, sapristi ! Au diable !
Imbécile ! Idiot !
Embêtant! Crétin!

D'un bond, Maxime fut debout et, reculant de quelques pas, face
au mur, rouge et furieux, il cria : « Dites donc ! C'est à moi que
s'adressent ces gentillesses ? »
Aussitôt, il entendit, de l'autre côté, des exclamations étouffées,
puis le bruit d'une course éperdue.
Vivement, il sauta sur le banc, empoigna les branches de

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lierre qui pendaient au-dessus de lui, glissa la pointe de ses
chaussures dans les interstices des pierres et se trouva en un clin d'œil à
califourchon en haut du mur, dominant tout le jardin voisin. Il aperçut
alors cinq petites filles en tabliers rosés qui fuyaient à toutes jambes.
« Lâches ! Lâches ! cria-t-il ; vous m'insultez et vous détalez ? »
Les cinq tabliers rosés s'arrêtèrent net. Leurs propriétaires firent
demi-tour, virent Maxime et revinrent lentement, en se ;tenant par la
main, comme pour se donner du courage. Arrivées devant le mur, elles
s'arrêtèrent et considérèrent craintivement le jeune garçon.
Celui-ci, les sourcils froncés, les regarda également, alignées à ses
pieds par rang de taille, depuis l'aînée, mince et légèrement dégingandée
comme peut l'être une fille de treize à quatorze ans, jusqu'à la benjamine,
toute ronde et potelée.
Il vit cinq visages aux joues vermeilles, aux petits nez retroussés,
aux yeux couleur de châtaigne, encadrés de chevelures brunes bien
lissées et tirées en arrière des grands fronts bombés. Mais tandis que les
tresses des deux plus âgées étaient déjà relevées en diadème sur leur tête,
celles des trois dernières leur pendaient dans le dos, raides comme des
cordes, tant on les avait nattées serré.
Quoique fanés, usés, reprisés, leurs amples tabliers à bavettes
carrées, noués de ceintures aux pans flottants, faisaient plaisir à voir,
dans la verdure de ce jardin fleuri et bien entretenu. Mais Maxime ne
désarmait pas, devant la brochette de petites filles interdites. Avec
colère, il répéta la question :
« Alors, c'est à moi que vous vous adressiez ?
— Oh ! non, je vous l'assure, balbutia la sœur aînée.
— Vraiment ? C'est curieux ! A qui donc parliez-vous ?
— A personne, dit le second tablier rosé.
— Allons ! Vous ne me ferez pas croire ça... ou alors, vous êtes
folles ! »
Le numéro un protesta :
« Nous ne sommes pas folles du tout !
— Pas du tout ! » reprirent les autres en chœur. Elles se
consultèrent du regard.
« Explique-lui, Nathalie, chuchota le numéro trois : on ne peut pas
lui laisser croire que.... »
La grande sœur parut faire un effort pour surmonter sa timidité.

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« Ecoutez, dit-elle, je pourrais bien vous dire ce qui s'est passé,
mais je ne sais pas si vous comprendriez....
— Essayez toujours; je ne suis peut-être pas aussi bête que j'en ai
Pair, fit Maxime, ironique.
— Eh bien, voilà : nous avons une mère très, très sévère. Oh ! elle
nous aime sûrement beaucoup, seulement, elle ne voit que nos
défauts. D'après elle, nous sommes paresseuses, égoïstes, frivoles,
peu intelligentes et déplorablement laides. De plus, dans le dessein de
prévenir les nombreux péchés que nous pourrions commettre, chaque
jour de notre vie n'est, du matin au soir, qu'une série de défenses. Oui,
tout nous est défendu... enfin, tout ce qui est agréable et amusant. »
La petite fille s'arrêta, à bout de souffle et de courage, et ce fut le
second tablier rosé qui continua :
« Alors, quand nous n'en pouvons plus d'être grondées, punies et
de nous cogner le nez contre toutes ces interdictions, quand nous avons
peur d'éclater, d'être insolentes, ou de « répondre », nous sentons le
besoin de nous détendre : nous courons au fond du jardin, et là, nous
disons ensemble tous les vilains mots, tous les mots défendus que nous
savons. »
Et, le visage épanoui en un large sourire, le numéro trois conclut :
« Vous n'imaginez pas le bien que ça nous fait ! »
« Tiens, tiens, pensa Maxime, ces timides oiselles sont donc
capables de lever l'étendard de la revote. » Puis, il ajouta à haute voix,
avec un sourire légèrement protecteur : « Ils ne sont pas si terribles, vos
« vilains mots ». Au besoin, je pourrais vous en apprendre quelques
autres.
— Merci, fit dignement le second tablier rosé, ceux-ci
suffisent à nous soulager.
— Mais tout de même, reprit l'aînée en devenant subitement
écarlate, nous sommes bien honteuses que vous les ayez entendus ! »
La plus petite, qui venait de mordre dans une tartine, remarqua, la
bouche pleine :
« C'est qu'on ne pouvait pas savoir qu'il y avait quelqu'un dans le
jardin du capitaine, où il ne vient, jamais personne.
— Eh bien, dit Maxime, aujourd'hui, par extraordinaire, j'étais là,
moi, derrière le mur du superbe domaine de mon grand-père. »
Une intense surprise se peignit sur les cinq visages levés vers lui.
« De votre grand-père ! Le capitaine est votre grand-père ? s'écria
la grande sœur.

20
Alors., c'est à moi que vous vous adressiez ? »

21
— Il a cet honneur et cette chance, répondit le jeune garçon
avec une amère ironie.
— Est-ce possible ! Nous ne savions même pas que ce vieux
monsieur eût une famille.
— Vous le savez, maintenant, poursuivit Maxime sur un ton
radouci. Et vous saurez aussi que je m'appelle Maxime Domergue, que
nous sommes arrivés hier, mon père et moi, de l'autre côté de la terre, d'une
île de Polynésie, voisine de la Nouvelle Zélande, où un typhon a détruit
notre maison et tout ce que nous possédions. J'aimerais, à mon tour,
savoir qui vous êtes. »
Le premier tablier rosé fit un pas en avant :
« Je suis Nathalie Mercadier, la fille aînée du médecin de
Fontanès. Et voici mes sœurs, Caroline, Valérie, Juliette et Delphine, que
nous appelons Finette.
— Alors, vous demeurez ici pendant toute l'année ? Vous n'allez
pas en pension à la ville ?
— Non, ni même à l'école de Fontanès. Maman est très savante, et
nous fait travailler elle-même.
— Je vous plains de vivre dans ce trou ! Je n'y ai passé qu'une
soirée et une matinée, mais je m'y ennuie à mourir et je voudrais déjà en
être parti. »
A ce moment, on entendit au loin, une fenêtre s'ouvrir. Une voix
froide et impérieuse appela :
« Natasœurs ! Où êtes-vous ? A table. »
Les cinq petites filles tressaillirent, firent demi-tour avec un
ensemble parfait et s'élancèrent en courant vers la maison.
« Natasœurs, cela signifie Nathalie et ses sœurs : maman trouve
que c'est plus vite dit que nos cinq noms à la file », lança l'aînée par-dessus
son épaule, à l'adresse de Maxime. Puis, toujours courant, elle répondit à
tue-tête :
« Ici, maman ! Nous venons tout de suite ! »
Maxime les regarda s'éloigner avec une dédaigneuse
commisération.
« Cinq petits lapins rosés et peureux qui détalent au premier appel,
pensa-t-il. Cinq filles comme voisines, voilà bien ma chance ! Le moindre
garçon de mon âge eût bien mieux fait mon affaire ! Elles paraissent assez
gentilles, cependant, lorsqu'elles ne sont pas trop intimidées... et même
drôles.... »
II rit alors franchement en songeant à l'étrange « révolte des tabliers
rosés » et à leur dégelée de « vilains mots ». Après tout, pourquoi ne pas

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essayer d'apprivoiser « Natasœurs » ? Faute de mieux, leur compagnie
égaierait un peu sa solitude.
II jeta un dernier regard sur le jardin, maintenant désert, puis il
redescendit lentement chez le capitaine. Mais la vision des « petits lapins
rosés » l'accompagna le long des allées où les orties lui piquaient les
jambes, devant la serre aux vitres cassées et jusqu'à la sombre maison de
son grand-père.
Déjà, malgré son dédain pour les sœurs Mercadier, il se sentait moins
malheureux.

La maison du docteur était très modestement meublée. On ne voyait,


dans la salle à manger, qu'une table, un buffet et quelques chaises
ordinaires. Mais le soleil de septembre entrait par la fenêtre ouverte, le vent
gonflait doucement les rideaux de mousseline et la nappe à carreaux bleus,
fraîche et gaie, faisait oublier la vaisselle rustique et les verres épais.
La famille Mercadier se trouvait réunie pour le repas de midi. Les
cinq petites filles n'ouvraient la bouche que pour absorber la soupe
paysanne aux pommes de terre et aux haricots verts. Mais elles ne disaient
pas un mot, car il leur était interdit de parler à table.
Vêtu d'une redingote noire un peu élimée (les médecins de campagne
n'étaient pas riches à cette époque), son visage souriant encadré d'une rude
barbe déjà grisonnante, le docteur, tout en faisant honneur au frugal
déjeuner, causait avec sa femme, assise en face de lui.
Mme Mercadier était petite, mais elle se tenait si droite et si raide
qu'elle paraissait grande. Pas un de ses cheveux soigneusement lissés ne
dépassait de ses bandeaux. Sa figure aux traits réguliers, rarement éclairée
par un sourire, semblait terriblement sévère à ses filles, et glacé le regard
de ses yeux pâles, et redoutable sa voix nette et froide, que, pourtant, elle
n'élevait jamais. Les petites éprouvaient à son endroit une immense
admiration en même temps qu'une sainte terreur.
Tout en répondant à son mari, elle surveillait ses enfants et
s'interrompait souvent pour adresser à l'une ou à l'autre une remarque sur
sa tenue.
Le visage coloré, les yeux brillants, les cinq soeurs gardaient le
silence avec peine. C'est qu'elles avaient une grande nouvelle à annoncer.
Au dessert, étourdiment, Nathalie ne put s'empêcher de dire :
« Figurez-vous qu'il est arrivé des visites chez le capitaine ! Son fils
et son petit-fils....
— Nathalie ! Je croyais qu'on ne parlait pas à table ? » fit Mme
Mercadier d'un air douloureusement surpris.

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La fillette baissa le nez sur son assiette, et son embarras redoubla
quand sa mère demanda froidement :
« Mais... comment sais-tu cela ? »
Aïe ! Il allait falloir donner des explications : quelle bêtise d'avoir
laissé échapper cette malheureuse phrase ! Pourtant, pas un instant,
Nathalie n'eût l'idée de dire autre chose que la vérité.
« Je le sais, dit-elle, parce que nous avons aperçu le petit-fils sur le
mur de leur jardin. Oh ! maman ! Imagine-toi qu'il arrive d'une île de PO-
LY-NE-SIE... de l'autre côté de la terre, paraît-il !
— Encore une fois, comment sais-tu cela ? Auriez-vous parlé à
ce garçon ? »
Nathalie avala sa salive, rassembla son courage, et fit péniblement :
« Oui... mais c'est lui qui nous a interpellées quand il nous a vues. Il
fallait bien lui répondre, n'est-ce pas ? »
(Prudemment, elle s'abstint de dire qu'avant de voir les sœurs
Mercadier, Maxime les avait entendues !)
« Et comment est-il, ce jeune Domergue ? demanda le docteur.
— Oh! très beau.... Mais très moqueur.... Gentil,
cependant.... Enfin, on ne sait trop que penser de lui.
— D'abord, une jeune personne ne dit pas qu'un garçon est beau :
cela n'est pas convenable. Ensuite, vous n'avez rien à penser du petit-fils
Domergue, trancha Mme Mercadier, étant donné que vous ne le
fréquenterez jamais. »
Valérie, un peu plus frondeuse que ses sœurs, d'habitude, fit
cependant appel à tout son courage pour répliquer :
« Mais, maman, il s'ennuie tellement à Fontanès ! Il doit se sentir si
étranger ! Est-ce que nous ne l'inviterons pas ?
— Certainement non. Je ne me soucie guère d'entrer en relation avec
un enfant dont nous ne savons rien, qui vient « de l'autre côté de la terre »,
comme vous dites, et qui est peut-être mal élevé et de moralité douteuse. »
Les cinq petites filles devinrent encore plus rouges et serrèrent les
lèvres pour retenir une véhémente protestation. Ce que voyant, leur père dit
avec bonhomie :
« Enfin, vous pouvez tout de même lui dire bonjour et lui adresser la
parole, si vous le rencontrez dans le village.
— Oh ! le moins possible, s'il vous plaît », coupa Mme
Mercadier. Puis elle se hâta de détourner la conversation en disant : « Pliez
vos serviettes, et débarrassez la table. »

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CHAPITRE III

LES GENS DE FONTANÈS

MAXIME, de fort méchante humeur, errait dans la maison de


son grand-père. Tous les jours, pendant la semaine qui venait de
s'écouler, il était retourné au jardin pour s'embusquer dans le lierre qui
couronnait le mur. Et tous les jours, à sa grande déception, il n'avait
entendu que des voix lointaines, du côté de la maison : les « petits lapins
peureux », qu'il affectait de dédaigner, mais avec lesquels il eût été bien
aise de faire plus ample connaissance, demeurèrent invisibles. Sans
doute, la femme du docteur interdisait-elle à ses filles de s'éloigner.... «
Natasœurs » ne viendraient plus au fond du jardin.
A cette pensée, Maxime se sentait envahi par un grand
découragement. Ah ! comme il s'ennuyait ! Combien de temps faudrait-il
rester à Fontanès, et que faire pour en sortir ?
Le jeune garçon venait de suggérer à son père qu'il serait peut-être
temps de reprendre ses études. Ne comptait-il pas l'envoyer au lycée ?
Edmond Domergue s'était contenté de soupirer en disant :
« J'y ai songé, mon ami, mais la chose est impossible : je ne puis
payer la pension d'un interne ni le trousseau qu'il doit apporter. Tâche
d'étudier tout seul, en attendant, dans les livres que ton précepteur en
nous quittant, là-bas, t'a conseillé d'emporter. Quand j'aurai une
situation, nous reparlerons de cela. »

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Maxime avait pensé, non sans impatience, que son père ne
paraissait pas bien pressé de trouver du travail. A peine avait-il écrit trois
ou quatre lettres, restées sans réponse jusqu'à ce jour.
Encore tout assombri par cet entretien, le pauvre garçon essaya de
se distraire en regardant ce qui se passait dans la rue Haute, par la
fenêtre du salon, une pièce aussi lugubre que la salle à manger et qui se
trouvait au rez-de-chaussée. Mais la rue Haute, peu animée à cette
heure-là, ne présentait aucun intérêt. Maxime allait se retirer, lorsqu'il
poussa une petite exclamation de plaisir. Nathalie, Caroline et Valérie
venaient d'apparaître et s'approchaient de la maison du capitaine, devant
laquelle elles devaient inévitablement passer.
Dépouillées de leurs tabliers rosés, elles étaient coiffées de petites
capotes, car les « demoiselles du docteur » ne sortaient pas, dans ce
village perdu, en tenue d'intérieur et tête nue. Leurs robes brunes
étriquées, leurs gros souliers, leurs épais bas blancs manquaient
complètement d'élégance, mais leurs visages, auréolés par les chapeaux
de paille fanée, étaient si frais et si plaisants qu'ils faisaient oublier leur
austère et peu gracieux accoutrement.
Lorsqu'elles arrivèrent près de la maison Domergue, elles
aperçurent Maxime et lui adressèrent un timide sourire en inclinant la
tête. Alors le jeune garçon ouvrit brusquement la fenêtre : ce petit salut
lointain ne lui suffisait pas.
« Bonjour ! cria-t-il, où allez-vous ?
— Faire des commissions pour maman. Et vous ? Qu'est-ce que
vous devenez ?
— Moi ? Je continue à m'ennuyer. » Nathalie hésita un instant,
puis elle proposa :
« Si vous voulez nous accompagner, nous vous montrerons
Fontanès et ses habitants.»
« On vous permet de lui dire bonjour si vous le rencontrez », avait
dit le docteur. Inviter Maxime à escorter les trois sœurs dans tout le
village, c'était dépasser considérablement la permission. Mais ce pauvre
garçon faisait pitié. Tant pis ! Nathalie était prête à affronter, au retour,
les foudres de sa mère.
Maxime ne se fit pas prier. Il enjamba prestement la fenêtre, sauta
dans la rue, et rejoignit les petites filles.
« Pourquoi n'êtes-vous pas revenues au fond de votre jardin ?
demanda-t-il.

26
— Parce qu'on nous l'a défendu. »
« C'est bien ce que je pensais », se dit-il. Puis, il ajouta tout haut :
« Où allons-nous ?
— A l'épicerie, d'abord, chez les demoiselles Pincemaille : elles
sont très « braves. »
La sonnette de la porte tinta longuement lorsqu'ils entrèrent, et tout
un bouquet d'odeurs mêlées leur sauta au nez. Les deux vieilles sœurs
arrivèrent en trottinant et Maxime se trouva en présence des têtes
d'épingles noires, qui ne se firent pas faute de le dévisager.
« Sans doute- ce jeune monsieur est de votre parenté ? » demanda
Emilie, quoiqu'elle sût fort bien, maintenant, à quoi s'en tenir au sujet de
Maxime.
« Non, répondit Valérie, c'est le petit-fils du capitaine.
— Pas possible ! s'exclama Léa, avec un étonnement très bien
joué. Alors vous « restez » chez M. Domergue ? Et vous vous plaisez, à
Fontanès ?
— Je n'en sais rien encore, fit Maxime, évasif : j'arrive à peine.
— Et qu'est-ce qu'il vous faut, mademoiselle Nathalie ?
demanda Emilie.
— Six « pélardons », un kilo de pois chiches, un hecto de clous de
girofle, et un quart d'olives noires. »
Emilie la servit. La bouche pincée, les petits doigts en l'air, elle
acheva de plier les fromages de chèvre dans un grossier papier jaune,
comme s'il se fût agi de bijoux précieux. Puis, selon un rite immuable,
elle annonça :
« Allons ! On vous paiera bien un bonbon ! »
Comme elle le faisait toujours, elle ouvrit un bocal, posa
prudemment dans le couvercle quatre minuscules pastilles à la menthe,
afin que les enfants ne risquent pas de se servir trop largement, et les
leur tendit.
Mais, quoique petite, la pastille de Nathalie faillit l'étrangler. Les
yeux arrondis de stupeur, elle regardait vers le fond du magasin :
« Qui... qui est cette personne ? » bégaya-t-elle.
Les Pincemaille se retournèrent en même temps. La belle étrangère
venait d'entrer, par le corridor, dans l'arrière-boutique dont la porte était
grande ouverte. Sa robe de soie froufroutante, ses cheveux étages en
boucles sur sa tête et couvrant son front d'une frange dorée, le médaillon
orné de brillants suspendu à son cou par un ruban de velours paraissaient

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étrangement déplacés dans cette modeste épicerie de village; et jamais
les trois petits nez de Nathalie et de ses sœurs, n'avaient

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« Sans doute ce jeune monsieur est de votre parenté ? »

humé un parfum comparable aux effluves du « Chypre impérial »,


qui, émanant de l'apparition, vinrent se mêler aux senteurs habituelles du
magasin.
L'inconnue sourit, de loin, à ses hôtesses.
« Ne vous dérangez pas, dit-elle, en posant sur la table un pichet de
faïence : je rapporte la carafe, que vous aviez oublié de descendre. »
La porte du corridor se referma sur elle, et l'on entendit son pas
léger remonter l'escalier.
« Qui est-ce ? » demanda de nouveau Nathalie.
Emilie et Léa prirent des airs mystérieux et chuchotèrent, sur un
ton confidentiel :
« C'est une jeune dame qui vient à Fontanès pour se reposer, et qui
loge chez nous. Nous n'en savons pas davantage.
— Et depuis quand est-elle ici ?
— Elle a dû arriver le même jour que ce jeune homme et son père.
— En effet, dit Maxime, elle voyageait avec nous, dans l'omnibus
: je la reconnais bien.
— Je n'ai jamais rencontré une créature aussi merveilleuse,
murmura Nathalie. Oh ! j'aimerais la voir de plus près et lui parler! Mais,
naturellement, je n'oserai pas. »
Léa hocha la tête :
« Et vous ferez bien de vous en abstenir, croyez-moi, car vous
seriez mal reçue. Elle ne veut voir personne et se confine dans sa
chambre.... Rien ne m'ôtera de l'idée que c'est un peu de « là » qu'elle est
« fatiguée », ajouta la vieille demoiselle en se touchant le front.
Nathalie n'insista pas. Songeuse, elle remplit de ses achats le
panier que portait Caroline, le sien étant déjà plein d'un mystérieux
contenu, recouvert d'une serviette blanche, puis elle sortit de la boutique
avec ses compagnons.
On passa devant l'école, séparée de l'épicerie Pincemaille par la
cour de récréation. Le silence régnait dans ce bâtiment d'ordinaire
bourdonnant comme une ruche, car les écoliers étaient encore en
vacances.
Les trois sœurs montrèrent ensuite à Maxime la place du village, la
mairie, la belle demeure du notaire, avec ses panonceaux dorés, l'église
toute blanche et son clocher pointu, le temple protestant, surmonté,
comme de nombreux temples cévenols, d'un petit clocheton au fronton

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triangulaire. Elles le traînèrent chez Clovis Rouvière, le cordonnier, à
qui elles apportaient des chaussures à réparer, puis chez Mazel, le
boucher, surnommé « le Manoul », et enfin chez Cassilda Vigne, la
boulangère.
On atteignit alors le bout de la rue Haute.
« Maintenant, dit Nathalie, d'un air légèrement embarrassé,
j'aimerais autant aller toute seule chez la cousine Thérésa. Attendez-moi
ici. Caroline, tu expliqueras à Maxime qui est Thérésa. »
Pendant que le jeune garçon, Caroline et Valérie s'asseyaient sur la
murette basse d'un jardin, la petite fille se hâta vers une maison qui
s'élevait, la dernière du village, au bord de la route.
« Ah ! non, pensait-elle en approchant, je ne tiens pas du tout à ce
que Maxime fasse la connaissance de « la honte de la famille », comme
dit maman ! »
La cousine Thérésa était une vieille dame de quatre-vingts ans.
Fort jolie au temps de sa jeunesse, mais coquette, dépensière et légère,
elle avait ruiné successivement trois maris. Le premier dûment « plumé
», passa rapidement de vie à trépas. Le second, également dépouillé de
tout son avoir, demanda le divorce et l'obtint. Le dernier disparut un
beau jour sans laisser d'adresse.
Quand elle eut gaspillé les reliefs de la troisième fortune et qu'il ne
lui resta plus qu'une rente tout juste suffisante pour l'empêcher de mourir
de faim, Thérésa s'installa dans une maison de Fontanès qu'on lui loua,
par charité, en échange d'un modeste loyer. Elle y vécut en compagnie
de ses huit chats, entourée des épaves de son ancienne splendeur :
quelques meubles, quelques cartons remplis de chiffons, les portraits de
ses trois maris (auxquels elle ne gardait pas rancune du mal qu'elle leur
avait fait!) et un tableau qui la représentait elle-même, en robe de bal
fort décolletée, un papillon posé sur une épaule.
Bientôt, alourdie, impotente, elle ne sortit plus guère de chez elle,
mais ses rares amies, les commères les moins recommandables du
village, venaient la voir et ne manquaient pas de la ravitailler en potins
et cancans divers dont elle se montrait friande.
Mme Mercadier, qui considérait la présence de Thérésa à Fontanès
comme une véritable calamité, se croyait pourtant obligée d'aider la
vieille dame en lui faisant régulièrement cadeau de quelques provisions.
Mais elle ne pouvait toujours se résoudre à lui apporter ses dons elle-
même : les visites chez sa cousine la mettaient à la torture. Assise au
bord de sa

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chaise, détournant les yeux de l'effigie des trois maris et surtout du
portrait au papillon, repoussant les chats qui faisaient mine de sauter sur
ses genoux, elle semblait la statue de la Réprobation, d'autant que
Thérésa se faisait un malin plaisir de lui raconter tous les potins du pays
propres à la scandaliser.
Aussi la femme du docteur envoyait-elle généralement ses
libéralités par ses filles, auxquelles il était recommandé « de ne pas
s'arrêter et de ne pas écouter les propos de cette pauvre cousine, qui
n'avait pas toute sa tête ». Ce faisant, elle ne se doutait pas de l'épreuve
'qu'elle infligeait à ses jeunes messagères. Les petites Mercadier
redoutaient, en effet, plus que tout, la méchanceté et l'ironie de Thérésa.
En général c'était Nathalie qui se montrait la plus courageuse. Elle
éprouvait même, en entrant chez la vieille dame, un étrange mélange de
sentiments : amusement, dégoût, pitié....
Les portraits des trois maris, pendus côte à côte, la dame au
papillon, la perruque jaunâtre qui recouvrait la :tête presque chauve de la
cousine lui donnaient envie de rire. L'affreuse odeur de chats, le désordre
et la malpropreté qui régnaient dans la maison lui soulevaient le cœur, et
la pauvre créature décrépitée qui atteignait la fin de sa vie le cœur vide,
solitaire, privée des affections que sa sécheresse et son égoïsme avaient
éloignées d'elle, éveillait sa compassion. Elle arrivait généralement
pleine de bonne volonté, mais l'atmosphère de ce logis l'emplissait d'un
étrange malaise, si bien qu'elle en sortait souvent découragée ou
furieuse.
Ce jour-là, elle se félicita d'avoir laissé Maxime dehors, en
compagnie de ses sœurs. Le salon de la cousine lui parut plus sale et plus
malodorant que jamais, et Thérésa elle-même, assise près de la fenêtre,
vêtue d'oripeaux de soie couverts de taches, couronnée de sa perruque
jaune, son vieux visage à l'expression moqueuse et rusée encadré de
boucles d'oreilles en verroterie, ne faisait pas particulièrement honneur à
la famille Mercadier.
« Bonjour, cousine Thérésa....
— Ah ! fit la voix éraillée et ironique de la vieille dame, voilà le
petit Chaperon Rouge que la maman, envoie chez la grand-mère loup !
Approche-toi, ma chère : je ne te mangerai pas.
« Que m'apportes-tu ? ajouta-t-elle en dépliant avidement les
paquets que Nathalie sortait un à un de son panier. Un pot de confiture...
pas bien grand, par exemple !... Des œufs... qui

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ne valent rien pour mon foie.... Un gâteau plein de raisins de
Corinthe que je ne puis souffrir... et des aubergines : or, je n'ai pas assez
d'huile pour les faire frire. Voilà de quoi apaiser la conscience de ta
sainte mère. Ayant nourri la pauvre veuve, elle peut se considérer
maintenant comme l'ange de la Charité et dormir tranquille. »
Complètement décontenancée par ce ton persifleur, Nathalie eût
voulu s'enfuir sitôt son panier vidé. « Mais ce ne serait pas gentil, pensa-
t-elle. La cousine est vieille et seule, il faut lui faire une petite visite. »
Elle s'assit donc sur une chaise d'où elle délogea Moumoute, la
chatte blanche.
« A propos, dit Thérésa, on m'a dit que le fils du capitaine est de
retour. Il paraît qu'on ne sait pas trop ce qu'il a fait aux colonies et qu'il a
été obligé d'en partir. »
Les joues de Nathalie s'empourprèrent.
« M. Domergue a eu des malheurs, protesta-t-elle avec indignation,
mais il n'a rien à se reprocher !
— Tiens, tiens ! Tu m'as l'air bien renseignée ! Et... peut-on savoir
quels furent ces « malheurs » ?
— Il a perdu tous ses biens, détruits par un typhon.
— Un typhon ! ah ! vraiment ? C'est ce que son gamin t'a raconté
sans doute ? Mais, à moi, on m'a appris bien autre chose !... »
Et la vieille dame se mit à ricaner d'un air entendu.
Les larmes montèrent aux yeux de Nathalie :
« Celles qui vous ont rapporté je ne sais quelles calomnies sont des
langues de vipère ! cria-t-elle.... Au revoir, cousine Thérésa ! »
Et, saisissant vivement son panier, la fillette sortit en toute hâte,
poursuivie par les rires moqueurs de la cousine.
Que Maxime et ses sœurs lui parurent frais, propres et charmants,
lorsqu'elle les retrouva !
« Comment cela s'est-il passé ? demanda Caroline.
— Oh ! comme toujours....
— Et que se passe-t-il, « toujours ? » interrogea Maxime. Mais
Nathalie haussa les épaules :
« Parlons d'autre chose, voulez-vous ? Tenez, j'aurais bien voulu
vous faire connaître Ezéchiel, malheureusement, il est un peu tard pour
aller le rejoindre.
— Ezéchiel ! En voilà un nom ! Qui est-ce ?

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— Un vieux berger. Il rassemble tous les matins le troupeau des
gens qui n'ont pas le temps d'aller « garder », puis

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Nathalie sortit en toute hâte.

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il emmène paître les bêtes avec son propre troupeau dans la
montagne, au-dessus du village et les ramène le soir à leurs propriétaires.
N'avez-vous pas entendu la trompe dont il joue pour avertir tout le
monde de son passage, sitôt après le lever du soleil ?
— Mais si ! Seulement votre berger passe de trop bonne heure...
et je n'ai jamais eu le courage de me lever pour voir de quoi il s'agissait.
— Ezéchiel est un vieillard extraordinaire, poursuivit
Nathalie. Papa dit qu' « il ressemble à un prophète de l’ancienne
Alliance », non seulement à cause de sa grande barbe, mais aussi, parce
qu'il parle à tout le monde avec une impitoyable franchise. A grand
renfort de proverbes, de citations des Ecritures et de certains mots qu'il
chérit, comme « iniquité » ou « intégrité », il reproche à chacun sa
mauvaise conduite ou sa malhonnêteté, il donne des conseils, prédit
d'épouvantables châtiments, et tout le monde l'écoute sans broncher.
« Ezéchiel peut tout dire, à n'importe qui », prétend encore papa.
— Oui, poursuivit naïvement Caroline, il serait capable d'aller
faire des reproches a M. le maire lui-même, ou encore à M. de Laporte,
le plus riche filateur du pays ! »
Maxime hocha la tête. « Cet Ezéchiel m'a l'air d'être un véritable
phénomène, remarqua-t-il.
— Sans doute, fit Nathalie : il y a comme cela, dans les Cévennes,
quelques-uns de ces hommes d'autrefois qui ne sont pas comme tout le
monde....
— Et vous croyez que nous n'avons pas le temps de rendre visite à
votre prophète ? demanda Maxime.
— Oh ! non. Il est même probable que nous serons grondées pour
nous être attardées. J'espère que nous pourrons aller voir le berger avec
vous une autre fois. Passons maintenant par la rue Basse, vous aurez
ainsi visité tout le village, sauf les deux filatures qui se trouvent un peu
plus loin, au bord de la route. Vous les verrez plus tard, ainsi que les
belles habitations des filateur s et leurs magnifiques jardins. »
Maxime désigna la Merlière, qu'il venait d'apercevoir au flanc de
la montagne :
« Et cette maison, là-haut, irons-nous ?
— Sûrement non ! En tout cas, ce n'est pas nous qui vous y
conduirons. C'était aussi une filature, mais elle est fermée depuis très
longtemps. Elle est habitée par une vieille demoiselle sauvage et un peu
toquée sans doute, qui ne descend jamais à Fontanès et qui ne veut
voir personne. Jamais nous

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n'oserions approcher de la Merlière, nous aurions trop peur de la
rencontrer ! »
Nathalie s'arrêta de parler, tout essoufflée, car les enfants
gravissaient rapidement, pour rejoindre la rue Haute, une ruelle
montante, aux pavés pointus. Ils débouchèrent près de la maison du
capitaine.
« Au revoir, dirent les trois sœurs à Maxime, en lui tendant la
main.
— Au revoir... est-ce que je vous reverrai bientôt ? demanda-t-il
avec une sorte d'anxiété.
— Nous le voudrions bien.... Malheureusement, cela ne
dépend pas de nous », répondit Nathalie.
Les trois robes brunes et les trois capotes de paille s'éloignèrent,
tournèrent le coin de la rue et disparurent.
Alors, 'Maxime enjamba la fenêtre restée ouverte et rentra en
soupirant dans le sombre appartement où personne ne s'était inquiété de
son absence.

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CHAPITRE IV

UNE FENÊTRE BRILLAIT DANS LA NUIT.


LES REMÈDES DU DOCTEUR MERCADIER.
MAXIME EST DANS LA PLACE.

DÈS LE LENDEMAIN, Maxime se trouvait juché sur le mur, attendant


ses nouvelles amies. De son perchoir, il découvrait une grande partie du
jardin Mercadier, avec ses allées bien ratissées, sa pelouse, ses plates-
bandes fleuries, et, là-bas, la maison habillée de rosiers grimpants, la
terrasse, les deux massifs d'hortensias bleus, plantés dans des jarres
d'Anduze, de chaque côté de la porte.
Mais, ce jour-là, il eut beau guetter, il vit seulement la petite
Finette, qui se balança longuement sur une escarpolette, attachée à une
grosse branche.
Le matin suivant, il aperçut les tabliers rosés de Nathalie et de
Caroline, devant la maison. Allaient-elles venir vers lui ? Hélas ! non.
Elles restèrent assises sur les deux marches du seuil, l'une, le nez dans un
livre, l'autre, munie d'un petit carnet, griffonnant sans lever la tête,
jusqu'à ce qu'une personne invisible, à laquelle les fillettes
s'empressèrent d'obéir, les appelât de l'intérieur.
Le soir, Maxime revit « Natasœurs » au complet. Chacune d'elles,
nantie d'un arrosoir, abreuvait consciencieusement les géraniums en
pots, placés aux abords de l'habitation, mais

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elles ne s'aventurèrent pas plus loin. Le jeune garçon crut plusieurs
fois que Nathalie regardait vers le fond du jardin : l'avait-elle remarqué,
tapi dans les épaisses touffes de lierre ?
Il n'eut pas plus de chance les autres jours. Quand les petites
Mercadier apparaissaient au loin, il n'osait pas les appeler, malgré l'envie
qu'il en avait, car il craignait de les faire gronder. Alors il redescendait
de son observatoire, de plus en plus malheureux à mesure que le temps
passait.
Il s'écoulait, ce temps, avec une désespérante lenteur. M.
Domergue, mélancolique et distrait, ne trouvait toujours pas de situation,
le capitaine se montrait plus rébarbatif que jamais, le boy, silencieux et
sournois, souriait sans cesse, comme s'il se moquait de ce garçon
désœuvré.
Au bout d'une semaine, Maxime était complètement découragé et
presque désespéré. Il renonça même à grimper sur le mur et à guetter ce
qui se passait dans le jardin voisin. A quoi bon ? Personne ne
viendrait.... Personne.... La sévère femme du docteur ne laissait plus ses
filles s'éloigner de 'la maison.
Le soir du samedi vint, puis la nuit, une nuit très noire, car le ciel
s'était brusquement couvert. Seul, dans sa chambre, Maxime ne pouvait
se décider à se coucher. Neuf heures venaient seulement de sonner et il
n'avait pas sommeil.
Il alla s'accouder à la fenêtre, ouverte sur le jardin obscur, où le
feuillage, agité et tordu par un vent violent, bruissait lugubrement.
Soudain, il tressaillit : quelle était donc cette lumière qui venait
d'apparaître, là-bas, du côté de la maison Mercadier ? Jaillie d'une source
placée trop bas pour qu'il pût l'apercevoir, elle filtrait à travers les
branches, pâle, dorée, immobile. Ce n'était pas la lueur mouvante d'une
lanterne qu'une main invisible eût promenée le long des allées. Non,
c'était... c'était....
« Ah ! je sais, pensa Maxime : ils viennent d'entrer dans une pièce
dont on a oublié de fermer les volets et c'est leur lampe qui produit cette
clarté. »
Son cœur se mit à battre.
Mais alors, du dehors, on pourrait voir ce qui se passait à
l'intérieur. Il suffirait de s'approcher de la maison pour contempler sans
être vu tous les Mercadier réunis en une paisible veillée. Toute cette
heureuse famille, oui, heureuse, malgré la sévérité de la mère dont se

38
plaignaient ces petites sottes de Natasœurs, qui ne connaissaient pas leur
bonheur !
Une famille ! Cette chose merveilleuse et douce qui manquait tant à
Maxime ! Il lui sembla que s'il entrevoyait celle-ci seulement un instant, ce
soir, il en serait réconforté.
Et pourquoi ne la verrait-il pas ?
Mais... sauter le mur, surprendre l'intimité de ces gens sans défiance
serait pour le moins indiscret : le jeune garçon le savait bien. Aussi
s'efforça-t-il de repousser la tentation qui lui venait. Il alluma sa bougie, fit
la couverture, dénoua même les lacets de ses souliers, Allons ! Il fallait se
mettre au lit et tâcher de dormir.
Pourtant, malgré ses résolutions, il ne pouvait s'empêcher de tourner
sans cesse la tête vers la fenêtre, vers la lueur dorée qui éclairait vaguement
la nuit et semblait l'appeler.
A cet appel, Maxime n'eut pas la force de résister. Il se rechaussa
rapidement, sortit sans bruit de la chambre, descendit au rez-de-chaussée
dans l'obscurité, ouvrit la porte avec précaution et marcha jusqu'au mur
qu'il franchit sans trop de difficultés.
Cinq minutes après avoir quitté la maison du capitaine, il foulait le
sol du jardin Mercadier et se dirigeait tout droit vers un rectangle
lumineux, nettement découpé dans la nuit. Car c'était bien d'une fenêtre
aux volets ouverts que venait la clarté dont il avait aperçu le reflet.
Arrivé à proximité de la maison, il n'avança plus que lentement, sur
la pointe des pieds. Mais la rumeur du vent dans le feuillage couvrait le
bruit de ses pas.
Il entendait maintenant les sons étouffés d'un piano : une phrase
musicale hésitante, inlassablement répétée. Comme il atteignait son but, la
première goutte de pluie — une large et lourde goutte — s'écrasa sur son
front, sans même qu'il y prît garde. Le cœur battant il écarta, en
s'égratignant les mains, les branches de rosier que la bourrasque poussait-
devant lui et, à travers les rideaux de mousseline, il regarda.
Toute la famille, sauf la petite Finette qu'on avait déjà dû envoyer au
lit, se trouvait réunie dans un modeste salon aux sièges recouverts de
velours grenat. Une lampe à globe brillait sur la cheminée; une autre, plus
petite, posée au bord du guéridon, éclairait Mme Mercadier qui cousait. Le
docteur disparaissait derrière un immense journal dont Maxime pouvait lire
le titre : Le Temps.
Assise devant le piano, Caroline apprenait une romance : La Prière
d'une Fauvette. Elle jouait en hésitant une ligne de l'accompagnement, puis
elle la reprenait en chantant d'une voix aigrelette :

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Donne des feuilles aux branches, Un doux nid aux
oisillons, De la rosée aux pervenches, Et des épis aux sillons.
Dix fois, elle répéta : « Et des é...é...é...pis aux sillons », car
l'intonation de cette phrase présentait quelque difficulté,
Valérie et Juliette dessinaient dans leurs albums. Les coudes sur
la table. Nathalie, cette enragée liseuse, dévorait La Case de l'Oncle
Tom. Sans doute avait-elle atteint la page qui racontait la mort
poétique et navrante d'Evangeline, car de grosses larmes glissaient
tranquillement sur ses joues fraîches et mouillaient la bavette de son
tablier.
Combien de temps Maxime demeura-t-il immobile, sous la
pluie? Un long moment, sans doute : il nie pouvait s'arracher à la
contemplation de ce paisible tableau de famille. Sans cesse il rejetait
en arrière ses cheveux trempés qui lui tombaient sur les yeux et serrait
contre son corps frissonnant sa veste transpercée par l'averse.
Pourtant, la vue de ces gens heureux ne le réconfortait pas, comme il
l'avait espéré. Son cœur battait, au contraire, de détresse et d'envie.
Tout à coup, un éclair illumina tout le jardin, presque
immédiatement suivi par un coup de tonnerre. La tête du docteur
émergea des larges feuilles du journal et son regard se porta sur la
fenêtre. Il fronça les sourcils et se leva.
Maxime se crut découvert. Affolé, incapable de faire un
mouvement, il demeura cloué sur place, regardant s'approcher M.
Mercadier. Mais alors, il entendit ce dernier demander :
« Comment se fait-il que ces volets soient restés ouverts ? » Et il
comprit que personne ne l'avait vu : le docteur venait simplement
fermer les contrevents.
Le jeune garçon recula vivement et se réfugia derrière un des
massifs d'hortensias.
M. Mercadier tira les volets, referma la fenêtre, et Maxime se
trouva dans une obscurité complète.
Sous la pluie que le vent lui jetait par paquets au visage, aveuglé
par les éclairs, assourdi par les coups de tonnerre, il courut au fond du
jardin et franchit, non sans peine, le mur couvert de lierre ruisselant.
Il rentra' dans la maison du capitaine et, se tenant à la rampe, il
monta l'escalier obscur très vite, de plus en plus vite, car il lui semblait
entendre derrière lui un léger bruit.... Comme le glissement de pieds
nus.... Le boy l'aurait-il surpris ?

