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Jack Kornfield

'
APRES
L'EXTASE
LA
LESSIVE
Comment
la sagesse du cœur se développe
sur la voie spirituelle

LA TABLE RONDE
Collection « Les Chemins de la Sagesse »
dirigée par Veronique Loiseleur
v{près l'extase, la lessive
DU MÊME AUTEUR

Périls et promesses de la vie spirituelle,


La Table Ronde, 1998.
Le Petit Manuel du Bouddha
La Table Ronde, 1999.
JACK KORNFIELD

cA'près l'extase, la lessive


Comment la sagesse du cœur se développe
sur la voie spirituelle

TRADUIT DE L 'AMERICAIN
,

PAR DOMINIQUE THOMAS

La Table Ronde
7, rue Corneille, Paris 6e
Titre original : After the Ecstasy, the Laundry.

Bantam Books, 2000.

© 2000 by Jack Kornfield.

©Éditions de La Table Ronde, Paris 2001.

ISBN: 2-7103-2404-0.
SOMMAIRE

Un hommage révélateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
1. LA PRÉPARATION À L'EXTASE . . . . . . . . . . . . . . . . 27
r. Baba Yaga et notre aspiration sacrée . . . . . . . . . . . . 29
2. Les gardiens du cœur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
3· Les feux de l'initiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
II. LES PORTES DE L EVEIL
,' 97
4· Le cœur, mère du monde . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 101
5· Rien et tout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 113
6. Qyi es-tu réellement, vagabond? . . . . . . . . . . .. . . 128
7· La porte sans porte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 138
III. L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
8. Au-delà du satori . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
9· L'éveil n'est pas une fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
10. Le linge sale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
IV. NETTOYER POUR s'ÉVEILLER . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
11. Le mandala de l'éveil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
12. Notre corps actuel, le bouddha . . . . . . . . . . . . . . . 233
13. Émotions éveillées et perfection ordinaire . . . . . . . . 259
8 APRÈS L'EXTASE, LA LESSIVE

14. Honorer le karma familial ................... 288


rs. De nombreux frères et sœurs ................. 315
r6. S'éveiller avec tous les êtres . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
q. Le rire du sage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
Remerciements . ........................... 393
À mon maître Ajahn Chah,
À son frère du dharma Ajahn Buddhadasa
Et à la lignée des Aînés de la forêt.
UN HOMMAGE RÉVÉLATEUR

.(orsqu'il y a plus de trente ans je


suis devenu moine bouddhiste dans un monastère au cœur de
la forêt thaïlandaise, j'ai dû apprendre à me prosterner. Au
début, j'étais mal à l'aise. À chaque fois que nous entrions dans
la grande salle de méditation, nous devions nous mettre à
genoux et, par trois fois, toucher respectueusement de notre
tête le sol en pierre entre nos mains. C'était une pratique de
révérence et d'attention, une manière d'honorer par un geste du
corps notre engagement dans la voie monastique, une voie de
simplicité, de compassion et de vigilance. Nous devions aussi
nous prosterner à chaque fois que nous prenions place pour
étudier auprès du maître.
Après une ou deux semaines dans le monastère, l'un des
moines les plus anciens me prit à part pour de plus amples ins-
tructions. « Dans ce monastère, me dit-il, tu dois non seule-
ment te prosterner en entrant dans la salle de méditation ou
avant de recevoir les enseignements du maître, mais tu dois
également t'incliner à chaque fois que tu rencontres un de tes
aînés.» Étant le seul Occidental et soucieux d'agir selon les
règles, je lui demandai alors quels étaient mes aînés.« D'après
la tradition, répondit-il, tous ceux qui ont reçu l'ordination
12 UN HOMMAGE RÉVÉLATEUR

avant toi et qui sont moines depuis plus longtemps que toi sont
tes aînés. » Il me fallut juste un instant pour réaliser que cela
signifiait tout le monde.
Je commençai donc à m'incliner devant tous les moines. Parfois
c'était tout à fait normal- bon nombre d'aînés, sages et respecta-
bles, vivaient dans la communauté- mais à d'autres moments, cela
me semblait ridicule. Je croisais des moines d'une vingtaine d'années,
pleins de morgue, qui n'étaient là que pour plaire à leurs parents ou
avoir une nourriture meilleure que chez eux, et je devais m'incliner
devant eux simplement parce qu'ils avaient pris les vœux une
semaine avant moi. Ou bien encore, je devais me courber face à un
vieux paysan débraillé, venu au monastère quelques mois plus tôt
selon le plan de retraite des cultivateurs, qui mâchait constamment
des noix de bétel sans jamais avoir médité un seul jour de sa vie.
C'était dur de rendre hommage à ces rustres comme s'ils étaient de
grands maîtres.
Malgré tout, je m'inclinais et, comme cela me posait problème,
je cherchai un moyen pour sortir de ce dilemme. Finalement, alors
que je me préparais à une nouvelle journée de révérence envers « mes
aînés »,je me mis à chercher ce qu'il y avait de respectable en chacune
des personnes devant lesquelles je m'inclinais. Je rendis hommage
aux rides du vieux paysan pour toutes les difficultés qu'il avait vues,
endurées et surmontées. Je saluais la vitalité et la joyeuse insouciance
des jeunes moines et par là même les possibilités incroyables que leur
offrait la vie qu'ils avaient encore devant eux.
Je commençai à aimer rendre hommage. Je m'inclinais devant
mes aînés, je m'inclinais avant d'entrer dans le réfectoire et en sor-
tant. Je m'inclinais en pénétrant dans ma cahute au milieu des bois,
je m'inclinais devant le puits avant de me laver. Au bout d'un certain
temps, rendre hommage devint ma voie, je ne faisais que cela : si
quelque chose bougeait, je joignais les mains et m'inclinais.
UN HOMMAGE RÉVÉLATEUR I3

Rendre hommage est le cœur de ce livre. Le véritable devoir


de la vie spirituelle ne se trouve ni dans des lieux éloignés ni
dans des états de conscience sortant de l'ordinaire. Il prend
place ici, dans l'instant présent. Cela exige un esprit bien-
veillant, prêt à accueillir d'un cœur sage, respectueux et bon,
tout ce que la vie nous présente. Nous pouvons saluer aussi bien
la beauté que la souffrance, nos troubles, notre confusion, nos
peurs et les injustices de ce monde. Honorer ainsi la vérité est
le chemin de la libération. S'incliner devant ce qui est, plutôt
qu'au pied d'un idéal, n'est pas nécessairement chose facile
mais, quelles que soient les difficultés, c'est l'une des pratiques
les plus utiles et louables.
En saluant les événements de notre vie, les chagrins, les tra-
hisons, nous les acceptons et par cette démarche profonde nous
découvrons que dans la vie rien n'est insurmontable ou inutile.
Apprendre à rendre hommage permet de découvrir que le cœur
détient plus de liberté et de compassion que nous ne pouvions
l'imaginer. Le poète persan Rumi, sur ce sujet, s'exprimait
amst:

L'être humain est un lieu d'accueil,


Chaque matin un nouvel arrivant.

Une joie, une déprime, une bassesse,


Une prise de conscience momentanée arrive
Tel un visiteur inattendu.

Accueille-les, divertis-les tous


Même s'il s'agit d'unefoule de regrets
Qui d'un seul coup balaye ta maison
et la vide de tous ses biens.
UN HOMMAGE RÉVÉLATEUR

Chaque hôte, quel qu'il soit, traite-le avec respect,


Peut-être te prépare-t-il
À de nouveaux ravissements.

Les noires pensées, la honte, la malveillance


Rencontre-les à la porte en riant
et invite-les à entrer.

Sois reconnaissant envers celui qui arrive


Quel qu'il soit,
Car chacun est envoyé comme un guide de l'au-delà.
INTRODUCTION
QUELQUES VRAIES QUESTIONS

Si l'oiseau et le livre sont en désaccord, tu dois


toujours croire l'oiseau. OamesAudubon.)

~éveil existe, on peut s'éveiller.


Liberté et joie sans limite, union avec le divin, ouverture à un
état de grâce intemporel, toutes ces expériences sont plus com-
munes qu'on ne le pense et ne sont pas si éloignées de nous. Il
existe cependant un corollaire : ces expériences ne durent pas.
Nos réalisations et nos prises de conscience nous dévoilent la
réalité du monde, elles apportent des changements mais elles
passent.
Vous avez sûrement lu des récits traditionnels contant la vie de
grands sages asiatiques parfaitement éveillés ou l'histoire de saints
et mystiques occidentaux d'une pureté irréprochable. Ces écrits
sont magnifiques; ils peuvent pourtant nous induire en erreur. En
réalité, dans le processus d'éveil du cœur, il ny a rien qui, de près
ou de loin, puisse être assimilé à une fin éveillée. Les choses ne se
passent pas ainsi. Nous savons tous qu'après la lune de miel vient
le mariage et après les élections la dure tâche de gouverner. Dans
la vie spirituelle, il en va de même : après l'extase, il y a la lessive.
La plupart des épopées spirituelles s'achèvent sur l'illumi-
nation ou l'éveil. Mais demandons-nous ce qu'il se passe
INTRODUCTION

ensuite? ~'advient-il lorsque le maître zen rentre chez lui et


retrouve femme et enfants? ~'arrive-t-il lorsqu'un mystique
chrétien va faire ses courses? À quoi ressemble la vie après
l'extase? Comment vivre de tout son cœur ce qui a été réalisé?
Pour approfondir ces questions, j'ai interrogé de nombreu-
ses personnes ayant consacré vingt-cinq, trente-cinq ou qua-
rante ans à une démarche spirituelle, en particulier des Occi-
dentaux devenus maîtres de méditation ou pères supérieurs,
enseignants et lamas de notre génération. Ils m'ont parlé de
leur cheminement initial et de l'éveil de leur conscience puis ils
m'ont décrit les leçons reçues dans les années qui suivirent,
alors qu'ils tentaient d'accomplir sur cette terre le vrai chemin
de la compassion.
Voici le récit du premier satori (expérience d'éveil) d'un
maître zen occidental et de ce qui s'ensuivit. De telles narra-
tions sont rarement rendues publiques car elles risquent de
donner la fausse impression que ceux qui expérimentent ces
éveils de la conscience sont des individus qui, d'une certaine
manière, sortent de l'ordinaire. S'il est vrai que l'expérience sort
de l'ordinaire, elle n'arrive pourtant pas à des personnes extra-
ordinaires. Elle s'élève en chacun de nous quand les conditions
de lâcher-prise et d'ouverture du cœur sont présentes, lorsque
nous sommes à même de percevoir le monde d'une façon tota-
lement nouvelle.
En ce qui concerne ce maître, l'éveil de sa conscience sur-
vint à l'âge de cinquante-huit ans, après de nombreuses années
de pratiques avec plusieurs maîtres de méditation tandis que
dans le même temps il poursuivait sa carrière et élevait une
famille.

La semaine méditative d'une sesshin zen était toujours pour moi


très intense. je ressentais un profond relâchement émotionnel et des
INTRODUCTION

souvenirs puissants s'élevaient comme si je me trouvais dans un


processus de naissance :fortes douleurs et catharsis physiques qui se
prolongeaient des semaines durant lorsque je rentrais chez moi.
Cette sesshin débuta de la manière habituelle: les premiers jours,
je me débattis avec de puissantes émotions et le jaillissement des éner-
gies qui déferlaient à travers mon corps. À chaquefois que je voyais le
maître, il était assis, là, comme un roc. Sa présence me stabilisait tel
un gouvernail au milieu de flots sombres et tumultueux. j'avais
l'impression que j'allais mourir ou exploser et lui me poussait à plon-
ger dans mon koan, à laisser mon être sy abandonner totalement. je
n'aurais su dire où commençait et où s'achevait ma vie.
Puis une douceur étonnante commença àfiltrer. Derrière lafenê-
tre, je vis trois jeunes arbres, des bouleaux qui étaient comme ma
fomille. Je me sentis aller caresser leur écorce lisse et je devins l'arbre
touchant ma propre personne. Ma méditation s'emplit alors de
lumière.
j'avais déjà expérimenté lafélicité auparavant- durant certai-
nes retraites, de grandes vagues de bonheur lorsque mes douleurs phy-
siques se dénouaient- mais celle-ci était d'un autre ordre. Toute lutte
cessa et mon esprit devint lumineux, rayonnant, aussi vaste que le
ciel, empli du plus exquis parfum de liberté et d'éveil je me sentais tel
le Bouddha, assis sans effort, heure après heure, soutenu et protégépar
l'univers entier. je vivais dans un monde de paix infinie et de joie
indicible.
Les grandes vérités de la vie étaient tellement claires :la manière
dont la saisie cause la souffrance, le fait que, menés par cette étroite
idée de nous-mêmes, cet egofictif, nous nous agitons dans tous les sens
comme de petits propriétaires se querellantpour un rien. Je pleurai sur
toutes nos peines inutiles. Puis durant des heures, je ne cessai de sourire
et de rire. Je vis à quel point tout est parfait et comment chaque ins-
tant est éveil, pourpeu qu'on s'ouvre à lui.
je restai ainsi, pendant desjours, dans cettepaix complète et intem-
porelle. Mon corps flottait, mon esprit était vide. Quand je me
réveillais, des vagues d'amour et une énergiejoyeuse coulaient à travers
ma conscience. Puis les prises de conscience et les révélations se succédè-
r8 INTRODUCTION

rent. je vis comment le flot de la vie se déroule en une trame que nous
modelons selon le courant de notre karma. je vis toute idée de renonce-
ment spirituel comme une sorte de jeu consistant à vouloir contraindre
notre être à abandonner la vie ordinaire et les plaisirs. En foit, le nir-
vana est ouvert, tellement ouvert, joyeux, tellement joyeux, tellement
au-delà de tous ces petits plaisirs auxquels nous nous accrochons. Vous ne
renoncez pas au monde, vous recevez le monde.

La description d'un éveil de cet ordre apparaît habituelle-


ment à la fin des récits spirituels. L'éveil est obtenu, l'individu
entre dans le courant des êtres de sagesse, tout se déroule ensuite
naturellement. Concrètement, nous restons sur l'impression que
la personne éveillée vit désormais heureuse en permanence. Mais
que se passe-t-il si, au lieu de quitter ce récit, nous demandons à
en entendre quelques chapitres supplémentaires?

Quelques mois après cette extase, j e me sentis déprimé et vécus dans le


même temps quelques trahisons d'ordre professionnel assez significati-
ves. j'avais aussi continuellement des problèmes avec mes enfants et
ma fomille. Oh! mes enseignements étaient bien. je donnais des con-
férences très inspirées mais si vous parlez avec ma femme, elle vous
dira que plus le temps passait, plus je devenais grincheux, impatient
comme jamais. je savais que cette vision spirituelle grandiose était la
vérité et qu'elle était là, sous-jacente, mais je reconnaissais également
que bon nombre de choses n'avaient pas du tout changé. À dire la
vérité, mon esprit et ma personnalité étaient restés pratiquement
identiques, mes névroses également. Peut-être était-ce même pire, car
maintenantje les voyais plus clairement. Ily avait ces révélations cos-
miques et moi,je continuais à avoir besoin d'une thérapie simplement
pour me débrouiller parmi les erreurs et les leçons d 'une simple vie
quotidienne d'être humain.

~el bienfait pouvons-nous tirer d'un tel récit de l'éveil de


la conscience et de ce qui s'ensuit? L'utiliser comme un miroir
INTRODUCTION

pour nous comprendre nous-mêmes. Les traditions sacrées ont


toujours été véhiculées en majeure partie par des histoires. On
parle et reparle de l'histoire de Noé, de Ba'al Shem Tov, de
Mahomet, de sainte Thérèse, de Milarepa, de Krishna et
Arjuna, de la quête du Bouddha, de la vie du Christ. En ce qui
concerne l'époque moderne, nous étudions les vies de Thomas
Merten, Suzuki Roshi, Anne Frank, Martin Luther King. À
travers la vie spirituelle d'autres êtres, nous pouvons percevoir
nos propres possibilités et mieux comprendre comment vivre
avec sagesse.
I..:observation des individus fait également partie de ma lignée.
Mon maître Ajahn Chah savait que notre caractère est porteur à la
fois de notre souffrance et de notre libération. Il examinait donc tous
ceux qui venaient le voir, comme un horloger qui enlève le boîtier
d'une montre pour en voir le battement.
Du fait des circonstances, étant un« professionnel» de la spi-
ritualité, j'ai eu la chance d'approcher de nombreuses personnalités
de la vie spirituelle moderne.J'ai vécu et enseigné auprès de saintes
nonnes et de très sages pères dans des monastères chrétiens, auprès
de juifs mystiques, auprès d'hindous, de soufis, de maîtres boudd-
histes, et j'ai également été en contact avec des figures marquantes
des mouvements jungiens et transpersonnels. Ce que l'on entend
et observe en telle compagnie est très révélateur quant au déroule-
ment du cheminement spirituel moderne et aux difficultés rencon-
trées, même par les personnes les plus engagées. Voici un exemple
de ce que l'on peut ainsi apprendre.
Depuis le début des années 90, j'ai participé à l'organisa-
tion d'une suite de congrès réunissant des enseignants boudd-
histes de toutes les grandes traditions. Un de ces meetings eut
lieu à Dharamsala, sur invitation du Dalaï-Lama en son palais.
Là, les enseignants occidentaux et asiatiques se réunirent pour
voir de quelles manières les pratiques bouddhistes pouvaient
20 INTRODUCTION

être une aide dans le monde moderne et pour évoquer aussi les
difficultés que nous rencontrions. La salle était pleine de maî-
tres zen, de lamas, de moines et de maîtres de méditation bien-
veillants et compassionnés dont la sagesse, le travail et les com-
munautés avaient apporté leur bienfait à des milliers de
personnes. Nous parlions des nombreux succès et de notre joie
d'y être pour quelque chose. Mais quand vint le moment de
parler honnêtement de nos problèmes, il devint manifeste que
la vie spirituelle n'était pas totalement harmonieuse: nos luttes
collectives et nos névroses personnelles s'y révélaient aussi.
Même au sein d'une si noble et si pieuse assemblée, des zones
importantes de préjugés et d'aveuglement perduraient.
Sylvia Wetzel, une enseignante bouddhiste allemande, expli-
qua combien il était difficile pour les femmes et la sagesse féminine
d'être totalement intégrées dans la communauté bouddhiste. Elle
montra les Bouddhas dorés et les splendides peintures tibétaines
qui entouraient la salle, faisant remarquer que tous étaient repré-
sentés sous une forme masculine. Puis elle demanda au Dalaï-
Lama et aux autres maîtres et lamas de fermer les yeux et de médi-
ter avec elle: d'imaginer qu'ils entraient dans cette salle et que
celle-ci avait été transformée, de sorte qu'ils se prosternaient main-
tenant devant la quatorzième réincarnation féminine du Dalaï-
Lama. Avec elle, se trouvaient bon nombre de conseillères qui tou-
jours avaient été des femmes et autour d'elles, il y avait des repré-
sentations de Bouddhas et de personnes saintes, toutes évidem-
ment sous une forme féminine. Il n'avait, bien entendu, jamais été
enseigné qu'il était moins bien d'être de sexe masculin, mais il fut
néanmoins demandé à ces hommes de s'asseoir derrière et de rester
silencieux puis après la réunion d'aller aider en cuisine. Au terme
de cette méditation, chaque homme rouvrit les yeux passablement
ébranlé.
INTRODUCTION 2I

Ensuite, ce fut le tour d'Ani Tenzin Palmo, une nonne tibé-


taine d'origine anglaise, pratiquante depuis vingt ans, dont douze
dans une grotte à la frontière tibétaine. D'une voix douce, elle
décrivit l'aspiration spirituelle et les difficultés inimaginables des
femmes pratiquantes, autorisées à vivre uniquement à la périphérie
des monastères et la plupart du temps privées d'enseignement, de
nourriture ou de soutien. Lorsqu'elle eut terminé, le Dalaï-Lama
prit sa tête entre ses mains et pleura. li s'engagea à tout mettre en
œuvre pour que la place des femmes dans sa communauté
devienne plus équitable. Pourtant dans les années qui suivirent,
beaucoup d'enseignants parmi les anciens ont continué, dans tous
les pays bouddhistes, à résister et à lutter contre ces changements,
parfois au nom de la tradition, parfois au nom de facteurs psycho-
logiques et culturels. Lors de ces assemblées avec le Dalai-Lama,
un des supérieurs de la communauté zen admit que sa relation
douloureuse avec sa mère l'avait rendu pratiquement incapable de
guider le groupe de femmes devenues officiantes dans son temple.
D'autres encore reconnurent leurs propres conflits dans ce
domaine.
Nos discussions s'orientèrent alors vers d'autres formes
d'aveuglement: le sectarisme et les conflits de pouvoir destruc-
teurs qui existent entre certains maîtres bouddhistes et des
communautés; l'isolement et la solitude du rôle d'instructeur;
les enseignants qui un beau jour profitent de leurs étudiants par
un mauvais usage du pouvoir, de l'argent et de la sexualité. Au
cours de conversations informelles, nous avons aussi parlé de
problèmes plus personnels : des enseignants décrivirent des
divorces douloureux, des périodes de peur et de dépression, des
conflits familiaux ou avec d'autres membres de la communauté.
Des maîtres de méditation parlèrent de stress et de maladie,
d'adolescents menaçant de se suicider, de jeunes enfants qui,
voulant rester dehors toute la nuit, faisaient face à leurs parents
22 INTRODUCTION

en leur disant:« Tu es un maître zen et regarde comme tu es


attaché. » Nous rencontrons tous des problèmes associés au
corps, aux personnalités, à la famille et à la communauté et
nous avons donc vu notre humanité commune.
Heureusement, nous avons aussi partagé les présents prodi-
gieux que nous procurent les pratiques spirituelles, la joie et la
liberté que nous avons appris à porter en nous dans les difficul-
tés et les circonstances mouvantes de ce monde.
L'honnêteté avec laquelle nous parlions était remarquable et
nouvelle. Notre motivation était inspirée par l'humilité et la com-
passion du Dalaï-Lama lui-même, toujours avide d'apprendre,
même de ses propres erreurs. Nous commençâmes à voir que nous
pouvions apprendre les uns des autres, trouver des moyens pour ne
pas commettre à nouveau des erreurs douloureuses et permettre à
nos idéaux d'intégrer notre humanité. C'était comme si l'épanouis-
sement de la sagesse et de l'apprentissage individuels devenait plus
complet, plus vivant sous une forme collective et globale.
Les difficultés à exprimer la sagesse d'une vie spirituelle dans les
circonstances de la vie moderne ne se limitent pas aux seules tradi-
tions orientales. Une mère supérieure, abbesse bien-aimée d'un cou-
vent catholique vieux d'un siècle dans le Maine, vécut dans le silence
du cloître de l'âge de dix-sept ans jusqu'en 1960, date à laquelle le
pape Jean XXIII, dans un esprit de réforme, changea la messe du
latin en anglais et assouplit la règle stricte de silence des ordres
monastiques. Ce fut terriblement difficile pour celles et ceux qui,
pendant des décennies, avaient trouvé refuge dans un silence sacré,
leurs journées comblées par les prières et l'introspection. Ils ne surent
tout simplement pas comment parler et quand ils le firent, ce qu'ils
exprimaient était parfois étonnamment conflictuel. Parallèlement à
leur amour, apparut une multitude de jugements cachés, de ressen-
timents accumulés, de mesquineries et de peurs qui avaient été
gardés secrètement à l'intérieur d'un univers de prières et de silence.
INTRODUCTION 23

Les sœurs étaient maintenant contraintes d'aborder leur vie spiri-


tuelle à haute voix, sans s'être entraînées au préalable à user de la
parole avec sagesse. Beaucoup fuirent le couvent et il fallut quelques
années à la communauté pour retrouver dans les mots humains la
grâce qu'elles avaient ressentie dans le silence. La vie spirituelle a
besoin des deux. Tout comme le soufRe entre et sort du corps, il nous
faut intégrer connaissance intérieure et expression extérieure. li ne
suffit pas d'accéder à l'éveil, nous devons trouver les moyens de vivre
pleinement sa vision.
Le parfait éveil apparaît dans beaucoup de textes mais, parmi
les maîtres et enseignants occidentaux que je connais, une telle per-
fection absolue n'est pas manifeste. Les périodes de grande sagesse,
de profonde compassion et de conscience réelle de liberté alternent
avec des phases de peur, de confusion, de névroses et de luttes. La
plupart des enseignants admettent facilement cette vérité. Mal-
heureusement, quelques Occidentaux prétendent avoir atteint une
perfection et une libération que rien ne saurait ternir. C'est dans
leurs communautés que les choses sont les pires : par auto-infla-
tion, ils ont souvent créé les groupes les plus destructeurs et les plus
axés sur le pouvoir de toutes nos communautés.
Les plus sages, eux, expriment une humilité plus grande. Des
pères abbés comme par exemple Frère Thomas Keating du
monastère de Snowmass ou Norman Fisher du centre zen de San
Francisco disent régulièrement:« J'apprends»,« Je ne sais pas».
Dans l'esprit de Gandhi, de Mère Teresa, de Dorothy Day ou du
Dalaï-Lama, ils comprennent que la perfection spirituelle ne naît
pas du seul individu mais de la patience et de l'amour qui s'épa-
nouissent grâce à la sagesse d'une communauté plus large. Ils
réalisent également que l'accomplissement spirituel et la libéra-
tion portent en eux une compassion envers tout ce qui se mani-
feste sous cette forme humaine.
INTRODUCTION

À ce stade, on peut se demander ce qu'il en est des vieux maî-


tres orientaux? Peut-être les maîtres zen et les lamas occidentaux
sont-ils trop jeunes et pas assez avancés pour manifester un éveil
total? Beaucoup d'enseignants occidentaux diront qu'en ce qui les
concerne c'est vrai. Mais s'il est possible de trouver un être éloigné
qui semble correspondre à l'image d'un éveil parfait, cette appa-
rence peut être le résultat d'une confusion entre les niveaux de
l'archétype et de l'humain. Au Tibet, un dicton affirme que votre
gourou doit vivre à une distance d'au moins trois vallées. Ces val-
lées étant séparées par des montagnes gigantesques, cela implique
que, pour rencontrer votre instructeur, de nombreux jours de
voyage difficile sont nécessaires. L'idée est qu'à cette distance seu-
lement vous pouvez être inspiré par la perfection du gourou.
Lorsque je me plaignis à mon supérieur Ajahn Chah, consi-
déré comme un grand saint par des millions de personnes, qu'il
n'agissait pas toujours comme s'il était parfaitement éveillé, il rit et
me dit que c'était bien ainsi, car« autrement vous continueriez à
imaginer pouvoir trouver le Bouddha à l'extérieur de vous-même.
Et il n'y est pas ».
En fait, la plupart des maîtres asiatiques parmi les plus charis-
matiques et les plus hautement considérés disent qu'ils sont encore
eux-mêmes des étudiants et qu'ils continuent toujours à apprendre
de leurs erreurs. Certains, comme le maître zen Shunryu Suzuki,
ne prétendent même pas être éveillés. Suzuki Roshi disait au
contraire : « À vrai dire, il n'y a pas d'individus éveillés mais seule-
ment une activité éveillée. » Cette affirmation remarquable nous
indique que l'éveil ne peut être détenu par qui que ce soit. n existe
simplement en instants de liberté.
Pir Vilayat Khan, maître de l'ordre soufi en Occident, âgé
de soixante-quinze ans, révèle sa propre conviction :
INTRODUCTION 25

Tous les grands maîtres que j'ai rencontrés en Inde et en Asie, si vous
les ameniez en Amérique et leur donniez une maison, deux voitures,
une femme, trois enfants, un travail, des polices d'assurances, des
impôts... ils auraient tous beaucoup de dijjicultés.

Qyelle que soit notre vision initiale de la vie spirituelle, pour


être authentique, elle doit être réalisée ici et maintenant, à
l'endroit où nous vivons. À quoi ressemble le cheminement d'un
Occidental au sein d'une société complexe? Comment ceux qui
ont consacré vingt-cinq, trente ou quarante ans de leur vie à une
pratique spirituelle ont-ils appris à vivre? Voilà les questions que
j'ai commencé à poser aux Occidentaux qui sont devenus des
maîtres zen, des lamas, des rabbins, des pères, des nonnes, des
yogis, des enseignants et à leurs plus anciens étudiants.
Pour comprendre la vie spirituelle, j'ai commencé par le
commencement. J'ai demandé ce qui nous amène à la vie spiri-
tuelle et quelles difficultés nous avons à traverser sur ce chemin.
J'ai demandé quels présents, quels éveils nous étaient offerts et
ce que nous pouvions savoir de l'illumination. Puis j'ai
demandé ce qui arrivait après l'extase, lorsqu'on mûrit au cours
des cycles de la vie spirituelle. Y a-t-il une sagesse qui intègre à
la fois l'extase et la lessive?
PREMIÈRE PARTIE

LA PRÉPARATION À L'EXTASE
I

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION


SACRÉE

Au moment où j'entendis ma première


histoire, je commençai à vous chercher...
(Rumi.)

~·est-ce qui amène un être à la


vie spirituelle? D'aussi loin que nous puissions nous en souve-
nir, le fait d'être vivant est pour nous tous un mystère et ce mys-
tère devient tangible lorsque nous sommes en présence d'un
nourrisson juste après sa naissance ou quand la mort nous frôle,
frappant un être cher. Il est également présent quand nous
assistons à un coucher de soleil resplendissant ou quand le flot
routinier de nos journées laisse place au calme silence d'un ins-
tant. Établir un lien avec le sacré est sans doute notre besoin et
notre aspiration les plus profonds.
L'éveil nous appelle de mille façons. Comme le chante le
poète Rumi : « Le raisin veut se transformer en vin. » Qyand
bien même l'oublierions-nous, nous sommes attirés vers
l'accomplissement, vers le fait d'être totalement vivants. Les
hindous affirment que dans le ventre de sa mère l'enfant chante
«Ne me laisse pas oublier qui je suis», mais qu'après la nais-
sance ce chant devient:« Oh! j'ai déjà oublié.»
Pourtant, aussi sûrement qu'il y a éloignement, il y a retour.
30 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

Partout dans le monde, on trouve des récits de ce chemine-


ment, des images de l'aspiration à l'éveil; y sont décrits les dif-
férentes étapes que nous avons tous à parcourir, les voix qui
appellent, l'intensité de l'initiation à laquelle nous allons peut-
être être soumis, le courage dont nous avons besoin. Au cœur
de chacune de ces histoires, il y a la sincérité primordiale du
chercheur qui doit reconnaître honnêtement à quel point notre
connaissance de l'univers est infime et combien l'inconnu
demeure immense.
L'honnêteté requise par la quête spirituelle nous est révélée
dans le conte initiatique russe de Baba Yaga. Baba Yaga est une
vieille femme sauvage au visage de sorcière. Elle connaît tout et
vit au plus profond de la forêt, faisant bouillir son chaudron.
Lorsque nous partons à sa recherche, nous sommes effrayés car
elle nous oblige à avancer dans le noir, à poser des questions
dangereuses et à sortir du monde de la logique et du confort
Le premier à venir la trouver est un jeune homme. Il frappe
en tremblant à la porte de la cabane. Baba Yaga lui demande :
« Viens-tu de ton propre choix ou es-tu envoyé par
quelqu'un? » Le jeune homme, encouragé dans sa quête par sa
famille, répond : «Je suis envoyé par mon père.» Baba Yaga le
jette alors prestement dans son chaudron pour le faire cuire. La
prochaine à tenter sa chance est une jeune femme; elle voit le
feu qui couve et entend les ricanements de Baba Yaga. Baba
Yaga demande à nouveau : « Viens-tu de ton propre choix ou
es-tu envoyée par quelqu'un? » La jeune femme qui toute seule
avait été attirée dans les bois pour voir ce qu'elle pouvait y trou-
ver répond: «Je suis ici de mon propre choix.» Baba Yaga la
précipite dans le chaudron et la fait cuire aussi.
Plus tard, un troisième visiteur arrive, encore une jeune
femme. Elle est profondément troublée par le monde et se pré-
sente devant la hutte de Baba Yaga au cœur de la forêt. Elle aussi
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 31

voit la fumée et sait qu'il y a grand danger. Baba Yaga lui fait face :
«Viens-tu de ton propre choix ou es-tu envoyée par quelqu'un? >>
Et la jeune femme de répondre sincèrement : «Je viens en grande
partie de ma propre initiative, mais en grande partie aussi à cause
des autres. Je suis aussi venue en grande partie parce que vous étiez
ici, parce qu'il y a la forêt et pour une autre raison que j'ai oubliée.
Mais en grande partie je ne sais pas pourquoi je suis venue. » Baba
Yaga la regarde alors pendant un moment et dit : « Ça va» et elle
l'invite à entrer dans sa hutte.

Dans les bois

Au milieu du chemin de notre vie,


je me trouvai par uneforêt obscure
(Dante Alighieri.)

Nous ne connaissons pas toutes les raisons qui nous propulsent


sur un chemin spirituel mais, d'une manière ou d'une autre,
notre vie nous oblige à y aller. Qyelque chose en nous sait que
nous ne sommes pas ici uniquement pour peiner à la tâche;
quelque chose de mystérieux nous pousse à nous souvenir. Ce
qui nous tire hors de chez nous pour nous conduire vers l'obs-
curité de la forêt de Baba Yaga peut être une somme d'événe-
ments. Ce peut être une aspiration qui remonte à l'enfance, la
rencontre« accidentelle» d'un livre ou d'une personnalité spi-
rituelle. Parfois quelque chose se réveille en nous lors d'un
voyage dans un pays de culture différente : le monde exotique
des rythmes nouveaux, des odeurs parfumées, des couleurs et
des comportements nous catapulte hors de notre perception
habituelle de la réalité. Pour d'autres, il s'agira d'une simple
marche à travers des montagnes verdoyantes ou d'un chant
32 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

entendu, tellement beau qu'il semble inspiré des dieux. Ou bien


encore ce sera la mystérieuse transformation qui s'opère
lorsqu'au chevet d'un mourant, nous voyons une personne dis-
paraître de l'existence pour ne laisser qu'un sac de chairs sans
vie attendant l'inhumation. Des milliers de portes conduisent à
la spiritualité. Qye ce soit dans l'éclat de la beauté ou dans les
forêts obscures de la confusion et du chagrin, une force aussi
sûre que la gravitation nous ramène à notre cœur. Cela arrive à
chacun d'entre nous.

Les messagers de la souffrance


La voie d'accès au sacré la plus fréquente est notre propre souf-
france et notre insatisfaction. D'innombrables démarches spi-
rituelles ont commencé par la rencontre des difficultés de la vie.
Chez les maîtres occidentaux, la souffrance vécue dans leur
famille pendant l'enfance est un point de départ assez
commun : parents alcooliques ou violents, grave maladie, perte
d'un proche, froideur distante des parents, conflits entre les
membres d'une famille, toutes ces choses reviennent fréquem-
ment dans leurs témoignages. Pour un maître de méditation,
sage et vénéré, tout a commencé par l'isolement et la rupture :

Quand j'étais petit, ma famille eut beaucoup de malheurs. Tout le


monde hurlait etj'avais le sentiment de ne pas appartenir à ce monde-
là;je me sentais étranger. Vers neufans, je me suis beaucoup intéressé
aux soucoupes volantes et, pendant des années, la nuit, je rêvais qu'un
ovni venait me chercher, quej'étais enlevé et emmené sur une autrepla-
nète. Je voulais vraiment sortir de mon aliénation et de ma solitude. Je
pense que cefot le début de mes quarante années de quête spirituelle.
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 33

Nous savons tous combien, dans les moments difficiles, le


cœur aspire à un soutien spirituel. « Honore cette aspiration,
chante Rumi; sois reconnaissant envers toutes les choses qui,
pour quelque raison que ce soit, te ramènent à l'esprit.
Inquiète-toi des autres choses, de celles qui te procurent un
confort délicieux qui te tient éloigné de la prière. »
Un autre enseignant de la voie spirituelle, médecin et gué-
risseur, débuta lui aussi ses trente années de recherche inté-
rieure à la suite de problèmes familiaux.

Quandj'étais jeune, mes parents se disputaient terriblement. Puis ifs


divorcèrent assez brutalement et je Jus expédié dans un pensionnat
horrible. Ma viefamiliale était si douloureuse qu'elfe m'amena à être
solitaire, plein de chagrins et d'inquiétudes, mécontent de tout. je ne
savais pas comment vivre.
Un jourje vis un homme portant une robe orange et fe crâne rasé;
il chantait « Hare Krishna » sur les marches du square et naïvementje
pensai qu'il s'agissait de quelque saint homme venu de !1nde. If me
parla de karma, de réincarnation, de méditation et des possibilités de
libération. Cela sonnaitjuste dans tout mon être.]'étais tellement excité
queje téléphonai à ma mèrepour fui dire:« je quitte l'école, je veux être
un moine Hare Krishna. » Elle devint pratiquement hystérique, un
compromis fot donc trouvé: j'allais apprendre fa méditation. Cela
m'ouvrit à un autre monde. j'appris à lâcher mon passé et à avoir de fa
compassion pour moi-même. La méditation m'a sauvé fa vie.

Une crise est une invitation à la spiritualité non seulement


durant l'enfance mais à chaque fois que notre vie rencontre la
souffrance. Pour beaucoup de maîtres, la porte du monde spi-
rituel s'est ouverte quand la perte ou le désespoir, la souffrance
ou la confusion les ont conduits à chercher un réconfort pour
leur cœur, une plénitude non dévoilée. Le long cheminement
34 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

d'un enseignant commença ainsi à l'âge adulte de l'autre côté de


l'océan.

j'étais à Hong Kong et mon mariage allait mal Ma plus jeunefille


avait disparu d'une mort subite du nourrisson deux ans plus tôt et sur
aucun plan je n'étais heureux. Nous retournâmes en Amérique et, à la
Business School de Stanford,je vis une annonce pour des cours de tai
chi; je m'y inscrivis. Cela commença à apaiser mon corps mais mon
cœur, lui, restait plein d'amertume et de conjùsion. je me séparai de
ma femme et essayai diverses formes de méditation pour me calmer.
Un jour, une amie me présenta à son maître de méditation qui
m'invita à foire une retraite. L'ambiance dans la salle était formelle
et silencieuse tandis que nous demeurions assis des heures durant. Le
deuxième matin, j e me vis soudain debout regardant la tombe de ma
fille, une pelletée de terre rouge avait étéjetée dessus. Des larmes me
montèrent aux yeux etje me mis à gémir. Mes proches voisins s'agitè-
rent et me murmurèrent« Tais-toi », mais le maître s'approcha et leur
dit de rester tranquilles. Pendant un moment, il me tint par les épau-
les. je pleurai et sanglotai toute la matinée, ivre de chagrin. C'est
ainsi que cela a commencé. Maintenant, trente ans plus tard, j e suis
celui qui soutient ceux qui pleurent.

La rencontre d'une souffrance conduisant à la quête d'une


réponse est une histoire universelle. On la retrouve dans la vie du
Bouddha. Le prince Siddharta, le futur Bouddha, était délibéré-
ment tenu à l'écart des problèmes du monde par son père. Durant
ses premières années, il vécut à l'intérieur de palais magnifiques
sans jamais en sortir. Mais un jour, le jeune prince insista pour aller
voir le monde extérieur et, tandis qu'il circulait à travers le
royaume, conduit par son serviteur Channa, il vit quatre choses qui
le heurtèrent profondément. Tout d'abord, le Bouddha vit une
personne très âgée : elle était chancelante, voûtée et frêle. Ensuite
il vit un homme gravement malade, veillé par ses amis. Puis un
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 35

cadavre. À chaque fois le Bouddha demanda à son guide : « À qui


ces choses-là arrivent-elles?» Et à chaque fois Channa répondit:
« À tout le monde, seigneur. » Ces visions sont appelées les Mes-
sagers Célestes car, tout comme elles éveillèrent le Bouddha, elles
rappellent à chacun de nous qu'il doit se mettre en quête de la libé-
ration et chercher dans cette vie une liberté spirituelle.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec un cada-
vre ou une personne gravement malade? Côtoyer ainsi la maladie
et la mort heurta vivement Siddharta dans tout son être et le fit
s'interroger : « Comment vivre au mieux une existence hantée par
la maladie et la mort?» Le quatrième messager se présenta sous la
forme d'un moine demeurant à la lisière de la forêt, un ermite
ayant dédié son humble vie à la recherche d'une issue mettant fin
aux misères du monde. À cette vue le Bouddha réalisa que lui aussi
devait suivre cette voie, faire pleinement face aux misères de la vie
et tenter de trouver un chemin conduisant au-delà de leur emprise.
Tel un Siddharta des temps modernes, une enseignante
raconte comment un périple à travers la campagne et les villes
l'amena sur la voie.

Après mes études, je travaillai dans un centre d'aide sociale à Philadel-


phie oùj'essayai d'apporter mon soutien à un certain nombre defamilles
désespérées: pas de travail, beaucoup d'enfants, des maisons sordides,
des problèmes de drogue. Certains jours je quittais mon travail et ren-
trais chez moi en pleurant. Un jour, je partis avec un ami en Amérique
centralepour travailler au Salvador et au Guatemala. Pour les pauvres
campesinos, la vie était comme un océan de problèmes. Ils s'épuisaient à
la tâche pour avoirjuste à peine assez de nourriture et de médicaments
pour leurs enfants, sans compter les raids réguliers des militaires. C'était
très dur. À mon retour, j'entrai au couvent pour quatre ans: non pas
pourfoir mais pour me trouver, pour apprendre ce que je pouvaisJaire
pour être vraiment utile au monde.
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

Les messagers célestes se manifestent à chacun de nous


sous différentes formes, nous appelant à rechercher la plénitude
qui manque dans notre vie. Ils ne viennent pas seulement sous
forme de problèmes personnels, mais aussi à travers les misères
du monde qui ont un effet tellement puissant sur nos cœurs que
ceux-ci peuvent chaque jour s'ouvrir au vu des informations:
perpétuelles inondations au Bangladesh, famines et guerres en
Mrique, en Europe, en Asie, crise écologique mondiale,
racisme, pauvreté et violence dans nos cités. Toutes ces nouvel-
les sont des messagers. Elles nous appellent comme elles le
firent pour le Bouddha; elles nous demandent de nous éveiller.

Retour à l'innocence
Il ne faudrait pas penser que cette ouverture ne se fait qu'à travers
la douleur : un autre aspect de ces forces conduit lui aussi bon
nombre d'entre nous dans la forêt : c'est l'appel de la beauté, de la
plénitude dont nous connaissons l'existence. Les soufis parlent de
« la voix du Bien-Aimé » et nous sommes venus au monde avec ce
chant dans nos oreilles. Dans un premier temps pourtant, c'est par
son absence que nous commençons à le connaître.
Lorsque nous vivons sans aucun lien ni éclairage spirituel, nous
pouvons ressentir le désir profond de l'enfant perdu, l'aspiration
subtile de celui qui sait que quelque chose d'essentiel fait défaut:
quelque chose qui danse à la limite de notre vision, toujours pré-
sent comme l'air que nous respirons et que nous oublions jusqu'à
ce que le vent se mette à souiller. C'est pourtant cet esprit insaisis-
sable qui nous soutient, nourrit notre cœur et nous somme de
chercher en quoi consiste la vie. Nous sommes amenés à revenir à
notre vraie nature, à notre cœur sage et connaissant.
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 37

Cette aspiration sacrée peut s'élever dès l'enfance comme ce


fut le cas pour le maître zen d'une communauté importante en
Europe.

je me souviens avoir eu, erifant, des expériences d'émerveillement et


d'identification au monde. je m'identifiais aux collines et les voyais
danser, aux rivières dans les vallées. Un jour, je me suis imaginépartie
intégrante de la grande tempête qui, cet été-là, balayait notre ville. Vers
douze ans, je reconnus combien le jeu de la vie était incroyable et à quel
point il dépassait largement tout ce queje connaissais. Ensuite j'oubliai
tout et retournai jouer au football ou avec mes camarades jusqu'à ce
qu'un autre moment de cette douce et naïve ouverture seproduise à nou-
veau. Plus tard, à l'université, j'écoutai un swami indien parler du
monde de la nature et de ses mystères;je me mis à pleurer sans retenue.
j'étais tellement touché, c'était comme sij'étais en train d'écouter parler
le Christ. j'ai commencé alors à me souvenir de cette connexion inno-
cente de mon enfance. Quand vous réalisez combien vous avez perdu,
vous vous devez de partir à nouveau à la recherche de ces moments où
votre espritpour la premièrefois était devenu vivant.

Au fil des ans, une société pragmatique et matérialiste peut


supplanter le mystère originel de notre enfance. Très tôt, nous
sommes envoyés à l'école pour « grandir», pour « devenir
sérieux» et si nous ne quittons pas notre innocence d'enfant, la
plupart du temps le monde se charge de nous l'extirper. Il y a une
centaine d'années, le peintre américain James McNeill Whisder
fut confronté à cette situation en classe de Génie Militaire à
l'Académie de West Point. On demandait aux étudiants de dres-
ser le plan précis d'un pont et Whisder présenta un très joli des-
sin, pittoresque et détaillé, avec une arche en pierre au sommet
de laquelle deux enfants étaient en train de pêcher. Le lieutenant
responsable lui ordonna : « C'est un exercice militaire, enlevez-
moi ces enfants du pont. » Whisder proposa alors un dessin dans
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

lequel les deux enfants, cette fois, pêchaient au bord de la rivière.


«Je vous ai dit d'enlever ces deux enfants du croquis! »dit le lieu-
tenant en colère. La dernière version présentée par Whistler fut
donc celle d'un pont au-dessus d'une rivière dont l'une des rives
contenait deux petites pierres tombales.
Comme l'a écrit l'écrivain existentialiste Albert Camus :

La vie d'un homme n'est rien d'autre qu'un long voyage à travers les
méandres de l'art pour se réapproprier les quelques instants où son
cœur pour la première fois s'est ouvert.

La tradition zen décrit ce voyage dans le récit du bœuf


sacré. Dans l'Inde antique, les bœufs symbolisaient les quali-
tés puissantes et merveilleuses, présentes en chaque être, qui
se révèlent lorsque nous reconnaissons notre véritable nature.
L'histoire zen du bouvier débute par la représentation d'un
homme qui erre dans les montagnes lointaines. Cette image
s'intitule « À la recherche du bœuf». Derrière l'homme se
trouve un dédale de routes enchevêtrées: les vieilles autorou-
tes de l'ambition et de la peur, de la confusion et de la perte,
de la louange et du blâme. Pendant longtemps cet homme a
oublié le murmure des rivières et le paysage des montagnes
mais un jour, s'en souvenant enfin, il part à la recherche des
traces du bœuf sacré. Dans son cœur, il sait que même parmi
les gorges les plus profondes ou les sommets les plus hauts il
ne peut perdre le bœuf. Alors, dans la splendeur de la forêt, il
s'arrête pour se reposer et, en baissant le regard, il voit les pre-
mières traces.
Une femme d'une soixantaine d'années qui enseigne la
méditation commença sa quête du bœuf sacré vers cinquante
ans, après avoir élevé ses trois enfants.
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 39

Petite fille, j'ai vécu dans un environnement intellectuel dans lequel


la vie spirituelle n'était jamais évoquée, sauf peut-être à Noël
Comme si mes parents pensaient que nous étions au-dessus de tout ce
fatras religieux. j'étais très jalouse de mes amies qui allaient à l'église.
Dès l'âge de sept ans, je découpais sur les cartes de vœux les images de
Marie, des anges et du Christ etje les cachais aufond de ma penderie
dans laquelle j'avais installé un autel secret. Chaque semaine, je sor-
tais tout cela et officiais à ma propre manière.
Ensuite, à quarante-trois ans, alors que je voyageais pour affoire,
je visitai une cathédrale célèbre. L'intérieur était vaste et frais; en y
entrant, je vis la lumière du soleilflamboyer à travers les vitraux. Un
chœur entama des chants grégoriens pour l'office de fin de journée. Sur
l'autel se dressait une Vierge Marie aussi belle que celle de mes cartes de
Noël. je dus m'asseoir,j'avais à nouveau sept ans. Mes yeux s'emplirent
de larmes et mon cœurfot sur le point d'éclater. Cette pauvre petitefille
était spirituellement affomée. La semaine suivante, je me rendis à un
cours de yoga et m'inscrivis à une retraite méditative.

La question sacrée
La première vision des traces du bœuf est décrite par Joseph
Campbell comme un appel à l'éveil, une pulsion intérieure.
Arrive en même temps la question sacrée, différente pour
chacun de nous. Il y a ceux qui se débattent avec la douleur,
ceux qui veulent simplement savoir comment vivre mieux. Cer-
tains s'interrogent sur ce qui est important ou sur le sens de la
vie. D'autres se demandent comment aimer, qui ils sont ou
comment être libres. D'autres enfin, courant jour après jour, se
posent la question : « À quoi sert de tant courir? »
Certains des maîtres interrogés disent s'être tournés vers la
philosophie pour répondre à leurs questions, alors que pour
d'autres ce fut la voie de la poésie et des arts. Le questionne-
ment sacré est à la source de nombreux poèmes. Yeats écrivit :
40 LA PRÉPARATION A L'EXTASE

« La rhétorique est le discours que vous utilisez pour les autres,


la poésie pour vous-même.» L'appel au voyage est comme un
poème à demi composé qui attend d'être achevé. Kabir, le poète
mystique indien, demande : « Pouvez-vous me dire qui a cons-
truit cette maison qui est la nôtre? Et vers où vous courez avant
de mourir? Pouvez-vous trouver ce qui a vraiment de la valeur
dans ce monde? »
Qlelle que soit la source de ce profond questionnement,
nous devons aller là où il nous conduit. Une enseignante
bouddhiste vit ses questions s'accroître lorsqu'elle compléta sa
formation dans un service psychologique.

j'avais fini mon doctorat en psychologie et avais commencé à tra-


vailler dans une unitépour adolescents et dans un service de préven-
tion du suicide. Pendant des années, j'avais cru que la psychologie
apportait toutes les réponses que je cherchais. Mais plus je travaillais,
plus ma confiance commençait à défaillir. Du fait des souffrances non
soulagées que je rencontrais, l'idée que la psychologie allait me donner
toutes les réponses finit par me sembler ridicule. Dès lors, vers où
devais-je me tourner pour comprendre cette vie?
En I972, je rendis un jour visite à une amie de Berkeley et, pen-
dant que nous marchions, elle rencontra un homme d'origine étrangère
qui était jovial et serein; elle commença à lui parler. Par la suite, elle
m'expliqua qu'il s'agissait d'un lama tibétain et m'invita à son ensei-
gnement sur les rêves. je n'en compris pas un mot mais à un moment
donné, lorsqu'une femme l'interrogea sur les actes de compassion et que
je vis sa manière d'y répondre, la compassion nefut plus un simple mot.
Il y eut dans sa réponse une manifestation de compassion qui toucha
profondément mon cœur. j'étais abasourdie. jusqu'à cet instant j'avais
considéré la compassion comme un mot, un joli nom religieux qui
n'avait aucune réalité. Vous savez, juste une belle idée1Là, c'était une
force vivante et j'étais très intriguée. je voulus savoir ce qu'il en était.
Cela m'ouvrit la porte de la spiritualité.
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE

Une femme d'affaires de Chicago, élevée dans une famille


très unie, mena une vie tout à fait classique jusqu'à ce que sa
réussite professionnelle lui devienne pénible et vaine. Elle com-
mença alors à tout remettre en question.

j'étais la troisième de cinq enfants qui s'adoraient tous; j'allais à la


messe tous les jours etfis mes études dans une école catholique defilles
jusqu'à l'université. Fillette, je priais souvent et avecferveur. Jefai-
sais des offrandes pour les âmes au purgatoire, accomplissais toutes
sortes de rituels très naïfs pour me souvenir de jésus et de combien il
m'aimait. Puis je me mariai. Nous étions dans les tumultueuses
années 6o et dès mes vingt-neufansj'avais déjà divorcé. Entrée dans
un mode de vie plus large, plus osé et plus effrayant que celui connu
jusqu'alors,j'obtins mon diplôme de la Business School de Chicago et
dans le même temps entrepris plusieurs années de thérapie. La tren-
tainefut pour moi un enfer... je me débattais dans une longue etpro-
fonde dépression, sans avoir la moindre idée de qui j'étais et de ce que
je pouvais espérer de la vie. La seule chose que je sus faire fut de me
plongerjour et nuit dans le travail et, en dix ans, j e devins la première
femme vice-présidente de notre société. Cette élection donna lieu à une
cérémonie dans les salons du Carlton et ce succès fut tout d'abord
enivrant: c'était une compensation pour les autres manques. Mais
peu à peu le charme se dissipa et ma vie m'apparut terriblement égo-
centrique. Les riches devenaient plus riches et les pauvres patau-
geaient au bas de l'échelle;je réalisai quej'avais ma part dans ce pro-
blème et que je n'en tirais pas la moindre satisfaction.
Deux de mes plus proches amis moururent. Puis ce fut au tour de
ma mère de tomber malade etje démissionnai pour prendre soin d'elle,
mettant un terme à mon partenariat. Je découvris qu'être là, près de
mon père et de ma mère confrontés au choc et à leur refus d'accepter la
situation, était la chose la plus satisfaisante de ma vie. j e devins béné-
vole dans un hospice et commençai à méditer. Être pour la premièrefois
en prise directe avec le démon permanent de la vacuitéfut pour moi
comme revenir à la maison. Je n'aurais jamais cru cela possible. Pour-
tant aujourd'hui je me sens beaucoup plus moi-même, assise dans le
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

silence, à l'écoute. Après tant d'années,j'ai enfin retrouvé mon cœur et


le courage de le suivre, avec le soutien de mes amis.

Appels de L'au-delà
L'ouverture de l'esprit et du cœur survient parfois comme s'il y
avait un appel des dieux, une impulsion étrangère à notre vie ordi-
naire. Comme si nous étions contraints par des forces qui dépas-
sent nos connaissances à pénétrer dans la forêt, à la recherche de
Baba Yaga. Le poème de Rumi cité précédemment en introduc-
tion conseille d'être reconnaissant envers quiconque se présente à
nous, car« chacun est envoyé comme un guide de l'au-delà».
Des milliers d'Américains trouvèrent dans le choc extrême-
ment puissant des expériences de mort imminente l'occasion
d'une ouverture spirituelle. Dans son livre Des erifants dans la
lumière de l'au-delà, le docteur Melvin Morse étudie les expé-
riences de mort imminente des enfants. Une petite fille se
réveilla d'un coma à la suite d'une noyade et parla à son méde-
cin stupéfait d'un personnage doré, un ange, qui l'avait tirée
hors de l'eau sombre et entraînée vers un tunnel où elle avait
rencontré son grand-père mort des années plus tôt puis le Père
Céleste. Les uns après les autres, les récits des enfants évoquent
la découverte «d'une lumière dont nous sommes tous consti-
tués, d'une lumière porteuse de tout ce qui est bon». Après
cela, « vous n'avez, disent-ils, plus peur de devoir vivre quoi que
ce soit».
Un maître soufi parle de l'accident de moto qu'il eut à dix-
neuf ans:

j'étais dans un état critique, avec des fractures et des lésions internes.
En revenant à moi, je me suis souvenu avoir regardé, pendant une
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 43

seconde après le choc, mon corps et la rue, d'en haut, à une courte dis-
tance. je pouvais voir mais mon être était totalement immatériel.
j'étais serein, tranquille, soulagé. je savais qu'ily avait deux options:
retourner dans mon corps ou me laisser glisser dans ces ténèbres mer-
veilleusement apaisantes. Mais en regardant la scène en dessous de
moi, j'éprouvai un sentiment intense d'amour pour ce corps et pour la
vie. L'amour et la joie m'ont retenu et l'on m'a racontépar la suite que
dans l'ambulance je pleurais et riais.]'expérimentais la réalité d'une
liberté qui n'avait rien de physique, unejoie intense et un bonheur qui
ont motivé ma vie spirituelle depuis maintenant plus de trente-cinq
ans. j'aime cette réalité;j'ai suivi son appel.

Tout appel de l'au-delà nous demande de sortir de notre


perception habituelle du monde. Pour une enseignante de kun-
dalini yoga, cela se passa lors d'un accouchement.

Ma respiration devenait de plus en plus rapide. Mon corps commença


à trembler entre les contractions et à s'emplir d'une lumière rayon-
nante. Tout mon corps, pas seulement mon bassin mais aussi mon
cœur, ma tête, chaque partie de mon être essayait de s'ouvrir. je me
sentais comme mon propre enfant, je me dilatais, englobant toutes les
énergies du monde. Par la suite le médecin m'avoua que cela l'avait
e.ffrayé et qu'il avait tenté de me donner un tranquillisant pour me
calmer. Mes yeux étaient grands ouverts, émerveillés. À partir de cet
instant, j'ai constamment voulu apporter cette énergie dans ma vie.

Bien que notre culture et notre monde matérialiste et scien-


tifique tentent de nous écarter de la vaste source de notre vie,
celle-ci ne saurait être niée. O!I'ils soient anodins ou mar-
quants, nous entendons très souvent des récits de cœurs,
d'esprits ou d'âmes qui s'éveillent à une plus large vision de la
réalité.
La maladie peut aussi nous inciter à avancer. Un lama occi-
dental raconte :
44 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

j'étais venu en Californie oùj e vivais de l'air du temps dans une com-
munauté. Unjour,je me retrouvai avec une hépatite que j'allai soi-
gner dans une cabane que l'on m'avait prêtée dans les montagnes de
Santa Cruz. je vomissais chaque nuit, ma peau était jaune :je me
sentais au bout du rouleau physiquement et psychiquement. j'avais
tout abandonné etje ne savais plus ce que je devais foire.
Une nuit, j'entendis chanter. fe me levai et regardai par lafenêtre
près du lit. À travers lesgouttes d'eau,je vis un homme assez gros assis
dehors, une main sur sa coijfe noire. Des gongs et des chants réson-
naientfortement dans ma tête. Il resta là pendant longtemps etfina-
lement je me rendormis. Quand au matin je me réveillai et allai me
regarder dans la glace, ma peau était claire et je me sentais mieux. fe
sortis dans les bois pour la premièrefois depuis des semaines.]e m'assis
près du ruisseau et pleurai.
Plus tard, j'entrai en contact avec une troupe de théâtre tibétaine
composée de hippies que je suivis jusqu'au Népal Le seizième Kar-
mapa, maître du bouddhisme tibétain, revint à Katmandou pour la
première fois depuis trente ans. j'allai le rencontrer avec deux autres
Occidentaux et il nous dit qu'il attendait notre visite. j 'étais stupéfait,
c'était l'homme derrière ma fenêtre à Santa Cruz! Il nous fut alors
expliqué qu'il pouvait se manifester dans nos rêves et que nous pou-
vions ainsi guérir de maladies.
Se réjouissant de notre visite, il nous dit, après de nombreuses
journées passées ensemble, que nous avions tous été Tibétains dans nos
vies précédentes, de vieux compagnons à lui. Un des lamas les plus
âgés me montra une photo de notre monastère. Que tout cecifût vrai
ou pas, toujours est-il que j'eus l'impression de retrouver erifin ma
maison. Aujourd'hui, trente-deux ans plus tard, nous sommes tous les
trois devenus nous-mêmes lamas.

!;appel de l'au-delà peut se faire de mille et une façons. Nous


ne saurions donc ignorer l'effet des hallucinogènes sur la vie de
nombreux enseignants actuels. Andrew Weil, un médecin de
Harvard qui a étudié l'emploi des substances sacrées à travers le
monde, écrit: «De la Chine à l'Inde, de la Grèce aux Améri-
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 45

ques, les traditions des cultures les plus anciennes incluent toutes
l'utilisation positive de substances psychotropes. »
Parmi ceux qui se sont engagés dans un chemin spirituel, bon
nombre virent leurs portes de perception s'ouvrir d'un seul coup
grâce à des expériences psychédéliques. En fait, la plupart des
enseignants spirituels occidentaux actuels suivirent cette voie, au
moins en partie. Un mauvais usage de ces substances comporte
de multiples dangers et nous connaissons tous les conséquences
tragiques de leur abus mais, qu'on le veuille ou non, elles font
partie de notre héritage. De la génération zen des années 50 aux
hippies des années 6o et 70 jusqu'aux adeptes du chamanisme
des années 8o, bon nombre des chefs spirituels que j'ai rencontrés
m'ont parlé des conséquences de leurs expériences d'altération de
la conscience.
Un maître de méditation français qui a passé plusieurs
années en Inde et au Tibet n'avait au départ aucune idée du
chemin spirituel.

j'étais un jeune artiste vivant au bord de la mer en quête des plaisirs


de la vie. Un jour ma compagne me quitta et quelques amis de retour
du Mexique me mirent dans la main deux doses de LSD en me
disant: « Prends-les. Après tu ne seras plus jamais le même. » Et plus
jamais je neJus le même. j'eus des visions, je vis des royaumes spiri-
tuels, des formes artistiques que je n'aurais jamais pu imaginer avec
mon seul esprit. Ensuite, une ouverture sefit, immense, dans laquelle
je mourus, me dissolvant dans un monde mouvant: agonie et extase,
j'étais parti. je sus qu'enjin de compte toute vie est un pèlerinage spi-
rituel, un voyage de retour à cette compréhension. Après cela, dès que
je le pus, je partis en Inde.

Un autre enseignant, qui étudia les mathématiques à la


Columbia University de New York, se souvient:
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

j'avais toujours été intéressépar les lois de l'esprit. C'est ce qui m'avait
poussé vers les mathématiques. Un jour, mon compagnon de chambre
me donna une grande omelette aux champignons hallucinogènes.
Après l'avoir mangée, les sons et les couleurs s'intensifièrent à un point
jamais expérimenté jusqu'alors. D'une certaine manière, mon cœur
fondait, simplement ouvert;je connaissais le monde en le ressentant,
en fait en l'aimant. je réalisai comment l'amour unissait toutes les
choses.
je marchai jusqu'au Cloître, le vieux monastère du Parc de Fort
Tryon; les pierres se mirent à chanter pour moi. je rendis visite à
Merlon. Maintenant, je vis dans un monastère trappiste depuis
vingt et un ans, en foit depuis ce jour-là.

Une enseignante zen assez connue commença également sa


quête spirituelle par des voyages psychédéliques. Puis elle comprit
que les visions de ses premières expériences ne suffisaient pas et se
rendit alors en Corée et au Japon en quête d'un maître zen. Elle
visita de nombreux temples mais aucun endroit ne semblait conve-
nir. De retour à Kyoto, la cité du zen, il lui vint à l'esprit de prendre
du LSD et de se rendre dans le temple le plus vénéré de la ville.

je marchais lorsqu'une force m'arrêta, comme une main énorme et


invisible. j'étais stupéfaite. C'était comme si les dieux ne voulaient
pas m'autoriser à foire un pas de plus. Que pouvais-je foire? je me
détournai et franchis les portes d'un temple qui était là près de moi,
dans cette rue. À l'intérieur ily avait un homme, petit, assis lesjambes
croisées, enseignant dans un anglais très simple. Il disait les choses les
plus claires que j'aie jamais entendues à propos de l'esprit et du cœur.
C'était l'étape suivante, exactement ce que je cherchais. je posai mon
sac et restai là douze ans.

La plupart des enseignants réalisèrent rapidement que les


hallucinogènes, même les meilleurs, se révélaient être un chemin
trop limité: ils n'apportaient aucun moyen systématique pour
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 47

vivre l'esprit éveillé et le cœur ouvert. Un enseignant bouddhiste


raconte:

Les hallucinogènes firent partie de mes premières approches mais je


savais que ce n'était pas sz1Jisant. je décidai donc de me rendre dans
l'Himalaya. ]'yJus convié à une puja de fou accomplie par un vieux
lama tibétain aux abords de Dharamsala. Mon ami et moi avons
marché un kilomètre et demi à travers uneforêt de rhododendrons en
fleurs jusqu'à une clairière proche d'une cascade rugissante. Les mon-
tagnes enneigées se dessinaient au-dessus de nous, six ou huit lamas en
robe étaient assis en rond, versant des offrandes de beurre sur un
grandfou, faisant tinter leurs cloches etfrappant de petits tambours.
Ils faisaient des incantations et des moudras. Autour d'eux, formant
un second cercle, il y avait une soixantaine de merles. je sentis que
j'étais témoin de quelque chose de très ancien, d'avant la séparation
des hommes et des animaux. je sus que j'étais en présence d'un grand
mystère et que ma voie serait de travailler avec les enseignants qui
vivaient dans cette réalité.

L'appel de l'au-delà a conduit nombre d'enseignants actuels


dans des aventures qu'ils n'auraient jamais imaginées. Pir
Vilayat Khan, maître soufi, raconte comment son père Hazrat
lnayat Khan lui parla sur son lit de mort. Pir n'avait que dix ans
à cette époque et Hazrat lui demanda de partir en Inde à la
recherche d'un grand sage près des sources du Gange sacré et
de la rivière Yamuna.

À dix-neuf ans, avec un peu d'argent, je me rendis en Inde par la


route. Ce fut un dur voyage. Dans une ville je fus jeté en prison en
tant que Pakistanais suspecté d'espionnage. En remontant le Gange
au-dessus du charmant village de Gangotri, je trouvai un sage
étonnant, assis dans une cavité de glace. Ce sage m'expliqua que les
sources du Gange et de la rivière Yamuna étaient secrètes et il
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

m'indiqua un glacier au-delà de ]amnotri, très haut dans les mon-


tagnes himalayennes.
je suivis un sentier et, tandis que je marchais dans la neige loin
de tout être humain, je trouvai des empreintes de pieds dans la neige.
Elles étaient assez grandes et j'en fos effrayé. Je pensais qu'il devait
s'agir d'un ours.]e suivis ces traces pendant quelques heures et arrivai
enfin à une grotte assez spacieuse. Là, à l'entrée, assis tel un roi, il y
avait un rishifantastique. Il mefit un signe qui semblait me signifier
de ne pas entrer.
je m'assis donc dans la neige, les jambes croisées etfermai les yeux.
Après quelques instants comme je rouvrais les yeux, il sourit. D'une
manière ou d'une autre, il savait que je parlais anglais et me dit:
« Pourquoi es-tu venu si loin pour voir qui tu devrais être?- C'est

merveilleux de me voir en vous "• répondis-je. « Tu n'as pas besoin de


gourou», me dit-il. «Mon gourou est mon père, je ne cherche pas un
gourou.- Bien, alors si tu ne cherches pas de gourou, approche ici. Il
y a une autre grotte là-bas pour toi, me dit le rishi, pour que tu t'y
assoies. »Il me donna ensuite une pratique à accomplir: elle consistait
à regarder dans mon cœur avec le troisième œiljusqu'à ce que je puisse
le sentir ouvert comme un lotus. Ce que je fis. Il me dit ensuite:
«Demeure dans la lumière, pas la lumière physique ni son reflet.
Accède à la vraie lumière, c'est cela seul qui importe. »
Ce n'était pas le genre de personne avec laquelle vous pouvez dis-
cuter. Totalement illuminé, il demeurait en samadhi. « Le temps est
bientôt venu, dit-il, où il n'y aura plus aucun rishi vivant dans ces
grottes comme je le Jais. Maintenant les êtres éveillés devront aller
dans le monde parmi les hommes. »
Après plusieurs jours il me dit : « Tu as assez appris. »Je réalisai
alors combien j'avais appris à me suffire à moi-même, à me détacher
et à avoir du recul j'éprouvais un merveilleux sentiment de paix et
de bonheur et ne voulais plus partir. Je savais pourtant que je devais
retourner dans le monde. Ce jùt un bon prodigieux sur le chemin de
toute une vie.
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 49

Il semble impossible qu'il n'y ait pas un courant spirituel, un


courant d'éveil potentiel qui attende chacun de nous le moment
venu.
Lama Govinda a beaucoup parlé de sa vie dans le Chemin
des Nuages blancs. Par la suite, il compléta son récit :

Au début de mon séjour en Inde, un vieux Tibétain en pèlerinage à


travers l'Himalaya vit les drapeaux à prières sur ma maison dans la
montagne et il entra. j'étais absent mais il donna à l'adorable logeuse
qui veillait sur moi comme une mère un cadeau pour son «fils>> puis il
continua sa longue route vers les lieux saints. Le présent de ce Tibétain
était un livre que je fus incapable de lire ou de comprendre et que je
remisai dans le grenier. Bien des années plus tard, après de longues
études du bouddhisme tibétain, j'étais devenu lama mais ne savais
pas quoi foire ensuite. Il me fut demandé de remanier la traduction
originale du «Livre des Morts Tibétain ». Malheureusement, il n'y
avait aucune copie disponible en dehors du Tibet. Trois jours plus
tard, dans mon grenier, je tombai par hasard sur mon vieux cadeau.
C'était l'édition originale, imprimée à Lhassa, du «Livre des Morts
Tibétain». je pris aussitôt contact avecEvans- Wentz et me mis tout
de suite au travail Les écrits qui suivirent, l'endroit où je vécus, le
travail de toute ma vie, toutes ces choses arrivèrent car un jour «par
hasard», un vieux pèlerin me laissa ce présent.

Retrouver sa vraie demeure


Parmi ces histoires, nombreuses sont celles qui comportent
un voyage extérieur mais leur vrai propos est de trouver notre
demeure spirituelle. Il ne s'agit pas de comparer ces récits
exotiques et en quelque sorte magiques avec nos propres his-
toires. Nous avons chacun notre parcours unique, notre
propre appel au retour. Ces récits, par contre, peuvent heurter
notre mode de fonctionnement et nous amener à nous souve-
so LA PRÉPARATION À L'EXTASE

nir, à nous rappeler que nous sommes tous ici pour une mis-
sion de grande importance.
Chacun de nous, à son rythme, doit s'éveiller et ce qui va
nous y conduire peut rester caché dans notre grenier pendant
des années, attendant que nous finissions d'élever nos enfants
ou que nous menions à terme notre carrière professionnelle.
Mais un jour cela apparaît en enfonçant la porte et en nous
disant : « Qte tu sois prêt ou pas, me voici. >>
Être vivant est déjà en soi l'expression d'un mystère. Les
indices quant à notre vraie nature sont constamment autour de
nous: quand l'esprit s'ouvre, quand le corps change ou quand
le cœur est touché, tous les éléments de la vie spirituelle se révè-
lent. Les grands questionnements, les souffrances inattendues,
l'innocence originelle peuvent tous exiger que nous allions au-
delà de notre routine quotidienne, que nous « sortions du fonc-
tionnariat de notre ego » comme le recommandait le maître
tibétain Chôgyam Trungpa. Chaque jour apporte ses propres
appels au retour vers l'esprit; certains sont petits, d'autres plus
importants, les uns surprenants, les autres ordinaires.
Un pratiquant zen assez avancé en âge était en 1969 un
jeune avocat, père de famille, lorsqu'il rencontra les œuvres
d'Alan Watts sur le zen. Cela piqua sa curiosité et son esprit et
lui rappela qu'il y avait quelque chose de plus dans la vie. Il con-
sulta donc l'annuaire à la lettre Z et trouva un numéro. Après
quelques instants, il parla avec le roshi du centre zen de San
Francisco, obtint les horaires du centre et, avec l'encourage-
ment du maître, commença à pratiquer. Trente ans plus tard, il
pratique toujours avec ardeur : « Ma vie, dit-il, a été transfor-
mée par ce premier contact téléphonique. »
Plus banale encore est l'histoire racontée par un autre
maître de méditation qui fut un sportif forcené il y a trente ans.
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE

Le golf était son sport favori et en y jouant il réalisa combien sa


conscience et son esprit influaient sur la qualité de son jeu.

j'essayai de me calmer. j'étais surpris de voir combien j'étais agité et


incapable de contrôler mon esprit. Une amie me suggéra de venir à son
cours de yoga et de méditation et même si j'ai dû lutter pour rester
assis, je me suis senti revenu chez moi.

Les pistes sont là pour chacun de nous mais notre famille et


notre éducation nous ont appris à prétendre ne pas les voir. Une
femme juive, maintenant rabbin, raconte que sa famille ignorait
tout enseignement spirituel. Leurs visites occasionnelles au
temple réformé étaient surtout dues à des responsabilités sociales
et à la cuisine kasher. Il lui fallut donc, comme le dit Rilke, aller
«vers une église d'Orient oubliée de notre père >>. Pendant dix
ans, elle commença par chercher sa voie auprès des Indiens
d'Amérique. Puis elle fut curieusement attirée par Jérusalem où
elle rencontra la femme d'un vieux pratiquant de l'hassidisme qui
lui remémora l'héritage spirituel caché de plusieurs millénaires
de sa propre tradition.

Après avoir visité le Mur des Lamentations, la femme du rabbin,


Miriam, me conduisit dans le petit salon attenant à sa chambre où elle
mefit asseoir et me parla de sesgrands-parents et de la manière sainte
avec laquelle ils allumaient leurs bougies, coupaient leur pain, et éle-
vaient leurs enfants; elle m'expliqua comment chaque élément de leur
vie était gouvernépar la Torah et chaque action un acte sacré. C'était
terriblement proche de ces Amérindiens que j'aimais. Mais lorsqu'elle
sortit des pages d'écriture cabalistique, fines et écrites à la main, je pris
conscience que j'appartenais à cette lignée ancienne et que cet héritage
spirituel coulait dans mes veines aussi bien que dans mon cœur.
52 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

Baba Yaga vit dans notre entourage aussi bien que dans la
forêt. Elle fait partie de l'histoire de notre famille. Nous pou-
vons nous rendre en Inde ou à Jérusalem- certains des récits
les plus magiques faits par ces maîtres peuvent nous donner à
penser que c'est ainsi qu'il faut commencer une vie spirituelle.
Mais cela peut aussi débuter en jardinant ou simplement en
rentrant chez soi après un voyage et en redécouvrant sa vie d'un
œil nouveau. Ou bien encore en percevant un morceau de
musique inspirée, le chant d'un poème, le vol d'un oiseau. Tous
les regards dans lesquels nous nous plongeons peuvent devenir
les yeux du Bien-Aimé.
Pour moi, grandir sur la côte Est fut associé au plaisir de
voir en été le vol des lucioles. Mais ma fille, née en Californie,
n'en avait jamais vu. Lors d'un voyage, nous avons découvert
qu'il y avait des lucioles dans les nuits tropicales de Bali. Une
nuit, après que ma fille fut allée se coucher, je la bordai dans sa
moustiquaire et sortis en capturer quelques-unes. Ses yeux
étaient fermés lorsque je les introduisis dans sa moustiquaire. Je
lui dis doucement de se réveiller : les lucioles volaient à l'inté-
rieur et, jusqu'à ce que nous les libérions, elle fut totalement
fascinée par leurs traces lumineuses dans la nuit. Combien
improbable et fantastique, combien inattendu est le fait de
trouver de jolis insectes avec de douces lumières clignotantes!
Et pourtant ce n'est pas plus improbable qu'un cœur plein
d'amour. Nos cœurs brillent comme les lucioles avec la même
lumière que le soleil et la lune.
Il y a en nous une secrète aspiration à nous souvenir de cette
lumière, à sortir du temps et à trouver notre place véritable dans
la danse du monde. C'est là où nous avons débuté, c'est là où
nous retournons.
Qye nous attendions jusqu'au dernier moment ou que nous
le voyions aujourd'hui même, l'appel au mystère se présente
BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRÉE 53

encore et toujours à nos yeux et à nos cœurs comme l'a écrit


Mary Oliver.

Quand vient la mort


te/l'ours affamé en automne;
Quand vient la mort et qu'elle puise dans sa bourse
toutes ses pièces étincelantes pour m'acheter
Puis reforme cette bourse d'un coup sec...

je veux passer cette porte, emplie de curiosité en me demandant:


À quoi donc va ressembler cette demeure d'obscurité?

C'est pourquoije regarde toutes choses


Comme unefraternité et une communauté...
je pense à chaque vie comme à unefleur aussi commune
Qu'un champ de marguerites et aussi remarquable,

Chaque corps est un lion de courage, quelque chose de précieux


Pour la terre.

Quand ce sera la jin, je veux pouvoir dire:


Toute ma vie j'ai été l'épouse mariée à la stupeur.
j'étais le mariéprenant le monde dans mes bras.
2

LES GARDIENS DU CŒUR


ANGES DE LUMIÈRE, OCÉAN DE LARMES

La sécurité est en grande partie une


superstition. Elle n'existe pas dans la
nature et les enfants des hommes ne
l'expérjmentent pas comme une pléni-
tude. Eviter le danger n'est pas plus sûr à
long terme que de s'y exposer totalement.
La vie est une aventure à tenter sinon elle
n'est rien. (Helen Keller.)

Une fois appelés vers l'aventure


intérieure, nous commençons à suivre les traces du bœuf sacré
dans la forêt. En regardant dans notre esprit ou notre cœur,
nous découvrons qu'il recèle et englobe tout notre monde. Si,
au dehors, nos télescopes révèlent l'étendue de l'univers avec ses
myriades de galaxies et ses étoiles naissantes, intérieurement,
nous commençons à découvrir un espace identique, celui de
notre conscience d'où s'élève toute chose.
Certains disent que nous devons faire attention si nous
choisissons de suivre les traces du bœuf sacré, car le voyage spi-
rituel peut tout remettre en question dans notre vie. Certains
même nous mettent en garde avant que nous ne commencions.
Un jour que le maître tibétain Chogyam Trungpa arrivait
en retard, comme à son habitude, dans une salle de conférence
LES GARDIENS DU CŒUR 55

bondée de San Francisco, il offrit de rembourser toute personne


ne souhaitant pas rester. Il avertit les nouveaux venus que le
véritable chemin spirituel était difficile et exigeant, qu'il impli-
quait «une humiliation après l'autre». Il suggéra donc à ceux
qui avaient des doutes de ne pas se mettre en route. « Si vous
n'avez pas commencé, il vaut mieux ne pas le faire», dit-il; puis
regardant la salle avec insistance il ajouta : « Mais si vous avez
commencé, il vaut mieux aller jusqu'au bout.»

Une pratique digne de ce nom

Nous vivons une époque chaotique, complexe, agitée et exi-


geante et malgré cela, il va nous falloir toute notre attention et
notre détermination pour nous maintenir dans une pratique
spirituelle. Dans presque toutes les démarches spirituelles, la
première tâche consiste à se calmer suffisamment pour arriver
à entendre les voix du cœur et percevoir ce qui se trouve au-delà
de nos préoccupations quotidiennes. Qye ce soit par la prière,
la méditation, la visualisation, le jeûne ou le chant, nous devons
sortir de notre rôle habituel et de nos journées affairées vécues
en pilotage automatique. Nous devons trouver le moyen de
devenir réceptifs et ouverts.
Reconnaître son aspiration spirituelle ne suffit pas. Le cœur a
besoin d'inspiration pour se rétablir et d'aide pour accéder au par-
don, éveiller sa liberté et s'ouvrir à la grâce. Nous devons trouver un
vaisseau, une pratique valable qui nous emmène sur ce chemin, une
discipline fiable capable de nous ramener dans le présent et de nous
ouvrir au mystère- non pas pour devenir quelqu'un d'autre ou
pour nous « cadrer », mais pour que nous puissions voir qui nous
sommes vraiment.
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

Les grandes traditions spirituelles proposent une centaine


de moyens excellents pour le faire. Certaines pratiques utilisent
la respiration pour calmer l'esprit et ouvrir le cœur. Il y a des
méditations de discipline du corps qui transcendent la saisie de
notre petit ego et nous mènent à l'ouverture. Il existe des man-
tras et des rituels axés sur la dévotion, des prières et des récita-
tions de rosaires, des pratiques quotidiennes de présence
sacrée; il y a la quête silencieuse du cœur. Dans une commu-
nauté amérindienne, les adolescents vont jeûner, cherchant à
obtenir des visions :pendant des jours ils tournent sans arrêt un
petit caillou autour d'un plus grand comme la lune autour de la
terre, jusqu'à ce que la réponse à leur demande apparaisse.
Si, dans un premier temps, nous pouvons explorer diverses
traditions et pratiques, nous devons par la suite en choisir une
et la suivre de tout notre cœur. Ce qui importe, c'est la sincérité
avec laquelle nous suivons le chemin choisi, c'est la persévé-
rance, la volonté de nous y tenir et de découvrir ce qui s'ouvre à
l'intérieur de nous.
Une pratique authentique conduit au silence de la forêt.
Olrel que soit notre point de départ, nous allons devoir nous
arrêter et écouter. Du temps où Bill Moyers, ministre du culte,
était attaché de presse du Président Lyndon Johnson, il lui fut
demandé au cours d'un repas de travail à la Maison-Blanche de
dire l'action de grâce. « Parle plus fort Bill, lui demanda John-
son, je n'entends rien du tout. » Du bout de la table, Moyers
répondit doucement: «Je ne m'adressais pas à vous,
monsieur le Président. »
Aquoi devons-nous nous attendre en pénétrant dans la forêt
pour mieux entendre le plus silencieux des discours? Qye ce soit
à travers un rituel, une prière ou une méditation, nos premiers
pas dans la forêt nous réservent quelques petites surprises et de
douces révélations. Qyand notre cœur attentif commence à dis-
LES GARDIENS DU CŒUR 57

tinguer la réalité présente de nos incessantes cascades de pensées,


le monde brille d'une beauté éclatante. Nous commençons alors
à voir à quel point des états intérieurs insoupçonnés et des
croyances non formulées contrôlent notre vie. Nous prenons
conscience de tout un réseau d'émotions et d'habitudes et perce-
vons avec un plus grand recul les conflits dont nous sommes por-
teurs, les observant depuis le large fleuve de la pratique que nous
avons choisie. À chaque pas nous nous ouvrons davantage.
Une histoire traditionnelle suédoise donne une idée de la
phase suivante du voyage. Du fait de l'infortune de ses parents,
une jeune princesse nommée Aris fut promise en mariage à un
terrible dragon. Lorsque le roi et la reine l'annoncèrent à la
princesse, celle-ci eut très peur pour sa vie mais, reprenant ses
esprits, elle se rendit à travers le marché auprès d'une femme de
sagesse qui avait élevé douze enfants et vingt-neuf petits-
enfants et connaissait les manières des dragons et des hommes.
Cette femme annonça à Aris qu'elle allait effectivement se
marier avec le dragon mais qu'il existait des moyens appropriés
pour s'en approcher. Puis elle lui donna des instructions pour la
nuit de noces et demanda en particulier à la princesse de revêtir
à cette occasion dix robes magnifiques, l'une au-dessus de
l'autre.
Les noces eurent lieu et il y eut une grande fête au palais.
Puis le dragon emporta la princesse vers la chambre à coucher.
Lorsqu'il s'approcha de son épouse, celle-ci l'arrêta en lui disant
qu'elle devait enlever avec précaution toutes ses parures avant
de lui offrir son cœur. Et sur les conseils de la vieille femme, elle
ajouta qu'il devait, lui aussi, enlever précautionneusement ce
qui l'habillait. Le dragon accepta de bon cœur.
« À chaque fois que j'enlève une épaisseur de robes, tu dois
aussi enlever quelque chose. » Alors, enlevant sa première robe,
la princesse regarda le dragon se défaire de la première couche de
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

sa cuirasse d'écailles. Bien que ce fût douloureux, le dragon avait


déjà fait cela de temps en temps. Mais la princesse enleva une
autre robe, et une autre encore. A chaque fois le dragon se vit
obligé de retirer une épaisseur d'écailles de plus en plus profonde.
A la cinquième robe, le dragon commença à verser de chaudes
larmes de souffrance. Malgré cela la princesse continua.
A chaque nouvelle couche, la peau du dragon devenait de plus
en plus tendre et sa silhouette s'adoucissait. Il devint de plus en plus
lumineux et quand la princesse ôta sa dixième robe, le dragon laissa
tomber le dernier vestige de sa forme de dragon et apparut en
homme, un beau prince dont les yeux étincelaient comme ceux
d'un enfant, enfin libéré du vieux sortilège d'être un dragon. La
princesse Aris et son nouveau mari s'abandonnèrent ensuite aux
plaisirs de leur chambre nuptiale, suivant ainsi le dernier conseil de
la femme de sagesse aux douze enfants et vingt-neuf petits-
enfants.
Comme pour les rêves, nous pouvons retrouver en nous tous
les personnages d'une histoire comme celle-ci : le dragon couvert
d'écailles, la douce princesse, la sage grand-mère, le roi et la reine
irresponsables, le prince caché et aussi l'inconnu qui jeta ce sort il y
a longtemps. Ce que révèle cette histoire dès le départ, c'est que ce
voyage ne va pas débuter dans la lumière. Les impulsions de notre
aventure humaine et nos obscurcissements sont tenaces et puis-
sants. Le chemin de la liberté intérieure exige de les surmonter.
Recevoir la grâce, s'ouvrir à l'illumination, devenir sage n'a jamais
été chose facile même pour les maîtres. Cela a toujours été décrit
comme une purification ardue : purifier, lâcher prise, se dépouiller.
Suzuki Roshi appelle cela « le grand nettoyage de printemps de
l'esprit». Se défaire de ses propres écailles est douloureux et les
dragons qui en gardent la voie sont féroces. Cela requiert l'inspira-
tion des anges et demande de plonger dans l'océan des larmes.
LES GARDIENS DU CŒUR 59

Parfois le bout du chemin se révèle assez tôt, comme si le mys-


tique flirtait avec nous pour nous attirer dans le monde spirituel.
Un maître de méditation s'en souvient ainsi:

Les gens parlent de moments exceptionnels. À la jin de ma toute pre-


mière retraite de méditation... Eh bien, ce fot un jour entier excep-
tionnel Après une semaine de grandes souffrances, de frustrations et
de luttes considérables, le dernierjour, les couleurs des arbres le long de
la route semblèrent étinceler de lumière; mon cœur était ouvert comme
la mère du monde. je sentis que je pouvais embrasser la totalité de la
vie, toutes les choses que je voyais baignaient dans un amour naturel.
Tout paraissait naturel et pur. je savais qu'il en était toujours ainsi
même lorsque je 1'oubliais. Cela ne dura pas mais inspira mon cœur à
continuer.

Garder en mémoire cette première beauté est important mais


aous devons aussi nous souvenir des semaines de douleurs et de
grandes luttes qui précédèrent cet instant, ainsi que des nom-
breuses années de pratique qui nécessairement lui succèdent.
Qyand nous cherchons à nous ouvrir à l'illumination du divin,
même si nous savons que le prince et la princesse réussiront à
s'éveiller et même si nous pouvons réellement entrevoir les noces
sacrées, il nous est impossible de nous rendre tout simplement
directement à la dernière page de l'histoire et de vivre ensuite
heureux à jamais. Nous devons traverser la grande peur d'épouser
le dragon, chercher de sages conseils et suivre le long processus
du douloureux dépouillement des habitudes auxquelles nous
nous accrochons. Seul ce lâcher-prise difficile et lent peut nous
permettre de nous libérer de notre ensorcellement.
6o LA PRÉPARATION À L'EXTASE

Se défaire des écailles du corps


La plupart des gens racontent que leurs premières années de
pratique spirituelle ont consisté à enlever les écailles du dragon.
Nous expérimentons directement ces différentes couches au
niveau du corps, du cœur et de l'esprit. La première couche
d'écailles mise en évidence, que ce soit à travers la prière, la
méditation ou la dévotion, est un tissu de tensions que nous
gardons dans notre corps. Il nous suffit de nous asseoir tran-
quillement pour que les zones de contractures et de crispations
deviennent manifestes : tensions dans nos épaules, dans le dos,
au niveau des mâchoires et dans les jambes. Au cours de nos
vies, à chaque fois que nous rencontrons un conflit ou un stress,
nous avons l'habitude de nous contracter, fabriquant ainsi ce
que Wilhelm Reich appelle une « carapace caractérielle ».
Dans certaines traditions, on relâche les tensions physiques
de la respiration et du corps directement par des techniques
comme le yoga, le tai chi ou les exercices soufi.s. Qyand ces pra-
tiques sont utilisées avec sagesse, pour libérer le corps plutôt
que le dominer, les tensions commencent naturellement à se
dénouer et la crispation laisse place à une nouvelle souplesse.
Mais même dans les traditions dépourvues de pratiques
physiques de ce genre, les écailles du corps se révèlent d'elles-
mêmes et doivent être prises en compte. Au fur et à mesure des
heures de prière, de méditation ou de contemplation, nous
commençons à ressentir douleurs et crispations. Les cristallisa-
tions de toutes ces années commencent à refaire surface. Un
étudiant se souvient :

Au début, ce forent mes genoux qui devinrent douloureux et je ne


cessai de les blâmer pendant toute la méditation. Puis je sentis ma
nuque et mes épaules devenir brûlantes et mon dos plus douloureux, là
LES GARDIENS DU CŒUR 61

où je l'avais toujours senti noué. La tension continua à grandir dans


mon corps, il devenait même parfois difficile de respirer profondé-
ment. Des souvenirs et de vieilles douleurs remontaient maintenant à
la surface. C'était tellement désagréable que j'essayai de les repousser.
Je tentai même de méditer en m'allongeant sur la surface la plus douce
que je pouvais trouver, en espérant que la douleur voudrait bien s'en
aller. Mais à ma grande surprise, même couché, dès que je devenais
vraiment attentif, toutes les tensions étaient là à nouveau à m'atten-
dre. Je me suis débattu avec mon corps pendant longtemps, pendant
des années. Lorsqu'enfin j'ai appris à accepter les douleurs les plus
intenses, à les accueillir avec bonté, elles ont commencé à se dissoudre.
Maintenant elles vont, elles viennent. Quelle bénédiction d'accepter
enfin son corps!

Parallèlement aux tensions du corps, apparaissent aussi


d'autres niveaux d'agitation et de résistance, comme par exem-
ple la difficulté à se calmer au milieu d'une journée très active.
Au début nous pouvons à peine rester assis, nous avons telle-
ment d'idées et de responsabilités. Une sorte de fièvre nous
agite. Les pratiques de prière, de méditation ou de dévotion
exigent un abandon sans cesse renouvelé et une persévérance
constante à l'encontre de toute forme d'agitation et de résis-
tance. Un maître se souvient du début de sa pratique des cent
mille prosternations.

Quand je fis la traditionnelle pratique tibétaine de dévotion et de


prosternations, pendant les premières années, je luttai uniquement
pour ne pas l'interrompre. j'avais toujours été très active et n'avais
dans ma vie jamais su m'asseoir et me détendre. j'étais toujours en
train d'ouvrir le réfrigérateur, d'allumer la télévision, de téléphoner
à un ami. C'était probablement dû à la fois à la solitude et aux dou-
leurs cachées dans mon corps. Je commençai à pratiquer carj e ne vou-
lais pas mefoir plus longtemps. Je pensai que me prosterner et bouger
seraitplusfacile que m'asseoir maisje rencontrai les mêmes résistances.
62 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

j'appris que l'on ne pouvait échapper à soi-même. Si vous accomplis-


sez réellement une pratique, vous devez faire face. Vous traversez des
périodes pénibles, mais enJin de compte vous y arrivez.

Heureusement quand on se défait des peaux du dragon, il


n'y a pas que de la douleur. Lorsque chaque robe de mariage est
ôtée, une légèreté se fait jour, comme si des anges nous appor-
taient des bénédictions pour alterner avec nos larmes. Des
moments d'espace et de calme merveilleux peuvent s'élever et
nous conduire à une ouverture des sens et au rétablissement de
l'innocence du cœur. Un moine chrétien se souvient:

Dans le jardin du monastère, jefaisais une simple promenade médi-


tative, allant de-ci de-là en récitant une prière et en respirant avec
calme à chacun de mes pas pour me stabiliser. D'un seul coup, je me
retrouvai enfant, âgé de deux ans, en train deJaire mes premiers pas.
C'était magnifique :le simple plaisir de poser mon pied sur le sol dans
l'herbe grasse, au milieu d'un parfum de terre et de roses. Tout me
semblait beaucoup plus grand: les plantes, les insectes, comme du
temps où j'étais tout petit. Tout m'apparaissait tellement vivant. je
compris que j'allais toutfaire pour rester en contact avec ce cœur pur.

Se défaire des écorces du cœur

Dans nos efforts pour l'ouverture du corps, ouvrir et soigner


également notre cœur devient inévitable. Les écorces du cœur
du dragon apparaissent tout d'abord sous la forme d'énergies
inconscientes de tension. Les soufis les appellent les nafs tandis
que bouddhistes et hindous parlent d'entraves à la pureté du
cœur. Les chrétiens, eux, se débattent avec les sept péchés capi-
taux, tels que la luxure et l'orgueil. Tous les chemins spirituels
nous obligent à faire face sans détours à ces énergies de saisie,
LES GARDIENS DU CŒUR

de colère, d'orgueil, de peur, d'agitation et de doute- à ces


habitudes qui maintiennent notre cœur fermé.
Au début nous allons découvrir comment notre cœur se
ferme lorsque nous sommes sous l'emprise de notre propre sai-
sie. Le désir ou bien ce sentiment de besoin qui est en nous veut
toujours plus que ce que nous avons actuellement. Il tente
d'utiliser les expériences extérieures pour satisfaire notre besoin
spirituel d'être reliés. Après trente ans de pratique, une ensei-
gnante se souvient :

Mes parents étaientportés à la spiritualité mais durant les années 6o,


toute mon énergie fut consacrée aux plaisirs du sexe et à la fête. Je ne
voulais pas aller vers Dieu etje me précipitais vers le bas de l'échelle.
Pendant des années, j'ai considéré les hommes et la sexualité comme
étant la voie du bonheur.
Je devins une actrice assez célèbre et unjour,j'en eus enfin assez
de toute cette Jolie sexuelle;je réalisai que ce n'était pas la solution.
Mais je voulais quand même quelque chose. Ma mère avait bien
essayé de m'amener à une retraite de yoga maisje n'y étaisjamais allée
carj'avais eu alors trop peur que cela ne devienne une entrave à ma
vie sexuelle. Et bien sûr, lorsque jefinis par y aller, c'est ce à quoijeJus
confrontée. Je dus foire foce au désir qui me dirigeait. Mes premiers
pas dans le yoga et la méditationJurent consacrés à cela.

Pour se défaire des peaux du dragon, faites de saisies et de


désirs, nous devons tout d'abord arriver à connaître directement
comment elles prennent place dans notre corps et les histoires
qu'elles racontent à notre esprit. Nous devons localiser et nommer
nos désirs. Nous devons découvrir qu'il est possible de tirer notre
cœur hors de ces sillons qui nous enlisent.
À l'opposé du désir et de l'esprit qui veut s'approprier les
choses, nous allons découvrir la carapace écailleuse qui rejette
le monde : la colère et le jugement qui refusent les choses telles
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

qu'elles sont. Dans toutes les disciplines, les nouveaux prati-


quants sont habituellement choqués de voir combien de juge-
ments, d'aversions et de haines ils découvrent en eux-mêmes.
À chaque fois que nous dénigrons et combattons le monde
autour de nous, nous rejetons et déchirons une partie de nous-
mêmes. Alexandre Soljenitsyne, dont les livres sur la Russie
stalinienne nous ont éveillés aux souffrances de millions de per-
sonnes, écrit :

Si seulement il y avait des gens méchants là-bas, commettant insi-


dieusement des actions nuisibles et qu'il faille seulement les séparer
du reste du monde et les détruire. Mais la ligne de partage entre le
bien et le mal passe par le cœur de chaque être humain et qui parmi
nous voudrait détruire un morceau de son propre cœur?

Comme le dragon, avant d'être libres d'aimer, nous devons


toucher nos propres écailles et mettre un terme à nos voix senten-
cieuses. Nous allons trouver des couches de colère et de haine cau-
sées par la trahison et la perte, nous allons découvrir des milliers
d'aversions et de résistances aux modes d'être des choses. La prise
de conscience méditative commence à démêler le tissu des pensées
qui jugent. Nous découvrons un commentaire critique qui conti-
nuellement nous évalue, ainsi que les autres autour de nous, et nous
maintient en lutte avec la vie telle qu'elle est. Un enseignant
bouddhiste affirme :

jusqu'à ce queje médite, je n'avais jamais su à quelpointje portais un


jugement sur tout. j'avais une opinion et un verdict sur toutes les peti-
tes choses intérieures et extérieures : trop fort, trop doux, pas assez,
trop. Pourfinir, mon propre instructeur me lesfit compter: des centai-
nes de jugements en une heure. je commençai à sourire un peu quand
je réalisai que de toute évidence c'était une habitude et que je n'avais
pas à les prendre au sérieux. Mais l'année suivante, ma pratique
LES GARDIENS DU CŒUR

changea etje me heurtai à la rage. Cefut difficile. j'avais utilisé tous


ces jugements pendant si longtemps pour tenter d'être un bon garçon
etje n'avais aucune idée de la quantité de douleur et de colère accumu-
lées ici. Pendant des mois, tout cela sortit sous forme de sensations,
d'images, de pensées et de symptômesphysiques.

Une nonne ursuline de soixante-cinq ans se souvient d'un


processus semblable :

Au début, pendant le noviciat, nous eûmes une période de grande


innocence et d'inspiration. Mais lorsque la plupart d'entre nous
eurent une trentaine d'années, un sentiment de trahison s'installa.
Nous avions travaillé, prié, tenté d'être saintes pendant toutes nos
jeunes années; nous avions laissé derrière nous tellement de nous-
mêmes. Lorsqu'enfin nous avons commencé à devenir honnêtes avec
nous-mêmes vis-à-vis de ce que nous étions réellement, certaines
d'entre nous devinrent très en colère, et la colère remonta loin en
arrière, bien avant que nous ne soyons nonnes.

La colère, comme la saisie du désir ou la tyrannie du jugement,


est une peau dont nous pouvons nous défaire. Dans l'histoire de la
princesse et du dragon, ils doivent se révéler à eux-mêmes, une
couche après l'autre, et tous deux deviennent plus accessibles et
plus tendres. En enlevant les premières écailles et robes de nos
accoutrements, nous commençons à percevoir ce qui demeure sous
les tensions de colère, de jugement et de désir. D'ordinaire nous
découvrons un nouveau voile fait de blessures, de solitude, de peur
et de chagrin.
C'est ici qu'il devient essentiel de présenter un cœur sensible.
C'est ici que prend place le courage - celui de recueillir avec
amour la douleur la plus forte, nos chagrins les plus profonds et
nos peurs les plus grandes. C'est ici que viennent se nourrir la
confiance et l'abandon. L'éveil de cet esprit charitable et bon est
66 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

comme l'apparition des anges: c'est l'émergence d'une énergie


de pardon, d'une nouvelle douceur et réceptivité du cœur.
Mon maître Ajahn Chah en parle ainsi: «Si vous n'avez
pas pleuré profondément, vous n'avez pas commencé à
méditer.»
La peine et l'affliction qui s'élèvent quand nous commen-
çons à nous ouvrir sont à la fois personnelles et universelles.
Beaucoup d'enseignants racontent qu'ils ne s'attendaient pas à
la venue d'un tel chagrin; mais le cœur a sa propre logique. Un
enseignant zen vénéré se souvient :

Après mes premières longues années de flirt avec le zen, ilfut temps
pour moi de m'engager. je m'inscrivis à une session hivernale de pra-
tiques, trois mois d'entraînement intensifsans aucune pause. je gar-
dais fa posture, calme et à l'aise, et je m'attendais seulement à ce que
cette clarté zen se développe. Mais ce ne fot pas fe cas. je passai toute
cette période de retraite à pleurer etje pleurai encore pendant fa moitié
de fa session hivernale qui suivit. je pleurai tous les conflits, toutes les
frayeurs de mes premières années, les blessures des relations perdues, je
pleurai fa manière avec laquelle je m'étais mal servi de mon corps, je
pleurai mes peines, je pleurai fa mort de mon père. C'est seulement
deux années plus tard que ma pratique s'ouvrit à un silence immense
et profond.

La peau de dragon, la carapace de nos larmes non versées,


couvre la tristesse et le manque qui nous relient au royaume des
peines envers toutes les choses de la vie. Parfois notre chagrin
résulte d'un événement particulier : la mort d'un parent, une his-
toire de famille à base d'alcoolisme ou de violence, une perte
majeure dans notre vie. Dans d'autres cas, c'est le fait d'une accu-
mulation de milliers d'instants où nous riavons été ni vus, ni recon-
nus, ni soutenus.
LES GARDIENS DU CŒUR

Dans un poème intitulé « Qyand je reviens en mai 1937 »,


Sharon Olds rend hommage à la nécessaire reconnaissance de nos
peines et à leur manière de nous amener à devenir l'être que nous
sommes maintenant. Elle perçoit ses parents comme les enfants
innocents qu'ils étaient lorsqu'ils se rencontrèrent pour la première
fois:

je les vois debout à l'entrée de leur collège,


je vois mon père déambulant à l'extérieur sous l'arche de grès ocre...
je vois ma mère quelques livres légers à la hanche...
Ils sont sur le point d'avoir leur diplôme, sur le point de se marier...
je veux aller vers eux et leur dire: Stop! Ne faites pas cela.
Ce n'est pas la femme qu'il tefout, ce n'est pas l'homme qu'il tefout.
Vous allezfoire des choses que n'auriez jamais imaginépouvoirfoire.
Vous allezfoire du mal aux enfants...
Mais je ne vais pas vers eux. je veux vivre
je les prends comme des poupées de chiffon, mâle etfemelle,
Et les frappe l'un contre l'autre à hauteur de hanche
Comme deux morceaux de silex d'où je voudraisfoire jaillir des étincelles.
je leur dis: Faites tout ce que vous vous préparez àfoire, je le raconterai.

Une pratique spirituelle digne de ce nom reconnaît les pertes


dont nous avons souffert, relate notre histoire et fait couler nos
larmes pour nous libérer du passé. Le poète soufi Ghalib invite
«les nuages de la tempête à se vider d'eux-mêmes jusqu'au bout»
pour que le ciel puisse une fois encore être spacieux et clair.
Qye ce soit à travers le chagrin, la colère, le désir ou l'agi-
tation, nous pouvons voir que la plupart des mouvements de
tension du cœur sont le fruit «d'affaires non réglées». Nous
rencontrons des forces et des situations qui nous amènent à
nous fermer à nous-mêmes et aux autres. Ce qui fut conflictuel,
non digéré, inachevé se manifeste dès que nous devenons
attentifs. C'est ici que nous devons apprendre à travailler, dans
68 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

le respect, avec les forées profondes qui gouvernent la vie


humaine. Ce sont ces couches d'énergies qui créent les tensions
et la souffrance. S'en libérer mène à l'éveil et à la délivrance.

Les couches de L'esprit

Comme pour le corps et le cœur, quand nous nous penchons


sur l'esprit, des tensions se révèlent également. Il y a les couches
de doute, d'ambition, de peur, de croyance, les mille histoires et
images de soi, le passé, le futur : tout ce qui constitue notre
structure mentale défensive. Nous voyons comment l'esprit
abandonne très souvent l'instant présent pour se rendre quel-
que part ailleurs ou devenir quelqu'un d'autre. En nous enga-
geant dans la prière, la méditation ou l'activité altruiste, nous
allons rencontrer les pensées répétitives et les croyances limitées
créées par notre petit ego. La coupe de nos pensées étant pleine,
plus rien ne peut y pénétrer.

Pendant nos années de noviciat, nous avons appris à nous abandon-


ner aux heures de pratiques collectives, aux litanies, à l'étude des écri-
tures, à la dévotion et au culte. Durant les sept premiers mois, j'ai vu
à quelpoint j'allais fréquemment me perdre dans quelque fantasma-
gorie ou histoire et n'étais pas du toutprésente. f e m'imaginais être une
grande sainte, me distinguant devant ma famille, retrouvant ceux
qui m'avaient traitée avec mépris, ou bien encore m'inquiétant à
propos du passé, racontant, à moi-même ou à quelqu'un d'autre, com-
ment cela pourrait être ou comment cela aurait pu être. Notre mère
supérieure me reprochait d'être perdue dans mes histoires au lieu d'être
à ce que je faisais, à un point tel que je risquais de rater le noviciat.

Tellement empêtrés dans nos pensées et nos croyances à


propos de nous-mêmes, de ceux qui sont autour de nous et du
LES GARDIENS DU CŒUR

monde en général, il nous est impossible d'être là où nous som-


mes. Nous sommes comme ce peintre zen qui, ayant terminé le
portrait grandeur nature d'un tigre sur le mur de sa maison,
rentre chez lui quelques jours plus tard, perdu dans ses pensées,
et est effrayé de voir soudain un tigre, ayant oublié que c'était
sa propre création.
O!tand nous entreprenons de calmer notre esprit à travers
la méditation ou la prière, nous voyons combien notre vie est
gouvernée par ces fictions inconscientes. Les thèmes peuvent
en être l'ambition ou l'insignifiance, la sécurité ou l'espoir, la
haine de soi ou l'autosatisfaction. Ces histoires reflètent notre
conditionnement personnel et culturel. O!tand un groupe de
psychologues américains rencontra le Dalaï-Lama, celui-ci leur
demanda quelles étaient les difficultés les plus courantes chez
les étudiants bouddhistes occidentaux. L'une des plus mention-
nées et des plus fortes était le mépris de soi. Le Dalaï-Lama eut
une réaction d'incrédulité car le mépris de soi est une notion
inconnue dans la culture tibétaine. Il circula alors à travers la
salle pour demander: «Et vous, avez-vous aussi expérimenté
ce mépris de vous-même? » Pratiquement tout le monde
répondit oui.
Dans les histoires que nous nous racontons, il y a un point
commun : les idées fixes que nous avons à propos de nous-
mêmes. Comme si nous avions été projetés dans un film en tant
que personne dépressive ou très jolie, en tant que diplomate ou
clown, victime en colère ou battant que rien ni personne ne
saurait contraindre à nouveau. Comme ces pensées et ces con-
victions sont puissantes, nous manifestons sans cesse leurs
énergies. Ces schémas de pensées associés aux tensions du
corps et du cœur produisent une notion limitée de nous-
mêmes. Cette trame est parfois appelée le « corps de peur ».
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

<2!tand nous vivons dans ce corps de peur, notre vie est faite
uniquement d'habitudes et de réactions.
Une pratique valable révèle ces fictions et libère ces croyan-
ces restrictives, tout comme elle ouvre le corps et le cœur. Nous
commençons à reconnaître ces schémas de tensions, à appren-
dre qu'ils ne sont pas la réalité la plus fondamentale. Nous
apprenons à sortir de ces vieilles peaux, de cette petite idée de
nous-mêmes, et à entrer dans la réalité du présent. Nous trou-
vons les moyens de permettre à notre corps de se détendre, à
notre cœur de s'adoucir et aux vieilles histoires de notre esprit
de disparaître. C'est l'instant où les peaux du dragon sont
reconnues pour ce qu'elles sont: un sortilège karmique qui n'est
plus maintenant nécessaire. Le prince et la princesse se révèlent
tels qu'ils sont : tendres, vulnérables et neufs. Avec l'innocence
et l'ouverture, nous retournons à la simplicité de l'expérience
directe. Lorsque nous sortons du courant de pensées, lorsque
nous délaissons les « Comment était-ce? », « Comment cela
aurait-il dû être? », « Comment devrions-nous être? », nous
entrons dans l'éternel présent.
Mais ce dépouillement de peaux, cette ouverture du corps,
du cœur et de l'esprit n'est que la préparation à un voyage plus
profond. Le prince et la princesse se sont reconnus l'un l'autre,
maintenant ils doivent ensemble faire face à la vie et à la mort
qui sont devant eux.
3

LES FEUX DE L'INITIATION

Je recommande à tout le monde d'aller


jusqu'au seuil de la mort, cela forme le carac-
tère. Vous avez une vision beaucoup plus
claire de ce qui est important et de ce qui ne
l'est pas, de la beauté de la vie et de sa valeur.
(L'astronome Karl Sagan après avoir survécu à
une très grave maladie.)

Va de l'avant, allume tes bougies, fais brûler


ton encens et tinter les cloches, appelle Dieu
mais prends garde, Dieu va venir et li va pré-
parer Son enclume, allumer Sa forge et te
battre et rebattre jusqu'à ce qu11 transforme
le cuivre en or pur. (Sant Keshavadas.)

/1 est temps maintenant d'aller


plus avant dans la forêt. Ce que nous avons décrit jusqu'à pré-
sent était une préparation. Nous avons commencé à nous
défaire des vieux schémas de tensions du corps. Nous nous
sommes consciemment ouverts aux émotions profondes qui
sous-tendent et produisent la plupart de nos expériences. Nous
avons également commencé à travailler sur les processus répé-
titifs et les croyances de notre esprit.
Grâce à ce travail, nous nous retrouvons maintenant dans
une clairière, face au bœuf sacré dont nous percevons le souffle
calme et puissant. La tâche suivante, dépeinte dans les ensei-
72 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

gnements zen, consiste à dompter cette bête puissante pour,


ensuite, libérer à la fois le bœuf et nous-mêmes, afin d'accéder
à une union harmonieuse avec le monde. Libérer toutes les
énergies de la vie exige un processus de transformation radical
qui s'accompagne souvent d'un rite initiatique exigeant.
Dans la pratique spirituelle, l'initiation n'est pas une simple
cérémonie mais le passage d'une épreuve difficile à travers
laquelle le cœur va mûrir. En surmontant les épreuves et les dif-
ficultés d'une phase initiatique, nous pouvons transformer la
vision que nous avons de nous-mêmes et du monde. Nous pou-
vons éveiller notre autorité spirituelle et notre savoir intérieur,
activer une confiance capable de nous soutenir face aux difficul-
tés et à la mort. I.:initiation nous oblige à un déplacement
d'identité dans lequel nous pouvons dépasser la petite idée que
nous avons de nous-mêmes et nous défaire de ce que l'on
appelle « le corps de peur ))'pour nous éveiller à une sagesse, un
amour et une absence de peur impérissables.
Le processus de la transformation initiatique n'est pas tou-
jours visible extérieurement. Certains l'expérimentent comme
une lente spirale, une reconstruction ferme et renouvelée de
l'être intérieur. À travers les pratiques cent mille fois réitérées,
le cœur approfondit graduellement sa connaissance, sa com-
passion, sa confiance et sa sincérité à l'égard d'une discipline
spirituelle régulière. Le Bouddha comparait ce processus au
fond sablonneux de l'océan qui petit à petit descend vers les
profondeurs de la mer.
Les étudiants du maître zen Dainan Katagiri Roshi lui
demandèrent une fois de leur parler de sa foi merveilleuse et de la
chaleur qu'il irradiait : « C'est ce que nous voulons apprendre de
vous, lui dirent-ils. Comment pouvons-nous le faire? - Qyand
les gens me voient aujourd'hui, leur répondit-il, ils ne voient pas les
années passées à simplement demeurer auprès de mon maître! >) Et
LES FEUX DE L'INITIATION 73

il décrivit comment il avait pratiqué année après année, vivant


modestement, écoutant encore et toujours les mêmes enseigne-
ments, s'asseyant chaque matin quoi qu'il arrive et accomplissant
les rituels du temple.
C'est la manière lente du processus initiatique: continuel-
lement se mettre dans les conditions d'attention et de respect,
mijoter longuement dans le four jusqu'à ce que tout notre être
soit cuit, mûri, transformé.
Mais plus communément, l'initiation entraîne un change-
ment intense, radical et rapide. Une telle transformation est un
passage rituel qui prend souvent la forme d'un archétype. Un
rite de passage peut être comparé à un voyage forcé à travers des
gorges escarpées, tellement étroites que l'on ne peut emporter
aucun bagage avec soi - une renaissance dans laquelle il faut
laisser derrière soi sa vieille vie. Cela comporte de grands ris-
ques, on doit parfois frôler la mort, car seulement ensuite le
chercheur pourra découvrir l'absence de peur et trouver en son
for intérieur ce qui demeure au-delà de cette mort.
Parfois l'initiation arrive spontanément. Une grande perte,
une crise ou une maladie, utilisée avec sagesse, peut permettre
à nos cœurs de grandir. Dans d'autres cas, nous pouvons requé-
rir une initiation plus délibérément élaborée. L'aspiration à
l'initiation est universelle et c'est un besoin vital pour la jeu-
nesse moderne. Si aucune initiation spirituelle n'est proposée
pour marquer l'entrée dans le monde des hommes et des fem-
mes, d'autres initiations prennent place sur la route ou dans la
rue, avec des voitures roulant à grande vitesse, avec la drogue,
avec des pratiques sexuelles dangereuses ou avec des armes.
Aussi risqué soit-il, ce comportement a pour origine une vérité
fondamentale: une des grandes motivations de la quête initia-
tique, et en même temps un de ses outils, est la conscience
74 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

grandissante de la mort. Un lama américain du bouddhisme


tibétain m'a dit:

Mes parents moururent l'un après l'autre quand j'avais seulement


dix-sept et dix-huit ans. La réalité de la mortfut un choc énorme et
subit. Il me fallut longtemps pour surmonter ce chagrin. Mes parents
partis, je sentis qu'il ny avait plus rien entre la mort et moi. Cette
prise de conscience m'aforcé à la pratique spirituelle. Il est invraisem-
blable que l'on ne réalise pas l'imminence de la mort.