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Maxime regarda.

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Dans sa chambre, la bougie finissait de brûler et la mèche grésillait
au fond du bougeoir. A sa lueur, comme il se retournait pour fermer la
porte, il aperçut deux yeux brillants qui le regardaient, tandis qu'avec un
rire silencieux le singe avançait sa main grisâtre, prêt à le saisir.
Maxime lui jeta violemment au nez le lourd battant de bois, puis il
arracha ses vêtements trempés, et, glacé, désespéré, il se jeta sur son lit
en sanglotant.

Le lendemain matin, M. Domergue s'étonna que Maxime ne


descendît pas pour déjeuner. Le capitaine grogna :
« II fait la grasse matinée, tout simplement. Tu l'as élevé dans du
coton : ne t'étonne pas qu'il soit paresseux comme un loir. »
Cependant, vers dix heures, ce fut le vieux marin qui s'inquiéta le
premier de ce que « ce sacré garçon » n'eût toujours pas paru.
« Va donc voir ce que fait ton gamin et secoue-le un peu : il en a
besoin », dit-il à son. fils.
Celui-ci monta chez Maxime et redescendit aussitôt, pâle et
soucieux :
« Père, il faut appeler le médecin immédiatement : Maxime est
malade. Il paraît avoir une fièvre intense et gémit, les yeux fermés, sans
répondre à mes questions.... C'est effrayant ! »
On dépêcha le boy chez le docteur, qui ne tarda pas à venir. Après
avoir longuement examiné et ausculté le jeune garçon, il se retourna vers
M. Domergue, l'air fort préoccupé.
« Je crains bien que votre fils ne nous fasse une bonne pneumonie,
dit-il à demi-voix.
— Mais, fit ,1e père, consterné, où et comment a-t-il pu prendre
froid ? »
M. Mercadier avisa, sur une chaise, les vêtements de Maxime,
encore tout mouillés.
« N'est-il pas sorti sous la pluie ? demanda-t-il.
— Je ne sais.... Je... ne crois pas... », bredouilla Edmond
Domergue, gêné par le regard surpris que le médecin attachait sur lui,
regard qui semblait dire : « Voilà un père qui n'a pas l'air de surveiller
beaucoup son fils ! »
Maxime ne risquait point de les renseigner. Le visage empourpré,
respirant avec peine, il gémissait doucement, les yeux clos.

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Le docteur indiqua les soins à lui donner, prescrivit des remèdes et
partit en promettant de revenir le soir.
II revint, en effet, deux fois par jour pendant toute une semaine,
durant laquelle l'état de Maxime demeura extrêmement inquiétant.
Enfin, la fièvre baissa, disparut et M. Mercadier parla de convalescence.
Mais Maxime restait abattu, prostré, indifférent. On eût dit qu'il
n'avait pas envie de guérir. Cette attitude surprit le médecin. « Oh ! Oh !
pensa-t-il, voilà un .gamin qui m'a l'air d'avoir le moral sérieusement
atteint. Il faut le faire parler. »
Après avoir prié M. Domergue de le laisser seul avec son fils, il
s'assit tranquillement au pied du lit, sourit dans sa rude barbe et, plantant
son regard perspicace dans le morne regard du convalescent, il déclara :
« A nous deux, mon ami ! Je veux savoir ce qui se passe. Tu as eu
une grave pneumonie et tu t'en es tiré... mais, il y a autre chose : qu'est-
ce donc ? »
Maxime ne se fit pas longtemps prier pour se confier à cet homme
si bon et si paternel. Avec une sorte de soulagement, il lui dit tout : le
vide affreux de sa vie, les journées interminables dans cette lugubre
maison, la mélancolie distraite de son père, l'antipathie du capitaine... et
puis sa rencontre avec les cinq petites filles, son espoir de les avoir pour
amies et de se réchauffer à leur heureux foyer. Sa déception, ses longues
attentes sur le mur du jardin, sa folle équipée, enfin, la nuit de l'orage.
« Je croyais que cela me ferait du bien de voir une vraie famille,
conclut-il, mais au contraire, je me suis rendu compte, ce soir-là, que
j'étais tout seul et que personne ne se souciait de moi. »
Lorsqu'il se tut, M. Mercadier, profondément ému, resta un instant
silencieux. Puis il serra très fort la main de Maxime en disant :
« Cette période de ta vie est finie, mon petit. Elle ne sera bientôt
plus qu'un mauvais souvenir. Je te sortirai de là : fais-moi confiance. »
Le docteur descendit au rez-de-chaussée, entra dans la salle à
manger où se tenaient le capitaine et son fils, et s'enferma avec eux, bien
décidé à ne partir qu'après avoir obtenu ce qu'il voulait.
L'entretien dura longtemps. De son lit, Maxime percevait,
lointaines, étouffées, les voix des trois hommes qui discutaient. Mais,
bien que la pièce qu'ils occupaient fût située au-dessous de sa chambre,
il ne pouvait saisir un seul mot.
Enfin, il entendit le bruit d'une porte qui s'ouvrait et se refermait, et
le pas du médecin qui s'éloignait.

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M. Mercadier quittait la maison Domergue satisfait, car il avait
obtenu du capitaine qu'il payât le trousseau et la pension de son petit-fils
au lycée de Nîmes.
Certes, Maxime n'était pas en état de se remettre tout de suite aux
études. Avant qu'il pût travailler et supporter la vie d'internat, il devait
consolider sa santé, ébranlée par une grave maladie. On avait décidé
qu'il partirait en décembre pour prendre contact avec ses professeurs et
ses camarades, et pour s'accoutumer à sa nouvelle vie, afin de
commencer ensuite le second trimestre dans les meilleures conditions.
« Seulement, la vigueur physique n'est pas tout. Il faut aussi que ce
garçon se sente soutenu par votre affection, il faut lui faire une vie plus
heureuse et plus gaie. Un bon moral est indispensable à sa complète
guérison. »
A cette dernière recommandation du docteur, M. Domergue avait
répondu en soupirant :
« Je ne me pardonne pas d'avoir négligé mon fils ! J'ai trop pensé à
ma propre solitude et à mes malheurs passés : désormais, je veillerai sur
lui de plus près. »
Mais le médecin, en sortant de la maison du capitaine, n'avait pas
fini de mener à bien le « sauvetage » de Maxime : il voulait encore lui
assurer un dernier remède. Rentré chez lui, il eut un long entretien avec
sa femme. Imposa-t-il sa volonté ? Sut-il émouvoir un cœur de mère ?
Toujours est-il que, le soir même, les cinq petites filles, stupéfaites,
entendirent ces mots incroyables tomber des lèvres de Mme Mercadier :
« Votre père est allé aujourd'hui faire une dernière visite au petit-
fils du capitaine. Il dit que c'est un devoir pour nous de le recevoir. Dès
que ce garçon pourra sortir, vous irez l'inviter à venir ici : il a, paraît-il,
besoin d'être entouré et distrait, »
Un étrange silence accueillit ces paroles, L'étonnement et la joie
rendaient les petites Mercadier muettes !
Nathalie se ressaisit la première et, baissant les paupières pour
cacher l'éclat triomphant de son regard, elle assura :
« Nous nous y emploierons de notre mieux, maman, sois
tranquille.... »

Maxime fut donc reçu dans la famille du docteur. Il parcourut


librement ce jardin, si souvent contemplé du haut du

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mur comme un inaccessible paradis; il entra dans le salon grenat,
entrevu le soir de l'orage, et où il semblait qu'il n'aurait jamais sa place.
Il entendit la voix rude et cordiale du médecin, et la voix froide de sa
femme l'appeler par son nom et, surtout, il apprit à mieux connaître les
cinq petites filles, qui lui avaient paru .toutes pareilles le jour de leur
première rencontre.
Il sut que la timidité de Nathalie cachait un caractère énergique,
généreux et une charmante gaieté, que la sentimentale Caroline confiait
à de mystérieux carnets des poèmes de sa composition, sur lesquels
personne n'avait le droit de jeter un coup d'œil, que Valérie pouvait se
montrer malicieuse et frondeuse, dans la mesure où la sévérité de sa
mère ne la paralysait pas, que Juliette grognait et pleurait à tout propos,
et que la vorace Finette, douée d'un appétit dont nul n'avait encore pu
mesurer les limites, ne pensait qu'à manger.
Des « oiselles timides », si dédaignées le premier jour, il fut bien
heureux de partager les jeux, les promenades... et les travaux.
En effet, le mois d'octobre venu, les vacances finies, il fallait se
remettre au travail.
Mme Mercadier « qui était très savante », comme disait Nathalie,
instruisait elle-même ses filles. Pédagogue dans l'âme, elle adorait
enseigner, tenir sous son regard dominateur les enfants attentifs,
commenter doctement les leçons et cribler les devoirs de corrections à
l'encre rouge.
Aussi n'eut-elle aucun effort à faire pour proposer à Maxime de se
joindre à ses élèves, afin de commencer sous son égide le programme de
la classe de seconde.
Maxime accepta avec enthousiasme. Ainsi le premier trimestre de
l'année scolaire ne serait pas perdu pour lui. Et quel plaisir de travailler
avec ses amies, dans la tranquille salle d'étude de la maison Mercadier !
La « salle d'étude » n'était qu'une simple chambre aux murs
blanchis à la chaux. Une table pour les trois aînées, quelques chaises, les
petits pupitres de Juliette et de Finette, des rayons pour les livres, en
composaient tout le mobilier. On ajouta un vieux guéridon pour
Maxime, et « la classe » commença.
Instruit dans son île lointaine par un excellent précepteur, le petit-
fils du capitaine se montra largement au niveau des garçons de son âge
élevés en France. Il était particulièrement brillant en mathématiques, ce
qui lui valait la considération de

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Valérie qui peinait sur ses problèmes d'arithmétique sans arriver à
les résoudre.
Au grand scandale de sa mère, elle ne manquait pas une occasion
d'exprimer son antipathie pour ce genre d'exercice.
« Je déteste les problèmes ! » dit-elle un jour, après avoir
laborieusement cherché l'âge d'un père et celui de ses fils, et trouvé que
le père avait onze ans, et les fils respectivement quatre-vingt-huit et cent
cinquante ans... « Oui ! je les déteste : c'est triste, difficile et pas amusant
du tout.
— On n'est pas sur la terre pour s'amuser, mais pour faire son
devoir, répondit sèchement Mme Mercadier.
— Oh ! répliqua Valérie, est-ce que, de temps en temps, le devoir
ne pourrait pas être agréable ? »
Visiblement choquée par la légèreté de sa fille, la femme du
docteur soupira en levant les yeux au ciel.
« Non, certainement, dit-elle, car, dans ce cas, il n'y aurait, aucun
mérite à l'accomplir.
— Les rédactions font-elles aussi partie du devoir ? poursuivit la
petite fille avec des yeux si brillants de malice, que sa mère fronça les
sourcils.
— Evidemment, répondit-elle : cesse donc de poser des
questions ineptes. »
Mais Valérie, imperturbable, continua, sous les regards effrayés et
admiratifs de ses sœurs :
« Alors, comment se fait-il que je trouve les rédactions
amusantes ? Pourquoi est-ce que je nie réjouis, aujourd'hui, de traiter le
joli sujet que tu m'as donné : « La foire au village » ?
— Je t'en prie, Valérie, épargne-nous ces remarques
oiseuses ! Quand cesseras-tu d'ergoter à longueur de journée? »
La petite fille se tut, mais elle prit ostensiblement quatre feuilles de
papier, qu'elle se mit à couvrir d'une écriture rapide, avec un air de
jubilation propre à exaspérer Mme Mercadier.
Celle-ci se rasséréna quelque peu, lorsque Maxime lui tendit son
cahier, car les trois difficiles problèmes d'algèbre qu'il venait de terminer
étaient parfaitement justes.
Maintenant, quand Maxime quittait la maison du docteur et rentrait
chez son grand-père, il n'éprouvait plus l'affreux sentiment de tristesse et
d'ennui qui lui serrait le cœur, avant sa maladie, car il emportait, pour les
dévorer avec délices, des livres prêtés par Nathalie, en particulier les

46
romans d'un certain M. Jules Verne, qui paraissaient depuis quelques
années et que tous les enfants adoraient. Ah ! que le temps passait vite,

en compagnie de Michel Strogoff, de Philéas Fogg, ou du capitaine


Nemo !
Et puis, l'atmosphère de la maison paraissait avoir changé. Si M.
Domergue se montrait toujours morose et las, du moins faisait-il un
effort pour témoigner à son fils plus d'intérêt et plus d'affection. Il
veillait avec sollicitude sur sa santé, s'intéressait à ses études et même
évoquait parfois avec lui les doux souvenirs de leur vie passée.
Quant au capitaine, il semblait avoir été touché par la maladie et le
désespoir de Maxime, et daignait, de temps en temps, adresser la parole
à son petit-fils sur un ton moins désagréable.
Aussi le jeune garçon, de jour en jour plus fort et plus heureux,
retrouvait peu à peu son entrain et sa gaieté d'autrefois.

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CHAPITRE V

UNE SURPRISE À LA MERLIÈRE. — SOUVENIRS

MADEMOISELLE ELISABETH était seule, comme toujours, dans son


petit salon de la Merlière. Grande, maigre, vêtue d'une robe sombre, elle
penchait sur son « carreau » à dentelle son visage fané où, seuls, les
yeux noirs restaient étonnamment vifs et brillants.
Ses doigts maniaient rapidement les fuseaux, entrecroisaient les
fils, déplaçaient les épingles à tête de verre coloré, aussi diligemment
que s'il se fût agi d'un travail utile, extrêmement pressé. Pourtant,
lorsqu'elle aurait fait dix mètres de cet « entre-deux », elle reléguerait le
morceau de carton, sur lequel elle l'enroulait, dans les tiroirs d'une
commode déjà remplie de ses ouvrages, qui ne serviraient jamais à rien
ni à personne.
Bien que ces premiers jours d'octobre fussent doux et ensoleillés,
la fenêtre restait fermée. On n'entendait que le cliquetis des fuseaux et le
ronronnement du chat endormi sur le satin fané et déchiré d'un fauteuil.
Tout à coup la porte s'ouvrit et Césarine annonça familièrement, à
tue-tête :
« Dites, mademoiselle, il y a quelqu'un sur le chemin... quelqu'un
qui monte ici ! »
Comme il ne venait presque jamais personne à la Merlière,

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Mlle Elisabeth, étonnée, demanda en criant aussi fort que sa servante : « Tu
en es sûre ?
— Non, il n'est pas à pied, il est dans un cabriolet attelé d'un cheval
blanc », hurla Césarine, qui n'entendait rien et répondait toujours de
travers.
Sa maîtresse haussa les épaules.
« J'espère bien, marmotta-t-elle, qu'on ne s'avise pas de venir me
déranger.
— C'est vrai, mademoiselle, vous avez raison, reprit la servante,
toujours avec le même à-propos : il n'y a que le notaire qui possède un
cheval blanc. Mais, que pourrait-il vous vouloir ? Peuchère ! Il ne reste
plus rien à vendre ici.
— En effet, murmura Mlle Elisabeth, on ne peut être plus dépouillée
que je ne le suis.
— Vous me direz qu'il y a toujours la maison », insinua Césarine.
Le visage de la vieille demoiselle rougit de colère et ses yeux noirs
lancèrent des éclairs :
« La Merlière ? Personne ne l'aura ! Quand je devrais y mourir de
faim, je la garderai. D'ailleurs, que vas-tu imaginer ? Ni le notaire ni
personne ne se soucie de moi. »
Comme elle disait ces mots, un élégant cabriolet débouchait dans la
cour et s'arrêtait devant l'écurie, vide depuis longtemps. Tout vêtu de noir,
maître Jalaguier en descendit. Il attacha son cheval à l'anneau de fer scellé
dans la muraille et, sa serviette sous le bras, il se dirigea vers la maison.
Par la fenêtre, Mlle Elisabeth le vit venir. Surprise et déjà sur la
défensive, elle l'attendit, 'debout au milieu du boudoir. Il entra, salua, posa
la serviette sur le guéridon et dit, l'air épanoui, en se frottant les mains :
« Mademoiselle Rousson-Roux, vous n'avez eu affaire à moi, depuis
de longues années, que pour des choses... hum!... plutôt désagréables.
— En effet, répondit-elle, en songeant aux derniers bijoux de famille
vendus par l'entremise de son visiteur.
— Eh bien, aujourd'hui, je vous apporte une bonne
nouvelle.
— Vraiment ? Vous m'étonnez !
— Je vous annonce que vous êtes l'unique héritière de Mme
Numa Fabrègue, d'Uzès, décédée la semaine dernière.
— Mme Fabrègue ? Cette lointaine cousine, que j'ai perdue de vue
depuis plus de trente ans et presque oubliée ? Allons donc ! D'ailleurs, à
supposer qu'elle m'ait légué ses « biens »,

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je n'hériterais probablement que de nombreuses dettes : elle était
pauvre comme Job.
— Hé ! Hé ! Vous vous trompez, mademoiselle. Tout le
monde se trompait, à vrai dire. Mme Fabrègue vivait fort misérablement
avec toutes les apparences d'une personne complètement ruinée. Mais,
après sa mort, on a découvert qu'elle possédait une grosse fortune.
Non seulement elle avait placé en banque de solides économies, mais
encore, ses tiroirs regorgeaient de vieux sacs remplis de billets et de
pièces d'or. De plus, à côté de la très modeste chambre où elle recevait ses
visiteurs, se trouvait tout un vaste appartement, plein de fort beaux meubles
et d'objets de prix, dont nul ne soupçonnait l'existence.... Tout cela est
à vous. Le testament de Mme Fabrègue vous désigne comme sa
légataire universelle. J'en fus avisé par un de mes collègues d'Uzès, ce
matin même, et j'ai tenu à vous apporter tout de suite cette
réjouissante nouvelle. »
Au grand étonnement de maître Jalaguier, Mlle Elisabeth ne parut ni
surprise, ni éblouie, ni ravie par cet enrichissement imprévu.
« Je vous remercie, dit-elle, après avoir pris posément connaissance
de la lettre que le notaire tira de sa serviette, mais cet héritage arrive trop
tard dans ma vie pour y changer quelque chose. Je vous prierai de le gérer
au mieux de mes intérêts, comme votre père l'a fait jadis pour la fortune de
mes parents... du moins, jusqu'à « leurs malheurs ». Quant au mobilier de
ma cousine, veuillez prier votre confrère d'en ordonner la vente : je ne me
soucie nullement de le faire venir ici.
— Fort bien, fit maître Jalaguier, un peu déçu que sa
démarche n'eût pas produit l'effet attendu : vous pouvez compter
sur mon entier dévouement, mademoiselle. »
II prit cérémonieusement congé, alla détacher son cheval et hissa sa
corpulente personne dans le cabriolet qui redescendit en cahotant sur le
mauvais chemin.
Mlle Elisabeth reprit son carreau à dentelle, et les fuseaux voltigèrent
de nouveau entre ses doigts. Mais leur petite danse cliquetante semblait
rythmer les derniers mots prononcés par la vieille demoiselle et faire
surgir, en même temps, une foule de souvenirs qu'elle essayait en vain de
chasser.
« Trop tard!... Trop tard! » disaient les fuseaux.
Et Mlle Elisabeth se revoyait, petite fille, entre son père, M.
Rousson-Roux, le riche filateur, sa mère, belle,

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impérieuse, élégante, et son frère Arthur, de dix ans son aîné.
Il y avait trois filatures dans la vallée, à cette époque, et tellement
prospères que leurs propriétaires rivalisaient de luxe et d'opulence.
Dans ce pays si pauvre et si austère, ce sont eux qui introduisirent les
meubles de prix, les pianos à queue, les billards, les tableaux de valeur, les
attelages élégants... eux, qui firent entretenir des jardins magnifiques où
poussaient des arbres et des plantes inconnus jusqu'alors : magnolias,
bosquets de bambous, roseraies aux cent variétés de fleurs, camélias,
jasmin d'Espagne, eux, qui possédèrent des serres pleines de palmiers,
d'orangers, de cactus et d'orchidées.
Les Rousson-Roux, dans leur Merlière, vivaient, jadis, au sein de
toutes ces splendeurs....
« Trop tard !... Trop tard ! » répétaient les fuseaux de buis en
s'entrechoquant.
Et Mlle Elisabeth revoyait non seulement la luxueuse demeure de ses
parents, mais, à quelque distance, au bord du torrent, la filature elle-même
où se déversaient, par milliers, les corbeilles de cocons apportées de tous
les « mas » environnants. Elle revoyait les vastes salles où plus de deux
cents ouvrières travaillaient en chantant, plongeant bravement les doigts
dans l'eau brûlante des chaudrons pour saisir les cocons, les brosser, avec
un petit balai de bruyère, en détacher le fil et l'attacher aux rouets dont le
ronronnement se mêlait aux rires et aux chansons.
C'est de cette filature que, plus tard, d'innombrables « flottes » de
soie brute, jaune d'or, douces comme des petits poussins frais éclos,
partaient pour les moulinages de l'Ardèche, qui les transformaient en fils
propres à être tissés.
La maison.... Le jardin.... La filature.... Dans ce domaine enchanteur,
Mlle Elisabeth vécut heureuse jusqu'à sa dix-huitième année.
Alors, commencèrent « les malheurs ».
Arthur prétendit épouser la fille d'un simple instituteur, lui-même fils
de paysan. Raidis dans leur orgueil, ses parents le mirent en demeure de
choisir entre la filature, la fortune, un brillant avenir et Clara, la jeune fille
qu'il aimait. Arthur choisit Clara. Il partit dans une autre vallée où il trouva
une modeste situation de contremaître et ne revint jamais. Elisabeth resta la
seule héritière de la Merlière.
Mais bientôt les affaires de son père commencèrent à péricliter.
Pourquoi ? Les autres filatures, pourtant, demeuraient

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prospères. Elles l'étaient toujours cinquante ans après, au moment
même où la vieille demoiselle évoquait ces souvenirs : les soies de Chine et
du Japon n'avaient pas encore envahi les marchés européens et tué l'Unique
industrie cévenole.
Oui, pourquoi tout s'était-il brusquement gâté, à la Merlière ?
Peut-être M. Rousson-Roux fut-il ruiné par ses folles prodigalités et
son besoin effréné de luxe.... Peut-être, simplement, sa chance
l'abandonna-t-elle. Toujours est-il que les ouvrières se firent moins
nombreuses, une des salles fut fermée, puis une autre, et vint le jour où il
n'y eut plus d'ouvrières du tout, plus de rires, plus de chansons et où les
rouets cessèrent définitivement de tourner.
Quand ses parents moururent, Mlle Elisabeth se trouva seule dans
une maison presque vide, dont les meubles et les objets précieux avaient
été vendus. Elle en ferma toutes les pièces, abandonnées à l'obscurité des
volets clos, à la poussière et aux souris, et ne garda que sa chambre, au
premier étage, et le boudoir du rez-de-chaussée, où elle se confina, triste,
aigrie, ayant rompu avec ses anciennes relations, sans voir d'autres visages
que la face ahurie de Césarine, robuste fille d'une trentaine d'années, dont
la mère avait fidèlement servi les Rousson-Roux jusqu'à sa dernière heure.
Aujourd'hui, la fortune lui revenait, mais les fuseaux répétaient,
impitoyables : « Trop tard !... Trop tard ! »
Oui, trop tard pour relever les ruines matérielles (et pour qui les
relever, puisque personne ne venait après elle ?). Trop tard aussi pour rien
changer à une vie manquée.
La nuit tombait sur le jardin inculte et broussailleux, dont on ne
distinguait même plus les allées, et sur la filature où le vent, entrant par les
fenêtres sans vitres, sifflait à travers les salles désertes dans lesquelles les
toiles d'araignée poussiéreuses tendaient leurs grises draperies, tandis que
hiboux et chouettes poussaient leurs lugubres ululements....
Le cliquetis des fuseaux cessa. Un terrible silence emplit la maison
vide et fermée. Mlle Elisabeth demeura inactive dans l'obscurité. Elle
songea qu'elle n'éprouvait plus d'autre désir que celui de finir ses jours,
solitaire, dans sa vieille demeure.
Hors de ce farouche isolement, de ses souvenirs et de son métier à
dentelle, rien ne l'intéressait plus désormais.
Rien, ni personne....

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CHAPITRE VI

ÉZÉCHIEL.— PREMIÈRE VISITE À LA MERLIÈRE

UN JEUDI, Maxime, en arrivant chez les Mercadier, trouva les


cinq filles prêtes à sortir. « Où allez-vous ? demanda-t-il. — Voir le
berger Ezéchiel, dans la montagne. Maman nous envoie pour lui
commander des tommes fraîches (sa vieille sœur, qui habite avec lui, en
fait de délicieuses). Il les apportera demain matin, en venant chercher
les bêtes. Nous vous attendions. Venez-vous ?
— Volontiers, répondit Maxime. Je ne serai pas fâché de quitter un
moment le fond de cette vallée et de connaître enfin votre fameux «
prophète ! »
Nathalie prit sous son bras le petit roman de P.-J. Stahl, Maroussia,
que son père venait de lui offrir, et le dernier fascicule du Magasin
d'éducation et de récréation, où paraissait le passionnant récit de Jules
Verne : Hector Servadac. Elle ne se déplaçait jamais sans emporter un ou
deux livres, dans lesquels elle se plongeait dès qu'on faisait halte, et même
tout en marchant quand le chemin n'était pas trop mauvais.
Caroline glissa discrètement dans sa poche un de ses petits carnets
bleus et un crayon... car on ne sait jamais à quel moment l'inspiration vient
au poète !
Quant aux trois plus jeunes filles, elles étaient surtout

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préoccupées de remplir subrepticement un panier d'un substantiel
goûter. Mais Mme Mercadier surgit sur le seuil de la cuisine, leur reprocha
leur « scandaleuse gloutonnerie », fit l'éloge de la frugalité et de la
modération, et coupa six tranches de pain de seigle qu'elle accompagna
d'une demi-barre de chocolat pour chaque enfant.
« Espérons, dit mélancoliquement Finette, que nous trouverons
encore quelques mûres au bord du chemin ! »
La femme du docteur assista au départ, recommanda « de ne pas
traîner dans le. village et de rentrer de bonne heure ». On promit tout ce
qu'elle voulut et on partit.
Hélas ! A peine au sortir de Fontanès, Valérie poussa une
exclamation dépitée :
« Allons, bon! Regardez qui vient là-bas. »
Quelqu'un descendait en effet le sentier abrupt de la montagne.
« Mais c'est Ezéchiel ! » s'écrièrent ses sœurs.
Interdites, elles s'arrêtèrent et attendirent.
Maxime vit s'approcher un homme de haute stature, au visage
austère, à la longue barbe grise. Bien qu'il fût pauvrement vêtu d'un
pantalon et d'une veste en velours côtelé tout râpés et rapiécés, on
comprenait que son air digne et majestueux en imposât aux plus hardis.
Comme beaucoup de vieux Cévenols il portait aux oreilles des anneaux
d'argent et il était coiffé d'un feutre déteint qui ne quittait pas sa tête du
matin au soir.
« Bonjour, mes demoisellettes », dit-il aux petites filles lorsqu'elles le
saluèrent. Mais le regard de ses yeux très enfoncés et d'un bleu
étonnamment pâle se posa sur le seul Maxime avec intérêt. Sous ce regard,
le jeune garçon, si peu timide d'habitude, se sentit un instant décontenancé.
« Nous allions justement vous voir, monsieur Ezéchiel, expliqua
Nathalie, et nous vous amenions Maxime Domergue, le petit-fils du
capitaine.
— Sois le bienvenu dans notre vieux pays, mon ami », dit le
berger à Maxime. Puis, il demanda aux petites Mercadier : « Alors, vous
montiez là-haut ?
— Oui... et notre excursion est manquée ! Maman nous avait
chargées de vous commander six « tommes » pour demain matin. Mais
nous voulions surtout que Maxime vît la montagne et qu'il fît votre
connaissance.
— Eh bien, la connaissance est faite. Quant à la montagne, il faudra
venir un autre jour.

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— Vous avez donc laissé le troupeau ?
— Je l'ai confié, pour deux heures seulement, à ma sœur Lydie... et
surtout à mes deux bons chiens.
— Et vous allez faire des commissions au village ? interrogea
Valérie en désignant la musette suspendue à l'épaule du vieillard.
— C'est-à-dire, répondit Ezéchiel, que je m'arrêterai à
Fontanès pour acheter quelques provisions, mais d'abord, je me rends à la
Merlière, car j'ai à parler à la demoiselle, ajouta-t-il en fronçant les
sourcils.
— Oh ! monsieur Ezéchiel, s'écria hardiment Maxime, ne pourrions-
nous vous accompagner ? Ainsi, nous ferions tout de même une
promenade. »
Les petites filles se regardèrent médusées, en se poussant du coude.
Ce Maxime ! Quel aplomb il avait !
Pourtant, le berger parut trouver cette demande toute naturelle.
« Venez si vous voulez, dit-il, le chemin de la Merlière vaut celui de
la montagne : il est presque aussi mauvais.
— Mais, objecta Nathalie, nous n'avons jamais osé nous
approcher de cette maison. Nous ne connaissons pas cette
demoiselle....
— Vous n'aurez pas besoin de la voir, fit Ezéchiel en fronçant
de nouveau les sourcils : vous m'attendrez pendant que je lui dirai... ce que
j'ai à lui dire. »
Les enfants rebroussèrent donc chemin en compagnie du berger
jusqu'à Fontanès. Un peu avant les premières maisons du village, en face
du pont qui traversait la rivière, une étroite et mauvaise route montait vers
l'ancienne filature.
« Je crois, dit Nathalie, que nous sommes trop nombreux : les trois
petites devraient retourner chez nous.
— Oui, ça vaudrait mieux », s'empressa de dire Juliette, que le
risque de rencontrer Mlle Elisabeth terrorisait.
Elle s'éloigna donc, en compagnie de Valérie et de Finette, laissant
Nathalie et Caroline rejoindre, avec Maxime, le berger qui avait pris les
devants.
« Maman va sûrement nous gronder d'être allés à la Merlière,
murmura Nathalie.
— Mais non, mais non, fit Maxime avec décision. Elle ne pourra
rien dire, lorsqu'elle saura que nous étions en compagnie de ce saint
homme! ajouta-t-il en riant et en désignant Ezéchiel du menton. Vous
n'avez jamais vu la Merlière, voilà une occasion à ne pas manquer. »

55
Subjuguées, les deux sœurs suivirent le jeune garçon sans plus
hésiter.
Ezéchiel marchait toujours devant, et ne prenait pas garde aux
enfants.
Ses lèvres remuaient, comme s'il répétait tout bas les paroles qu'il se
proposait de prononcer tout à l'heure. Qu'avait-il donc à dire à la vieille
demoiselle ?
On atteignit enfin les abords de la Merlière. Sur les talons du berger,
les deux fillettes et leur compagnon traversèrent la cour, puis l'immense
terrasse où l'herbe poussait entre les dalles de pierre et, le cœur battant, ils
gravirent les marches du perron.
Césarine n'entendit pas les deux coups de heurtoir frappés par
Ezéchiel, mais elle avait vu venir les visiteurs, et elle ouvrit la porte à peu
près au moment voulu.
Le vieillard toucha du doigt le bord de son chapeau et dit :
« Adioussias ! Je désire parler à la demoiselle. »
Le regard fixé sur la musette qui pendait à l'épaule du berger,
Césarine répondit avec un sourire béat :
« Tu es bien « brave », Ezéchiel.
— Où est-elle ? s'informa le vieil homme.
— Sur la table de la cuisine. Viens... nous lui mettrons une écuelle
dessus, pour que le chat ne la mange pas.
— Qui te parle de la cuisine, hurla le berger : je veux voir ta
maîtresse.
— Ah?... ah! bon... je croyais que tu nous apportais une tomme de
brebis et que tu me demandais eu tu devais la mettre. Alors, je te disais, sur
la....
— La demoiselle ! La demoiselle ! interrompit Ezéchiel d'une
voix de tonnerre : où est-elle?
— Dans le petit salon, en train de faire sa dentelle : où veux-tu
qu'elle soit ? » répondit tranquillement Césarine. Elle traversa le vestibule,
ouvrit une porte et annonça :
« Voilà le berger qui vous demande.
— Restez ici et attendez-moi », dit Ezéchiel aux enfants. Ceux-ci
prirent place sur un vieux coffre, le seul meuble, avec une horloge arrêtée,
qui se trouvât dans ce vaste hall. Leurs regards curieux notèrent en
quelques secondes tout ce qui les entourait : les dalles noires et blanches du
pavé, la monumentale et glaciale cage de l'escalier qui conduisait au
premier étage, la rampe de fer forgé, découpée comme une lourde dentelle
sur la blancheur des murs, et les deux immenses tableaux, dont ils eussent

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été bien en peine de dire ce qu'ils représentaient, car on n'y
distinguait, tant ils étaient sombres, que trois ou quatre mains livides aux
doigts pointus et quelques visages à demi effacés.
Le vestibule n'était éclairé que par les vitres de couleurs dont s'ornait
le haut de la porte d'entrée. Les rayons du soleil les traversaient et semaient
sur le carrelage de tremblantes taches violettes et vertes.
Nathalie et Valérie comptèrent huit autres portes. Mais, à part celle
qui menait à la cuisine — par laquelle Césarine venait de disparaître — et
celle du petit salon, elles semblaient toutes définitivement fermées car leurs
encoignures étaient tendues de toiles d'araignée. Qu'y avait-il derrière ?
Sans doute de vastes chambres plongées dans l'obscurité où de vieux
meubles craquaient au sein du silence, où les souris filaient furtivement sur
des tapis fanés....
« C'est une maison de roman.... Une maison à revenants et à
fantômes... mais qu'elle devait être belle autrefois, les jours de fête, pleine
de dames en robes de bal et de messieurs à hautes cravates », murmura
Caroline en frissonnant.
Son imagination n'eut pas le temps de travailler davantage, car
Ezéchiel, préoccupé par la mission qu'il voulait remplir, avait oublié de
fermer la porte du boudoir en sorte que les enfants ne perdirent pas un mot
de ce qui se dit entre le berger, dont ils voyaient la silhouette découpée sur
la fenêtre, et Mlle Elisabeth qu'ils ne pouvaient apercevoir mais dont ils
entendaient la voix. Et, en vérité, la romanesque Caroline apprit là des
choses plus romanesques encore que tout ce qu'elle eût pu inventer !
En l'honneur de Mlle Rousson-Roux, le vieillard souleva presque
complètement son chapeau, puis, sans s'attarder à chercher une entrée en
matière, il dit brusquement :
« Ainsi, l'abondance est revenue sous ce toit ? »
Ezéchiel pouvait tout dire, à n'importe qui, assurait le docteur
Mercadier... mais non, sans doute, à la solitaire de la Merlière, car elle
répondit vertement :
« Si tu as appris la nouvelle, berger, tant pis pour toi, parce que tu
auras la déception de ne pas me trouver en oraisons, en train de louer le
Seigneur.
— Vous devriez le faire, cependant, répondit le vieil homme
sans se démonter.
— Tiens ! Pourquoi donc ? Parce que cette fortune arrive trop tard
dans ma vie ? Parce qu'elle m'apparaît plutôt comme une ironie que comme
un bienfait ? Non, Ezéchiel, non ! Je

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n'éprouve ni joie ni reconnaissance, et l'argent de la cousine
Fabrègue ne servira à rien, si ce n'est à me laisser finir mes jours en paix
dans cette triste maison.
— Insensée ! Qui vous donne le droit de parler ainsi ? Dans toutes
vos paroles il n'est question que de vous-même. Etes-vous la seule
habitante de ce monde ? Oubliez-vous que la richesse vous impose de vous
occuper des autres ?
— Les autres ? Quels autres ? Il n'existe pas une seule personne
intéressante à vingt lieues à la ronde.»
En entendant cette réponse, le berger se mit tout à fait en colère.
« En vérité, cria-t-il, la dernière gardeuse de chèvres du village, oui,
même la petite Esther, qui est complètement « simple » et pleine de poux,
est plus intéressante que cette chose ! »
Et, ce disant, il soulevait entre deux doigts la dentelle qui pendait du
carreau de velours, posé sur les genoux de la vieille demoiselle, d'un air si
dégoûté que celle-ci sourit.
« N'est-ce pas joli ? demanda-t-elle pour le narguer. Je suis fière de
cette merveille et je t'assure que le contentement qu'elle me donne m'aide à
vivre. »
Ezéchiel éclata :
« Si elle vous aide à vivre, elle ne vous aidera pas à mourir ! Au jour
du Jugement, ce ne seront pas ces brouillaminis de fils qui vous
permettront d'échapper à la colère du Souverain Juge, croyez-moi !
« Personne n'est intéressant, dites-vous ?... et la petite Céline?... La
petite-fille de votre frère Arthur... celle que vous avez refusé de recueillir,
il y a deux ans, sous prétexte que vous étiez trop pauvre, lorsqu'après
l'accident qui coûta la vie à ses parents, elle s'est trouvée seule au monde...
Elle ne vous intéresse pas, maintenant, Céline ?
— Non, vraiment, répondit Mlle Elisabeth. Mon frère,
autrefois, a rompu avec notre famille : pourquoi me soucierais-je de sa
descendance ?
— O cœur dur ! O créature sans entrailles ! gémit le vieux
berger, ô malheureuse, dont il est écrit : « Le méchant « ne fait point justice
à l'orphelin ! »
Par la porte ouverte, Maxime, passionnément attentif, et les deux
sœurs, toutes tremblantes, virent Ezéchiel s'approcher de la fenêtre et
désigner, d'un geste large, la montagne en face.
« Regardez ! Regardez ! fit-il d'une voix forte : celle que

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vous repoussez est là, de l'autre côté de la vallée, juste derrière le col
des Barquettes.... Regardez la route qui monte vers ce col : il n'y a pas une
heure de voiture d'ici à la ferme de la Moline où l'on a placé cette enfant de
huit ans (si vous ne le saviez pas, je vous l'apprends) et où on la fait
travailler comme une fille de quinze ans.... Regardez! Il ne faudrait pas dix
minutes à l'orpheline pour atteindre le col et découvrir la maison de ses
pères ! Si elle surgissait, là-haut, vous pourriez la voir, toute petite sur le
ciel bleu.... Si elle criait, vous pourriez l'entendre....
— Oh ! assez, Ezéchiel, assez ! Tu me romps la tête ! Mêle-toi de ce
qui te regarde.
— Votre âme me regarde, répondit solennellement le vieux
berger, et j'ai pour mission de vous dire avec l'Ecriture : « N'endurcissez
point votre cœur, car le jour de Sa colère viendra.»
Il attendit un instant, puis, ne recevant pas de réponse, il demanda :
« Ainsi, vous refusez de recevoir votre petite-nièce ?
— Absolument. Je te répète que mon frère a gravement offensé mes
parents, qu'il a rompu toute relation avec nous et que, de ce fait, sa petite-
fille n'est pour moi qu'une étrangère.
— Je n'ai donc p]us rien à faire ici. Mais, ajouta le berger en levant
une main menaçante, que celui qui a des oreilles entende ce que dit la
Parole : « Je punirai les méchants de « leur iniquité, je ferai cesser l'orgueil
des hautains. »
Mlle Elisabeth se contenta de hausser les épaules.
Ezéchiel sortit brusquement du boudoir. Sans regarder Maxime et ses
amies, il traversa le vestibule, franchit le seuil et s'éloigna.
« La peste soit de ce vieux mômier », grogna la maîtresse de la
Merlière en se levant pour aller fermer la porte de son petit salon.
C'est alors qu'elle aperçut les enfants, debout au milieu du hall et
prêts à s'enfuir. Stupéfaite, elle les toisa d'un air fort peu rassurant.
« Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? » demanda-t-elle sèchement.
Les petites Mercadier, bouleversées, eussent été bien en peine de
répondre, mais Maxime salua la vieille demoiselle avec une assurance qui
confondit ses compagnes et dit :
« Veuillez nous excuser. Nous étions venus en promenade avec
Ezéchiel et nous allions partir. Je suis Maxime Domergue.
Voici Nathalie et Caroline Mercadier, les filles du médecin de
Fontanès.

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— Et... vous avez entendu la stupide scène que vient de me faire ce
berger ? » demanda Mlle Rousson-Roux en fronçant les sourcils.
Eperdues d'admiration pour la présence d'esprit que montrait
Maxime, les deux sœurs l'entendirent répondre :
« Evidemment! Il criait assez fort.... Mais je dois dire que nous étions
beaucoup plus intéressés par votre belle maison, nous rêvions depuis
longtemps de la connaître.
— Ma « belle maison » ? Cette vieille ruine ! Vous vous moquez, je
pense !
— Oh ! non, protesta timidement Caroline, nous disions qu'elle
a l'air d'une maison de roman.... Nous la trouvions si poétique ! Et nous
l'imaginions telle qu'elle devait être autrefois.
— Autrefois, c'était différent, murmura Mlle Elisabeth.
— Nous essayions de deviner ce qu'il y a derrière toutes ces portes
fermées, continua Maxime. Nous croyions nous trouver dans le château de
la Belle au bois dormant !... »
Les enfants espéraient que la maîtresse de la Merlière allait leur
proposer de visiter sa « vieille ruine », comme elle disait. Mais elle n'en fit
rien. Il ne restait plus qu'à partir.
Nathalie et Caroline envièrent l'aisance avec laquelle Maxime prit
congé. Elles soignèrent de leur mieux leur révérence et tous trois
franchirent la grande porte qui se referma derrière eux avec un bruit sourd.
A peine dehors, tandis qu'ils traversaient la terrasse et la cour déserte,
entourée d'écuries vides et de remises fermées, tout ce qui venait de se
passer leur apparut comme un rêve. Avaient-ils vraiment vu cette vieille
demoiselle, dont les yeux noirs lançaient des éclairs ? Cette maison
délabrée et magnifique ? Ces portes fermées qui, dans leur souvenir,
devenaient innombrables ? Avaient-ils vraiment entendu cette scène
étrange entre le berger et Mlle Elisabeth ? Et ce secret révélé par Ezéchiel,
l'existence d'une orpheline, descendante des Rousson-Roux, n'était-il pas le
fruit de leur imagination excitée par l'aspect impressionnant de la vieille
demeure ?
Le chemin descendait au village en compagnie du torrent qui
bondissait de rocher en rocher et rejoignait la rivière, au fond de la vallée.
Ils y cheminèrent en silence. On n'entendait que le bruit de leurs pas et la
rumeur de l'eau. Maxime marchait devant, Pair préoccupé. Toute sa
désinvolture avait disparu. Nathalie et Caroline le suivaient, bouleversées
et les joues écarlates. Enfin, Nathalie murmura :
« Cette colère d'Ezéchiel ! J'en suis encore tremblante ! On aurait dit
le prophète Elie, reprochant ses crimes au roi Achab !

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— Quelle histoire que celle de la Merlière ! fit Caroline. Rien
d'étonnant, d'ailleurs, à ce qu'il se passe des choses romanesques dans une
maison pareille. »
Nathalie leva les yeux vers la montagne qui leur faisait face.
Le col des Barquettes s'inscrivait sur le ciel en une ligne pure, avec
cette netteté des horizons cévenols due à l'incomparable transparence de
l'atmosphère.
« Quand je pense, dit-elle, que cette petite Céline est là-haut, tout
près, et que sa tante ne veut pas la connaître ! »
Maxime se retourna brusquement, attendit les deux sœurs et dit
résolument :
« Elle ne veut pas la connaître, mais nous, nous la connaîtrons. Pour
moi, je n'aurai de cesse que je ne l'aie vue. Et si le berger a dit vrai....
— Oh ! s'exclama Caroline scandalisée, vous imaginez-vous
Ezéchiel débitant des mensonges ? »
Maxime sourit :
« Non, bien sûr. Il assène même les vérités assez brusquement sur la
tête des gens, à ce que j'ai pu constater ! Trop brusquement, peut-être... ce
qui fait se cabrer la vieille demoiselle. Elle aurait besoin d'être apprivoisée,
tout doucement.... Alors, peu à peu, on pourrait la décider à planter là son
carreau à dentelle, à sortir de son repaire et à s'occuper de sa petite-nièce. »
Les deux sœurs regardèrent le garçon avec des yeux ronds.
« A quoi pensez-vous, Maxime ! Des enfants comme nous
pourraient-ils réussir là où le berger a échoué ?
— Pourquoi non ?
— Mais que voudriez-vous faire ?
— Ah! Je ne sais pas! Je ne sais pas encore.... Laissez-moi le temps
de réfléchir.
— Quoi que vous entrepreniez, nous vous aiderons de notre mieux,
si vous nous en croyez capables », dit Nathalie avec modestie. Puis elle
ajouta, légèrement narquoise : « Est-ce que vous vous ennuyez toujours
autant, à Fontanès ?
— Ma foi non ! Je vous assure que je ne partirai pas pour la ville
sans regrets. En attendant, nous avons, dimanche, un grand après-midi de
liberté. Il faudrait en profiter pour monter à la Moline.
— J'ai bien peur que maman ne nous laisse pas aller si loin, répondit
Nathalie. Dans ce cas, vous irez seul, Maxime, car il ne faut pas perdre de
temps. Et vous nous raconterez, au retour, ce que vous aurez vu là-haut. »
Maxime quitta ses compagnes près de la maison du capitaine.
Nathalie et Caroline arrivèrent devant leur mère si rouges et si agitées que

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Mme Mercadier, après avoir posé la main sur leur front, déclara « que ces
enfants étaient brûlantes et qu'elles avaient sûrement de la fièvre ».
« Mets-les donc à la diète et envoie-les au lit », dit le docteur que la
santé de ses filles ne paraissait pas inquiéter beaucoup.
Les deux sœurs se passèrent donc de dîner, bien que leur estomac criât
famine. Pourtant, elles ne furent pas fâchées de monter directement dans la
chambre qu'elles partageaient, car elles éprouvaient un grand besoin de
solitude et de silence.
« Oh ! soupira Nathalie en s'étendant sur son étroit lit-cage, il y a de quoi
passer dix nuits sans fermer l'œil, pour réfléchir à tout ce que nous avons
vu et appris aujourd'hui !
— Je compte bien rester éveillée jusqu'au matin, dit Caroline, j'ai tant de
choses dans la tête ! »
...Un quart d'heure après, elles dormaient profondément toutes les deux.
Mais leurs rêves furent pleins de bergers vêtus de longues robes, comme
les prophètes de la Bible, d'orphelines en pleurs, qui frappaient en vain
contre des portes fermées, de vieilles demoiselles aux yeux noirs, qui
criaient : « Passez votre chemin, je ne vous connais pas ! » Et de couples
élégants, vêtus à la mode d'autrefois, qui tournaient, au son d'une valse, sur
un immense dallage noir et blanc....

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CHAPITRE VII

LE BEL OISEAU SORT DE SA CAGE. CÉLINE.


-UN CHANT ET DES LARMES
SEULE, dans sa chambre si joyeusement tapissée de vert et de marron,
la belle inconnue s'ennuyait mortellement. Elle n'avait même pas la
ressource de regarder dans la rue par les fenêtres, car celles-ci donnaient,
derrière la maison, sur des jardins et sur les toits de la rue Basse.
Les demoiselles Pincemaille étaient allées emprunter pour leur
pensionnaire, à la bibliothèque de prêt de l'école, des livres qu'elle avait
dévorés. Mais, une fois terminés les longs romans de Mme George Sand et
les nombreux volumes de La Comédie humaine de M. de Balzac, elle se
sentit saturée de littérature et se plaignit d'abrutissantes migraines. Elle
essaya alors de broder; malheureusement, cette occupation ne devait pas lui
être familière, car elle se piquait les doigts, et ses ouvrages ne furent pas
des plus réussis.
Elle se levait tard, faisait longuement sa toilette, demeurait des
heures inactive sur un des fauteuils de peluche râpée, soupirait, somnolait,
mangeait avec appétit les repas simples mais copieux que les vieilles sœurs
lui servaient et murmurait souvent : « Si cela continue, je vais grossir,
enlaidir et devenir idiote ! »
Un beau jour, elle prit une grande résolution. « Après

63
La belle inconnue s'ennuyait mortellement.

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tout, se dit-elle, personne ne me connaît, dans ce village perdu.
Pourquoi n'entreprendrais-je pas quelques promenades ? Je ne peux plus
rester enfermée entre les quatre murs de cette horrible chambre ! C'est
dit : je sortirai. »
Dès lors, Emilie et Léa la virent plus d'une fois quitter furtivement
l'épicerie et revenir, plus tard, avec un bouquet de bruyères ou d'œillets
sauvages, le teint animé, étonnamment fraîche pour une personne qui
prétendait avoir besoin de repos.
Mais son regard demeurait triste et comme absent, ce qui faisait
dire à Léa :
« Emilie, rappelle-toi ce que je t'ai répété depuis le début : c'est ça
qui ne va pas ! »
Et elle se tapotait le front, d'un air navré.
Nathalie s'était installée sur l'escarpolette qui grinçait à chacun de
ses mouvements. Assis en face d'elle, sur l'herbe de la pelouse, ses sœurs
et Maxime attendaient que Mme Mercadier les appelât pour les leçons
de l'après-midi.
Ensemble, les enfants savouraient la douceur de cette journée
d'automne.
Le soleil avait fini de brûler et d'éblouir. Tiède et roux, il faisait
flamboyer dans le jardin les derniers géraniums et les derniers dahlias.
Les chrysanthèmes étaient en boutons : déjà, l'on croyait sentir leur amer
parfum. Tombés des branches aux feuilles jaunies, les marrons d'Inde
jonchaient les allées.
Une fenêtre s'ouvrit au premier étage et le docteur apparut :
« Votre mère consent à vous donner vacances cet après-midi,
annonça-t-il. Qui veut profiter du beau temps et m'accompagner ? Je vais
faire une visite à la Moline, derrière la montagne. »
Maxime, Caroline et Nathalie bondirent : quelle chance inespérée !
« Moi ! crièrent-ils en même temps.
— Et pourquoi pas nous ? protesta Juliette, déjà prête à pleurer.
— Venez tous, parbleu ! C'est bien simple.
— Mais, papa, s'écria Valérie, comment pourrions-nous
entrer dans ton petit cabriolet ?
— Le cabriolet est en réparation chez le charron pour deux ou
trois jours, ma fille, et M. le maire m'offre aimablement son break, ce
qui me permet d'emmener six enfants avec moi. Allons ! préparez-
vous. »

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Un quart d'heure plus tard, la voiture s'engageait sur la route qui
continuait la rue Basse et montait vers le col des Barquettes.
En sortant du village, on passa devant le pont qui, sur la gauche,
enjambait la rivière. Un peu plus loin, les enfants revirent le sentier qui
conduisait jusqu'aux pentes couvertes de bruyères et de maigres
pâturages où paissait le troupeau d'Ezéchiel. Ils aperçurent, dans un repli
de la montagne, la maison du berger, avec son long toit couvert de
lauzes grossières, et entendirent les aboiements lointains de ses chiens.
Le docteur et Maxime avaient pris place sur le siège. Les filles se
serraient derrière eux, le long de deux banquettes qui se faisaient face.
Tout le monde jouissait de la promenade et se taisait.
Au bout d'un moment, Nathalie rompit le silence et demanda d'une
voix hésitante :
« Papa.... C'est... un enfant qui est malade, là-haut?
— Non, répondit M. Mercadier, c'est la vieille « marné ».
— Pourtant, il y a bien une petite fille, à la Moline ?
— Ma foi, je n'en sais rien. Voilà longtemps que je n'y suis allé;
ces gens ont une santé de fer ! ajouta le docteur en riant, et-je les connais
à peine. D'ailleurs, vous ne verrez pas les habitants de la ferme, car il ne
saurait être question pour moi de débarquer chez un malade
accompagné d'une demi-douzaine d'enfants. Je vous déposerai à quelque
distance de la maison. »
Cette déclaration laissa les trois plus jeunes sœurs indifférentes,
mais Maxime se retourna et échangea avec Nathalie et Caroline un
regard consterné : faudrait-il redescendre à Fontanès sans avoir vu la
petite Céline que tous trois brûlaient de connaître ?
A mesure qu'on s'élevait, de lacet en lacet, on apercevait, tout au
fond de la vallée, les maisons du village de plus en plus petites, alignées
le long de la rivière, et l'on dominait de nombreux traversiers couverts de
châtaigniers au feuillage jauni par l'automne, semblables aux marches de
quelque gigantesque escalier.
Le cheval qui trottait sur la bonne route, en sortant de Fontanès,
avait peu à peu ralenti son allure, car la montée se faisait plus rude, si
rude que les enfants poussaient de grands soupirs d'impatience, trouvant
qu'on avançait avec une désespérante lenteur.
Soudain un coup de vent leur fouetta le visage; la route

66
s'aplanit pendant quelques tours de roues, puis elle se mit à
redescendre sur un autre versant. On venait de franchir le col des
Barquettes.
Avidement, Nathalie et Caroline regardèrent les pentes qui
dévalaient devant elles et, tout de suite, au milieu des châtaigniers, elles
découvrirent la Moline.
Certes, elles connaissaient déjà cette ferme, rencontrée plusieurs
fois au cours de promenades avec leurs parents, et à peine remarquée
alors. Mais aujourd'hui la longue bâtisse à un seul étage, avec ses
tonnelles de vigne, sa cour pleine de fumier et son jardin potager, les
intéressait au plus haut point.
Malheureusement, M. Mercadier arrêta le cheval en disant : «
Descendez, mes amis, je vous reprendrai ici après ma visite. »
II fallut bien s'exécuter. Le break repartit et suivit le dernier lacet
de la route qui le séparait de la ferme. On entendit les chiens aboyer
furieusement lorsqu'il passa le portail. Puis, tout redevint silencieux.
La mine déconfite, Nathalie s'assit sur l'herbe et ouvrit un livre.
Caroline l'imita. Mais Maxime marchait de long en large, rongeant son
frein. A la fin, il n'y tint plus.
« Je veux voir cette Moline de plus près, dit-il... et j'y vais. »
Aussitôt, les deux sœurs furent debout.
« Nous venons aussi, dirent-elles.
— Oh ! Vous n'allez pas nous laisser seules ici ? gémit Juliette.
••— Si, mais pas pour longtemps. Faites donc un petit feu au bord
du chemin, ramassez des châtaignes tombées et cuisez-les sous la cendre
: c'est délicieux », conseilla Maxime, en jetant aux trois petites une boîte
d'allumettes.
Dès qu'il s'agissait de manger quelque chose, Finette était d'accord
avec tout le monde. Les deux autres se résignèrent, et les « grands »
descendirent rapidement vers la ferme, jusqu’au moment où ils purent,
embusqués derrière un buisson de genêts, apercevoir la façade de la
maison toute proche et la cour souillée de purin sur laquelle donnaient
l'écurie et les étables.
Il n'y avait personne dans cette cour. On n'y voyait que quelques
poules et deux chiens couchés près du seuil.
Un long moment, Maxime et ses compagnes guettèrent, immobiles
dans leur cachette. Mais nul ne se montra, aucune voix ne s'éleva,
aucune fenêtre ne s'ouvrit. Déçus, ils s'apprêtaient à s'en retourner,

67
lorsque la porte de la cuisine s'entrebâilla, et une petite fille
apparut.
« Ça y est ! La voilà ! Nous avons de la chance, murmura Maxime.
— Qu'elle est petite ! chuchota Nathalie : je ne me l'imaginais pas
si minuscule. »
L'enfant, en effet, paraissait menue et chétive pour ses huit ans.
Elle était vêtue, comme les plus pauvres fillettes du pays, d'une robe trop
longue, en cotonnade fanée, à demi recouverte par un tablier tout
rapiécé, et coiffée d'un bonnet-de drap noir qui lui emboîtait étroitement
la tête et cachait ses cheveux, à l'exception de deux petites nattes brunes
attachées par de vieux cordons. Ses pieds étaient nus dans ses sabots.
Céline traversa la cour et marcha tout droit vers un énorme
chaudron dans lequel on avait fait cuire la soupe des cochons.
« Est-ce qu'elle va pouvoir le porter ? » se demandèrent les enfants
avec inquiétude.
Oui, la petite fille put soulever le pesant récipient rempli d'eau
grasse, d'épluchures de pommes de terre et de châtaignes. Mais on vit
ses bras maigres se raidir et son corps se courber en avant, lorsqu'elle le
transporta jusqu'à la porte de la porcherie.
Dès qu'elle ouvrit, on entendit les grognements furieux d'une demi-
douzaine de gorets qui se précipitaient vers elle en se bousculant, et sa
voix apeurée qui criait, comme pour se donner du courage :
« Te ! Te ! Te ! Mangez, mais ne me touchez pas ! »
Elle sortit ensuite de l'écurie et s'appuya un instant au mur pour
reprendre haleine. Mais alors, une fenêtre s'ouvrit, au-dessus de la
tonnelle de vigne : une tête coiffée d'une « cagnotte » noire apparut.
« O Céline ! cria la fermière, où tu es ?
— Ici, madame Mazel...
— Je voudrais bien savoir ce que tu fais !
— Je viens de donner la soupe aux cochons.
— Et alors ? Qu'est-ce que tu attends pour aller arroser ?
— J'y vais.... J'y vais, madame Mazel.
— « Tâche moyen » de te dépêcher ! »
Céline fila vers le potager sans demander son reste. On entendit ses
sabots claquer sur l'aire pavée, puis on la vit surgir au milieu des carrés
de légumes et saisir l'outil d'arrosage dont on se servait dans le pays : un
long manche, au bout duquel était attachée une vieille poêle.
Et le dur travail commença. Céline plongeait le récipient dans un

68
bassin alimenté par le ruisseau qui traversait le jardin, se redressait
d'un brusque coup de reins, et projetait devant elle une gerbe liquide, qui
brillait au soleil et retombait avec un bruit d'averse, sur les blettes, les
carottes, les choux et les haricots enroulés autour de leurs échalas, trois
fois plus hauts qu'elle.
« C'est le moment d'aller lui parler, dit Maxime. Le potager est
trop loin de la maison pour qu'on entende nos voix : personne ne viendra
nous déranger. »
Sans plus attendre, les trois enfants s'assirent en haut de la pente
rapide, couverte d'herbe sèche, qui descendait de la route au jardin, et se
laissèrent glisser jusqu'au petit mur qui soutenait le terrain, juste au-
dessus du potager. Là, ils s'immobilisèrent, à quelques mètres de Céline.
Celle-ci leur tournait le dos. Tout à son exténuante besogne, elle ne
les avait pas entendus venir.
« Bonjour ! » cria Maxime.
La petite fille tressaillit, se retourna vivement et toisa ces inconnus
qui l'interpellaient.
Oui, elle les toisa, la tête rejetée en arrière, le petit menton levé très
haut et le regard de ses yeux immenses, noirs et brillants, fixé sur eux,
sans un battement de paupières.... Ainsi, Mlle Elisabeth les avait toisés,
l'avant-veille, la tête en arrière et le menton haut, ainsi, elle avait posé
sur eux son regard noir et brillant.
La solitaire de la Merlière ne pourrait renier Céline : l'enfant était
bien une Rousson-Roux.
Seulement, Céline ne demanda pas, comme sa grand-tante : « Qui
êtes-vous ? Que faites-vous ici ? » Elle ne dit rien, et continua à
dévisager les trois intrus.
« Tu t'appelles Céline, n'est-ce pas ? interrogea Maxime.
— Oui....
— Et nous sommes Nathalie et Caroline, les filles du docteur,
reprit Nathalie.
— Ah... », fit la petite avec indifférence. Et elle saisit le manche
du poêlon, prête à se remettre au travail.
« Attends, s'écria Maxime en sautant dans le jardin, je vais te
remplacer : cette besogne est trop dure pour toi ! »
Céline lui céda, comme à regret, son rustique outil. Plongeant le
récipient dans le bassin, le jeune garçon en jeta énergiquement le
contenu... qui manqua la rame de haricots visée. Une deuxième tentative

69
n'eut pas plus de succès : il était difficile, décidément, de lancer l'eau
avec précision. Maxime se tourna vers Céline.
« Quel maladroit je fais ! » dit-il en riant. Mais son rire s'arrêta net,
car il venait de rencontrer le regard de la petite fille. Il le fixait, ce
regard, avec dédain, avec ironie, avec une sorte de commisération. Cette
enfant minuscule considérait le jeune garçon « du haut de sa grandeur » !
Et, sur son petit visage passait, comme un reflet, l'expression fière et
narquoise d'un autre visage... le visage de Mlle Elisabeth.
« Nous pouvons partir, murmura Maxime : nous en avons assez
vu. »
Mais avant de remonter la pente glissante, les trois amis devaient
avoir une dernière surprise. Lorsqu'ils crièrent : « Au revoir, Céline ! »
sans même espérer qu'elle leur répondrait, l'enfant se retourna et leur
sourit. Puis, sans dire un mot, elle leur adressa un petit salut de la main
et les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils fussent de nouveau sur la route.
" Quelle drôle de petite fille ! s'écria Nathalie : timide, sauvage
même, mais fière comme une reine... et adorable, surtout, ne trouvez-
vous pas ?
— Oui, adorable, dit Caroline, et je pourrais pleurer de pitié en
pensant à la dure et misérable vie qui est la sienne !
— Patience, patience ! fit Maxime, le temps viendra où nous
ferons savoir à la « fabrique de dentelles », qu'il se trouve un diminutif
d'elle-même à la Moline : cela l'intéressera peut-être. En attendant,
dépêchons-nous de rejoindre les « petites » : j'entends le break qui sort
de la ferme. »
Les « petites » accueillirent leurs sœurs et Maxime en les accablant
de reproches, car elles venaient de trouver les châtaignes qu'elles avaient
voulu faire cuire sous la cendre, réduites à l'état de charbon. Finette
paraissait inconsolable, mais l'arrivée de son père, qui arrêta la voiture
devant les enfants, lui fit oublier sa déception. Chacun reprit sa place
dans le break, et l'on remonta lentement vers le col des Barquettes.
A mi-chemin entre les Barquettes et Fontanès, le docteur consulta
sa montre.
« II n'est pas encore quatre heures, mes enfants, dit-il. Je vous
conseille de descendre à pied au village : ainsi, vous jouirez plus
longuement de ce temps splendide. »
Caroline approuva cette proposition.
« C'est une bonne idée. Et, au lieu de suivre la route, nous
pourrions prendre les raccourcis, à travers les châtaigneraies. »

70
Céline leur adressa un petit salut de la main.
LE REVE DE CAROLINE

71
Tout le monde étant d'accord, les cinq filles et le garçon sautèrent
l'un après l'autre du marchepied, et le docteur poursuivit tout seul son
chemin.
De traversier en traversier, les promeneurs descendirent tout au
fond de la vallée, jusqu'au sentier qui longeait la rivière. Là, ils
s'arrêtèrent pour se reposer.
Un profond silence régnait en cet endroit sauvage et écarté. On
entendait seulement la monotone rumeur de l'eau qui bouillonnait entre
les rochers de schiste et, de temps en temps, le bruit mat des châtaignes
tombant sur la bruyère défleurie et sur l'herbe déjà sèche.
Au-dessus de leurs têtes, les arbres étendaient la splendeur de leur
feuillage, dont l'or s'avivait dans la lumière du soleil déclinant.
« Oh! s'exclama tout à coup Nathalie.... Voyez.... Voyez, là-bas ! »
Suivant la direction de son regard, ses compagnons aperçurent une
ombrelle de guipure blanche et une robe bleue qui apparaissaient et
disparaissaient tour à tour sur le sentier, entre les châtaigniers : la belle
inconnue se promenait et venait vers eux.
« Dans un instant elle passera devant nous, chuchota Caroline.
Personne ne m'intimide autant que cette dame.
— Et nous ne saurons que lui dire », renchérit Nathalie. Maxime
haussa les épaules :
« Que les filles sont donc compliquées ! Il n'est pas nécessaire de
lui parler : un « bonjour » suffira.
— Non, non, je ne veux pas qu'elle me voie, répliqua
Nathalie, saisie d'une véritable panique. Faites ce que vous voulez,
moi, je disparais. »
Ce disant elle se suspendait à la plus basse branche d'un
châtaignier, opérait un rétablissement, se hissait plus haut, et «
disparaissait », comme elle venait de l'annoncer, au milieu du feuillage.
Ses sœurs l'imitèrent aussitôt, en grimpant dans des arbres voisins.
Quand Maxime se trouva seul pour affronter la belle étrangère, son
assurance l'abandonna, et il entreprit à son tour une escalade précipitée.
La vallée sembla soudain déserte. Dans le silence, on entendit le
pas de la promeneuse qui se rapprochait. Bientôt elle apparut, tout près,
cette fois, au tournant du sentier.
« Est-ce qu'elle ne pourrait pas se dépêcher un peu plus ? se disait
Nathalie, il me tarde de descendre, car je sens une

72
branche qui m' « entre» dans l'épaule.... Mais, si je bouge, elle risque
de lever la tête et de m'apercevoir. »
Malheureusement, la jeune femme ne paraissait pas pressée. Elle
avançait nonchalamment, absorbée dans ses pensées, et elle finit même par
s'arrêter, juste sous les arbres dans lesquels les enfants s'étaient réfugiés.
Pendant un long moment, elle demeura immobile, adossée au tronc
d'un châtaignier, regardant fuir à ses pieds l'eau limpide qui brillait au
soleil.
« J'aurai un «bleu», qui mettra au moins quinze jours à s'effacer»,
pensait Nathalie, que la branche meurtrissait de plus en plus, sans qu'elle
osât faire le moindre mouvement.
Mais, brusquement, la petite fille oublia tout et ne sentit plus rien : le
souffle suspendu, le cœur battant, elle écoutait....
L'inconnue chantait !
Sa voix, d'une puissance et d'une pureté inouïes, remplissait la vallée
silencieuse. Ce ne furent d'abord que de brillantes vocalises, dont les
arpèges légers s'envolaient avec une incroyable virtuosité; puis, des airs
célèbres retentirent dans la sauvage vallée et se mêlèrent au bruissement de
la rivière.
Mon cœur soupire.... Beau pays de la Tour aine.... Sombres forêts....
Il était un roi de Thulé... et bien d'autres encore.
Les enfants ne connaissaient ni Les Noces de Figaro, ni Les
Huguenots, ni Guillaume Tell, ni Faust, ni aucun des opéras qui faisaient
courir les foules à cette époque, et, fascinés, bouleversés, ils écoutaient ces
chants nouveaux pour eux, immobiles dans leurs cachettes et
passionnément attentifs.
Longtemps, la voix merveilleuse s'éleva au bord du torrent. On eût
dit que, libérée, après d'interminables semaines de silence, elle ne pouvait
plus s'arrêter.
Et voici que, soudain, au milieu d'un mot, elle se tut. Les spectateurs
invisibles de cette scène virent avec stupéfaction la chanteuse tomber à
genoux en sanglotant et ils l'entendirent répéter :
« Aldo ! Aldo ! Qu'ai-je fait ? Où es-tu, maintenant ? Aldo mio....
Perdu à jamais ! Il est trop tard.... Trop tard ! »
« Si cette maudite branche ne me sciait pas l'épaule, je croirais rêver,
pensait Nathalie. Dans tous les cas, cela fait beaucoup d'événements
romanesques en trois jours ! »
Entre les feuilles couleur de cuivre, Maxime considérait cette jeune
femme au visage ruisselant de larmes et il se sentait de plus en plus gêné
d'être le témoin ignoré de ce désespoir.

73
Caroline, toute tremblante, s'essuyait les yeux avec le mouchoir
qu'elle avait eu beaucoup de peine à sortir de la poche attachée sous sa
jupe, Juliette reniflait d'inquiétante façon, Valérie, qui venait
d'apercevoir sur le tronc de « son » châtaignier, une longue file de
fourmis marchant dans sa direction, se demandait avec anxiété si cette
dame s'arrêterait bientôt de pleurer, et Finette, tel un petit écureuil,
croquait des châtaignes crues qu'elle pelait avec précaution, ce qui lui
permettait d'attendre avec philosophie la fin de cette scène inattendue.
L'inconnue, cependant, se calma peu à peu. Ses larmes cessèrent
de couler; elle remit son mouchoir tout trempé dans son réticule, tapota,
pour le défroisser, le « pouf » à grandes coques drapé sur sa jupe, et
parut s'apprêter à poursuivre sa promenade.
C'est alors que la catastrophe se produisit.
Un cri perçant retentit au-dessus de sa tête, puis une voix d'enfant
cria : « Les fourmis ! les fourmis ! » En même temps, dans un grand
bruissement de branches et de feuillage secoués, Valérie dégringola
précipitamment de son châtaignier et tomba sur la bruyère, juste aux
pieds de la belle inconnue.
La cohorte de bestioles noires qui se dirigeait vers elle ayant fini
par l'atteindre et prenant ses jambes d'assaut, la fillette affolée, incapable
de supporter stoïquement pareil supplice, venait de trahir par ses
clameurs la présence des étranges oiseaux perchés dans les arbres.
En effet, la jeune femme, en l'entendant crier, avait levé la tête et
aperçu non seulement le bolide qui descendait de branche en branche,
mais encore, entre les ramures jaunies, des souliers de garçon... deux
mains crispées... un bout de robe brune... la blancheur d'un jupon... un
petit visage épouvanté, couronné de tresses noires.... Les enfants
n'avaient plus qu'à quitter leurs cachettes : ils étaient découverts.
Tandis que Valérie courait au torrent pour y noyer sa fourmilière
en trempant les jambes dans l'eau sans même prendre le temps de retirer
bas et chaussures, ses sœurs et Maxime surgirent, les uns après les
autres, devant la belle inconnue, « honteux et confus », ainsi que le
corbeau de la fable.
Ce fut comme toujours le jeune garçon qui sauva la situation.
« Oh ! madame, dit-il, vous nous voyez désolés de ce qui arrive !
Pourrez-vous jamais nous pardonner notre indiscrétion ? En vous voyant
venir, tout à l'heure, nous nous sommes sentis tellement intimidés que
nous avons cherché un refuge dans les arbres.... Seulement, nous ne

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savions pas que vous alliez vous arrêter.... Et, ensuite, comment
oser nous montrer? Alors, bien malgré nous, il nous a fallu assister à... à
ce qui s'est passé. »
Il y avait tant de franchise et de sincère regret dans les paroles de
Maxime, que l'étrangère en fut touchée. Elle considéra un instant le
groupe des enfants qui se tenaient devant elle, tout marris, puis sans
balancer plus longtemps entre la colère et la mansuétude elle leur sourit.
« Je ne suis pas très contente d'avoir été épiée par six jeunes
indiscrets, répondit-elle. Pourtant, je veux bien vous pardonner. A une
condition toutefois : c'est que tout ce que vous venez de voir et
d'entendre reste secret. Puis-je compter que vous n'en parlerez à
personne ?
— Vous avez notre parole, madame, fit gravement Maxime.
— Et même, ajouta Nathalie en s'enhardissant quelque peu,
nous pouvons vous promettre de ne jamais en parler entre nous : ainsi,
nous l'oublierons, peut-être.
— Cela, je n'en jurerais pas, reprit Maxime, car il me semble
impossible d'oublier jamais ces chants merveilleux ! »
L'inconnue sourit encore : ah ! le petit flatteur ! Eh bien, ce
compliment spontané lui faisait plaisir ! Gentiment, elle demanda :
« Alors... marché conclu? Vous vous taisez et vous devenez mes
amis ?
— Oui, oui, bien sûr, c'est entendu », firent-ils avec enthousiasme
et reconnaissance.
Chacun scella le pacte en donnant une poignée de main à la belle
inconnue, y compris Valérie, revenue de la rivière toute mouillée après
avoir occis quelques douzaines de fourmis. Puis la jeune femme
continua sa promenade, tandis que les enfants reprenaient le chemin du
village.
Encore tout émus, ils cheminèrent un moment sans rien dire.
Soudain, très bas, comme se parlant à lui-même, Maxime murmura :
« Maman chantait, elle aussi.... »
C'était la première fois qu'il faisait allusion à sa vie passée.
Surprise, Nathalie demanda :
« Avait-elle autant de talent que la dame en bleu ? »
Il hocha la tête :
« Je ne sais pas. Non, sans doute, mais mon père et moi, nous
aimions ses chansons. Du matin au soir on entendait sa voix, dans notre

75
grande maison, au jardin, partout; papa l'appelait « son joyeux
rossignolet ».
Caroline et Nathalie échangèrent un regard. L'une et l'autre
pensaient que, si Mme Mercadier avait chanté (ce qu'elle ne faisait
jamais), on ne se représentait guère le docteur lui disant, : « mon joyeux
rossignolet » !
Cette idée leur parut si comique qu'elles furent prises d'un véritable
fou rire, ce que voyant, l'ombrageux Maxime dit d'un air offensé :
« Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a là de tellement drôle.
— Mais nous, nous le voyons, repartit Caroline, car nous pensons
à notre propre mère, que nous admirons beaucoup, mais non sous
l'aspect d'un joyeux rossignolet ! »
Le garçon daigna sourire :
« Ah ! bon, je croyais que vous vous moquiez.
— Quelle bêtise ! Ne soyez donc pas aussi susceptible et dites-
nous plutôt si Mme Domergue était belle comme cette étrangère.
— Oui, répondit Maxime avec élan, bien belle ! Mais différente,
avec ses boucles brunes, ses yeux clairs, ses robes blanches... de
grandes robes légères comme des nuages. Quand elle jouait avec moi....»
Brusquement, il s'interrompit, les yeux pleins de larmes et, pour se
donner une contenance, il décapita, d'un coup sec de son bâton, les
ombelles des fenouils qui poussaient au bord du chemin.
« Pourquoi, demanda doucement Nathalie, ne nous avez-vous
jamais rien raconté de votre vie là-bas ?
— Parce que je ne pouvais pas : cela me faisait trop de mal. Mais
je crois que, bientôt, j'aimerai parler de ces beaux souvenirs. »
Le silence retomba. Ce fut Valérie qui le rompit en disant : « C'est
égal, je voudrais bien savoir qui est cet Aldo qu'elle appelait en
pleurant.»
Mais sa remarque ne trouva pas d'échos.
Un long moment après, Nathalie dit à demi-voix :
« Toute cette histoire de la belle inconnue me paraît bien étrange et
bien mystérieuse. Voilà encore une chose à laquelle
je vais penser jour et nuit.
— Pourquoi « encore une chose » ? demanda Juliette.
— Parce que, ma chère... », répondit évasivement la sœur aînée.
La petite n'insista pas. On arrivait, d'ailleurs, à Fontanès et les
enfants s'engagèrent dans le sentier qui reliait le chemin de la rivière à la

76
rue Basse. Au milieu du village, ils rencontrèrent M. Domergue dont le
visage soucieux s'éclaira lorsqu'il les aperçut.
« Ah ! Maxime, je te cherchais : je commençais à m'inquiéter, dit-
il.
— J'étais en promenade avec le docteur et ses filles, papa... et je te
présente « Natasœurs », répondit le jeune garçon en souriant.
M. Domergue salua cérémonieusement les petites Mercadier et les
pria d'annoncer sa visite à leur mère qu'il voulait remercier de tout ce
qu'elle faisait pour Maxime.
Elles le quittèrent très impressionnées. « Pas tellement vieux...
mélancolique... élégant... charmant... poétique », telles furent les
épithètes dont elles le gratifièrent avec enthousiasme.
« A présent, conclut naïvement Finette, comme nous avions déjà
vu le capitaine et le Chinois, il ne nous reste plus qu'à faire la
connaissance du singe. »

77
CHAPITRE VIII

ENCORE LA MERLIÈRE. — LE « CADEAU » DE CAROLINE

ET MAINTENANT, dit Maxime le lendemain, il s'agit de retourner à


la Merlière et de voir la vieille demoiselle. — Cela vous est facile à dire,
répliqua Caroline : vous pouvez vous promener où vous voulez.
Mais nous ? Comment sortirons-nous du jardin sans permission ?
— Pour ce qui est de monter à la Merlière, je ne suis pas en peine,
fit tranquillement Nathalie, car jeudi, malgré mon émotion, j'ai pensé à «
oublier » sur le coffre du vestibule mon joli livre : Maroussia, ainsi que
lé dernier numéro du Magasin d'éducation et de récréation. .11 faut bien
aller les chercher, n'est-ce pas ?
— Excellent prétexte ! s'écria Maxime : vous avez eu une idée de
génie ! »
Flattée, la petite fille se rengorgea modestement.
Lorsque les leçons furent terminées, Mme Mercadier donna la
permission à Nathalie d'aller reprendre ses livres, après lui avoir
administré un sévère sermon sur « son inqualifiable étourderie, dont elle
se trouvait bien punie, puisqu'elle l'obligeait à refaire le pénible chemin
de la Merlière ». Caroline obtint l'autorisation d'accompagner sa sœur, et
Maxime se joignit délibérément à elles.
« Dépêchons-nous, dit-il : les jours se font de plus en plus

78
courts, et nous aurons tout juste le temps de rentrer avant la nuit. »
Ils se hâtèrent, malgré la rude montée, émus et impatients à la
pensée d'affronter de nouveau la maîtresse de la Merlière.
« Faudra-t-il déjà lui glisser un mot de Céline ? » demanda
Nathalie avec inquiétude.
Maxime la rassura :
« Nous nous en garderons bien ! Pas de précipitation : notre
deuxième visite n'a d'autre but que celui d'apprivoiser la « robinsonne »
de la Merlière.... Ce ne sera pas un petit travail, croyez-moi ! Et vous
tâcherez, l'une et l'autre, de secouer votre timidité. Ce n'est pas avec vos
airs gauches ou effrayés que vous dompterez notre dragon.
— Merci, fit Caroline, pincée. Je suis peut-être gauche et timide,
mais j'apporte à Mlle Rousson-Roux un petite cadeau qui, j'espère,
contribuera à l'apprivoiser, comme vous dites.
— Vraiment ! Qu'est-ce donc ? demanda le jeune garçon, tout de
suite intéressé.
— Cela ne regarde que moi », répondit froidement la petite fille.
Ils arrivaient au même instant devant le perron, dont ils gravirent
les marches. Mais cette fois, Césarine n'avait pas vu monter les visiteurs,
et leur coup de heurtoir ne fit venir personne.
« II faudrait douze canons, tirant tous ensemble, pour se faire
entendre, grommela Maxime avec impatience. Et vous pouvez être sûres
que, même si nous frappions à ébranler la Merlière de la cave au grenier,
la dentellière enragée ne se dérangerait pas elle-même pour venir ouvrir!
— Mais, observa la pratique Nathalie, on pourrait peut-être
essayer d'entrer en tournant simplement ceci. » Et elle montrait un
bouton de cuivre terni.
Maxime essaya... la porte s'entrebâilla aussitôt sans difficulté, et
les trois enfants se glissèrent dans la maison.
Ils retrouvèrent l'immense vestibule silencieux et plein d'ombre
malgré la faible lueur violette et verte qui tombait des vitres colorées, ils
revirent le dallage, semblable à quelque gigantesque damier, la rampe de
fer forgé, montant vers le mystère du premier étage, et tout de suite ils
aperçurent, au bord du coffre, le livre et la revue à la place où Nathalie
les avait « oubliés ».
Elle pouvait les prendre et s'en aller sans avoir rencontré personne.
Mais voilà qui ne faisait pas l'affaire des trois conspirateurs !