Don Juan, le chaman guide de Carlos Castaneda, recom-


mande de prendre la mort comme conseiller.

La mort est notre éternelle compagne. Elle demeure toujours sur


notre gauche, à un bras de distance. Elle a toujours eu un œil sur
nous et elle l'aura toujours jusqu'à ce qu'elle vienne nous frapper. La
chose à faire quand nous sommes impatients est ... de nous tourner
vers notre gauche et de demander conseil à notre mort. Bien des
mesquineries seront balayées si notre mort fait un geste vers nous, si
nous l'entrevoyons un instant ou même si nous avons simplement la
sensation que notre compagne est là et nous regarde.

Si nous nous sommes engagés spirituellement, nous devons


de notre vivant faire face à notre peur de la mort. Dans les pra-
tiques mystiques chrétiennes, cela consiste à « revivre le mys-
tère de la crucifixion et de la résurrection ». Dans la méditation
bouddhiste, il s'agit« d'apprendre à mourir avant de mourir».
Puisque, de toute manière, la mort nous emportera, pourquoi
vivre dans la peur? Pourquoi ne pas mourir à nos vieilles habi-
tudes et être libres de vivre?
LES FEUX DE L'INITIATION 75

Nachiketa et le seigneur de la Mort


Un vieil enseignement indien raconte l'histoire d'un jeune
homme, Nachiketa, et la manière dont il fit face à la mort.
Après la mort de plusieurs amis, Nachiketa prit conscience de
la brièveté de la vie. Il perçut la futilité des occupations mon-
daines quand ces activités sont dissociées de tout entendement
spirituel. Fils d'un riche marchand, il avait compris que le bon-
heur du cœur ne venait pas de la quantité de biens possédés, ce
qui explique sa réaction lorsque son père fut encouragé par les
prêtres brahmines de la communauté à faire une grandiose
offrande au temple pour s'assurer une bonne renaissance dans
la vie suivante. Nachiketa fut consterné à l'idée que la vertu et
le mérite puissent s'acheter ainsi, en grandes pompes au centre
de la ville, sous le regard de tous les habitants.
Le jour venu, le père déclara: «Je fais don de mon bétail,
de mon or et de toutes les choses de valeur aux prêtres du tem-
ple.- Toutes les choses de valeur? Ah! s'exclama Nachiketa,
et qu'en est-il de moi ton fils? » Honteux et publiquement
offensé par ces mots, le père de Nachiketa répondit en colère:
«Toi aussi je t'offre. Je t'offre à la Mort!» Les yeux de Nachi-
keta flamboyèrent et il répondit« J'accepte», puis il partit.
Nachiketa se rendit en un lieu perdu dans les profondeurs
de la forêt et s'y assit en attendant que la Mort se présente à lui.
Durant trois jours et trois nuits, il demeura assis là, résolu,
immobile, déterminé à dépister le bœuf blanc et à le regarder
dans les yeux, décidé dans sa quête spirituelle à faire face à la
Mort. Persistant malgré la faim, la douleur et l'épuisement,
Nachiketa arriva enfin au royaume de Yama, le roi de la Mort,
appelé également « Le Détenteur des comptes >>. Là, il fut
accueilli par trois des assistants de la Mort - la Peste, la
Famine et la Guerre - qui lui expliquèrent que le seigneur
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

Yama était absent.« Il est parti collecter ses rentes.- Bon! Je


vais l'attendre», dit Nachiketa. Qyand la Mort fut de retour
trois jours plus tard, ses assistants lui parlèrent de ce jeune
homme singulier venu le chercher. D'habitude, au seul nom du
seigneur de la Mort les humains s'enfuient au loin mais ce jeune
homme l'avait attendu pendant trois jours, fermement décidé.
Le seigneur Yama se présenta devant Nachiketa, ils se saluèrent
mutuellement puis le seigneur de la Mort s'excusa de l'avoir fait
attendre.« Bienvenue dans mon royaume. Je vois que vous êtes
un homme résolu à faire ce voyage. Hélas je vous ai fait atten-
dre. Pour compenser ces trois jours de retard, je vais vous accor-
der une faveur. Vous pouvez faire trois vœux pour votre
voyage.»
Durant son périple et son attente, Nachiketa avait pénétré
la zone liminale située entre les mondes, là où se révèle la vérité.
Maintenant qu'il pouvait faire trois vœux, il reconnut, dans cet
état d'esprit lumineux, que ce dont il avait le plus besoin était
d'aller de l'avant. La première faveur que Nachiketa demanda
fut donc le pardon pour lui-même et pour tous ceux qu'il avait
approchés. « Qye mon père puisse me regarder avec la même
joie que le jour où je suis né. » Nachiketa savait qu'il ne pourrait
continuer son chemin qu'en se libérant du passé et en se récon-
ciliant avec tout ce qui dans son cœur demeurait inachevé.
En demandant le pardon pour lui-même, Nachiketa par-
donne en même temps à son père, car le pardon doit toujours
voyager dans les deux sens. Ce n'est pas une simple affaire de
volonté; pardonner n'est pas toujours facile. Cela demande de
s'ouvrir à un long processus fait d'outrages, de chagrins et de
regrets. Pardonner ne signifie pas abolir les injustices du passé.
Nous devons faire le vœu «Je ne permettrai plus jamais à ceci
d'arriver.>> En fin de compte, le pardon est simplement un
lâcher-prise des douleurs passées et de la haine. A travers sa
LES FEUX DE L ' INITIATION 77

bonté adoucissante, nous nous libérons des ressassements aveu-


gles, nous cessons de transporter la douleur du passé dans le
futur. Pardonner signifie que nous n'excluons plus personne de
notre cœur, comme Nachiketa qui savait qu'il ne pouvait chasser
son père hors de son cœur s'il voulait poursuivre son chemin de
tout son être.
Rejoindre la vie est la bénédiction accordée par le pardon et
ce premier vœu laissa le cœur de Nachiketa ouvert et limpide.
Le seigneur Yama le regarda dans les yeux et approuva : « Votre
premier souhait était sage, Nachiketa. Maintenant quel est le
second? Parlez!» Après un instant de silence et de réflexion,
Nachiketa demanda: «Je requiers la bénédiction du feu
intérieur. >>
Il savait que pour réussir son voyage spirituel il aurait besoin
à la fois d'ardeur et de courage pour suivre de tout son être ce che-
min. Il demanda donc la force de s'adonner totalement à cette
quête : le feu intérieur est l'énergie du cœur, la passion spirituelle,
la shakti, la plénitude vivante d'être.
Ce feu ou cette plénitude, nécessaire dans l'initiation, ne doit
pas être confondue avec l'ambition, le désir ou la saisie d'un but.
Il ne s'agit pas d'un effort pour se développer soi-même ou pour
atteindre quelque chose de spécial. Avec ce souhait d'être pleine-
ment vivant, Nachiketa ne demande pas d'arriver au bout d'un
voyage imaginaire mais d'être pleinement là où il est. Rencontrer
et dompter le bœuf sacré requiert l'énergie de notre entière pré-
sence. Une fois encore, le seigneur Yama rendit hommage à la
sagesse de N achiketa et lui accorda la bénédiction de la force
intérieure.
Libre des entraves des conflits anciens et maintenant empli
de l'énergie illimitée de la persévérance, Nachiketa possédait la
plus grande partie de ce qui est nécessaire pour traverser une ini-
tiation. Le seigneur de la Mort demanda enfin à Nachiketa de
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

formuler son dernier vœu. Après réflexion, celui-ci regarda la


Mort et dit : «Je demande ce qui est immortel. » Surprise, la
Mort rappela au jeune homme audacieux que c'était là son der-
nier vœu et qu'il pouvait choisir ce que bon lui semblait. Puis le
seigneur Yama fit apparaître des visions de ce que Nachiketa
pourrait choisir à la place : un harem empli de jeunes femmes
splendides qui pourraient l'accompagner durant son voyage, un
char royal de combat, en or, mené par les coursiers les plus rapi-
des du monde, un palais dont Nachiketa serait le roi.
Nachiketa contempla toutes ces choses et plus encore.
«Pourquoi ne rien choisir d'entre elles?» lui demanda encore
la Mort. Mais N achiketa était un jeune homme déterminé, dif-
ficile à berner. Une fois que nous avons vu le bœuf blanc, nous
reconnaissons les choses pour ce qu'elles sont. Il rejeta donc ces
visions.« Toutes les choses que vous m'avez montrées ne vont-
elles pas très bientôt rejoindre votre royaume, seigneur Yam a? »
Face à l'entendement de Nachiketa, le seigneur de la Mort
sourit et répondit:« Oui c'est vrai.- Alors je requiers la con-
naissance de ce qui est immortel. »
À ces mots, le seigneur Yama dit à Nachiketa: «Je t'accorde
cette troisième faveur. » Et il lui tendit un présent, simple et
pourtant extraordinaire : un miroir. « Nachiketa, si tu souhaites
trouver le secret de l'immortalité, je ne peux pas t'aider davan-
tage. Tu dois regarder directement à l'intérieur de toi. Ensuite tu
dois te poser à maintes reprises la plus grande de toutes les ques-
tions humaines : « Qyi suis-je? » Regarde au-delà de ton corps et
de tes pensées, Nachiketa. De cette manière tu trouveras ce que
tu cherches. »
Qye cela prenne place au cours d'une initiation ou dans la
méditation, nous devons, nous aussi, faire face au seigneur de
la Mort. Nous devons nous demander quelle est cette chose qui
naît et qui meurt. Lorsque Nachiketa regarda dans le miroir
LES FEUX DE L'INITIATION 79

sacré, il pénétra au cœur des profonds questionnements spiri-


tuels qui mènent à l'absence de mort. Olrand tout ce qu'il rete-
nait fut relâché et balayé au loin, un cœur pur et éternel
apparut: Nachiketa était libre.

Les leçons de Nachiketa : en premier lieu, le désenchante-


ment
Chacune des étapes de l'initiation de Nachiketa se retrouve dans
les cheminements des chercheurs modernes. Les mêmes thèmes
éternels apparaissent : le besoin de faire face à la mort, la nécessité
du pardon, la découverte de l'énergie et du courage, la recherche de
la vérité. Ces impératifs résonnent dans le cœur de tous ceux qui
suivent un chemin d'éveil.
Comme pour tant d'autres chercheurs rencontrés dans ce livre,
ce qui pour la première fois appela Nachiketa à s'initier fut un ter-
rible désenchantement, un rejet violent des valeurs superficielles du
monde. Notre désillusion vis-à-vis de nos propres parents, de notre
communauté ou même de la religion peut en fait servir de support
à notre voyage. Joseph Campbell regrettait que les religions insti-
tutionnalisées offrent beaucoup trop souvent une « immunisation
contre la mystique », en proposant des rituels vides de seconde
main qui sapent l'impulsion spirituelle. Chacun de nous peut de
multiples manières perdre son cœur avec de faux dieux.
Pour revenir à notre essence, un choc ou un coup dur peut
être nécessaire: la mort des amis de Nachiketa ou l'hypocrisie
des prêtres qui promirent à son père le salut en échange
d'argent. La valeur de nos plus grandes difficultés dépend de
l'intensité avec laquelle elles nous amènent à nous remettre sin-
cèrement en question, renforcent notre courage, donnent vie à
notre raison d'être intérieure la plus profonde et réactivent la
8o LA PRÉPARATION À L'EXTASE

fonction de notre âme sur cette terre. L'écroulement doulou-


reux de notre monde est souvent l'opportunité précieuse dont
notre cœur avait besoin pour apprendre à être sincère avec lui-
même.
Mon propre maître de méditation avait l'habitude de nous
poser des questions au sujet de notre vie spirituelle : « Qyelles
ont été vos leçons les plus utiles, les moments agréables ou les
difficultés? >> Qyand nous perdons nos illusions, la souffrance
et les troubles qui en résultent nous donnent le courage de tout
remettre en question. Il nous est demandé, comme à Nachi-
keta, d'abandonner la certitude et le confort et de placer notre
confiance dans la recherche elle-même. Survient alors une
aspiration à être vrai.
Kabir, le mystique indien, a compris cela.« C'est l'intensité
de l'aspiration qui fait tout le travail», dit-il.

Faire résolument face à l'inconnu


Dans de nombreux récits initiatiques, la recherche de ce qui
est au-delà de la mort est décrite comme un héros traversant
les grandes eaux, escaladant l'inaccessible montagne, affron-
tant les dragons ou faisant face aux armées de Mara qui per-
sonnifie les forces du mal. Dans chacune de ces images, il faut
risquer la vie que nous avons connue pour découvrir quelque
chose de nouveau.
Peut-être ces comparaisons nous impressionnent-elles : le
territoire inconnu de l'initiation ne s'ouvrira à nous que dans la
mesure où nous tournons tout notre être courageusement vers
lui. En affrontant l'inconnu de notre plein gré, nous accordons
notre confiance à une raison de vivre plus large. Puis nous
devons nous aventurer là où la route nous conduit, quel que soit
LES FEUX DE L'INITIATION 8r

l'endroit, malgré l'obscurité, malgré les palpitations de notre


cœur.
Faire résolument face à l'inconnu nécessite le soutien de la
pratique ou du rituel auquel nous nous sommes confiés. Pour
Nachiketa, cette aide résulta de sa constante méditation et de
son assise immobile trois jours et trois nuits durant. Pour
d'autres ce sera une prière ininterrompue au milieu des crises ou
un rituel initiatique traditionnel conduit par des Aînés.
L'intensité de l'aspiration et de la résolutwn à nous diriger vers
l'inconnu va nous conduire au royaume du seigneur Yama.
La rencontre avec la mort peut prendre de nombreuses for-
mes. À l'image des forêts lointaines dans lesquelles pénétra
Nachiketa, les monastères thaïlandais où je fis mon apprentis-
sage de moine bouddhiste étaient à dessein situés dans des
régions réputées pour leurs animaux sauvages, leurs grottes
obscures et leurs fantômes. L'entraînement incluait le fait de
s'asseoir seul toute la nuit, de méditer dans des lieux de créma-
tion dans la forêt, de rester auprès des cadavres qui avaient été
brûlés jusqu'à ce que le feu s'éteigne à l'aube.
Dans le déroulement naturel de nos vies quotidiennes, la
maladie ou la naissance d'un enfant peut nous amener à ren-
contrer la mort et modifier ainsi le cours de notre vie. Lorsque
ma femme accoucha de notre fille Caroline, cela dura trois
nuits et trois jours comme l'épreuve de Nachiketa. Nous respi-
rions ensemble, nous nous tenions la main et attendions. Peu à
peu, au fil des heures, elle devint de plus en plus épuisée et rési-
gnée, jusqu'à ce que la dernière phase intense de l'accouche-
ment lui ouvre le monde de la maternité.
Dans une initiation, nous donnons naissance à nous-mêmes.
Une nonne du bouddhisme tibétain d'origine anglaise, qui passa
douze ans de retraite dans des grottes himalayennes, raconte
comment elle dut s'en remettre à sa pratique spirituelle pour
82 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

rester en vie le jour où une énorme avalanche recouvrit sa grotte


et la vallée, tuant de nombreuses personnes. Après avoir creusé
un trou pour l'air, elle médita des jours et des nuits dans une
longue obscurité hivernale.
Chaque initiation nous propose une épreuve dans laquelle
il nous est demandé d'abandonner ce qui est ancien et de nous
ouvrir à une plus large vision. Parfois l'initiation se déroule en
privé mais, dans d'autres cas, elle peut nous demander de pren-
dre part à un rituel collectif de transformation et d'accomplir
un acte public courageux. Pendant les mouvements en faveur
de la démocratie dans les années 70 en Thaïlande, les étudiants
et la police militaire se battirent des jours entiers dans les rues
de Bangkok, à coups de pierres, faisant des centaines de morts
et de blessés parmi les étudiants. Un matin, après une journée
sanglante la veille, un maître de méditation de Bangkok ras-
sembla ses moines et ses nonnes et leur dit qu'il était temps de
mettre à l'épreuve ce qu'ils avaient développé. Puis prenant la
tête de cette centaine de personnes en robe avec leur bol
d'aumône, il les mena en file indienne vers le conflit. Ils avan-
cèrent dans le no man's land entre les barricades. Les fusils
s'abaissèrent et les tensions diminuèrent tandis qu'ils restaient
là, hommes et femmes en robes pour la paix, rappelant à tous
ceux qui étaient présents une autre possibilité. Ce matin-là, le
processus graduel de réconciliation commença véritablement.

Pardon et réconciliation
L'initiation de Nachiketa exigeait également la bénédiction de
la réconciliation et du pardon. Tant qu'il abordait son voyage
comme une lutte contre son père, il était intérieurement distrait
de son vrai but : rencontrer sa propre peur et éveiller son cœur.
LES FEUX DE L'INITIATION

Dans la vie spirituelle, le pardon est à la fois une prépara-


tion et un achèvement, un sujet sur lequel on doit revenir fré-
quemment. Pour pardonner, nous devons faire face à la douleur
et au chagrin de la trahison et de la déception et découvrir le
mouvement du cœur qui malgré tout s'ouvre au pardon.
Comme Nachiketa, chacun de nous va trouver son cœur fermé
ou se sentir otage du passé à certains moments du voyage.
Notre processus de pardon peut inclure le fait de parler sans
détour et de demander justice, mais au bout du compte il s'agit d'un
lâcher-prise plein de compassion tant dans notre propre intérêt que
dans celui des autres. Une rencontre de deux anciens prisonniers de
guerre illustre ce fait. Lorsque l'un d'entre eux demanda: «As-tu
pardonné à tes geôliers?>> I;autre répondit:« Non, jamais! »Alors le
premier regarda avec bonté son ami et lui dit:« Bien! Alors ils te
retiennent toujours prisonnier, n'est-ce pas?»
L'initiation des instructeurs spirituels avancés a toujours
exigé le pardon - pour les autres, pour eux et pour la vie elle-
même. Sans un cœur sage sachant pardonner, nous portons le
poids du passé notre vie entière.
Une infirmière, pratiquante chevronnée qui travaille dans
une maternité, raconte cette histoire :

Même s'ils sont douloureux, la plupart des accouchements se passent


bien et ily a unejoie immense dès que les parents peuventprendre leur
enfant dans leurs bras. Mais j'ai remarqué que lorsqu'ily a un drame,
lorsqu'un enfant est mort-né ou va mourir, les autres infirmières
m'appellent. je pense que c'est à cause de ce que j'ai vécu. Quand
j'avais huit ans, on me laissa un jour la garde de ma j eune sœur et de
mon petitfrère âgé de trois mois. Ce jour-là, il mourut étouffé. Pen-
dant des années j e me sentis responsable et en éprouvai une douleur
indescriptible. Ma mère ne me dit jamais que c'était de mafoute mais
jamais elle ne me dit non plus que ça ne l'était pas. Elle ne m'autorisa
LA PRÉPARATION À L'EXTASE

pas le moindre chagrin. j'étais une grande fille et les grandes filles ne
pleurent pas.
Lorsque j'entrai à l'école d'infirmières, je me sentais encore cou-
pable. je travaillais la nuit dans un centre pour cancéreux, auprès de
malades sous respiration artificielle. Parfois ils me suppliaient de les
laisser mourir. L'extérieur était le reflet de ce qui était à l'intérieur de
moi. C'était terriblement dur. je partis ensuite pour ma première
retraite de méditation. Dans le silence, tout cela ressurgit. Tellement
de scènes :la mort de monfrère, les hôpitaux, les vagues de douleurs et
de chagrins du passé. je réalisai que pendant toutes ces années je
n'avais jamais pardonné ni à ma mère ni à moi-même. Des jours
entiers, en silence, je demeurai assise avec toute ma douleur, comme si
j'allais accoucher. je pleurai à chaudes larmes; puis le pardon que
j'avais recherché toute ma vie arriva.je ressentis une grâce. Mon cœur
s'ouvrit à l'amour de moi-même et au pardon de ma mère, libérant
tout ce qui en moi était vivant et aimait.
j'ai méditépendant maintenant presque vingt ans et d'une cer-
taine manière je suis capable d'aborder l'angoisse et la douleur sans
avoir à les contrôler ou à les transformer, à tel point que maintenant
les médecins et les infirmières font appel à moi. Parfois je m'assieds
avec les parents, nous nous tenons simplement les mains et pleurons
ensemble notre vulnérabilitéfoce à un fœtus malformé pour lequel ils
doivent prendre de terribles décisions. Seul le pardon peut rendre cette
vie supportable.

Si le pardon de soi est essentiel, celui des blessures que les


autres nous ont causées est également nécessaire pour accéder à
la guérison. Dans un ashram hindou, un enseignant décrit la
période durant laquelle il fut confronté au souvenir de la sévé-
rité et de la méfiance de son beau-père.

C'est lui qui m'a élevé depuis l'âge de deux ans et, pendant des années,
soitje me battais avec lui, soitj'essayais de gagner son estime. Un jour,
après un mois de retraite de yoga, tandis que je marchais dehors, dans
LES FEUX DE L'INITIATION ss
les champs derrière l'ashram, je sentis que mon beau-père n'avaitplus
longtemps à vivre. je réalisai que, pendant toutes ces années, il avait
essayé de m'aimer mais qu'à cause de la sévérité de son proprepère, trop
effrayé il n'avaitjamais pu montrer ses sentiments. Maladroitement,
il m'avait élevé à sa manière comme son fils. Alors, maladroitement,
à ma manière, je lui pardonnai. je rentrai leur rendre visite et par la
suite tant de choses s'allégèrent dans ma vie. Grâce à Dieu, le pardon
existe.

Parfois il ne s'agit pas tant de pardonner des actions néfas-


tes que d'apprendre à reconnaître et à respecter le dur combat
de la vie elle-même. Un épisode de la Seconde Guerre mon-
diale montre comment un cœur tendre sachant pardonner peut
permettre la réintégration dans le monde.
Durant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux soldats
japonais étaient en poste dans les îles du Pacifique. Qyand les
Japonais battirent en retraite, ils abandonnèrent ces ûes si rapi-
dement qu'à la fin de la guerre des centaines de soldats loyaux
restèrent en activité, ignorant tout de leur défaite. Au cours des
années suivantes, la plupart de ces hommes furent retrouvés et
ramenés à la réalité par la population locale mais, comme
chacun sait, un petit nombre caché dans des grottes et des
forêts continua à tenir ses positions. Tous pensaient être de
valeureux soldats, essayant de rester fidèles à leur pays et de
défendre la nation japonaise du mieux qu'ils le pouvaient face à
de terribles difficultés.
Comment ces hommes furent-ils traités lorsqu'ils furent
enfin retrouvés après dix ou quinze ans? Ils ne furent pas consi-
dérés comme des mutins ou des fous, bien au contraire : à chaque
fois qu'un de ces soldats était localisé, le premier contact était
toujours établi avec beaucoup d'attention. Un ancien officier
japonais de haut rang pendant la guerre ressortait de son armoire
86 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

son vieil uniforme et son épée de samouraï. Il montait à bord


d'un vieux bateau militaire et se rendait à l'endroit où le soldat
perdu avait été aperçu. L'officier marchait alors à travers la jungle
en appelant le soldat jusqu'à ce qu'ille trouve. Lors de leur ren-
contre, l'officier, les larmes aux yeux, remerciait le soldat de sa
loyauté et de son courage pour avoir continué à défendre son pays
pendant tant d'années. Il l'interrogeait ensuite sur ses expériences
vécues et l'invitait à rentrer chez lui. Après quelque temps seule-
ment, le soldat était informé en douceur de la fin de la guerre et
du fait que, son pays étant à nouveau en paix, il ne devait plus
continuer à se battre. De retour chez lui, le soldat était accueilli
avec les honneurs : on célébrait son rude combat, son retour et ses
retrouvailles avec ses proches.
Nous avons jugé les autres et nous-mêmes pendant si long-
temps, perpétuant ainsi notre lutte avec le passé et avec la vie
elle-même. En pardonnant, nous nous inclinons devant tout
cela avec charité et respect. C'est la manière de commencer à
apprivoiser le bœuf blanc: en faisant amitié avec lui. Grâce au
pardon, notre cœur devient, pour un temps, clair et entier. Le
courage de notre pardon nous autorise à aborder la phase sui-
vante de notre initiation.

Le feu intérieur
La deuxième requête de Nachiketa fut celle du feu intérieur:
l'ardeur et le courage nécessaires pour persévérer dans ce
voyage, même au risque de sa vie. Cette passion et cette volonté
d'ouvrir, de découvrir, d'apprendre, sont l'une des qualités cen-
trales de tous ceux qui progressent dans la vie spirituelle.
La qualité du feu intérieur peut transformer tous les obsta-
cles et toutes les difficultés en processus d'éveil et d'illumina-
LES FEUX DE L'INITIATION

tion. Nous conservons tous précieusement les instants où nous


sommes totalement vivants. Avec la passion spirituelle, nous
pouvons nous éveiller quel que soit l'endroit où nous nous trou-
vons. Ainsi lorsqu'un étudiant se plaignit à mon maître Ajahn
Chah de ne pas avoir le temps de méditer, vu sa vie très active,
Ajahn Chah lui dit en riant : « As-tu le temps de respirer? Si tu
es déterminé, tu dois simplement prêter attention. C'est notre
pratique, où que nous soyons, quoi qu'il arrive : respirer, être
totalement présent, voir ce qui est vrai. »
Une enseignante bouddhiste se souvient de ses premières
années dans le zen. Elle décrit à quel point elle était profondé-
ment inspirée par le maître, par la plénitude de sa présence, sa
compassion et sa spontanéité. Elle voulait être vivante comme
lui.

je m'assis dans le zendo et je ne sus pas vraiment quoifaire. La seule


instruction dont j'arrivais à me souvenir était «Meurs sur ton
coussin. »je restai assise là, très enthousiaste en me disant : << Oui!
C'est ce queje veux faire. » Mais j e n'avais pas la moindre idée de la
manière de procéder. Puis je participai à d'autres retraites et appris
peu àpeu que la manière defaire consistait à s'abandonner de plus en
plus entièrement à la pratique elle-même. Mon corps apprit à rester
assis plus longtemps et à dormir moinsjusqu'à ce qu'erifin, pendant ma
première retraite de trois mois de Vipassana,je me retrouve brûlante
d'ardeur à pratiquer, ayant seulement besoin de trois heures de som-
meil. En m'abandonnant à cela, maforce intérieure s'accrut.

Parfois ce feu intérieur nous tombe dessus. Dipama Barua,


une de mes enseignantes, était une grande yogini à Calcutta. À
la mort de son mari et de deux de ses enfants, elle se sentit
poussée à la pratique de la méditation. Au début, pendant les
premiers jours dans le temple, elle devint assez malade mais
rien n'aurait pu la décourager. Étant trop faible pour marcher,
88 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

elle se traîna jusqu'en haut des marches du temple et s'y assit,


déterminée à affronter ses peurs pour pouvoir s'en libérer.
Il est possible de trouver le chemin de cette liberté même
en prison. Actuellement nous dépensons plus d'argent pour
notre système carcéral que pour l'éducation de nos enfants.
Conscientes de cette douloureuse réalité, de nombreuses com-
munautés spirituelles ont commencé à enseigner aux millions
de personnes sous les verrous. Cette démarche part du principe
que tous les êtres humains ont besoin de trouver leur liberté
intérieure et leur salut et que personne n'est au-delà de la
rédemption. Fleet Maul, un prisonnier qui suit les enseigne-
ments tibétains de Thrangu Rinpoché, écrit :

En prison, le bruit et le manque d'intimité sont les plus grands obs-


tacles aux pratiques formelles de méditation. De 7 heures du matin à
II heures du soir, les espaces de vie commune sont surpeuplés et il y
règne un vacarme quasiment constant. Pour pratiquer durant ces
heures, j'avais l'habitude de nettoyer l'un des cagibis dans lequel
étaient rangés les éponges, les balais et les seaux à immondices. je met-
tais tout cela dehors de manière à ne pas être dérangé, prenais une
chaise et m'asseyais une heure ou deux. Les gens pensaient que j'étais
un peu bizarre, assis dans un placard à balais, mais ils s'habituèrent
à me voir là. Lorsqu'enfin j'obtins une cellule individuelle, après des
années de surpopulation infernale, je commençai la pratique tibétaine
des cent mille prosternations et récitations de mantra. Maintenant,
les gardiens quifont leur ronde à5 heures du matin me trouvent à côté
de mon lit, en train defoire des prosternations sur le sol.

À un certain moment, nous devons laisser tomber nos peurs


et nos espoirs, mourir à ce que nous supposions être la réalité et
nous ouvrir au mystère. Nachiketa n'a pas demandé d'accéder
au terme d'un voyage imaginaire mais d'être totalement présent
LES FEUX DE L'INITIATION 8g

là où il était. Même une prison, même un palais peuvent être


un lieu d'éveil.
Parfois ce lâcher-prise initiatique survient dans la joie et
l'extase. Je visitais un temple à Bénarès, le long du Gange sacré,
juste au moment où des pèlerins achevaient une semaine de
chants dévotionnels dédiés à la Mère Divine. Pendant sept jours
et sept nuits, ils avaient chanté sans s'arrêter. Lorsqu'ils étaient
épuisés, ils s'écroulaient sur le sol pour dormir quelques heures
puis ils recommençaient à nouveau. Sans pause, sans nourriture,
ils chantaient le nom de Dieu. Encore et encore, tournant autour
de l'autel, une foule de dévots chantait le nom divin au son des
harpes indiennes et des tambourins. Une femme me raconta plus
tard comment, les premiers jours, la douleur, la faim, les problè-
mes familiaux, les inquiétudes avaient perturbé intérieurement
son chant. Mais en se plongeant continuellement dans le saint
nom de Dieu, tout cela avait disparu peu à peu et elle avait com-
mencé à tourner sans effort autour de l'autel, l'esprit du Divin
l'emplissant d'extase tandis qu'elle dodelinait de tout son corps à
la lueur des bougies.
Un rabbin, mystique, raconte que son passage à travers le
feu n'eut pas lieu dans un temple mais sur l'autel d'un âpre
divorce américain. Pendant de longues années, il avait étudié à
Jérusalem auprès de maîtres de l'hassidisme et de la cabale et
était maintenant maître d'école et chef spirituel d'une commu-
nauté juive pratiquante.

Puis celle qui avait été ma femme pendant quatorze ans me quitta,
condamnant tout ce que j'avais foit, se plaignant que je n'avais
jamais pris soin d'elle, qu'elle s'était sacrifiée dans ce mariage et avait
gâché sa vie. Elle se battit férocement pour la garde de nos trois
enfonts et pour obtenir la maison où nous avions vécu et la plus
grande partie de notre argent. Elle devint haineuse et destructrice,
LA PRÉPARATION A L'EXTASE

disant publiquement du mal de moi aux amis et à la communauté


tandis que ses exigences grandissaient. En tant qu'enseignant spiri-
tuel, cefut pour moi la période de pratique la plus effroyable de toute
ma vie spirituelle : comme si je n'arrêtais pas de mourir, déchiré de
toutes parts, contraint à traverser leJeu du lâcher-prise de mes enfants
et de ma réputation, tout en devant garder le cœur ouvert.

Plusieurs années après cette période horrible, le rabbin


ajouta:

Je n'aurais jamais imaginé souhaiter tant de souffrances mais elles


m'ont apporté une humilité et une honnêteté nouvelles vis-à-vis de
moi-même et de ma vie spirituelle. j'ai étéforcé à devenir plus simple,
plus vrai avec moi-même, moins enclin à juger les autres. Heureuse-
ment la relation avec mes enfants est redevenue normale. Quand on
parle d'apprendre la compassion! C'était une manière rude,j'imagine
que j'en avais besoin.

Voilà un des rôles de l'initiation. Dans la mesure où nous


nous adonnons de tout cœur au travail spirituel, notre v1e
devient simple et entière. Le poète Rilke en parle ainsi :

Vous voyez, je désire beaucoup.


Je désire peut-être tout:
l'obscurité qui s'étend à chaque déclin infini
et leflamboiement vibrant de chaque marche vers le ciel.
Tant de gens vivent et ne veulent rien
Ils sont élevés au rang de princes
par la facilité instable de leurs jugements sans poids.

Mais ce que tu aimes voir sont ces visages


qui travaillent et ont soif ..
LES FEUX DE L'INITIATION 91

Tu n'es pas vieux et il n'est pas trop tard


pour plonger dans tes profondeurs grandissantes
où la vie calmement livre son secret.

Bénédictions éternelles
La dernière requête de Nachiketa fut celle de la connaissance
de ce qui est immortel, éternel. Le seigneur Yama répondit :
« Pour trouver ce qui est éternel, tu dois regarder au cœur de la
vie elle-même.» Puis il tendit un miroir à Nachiketa.
Le mystère de l'identité, « Qyi suis-je? », est une des ques-
tions spirituelles centrales du genre humain. Sommes-nous ce
corps de chair et de sang? La conscience est-elle simplement le
produit de notre système nerveux, de nos pensées, de nos
sensations? Sommes-nous la résultante de notre héritage géné-
tique et de nos ancêtres ou notre nature essentielle est-elle plus
fondamentalement spirituelle? Sommes-nous une création de
la conscience elle-même, une étincelle du Divin, le reflet de
l'esprit universel? Telles sont les questions des mystiques et des
sages.
Dans les monastères où je pratiquais dans la forêt, tout
nouveau venu est introduit dans un bosquet sacré pour y rece-
voir l'ordination. Puis les Aînés enseignent au nouveau moine
sa première et plus importante pratique méditative : l'examen
du mystère de la naissance et de la mort. Vous êtes ainsi amené
à méditer la question « Qyi suis-je? », Au début vous devez
observer votre corps physique, voir qu'il est composé de terre,
d'air, de feu et d'eau, comprendre comment ces éléments se
combinent dans les différentes parties de la peau, des cheveux,
des ongles, des dents, des fluides, du sang, du cœur, du foie, des
poumons, des reins. Qyi êtes-vous à l'intérieur de ce sac de
92 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

peau et d'os? Vous devez vous poser la question de l'identité,


abandonner tout ce qui, dans le corps et l'esprit, est imperma-
nent et découvrir une conscience éternelle, au-delà de la nais-
sance et de la mort.
La question de l'identité peut être posée de multiples façons.
Au cours d'une retraite annuelle de trois mois de méditation sur
la vision intérieure, un vieux maître zen coréen, du monastère des
Neuf Montagnes, vint parler aux étudiants. Il leur dit que toutes
les pratiques qu'ils étaient en train de faire pendant ces trois mois,
quelles qu'elles soient, étaient une perte de temps.« La seule pra-
tique valable, dit-il en frappant sur son bâton zen et en le diri-
geant vers lui-même, est de se demander: "<29'est-ce que
c'est?">>« QU'EsT-CE QUE c'EsT?» cria-t-il.
Pour éveiller ses disciples, le sage indien Ramana Maharshi
utilisait presque exclusivement cette auto-analyse. 09and les
gens venaient le voir avec des problèmes et des questions, il les
regardait avec ce que l'on appelle «le regard charitable», une
profonde compassion pour toutes les manières qu'ils avaient de
s'égarer. Ensuite il les amenait à méditer ces questions: «Qui
suis-je? Qui a pris naissance dans ce corps? >> Résoudre cette
question, c'est résoudre tous les problèmes. S'interroger ainsi
revient à se regarder dans le miroir de Nachiketa. À chaque expé-
rience qui s'élève on se demande:« Suis-je vraiment cela? Est-
ce cela qui est éternel? » Les expériences s'élèvent les unes après
les autres -pensées à propos de nous-mêmes, images et projets,
amours et peurs, sentiments pour ou contre quelque chose, sen-
sations fluctuantes de sons et de perceptions du monde physique
-et chacune est reconnue pour ce qu'elle est: transitoire, limi-
tée, incapable de durer. Alors l'une après l'autre, chacune est
délaissée comme n'étant «ni ceci ni cela», jusqu'à ce qu'enfin
tout sentiment d'ego soit entièrement abandonné et que nous
demeurions dans un silence profond et inexprimable.
LES FEUX DE L'INITIATION 93

Un mystique juif, le rabbin Mezritcher, enseigne la même


vérité : nous ne pouvons remplacer notre réalité limitée par une
autre «à moins de retourner tout d'abord au néant, à l'état
authentique, à ce qui demeure avant et après toutes choses ».
En nous éveillant, nous découvrons que nous ne sommes
pas limités à celui que nous pensons être. Toutes les histoires
que nous nous racontons - les jugements, les problèmes,
l'identification totale à cette étroite idée de nous-mêmes, « ce
corps de peur »-peuvent être abandonnées en un instant. Un
sentiment éternel de grâce et de libération peut alors se révéler
à nouveau.
Faire face à la mort a un prix, abandonner notre vieille iden-
tité aussi. Le prix de cet abandon est le lâcher-prise de tout ce
que nous retenons et considérons être nous-mêmes : un
dépouillement allant jusqu'à ce que seul demeure ce qui est
éternel. À travers l'ouverture, l'initiation, la difficulté et la
grâce, nous avons accès à une autre réalité. Un lama américain
que j'ai interviewé décrit son initiation de cette manière:

je reçus la leçon la plus importante durant ma retraite de trois ans. Ces


trois ans et trois mois n'étaient qu'une succession de méditations, de
prières et de pratiques rigoureuses, le jour comme la nuit. Mais au
milieu de la dernière année, j efos informé que mon jeune.frère venait
juste de mourir, un accident ou un suicide. Lorsque je reçus le télé-
gramme, tout mon être en fut bouleversé. j'étais tellement ouvert.
Cette mort avaitjeté toute ma fomille dans le chaos, le chagrin et le
désespoir. Ils voulaient que je rentre à la maison pour les aider. je
devais donc décider soit de quitter la retraite et ne pas lafinir, car si
vous en sortez vous ne pouvez plus revenir, soit de rester. j'avais
l'impression d'être au bord d'un goziffre.
j 'interrogeai mon maître tibétain vénéré. Il me dit que durant
une retraite de trois ans beaucoup de gens mouraient et que de nom-
breux obstacles survenaient. Il me dit defaire ce queje voulais mais il
94 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

me rappela quej'avaisfait vœu de rester en retraite pendant trois ans.


C'était une réponse ultime et sans détour. je m'assis donc; des vagues
d'impuissance, de chagrin, de culpabilité et de peur me submergèrent,
écrasantes. Chaque facette de mon conditionnement, chaque entité
dont j'avais tenu le rôle jusqu'à maintenant au cours de ma vie me
suppliait de retourner chez moi. Je ressentis le conflit dans toutes les
cellules de mon corps. j'étais déchiré. Mais je m'étais engagé à prati-
quer au royaume de la vérité absolue, à trouver une compassion uni-
verselle pour tous les êtres et je réalisai que pour accomplir cela, je
devais quitter mes attachements personnels.
Alors je sus que je devais rester. C'était comme sauter du haut
d'un précipice dans l'obscurité la plus totale. C'était incroyablement
difficile. Pourtant grâce à la pratique et à l'esprit de mon maître,
j'étais relié à la liberté absolue de ma véritable nature quoi qu'il arrive
et maintenant je sais simplement que c'est vrai.
Lorsque six mois plus tard je sortis et rencontrai ma famille, ils
m'avaient entre-temps tous soutenu et étaient heureux de ma décision
et du fait que je puisse maintenant être avec eux d'une manière tota-
lement nouvelle. Aujourd'hui je sais que tout ce que j'ai endurépen-
dant cette retraite, au plus profond de mes débats de conscience, fut en
jin de compte une aide pour eux.

Il existe un parallèle étroit dans la tradition chrétienne. Pour


s'éveiller dans le cœur du Christ nous devons « accepter de mar-
cher longtemps comme un aveugle dans l'obscurité». Ainsi écri-
vait saint Jean de la Croix. Le chef-d'œuvre contemplatif intitulé
Le Nuage d1nconnaissance insiste sur le fait que les vrais contempla-
tifs doivent « mourir à eux-mêmes et perdre la conscience radicale
égocentrique de leur être, car c'est notre ego qui se dresse en travers
du chemin vers Dieu». Un maître soufi raconte combien cette
perte d'identité fut effrayante pour lui lorsque s'ouvrit sa vie
spirituelle :
LES FEUX DE L'INITIATION 95

Tandis queje regardais tout ce quej'avais considéré comme étant moi-


même, un individu distinct, les choses commencèrent à se démêler. Au
début ily eut une ouverture et un vide, mais cela s'accompagna d'une
poussée de peur, d'une lutte pour exister, une sorte de terreur. je sentis
que je lâchais tout - toute idée de moi avait complètement disparu.
Un jour, durant cette période, j'étais en avion, assis près d'un hublot
etj'eus l'impression de tomber par le hublot; la terreur m'envahit par
grandes vagues, irrationnelle, puissante. je me sentis comme un
animal tombant dans l'espace. Plus tard seulement, ayant appris à
m'abandonner à cela et à laisser tomber mon ego, un ciel sans nuage
s'ouvrit dans lequelje disparus.

Si, pour cet enseignant soufi, l'initiation fut comme une


mort, un enseignant hindou avec lequel j'ai parlé eut, lui, une
expérience plus littérale de l'approche de la mort. Après des
années de yoga et de méditation, principalement en Occident,
il retourna passer une année en Inde à quarante-trois ans :

Après des mois à l'ashram, je me rendis en pèlerinage à Bénarès, à


Allahabad et Rishikesh. Puis je tombai malade et me retrouvai dans
un hôpital terriblement sale avec très peu d'argent et aucun ami
autour. j'étais tellementfaible queje pouvais àpeine parler. j'étais sûr
que j'allais mourir là tout seul et pendant plusieurs jours defortes fiè-
vres j e restai entre la vie et la mort. j'étais étendu là, frissonnant,
e.ffrayé; puis, après quelques jours de confusion, il me vint à l'esprit
que c'était là ce à quoi mes années de pratique devaient servir. je
formai les yeux et pus sentir la jin de ma vie juste à un petit souffle de
moz.
je pus sentir le cycle entier de la naissance et de la mort tourner
autour de moi. Il était présent dans tout mon corps- douleur, recher-
che du plaisir- et tandis quej efaisais face à l'énormité de cettepeur,
c'était comme si je mourais un peu. Ensuite un état deperception pur
s'éleva:« Tu n'es pas cela. »Alors je sus que ce que les yogis m'avaient
enseigné était vrai et ma résistance tomba. Il existe quelque chose qui
g6 LA PRÉPARATION À L'EXTASE

ne meurt pas et qui ne se rencontre que lorsque nous foisons face à la


mort. Après cela je suis devenu un homme guéri et humble.

« C'est comme si je mourais un peu » est une phrase sembla-


ble à celle employée par ljukarjuk, un chaman esquimau
renommé, lorsqu'il décrivit son initiation pendant un jeûne de
trente jours en hiver dans un petit igloo. Grâce à cette expérience,
Ijukarjuk devint un homme sage et un guérisseur. Si nous devons
être libres comme Nachiketa, nous devons nous poser les ques-
tions sacrées et les suivre, même jusqu'au pays du seigneur Yama
et de la Mort. C'est là que se trouvent les bénédictions éternelles.
Il y a un aspect de plus dans l'histoire de Nachiketa. À la
fin, nous voyons le jeune homme, totalement serein, s'incliner
une dernière fois devant le seigneur Yama. Ensuite, comme par
magie, le paysage du Royaume de la Mort laisse place aux riziè-
res de son Inde natale au printemps. Un dernier secret lui est
ainsi révélé -la mort et la naissance ne sont pas séparées. Le
renouveau vient en mourant. Qyand nous avons été confrontés
à la mort et à la solitude, nous ne sommes plus effrayés de vivre;
la vie fleurit sous nos pas. Partout où nous allons devient une
terre sacrée.
Dans son cœur Nachiketa le savait. Il retourna chez lui
embrasser son père et entamer une nouvelle vie. Si cette his-
toire devait être peinte par un étudiant zen, nous verrions
marcher à ses côtés la silhouette tranquille d'un bœuf blanc
apprivoisé.
DEUXIÈME PARTIE

LES PORTES DE L'ÉVEIL


0 n trouve dans chaque tradition
spirituelle des récits d'individus qui se sont éveillés de leur état
ordinaire, semblable à un rêve, pour entrer dans le mode d'être
sacré. À travers l'initiation, la purification, la prière ou en
s'abandonnant largement à la danse de la vie, ils arrivent à con-
naître ce qui est omniprésent et saint.
Dogen, le fondateur du zen japonais, explique :

L'esprit humain a pour vraie nature la liberté absolue. Des milliers


et des milliers d'étudiants ont pratiqué la méditation et accédé à
cette réalisation. Ne mettez pas en doute ces possibilités du fait de
la simplicité de la méthode. Si vous ne pouvez trouver la vérité là où
vous êtes, où donc pensez-vous la trouver?

Aussi sûrement que chacun de nous connaît son propre pré-


nom, une partie de nous-mêmes connaît l'éternité. Ce peut être
oublié ou recouvert mais c'est là. Comme Nachiketa, nous avons
seulement à solliciter la vérité et nous apprendrons qu'elle se trouve
dans un miroir. Mon maître Ajahn Chah appelait ce centre de
sagesse à l'intérieur de nous : « Celui Qui Sait. »
Les pratiquants interrogés dans ce livre l'ont découvert en
eux-mêmes. Mais Celui C21Ii Sait n'existe pas uniquement chez
100 LES PORTES DE L'ÉVEIL

les pratiquants. Une enquête célèbre sur la vie spirituelle amé-


ricaine révéla que la plupart des personnes interrogées avaient
eu à un moment de leur vie une expérience mystique. Les
enquêteurs découvrirent également que la plupart de ces gens
ne souhaitaient pourtant pas que cela se reproduise. Pourquoi?
Lorsque nous n'avons pas de mots pour une chose, nous ne
pouvons la comprendre; elle n'entre pas dans notre vision du
réel. Et si nous tombons dessus, nous risquons, comme le
montre cette étude, d'être pris par surprise et effrayés. Les
anciens cartographes avaient pour habitude d'indiquer sur leurs
cartes les régions inconnues en les nommant «Territoires des
Dragons».
S'il ne fait aucun doute que notre existence demeure au sein
du mystère de la naissance et de la mort, s'il est évident que la
nuit est emplie d'étoiles et s'il est sûr que nous reconnaissons la
nécessité de l'amour, il est tout aussi certain que nous portons
en nous la possibilité de l'éveil. Même de nos jours, dans de
nombreux endroits sur la planète, bon nombre d'individus sont
reconnus comme des êtres éveillés ou illuminés de sainteté et
les sages sont largement vénérés. Le sage qui est en nous peut
lui aussi s'éveiller; Celui Olti Sait peut se révéler dans notre
propre VIe.
Il y a de nombreux points d'accès à la sagesse éternelle du
cœur. On peut les appeler les «portes d'éveil» car elles nous
ouvrent à nous-mêmes et à la vérité. En voici quatre parmi les
plus puissantes, chacune d'elles sera décrite par ceux qui
l'empruntèrent. Vous reconnaîtrez ces portes dans votre propre
vre.
4

LE CŒUR, MÈRE DU MONDE


LA PORTE DE LA DOULEUR

Dépasse toute amertume car tu n'as pas


atteint la somme de douleurs qui t'a été
confiée. Comme la mère du monde, tu
portes en ton cœur la douleur du monde.
(Souji.)

5\(gus franchissons les portes


d'éveil portés par les mêmes mélodies, les mêmes chants de joie
et de désespoir qui, dans un premier temps, nous avaient menés
à la spiritualité. L'océan de la vie nous apporte ses vagues de
naissances et de morts, de joies et de chagrins. Comme au
début de notre quête, ce sont les douloureuses réalités de la vie
qui pour bon nombre d'entre nous vont constituer la porte
sacrée conduisant au cœur généreux de compassion. Si le choc
d'une tragédie, le bouleversement d'une séparation peuvent
avoir initié notre retour à la spiritualité, cette dimension d'éveil
ouvre maintenant notre être, une octave plus bas, à la douleur
partagée du monde. S'ouvrir ainsi à cet état, c'est «accéder à
l'éveil par la porte de la douleur».
Il est dit qu'au matin de son illumination, le Bouddha con-
templa le vaste univers, de ses yeux de sagesse nouvellement
éveillés; des larmes commencèrent à rouler sur ses joues. Il vit
comment les êtres tentaient d'être heureux en toutes circons-
102 LES PORTES DE L'ÉVEIL

tances et comment, par mauvaise compréhension, ils agissaient


de telle sorte que cela débouchait sur de la souffrance pour eux-
mêmes et pour les autres. Certains racontent que, lorsque ces
larmes touchèrent le sol, elles prirent vie, devenant Tara, la
déesse de Compassion.
Si vous allez à Jérusalem, au Mur des Lamentations, vous
verrez les mêmes larmes et les mêmes pleurs de compassion; ces
larmes ne sont pas versées uniquement pour le temple perdu
d'Israël mais pour les peines de tous les êtres qui vivent séparés
du Divin.
Matin et soir le cœur appelle à la prière :

Dieu, réponds-nous, car nous sommes dans une grande détresse. S'il
te plaît, écoute nos pleurs et laisse ta bonté nous conforter. Avant que
nous ne t'appelions, réponds-nous, car même le prophète Isaïe l'a
annoncé : « Il en sera ainsi : avant qu'ils n'appellent je répondrai;
tandis qu'ils parleront j'écouterai.»

Sans comprendre l'origine de la souffrance, les êtres


humains s'efforcent de parvenir au bonheur à travers la posses-
sion, l'avidité, la violence et la haine. L'illusion et l'ignorance
étant à la base de nos actions, il en résulte inévitablement de la
souffrance. Nos attachements, nos démêlés agressifs vis-à-vis
du monde conduisent à des conflits et à des pertes inévitables,
alors que tout était fait dans un but de sécurité et de bonheur.
Le Bouddha vit ce que tout cœur sage est amené à connaître :
la vie sur terre est douloureuse mais également magnifique. Nos
réactions confuses amplifient cette douleur fondamentale en une
souffrance encore plus grande. Pendant que j'écris ces mots, des
décisions humaines instaurent la guerre dans vingt-huit pays. Des
millions de personnes sont affamées alors qu'il y a abondance de
nourriture. Des millions de personnes dépérissent dans leur cham-
LE CŒUR, MÈRE DU MONDE 103

bre ou dans des hôpitaux, souffrant de maladies dont nous con-


naissons et possédons les remèdes et les vaccins préventifs. Cette
souffrance est la nôtre, nous n'en sommes pas séparés. L'ensei-
gnante bouddhiste Sylvia Boorstein décrit sa visite à la synagogue
un jour où la Prière pour les personnes en deuil était dite pour ceux
qui avaient perdu des proches dans l'holocauste. Beaucoup de
monde était debout et récitait la prière. «Je regardai combien de
personnes étaient là debout et pensai : « Est-il possible que toutes
ces personnes soient de vrais survivants? » Puis je réalisai que nous
étions tous des survivants et je me levai aussi. »
Il y a des moments dans la vie spirituelle où il semble que
toutes les barrières que nous avons érigées pour nous protéger
des douleurs du monde se sont écroulées. Nos cœurs devien-
nent tendres et à vif; nous ressentons une filiation naturelle
avec tout ce qui vit. Les pleurs des enfants des rues résonnent
dans notre esprit, les scènes de terrorisme, de racisme, de des-
truction écologique, de pauvreté et d'esclavage emplissent
notre conscience, comme si celle-ci s'était ouverte aux problè-
mes de l'humanité et du monde en général. On peut avoir le
sentiment d'être dans un charnier et voir la souffrance de géné-
rations innombrables, tout en reconnaissant qu'il n'y a aucun
moyen d'échapper à cela.
Pourtant, en ouvrant simplement nos yeux et notre cœur à
la souffrance du monde, nous pouvons trouver la liberté et la
paix. Comme un futur Bouddha, chacun doit, à sa manière,
examiner cette vaste question : quelle est la vérité de la souf-
france dans la vie humaine et quelle est la cause de cette
souffrance?
Dans le Sermon du Feu, le Bouddha parle de la genèse des
peines du monde.
I04 LES PORTES DE L'ÉVEIL

Tout brûle. L'œil brûle, les choses visibles brûlent. Les oreilles et les
sons qu'elles perçoivent brûlent; le nez, la langue, le corps et l'esprit
brûlent. Et de quels feux brûlent-ils? Des feux de l'avidité, de la haine
et de l'ignorance; ils brûlent d'anxiété, de jalousie, consumés par la
perte, le déclin et la douleur. Celui qui suit la voie considère cette
souffrance et se lasse de ces feux; il se lasse de l'avidité et de la haine
qui alimentent l'attachement à ce qui est vu, entendu, senti, goûté,
touché, pensé. Fatigué de cela, il se détourne de cette saisie et, par
absence de saisie, il devient libre.

Voir totalement la vérité de la souffrance revient à accéder


à la libération par la porte de la souffrance. Nous ne pouvons
jamais saisir ou contrôler avec succès les conditions fluctuantes
de la vie. Nous ne pouvons posséder notre bien-aimée, notre
épouse, notre maison, notre travail. Nous ne pouvons même
pas posséder nos enfants. Nous pouvons certes les aimer et
prendre soin d'eux, mais si nous essayons de les contrôler, nous
créons seulement de la souffrance. Plaisir et douleur, louange et
blâme, succès et défaite alternent jour après jour. Le monde lui-
même comporte de la douleur et du plaisir, entremêlés comme
le sont la nuit et le jour. Si nous résistons à cette vérité, nous
souffrirons inévitablement.
Voici l'histoire de Ramakrishna, un sage hindou dont les
visions et la dévotion devinrent légendaires à travers toute
l'Inde au siècle passé. Assis pendant des jours au bord du
Gange, perdu dans la prière, il attendait la révélation du visage
de la Divine Mère, de celle-là même qui donne la vie. Alors, en
un moment extraordinaire, la surface de l'eau se rida et du
fleuve émergea une déesse immense et très belle, ses cheveux
brillants tombaient en cascades avec les eaux de la rivière et ses
yeux ressemblaient à des fontaines abritant toute la création.
Elle écarta les jambes et des êtres sortirent de son corps - des
enfants, des animaux, un flot de naissances de toutes sortes.
LE CŒUR, MÈRE DU MONDE ros

Puis, en un terrible instant, elle se baissa, porta un nouveau-né


à sa bouche et commença à le dévorer, le sang dégoulinant de
sa bouche sur sa poitrine. Celle qui crée est aussi celle qui
détruit; elle est la source, la continuité et la fin de toute vie. La
déesse rejoignit enfin lentement les eaux profondes, laissant
Ramakrishna contempler sa puissance.
Lorsque notre cœur s'ouvre grâce à la porte du chagrin, nous
sentons combien la douleur et l'insatisfaction sont imbriquées
dans toute expérience. Même au sein du plaisir, nous luttons
pour le perpétuer, anxieux de savoir quand il prendra fin. Au
milieu de nos possessions, nous nous inquiétons de leur perte et
la plus belle des naissances ou la mort la plus sereine s'accompa-
gne de douleur : entrer dans un corps et le quitter est en soi un
processus douloureux. Nous savons que tout au long de la journée
notre expérience passe de l'agréable au neutre, du neutre au désa-
gréable et ainsi de suite. Ce changement incessant est en lui-
même source de douleur et nos réactions habituelles à cet égard
peuvent nous créer un perpétuel sentiment de trouble.
Un moyen d'accéder à la libération consiste à focaliser notre
attention directement sur cette expérience, inhérente et conti-
nue, d'insatisfaction et de douleur. Nous devons vivre cette
expérience avec clarté et trouver en elle une liberté qui nous
délivre de toute identification ou saisie.
En Thaïlande, Maha Naeb enseigne à ses étudiants com-
ment comprendre l'insatisfaction en prêtant une attention
minutieuse à ce qui motive chaque action et chaque mouve-
ment de la journée. Elle leur apprend à rester absolument
immobiles et à ne changer de position ou à n'accomplir la
moindre action qu'après avoir vu quelle expérience du corps ou
de l'esprit nécessite ce changement. À leur réveil, il leur est
demandé de rester étendus et de méditer ainsi tranquillement,
pendant un certain temps, sans se mouvoir. Après quelque
106 LES PORTES DE L'ÉVEIL

temps, ils se rendent compte qu'à la longue, la posture allongée


rend le corps rigide ou douloureux et ils bougent donc pour être
plus confortables. Un peu plus tard, ils prennent conscience de
l'inconfort d'avoir la vessie pleine et se rendent aux toilettes
pour soulager cette source de douleur. Mais le siège des toilettes
est dur, la pièce est froide et pour compenser ce désagrément ils
sortent s'asseoir confortablement sur une chaise. Leur estomac
les soumet alors une faim matinale à laquelle ils mettent un
terme en allant manger. Mais ils doivent ensuite nettoyer car les
restes de nourriture pourrissent et sentent mauvais. Enfin ils
vont se rasseoir tranquillement pendant quelque temps jusqu'à
ce que la douleur ou l'inconfort suivant les amène à bouger à
nouveau.
À travers l'observation attentive de l'origine de chaque action,
un mouvement constant visant à soulager la souffrance se révèle.
Ceux qui prennent conscience de cette vérité ne vont pourtant pas
y trouver une raison de se décourager mais au contraire un moyen
d'accéder à la compassion: le cœur contient une liberté et un
amour encore plus grands que la souffrance. En rencontrant la
douleur du monde, un cœur sans peur, empli de miséricorde,
s'éveille : c'est l'universel droit de naissance à l'humanité.
Le poète soufi Rumi célèbre cette sagesse qui aspire à plon-
ger dans les feux de la vie.