79
« Nous n'avons rien vu du tout sur le coffre, dit Maxime avec un
demi-sourire : il fait tellement sombre, n'est-ce pas ? »
Caroline traversa le vestibule sur la pointe des pieds et s'approcha
du petit salon.
« J'entends le bruit des fuseaux, fit-elle à voix basse : elle est là ! »
Ce fut naturellement Maxime qui eut le courage de frapper et
d'ouvrir, sans attendre de réponse.
Mlle Rousson-Roux leva la tête et regarda les enfants avec
étonnement.
« Tiens ! C'est encore vous ? dit-elle sur un ton peu engageant.
Qu'est-ce que vous voulez ? »
Maxime exposa le but de leur visite. Par la porte restée ouverte, la
maîtresse de la Merlière aperçut Césarine qui sortait de la cuisine et
l'appela d'un signe. Elle accourut, plus ahurie que jamais, et considéra,
les yeux arrondis par la surprise, Maxime et les deux sœurs qu'elle
n'avait ni vus arriver, ni entendus frapper.
« Aurais-tu trouvé des livres que cette fillette a oubliés ici ? » cria
Mlle Elisabeth si fort que les jeunes visiteurs sursautèrent.
Césarine répondit sans hésiter : « Malheureusement, nous n'avons
ni lait, ni chocolat, ni biscuits à leur donner. Il ne reste qu'une « gouttette
» de café. Faut-il la réchauffer ? »
Mlle Rousson-Roux, que l'idée d'offrir quelque chose aux trois
amis n'avait même pas effleurée, haussa les épaules.
Voyant l'expression excédée de sa maîtresse, Césarine comprit
qu'elle avait une fois de plus répondu de travers. Elle tourna la tête de
tous côtés, cherchant ce qu'on lui voulait et, apercevant le livre et le
journal, posés sur le coffre, elle demanda en les montrant du doigt :
« C'est peut-être ça que vous voulez ? »
C'était ça.... Nathalie n'avait rien d'autre à faire qu'à reprendre son
bien et à s'en aller avec ses compagnons. Mais ni elle, ni sa sœur, ni
Maxime ne pouvaient se décider à partir.
Toute rougissante, Caroline s'approcha de la vieille demoiselle,
sortit de sa poche une feuille de cahier pliée en quatre et la lui tendit.
« J'ai écrit une petite poésie sur votre maison, fit-elle timidement :
j'espère qu'elle vous plaira. »
Pour la première fois, Mlle Elisabeth sourit. Elle considéra la
«poétesse » dont l'a main tremblait pendant qu'elle offrait son œuvre et
dit ironiquement :

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« Ma vieille baraque ne mérite pas d'être chantée en vers.
— D'autant, insinua Maxime, que Caroline connaît bien
imparfaitement ce qu'elle décrit. »
Le regard moqueur de Mlle Rousson-Roux quitta le visage
empourpré de Caroline et se posa sur le jeune garçon :
« Ce qui signifie, si je comprends bien, que vous aimeriez visiter la
Merlière, de haut en bas ? Peut-être vous le permettrai-je, si vous
revenez un jour ici. Mais ce soir, il est trop tard.
— On nous laisse rarement sortir, murmura Nathalie, et je crains
bien de ne pouvoir retourner à la Merlière. »
Mais la vieille demoiselle ne parut pas entendre. Elle jeta la feuille
de papier de Caroline dans un vide-poche posé sur le guéridon et, sans
s'occuper davantage des enfants, elle reprit son coussin à dentelle.
Il ne restait plus qu'à partir. Maxime et ses amies déployèrent une
parfaite politesse pour prendre congé, et le jeune garçon lança, avant de
franchir le seuil de la porte, un engageant : « A bientôt, j'espère ! » qui
demeura sans réponse.
Tous trois descendirent rapidement à Fontanès. Le soleil était
couché. Un vent froid les faisait frissonner et ils se sentaient découragés,
car ils n'emportaient, de leur seconde expédition à la Merlière, qu'un
vague espoir de visiter un jour la vieille maison.
Pourtant, en arrivant au village, Maxime s'était ressaisi.
« Après tout, dit-il, nous n'avons pas été jetés dehors. Puisqu’elle a
dit : « Si vous revenez un jour », c'est qu'elle envisage d'autres visites.
Eh bien, soyez tranquille, chère mademoiselle, vous nous reverrez ! »
Après le départ de ses visiteurs, Mlle Elisabeth, tout en
entrecroisant prestement les fils de ses fuseaux, aperçut, dans le vide-
poche, le « petit cadeau », si timidement offert par Caroline.
Abandonnant un moment son ouvrage, elle marmotta :
« Voyons ce que peut bien raconter cette poétesse en herbe ! »
Et, dépliant la feuille de papier, elle lut :

LA MERLIÈRE

Dans un rêve, j'ai vu la vieille maison morte


Se réveiller soudain, ainsi qu'aux anciens temps.
Une invisible main m'avait ouvert la porte,
Révélant la splendeur des grands appartements.

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Les violons jouaient des valses langoureuses,
Les bougies scintillaient aux lustres de cristal,
Le parfum des lilas, des lis, des tubéreuses
Flottait dans les salons où tournoyait le bal.

Aux bras des cavaliers, en fracs bleus ou violine,


Des dames, en dansant, passaient légèrement
Dans les atours soyeux des vastes crinolines,
A leur cou fulgurait l'éclat des diamants.

Le vin doré moussait dans les flûtes de verre,


Les mets les plus exquis chargeaient les plats d'argent.
La joie se prolongeait durant la nuit entière :
Déjà le pâle jour blanchissait l'orient.

Mais qui se souciait de la nuit finissante ?


Le temps semblait trop court aux heureux invités !
La valse succédait à la valse enivrante :
Nul ne voulait quitter le domaine enchanté.

Hélas ! C'était un rêve, et la maison ruinée,


Solitaire aujourd'hui, pleure l'ancien bonheur.
Oh ! Qui donc lui rendra sa splendeur oubliée ?
Qui fera, de nouveau, palpiter son vieux cœur ?

...La nuit envahissait lentement le boudoir, mais Mlle Elisabeth


n'alluma pas la lampe et ses fuseaux demeurèrent immobiles. Les mains
abandonnées, inactives, sur les accoudoirs de son fauteuil, elle pensait à
la poésie de Caroline qu'elle avait relue plusieurs fois.
Ce n'était pas un chef-d'œuvre : quelques maladresses, un pied de
trop au début de la troisième strophe, déparaient ces vers. De plus, la
vieille demoiselle y relevait, non sans une pointe d'ironie ou une légère
impatience, quelques inexactitudes.
« La Merlière possédait jadis le meilleur jardinier du pays, pensait-
elle. Pourtant, notre pauvre Céphas lui-même n'est jamais parvenu à
faire fleurir en même temps les lilas, les lis et les tubéreuses !...
D'ailleurs, cette petite n'a certainement jamais vu de tubéreuses, ces
fleurs de luxe!... Et si elle croit qu'on portait déjà les crinolines, il y a
quarante-cinq ou cinquante ans, elle se trompe de quelques lustres !... Et
comment peut-elle seulement imaginer que les Rousson-Roux offrait le
Champagne dans des flûtes de verre ? De verre ! Je vous demande un
peu ! Alors que leur cristal si précieux se brisait au moindre heurt et qu'il
fallait en remplacer plusieurs après chaque réception ! »
Cependant, en dépit de leurs défauts, ces vers écrits par

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une enfant avaient bouleversé Mlle Elisabeth et réveillé en elle de
lointains souvenirs. Ils accouraient en foule, ces souvenirs aussi
nombreux qu'après la récente visite du notaire. Mais ceux qui se
rapportaient aux malheurs et à la ruine de sa famille restaient dans
l'ombre, ce soir. Seuls remontaient à sa mémoire les plus gais, les plus
brillants, les plus délicieux. Immobile et silencieuse, la vieille
demoiselle renonçait à les chasser et à se défendre contre leur charme
envahissant.
Oh ! revoir la Merlière une fois, une seule fois, telle qu'elle fut,
cinquante ans auparavant, les jours fastes, les jours de bal ! Quel rêve !
Mais c'était un rêve irréalisable. L'héritage de la cousine ne
suffirait peut-être pas à restaurer la « vieille baraque » de façon qu'on pût
de nouveau inviter et recevoir....
...Recevoir qui ?
Mlle Rousson-Roux n'avait plus d'amis, plus de relations.
Césarine entra. Elle alluma la lampe posée au coin de la cheminée
et mit le couvert sur le guéridon. Depuis longtemps, en effet, l'immense
salle à manger restait fermée et la maîtresse de la Merlière prenait ses
repas dans son petit salon.
Mais ni la lumière ni l'odeur du potage fumant ne parvinrent à
dissiper le trouble qui s'était emparé d'elle. Sitôt le dîner terminé, elle
regagna son fauteuil et déplia une fois de plus la feuille de cahier.

Oh ! Qui donc lui rendra sa splendeur oubliée ?


Qui fera, de nouveau, palpiter son vieux cœur ?

Ces deux vers la poursuivaient. Le projet de relever tant bien que


mal la Merlière de ses ruines commençait à s'ébaucher dans son esprit.
Mais alors elle haussait les épaules et se traitait de folle. Au soir de son
existence, à quoi bon entreprendre une pareille tâche, puisque personne
ne venait après elle? Non, personne... car elle écartait résolument de sa
pensée la petite Céline qui, pourtant, portait son nom.
Un moment après, elle reprit d'un geste brusque son carreau à
dentelle et se remit à l'ouvrage, chassant définitivement (du moins le
croyait-elle) les idées « saugrenues » qui lui venaient.
Elle l'avait bien dit au notaire et à cet imbécile de berger : il était
trop tard.
Le lendemain, Mlle Elisabeth se mit à confectionner une

83
large et magnifique dentelle... destinée à rejoindre ses sœurs
inutiles dans les tiroirs de la commode. Elle ne déplia plus la feuille de
papier de Caroline. Pourquoi l'eût-elle fait ? Elle savait la poésie par
cœur !
Mais, bien qu'elle tentât de s'absorber dans son travail, elle ne put
s'empêcher de reprendre le cours de ses pensées exactement au point où
elle l'avait suspendu la veille.
Restaurer la Merlière... à qui cela servirait-il? pensait-elle hier soir.
A qui ? Mais à elle-même ! A se donner une dernière et intense
satisfaction. Mais elle ne connaissait plus personne ? Allons donc ! Ses
compagnes de jeunesse, perdues de vue depuis des années, vivaient
encore sans doute, entourées de leurs enfants, de leurs petits-enfants, de
plus de monde qu'il n'en fallait, avec les quelques « personnalités » de
Fontanès, pour peupler ses salons un soir de bal.
A la pensée de revoir la « société » de la région, Mlle Elisabeth
s'écria une fois de plus : « Je suis folle, vraiment ! »
Mais, l'instant d'après, le désir ardent de régner sur une Merlière
ressuscitée, fréquentée par l'élite du pays, la reprenait, et elle se lançait
dans de nouveaux projets.
Bien sûr, il ne serait pas question de refaire en une seule fois
l'ancienne et somptueuse maison. Mais on pourrait commencer par le
rez-de-chaussée. On s'occuperait ensuite des deux étages et du jardin.
Quant à la filature abandonnée elle viendrait en dernier lieu.
Par exemple, il faudrait aller vite, très vite, et, dès les premiers
arrangements terminés, lancer tout de suite les invitations.
Quand Mlle Elisabeth désirait quelque chose, jadis, c'était avec une
violence et une impatience inouïes. Et voilà que, malgré son âge, cette
même violence, cette même impatience renaissaient comme au temps de
sa jeunesse.
Ainsi rêvait la demoiselle de la Merlière, et ses rêves étaient pleins
d'égoïsme et d'orgueil. Aucun élan généreux, dans le projet qui, peu à
peu, se précisait dans sa pensée, aucun besoin de retrouver un contact
humain avec « les autres »... mais, le seul désir de ressusciter les fastes
de jadis, dont les derniers événements avaient éveillé en elle la profonde
nostalgie.

Une invisible main m'avait ouvert la porte,


Révélant la splendeur des grands appartements.

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Ouvrir la porte.... Ouvrir toutes les portes... cela, elle devait le faire
vite, vite, tout de suite et voir... voir « les grands -appartements »... voir,
non pas leur splendeur, hélas ! mais leur degré de délabrement et de
vétusté, voir si son projet n'était pas irréalisable et si les nombreuses
pièces vides et abandonnées depuis des années pouvaient encore être
réparées et meublées.
Pour cela, Mlle Elisabeth n'avait qu'à se lever et à entreprendre la
visite de sa propre maison. Mais elle ne se décidait pas à le faire. Le
courage lui manquait : elle avait peur... peur de ce qu'elle allait
découvrir, peur de se trouver en face d'une tâche au-dessus de ses forces.
C'est alors qu'elle pensa au jeune garçon et aux deux petites filles
qui paraissaient s'intéresser si vivement à la Merlière. Pourquoi ne
reverrait-elle pas sa maison avec eux, puisqu'aussi bien, elle leur avait
promis de la leur faire visiter un jour ? Etre seule pour retrouver des
lieux peuplés de tant de fantômes lui serait trop pénible, mais ces enfants
suffiraient à lui donner le courage d'affronter de bouleversants souvenirs
et même, au besoin, de supporter de désagréables découvertes.
L'impatiente demoiselle se sentait incapable d'attendre
tranquillement une visite problématique de Maxime et des petites
Mercadier. Elle fit alors une chose incroyable, à laquelle, jamais, elle
n'eût songé, quinze jours auparavant. Elle écrivit à la femme du docteur,
qu'elle ne connaissait pas, pour lui demander d'envoyer les enfants à la
Merlière.
Madame, disait-elle, j'ai eu dernièrement le plaisir de recevoir vos
filles et leur ami Maxime. Voulez-vous permettre à ces jeunes personnes,
dont j'ai apprécié la parfaite éducation et l'amabilité, de rendre visite,
de temps en temps, à une vieille femme solitaire, que leur présence
distrait et réconforte ? Je serais heureuse de les accueillir dès demain,
jeudi.
Veuillez croire, Madame, à mes sentiments distingués.

ELISABETH Rousson-Roux.

Césarine emporta la lettre, en allant faire des commissions au


village et, tandis qu'elle s'éloignait sur le chemin de Fontanès, sa
maîtresse la suivit des yeux, mesurant sa solitude. Fallait-il qu'elle fût
profonde, totale, cette solitude, pour que la demoiselle de la Merlière
allât jusqu'à mendier la présence et l'aide de trois enfants !

85
CHAPITRE IX

LES PORTES OUVERTES

MADAME MERCADIER transmit à Maxime et aux deux sœurs


l'invitation de Mlle Elisabeth. Elle ne manqua pas d'ajouter qu' «aller
rendre visite à une personne âgée et isolée, était un devoir de charité
auquel elle ne permettrait pas que ses enfants se dérobassent ». Et le
docteur conclut, sur un ton moins sentencieux :
« Je suis enchanté de voir Mlle Rousson-Roux sortir de sa
hargneuse solitude, et fier de ce que mes grandes filles et notre brave
Maxime soient les premiers à franchir une porte qui commence à
s'entrebâiller. Souhaitons que cette porte s'ouvre un jour toute grande
devant une foule d'amis. »
« Et devant une petite orpheline aux yeux noirs... », avaient pensé
simultanément les trois amis.
Ils se mirent en route au début de l'après-midi et entrèrent à la
Merlière tout souriants, car ils s'attendaient à un aimable accueil. Mais
ils se trouvèrent en face d'un visage de bois, contracté et soucieux. Mlle
Elisabeth répondit à peine à leur salut et se contenta de dire sèchement :
« J'ai l'intention "de réinstaller le rez-de-chaussée de ma maison.
Puisque je vous ai promis de vous la faire visiter un jour, je veux voir, en
vous accompagnant, si la chose est possible. Mais je crains fort que tout
ne soit en trop mauvais état. Attendez-moi un instant : je vais chercher
les clefs. »

86
Tandis qu'elle s'éloignait, Maxime murmura :
« Voilà du nouveau, par exemple ! Qu'est-ce qui a pu la décider à
restaurer la Merlière ?
— Alors que nous l'avons entendue jurer ses grands dieux devant
Ezéchiel que l'héritage de la cousine Fabrègue ne changerait rien à sa vie !
» ajouta Nathalie.
Caroline ne souffla mot : elle tremblait de joie et d'émotion. Serait-ce
possible que sa poésie fût pour quelque chose dans la décision de la vieille
demoiselle ?
« Dans tous les cas, dit précipitamment Maxime en entendant revenir
Mlle Elisabeth, quel que soit l'état des appartements fermés, il faut qu'elle
fasse ces réparations, et nous l'encouragerons de notre mieux, car tout ce
qui apporte un changement dans son existence peut favoriser la petite
Céline. »
La maîtresse de la Merlière réapparut, munie d'un trousseau de clefs.
Elle hésita encore une seconde, passa la main sur son front en soupirant et
dit enfin résolument :
« Allons ! Suivez-moi. »
Elle ouvrit la première porte, et les enfants entrèrent sur ses talons
dans l'une des pièces abandonnées.
Une obscurité totale.... Un froid subit.... Une odeur de poussière et
d'air confiné.... Un vieux parquet, craquant sous les pas....
Le cœur battant, écarquillant les yeux dans l'ombre, Maxime et ses
amies attendaient....
Et, brusquement écartés par Mlle Elisabeth, les volets vermoulus de
l'une des six fenêtres s'ouvrirent en grinçant, tandis que la lumière
envahissait le grand salon.
Celui-ci paraissait d'autant plus vaste qu'il était vide. Seul, un lustre
immense, trop fragile et trop encombrant pour être vendu et emporté,
pendait au-dessus de ce désert, protégé par une housse de tarlatane, à
travers laquelle on voyait briller une forêt de pendeloques en cristal.
Entre les claires boiseries, la soie cerise qui tapissait les murs
semblait à peine fanée. Mais le plâtre du plafond s'écaillait et jonchait de
débris le chêne terni du plancher.
La demoiselle de la Merlière regardait autour d'elle. Son visage
restait impénétrable, mais on devinait qu'elle croyait revoir tous les
meubles, tous les objets qui remplissaient autrefois ce salon et, sans doute
aussi, tous les êtres qui l'avaient habité.
Elle continua, impassible et muette, à ouvrir d'autres portes sur
d'autres pièces.

87
On traversa un second salon, moins spacieux, mais tout aussi vide
que le premier. Il se prolongeait par une véranda aux nombreuses vitres
fendues, où les dames Rousson-Roux faisaient jadis entretenir un jardin
d'hiver. Mais les orangers étaient morts dans les grands vases dont le vernis
se fendillait, et les plantes vertes, les cactus, les fleurs rares se réduisaient à
quelques débris secs et noirâtres où se suspendaient les toiles d'araignée.
On trouva plus loin la salle à manger et sa monumentale cheminée de
marbre. Là, une table massive, couverte de poussière, demeurait seule au
milieu d'un pavé de mosaïque dont on ne distinguait plus ni la couleur ni le
dessin.
On vit l'ancienne salle de billard qui contenait uniquement une
potiche japonaise, posée dans un coin, à même le parquet.
Enfin l'on arriva dans la bibliothèque. Il n'y restait ni sièges ni tables,
mais des livres s'alignaient encore sur les rayons et des portraits de famille
s'accrochaient aux murs : ceux de trois générations de filateurs, de leurs
épouses, de leurs enfants.
Nathalie s'arrêta soudain devant l'une de ces toiles, en poussant une
exclamation.
Mlle Elisabeth tressaillit, comme si le cri léger de la fillette l'éveillait
en sursaut.
« Qu'est-ce qui vous prend, ma petite ? demanda-t-elle.
« Qui.... Qui est cette fillette? » interrogea Nathalie en désignant le
tableau.
Mlle Rousson-Roux leva les yeux vers le portrait. C'était celui d'une
enfant brune, au regard noir et brillant, vêtue d'une robe blanche et parée
d'un collier de corail.
« Moi-même, à huit ou neuf ans, répondit-elle.
— Mais c'est Céline ! C'est la petite Céline de la Moline ! s'écria
Maxime. La ressemblance est extraordinaire... sauf que Céline est
misérablement vêtue, plus pâle et moins potelée ! »
La voix du jeune garçon résonna dans la vaste pièce vide, comme un
coup de tonnerre, aux oreilles des deux sœurs épouvantées.
Un terrible, un glacial silence suivit cette exclamation. Qu'allait dire
la maîtresse de la Merlière ?
Mlle Elisabeth ne dit rien et fit mine de n'avoir pas entendu la
remarque de Maxime. Mais, bien que celui-ci ne fût nullement timide, il
rougit sous le regard qu'elle lui lança.
« J'ai parlé de Céline plus tôt que je ne voulais, pensa-t-il. Tant pis !
Elle sait, maintenant, que nous connaissons sa petite-nièce et que
l'orpheline lui ressemble trait pour trait. »

88
Le silence se prolongea pendant quelques secondes qui semblèrent
interminables aux trois enfants. Puis la vieille demoiselle fit d'une voix
neutre :
« Sortons maintenant dans le vestibule. Il n'y a plus, au rez-de-
chaussée, que la cuisine et ses dépendances. Montons au premier. »
Encore tout troublés, Maxime et ses amies se retournèrent cependant
pour admirer la belle enfilade que l'on apercevait par les portes restées
ouvertes à deux battants. Puis, ils gravirent l'imposant escalier.
Ils traversèrent la chambre à coucher de Mlle Elisabeth, la seule qui
fût complètement meublée, et une quantité d'autres chambres à moitié
vides et fort délabrées.
« II est inutile que vous montiez au second, dit Mlle Rousson-Roux,
lorsqu'on eut terminé la visite du premier étage. Il n'y a, là-haut, que
l'ancienne lingerie, des chambres de domestiques et des débarras, pleins de
vieilleries sans valeur. Et tout cela est probablement encore plus abîmé que
ce que nous venons de voir. Quelle pitié ! »
Pourtant, malgré cette remarque désenchantée, elle paraissait
soulagée et presque satisfaite, car le rez-de-chaussée de la Merlière, seule
partie de sa maison dont elle voulait s'occuper pour le moment, se révélait
en moins mauvais état qu'elle ne l'avait craint : il pouvait être vite et
facilement réparé.
Le meubler serait plus difficile et, sans doute, faudrait-il écorner
sérieusement l'héritage de la cousine. Mais la vieille demoiselle se sentait
capable de tous les sacrifices, pour mener à bien cette lourde tâche.
Tout d'abord, il fallait voir le notaire et convoquer des ouvriers.
Comme s'il devinait ses réflexions, Maxime proposa, p]ein
d'empressement:
« Si vous avez des commissions pour le village, nous nous en
chargerons volontiers.
— En effet, répondit-elle, vous me rendrez service en
passant chez maître Jalaguier, pour le prier de venir me parler. Voyez aussi
Finiels, le maçon, et Felgerolles, le menuisier : qu'ils montent ici tout de
suite, car il faut recrépir la maison et réparer les volets avant les grands
froids. Quant aux travaux intérieurs, je veux qu'ils soient terminés à Noël.
— Mais Finiels est mort, et Felgerolles est bien trop âgé pour
travailler ! s'écria Nathalie.
— Ah!... murmura Mlle Elisabeth, interdite.... Je ne me rendais pas
compte que depuis de longues années, aucun ouvrier n'est entré chez moi.
Eh bien, ces gens ont des successeurs, je suppose : prévenez-les.

89
— Nous y allons immédiatement ! fit Maxime avec
'enthousiasme, et nous reviendrons voir s'ils se sont mis à l'œuvre.
Nous permettrez-vous aussi de vous aider ? Vous pourriez nous
confier une quantité de petits travaux. »
Mlle Rousson-Roux ne dit pas non. Ce garçon et ces petites
Mercadier pouvaient lui être utiles en effet, ne serait-ce qu'en
l'encourageant par leur entrain et leur admiration. Et quels commodes
messagers ils allaient faire entre sa maison et le village !
Les messagers en question se sentaient des ailes lorsqu’ils
redescendirent a Fontanès. Ils ne mirent qu'un quart d'heure de la Merlière
au pont qui franchissait la rivière et, quoique tout essoufflés, ils ne
s'arrêtèrent pas un instant avant que fût remplie la mission dont ils étaient
chargés.
Après avoir carillonné a la porte du notaire, ils entrèrent en coup de
vent chez le maçon qui leur demanda plusieurs fois si c'était bien à la
Merlière (Eh ! oui ! à lu Merlière !) qu'on le réclamait. Puis ils cherchèrent
le menuisier, le découvrirent au café et rirent sous cape de son air stupéfait
et de sa question : « Dites... ce n'est pas pour badiner, au moinsss, que vous
m'envoyez là-haut ? » (Non, non, c'était sérieux : on allait restaurer la
Merlière !)
Deux heures plus tard, dans tout Fontanès et particulièrement à
l'épicerie Pincemaille, la nouvelle circulait :
« Et alors ? C'est vrai ? La vieille chouette refait son nid ?
— C'est à cause de l'héritage, sans doute....
— Il paraît que tout va redevenir plus beau qu'avant, plus beau que
du temps des anciens filateurs.
— Enfin ! Ce n'est pas malheureux, car ça faisait peine de voir
cette grande « maisonnasse » tomber en ruine !
— Peine ? Vous pouvez le dire ! Et vergogne, aussi ! Elle
enlaidissait tout le pays, té !»
Nathalie et Caroline, chez le docteur, Maxime, chez le capitaine, ne
pouvaient songer à autre chose qu'aux événements de cette journée
mémorable. Il leur tardait déjà de retourner à la Merlière et d'assister peu à
peu à sa métamorphose.
Ils ignoraient encore le plus beau, car Mlle Rousson-Roux ne leur
avait pas dit qu'une fois les travaux terminés, elle avait décidé de reprendre
contact avec le monde extérieur en donnant un bal.

90
CHAPITRE X

VISITE À LA BELLE INCONNUE


LA MERLIÈRE REPREND VIE. — MAXIME S'EN VA

Vous vous .taisez... et vous devenez mes amis », avait dit la dame
en bleu. Cette petite phrase trottait dans la tête de Nathalie et de Caroline
depuis la rencontre dans la châtaigneraie.
Quand on a une amie, on va la voir, n'est-ce pas ? Alors, quoi qu'en
aient prétendu ces radoteuses de demoiselles Pincemaille, il n'était point
du tout certain que la belle inconnue « recevrait mal » les enfants avec
lesquels elle avait conclu un pacte solennel. Or, les deux sœurs brûlaient
de revoir la jeune femme.
Elles en parlèrent un matin à Maxime qui répondit tranquillement :
« Je cherchais justement un prétexte pour aller rendre visite à cette
dame et je l'ai trouvé. Ne reste-t-il pas quelques fleurs, dans votre jardin?
— Si ! de beaux chrysanthèmes et les derniers zinnias.
— Alors, faites un bouquet que nous irons lui offrir.
— Mais... c'est que maman nous défend de cueillir quoi que ce
soit dans les corbeilles. Vous comprenez que nous n'allons pas lui
en demander la permission : cela provoquerait toutes sortes de questions
gênantes. Or, nous avons promis le secret.

91
— Allons, bon ! Mon projet tombe à l'eau. A moins que...
attendez ! Je vais fouiller notre forêt vierge : les asters sauvages
sont fanés, mais je trouverai peut-être autre chose. Ferez-vous des
commissions pour votre mère, ce soir ?
— Probablement.
— Alors, je vais entreprendre une exploration et je vous dirai cet
après-midi si j'ai réussi.
— Est-ce que nous pourrons emmener les petites ?
— Non, non, il ne faut pas être trop nombreux, car nous devrons
nous faufiler chez la belle inconnue sans que les Pincemaille ne nous
voient, sinon, elles nous empêcheront de monter. »
Quand Maxime revint chez les Mercadier, il avait l'air satisfait.
« J'ai ce qu'il faut », glissa-t-il à Nathalie et à Caroline.
Dictée, histoire, littérature, mathématiques, il fallut tout subir
jusqu'à quatre heures, et encore un ennuyeux et maigre goûter : des
tranches de pain de seigle enduites d'une imperceptible couche de
confiture « qui ne remplissait même pas les trous de la mie », disait
Finette.
Enfin, les deux sœurs aînées sortirent de la maison, une liste
d'achats à effectuer en poche et un panier au bras.
Lorsqu'elles passèrent devant la maison Domergue, Maxime qui
les accompagnait entra en coup de vent chez son grand-père et en
ressortit aussitôt.
« En voilà un bouquet ! s'exclamèrent les petites filles quand elles
le virent apparaître.
— Quoi ? N'est-il pas joli ?
— Je vous avoue, dit Caroline, que ces crocus tout petits et ces
branches de vigne vierge d'un mètre de long, font un drôle d'assemblage!
— Mais, ajouta charitablement Nathalie, ces feuilles écarlates et
ces fleurs jaune d'or ont des teintes magnifiques.
— Dans tous les cas, j'ai eu joliment de peine à les
dénicher ! Je me suis mis les mains en sang pour atteindre les crocus
sous les ronces, assura le jeune garçon.
— L'essentiel, fit Nathalie, est que nous ayons un prétexte pour
entrer chez notre belle dame. »
On arrivait à l'épicerie. Le jour baissait, les deux lampes à pétrole
suspendues au plafond du magasin répandaient déjà leur parcimonieuse

92
lumière. De dehors, les enfants aperçurent avec soulagement
Emilie et Léa qui, très affairées, servaient au moins cinq à six clientes. A
côté de la
boutique, la porte d'entrée de leur maison, toujours ouverte jusqu'au
soir, donnait sur un corridor au fond duquel un escalier conduisait au
premier étage.
Prestement, Maxime et ses amies passèrent devant la vitrine et se
glissèrent dans le couloir. Puis ils gravirent prudemment les marches de
bois qui craquaient terriblement sous leurs pas.
Le palier atteint, ils virent une raie lumineuse sous une porte.
Certainement, « c'était là ».
Ils frappèrent deux coups légers.
« Entrez ! » fit la voix de la dame en bleu.
La « dame en bleu », ce jour-là, était vêtue de gris. Sans doute avait-
elle assorti sa robe à la couleur de ses pensées. Assise tristement près du
feu, elle essayait de lire La Chartreuse de Parme, a la lueur d'une petite
lampe posée sur la cheminée, mais elle tenait toujours son livre ouvert à la
même page : Fabrice, le jeune héros de Stendhal, ne parvenait pas à retenir
son attention.
« Voilà une visite qui arrive fort à propos, s'écria-t-elle en voyant
surgir les enfants sur le seuil. J'étais en train de mourir d'ennui ! »
Enhardis par cet accueil, Maxime et ses amies offrirent leur étrange
bouquet qui fut accepté avec un visible contentement.
« J'ai reçu beaucoup de fleurs dans ma vie, mais elles m'ont rarement
fait autant de plaisir que celles-ci », assura la belle inconnue en arrangeant
de son mieux les crocus à queues très courtes et les longues branches de
vigne vierge dans un affreux vase en verre, d'un bleu criard. « Asseyez-
vous, ajouta-t-elle, et commencez par me dire qui vous êtes, car, figurez-
vous que j'ai oublié de vous le demander, lors de... hum... notre rencontre.»
II y eut un léger froid au souvenir de cette rencontre dans la
châtaigneraie, mais Maxime fit précipitamment les présentations, et,
quelques minutes1 plus tard, la conversation entre la jeune femme et ses
visiteurs était pleine de cordialité et d'animation.
Les enfants parlèrent de leur vie à Fontanès, de leurs parents, de leurs
études, de leurs jeux, et, tout naturellement, on en vint à aborder le sujet de
la Merlière. Caroline fit une poétique description de cette vieille maison,
jadis somptueuse, des « grands appartements » déserts et fermés, de la
filature en ruine, où le vent, entré par les fenêtres aux vitres cassées,

93
Maxime et ses amies offrirent leur étrange bouquet.

94
balayait les salles vides, envahies par les araignées et les oiseaux
de nuit. Maxime parla de Mlle Rousson-Roux, qui régnait, solitaire et
farouche, sur ce mélancolique royaume, et Nathalie raconta comment sa
sœur, Maxime et elle-même étaient parvenus à s'introduire dans ce logis
si peu hospitalier.
« Comme c'est romanesque ! s'écria la belle inconnue. Dès que j'ai
aperçu cette Merlière, au flanc de la montagne, j'ai pensé qu'elle pourrait
servir de décor à quelque drame mystérieux.
— Drame serait peut-être beaucoup dire, mais, pour ce qui est de
mystère, il y en a un, là-haut... », fit Maxime, presque malgré lui.
Caroline et Nathalie échangèrent un regard étonné : Maxime allait-
il révéler à cette inconnue ce qu'ils taisaient tous les trois, depuis des
semaines ?
Le jeune garçon comprit leur surprise.
« Ne trouvez-vous pas, demanda-t-il, que, puisque madame nous a
donné un secret à garder, il serait juste de lui confier le nôtre ? »
Nathalie approuva :
« C'est vrai, Maxime, vous avez raison : vous pouvez tout dire. »
Et Maxime narra la première visite des trois enfants à la Merlière,
l'entrevue d'Ezéchiel et de Mlle Elisabeth qui leur avait révélé l'existence
de Céline et, enfin, leur expédition à la Moline. Il termina en confiant à
l'étrangère leur désir, leur rêve, leur but : voir l'orpheline accueillie dans
la maison familiale.
Pourquoi les trois amis trouvaient-ils tout naturel de raconter à la
jeune femme ce qu'ils n'avaient dit à aucune grande personne ?
Ah ! c'est que, précisément, la belle inconnue ne leur paraissait pas
« une grande personne ». Ils sentaient en, elle une jeunesse, une
fantaisie, une imagination qui la rapprochaient d'eux. Elle les prenait au
sérieux, elle ne souriait pas de leurs prétentions, elle ne jetait aucune «
douche froide » sur leur enthousiasme et ce n'est pas elle qui eût songé à
prononcer cette phrase qui glace et révolte les enfants : « De quoi vous
mêlez-vous ? Vous êtes trop jeunes, vous ne pouvez rien faire. »
Non, elle s'enflammait au contraire avec eux et répétait :
« Quelle histoire ! quelle histoire ! Oh ! pourvu que ce que vous
souhaitez se réalise ! Vous nie tiendrez au courant

95
de vos efforts, n'est-ce pas ? » Et elle ajoutait spontanément : « Ne
pourrais-je rien faire pour, vous aider ?
— Vous nous encouragez déjà, madame, en ne vous
moquant pas de nos projets et en nous faisant confiance. Et si nous avons
un jour besoin d'une aide directe, nous ne manquerons pas de vous la
demander, répondit Maxime.
— Très bien, j'y compte fermement », fit la jeune femme. Puis,
après un instant de silence, elle reprit :
« Seulement, il y a une chose que j'avoue ne pas très bien
comprendre : c'est la raison pour laquelle la vieille demoiselle refuse de
recueillir sa petite-nièce ? Elle est seule, alors qu'elle pourrait avoir une
compagne, elle n'a pas de but dans la vie, alors qu'elle en trouverait un en
se consacrant à cette enfant, elle est triste, alors que la gaieté de Céline
changerait l'atmosphère de sa maison....
— Vous ne connaissez pas, dit Nathalie, la ténacité des brouilles
de famille dans nos villages ! Parce que le frère de Mlle Rousson-Roux
s'est fâché autrefois avec ses parents et sa sœur, Mlle Elisabeth trouve bon
de faire subir les conséquences de cette vieille histoire à la petite Céline.
Elle se croit le Seigneur lui-même sans doute, pour « punir sur les
enfants « l'iniquité des pères », comme dirait Ezéchiel !
— Sans compter, remarqua Maxime, que nous ne savons pas ce qui
s'est passé entre le fils Rousson-Roux et sa famille et 1' « iniquité » n'est
peut-être pas du côté que l'on croit.
— Décrivez-moi encore une fois cette petite Céline,
demanda l'inconnue un peu plus tard; je veux pouvoir me la représenter
exactement.
— Mais, dit Nathalie, pourquoi n'iriez-vous pas vous
promener du côté de la Moline, pour essayer de la rencontrer ?
— C'est une idée ! J'entrerai dans la ferme sous prétexte de
demander un bol de lait : ainsi, je verrai cette enfant.
— Pourrez-vous faire le chemin ? Ne sera-ce pas trop
fatigant ? » interrogea Caroline avec sollicitude.
La jeune femme leva les sourcils :
« Fatigant ? Pourquoi donc ?... Ah ! oui », continua-t-elle
précipitamment en se rappelant qu'elle prétendait séjourner à Fontanès
pour se reposer et rétablir sa santé ébranlée... « oui, c'est vrai, je dois me
ménager.... Mais j'irai lentement, en m'arrêtant souvent pour reprendre
haleine. »
A ce moment, on entendit le bruit de ferraille que faisaient les volets
de l'épicerie lorsqu'on les accrochait devant la vitrine.

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« Miséricorde ! s'écria Caroline, on ferme le magasin ! Et nos
commissions ? »
Elles prirent congé en toute hâte, descendirent l'escalier quatre à
quatre et firent irruption dans la boutique par la porte du corridor, à la
stupéfaction des demoiselles Pincemaille.
« Mais d'où sortez-vous ? demanda Léa.
— De chez la dame d'en haut, répondirent les petites filles d'un air
détaché : nous avons fait sa connaissance....
— Et elle nous a recommandé d'aller souvent lui rendre visite,
précisa Maxime.
— Ah!... C'est bien possible.... Ce doit être une lubie due à sa
maladie, fit Emilie en pinçant les lèvres. Et vous voulez encore quelque
chose, à cette heure ? »
Caroline sortit la liste de denrées à acheter, à elle confiée par Mme
Mercadier, et les bonnes vieilles ne refusèrent pas de la servir, bien que
leur journée de travail fût terminée.
« J'ai fait une remarque », dit Nathalie en. se hâtant vers la maison
paternelle où l'attendait vraisemblablement une semonce pour sa rentrée
tardive.
« Moi aussi, fit Maxime ; c'est que nous avons raconté beaucoup de
choses à la belle inconnue, en sorte qu'elle sait à quoi s'en tenir sur nous....
— Et qu'elle ne -nous a rien dit d'elle-même : c'est
exactement ce que je pensais, continua Nathalie : nous ne sommes pas
plus renseignés que le premier jour où nous l'avons vue.
— Qu'importé, dit la romanesque Caroline. Pour moi, le mystère
dont elle s'entoure est un charme de plus. »
Là-haut, dans sa chambre solitaire, la belle inconnue se sentait un
peu moins triste et la soirée ne lui parut pas aussi longue que les autres.
C'est que, pour la première fois depuis son arrivée à Fontanès, elle pouvait
oublier un instant ses propres soucis pour penser aux soucis des autres, à
leurs préoccupations, à leurs rêves, à leurs efforts, et aussi à cet univers
plein de fraîcheur et d'enthousiasme dans lequel l'avaient fait pénétrer avec
confiance et amitié les jeunes « indiscrets » de la châtaigneraie.

La Merlière s'était brusquement transformée en chantier.


Des charrettes apportant des matériaux qu'elles déchargeaient dans la
cour roulaient à grand bruit sur le chemin. Les allées et venues des
ouvriers, leurs rudes voix parlant le patois du pays, les coups de marteaux,
les grincéments de scies, rompaient l'impressionnant silence qui,
d'ordinaire, enveloppait la maison solitaire.

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Du village, on apercevait les échelles et les échafaudages dressés
contre les murs extérieurs que l'on recrépissait, et l'on voyait surgir sur le
toit les silhouettes des couvreurs qui changeaient les tuiles cassées. Les
volets disparaissaient les uns après les autres, pour réapparaître les jours
suivants, réparés et repeints.
A l'intérieur, les plâtriers refaisaient les plafonds, le menuisier et
ses apprentis remettaient les parquets en état, les peintres rafraîchissaient
les portes et les boiseries.
La maîtresse de la Merlière circulait partout, surveillant de près les
travailleurs, réclamant plus de célérité, donnant des ordres sur un ton
impératif, relevant sèchement la moindre négligence. Mais parfois,
exaspérée par le bruit et l'agitation, elle allait brusquement se réfugier
dans son boudoir et se demandait comment elle avait pu commettre la
folie de déchaîner une pareille tempête dans le royaume de solitude et de
silence qu'était encore sa maison si peu de temps auparavant.
Quant à Césarine, complètement dépassée par les événements, elle
se cantonnait dans sa cuisine et marmottait vingt fois par jour « que tout
ce remue ménage lui donnait le « tournis » et qu'il fallait être malade
pour entreprendre pareils travaux quand on avait déjà un pied dans la
tombe » !