La présence de Dieu est là en foce de nous,


un brasier à gauche,
une douce rivière à droite ...
Quiconque marche dans lefeu
apparaît soudain dans la fraîcheur du courant,
chaque tête disparaissant sous la surface de l'eau,
ressurgit hors du feu.
Beaucoup de gens veillent à ne pas aller dans le feu
LE CŒUR, MÈRE DU MONDE 107

etfinissent dedans ...


Si vous êtes ami de Dieu,
lefeu est votre eau.
Vous devriez souhaiter posséder cent mille ailes de papillon,
pour pouvoir en brûler une paire chaque nuit.

Un instructeur de méditation décrit comment la souffrance


devint sa porte d'accès à l'éveil et comment il fut capable de
s'abandonner à ce feu et de s'y asseoir au milieu, immobile.

j'avais toujours eu beaucoup de mal à méditer. j'avais énormément de


tensions et de douleurs, tant dans le corps que dans le cœur. M'occu-
pant de l'environnement, je m'étais débattu pendant des années au
milieu des souffiances du monde et toutes ces images et ces peines res-
surgissaient devant moi lorsque je m'asseyais. C'était comme si j'étais
au milieu d'une forêt tropicale en proie aux flammes et aux bulldo-
zers. je vis les ravages de la guerre et de la pollution, le triste spectacle
de ce que nous infligeons à la terre. je m'asseyais et pleurais, mais je
tenais bon et faisais foce, même quand cela devenait plus intense. je
ne croyais pas à laJuite;je devais me confronter au monde, m'y plon-
ger. Un changement survint alors.
j'étais dans l'ashram, en train de pratiquer avec un petit nombre
d'étudiants avancés. j'avais éprouvé beaucoup de douleurs physiques
au cours des dernières semaines mais je continuai malgré cela à
m'asseoir, encore et toujours, sans bouger. Mon esprit étaitposé, tout à
fait centré. Mes pensées diminuèrent jusqu'à pratiquement disparaî-
tre et ma conscience émergea au centre de mon cœur. Lorsqu'un son,
une sensation ou une pensée s'élevait, je la ressentais immédiatement
commt une subtile vibration ondulant à travers l'espace de mon cœur.
C'est tout ce que je ressentais. C'était comme si le calme de mon cœur
s'étendait au monde entier. Toutes les expériences devinrent comme de
petites vibrations, des vagues évoluant subtilement à travers ce cœur
vaste et paisible.
Puis je m'abandonnai davantage et pénétrai la sérénité la plus
profonde qu'on puisse imaginer, sans même un son ni une sensation si
108 LES PORTES DE L'ÉVEIL

subtile soit-elle. C'était totalement silencieux et vide. je ne ressentais


plus du tout mon corps ou mon esprit, j'étais pure conscience. Toute
mon identité s'effaça. C'était à couper le souffle, fantastique, au-delà
de lafélicité. je sus qu'après cela je ne pourrais plus jamais avoir peur
de la mort car seule est réelle cette conscience non née, cette conscience
éternelle.
Je réalisai que rien dans le monde ne pouvait être comparé à cette
sérénité. Chaque objet, chaque son, chaque pensée, aussi plaisants
soient-ils, est une perturbation, une douleur comparée à ce silence.
Quandje revins à moi, je pus ressentir ce que le Bouddha voulait dire
à propos de la souffrance : comment chaque naissance conduit à la
mort et combien est douloureuse en elle-même la lutte des opposés -
de la nuit et du jour, de la joie et du chagrin, de tout ce qui s'élève et
disparaît.
Quelque temps plus tard, je m'en souviens, en marchant dans la
rue en Inde, je vis naître un agneau. Tandis qu'il apparaissait, je fus
bouleversé de voir cette lutte pour la naissance. Je réalisai que toute
identification à la vie - tout attachement au processus de la nais-
sance, de la vieillesse et de la mort - était souffrance. je restai là
debout à pleurer les souffrances du monde que je ressentais avec beau-
coup de compassion. je sus que je n'oublierais jamais cela.
Pourtant, c'est incroyable de constater à quel point le désir est
puissant lui aussi; à quel point sont tenaces les racines du besoin de
plaisir et de stimulation. Quelques mois plus tard, de retour en Occi-
dent,j'étais à nouveau en quête de musique et de bon vin. Laforce du
désir et de l'indulgence revint de la manière la plus éhontée, comme un
coup deJouet en réaction à ce quej'avais vu. Mais je poursuivis quand
même ma pratique spirituelle : il y a toujours en vous une partie qui
sait que vous avez vu la vérité et vous ne pouvez l'oublier.

Lorsque nous honorons cette porte de la souffrance, le mer-


veilleux pouvoir de la compassion apparaît. Cette compassion est
décrite comme le frémissement du cœur face à la douleur de tout
être vivant. C'est une tendresse pour toute forme de vie, pour
tous ceux qui naissent et meurent, pour toutes les créatures qui
LE CŒUR, MÈRE DU MONDE 109

vivent grâce à la naissance et à la mort d'un autre. Parfois cette


compassion est dirigée vers nous-mêmes. La nécessité d'une telle
compassion est présente dans toutes les voies, bouddhiste, hin-
doue, juive ou chrétienne. Cette question de la souffrance
humaine est au centre du cheminement vers la grâce et la
rédemption.
Une nonne se souvient:

Le mois précédant Pâques avait été consacré à sa préparation habi-


tuelle faite de veilles et de prières plus nombreuses. C'était le prin-
temps et j'avais décidé de me détendre et de m'abandonner à ces pra-
tiques comme jamais je ne l'avais fait auparavant. je passais des
heures à contempler le mystère du Christ sur la Croix. Puis Pâques
arriva et nous vécûmes la joie de la résurrection; toute la communauté
s'en ressentit plus ouverte.
Une semaine plus tard, j'étais un soir dans ma chambre, regar-
dant la seule chose que nous avions au mur: un crucifix moderne. je
fus alors submergée de tristesse et de douleur. Mon corps commença à
me foire mal et je m'étendis sur mon lit, angoissée. j'eus l'impression
de mourir, c'était tellement réel. jeJus submergée et commençai àpleu-
rer jésus sur sa Croix, sa sou.lfrance et sa mort. Puis je devins Marie
tenant son fils crucifié etje sus que la crucifixion était encore actuelle.
je devins les mères a.ffamées du Biafra qui ne peuvent nourrir leurs
enfants, la mère emprisonnée dans un tremblement de terre en Chine,
se débattant désespérément et incapable de sauver son enfant. je
devins les jeunes soldats des guerres insensées, les vaches et les cochons
en route vers l'abattoir. Puis je Jus général d'une armée moderne,
soldat romain, mère bienfaitrice, seigneur des taudis, tous ceux qui
meurent, tous ceux qui sou.lfrent. j'étais étendue là, regardant fa dou-
leur du monde, une si grande douleur. je ne pouvais la supporter. Mon
cœur ne pouvait que pleurer.
Puis fe Christ fut là, dans mon corps. Ensemble nous primes la
soujfrance du monde. je découvris que prendre cette soujfrance avec
miséricorde était un acte divin. Cela ouvrit mon cœur, cela changea ma
IIO LES PORTES DE L'ÉVEIL

vie. Quandje rencontre la douleur, ce n'estplus ma douleur mais la dou-


leur sainte qui ouvre le cœur. Tel est le sens divin de nos peines: relier
nos cœurs. Il y a tant de miséricorde. De miséricorde à l'intérieur de la
miséricorde.

Parfois cette miséricorde s'apprend dans la solitude d'une


cellule; à d'autres moments nous ne pouvons le faire tout seul
et avons besoin de la présence d'un autre être humain pour qu'il
soit témoin de nos peines et qu'il mette le doigt sur ce qui est
fermé en nous.
L'un des présents offerts par un enseignant plein de sagesse
est sa capacité à tenir le miroir de compassion de telle sorte que
nos cœurs retrouvent le moyen de s'ouvrir. Un maître se sou-
vient de ses premières années de zen :

je pratiquais tellement dur etj'étais confronté à tant de douleurs et de


peines quej'avais atteint ma limite-j'étais sur le point d'abandon-
ner. j'allai alors rencontrer mon maître qui, voyant mon trouble,
quitta son rôle strict de Roshi exigeante pour devenir en un instant la
déesse de Miséricorde. « Très bien, très bien », dit-elle. je sentis
qu'avec sa compassion et sa voix elle avait atteint et touché la partie
la plus tendre de mon cœur.

Dipama Barua, une sainte bouddhiste, âgée et grand-mère,


agissait ainsi avec ses étudiants à Calcutta et lors de ses déplace-
ments. Les étudiants l'approchaient avec des questions sur la
méditation auxquelles elle répondait patiemment. Ensuite elle leur
offrait du thé et de la nourriture et se préoccupait de leur santé ou
de leur famille. Lorsqu'un étudiant expliquait à quel point ses
parents désapprouvaient le fait qu'il soit en Inde pour apprendre à
méditer, elle plongeait sa main sous son matelas et en ressortait une
partie de ce qu'elle possédait en disant : « Va acheter à ta mère un
souvenir de l'Inde. » 01Iand des étudiants arrivaient très troublés
LE CŒUR, MÈRE DU MONDE III

ou le cœur brisé par les souffrances du monde, elle les encourageait


dans leur pratique.« Tu dois aussi voir cela» leur disait-elle puis
elle les bénissait, les prenait dans ses bras, les caressait tout en répé-
tant des paroles pleines d'amour et de bonté jusqu'à ce qu'ils s'apai-
sent comme bercés par la grâce d'une mère généreuse.
Telle est la manière de se libérer par la porte du chagrin. Par
elle nous découvrons suffisamment de miséricorde et de com-
passion pour être capables de voir et accepter sans résistance
l'entière vérité de la vie et de notre propre incarnation, avec sa
danse d'angoisse et de beauté.
Si nous permettons ce que le maître zen John Tarrant
appelle l'ouverture aux « Larmes du Chemin », la sagesse va
naître. Dans son livre The Light Inside The Dark*, il cite une
pratiquante avancée qui semblait vaincue par une tristesse sou-
daine et sanglota jour après jour jusqu'à ce que ses larmes se
transforment.

Des souvenirs m'envahirent : ceux de mon père, ceux de la douleur de ses


absences endurées, ceux d'être passée de main en main dans des maisons
de placement, négligée, délaissée. j'avais pensé m'être ouverte et sou-
dain, tout cela, toute cette masse compacte d'événements personnels
m'avait submergée. j'étais totalement saisie. je pleurai etpleurai encore.
Tout ce que je voyais me semblait être une nouvelle occasion de pleurer.
Tandis que j'observais tout cela pendant plusieurs jours, mon état
d'esprit commença à changer et mes larmes devinrentplus impersonnel-
les, sans cause précise-j'étais émue par la vie. Une tendresse m'enva-
hit, en particulier à l'égard des choses invisibles, négligées, délaissées-
une nuance particulière de bleu à l'aube dans le ciel, les ossements d'une
souris laissés là par un hibou. Ces larmes sont les larmes de l'initiation.
Nous sommes emportés dans l'immensité.

• Lumière au cœur de l'obscurité.


II2 LES PORTES DE L'ÉVEIL

Atteindre les moindres recoins du cœur, se défaire de tous


les troubles et de tous les désirs, nous conduit à la connaissance
de ce qui est éternel. À ce propos un maître a dit :

En m'ouvrant, bien au-delà de tout sentiment égocentrique, je pus


sentir « ma douleur» devenir « la douleur», la douleur du monde. je
vis comment l'univers évoluait et à quelpoint notre planète était en
flammes - tant de douleurs. Et pourtant tout ceci pouvait être tota-
lement accueilli sans rien affecter. Tout ceci demeurait au cœur d'une
paix immense.

Par la porte du chagrin, nous nous libérons des illusions,


des saisies et de la séparation fictive avec la vie; en intégrant
tout cela, nous demeurons dans le noble cœur du Bouddha, du
Christ, de Celui ~i Sait.
5

RIEN ET TOUT
LA PORTE DE LA VACUITÉ

Vous vivez dans l'illusion et l'apparence


des choses. Il y a une réalité mais vous ne
la reconnaissez pas. Qyand vous la réali-
sez, vous voyez que vous n'êtes rien. Et
n'étant rien, vous êtes tout. Voilà. (Ka/ou
Rinpoché.)

CJJ 'où provient notre vie faite de


joies et de peines? Lorsque nous personnifions la source de créa-
tion, nous lui donnons des noms tels que Allah, Brahma, Dieu.
Cette source divine peut également être expérimentée en dehors
de toute personnification. Les mystiques et méditants qui la décri-
vent expérimentent le cosmos comme étant issu d'un vide sacré, la
Grande Vacuité. Les mystiques juifs en parlent ainsi :

Dieu créa le monde à partir du néant. Ce monde n'existe que dans


le cœur de Dieu. Pour connaître notre place, nous devons retourner
à ce néant. Alors ce qui est saint va s'animer en nous et illuminer
tout ce que nous accomplissons.

Qye signifie « retourner à ce néant »? Comprendre la


vacuité ou l'absence de soi est déconcertant :c'est tout aussi dif-
ficile à décrire que l'eau pour un poisson, alors que sa présence
est une évidence. Pourtant, quand nous expérimentons cette
LES PORTES DE L'ÉVEIL

réalité, elle nous ouvre à la paix et à la joie de façon remarqua-


ble. Angélus Silesius, mystique chrétien de la Renaissance,
expliquait :

Dieu, dont l'amour et la j oie sont omniprésents,


ne peut vous visiter
à moins que vous ne soyez là.

Lorsque le seigneur de la Mort tendit un miroir à Nachi-


keta, celui-ci fut invité à rechercher la source de son être. Dans
les profondeurs de cette quête, les méditants peuvent découvrir
l'expérience de la vacuité. Cette vacuité a deux aspects: la
vacuité du soi et la vacuité du vide.
La vacuité du soi se manifeste en premier lieu dans notre
manque de contrôle sur notre ego présupposé existant. Qyi-
conque se tourne vers l'intérieur pour méditer ou prier rencon-
tre immédiatement le flot constamment mouvant des pensées
de notre esprit et les ondulations incessantes des états d'esprit
et des émotions qui colorent chaque instant. Ces courants de
pensées et ces émotions ont leur vie propre. À travers eux, la
vision complète de notre enfance apparaît, nos expériences
complexes d'adultes sont rejouées, attirant notre attention pour
disparaître l'instant suivant. D'ordinaire nous nous prenons
pour la somme de ces pensées, ces idées, ces émotions, ces sen-
sations physiques, mais elles n'ont rien de tangibles. Comment
pouvons-nous affirmer être nos pensées, nos opinions, nos
émotions ou notre corps quand rien de tout cela ne demeure
jamais identique? Peut-être pourrions-nous prendre un peu de
recul et regarder qui est celui qui expérimente tout cela, quel est
cet espace de connaissance dans lequel cela apparaît.
Dans la méditation, nous pouvons déplacer notre
attention : abandonner le sentiment que toutes les choses sont
RIEN ET TOUT ns

inconsciemment reliées entre elles en tant que « mon


expérience » et nous ouvrir à une observation plus silencieuse,
moins possessive. Cette observation silencieuse nous permet de
voir le premier aspect de la vacuité, appelé absence de soi ou
absence d'ego. C'est la découverte que l'idée habituelle de
nous-mêmes en tant qu'entités solides et distinctes n'est qu'une
image créée dans notre esprit. C'est ce qu'Alan Watts, dans son
livre Le Livre de la Sagesse, appelle notre secret le mieux gardé.
Lorsqu'un Occidental, maintenant moine tibétain depuis
vingt ans, rencontra son maître, Lama Yeshe, dans les
années 6o, il était metteur en scène et producteur de télévision
assez connu. Une fois les présentations faites, Lama Yeshe,
découvrant que son futur étudiant faisait des films, lui dit en
riant:« Oh! Vous faites de la télévision et des films? Moi bon
acteur, moi le meilleur acteur! Je peux être tout, voyez-vous, car
je suis vide, je ne suis rien. » Et il se remit à rire.
Emily Dickinson mit en évidence le sentiment intuitif de
cette vérité:

je ne suis personne! Qui êtes-vous?


Êtes-vous -personne -vous aussi?

De quoi est-il question dans ces mystérieuses descriptions


de l'absence d'ego? L'expérience de la vacuité du soi fut révéla-
trice dans la vie spirituelle d'une méditante qui avait étudié avec
des lamas et des maîtres à travers toute l'Inde. Lorsqu'elle
rentra après plusieurs années en Asie, elle continua régulière-
ment à consacrer des journées à la méditation.

j'étais en montagne etj e me réveillais tôt, lorsqu'ilfaisait encore som-


bre. je m'asseyais ainsi, très calme, jour après jour et l'expérience la
plus merveilleuse et la plus terrible arriva. je disparus. Tout ce que
n6 LES PORTES DE L'ÉVEIL

j'étaisfut balayé. Au début jeJus incapable de nommer ce qui m'arri-


vait. Vous ne pouvez lui donner un nom, pas même celui de nirvana,
car c'est bien au-delà des mots. Une tellefélicité! je sus que ce n'était
plus mon propre cœur ni mon propre corps, c'était le cœur et le corps du
monde.

Dans la vacuité du soi, le monde devient transparent, clair,


simple. Nous réalisons que notre idée d'un soi séparé est fausse.
Celui que nous sommes dans cet ego conventionnel disparaît
dans le silence, la paix et la pure expérience d'être, sans que per-
sonne ne soit présent pour s'approprier ces expériences. Lors-
que la vacuité du soi est reconnue, nous arrivons à la compré-
hension de la deuxième dimension de la vacuité, celle de tous
les phénomènes. Un texte bouddhiste, le Samutta Nikaya,
explique cela ainsi :

Suppose qu'une personne, qui n'est pas aveugle, aperçoive toutes les
bulles flottant à la surface du Gange et qu'après un examen attentif
elle voit comment chacune d'elles est vide, irréelle et sans substance.
Nous pouvons, exactement de la même manière, examiner avec atten-
tion nos perceptions sensorielles, nos sensations, nos pensées, tout ce
que nous expérimentons et découvrir tout cela vide, dénué de réalité
et dénué de soi.

La vacuité du soi nous ouvre à l'expérience du vide lui-


même, de cette vacuité dynamique d'où naissent toutes choses.
Dans la tradition bouddhiste, s'éveiller à la vacuité est la porte
du nirvana, la libération du cœur; cela fait référence au Non-
Né, Non-Créé, Non-Conditionné.
La réalisation de cette porte a été louée par les mystiques de
tout temps. On peut y accéder de nombreuses manières. Les trois
moyens les plus courants sont la méditation, la rencontre d'un être
RIEN ET TOUT

éveillé et l'immersion dans une solitude si profonde que nous en


devenons transparents.

La réalisation par la méditation


Voici l'expérience d'un maître au cours d'une longue retraite de
méditation sur la vision.

À cette période, après plusieurs mois, j'avais seulement besoin de trois


ou quatre heures de sommeil Ma seule instruction était de rester abso-
lument présent et attentifet, quoi qu'if arrive, de ne pas réagir. Tant
de pensées et d'émotions étaient venues puis reparties. Ify eut des jours
d'intense solitude, de larmes et de chagrin, et des moments de ravisse-
ment. Certainsjours,j'avais l'impression de mourir, mon corps tom-
bait en morceaux. j'étais entouré d'un monde de mort et de destruc-
tion. Puis tout redevenait normal j'avais l'impression deflotter aufil
des heures de méditation, parmi des vagues de lumière et d'extase,
mon corps se dissolvant, ouvert comme fe ciel, sans limites.
Plus je devenais calme, plus les expériences s'élevaient rapide-
ment. C'était maintenant comme si je pouvais remarquer chaque
pensée malgré feur flot constant. Chaque forme-pensée créait un
monde d'idées, de souvenirs ou un monde imaginaire qui s'évanouis-
sait dès qu'if était repéré. Dans fe silence profond de l'esprit, je com-
mençai à sentir les subtiles pré-pensées, comme si l'esprit, telle une
femme enceinte, était prêt à donner vie à fa pensée suivante. Les sons,
les odeurs, les émotions, chaque perception, si petite soit-elfe, était
reconnue, libérée ou plutôt laissée fibre de faire surface, perçue comme
une luciole dans fa nuit. Je conservais cette attention en m'asseyant,
en marchant, me sentant souvent comme si j'étais sous l'eau, dans un
monde calme et transparent.
Un après-midi, j e m'étendis pour méditer dans fa chaleur de fa
journée. Mes yeux étaient clos et, sans effort, j'eus conscience de toutes
les sensations de cette nouvelle posture. Toutes mes perceptions flot-
taient, s'élevant et disparaissant comme des bulles d 'eau gazeuse. Je
II8 LES PORTES DE L'ÉVEIL

sentis mon être s'abandonner à cela et les perceptions arrivèrent encore


plus vite, comme si l'univers vibrait rapidement -pulsations de
lumière, comme des lucioles. Un moment de crainte sefit jour puis dis-
parut, mon esprit s'ouvrit et d'une certaine manière sombra; tout
était parfaitement silencieux, au-delà du silence. Il ny avait plus de
moi, plus d'expérience, plus rien: aucun mot à associer à cela, seule-
ment une compréhension. Le monde demeurait dans un océan de paix
d'où toutes les manifestations s'élevaient puis disparaissaient. C'était
formidable. Je sus que l'essence de la conscience était cette paix
immense. Une chose était sûre : tous les phénomènes et moi-même
étions simplement une manifestation de l'esprit. Au-delà de ce monde
où tout naît, se transforme et meurt, il y a la réalité omniprésente.
Toutes ces apparences reparurent, bien sûr, mais elles étaient plus
lumineuses, plus transparentes, plus éclatantes dejoie.

Les premiers instants d'ouverture à l'absence de soi peuvent


être encore plus simples que cela. Un autre enseignant raconte
sa première expérience de la vacuité :

C'était pendant une marche méditative dans lejardin près du temple.


Je me souviens de l'endroit exact. Je levai mon pied et le reposai par
terre, ressentant toutes les sensations du mouvement. Je sus qu'il ny
avait personne à qui cela arrivait, aucun soi! La pensée« C'est un
processus vide » arriva et cette pensée était aussi vide que mes pas.

Une enseignante zen vécut en douceur sa compréhension


de la vacuité. Elle appelle cette approche « la persévérance
tranquille » et explique qu'elle « n'était pas une pratiquante zen
du genre guerrier ».

Jefaisais zazen avec les autres, pratiquant l'assise avec le koan mu.
j'étais en fait assez détendue et mu se répétait tout seul Il avait sa
propre vie. Puis je disparus, tout simplement. Ily avait l'assise, la res-
piration, les sons et mu; tout était mu. Je n'étais rien et j'étais mu.
RIEN ET TOUT

Lorsquej'allai voir le maître, je souriais, je riais. je n'avaisjamais été


rien d'autre que cela.

Il est dit que l'esprit de la méditation doit se poursuivre


lorsque nous nous levons de notre coussin. Un maître de médi-
tation avait pratiqué l'assise pendant une longue retraite en
Inde, mais sa réalisation commença dans la cour avec un chiot
malade, dans un tissu sur ses genoux :

Les gens abandonnent près du temple les chiens qu'ils ne désirent pas,
pour que l'on prenne soin d'eux et, durant cette retraite, il y eut une
nouvelle portée de chiots dont plusieurs étaient malades. je m'assis
pendant des jours, prenant l'un après l'autre ces chiots gémissants.
Cela me déchirait. Beaucoup de chiens apparaissaient et disparais-
saient mais ce jour-là pourtant, je vis que la vérité sous-jacente à la
vie était immuable, bien qu'elle se manifestât dans des corps chan-
geants. je continuai à méditer au milieu des chiots et de leurs excré-
ments puis je retournai dans la salle de méditation.
j e devins très calme. Pensées et intentions s'élevaient et s'éva-
nouissaient en un instant, et il n'y avait aucune impulsion à les sui-
vre. Un lâcher-prise plus profond vint ensuite, comme une énorme
explosion de toutes les perceptions, dans l'espace, dans la vacuité. Sou-
dain il n'y eutplus moi, plus rien àJaire ni à résoudre. Tout ceci n'était
que sottise. JeJus soulevé de mon coussin, j'avais un sourire de six
pieds de large et dans la vacuité s'éleva unejoie, une rivière sans rives,
une danse de vacuité, une confirmation de liberté dans laquelle la vie,
le « soi » et même les chiens malades ne sont pas un problème.

La vacuité dans la présence sacrée d'un être


La compréhension de la vacuité est contagieuse : il semble que
nous puissions la recevoir d'un autre. Nous savons que
lorsqu'une personne triste ou en colère entre dans une pièce,
120 LES PORTES DE L'ÉVEIL

nous devenons, nous aussi, souvent tristes ou irrités. Il n'est


donc pas surprenant que la présence d'un maître qui est vide,
ouvert et éveillé, puisse avoir un effet puissant sur une autre
personne, en particulier lorsque cette personne est mûre. Dans
toutes les traditions, des récits racontent l'éveil de disciples
ayant lieu grâce à la rencontre directe avec leur maître. Un
enseignant de méditation et de raja yoga expérimenta une prise
de conscience décisive lors d'un enseignement public en Cali-
fornie, ce qui l'amena à aller pratiquer en Inde pendant dix ans.

Un jour de printemps, j'écoutais Krishnamurti dans son école d 'Ojai


Valley. Il était assis sur une simple chaise en bois, vieil homme frêle
d'une présence imposante. Nous étions un millier, assis dans l'herbe à
l'ombre de vieux chênes. Toute notre attention était centrée sur l'ora-
teur qui remettait en cause tout ce que nous connaissions de la vie et
de nous-mêmes. Il parlait de l'attention authentique. «Êtes-vous
réellement en train d'écouter? demanda-t-il Pas avec les idées limi-
tées d 'une pensée ou d'une réflexion, mais dans le silence absolu au-
delà de l'esprit? » À cet instant mon esprit s'arrêta. j e pénétrai un
calme immense. Le bosquet sembla s'étendre etflotter, comme si nous
étions au centre de la galaxie. Les mots sortaient des troncs et je me
sentis totalement vivant, bien que mort, au-delà de moi-même. Tout
était empli de lumière; un espace éternel et sans limite était la seule
chose qui ait jamais existé. Tandis que les mots me parvenaient
comme dans un rêve, je sus queje m'étais abandonné à Krishnamurti,
comme si la joie de son éveil était contagieuse et que j e l'avais reçue,
sentie, pénétrée.

Dans le zen, on utilise l'expression« mots révélateurs» pour


décrire des paroles- comme celles de Krishnamurti : « le silence
au-delà de l'esprit>>- capables d'ouvrir en un instant l'esprit à
sa vraie nature. Dans le zen, ces instants d'éveil sont relatés dans
des centaines d'histoires classiques considérées comme des
RIEN ET TOUT 121

koans. La réponse du maître zen Hui Neng à propos d'un dra-


peau flottant au vent est à ce titre exemplaire. Était-ce le drapeau
qui bougeait ou le vent? Hui Neng répondit:« Ni l'un ni l'autre.
C'est l'esprit qui bouge. »
En présence d'un maître compétent, une telle question peut
amener quelqu'un à sortir des particularités du moment pour
entrer dans une perception d'éternité. Nous nous souvenons
alors de notre nature originelle, de ce cœur sans limite qui con-
tient toutes choses sans pour autant être limité par elles. Un
enseignant bouddhiste occidental se souvient d'un moment
vécu dans les montagnes indiennes :

je m'étais dédié avec passion à la méditation pendant de nombreuses


années. Un soir, le maître nous appela pour le chant, la prière et un
enseignement. j'étais assis au premier rang, totalement attentif Au
milieu de son enseignement, j'entendis le maître dire" Votre visage est
comme un masque. » Ce fut comme un éclair dans un ciel bleu sans
nuages : cela fissura mon univers. En un instant toutes les choses que
je pensais et que je connaissais disparurent. Avant de venir en Asie,
j'avais pris une centaine d'acides, mais comparées à cela, toutes ces
expériences étaient bien ternes. C'était d'une dimension totalement
nouvelle, en dehors de toutes perceptions connues. Cela transcendait
complètement mes sens, mon identité, tout ce que je pensais être.
C'était au-delà du plaisir et de la douleur, de l'extase et de la joie.
Devant tant de beauté, je pleurai longuement. C'était ily a vingt-six
ans. Durant toutes ces années c'est cette réalité non née qui a compté
plus que toute autre chose. C'est une torche qui illumine tout. Il n'y a
que cela. D'une certaine manière c'est là, présent en ce moment même.

Diverses conditions doivent être réunies pour ces instants


d'éveil partagé: l'ouverture de l'étudiant, une volonté sincère
de découverte et souvent une importante période préparatoire
de pratique ou de purification. Le récit précédent faisait suite à
122 LES PORTES DE L'ÉVEIL

de nombreuses années de strictes retraites tant Vajrayana que


Vipassana. Le respect et la crainte qui entourent le maître sont
également nécessaires. Sans oublier le champ de conscience du
maître -la présence directe d'amour, de liberté et de vacuité
qu'il est capable de véhiculer.
Pour une instructrice de méditation qui pratiqua vingt ans
auprès des maîtres de nombreuses lignées bouddhistes, « quelque
chose manquait encore dans ma vie ».

j'étais en train de foire un pèlerinage spirituel en Asie. Par courrier


me parvint la plus belle lettre d'invitation, celle d'un maître auquel
j'avais écrit. Il y décrivait l'instant où, le Bouddha ayant tendu une
fleur à Maha Kasyapa, le zen était né. C'est ainsi, grâce à cette invi-
tation, que mon ami et moi arrivâmes en Inde pour rendre visite à ce
maître peu connu, un grand-père avec une poignée d'étudiants, tapi
dans son petit salon aufond d'une impasse.
Je me débattais dans le bruit et le chaos de 11nde. Les jours pas-
sant, je me disais : «Je n'arrive à rien, rien ne se passe. » Il me sem-
blait qu'ilprêtait plus attention aux hommes dans la pièce et je pen-
sais,« Oh! C'est encore une histoire d'hommes, il ne comprendpas les
femmes. » Chaque jour les gens se prosternaient devant lui et je me
disais: «À quoi bon me prosterner? Ce n'est pas mon affaire, je suis
uneféministe américaine. »
Il enseignait en nous demandant d'examiner qui nous pensions
être, non pas par la contrainte mais par le lâcher-prise. «Abandonne
le chercheur et ce qui est à chercher», disait-il. Puis un après-midi, il
s'approcha de moi et me regarda dans les yeux avec insistance. Je me
sentis comme un animal traqué. Une peur immense surgit comme si
une chose énorme était sur le point d'arriver. j'avais l'impression de
m'être détournée de cette chose pendant des éons mais maintenant
j'étais prise et ne pouvais lui échapper. je ne pouvais pas l'éviter plus
longtemps.
Il prononça quelques mots mais peu importe ce qu'ilsfurent. Une
lumière immense et un espace énorme de néant apparurent; j'étais
RIEN ET TOUT 123

partie, nulle part etpartout. Vinrent ensuite des éclats de riresformi-


dables, de la joie et des pleurs. Tout ce qui dans ma vie semblait
m'avoir conduite à ce moment prit un sens :toutes les luttes, toutes les
peurs. Maintenant c'étaitfini. j'étais tout, je n'étais rien,j'étais com-
plètement libre. Voilà. Après cela, ma gratitude était tellement grande
que je ne serai jamais capable de me jeter à ses pieds suffisamment de
fois. je lui aurais tout donné mais, bien sûr, il ne voulait rien. Main-
tenant, dans mon travail avec mes étudiants, je vois que ma plus
grande surprise est que les gens pensent qu'ily a quelque chose à obte-
nir, quelque chose àJaire, alors qu'il est tellement évident qu'il ny a
rien àJaire- saufqu'ilfaut leJaire quand même. Il y a l'agir qui est
nécessaire pour arriver à l'endroit du non-agir.
j'avais une idée naïve de la facilité àfaire don de cette libération
aux autres. Vous ne devez pas aller en Inde pour l'obtenir. Une inten-
tion vraiment sincère est la seule chose dont vous avez besoin. Où que
vous soyez, si vous voulez réellement la libération, l'univers vous
répondra. Ille doit. Le chemin vous sera montré.

!.:'accès par la solitude


La connaissance de la vacuité naît aussi dans la solitude du
cœur. Dans l'évangile selon saint Marc il est dit:

Le matin, bien avant le jour, il se leva, sortit et s'en alla dans un lieu
désert, et là il priait.

Don José Rios, un indien Huichol, chaman vénéré, visita


les États-Unis à l'âge de cent six ans. Il dit:

Pendant mes quatre-vingts années de pratique, j'ai beaucoup souffert.


De nombreuses fois je me suis rendu seul dans les montagnes et vous
devez le faire car ce n'est pas moi qui peux vous enseigner les manières
des dieux. Ces choses-là ne peuvent être apprises que par vous-
mêmes, uniquement dans la solitude.
124 LES PORTES DE L'ÉVEIL

En entrant dans la solitude, on ne trouve pas forcément le


silence. Au début, la solitude peut être bruyante, envahie par
les conflits du corps et le commentaire incessant de l'esprit, ce
que Chôgyam Trungpa appelle « le bavardage subconscient».
Les pratiques de méditation nous aident à trouver un moyen
d'accéder au calme authentique. À travers elles, nous compre-
nons qu'il y a plusieurs niveaux de silence. Le premier est sim-
plement le silence extérieur, une absence de bruit. Ensuite il
y a le silence du corps, un calme physique grandissant. Peu à
peu arrive l'apaisement de l'esprit. Nous découvrons ensuite
le silence, témoin de toutes choses puis vingt autres niveaux
d'absorption silencieuse dans la prière et la méditation. Plus
profondément encore, nous accédons au silence indescripti-
ble, au-delà de l'esprit, le silence qui donne naissance à toutes
choses. Pénétrer le silence est un voyage, un lâcher-prise vers
des niveaux de calme de plus en plus profonds, jusqu'à ce que
nous disparaissions dans l'immensité.
Une mystique chrétienne, Bernadette Roberts, fut nonne pen-
dant dix ans et devint par la suite mère de quatre enfants. Elle parle
de son voyage vers le silence, de ses accès de peur du début, puis de
son absorption dans le silence jusqu'à ce que des pensées subtiles
viennent par instants la tirer hors de cette étreinte. Mais, un jour,
assise seule dans une chapelle, elle commença à découvrir où
menait ce silence. Ses expériences faisaient partie d'un long proces-
sus la conduisant à la vacuité et au lâcher-prise jusqu'à ce que sa vie
même s'unifie en un ensemble. Voici son témoignage :

Il y avait à nouveau un silence pénétrant... Mais cette fois aucun


mouvement ne vint. je quittai la chapelle comme une plumeflottant
au vent... Dehors ce fut difficile car j e retombais continuellement
dans ce vaste silence. Mais au fil des jours, je devins plus apte à agir
normalement. je remarquai que quelque chose manquait mais je ne
RIEN ET TOUT

pouvais dire quoi... je ne pus trouver aucune explication dans les


écrits de saint jean de la Croix ni nulle part ailleurs dans la biblio-
thèque. Ce fut en rentrant chez moi ce jour-là, marchant au milieu
d'un paysage de vallées et de collines, que je tournai mon regard vers
l'intérieur. Ce que je vis arrêta mes pas. À la place du centre habituel,
non localisé, de moi-même, il n'y avait rien, c'était vide. Au moment
même où je vis cela, jaillit un flot de joie tranquille et je sus erifin ce
qui manquait- c'était mon ego.
Physiquement je me sentis comme soulagée d'une lourde charge;
j'étais si légère. je regardai mes pieds pour être sûre qu'ils étaient sur le
sol. Plus tardje pensai à l'expérience de saint Paul- " maintenant,
ce n'est pas moi mais le Christ qui vit en moi » - et je réalisai que,
malgré ma vacuité, personne d'autre n'était venu prendre « ma»
place. j e décidai donc que le Christ était la joie, la vacuité elle-même.
Il était tout ce qui demeurait de cette expérience humaine. Pendant
des jours je marchai emplie de cette joie... plus rien n'était « mien »,
tout était « Sien ».

Pour un autre enseignant, la découverte de la vacuité se fit


par surprise, au tout début de son chemin. Puis il passa trente
ans à pratiquer le bouddhisme pour comprendre et intégrer ce
par quoi il avait débuté.

C'était au début de ma vie spirituelle. j'étais allé à quelques cours de


méditation et maintenant j'étais tranquillement allongé, seul, me
reposant après tant de temps passé à penser et à m'interroger. Mon
esprit était dans un état des plus clairs et des plus ouverts. Il se sentait
rechargé, vivant et dans le même temps totalement calme. je n'avais
jamais su qu'un tel équilibre de vivacité et de détente était possible. je
pris un vieux texte bouddhiste et en lus quelques lignes :
«Bien que l'Esprit soit, il n'a pas d'existence. Dans son état véri-
table, l'Esprit est nu, immaculé, par nature Vacuité, transparent,
éternel, non composé; on ne peut le réaliser comme une entité séparée
mais comme l'unité de toutes choses, sans pour autant être composépar
126 LES PORTES DE L'ÉVEIL

elles. S'élevant d'elles-mêmes et naturellement libres, comme les


nuages dans le ciel, toutes les choses qui apparaissent s'évanouissent à
nouveau... La totalité du monde et du nirvana, unité inséparable,
est notre propre esprit. »
Tout ce que je savais du monde éclata en morceaux. je n'aurais
pu dire ce qu'il en restait car rien de moi n'avait subsisté. Seul
demeurait ce qui est présent avant que l'idée de soi n'existe jamais.
Je compris une bonne fois pour toutes qu'il ny a pas de soi, que
toute idée de soi est une illusion. Nous sommes vides, comme un
rêve, un jeu de l'esprit. Peu à peu une partie du monde revint,
bien que, sous de nombreux aspects, ma manière de lepercevoir ait
totalement changé. Comment étais-je supposé vivre désormais? Je
n'en avais aucune idée. Pendant des semaines je tournai en rond
dans une sorte de légèreté et d'état de choc.

La porte de la vacuité peut se révéler dans la solitude, dans


la présence sacrée d'un autre, dans la méditation profonde ou
dans les montagnes. Attentif à ce mystère, le cœur peut s'ouvrir
à l'expérience directe de la vacuité qui donne naissance à toutes
choses.
Les taoïstes parlent d'une écoute sacrée. Il ne s'agit pas de
compréhension intellectuelle mais de «l'écoute de l'esprit»
dans laquelle toutes nos facultés sont ouvertes et vides. Alors
seulement, avec la vacuité de tous nos sens, notre être entier
peut écouter et connaître ce qui est là devant nous, ce qui ne
pourra jamais être perçu uniquement par l'oreille ou par l'esprit.
C'est la sagesse de ceux qui ne connaissent pas et qui pourtant,
étant vides, ont un cœur plein de lumière.
Isaac Newton connaissait cela lorsqu'il écrivit:

Pour moi, je ne suis qu'un enfant jouant sur la plage tandis que les
vastes océans de vérité s'étendent devant moi, inconnus.
RIEN ET TOUT 127

À travers la porte de la vacuité, ce vaste inconnu n'est pas


pour cet enfant une source de terreur, mais le domaine de sa
JOie.
6

QUI ES-TU RÉELLEMENT,


VAGABOND?
' ,
LE SATORI ET LA PORTE DE L UNITE

Un jour, j'effaçai toute notion de mon


esprit. J'abandonnai tous les désirs, je
rejetai tous les mots avec lesquels je pen-
sais et demeurai dans la quiétude. Je me
sentis un peu bizarre- comme si j'étais
emporté vers quelque chose ou comme si
je touchais à quelque pouvoir inconnu de
moi ... Ahhh! J'entrai. Je perdis les limi-
tes de mon corps physique. Il y avait ma
peau bien sûr mais j'avais l'impression
d'être au centre du cosmos. Je parlais mais
mes mots avaient perdu leur sens. Je vis
des gens venir vers moi mais ils étaient
tous identiques. Ils étaient tous moi-
même! Jamais je n'avais connu ce monde.
Je croyais avoir été créé mais maintenant
je devais changer d'avis : je n'avais jamais
été créé. J'étais le cosmos; aucun individu
n'existait. (Maître S.)

. (e but de la vie spirituelle est de


nous ouvrir à la réalité qui existe au-delà de notre petite idée de
nous-mêmes. Dès que nous pénétrons cette réalité à travers
notre souffrance commune ou par l'espace de la vacuité, nous
pouvons franchir la porte de l'unité et découvrir ce que nous
QUI ES-TU RÉELLEMENT, VAGABOND? 129

pourrions appeler «l'Éveil du Bien-Aimé)). Par la porte de


l'unité, nous prenons conscience de l'océan qui est en nous.
Nous sommes amenés à connaître d'une manière nouvelle que
les mers dans lesquelles nous nageons ne sont séparées
d'aucune créature vivante.
Cette porte nous révèle le mystère du lien divin. Chaque cul-
ture comporte des rituels et des voix qui nous appellent à cette réa-
lité. On peut entendre cet appel en écoutant une messe de Haendel
ou de Mozart ou en pénétrant dans une vieille cathédrale lorsque
le soleil étincelle à travers les vitraux. On le perçoit en Inde dans la
danse des ashrams, en Turquie chez les derviches, dans le chant des
noms du Divin des nuits entières et dans la Danse du Soleil des
Amérindiens. Qyand l'esprit sacré est présent, nous ne pouvons
que nous incliner de gratitude.
Un swami américain en parle ainsi :

Une énergie de bonheur explosa en moi au sommet de mon crâne et


mon cœur s'emplit d'amour pour tous les êtres et toutes les choses. j e ne
cessai de m'incliner et de toucher le sol, répétant constamment avec
bonheur: "La terre m'est témoin. »

Les formes de méditations, de rituels, de prières et d'art


sacré les plus profondes sont destinées à rouvrir nos yeux et nos
oreilles à l'unité.
Syméon, un théologien du xx< siècle, disait :

Nous nous éveillons dans le corps du Christ...


je bouge ma main et, oh merveille!
Ma main devient le Christ.. .
je bouge mon pied, et d'un seul coup
Il apparaît comme la lueur d'un éclair...
Si nous l'aimons véritablement,
nous nous éveillons dans le corps du Christ,
130 LES PORTES DE L'ÉVEIL

dans son intégrité, sa bonté et son rayonnement...


Nous nous éveillons, nous sommes le Bien-Aimé
Dans la moindre parcelle de notre corps.

Des rituels collectifs, destinés à éveiller à l'unité, se sont


développés au cours de nombreuses générations. Un enseignant
occidental raconte comment il participa à un ancien rituel de
reliaison alors qu'il visitait le Tibet pour la première fois :

Pour seulement arriver au Tibet depuis Katmandou, nous avons


voyagé quatorze heures dans un vieux bus, grimpant et dévalant des
escarpements rocheux pour nous élever ensuite de plus en plus à travers
des montagnes gigantesques. Au fil des jours, le voyage devint encore
plus éreintant et dangereux tandis que nous traversions le haut pla-
teau tibétain couvert de petitesfleurs et de rochers scintillants. Le ciel
changea, il devint vaste et sombre, plus grand que la terre, comme si
dans ces montagnes sauvages l'image du ciel et de la terre s'était
inversée.
Après de nombreuses étapes, nous arrivâmes à un temple au
milieu des montagnes, le fameux monastère de Drepung. C'était
l'époque où des pèlerins ajjluaient de tout le Tibet pour unefête. Pen-
dant des jours, la courfut emplie de lampes jàites de beurre de yack et
résonna d'incantations et de chants gutturaux. La dernière nuit, vers
4 heures du matin, tout le monde se précipita dehors pour grimper
rapidement au sommet d'une colline en dehors de l'enceinte ety atten-
dre le lever du jour. Serrant sa robe dans le vent glacial, chacun réci-
tait des prières sacrées et des mantras. Les trompes en cuivre du
monastère, tellement grandes qu'ilfallait trois hommes pour en porter
une, fois aient entendre leurs longues notes puissantes dans toute la
vallée, ponctuées par le rythme des cymbales.
Lorsque le ciel commença à s'éclaircir, une représentation géante
du Bouddha de Compassion, de pratiquement un demi-hectare, fut
déroulée le long du mur du monastère en foce de nous. Il en atteignit
la base juste à l'aube. Les trompes retentirent à nouveau.
QUI ES-TU RÉELLEMENT, VAGABOND? 131

Puis les premiers rayons du soleil touchèrent cette peinture. Le


gigantesque Bouddha doré s'embrasa de lumière et, dans le même
temps, les premiers rayonnements me réchaujjèrent le corps dans fe
dos. Tout était disposé de telle sorte que fa lumière semblait provenir
de ce glorieux Bouddha et je me sentis réchauffé par son propre cœur,
comme si fe Bouddha était venu en moi. À cet instant, jeJus totale-
ment transformé. je sus que le Bouddha était en moi.

Les pèlerinages peuvent certes inspirer notre éveil mais voya-


ger n'est pas l'essentiel. Le but est de découvrir cette expérience
en nous-mêmes, où que nous soyons. Dans son livre Returning to
the Source*, Wilson Van Dusen explique en quoi consiste le fait
d'être un mystique en Occident, c'est-à-dire quelqu'un ayant
expérimenté le Divin d'innombrables fois : dans un coucher de
soleil en été, dans les yeux d'un enfant ou dans le goût d'une
pomme.

Être un mystique dans ce monde, c'est en partie triste. Les mysti-


ques peuvent traverser de longues périodes durant lesquelles ils font
l'expérience de Dieu, mais ils restent incertains. Un jour, après une
causerie dans une église, une vieille femme attendit que la foule se
disperse pour venir vers moi. Je vis qu'elle n'en avait plus pour long-
temps dans ce monde. Agissant de façon très circonspecte, elle me
raconta un rêve assez court dans lequel un soleil extraordinaire en or
était venu vers elle. Elle me demanda si c'était Dieu. Je pensai tout
d'abord à ma réponse habituelle:« Nous devons examiner ce rêve et
voir ce qu'il en est. >> Puis je fus touché par l'impact émotionnel
d'une situation plus large. Cette vieille femme était mourante et il
était très important pour elle qu'elle ait rencontré Dieu au moins
une fois dans sa vie. Je lui affirmai donc: « Oui, c'était Dieu>> et
nous fondîmes en larmes. Mais que c'est triste! Elle montrait les
signes d'une personne de grande spiritualité dont la vie était indis-

• Retour à la source.
132 LES PORTES DE L'ÉVEIL

sociable de Dieu et pourtant elle se demandait désespérément si elle


l'avait rencontré ne serait-ce qu'une fois. Cette femme représente
selon moi la majeure partie du genre humain. Déjà bien avancée sur
le chemin, elle ne reconnaissait pas les signes.

Chaque tradition a sa mystique et chaque forme sincère de


pratique peut apporter la révélation de l'unité. Un rabbin décrit
comment il en prit conscience un été, lors d'une retraite :

L'expérience qui me révéla tout mon monde intérieur survint au cours


d'une semaine de prières et de retraite. Un matin, au calme, je m'assis
pour prier. Tout d'abordje m'emmitouflai dans un châle de prières et
plaçai les traditionnels phylactères à mon front et à mes bras. (« Tu les
attacheras comme symbole sur ta main. ») Tandis queje priais dans le
calme, les yeuxfermés, une lumière surnaturelle très forte commença à
luire autour de moi, comme si elle rayonnait à travers fe monde. En
m'éclairant, elle traversa les rouleaux de la Loi et les trois boîtes à
prières, laissant instantanément son empreinte dans mon corps. Cette
luminosité qui irradiait des phylactères imprima dans toutes les direc-
tions et dans chacune de mes cellules fa grande prière, l'essence de mon
être. Cette grande prière dit:« Écoute, oh! Israël, fe seigneur est un.»
Ce qui signifie qu'en toutes choses if n'y a que Dieu. À cet instant, je
compris pourquoi les traditions mystiques étaient tellement attentives
à la perfection des prières écrites :aucune des lettres ne doit être effacée
ou endommagée. Au fieu de réciter fa prière, je demeurai en elle. je
vécus fa merveilleuse expérience d'être une prière réalisée. je sais que
notre vraie vie, notre vrai corps est une prière.
Dès lors, je commençai à lire les f!saumes et les prières, de David
jusqu'au Talmud, et tout s'ouvrit. A partir d'un état de conscience
transformée, les grands sages du passé s'exprimaient clairement.

L'histoire d'un taoïste, ermite dans les montagnes, témoigne


avec un humour divin de la vérité de cette unité. Une délégation
officielle du temple confucéen situé dans la vallée décida de lui
QUI ES-TU RÉELLEMENT, VAGABOND? 133

rendre visite et de lui demander conseil. Lorsqu'ils arrivèrent à sa


cabane sans s'être annoncés, ils fi.rrent scandalisés de le trouver
complètement nu. « Comment pouvez-vous être là, à méditer sans
aucun vêtement?» demandèrent-ils. «Le monde entier est ma
cabane, répliqua-t-il. Cette petite chambre est mon vêtement.
J'aimerais savoir ce que vous faites dans mes vêtements?»
Telle est la vérité que nous connaissons déjà intuitivement.
Dans un roman d'Alice Walker, l'un des personnages en parle
ams1:

Un jour, alors que j'étais assis tranquillement et me sentais comme


un enfant orphelin, ce qui était le cas, j'eus le sentiment de faire
partie d'un tout, de n'être en rien séparé. Je sus qu'en coupant un
arbre, mes bras saigneraient. Alors je me mis à rire, à pleurer et à
courir tout autour de la maison. Je connaissais tout simplement ce
qui était. En fait, lorsque cela arrive, vous ne pouvez le manquer.

Le monde est notre cabane. Nous savons que nous parta-


geons l'air que nous respirons avec les chênes et les sapins des
forêts, que l'eau que nous buvons tombe des nuages sous forme
de pluie avant de parvenir à nos cellules. Tout ce que nous pos-
sédons, tout ce que nous sommes est un don qui nous est fait
par l'ensemble dont nous provenons et auquel nous retournons.
Nos esprits et nos corps ne sont pas séparés. Entrevoir cette
unité éveille une compassion et un sens de justice naturels à
partir desquels nous commençons à traiter avec sagesse les
autres parties de nous-mêmes, c'est-à-dire tout ce qui est. En
nous éveillant à l'unité, nous découvrons que nous portons le
même nom que les montagnes, les rivières et les forêts de
séquoias.
L'expérience complète de cette vérité est appelée satori:
c'est le premier goût de l'éveil. Nous sommes tous candidats au
134 LES PORTES DE L'ÉVEIL

satori; pour nous souvenir de notre vrai nom, nous devons sim-
plement apprendre à lâcher. Un maître zen européen eut à
trente-sept ans sa première expérience de satori. Etudiant, il
vint à la vie spirituelle en partie pour fuir la douleur et la con-
fusion qui régnaient dans sa famille et en partie pour accéder à
une réalité plus large qu'il savait possible. La discipline qu'il
suivit ne se limita pas aux pratiques traditionnelles zen; elle
inclut un travail sur le rêve, le traitement et la thérapie. Chaque
discipline l'aida à démêler et libérer ses peines et ses défenses
passées. Dans le même temps, il continua la pratique de zazen.

Ma première expérience de satori s'éleva au cours d'une session de zen


mais seulement après neufans de soins psychologiques et de pratiques
intensives de méditation. Ce fut en quelque sorte comme si, la prépa-
ration et la purification étant suffisantes, j'étais maintenant mûr.
Une nuit, je rêvai d'une montagne sacrée avec à ses pieds les temples
dédiés aux saints du passé. je sus qu'ils n'étaient visibles que pour une
minorité. En rêve, j'escaladai la montagne tout en mangeant un
grand cornet de glace, tandis que tous les enfonts du monde dévalaient
de son sommet, galopant joyeusement vers le monde. Moi j'avais une
glace et je m'esclaffais. Pour nous tous, il n'y avait que rires et inno-
cence. C'était très dijférent de mon enfance réelle: comme si de nou-
velles possibilités s'ouvraient à l'intérieur de moi.
Peu de temps après ce rêve, je participai à une retraite de prin-
temps. je me souviens avoir expérimenté une méditation profonde et
pure. je pensai queje commençais à trouver ce quej'avais tant cherché
- mais j'en savais suffisamment pour ne pas m'accrocher à cette
pensée et continuai à méditer. Puis au quatrième jour, mon esprit
sombra dans le chaos etje me dis : «Bon! je m'étais trompé. »Mais au
lieu d'utiliser ma concentration comme une épée pour trancher la con-
fusion et chasser au loin tout cela, mis à part cette base de lumière,
j'embrassai ce chaos de tout mon cœur. Mon corps, mon esprit et le
monde commencèrent alors à s'ouvrir. Il y eut comme une grande
vague déferlant au-dessus de moi. j'étais empli de joie et de clarté. À
QUI ES-TU RÉELLEMENT, VAGABOND? I35

la fois vide et plein, un hiverfroid en même temps qu'un chaudprin-


temps. je sentis que je pouvais tout comprendre.
Cela continua pendant des jours et des semaines. je me souviens
des sessions du milieu de l'après-midi lorsque tout le monde étaitfati-
gué, assoupi, luttant contre le sommeil. Moi, j'étais tellement heureux.
Nous pouvions aller voir le maître zen pour qu'il nous pose ses impos-
sibles questions. je souriais à moi-même. "Oh! j'en connais la
réponse. » Et je me contentais de rester simplement assis. L'énergie
s'élevait, s'élevait. Pourfinir, j'allai voir le maître et il me posa l'un
des plus vieux koans, ponctué d'un petit geste de la main. Avec ce
geste, la chambre entière s'effaça. Tout avait disparu - le vent, les
étoiles, les chiens au dehors. Nous disparûmes tous dans la même
immensité. Il n'y avait rien, il y avait tout.fe me mis à rire et à rire,
émerveillé. je connus l'esprit de mon maître et l'âge du monde. Mon
corps était transparent, le soujjle du vent devint ma respiration et mes
pas la terre en mouvement. Après cela, ma vie fut très joyeuse,
vivante; mes peurs les plus anciennes furent balayées, elles disparu-
rent tout simplement. j'étais enfin vraiment vivant. Même si pen-
dant des semaines et des mois j'ai souri, ce fot une période bizarre.
Dans la communauté, je ne parlai à personne de ce qui m'arrivait car
je savais que les gens, d'une manière ou d'une autre, se sentiraient
exclus. C'est ainsi queje devins très vite conscient de toutes les limites
douloureuses du monde et compris comment, même à l'intérieur de
cette grande ouverture, les limites doivent absolument être respectées.

En nous éveillant, notre sens d'identité se déplace totale-


ment. Nous délaissons l'étroite idée de nous-mêmes et pénétrons
la conscience illimitée dont nous sommes issus. Avec une certi-
tude absolue, nous savons que nous ne sommes pas et n'avons
jamais été séparés du monde. Il apparaît que notre cœur et notre
prise de conscience s'étendent toujours d'avantage jusqu'à tout
englober, jusqu'à ce que nous soyons le monde.
Un autre enseignant décrit la simplicité de cette
reconnaissance :
LES PORTES DE L'ÉVEIL

Un jour de printemps, durant une période de pratique intensive,


j'étais en train de manger. Pendant bon nombre dejours,j'étais resté
assis à me débattre et à foire beaucoup d'efforts, déterminé à abattre
toutes les barrières et à foire jaillir toute la vérité- quij'étais, quelle
pratique j'étais en train de foire. j'élevai mon bol et soudain tout
devint clair. Les choses sont bien telles qu'elles sont! Le monde entier
est complètement, profondément entier. je n'avais pas besoin de faire
quoi que ce soit. je n'avais pas besoin d'essayer avec tant d'acharne-
ment. En disant cela maintenant avec des mots, cela peut sembler très
terre à terre, mais ce fut une révélation gigantesque, stupifiante, qui
instantanément coupa court à toutes mes questions et me libéra des
centaines de manières par lesquelles j'avais toujours essayé de changer
ou de figer le monde et moi-même. Une dimension physique surpre-
nante était également présente. Tout mon corps disparaissait, la
coquille ou le réceptacle de moi-même s'évanouissait, lefond du monde
se dérobait. je n'avais pas uneforme distincte de celle du monde. Tout
mon mode d 'être se libéra et changea au fil des mois qui suivirent, à
tel point que les gens commencèrent à me demander ce qu'il s'était
passé.

Cette complète ouverture peut survenir en toutes


circonstances; Eugène O'Neill's Edmund connut cette expé-
rience en Argentine, durant des nuits en mer :

J'étais étendu sur le beaupré, l'eau moutonnant en écumes au-des-


sous de moi. Le mât me surplombait avec ses voiles blanches dans
le clair de lune. Je devins ivre de beauté et j'en chantai le rythme.
Pendant un instant je me perdis- en fait je perdis ma vie. J'étais
libre ... dissous dans la mer, devenu voiles blanches, écume au vent,
devenu beauté, rythme, ciel noir empli d'étoiles ... J'appartenais à
l'unité, à la joie de la vie elle-même.

Pendant une seconde vous voyez et, voyant le secret, vous êtes le
secret. Les soufis appellent cela l'union avec le Bien-Aimé. Ce que
nous avons cherché à connaître illumine notre propre corps et notre
QUI ES-TU RÉELLEMENT, VAGABOND? 137

cœur comme ce fut le cas pour une nonne dominicaine qui demeura
quarante-deux ans dans cet ordre.

Dès mon enfonce, j'eus une relation très personnelle avec le Christ.
Une fois nonne, connaissant mieux la prière, je me posai cette
question: "Où est jésus maintenant?» Nous priions, officiions et
tentions de rendre notre cœur pur afin de l'accueillir. Mais je savais
qu'il y avait plus que cela. Le Christ vint à moi la nuit, comme un
espritfort et réconfortant. Il pénétra même mon corps. En de multi-
ples occasions, une extase spirituelle s'empara pendant des heures de
toutes les parties de mon corps, comme un amant. Durant des heures
j'étais au ciel. je ne pouvais pas vraimentparler de cela, même sije me
sentais rayonnante etprofondément comblée. Il inondait mon cœur de
tant d'amour. je commençai à voir le Christ partout- chez les êtres
en lutte, chez les pauvres, dans la dernière de Ses créatures, chez mes
sœurs et aussi chez les riches. je les servis tous avec amour comme étant
"le Christ dans son accoutrement de misère». Pour certains cela sem-
blera une hérésie, mais jésus est là parmi nous, en chaque être humain,
dans chaque caillou, dans nos actions, dans nos succès et nos erreurs.
Sa gloire se trouve dans l'abricotier du jardin, dans le cadeau queje
fois à mes nièces, dans mes propres mains et mes yeux. je Le sens
bouger dans ce corps qui m'a été donné. Quel magnifique royaume où
s'éveiller: la présence divine dans le monde.

Qyand notre identité s'étend jusqu'à inclure toutes choses,


nous trouvons la paix dans la danse du monde. L'océan de la vie
s'élève et retombe à l'intérieur de nous- naissance et mort,
joie et douleur, tout ceci est nôtre. Notre cœur est plein et vide,
il est assez vaste pour tout embrasser.
7

LA PORTE SANS PORTE


,' '
LA PORTE DE L ETERNEL PRESENT

En fait il n'y a pour toi aucun véritable


enseignement à ressasser ou à t'appro-
prier. Comme tu ne crois pas en toi, tu
fais tes bagages et pars en visite chez les
autres à la recherche du zen, du tao, de
mystères, de prises de conscience, en
quête du Bouddha, de maîtres, d'instruc-
teurs. Tu penses que là est la recherche de
l'ultime et tu en fais ta religion. Mais tu es
comme un coureur aveugle. Plus tu cours
plus tu t'éloignes. Tu ne fais que t'épuiser,
et pour quel bienfait en fin de compte?
(Fo Yan, maître zen.)

Un jeune moine demanda au maître :


« Comment pourrai-je un jour être
émancipé?>> Le maître répondit: << Qli
t'a jamais tenu en esclavage? >> (Enseigne-
ments de l'Advaïta.)

~us rencontrons parfois des


gens pleins de sagesse qui ne se sont jamais rendus en un lieu
spécial, n'ont jamais suivi de pratiques spirituelles systémati-
ques, ni eu la moindre expérience mystique. Ce peut être laper-
sonne en charge des enfants, qui prend soin d'eux avec tant de
bonté et de générosité, le sage qui travaille dans la librairie au
LA PORTE SANS PORTE I39

coin de la rue ou encore la grand-mère pleine de compassion,


aimée de toute la communauté. De telles personnes manifes-
tent la sagesse et l'immédiateté d'un cœur bienveillant et libre;
ce sont des exemples d'individus qui n'ont pas peur de vivre,
d'aimer et de lâcher prise.
Alors quand nous parlons d'entreprendre une démarche
spirituelle, ces exemples nous amènent à nous poser des ques-
tions. Car il y a aussi des gens qui pratiquent durant des années,
progressent au sein d'une sagesse toujours plus profonde mais
n'obtiennent jamais aucune expérience notable de grâce, de
satori ou d'éveil. Ce cas est assez courant. Comment est-ce
possible?
L'étude de ces exemples nous permet d'éviter une confusion
qui aurait pu s'établir à travers les derniers chapitres. S'il est
dangereux pour une culture d'ignorer le processus initiatique et
les expériences de satori, de grâce et d'illumination, il est tout
aussi dangereux de les décrire de façon trop détaillée. Nous
courons alors le risque que ces états prennent trop d'importance
dans nos esprits ou que nous enjolivions ces récits et finissions
par croire qu'ils sont indispensables à toute vie spirituelle. Si
nous prenons pour but une expérience particulière, nous ris-
quons de passer des années à rechercher ce but en dehors de
nous-mêmes, à courir après quelque chose qui est depuis tou-
jours présent en nous. Nous pouvons aussi commencer à douter
de nous-mêmes et de nos propres expériences et juger notre
cœur et notre vie spirituelle inadéquats et insuffisants.
De retour auprès de mon maître Ajahn Chah, après une
longue période de pratiques intensives dans d'autres monastè-
res, je lui parlai des visions et des expériences particulières que
j'avais eues. Il m'écouta avec bienveillance puis répondit:
« Voilà encore quelque chose dont tu vas devoir te défaire,
n'est-ce pas? >>
LES PORTES DE L'ÉVEIL

Le lieu où nous nous rendons est ici même, nous devons


nous en souvenir. Une pratique, quelle qu'elle soit, est simple-
ment un moyen d'ouvrir notre cœur à ce qui est en face de nous.
Là où nous nous trouvons déjà se trouvent le chemin et le but.
~and je parlai à un lama de sa propre réalisation, il me dit
qu'il ne pourrait jamais mettre suffisamment l'accent sur la
sagesse de sa banalité. Il avait fait de longues retraites et suivi
un entraînement traditionnel, mais c'était «son boulot))'
comme un boulanger fait son pain. Lorsque j'insistai pour qu'il
me raconte un moment particulier d'illumination, il rit et
répliqua:

Nous essayons toujours defoire quelque chose de spécial, de plus grand,


de meilleur que ce qui est là réellement. Pour moi, chaque réalisation
nejùt que la simple confirmation de ce qui était déjà là. Les rumeurs
et les enseignements sont vrais : nous sommes des êtres lumineux et
l'éveil est notre nature. Si vous souhaitez une histoire, il n'y a rien de
spécial; je peux pourtant dire que je me reposais tranquillement
lorsqu'un moine entra. Il me regarda seulement et dit: «Ah! je vois
que quelque chose s'est passé. >>j'étais détendu et présent. Un moment
éternel ou des heures - que sais-je? - de parfaite plénitude et de
sérénité avaient alors pris place. Pourtant, je l'avais à peine remar-
qué. Le moine au contraire le vit immédiatement et dans ses yeux cela
me fut renvoyé. je commençai à en voir partout le reflet et dans ce
reflet j'étais totalement détendu. Il n'y avait rien à foire ou à être.
Tout était complètement ordinaire et en même temps totalement clair
-s'éveiller à l'instant présent, c'est tout ce qu'il y a.

Lorsqu'il fut demandé au Bouddha quel était le chemin de


la pratique, il expliqua que la vie spirituelle se développait de
quatre manières. La première est rapide et agréable. Par cette
voie, l'ouverture et le lâcher-prise surviennent naturellement,
comme une naissance facile, dans la joie et le ravissement. Le
LA PORTE SANS PORTE

deuxième chemin est rapide mais douloureux. Nous pouvons


avoir à faire face à une expérience forte de mort imminente, à
un accident ou à la perte insupportable d'un être que nous
aimions. Cette voie traverse une porte enflammée qui nous
enseigne le lâcher-prise. La troisième forme de progrès spiri-
tuel est agréable et graduelle. Sur ce chemin, l'ouverture et le
lâcher-prise ont lieu sur une période de plusieurs années, le plus
souvent avec douceur et contentement. La quatrième situation
est la plus commune : l'évolution est, là aussi, lente et graduelle
mais elle prend place principalement dans la souffrance. Les
difficultés et les luttes y sont des thèmes récurrents; c'est à tra-
vers elles que peu à peu nous apprenons à nous éveiller.
Mais dans ce domaine nous n'avons pas le choix des préfé-
rences. Notre développement est le reflet des trames de nos vies,
de ce que l'on appelle parfois notre destin ou notre karma. Peu
importe la vitesse apparente, il nous est simplement demandé de
nous consacrer à ce processus. En réalité, nous ne pouvons mesu-
rer nos progrès. C'est comme si nous étions dans une petite
barque au milieu de l'océan; nous ramons mais il y a un courant
puissant. Nous mettons constamment le cap vers l'est mais nous
ne pouvons savoir de combien nous avons progressé. Ce pro-
blème de la distance et du temps est une question qui n'apparaît
qu'au début. Peu importe la distance que nous pensons avoir par-
courue. Ce qui caractérise ce voyage, c'est notre consentement à
nous ouvrir entièrement et à chaque instant.
Peut-être pourrions-nous ajouter, pour être précis, un cin-
quième chemin aux quatre voies d'évolution spirituelle décrites
par le Bouddha. C'est celui qui ne comporte aucun effort,
aucune vitesse, aucun voyage. Au lieu de franchir la porte de
l'unité ou celle du chagrin, nous traversons la porte sans porte,
réalisant que toute idée de voyage et d'effort est une illusion.
Nous allons là où nous sommes.
LES PORTES DE L'ÉVEIL

Pour mieux comprendre, nous devons distinguer deux che-


mins complémentaires permettant de découvrir l'éveil et l'illumi-
nation. Le premier est celui de la lutte et de l'effort, le second
celui de l'absence d'effort. Dans la voie de l'effort, vous vous
purifiez, vous luttez pour vous défaire de tout ce qui vous empê-
che d'être présent; vous vous focalisez sur l'éveil ou l'illumination
à un point tel que toute autre chose disparaît. Pour finir vous êtes
obligé de relâcher la dernière saisie, le désir de l'éveil, et dans ce
lâcher-prise tout devient clair. Sur la voie du non-effort, il n'y a
pas de lutte. Vous vous ouvrez à la réalité du présent. Demeurer
dans la perception de l'état naturel est la seule chose requise. La
compréhension et la compassion en découlent.
En fait ces deux chemins existent à des moments différents
dans la démarche de chacun. Tous deux mènent au lâcher-
prise. Un de mes instructeurs, Dipama, avait coutume de dire
que «tous les deux étaient meilleurs». Un effort judicieux est
important. Peu importe la difficulté du chemin, peu importe la
quantité d'efforts dépensés, à la fin, l'éveil du cœur arrive
comme un acte de grâce, comme un vent printanier qui
emporte toutes nos préoccupations et nos peurs et rafraîchit
notre cœur.
En méditant, en priant et en écoutant, nous ouvrons grand
portes et fenêtres. Vous ne pouvez programmer le vent. « Vous
ne pouvez, disait Suzuki Roshi, prendre rendez-vous avec
l'éveil.» Un dicton rappelle d'ailleurs que «l'obtention de
l'éveil est un accident. La pratique spirituelle nous prédispose
simplement à cet accident. »
Lorsque nous cristallisons, nous manquons l'instant pré-
sent. Nous sommes comme ce disciple zen ambitieux qui arri-
vant dans un temple demande : «Je veux me joindre à la com-
munauté et travailler pour obtenir l'éveil. Combien de temps
cela prendra-t-il?- Dix ans», répondit le maître.« Bien! Et
LA PORTE SANS PORTE 143

si je travaille dur et redouble d'efforts? - Vingt ans. - Eh!


Une minute. Ce n'est pas juste! Pourquoi comptez-vous le
double maintenant?- Dans ton cas, lui dit le maître, j'ai bien
peur qu'il ne faille trente ans. »
L'expérience d'ouverture d'un maître soufi se déroula bien
plus selon un processus graduel que sous la forme d'un événe-
ment transformateur unique et grandiose.

je me souviens bien sûr de plusieurs visions et révélations mais dans


l'ensemble ma vie spirituellefut, au fil des ans, un processus graduel
d'ouverture de la conscience. Ceprocessus doit simplement être respecté
et encouragé. Sije prête attention à ce qui sepasse à l'intérieur de moi,
à ce qui veut s'ouvrir maintenant, cela va toujours s'intensifier. En
percevant chaque capacité nouvelle, je découvre dans le même temps ce
qui sur le chemin entrave mon ouverture. Donc quandj e ressens un
accroissement de ma compassion, j e rencontre aussi les doutes et les
résistances qui m'empêchent de la vivre réellement et cette reconnais-
sance devient l'étape suivante du processus d'ouverture.
Même si nous connaissons la vérité, nous devons travailler sur les
saisies et les croyances qui nous limitent. Pendant longtemps vous
devez permettre à ce processus d'ouverture de sefoire, grâce à l'atten-
tion. Puis vous arrivez à un stade où il se déroule de lui-même. Même
si parfois vous avez encore quelques résistances, il ny a plus de retour
en arrière car vous savez en quoi consiste le foit de demeurer dans
l'Étre authentique et avoir confiance. Vous êtes vraiment cela et, le
sachant, votre compréhension ne peut disparaître.

Plutôt que de concevoir l'éveil comme un état éloigné, appre-


nons à reconnaître qu'il est « plus proche que proche », comme
l'enseigne le zen. La porte sans porte honore cet éveil naturel; c'est
notre droit de naissance.
Ajahn Chah, qui vivait dans une culture bouddhiste met-
tant trop fortement l'accent sur la longueur et la difficulté du
144 LES PORTES DE L'ÉVEIL

chemin vers l'éveil, prit grand soin de rappeler à ses moines et


à ses nonnes que leur éveil était naturel et à portée de main. Il
avait l'habitude de dire que si vous n'aviez pas goûté au courant
d'éveil durant vos six premiers mois au monastère, vous aviez
perdu votre temps. Il insistait sur le fait que l'éveil est notre état
inhérent et que nous pouvons apprendre à demeurer dans notre
cœur naturellement silencieux et libre, indépendant de toutes
les conditions changeantes qui nous entourent.

En lui-même, l'esprit est éternel, naturellement paisible, immobile.


Demeure dans cet état naturel. Si la perception des changements amène
ton esprit à s'oublier lui-même, à tomber dans l'illusion et la confusion,
alors ta pratique consiste à voir ce processus dans son ensemble et à sim-
plement revenir à l'esprit originel.

Ajahn Chah nous rappelle qu'une réflexion attentive et une


méditation diligente peuvent nous révéler cette réalité à chaque
fois que nous sommes à l'écoute. Toutes les expériences sont
dénuées d'ego, dénuées d'existence indépendante. Elles s'élè-
vent comme le vent et passent, en fonction des conditions. À
chaque instant paisible où nous voyons cette vérité, enseignait-
il, nous avons la possibilité de sortir de ce conditionnement que
nous appelons « moi )) et de demeurer dans la connaissance
éternelle, l'Inconditionné. Les pratiques ardues que nous
entreprenons nous servent donc à connaître le monde chan-
geant et à ne pas nous y perdre.
Dans cet enseignement, l'apparence et le fondement de
notre expérience sont inversés. L'illumination est notre état
véritable et la pratique spirituelle un moyen de nous libérer de
notre confusion et de vivre dans la réalité du présent. Nous
sommes le but.
LA PORTE SANS PORTE 145

Une bouddhiste, maître de méditation, nous raconte com-


ment sa vie fut transformée. Pour elle aussi, aucun événement
marquant, aucun satori n'est à signaler, seule une suite sans fin
de prises de conscience.

je suis là etj'enseigne à des centaines et des centaines d'étudiants dont


certains ont expérimenté grâce à la méditation de puissants états
d'ouverture. Mais ce nejùtpas mon cas, ce qui d'ailleursfut pour moi
pendant longtemps la chose la plus difficile à accepter: il ne s'est rien
passé. je ne suis pas de celles qui eurent de grandes expériences boule-
versantes. Depuis maintenant trente ans, je poursuis simplement ma
pratique sans me laisser emporter par mes propres idées de décourage-
ment ou de succès. j'ai participé à de longues retraites de pratique
intensive et aucune expérience spectaculaire ne m'est jamais arrivée.
Ce fut particulièrement difficile pendant les dix premières années
mais, au moins, je ne suis jamais tombée dans le piège de croire que
j'étais quelqu'un de spécial spirituellement.
Pourtant, d'une certaine manière, quelque chose a changé. Ce qui
m'a le plus transformée, ceJurent ces heures innombrables de vigilance
durant lesquelles je prêtais soigneusement attention à ce quejefaisais.
je compris queje n'allais pas me défaire de monfardeau d'un seul coup
mais petit à petit. je laissai donc tomber le poids de mes jugements, de
mes peurs, de mon manque de corifiance en moi-même, de la raideur
de mon corps et de mon esprit. À un certain moment, je découvris com-
ment les tensions et la saisie prenaient place automatiquement et, en
réalisant cela, je commençai à lâcher prise, à apprendre à apprécier la
vie et à trouver le calme. Lentement les enseignements traditionnels
s'incarnèrent en moi -lefait que dans la réalité, rien ne vient, rien
ne part et quefondamentalement il n'arrive rien à l'être et il n'arri-
vera jamais rien. Cette prise de conscience corifirma ce que je savais
déjà. je devins moins sérieuse, moins concernée par moi-même. Ma
bienveillance commença à s'approfondir. Bizarrement, quelques-uns
de mes amis me dirent que je devenais de plus en plus moi-même. Ils
affirment qu'il y a eu une grande transformation en moi; mais ce ne
LES PORTES DE L'ÉVEIL

fot pas le résultat d'un événementparticulier. j'imagine que c'estjuste


lefruit de la présence sans cesse renouvelée. C'est aussi simple que cela.

Dans la vie spirituelle, il est facile de se laisser captiver par


la notion d'un but, d'un état, d'un endroit particulier à attein-
dre. Des récits d'expériences extraordinaires peuvent nous
donner des idées à propos de notre vie -comment elle devrait
être- et nous amener à nous comparer à d'autres. Au Tibet,
un célèbre yogi vécut pendant des années en pratiquant avec
ardeur dans une cabane de montagne. Il vivait du soutien des
villageois de la vallée et un jour de fête, il entendit que ceux-ci
venaient lui rendre visite. Le yogi balaya soigneusement sa
cabane, nettoya les bols d'offrandes sur l'autel, fit une offrande
spéciale et lava ses vêtements. Puis il s'assit et attendit mais un
sentiment de malaise l'envahit. Qyi donc essayait-il d'être?
Pour finir, il se leva, prit plusieurs poignées de poussière et les
jeta sur l'autel. Il est dit que ces poignées de poussière furent sa
plus grande offrande spirituelle.
Lorsque nous franchissons la porte sans porte, nous arri-
vons à la fin de la recherche. Auparavant nous avions sans doute
essayé dans notre vie de nombreuses manières d'atteindre l'éveil
ou de devenir quelqu'un de spécial. Nous accédons enfin à la
porte de l'éternel présent et découvrons que nous n'allons nulle
part. L'endroit où nous sommes est le lieu, le seul lieu pour la
perfection de la patience, la paix, la liberté et la compassion. Le
poète zen Ryokan nous présente cette vérité comme le point
culminant d'une vie en quête de sagesse :

Ma vie peut sembler mélancolie,


Mais en voyageant à travers le monde,
je me suis confié au Ciel.
Dans mon sac, trois parts de riz
LA PORTE SANS PORTE I47

Près de l'âtre un tas de bois.


Si quelqu'un demande quel est le signe
De l'éveil ou de l'illusion,
je ne saurais le dire- richesses et honneurs ne sont que poussière.
Quand tombe la pluie du soir, je m'assieds dans mon ermitage
Et en réponse j'étire mes deux jambes.

Ryokan demeure dans la compréhension du cœur. N'atten-


dant plus rien du monde, il fait confiance au tao. L'Éveil est sa
propre présence, sa réponse au monde est naturelle et compas-
sionnée.
Une chrétienne contemplative qui eut une vie spirituelle
active pendant trente ans raconte son histoire :

j'avais toujours été touchée par la ferveur de mystiques comme sainte


Thérèse d'Avila ou saint jean de la Croix. Lorsqu'à la suite d'un échec
relationnel et de problèmesfamiliaux je passai un an dans un couvent,
je lus et relus leurs paroles. j'avais l'idée romantique d'être en train de
traverser la nuit obscure de mon âme. Mais cela ne s'arrêtajamais,je
n'eus aucune expérience importante ni aucune illumination mystique.
Quandje quittai le couvent pour devenir assistante sociale, je pour-
suivis ma vie de prière et de pratique contemplative mais cela resta
ordinaire et obscur pendant des années. Maintenant je réalise que
j'étais en foit déprimée et seule, et qu'il n'y avait là rien de vraiment
mystique.
Puis il y a dix ans, jefis une retraite avec le père Bede Griffiths,
un vieux moine catholique rayonnant qui avait un ashram en Inde.
Il portait une robe de yogi, couleur orange; des cheveux blancs et une
joie profonde jaillissaient de lui comme des narcisses resplendissants
après un long hiver. Nous avons parlé et il me dit que je m'étais foit
toute une histoire àpropos du cheminement spirituel et de la manière
dont il devait se dérouler. Puis ilprit mon visage dans ses mains et me
transmit un tel amour!« Pourquoi ne pas être toi-même, me dit-il,
dans toute ton unicité? C'est la seule chose que Dieu désire de toi. »je
LES PORTES DE L'ÉVEIL

pleurai, je dansai, riant de tout ce que j'essayais d'être. Et mainte-


nant, depuis des années, ma vie de prières et de contemplation conti-
nue de façon ordinaire mais cela ne me déprime pas etj'en suis venue
à aimer cette vie. Aucune grande expérience ne m'est jamais arrivée
mais en m'aimant moi-même, tout a changé.

La tradition zen est pleine de récits de ce genre. Le maître


zen Kassan avait un disciple qui dans un premier temps vécut à
ses côtés puis, trouvant que ses enseignements ne lui conve-
naient pas, partit en pèlerinage. Partout où il allait, les gens fai-
saient l'éloge de son maître Kas san, considéré comme le plus
grand. Pour finir le disciple revint, salua son vieux maître et lui
demanda: «Pourquoi ne m'avez-vous pas révélé votre pro-
fonde réalisation? » Le maître lui répondit avec un sourire :
« Qyand tu faisais cuire du riz, n'ai-je pas allumé le feu? Qyand
tu me portais de la nourriture, n'ai-je pas tendu mon bol pour
la recevoir? Qyand t'ai-je jamais trompé?» À ces mots le
moine s'éveilla.
La sainte perfection que nous recherchons a toujours été
présente. Dame Julienne de Norwich exprime cette perfection
au cœur de ses prières lorsqu'elle écrit: «Tout sera bien, oui,
tout sera bien. Absolument tout sera bien. » Reconnaître la
perfection des « choses telles qu'elles sont » est une ouverture
du cœur radicale, un respect de la plénitude sacrée sous-jacente
à tous les phénomènes. Cette plénitude étant toujours présente,
nous pouvons nous y éveiller en toute occasion.
Une question peut cependant se poser: « Pourquoi aucune
saveur d'éveil ou de perfection ne s'est-elle manifestée à moi?»
Le fait est que cela s'est sans doute produit mais que nous ne
l'avons pas remarqué ni reconnu. Comme l'air invisible qui
nous entoure et nous maintient en vie.
LA PORTE SANS PORTE 149

Ajahn Bouddhadasa, dont le monastère se situe dans une


grande forêt de la péninsule malaise, invitait ses étudiants à
s'asseoir avec lui dans la fraîcheur des arbres. Puis il les incitait à
se mettre en quête du nirvana par les moyens les plus simples, à
chaque instant de la vie quotidienne. « Le nirvana, disait-il, est
la fraîcheur du lâcher-prise, le délice inhérent à l'expérience
quand il n'y a ni saisie ni résistance à la vie. »»

Tout le monde sait que si la saisie et l'aversion étaient en nous jour


et nuit, sans interruption, nous ne pourrions le supporter. Dans de
telles conditions, les êtres vivants mourraient ou deviendraient fous.
Nous survivons au contraire grâce à des périodes naturelles de fraî-
cheur, de plénitude, de tranquillité. En fait celles-ci durent plus
longtemps que les flammes de nos saisies et de nos peurs. Voilà ce
qui nous sustente. Nous avons des phases de repos qui nous permet-
tent d'être frais, vivants, bien. Pourquoi n'éprouvons-nous pas de
gratitude envers ce nirvana quotidien?

Nous savons déjà comment lâcher prise - nous le faisons


chaque nuit en allant dormir; le lâcher-prise est un délice,
comme une bonne nuit de sommeil. En nous ouvrant ainsi, nous
pouvons vivre dans la réalité de notre plénitude. Un petit lâcher-
prise nous apporte un peu de paix, un lâcher-prise plus important
nous apporte une sérénité plus grande. En franchissant la porte
sans porte, nous commençons à apprécier les moments de pléni-
tude. Nous commençons à faire confiance au rythme naturel du
monde, tout comme nous avons confiance en notre sommeil et
en la capacité de notre soufRe à respirer par lui-même.
Pendant une retraite, un thérapeute, psychologue, qui avait
dédié quinze ans de sa vie à la pratique spirituelle, se débattait
encore dans des problèmes relationnels. Des sentiments de
désir, de convoitise et de reproche ne cessaient d'apparaître.
Nous avons parlé. Je lui suggérai de passer quelques jours à
ISO LES PORTES DE L'ÉVEIL

orienter sa méditation d'amour et de bienveillance vers lui-


même. Au début il résista; comme beaucoup d'entre nous, il
était mal à l'aise de devoir se concentrer sur sa propre personne.
Dédier à soi-même, pendant des jours et des jours, cette inten-
tion d'amour et de bienveillance était embarrassant. Mais peu
à peu son cœur s'attendrit et le pardon arriva, pour lui-même et
pour les autres. Le monde commença à sembler plus beau et la
réalisation eut lieu.

C'est moi qui dois m'aimer. Personne d'autre ne peut me faire sentir
la plénitude. Moi seul peux procurer cet amour. Maintenant je sais
que tous les êtres et moi-même avons accès à cette plénitude, toujours
et partout. Savoir cela mepermet de vivre avec une sérénité nouvelle
et une bienveillance envers les autres et moi-même. De la manière la
plus simple, cela a complètement changé ma vie.

Une fois encore, le propos d'une pratique spirituelle n'est pas


d'acquérir un savoir mais d'apprendre comment nous aimons.
Sommes-nous capables d'aimer ce qui nous est donné? D'aimer en
toutes circonstances? De nous aimer nous-mêmes, d'aimer les
autres? Sommes-nous capables de voir l'illumination que nous
offre le soleil chaque matin? Si nous en sommes incapables, que
devons-nous faire au niveau de notre corps, de notre cœur et de
notre esprit pour nous permettre de nous ouvrir, de lâcher prise, de
demeurer dans notre perfection naturelle? La porte est ouverte, ce
que nous cherchons est juste en face de nous. Il en est ainsi
aujourd'hui et chaque jour.
Larry Rosenberg, qui enseigne la méditation, alla pratiquer
en Corée chez un maître zen, Seun Sahn. Durant son séjour, il
entreprit un pèlerinage auprès d'autres maîtres et de temples.
Voyageant sur une route perdue, il passa devant un sanctuaire
bouddhiste particulièrement soigné, une sorte de stoupa au
LA PORTE SANS PORTE rsr

pied de la montagne. À côté, il y avait un panneau, « Sentier


menant au plus beau Bouddha de Corée». Une flèche indiquait
un escalier de mille marches dans la montagne. Larry décida
d'y aller et grimpa les marches jusqu'au sommet. Là-haut, dans
toutes les directions, la vue était à couper le souffle. Une simple
pagode zen en pierre contrebalançait l'élégance de celle du bas
mais à la place du Bouddha sur l'autel il n'y avait rien. Juste un
espace vide et, derrière, le panorama splendide des collines ver-
doyantes. En approchant, il vit une plaque sur l'autel vide:« Si
vous ne pouvez voir le Bouddha ici, vous feriez mieux de redes-
cendre et de pratiquer encore. »
TROISIÈME PARTIE

L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN


8

AU-DELÀ DU SATORI
LES CARTES DE L ' EVEIL
'

La fille d'un pasteur demanda à son père


d'où lui venaient ses idées pour les sermons.
<< De Dieu », répondit-il. <<Alors pourquoi
toutes ces ratures?» lui demanda-t-elle.
(Père Anthony de Mello.}

Un être totalement éveillé tombe dans un


puits. Comment est-ce possible? (Koan zen
traditionnel)

Comment comprendre ce qui est


au-delà de l'éveil? Lorsque Socrate attendait en prison sa con-
damnation à mort, il entendit un compagnon de cellule chanter
une composition lyrique du poète Stésichore. Il pria l'homme
de lui enseigner ce poème. « Mais pour quoi faire? » lui
demanda ce dernier. Socrate répondit : « Ainsi je peux mourir
en connaissant une chose de plus. »
La vie spirituelle est pareille. Elle implique pour tout le monde
un mûrissement de la compréhension, un développement cons-
tant. C'est la sagesse de «l'après-éveil». Comme l'expliqua le
maître chinois Hsu Yun avant de mourir à l'âge de cent vingt ans,
« il y a de nombreux satori mineurs avant un satori majeur et beau-
coup de satori majeurs sur le chemin de l'éveil véritable».
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Les mystiques de chaque tradition enseignent que, quelle


que soit la puissance de l'éveil obtenu, notre capacité à vivre dans
cette réalité sera presque certainement transitoire. Au premier
abord on pourrait en douter : les satori éveillent en nous une
compréhension et une liberté tellement impressionnantes qu'il
est difficile de croire que cette réalisation n'est qu'une première
étape. Pourtant des descriptions ou cartes du processus évolutif
d'éveil existent dans pratiquement toutes les voies spirituelles.
Ce déroulement est parfois décrit comme un accès aux
plus hauts niveaux de vision. Le mystique chrétien saint Jean
de la Croix parle de l'ascension du Mont Carmel et des
visions de plus en plus claires que l'on a depuis ses pentes les
plus hautes. Dans d'autres cas, le processus est perçu comme
une stabilisation de la réalisation initiale, un affermissement
nécessaire comme nous le disent les maîtres tibétains du Dzo-
gchen. Dans la dernière scène du bouvier zen, l'homme et le
bœuf reviennent ensemble sur la place du marché et y don-
nent des bénédictions. Leur voyage est pourtant loin d'être
terminé. En fait, on peut dire que leurs aventures ne font que
commencer. Chaque tradition offre sa propre image du
déroulement de la vie quand le cœur s'est éveillé, mais toutes
s'accordent sur le fait que la première ouverture n'est qu'un
début.

l:éveil n'est que le début d'un processus


Dans le bouddhisme, l'une des cartes de l'éveilles plus connues
est celle de la tradition Theravada des Aînés du Sud-Est asia-
tique. Cette carte décrit l'éveil en quatre étapes successives
dites de« noble réalisation»; chacune d'elles conduit à un nou-
veau degré de libération. La première étape est appelée « Entrer
AU-DELÀ DU SATORI I57

dans le courant». Cette entrée dans le courant survient lorsque


nous goûtons pour la première fois la saveur de liberté absolue
de l'éveil : une liberté du cœur, au-delà de toutes les conditions
mouvantes du monde.
Comme le satori ou, dans le zen, le kensho (éveil profond),
l'entrée dans le courant apporte un changement de compréhen-
sion stupéfiant. Lors de son premier éveil l'individu perçoit
l'illusion d'un soi séparé, se libère de son identification au corps
et à l'esprit et s'éveille à la paix éternelle du nirvana. De ce fait,
le sens de sa vie est changé à jamais et il pénètre dans un cou-
rant qui l'emporte vers une liberté plus large, aussi sûrement
qu'un courant rapide entraîne une feuille vers la mer.
Même lorsque nous avons vu la vérité, de plus amples puri-
fications demeurent nécessaires, selon les Aînés, pour transfor-
mer notre caractère et intégrer cette nouvelle compréhension
dans notre vie. Ainsi commence le voyage allant de l'entrée
dans le courant jusqu'à la seconde étape, «Revenir encore».
Par un processus profond qui demande souvent de nombreuses
années, nous découvrons et évacuons nos habitudes les plus
grossières de saisie et d'aversion qui recréent ce sentiment d'un
soi, plein de peurs et de limites. Atteindre la deuxième étape
requiert une attention constante, sensible à la souffrance qui
survient lorsque nous nous accrochons à nos désirs et à nos
peurs, à nos idées et à nos idéaux. Qyand nous comprenons ces
forces de la vie humaine, elles perdent leur emprise sur nous.
Pour finir, une réalisation profonde fait disparaître de façon
significative les forces les plus puissantes de désir, de saisie, de
colère et de peur. Nous accomplissons alors la deuxième étape.
La troisième phase est appelée «Non-Retour,. par les
Aînés. A ce stade nous sommes définitivement libérés de tout
ce qui reste de désirs, saisies, colères et peurs; nous n'aurons
plus jamais à retomber sous leur joug. Ceux qui progressent
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

jusqu'à cette troisième étape sont très peu nombreux et ils y


accèdent au terme d'un long processus consistant à demeurer
profondément dans le calme et la vacuité. La sagesse grandis-
sant, les mouvements subtils de saisie au niveau du cœur sont
abandonnés au moment même où ils apparaissent. À ce stade,
nous demeurons dans la liberté et la réalité du présent. Cette
paix profonde du cœur est rarement perturbée.
Arrive enfin la quatrième étape, la plus extraordinaire,
appelée « Grand Éveil », dans laquelle les dernières traces de
saisies subtiles - à l'égard de la joie, de la libération et de la
méditation elle-même - disparaissent. Maintenant, sans la
moindre identification à un soi, l'individu est libre de tous ves-
tiges d'orgueil, de jugement, d'agitation, de séparation qui voi-
laient l'être pur. Le rayonnement de notre vraie nature brille
sans obstacle dans notre vie entière.
Cette carte des Aînés explique comment une personne,
ayant expérimenté un éveil manifeste et profond, peut encore
se laisser emporter par l'avidité, la colère et l'illusion. Une fois
entré dans le courant, un individu peut donner des enseigne-
ments vraiment inspirés sur la réalisation et l'illumination et
pourtant ne pas les vivre. Pour cette raison, des étapes ultérieu-
res d'éveil sont essentielles.
La plupart des maîtres s'accordent sur le fait qu'après la pre-
mière illumination, des périodes de peur, de confusion, de lais-
ser-aller de leur conduite spirituelle peuvent encore s'élever;
des phases de comportements insensés peuvent apparaître.
Qyelles que soient la force de la vision et la profondeur de la
perception initiale de liberté et de grâce, un processus de mûris-
sement doit suivre. Au cours des ans, je n'ai pas rencontré un
seul Occidental dérogeant à cette règle et il semble que ce soit
également vrai pour la plupart des enseignants asiatiques. Si
nous ne reconnaissons pas cette vérité, nous nous trompons
AU-DELÀ DU SATORI 159

nous-mêmes. Lorsqu'une mère orgueilleuse annonça un jour


au Mullah Nasruddin: «Mon fils a terminé ses études))'
Nasruddin répliqua : « Sans aucun doute Dieu va lui en envoyer
davantage. )) Il en va ainsi pour nous tous.
Les signes concrets et les moyens de réalisation étant très
divers, un désaccord important existe entre les Aînés eux-
mêmes à propos de l'entrée dans le courant. En quoi consiste-
t-elle? Selon une lignée, elle s'élève de la méditation la plus
profonde, celle qui dissout la solidité du corps et toutes les
identifications qui lui sont associées. Pour une autre lignée, elle
correspond à la libération de l'identification à l'esprit. Certains
monastères enseignent que l'entrée dans le courant n'a rien à
voir avec une méditation profonde mais qu'elle se produit natu-
rellement pendant les premiers mois de pratiques, lorsque nous
délaissons tout attachement. D'après certains enseignants, la
simple rencontre d'un maître ou la révélation instantanée de la
perfection omniprésente non égotique peuvent conduire à cette
entrée dans le courant, alors que d'autres affirment qu'elle sur-
vient dans le zen au terme d'une longue confrontation avec un
koan. À l'intérieur même d'un monastère, il arrive que des maî-
tres se querellent entre eux pour savoir si un étudiant a vraiment
obtenu ces réalisations.
Mais il est encore plus difficile pour les étudiants d'obtenir des
instructions précises et sans ambiguïté dès qu'il s'agit de suivre le
chemin qui se situe au-delà de l'entrée dans le courant. Un ensei-
gnant bouddhiste avancé, connu comme l'un des pratiquants occi-
dentaux les plus expérimentés, m'a dit :

Après des années de retraite,j e me rendis en Birmanie. Le maître nous


incitait aux plus grands efforts et j'expérimentai de nombreux
niveaux de visions qui m'amenèrent à une réalisation stupéfiante du
dharma- qui semblait correspondre à l'entrée dans le courant, ce que
r6o L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

le Sayadaw avait l'air de confirmer. Cefut une période extrêmement


inspirante et les effets de ce degré de conscience durèrent longtemps.]e
pensais donc quej'allais sans détour me diriger vers la prochaine étape
d'éveil et, toute l'année suivante, je me plongeai dans la pratique.
Mais j'eus l'impression de simplement retrouver ce que j'avais déjà
découvert sans que rien de nouveau n'arrive. je me sentisfrustré. En
creusant, je vis à quel point le niveau d'attachement suivant était
profond
Comme je voulais savoir ce dont j'avais besoin pour atteindre
cette deuxième étape, j'essayai d'obtenir des réponses directes de nom-
breux maîtres mais toutes les réponses étaient étonnamment vagues et
obscures. Pour finir, mon Sayadaw me raconta que, pour lui, la
deuxième phase de pratiques avait consisté en une purification qui lui
avait demandé de nombreuses années. Ce queje sais aujourd'hui, c'est
qu'ilfaut continuer à suivre la direction du dharma, mais je ne suis
pas sûr que nous puissions savoir exactement à quel point nous en
sommes arrivés et combien il nous reste àfaire.

Sans doute le mieux est-il de considérer authentiques ces nom-


breuses voies. I.:entrée dans le courant survient dès que nous aban-
donnons sincèrement l'idée étroite de nous-mêmes et que nous
nous ouvrons totalement à la liberté et à la confiance. Peut-être est-
ce semblable à ce que Louis Armstrong disait : «Je ne peux pas
vous parler de jazz - quand vous l'entendez, vous savez ce que
c'est.»

L'Humilité et La Nuit Obscure


La carte des contemplatifs chrétiens décrit les plus hautes
étapes spirituelles comme un processus de développement de
l'humilité et de la purification. Saint Jean de la Croix nous
enseigne qu'après certaines expériences initiales de grâce, de
longues périodes douloureuses vont suivre durant lesquelles
AU-DELÀ DU SATORI r6r

nous perdons le sentiment de lien avec le Divin. De telles nuits


obscures, ajoute-t-il, sont des phases nécessaires au voyage
sacré.
En premier lieu arrive, selon saint Jean, la« Nuit Obscure des
Sens », durant laquelle les choses de ce monde perdent leur
saveur. C'est une période de deuil profond : tout ce qui dans le
passé nous a procuré du plaisir perd son sens. Après cette illumi-
nation tellement splendide, nous pénétrons dans un endroit
aride, stérile, sans comprendre clairement quelle est la route du
cœur. Saint Jean de la Croix décrit cette phase comme un temps
de patiente purification du caractère à l'égard de l'orgueil, de
l'avidité et de la colère. Nous approfondissons ainsi notre com-
préhension des peines du monde causées par notre séparation du
Divin.
Après la Nuit Obscure des Sens vient la« Nuit Obscure de
l'Esprit », dans laquelle une purification et un abandon plus
grands encore nous sont demandés. C'est un purgatoire fait de
douleurs et de confusion, semblable aux épreuves de Job. De
cette période de dépouillement émerge une aspiration et un
amour ardents, uniquement tournés vers le Divin.
Une grande récompense attend ceux qui honorent les nuits
obscures de l'âme :saint Jean chante la douceur inexprimable et
le vertige de grâce qui inondent l'âme profondément soumise à
cette « obscurité splendide ». Dans ce long périple, seule
importe une humble persévérance.« L'amour du cœur, dit saint
Jean, est une flamme de bougie qui nous conduit à travers le
chemin de l'obscurité.»

Un enseignant de méditation traversa cette nuit sombre après des


années de contemplation intérieure et la rencontre du Divin.
Après de nombreuses années dans des communautés catholiques et
bouddhistes, une chose indescriptible arriva. C'était pendant une
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

longue période de retraite solitaire. La description la plus exacte que


je puisse donner, ce sont les paroles de saint Augustin -je vis que
Dieu était plus proche de moi que je ne l'étais moi-même. Dieu était
comme un vaste océan et tout ce quej'avais l'habitude d'expérimenter
en tant que Moi n'était qu'une fine membrane, flottant à la surface,
insubstantielle puis dissoute .. .
Quand la félicité et l'ouverture divine qui avaient accompagné
cette réalisation disparurent quelques mois plus tard, je sombrai
dans une lourdeur et une crainte profondes. Ce fut le début d'une
période infernale. Après un te/jaillissement émotionnel, tout sefigea
dans la stagnation, sans aucune sensation ni aucun sens. je quittai
le centre bouddhiste et revins dans l'Ohio pour être proche de ma
fille. je pris un travail d'entretien qui n'avait aucun sens; j'eus de
l'urticaire et de l'asthme. Mes perpétuels douleurs et deuils intéri-
eurs me désespéraient et, bien qu'extérieurement tout semblât nor-
mal, j'étais au bord du suicide ou de la psychose. Prier et méditer
m'était devenu impossible.
Après des mois de souffrance, jefinis par être tellement accablé que
je mejetai sur le sol de la salle de bains et implorai Dieu pour qu'il ait
pitié carje ne pouvais continuer ainsi. En un instant, tout mon mal-
être et mes tourments s'écoulèrent hors de moi, comme l'eau d'une bai-
gnoire qui se vide. Pendant deux heures je restai assis là, sur le sol,
dans la félicité, la joie et la paix. je vis que toutes les difficultés étaient
l'œuvre de Dieu et je me souvins de ma confiance en Lui; ces peines
faisaient partie du chemin. Après deux heures de repos, jeJus capable
de reconnaître que je pouvais supporter cela et que, si telle était
l'œuvre de Dieu, je l'acceptais. Au moment même où je vis cela, tout
revint de façon incroyable - ressurgissant comme si la baignoire se
remplissait à nouveau. Tout était exactement comme avant, aussi
douloureux et terrible; mais cette courte période de Miséricorde
Divinefaisait toute la différence. j e sus que je pouvais le supporter et
que je voulais vivre tout ce que Dieu me proposait, quoi que ce fot.
Une gratitude immense s'éleva pour la grâce et la tendresse que Dieu
venait de me manifester comme la plus douce des mères : nous accom-
pagnant, invisible, et désirant nous aider et nous retenir en cas de
AU-DELÀ DU SATORI

chute. C'est là, dans ma pire douleur, que j'ai appris qu'il n'y a pas
d'autre choix que de vivre dans la grâce de Dieu.

Si saint Jean parle d'une nuit obscure, sainte Thérèse d'Avila


utilise l'image d'un« château intérieur »pour décrire comment le
sens du mystère et de l'humilité doit grandir, « tandis que l'âme
progresse vers la demeure de Dieu au centre du château ». Elle
décrit les années de cheminement de l'âme à travers sept phases
ou états intérieurs. Chaque étape apporte une purification gra-
duelle des dangers de la peur, de la richesse et des honneurs, une
libération des « consolations du monde». Comme saint Jean de
la Croix, elle explique comment les grands contemplatifs doivent
traverser des phases de solitude, de peines et de désillusions, uni-
quement soutenus par l'ardeur constante de l'amour et de la
prière. « La chose importante n'est pas de penser beaucoup, mais
de beaucoup aimer. )) Elle montre comment, à travers un long
cheminement d'amour et de grâce inébranlables, nous arrivons
enfin à une renaissance spirituelle dans laquelle l'âme devient une
chenille dans le cocon du Divin, mourant à ses vieux modes
d'être et déployant ses ailes.
Pourtant, même après nous être éveillés et avoir déployé
nos ailes, des nuages demeurent, plus subtils. Le mystique ano-
nyme du XIVe siècle qui écrivit Le Nuage d1nconnaissance nous
rappelle que, même si « à travers la contemplation une per-
sonne est purifiée de ses peines ... nous n'arrivons jamais dans
cette vie à une sécurité parfaite )).

Le chemin n'est pas linéaire mais circulaire et continu


Ces descriptions systématiques des étapes spirituelles peuvent
donner l'impression que le chemin est simple, linéaire et progressif,
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

comme si la vie spirituelle était un développement de nous-mêmes


à travers le temps, étape par étape. D'une certaine manière, ces
cartes sont correctes et effectivement, petit à petit, nous nous puri-
fions, nous nous ouvrons, nous nous libérons et nous nous stabili-
sons au fil des années de pratique spirituelle. Mais tout ce qui
advient ne se fait pas de façon linéaire. Qye ce soit dans les monas-
tères de Birmanie et du Tibet ou dans les récits des mystiques chré-
tiens, juifs ou soufis, il n'y a pratiquement jamais eu personne dont
le cheminement fut simplement linéaire.
Le développement du cœur humain est habile et mysté-
rieux. Nous pouvons souhaiter un chemin d'éveil ordonné et
prévisible mais les modes d'être du cœur sont un paysage que
l'on ne peut découvrir qu'au cours du voyage. Nous ne pouvons
nous emparer de la liberté et la situer dans le temps. Pour
l'esprit mûr, la liberté est le voyage lui-même. Comme un laby-
rinthe, un cercle, l'épanouissement d'une fleur, pétale après
pétale; comme une spirale ascendante, une danse autour de
l'immuable, centre de toutes choses. Il y a toujours des cycles
nouveaux- des hauts et des bas, des ouvertures, des fermetu-
res, des éveils à l'amour et à la liberté, souvent suivis de nou-
veaux troubles subtils. En progressant sur cette grande spirale,
nous revenons sans cesse là où nous étions, mais à chaque fois
avec un cœur plus entier, plus ouvert.
Les mystiques juifs disent que les états les plus exaltants nous
ramènent à la simplicité des prières quotidiennes. Dans la kabbale,
les méditations les plus sublimes sur la conscience éternelle, appe-
lées binah et cochma, doivent se raccorder à une vie quotidienne
faite de générosité et de dévotion. Les plus hauts états divins nous
ramènent inévitablement à notre famille, à nos prières, à allumer
chaque semaine les bougies du sabbat, aux saintes pratiques
d'entraide et de pardon. Rappelons-nous la formule mystique :
« Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. »
AU-DELÀ DU SATORI

Sainte Thérèse également parle d'un cycle. La vie intérieure,


de ferveur et d'absence de soi, ne s'achève pas dans l'union avec
le Divin. Sainte Thérèse insiste sur le fait que nous revenons sans
cesse de cette source et à cette source, pour y puiser et apporter
sa radiance au monde car « par elle, une nouvelle vie nous est
donnée ». Le souhait est « d'intégrer les faveurs merveilleuses
d'éveil qui nous sont accordées » de telle sorte que nous puissions
mener dans ce monde une vie sainte. Le fruit de notre voyage
intérieur « se trouve dans nos bonnes œuvres ». Les mystères
nous révèlent « seulement que nous devons revenir et avoir la
force de servir». Comme le bouvier zen, nous retournons sur la
place du marché, les mains chargées du don de félicité. Nous
revenons apporter les bénédictions d'un cœur éveillé à tous ceux
que nous rencontrons.

Plus poètes que cartographes


Le cœur s'éveille et s'ouvre comme un lotus: comblé par sa
propre beauté et son parfum naturels, il enchante le jardin qui
l'entoure. Mais la nature des fleurs est de s'ouvrir à la lumière
du jour et de se refermer la nuit. Comment dresser une carte et
décrire un tel processus? Bien sûr, il y a les étapes nommées
pousse, bourgeon et fleur. Mais cette description omet plus
qu'elle ne dit. Elle oublie la nutrition des racines dans la vase,
l'absorption de la lumière du soleil, la pollinisation des abeilles,
les sœurs et parents lotus qui entourent cette fleur et emplissent
le monde d'encore plus de beauté. Elle omet la croissance qui
s'opère la nuit et les bourgeons, invisibles sous la surface de
l'eau, qui ne se souviennent pas encore du monde de la lumière
solaire.
166 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Le déroulement de cette spirale mystique étant à ce point


organique, de nombreuses traditions se tournèrent vers la poésie
pour en exprimer l'essence. La poésie a un pouvoir mystérieux :
elle arrive à transmettre des valeurs pratiquement impossibles à
exprimer directement. Les écrits zen n'offrent quasiment aucune
description littérale des étapes de l'éveil mais proposent des
métaphores et des images : comme celle du doigt qui montre la
lune ou la fameuse histoire du bouvier que nous avons évoquée.
L'image d'un crâne blanc posé dans la neige ou d'un corbeau noir
à minuit peut inciter l'esprit à s'éveiller, plus sûrement que des
centaines de pages d'explications abstraites, si les oreilles de celui
qui écoute sont ouvertes. Le Bouddha s'éveilla à la vue de l'étoile
du berger. Les Aînés disent que ses premiers mots furent alors un
poème.

Architecte de cet édifice de souffrances


Tu ne construiras plus de poutres...

Dans le zen, une image différente nous est proposée, tout aussi
poétique dans sa manière d'induire l'interconnexion.

Avec cette étoile,


toutes les choses et moi-même s'éveillent.

Kabir, le mystique indien, chante les merveilles d'être


éveillé à l'intérieur de cette terre qui constitue notre corps.

A l'intérieur de cette cruche en terre,


Il y a des gorges et des montagnes couvertes de pins,
et le créateur des gorges et des montagnes couvertes de pins!
Il y a les sept océans et les centaines et les millions d'étoiles.
AU-DELÀ DU SATORI

Il y a l'acide qui authentifie l'or, celui qui évalue les joyaux.


Ily a la musique des cordes que personne n'effleure, la source de toutes les eaux.
Si tu veux la vérité, je vais te la dire:
Ami écoute! L'Être Saint que j'aime est à l'intérieur.

Le langage quasi poétique des koans est utilisé dans le zen


pour encourager l'éveil. Le disciple répète interminablement un
poème profond ou un koan et l'examine jusqu'à ce que son esprit
s'ouvre d'une manière totalement nouvelle. Des douzaines
d'autres koans vont alors suivre pour l'inviter à assimiler plus pro-
fondément la liberté trouvée, ou encore pour illuminer les direc-
tions dans lesquelles sa réalisation pourrait s'égarer. Pris ensem-
ble, ces koans et ces histoires forment une carte poétique de la vie
d'un pratiquant et le conduisent à intégrer le monde de l'éveil à
ce monde-ci : « Rapporte-moi une perle du fond de l'océan sans
te mouiller », peut demander un maître zen. Ou bien encore :
« Indique-moi quel est le son du battement d'une seule main »,
ou« Olt'est-ce qui est droit dans la courbe?»
L'étudiant mis face à ces histoires, ces questions et ces poè-
mes, ne peut les aborder avec son seul esprit conceptuel -
toute réponse simpliste étant fermement rejetée. Les réponses
à ces koans n'apparaissent qu'en approfondissant notre capacité
de vivre dans la réalité du présent, de nous ouvrir et nous fermer
comme le lotus, de pénétrer la sombre forêt et de danser sur la
place du marché. Ils ne nous indiquent pas un état idéal mais la
:flexibilité du tao, l'état naturel du lotus. Ils enseignent un
lâcher-prise vis-à-vis de la peur, de l'égocentrisme, des saisies
mondaines et spirituelles, jusqu'à ce qu'enfin nous soyons libres
d'être nous-mêmes.
Le but ultime des koans peut être perçu dans l'histoire sui-
vante, échantillon d'humour zen moderne à l'égard d'un disci-
ple qui envoyait à son maître le compte rendu fidèle de ses pro-
168 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

grès spirituels. Le premier mois, l'étudiant écrivit : « Je ressens


une expansion de ma conscience et j'expérimente l'unité avec
l'univers. » Le maître jeta un regard à ce papier et le jeta. Le
mois suivant, voici ce que l'étudiant avait à dire : «J'ai finale-
ment découvert que le Divin est présent en toutes choses. » Le
maître sembla déçu.
Dans sa troisième lettre, le disciple expliqua avec
enthousiasme :«Le mystère de l'unité et de la multiplicité s'est
révélé à mes yeux émerveillés. » Le maître se mit à bâiller. La
lettre suivante disait : « Personne ne naît, personne ne vit, per-
sonne ne meurt, car le soi n'existe pas. » Le maître leva les bras
en signe de désespoir.
Un mois passa, puis deux, puis trois, une année entière. Le
maître pensa qu'il était temps de rappeler à son disciple l'enga-
gement qu'il avait pris de le tenir informé de son évolution spi-
rituelle. Le disciple lui répondit : «Je vis simplement ma vie.
Et, quant à la pratique spirituelle, pourquoi m'en préoccuper?»
Lorsque le maître lut ces mots, il s'écria : « Dieu merci. Il a
enfin compris! »
Cette histoire montre que le zen enseigne la perfection des
choses telles qu'elles sont. Le crâne blanc dans la neige est un
crâne blanc posé dans la neige, le corbeau noir à minuit est vrai-
ment ce qu'il est.

les idéaux ne sont pas des réalités


Pourquoi donc avoir établi des cartes qui n'incluent ni la poésie
ni l'humour et semblent indiquer avec précision un chemin
fixe, linéaire et ascendant? Nous courons le risque de vouloir
grimper ces marches et de simplement nous perdre dans une
nuée d'idéaux inaccessibles. Il est sûrement utile de regarder
AU-DELÀ DU SATORI

comment de telles cartes peuvent nous servir dans notre vie


réelle de pratiquants, en prenant par exemple les Dix Bhûmis
du bouddhisme tibétain.
Décrits comme les dix étapes de l'éveil à la nature de
Bouddha, les Bhûmis sont tour à tour appelés : Première Terre,
Joie; Deuxième Terre, Immaculée; Troisième Terre, Lumineuse;
O!tatrième Terre, Rayonnante, et ainsi de suite. La phase<< Joie »
débute après l'entrée dans le courant. Bien que ce niveau soit
élevé et pur, il comporte quelques pratiques humaines ordinaires,
telles que les vœux de grande générosité et le souhait de contri-
buer à l'éveil de tous les êtres. Le pratiquant ayant atteint le
deuxième Bhûmi doit, lui, être capable de voir clairement dans le
passé et le futur, de s'établir dans une centaine de formes
d'absorption méditative, de multiplier son corps pour apparaître
dans le même temps en plusieurs lieux et sous plusieurs formes et
d'amener une centaine de bouddhas et de bodhisattvas à se
manifester autour de ces formes où qu'elles aillent. De la troi-
sième à la dixième Terre, il est question de pouvoirs encore plus
miraculeux et remarquables.
Je demandai un jour à un vieux lama du Tibet si ces dix
étapes faisaient réellement partie de la pratique. « Bien sûr,
elles existent vraiment »,me répondit-il. Mais lorsque je voulus
savoir qui, dans sa tradition, avait atteint ces Terres, il devint
songeur : « En ces temps difficiles, dit-il, je ne peux nommer
un seul lama ayant maîtrisé ne serait-ce que le deuxième
Bhûmi. »
Au-delà de ce que pourrait sembler signifier ce dialogue, ces
étapes recouvrent bien sûr une vérité de principes. Dans les
moments de grâce ou d'illumination, nous sommes réellement
entourés par les bouddhas - nous voyons la nature de Bouddha
dans tous les êtres que nous rencontrons. Nous déployons de
multiples aspects de notre corps à chaque fois que nous expéri-
170 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

mentons à quel point chaque être est interconnecté avec lui et de


quelles manières nous sommes cette trame de vie, de forêts tro-
picales, de séquoias, de champignons et de mitochondries. En
d'autres termes, même ces cartes ne devraient pas être ostensible-
ment prises au pied de la lettre mais plutôt abordées comme des
sortes de poèmes riches de significations possibles.
Le supérieur zen Norman Fisher explique la différence
entre idéal et réalité :

Les idéaux sont les reflets de notre nature profondément religieuse.