Maxime et ses amies suivaient avec un intérêt passionné les


progrès des réparations. Valérie, maintenant, se joignait à eux lorsqu'ils
montaient à la Merlière. Mais Juliette et Finette, incapables de surmonter
leur timidité, préféraient rester au village et guetter le retour des « grands
» pour se faire raconter tout ce qui se passait à l'ancienne filature.
On attendait avec impatience l'arrivée des meubles de la cousine
Fabrègue. Mlle Elisabeth, en effet, s'était rappelé l'existence de ce
mobilier « fort beau », au dire du notaire, dont elle avait ordonné la
vente. Par bonheur, cette vente n'avait pas encore eu lieu et, suivant ses
instructions, plusieurs voitures de transport devaient être en route pour
Fontanès.
Un jour, Maxime, en furetant dans les débarras du second étage, fit
une découverte.
« Savez-vous, mademoiselle, dit-il, après avoir dégringolé
l'escalier en toute hâte, qu'il y a là-haut de quoi garnir toute une pièce ? »
Mlle Rousson-Roux avait haussé les épaules : « Que me contez-
vous là, mon garçon ? Je sais très bien que les mansardes ne contiennent
rien d'intéressant.

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— Rien d'intéressant ! Au moins huit ou dix fauteuils, deux
canapés, un secrétaire, des consoles, des guéridons !
— Ah ! Je vois ce dont vous parlez : c'est du vieux salon empire,
complètement démodé, que mes parents avaient remplacé au
début de leur mariage. Plus tard, on n'a même pas pensé à le vendre, car
personne n'en aurait voulu.
— Démodé ? C'est possible : mais moi, je le trouve ravissant. Je
vous en prie, venez le regarder. »
Après avoir dit qu'elle ne se souciait pas de monter deux étages
inutilement, Mlle Elisabeth finit par suivre Maxime.
Les vieux meubles étaient entassés dans une seule chambre. Leur
bois d'acajou luisait sous une couche de poussière, la soie qui les
couvrait tombait en lambeaux, mais leurs formes pures, les bras des
fauteuils aux courbes gracieuses, les consoles, le secrétaire, orné de
colonnes cerclées de cuivre, les guéridons aux pieds délicats ne
déplurent pas à Mlle Rousson-Roux.
« Ce n'est pas si laid, en effet, reconnut-elle, et peut-être cela
pourra-t-il servir, une fois remis en état. Attendons, avant de rien
décider, l'arrivée des voitures d'Uzès. »
En descendant des mansardes, ils trouvèrent les trois petites
Mercadier, perchées sur des échelles, occupées à nettoyer les sombres et
immenses tableaux du vestibule.
« Regardez ! Regardez ! crièrent-elles : le moyen que papa nous a
indiqué pour éclaircir les peintures est merveilleux ! Tout redevient net
peu à peu. »
Et, ce disant, elles frottaient énergiquement les toiles avec... des
tranches de pommes de terre dont elles essuyaient ensuite les traces
humides au moyen de chiffons propres.
Nathalie montrait fièrement un bouquet de rosés, fraîches « comme
des vraies », qu'elle venait de faire apparaître. Caroline s'acharnait sur
deux pieds d'enfant, deux petits pieds nus et rondelets. Valérie «
débarbouillait » un visage de femme, qui recommençait à sourire, sous
un chapeau de bergère.
Les poings sur les hanches, Césarine surveillait le travail des trois
sœurs et 'maugréait :
« Ça se rapproprie, je ne dis pas non, mais on pourrait engraisser
un cochon avec toutes les pommes de terre que vous gaspillez !

99
Les trois petites frottaient énergiquement les toiles avec des tranches
de pommes de terre.

100
101
— Il faut ce qu'il faut, Césanne », dit Maxime en riant.
Le soir, les deux scènes champêtres, imitées des célèbres tableaux
de Watteau, paraient de nouveau le vestibule de leur grâce maniérée, et
Mlle Elisabeth contemplait, avec une certaine émotion, ces bergers, ces
bergères, ces bambins joufflus, groupés dans des parcs fleuris, qu'elle
retrouvait après une si longue éclipse.

Le départ de Maxime approchait. Son père devait l'accompagner à


Nîmes le 1" décembre.
Mais les événements de la Merlière, l'histoire de Céline, le plaisir
de travailler avec ses amies avaient singulièrement refroidi son
enthousiasme à l'égard du lycée.
Dire qu'il pouvait, lors de son arrivée, détester ce village et y périr
d'ennui ! Il sentait maintenant que, dans son lointain internat (les
soixante-dix kilomètres qui séparaient Fontanès du chef-lieu du Gard
semblaient une distance importante à cette époque!), il rêverait avec
nostalgie à ce coin perdu des Cévennes et attendrait impatiemment les
vacances de Noël qui l'y ramèneraient.
Il eut, avant de partir, le plaisir de voir 'arriver le mobilier d'Uzès,
le jour même où il prenait congé de Mlle Rousson-Roux.
Le petit manœuvre des maçons était tout à coup arrivé en criant :
« Dites ! Il y a quatre grandes voitures qui montent ! Et même bien
chargées ! Nous déblayons la cour pour qu'elles puissent arriver devant
le perron. »
Maxime et les petites filles avaient aussitôt traversé la terrasse en
courant, pour s'installer sur le parapet aux balustrades de pierre d'où l'on
dominait toute la vallée et la mauvaise route qui grimpait vers la
Merlière. De là, ils assistèrent commodément à l'ascension du convoi.
Aussi lents que de gros colimaçons, les véhicules avançaient
péniblement, écrasant avec bruit les cailloux de la route, au milieu des
claquements de fouets et des cris de leurs conducteurs. Ils finirent
pourtant par atteindre la maison et s'arrêtèrent devant la porte. On se mit
immédiatement à les décharger.
Bien qu'elle s'efforçât de ne rien manifester, Mlle Rousson-Roux
ne pouvait cacher sa satisfaction.
Le notaire avait dit vrai : les meubles de la cousine Fabrègue
étaient fort beaux. Sièges, crédences, armoires, commodes, tables à
dessus de marbre, guéridons d'acajou ou de

102
bois de violette, tout se révélait digne de l'ancienne Merlière. Il y
avait même un piano à queue et une harpe dorée !
La dernière voiture transportait uniquement de grandes caisses,
soigneusement clouées. Maxime obtint la faveur de les ouvrir lui-même,
à grand renfort de tenailles et de marteau.
Il en sortit une foule de merveilles, dont les petites filles .saluaient
l'apparition par des exclamations admiratives et ravies.
Services de vaisselle, linge damassé, verrerie de cristal, bibelots,
lampes, argenterie, porcelaines de Chine..., il y avait de tout et en si
grande quantité, que la demoiselle de la Merlière n'aurait pas beaucoup
d'emplettes à faire pour compléter l'installation de sa maison.
Quand la dernière caisse fut vidée, Maxime posa les outils qu'il
tenait et soupira :
« Que j'aurais aimé voir mettre tout cela en place !
— Nous vous écrirons, Maxime, et nous vous raconterons tout,
sans oublier le moindre détail », promit Nathalie.
Et, touchée de voir le jeune garçon prendre tant d'intérêt à la
restauration de sa maison, Mlle Elisabeth ajouta, presque aimablement :
« J'espère bien que vous serez de retour pour le bal.
— Le... le bal ? Quel bal ? demanda Maxime.
— Mais, dit négligemment Mlle Rousson-Roux, celui que je
compte donner le soir de la Saint-Sylvestre, lorsque tous les
aménagements seront terminés. Ne vous en avais-je pas parlé ?
« Vous serez les seuls enfants invités... je vous dois bien cela pour
vous remercier de votre aide.... »
Le 1" décembre, Maxime et son père reprirent en sens contraire
l'omnibus qui les avait amenés à Fontanès. Il fallait alors aller en voiture
jusqu'à la ville d'Alès, où l'on prenait le train, l'inconfortable « tortillard
» qui s'arrêtait à chaque station et vous déposait enfin à la gare de
Nîmes, après plusieurs heures de supplice.
M. Domergue devait installer son fils à l'internat et revenir le
surlendemain.
Le départ de Maxime consterna les petites Mercadier. Le soir, à la
veillée, Valérie ne put s'empêcher de dire :
« On se demande, au fond, pourquoi Maxime avait besoin d'aller
au lycée, puisqu'il travaillait très bien avec maman. Je trouve qu'il aurait
mieux fait de rester ici.

103
— Ce n'est pas mon avis, répliqua le docteur, car l'unique société
de cinq filles éperdues d'admiration n'eût rien valu, à la longue, pour
notre jouvenceau ! Certes, Maxime est plein de qualités et de cœur....
Mais il est un peu trop sûr de lui.... Un peu trop autoritaire, aussi.... Et
fort susceptible, par-dessus le marché. Il est grand temps qu'il fréquente
des camarades moins bienveillants et moins dociles : ils se chargeront de
rabattre sa superbe ! Oh ! cela n'ira pas sans heurts, je suppose; mais
bast! quelques bonnes bagarres, quelques vêtements déchirés, un œil «au
beurre noir », au besoin, feront le plus grand bien à votre jeune ami.
— Oh ! mon cher ! s'écria Mme Mercadier scandalisée,
j'espère que tu plaisantes, à ton habitude ! Maxime se battant comme un
sauvage et déchirant ses effets.... Quelle horreur!
— Ma chère Sophie, je n'ai jamais été plus sérieux », répondit le
docteur en souriant. Puis, voyant la mine mélancolique de ses filles, il
ajouta :
« Trois semaines seront vite passées, et les vacances ramèneront le
lycéen qui, certainement, aura mille choses intéressantes à raconter. »
Les expéditions à la Merlière aidèrent les sœurs aînées à supporter
l'absence de Maxime. A leur grand soulagement, Mme Mercadier ne
désapprouvait pas les travaux entrepris par la vieille demoiselle. Elle
avait en abomination les ruines, le délabrement, le désordre et la
poussière. Dès lors qu'il s'agissait de supprimer les unes et de remédier
aux autres, elle se montrait toute disposée à laisser ses filles apporter
leur aide à Mlle Elisabeth.
On ne lui avait pas encore parlé du bal... car on se doutait bien que
le moyen « mondain et frivole » par lequel Mlle Rousson-Roux comptait
reprendre contact avec ses semblables ne lui plairait guère et, sans doute,
la choquerait infiniment. Pour le moment, l'essentiel était de pouvoir
monter le plus souvent possible à l'ancienne filature où l'on trouvait
chaque fois de nouveaux changements et de nouvelles surprises.

104
CHAPITRE XI

LES INVITATIONS. — LETTRE À MAXIME

CE JOUR-LÀ, Nathalie monta seule à la Merlière. Caroline et


Valérie étaient punies : l'une pour avoir « rêvassé et négligé de faire ses
devoirs », l'autre pour « insolence et rébellion ».
L'hiver était venu. Un vent glacé soufflait sur le chemin et secouait
les branches dépouillées des châtaigniers. La petite fille marchait vite, le
visage coloré, sous la toque de fourrure qui remplaçait maintenant sa
capote de paille, et elle serrait autour d'elle les plis d'une pèlerine en gros
drap.
Elle trouva Mlle Elisabeth installée dans sa chambre, au premier
étage, les tapissiers ayant laissé sens dessus dessous le boudoir qu'ils
remettaient en état.
Un silence inaccoutumé régnait dans la maison :, c'était dimanche
et les ouvriers ne travaillaient pas.
Mlle Rousson-Roux parut contente de voir arriver Nathalie.
« Venez m'aider, dit-elle : j'écris les invitations pour le bal : vous
pourrez mettre les adresses.»
Et elle désignait, sorties d'une boîte de papier à lettres, des cartes et
des enveloppes bleues, éparpillées devant elle, à côté d'une liste de
noms.
Cette liste, la vieille demoiselle avait eu beaucoup de peine à
l'établir. Qui donc, parmi ses anciennes connaissances, vivait encore et

105
qui n'était plus de ce monde ? Qui restait au pays et qui l'avait quitté ?
Qui vieillissait solitaire ? Qui se trouvait à la tête d'une nombreuse
descendance ?
L'obligeant notaire l'avait renseignée. Il ne restait plus qu'à
expédier les cartes aux « personnalités » de Fontanès, aux divers
filateurs de la région et à quelques familles de nobliaux cévenols qui
périssaient d'ennui dans d'austères et peu confortables castels.
Nathalie se mit au travail avec entrain. Une heure après, les
cinquante enveloppes étaient prêtes, cachetées et timbrées.
« Merci, dit Mlle Elisabeth. Vous les emporterez et vous les
posterez dès ce soir, n'est-ce pas ?
— Puis-je remettre moi-même celle des messieurs
Domergue ? demanda la petite fille. Maxime m'a priée de le faire et
d'insister auprès de son père pour qu'il accepte de venir.
— Soit, comme vous voudrez.
— Et puis.... J'aimerais tellement que vous invitiez lia « belle
inconnue » ! Elle serait la reine du bal ! »
Mlle Rousson-Roux avait entendu les enfants parler entre eux de la
mystérieuse pensionnaire des Pincemaille.
« Eh bien, invitons-la, si cela vous fait plaisir, accorda-t-elle.
— Oh ! merci ! J'irai aussi lui apporter la lettre : on ne peut
l'expédier par la poste, puisque nous ne savons pas le nom de cette
dame.»
La vieille demoiselle écrivit une invitation supplémentaire, qu'elle
laissa sans adresse. Puis elle remit les cinquante et une enveloppes dans
la boîte bleue, afin que Nathalie pût les emporter plus commodément.
Mais, avant de rabattre le couvercle, elle considéra tous ces petits
rectangles d'azur qui allaient s'éparpiller dans le village et aux environs,
et qui représentaient un tel changement dans sa vie. Comment seraient-
ils reçus ? Plus ou moins bien, peut-être. Ne lui garderait-on pas rancune
de son dédaigneux isolement ? Et si personne ne venait à son bal ?
A cette pensée, elle frémit et se dit qu'il serait encore temps de
revenir sur sa décision. Elle hésita quelques secondes.... Puis,
brusquement, ferma le coffret et le mit entre les mains de Nathalie.
Elle accompagna celle-ci jusqu'au bout de la terrasse. La petite
fille prit congé et partit en courant. Alors, Mlle Elisabeth fut saisie de
panique. Non ! Non ! Pas encore.... Elle voulait réfléchir.... Elle
voulait....

106
« Arrêtez, Nathalie ! Et revenez ! » cria-t-elle.
Mais Nathalie ne l'entendit pas et continua son chemin. C'en était
fait! Le bal de la Merlière aurait lieu.
Malgré le vent glacé qui balayait la terrasse, la vieille demoiselle
suivit longuement des yeux sa petite messagère. Lorsqu'elle se retourna
pour rentrer, elle se trouva nez à nez avec Ezéchiel qui arrivait par de
raides raccourcis, à travers les châtaigneraies. Sa vue lui fut tout d'abord
fort désagréable. Puis elle pensa qu'elle allait s'offrir le malin plaisir de le
scandaliser. Aussi fut-ce avec un certain enjouement qu'elle l'interpella.
« Tiens ! te voilà, berger ? Il me semble que tu te promènes
beaucoup, ces temps-ci ! Il est vrai que l'hiver est là, et que les bêtes restent
à l'étable.
— Pourtant, la besogne ne me manque point, répondit le vieillard,
en touchant le bord de son chapeau. Mais vous semblez oublier que c'est
aujourd'hui dimanche et qu'il est écrit : « Souviens-toi du jour du repos
pour le sanctifier. » Je ne travaille pas le jour du Seigneur, mademoiselle
Rousson-Roux.
— Ah! bon.... Et que viens-tu faire ici?
— Je viens voir de mes yeux le prodige : la Merlière en train de
redevenir telle que je la connus dans mes jeunes ans.
— Alors, tu es satisfait, je pense ?
— Oui, j'ai bien du contentement.,
— Et tu te réjouiras aussi, sans doute, toi qui voulais que je
m'occupe « des autres », de la nouvelle que je vais t’apprendre. Tu
vois, là-bas, sur le chemin, la petite Mercadier courant vers le village ? Tu
vois la boîte bleue qu'elle emporte ? Sais-tu ce que contient cette boîte ?...
Ce sont des lettres, berger, des invitations. Elles seront mises à la poste tout
à l'heure, car je vais donner un bal. Oui, je convie « les autres » à venir
danser chez moi. Qu'en dis-tu ? »
Mlle Elisabeth se tut et attendit l'explosion escomptée. Mais Ezéchiel
ne broncha pas.
« Je dis que si vous donnez un bal, fit-il posément, c'est que le
Seigneur a choisi ce moyen pour réaliser ses desseins à l'égard de plusieurs
de ses créatures.... Et de vous-même, en premier lieu.
— Ah ! fit la maîtresse de la Merlière, déçue : c'est ainsi que tu le
prends ?
— J'espère, continua le berger imperturbable, que vous avez
invité tous ceux qui ont droit à pénétrer dans votre maison... sans oublier la
plus petite. »

107
« Ah ! c’est ainsi que tu le prends ? »

108
La vieille demoiselle comprit l'allusion à Céline et répondit du tac
au tac :
« J'ai invité ceux qu'il me plaît de recevoir, et cela ne regarde que
moi. »
Puis, tournant le dos à Ezéchiel, elle rentra précipitamment chez
elle.
En arrivant au village, Nathalie jeta dans la boîte aux lettres de la
poste quarante-huit enveloppes bleues. Elle en garda trois à la main,
destinées l'une à la belle inconnue, la seconde aux messieurs Domergue
et la dernière à sa propre famille.
Elle se faufila dans le corridor des Pincemaille et se hâta de monter
l'escalier, car les vieilles demoiselles ne voyaient pas d'un bon œil les
visites des enfants à la jeune femme. Elles défendaient farouchement la
solitude et le repos de leur pensionnaire, et tentaient de renvoyer les
petites Mercadier lors qu’elles les apercevaient, se dirigeant timidement
vers la porte d'entrée de leur maison. Il fallait discuter ferme, ce que
Nathalie redoutait par-dessus tout.
Cette fois elle parvint sans encombre au premier étage et fut
accueillie, comme toujours, par le ravissant sourire de l'étrangère.
« Que m'apportez-vous là ? demanda-t-elle, en prenant la lettre
qu'on lui tendait.
— Ouvrez ceci, et lisez, madame ! » répondit la petite fille avec
un sourire épanoui et triomphant.
La belle inconnue décacheta l'enveloppe et prit connaissance de
son contenu. Mais elle ne manifesta nullement le plaisir que Nathalie
escomptait.
« Ah ! c'est pour ce bal dont vous m'avez parlé ? Je ne pensais pas
y être conviée et je ne puis accepter de m'y rendre », dit-elle d'un ton
morne.
Le visage de Nathalie exprima une profonde déception.
« Je supposais.... Je croyais... que vous aimeriez y venir. Vous
vous étiez tellement intéressée à ce que nous vous avons raconté sur la
Merlière et sur Mlle Elisabeth !
— Je m'y intéresse 'toujours et j'espère bien que vous me décrirez
en détail la soirée du bal, auquel je regrette vraiment de ne pouvoir
assister.
— Mais pourquoi ? osa interroger Nathalie.
— Parce que je crains... certaines choses. Enfin, j'ai mes raisons,
fit, un peu brusquement, la jeune femme.

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— Alors, je dois dire à Mlle Elisabeth que vous refusez ? »
demanda Nathalie d'un air si déçu et si malheureux, que
l'inconnue sembla se raviser :
« Peut-être pourriez-vous éviter de donner une réponse définitive.
Ou, plutôt, je vais écrire à Mlle Rousson-Roux que je ne suis pas sûre de
pouvoir me rendre à son aimable invitation.
— Ce qui signifie qu'il y a encore un peu d'espoir et qu'au dernier
moment, vous pourriez vous décider », s'écria joyeusement Nathalie.
Le regard qu'elle fixait sur la jeune femme était si rayonnant
d'affection que celle-ci en fut touchée :
« Vous êtes très gentille, ma petite, fit-elle en posant doucement la
main sur l'épaule de l'enfant, et vous ne savez pas à quel point votre
amitié m'est bienfaisante. Je crois pourtant qu'il ne serait guère prud...
raisonnable d'aller à ce bal. Enfin, je verrai, mais je ne sais pas... je ne
sais pas.... »
Nathalie laissa la belle inconnue plongée dans un abîme de
perplexité, pour aller frapper à la porte du capitaine. Le cœur battant,
elle attendit longuement que le boy vînt ouvrir. Lorsqu'il la fit entrer
enfin, elle demanda « ces messieurs » d'une voix étranglée et suivit le
couloir obscur, derrière l'Annamite. Il fallait vraiment que son désir de
faire plaisir à Maxime fût grand, pour qu'elle se décidât à comparaître
devant le vieux marin et son fils.
Edmond Domergue écrivait une lettre; son père lisait un journal.
Tous deux levèrent la tête à son entrée.
Elle s'avança, timide, gauche même, mais si fraîche, si douce et si
charmante que sa présence sembla purifier et alléger l'atmosphère de
cette sombre chambre.
Le père de Maxime eut pitié de son embarras et tenta de la mettre à
l'aise :
« Ah ! voilà l'aînée des demoiselles Mercadier : j'ai le plaisir de te
la présenter, père », dit-il.
Avec un pâle sourire, Nathalie tendit vers le capitaine une main
tremblante. Par-dessus son journal, le vieux monsieur fixa sur elle un
regard froid, ignora la petite main offerte et marmotta un « bonjour »
fort peu gracieux.
Dans son coin, le singe, immobile, observait cette nouvelle venue
d'un air moqueur et rusé. La fillette lui lança un coup d'œil tellement
effrayé que M. Domergue ne put s'empêcher de sourire :
« N'ayez pas peur de -Moko, Nathalie : il préfère manger les

110
noix plutôt que les jeunes personnes... et dites-nous ce qui vous
amène. »
Nathalie posa sur la table la seconde enveloppe : « Je vous apporte
une invitation, de la part de Mlle Rousson-Roux, pour le bal... le bal dont
Maxime a dû vous parler.
— En effet ! Je dirai même qu'il m'en a rebattu les
oreilles !
— Oh ! vous viendrez, n'est-ce pas ? demanda la petite fille avec
une subite chaleur. Nous en serions tous si contents ! »
Edmond Domergue hocha la tête :
« Je ne sais trop, je verrai. Mais je n'ai guère le cœur aux mondanités.
— Le bal de la Merlière n'est pas seulement une mondanité, fit
pensivement Nathalie. Il a un autre sens, que je ne sais pas bien expliquer,
mais....
— Mais que je comprends, mon enfant, d'après ce que j'ai appris par
mon fils. Allons ! Puisque vous insistez si gentiment, je me déciderai peut-
être. Père, l'enveloppe porte également ton nom, ajouta M. Domergue en
se tournant vers le capitaine : n'as-tu pas envie de remettre, pour un soir,
ton uniforme d'officier de marine ? »
Le vieillard haussa les épaules et fit d'un ton rogue :
« Tu ne m'as pas regardé, Edmond ! Ai-je l'âge et l'allure d'un
homme prêt à aller gambiller dans les salons d'une vieille folle ? Non, non,
je ne sortirai pas de chez moi, quand ce serait pour me rendre à l'Elysée,
invité par le président Mac-Mahon lui-même. »
Nathalie prit congé des deux messieurs. Le père de Maxime
l'accompagna cérémonieusement jusqu'à la porte d'entrée et elle se retrouva
dans la rue.
Elle ne tenait plus qu'une seule enveloppe à la main : celle qui devait
être remise à ses parents. Et, tandis qu'elle se dirigeait vers la maison, une
inquiétude grandissait en elle : comment son père, comment sa mère
surtout, allaient-ils accueillir cette invitation ?
Prudemment, elle attendit pour la montrer que le docteur revînt d'une
tournée de visites. Avant le dîner seulement, lorsqu’il fut assis au salon,
avec toute la famille, elle se décida. Mais ce fut à Mme Mercadier qu'elle
tendit la lettre.
« Qu'est ceci? demanda cette dernière, tout en décachetant
l'enveloppe.
— C'est notre invitation, maman... », balbutia Nathalie. La femme
du docteur eut vite parcouru les quelques lignes

111
tracées sur la carte, qu'elle passa tout de suite à son mari avec une
expression qui ne présageait rien de bon.
« Tu aurais pu te dispenser d'apporter ceci, Nathalie, dit-elle. II ne
saurait être question qu'aucun de nous se rende à cette soirée. »
Le visage de Nathalie se décomposa. Certes, elle s'attendait bien
que sa mère ne montrât pas grand enthousiasme à l'égard du bal de la
Merlière, mais, pas un instant, elle n'avait songé que les trois sœurs
Mercadier pourraient être privées de cette fête, dont elles se réjouissaient
tant à l'avance.
Sa déconvenue fut si grande, que des larmes lui sautèrent
brusquement aux yeux et ruisselèrent sur ses joues. Ce que voyant.
Caroline et Valérie se mirent également à sangloter.
« N'avez-vous pas honte de pleurer pour un motif aussi frivole ?
demanda leur mère. De toute façon, les jeunes personnes de votre âge ne
vont pas dans le monde. De plus, je ne pourrais vous accompagner, car
je ne possède aucune toilette élégante et je m'en voudrais de gaspiller de
l'argent à seule fin d'acquérir une chose aussi parfaitement mutile. »
Le petit discours de Mme Mercadier résonna sèchement,
accompagné en sourdine par les sanglots étouffés de ses filles.
Le docteur observait sans mot dire cette scène de désolation, et son
bon regard était plein de pitié et de tendresse.
Lorsque sa femme se tut, il émit deux ou trois « hum ! hum ! »
embarrassés, puis il donna son avis a son tour.
« Ma chère amie, dit-il, tu as parfaitement raison de dire que ces
petites sont trop jeunes pour aller au bal. Cependant, je crois qu'il est de
notre devoir d'encourager le geste de Mlle Rousson-Roux.... Geste un
peu saugrenu, je te l'accorde, mais dicté sans doute par le louable désir
de reprendre contact avec son prochain. »
Les larmes avaient cessé de couler : les trois petites dévoraient leur
père du regard. Celui-ci continua :
« Alors, je propose une chose : permettons à Nathalie qui est déjà
une grande fille, d'accepter cette invitation. Je pousserai l'héroïsme
jusqu'à la chaperonner. L'habit noir que je n'ai jamais remis, depuis notre
mariage, me serrera probablement; un peu aux entournures, mais je le
supporterai, pour l'amour de Nathalie et mon « élégance »
n'occasionnera aucune dépense. »
Natasœurs avaient souvent observé que leur mère, si autoritaire à
l'égard de ses enfants, se montrait extraordinairement docile envers son
mari, pour lequel elle nourrissait une immense

112
admiration. Aussi ne furent-elles pas étonnées de l'entendre
répondre :
« Soit. Il en sera comme tu le désires, mon cher. Mais que Nathalie
ne s'attende pas qu'on lui fasse une toilette : elle se contentera de sa robe
du dimanche.
— Tant pis, pourvu que j'y aille ! » s'écria la petite fille. Mais elle
regretta aussitôt d'avoir poussé cette joyeuse exclamation, en voyant la
triste mine que faisaient Caroline et Valérie.
Le soir, lorsque les deux aînées furent couchées, dans la chambre
glacée qu'elles partageaient, lorsque la bougie fut soufflée et les «
bonsoir » échangés, Nathalie attendit vainement le sommeil, car elle
savait que, dans le lit voisin, sa sœur ne dormait pas.
Caroline avait mis son oreiller sur sa tête, mais, malgré cette
précaution, on entendait distinctement des reniflements étouffés.
A la fin, Nathalie n'y tint plus. Elle se leva et, pieds nus, sur le
froid pavé de tomettes, elle alla doucement soulever le coussin. Sa main
caressa un petit visage tout mouillé de larmes.
« Ecoute, Caro, dit-elle, si cela te fait trop de peine, je n'irai pas à
ce bal. »
Caroline fit un brusque mouvement, s'assit sur son lit, lança
l'oreiller au milieu de la chambre et s'écria :
« Il ne manquerait plus que ça, par exemple ! Je suis bien déçue,
certes, mais cela ne me consolerait pas du tout que tu sois aussi déçue
que moi ! »
Bravement, elle se moucha et s'essuya les yeux en disant :
« Demain, j'aurai pris mon parti de ne pas être de la fête, va ! Et
Valérie aussi, sans doute. » Puis, magnanime, elle ajouta :
« Cela ne m'empêchera pas d'aider Mlle Elisabeth à préparer son
bal, comme si je savais y assister. »

113
CHAPITRE XII

LETTRE À MAXIME. — SENSATION AU VILLAGE LES

RÉPONSES

UNE lettre volumineuse partit pour Nîmes quelques jours plus


tard. Nathalie, Caroline et Valérie s'étaient amusées à la rédiger
ensemble, écrivant, chacune à son tour, une phrase signée du nom de
son auteur... ce qui était parfaitement inutile, car on reconnaissait
aisément le style de la raisonnable et tendre Nathalie, de la romanesque
Caroline et de la piquante Valérie.

Cher Maxime,

Ainsi que nous vous l'avons promis, nous vous écrivons pour vous
tenir au courant de tout ce qui se passe à la Merlière. Nous y montons le
plus souvent possible et, chaque fois, nous regrettons que vous ne soyez
pas là et que vous ne puissiez jouir avec nous de sa rapide
transformation, (Nathalie.)
Le conte de fées continue ! La maison de la Belle au bois dormant
(ou, plutôt, de la vieille magicienne aux yeux noirs) s'anime chaque jour
davantage et semble sourire, caressée par le pâle soleil d'hiver.
(Caroline.)

114
Les grands travaux sont terminés. Les échafaudages disparaissent,
la cour est nettoyée, ainsi que les remises et les écuries qui doivent
abriter les équipages des invités, le soir du bal. Le meilleur tapissier
d'Alès est venu, apportant un choix de tissus destinés à recouvrir les
sièges, ainsi que de superbes rouleaux de papier peint ou de cuir gaufré
pour tapisser les murs. Puis il a envoyé des ouvriers qui se sont mis au
travail et qui logent à l'auberge du village. (Nathalie.)
Vous pouvez être fier de votre trouvaille, Maxime, car le grand
salon empire est le plus beau !
On a recouvert les fauteuils et les canapés d'un satin cerise, semé
d'abeilles d'or. Les rideaux des six fenêtres sont faits de la même étoffe.
Des candélabres de cristal étincellent sur la cheminée et se reflètent
dans une glace immense, de chaque côté d'une pendule ornée de
colonnes «à l'antique-». Le piano à queue semble attendre qu'une main
soulève son couvercle de palissandre pour inonder la maison de
musique, et la harpe dorée brille dans un coin. (Caroline.)
Et pourtant, Mlle Elisabeth préfère le second salon, car il est à la
dernière mode ! C'est-à-dire que les fauteuils capitonnés et surchargés
de franges et de pompons ont l'air de gros beignets boursouflés. On a
envie de les piquer avec une fourchette pour voir s'ils se dégonfleront !
Des lampes à globes, des statues de bronze, des paravents chinois, des
jardinières de faïence, une vingtaine de coussins, de poufs, de tabourets
le remplissent au point qu'on ne pourrait plus y caser le plus petit objet.
(Valérie.)
La véranda a retrouvé ses vitres. Malheureusement, un jardin
d'hiver ne s'improvise pas en quelques semaines. L'argent de tous les
héritages du monde ne forcerait pas les camélias à faire épanouir plus
vite leurs cocardes de velours, ni les jacinthes à répandre leur délicieux
parfum, ni les orangers à se charger de fruits d'or. On se contentera de
planter dans les grands vases en terre d'Anduze de jeunes pins coupés
sur la montagne et des touffes de houx remplaceront les fleurs.
(Caroline.)
Vous ne reconnaîtriez pas le boudoir : il est «jonquille», mon
cher! Depuis les vieilles bergères que vous savez, jusqu’aux rideaux et
aux murs. On croirait qu'il y fait soleil, même la nuit. Il est prudent de
se munir de lunettes à verres fumés !
Quant aux fameuses dentelles fabriquées par la dame de céans,
elles ont trouvé leur emploi, figurez-vous ! Il y en a

115
même partout ! Elles escaladent les rideaux de vitrage, se
suspendent aux stores, courent autour des petits tapis, s'incrustent dans
les voiles de fauteuils. Et pourtant, la commode qui les renfermait est
loin d'être vide ! Rosé, la couturière du village, et ses deux ouvrières ont
travaillé presque jour et nuit pour faire ce bel ouvrage dont elles sont
fières comme des paons ! (Valérie.)
Voilà pour la Merlière. Et voici d'autres nouvelles : nous savons
maintenant que la dame de chez les Pincemaille s'appelle Mme Fargier.
Valérie a eu l'aplomb de lui demander son nom. Mais, entre nous, elle
reste « la belle inconnue », car nous ne saurions la nommer autrement.
« Inconnue », elle l'est toujours, d'ailleurs, et le mystère qui l'entoure ne
s'est guère éclairci. (Nathalie.)
Pourtant, nous avons appris une chose de plus : c'est que si notre
amie est belle à ravir, si elle chante comme un ange, elle est aussi
parfaitement bonne. On ne peut imaginer un cœur plus sensible et plus
généreux que le sien. (Caroline.)
Savez-vous qu'elle est déjà montée plusieurs fois à la Moline,
qu'elle a vu Céline, qu'elle partage notre pitié pour la pauvrette, et notre
désir de la ramener à la Merlière ?
Elle nous a aussi donné un conseil : celui de parler de Céline à
Mlle Elisabeth chaque fois que nous en trouvons l'occasion. « II faut,
dit-elle, lui rappeler sans cesse l'enfant qu'elle « voudrait bien pouvoir
oublier, sans doute. » Nous suivons ce conseil. Malheureusement,
chaque fois que nous prononçons le nom de sa petite-nièce en présence
de Mlle Rousson-Roux, celle-ci garde le même terrible silence que le
jour où vous avez fait une première allusion, devant le portrait de la
fillette en blanc, et elle prend immédiatement son visage « de bois ».
(Caroline.)
Oui, de bois ! et ses yeux noirs se font fixes et ronds comme ceux
d'une vieille chouette. Ce n'est pas joli, joli, et c'est plutôt réfrigérant !
(Valérie.)
Cependant, nous ne perdons pas courage : Mlle Elisabeth ne nous
intimide plus autant et nous sommes bien décidées à lui poser un jour
une question précise. Nous attendons seulement le moment propice.
(Nathalie.)
Vous le voyez, Maxime, mes sœurs m'ont mise dans le secret de
Céline. Soyez tranquille, je le garderai bien et je ne ferai pas d'impair.
Mais il y a des moments où je voudrais secouer comme un vieux prunier
cette tante impitoyable ! (Valérie.)

116
II ne nous a pas été possible de retourner à la Moline. Mais
comme vous le disiez, « nous en avons assez vu » lors de notre unique
expédition à la ferme et il n'est pas nécessaire de connaître davantage
Céline pour nous occuper d'elle. D'ailleurs la belle inconnue nous
donne de temps en temps de ses nouvelles. (Caroline.)
Et vous, Maxime, que devenez-vous ? La vie de lycéen vous plaît-
elle ? Votre uniforme est-il joli ? Avez-vous déjà récolté quelques «
pensums » ou quelques « retenues » ? Ou bien éblouissez-vous les
Nîmois par une sagesse et une science remarquables ?
Papa trouverait tout à fait tonique que vous vous battiez avec vos
camarades. Le faites-vous ? Combien d'yeux pochés ? Combien de
bleus, de manches arrachées, de cravates déchirées ? (Valérie.)
Oh ! non, Maxime, pas trop de bagarres, je vous en prie ! Nous ne
voulons pas qu'on vous fasse du mal. Mettez de côté votre susceptibilité
et supportez tout, par amitié pour Nata-sœurs. Pensez aussi que vous ne
pourriez assister au bal, tout meurtri et le visage abîmé. A propos de
bal, je crois que j'ai décidé votre père à y venir. (Nathalie.)
Nous ne serons pas de la fête. Nathalie ira seule, chaperonnée par
notre père. Maman en a décidé ainsi. Nous avons fini par nous résigner,
en nous disant que, de toute façon, les préparatifs d'une réjouissance
sont plus amusants que cette réjouissance elle-même. (Caroline et
Valérie.)
A bientôt, Maxime. Juliette en grognant et Finette en, mangeant se
joignent à nous pour vous envoyer les amitiés de
NATASŒURS.

Les invitations de Mlle Rousson-Roux firent sensation. Et cela non


seulement parmi les mortels privilégiés que la maîtresse de la Merlière
priait à son bal, mais encore parmi la population de Fontanès tout
entière.
Les hivers sont longs dans les villages de montagne, les travaux
des champs suspendus, les distractions rares. Il reste beaucoup de temps
aux gens pour s'occuper du moindre événement et pour le commenter
abondamment.
Les habitants de Fontanès ne s'en privèrent point. Pas une maison
où l'on ne parlât du bal qui se préparait !
A l'auberge, Priscille Bonafous se mit avec ardeur à nettoyer toutes
les chambres. Ne faudrait-il pas loger le cuisinier,

117
le pâtissier, les serveurs, la coiffeuse, le pianiste que Mlle
Elisabeth faisait venir de la ville ?
Dans la remise voisine, Odilon, le voiturier, remettait en état
quatre ou cinq vieilles voitures — breaks ou jardinières — qu'il comptait
louer à des invités dépourvus d'équipages pour monter à la Merlière le
soir de la Saint-Sylvestre.
La petite maison de Rosé, la couturière, ne désemplissait pas de
clientes qui venaient la prier de confectionner leurs toilettes. Seules, les
dames des filatures dédaignèrent cette ouvrière villageoise et
commandèrent leurs robes à Nîmes, chez les sœurs Persin, qui tenaient
une maison de couture réputée.
Plusieurs filles de Fontanès se précipitèrent à la Merlière pour se
présenter, ayant appris que Mlle Rousson-Roux désirait adjoindre à
Césanne, de plus en plus débordée, deux femmes de chambre jeunes et
actives.
Le clerc de notaire se remit à son violoncelle. On l'entendait
s'exercer pendant tout le temps qu'il ne passait pas à l'étude. Le commis
du quincailler lui répondait, du fond de l'arrière-boutique, par les sons
nasillards de sa clarinette. Un violon vibrait à la mairie, sous les doigts
du secrétaire de M. le maire. Ces trois jeunes gens avaient été priés de se
joindre au pianiste qui viendrait d'Alès pour « faire danser ».
Là-haut, à la Merlière, Mlle Elisabeth attendait les réponses aux
cinquante lettres bleues.
Elle les attendait avec impatience, mais aussi avec inquiétude. Et si
les invités ne répondaient pas ? Et s'ils n'écrivaient que pour s'excuser ?
Or le facteur qui, depuis quelques semaines, reprenait de temps en
temps le chemin de l'ancienne filature, finit par apporter les premières
réponses et revint dès lors tous les jours. Mlle Elisabeth saisissait le
courrier comme une proie et se hâtait de s'enfermer dans son boudoir
pour décacheter les enveloppes.
A mesure qu'elle prenait connaissance de leur contenu, elle se
rassurait. Presque tout le monde « acceptait avec plaisir son aimable
invitation ».
La grand-mère de Laporte envoya un charmant billet, rap-. pelant
les jours lointains où Mile Rousson-Roux et elle étaient amies, et
assurant qu'elle se ferait une joie de venir, à la Merlière le soir du bal,
accompagnée de son mari, de ses enfants et des aînés de ses petits-
enfants.