Mais comme nous le savons, ils peuvent devenir des poisons quand ils
sont pris en trop grande quantité ou de façon incorrecte; en d'autres
termes si nous ne les regardons plus comme des idéaux mais comme des
réalités concrètes. Ils doivent nous inspirer à nous dépasser et nous en
avons besoin pour aspirer à évoluer si nous voulons être de vrais
humains-ce que nous nefoisons jamais véritablement carjustement
nous sommes de vrais humains. Les idéaux sont des outils d'inspira-
tion mais pas des réalités en eux-mêmes. Nous avons trop souvent
oublié cefait et cela s'illustre dans la malheureuse histoire religieuse de
la civilisation humaine... Bien compris, les idéaux nous rendent le
cœur léger et nous donnent une direction à suivre.

Deux visions de réveil


Lorsque nous comparons un chemin linéaire ascendant avec une
spirale évolutive, nous découvrons deux conceptions assez diffé-
rentes de l'accomplissement spirituel. Le chemin linéaire véhicule
la vision idéaliste d'un être humain parfait, un Bouddha, un saint
ou un sage. Dans cette perspective, toute avidité, colère, peur, juge-
ment, tromperie, ego personnel et désir sont déracinés à jamais,
complètement éliminés. Ne demeure qu'un être humain absolu-
ment immuable, rayonnant et pur qui n'expérimente jamais la
AU-DELÀ DU SATORI qr

moindre difficulté; un sage illuminé qui suit seulement le tao ou la


volonté de Dieu, jamais la sienne. Si tel est notre idéal, nous
devons cependant reconnaître que des êtres semblables sont extrê-
mement rares ou n'existent peut-être même pas de nos jours sur
cette terre.
L'approche plus circulaire de l'éveil nous présente la libération
comme un déplacement d'identité. De ce point de vue également,
nous nous éveillons à notre vraie nature et demeurons dans la
liberté éternelle de l'esprit. Nous savons que notre véritable réalité
est au-delà du corps et de l'esprit et que, pourtant, puisque nous
vivons à l'intérieur de ce corps et de cet esprit limités, les schémas
ordinaires de la vie vont continuer. Chez les prophètes juifs, chré-
tiens, musulmans, parmi les anciens des peuples du monde, les
êtres éveillés sont des personnages complexes, alliant sainteté et
imperfection du genre humain. Il y a pourtant une différence : les
vieilles difficultés ne sont plus saisies mais abordées d'une manière
plus détendue, sans nuisances. Le sage Nisargadatta disait :

Les peines et les difficultés peuvent survenir, voire l'impatience ou


l'irritation, mais elles n'ont rien à voir avec moi. Je ne suis pas né et
je ne mourrai jamais ... Bien que ce corps et cet esprit soient limités
du fait des conditions, ma vie est un déroulement perpétuel dans
l'éternité.

Oye nous adhérions à un idéal parfait ou à une liberté au


sein de notre humanité, l'éveil est un mystère auquel chaque
tradition, chaque étudiant doit s'attaquer. La résolution de ce
mystère trouvera sa réponse finale dans le cœur. C'est là que les
opposés peuvent être appréhendés, compris, réconciliés. Seul le
cœur peut contenir à la fois notre perfection et notre humanité.
Au bout du compte, délaissant toute carte et toute attente,
nous devons tourner nos cœurs vers l'amour et l'attention,
172 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

advienne que pourra. Animés par ce cœur éveillé nous devenons


tous des bodhisattvas, des serviteurs du divin. Nous resituons toute
prétention à un niveau d'éveil dans le vœu de nous éveiller à chaque
instant avec tous les êtres. C'est le chemin de la patience, de la
compassion, de la sagesse et de la générosité; le chemin de la
volonté de vivre dans la réalité du présent. Ici seulement, nous pou-
vons obtenir la libération et le repos, dans une éternelle perfection.
Suzuki Roshi disait : « Il n'y a pas, à proprement parler, de
personne éveillée; il y a seulement une activité éveillée.» Si
quelqu'un revendique l'éveil, ce n'est pas l'éveil. Au contraire,
poursuivait-il,« ce dont nous parlons, c'est de l'éveil de chaque
instant, un éveil après l'autre».
9

L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

S'il y a quelque part sur terre quelqu'un


aimant Dieu et ne courant jamais aucun ris-
que, je n'en ai pas connaissance car on ne
m'en a jamais parlé. Mais on m'a montré
ceci : quand nous tombons et quand nous
nous relevons, nous sommes toujours gardés
précieusement dans un même amour.
(julienne de Norwich.)

On ne peut pas rester au sommet éternelle-


ment. On doit redescendre ... on grimpe et
on voit; on redescend et on ne voit plus, mais
on a vu. Il y a une manière de se comporter...
en se souvenant de ce qu'on a vu là-haut
Lorsque l'on ne peut plus voir, on peut
encore au moins savoir. (RenéDaumal)

.(,a nuit de son illumination, le


Bouddha, ayant fait vœu de s'éveiller, fut attaqué par les armées
de Mara, le dieu de l'illusion. Mais, assis sous l'arbre de la
bodhi, il fut capable de méditer sans être affecté par les tenta-
tions de Mara les plus fortes, l'avidité et le plaisir. Puis le cœur
empli de compassion, il triompha de la colère et de l'agressivité
déchaînées par Mara qui finalement partit vaincu. L'Éveillé se
leva alors pour aller enseigner à travers l'Inde pendant qua-
rante-cinq ans.
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Dans les récits des dernières années de la vie du Bouddha,


nous apprenons que la disparition de Mara fut seulement tem-
poraire. Il revint par la suite de nombreuses fois à l'attaque pour
tenter ou pour déstabiliser le Bouddha. Mais il est dit qu'à
chaque fois qu'il apparaissait, le Bouddha le reconnaissait et
n'était donc pas sujet à la tentation, la peur ou le doute. « Est-
ce encore toi Mara? » demandait le Bouddha. Ainsi démasqué,
Mara s'esquivait pour tenter sa chance une autre fois.
D'autres textes racontent que le Bouddha et Mara devin-
rent finalement amis. Selon une version, le Bienheureux est
assis dans une grotte lorsque Mara ressurgit. Au dehors, les dis-
ciples sont effrayés et tentent de se débarrasser de lui en le trai-
tant d'ennemi de leur maître.« Le Bouddha a-t-il dit qu'il avait
des ennemis? » demande Mara. Voyant l'inexactitude de leur
affirmation, bien que réticents, ils avertissent le Bouddha qui
répond immédiatement avec sollicitude.
«Oh! Mon vieil ami est revenu, dit le Bouddha en
accueillant Mara chaleureusement et en l'invitant pour le thé.
Où étais-tu passé?» Ils s'assoient ensemble et Mara se plaint de
la difficulté d'être constamment mauvais. Le Bouddha l'écoute
avec sympathie et lui demande : « Penses-tu qu'il soit facile
d'être un Bouddha? Sais-tu ce qu'ils font de mes enseigne-
ments, ce qu'ils font dans certains temples en mon nom? Il y a
des difficultés dans nos deux situations : celle d'un Bouddha,
celle d'un Mara. Personne n'en est exempt. » Dans un manus-
crit, cette histoire s'achève lorsque Mara devint éveillé comme
le Bouddha lui-même.
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN 1 75

Des transitions inévitables


Qyelle que soit la version lue, Mara ne disparaît pas. Il n'y a pas
un état d'éveil dans lequel nous puissions nous retirer, ni une
expérience d'éveil qui nous place en dehors de la vérité du
changement. Tout respire et se transforme selon des cycles. La
lune, le cours de la bourse, nos cœurs, les galaxies, tout ceci se
dilate et se contracte au rythme de la vie. Toute vie spirituelle
existe dans une alternance de gains et de pertes, de plaisirs et de
douleurs. Ce n'est qu'en nous abandonnant à cette vérité que
chacun de nous, même le Bouddha, peut s'éveiller à ce qui est
éternel, la réalité de la liberté.
Pour quasiment tous les pratiquants, les phases d'éveil et
d'ouverture sont suivies de périodes de peur et d'enfermement.
Ces moments de sérénité profonde et d'amour nouveau laissent
souvent place à des situations de perte, de fermeture, de peur,
de découverte d'une trahison qui à leur tour disparaîtront
devant l'équanimité et la joie. De manière mystérieuse, le cœur
se révèle semblable à une fleur qui s'ouvre et se ferme. Telle est
notre nature.
La seule chose surprenante est de voir à quel point cette
vérité nous surprend. Tout se passe comme si nous espérions au
plus profond de nous-mêmes qu'une expérience, une impor-
tante réalisation, un nombre suffisant d'années dédiées à la pra-
tique puissent enfin nous hisser hors d'atteinte de l'existence,
au-delà des conflits ordinaires du monde. Nous nous accro-
chons à l'espoir de pouvoir, grâce à la vie spirituelle, nous élever
au-dessus des blessures de notre souffrance humaine et ne
jamais avoir à les endurer de nouveau. Nous attendons d'une
expérience qu'elle dure. Mais la permanence n'est pas la vraie
libération, ce n'est pas la véritable ouverture du cœur.
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Tout voyageur sensé apprend qu'il ne peut s'éterniser dans


le dernier port où il a fait escale, si beau soit-il. Agir ainsi serait
comme retenir son souffle, créer une prison à partir du passé.
Un maître zen en parle ainsi:

L'illumination est seulement le commencement, juste une étape du


voyage. Vous ne pouvez vous y accrocher comme à une nouvelle iden-
tité sinon vous avez immédiatement des problèmes. Vous devez reve-
nir à l'activité désordonnée du monde et continuer à vous impliquer
dans cette vie pendant des années. Alors seulement vous pourrez inté-
grer ce que vous avez appris. Alors seulement vous pourrez apprendre
la parfaite confiance.

Comme le moine dans les illustrations du bouvier, la plu-


part d'entre nous doivent retourner sur la place du marché pour
parfaire leur réalisation. En redescendant de la montagne, nous
pouvons être choqués de voir avec quelle facilité nos vieilles
habitudes nous attendent, comme des vêtements confortables
et familiers. Même si notre transformation est de taille, même
si nous nous sentons sereins et inébranlables, par certains côtés
notre retour va inévitablement nous tester. Nous pouvons deve-
nir confus vis-à-vis de ce que nous allons faire de notre vie et de
la manière de vivre dans notre famille et dans la société. Nous
allons peut-être nous inquiéter de savoir comment intégrer
notre vie spirituelle à un mode d'être et à un travail ordinaires.
Nous pouvons avoir envie de nous enfuir pour revenir à la sim-
plicité de la retraite ou du temple. Mais quelque chose d'impor-
tant nous pousse à nouveau vers le monde et cette transition
difficile fait partie du chemin.
Un lama se souvient:
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

De retour chez moi, mes douze années d'expérience en Inde et au Tibet


me semblèrent avoir été un rêve. Le souvenir et la valeur de ces expé-
riences transcendantes étaient, d'un certain point de vue, un rêve con-
trebalancé par le choc culturel du retour dans ma famille et la reprise
de mon travail en Occident. De vieux schémas revinrent à une vitesse
étonnante. je devins irritable et confus. je ne pris pas soin de mon
corps, je m'inquiétai de mon argent et de ma relation. Au pire
moment, j'eus peur de perdre ce quej'avais appris. Puis je réalisai que
je ne pouvais vivre dans une sorte de souvenir éveillé. Il m'apparut
évident que la pratique spirituelle a trait uniquement à ce que vous
faites dans le présent. Tout le reste estfantaisie.

Toute vie spirituelle est une préparation pour passer d'un


état à un autre, d'une circonstance à une autre. L'art de faire ces
transitions avec sagesse réside dans l'habileté à conserver un
esprit de débutant. Le changement n'est pas un ennemi.
Comme Mara, il revient demander au cœur d'être de plus en
plus profondément présent et confiant.
L'intégration d'une expérience spirituelle est un processus
qui prend de nombreuses années. Après une retraite de trois
mois de méditation silencieuse sur la vision, les participants
sont prévenus que, lorsqu'ils vont apprendre à inclure dans leur
vie tout ce qu'ils ont perçu, ils peuvent s'attendre à douze mois
de transition, faits de joies, de désillusions, de sagesse renouve-
lée. L'expérience montre que ceux qui ont vécu dans un monas-
tère ou ont voyagé en Asie pendant cinq, dix ou quinze ans ont
en général besoin de cinq ou dix ans de transition pour simple-
ment rétablir leur vie d'une façon complète et posée.
Une femme, enseignant la méditation sur la vision, parle de
cycles de cinq ans. Ses premières cinq années de pratique inten-
sive l'ouvrirent à un vaste monde intérieur et à des réalisations
profondes et libératrices.
IJ8 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

C'est comme si mon cœur avait eu absolument besoin de cette stabilité et


de cette nourriture avant que je puisse commencer à aborder les souf-
frances du passé. Mais quand ensuite elles ressurgirent, les cinq années
suivantesforent à l'opposé. Le gouffre de douleurs et d'angoissefot égal
à l'extase des années précédentes. j'imagine que les deux étaient néces-
sazres.

Dans un esprit semblable, une abbesse, contemplative


chrétienne, ressentit une grâce immense en arrivant au couvent.
Mais un temps de difficile pratique allait suivre.

La vie dans notre communauté était simple et équilibrée. Je m'y jetai


avec tout mon amour et toute mon énergie, en y mettant toute l'habi-
leté d'un caractère bien formé et bien protégé. De profondes prières et
des expériences méditatives me nourrirent longtemps. Après quelques
années, je sentis que je pouvais faire corifiance à la communauté et je
pris donc le temps de souffler. Pendant cette période, une des sœurs les
plus âgées mourut. j'avais été très proche d'elle et celafit remonter une
foule de souvenirs :la mort de mon.frèrejumeau à notre naissance, ma
mère presque morte, la distance, la haine et la perte de mon père. je
réalisai à quel point ma vie avait été brisée par mes chagrins. je vis
que, même dans la communauté monastique, j'avais vécu en surface,
fuyant la douleur et le vide. je m'arrêtai erifin. Cette réalisation fut le
début de plusieurs années d'un travail thérapeutique destiné à trou-
ver l'endroit où la douleur, le monastère, toutes les peines de ma vie et
les peines du mondepourraientprendreplace dans le même cœur sacré.

Chutes et brûlures

Ces cycles ordinaires d'ouverture et de fermeture sont des


remèdes nécessaires à l'intégration de notre cœur. Dans cer-
tains cas, cependant, il n'y a pas simplement des cycles mais une
chute. Autant nous pouvons grimper haut, autant nous pou-
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

vons tomber bas et cela doit également être indiqué dans nos
cartes de vie spirituelle, et respecté comme faisant tout naturel-
lement partie de ce grand cycle.
Le koan zen cité en introduction du huitième chapitre
demandait aux disciples qui avaient expérimenté un premier
éveil:« Un être totalement éveillé tombe dans un puits. Com-
ment est-ce possible? » Un maître zen rappelle à ses étudiants :
«Après toute expérience spirituelle forte, on redescend inévita-
blement, on a du mal à intégrer ce que l'on a perçu. » Le puits
dans lequel nous tombons peut être créé par la saisie de notre
expérience et de nos idéaux spirituels ou parce que nous nous
accrochons à des idées excessives sur nos maîtres, notre chemin
ou nous-mêmes. Ce peut être dû au travail inachevé de notre vie
psychologique et émotionnelle, au refus de reconnaître nos zones
d'ombre, de tenir compte des nécessités humaines, de la douleur
et de l'obscurité dont nous sommes porteurs, de voir que nous
gardons toujours un pied dans l'obscurité. Si lumineux soit-il,
l'univers a aussi besoin que l'on s'ouvre à son autre aspect.
Une enseignante de l'ordre soufi avait vingt-trois ans
lorsqu'elle entra dans une tradition consacrée aux louanges de
Dieu et aux récitations de prières. Elle vendit ses biens et vécut
pendant plus de dix ans dans une communauté soufie contem-
plative, vouée à la prière. Ce fut une période radieuse de sa vie
durant laquelle elle ouvrit son cœur. Puis elle décida de se
marier et repartit vers le monde.

On m'avait enseigné à être ouverte et pleine d'amour. j'avais eu de


stupifiantes expériences d'extase et dejoie; notre vie de prières en était
emplie. Lorsqueje quittai la communauté, je ne sus quefoire. Quand
/a jalousie, la peur et la solitude s'é/evèrent,je dus me débrouiller toute
seule, sans le soutien de mon maître ou de mes amis soujis. je n'avais
eu aucune expérience en rapport avec la douleur et les besoins. Mon
r8o L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

conjoint, souji lui aussi, était pire. Il ne pouvait supporter defoire foce
à la colère, lafrustration et les exigences d'une vie de couple autonome.
Alors il me quitta. je restai seule dans cettepetite maison. Quel quefût
le niveau que j'avais atteint, je retombai encore plus bas. Son départ
souleva en moi une vague de fond, chargée de désespoir, provenant de
la noyade de ma sœur et de l'abandon consécutifde mafamille par ma
mère- choses que je m'étais empressée d'aller soigner auprès des sou-
fis. Dieu que cefut dur! Il n'y avait aucune lumière au bout du tunnel
et au milieu de tout cela, ce n'était qu'obscurité. Peu importait que ce
fût le milieu de la nuit, l'été ou l'hiver. Cela dura une année et tout ce
que je pus foire fut de rechercher des gens capables de me soutenir, de
simplement écouter mes larmes et ma rage jusqu'à ce qu'enfin je puisse
demeurer avec moi-même. Ces annéesfurent certes douloureuses mais
elles m'apportèrent quantité de guérisons et d'assimilations. j'aurais
juste souhaité avoir à cette époque plus de recul ou un meilleur accom-
pagnement spirituel.

Les maîtres réputés ne sont pas non plus exempts de tout


risque d'effondrement. Un Américain, en quête pendant vingt
ans, réalisa enfin la plénitude de la libération auprès d'un
gourou en Inde. Il vécut cette extase un an, « demeurant dans
la perfection, baignant dans le silence et l'amour». Sa femme
étant enceinte, ils rentrèrent aux États-Unis et très rapidement
la joie spirituelle qu'il avait découverte attira amis et prati-
quants. En deux ans, il eut des groupes de méditation quoti-
dienne, un centre et des centaines d'étudiants. Son chemine-
ment semblait se dérouler à la perfection et il pensait avoir
surmonté les troubles du monde jusqu'à ce qu'une crise sur-
VIenne.

Je me préoccupais toujours de mes étudiants et de leur sagesse qui me


semblait tellement instable. Après de premières réalisations profondes
de vacuité et de liberté, la plupart avaient la douloureuse tendance à
être de nouveau pris par la dispersion. Puis cela m'arriva, à moi! Je
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN r8r

reçus une intense leçon de confusion, de panique et de déprime. Cela


commença en tombant très malade à cause des parasites que j'avais
ramenés d'Inde. Puis dufait defaillites et de tromperies, je perdis tout
l'argent que j'avais épargnépendant des années et investi dans deux
ciffairesflorissantes. D'un seul coup, le« gourou» était malade etpau-
vre. Cela m'effraya terriblement. Ma vie familiale devint un lieu de
conflits. Nous dûmes quitter notre maison, nous débattre avec des pro-
blèmesfinanciers et nous préoccuper de choses ordinaires. j'eus des pro-
blèmes avec ma mère. Durant tout ce temps, je pensais queje ne devais
pas en être affecté- après tout j'avais touché au sommet. je pensais
connaître totalement le jeu.
Pourfinir, je dus cesser d'enseigner.je perdis tout contrôle.]'avais
atteint un stade infantile dans lequelje n'essayais plus de comprendre
les choses; j'étais seulement totalement brisé, vivant au jour le jour.
D'une certaine manière, c'est à ce moment-là que ma vie spirituelle a
vraiment commencé à devenir authentique pour la premièrefois.

La célébrité n'est pas une protection contre ce genre de


chute; en fait elle peut y conduire. Bhagawan Das, un yogi de
près de deux mètres de haut, les cheveux blonds ramenés en
chignon au sommet du crâne, vécut sept ans en Inde, marchant
pieds nus, méditant dans des grottes, chantant avec ravisse-
ment les noms de Dieu. Il présenta Ram Das à son gourou.
Leur histoire est relatée dans son œuvre, maintenant un classi-
que des années 6o : Remember, ici et maintenant. Bhagawan
Dass voyagea en Occident avec Ram Dass, enseignant et chan-
tant lors de grands rassemblements spirituels.

je revins en Amérique et me retrouvai sur scène devant des milliers de


personnes.]e donnais des prénoms aux enfants, bénissais les gens et les
gens tombaient à mes pieds. je me sentais comme un roi avec mes
PDG et mes stars de cinéma mais j'étais encore un enfant, un gourou
de vingt-cinq ans assis sur une peau de tigre dans un building de
Manhattan.
182 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Si vousjouez avec la Mère Divine, elle vajouer avec vous car elle
est tout. . . Elle est tous les désirs, toutes les colères, toutes les
convoitises; elle est tout. Si vous voulez un nom, une réputation, vous
pouvez l'avoir- Mère va vous le donner. Mais ce quej'avais atteint
par la pratique provenait de la grâce de vivre auprès des saints. Vous
détenez cet espace grâce à la bénédiction des saints. En commençant à
être complaisant avec moi-même,}'interrompis ma véritable pratique
etje perdis tout.
La vie spirituelle ne se joue pas une bonne fois pour toutes; c'est
un processus constant. Après trois ans d'une« vie spirituelle» qui était
en fait des mondanités, j'en eus assez et décidai de rentrer chez moi
auprès de mes enfants. je retournai dans le monde ordinaire et vendis
des voitures d'occasion à Santa Cruz. je devins un homme d'affaires
et peu à peu perdis totalement conscience du divin.
Vingt ans plus tard, un ami m'amena voir un saint qui était de
passage. Pendant trois heures, je tombai dans une méditation profonde.
Puis la voix de mon gourou me parvint et je voulus chanter le nom de
Dieu. C'est donc ce que j'aifait, jusqu'à maintenant. Mais cettefois je
suis plus attentifetje regarde avec qui je passe mon temps. Vous devez
faire attention si vous pensez avoir réalisé quelque chose car vous
pouvez encore le perdre. Vous devez préserver vos engagements spiri-
tuels et continuer votrepratique. Maintenantj'essaie simplement d'être
un véritable être humain et si mon expérience peut servir à d'autres,
alors tout ceci ne sera pas arrivépour rien.

Honorer la chute

Qyand la mystique chrétienne Julienne de Norwich affirme


qu'elle ne connaît personne aimant Dieu qui puisse être sûr de
ne pas chuter, elle exprime sa compréhension que la chute est
aussi une volonté divine. Qye nous le comprenions ou pas,
Mara revient. La chute, la descente et l'humilité qui en résulte
peuvent être perçues comme une autre forme de bénédiction.
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Les succès que nous rencontrons, quels qu'ils soient, sont


en général unilatéraux. Nos aspects les moins développés,« nos
ombres», comme les appelle Jung, viennent ensuite à la
lumière. Ce sont les parties de nous-mêmes les plus à vif et les
moins contrôlées. Certaines vérités ne peuvent être apprises
qu'à travers un déclin, mais elles apportent plénitude et humi-
lité dans l'abandon. Dans les moments de plus grande vulnéra-
bilité de notre cœur, nous approchons des mystères non égoti-
ques de la vie. Nous avons tous besoin de périodes fécondes, de
temps de jachère, d'instants où nous sommes ramenés plus près
de l'humus de la terre. Comme si quelque chose en nous ralen-
tissait et nous rappelait. Une connaissance et une beauté plus
profondes peuvent alors émerger.
C'est ce que nous enseigne le mythe d'Orphée. Fils d'une
Muse, Orphée est capable de composer la musique humaine la
plus belle que nous puissions entendre. Mais peu après son
mariage, sa femme bien-aimée, Eurydice, meurt et c'est un
Orphée plein de chagrin qui en esprit l'accompagne tout au
long de ce parcours souterrain. Face au seigneur de la Mort,
avec sa lyre, il chante son amour immortel comme le décrit le
poète Rilke :

Une femme tant aimée qu'une seule lyre exprime plus de lamenta-
tions que toutes les pleureuses, tant aimée qu'un univers de lamen-
tations jaillit dans lequel toute la nature réapparaît : forêts et val-
lées ... champs et rivières, animaux, tous en deuil ... tant elle fut
aimée.

Ce chant d'Orphée est tellement émouvant que Hadès


autorise Eurydice à retourner au pays de la lumière mais à une
condition : Orphée doit promettre de ne jamais se retourner ni
regarder en arrière pour la voir pendant le long voyage du
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

retour. Guidée par Hermès, le dieu médiateur entre les deux


mondes, elle suit Orphée en silence sur le lent chemin qui la
reconduit vers le monde de la lumière.
Rilke poursuit :

Il se dit qu'ils doivent être derrière lui...


mais leurspas
sont terriblement légers. Si seulement il pouvait
se retourner juste unefois ...

Notre cœur est ainsi fait : il est dans notre nature humaine
de nous retourner - et Orphée pour finir se retourne, bien
qu'en agissant ainsi il perde Eurydice à jamais. Nous ne pou-
vons vivre uniquement dans le monde de la lumière. Notre
cœur sait que pour s'ouvrir il doit toucher tous les aspects de la
vérité, tout ce que nous sommes, même au risque de perdre ce
que nous aimons. En définitive, pour chanter pleinement notre
plus profonde compréhension, la musique d'Orphée doit
inclure les tendances éternelles de perte et de douleur.
Il est dit traditionnellement que si nous n'honorons pas nos
devoirs inachevés, notre karma se charge de nous le rappeler et
nos conflits non résolus vont réapparaître. Nous serons alors
forcés de nous tourner vers ce que nous n'avons pas regardé en
nous-mêmes. En clair, les circonstances de la vie humaine vont
insister pour attirer notre attention. Notre chute doit être hono-
rée au même titre que notre ascension. Cette simple reconnais-
sance est parfois la seule chose nécessaire. Un maître zen en parle
ams1:

Après des mois de joie, due à une retraite durant laquelle mon maître
zen avait reconnu en moi un éveil authentique, je devins déprimé.
Par la suite, j eparticipai à une autre retraite, simplement pour avoir
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN r8s

une expérience avec Toni Packer. Un soir, lors d'un enseignement, elle
mentionna le fait que les gens, après avoir expérimenté de grands
états d'ouverture, étaient souvent assez déprimés. Au moment même
où j'entendis ces mots, ma déprime commença à s'alléger. C'était
comme si j'avais eu besoin d'une permission pour accepter ce qui était
et pour qu'ensuite le cycle puisse se poursuivre.

La chute nous invite à une transformation à la fois intérieure


et extérieure. Mais parfois cette difficulté d'ordre spirituel ne se
résout pas rapidement et cela peut prendre des années avant de
passer à la phase suivante. Un moine catholique, enseignant,
quitta son abbaye au bout de douze ans pour retourner dans le
monde du travail et mener une vie de couple. Il décrit ce qui lui
arriva alors :

Nos journées dans l'abbaye suivaient un rythme harmonieux de priè-


res et de silence, de communion sacrée et de solitude. Si je quittai cet
endroit, cefut à cause de ce qui ne vivait pas en moi. Parmi toutes les
merveilles et toutes les extases de la vie cloîtrée, j'avais essayé d'inclure
toute ma passion, mon être physique, mon humanité et, bien que cela
fonctionnât pour certains, pour moi, au bout du compte, cela semblait
impossible. Après mon départ, l'euphorie initiale fut vite recouverte
par une nuit sombre. j'avais appris à demeurer dans le calme, à écou-
ter, à être confiant dans la prière; de ce côté-là mon esprit était mûr.
Mais de nombreuses parties de ma vie restaient immatures.
je ne pouvais revenir en arrière etje nepouvais avancer. je décidai
donc de me mettre au service des autres. Je pris un travail à la soupe
populaire. je pris une maîtresse et nous essayâmes de vivre ensemble. je
dus m'appuyer sur la force spirituelle pour traverser les doutes et une
dépression suicidaire. Ce furent les trois années les plus dijjiciles de ma
vie. Maintenant je peux voir qu'ellesfurent essentielles à la découverte
de ma vraie vocation spirituelle, une vie consacrée à servir. Cefurent ces
années qui m'apprirent à avoir confiance en ce que ma vie m'apportait.
186 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Aujourd'hui, je suis reconnaissant pour tout ce que j'ai dû traverser.


Cela m'a rapproché de Dieu.

Lâcher prise
Parmi ces hauts et ces bas inévitables, ces phases d'expansion
et de contraction qui surviennent lorsque vous donnez naissance
à vous-même, il peut y avoir des moments où il convient d'insis-
ter et de faire des efforts en direction d'un but spirituel. Mais le
plus souvent, la tâche consiste à lâcher prise, à découvrir un cœur
empli de grâce, qui honore les changements de la vie.
Suzuki Roshi résuma une fois tous les enseignements boudd-
histes en ces trois simples mots : « Pas toujours pareil. » Les con-
ditions changent toujours. Nous descendons du sommet. Mara
revient. Honorer cette vérité de l'éphémère permet à notre expé-
rience de l'obscurité et de la chute de faire partie d'une plénitude
plus large.
Un lama occidental sortit d'une retraite silencieuse de sept
ans pour aller voyager et enseigner sept ans également.

La plus grande surprise fut pour moi de voir à quel point j'avais
encore besoin d'apprendre à être confiant. Pendant des années, je pen-
sais que la vie spirituelle consistait en des états spéciaux de perfection
ou d'éveil. Il s'agit en foit d'abandonner l'attachement. La vie ne
dépendpas seulement de ce que vousfoites. Les grandes illusions pour
lesquelles nousfoisons des efforts, que ce soit dans le monde ou dans la
vie spirituelle, se révèlent êtrefousses. Quand vous apprenez à lâcher,
vous trouvez unefoi immense vis-à-vis de tout et découvrez ce qui est
et demeure vrai avant et après tous vos projets. Tout apparaît et passe
-voilà la vraie perfection. j'ai réalisé queje pouvais avoir confiance
en cela.
L 1 ÉVEIL N 1 EST PAS UNE FIN

Dans toutes les pratiques et traditions libératrices, la tâche


du cœur est assez simple. La vie nous offre juste ce qu'elle nous
offre et notre devoir est de nous incliner et d'aller à la rencontre
de ce qui nous est proposé, avec compréhension et compassion.
Il n'y a aucun laurier à obtenir. Les enseignants charismatiques
et les buts spirituels peuvent devenir des pièges pour nos efforts
et nous faire perdre la vision de notre propre nature de
Bouddha, ici et maintenant. Ajahn Sumedho, qui fut le pre-
mier Américain en charge d'un monastère bouddhiste Thera-
vada, nous met en garde contre le fait d'essayer trop durement
d'atteindre quelque chose de spécial.

Pour les esprits obsédés par des pensées et des saisies puissantes, il
faut simplifier la pratique méditative à ces deux seuls mots -
« lâcher prise >>-plutôt que d'essayer de développer cette pratique-
ci et ensuite celle-là, parachever ceci, pénétrer cela. L'esprit qui saisit
veut lire les soutras, étudier l'Abhidharma, apprendre le pali et le
sanskrit, puis le Madhyamika et la Prajnaparamita, obtenir l'ordina-
tion dans la voie Hinayana, Mahayana, Vajrayana, écrire des livres
et devenir une autorité reconnue du bouddhisme.
Au lieu de devenir un expert mondial du bouddhisme et être
invité à de grandes conférences internationales, pourquoi ne pas sim-
plement « lâcher prise, lâcher prise, lâcher prise »? Pendant des
années, je n'ai fait que cela comme pratique. À chaque fois que
j'essayais de comprendre et d'examiner les choses, je me disais« lâche
prise, lâche prise, lâche prise» jusqu'à ce que le désir s'évanouisse.
Pour vous éviter d'être écrasés par une montagne de souffrances, je
vous dis les choses de la façon la plus simple possible. Il n'y a rien de
plus pénible que de devoir participer à des conférences internationales
bouddhistes. Certains d'entre vous ont peut-être le désir de devenir le
Bouddha de notre ère, Maitreya, irradiant l'amour à travers le monde.
Soyez au contraire un ver de terre qui connaît seulement deux mots :
« lâcher prise, lâcher prise, lâcher prise ».Vous savez, notre chemin est
appelé le petit véhicule, le Hinayana, nous n'avons donc que ces pra-
tiques qui portent la marque du dénuement.
188 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Lâcher prise est l'essence même de l'histoire du yogi et


saint, favori du Tibet, Milarepa. Longtemps après son illumi-
nation, Milarepa alla ramasser du bois à l'extérieur de la grotte
où il avait pratiqué dans la félicité. Lorsqu'il revint, il trouva
dans sa grotte sept démons d'acier; ils avaient des corps énor-
mes et les yeux de la taille d'une tasse. Certains broyaient de
l'orge et faisaient du feu, d'autres accomplissaient des tours de
magie. Dès que Milarepa les aperçut, il fut effrayé. Il médita sur
la présence du Bouddha, prononça un mantra pour les subju-
guer mais fut incapable de les pacifier. Il pensa alors : « Ce sont
peut-être les divinités de ce lieu. J'ai été ici pendant des mois et
des années mais je ne leur ai jamais rendu hommage ni offert
aucune torma. » Alors il se mit à chanter cette louange :

Vous, démons non humains rassemblés ici, vous êtes des obstacles.
Buvez ce nectar d'amitié et de compassion et partez.

Les trois démons qui faisaient de la magie s'en allèrent.


Milarepa, réalisant que les autres étaient des obstacles magi-
ques, chanta alors la confiance.

C'est merveilleux que vous, démons, soyez venus aujourd'hui.


Revenez encore demain.
Nous devons parler de temps en temps.

À ces mots trois démons disparurent encore, s'évanouissant


comme un arc-en-ciel. Voyant le seul démon restant accomplir
une danse pour le dominer, Milarepa pensa : « Celui-ci est
vicieux et puissant. » Et il chanta un nouveau chant, celui du
pinacle de la réalisation.
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Un démon comme toi ne m'intimide pas.


Si un démon comme toi devait m'intimider,
L'émergence de l'esprit de compassion aurait bien peu de sens.

Démon, si tu dois rester plus longtemps, cela ne me dérange pas.


Si tu as des amis, amène-les.
Nous parlerons de nos différences.

Seigneur Vajradhara, Bouddha,


Accordez vos bénédictions pour que cet être de peu d'importance
Puisse jouir d'une totale compassion.

Et, avec bienveillance et compassion, sans se préoccuper de


son corps, Milarepa se mit dans la bouche du démon - mais
le démon ne put le manger et disparut.
Les pratiques tibétaines nous enseignent qu'il est très béné-
fique d'honorer et de nourrir les démons. Qyand ceux-ci se
manifestent, nous devons reconnaître qu'ils font partie de la
danse de la vie. Lorsqu'ils nous menacent, seules nos illusions
sont en péril. Plus nous nous inclinons profondément devant
les forces imposantes de la mouvance de la vie, plus nous agis-
sons avec sagesse et lorsque nous leur ouvrons les bras, elles se
transforment en arc-en-ciel; chaque couleur brille alors dans
notre cœur éveillé.
Comme nous le dit Julienne de Norwich, «quand nous
tombons et quand nous nous relevons, nous sommes toujours
maintenus précieusement dans un même amour». Ce n'est
qu'en lâchant prise vis-à-vis du changement que nous pouvons
vivre en harmonie avec ceux qui nous entourent et avec notre
nature véritable. Peu importe la situation, l'éveil requiert la
confiance : confiance dans les grands cycles de la vie, confiance
qu'à la fin quelque chose de nouveau va naître, confiance que
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

tout, absolument tout est parfait. Lâcher prise avec sagesse ne


consiste pas à s'écarter du monde avec indifférence. Lâcher
prise, c'est étreindre la vie avec le cœur, lâcher prise, c'est
s'ouvrir volontairement à la totale réalité du présent.
Telle est la sagesse du tao :

En te précipitant dans l'action, tu échoues.


En essayant de saisir les choses, tu les perds.
C'est pourquoi le maître agit en laissant les choses
suivre leur cours.
Il demeure aussi calme à la jin qu'au début.

L'étreinte secrète
Même si cela semble simple, le lâcher-prise est une pratique
avancée. Elle nous est demandée dans les plus grandes épreuves
de nos vies et à nos derniers instants. C'est là que le cœur
apprend le secret : lâcher prise, c'est aussi étreindre ce qui est
vra1.
Une enseignante bouddhiste, ayant pratiqué pendant des
années dans la voie monastique, vécut ensuite un divorce dou-
loureux puis la mort d'un de ses enfants. Cela la plongea dans
un chagrin profond qui l'amena à réexaminer toutes ses années
de pratique.

je Jus submergée. je sanglotai pendant des jours sans jin, ne sachant


comment vivre ni que Jaire. C'était un enseignement auquel mes
méditations, si nombreuses soient-elles, ne m'avaient nullement pré-
parée. Il mefallut vraimentJaireface à la sou.ffrance du monde et à la
sou.ffrance de mon propre esprit. Au bout de ces années, j'avais enfin
appris la nécessité de lâcher prise et de m'ouvrir à la vérité quelle
qu'elle soit.
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Lorsque la chute arrive, nous devons nous y abandonner.


La liberté du cœur fut seulement révélée au Bouddha lorsqu'il
put toucher la souffrance de Mara avec compassion. Ce secret
est enseigné dans les arts martiaux comme l'aïkido : entrer dans
l'énergie de son adversaire, enlacer son agression et se mouvoir
avec. Dans cette étreinte nous nous réconcilions et faisons la
paix avec toute chose. Notre adversaire et nous, sommes tous
deux protégés.
Une sentence humoristique d'Emerson l'illustre bien:
«Lorsqu'un chien te poursuit, siffle-le.» Telle est la vérité du
cœur : ce à quoi nous résistons nous rend peureux, durs et
inflexibles; ce que nous enlaçons se révèle transformé.
Lorsque nous accueillons Mara par son nom et l'invitons à
prendre le thé, la peur, la confusion et le conflit, en rapport avec
la chute, deviennent nos alliés. La vulnérabilité et l'humilité de
notre cœur deviennent notre sauvegarde. Par le lâcher-prise la
confiance est née; par l'abandon des conflits la vraie force se
révèle; à l'intérieur d'un cœur empli de compassion, notre
amour envers les êtres est totalement comblé. Nous ne pouvons
rester au sommet mais nous pouvons trouver la paix et l'unité
avec toute chose. En allant à la rencontre de toute cette mou-
vance cyclique, par cette étreinte secrète, le lieu où nous nous
trouvons, quel qu'il soit, devient un lieu saint :le siège de l'éveil.
10

LE LINGE SALE

D'habitude les gens pensent que puisque je


suis un Bouddha vivant je ne dois expéri-
menter que sérénité et bonheur perma-
nents, sans jamais avoir la moindre
préoccupation. Il n'en est malheureusement
pas ainsi. En tant que grand lama et incar-
nation de l'éveil, j'ai une connaissance plus
grande. (Kanju Khutush Tu/ku Rinpoché.)

Lorsque nous sommes face à un être dont la


valeur nous impressionne vraiment, ne
devrions-nous pas être plus émus que gênés
de savoir qu'il a atteint ce stade uniquement
à travers ses faiblesses? (Lou Andreas-
Salomé, biographe de Freud}

CIJ ans son livre publié récem-


ment, Lift in The Shadow*, Radha Rajagopal Sloss décrit de
façon intime comment elle grandit auprès de Krishnamurti.
Elle dépeint comment il encouragea des milliers d'étudiants à
travers le monde et leur offrit des possibilités d'éveil; elle
raconte les nombreuses années durant lesquelles Krishnamurti
fut pour elle un second père très affectueux. Mais elle révèle
aussi à quel point elle fut choquée d'apprendre, dans le détail,

* La Vie dans l'ombre.


LE LINGE SALE 193

la relation qu'il eut pendant vingt ans avec sa mère, à l'époque


où son père s'occupait des affaires de Krishnamurti et était l'un
de ses plus proches amis. D'une façon plus générale, elle parle
du besoin impérieux mais secret de Krishnamurti d'avoir
d'autres femmes encore dans sa vie. Elle dévoile les avorte-
ments secrets, les dissimulations mensongères, l'attachement
croissant au luxe et une arrogance et une intransigeance qui
débouchèrent sur de longues batailles juridiques avec ses pro-
pres collaborateurs. (J'ai entendu ces faits relatés également par
d'autres personnes qui le connaissaient bien.) Pourtant, lorsque
Radha lui demanda quelle était sa part dans tout cela, Krishna-
murti rétorqua en colère :«Je n'ai pas d'ego.»
O!Ie devons-nous retenir d'une telle histoire et des nom-
breuses autres semblables? Chaque scandale spirituel est-il un
manquement unique ou existe-t-il certaines dynamiques, pres-
que des archétypes, que nous pourrions discerner et qui pour-
raient nous aider à naviguer plus consciemment à travers ces
aspects de la vie spirituelle?

Comment répondre avec sagesse : en développant la sagesse


discriminante
Avant de commencer tout inventaire de nos défaillances et de
celles des autres, il est important de sonder nos yeux et notre
cœur pour être sûrs que nous abordons ce domaine l'esprit
ouvert et attentif, plus que dans une perspective de colère, de
comparaison ou pour nous justifier nous-mêmes. Dans un tel
contexte une chose est indispensable : l'esprit de la sagesse dis-
criminante.
Dans le Kalama Soutra, le Bouddha enseigne à chaque prati-
quant comment observer honnêtement ce qui est sage et salutaire
194 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

et ce qui est déraisonnable et malsain, indépendamment de tout


texte, enseignement ou autorité. Cet « inventaire moral et
minutieux », comme on le nomme chez les Alcooliques Anony-
mes, est une pratique nécessaire et féconde, aussi bien pour les étu-
diants que pour les enseignants.
Sagesse discriminante signifie vision claire. Tout comme
nous devons prendre conscience que notre linge est sale et qu'il
a besoin d'être lavé, le premier pas à faire pour traiter un pro-
blème est de l'évaluer honnêtement pour ce qu'il est. Dans les
difficultés spirituelles collectives, nous devons avoir suffisam-
ment de courage pour remettre en question nos croyances,
notre communauté, notre enseignant et nous-mêmes. Nous
devons mettre fin à l'isolement en regardant et en exprimant à
nous-mêmes, aux uns et aux autres, la pénible vérité mais tou-
jours dans un esprit de compassion et un sentiment d'interdé-
pendance. Cette seule étape est d'un immense bienfait, même
si au départ elle nous fait peur. Nous devons apprendre que
nous pouvons faire confiance à la vérité et que cette vérité nous
mènera à la libération.
La sagesse discriminante, si intrépide soit-elle, doit aussi se
baser sur la compassion. Elle voit non seulement les problèmes
mais leurs causes et les intentions malencontreuses qui les ont
précédés. Comme elle constate sans jugement brutal, elle arrive
à séparer et à distinguer ce qui est judicieux de ce qui n'est que
supercherie. La sagesse discriminante reconnaît en outre que
toutes les traditions et tous les enseignants ont des points forts
et des points faibles. Elle est ainsi capable de prendre ce qui est
bon et de laisser le reste.
La sagesse discriminante possède modestie et bienveillance : elle
n'attend pas la perfection mais souhaite voir les deux côtés des cho-
ses, apprendre de chaque situation, reconnaître les difficultés et com-
prendre leurs causes. C'est donc de cette manière, le cœur ouvert,
LE LINGE SALE 195

que nous allons examiner certains des principaux domaines problé-


matiques auxquels sont confrontés des enseignants de la voie spiri-
tuelle et les communautés.

Les quatre principaux domaines dans lesquels les difficultés


apparaissent
Un danger courant dans les communautés spirituelles est l'abus
de pouvoir. C'est ce qui risque le plus souvent d'arriver
lorsqu'un enseignant ou un maître détient tous les pouvoirs
dans une communauté. Qyand les souhaits du maître sont sou-
verains, quand les disciples sont à l'affût de sa moindre parole,
quand on décourage les questions et qu'il n'y a aucun feed-back,
l'enseignant peut très facilement commencer à contrôler la vie
de ses étudiants sous prétexte que c'est pour leur bien. Petit à
petit, l'ivresse inconsciente du pouvoir finit par remplacer la
sagesse, et l'amour devient une récompense dispensée selon le
bon vouloir de l'enseignant. Les attitudes sectaires et les rivali-
tés se développent inévitablement lorsque le pouvoir est mal
employé. Il y a ceux qui sont « sauvés » et ceux qui sont perdus
ou punis. Il y a des clans, des factions, des secrets et des luttes
de pouvoir. A l'extrême, l'abus de pouvoir crée la paranoïa, les
sectes et d'autres horreurs.
Un autre domaine problématique pour les enseignants et
les communautés est d'ordre financier. La grâce trouvée dans la
vie spirituelle suscite une large générosité et, quand une com-
munauté devient florissante, l'argent afflue: pour Dieu, pour le
temple, pour la sainte activité du guide. Comme la plupart des
traditions religieuses sont imprégnées de simplicité, leurs
enseignants ne sont pas formés au maniement de l'argent. S'ils
ne reviennent pas à chaque fois au cœur de leur pratique, les
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

chefs spirituels peuvent très facilement, dans notre société


matérialiste, être submergés par l'argent, se cramponner à un
besoin de sécurité ou, au nom de la spiritualité, passer du
besoin à l'avidité. Dans les cas les plus graves, ces excès peuvent
mener à des comptes en banque secrets, à un luxueux train de
vie et à un usage frauduleux des donations, tout en demandant
aux autres membres de la communauté de continuer à vivre de
manière austère et à travailler sans aucune rétribution.
Le troisième secteur de préjudice habituel est en rapport
avec la sexualité. L'abus de l'énergie sexuelle prévaut malheu-
reusement à notre époque et cela peut aisément devenir un pro-
blème dans une communauté spirituelle si un enseignant est,
sur ce plan, inconscient. Les besoins du maître, combinés à
l'ambivalence que l'on trouve dans la plupart des enseigne-
ments spirituels en faveur et à l'encontre de la sexualité, peu-
vent conduire à des relations secrètes, à l'emploi du sexe pour
avoir accès à l'enseignant, à des étudiants qui se mettent sexuel-
lement au service de leur instructeur « au nom des tantras » ou
à toute autre forme d'exploitation sexuelle. De telles relations
apportent une souffrance inutile. À l'extrême, l'inconduite
sexuelle débouche sur des harems secrets, sur l'abus d'enfants,
voire sur la transmission du virus du sida par un maître affir-
mant à ses disciples que ses pouvoirs spéciaux les protègent.
Enfin, le quatrième domaine est l'abus d'alcool et de dro-
gues. La culture moderne est pleine de dépendances que l'on
retrouve dans les communautés spirituelles. Certaines tradi-
tions considèrent l'ivresse comme une métaphore de la trans-
formation spirituelle. Pris à la lettre, cela peut servir d'excuses
à des dépendances notoires ou secrètes. Les enseignants
alcooliques ou toxicomanes ont causé la chute de communau-
tés entières et provoqué de très grandes souffrances dans la vie
LE LINGE SALE 197

d'étudiants qui se retrouvèrent pns dans une culture de


dépendance.

Pourquoi les difficultés arrivent-elles?


Comment les problèmes que nous venons de décrire arrivent-
ils dans des communautés de gens bien intentionnés? Il est
clair que quelque chose est allé complètement de travers. Se
tourner vers le monde des mythes permet d'avoir une perspec-
tive plus large de ces déviations.
La mythologie grecque est riche en légendes qui évoquent
l'élévation, la chute et ce qui arrive lorsqu'on oublie sa place
véritable. L'une des histoires les plus instructives est celle
d'Icare dont le père, Dédale, était considéré comme le plus
ingénieux de tous les artistes et artisans. Originaire d'Athènes,
Dédale se rendit en Crète pour dessiner l'étonnant labyrinthe
dans lequel le roi Minos retint captif le funeste Minotaure.
Mais le jour où Dédale n'eut plus les faveurs du roi Minos, il fut
emprisonné avec Icare, tout d'abord dans le labyrinthe puis
dans une tour en pierre sur la côte. Très vite, Dédale conçut un
moyen pour s'enfuir. Le père et le fils récupérèrent les restes de
leur nourriture pour attirer les mouettes dans la tour et se
mirent patiemment à recueillir leurs plumes et à collecter dans
le même temps la cire qui s'écoulait des bougies. Avec les
plumes assemblées par du fil et de la cire, Dédale construisit
deux ailes. Il apprit à voler et fit une seconde paire d'ailes pour
Icare.
Enfin prêt pour le voyage vers la liberté, Dédale attacha les
ailes au corps de son fils, lui recommandant de voler modeste-
ment et de ne pas trop s'élever car, dans le cas contraire, le soleil
risquait de faire fondre la cire. Lorsqu'enfin tous deux s'échap-
L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

pèrent de l'île, les pêcheurs et les bergers qui levèrent les yeux
les prirent pour des dieux.
La Crète ayant disparu derrière eux, Icare se réjouit de la
puissante portée de ses battements d'ailes et il commença à
s'élever, s'abandonnant à l'ivresse du vol. S'élevant de plus en
plus, il approcha du soleil avec la sensation de pouvoir atteindre
les cieux. Mais bien vite la chaleur fit fondre la cire et les plumes
tombèrent de ses ailes. Hurlant au secours, Icare tomba comme
une feuille dans la mer et s'y noya, laissant juste quelques
plumes à la surface de l'eau. Le cœur empli de chagrin et de
désespoir, Dédale rentra dans son pays, accrocha ses ailes dans
un temple dédié à Apollon et ne tenta plus jamais de voler.
Nous pouvons, nous aussi, nous retrouver comme Dédale,
prisonnier du labyrinthe de la vie que nous avons créé nous-
mêmes. Grâce à une longue et patiente pratique, nous pouvons
développer les moyens qui nous permettent de nous en échapper.
Une partie de nous-mêmes connaît nos limites et peut naviguer
à travers les dangers d'un envol libérateur. Mais si nous oublions
que nous sommes des humains, si une partie de nous pense
qu'elle peut s'élever très haut sans prendre de précautions, alors
c'est le vol lui-même qui va nous laisser tomber et nous allons
inévitablement être précipités dans les eaux sombres.

Intoxication et identification aux dieux


Voler, comme nous le voyons dans le mythe d'Icare, fait partie
du domaine des dieux et non des hommes. Au cours de la pra-
tique, notre conscience peut tout à fait s'identifier à un dieu, à
un archétype représentant le possible idéal. Ce peut être de
grande valeur, à condition de comprendre ce que cela implique.
L'identification à un archétype signifie que l'on essaye d'être
LE LINGE SALE 199

quelqu'un de parfait, un Bouddha, un Christ, un maître totale-


ment pur. Mais le monde des dieux est attirant - en goûtant
aux fruits de la liberté, on risque d'être emporté par ces expé-
riences. Des problèmes se posent alors si l'on croit pouvoir
rester là, sans jamais avoir à revenir aux réalités temporelles,
terrestres et humaines. En psychologie, cette dynamique est
dite « inflationniste ».
Dans la plupart des cas où le rôle des enseignants est abusif,
ceux-ci ne sont pas intentionnellement malhonnêtes. Entourés
d'une foule de disciples qui veulent les considérer parfaits, ils en
arrivent à croire leurs propres communiqués de presse et à
s'identifier au rôle de « maître». Une intoxication collective se
développe, créée par l'enseignant tout autant que par les étu-
diants, chacun avec de bonnes intentions. Mais dans ce climat
d'attentes irréalistes, un enseignant peut facilement perdre pied
et se mettre hors d'atteinte, ayant le sentiment, comme Icare
avant sa chute, qu'il peut s'envoler pour toujours.