118
Le vieux M. La Condamine, à qui appartenait l'autre filature, et qui
jadis avait fait quelque peu la cour à Mlle Elisabeth, écrivit dans le
même sens.
Le curé et le pasteur n'osèrent point accepter de se rendre à une
soirée mondaine, de peur de scandaliser leurs paroissiens, mais l'un et
l'autre voulurent montrer qu'ils ne la désapprouvaient pas, le premier en
promettant d'envoyer son neveu, le second ses deux fils. Ces jeunes
gens, ainsi que leurs amis Jalaguier, Laporte et La Condamine, étaient
tous étudiants à l'université de Montpellier et devaient revenir dans leurs
familles pour les vacances de Noël et du Jour de l'an.
Toutes les lettres exprimaient une joyeuse approbation, une
sympathie subite que Mlle Elisabeth se lisait entre les lignes.
« Personne ne me boude », pensait-elle avec satisfaction. Mais elle
ajoutait sans bienveillance : « Il est vrai que les occasions de s'amuser ne
sont pas nombreuses dans ce pays. On ne risque pas de laisser échapper
celle-là ! »
Lorsqu'elle vit que les invités ne manqueraient pas à son bal, la
demoiselle de la Merlière songea elle aussi à commander une toilette. La
meilleure couturière d'Alès vint lui présenter des gravures de mode et
des échantillons, prit ses mesures et lui envoya, un peu avant Noël, un
imposant carton, contenant une robe de velours noir à majestueuse
traîne, abondamment garnie de ruches de dentelles et de touffes de
violettes de Parme,
Comme Nathalie et ses sœurs l'avaient écrit à Maxime, les travaux
étaient terminés. Restaient encore à faire les préparatifs du dernier
moment, et la maison serait prête à ouvrir ses portes toutes grandes.

119
CHAPITRE XIII

MAXIME EST DE RETOUR. — NOËL

LE 24 décembre, Maxime, arrivé la veille au soir, surgit


brusquement sur le seuil de la salle d'étude. Les cinq filles restèrent
interdites en l'apercevant. Pourtant, il avait quitté son uniforme de
lycéen et remis un costume qu'elles lui connaissaient. Mais ses boucles
brunes a valent disparu. Ses cheveux coupés très courts changeaient sa
physionomie et le faisaient paraître plus âgé.
Il sembla surpris de ne pas être accueilli par de grandes
exclamations.
« Eh bien, bonjour..., fit-il, d'un air légère<ment vexé. Est-ce que
vous ne me reconnaissez pas, après trois semaines d'absence seulement ?
—• Oh ! Maxime, vous êtes tondu comme les prés à la fenaison !
s'écria Valérie, quel dommage !
— Si vous me trouvez trop laid, si je vous fais horreur, je m'en
vais, c'est bien simple.
— Mais non, mais non, protesta Caroline : ne vous froissez pas
tout de suite ! Vous n'êtes pas laid, vous êtes différent, et vous avez tout
à fait l'air d'un grand jeune homme.
— C'est ce qui nous a surprises et intimidées au premier abord »,
ajouta Nathalie.

120
Assez flatté d'être traité de « grand jeune homme », Maxime
retrouva son sourire. Il s'assit sans façon sur le pupitre de Juliette,
et ne se fit pas prier pour narrer à Natasœurs ses exploits au lycée.
A midi, il se trouvait encore à la même place et racontait toujours.
C'était incroyable le nombre d'événements qui avaient pu se passer en si
peu de temps ! Le boy dut venir chercher le jeune garçon et dire que son
père et le capitaine l'attendaient pour se mettre à table.
« Comment ! s'écria Maxime, il est déjà si tard ? Et je ne sais
encore rien de la Merlière ! Et vous ne m'en avez pas parlé !
— Mais, Maxime, c'est vous qui parliez sans arrêt ! fit Valérie en
riant.
— Tiens, c'est vrai ! reconnut-il. Il faudra donc que je
revienne cet après-midi. J'irai ensuite chez Mlle Elisabeth inspecter le
résultat de (tant de travaux.
— Vous serez satisfait, nous n'en doutons pas, dit Nathalie : la
nouvelle Merlière vous éblouira. »
Vint le jour de Noël. Un beau jour d'hiver méridional : froid vif,
clair soleil, ciel de pâle azur, sans un nuage.
De bon matin, les enfants de Fontanès coururent aux sabots ou aux
souliers qu'ils avaient alignés, la veille au soir, sous les vastes manteaux
des âtres rustiques ou devant les cheminées des maisons cossues. Les
uns et les autres y trouvèrent de modestes cadeaux, car les enfants
n'étaient pas gâtés à cette époque.
Chez les Mercadier, Juliette et Finette découvrirent chacune un sac
de noix, un petit cornet de bonbons et un dé. Leurs sœurs, qui ne
mettaient plus leurs chaussures près de la grille à charbon de la salle à
manger depuis qu'elles avaient dépassé leur dixième année, n'en
éprouvaient nulle mélancolie et la maison retentit, dès le lever du jour,
de rires, de bavardages et de souhaits de « joyeux Noël ! » gaiement
échangés.
Plus tard, la vallée s'emplit du chant des cloches. Celle de l'église
fit entendre la première ses notes claires. Celle du temple, un peu plus
grave, sonna une heure après, en sorte que les villageois qui revenaient
de la messe rencontraient ceux qui se rendaient au culte. Tous se
saluaient joyeusement et montraient ces visages heureux, souriants,
pleins de bonne volonté, que les gens arborent au moins une fois l'an, le
jour de Noël.

121
Mais, avant midi, tout le monde était rentré au logis. Les en
sourdine au piano. Le docteur, lui, se contentait d'écouter, car sa grosse
voix était terriblement fausse.
familles prenaient place autour de la table et faisaient honneur à un
repas à peine plus soigné qu'un repas ordinaire. Et là se bornaient, pour
ces austères Cévenols, les festivités du 25 décembre.
Sauf, chose extraordinaire, chez les Mercadier !
Les habitants de Fontanès disaient : « La dame du docteur,
quoiqu'un peu « fiérotte», est bien sérieuse et bien convenable. Mais
alors, à Noël, on ne la reconnaît plus ! Elle semble redevenir une enfant
et s'amuse à suspendre des babioles à un arbre, qu'elle garnit de bougies
allumées... à croire qu'elle est « simple ! »
Elevée d'abord par une grand-mère alsacienne, puis à la pension du
Petit-Château, où le professeur Jean Macé enseignait, à Beblenheim,
Mme Mercadier avait connu là-bas les arbres de Noël qu'on ignorait
encore dans le midi de la France. Elle en avait gardé un souvenir ébloui
et très doux. Aussi tenait-elle à ce que ses filles connussent elles aussi
les sapins illuminés qui avaient charmé son enfance. Cela ne s'accordait
guère avec sa rigidité habituelle. Mais, comme le remarquaient les gens
du village, elle n'était plus la même, le jour de Noël. Sa sévérité semblait
fondre, comme la cire des bougies sous les flammes tremblotantes, et
son visage plus souriant paraissait tout rajeuni.
Dans ce pays où ne poussaient que les châtaigniers et les pins, elle
arrivait à se procurer un vrai sapin. Le jardinier d'une des filatures en
faisait pousser quelques-uns dans sa pépinière et il avait l'habitude
d'envoyer chaque année, la veille de Noël, chez le docteur, un arbre aux
vertes branches qui répandait, sitôt entré dans la maison, une bonne
odeur de résine.
Maxime était invité à passer l'après-midi chez ses amis. Dès que la
nuit fut tombée, Mme Mercadier ouvrit la porte du salon où elle s'était
enfermée une heure auparavant, et l'arbre de Noël apparut, chargé de ses
frêles et scintillantes parures, étincelant de « cheveux d'anges » et
d'étoiles d'or, et tout rayonnant de cette douce et vivante lumière, à
laquelle aucune autre lumière ne ressemble. Il exhalait son parfum de
résine chaude et de cire fondue, ce parfum « qu'on respire avec le cœur
», comme disait Caroline.
C'était le premier sapin de Noël que voyait Maxime. Emu, il la
contemplait silencieusement, et toutes les flammes dansantes des
bougies se reflétaient dans ses yeux clairs.

122
Les petites filles se mirent à chanter tous les chants de Noël
qu'elles savaient, pendant que Mme Mercadier les jouait

123
Les petites filles se mirent à chanter.

124
En sourdine au piano. Le docteur lui se contentait d’écouter, car sa
grosse voix était terriblement fausse.
Quand les bougies furent plus qu'à moitié consumées, Maxime
demanda :
« Madame, me permettez-vous d'emporter une petite branche de
sapin pour mon père et mon grand-père ? Ils ne sont pas gais, ils n'ont
pas fêté Noël... peut-être cela leur ferait-il plaisir.
— C'est une bonne idée, Maxime : allez vite ! Mais attendez
seulement que je remplace ces bougies presque finies par des bougies
neuves. Vous les allumerez juste avant d'entrer. »
Et, ce disant, Mme Mercadier coupait une belle et large branche,
au bas de l'arbre, et la posait sur les bras tendus de Maxime.
Celui-ci la remercia et partit, le cœur plein de bonne volonté et
d'affection, vers les deux hommes solitaires et moroses.
« Nathalie, dit alors Mme Mercadier, tu iras maintenant porter
quelques douceurs à la cousine Thérésa. Cours chercher un panier que
nous remplirons. »
Parce que c'était Noël, Nathalie obéit avec bonne humeur. On mit
dans le panier de la brioche, du chocolat, des « croquants » de Nîmes,
des noix et des figues sèches. Puis la petite fille se coiffa de sa toque et
attacha sa mante, dont elle releva le capuchon.
« Au revoir ! » dit-elle en se dirigeant vers la porte. Mais, se
ravisant, elle revint sur ses pas et demanda :
« Si je faisais comme Maxime ? Ce n'est pas plus gai chez la
cousine" que chez le capitaine : je pourrais lui apporter «un morceau »
d'arbre de Noël.
— Pourquoi non? Si tu penses lui faire plaisir....
— Elle sera sûrement ravie », assura Nathalie en coupant une
seconde branche qu'elle garnit de nouvelles bougies.
Un instant plus tard, le panier suspendu au creux du coude, la
branche posée sur ses bras tendus, elle suivait la rue Haute, à peu près
déserte, qu'éclairaient seules les fenêtres derrière lesquelles brillaient des
lampes.
Lorsqu'elle atteignit la maison de Thérésa, elle tourna sans bruit, «
pour lui faire une bonne surprise», le bouton de la porte et pénétra dans
le corridor obscur. Là, elle alluma les bougies et, soulevant la branche
illuminée, elle entra sans frapper dans la pièce où se tenait la vieille
dame.
Le parfum de résine et de cire brûlante essaya, mais en

125
vain, de lutter contre l'odeur de chats et de malpropreté, et la douce
lumière fit paraître plus terne et plus froide celle de la lampe «pigeon»,
posée près de la cousine.
Celle-ci, occupée à faire briller ses bijoux de pacotille avec un
morceau de flanelle, leva brusquement la tête et s'écria, dès qu'elle
aperçut Nathalie :
« C'est toi, ma chère ? Tu m'as fait peur ! Je ne t'ai pas entendue
venir. Miséricorde ! Que m'apportes-tu là ?
— Une branche d'arbre de Noël, cousine Thérésa.
— Ah ! c'est vrai, c'est Noël.... Mais ce n'est pas une raison pour
venir incendier ma maison ! Eteins .vite ces bougies : j'ai une frayeur
terrible du feu ! »
Nathalie obéit en soupirant : comme « bonne surprise » c'était
réussi ! Puis, elle posa le panier sur la table. Thérésa s'en empara, ouvrit
les sacs et les papiers, flaira leur contenu avec satisfaction, mais sans
formuler le moindre remerciement.
Décontenancée et découragée comme toujours quand elle se
trouvait en présence de la vieille dame, la petite fille dit avec effort :
« Je venais vous souhaiter un joyeux Noël, cousine....
— Vraiment ! Un joyeux Noël, fit Thérésa, sarcastique : tu te
moques de moi, je pense ? Il n'y a plus de joyeux Noëls pour la pauvre
Thérésa ! C'était bon autrefois. »
Elle s'anima soudain :
« Ah ! ma chère ! Les Noëls d'autrefois ! Quelles fêtes ! Que de
plaisirs ! Je n'oublierai jamais le soir du 24 décembre, en 1825... ou 28....
Ludovic, mon premier mari (coup d'œil au portrait de Ludovic). Non...
c'était plutôt Léon, le second (coup d'œil au portrait de Léon) m'avait
emmenée réveillonner à Paris. A Paris, ma chère ! Et dans un restaurant
de tout grand luxe !
« Là, je t'assure, mon entrée fit sensation ! Quand j'ai lentement
quitté ma cape d'hermine et que je me suis avancée . vers notre table,
aucune autre femme n'a existé : tout le monde n'avait d'yeux que pour
moi ! »
« Ça y est! La voilà partie », pensa Nathalie avec résignation.
« ...C'est qu'aussi j'avais une toilette ! Une toilette, ma chère ! Du
velours vert qui faisait ressortir mes épaules d'albâtre et mes boucles
d'or», continuait la cousine, tandis que Nathalie, impassible, considérait
son vieux dos voûté et la perruque qui recouvrait ses rares cheveux.
« ...Et quel menu ! Je ne l'ai pas oublié! Du caviar, ma

126
petite, du foie d'oie de Strasbourg, de la dinde truffée, une bombe
glacée rosé et blanche, fraise et vanille, pour dessert ! »
Brusquement, elle s'arrêta, donna une tape à deux de ses chats qui
venaient de sauter sur ses genoux, et cria :
« Descendez de là, Moumoute ! Kiki ! Et laissez-moi tranquille ! »
Puis, elle larmoya un peu, en répétant : « Ah ! le bon temps ! Cela,
c'était Noël ! C'était vraiment Noël ! »
Mais, changeant brusquement de sujet, elle demanda, le regard
luisant de curiosité :
« Et ce bal de la Merlière ? Parle-moi de ce bal : tu ne me racontes
jamais rien !
— Eh bien, cousine, on le prépare, répondit Nathalie sans
aucun entrain. On a fini de cirer les planchers et on vient de mettre dans
la véranda, à la place des orangers, de jeunes pins bien verts : cela fait
une jolie petite forêt.
— Et, dis-moi, comment sera ta toilette ?
— Ma... ?
— Oui : quelle robe de soirée mettras-tu ?
— Aucune, répondit froidement la petite fille : je me
contenterai de ma tenue du dimanche : celle que je porte
aujourd'hui.
— Est-ce possible ! Cette vilaine robe de laine, étriquée et sans
garnitures ! Mais, m'a chère, c'est terrible ! A ta place, j'en pleurerais la
nuit !
— Je dors très bien et je n'ai nulle envie de pleurer », fit Nathalie
d'un air détaché. (Inutile, n'est-ce pas, de laisser voir à Thérésa qu'il ne
lui était pas particulièrement agréable de se rendre à la Merlière
accoutrée comme elle le serait !)
D'ailleurs, la visite avait assez duré. Nathalie reprit la
branche de sapin dédaignée, salua sa cousine et s'en fut. Une fois
dehors, elle murmura, irritée et déçue : « Le Ciel me préserve d'avoir une
vie où les seuls souvenirs de Noël soient des épaules d'albâtre et des
dindes truffées !
Qu'il me préserve surtout de devenir moi-même une vieille dinde
sans cervelle ! »

127
CHAPITRE XIV

LE SOIR DE NOËL. — LA ROBE DE SOIE PÉKINÉE

NATHALIE allait reprendre le chemin de la maison, lors qu’elle


s'arrêta brusquement. Une idée venait de lui traverser l'esprit :
pourquoi n'irait-elle pas à la Merlière ? Mlle Elisabeth devait être seule
aussi, et la visite qui n'avait pas fait plaisir à Thérésa lui serait peut* être
agréable.
La petite fille fit demi-tour, traversa le pont au-dessus de la rivière
que l'on entendait gronder dans l'ombre et s'engagea sur le chemin
montant dont on distinguait à peine devant soi la vague blancheur.
Ce fut une dure ascension. La lourde branche pesait sur ses bras
tendus et l'empêchait de serrer sa mante contre elle, le froid lui raidissait
les doigts et remplissait ses yeux de larmes, ses pieds butaient contre les
cailloux invisibles. Et puis... elle ne se sentait pas rassurée ! La solitude
et l'obscurité l'impressionnaient, la rumeur du torrent lui paraissait
démesurée,, dans le profond silence. Elle tressaillait au moindre vent qui
faisait s'entrechoquer et cliqueter étrangement les ramures dépouillées
des châtaigniers.
De temps en temps elle se retournait pour regarder le village
plongé dans un gouffre de ténèbres et ses lumières clignotantes, de plus
en plus lointaines, qui semblaient la

128
rappeler vers les maisons pleines de gens et de vie, vers les chambres
chaudes et les feux clairs.
Elle continuait pourtant sa route, sans même apercevoir le but car, là-
haut, les volets fermés de la Merlière ne laissaient filtrer aucune lueur. Au-
dessus d'elle, le ciel d'hiver palpitait de milliers d'étoiles. Nathalie levait
souvent les yeux vers la plus belle, la plus brillante, et pensait pour se
donner du courage : « C'est l'étoile de Noël... elle me tient compagnie.»
Elle atteignit enfin la maison et monta le perron en haletant. Césarine
n'avait pas encore poussé les verrous de la porte. Nathalie l'ouvrit sans
peine et pénétra dans le vestibule. A tâtons, elle alla poser la branche sur le
coffre et, sortant les allumettes de sa poche, elle se mit en devoir d'allumer
les bougies.
Mlle Elisabeth, seule comme toujours, tisonnait le feu. Son boudoir
n'était éclairé que par le reflet des braises ardentes. Elle trouvait la journée
de Noël bien longue et, ce soir, dans le petit salon «jonquille» si
confortable, si gai, où l'on respirait encore l'odeur des peintures fraîches et
des étoffes neuves, elle se sentait triste.
On frappa doucement et la porte s'ouvrit.
Sur le seuil, Nathalie apparut, portant une branche de sapin
étincelante de guirlandes et d'étoiles, et rayonnante de lumière. Les
flammes des bougies éclairaient son visage tout rosé de froid, ses beaux
yeux sombres, où scintillaient encore des larmes, et sa bouche souriante qui
disait :
« Joyeux Noël ! Joyeux Noël ! »
Elle déposa son fardeau sur le marbre du guéridon, s'avança vers
Mlle Elisabeth stupéfaite et l'embrassa. Puis, sans dire un mot de plus, elle
alla se placer près de la branche éblouissante, croisa les bras, et se mit à
chanter.
Elle chanta la tendre mélodie : Voici Noël, ô douce nuit !... Elle
chanta : Quelle est, au ciel, cette brillante étoile?... Et aussi : O nuit
rayonnante !... Et encore : Sortez, bergers, de vos retraites.... Et, pour finir,
les naïfs et très vieux noëls provençaux de Nicolas Saboly.
Mlle Elisabeth écoutait....
Elle écoutait ces chants depuis longtemps oubliés, mais qu'elle savait
autrefois, lorsqu'elle était encore une petite fille innocente et joyeuse
comme Nathalie, du temps où le bonheur régnait à la Merlière, où l'on y
fêtait encore Noël, où vivaient ses parents, son frère... ces absents... ces
disparus....
Elle écoutait, sentant encore sur sa joue le baiser de cette enfant, elle
pour qui personne n'avait eu ce geste d'affection depuis de si longues

129
années ! Et, tandis que s'élevait la douce voix de Nathalie, quelque chose
semblait se fondre dans son vieux cœur desséché et l'emplir d'une chaleur
inconnue.
« Merci, dit-elle quand la petite fille se tut : vous m'avez fait plaisir.
Et quel courage de monter ici de nuit, par ce froid ! N'avez-vous pas eu
peur ?
— Oh ! si, s'écria Nathalie. Mais je pensais que ce n'était pas drôle
pour vous d'être toute seule à la Merlière. Heureusement, cette solitude va
finir ! Dans quelques jours votre maison sera pleine d'invités qui
deviendront tous des amis.
— Espérons-le », murmura la vieille demoiselle, en regardant
pensivement trembloter les flammes des bougies.... « Nathalie, fit-elle un
peu plus tard, vous avez été bien gentille envers moi, ce soir. A mon tour,
je voudrais vous offrir quelque chose. Que pourrais-je faire pour vous
contenter ? »
A peine avait-elle dit ces mots, que Nathalie se trouvait assise à ses
pieds, les bras posés sur ses genoux avec abandon et disait, levant vers elle
son regard confiant :
« Le plus beau cadeau, la plus grande joie que vous puissiez m'offrir
serait d'inviter une personne de plus à votre bal. De l'inviter... et de la
garder toujours avec vous. »
Un silence....
« Je.... Je veux parler de votre petite-nièce.... De Céline.... »
Un silence encore. Puis, Mlle Elisabeth répondit, retrouvant son ton
ironique : « Oh ! J'ai très bien compris, allez ! »
Elle soupira plusieurs fois avec impatience et finit par dire : « Vous
me demandez trop, Nathalie. Non, je ne ferai pas venir cette enfant chez
moi : je croirais offenser la mémoire de mon père et de ma mère, envers
qui mon frère — le grand-père de Céline — s'est fort mal conduit
autrefois.»
(Ce n'est pas la vraie raison, pensa Nathalie : c'est son orgueil et non
le souvenir de ses parents qui l'empêche de recevoir sa nièce.)
« J'ai d'ailleurs trop de choses en tête, en ce moment, continua Mlle
Elisabeth, mais je vous promets, lorsque mon bal sera passé, de veiller que
la petite soit mise dans une bonne pension, où elle recevra une éducation
digne du nom qu'elle porte.
— Elle a plus besoin d'amour que d'éducation », murmura Nathalie.
Mlle Rousson-Roux ne parut pas l'entendre. Après s'être attendrie, un
instant plus tôt, elle venait de se reprendre et la fillette comprit qu'il était
inutile d'insister.

130
Nathalie apparut.

131
Certes, elle avait obtenu un résultat appréciable; Céline ne mènerait
plus la dure existence de la Moline, mais Nathalie se croyait si près du but,
tout à l'heure, quand elle demandait le retour de l'orpheline à la Merlière,
elle s'attendait tellement que Mlle Elisabeth répondît favorablement à sa
prière, qu'elle ressentait maintenant une immense déception. Non, la «
grande joie » ne serait pas pour ce soir de Noël.
Viendrait-elle jamais ? La petite fille commençait à en douter. Aussi
arrosa-t-elle de quelques larmes le chemin de Fontanès, lorsqu'elle
redescendit au village.
En passant devant l'épicerie, elle eut envie de monter chez la belle
inconnue et de lui confier un chagrin qu'elle ne se sentait pas la force de
porter toute seule.
Mais quand elle trouva, dans La chambre lugubre et mal éclairée, la
jeune femme solitaire, pour qui cette journée de Noël avait été
particulièrement longue et triste, elle eut honte de n'avoir pas pensé à lui
rendre visite plus tôt. Elle courut l'embrasser affectueusement, en évitant
de lui dire un « Joyeux Noël ! » qui eût paru quelque peu ironique... et elle
n'osa plus lui parler de sa propre peine.
« Que vous êtes gentille de venir me voir ! dit la belle inconnue :
j'avoue que je vous attendais un peu.... »
Nathalie frémit en pensant qu'elle avait failli passer devant la porte
sans entrer. « Excusez-moi de venir si tard, dit-elle, mais j'ai eu tant de
choses à faire depuis ce matin !
— Racontez-moi cela », demanda l'étrangère en faisant
asseoir sa jeune amie devant le feu.
Et la petite fille raconta... avec entrain, d'abord, la matinée, le début
de l'après-midi, l'arbre de Noël chez ses parents. Puis avec une ironie mêlée
d'un peu d'amertume, la visite chez Thérésa. Enfin, avec émotion, son
expédition à la Merlière. Mais, quand elle arriva au refus de Mlle
Elisabeth, son chagrin lui revint brusquement et les larmes lui montèrent
aux yeux.
« Oh ! Pourquoi pleurez-vous, Nathalie ? s'écria l'inconnue. Ce que
vous me dites est merveilleux ! Il faut s'en réjouir ! »
Nathalie leva vers elle un regard étonné :
« Vous trouvez ? Vous ne croyez pas que c'est à désespérer de voir
jamais Céline à la Merlière ?
— A désespérer ? Jamais de la vie ! Au contraire : un pas
gigantesque a été fait par la vieille demoiselle. Pensez donc, elle admet
l'existence de sa petite-nièce, puisqu'elle va s'occuper d'elle; non pour
l'accueillir dans sa maison, je vous l'accorde, •mais, tout de même, pour

132
améliorer son sort.
— Ah !... c'est vrai », murmura Nathalie, tandis qu'une dernière
larme se suspendait à son petit nez rougi par le froid et que sa bouche
commençait déjà à sourire.
« Tous les espoirs sont donc permis, continua la belle inconnue. En
premier lieu, celui que Mlle Rousson-Roux rencontre un jour la petite-fille
de son frère. Alors... dites-moi, Nathalie, peut-on voir Céline sans l'aimer ?
— Non, certainement, quoique Mlle Elisabeth n'ait guère le cœur
tendre. Enfin, vous me rendez un peu d'espoir. Quand je suis montée chez
vous, je n'en avais plus, à vrai dire !
— L'espoir est une belle chose, murmura l'étrangère de nouveau
mélancolique, et ceux qui le perdent sont bien à plaindre ! »
Nathalie ne releva pas cette dernière phrase : que dire à cette jeune
femme pour la réconforter, alors qu'elle ignorait ce qui la rendait si triste ?
Du moins, pouvait-elle lui témoigner une chaleureuse amitié, cette
amitié que l'inconnue avait un jour qualifiée de « bienfaisante ». Elle lui dit
« au revoir » en l'embrassant encore une fois, promit de revenir bientôt et
de lui apporter ses livres préférés, referma doucement la porte et
redescendit dans l'obscurité l'escalier des Pincemaille.
Dehors, elle trouva la rue déserte et sombre, car les gens avaient tiré
leurs volets et les lampes ne brillaient plus derrière les fenêtres. Le froid
était si vif qu'elle frissonnait en serrant autour d'elle la chaude pèlerine.
Que lui importait ! Grâce à la belle inconnue, elle avait retrouvé son
optimisme et, tout en marchant, elle chantonnait gaiement le vieux Noël :

Allons, ma voisine !
Minuit est sonné !
Il est temps qu'on s'achemine :
Le petit Jésus est né !

Le lendemain matin, Mme Mercadier réclama le panier dans lequel


Nathalie avait emporté les friandises pour Thérésa. La petite fille s'aperçut
alors qu'elle l'avait oublié en quittant la vieille dame.
« Eh bien, cours vite le chercher », ordonna sa mère.
Nathalie fit la grimace : retourner là-bas ne l'enchantait nullement.
Pourtant, il fallait obéir. Elle se prépara donc sans hâte, traversa le village
d'un pas traînant et arriva chez la cousine.

L'accueil qu'elle reçut l'étonna.

133
« Ah ! te voilà ! s'écria Thérésa en l'apercevant, tant mieux. J'allais
justement prier une voisine d'aller t'appeler.
— Oui... à cause du panier, sans doute ? murmura Nathalie,
légèrement éberluée.
— Le panier ? Qui te parle de panier ? Ah ! tiens, je n'avais même
pas remarqué qu'il était resté là. Non, ma chère, il s'agit bien d'autre chose !
Ecoute : depuis hier soir, l'idée que tu pourrais aller au bal de la Merlière
ficelée comme un sac de pommes de terre, me poursuit. D'autre part, si tu
m'as fait peur avec tes bougies allumées, tu voulais sans doute me faire
plaisir.... Et puis, c'est toujours toi qui te déranges pour m'apporter les
libéralités de ta mère.... Bref, tu mérites une récompense : que
dirais-tu si je t'offrais une robe ?
— Je dirais que c'est bien gentil à vous », répondit Nathalie, tout en
pensant : Miséricorde! une robe de vieille dame, sans doute, fripée et
pleine de taches comme celle qu'elle porte.
« Il m'en reste cinq ou six, continua Thérésa. Elles sont dans
l'armoire du débarras : va les chercher, nous en choisirons une. Il faudra la
mettre à ta taille, mais ce sera facile, je pense. Dépêche-toi. Tiens ! cela me
fera plaisir de les revoir ! »
Sans aucun enthousiasme, Nathalie alla ouvrir l'armoire que la
cousine lui indiquait. Les six housses qui enveloppaient les vêtements
apparurent, suspendues côte à côte, comme les femmes de Barbe-Bleue.
Elle les emporta et les déposa sur un fauteuil devant la vieille dame. Celle-
ci les ouvrit fébrilement, l'une après l'autre.
Les deux premières contenaient deux toilettes en bon état, mais dont
le velours gris et la moire abricot convenaient aussi peu que possible à une
jeune fille.
« Ce n'est pas ce que je cherche », dit la cousine, en ouvrant les
housses suivantes. Il ne sortit de celles-ci que des vêtements de cachemire
tout mités.
« Ce n'est pas cela non plus », fit-elle avec impatience.
Pressée de s'en aller, Nathalie dénoua elle-même le cordon qui
fermait la dernière enveloppe. Elle en tira un manteau de soie vert pomme
et un paquet soigneusement plié dans une mousseline très propre.
« Voilà ! Nous la tenons, s'écria Thérésa : défais vite ce paquet, il
contient ma robe de pékiné. »
Nathalie obéit et poussa un petit cri de ravissement en découvrant
une toilette en faille blanche, mate, couverte de fines raies satinées, d'un
rosé frais et vif. A la mode de 1830

134
environ, elle avait un corsage ajusté et une jupe ronde, très large et
très foncée.
La vieille darne la déploya en disant :
« Rosé pourra tailler là-dedans comme elle voudra et t'habiller à la
dernière mode. Emporte donc ceci. To>ut ce que je te demande, c'est de
venir, le soir du bal, me montrer si cette couturière du village ne s'est pas
trop mal tirée de ce travail. »
Nathalie, abasourdie, roula de nouveau la robe dans son enveloppe,
alla remettre en place les autres vêtements, remercia la cousine Thérésa...
et faillit, en sortant, oublier le panier une deuxième fois, tant elle était
troublée.
Oui, troublée... et inquiète. Qu'allait dire sa mère? Ah! elle ne se
voyait pas encore, revêtue de la jolie faille rosé et blanche, et elle n'osait se
réjouir.
Dès qu'elle entra dans la salle à manger, Mme Mercadier, avisant le
paquet, demanda :
« Que portes-tu là ?
— Maman, c'est... c'est une robe... que la cousine m'a offerte
pour la soirée de la Merlière, en remerciement de tout ce que je lui apporte
de ta part... et de la branche d'arbre de Noël », répondit péniblement
Nathalie, tandis que ses sœurs s'approchaient, curieuses et fort intéressées
et que le docteur levait le nez de sur son journal.
« Comment ! Et tu as accepté cela ? s'écria la mère, scandalisée.
— Je lui aurais fait de la peine en refusant, répondit la petite fille.
Elle était si contente de me la donner ! »
Mme Mercadier parut se radoucir et remarqua :
« C'est bien la première fois qu'elle pense à manifester quelque
reconnaissance à l'égard de ce que nous faisons pour elle.
— Et elle offre le peu qu'elle possède, la pauvre ! observa Nathalie
avec chaleur.
— Malheureusement, il n'est pas question que tu portes cette robe
qui, sûrement, est d'un goût douteux et trop voyante pour une jeune
personne », continua la femme du docteur en tirant les épingles qui fixaient
l'enveloppe de mousseline.
« Tiens ! » fit-elle avec étonnement lorsque le cadeau de la cousine
apparut.
Le tissu blanc rayé de rosé s'étala sur la table, si simple et si frais
qu'il eût fallu beaucoup de mauvaise volonté pour prétendre qu'il ' ne
convenait pas à une jeune fille.

135
« L'étoffe n'est pas mal, concéda Mme Mercadier, mais la robe serait
à refaire complètement.
— Eh bien, dit le docteur en pliant tranquillement son journal,
que Nathalie aille demander à Rosé si elle peut encore la transformer d'ici
la Saint-Sylvestre.
— Ce qui est fort peu probable, ajouta sa femme, toujours
pessimiste. Enfin, je te permets, Nathalie, d'aller parler cet après-midi à la
couturière et....
— Mais, maman, ne m'accompagneras-tu pas ?
— Non, certes, mon temps est trop précieux pour le gaspiller à des
histoires de toilette. Caroline peut aller avec toi, si elle le veut. Mais je te
prie de dire de ma part à Rosé que la façon de cette robe doit être très
simple et que je ne tolérerai pas le moindre décolleté.
— Oui, maman,... Bien sûr.... Je le lui dirai.... Merci, maman ! »
Nathalie promettait tout ce qu'on voulait, Nathalie n'en revenait pas
d'avoir obtenu si facilement ce qu'elle espérait, Nathalie était aux anges !
Elle déjeuna sans appétit, attendit la fin du repas avec impatience et
partit avec Caroline, tremblant d'entendre la couturière déclarer qu'elle
n'avait pas le temps de transformer la robe de pékiné. (Pékiné ! quel mot
charmant ! Nathalie ne se laissait pas de répéter : « J'aurai une toilette de
faille pékiné! »)
Emergeant d'un flot de velours violet qui devait parer la femme du
maire, Rosé, comme on s'y attendait, fit quelques difficultés :
« J'ai de la besogne par-dessus la tête, mademoiselle Nathalie,
protestait-elle. J'en tomberai malade, à coup sûr ! Je me demande si je
pourrai seulement me coucher, d'ici le 31 décembre : c'est dans cinq jours,
pensez ! Enfin, faites-moi voir de quoi il s'agit. »
Nathalie ouvrit le paquet une fois de plus. Le frais tissu séduisit
Rosé.
« Ah! ça, c'est bien joli... bien joli, n'est-ce pas? fit-elle, prenant ses
deux ouvrières à témoin. Et votre maman veut quelque chose de simple ?
Alors, je tâcherai encore de vous contenter. Peut-être la petite d'Odilon qui
ne coud pas mal, pourra-t-elle nous donner un coup de main. Venez
essayer jeudi. Mais je vous avertis que vous aurez votre robe au dernier
moment... si vous l'avez! »

136
CHAPITRE XV

LE JOUR DU BAL. — LA FÊTE COMMENCE

LE JOUR de la Saint-Sylvestre se leva, ensoleillé, sec et très froid. «


Mais, constata Nathalie avec satisfaction, après avoir couru à La fenêtre, au
saut du lit, il ne pleut, ne neige ni ne vente : c'est le principal et le chemin
de la Merlière ne sera pas trop pénible, ce soir. »
Maxime vint chercher ses amies au début de l'après-midi, pour aller
proposer une aide supplémentaire à Mlle Rousson-Roux, qui devait
présider aux derniers préparatifs de son bal. Ils trouvèrent la Merlière
bourdonnant comme une ruche. Le cuisinier et le pâtissier s'affairaient
devant l'énorme fourneau qu'on avait rallumé pour la première fois depuis
de longues années. Les jeunes bonnes, les joues rouges et riant comme des
folles, couraient de tous côtés, attisant les feux de bois dans les cheminées,
bourrant de charbon le gros poêle de faïence qui devait attiédir le vestibule,
remplissant de pétrole de nombreuses lampes, garnissant de belles bougies
-torsadées les lustres et les appliques disposées contre les murs,
transportant des piles d'assiettes et des plateaux chargés de verres dans la
salle à manger où l'on dressait le buffet.
Sur la table, toutes rallonges tirées et couvertes de nappes
éblouissantes, les serveurs venaient de disposer déjà six « sultanes »
monumentales, six hautes pyramides de choux à

137
la crème réunis par des coulées de caramel blond et dont la pointe
était garnie d'une rosé en papier.
Mlle Elisabeth surprit le regard d'envie que leur jetèrent Caroline et
Valérie et le soupir qu'elles poussèrent. Aussi recommanda-t-elle à
Nathalie de ne pas quitter le bal sans emporter pour ses sœurs un carton
rempli de tous les gâteaux qui resteraient.
Césarine, sans rien entendre de tout ce remue-ménage, confectionnait
patiemment la mayonnaise destinée à garnir la salade russe. Après avoir
beaucoup critiqué les réparations et les changements entrepris à la
Merlière, elle paraissait satisfaite, ce jour-là, de respirer un air de fête qui
lui rappelait les récits de sa mère sur les splendeurs de l'ancienne maison.
« Non, mes enfants, vous ne pouvez rien faire pour nous aider : tout
est déjà prêt », venait de dire Mlle Elisabeth. Mais, juste à ce moment, le
heurtoir de la porte d'entrée résonna. Maxime courut ouvrir.
Sur le seuil, un homme apparut, emmitouflé dans un chaud manteau
et la casquette enfoncée jusqu'au nez.
« Je suis le jardinier de Mme de Laporte, dit-il. Voici une lettre pour
Mlle Rousson-Roux. Et puis, j'apporte quelque chose : attendez. »
Dégringolant les marches du perron, il alla chercher, sur une légère
voiture à deux roues arrêtée au milieu de la cour, plusieurs de ces grands
paniers plats, en usage dans le pays, qu'on avait enveloppés de vieilles
couvertures.
« Chère amie, écrivait Mme de Laporte, vous n'avez sans doute pas
eu le temps de remettre vos serres en état. Permettez-moi donc de fleurir,
pour la jolie fête à laquelle vous nous conviez ce soir, cette Merlière où je
me réjouis infiniment de venir retrouver les souvenirs de ma lointaine
jeunesse.... »
Pendant que Mlle Elisabeth lisait ces aimables lignes, le vieux
Martin dépouillait les paniers des étoffes et des papiers qui les protégeaient
du gel.
« Oh ! quelle merveille ! » s'exclamèrent les petites filles, en ouvrant
de grands yeux.
Dans la froide lumière de ce jour d'hiver, toutes les fleurs du
printemps venaient d'apparaître, remplissant les corbeilles jusqu'au bord.
Jacinthes, primevères, mimosa, œillets mêlaient leurs parfums et leurs
fraîches couleurs. Le jardinier présenta même avec fierté des branches de
camélias aux feuilles vernissées, couvertes de boutons et de corolles
veloutées, des

138
bottes de rosés thé et de rosés de Bengale, et une gerbe de grands
arums aux cornets immaculés.
C'était une véritable féerie, une sorte de miracle éblouissant et suave.
« Eh bien, voilà le travail que vous réclamiez, mes petites, dit la
vieille demoiselle : je vous charge de garnir tous les vases et toutes les
jardinières de la maison. »
Quelle agréable besogne ! Maxime fut désigné pour la « corvée d'eau
» et dut remplir avec précaution les nombreux récipients où Nathalie et ses
sœurs arrangeaient des bouquets.
Lorsqu'elles avaient fini de fleurir une pièce, elles contemplaient leur
œuvre avec jubilation, pleines de dédain pour les branches de houx à baies
rouges qui, faute de mieux, décoraient les salons avant l'arrivée des
merveilleux paniers. Le houx méprisé trouva pourtant sa place au pied des
jeunes pins plantés dans les jarres d'Anduze de la véranda, dont il égaya la
verdure un peu sombre.
Mlle Elisabeth entendit Nathalie remarquer, tout en respirant avec
délices une touffe de jacinthes, que leur nuance rosé était pareille à celle de
sa robe.
« Alors, emportez-les, Nathalie, dit-elle : vous les mettrez dans vos
cheveux et à votre corsage. »
Aussitôt ce furent les joues de la petite fille qui prirent la couleur des
fleurs, car le plaisir de recevoir ce présent parfumé était d'autant plus vif
qu'elle ne possédait pas le plus modeste bijou et que les jacinthes rosés
orneraient ce soir sa toilette plus gracieusement encore qu'un lourd
médaillon ou qu'un riche collier.
La nuit tombait déjà, vers quatre heures de l'après-midi, lorsque les
enfants retournèrent au village.
Caroline et Valérie accompagnèrent Nathalie qui devait aller
chercher sa robe chez Rosé. Les trois sœurs se demandaient, non sans
inquiétude, si la couturière aurait termine son ouvrage. Aussi fut-ce avec
soulagement qu'elles aperçurent, dès qu'elles entrèrent, la fameuse toilette
complètement finie.
Comme l'avait recommandé Mme Mercadier, la façon en était très
simple. Une fine guimpe de mousseline plissée « à la vierge » sortait du
décolleté rond. Toute l'ampleur de la jupe (la première jupe longue que
porterait Nathalie !) était massée derrière, sous les coques d'un large nœud
de ceinture, taillé dans le même tissu que la robe.
« Je vous ai mis en dessous une petite tournure, mademoiselle,

139
c'est la mode, vous savez. Et voyez comme elle fait joliment «
bouffer » la soie ! fit observer la couturière en montrant le coussinet
destiné à être attaché par deux rubans... au bas du dos.
— Quelle bonne idée, dit Nathalie. Tout est parfait et
ravissant. »
Le chef-d'œuvre de Rosé fut plié et déposé dans un carton que les
petites filles emportèrent triomphalement.
« Malheureusement, je ne sais pas si maman te permettra la
tournure, remarqua Valérie. De même qu'elle n'admet pas qu'on se frise,
quand le Créateur vous a gratifiée de mèches plates, de même je doute
fort qu'elle te laisse doubler l'ampleur d'une certaine partie de ta
personne !
— Dans ce cas, répondit Nathalie, résolue à garder la
tournure coûte que coûte, je ne me montrerai à elle que de face ! »
Caroline et Valérie se mirent à rire, et ce fut fort gaiement que les
trois sœurs regagnèrent la maison et allèrent étaler la robe pékinée sur le
lit de Nathalie.
Au même moment, la belle inconnue tournait en rond dans sa
chambre et se demandait pour la centième fois : « Irai-je, ou rester ai-je
ici ? »
Encore irrésolue, elle alla pourtant soulever le couvercle d'une de
ses deux grandes malles et entrevit de précieux tissus d'où montait,
entêtant et doux, le fameux parfum de « Chypre impérial ».
Le couvercle retomba, mais la jeune femme se sentait tentée.
Remettre une de ses belles robes « d'avant », lui ferait plaisir.... Mais....
Elle s'ennuyait tellement, dans cette sombre prison ! Ce bal la
distrairait au moins quelques heures.... Seulement....
Toujours hésitante, elle soupirait, allait et venait entre ses quatre
murs vert et marron, et murmurait des bribes de phrases mystérieuses
telles que : «... Risque de rencontrer des gens qui.... Oh! non
certainement.... Personne dans ce village perdu n'est à même de.... »
Tout en marmottant ainsi, elle finit par ouvrir de nouveau la malle,
et complètement cette fois. Puis elle en sortit des toilettes somptueuses
qu'elle étala, l'une après l'autre, sur le lit, les fauteuils et les chaises.
Inattendues et charmantes, dans la laideur triste de cette chambre,
les robes chatoyèrent à la chiche lumière de la lampe,

140
comme des parures do fée. Chacune devait rappeler à la belle
inconnue de doux souvenirs, car elle les caressait rêveusement de la
main.
« Si je me décidais, 'aquelle mettrais-je ? » se demandait-elle. La
toilette « paille », avec les nœuds de velours cerise ? Ou celle-ci, en
faille lilas ? Ou cette autre, la plus belle... celle qu'Aldo préférait ? »
Et elle déployait une merveilleuse robe de taffetas « gorge de
pigeon » pervenche, glacé de rosé, dont le décolleté du corsage, le grand
drapé étalé sur la tournure et la traîne étaient bordés de ruches en tulle
bleu, piquées ça et là de petits bouquets d'églantines.
La robe pervenche eut raison de ses dernières hésitations. Elle la
laissa sur ]e lit, enferma toutes les autres, prit, dans un coffret, de
longues boucles d'oreilles, un collier et des bracelets de saphirs et de
brillants qu'elle posa sur la commode, et suspendit au portemanteau une
cape de petit-gris. Ensuite, elle descendit chez les demoiselles
Pincemaille et leur demanda par quel moyen elle pourrait gagner la
Merlière.
Vivement intéressées, les deux sœurs se consultèrent du regard.
Puis Léa suggéra qu'il y aurait peut-être une place dans le break de M. le
maire :
« II n'emmène, à part sa « dame » et sa « demoiselle », que la
directrice de l'école. Je vais lui parler tout de suite », dit-elle.
Le maire accepta volontiers de transporter, à travers nuit et frimas,
la mystérieuse pensionnaire des Pincemaille jusqu'à la Merlière.
« Le sort en est donc jeté, dit la jeune femme : j'irai. »
Et, tout au fond d'elle-même, elle n'était pas fâchée d'avoir pris
cette décision.
Cependant, la coiffeuse, venue de la- ville, courait d'une maison à
l'autre pour offrir ses services aux dames invitées.
Son travail n'était pas une sinécure, car la, mode se distinguait
alors par son extrême complication. Franges frisées, échafaudages de
boucles, chignons, torsades, « anglaises » groupées sur la nuque et
revenant gracieusement de chaque côté du cou, chacun de ces édifices de
cheveux représentait un petit chef-d'œuvre, fort long à réaliser.
A deux heures de l'après-midi, la femme du notaire et ses trois
filles par lesquelles on avait commencé, étaient déjà

141
coiffées et tenaient la tête raide et immobile, de peur d'ébranler le
savant arrangement de leur chevelure.
Nathalie, au contraire, fut la dernière à voir arriver l'artiste capillaire.
Encore ne comptait-elle pas sur sa visite, Mme Meroadier ayant déclaré
que sa fille ne changerait rien à son habituelle couronne de tresses. Mais
elle n'osa pas fermer la porte au nez de la coiffeuse envoyée par Mlle
Elisabeth. Elle la laissa donc monter chez Nathalie, après avoir
formellement interdit la moindre frisure et la moindre boucle.
Assises au bord des deux lits, les petites Mercadier assistaient à la
toilette de leur sœur aînée et ne perdaient pas un détail de ce spectacle rare.
Il faisait terriblement froid, dans la chambre sans feu, mais personne ne
s'en souciait.
L'eau glacée, employée par Nathalie pour ses ablutions, avait avivé la
couleur vermeille de ses joues... mais aussi, malheureusement, celle de ses
mains qu'elle considérait en fronçant les sourcils.
« Ne t'inquiète pas, dit Caroline : tes gants les cacheront. Pense à ne
pas les quitter un seul instant. Et réjouis-toi aussi de ce que les souliers de
mariée de maman te soient un peu trop grands : tes engelures s'en
trouveront bien ! »
Des exclamations enthousiastes saluèrent la fameuse robe pékinée
lorsque Nathalie la revêtit. Puis le silence retomba, tandis que la coiffeuse
lissait en arrière les beaux cheveux noirs de la petite fille et les massait sur
sa nuque en un lourd « catogan » que semblait retenir une guirlande de
jacinthes.
Les instructions de Mme Mercadier avaient été suivies, et pourtant
on ne pouvait rien rêver de plus seyant que cette simple coiffure.
« Oh ! Nathalie, tu es magnifique ! s'écrièrent les quatre sœurs,
quand leur aînée fut tout à fait prête.
— Vous croyez ? J'aimerais bien pouvoir le constater moi-même »,
fit Nathalie en se tordant le cou pour essayer d'apercevoir l'effet produit par
la tournure.
Il n'y avait pas de glace dans la chambre, car la femme du docteur
réprouvait cet objet de coquetterie. Elle interdisait même à ses filles de
jeter, en passant, le plus innocent regard du côté des rares miroirs de la
maison.
Valérie n'hésita pas :
« Eh bien, pour une fois, tu vas te regarder à ton aise. Et chez
maman, encore! Ce n'est pas tous les jours le bal de la Merlière ! »

142
Les cinq petites filles se faufilèrent le long du corridor, envahirent la
chambre de leurs parents, dont Finette avait ouvert la porte avec
précaution, et Caroline éleva près de la vieille psyché la lampe à pétrole
qu'elle portait.
Nathalie resta toute saisie lorsqu'elle se trouva devant son image.
Stupéfaite, elle contemplait cette jeune demoiselle élégante qu'elle ne
reconnaissait pas.
Si, pourtant, c'était bien elle qui souriait et qui s'envoyait gaiement
dans la glace un petit salut de sa main gantée !
Est-ce que maman allait la trouver « déplorablement laide » comme
d'habitude ? On allait bien voir !
Triomphante, elle descendit l'escalier en courant, soulevant
légèrement la jupe longue qui la gênait, et pénétra en coup de vent dans la
salle à manger où son père, au supplice dans son habit noir qui le serrait
considérablement, l'attendait, héroïque et résigné, en compagnie de sa
mère.
« Me voici prête, maman, dit-elle joyeusement : ne suis-je pas bien?»
II lui sembla qu'une ombre de sourire détendait le visage de Mme
Mercadier, mais elle se trompait, sans doute, car la femme du docteur la
considéra froidement en disant :
« La robe est assez jolie, Nathalie. Quant à toi, tu es comme
d'habitude, ne te fais aucune illusion. Et tu n'oublies pas, je l'espère, que la
plus belle parure d'une jeune personne est la modestie et l'humilité ?
— Non, maman... je le sais bien... », balbutia Nathalie, dûment
douchée, sans même s'apercevoir que son père la considérait avec
une tendre admiration.
« Allons, en route ! dit le docteur un peu brusquement en enfilant son
manteau : il est déjà plus de huit heures et demie. »
II s'agissait, pour Nathalie, de gagner la porte sans révéler l'existence
de la tournure. Elle se dirigea donc vers la sortie à reculons, d'un air si gêné
que sa mère l'interpella :
« Quelle est cette étrange tenue, Nathalie ? Serait-ce ta robe longue
qui te fait marcher avec la grâce d'une écrevisse ?
— Oh ! non, pas du tout », protesta la petite fille, de plus en plus
embarrassée. Il fallait absolument se retourner. Mais, comme elle s'y
résignait, Caroline la sortit d'embarras, en lui jetant vivement sur les
épaules sa vieille mante de laine.
Le cabriolet attendait devant la porte. Le docteur et sa fille s'y
installèrent, les genoux couverts d'une chaude couverture.

143
« Ne rentrez pas trop tard », recommanda Mime Mercadier,
debout sur le seuil.... Mais, déjà, le cheval trottait le long de la rue Haute
particulièrement animée ce soir-là et pleine de voitures prêtes à partir.
Là-haut, à la Merlière, Mlle Rousson-Roux attendait ses invités.
Couronnée de boucles grises, fleurie de violettes de Parme et
suivie de sa majestueuse traîne de velours noir, elle enfilait de longs
gants mauves, et faisait une dernière fois le tour de ses appartements.
Tout était prêt. Les portes ouvertes à deux battants sur le vestibule
et entre les salons laissaient voir les vastes pièces encore désertes. De
grands feux dansaient dans les cheminées. Les bouquets de lumières des
lustres se reflétaient dans les parquets cirés, luisants comme des miroirs
blonds, les glaces multipliaient les bougies des appliques, des
candélabres et les globes des lampes. Un éclairage discret baignait la
véranda où des fauteuils, disposés entre les arbustes et les plantes vertes,
invitaient au délassement et à la paisible conversation.
Le parfum des fleurs flottait partout et se mêlait, dans la salle à
manger, aux appétissantes odeurs du buffet.
La serviette déjà sur le bras, les serveurs se tenaient derrière la
vaste table chargée « des mets les plus exquis », comme disait la poésie
de Caroline, et de seaux de glace où rafraîchissait le Champagne.
On entendait, à la cuisine, des cliquetis de vaisselle et la voix de
Césarine qui parlait à tue-tête au cuisinier. Camillette et Zoé, les deux
petites bonnes, parées de tabliers blancs festonnés, s'apprêtaient, dans le
vestibule, à débarrasser les invités de leurs manteaux.
Les musiciens venaient d'arriver. Ils rangeaient leur musique et
accordaient discrètement leurs instruments....
La Merlière (ou, du moins, ce qu'on en verrait ce soir) avait
retrouvé « sa splendeur oubliée », et Mlle Elisabeth pouvait être fière de
la transformation qu'elle venait de réaliser en si peu de temps.
Fière ?... Sans doute. Mais elle n'éprouvait nullement cette «
dernière et intense satisfaction » qu'elle avait voulu s'offrir. Pourquoi
donc ne ressentait-elle pas le plaisir escompté ? Que lui manquait-il, à
cette heure ?
Peut-être la joyeuse présence des gens qu'elle attendait... le son de
leurs voix... la musique.... Peut-être de voir enfin peuplés ces trop vastes
appartements.... Peut-être....
Lorsqu'elle traversa la bibliothèque, la petite fille en blanc, la
petite fille au collier de corail posa sur elle, du haut de son cadre,

144
C'était bien elle qui souriait et s'envoyait dans la glace un petit salut!

145
146
le regard de ses yeux sombres. Mais Mlle Elisabeth détourna la
tête.
La première voiture entra dans la cour et roula bruyamment sur le
pavé.
Alors, la maîtresse de la Merlière, le cœur battant un peu trop vite,
s'avança jusqu'au seuil du grand salon pour accueillir ses invités.
I

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CHAPITRE XVI

LA FÊTE COMMENCE
... ET PENDANT CE TEMPS, AU VILLAGE...

COMME le cabriolet passait devant la maison de Thérésa, Nathalie


se souvint de sa promesse. « Papa, demanda-t-elle, voudrais-tu
arrêter et m'attendre un instant ? J'ai promis à la cousine de lui montrer
ma robe.
— Bon, va chez Thérésa, tu lui dois bien cela, mais ne t'éternise
pas.
— Sois sans crainte, je serai vite de retour. »
En effet, cinq minutes plus tard, Nathalie revenait, se hissait sur le
marchepied et s'installait sous la couverture, à côté de son père.
Tandis que la voiture repartait, franchissait le pont el prenait le
chemin de la Merlière, elle resta silencieuse. Etonné, le docteur
demanda:
« Eh bien, tu n'as rien à raconter ? La vieille cousine n'a-t-elle pas
été contente ?
— Si, mais....

148
— Qu'a-t-elle dit ?
— Qu'elle croyait se voir, à mon âge....
— Et cela t'a déplu ?
— Ah! oui.... Parce qu'alors, moi, en la regardant, j'ai cru me
voir quand j'aurai quatre-vingts ans ! »
Le sonore éclat de rire de M. Mercadier retentit dans la nuit. Mais
Nathalie ne se déridait pas.
« Oh ! papa, dit-elle, j'ai plus d'une fois supplié le Seigneur de
m'épargner une vie semblable à celle de la cousine Thérésa. Pas
seulement à cause de sa perruque et de sa malpropreté, mais pour toutes
sortes d'autres raisons.
— Tiens, tiens ! Et comment la souhaites-tu, ta vie ?
— Toute différente, poursuivit la petite fille. La cousine Thérésa a
eu trois maris, pas d'enfants, une quantité de chats et elle n'a jamais
pensé à quelqu'un d'autre qu'à elle-même. Moi, je désire un seul mari,
cinq enfants comme chez nous et seulement un chat à la fois. J'aimerais
m'occuper des miens, travailler pour eux, les aimer et les rendre heureux.
Dis, papa, est-ce un rêve que maman trouverait « absurde et
prétentieux » ? Suis-je vraiment trop laide pour espérer qu'un jour.... »
Une immense et chaude tendresse emplit le cœur du docteur. Il prit
la petite main gantée que Nathalie avait posée avec confiance sur son
genou et la serra très fort en disant :
« C'est exactement ce que souhaite pour toi ton vieux papa, ma
Nata, et je suis sûr que ton rêve se réalisera. Qui donc t'a dit que tu étais
laide ?
— Mais... maman.
— Ta mère exagère un peu, fit M. Mercadier après un petit
silence.
— C'est ce que j'espère, reprit Nathalie. Ce soir, en me regardant
dans la glace, je ne suis pas arrivée à me trouver tellement vilaine.
Mais peut-être que je me « fais des « illusions. »
Le docteur rit de nouveau, puis il dit très doucement : « Vois-tu, ta
maman a un tel souci de te bien élever, elle redoute tant d'encourager ta
coquetterie qu'elle 'ne veut pas te flatter. Mais je suis persuadé qu'au
fond elle est aussi fière que moi de sa fille aînée. (Aïe ! pensa-t-il, si
Sophie m'entendait !)
— Vraiment, tu crois ? Oh ! merci, papa, de me dire cela ! Quel
bien et quel plaisir tu me fais ! Tiens, je vais jouir cent fois plus de ce

149
bal ! s'écria joyeusement Nathalie. Que je suis heureuse, ce soir !
Regarde, regarde comme c'est joli, là-haut ! »

Et elle montrait, au flanc de la montagne, toutes les lumières de la


Merlière qui scintillaient dans la nuit.
C'était le vœu poétique de Caroline, exaucé par Mlle Elisabeth :
que les volets ne fussent pas fermés ni les grands rideaux tirés, pour que,
du village, ceux qui ne seraient point au bal, pussent au moins l'imaginer
en voyant briller les nombreuses fenêtres de la maison en fête.
« Et que de voitures, tout le long du chemin, continuait gaiement
Nathalie : devant nous, derrière nous c'est une file ininterrompue ! »
La mauvaise petite route, en effet, connaissait une animation
inaccoutumée. Des cabriolets, des breaks, des calèches, des landaus et
même de modestes « jardinières », roulaient et cahotaient dans l'ombre,
derrière les gros yeux clignotants ide leurs lanternes.
On entendait des claquements de fouet, des rires, des saluts
échangés d'un véhicule à l'autre et même des chansons entonnées par les
jeunes gens et les jeunes filles qui montaient au bal. Le chemin était trop
étroit pour que les élégantes et rapides voitures des filateurs et des
châtelains fussent à même de dépasser les équipages plus modestes et
plus lents. Mais les cochers s'armaient de patience et plaisantaient entre
eux, en patois et en français.
Le cabriolet du docteur finit par atteindre la cour encombrée et
trouva, non sans peine à se garer dans la vaste remise déjà pleine. Puis,
le cœur battant, Nathalie gravit le perron derrière son père et,
brusquement, se trouva projetée de la nuit glacée au sein d'un paradis de
lumière et de chaleur.
Mais était-ce bien la Merlière que ce logis en fête, envahi par une
foule élégante, plein de musique et brillamment illuminé ? Etait-ce bien
Mlle Elisabeth, cette imposante dame en robe de velours noir et aux
longs gants mauves ?
Un peu étourdie, Nathalie abandonna sa vieille mante entre les
mains de Camillette, alla saluer la maîtresse de maison, perdit le docteur
de vue dans la cohue des invités et demeura indécise, ne sachant «trop
où se diriger.
Elle aperçut alors, sur le seuil du boudoir, un jeune homme qui ne
quittait pas des yeux la porte d'entrée et qui semblait attendre quelqu'un.

150
Il était vêtu d'un costume bleu sombre, dont elle remarqua la
tunique à boutons de cuivre, brodée, aux revers, de petites palmes
dorées.
Mais... c'était l'uniforme du lycée, tel que Maxime l'avait

décrit! Et ce jeune homme en pantalons longs... c'était Maxime !


Aussitôt, elle se dirigea vers lui, se frayant à grand-peine un
passage entre les couples de danseurs qui commençaient à tournoyer au
son d'une valse.
Maxime guettait toujours l'arrivée des invités. Son regard avait à
peine effleuré la jeune fille brune en toilette rosé et blanche qui venait de
pénétrer dans le vestibule. Elle ne l'intéressait pas : il attendait Nathalie.
« Bonsoir, Maxime », fit une voix timide, tout près de lui.
Il tressaillit, tourna la tête, reconnut la petite Mercadier et se mit à
rire :
« Oh ! Nathalie ! Quelle transformation ! Que vous êtes drôle en
robe longue, en demoiselle !
— Et vous en grand jeune homme !
— Vous paraissez si belle, ce soir, que je vous avais prise pour
une inconnue.
— Merci beaucoup ! C'est donc que vous me trouvez bien vilaine
d'habitude ! Heureusement, je ne suis pas aussi susceptible que vous !
— Allons ! Vous savez bien que ce n'est pas du tout ce que je
voulais dire. » Et, désignant d'un geste les salons où l'animation et la
gaieté croissaient d'une minute à l'autre, Maxime ajouta : « Voilà,
Nathalie ! Voilà ce fameux bal dont nous avons tant parlé. Il commence
et promet d'être superbe ï Venez-vous ? Nous allons en faire le tour.
Ensuite, nous danserons, nous aussi. »
Très fier d'être le cavalier d'une aussi charmante personne,
Maxime entraîna Nathalie à travers toutes les pièces. Ensemble, ils
regardèrent le pianiste taper avec ardeur sur le clavier, tandis que le
violoniste, le violoncelliste et le clarinettiste du village s'escrimaient de
leur mieux, laissant échapper de temps à autre quelques fausses notes,
mais observant parfaitement la mesure.
Ils firent ensuite une petite visite au buffet, virent de loin le
docteur et M. Domergue causer amicalement en fumant un cigare, puis,
gagnés par l'entrain général, ils essayèrent de danser la scottish que l'«
orchestre » venait d'attaquer.
Le résultat fut si peu brillant, qu'ils s'arrêtèrent bientôt, découragés.

151
« C'est plus difficile qu'on ne le croit, remarqua Maxime en
s'épongeant le front.

— Et vous avez marché sur mes jolis souliers ! Ils sont à maman
qui me grondera de les avoir salis », fit Nathalie, consternée.
En quelques coups de mouchoir, le jeune garçon réussit à effacer
les traces qui maculaient les petites chaussures de satin blanc.
« Voilà le mal réparé, dit-il. Mais je crois plus prudent de nous en
tenir là. Que faisons-nous, maintenant ? »
La réponse à cette question vint aussitôt, mais d'une façon tout à
fait inattendue.
Au nez de Maxime, stupéfait, le fils du notaire s'inclinait
cérémonieusement devant Nathalie et demandait :
« Voulez-vous m'accorder cette danse, mademoiselle ? »
La petite le regarda d'un air ahuri et répondit timidement :
« Mais... je ne sais pas danser, monsieur.
— Oh ! rien n'est plus facile qu'une polka. Je vous montrerai
comment il faut s'y prendre et vous vous en tirerez très bien », répliqua
l'étudiant.
Nathalie n'osa pas protester. Elle prit le bras que lui offrait le jeune
homme et, l'instant d'après, Maxime, cloué sur place, la voyait « polker »
fort correctement, dirigée avec compétence et autorité par son cavalier.
Oh! c'était trop fort ! Le petit Domergue sentait monter en lui une
véritable fureur. Quel aplomb avait ce gros garçon poseur de venir lui
enlever ainsi Nathalie ! Et cette bécasse qui se laissait faire, qui lui
faussait compagnie et l'abandonnait là, comme un pauvre nigaud !
Eh oui, bien sûr, il ne savait pas danser comme le fils Jalaguier ! Il
n'était qu'un simple lycéen, qu'un « potache », auprès de ce brillant
étudiant! Il ignorait l'art de parler aux jeunes filles en faisant des yeux de
merlan frit et en débitant des fadaises d'un air sucré ! Mais que Nathalie
se laissât prendre aux embarras de cet individu, c'était.... C'était
absolument intolérable !
Malheureux et vexé, Maxime alla s'asseoir dans un coin du salon,
attendant impatiemment la fin de la polka et le retour de l'infidèle.
Hélas ! La danse finie, une mazurka retentit et, cette fois, ce fut
Armand de Laporte qui emmena la jolie brunette couronnée de jacinthes.

152
Du coup, Maxime eut l'impression que la moitié des lumières du
bal s'éteignaient. Décidément, il ne retrouverait pas Nathalie de la soirée:
tous ces étudiants allaient l'accaparer.
Ah ! elle devait bien se moquer de lui, si elle daignait le
remarquer, tout seul dans son coin!
Oh ! mais il n'aimait pas à faire pitié et il montrerait bien à cette
sotte fille qu'il ne se souciait nullement de sa compagnie !
Que faire pour cela ? Aller inviter la jeune personne en bleu qui
faisait tapisserie, là-bas ? Malheureusement il ne savait pas danser. Et
puis cette grosse demoiselle ne l'intéressait pas du tout.
Eh bien, il resterait là, dans ce fauteuil, comme quelqu'un qui
prend plaisir à se reposer et qui s'amuse à regarder le bal. Tiens ! Il
pourrait même fumer : cela lui donnerait un air tout à fait désinvolte.
il prit donc, sur un plateau, une cigarette qu'il alluma. Dieu ! Que
c'était mauvais ! Tant pis ! Toussotant et clignant des yeux, il continua
héroïquement à pétuner, en prenant grand soin de ne jamais tourner la
tête du côté de Nathalie : elle eût été capable de s'imaginer qu'il
regrettait son absence !
Un moment s'écoula; plusieurs danses se succédèrent et Maxime,
de plus en plus sombre, soufflait vers le plafond la fumée de sa cigarette
en s'efforçant de prendre un air blasé, lorsqu'une voix suppliante s'éleva
près de lui.
« Maxime... », disait Nathalie.
Il abaissa son regard sur elle, sans se hâter.
« Tiens, vous êtes là ? fit-il avec une superbe indifférence.
— Maxime, répéta la petite en se laissant tomber sur le fauteuil
voisin, je vous demande instamment de me parler et de rester avec moi :
ainsi, ils ne viendront plus me chercher.
— Comment ! Vous fuyez ces aimables jeunes gens ?
— Ah ! oui. D'abord, ils m'intimident horriblement ;
ensuite, je ne sais que leur dire, et enfin, je crois qu'ils se moquent de
moi.
— Pas possible ! s'écria Maxime, scandalisé : qu'est-ce qui vous
fait supposer cela ?
— Je les ai entendus qui me traitaient entre eux de
«greuze »... et je crois, aussi, de « cruche. »
Le regard de Maxime se remplit de stupeur : « De quoi ?
— De greuze. J'ignore ce que cela veut dire, mais c'est
sûrement une moquerie. Le fils Jalaguier a demandé à un autre : «

153
Avez-vous fait danser la fille du docteur Mercadier ? « C'est une
véritable greuze que cette petite. » Et il a ajouté je ne sais quoi à propos
d'une cruche. Je ne veux pas être tournée ainsi en ridicule.... Mais,
Maxime, qu'avez-vous ? Vous trouvez cela drôle ? »
Secoué par un irrésistible fou rire, Maxime ne répondit pas tout de
suite.
« Nathalie, dit-il enfin, savez-vous qui est Greuze ?
— Pas du tout, vous ai-je dit.
— Sachez donc que c'est un peintre du xviii" siècle qui a peint
beaucoup de très jolies et très jeunes filles. L'une d'elles, sur un tableau
célèbre, porte une cruche cassée. C'est à elle que ces messieurs vous ont
comparée, pensant vous faire un grand compliment. Moi, je trouve cette
comparaison bête et fausse, car les fillettes de Greuze sont fades et
maniérées, ce qui, heureusement, n'est pas votre cas. »
Soudain, repris par sa fureur, Maxime ajouta : « Vous voyez
qu'ils n'ont pas voulu se moquer de vous : ainsi vous pouvez retourner
avec eux.
— Jamais de la vie ! s'écria Nathalie : je préfère de beaucoup
votre compagnie à la leur. »
Cette chaleureuse affirmation eut pour effet de rallumer aux yeux
de Maxime toutes les lumières du bal.
« Ecoutez, dit-il avec entrain, nous allons nous installer là et nous
nous amuserons à regarder danser les gens, tout en dégustant de bonnes
choses que je vais aller chercher au buffet.
—' Soit, mais ne restez pas trop longtemps absent : j'ai tellement
peur que ces messieurs ne reviennent m'inviter ! »
Maxime n'avait aucun besoin de cette recommandation. Il vola
jusqu'à la salle à manger et revint presque aussitôt, portant un plateau
qu'il tenait en équilibre à grand-peine au milieu de la cohue des invités.
« De la « tisane de Champagne », une tranche de galantine, un
baba au rhum et des petits fours : aimez-vous tout cela ? demanda-t-il
gaiement.
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je n'ai de ma vie goûté
à ces choses-là. Mais ces «petits fours », comme vous les appelez, sont
si jolis, dans leur godet de papier plissé, que j'oserai à peine les manger»,
assura Nathalie.
Pourtant, les assiettes posées sur le plateau se vidèrent rapidement.
Tout en savourant leur contenu, Maxime et Nathalie ne perdaient pas un
détail du spectacle que leur offrait le bal. On dansait le joyeux quadrille

154
des lanciers, dont ils ne se lassaient pas d'admirer les figures gracieuses
et compliquées.
« Oh ! s'exclama tout à coup Nathalie. Oh ! quel bonheur !

Elle s'est décidée à venir. Regardez qui arrive, Maxime : on


croirait voir apparaître une fée ! Elle est merveilleuse ! »
La belle inconnue, en effet, venait de faire son entrée en
compagnie de M. le maire et de sa famille. Mais la robe de velours «
pensée » de Mme la mairesse passa complètement inaperçue : tous les
regards se posaient sur la jeune femme, et plusieurs danseurs, troublés et
distraits, se trompèrent en exécutant « la chaîne des dames » ou « le
grand salut ».
Maxime et Nathalie s'étaient précipités au-devant d'elle, mais à
peine eurent-ils le temps de lui dire quelques mots : Mlle Rousson-Roux
s'avançait pour accueillir la plus belle de ses invitées et ils se retirèrent
discrètement laissant leur amie faire connaissance avec la maîtresse de la
Merlière.
« Nous la verrons mieux tout à l'heure, dit Nathalie avec un peu de
regret.
— Par exemple ! s'écriait au même instant Armand de
Laporte, dans le petit salon où les enfants reprenaient possession de leurs
fauteuils, par exemple ! je jurerais que j'ai déjà vu cette ravissante
personne quelque part.... Mais où?
— Ce visage ne m'est pas inconnu non plus, remarqua le fils
Jalaguier en fronçant les sourcils avec l'air de quelqu'un qui cherche à
rappeler ses souvenirs. Cependant, je ne vois pas....
— Savez-vous qui est cette jeune dame ? Vous semblez la
connaître, demanda Armand de Laporte en se tournant vers Maxime et
Nathalie.
— C'est une personne qui habite chez les demoiselles Pince-
maille. Nous savons qu'elle est ici pour se reposer et rétablir sa santé,
mais nous ignorons tout à fait qui elle est et d'où elle vient, répondit
prudemment Maxime.
— Nous allons le savoir, reprit le fils du filateur, car Mlle
Rousson-Roux nous priera sûrement de la faire danser. »
En effet, la maîtresse de maison appela les jeunes gens et fit les
présentations. Mais le nom de l'inconnue, Mme Fargier, ne dit
absolument rien aux étudiants.

155
Ils tentèrent en vain d'en apprendre plus long sur son compte. La
mystérieuse beauté parlait fort peu, dansait nonchalamment en relevant
sa traîne d'un geste gracieux et répondait les plus évasives banalités aux
questions de ses cavaliers.
La grand-porte du vestibule ne s'ouvrit plus : tous les invités
étaient arrivés et le bal battait son plein.

Pendant ce temps, les lumières du village s'éteignaient une à une.


Les habitants de Fontanès allaient se coucher de bonne heure, comme
d'habitude. Mais beaucoup d'entre eux, en tirant leurs volets, regardèrent
dans la nuit la Merlière illuminée et pensèrent avec satisfaction : « II n'y
a pas à dire, ça fait plaisir de voir revivre cette maison ! »
Chez les Mercadier, seule la bougie de Caroline brûlait encore
dans la chambre, en désordre où demeurait le parfum des jacinthes dont
Nathalie avait fleuri ses cheveux et son corsage. La femme du docteur et
ses trois plus jeunes filles dormaient déjà. Sur l'oreiller de sa sœur aînée,
Finette avait mis en évidence une feuille de cahier portant ces mots :
« Si tu rapportes des gâteaux, éveille-nous dès que tu rentreras.»
Un billet de Valérie était posé à côté. On y lisait : . « Viens tout de
suite me raconter tout. »
Caroline se sentait un peu triste. Un peu seule, aussi. Elle avait
vaillamment dissimulé sa peine et ses regrets devant Nathalie, mais à
présent, dans le silence de la maison endormie, elle contenait avec peine
une grande envie de pleurer. Elle se déshabilla en frissonnant, puis,
avant de se mettre au lit, jeta sa pèlerine sur sa chemise de nuit, ouvrit la
porte et traversa le corridor pour entrer dans la salle d'étude dont la
fenêtre donnait du côté de la Merlière.
Les volets n'étaient pas fermés et la vague lueur du ciel d'hiver
guida la petite fille entre les tables et les pupitres. Elle écarta le rideau,
colla son front à la vitre glacée et aperçut la maison illuminée, agrafée
au flanc de la montagne comme un bijou scintillant.
Longtemps, Caroline contempla ce spectacle qu'elle avait réclamé
à Mlle Elisabeth et sa vive imagination évoquait ce qui se passait là-haut
avec une telle intensité qu'il se produisit une chose étrange : toute sa
tristesse disparut et, sans quitter des yeux les lointaines fenêtres
lumineuses, elle se raconta une histoire romanesque qui se passait
pendant un bal.... Une histoire si belle qu'elle sentit l'irrésistible désir de
l'écrire.

156
Comme une somnambule, la tête pleine d'images et de rêves, elle
alla chercher dans la chambre le bougeoir qu'elle posa sur sa table de
travail, prit un cahier neuf, ainsi que le porte-plume tout abîmé dont elle
avait la mauvaise habitude de ronger le bout en réfléchissant, et
longtemps, longtemps, jusqu'à ce que l'horloge de la mairie, sonnant les
douze coups de minuit, eût annoncé la nouvelle année, elle écrivit.
A mesure que sa plume courait sur les feuilles blanches, une joie
démesurée grandissait en elle. Il lui semblait tenir entre les doigts une
véritable baguette de fée, capable de faire surgir du néant tout ce qu'il lui
plaisait d'imaginer.
Ce qu'elle faisait n'avait aucun rapport avec les petites poésies dont
elle s'efforçait jusqu'alors d'aligner les vers et de chercher péniblement
les rimes. Non, cela venait tout seul, à grands flots, comme un fleuve
puissant qui roule, sans rencontrer d'obstacles, à travers une vaste plaine.
Les joues de Caroline étaient toutes rouges, elle ne sentait pas le
froid, elle n'avait pas sommeil et sa plume courait, courait toujours,
décrivant le bal qu'elle ne verrait jamais. Seulement, dans son récit, la
Merlière se transformait en un magnifique château, les salons se
multipliaient, les quatre musiciens devenaient un grand orchestre tzigane
(pourquoi s'en priver ? Il n'y avait qu'à écrire !). L'héroïne de l'histoire et
tous les personnages portaient des noms prestigieux de princes et de
princesses... et la petite fille qui créait tout cela se sentait aussi puissante
qu'une reine !
Bien sûr, cette première œuvre m'avait aucune valeur et ne serait
jamais imprimée. Plus tard, seulement, Caroline apprendrait à décrire
avec talent les humbles gens et les humbles choses qui l'entouraient, plus
tard elle connaîtrait le ravissement de tenir entre ses mains les livres
sortis de son vieux porte-plume. Mais ce ravissement ne serait pas plus
grand que celui dont son cœur débordait en cette nuit d'hiver où,
brusquement, sa vocation d'écrivain venait de naître, tandis qu'elle
contemplait les lumières du bal de la Merlière.

157
CHAPITRE XVII

ENCORE LE BAL

MAXIME et Nathalie n'avaient pas bougé de leur poste


d'observation : deux fauteuils, au fond du petit salon, d'où ils
apercevaient par les portes ouvertes, à leur gauche, l'enfilade des salons,
en face d'eux, le vestibule et la bibliothèque.
Ils jouissaient infiniment du bal sans y participer et bavardaient
gaiement en échangeant leurs impressions sur le spectacle toujours
renouvelé qui se déroulait devant leurs yeux.
Dans l'intervalle de deux danses, pendant que les serveurs
passaient avec des plateaux chargés de flûtes de Champagne, de glaces
et de friandises, ils virent un inconnu venir vers eux en compagnie de M.
Domergue. Ce dernier causait avec animation et son visage
habituellement mélancolique paraissait presque joyeux.
En entrant dans le boudoir, il appela le jeune garçon et le poussa
doucement par l'épaule vers l'étranger en disant, non sans une nuance de
fierté :
« Je vous présente mon fils. »
Le monsieur secoua énergiquement la main de Maxime.
« Heureux de vous connaître, jeune homme », fit-il, jovial. Puis il
ajouta : « Votre père a une nouvelle à vous annoncer, qui, j'espère, vous
fera plaisir.