Isolement et reniement
Lorsqu'une communauté s'établit à l'écart du monde ou a ten-
dance à s'enfermer dans un semblant de culte, il n'y a plus de
possibilités réelles pour un regard critique. De la même
manière, quand des enseignants sont portés aux nues et consi-
dérés comme des êtres parfaits, ils peuvent devenir isolés et
coupés de leurs semblables intègres, de leurs partenaires et de
leurs amis spirituels. Les membres de la communauté peuvent
dans cette situation perdre de vue ce qui se passe réellement.
Les enseignants entourés d'étudiants qui les idolâtrent plus que
des pairs peuvent être en proie à la solitude et au manque de
reconnaissance de leurs besoins de véritable intimité; pire
zoo L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

encore, ils risquent de tomber sous l'emprise d'une confiance


aveugle en eux-mêmes ou de l'arrogance et de l'intolérance.
L'isolement doublé d'inflation devient le terreau fertile de l'illu-
sion trompeuse, de la manipulation mentale et de la transfor-
mation d'une pratique communautaire en secte.
Souvent des tendances culturelles contribuent aussi à ces
problèmes. Nos cultures patriarcales nous ont conditionnés à
considérer les autorités comme étant supérieures, à ne faire
confiance ni à nos corps ni à nos sensations et à suivre ceux qui
«savent mieux». Nous n'avons pas été encouragés ou initiés à
penser par nous-mêmes. Le désir d'être secourus, de trouver
quelqu'un qui connaît la vérité au milieu de ce monde de con-
fusions, est à la base de nombreuses communautés de disciples
aveugles.
L'idéalisation et l'isolement mènent à une culture de renie-
ments partagés. En idéalisant, nous devenons aveugles face à
l'évidence qui est sous nos yeux, tandis que l'isolement interdit
à toute autre personne de mettre en évidence les faits. À un cer-
tain stade, le degré de reniement dans certaines communautés
spirituelles est choquant, en particulier pour celui qui regarde
cela de l'extérieur, les yeux ouverts. On est aveugle à propos du
leader, aveugle devant les tendances sectaires des enseigne-
ments, aveugle face au nombre de membres de la communauté
qui se sont perdus dans ce système spirituel et ont oublié leur
propre sagesse naturelle.
J'ai entendu l'histoire d'un maître doué d'un grand cha-
risme et appartenant à une ancienne lignée : il disait à une
kyrielle de femmes mariées que chacune était son amour secret.
Il les faisait s'enduire le corps d'huile et se raser dans l'attente
de sa visite et de ses« enseignements les plus élevés». On m'a
aussi parlé d'un rabbin, très connu dans le monde, qui confon-
dait les chants de prières enivrantes avec la fâcheuse ivresse de
LE LINGE SALE 20I

l'alcoolisme et caressait toutes les femmes et demoiselles qu'il


pouvait.
Qye ce soit le gourou arrogant et tyrannique qui maltraite
et contrôle la vie de ses étudiants « afin de détruire leur
égocentrisme », la dissimulation organisée des cas de prêtres
pédophiles dans l'Église ou le maître birman que je connaissais
qui fut finalement battu par ses plus jeunes moines après des
années d'abus et de conduite scandaleuse, les conséquences
douloureuses de tout reniement et de tout isolement peuvent
durer des années.
La plupart des traditions mettent en garde contre les abus
du rôle d'enseignant. Nombreux cependant sont ceux qui adhè-
rent à une communauté sans imaginer ni croire que ces avertis-
sements puissent s'appliquer à eux. Ils sont comme Icare, igno-
rant les mots de son père dans l'ivresse du vol. Notre capacité
humaine à nous tromper nous-mêmes est pratiquement aussi
vaste que notre capacité à nous éveiller. Comme la remise en
question des enseignants nous met en contact avec notre propre
obscurité et nos douleurs, les étudiants refusent d'admettre que
les abus existent et ils continuent comme avant, en dépit de la
vérité douloureuse évidente. Même lorsque l'on parle claire-
ment aux étudiants de problèmes avec leurs enseignants ou
lorsqu'il y a des campagnes nationales sur le contrôle des sectes
ou les abus de pouvoir dans un mouvement spirituel, financiers
ou sexuels, les étudiants ne peuvent y croire. Pendant ce temps,
les enseignants impliqués justifient ce qu'ils font avec des expli-
cations élaborées:« J'utilise l'argent et le pouvoir pour le bien-
fait de tous.» «Il ne s'agit pas de sexe mais d'enseignements
tantriques.» «Je donne à tant de gens, j'ai besoin d'un peu de
soutien et de réconfort. » Il est difficile de résister à l'ivresse de
l'altitude.
202 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Confondre charisme et sagesse


Une autre source de quiproquo spirituel est la confusion qu'il y
a entre charisme et sagesse authentique. Certains chefs spiri-
tuels ont une grande capacité à susciter des états extraordinai-
res. Amplifiées par nos espoirs, des sensations de bonheur et de
transcendance s'élèvent facilement auprès de ces officiants, prê-
tres, maîtres zen, mystiques, rabbins et gourous charismati-
ques. Il est facile de prendre de tels pouvoirs spirituels pour des
signes irréfutables de sagesse ou d'éveil, ou encore d'amour
divin. Nous oublions que le pouvoir et le charisme ne sont que
du pouvoir et du charisme et que ces énergies peuvent tout aussi
bien être au service des démagogues, des politiciens et des amu-
seurs publics.
Il est possible qu'un individu soit charismatique mais sans
sagesse. À l'inverse, la sagesse n'est pas forcément flamboyante
ou puissante- elle peut se manifester en un cœur simple et
humble, sous l'apparence la plus ordinaire. Dans les commu-
nautés où les pouvoirs spirituels spéciaux sont hautement con-
sidérés, les étudiants doivent particulièrement faire attention :
lorsque l'on fait appel à des enseignements secrets ou à des
lignées anciennes, lorsqu'un groupe est choisi pour être sauvé
ou éveillé contrairement au reste du monde, les communautés
spirituelles sont mûres pour devenir des sectes. Cela n'arrive
pas toujours, bien sûr, mais c'est un risque spécifique au sein de
l'arène aveuglante du charisme. Les traditions de sagesse pos-
sèdent des garde-fous contre de tels abus, souvent en créant un
réseau d'Aînés, d'enseignants respectés capables de veiller les
uns les autres sur leurs conditions et comportements spirituels.
LE LINGE SALE 203

Les tentations du pouvoir mondain


Des croisades aux djihads, des saints hommes corrompus et
évêques tyranniques à la vente d'indulgences - l'histoire des
abus de pouvoir de nos religions occidentales institutionnali-
sées est bien connue. Nous avons, d'une certaine manière, ima-
giné que les religions orientales et les traditions méditatives
étaient exemptes de cette forme de corruption. Mais la Corée,
le Japon, le Sri Lanka, la Chine, le Tibet et la Birmanie ont tous
une histoire religieuse qui comporte de graves périodes d'abus
de pouvoir. Dans The Zen oJWar*, Brian Victoria décrit avec de
douloureux détails comment de nombreux maîtres zen japonais
d'un grand charisme, comme Sawaki Kodo Roshi et Harada
Daiun Roshi, violèrent et dénaturèrent les enseignements zen
pendant la Seconde Guerre mondiale à seule fin d'encourager
cette guerre et ses tueries. Pendant de nombreux siècles, des
maîtres zen, parlant « d'une bénéfique guerre de compassion »,
incitèrent les pratiquants à se joindre, au nom du bouddhisme,
aux massacres de l'armée perpétrés à l'encontre de ceux qui
n'étaient pas japonais. Le fait de tuer fut décrit comme une
expression de l'illumination et les plus grands temples fourni-
rent des soldats et de l'argent pour les armes; ils bénirent les
canons et les campagnes militaires. Il y eut même des cas de
monastères en guerre les uns contre les autres, luttant pour
accroître leurs pouvoirs.
De même, les guerres entre sectes, moines ou monastères
font partie de l'histoire du Tibet. Tsipon Shuguba, ancien
ministre tibétain des Finances et auteur du livre In the Presence
ofmy Enemies**, parle des conflits de pouvoir et des combats qui

* Le Zen de la guerre.
**En présence de mes ennemis.
204 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

eurent lieu pendant les décennies qui précédèrent la mainmise


du communisme chinois sur le Tibet. De grands monastères
comme Séra, de grands lamas comme Reting Rinpoché (le
régent du Dalaï-Lama), et des centaines de moines furent
impliqués dans des batailles avec chevaux, fusils et canons.
Durant ces combats, de nombreux moines-soldats moururent.
Le sectarisme et les luttes de pouvoir continuent d'exister dans
la communauté tibétaine en exil, tout ceci au nom d'une prati-
que religieuse (( correcte ».
Bon nombre de hiérarchies religieuses établies en sont arri-
vées à posséder de grandes propriétés, des trésors artistiques,
une reconnaissance internationale et une influence morale. Il
s'agit maintenant de trouver le moyen de détenir tout cela sans
se laisser emporter par ses scintillants attraits. Un chef spirituel
sage aura un esprit simple et un cœur libre, qu'il porte des bro-
card et traite avec les rois ou des guenilles et vive dans la soli-
tude du désert. L'amour authentique pour tous les êtres consi-
dère le pouvoir politique comme une mesquinerie inutile,
comparé à la richesse d'une vie au sein de la vérité.

Quand toute notre humanité n'est pas prise en compte


Renier les aspirations humaines ordinaires est une forme
d'idéalisme tellement répandue dans les traditions spirituelles à
travers le monde que cela demande d'y regarder de plus près.
Certaines traditions, tant orientales qu'occidentales, ensei-
gnent qu'il vaut mieux n'avoir aucun besoin ni désir personnel.
Cet idéal de perfection d'un autre-monde ne reconnaît aucune
valeur aux relations et besoins ordinaires; il dénie aux êtres spi-
rituels toute possibilité d'être bénéfiques en ayant une vie sor-
tant des étroites fonctions religieuses. Cet idéal attend des
LE LINGE SALE

enseignants, des abbés et des maîtres qu'ils soient au-dessus du


monde et demeurent dans une simplicité sainte et une pureté
ascétique.
Le choix de la simplicité est d'une grande valeur certes,
mais il faut faire la différence entre la pratique d'une vie ascéti-
que et le reniement. En lui-même, l'ascétisme est le choix cons-
cient d'un chemin de simplicité : simplicité de la nourriture,
des vêtements et de l'action. Ce peut être une manière délibérée
d'apprendre le renoncement intérieur et de se libérer des inci-
tations externes du monde. Le célibat peut également être
choisi en tant qu'expression de renoncement et de simplicité.
En se plaçant en dehors de la sphère des relations de couple
et des relations sexuelles, la nonne, le prêtre ou le moine accède
à un mode de vie qui peut être totalement consacrée à la prière,
au culte et à la communauté. Dans un tel contexte, le chemin
librement choisi du célibat et de l'ascétisme peut être à la fois
utile et précieux. Un signe de saine pureté sera de constater que
la personne qui fait ce choix ne supprime pas simplement ses
besoins et ne dénie pas non plus leur existence. La libido, les
besoins intimes et toute la gamme d'émotions sont au contraire
reconnus et inclus dans une vie spirituelle riche.
Le problème survient lorsque le reniement de notre huma-
nité est érigé en valeur spirituelle. Pour des étudiants, cela
signifie s'enfermer dans un mode puritain et craintif en se cou-
pant de leur propre expérience. Et pour les enseignants égale-
ment, les exigences prolongées de pureté non égotique, infailli-
ble, peuvent se traduire par la répression ou l'ignorance de leurs
propres ombres.
Les chefs spirituels enfermés dans une telle idéalisation
dénuée de fondement ne prennent pratiquement jamais en
compte les besoins humains, la sexualité, le chagrin et la vulné·
rabilité. Leurs systèmes spirituels idéalistes offrent donc peu
206 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

d'instruction ou d'aide véritable quant à la manière de travailler


sur ces réalités. Peu importe le niveau de pureté et d'exaltation,
notre humanité ignorée va ressurgir et tous nos besoins délais-
sés vont réapparaître. Le corps d'Icare a un poids d'être
humain; Mara revient gracieusement nous rendre régulière-
ment visite.
Si les besoins du corps et de notre humanité ne sont pas
reconnus, ils peuvent être transformés en démons et projetés
sur les autres, alimentant la paranoïa, la chasse aux sorcières et
l'inquisition. La communauté vivra dans la peur de nombreux
aspects de la vie. Une abbesse catholique, grandement considé-
rée pour sa sagesse et sa sainteté, fonda une communauté con-
templative il y a quelques décennies. Elle savait que ses nonnes
et postulantes devaient tenir compte des énergies de leur corps
et de leurs émotions; elle fut réprimandée pour cela. Les auto-
rités de l'Église fermèrent brusquement l'abbaye à la suite de
rumeurs concernant« d'autres pratiques» telles que la médita-
tion, le travail sur le souffle et une thérapie individuelle qui ser-
vaient de complément aux sessions quotidiennes de prières et
de silence sacré. «Je n'arrive pas à croire, dit-elle, que notre
communauté fut traitée ainsi parce qu'elle incluait la respira-
tion et le corps à ce qui est sacré. » Thomas Merton pratiqua
pourtant des méditations bouddhistes avec l'autorisation de
son directeur spirituel. Les « autorités » spirituelles, comme
toutes les autres, different largement dans leur compréhension
et leur vision.
La vie du maître zen Dainan Katagiri Roshi témoigne d'une
plus humble approche de notre nature humaine dans sa globalité.
Il vécut à Minneapolis avec sa famille au sein d'une grande com-
munauté zen. Lorsqu'on lui diagnostiqua un grave cancer, de
nombreux étudiants vinrent le soutenir mais ils furent effrayés et
troublés par l'idée que leur enseignant était sujet à la fragilité
LE LINGE SALE

humaine ordinaire. Un jour, il appela ses étudiants à son chevet.


«Je vois que vous m'observez avec attention. Vous voulez voir
comment meurt un maître zen. Je vais vous le montrer. » li agita
bras et jambes et hurla paniqué :«Je ne veux pas mourir, je ne veux
pas mourir! » Puis il s'arrêta et les regarda. «Je ne sais pas comment
je vais mourir. Ce sera peut-être dans la peur ou la douleur. Souve-
nez-vous, il riy a pas de modèle préétabli. » Voilà un enseignant qui
ne s'était pas écarté de la vie des autres et qui savait que chaque ins-
tant apporte ce qu'il apporte.
Si un enseignant et une communauté vivent dans la recon-
naissance ouverte des besoins et des émotions humaines, ils
vont avoir une certaine aisance vis-à-vis de ces problèmes qui
apparaîtront certainement mais seront reconnus comme des
problèmes ordinaires, comme quelque chose que chacun doit
rencontrer tôt ou tard. Si par contre l'esprit communautaire est
fait de jugements et de peurs, la dissimulation et l'hypocrisie
vont s'instaurer et des dégâts bien plus importants apparaîtront
lorsque la façade d'existence supra-humaine s'écroulera. C'est
une vérité autant pour les communautés orientées vers le célibat
que pour celles dans lesquelles la pratique spirituelle se déve-
loppe au sein d'une famille ordinaire. Personne, qu'il soit moine
ou laïc, n'est exempt des tempêtes que les émotions et les rela-
tions peuvent soulever. Ces tempêtes font partie du riche
domaine de notre pratique.

Confusion interculturelle
Les traditions d'origine asiatique rencontrent une autre difficulté
en Occident : la confusion interculturelle. Venant d'un environne-
ment dans lequel l'habillement est sans prétention et les hommes
et les femmes strictement séparés, les enseignants peuvent perdre
208 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

la mesure de ce qui est approprié lorsqu'ils sont soudain immergés


dans la culture américaine. A l'inverse, les étudiants occidentaux
peuvent également sombrer dans la confusion. I..:histoire du véné-
rable Kalou Rinpoché, un vieux lama tibétain, sage et respecté,
peut servir de mise en garde. Il fut à de nombreux titres un excel-
lent enseignant mais il créa pourtant une longue situation de souf-
france pour sa jeune disciple et traductrice dévouée, June Camp-
bell, lorsqu'il en fit sa partenaire sexuelle. Dans son livre Traveler in
Space*, celle-ci raconte vingt années de lutte pour venir à bout de
sa confusion, de sa douleur et de ce qu'elle ressentit comme un
dénigrement général de la femme dans le bouddhisme tibétain.
Une enseignante occidentale, fervente du bouddhisme
tibétain, essaya d'accéder à une compréhension interculturelle
de la relation enseignant/étudiants mais, pour finir, elle préféra
s'en tenir à sa propre sagesse plutôt que s'abandonner à une
autorité ou à un idéal.

Comme on avait abusé de moi dans mon enfance et que je m'étais


battue pour les droits de la femme, je ne pouvais comprendre. Com-
ment ce vieux lama, un maître réalisé du Mahamoudra qui est la pra-
tique suprême du Vajrayana, pouvait-il choisir chaque année une
nonne de son monastère, de treize ou quatorze ans, pour qu'elle
devienne sa compagne sexuelle? Que pensait la femme du lama? je
sais que !1nde et le Tibet sont un monde différent. On m'expliqua
qu'avoir des rapports avec une très jeune femme était une «pratique
de longue vie» qui donnait de laforce au lama. Les hommes puissants
l'ont toujours cru et en Asie les personnalités tant religieuses que poli-
tiques ont toujours agi ainsi.
On me dit ensuite que dans une société encore féodale comme le
Tibet, c'était un honneur pour sa famille. Ils étaient probablement
pauvres et maintenant ils faisaient partie de l'entourage du lama;

* Voyageuse dans l'espace.


LE LINGE SALE 209

tous allaient être mieux traités. Pourtant je m'interrogeais encore au


sujet des jeunesfilles? Qu'en pensaient-elles?
je parlai à de nombreusesfemmes occidentales qui avaient couché
avec leurs lamas. Certaines avaient aimé- elles avaient trouvé cela
spécial. Certaines se sentirent utilisées, ce qui les détourna de leurs
pratiques. D'autres dirent qu'elles avaient materné le lama. Mais
aucune d'entre elles ne décrivit cela comme un enseignement; il n'y
avait rien de tantrique dans tout cela. Le sexe était pour le lama, pas
pour elles.

À notre époque, la sexualité est un domaine complexe.


Nous ne pouvons pas juger une culture ancienne avec nos seules
valeurs occidentales contemporaines. Mais les enseignants
issus d'autres cultures ne peuvent pas non plus s'attendre à venir
en Occident et à avoir des étudiants qui les servent sexuelle-
ment ou d'une autre manière. À long terme, nous devrons
développer une prise de conscience dans ce domaine sinon cela
continuera à produire plus de préjudices et de souffrance.

Transformer les difficultés en progrès


Dans la légende d'Arthur, le jeune chevalier Perceval rejoint les
Chevaliers de la Table ronde en quête du Saint Graal. Corne-
mans, son mentor, lui dit que pour garder son honneur, il doit
observer deux règles: tout d'abord ne jamais séduire ni être
séduit. En second lieu, s'il atteint le château du Saint Graal, il
doit demander:« Au service de qui est le Graal?» En chemin,
Perceval voit tout autour de lui des signes de souffrances et de
désarroi. Mais lorsqu'il trouve enfin la piste conduisant au châ-
teau du Graal, il se laisse complètement subjuguer par la cour.
Il rencontre le Roi Pêcheur qui est blessé; un banquet magique
lui est offert, présentant tout ce qu'il pourrait désirer. Il en
210 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

oublie son but et ne pose pas la question essentielle. Au matin


suivant, le château et le royaume ont entièrement disparu et
Perceval est contraint d'errer et de souffrir de nombreuses
années avant de pouvoir revenir une seconde fois, au terme d'un
mûrissement durement acquis. Cette fois il n'oublie pas.« Au
service de qui est le Graal? » demande-t-il. Le Roi Pêcheur
répond : « Le Saint Graal est au service du Roi Graal. » (Le
Roi Graal étant Dieu.) Dès que cette sainte vérité est remise en
mémoire du Roi Pêcheur, Ü est guéri et, étant guéri, tout ce qui
pourrissait dans les champs, toutes les disharmonies, toutes les
souffrances de son royaume font place à la paix et au bien-être.
La résolution de se mettre en route vers l'illumination est
prise lorsque nous reconnaissons que notre souffrance et notre
éveil sont au service d'un bien plus élevé. Si nous ne servons pas
le Divin, nos besoins insatisfaits peuvent se mêler à notre quête
et nos expériences spirituelles serviront simplement à créer une
forme d'ego encore plus dilatée. Lorsqu'un enseignant est trop
identifié à l'énergie spirituelle, il peut subtilement arriver à
croire qu'en tant que détenteur des enseignements, c'est lui
qu'il faut servir. Nous devons être prudents quand il y a autour
d'un enseignant une cour qui se focalise plus sur la personne
que sur la sagesse de la lignée. 01tand le Roi Pêcheur oublie qui
ü sert, la prospérité du royaume s'effondre et tout le monde
souffre de la maladie spirituelle du roi.

Une humble reconnaissance de la vérité


Un cœur sage sait que, quelle que soit l'énergie spirituelle que
nous découvrons, elle ne nous appartient pas et nous est sim-
plement confiée. Les vœux de bodhisattva et la prière de saint
François nous conseillent de dédier toutes les bénédictions
LE LINGE SALE 2II

reçues au bienfait d'autrui. Un cœur sage reconnaît également


que nous sommes ouverts aux bénédictions de l'éveil certains
jours plus que d'autres.
Il y a de nombreuses années, j'étais en Indonésie et rendais
visite à un certain nombre de chamans et de guérisseurs. Mon
traducteur me raconta que son oncle avait été un guérisseur
réputé mais qu'après bien des années, il avait totalement arrêté.
Lorsque je lui demandai pourquoi, il m'expliqua:

Mon oncle était un riche agriculteur qui cultivait le riz. Il apprit à


soigner par la méditation et la transe. Dès le premier jour où il com-
mença à soigner les gens, l'énergie des dieux venait l'aider à percevoir
les maux de ses patients. Il lui était montré quelles herbes utiliser et où
agir. Pendant vingt ans les dieux l'assistèrent, mais un jour ils cessè-
rent de se manifèster. Alors mon oncle dit aux gens qu'il ne pouvait
plus les soigner et il retourna à sa vie de cultivateur.

Il y a là une intégrité stupéfiante. Il est difficile d'imaginer


un thérapeute, un médecin ou un enseignant spirituel ayant une
mauvaise journée et disant : « Les dieux ne sont pas avec moi
aujourd'hui. >> Pourtant nous savons tous que cela arrive.

Intégrité et fondements éthiques


Toute religion sensée reconnaît qu'un fondement de vertu
humaine, d'honnêteté et d'intégrité est nécessaire dans la vie
spirituelle. Qie ce soit dans les préceptes bouddhistes, les
yamas et niyamas hindous, les commandements musulmans ou
judéo-chrétiens, l'attention que nous devons porter à notre
comportement est sous-jacente à tout développement spirituel.
Ce n'est pas uniquement parce qu'il est difficile de méditer ou
de prier après une journée passée à tuer, à mentir et à voler, mais
212 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

parce qu'on ne peut trouver ni liberté ni possibilité de vivre dans


la grâce quand on est tellement emporté par ses colères et ses
désirs qu'on en arrive à mentir, à tuer, à voler ou à tromper.
Même si la vertu et la compassion se développent naturel-
lement à partir d'une prise de conscience, il demeure nécessaire
pour le bien de toute communauté d'écrire noir sur blanc un
code éthique. Ces règles de conduite s'appliquent aussi bien à
l'enseignant qu'aux étudiants; si les maîtres se placent au-delà
de la vertu, alors, comme le Roi Pêcheur, ils sont destinés à
créer de la souffrance. Même le zen et les traditions tantriques,
qui furent créées pour libérer les étudiants de la rigidité des
règles spirituelles, reconnaissent régulièrement le bien-fondé
d'une attitude vertueuse. Si ce n'était pas le cas, la voie qu'ils
enseigneraient serait un simulacre.
Les traditions spirituelles apportées en Occident et issues
d'autres cultures peuvent avoir des règles et des codes de con-
duite non écrits en ce qui concerne le comportement de l'ensei-
gnant. Les limites de conduite des enseignants et des étudiants
sont d'ordinaire préservées par une communauté plus large qui
offre le support dont les pratiquants dépendent. Mais en arri-
vant en Occident, dans une culture mettant tellement en valeur
l'argent, le sexe, le pouvoir, la boisson et la drogue, ces vieilles
règles peuvent sembler ne plus avoir d'importance: les ensei-
gnants étrangers risquent de confondre une culture populaire
avec une invitation aux excès et l'Amérique avec un pays n'ayant
pas besoin de règles.
Pour éviter toute nuisance, les communautés spirituelles
doivent, comme le Bouddha le conseilla à ses moines, définir
des codes de conduite éthique clairs, pour tous les membres, y
compris les responsables. Beaucoup agissent ainsi. Lorsque ce
n'est pas le cas, les étudiants ont la responsabilité de demander
une formulation explicite des principes. Fonder une commu-
LE LINGE SALE 213

nauté spirituelle sans une éthique claire fait le lit de la trahison.


Les valeurs de compassion et d'amour qui sous-tendent toutes
les grandes traditions résident dans notre engagement à la
vertu.

La trahison : une brutale initiation


Nous avons abordé ces questions dans un esprit de sagesse dis-
criminante. Le but d'une réflexion sur les échecs du passé con-
siste plus à chercher à comprendre ce qui contribue à la guéri-
son et la rédemption qu'à blâmer. Le fait est que, quel que soit
le nombre d'avertissements, il y aura toujours des trahisons-
c'est un thème étonnamment courant dans le parcours. La
moitié de ceux avec lesquels j'ai parlé de leur vie spirituelle
décrivirent des formes de trahisons significatives. La trahison
est un passage violent à traverser, un douloureux destructeur
d'illusions et d'innocence. Elle agit comme une initiation non
désirée, une initiation à la complexe vérité de l'humanité et des
ombres projetées par la lumière. Les peines et les leçons d'une
trahison spirituelle peuvent durer des années.
Une telle leçon survint à une femme dans l'ashram où elle
pratiquait le yoga. Elle venait de perdre son enfant dans une
fausse couche et, le cœur brisé, elle demanda à son gourou si le
régime physique éreintant de l'ashram dans la chaleur de l'été
pouvait avoir contribué à la perte de son enfant. Irrité d'enten-
dre ses enseignements de yoga remis en question, le maître la
fit se lever au milieu de centaines d'étudiants et s'écria:« Elle
écarte les jambes pour son mari et maintenant elle veut impli-
quer le yoga dans la perte de son enfant. Peut-être n'est-elle
simplement pas capable d'être mère. »À cet instant, des années
de confiance aveugle volèrent en éclat. Elle quitta l'ashram. Un
214 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

long processus de peine et de colère, de réflexion et de travail


intérieur, l'amena à comprendre que la plus grande trahison
avait été d'abandonner son propre jugement.
En 1993, lors de la première grande assemblée des ensei-
gnants bouddhistes américains à laquelle participèrent cent
vingt dirigeants bouddhistes, de nombreux enseignants
demandèrent la tenue d'un forum pour parler librement des
abus de pouvoir et des trahisons. Comme ces expériences
avaient été un sujet tabou pendant très longtemps, il y eut énor-
mément de douleurs et une quantité impressionnante de larmes
versées. Dans certains cas, la lutte pour la guérison et le pardon
avait duré des années et dans d'autres, une guérison plus pro-
fonde encore était nécessaire. En fait, ce n'est pas la trahison
des enseignants qui nous choque ou nous éveille le plus-c'est
la compréhension grandissante de la manière avec laquelle nous
nous sommes trahis nous-mêmes. Nous avons prétendu ne pas
voir l'ombre qui pourtant était juste sous nos yeux. À cause de
nos besoins et de notre idéalisme, nous avions délaissé la
sagesse de notre cœur, notre nature véritable.
Pour dire la vérité et endurer les peines du lâcher-prise et du
pardon, nous avons besoin du soutien de nos amis spirituels et de
la force de notre pratique. Nous devrons trouver notre propre
autorité et notre propre grandeur de cœur. « Éclaire-toi toi-
même, deviens toi-même une lumière » furent les dernières
paroles du Bouddha. Aucun enseignant ni aucune autorité exté-
rieure ne peuvent nous donner la vérité ou nous la prendre. Nous
découvrirons enfin que notre cœur détient la vision simple et la
compassion inébranlable que nous n'avons cessé de chercher.
La trahison elle-même devient un enseignement. Nous
devons rendre hommage à la supercherie car elle nous ramène
à la vérité. Elle exige que nous développions la sagesse discri-
minante, que nous parlions avec honnêteté, que nous exami-
LE LINGE SALE

nions nos idéaux et nos fautes, que nous nous débattions dans
le pardon. Peu de tâches sont aussi riches d'enseignements.
Qyand la communauté Kripalu Yoga du yogi Amrit Desai
éclata en 1994, un immense sentiment de trahison balaya la com-
munauté. La révélation publique des affaires secrètes du maître
et des manipulations de pouvoir et d'argent durant vingt ans fit
perdre toute illusion à de nombreuses personnes. Mais comme
Amrit Desai était aussi un enseignant plein de créativité et de
sagesse, ses étudiants furent capables d'utiliser les pratiques qu'il
leur avait enseignées - d'analyse, d'équilibre et de compassion
-pour gérer ces désillusions. Après des mois de rencontres et de
réunions difficiles, il fut demandé au maître de partir et les étu-
diants durent par eux-mêmes faire un travail sur leurs confusions
et leur désespoir. Depuis lors, au fil des ans, la communauté s'est
reconstruite et se dédie aux principes de yoga et de saine spiritua-
lité que la crise due à la trahison leur a enseignés. Le maître a
déclaré que lui aussi avait beaucoup appris dans cette affaire.
Le maître zen Dogen affirme que la vie d'un maître zen est
une erreur permanente - c'est-à-dire une opportunité
d'apprendre, erreur après erreur. À travers la trahison et l'abus
de pouvoir nous rencontrons les échecs qui résultent du fait
d'être des humains. En conséquence, que nous quittions une
communauté en crise ou que nous restions, il nous faudra de
toute façon apprendre la vraie pratique de la sagesse et de la
compasswn.
En aérant ce linge sale, ne soyons pas trop empressés de
juger. Les forces impersonnelles d'idéalisme et d'exagération, la
profondeur des illusions et des peurs, les méandres subtils de
l'auto-illusion et de l'ambition font partie de notre nature
humaine. Les tragédies grecques, les vedas indiens, les mythes
des tribus africaines, les koans zen sont en prise avec ces forces
qui depuis des temps anciens ont façonné notre lot humain.
216 L'ÉVEIL N'EST PAS UNE FIN

Croire en une vie spirituelle sans ombre, dans laquelle Mara ne


reparaîtrait jamais, revient à imaginer un ciel où le soleil reste-
rait au zénith à jamais.
En Inde, un dicton affirme que même un saint de quatre-
vingt-dix ans n'est pas à l'abri. Nous sommes vulnérables aussi
longtemps que nous sommes vivants. Le grand maître zen Hui
Neng nous rappelle la rapidité avec laquelle l'esprit change :

En ce qui concerne la nature de Bouddha, il n'y a aucune différence


entre un pécheur et un sage . .. Une pensée éveillée et on est un
Bouddha, une pensée stupide et on est à nouveau une personne
ordinaire.

L'effort de compréhension du linge sale dans une pratique


spirituelle doit plutôt être perçu comme une invitation à la
vérité. Si l'éveil peut succomber devant l'illusion, la compré-
hension et la rédemption peuvent ressurgir en un instant, quel
que soit le degré de notre égarement. En un instant de vérité,
nous pouvons reconstituer ce qui était cassé et commencer à
remédier à nos trahisons. En un instant de vérité, nous pouvons
reconnaître à quel point nous nous sommes égarés et faire
amende honorable. De nos erreurs et de notre faiblesse vont
émerger quelques-unes de nos plus profondes leçons. Au cœur
d'une conversation sincère, dans un moment de calme lorsque
nous faisons le point ou même sur notre lit de mort, la liberté
attend. En reconnaissant les souffrances et les trahisons des
autres et de nous-mêmes, nous pouvons nous éveiller réelle-
ment au grand cœur de compassion.
QUATRIÈME PARTIE

NETTOYER POUR S'ÉVEILLER


II

LE MANDALA DE L'ÉVEIL
DE QUOI NE TIENS-TU PAS COMPTE?

Étant entré dans le courant du dharma, le


pratiquant examine régulièrement son
propre cœur et contemple :voici la liberté
déjà acquise et voici les chaînes et les
imbroglios dont je dois encore me libérer.
(Bouddha.)

Un vieux moine trappiste, le père


Théophane, raconte une histoire à propos d'un monastère magi-
que où l'on peut avoir accès aux vrais dons de la vie spirituelle.

Je savais qu'il y avait de nombreux lieux intéressants mais je ne vou-


lais plus de petites réponses, je voulais la grande réponse. Je deman-
dai donc au maitre des lieux de m'indiquer directement la demeure
de Dieu.
Je m'assis, tout à fait décidé à attendre cette grande réponse. Je
restai dans le silence toute la journée, jusque tard dans la nuit. Je Le
regardais dans les yeux et j'imagine que Lui aussi me regardait dans
les yeux. Tard, tard dans la nuit, il me sembla entendre une voix :
«De quoi ne tiens-tu pas compte?» Je regardai alentour et entendis
à nouveau: «De quoi ne tiens-tu pas compte?» Était-ce mon
imagination? Bientôt ce ne fut tout autour de moi que murmures et
rugissements : « De quoi ne tiens-tu pas compte? De quoi ne tiens-
tu pas compte? >>
220 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Étais-je en train de devenir fou? Je réussis à me lever et me diri-


geai vers la porte. Je voulais le réconfort d'un visage ou d'une voix
humaine. Juste à côté, il y avait le couloir menant au quartier des
moines. Je frappai à une cellule.
« Qy'est-ce que tu veux? dit une voix endormie.
- Dis-moi de quoi je ne tiens pas compte.
- De moi >>, répondit-il.
Je frappai à la porte suivante.
« Qye veux-tu?
-Dis-moi de quoi je ne tiens pas compte.
-De moi ...
Une troisième, une quatrième cellule, toujours la même
réponse.
«Ils sont tous focalisés sur eux-mêmes », pensai-je. Écœuré, je
sortis du bâtiment. Juste à cet instant le soleil se leva. Je n'avais jamais
parlé au soleil auparavant mais je m'entendis implorer:« Dis-moi de
quoi je ne tiens pas compte. >>
Et le soleil de me répondre lui aussi : << De moi. » Cela
m'acheva.
Je me jetai sur le sol; la terre me dit alors : « De moi non plus. ,.

L'histoire du père Théophane montre ce qui est vraiment en


jeu dans le mûrissement spirituel : si nous espérons ouvrir notre
cœur au monde entier, nous ne devons rien laisser de côté. La
liberté et l'éveil ne se trouvent que précisément là où nous sommes.
Si nous souhaitons aimer Dieu, nous devons aussi apprendre à
aimer chacune de ses créations - y compris nous-mêmes, dans
toute notre complexité et imperfection. L'esprit qui intègre tout
crée un mandala ou cercle d'éveil dans lequel nous nous ouvrons à
la réalité du présent, en y englobant toutes les dimensions de la vie.
LE MANDALA DE L'ÉVEIL 221

Le Mandala d'Intégralité
Un mandala est une image souvent complexe. Il représente le
grand cercle de l'existence, la complétude sacrée, un univers
entier. Le but d'une vie spirituelle sensée consiste à découvrir et
incarner dans notre vie cette intégralité sacrée.
Il y a deux principes essentiels pour s'éveiller à cela. Tout
d'abord, pour que la liberté puisse s'épanouir totalement, tous
les domaines importants de notre expérience terrestre doivent
être inclus dans notre vie spirituelle. Aucun aspect significatif
ne peut être exclu de notre prise de conscience. Les Aînés
bouddhistes disent qu'il faut cultiver les quatre fondements de
l'attention sacrée: vis-à-vis du corps, des sensations, de l'esprit
et des principes qui régissent la vie. Leurs enseignements éten-
dent ensuite la même présence d'esprit sacré à la famille, à la
communauté, aux moyens d'existence et d'une façon plus large
aux relations avec le monde. C'est seulement à travers une
attention à l'égard de chacune de ces choses que nous accom-
plissons l'éveil. Ces aspects seront plus largement développés
dans les chapitres suivants.
Le second principe pour s'éveiller à la plénitude consiste à
tenir compte du fait que notre conscience dans un domaine ne
se retrouve pas forcément dans les autres aspects de notre vie.
Nous savons que les athlètes de niveau olympique sont très
entraînés et ont une grande conscience de leur forme physique,
ce qui n'empêche pas certains d'être émotionnellement imma-
tures ou mentalement limités. À l'inverse, certains intellectuels
brillants souffrent parfois d'ignorance et de manque d'intérêt
en ce qui concerne leur corps ou leurs émotions. D'autres, cons-
cients de leurs sensations et experts en relations humaines, peu-
vent être terriblement inconscients des systèmes de pensée et
des croyances qui les enferment.
222 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Il en va de même dans la vie spirituelle. Certains maîtres de


méditation, compétents pour naviguer au cœur des états
d'expansion de la conscience, peuvent être troublés par le monde
émotionnel et relationnel. Des nonnes ou des moines ayant une
relation étroite avec Dieu peuvent avoir des rapports chaotiques,
voire destructeurs, avec leur famille - ou avec leur propre corps.
Les yogis et gourous, qui ont une stupéfiante maîtrise physique
et contrôlent leur respiration et leurs pensées, peuvent avoir des
croyances et des opinions irréfléchies, source de souffrance pour
ceux qui les entourent. Les moines et les nonnes les plus mûrs,
les maîtres de méditation et les pratiquants découvrent un jour
des facettes entières de leur vie dont ils n'étaient pas conscients.
Pour de nombreux enseignants, c'est l'entraînement spirituel lui-
même qui peut les avoir amenés à négliger ou à renier leurs
nécessités humaines fondamentales. Et tant que ces dimensions
ne seront pas intégrées à leur pratique, ils souffriront inutilement
de tous les maux allant d'une santé fragile à des problèmes émo-
tionnels. Chaque domaine encore non reconnu apporte avec lui
de la souffrance, des conflits et des limitations. Gandhi disait :
« Dans la vie, on ne peut agir correctement dans un domaine
alors qu'on est encore occupé à mal agir dans un autre. La vie est
un tout indivisible. »
Lorsque nous observons des aspects de notre vie que nous
avons négligés spirituellement, nous y découvrons souvent un
parti pris ou une peur sous-jacente. Nous croyons peut-être que
le corps ou les relations, ou encore nos projets d'avenir, l'argent,
la sexualité, la famille, la communauté, la politique ne sont pas
«d'ordre spirituel» mais sont au contraire des pièges dangereux
et répugnants. Cette crainte érige des murs et isole notre cœur
de la vie. Elle divise le monde de telle sorte que tel ou tel aspect
est considéré comme dénué de sainteté. Nos expériences de
LE MANDALA DE L'ÉVEIL 223

réalisation demeurent alors compartimentées et incomplètes,


comme des bonsaïs, magnifiques mais amputés.
La vérité est que ces frontières intérieures doivent être dis-
soutes. Comme le montre l'histoire du Père Théophane, c'est
dans l'écoute profonde et honnête de tout ce qui a été craint ou
délaissé que nous trouverons notre liberté. Et si nous ne nous
décidons pas à ouvrir les yeux, ce qui a été négligé viendra nous
chercher; les facettes oubliées de nous-mêmes se manifesteront
toutes seules, frappant à chaque fois plus fort si nous n'écoutons
pas leurs plaintes. Ces voix, nous les entendrons enfin au cours
de divorces, de dépressions, de maladies ou d'étranges défaillan-
ces. Si nous prêtons l'oreille et accueillons toutes les parties de
nous-mêmes, nous verrons qu'elles enrichissent notre jardin
comme un compost, comme un aliment pour la vie.
Il y a une unité sous-jacente à toutes choses. Un cœur empli
de sagesse en est conscient tout comme il connaît l'inspir et
l'expir. Chaque chose fait partie d'un ensemble sacré dans
lequel nous existons; au fond, tout est parfaitement digne de
confiance. Nous n'avons pas à craindre les énergies de ce monde
ni aucune autre. Nous devons seulement redouter notre confu-
sion à leur égard. Le maître zen Rinzai décrit un être vraiment
sage comme étant celui qui peut« entrer dans le feu sans se brû-
ler, plonger dans l'eau sans se noyer et s'amuser dans les trois
enfers les plus bas comme sur un champ de foire : quelqu'un qui
pénètre le monde des esprits et des animaux sans qu'ils lui fas-
sent du tort». Aucun des royaumes d'existence ne doit demeu-
rer en dehors de notre pratique.
Le maître de méditation Vimala Thakar demande : « Si
j'aime la vie, comment puis-je rester en dehors d'un seul de ses
domaines? » Ainsi, sous l'influence de Gandhi, sa communauté
travaille dans les plus pauvres villages du Gujarat en Inde où
elle fore des puits, développe l'irrigation et plante de nouvelles
224 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

semences tandis qu'elle-même, dans l'esprit de son ami et ins-


tructeur Krishnamurti, anime des retraites contemplatives à
travers le monde. Ses méditations et prières ne séparent pas la
pratique spirituelle de la politique, la compassion de la justice,
la connaissance de soi des moyens d'existence. Tout ceci est pris
comme un ensemble.

Un langage spirituel adulte


Au début, lorsque nous entrons dans la voie spirituelle, nous
parlons de surmonter les obstacles, d'efforts nécessaires, de
purification des fautes et d'ardeur dans la quête de Dieu. Mais
ce langage, bien qu'il puisse nous avoir été utile au départ,
risque de devenir trop unilatéral, établissant une chose contre
l'autre : le monde contre la libération, la volonté personnelle
contre la grâce de Dieu, le péché contre la rédemption. C'est un
langage basé sur l'exclusion.
Avec l'éveil de la sagesse, le cœur se déploie peu à peu pour
englober tout le paradoxe de la vie. Comme l'écrit Walt
Whitman : «Je suis vaste, je contiens des multitudes. » Dans la
maturité du cœur s'élève une perfection plus profonde qui ne
s'oppose pas aux choses du monde mais les embrasse toutes de sa
compassion. Notre vie spirituelle est alors plus en rapport avec la
miséricorde et la bienveillance qu'avec les conflits intérieurs et les
luttes contre l'ego ou les péchés. Notre héroïsme devient mainte-
nant un amour sans peur pour l'ensemble de la création sans
aucune exception. Nous pouvons être présents à ce que Zorba le
Grec appelait« la totale catastrophe».
Ce mûrissement est illustré dans la psychologie bouddhiste
par un arbre vénéneux qui représente la souffrance du monde.
Lorsque nous découvrons qu'un arbre dans notre environne-
LE MANDALA DE L'ÉVEIL 225

ment est toxique, notre premier geste est d'essayer de le couper,


de le faire disparaître pour qu'il ne puisse plus nuire. À ce stade
initial de la pratique, notre langage est celui du conflit : peur du
poison et des impuretés, efforts pour déraciner et détruire ce
qui est dangereux.
Mais notre compassion s'approfondissant, nous prenons
conscience que l'arbre fait lui aussi partie du réseau de la vie. Au
lieu de le détruire, nous en arrivons à respecter cet arbre, en
l'entourant cependant d'une barrière pour avertir les autres du
danger afin qu'ils n'en soient pas victimes. Notre langage a
changé, il est maintenant devenu celui de la compassion et du
respect, bien plus que de la peur. Nos difficultés intérieures et
extérieures sont désormais abordées avec miséricorde. C'est la
seconde étape de la pratique.
Enfin, notre sagesse s'approfondissant encore, nous réali-
sons que nos véritables problèmes et nos poisons sont nos
meilleurs enseignants. Il est dit que l'être le plus sage partira à
la recherche de cet arbre toxique pour en utiliser les fruits
comme remède capable de transformer les souffrances du
monde. Les énergies de passion et de désir, de colère et de con-
fusion sont transformées en ardeur, force et clarté, porteuses
d'éveil. Nous comprenons que c'est en faisant face aux souf-
frances réelles du monde que notre liberté et notre compassion
les plus profondes se révèlent. Ce que nous appelions poison est
maintenant reconnu comme un allié pour notre pratique.
Cette liberté grandissante du cœur nous donne le courage
de nous interroger, de clarifier et d'affiner pour nous-mêmes les
enseignements que nous avons ingurgités d'un coup. Nous évo-
luons d'une croyance en des idéaux à la découverte de la sagesse
qui émerge de notre propre expérience. Nous obtenons une
compréhension directe de ce qui alimente et soutient la liberté.
226 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Maintenant nous pouvons enfin voir et connaître par nous-


mêmes.
Avec la maturité, nous nous libérons de notre langage uni-
latéral de départ. Nous passons au-delà des idées simplistes de
bien et de mal, de bon et de mauvais. Désormais le monde n'est
plus une bataille entre le blanc et le noir, le pur et l'impur; il ne
s'agit plus d'un arbre vénéneux à abattre ou à faire disparaître.
Notre vision du sacré intègre maintenant la complexité, le para-
doxe, l'ironie et l'humour. Le cœur devient clair, capable de
comprendre le monde plutôt que de se battre contre lui, capable
de récolter le fruit de l'arbre toxique plutôt que de déraciner
celui-ci.
Avec notre clarté grandissante, nous comprenons le langage
du non-attachement et de la renonciation d'une façon nouvelle.
« L'attachement est la cause de la souffrance», enseigne le
bouddhisme. « Il est plus facile pour un chameau de passer par
le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume de
Dieu», déclare Jésus. En fait, l'attachement et l'avidité sont
causes de souffrance. Mais un enseignement sera plus complet
et plus mûr s'il reconnaît qu'il existe un attachement malsain et
un attachement salutaire. Une mère doit montrer un attache-
ment profond et naturel envers son enfant sinon l'enfant sera
blessé et souffrira. Un employeur peut aussi être attaché de
façon salutaire au bien-être de ses salariés.
En apprenant à distinguer ce qu'est un attachement dou-
loureux de ce qui ne l'est pas, nous devenons plus lucides quant
au sens de l'engagement. Un engagement sage envers une rela-
tion exclusive, la vertu, la prière, la méditation, Dieu ou une
voie sacrée, devient l'expression de notre liberté intérieure
beaucoup plus qu'une limitation. Le renoncement apporte la
liberté non pas parce que nous abandonnons des choses (bien
qu'en fait il en soit ainsi), mais parce que nous abandonnons la
LE MANDALA DE L'ÉVEIL 227

saisie et la possessivité et lâchons la peur, la colère et l'illusion


qui étreignaient nos cœurs.
De la même manière, le non-attachement et la sagesse dis-
criminante se réunissent en un ensemble. La sagesse discrimi-
nante peut poser des limites, dire oui, dire non, se dresser pour
la justice et agir avec compassion. Elle devient l'expression
intrépide et non égotique d'une absence d'attachement pleine
de sagesse. Avec la sagesse discriminante, nous agissons sans
saisie ni agressivité, nous cherchons à dire la vérité et à accom-
plir le bienfait de tous les êtres.
Au cours de notre évolution sur le chemin spirituel, le désir
et la passion sont eux aussi compris d'une manière nouvelle.
Comme l'écrivait William Blake: «Ceux qui franchissent la
porte du ciel ne sont pas des êtres dénués de passion ou les
ayant réprimées, mais des individus ayant cultivé une compré-
hension de ces passions. » Au lieu de condamner tous les désirs,
nous les abordons avec sagesse et sensibilité. Nous voyons alors
le monde comme un jeu de désirs et la différence entre ceux qui
sont sensés et insensés devient évidente. Certains désirs sont
causes de souffrance mais d'autres, comme les besoins naturels
d'amour familial, de nourriture et de refuge sont salutaires. Le
désir d'apprendre, de comprendre, de servir Dieu peut nous
aider à atteindre l'éveil. De ce fait nous en arrivons à respecter
la passion et l'ardeur comme des énergies humaines pouvant,
certes, être associées à la contrainte et la saisie, mais également
être dirigées vers l'engagement et l'intégrité de l'être.
Ces énergies ne sont plus des péchés mortels à craindre; elles
sont transformées en remède pour l'éveil. Nous sommes capables
de rester dans le monde sans être emportés par lui, d'utiliser les
énergies de la vie pour enseigner et éveiller partout où nous
allons. Même Socrate, qui menait une vie très frugale et simple,
aimait aller au marché. Qyand ses étudiants lui demandaient
228 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

pourquoi, il répondait : «J'aime aller voir toutes les choses sans


lesquelles je suis heureux.}} Les fastes d'Athènes n'étaient pas ses
ennemis et sa sagesse pouvait se mouvoir parmi eux avec un plai-
sir imperturbable.
Un cœur mûr nous aide à travailler même avec les forces de
la colère et de la haine. Nous apprenons à distinguer la colère
de la souffrance plus profonde qu'est la haine. Nous compre-
nons que toutes deux sont des énergies puissantes. Ainsi lors-
que Shantideva, le sage bouddhiste, nous avertit que « mille
éons d'actes bénéfiques seront détruits par un instant de
colère }}, nous ne saisissons pas complètement la réalité de cette
affirmation. Parfois même, la colère a du bon. Le Dalaï-Lama,
avocat passionné de la non-violence, admet que, bien que la
colère soit dangereuse,« il puisse aussi y avoir une colère posi-
tive, tempérée par la compassion et le sens des responsabilités,
capable d'agir comme une force conduisant à une action rapide
et utile}}. Si nous haïssons et craignons notre colère, nous
allons perpétuer la bataille. Notre tâche consiste à comprendre
et transformer ces énergies en clarté et en force.

La voie du milieu
Ce vocabulaire d'une compréhension plus large montre comment
le cœur s'assouplit et se sensibilise. Les tendances dogmatiques et
rigides de la ferveur religieuse laissent place à la voie du milieu, à
une présence sage qui n'est ni indulgente ni craintive.
Mon maître Ajahn Chah manifestait cette souplesse
lorsqu'il se montrait le plus incohérent, contredisant des choses
qu'il avait affirmées auparavant, rejetant des enseignements
qu'il avait préconisés la veille. Qiand un étudiant frustré (moi)
lui en fit la remarque, Ajahn Chah se mit à rire.« C'est comme
LE MANDALA DE L'ÉVEIL 229

cela, dit-il. Il y a une route que je connais bien, mais il peut y


avoir du brouillard ou de l'obscurité. Qyand je vois un voyageur
sur cette route, prêt à se perdre sur une voie de garage à droite,
je l'appelle et lui dis:« Va à gauche!» De la même manière, si
j'aperçois quelqu'un qui risque de s'égarer dans une impasse sur
la gauche, je l'appelle et lui dis : « Va à droite! » C'est la seule
chose que je fais quand j'enseigne. Si tu tombes et que tu te lais-
ses emporter par quoi que ce soit, je te dis : « Lâche ça aussi. )) ))
La voie du milieu embrasse les opposés. Elle repose entre
eux et reconnaît les deux vérités sans se laisser prendre ni par
l'une ni par l'autre. Ainsi, nous voyons que, d'un côté, la vie
humaine est souffrance, avec un enchaînement inévitable de
pertes culminant dans la maladie, la vieillesse et la mort. Mais
d'un autre côté, elle est aussi une grâce- emplie de dons et de
bénédictions, exprimant une beauté divine. Notre réelle souf-
france peut être considérée comme une grâce nous conduisant
à la compassion, à l'abandon et à l'humilité.
Le fait de s'éveiller dissout les étiquettes que nous avons
collées sur notre expérience. Dans un cœur empli de sagesse,
toutes les notions par rapport à nous-mêmes - individus aux
prises avec l'illusion ou Bouddhas, pécheurs ou fils de Dieu -
se défont. Oui, un cœur sage connaît la dimension de l'égoïsme
et du péché. Mais il comprend aussi notre humanité dans une
réalité plus large, celle de la bénédiction originelle et de la
bonté fondamentale. Il demeure dans notre nature divine, notre
nature de Bouddha.
Grâce à cette compréhension, nous pouvons mieux aborder
les enseignements spirituels qui nous disent de détruire les atti-
tudes centrées sur nos propres satisfactions : nous pouvons les
équilibrer avec la nécessité d'encourager l'amour de nous-
mêmes comme l'enseigne le Bouddha dans le Sam utta Nikaya :
« Vous pouvez chercher dans les dix dimensions de l'univers et
230 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

ne pas trouver un seul être plus digne d'amour et de bien-


veillance que vous-mêmes.)) Nous devons parfois nous défaire
de notre ego mais parfois ce sont notre haine et notre mépris de
nous-mêmes qui posent problème. Dans ce cas, la guérison et
la libération de notre cœur ne peuvent se faire qu'à travers
l'amour de cet ego que nous avons rejeté.
La sagesse du cœur apporte de la compassion à l'imperfec-
tion elle-même. Une étude sur les« thérapeutes blessés)) a été
faite à l'université de Stanford. Elle compare les psychologues
qui travaillent de manière détachée, sans rien révéler d'eux-
mêmes, à ceux qui partagent certaines de leurs difficultés et de
leurs blessures. Les thérapeutes blessés guérissent leurs patients
plus rapidement.
Un cœur de sagesse est en paix avec le mode d'être des cho-
ses. N'étant plus en conflit avec le monde, nous nous détendons
sans nous y perdre. Les qualités saintes de compréhension,
d'humilité et de patiente attention sont nos dons. Notre corps,
notre parole et notre esprit deviennent, à l'image du tao,
«satisfaits du changement des saisons)). Nous devenons l'amour
que nous avons cherché. Et dans cet amour, nous sommes aussi
ramenés à nous-mêmes.
L'enseignant zen Edward Espe Brown est l'auteur de nom-
breux livres de cuisine inspirés du zen, dont The Tassajara Bread
Book*. Tout en décrivant ces pratiques culinaires, il parle des
vérités du cœur.

Lorsque pour la première fois je commençai à cuisiner à Tassajara,


j'eus un problème. Je n'arrivais pas à ce que mes biscuits sortent
comme ils auraient dû. J'avais suivi une recette et tenté des variantes
mais rien n'y faisait. Ces biscuits n'étaient pas comme il fallait.

• Le Livre du Pain Tassajara.


LE MANDALA DE L'ÉVEIL 2JI

Dans mon enfance, j'avais fait deux sortes de biscuits. L'une à


partir des Bisquick et l'autre avec des Pillsbury. Pour les Bisquick, il
fallait ajouter du lait au mélange puis, avec une cuillère, laisser
couler la pâte dans la poêle - il ne fallait même pas en faire des
galettes. Avec les Pillsbury, les biscuits étaient dans une sorte de
boîte en carton. Vous donniez un coup sec sur la boîte au coin de la
table et elle s'ouvrait d'un coup. Ensuite vous tordiez la boîte pour
qu'elle s'ouvre plus et jetiez les biscuits déjà prêts dans une poêle à
frire. J'aimais vraiment ces biscuits Pillsbury. N'était-ce pas ainsi
que devaient être les biscuits? Les miens, eux, ne sortaient pas bien.
Il est étonnant et stupéfiant de voir les idées que nous avons à
propos du goût que doivent avoir les biscuits ou de la forme que
notre vie doit prendre. En comparaison avec quoi? Des biscuits Pill-
sbury en boîte? Au diable tout cela. Les gens qui mangeaient mes
biscuits en vantaient les qualités, les dévorant les uns après les
autres, mais pour moi, ces très bons biscuits n'étaient pas comme il
fallait.
Un jour enfin, je remis les choses à leur juste place, je m'éveillai.
<<Pas comme il faut>> par rapport à quoi? Oh, fichtre! J'avais passé
mon temps à essayer de faire des biscuits Pillsbury en boîte! Vint
alors le délicieux moment de goûter réellement mes biscuits sans les
comparer à quelque standard secrètement préétabli. Ils avaient le
goût du blé, étaient feuilletés, au beurre, croustillants, terrestres,
réels. Ils étaient incomparablement vivants, présents, vibrants -
beaucoup plus satisfaisants en fait qu'aucun souvenir.
Ces situations peuvent être tellement renversantes et tellement
libératrices. Ce sont les moments où vous réalisez que votre vie va
bien telle qu'elle est, merci. Seule une comparaison insidieuse avec
un produit magnifiquement préparé et joliment emballé peut la faire
paraître insuffisante. Essayer de réaliser un biscuit- une vie- sans
salir de bols, sans un sentiment de désordre, sans déprime ni colère,
était tellement frustrant. Alors savourer ou goûter réellement le
moment présent de l'expérience - tellement plus complexe et
diversifié! Tellement insondable!
En tant qu'étudiants zen, nous avons passé des années à essayer
que les choses paraissent correctes, à tenter de recouvrir les fautes et
à masquer le désordre. Nous savons à quoi ressemble un étudiant
232 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

bisquick zen : il est calme, plein d'entrain, souriant, dynamique,


sérieux et profond. Comme le disait un de mes amis, notre devise
était: «Paraître bien.» Nous l'avons tous fait, essayant d'avoir l'air
d'un bon mari, d'une bonne épouse ou de bons parents. Essayant
d'atteindre la perfection. Essayant de faire des biscuits Pillsbury.
Bon! Au diable tout cela. Réveille-toi, sens l'odeur du café. Qye
dirais-tu de quelques bons vieux biscuits faits maison, les biscuits du
présent.

Qyand nous acceptons notre place dans le mandala d'inté-


gralité, nous revenons simplement là où nous sommes. Et là,
nous découvrons la joie, le bien-être, la simplicité, le courage et
ce queT. S. Eliot nomme la liberté « de se soucier ou de ne pas
se soucier ». Les chapitres suivants illustrent cet épanouisse-
ment de la plénitude et du retour à nous-mêmes.
12

NOTRE CORPS ACTUEL,


LE BOUDDHA

À l'intérieur de ce corps, si long à décou-


vrir, se trouvent tous les enseignements,
se trouvent la souffrance, la cause de souf-
france et la fin de la souffrance.
(Bouddha.)

Il est aussi utile de réaliser que le corps


que nous avons, qui est assis ici même,
maintenant ... avec ses douleurs et ses
plaisirs ... est exactement ce dont nous
avons besoin pour être pleinement
humains, totalement éveillés, complète-
ment vivants. (Pema Chadron*.)

cA'vant l'illumination nous devons


vivre avec notre corps. Après l'illumination nous devons encore
vivre avec notre corps. Le maître zen Daïnan K.atagiri disait : « Le
point important dans une pratique spirituelle est de ne pas essayer
de fuir sa vie mais de lui faire face- parfaitement, totalement. » Il
parlait à la fois pour ceux qui débutent sur la voie et pour ceux qui
ont déjà réalisé quelques degrés d'éveil. Peu importe où nous nous
trouvons sur le chemin de l'éveil, le corps doit y être associé.