158
— En effet, mon ami, voici M. Fulcan-Boissier, frère de Mme La
Condamine qui va partir pour l'Amérique et qui me propose de gérer ses
grandes propriétés de Camargue et des environs d'Arles. Aucune
situation ne saurait mieux me convenir. J'ai donc accepté, dit Edmond
Domergue avec entrain, et je ne me doutais pas, en venant ce soir à ce
bal, que mon nouveau destin s'y fixerait. »
M. Fulcan-Boissier continua :
« Ainsi, M. Domergue ne sera pas loin du lycée où vous étudiez.
— J'en suis très heureux, monsieur, pour mon père et pour moi »,
répondit poliment Maxime. Mais, au fond de lui-même, cette nouvelle
lui causait un étrange malaise.
Tandis que les deux hommes continuaient leur conversation en
faisant les cent pas dans le vestibule, il revint s'asseoir à côté de Nathalie
et demanda :
« Vous avez entendu ? »
Elle hocha la tête :
« Oui... et vous êtes beaucoup moins heureux que vous ne venez
de le dire à ce monsieur. Je l'ai compris au son de votre voix. Ne vous
réjouissez-vous pas de voir votre père enfin pourvu d'une situation qui
lui plaît ?
— Si, mais.... Voyez-vous, Nathalie, jusqu'à ce soir, j'espérais
vaguement qu'un jour, nous retournerions en Polynésie. Maintenant,
c'est fini : papa va se fixer en Camargue.... Nous ne reverrons jamais
notre île enchantée, et cette pensée me fait de la peine.
— Votre « île enchantée ». Vous la trouviez donc si belle ?
— Je me souviens d'elle comme d'un paradis, poursuivit Maxime
d'une voix toute changée, et jamais, jamais je ne pourrai l'oublier.
« Notre maison était immense et fraîche, entourée d'une galerie, où
ma mère.... »
Et le jeune garçon qui n'avait pu, jusqu'alors, parler à Nata-sœurs
de sa vie passée « parce que cela lui faisait trop de mal », se mit à
évoquer pour Nathalie les mille souvenirs de son enfance heureuse. Il
décrivit la demeure coloniale, le vaste jardin, la forêt, la mer... et la vie
qu'on menait là-bas... et les gens au milieu desquels on vivait.
Nathalie l'écoutait, passionnément intéressée. Quand il se tut, elle
répéta lentement, avec émerveillement, ce qui l'avait le plus frappée :
« Des étoiles comme des soleils blancs... des poissons de

159
feu vert... des rosés grandes comme les deux mains, des seringas
géants.... Toutes les fleurs de chez nous, mais plus belles... et d'autres
fleurs inconnues.... Et cette maison ravissante... et la forêt de pins kauris
où les Maoris scient les arbres en chantant et les bateaux chargés de bois
dans le port.... Tout cela.... Tout cela, votre père a pu le quitter ? Voilà
ce que je ne comprends pas !
— Vous oubliez, dit Maxime, les tornades et les tremblements de
terre, la maison en miettes, le jardin écrasé dans la boue, les 'navires
naufragés, les blessés et les morts, et cela, deux fois de suite.
— Qu'importé ! s'écria la petite fille : moi, j'aurais recommencé
une troisième fois ! »
Maxime regarda la main (dégantée, malgré les conseils de Caroline
!) que Nathalie avait posée sur le bras de son fauteuil. Ce n'était pas une
de ces mains longues et diaphanes, comme on les admirait alors. Non,
c'était une solide petite patte, un peu courte, aux doigts souples, actifs et
adroits, faite pour relever les ruines, panser les blessures, ordonner
harmonieusement un intérieur et caresser des enfants. Avec l'aide de
cette vaillante main-là, ne pourrait-on songer à « recommencer une
troisième fois » ?
« Nathalie, dit-il, vous me donnez envie de retourner là-bas un
jour... même si je ne puis décider mon père à me suivre. Oui, après le
baccalauréat, pourquoi n'entreprendrais-je pas des études qui me
prépareraient à la vie de colon ? Les terres de l'ancien domaine nous
appartiennent toujours. Un vieil intendant indigène y végète comme il
peut et nous attend. Eh bien, il verra revenir un Domergue. »
Le tendre visage de Nathalie s'assombrit :
« Alors, Maxime, nous vous perdrons ? »
« Mais pas du tout, Nathalie ! Pensez-vous que je puisse songer un
seul instant à partir tout seul ? Nous nous marierons, je vous emmènerai
dans mon île enchantée et nous referons le domaine ensemble. »
Ces derniers mots, Maxime s'apprêtait à les dire... mais ils ne
sortirent pas de sa bouche. Il pensa, au moment de les prononcer, que
Nathalie et lui n'étaient 'encore que des adolescents. De longues années
s'écouleraient avant qu'il leur fût permis d'ébaucher des projets d'avenir.
Alors, il se contenta de répondre : « Oh ! ce n'est pas pour demain, vous
savez ! Il n'est nullement question que je parte avant six ans... sept ans,
peut-être. »

160
Et la pensée qu'il n'avait pas exprimée, il l'enferma tout au fond de
son cœur, comme on confie une graine à la terre, sachant qu'elle ne
poussera que plus tard, quand sa saison sera venue.
Mais l'idée que la petite graine était là, attendant son heure, le
remplissait d'une chaude joie.
Le fils du notaire ne dansait pas. Il restait debout, à quelques pas
des enfants, adossé au chambranle de la porte, entre le boudoir et le
grand salon sans quitter des yeux la belle inconnue qui valsait avec
Armand de Laporte. Péniblement, il cherchait... cherchait... et ne cessait
de se demander : «Qui est-ce ? qui est-ce donc ? où diable l'ai-je déjà
vue ? »
Un infime détail, un geste, un parfum, le timbre d'une voix
suffisent parfois à faire brusquement remonter à la mémoire un souvenir
précis. C'est ce qui se produisit tout à coup.
La musique venait de s'arrêter et le fils du filateur reconduisait à sa
place la jeune femme, tout en causant avec elle. Comme ils passaient
devant un tableau qui représentait un ancêtre de Mlle Elisabeth, ils le
regardèrent et l'étrangère fit une remarque en désignant le portrait... en le
désignant par un geste qui était un geste de théâtre, celui que tous les
acteurs ont appris à faire en scène quand ils doivent montrer un objet ou
un personnage un peu éloigné. Elle leva lentement le bras, laissant
pendre sa main inerte, puis au dernier moment, d'un brusque
mouvement, elle releva1 cette main dans la direction de la toile. '
Inconsciemment, la belle inconnue s'était trahie.
Gaston Jalaguier poussa une sorte de rugissement étouffé.
« J'y suis ! Je sais qui est cette dame ! » dit-il triomphalement à son
camarade, dès que celui-ci l'eut rejoint.
Nathalie et Maxime l'entendirent et se dressèrent hors de leurs
fauteuils comme deux ressorts.
« Que dites-vous là ? demanda Maxime, oubliant sa timidité, son
nom n'est-il pas Fargier ?
— Allons donc ! C'est ainsi qu'elle se fait appeler, mais je viens de
la reconnaître à l'instant : cette mystérieuse beauté n'est autre que la
cantatrice Laura Fauvel, l'épouse du célèbre ténor italien Aldo Floriani.
Te souviens-tu, Laporte, ajouta-t-il, de ces inoubliables représentations
du Barbier de Séville et des Huguenots, auxquelles nous assistâmes, au
printemps dernier, à Montpellier, lors d'une tournée de ces deux artistes

161
dans le Midi ? Voilà pourquoi cette jeune femme ne nous
paraissait pas étrangère !
— C'est ma foi vrai, on croirait voir la Fauvel ! Mais, observa le
fils de Laporte, la présence de la grande cantatrice à Fontanès me
paraîtrait bien extraordinaire ! Que serait-elle venue faire ici ?
— Se cacher et fuir son époux, tout simplement. Floriani et sa
femme se sont séparés cet automne, fit avec importance Gaston Jalaguier
qui paraissait très au courant des potins de coulisses.
— Séparés ? Pourquoi cela ? Que s'est-il passé entre eux ?
— Oh ! pas grand-chose, dit-on. Mais les artistes sont de grands
enfants capricieux. Ces deux-là, paraît-il, ne cessaient de se quereller,
tout en s'adorant. Jalousies de métier, susceptibilités froissées, mots
blessants qui échappent dans un moment de colère... bref, un beau jour,
après une scène particulièrement violente, Laura Fauvel a disparu.
— Et elle aurait choisi Fontanès pour « disparaître » ?
Quelle histoire ! Et pourquoi Fontanès ?
— Parce que la querelle en question s'est passée dans notre région,
à Avignon, je crois, au cours d'une tournée. Laura Fauvel a dû se
jeter dans le premier train venu qui s'est trouvé être celui de Nîmes. De
là elle a gagné nos montagnes. Avoue qu'elle eût difficilement trouvé un
coin plus perdu que notre vallée pour échapper aux recherches de son
époux. Car il la cherche partout, le malheureux ! Il est désolé, il ne peut
vivre sans elle et, sur scène, aucune partenaire ne lui convient, car ils
formaient, Laura et lui, un couple de chanteurs incomparables. Tu le
sais, mon cher, je suis amateur de bel canto et je me flatte de compter
parmi mes amis des gens qui touchent de près aux artistes. Tous sont
unanimes : Floriani n'est plus le même depuis le départ de sa femme et
l'on prétend que son talent subit une sorte d'éclipsé. »
Armand de Laporte hochait la tête.
« Tu dois avoir raison, Jalaguier, accorda-t-il. Pourtant je n'oserais
encore assurer que cette personne est la Fauvel.
— Eh bien, nous n'avons qu'à le lui demander.
— Y songes-tu ! Je ne me risquerai certes pas à lui poser cette
question.
— Tu paries que je la lui pose, moi ? »
Maxime et Nathalie assistaient à ce dialogue en proie à un complet
désarroi. Ils eussent pu transformer les doutes d'Armand de Laporte en
certitude, car ils savaient, eux, que la

162
belle inconnue était bien Laura Fauvel : ne l'avaient-ils pas
entendue chanter dans la châtaigneraie comme seule peut chanter une
grande artiste ? Mais pour rien au monde ils n'auraient trahi le secret
qu'ils avaient promis de garder.
Seulement... Jalaguier allait le découvrir, ce secret, s'il interrogeait
la belle inconnue assez habilement pour que celle-ci ne puisse nier sa
véritable identité... et peut-être croirait-elle alors que les « jeunes
indiscrets », comme elle les avait qualifiés un jour, avaient trop parlé.
Que faire ? Cloués sur place par l'émotion, Maxime et Nathalie
regardaient le gros garçon s'avancer vers leur amie, prêt à lui porter un
coup auquel la pauvre femme ne s'attendait certainement pas !
« II est encore temps, Maxime, il faut le retenir », murmura
Nathalie.
Alors, Maxime se précipita, jouant des coudes à travers la foule
des invités, et il rejoignit l'étudiant qu'il saisit brusquement par une
basque de son habit noir en disant :
« II vaudrait mieux laisser cette dame tranquille, je vous l'assure !»
Mais le jeune homme haussa les épaules et continua tranquillement
à se diriger vers l'étrangère. Arrivé devant elle, il s'inclina et la pria de
lui accorder la danse qui commençait.
C'était une valse à la mode, une valse de Wialdteufel intitulée
Myosotis, dont les enfants ne devaient plus jamais oublier la mélodie.
Tout tremblants, ils regardèrent tourner la grande robe d'azur, guettant le
moment où le fils du notaire prononcerait quelques mots... quelques
mots seulement, mais qui feraient se figer instantanément le sourire
distrait de sa cavalière.
Cependant, Gaston Jalaguier valsait sans proférer une parole et
rien ne se produisit jusqu'au moment où la musique s'arrêta. Il
reconduisit alors l'inconnue jusqu'à la chaise qu'elle avait quittée pour le
suivre et s'inclinant de nouveau, au lieu du simple « merci » que la
politesse exigeait, il dit lentement, d'un ton pénétré :
« Je n'oublierai jamais, madame, que j'ai eu ce soir l'honneur et la
joie de faire danser la célèbre Laura Fauvel. »
L'inconnue qui venait de s'asseoir, se leva brusquement. Entre ses
longues boucles d'oreilles scintillantes, son visage devint mortellement
pâle; elle leva sur l'étudiant un regard à la fois effrayé et stupéfait, puis
sans songer un instant à nier, elle balbutia :

163
« Ainsi donc, il n'y a pas un lieu sur la terre, si écarté soit-il, où je
puisse vivre en paix sans être reconnue.... »
A ce moment, Maxime et Nathalie surgirent près d'elle,
bouleversés :
« Ce n'est pas nous ! Ce n'est, pas nous ! Nous n'avons rien dit ! »
répétait la petite fille, les yeux pleins de larmes. Et Maxime ajoutait :
« Oh ! madame ! Nous sommes désolés de la peine qu'on vous
fait!»
La vue de ses jeunes amis parut réconforter la belle inconnue. Elle
se sentit moins seule et fit doucement :
« Je suis bien sûre que vous n'avez pas trahi ma confiance. Ce qui
arrive devait arriver sans doute. C'est ce que je redoutais en venant à ce
bal. J'aurais dû savoir qu'il n'y a de refuge pour moi nulle part.
— Tout de même », bredouilla Jalaguier, un peu désarçonné,
malgré son aplomb, par l'émotion qu'il venait de provoquer, « tout de
même, vous avez pu échapper trois mois à toutes les recherches.
— Les recherches, dites-vous, qui me cherche ?
— Mais votre époux, madame. »
Le visage de la jeune femme changea de nouveau de couleur et
devint aussi rosé que les églantines dont sa robe était ornée.
« Serait-ce possible ? Comment savez-vous cela ? demanda-t-elle
avidement.
— Tout le monde le sait, assura Jalaguier, sauf, bien sûr, les gens
qui vivent au fond d'une vallée aussi perdue que celle-ci.
— Parfaitement, renchérit Nathalie : il vous cherche, il est
désolé, il ne peut vivre sans vous et il ne chante plus aussi bien, depuis
que vous êtes partie : ces messieurs l'ont entendu dire partout ! »
Les joues de Laura Fauvel s'empourprèrent davantage. «
Est-ce exact ? fit-elle en levant sur l'étudiant un regard déjà tout brillant
d'espoir et de joie.
— C'est parfaitement exact : je vous en donne ma parole,
madame.
— Et moi qui croyais que.... » Elle ne termina pas sa phrase et
ajouta vivement, avec cette exubérance légèrement puérile qui la faisait
si proche des enfants :
« Mais alors, que fais-je ici à me morfondre ? A me demander sans
cesse : que fait-il ? M'a-t-il oubliée ? Avec quelle

164
autre artiste chante-t-il ? Qui est Juliette, quand il est Roméo ?
Marguerite, quand il est Faust ? Rosine, quand il est Almaviva ? Que
fais-je ici, consumée par la nostalgie de mon art, réduite à chercher les
lieux les plus sauvages de ce pays pour chanter sans être entendue,
puisque je ne puis vivre sans chanter ? Que fais-je, à regretter
amèrement un coup de tête stupide, à me demander jusqu'à quand durera
cette existence et ce qui arrivera quand mes ressources seront épuisées ?
« II me cherche... alors, je n'ai plus qu'à le rejoindre et à reprendre,
auprès de lui, mon cher métier. Demain, je partirai. J'irai à Paris où il
doit se trouver en ce moment. »
Cependant le bruit courait parmi les invités que la belle inconnue
n'était autre que la fameuse Laura Fauvel. La jeune femme se sentit
soudain le point de mire de tous les regards, le sujet de toutes les
conversations, et elle en fut gênée. « II est temps de quitter la Merlière »,
pensa-t-elle.
Elle se mit en quête de Mlle Rousson-Roux, qu'elle trouva dans la
véranda où quelqu'un venait de lui apprendre la nouvelle.
« Je ne sais comment m'excuser, dit la jeune femme, de m'être
présentée à vous sous un faux nom.
— Vous êtes tout excusée, madame, répondit la vieille demoiselle,
et je suis fière de vous recevoir sous mon toit.
— Alors, puisque me voilà pardonnée, il ne me reste plus qu'à
vous exprimer ma gratitude... mon immense reconnaissance....
— Votre gratitude ? Pourquoi cela ? demanda la maîtresse de la
Merlière, étonnée.
— Mais parce que c'est grâce à vous, grâce à votre bal, que je vais
avoir le bonheur de retrouver mon mari, après... quelques malentendus
qui nous avaient séparés. Si je n'avais pas répondu ce soir à votre
invitation, j'ignorerais toujours... ce que je sais maintenant et qui me
comble de joie. Jamais je n'oublierai ce que je vous dois !
Maintenant, permettez-moi de me retirer : je quitterai Fontanès demain
matin, et j'ai bien des préparatifs à faire. »
A ce moment, une main tremblante se glissa dans celle de Laura
Fauvel. C'était la main de Nathalie.
« Ainsi, vous partez ? Nous ne vous verrons plus et vous nous
oublierez... », dit la petite fille avec désolation.
La jeune femme l'embrassa.
« Vous vous trompez, Nathalie, fit-elle, je n'oublierai pas les
charmants enfants dont l'affection m'a soutenue pendant

165
ces tristes jours. Je compte bien que vous vous souviendrez de moi
et me donnerez souvent des nouvelles de Fontanès... et particulièrement
de celles de la petite Céline », ajouta-t-elle plus bas.
Mlle Elisabeth proposa à Laura Fauvel de la faire reconduire au
village par un des cochers qui se chauffaient et se restauraient à la
cuisine, en attendant la fin du bal.
Une dernière fois, Maxime et Nathalie virent la « belle inconnue »
traverser le vestibule de la Merlière; une dernière fois, ils contemplèrent
la radieuse jeune femme dans sa robe d'azur aux reflets rosés; une
dernière fois, avant de franchir la porte, elle leur adressa son plus
ravissant sourire... puis, elle disparut dans la nuit.
« Vous pleurez, Nathalie, pourquoi ? demanda doucement
Maxime.
— Je l'aimais tant... et je ne la reverrai plus....
— Qui sait ? Peut-être aurons-nous une fois l'occasion de la
rencontrer. Et puisque nous l'aimons, il ne faut pas être tristes : il faut
penser au jour où nous l'avons vue sangloter dans la châtaigneraie et
nous réjouir qu'elle soit maintenant consolée et heureuse ! »
Après le départ de Laura Fauvel, Mlle Elisabeth retourna
lentement dans la véranda. A travers les vitres, elle regarda les lanternes
de la voiture qui descendait à Fontanès, vers la maison Pincemaille où
les deux vieilles demoiselles dormaient du sommeil des justes, sans se
douter qu'on leur préparait un réveil mouvementé !
Que d'espoir, que de bonheur, s'abritaient sous la capote de ce
cabriolet !
Oui, cette jeune femme était heureuse, « grâce à elle », comme elle
l'avait dit. D'autres aussi : Edmond Domergue, par exemple, qui venait
de la remercier chaudement, disant que le bal de la Merlière lui avait
permis de rencontrer M. Fulean-Boissier et de trouver une situation.
Et, probablement, lui serait acquise aussi la reconnaissance d'une
demi-douzaine de jeunes gens qui trouveraient F « âme sœur », ce soir,
et de jeunes filles qui rencontreraient le « Prince Charmant». Il
s'ensuivrait toute une série de fiançailles et de mariages. Certainement
son bal faisait le bonheur de beaucoup de gens....
Mais non le sien.
Au milieu de la joie générale, elle se sentait triste, et si

166
la « splendeur oubliée » avait été rendue à la Merlière, 1' « ancien
bonheur » semblait la fuir.
Pourquoi ?
Ah ! c'est que cette fête n'avait pas bouleversé seulement sa
maison. En la préparant, insensiblement et à son insu, Mlle Elisabeth se
transformait elle aussi. La satisfaction orgueilleuse et égoïste qu'elle
voulait se procurer ne lui suffisait plus : « les autres » avaient envahi sa
vie. Elle le sentait déjà, quelques heures auparavant, pendant qu'elle
attendait ses invités... elle le sentait plus nettement encore en ce moment.
Cessant de scruter la nuit, la vieille demoiselle laissa les lumières
du cabriolet continuer à clignoter sur le chemin de Fontanès et, se
retournant, elle aperçut, de l'autre côté du vestibule, par la porte ouverte
de la bibliothèque, la petite fille en blanc qui la considérait gravement,
du haut de son cadre : la petite fille à laquelle ressemblait trait pour trait,
lui avait-on dit, une autre enfant... Céline !
Et brusquement, la principale raison de sa tristesse lui apparut :
elle éprouvait maintenant l'amer regret d'avoir repoussé l'orpheline.
Certes, rien ne l'empêchait d'accueillir sa nièce plus tard, demain
même. Mais c'était ce soir que Céline devait entrer à la Merlière, c'était
cette nuit, à l'heure où commencerait la nouvelle année, que la maîtresse
de cette maison, vieillie et solitaire, devait présenter à ses invités
l'héritière des Rousson-Roux.
Hélas ! il était trop tard et Céline ne verrait pas les lumières de ce
bal, désormais sans objet !

167
CHAPITRE XVIII

CÉLINE...

LE BAL continuait pourtant, joyeux et animé, autour ,de Mlle


Elisabeth. Elle se devait à ses invités : il fallait retourner parmi eux. Le
vestibule se trouvait désert à ce moment-là. De temps en temps
seulement, un couple y passait en valsant. Mlle Rousson-Roux
s'apprêtait à le traverser pour se rendre à la bibliothèque, lorsqu'elle
s'immobilisa, stupéfaite, sur le seuil du salon.
Une fois de plus la porte d'entrée venait de s'ouvrir, livrant passage
au berger Ezéchiel.
Etrange apparition ! Au sein de cette maison en fête, chaude,
brillamment éclairée, pleine de musique et de parfums, il semblait
apporter, dans les plis de sa vieille houppelande, le froid de la nuit
d'hiver, le silence austère de la montagne, les rustiques odeurs de cuisine
enfumée, de feu de genêt, de troupeaux, de laitages....
Le luxe qu'il découvrait à la Merlière ne l'impressionnait pas. Il
considérait l'agitation de la foule élégante qui remplissait les salons d'un
œil à la fois dédaigneux et narquois.
« Adioussias ! dit-il, comme d'habitude.
— Bonsoir, Ezéchiel. Tu as sans doute voulu voir le bal ?

168
C'était la main de Nathalie

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demanda Mlle Elisabeth que la surprise immobilisait toujours à
l'entrée du vestibule.
— Non, fit-il rudement, votre bal ne m'intéresse guère. Mais
j'avais quelque chose à faire ici, cette nuit. Il me fallait ramener une
petite brebis à sa véritable bergerie.... Allons, ajouta-t-il, montre-toi,
ma « droulette », et salue ta grand-tante. »
Alors, des vastes plis du manteau d'Ezéchiel où elle se dissimulait
farouchement derrière lui, Céline surgit, emmitouflée dans un vieux
châle.
Ezéchiel la poussa doucement en avant. Elle ne salua pas, comme
il l'y invitait, mais se contenta de fixer sur cette tante inconnue un regard
énigmatique. Et, dans ce petit visage impassible, la maîtresse de la
Merlière reconnut les yeux noirs et brillants des Rousson-Roux.
« Oh ! berger, tu as donc deviné mon secret désir ? dit-elle d'une
voix tremblante.
— Je n'ai rien deviné du tout. C'est le Seigneur qui m'a inspiré,
c'est Sa puissante main qui m'a conduit jusqu'ici.
— Je te remercie d'être venu, car je m'apprêtais à regretter toute
ma vie l'absence de cette enfant, ce soir. Les gens de la Moline l'ont
donc laissée partir ?
— Les Mazel sont allés passer le Jour de l'an chez leur fille, du
côté du Valfrancesque. La marné restait seule, là-haut. C'est une amie de
ma sœur, qui n'a pas eu trop de peine à obtenir la permission d'emmener
la petite.
— Mais pourquoi venir si tard ?
— Hé ! c'est que c'était presque neuf heures quand la vieille
s'est décidée à laisser aller l'enfant. Une heure pour descendre chez nous,
un petit moment de repos, une heure encore pour aller à Fontanès et
monter ici, ça nous a menés à onze heures passées. Pourtant, Céline a été
bien « bravette » et a marché courageusement quand je lui ai dit que
nous allions chez la sœur de son pape.... Alors, je vous la laisse ?
— Ah ! bien sûr ! Je m'arrangerai plus tard avec les Mazel.
— Adieu donc, Céline », dit le vieillard. Et, posant la main sur la
tête de la fillette, il ajouta solennellement :
« Que l'Eternel t'ait en Sa sainte garde et te fasse grandir « en
sagesse et en grâce », dans la maison de tes anciens.
— Mais ne t'en retourne pas si vite, berger, protesta Mlle
Elisabeth : va te réchauffer un moment à la cuisine. Césarine te donnera
quelque chose à manger, avec un verre de Champagne.

170
— Merci. Je n'ai ni faim ni soif et le contentement me • tiendra
chaud le long du chemin. Bonsoir, mademoiselle Rous-son-Roux.' Tout
est en ordre maintenant, chez vous. »
Ezéchiel s'en fut, et Céline resta seule en face de sa tante, debout et
immobile sur les dalles noires et blanches du pavé, comme un tout petit
pion, oublié au milieu d'un vaste échiquier.
En la voyant si menue et si pitoyable, Mlle Elisabeth sentit son
cœur déborder de compassion. Elle alla vers l'enfant et la prit par la
main.... Mais alors, elle demeura hésitante, ne sachant que faire. Il était
impossible de présenter à ses invités cette fillette misérable, coiffée de
son vieux bonnet, enveloppée de ce châle effrangé et chaussée de
grosses galoches. D'autre part, elle ne pouvait abandonner ses hôtes pour
essayer de trouver à sa nièce d'autres vêtements.
Son embarras fut de courte durée. Maxime et Nathalie avaient
assisté de loin à l'arrivée du berger et de Céline, et compris même sans
entendre les paroles échangées entre Ezéchiel et Mlle Elisabeth, que le
miracle tant souhaité par eux s'accomplissait et que l'orpheline était enfin
accueillie à la Merlière. Ils accoururent, tout rayonnants de joie :
« Bonsoir, Céline ! Nous reconnais-tu ? »
Oui, Céline reconnaissait ses visiteurs d'un jour d'automne. Pour la
première fois son visage se départit de son impassibilité et elle leur
adressa un demi-sourire.
« Mes amis, dit Mlle Elisabeth, rendez-moi le service de conduire
dans ma chambre ma petite-nièce qui ne me quittera plus désormais. Je
veux, avant qu'elle aille dormir, la présenter à mes invités. Vous verrez,
là-haut, une commode qui doit contenir des vêtements d'enfant, datant de
ma jeunesse. Ils seront démodés mais plus convenables que les siens.
Fouillez les tiroirs et tâchez de découvrir de quoi habiller décemment
cette petite.
« Dites aussi à Zoé de préparer un lit provisoire à côté du mien, sur
la chaise longue. Je ne puis m'occuper de tout cela moi-même, car je suis
obligée de rester avec mes hôtes. »
La vieille demoiselle parlait presque sèchement, évitant de montrer
la moindre émotion et comme si elle eût de tout temps décidé que Céline
viendrait à la Merlière le soir du bal.
Maxime et Nathalie comprirent fort bien qu'il leur fallait se garder
de paraître étonnés et de manifester une joie ou un attendrissement
intempestifs.
« Ne vous faites pas de souci, se contenta de répondre Nathalie :

171
nous allons nous débrouiller de notre mieux. »
Elle prit Céline par la main et, suivie de Maxime, elle fit monter
l'enfant au premier étage.
Une fois dans la chambre de Mlle Elisabeth, ce fut elle encore qui
dirigea les opérations :
« Vite, Maxime ! allumez les lampes. Ensuite, ranimez le feu,
pendant que je fouille la commode : cette petite est gelée ! Ah ! bon, il y
a dans la cheminée une bouillotte pleine d'eau encore chaude, qui me
servira pour la débarbouiller.... J'ai l'impression qu'elle en a grand
besoin! »
Maxime s'empressa d'exécuter ces ordres donnés d'une voix douce
mais décidée.
Pendant qu'il entassait les bûches et maniait énergiquement le
soufflet, Nathalie ouvrait les tiroirs et en tirait des cartons qu'elle alla
déposer sur le lit. Lorsqu'elle en examina le contenu, elle trouva, parmi
les vêtements d'enfants trop petits ou trop grands pour Céline, ou
couverts de « taches d'armoire » jaunâtres, une robe de popeline blanche
intacte et qui lui parut à la taille de la petite fille.
« Descendez, je vous prie, Maxime, et demandez à Zoé ou à
Camillette de donner un coup de fer à ceci. Mais, pour l'amour du Ciel,
ne vous adressez pas à Césanne ! Vous seriez obligé de lui fournir en
hurlant des explications sans fin. En attendant que le repassage soit
terminé, apportez donc à Céline quelque chose à manger : je suis sûre
qu'elle meurt de faim.
— A vos ordres, mon commandant ! » répondit Maxime en riant. Il
mit la petite robe en boule et l'enfonça dans sa poche, pour la dérober
aux regards des invités, puis il partit en courant.
Il remonta un moment après, chargé d'un plateau qu'il posa devant
Céline. Sur ce plateau, du consommé brûlant fumait dans une tasse, à
côté d'une cuisse de poulet en gelée accompagnée de salade russe et d'un
petit pain croustillant. Une autre assiette contenait des choux à la pâte
légère et dorée, tout brillants de caramel, entrouverts et laissant
apercevoir une crème onctueuse.
La pauvre Céline, nourrie de soupe de châtaignes sèches et de pain
de seigle, n'avait certainement jamais goûté à des mets aussi délicieux et,
sans doute, allait-elle les dévorer avidement.
Eh bien, non. La « pauvre Céline » jeta sur le plateau un regard de
princesse, comme si la mère Mazel lui eût servi chaque jour semblable

172
repas, et, sans se presser, presque du bout des lèvres, elle se mit à
grignoter.
Maxime et Nathalie échangèrent un regard et sourirent.
« Inouï ! murmura le jeune garçon : c'est exactement ainsi que
devait manger sa tante, quand elle avait huit ans ! »
Lorsque Zoé entra, apportant la robe soigneusement repassée,
Céline était déjà débarbouillée, chaussée de bas blancs et de petites
bottines mordorées, à boutons, et vêtue d'un caraco et d'un jupon de
percale légèrement jaunis, 'mais à peu près à sa taille.
Nathalie, après lui avoir ôté son bonnet, défaisait les cordons qui
nouaient ses nattes et brossait énergiquement ses cheveux, qu'elle
attacha ensuite au sommet de la tête avec mille précautions, car la soie
du ruban écossais trouvé dans un carton, était complètement « brûlée »
et se déchirait comme du papier.
Sur la robe au décolleté rond, aux courtes manches froncées, elle
serra une écharpe de mousseline en guise de ceinture et mit enfin, non
sans peine, des gants un peu justes aux pauvres petites mains gercées et
gonflées d'engelures.
« Devinez ce que j'ai trouvé, Maxime ! fit-elle alors d'un ton
triomphant.
— Quoi donc ?
— Le collier de corail que portait la fillette du portrait ! Ou, si ce
n'est pas le même, il lui ressemble à s'y méprendre. » Et elle ajouta, en
attachant le fil de grains rouges autour du frêle cou de Céline : « Mlle
Elisabeth croira se revoir, elle-même, quand elle était petite fille. »
Céline n'avait pas prononcé un mot depuis son arrivée, et bien fin
qui eût pu dire ce qu'elle pensait. Elle était accablée de fatigue et de
sommeil, et tout ce qui lui arrivait devait lui paraître complètement
incompréhensible.
A tant de choses nouvelles, à ce monde inconnu dans lequel on
venait de la plonger brusquement, à cette tante imposante, à ce grand
garçon et à cette demoiselle qui s'affairaient autour d'elle, à l'étrange
aventure, enfin, qu'elle vivait, l'enfant opposait un petit visage fermé,
défiant, farouche.
Et maintenant, prête à descendre, elle se tenait debout devant le
feu, toute blanche et mignonne dans sa robe démodée, mais toute
frissonnante aussi, parce qu'elle n'avait pas l'habitude, même au plus
chaud de l'été, de découvrir ses bras et ses minces épaules.

173
« Elle est adorable... et pourtant, elle fait encore pitié, ne trouvez-
vous pas ? demanda Nathalie à voix basse.
— C'est qu'elle aura besoin de s'habituer au bonheur,
répondit Maxime. Ce sera long, peut-être, mais personne mieux que
vous, Nathalie, ne saurait aider Mlle Elisabeth à lui rendre l'insouciance
et la gaieté de son âge. Vos sœurs vous seconderont certainement et
Finette lui apprendra à jouer. J'aimerais bien m'occuper d'elle, moi
aussi... mais je retourne demain au lycée.
—• J'espère que vous la trouverez déjà transformée quand vous
reviendrez à Pâques, dit Nathalie. Allons ! viens, ma Célinette, ta tante
doit nous attendre. »
Oui, Mlle Elisabeth attendait, impassible en apparence, et tout
occupée de ses hôtes, mais le cœur battant d'impatience.
Plusieurs fois, elle était allée guetter, au bas de l'escalier, le retour
des enfants. Et voilà qu'enfin elle les voyait descendre, tenant par la
main... la fillette en blanc ! La fillette au collier de corail et au regard
sombre. Une nouvelle petite Rousson-Roux, semblable à celle qui vivait
de longues années auparavant !
Son émotion fut alors si grande qu'elle dut s'appuyer à la rampe et
que les yeux de cette fière demoiselle, ces yeux qui ne savaient pas
pleurer, se remplirent de larmes.
Comme Céline atteignait la dernière marche, les douze coups de
minuit sonnèrent à l'horloge du vestibule.
Les musiciens s'arrêtèrent brusquement de jouer la troïka et
attaquèrent un air solennel, tandis qu'au sein d'un grand brouhaha les
invités se congratulaient en échangeant leurs vœux.
On entendait répéter partout : «... Beaucoup de bonheur.... Bonne
santé.... Bonne année!... Bonne et heureuse année!... »
Maxime et Nathalie cherchèrent leurs pères pour les embrasser, et
Mlle Elisabeth s'immobilisa un instant dans le vestibule, attendant que
l'agitation se fût un peu calmée avant de faire le tour des salons et de
présenter sa nièce.
Dans sa main gantée de mauve, elle serrait tendrement la petite
main de Céline, et regardait tous ces gens heureux en songeant qu'à
aucun d'entre eux la nouvelle année n'apportait une aussi bouleversante
révélation, une espérance aussi joyeuse, un bonheur aussi complet qu'à
la solitaire de la Merlière.

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CHAPITRE XIX

APRÈS LE BAL

La joie se prolongeait durant la nuit entière :


Déjà le pâle jour blanchissait l'orient.

Mais qui se souciait de la nuit finissante ?


Le temps semblait trop court aux heureux invités !
La valse succédait à la valse enivrante,
Nul ne voulait quitter le domaine enchanté.

Ainsi disait la poésie de Caroline. En effet, longtemps après qu'on


eut couché Céline dans la chambre de sa tante, le bal se prolongea, aussi
brillant, aussi joyeux.
Une vague clarté apparaissait à l'horizon, derrière la masse noire
des montagnes, lorsque les danseurs, après une dernière mazurka, se
résignèrent à quitter la Merlière.
Dans le froid glacial d'une aube d'hiver, leurs voitures reprirent une
à une le chemin de Fontanès ou de plus lointaines demeures. Derrière
elles, une à une aussi, les fenêtres illuminées cessèrent de briller.
Mlle Elisabeth resta la dernière éveillée de la maison, dans les
vastes pièces désertes où les bougies grésillaient et s'éteignaient sur le
grand lustre de cristal, où les feux mourants laissaient crouler parmi les

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cendres leurs dernières braises, où les fleurs, à demi fanées, exhalaient
leurs derniers parfums.

Mlle Elisabeth présentait sa nièce.

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Dans un coin du salon empire, contre une tenture cerise, semée
d'abeilles d'or, le piano se taisait enfin, après avoir fait retentir tant de
joyeux airs, et les nappes qui couvraient la table de la salle à manger
étaient couvertes de taches, jonchées de miettes, parsemées des godets
de papier vides des petits fours.
Quel calme soudain ! quel désordre, quelle solitude et quelle
mélancolie !
Mais la demoiselle de la Merlière ne se sentait ni mélancolique ni
seule. Demain l'attendait une tâche passionnante qui donnerait à sa vie
une saveur nouvelle, et ses jours seraient si remplis que le pauvre
carreau à dentelle risquait fort de voir ses fuseaux définitivement réduits
à l'inaction !
L'horloge du vestibule battait dans le silence comme le cœur
paisible du logis. Une fois de plus, Mlle Elisabeth se remémora un vers
de la poésie de Caroline, parlant de la maison en ruine :
Qui fera, de nouveau, palpiter son vieux cœur ?
Cette interrogation avait reçu sa réponse.
Pour l'héritière des Rousson-Roux qui dormait là-haut sur son lit
improvisé, la Merlière recommençait à vivre. Céline tenait l'avenir de la
vieille demeure dans ses petites mains gercées.
Le cabriolet du docteur fut un des derniers a quitter la Merlière.
Nathalie, blottie sous la couverture, appuyait la tête contre l'épaule
de son père, sans se soucier, maintenant, de meurtrir les jacinthes à demi
flétries qui ornaient ses cheveux. Elle éprouvait à la fois une immense
fatigue et une joie démesurée.
« Eh bien, fillette, t'es-tu bien amusée ? demanda le docteur. Quant
à moi, je n'ai de ma vie tant parlé politique avec les messieurs de mon
âge !
— Je ne me suis pas seulement « bien amusée », papa : j'ai eu
aussi beaucoup de surprises et d'émotions, 'car il est arrivé des choses
absolument merveilleuses !
— Veux-tu parler de la dame inconnue qui se trouve être, paraît-il,
une célèbre cantatrice ? Ou de la sensationnelle entrée dans la vie de
Mlle Rousson-Roux d'une nièce... en qui j'ai reconnu avec stupeur la
petite orpheline de la Moline ?
— Oui, bien sûr. Et tout cela me touche plus que tu ne le

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crois, car nous savions quelque chose, mes sœurs, Maxime et moi,
au sujet de la belle Laura Fauvel. Et aussi, je crois que nous avons un
peu aidé au retour de Céline chez sa tante. Je te raconterai tout ainsi qu'à
maman, car elle verra que le bal de la Merlière n'a pas été seulement une
«fête mondaine», mais qu'il en est sorti beaucoup de bien. Et tiens ! je
serai joliment soulagée d'être débarrassée de tant de secrets ! Tu
voudrais peut-être savoir ces secrets tout de suite, mais vois-tu, ce serait
trop long, et j'ai sommeil... sommeil.... »
Nathalie bâilla plusieurs fois, soupira, puis, malgré le froid qui lui
piquait le visage et les cahots de la voiture sur le mauvais chemin, elle
somnola jusqu'à Fontanès.
En arrivant à la maison, le docteur monta directement se coucher.
Nathalie, tout engourdie, avait déjà gravi quelques marches de l'escalier,
lorsqu'elle s'avisa qu'elle avait oublié dans l'entrée le carton plein de
gâteaux destinés à ses sœurs. Elle retourna donc le chercher, son
bougeoir à lia main. Mais, en passant devant la porte entrebâillée du
salon, elle aperçut avec étonnement le secrétaire ouvert et, sur la tablette
rabattue, le « journal » de sa mère : un gros cahier, dans lequel, chaque
soir, Mme Mercadier écrivait quelques lignes. (Sans doute, pensaient ses
filles, une sèche nomenclature des événements de la journée, suivie des
comptes du ménage.)
Jamais, d'habitude, la femme du docteur n'omettait de ranger ce
cahier. Que s'était-il passé ? Peut-être, appelée au premier étage par l'une
des petites, avait-elle ensuite oublié de redescendre ?
« Oh ! pensa Nathalie, maman serait fâchée sans doute que son
journal ne soit pas enfermé à clef, comme toujours. »
Elle entra donc et, comme elle s'apprêtait à remettre le cahier dans
le secrétaire, son propre nom, écrit en haut d'une page, lui sauta aux
yeux.
Bien sûr, elle n'eût pas dû prendre connaissance de ces lignes
destinées à rester secrètes... mais elle ne résista pas à la tentation de
savoir ce que sa mère disait d'elle et, posant le bougeoir à côté du cahier,
elle lut :
« Nathalie vient de partir à l'instant pour le bal de la Merlière avec
son père. Ma petite chérie était ravissante, toute rayonnante de jeunesse
et de fraîcheur, enveloppée du parfum suave de ses jacinthes rosés... et
presque une jeune fille, déjà !

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« J'ai failli me laisser aller à lui montrer combien j'étais fière d'elle.
Mais je me suis ressaisie à temps. Je ne veux pas
flatter mes enfants ni les amollir par des démonstrations de
tendresse. Je dois les élever sévèrement, durement même, quoi qu'il m'en
coûte, pour mieux les préparer à affronter les rigueurs de la vie.
« Que je suis heureuse, ce soir ! Vraiment, le Seigneur m'a
comblée en me donnant le meilleur et le plus admirable des maris et.mes
bonnes et belles petites ! Puisse-t-il, dans l'année qui va commencer
cette nuit, me donner aussi la force d'accomplir ma tâche sans
défaillance. Elever cinq enfants, quand on est presque pauvres, n'est pas
chose facile. Cela implique beaucoup de peines, beaucoup de soucis, et
parfois, je me sens bien lasse.... »
Lentement, d'une main tremblante, Nathalie referma le cahier et le
rangea dans le secrétaire. De grosses larmes brillantes glissaient sur ses
joues et arrosaient le bouquet de jacinthes flétries de son corsage. Mais
c'étaient des larmes de joie.
O petite maman au regard froid, à la voix sèche, au dos raide,
comme ta fille te connaissait mal ! Ta sévérité qui l'a souvent fait
souffrir, tes dures critiques qui l'ont assombrie cachaient donc cette
frémissante tendresse ? Et aussi cette fragilité, cette fatigue, cette crainte
de ne pas suffire à la tâche que •tu accomplis avec un dévouement dont,
jusqu'à ce jour, personne ne t'a su gré ?
Sans doute, Nathalie, quand elle sera mère à son tour, préférera
élever ses enfants avec plus de douceur et de gaieté, mais, désormais, ta
froideur, tes sermons sentencieux, tes pronostics pessimistes et tes «
douches froides » cesseront de la rendre malheureuse. Jamais elle
n'oubliera la bouleversante découverte qu'elle a faite au retour du bal de
la Merlière et rien ne troublera plus l'amour qu'elle ressent pour toi.
A pas de loup, Nathalie monta dans sa chambre. Sur le lit, les
billets écrits par Finette et par Valérie l'attendaient. Caroline en avait
ajouté un troisième sur lequel on lisait : « Eveille-moi : j'ai une chose
extraordinaire à te dire. »
Mais Nathalie n'éveilla personne. Elle était trop lasse et trop émue
pour avoir envie de parler. Elle se déshabilla rapidement et se glissa
entre ses draps glacés.
« Demain, pensa-t-elle... ah ! mais non ! c'est déjà demain ! Enfin,
dans quelques heures, je leur raconterai tout, d'autant que, moi aussi, j'ai
des choses extraordinaires à leur apprendre. »
Oui, elle raconterait tout à ses sœurs... sauf l'histoire du

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cahier posé sur le secrétaire ouvert, qui resterait son cher et
précieux secret.
Elle ferma les yeux mais, malgré sa fatigue, le sommeil fut long à
venir. La musique du bal bourdonnait dans sa tête et, sous ses paupières
closes, se succédaient une infinité d'images.
Des couples tourbillonnants de danseurs... une robe couleur de
pervenche... le berger Ezéchiel, drapé dans sa houppelande... Céline,
toute petite, toute seule, au milieu de l'immense vestibule... les gants
mauves de Mlle Elisabeth... Maxime... son sourire... ses yeux clairs... et
ces deux fillettes vêtues de Wanc... si pareilles... celle du portrait... et
l'autre....
Plus tard, le lustre du grand salon balança dangereusement ses
bougies allumées et ses pendeloques de cristal. Puis, il se mit à tourner...
tourner... tourner... et Nathalie s'endormit enfin.
Un pâle rayon entrait déjà dans la chambre par la fente des volets.
Le premier soleil de l'année se levait sur Fontanès.

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Dépôt légal no 28555
1er trimestre 1955

IMPRIME EN BELGIQUE
PAR LA S.I.R.E.C., LIEGE

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