* The Wisdom ofNo Escape, ouvrage paru en français sous le titre Entrer en
amitié avec soi-même, La Table Ronde.
234 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Pourtant des religions, tant orientales qu'occidentales, n'ont


pas respecté cette vérité. Dans chaque tradition, il y a des courants
qui mettent l'accent sur le reniement et l'aversion de l'entité physi-
que, qui ont peur du corps et méprisent ses impulsions. Dans un
monastère birman où j'ai pratiqué, certains maîtres interdisaient le
yoga, les étirements et les exercices physiques, conseillant à leurs
étudiants de se lancer dans des méditations intensives de plusieurs
mois et« d'abandonner tout intérêt pour leur corps». Beaucoup
d'étudiants acceptèrent cette injonction- comment auraient-ils
pu ne pas avoir confiance dans les paroles de leur maître? Des
années plus tard, ils durent lutter pour retrouver un corps et une
santé qui leur permettent enfin de vivre de manière sensée.
Dans l'hindouisme, l'islam, le judaïsme et la chrétienté, il
est tout aussi fréquent de rencontrer des enseignants qui encou-
ragent un détachement puritain et craignent ou méprisent le
corps. Une vieille nonne ursuline décrit comment le corps est
considéré dans sa communauté :

Dès le départ, on m'enseigna à avoir honte de mon corps de femme.


Pendant ces années de pratiques au sein de l'Église, jefus forcée d'en
ignorer tous les aspects. À la place, ils mirent en avant tous les saints
qui sacrifièrent leur corps plein de péchés et moururent en martyrs.
C'était une spiritualité étriquée qui renforça profondément ma propre
honte intérieure.

Voici une histoire traditionnelle qui tente de faire prendre


conscience aux étudiants que nous avons perdu toute con-
nexion. Dans la Chine ancienne vivait un veuf avec ses deux
charmantes filles. Qyand sa fille aînée mourut, il ne lui resta
plus que la cadette, Sen-jo. Comme elle était très belle, beau-
coup demandèrent sa main et lorsqu'elle en eut l'âge, son père
lui choisit parmi tous ses prétendants un mari bon et prospère.
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 235

Mais hélas, Sen-jo était depuis longtemps tombée amoureuse


d'Occhu. Ils se connaissaient depuis leur enfance. Lorsqu'un
jour le père de Sen-jo leur avait dit en riant qu'ils étaient faits
l'un pour l'autre et qu'ils devraient se marier quand ils seraient
grands, ils l'avaient cru profondément. Imaginant qu'ils étaient
fiancés, ils avaient fini par s'aimer éperdument.
Qyand Sen-jo entendit qu'elle était promise à un autre, elle
en fut si désespérée qu'elle manqua de s'évanouir. Occhu, de
son côté, eut tellement de peine qu'il sentit ne pouvoir suppor-
ter la douleur de son cœur brisé qu'en s'enfuyant secrètement.
Ce soir-là, à minuit, il détacha sa petite barque du quai du vil-
lage et commença à ramer pour descendre la rivière. Il aperçut
une silhouette qui se précipitait hors des buissons pour courir
le long de la rivière. C'était Sen-jo. Ils s'enlacèrent en pleurant
puis Sen-jo monta le rejoindre dans la barque et ils voguèrent
ensemble jusqu'à un village perdu en aval.
Ils s'y marièrent et y vécurent cinq ans, construisant une
ferme et élevant leurs deux enfants. Mais dans son cœur, Sen-jo
était inquiète pour son père et se sentait ingrate de s'être enfuie
ainsi. Son passé inachevé la hantait, teintant son bonheur de cha-
grin. Lorsqu'elle en parla à Occhu, celui-ci lui avoua que sa
maison lui manquait à lui aussi. Ils décidèrent immédiatement de
revenir demander pardon à sa famille. Ils empruntèrent un plus
grand bateau et remontèrent le courant avec leurs deux enfants.
Ils arrivèrent au village à la nuit tombante.
Lorsque Occhu se rendit à la maison du père de Sen-jo
pour lui demander pardon, il fut reçu avec un grand étonne-
ment. Le père refusa de croire que sa fille était dans le bateau.
« Du jour où tu es parti, lui dit-il, ma fille est restée étendue, là,
dans son lit, trop malade pour parler. » Déconcerté, Occhu
insista : « Elle est dans le bateau, père, avec deux jolis petits
enfants. Viens sur la rive et regarde par toi-même.» Mais le
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

père envoya son serviteur; celui-ci revint bientôt tout excité en


disant : « Oui, c'est vrai. )) L'homme désorienté retourna au
chevet de sa fille silencieuse et lui raconta l'histoire.
Immédiatement Sen-jo -la malade- fut pleine d'énergie
et se leva de son lit sans un mot. Elle sortit de la maison et des-
cendit la rue, suivie par son père. Dès qu'elle rencontra l'autre
Sen-jo et ses enfants, toutes deux s'enlacèrent et immédiate-
ment ne firent plus qu'une. Par la suite, Sen-jo réunifiée expli-
qua que pendant tout ce temps, dans les deux vies, elle avait eu
la sensation de vivre un rêve.
Qye pouvons-nous apprendre de cette histoire, de ce triste
récit d'une vie écartelée? Sen-jo a dû couper une grande part
d'elle-même pour survivre et chaque moitié a souffert à sa
propre manière. Mais ü y a aussi un espoir : la détermination de
Sen-jo à revenir nous invite à revenir à nous-mêmes. Comme
Sen-jo, nombre d'entre nous découvrent qu'ils vivent de façon
partielle dans un monde rêvé, coupés de parties entières de leur
vie, de leur corps, de leur passé. Il n'en a pas toujours été ainsi.
Qyand nous sommes nés, Ü y avait une plénitude originelle,
une unité avec notre mère et notre propre corps. Puis au cours
des années passées à devenir un individu dans la société, nous
avons perdu cette plénitude. Nous sommes constamment con-
frontés au manque de respect et de soutien - chose typique
dans de nombreuses familles modernes - , aux jugements et
aux peurs de ceux qui nous sont proches, à des frustrations iné-
vitables, à des pertes et à la fragmentation culturelle due à la
tentative de satisfaire les attentes de la société. De ce fait, nous
commençons à nous séparer de notre corps sacré et de nos sen-
timents les plus profonds. Le plus souvent, cela prend place de
façon invisible et inconsciente, dans l'obscurité, comme la
course de Sen-jo poursuivant le bateau d'Occhu à minuit. Bien
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 2 37

que nous puissions percevoir cette dissociation, nous ne savons


pas exactement ce qui cloche.
James Joyce a bien saisi ce dilemme lorsqu'il décrit un
personnage : « M. Duffy vivait à courte distance de son corps. »
Joan Tollifson, enseignante zen, explique à quel point il peut être
difficile de simplement reconnaître la vérité de son corps. Née
avec un avant-bras en moins, elle décrit une enfance au cours de
laquelle les autres enfants avaient un sursaut d'horreur.
« Certaines personnes me disaient que j'étais très douée pour
lacer mes chaussures. Pire encore, d'autres faisaient semblant de
ne rien remarquer et personne ne disait mot. » Si dans un ascen-
seur des enfants lui demandaient ce qui lui était arrivé, leurs
parents les faisaient taire immédiatement:« Chut! Il ne faut pas
parler de ça. »
Puis Joan découvrit la méditation et pendant des années
elle s'assit, faisant d'une seule main le demi-moudra du cercle,
essayant d'être une étudiante zen comme il faut. D'une certaine
manière, elle ne s'était jamais encore réellement regardée. «Je
me souviens de la première fois où j'ai vraiment regardé mon
bras. J'avais vingt-cinq ans. » Il lui fallut tout ce temps pour
développer le courage de voir ce qu'elle était véritablement.
<<Et quand vous y arrivez, écrit-elle, l'horreur n'est pas dans
votre corps mais dans votre tête. »
Bien qu'il puisse être douloureux d'examiner de près nos bras,
nos jambes, notre ventre, notre poitrine, notre visage, notre
peau, nos parties génitales, nos cheveux, il nous en coûtera
encore plus de ne pas regarder. Le fait de ne pas regarder con-
duit à une perte de sensation et de lien avec nous-mêmes, avec
la terre, avec notre vraie vie humaine. Cela engendre une perte
de cette sagesse innée et instinctive qui est la nôtre. Même
après des années de pratiques spirituelles, nous pouvons être
encore comme Sen-jo avant son retour: notre contentement et
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

notre bonheur alourdis par les parties abandonnées de nous-


mêmes que nous ne regardons pas.
Un abbé bouddhiste décrit ce qui lui arriva après avoir sur-
vécu à une intervention chirurgicale et aux radiations subies à
cause d'un cancer.

Lorsqu'enfin je revins dans ma communauté,je la considérai d'un œil


nouveau. je vis de vieux étudiants qui étaient là depuis longtemps
sans sejeter vraiment à l'eau. j'en vis d'autres qui nepratiquaientpas
mais étaient simplement dépendants et avaient besoin d'un endroit
pour vivre. j'avais pris les vœux de bodhisattva ce qui, pensais-je à
cette époque, signifiait que je devais essayer de prendre soin de tous de
façon inconditionnelle. En tant que bodhisattva, je voulais que tous
restent; mais mon corps qui avait ajfronté la vérité de la vie et de la
mort en décida autrement. je renvoyai la moitié des étudiants. En fin
de compte, jefos forcé d'écouter la sagesse de mon corps.

Un manque de lien avec cette vie qui s'incarne n'est pas uni-
quement notre lot individuel; cette carence est liée à la disper-
sion rapide et générale de la société de consommation
moderne. La femme poète Adrienne Rich se fait l'écho du cha-
grin caché derrière nos vies affairées :

Le problème, jusqu'à présent non abordé,


est de savoir comment vivre dans un corps endommagé,
dans un monde où la douleur est garantie,
laissée sans soins ni réconfort.
Le problème est de relier, sans hystérie,
la douleur du corps de chacun à la douleur du corps du monde.

À ce propos, un lama tibétain occidental raconte :


NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 239

j'ai vu bon nombre de détachements pathologiques en moi-même et


chez les autres. De longues années de retraite m'ont mis en contact avec
de nombreuses choses mais j'étais aussi en prise avec la vieille culture
bouddhiste dans laquelle certains éléments sont ignorés et rejetés. je ne
sais pas combien j'ai rencontré d'enseignants de méditation, de lamas,
d'instructeurs Vipassana qui avaient des problèmes de santé. On peut
dire que la maladie est normale, qu'elle foit partie de la première
Noble Vérité de la souffiance, enseignée par le Bouddha. Mais la plu-
part de ces enseignants n'avaient pas pris soin de leur corps pendant
des années. Et moi? j'avais l'habitude de me vanter de mon calme et
de mon détachement, jamais irrité ou me laissant aller à la colère, au-
delà de tout stress, le cerveau nivelé. Mais qu'en était-il de mon corps?
Dans quels organes avais-je fourré tout cela au détriment de ma
santé? Maintenant, vingt-cinq ans plus tard, je commence à respecter
mon corps, mon besoin de repos et d'exercice. je retrouve la sagesse
physique que j'avais perdue pendant si longtemps.

Alice Miller, qui consacra sa vie à mettre en valeur notre


être authentique, écrit avec passion que le corps est une clé.

La vérité de notre enfance est conservée dans notre corps; bien que
nous puissions la réprimer, jamais nous ne pourrons l'altérer. Notre
intellect peut être trompé, nos sentiments manipulés, nos concep-
tions troublées et notre corps mystifié par des médicaments. Mais
un beau jour, notre corps va nous présenter l'addition car il est incor-
ruptible comme un enfant qui, l'esprit entier, n'accepte aucun com-
promis ni aucune excuse. Il ne cessera de nous tourmenter jusqu'à ce
que nous arrêtions de fuir la vérité.

Si nous voulons devenir totalement nous-mêmes, nous


devons revendiquer ce corps- et même considérer que sa dou-
leur et ses limites sont les nôtres. Un pratiquant bouddhiste
avancé, dont les parents avaient survécu à l'holocauste, finit par
reconnaître:« Je suis né dans un traumatisme et j'ai découvert
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

que toute ma vie j'avais retenu mon souffle.» Une enseignante


de yoga avoue, elle, avoir poussé son corps à la perfection
jusqu'à ce que« je réalise que j'étais terrifiée de vieillir, de perdre
mon allure, de constater ma faiblesse et ma vulnérabilité. Mon
yoga était une manière d'essayer de contrôler ma vie».
Une femme rabbin avait déjà fait un long cheminement
avant de réaliser pleinement la nécessité d'y associer son corps.

Les femmes ont de telles craintes pour leur corps. Les hommes aussi
j'imagine. Dans ma vie spirituelle j'avais travaillé sur de profondes
blessures dans ce domaine. Les enseignements les plus sages du
judaïsme considèrent la sexualité et le corps comme sacrés et recon-
naissent qu'en abuser revient à abuser du divin. Je suis rabbin et je
me soigne depuis de nombreuses années, mais c'est seulement
maintenant que je commence à apprendre le yoga, le mouvement et
les danses juives. Je réalise que l'énergie du corps est l'énergie de
Dieu. Nous devons le tenir en estime. Tout arrive à travers lui.

Illumination incarnée
L'illumination doit être vécue ici et maintenant, dans ce corps
même, sinon elle n'est pas authentique. C'est dans ce corps et
cet esprit que nous trouvons la cause de la souffrance et la fin
de cette souffrance. Pour que l'éveil soit une ouverture à la
liberté dans cette vie même, le corps doit en être la base.
L'illumination incarnée n'est pas l'obtention d'accomplisse-
ments psycho/physiques spéciaux, ni la maîtrise des yogas du
feu intérieur, ni la réalisation des tantras sexuels, ni la manifes-
tation d'un corps d'arc-en-ciel. Bien sûr, certains lamas tibé-
tains sont capables de s'asseoir nus dans la neige à cinq mille
mètres d'altitude et de produire suffisamment de chaleur pour
faire fondre cette neige à vingt pieds autour d'eux. Des saints
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

catholiques ont montré des stigmates et des pouvoirs de guéri-


son miraculeux. « Mais ces pouvoirs ne sont pas le vrai miracle,
dit le Bouddha. S'éveiller à la vérité, voilà le miracle. » L'illumi-
nation incarnée consiste à vivre avec sagesse au jour
d'aujourd'hui, dans son propre corps, tel qu'il est dans cette vie
stupéfiante.
Pema Chôdrôn, nonne bouddhiste occidentale et maître de
méditation, nomme cette compréhension « la sagesse de ne pas
fuir! ».

Il est utile de réaliser qu'être ici, assis en méditation ou accomplis-


sant les choses simples de tous les jours - travailler, marcher
dehors, parler aux gens, manger, aller aux toilettes - est en fait
exactement ce dont nous avons besoin pour être pleinement éveillés,
totalement vivants, parfaitement humains. Il est utile de réaliser
également que le corps que nous possédons, ce corps qui est assis ici
même, maintenant, dans cette pièce, ce corps qui est parfois doulou-
reux et cet esprit que nous avons à l'instant même sont exactement
ce qu'il nous faut pour être totalement humains, totalement éveillés
et totalement vivants. En outre, les émotions que nous avons juste à
l'instant, qu'elles soient négatives ou positives, sont ce dont nous
avons réellement besoin. C'est exactement comme si nous cher-
chions alentour quelle pourrait être la plus grande richesse qu'il nous
serait possible d'avoir pour mener une vie décente, bonne, totale-
ment satisfaisante, énergique et inspirée, et que nous trouvions cette
richesse ici même.

I..:illumination ne fleurit pas en un idéal mais s'épanouit dans


la réalité miraculeuse de notre forme humaine, avec ses plaisirs et
ses peines. Aucun maître ne peut échapper à cette vérité : l'illu-
mination ne fait pas disparaître la vulnérabilité de notre corps. Le
Bouddha eut des maladies et mal au dos. Des sages comme
Ramana Maharshi, Karmapa et Suzuki Roshi moururent du
cancer malgré leur sainte réalisation. Leur exemple montre que
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

nous devons trouver l'éveil dans la maladie comme dans la santé,


dans le plaisir comme dans la douleur, dans notre corps humain
tel qu'il est.
Comment approcher ce corps vivant, ses joies et ses peines?
Si l'éveil incarné n'est ni un reniement ni une offense au corps,
il ne s'accroche pas non plus ni ne se laisse aller inconsidéré-
ment aux plaisirs. En incarnant l'éveil, nous sommes présents à
la vie qui nous est donnée et respectueux de ce que les Tibétains
appellent « cette précieuse forme humaine ». Tsongkhapa,
grand maître tibétain du passé, enseigna : « Ce corps humain
est plus précieux que le plus rare des joyaux. Soigne ton corps;
il est à toi pour cette fois seulement... une belle chose qui
meurt. » Cette présence respectueuse permet à la vie de notre
corps d'être bénie. Galway Kinnell décrit cette bénédiction
dans« Saint François et la Truie».

Le bourgeon
existe pour toutes choses,
même pour celles qui nefleurissent pas,
car toutfleurit de l'intérieur, de par sa propre bénédiction;
cependant il est parfois nécessaire
de réapprendre à une chose sa beauté,
de poser une main sur le contour
d'unefleur
et de lui redire en paroles et en touchers
qu'elle est belle
jusqu'à ce qu'ellefleurisse à nouveau, de l'intérieur,
de par sa propre bénédiction;
comme saint François
qui posa sa main sur lefront plissé
de la truie en lui offrant par la parole et le toucher
les bénédictions de la terre pour les truies; alors la truie
commença à se souvenir de son corps volumineux,
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 243

allant de son groin plein de terre, toujours dans la nourriture et la fange,


jusqu'à la délicate courbure de sa queue...
la grande et parfaite beauté d'une truie.

Un Aîné, père catholique enseignant, parle de la gratitude


et des bénédictions découvertes dans le corps.

je viens d'une famille blanche et pauvre où l'on buvait et avait une


vie rude. Les hommes traitaient leur corps comme un véhicule que l'on
utilise et ignore. Avec la religion ce fut pire. je détestais avoir affaire
à mon corps. je vivais de cafés puis de whisky. Petit à petit, en regar-
dant les gens simples qui venaient meparler et en voyant combien leur
corps était torturé, tout comme leur âme, mafoi et mon amour mirent
au rancart toutes ces sornettes de l'Église àpropos du péché et du corps.
Il ne servait à rien d'être si dur. je réalisai que le Christ avait ensei-
gné qu'ilfallait aimer son ennemi. jefis vœu de non-violence et cela
incluait mon corps. Ma pratique devint: «Ne te tourmente pas toi-
même, n'amplifiepas ta peine. »je commençai à l'enseigner aux autres
et cela devint une pratique de gratitude. je me lève le matin et com-
mence par prendre soin de mon corps. C'est étonnant de simplicité.

Si nous voulons accéder à la sagesse, nous devons intégrer


l'aspect sacré du corps. Une enseignante de la voie spirituelle
décrit une période durant laquelle, longtemps après sa première
expérience d'éveil, elle fut sérieusement aux prises avec un cancer.

Une grosse tumeur abdominale mefut enlevée et avec elle tout ce que
j'avais comme certitudes dans ma vie. je quittai mon travail et cessai
tout enseignement spirituel. De l'acupuncture aux thérapies profon-
des, je me tournai vers tout ce qui pourrait m'aider, pensai-je, à chan-
ger ce qui m'avait amenée au cancer. je devins humble face à mon
corps. C'était il y a quinze ans; maintenant je peux dire que cefut le
plus grand tournant et le plus grand éveil de ma vie. j'avais utilisé
mon corps pourpratiquer. Maintenant je devais l'habiter, le respecter,
244 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

l'aimer de toutes les forces féminines, de toutes les nourritures et les


compréhensions que j'avais écartées de ma vie spirituelle. Ma prati-
que consista à garder mon cœur dans mon corps et celui-ci devint
radieux. Même les premiers éveils à la perftction et à la grâce ne
purent me procurer autant de joie que celle de vivre à chaque instant
dans mon corps, avec mes sensations. j'aime ma vie d'unefaçon nou-
velle. Mon corps est devenu le lieu de la liberté.

Ne rien délaisser
Comme nous l'avons vu, vivre cette illumination incarnée com-
porte des défis dont l'un des plus importants est lié à la sexua-
lité. Les traditions religieuses nous mettent souvent en garde
contre les risques de nous perdre dans le monde sensoriel et il
est vrai que nous pouvons nous y attacher et trop nous identifier
au corps et à ses plaisirs. Notre culture a exploité cette tendance
jusqu'à l'extrême. Mais dans les cercles spirituels, le danger
opposé, celui de l'aversion, de la peur et de l'inconscience est
peut-être encore plus courant. Il existe, comme le suggère le
Bouddha, une voie médiane à trouver dans chacune de nos vies.
Lorsqu'elle enseignait une posture difficile, une femme, profes-
seur de yoga, s'arrêtait souvent un instant et recommandait à
ses élèves: «Vous, les acharnés, détendez-vous! Et vous, les
indolents, redressez-vous! »
Jung décrivit l'équilibre nécessaire entre notre corps animal
et son lien avec les plus hautes formes de spiritualité à travers
l'éros.

L'instinct érotique est quelque chose de problématique et le sera tou-


jours, quoi que puissent dire les lois sur ce sujet. D'un côté, il appar-
tient à la nature animale originelle de l'homme et existera aussi long-
temps que l'homme aura un corps animal. D'un autre côté, il est relié
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 245

aux plus hautes formes de spiritualité. Mais il fleurit seulement quand


l'esprit et l'instinct sont dans une véritable harmonie. Si l'un ou l'autre
aspect fait défaut, il y a alors une blessure, un manque d'équilibre d'un
côté, qui peut facilement dériver vers une pathologie. Un excès d'ani-
malité défigure l'être humain civilisé, un excès de culture en fait un
animal malade.

Les formes de spiritualité les plus rigides condamnent tout


simplement la sexualité. Le bon sens nous montre que c'est le
mauvais usage de la sexualité qui est décrit comme cause de
souffrance. Les Dix Commandements nous enjoignent de ne
pas commettre l'adultère. Les préceptes bouddhistes nous invi-
tent à ne pas causer de souffrances par une sexualité incorrecte.
Mais la peur de nuire peut facilement se transformer en une
peur du corps et de la sexualité en général. Un maître soufi
m'expliqua que dans sa tradition, au contraire, il était enseigné
que « plus les maîtres étaient éveillés, plus la sexualité devenait
importante». Il ne voulait pas simplement parler de sexe mais
du fait d'être plus présents à leur corps, plus éveillés, plus
vivants. Jack Engler, enseignant bouddhiste et psychologue de
Harvard, parla un jour de son apprentissage en tant que novice,
sous la conduite du célèbre moine trappiste Thomas Merton.
«Thomas Merton, dit-il, était l'homme le plus sexuel que j'aie
jamais rencontré. »
Au début des années 8o, comme j'essayais de comprendre
et honorer la sexualité en tant que partie consciente du che-
minement spirituel, j'ai interviewé cinquante-trois maîtres
zen, lamas, swamis et leurs principaux étudiants, sur leur
sexualité. Voici un extrait de l'article que j'écrivis alors pour le
Yoga journal.

Comme n'importe quel groupe de personnes de notre culture, leurs


pratiques varient. Il y a des hétérosexuels, des bisexuels, des homo-
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

sexuels, des exhibitionnistes, des monogames et des polygames. Il y


a des enseignants célibataires heureux et d'autres célibataires et
malheureux; certains sont mariés et monogames, d'autres ont de
nombreuses relations secrètes; il y a ceux qui saisissent ouvertement
toutes les occasions; ceux qui ont une relation sexuelle consciente et
engagée et qui la considèrent comme un aspect de leur spiritualité;
mais il y a surtout des enseignants qui sur ce plan ne sont pas plus
éveillés ou conscients que n'importe qui d'autre autour d'eux.

Nous savons qu'une sexualité empreinte de sagesse peut


apporter une intimité, une connexion et un abandon de soi;
mais le célibat, s'il est sage et saint, peut faire de même. Les
deux choix peuvent être une expression d'amour et de cons-
cience. En incarnant l'illumination, l'être a conscience et res-
pect de son corps sans pour autant se perdre dans les extrêmes
de l'indulgence ou du reniement de lui-même. Dans les tantras
hindous et bouddhistes, la sexualité est considérée comme un
moyen de s'éveiller; les traditions juives et soufies en célèbrent
la dimension divine. L'intégration de la sensualité et de l'Éros
permet de les honorer et de les transformer. Dans le même état
d'esprit, le célibat peut lui aussi être honoré et transformé dans
la sainteté du cœur. Il est possible de découvrir l'aspect vital du
corps par ces deux voies.
Ce précieux corps humain est un lieu saint inestimable pour
agir et s'éveiller. Le cœur est saint, les oreilles sont saintes, les
membres et la poitrine sont saints, les pieds et les mains sont
saints, la respiration et la peau sont saintes, les cheveux et les
organes sexuels sont saints, le foie, les poumons, le sang et la
moindre cellule ou souffle de vie.
Le poète Eduardo Galeano l'exprime ainsi :

L'Église dit: le corps est un péché.


La science dit: le corps est une machine.
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 247

La publicité dit: le corps est un business.


Le corps dit :je suis uneflte.

Qyand ce précieux corps humain est soigné correctement, sa


bienveillance se répercute dans tous les domaines de la vie. La
propension à veiller, à être attentif, à guérir, à incarner l'amour et
la liberté se développe en nous. Les mondes qui en nous étaient
séparés se réunifient en un tout.
Lors de l'un de ses derniers enseignements, avant de se retirer
à l'âge de quatre-vingts ans, Robert Aitken Roshi s'adressa à une
assemblée composée d'une centaine d'enseignants bouddhistes
pour leur parler de son demi-siècle de pratique zen qui débuta en
prison au Japon durant la Seconde Guerre mondiale. À la fin, il
lui fut demandé de proposer un koan et, s'il l'acceptait, d'en
donner la réponse. Il nous raconta cette histoire : en 1951, alors
qu'il pratiquait à New York sous la conduite de maître Nyogen
Sensaki, celui-ci leva un bol, très beau, sur lequel était peinte une
spirale partant du bord vers le centre. Il demanda : « Cette spirale
va-t-elle de l'extérieur vers l'intérieur ou le contraire? » C'était le
koan demandé et nous restâmes silencieux à méditer dessus. Puis
vint le moment de nous donner une réponse. Aitken Roshi se
leva de son coussin, légèrement tremblant, et écarta les bras
comme un grand oiseau fragile, prenant avec son corps totale-
ment déployé la forme du bol. Tout d'abord il tourna dans un
sens comme si la spirale allait vers l'intérieur. Puis il tourna dans
l'autre sens en une spirale dirigée vers l'extérieur. De tout son
corps, de tout son être intérieur et extérieur, il était devenu le bol.
C'était sa réponse.
NETTOYER POUR S'ÉVEILLER

La sagesse de L'incarnation
En mai rgg8, dans notre Centre de Méditation de Spirit Rock,
nous avions organisé une grande collecte destinée aux soins médi-
caux de Ram Dass qui avait eu une grave attaque l'année précé-
dente. Après presque un an de convalescence, Ram Dass était
capable de parler, bien qu'hésitant et cherchant encore ses mots. À
la fin de la journée, on amena son fauteuil roulant sur l'estrade pour
qu'il puisse parler. Rappelant, parmi les rires, qu'on l'avait prévenu
qu'il était peu recommandable de venir juste pour son propre bien-
fait- et pourtant il était là pour ça - Ram Dass fit un discours
qui posa la question de l'identité.

Pendant des années j'ai pratiqué le karma-yoga, la voie du service.


j'ai écrit des livres montrant comment apprendre à servir, comment
aider les autres. Maintenant c'est le contraire. j'ai besoin que les gens
m'aident à me lever ou à me mettre au lit. Ce sont les autres qui me
nourrissent et me lavent le derrière. Et je peux vous dire : il est plus
dur d'être celui qui est aidé que celui qui aide!
Mais c'est juste une autre étape. C'est comme si je mourais et
renaissais encore et encore. Dans les années 6o, j'étais professeur à
Harvard puis quand cela se termina, je partis avec Tim Leary diffu-
ser le LSD. Dans les années 70, cette vie-là m'a tué. Alors je revins
d1nde en tant que Baba Ram Dass, le gourou. Dans les années 8o,
toute ma viefut consacrée à servir-j'aifondé avec d'autres la Seva
Foundation, construit des hôpitaux et travaillé auprès des réfugiés et
des prisonniers. Pendant toutes ces années,j'aijoué du violoncelle, fait
du golf, conduit ma MG. Depuis mon attaque, la voiture est au par-
king, le violoncelle et les clubs de golfdans un placard Si maintenant
je pense être celui qui nepeut plus jouer de violoncelle ni conduire ou
travailler en Inde, je vais me sentir terriblement désolé pour moi-
même. Mais je ne suis pas celui-là. Pendant l'attaque je suis mort à
nouveau et maintenant j'ai une nouvelle vie dans un corps infirme.
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 249

C'est dans ce corps-là que je suis. Vous qui êtes ici maintenant, vous
avez eu droit à mon curriculum.

Voilà la sagesse de l'incarnation. Avec elle, nous entrons


volontairement dans la vie, ni effrayés par cette vie, ni perdus
en elle, mais éveillés et libres dans tout ce que l'instant nous
présente. Kabir, le poète mystique indien, écrit :

Saute dans l'expérience tant que tu es vivant ... Ce que tu nommes


«le salut» appartient au temps d'avant la mort.

Entrer dans la vie demande de comprendre pleinement que


la sainteté, Dieu ou le nirvana ne se trouvent pas en dehors de
l'expérience mais qu'ils en sont l'essence. Ce que nous cherchons
est ce que nous sommes. Le Soutra du Cœur enseigne cette
vérité lorsqu'il affirme : « La forme ne differe pas de la vacuité. »
Syméon, le chrétien mystique, parle, lui, de « s'éveiller dans le
corps du Christ comme le Christ s'est éveillé dans le nôtre».
Le Bouddha, après des années de lutte contre son corps,
obtint la clé de ce cœur ouvert et libre. Mais auparavant il erra
à travers l'Inde pendant six ans, jeûnant et accomplissant des
pratiques ascétiques extrêmes et pénibles, luttant pour vaincre
tout désir et toute peur physique. Pour finir, il se retrouva
épuisé, au seuil de la mort, allongé sur le sol. Spontanément un
souvenir lui revint de l'époque où il était enfant assis sous un
pommier rose dans le jardin de son père. Il se rappela comment,
ce matin de printemps, s'était élevé en lui un sentiment mer-
veilleux et naturel de calme et de plénitude, le cœur au repos en
lui au sein de toutes ces choses. Stupéfait, il réalisa que toute sa
quête spirituelle pour la libération s'était transformée en un
combat stérile contre son corps et contre le monde.
250 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Grâce à cette vision, il découvrit la voie du milieu, une unité


intérieure qui, sans entrer en lutte contre le monde, ne s'y com-
plaît et ne s'y perd pourtant pas. Il ouvrit son cœur à la souf-
france et à la beauté de la vie telle qu'elle est et demeura en paix.
A cet instant, une jeune femme approcha et, voyant le sage
émacié, elle lui offrit un bol du lait de riz qu'elle portait. Le
Bouddha le but avec gratitude, maintenant rafraîchi tant dans
son corps que dans son esprit. Il retourna alors à sa méditation
avec une nouvelle compréhension de son chemin.
Une version moderne de cette histoire prit place dans la
première clinique du Dr John Kabat-Zinn, dans les sous-sols
du Centre médical de l'Université du Massachusetts. Lorsqu'il
démarra son Programme de réduction du stress, basé sur
l'attention, il invita les médecins du Centre médical à lui
envoyer les patients qu'ils n'arrivaient plus à aider, les meilleurs
moyens de la chirurgie et de la médecine modernes ayant
échoué. Il agissait ainsi car, comme il me le dit plus tard, « nous
pouvons proposer la plus forte des médecines -la vérité ». Les
patients souffrant de cancer, de douleurs intenses, de maladies
de dégénérescence des os et des articulations ou ayant des pro-
blèmes de dos, ceux qui avaient tout essayé dans leurs démêlés
avec leur corps- tous lui furent adressés. Le Dr Kabat-Zinn
leur apprit à développer une profonde attention, comment être
simplement présents à la vérité de leur corps au lieu de traiter
leurs maladies comme des ennemis à abattre. Grâce à cette
attention et cette acceptation, des résultats remarquables furent
obtenus. Certains guérirent de leur stress, de leur douleur et de
leur maladie. D'autres, bien que pas totalement rétablis, appri-
rent, sur une base de compassion, de nouvelles manières d'être
avec leur corps, ce qui transforma leur vie. Maintenant ce pro-
gramme est étendu à des centaines d'hôpitaux à travers le pays.
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 25!

Le courage incarné

Les fruits de l'intégration, de la plénitude, de la sagesse et de la


compassion ont un prix. Qyand mon maître Ajahn Chah eut
soixante-trois ans, il entra à l'hôpital pour un ensemble de
symptômes : œdème du cerveau, diabète, attaque et problèmes
cardiaques. Hospitalisé pendant neuf mois, il souffrit énormé-
ment et fut souvent incapable de parler. Lorsqu'il ressortit
l'année suivante, certaines de ses capacités étaient revenues et il
put recommencer à enseigner, bien que de façon limitée. J'allai
lui rendre visite dans un temple près de Bangkok et vis à quel
point il semblait plus faible et combien il avait vieilli à travers
cette épreuve. Je m'inclinai respectueusement. À un moment de
notre conversation, je me souvins que pendant des années il
nous avait souvent exhortés à réfléchir au caractère inévitable
de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Je fis remarquer
d'une voix forte que manifestement ces choses lui arrivaient
maintenant. Ajahn Chah me fixa d'un regard perçant et dit :
«Ne dis pas cela si légèrement!»
Se dédier à la spiritualité n'offre aucune immunité contre les
joies et les tristesses de la vie du corps. Comme nous, chaque
maître spirituel doit affronter les difficultés de la fatigue, de la
maladie et de la mort. Ce que donne la pratique, ce sont les
moyens d'éveiller la compassion et la conscience dans ce royaume
humain, moyens pour le cœur d'intégrer tout cela.
Chaque partie de la vie est une terre fertile pour la pratique.
Rachel Naomi Remen, médecin et thérapeute, parle de la
maladie comme d'une porte, une invitation à approfondir le
lien de notre âme avec la vie. Elle affirme que le but d'une
maladie est de nous ramener à ce qui est important pour nous,
de nous réveiller. Le propos d'une pratique spirituelle n'est pas
d'attendre qu'une maladie ou la mort vienne nous réveiller mais
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

d'encourager la vie et la santé que nous avons maintenant à pro-


curer de la paix à notre corps, notre cœur et notre esprit.
Si nous n'avons pas le courage d'assumer complètement
notre corps, alors la vie elle-même va tout simplement insister.
Comme Marcel Proust nous le rappelle :

La maladie est le plus écouté des médecins. À la bonté, au savoir on


ne fait que promettre. On obéit à la souffrance.

Un rabbin qui avait constamment travaillé pendant des


années comme professeur et chercheur, se retrouva surmené et
tomba sérieusement malade. Pendant son année de convales-
cence, il pria pour avoir la bénédiction d'une vie nouvelle et fit
vœu de dédier ses prières à la sainteté du corps.

Au début ce ne fut pas facile. j'avais ignoré mon corps pendant si


longtemps. Mais je réalisai que le corps est un moyen essentiel pour
être en contact avec Dieu. C'est ce qui nous est donné. je commençai à
prier chaque matin, faisant le souhait de pouvoir expérimenter les
sensations données par Dieu à chaque instant.]'observais une prati-
que d'exercices et de mouvements physiques mais ce ne fut pas le plus
important. Ce qui fit la différence, ce fut l'intention, chaque matin,
d'être vivant, présent, l'énergie de l'univers coulant à travers mon
corps. Ce fut ma prière et au fil des mois mon corps changea; grâce à
cette intention, ma vie se transforma et devint plus belle, bénie.

Apprécier pleinement les particularités de notre incarna-


tion est une bénédiction. Un maître zen explique :

Mon enseignement du zen s'est approfondi en encourageant les étu-


diants à se jeter vraiment dans le monde et dans la vie. je veux que
les gens entrent dans la vie, qu'ils incarnent leur pratique et sy adon-
nent avec leur cœur. Prendre soin de la vie, de ce corps, c'est l'aimer,
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 253

c'est le bénir. Nous devons en particulier trouver le moyen de bénir nos


blessures et l'obscurité dans laquelle nous nous trouvons. Bénir nos
blessures demande de la patience car on ne nous a pas appris à les res-
pecter. Mais si vous bénissez votre corps, vous remarquerez que vous
y trouvez ce qui est bon pour vous. Vous avez le genre de douleurs qui
vous convient, comme vous convient le genre de joies et d'expériences
qui sont les vôtres et que vous avez pleinement méritées.

Lorsque nous sommes à l'écoute de notre corps, notre


sagesse physique grandit. Nous pouvons ressentir les impul-
sions du corps à se mouvoir et honorer ses cycles de repos. Nous
pouvons méditer et danser, nous pouvons respecter son besoin
de solitude, nous pouvons autoriser ses sensations vives et nous
pouvons connaître ses plaisirs et ses limites. Au lieu de craindre
notre corps, ses deuils et son étrange vulnérabilité, nous l'hono-
rons. Qyand le mandala de l'éveil inclut le corps plutôt qu'il ne
l'exclut, nos dons peuvent s'épanouir et notre cœur rester libre.
Le rabbin Nachman de Breslau essaya de faire comprendre
à ses disciples que :

Si vous voulez ne jamais voir le visage de l'enfer, chaque soir, en ren-


trant chez vous du travail, dansez dans la cuisine avec votre essuie-
mains. Et si vous avez peur de réveiller votre famille, enlevez vos
chaussures.

Le courage incarné choisit de ne pas attendre que le spectre


de la maladie et de la mort requière notre attention. Pénétrons
au contraire de notre plein gré dans cette existence physique et
sacrifions les faux idéaux à la réalité du présent. Nous n'avons
que cela. Une histoire zen parle d'un fervent disciple qui
demande à son maître la vérité de l'illumination. Le maître,
indiquant deux proches bosquets de bambous, demande :
« Vois-tu ces bambous sur la gauche, comme ils sont grands?
254 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Et regarde ces bambous à droite, comme ils sont petits. C'est


leur nature. » À ces mots, le disciple s'éveille. Accepter la vérité
est la porte de l'éveil. À cet instant précis, quelle est notre
nature? Pouvons-nous, nous aussi, l'accepter?

Incarnation et lessive
Hakuin Zenji écrivait dans son ancien Chant de Zazen: «Tous
les êtres sont par nature des bouddhas, comme la glace est par
nature de l'eau. Comme il est triste que les gens ignorent ce qui
est proche et cherchent au loin la vérité. Ils sont semblables à
celui qui, au milieu de l'eau, se lamente de la soif.. . Honnête-
ment, quelque chose nous manque-t-il maintenant? Le nir-
vana est juste ici, devant nos yeux; cet endroit même est la pure
terre du lotus; ce corps même est le Bouddha. »
Pour Hakuin, la porte pour demeurer dans le nirvana est
l'attention incarnée. La sainteté d'être vient en pénétrant com-
plètement l'instant, de toute notre attention. Toutes les formes
extérieures de religion -les temples, les enseignants, les pra-
tiques- nous convient simplement à l'éternel présent: elles
nous invitent à incliner notre cœur pour qu'il touche chaque
instant.
Une fable chinoise parle d'un jeune homme qui observe un
sage près du puits du village. Le vieil homme fait descendre un
seau en bois avec une corde puis remonte doucement l'eau à la
main. Le jeune s'éloigne et revient avec une poulie. Il s'appro-
che du vieil homme et lui montre comment utiliser cet outil.
« Regardez! Vous placez la corde dans la roue et faites remonter
l'eau en tournant la manivelle.» Le vieil homme refuse alors :
« Si j'utilise un outil comme celui-ci, moa esprit va se croire
intelligent. Avec un esprit malin, je ne vais plus mettre mon
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA zss
cœur dans ce que je fais et bientôt seuls mes poignets travaille-
ront. Si mon cœur et tout mon corps ne participent pas à ce tra-
vail, celui-ci deviendra sans joie. Si mon travail est sans joie,
quel goût aura l'eau selon toi? »
Il est dit dans le zen que l'ensemble du ciel et de la lune se
reflète dans une goutte de rosée sur un brin d'herbe. Chaque
petite chose, chaque instant contribue à l'ensemble et le reflète.
Border un enfant dans son lit, payer ses factures, écouter un
associé, payer le pompiste à la station d'essence, écrire une
lettre ou taper un mémoire, se réunir autour d'un repas, plani-
fier un travail, arroser le jardin- chaque chose devient l'incar-
nation du cœur éveillé. Il est incroyable que nous puissions
oublier cette vérité.
Une petite fille de six ans demanda à sa mère ce qu'elle fai-
sait à l'université où elle allait chaque jour. «Je suis dans le
département des beaux-arts. J'apprends aux gens à dessiner et
à peindre », répondit la mère. Stupéfaite, la petite fille
demanda : « Tu veux dire qu'ils oublient? »
Qyand nous oublions, l'éveil nous rappelle à la bénédiction
de l'activité simple de chaque instant. Un lama occidental se sou-
vient d'avoir recouru à un travail physique, associé à la prière,
pour rester conscient et posé après être sorti d'une retraite tibé-
taine de trois ans :

Le plus dur fut de maintenir vivante ma vie spirituelle parmi leflot


d'activités quotidiennes innombrables et l'énorme complexité inutile
de la vie occidentale. Les cinq premières années furent les plus
dijjiciles : garder intérieurement la simplicité du cœur quand je me
trouvais avec des gens qui n'étaient sensibilisés qu'au gain et à la pré-
cipitation. Au début ce fut très instable, presque dément. Comme
j'avais peur d'oublier ce que j'avais appris, je m'appuyai sur un tra-
vailphysiquepour stabiliser ma pratique et mon esprit.]epassai mon
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

temps àfoire le ménage, me spécialisant dans la vaisselle, le balayage


et la lessive. De toute façon, personne autour de moi ne voulait
nettoyer; tout le monde était heureux que quelqu'un d'autre lefosse.
je pris l'habitude de réciter silencieusement le mantra de compas-
sion en lavant chaque plat et en nettoyant le sol. je priais pour qu'à
travers cette activité, les yeux et les cœurs de tous les êtres autour de
moi soient lavés etpurifiés, rendus à leur innocence et à leur clarté. Le
temps s'arrêtait, comme si je faisais partie de la terre qui se nettoie
elle-même au printemps. C'était une merveilleuse manière de tra-
vailler. Les tâches physiques simples sont la porte d'entrée pour
apprendre à être dans ce monde d'une manière sacrée.

Les hindous et les soufis enseignent que tout acte doit être
accompli pour le Bien-Aimé. En incarnant la présence d'esprit,
nous plions le linge comme si c'était les robes de Jésus ou du
Bouddha, nous ne servons pas un repas à notre famille ou à
nous-mêmes mais à l'Être Saint. Qyand le corps est inclus dans
le mandala de la pratique, la moindre action devient celle du
cœur autant que des mains. Une sœur dominicaine appelle cela
« la théologie incarnée ».

À soixante ans,je suis revenue aux choses simples que j'avais apprises
quandj'étais jeune. Si je corrige des copies, en les lisant, je prie pour
chaque étudiant. Si je m'inquiète pour un patient, je récite un rosaire.
Adoration, action de grâce, imploration. j'essaye de tout apprécier,
même les choses difficiles, même de venir en aide face à l'injustice.
Voilà ce qui est donné maintenant, voilà la vérité. Ma vie est devenue
une vie d'interdépendances,foite des petites épiphanies de chaque ins-
tant bien vécu. je ne fois pas confiance aux grandes dans lesquelles
mon ego devient tout bouffi. C'est ici et maintenant ou alors nous
l'avons raté.

Il y a tellement de pratiques simples pour revenir à notre


corps, à notre cœur, à cet instant : une prière avant de franchir
NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA 257

chaque porte, une pensée avant de manger, une pause pour res-
pirer consciemment avant de répondre au téléphone. Une
prière ou un vers peuvent même être composés pour la télévi-
sion, dit le maître zen Thich Nhat Hanh : « En regardant le
journal du soir, je sais qu'il s'agit de mon histoire. Inspirant avec
calme, je nous maintiens tous dans la compassion. » En nous
souvenant du souffle, nous rétablissons toutes les choses à leur
place dans le corps.
Lorsqu'un étudiant zen affirma à son maître:« Tout ce qui
est laissé de côté, ce ne sont que des détails »,le maître s'exclama :
«Des détails, oui! Mais il n'y a rien d'autre.» Incarner la pré-
sence, c'est ne pas oublier d'être avec chaque chose qui se pré-
sente. Gandhi appelait cela « la monotonie bénie » et comparait
ce rythme quotidien au soleil et à la lune sur leurs orbites régu-
lières et aux cycles silencieux des étoiles et des saisons. Le zen
rapproche cela de la cuisson du pain dans un four : vous enfour-
nez chaque jour et vous dégustez la saveur particulière de chaque
miche de pain. Claude Monet, qui vécut à Giverny pendant
trente-cinq ans, a peint les mêmes nénuphars, année après année,
dans la lumière nouvelle de chaque journée. Voir avec la fraîcheur
des yeux qui perçoivent la lumière particulière de l'instant-c'est
l'esprit du débutant.
Cette intimité simple d'aide réelle et physique était égale-
ment au centre de l'activité de Mère Teresa.

Je n'ai jamais considéré les masses comme relevant de ma


responsabilité; je regarde l'individu. je ne peux aimer qu'une per-
sonne à lafois-juste une, une, une. On débute ainsi. Pour commen-
cer, j'aidai une personne. Si j e ne l'avais pas fait, peut-être n'en
aurais-je pas secouru quarante-deux mille. Tout ce travail n'est
qu'une goutte dans l'océan. Mais si je ne verse pas cette goutte, il
manque une goutte à l'océan. C'est la même chose pour vous, la même
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

chose pour votrefamille, la même chose dans votre église et votre com-
munauté. Simplement démarrer- un, puis un, puis un.

Des mystiques, des enseignants et des adeptes nous disent


que nous devons nous éveiller au caractère sacré du quotidien.
« La vie, dit Thomas Merton, est aussi simple que cela : nous
vivons dans un monde absolument transparent et le divin
rayonne à travers lui tout le temps. Ce n'est pas juste une belle
histoire ou une fable. C'est la vérité.»
Une histoire du Moyen-Orient raconte comment un
homme, faussement accusé de crimes, est jeté en prison. Son
ami lui rend visite et lui laisse un tapis de prière. En colère, le
prisonnier retourne dans sa cellule. Il avait espéré une lime ou
un couteau et tout ce qu'il avait c'était ce tapis. Mais puisqu'il
l'avait, il se dit qu'il ferait aussi bien de l'utiliser. Il commença
donc à s'agenouiller sur ce tapis pour prier. Chaque jour
davantage, il se familiarisait avec les motifs tissés sur le tapis
et il commença à discerner une image intéressante. C'était le
schéma du verrou lui permettant d'ouvrir sa cellule et de
s'évader.
La liberté du cœur ne se trouve pas en levant les yeux- elle
est ici même, tissée en couleurs sous nos pieds.
13

ÉMOTIONS ÉVEILLÉES
ET PERFECTION ORDINAIRE

Moines, vous devez être conscients des sen-


sations plaisantes, des sensations neutres et
des sensations désagréables; vous devez
développer une attention des sensations
dans les sensations. (Satipatthana Soutra.}

Lorsqu'un étudiant demanda : « Vous nous


enseignez de simplement nous asseoir
quand nous nous asseyons et de manger
quand nous mangeons; un maître zen peut-
il, de la même manière, être simplement en
colère? , Suzuki Roshi répondit : « Vous
voulez dire avoir simplement une colère qui
éclate comme un orage et qui, une fois pas-
sée, est terminée? Ah! Comme j'aimerais
en être capable. , (Shunryu Suzuki Roshi.)

D'ordinaire je suis très courageux, mais


aujourd'hui j'ai mal à la tête. (Tweedledum.)

Comment faut-il comprendre la


vie émotionnelle une fois le processus d'éveil en marche? Cer-
taines traditions décrivent le cœur éveillé comme totalement
immuable. Dans l'Anguttara Nikaya, le Bouddha enseigne:
«Un gros rocher ne saurait être ébranlé par le vent; de la même
manière, aucune impression sensorielle ni aucun contact de
z6o NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

quelque type que ce soit, plaisant ou déplaisant, désiré ou non,


ne peut être source d'agitation pour le cœur de celui qui s'est
véritablement éveillé.» On m'a enseigné cela de nombreuses
manières. Un jour, comme je sanglotais au cours d'une médita-
tion, notre maître de méditation qui était de passage, Dipama
Barna, affirma que de tels chagrins étaient inutiles pour un
yogi. « Ceux qui enseignent la méditation ne pleurent pas »,me
dit-elle. Pourtant mon premier maître de méditation, Ajahn
Chah, prétendait exactement le contraire : « Les larmes font
partie de la méditation. Si vous n'avez pas pleuré profondé-
ment, vous n'avez pas commencé à méditer.»
Dans certaines situations, le Bouddha rejeta le chagrin
comme une saisie inutile. Mais les textes bouddhistes racontent
qu'à d'autres moments il suscitait ce chagrin chez ses auditeurs
« pour éveiller les larmes et la douceur de leur cœur » de sorte
que, « totalement ouverts et attentifs, ils puissent connaître les
profondeurs des enseignements ».
Selon les lignées, les émotions sont considérées de manières
différentes. Dans certaines traditions, il est dit que les schémas
inconscients de l'avidité, de la haine, de l'illusion et de la peur
disparaissent complètement; d'autres enseignent que ces méca-
nismes demeurent mais sont transformés en expériences de
sagesse et de compassion. Chaque tradition sensée offre en tout
cas la possibilité d'une libération profonde de l'esprit. Cet
esprit qui ne saurait être jugulé doit être découvert au sein de la
puissance des émotions et des tempêtes de la vie, son amour est
inébranlable.
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 261

Vulnérabilité et cœur tendre


Il y a de nombreuses années, quelques amis organisèrent pour
le Chœur tantrique de Gyuto, moines tibétains célèbres pour la
profondeur de leurs chants polyphoniques, une représentation
à la prison de San Qyentin; la Chorale des Gospels de San
Qyentin devait également chanter. Mais plus le jour appro-
chait, plus il devint évident pour les organisateurs qu'il allait y
avoir un gouffre culturel à franchir.
Les membres de la chorale des gospels de San Qyentin
étaient tous des Noirs américains dont la plupart étaient des
colosses habitués à porter des charges. Pendant leurs années
d'incarcération, touchés par l'esprit du Christ, ils étaient nés à
une vie nouvelle; leurs chants témoignaient de la profondeur de
leur souffrance et de la lumière de l'Évangile qui s'était éveillée
en eux. Les organisateurs craignaient que les moines tibétains
ne soient perçus par ces chrétiens de fraîche date comme des
étrangers et des païens. Qyand les « moines païens >> arrivèrent,
le contraste devint encore plus saisissant. Un groupe d'hommes
asiatiques, minuscules devant ces Noirs américains, était là,
dans leurs robes marron. Le problème était de savoir comment
combler cette distance.
Un important sponsor de l'événement trouva la solution
dans une présentation inspirée. « La plupart des Tibétains qui
sont ici avec nous aujourd'hui, dit-il, ont passé des années dans
de terribles prisons. L'armée communiste chinoise ne les a pas
seulement emprisonnés parce qu'ils exprimaient leurs croyan-
ces mais elle les a aussi torturés. D'une manière ou d'une autre,
ils furent relâchés ou purent s'évader. Alors, pour être libres, ils
franchirent l'Himalaya, les plus hautes montagnes sur terre.
Certains entourèrent leurs pieds de chiffons car ils n'avaient pas
de bonnes chaussures. Mais même maintenant, ils sont encore
262 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

en exil, contraints à vivre loin de chez eux, séparés de leurs


familles et de leurs communautés et ne sachant pas s'ils pour-
ront y revenir un jour. Ce qui leur a permis de traverser toutes
ces difficultés, ce sont leurs chants et leurs prières et c'est ce
qu'ils vont chanter pour vous aujourd'hui. »
D'un seul coup, la Chorale des Gospels et les moines tibé-
tains se regardèrent avec les yeux de ceux qui partagent les pro-
fondeurs vulnérables de la douleur humaine et ils se compri-
rent. Chaque groupe chanta pour l'autre du fond du cœur et,
lorsque leurs musiques cessèrent, ils se regroupèrent pour se
prendre dans les bras et s'embrasser comme des frères longue-
ment séparés.
Les chants de ces hommes exprimaient les émotions de leur
cœur. Leurs luttes et leur capacité à les affronter, leurs espoirs et
aspirations de liberté, la rédemption, tout cela était contenu dans
leurs voix. Les sentiments sont ce qui nous relie à la vie et aux
autres. Être capable de ressentir est l'un des dons extraordinaires
de l'humanité. Tout l'art consiste à ne pas supprimer nos senti-
ments ni être emportés par eux, mais à les comprendre.

le travail sur Les émotions après L'éveil


Le Bouddha a enseigné que nous devions devenir conscients et
accepter toute la gamme de nos sensations- sensation plai-
sante, neutre et désagréable telle qu'elle s'élève. Il ajouta : « En
devenant conscients de toute l'étendue des émotions » et « en
expérimentant les sensations dans les sensations nous pouvons
trouver en leur sein la paix et devenir libres ».Mais ce processus
ne s'arrête pas dès la première expérience de réalisation. Une
enseignante bouddhiste se souvient de son apprentissage
auprès de son maître zen.
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 263

je travaillais sur les koans et certainesfois, en me rendant à des entre-


tiens, je ne pouvais même pas parler de mon koan. je devais parler de
mes émotions car elles étaient tellement au centre de ma pratique. Il
était parfois question de joie, mais le plus souvent il s'agissait de sen-
timents difficiles et de conflits avec mes parents ou mon partenaire. Il
écoutait et pleurait avec moi. Il me disait: « Oui, je sais comme c'est
dur. C'estpareil dans mafamille aussiparfois. »je pensais qu'il n'était
pas censé dire cela. Son ouverture pour ressentir ma vie allait ouvrir
mon cœur. Il était tellement humain dans sa volonté d'être présent.

Je rencontrai pour la première fois l'enseignant bouddhiste et


psychiatre, Robert Hall, en 1974. Il était l'un des protégés de Fritz
Perls et fut un des cofondateurs de l'Institut Gestalt à San Fran-
cisco dans les années 6o. Puis il créa la Lomi School, une des pre-
mières approches combinant le travail spirituel avec celui du corps
et des émotions. Étant jeune psychologue, je me souviens de lui
avoir dit que j'arrivais assez bien à diagnostiquer les difficultés de
ceux qui venaient me voir, à reconnaître leurs problèmes et à m'y
retrouver dans leur parcours médical mais que le domaine où
j'hésitais encore était celui de savoir comment les aider le mieux
possible à changer.« Oh! Je n'agis pas ainsi», dit Robert.« Non?»
lui demandai~e incrédule. « Non, me répondit-il, je les aide à être
avec ce qui est vrai. La guérison vient de là. >>
Tant que nous sommes incapables d'être présents à nos pro-
pres sensations, nous continuons, individuellement et collecti-
vement, à accuser les autres de nos troubles. Comme le dit
James Baldwin : «J'imagine qu'une des raisons pour lesquelles
les gens s'accrochent aussi obstinément à leur haine est qu'ils
devinent qu'une fois la haine partie ils seraient obligés de faire
face à leurs propres souffrances. >> Notre pratique ne peut avan-
cer que lorsque nous sommes perméables à ce qui est vrai en
nous.
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Afin d'encourager une prise de conscience de notre richesse


émotionnelle intérieure, je récite parfois pendant les retraites une
liste parmi cinq cents modes d'être. On y trouve: affectueux,
ambitieux, ambivalent, amusé, annihilé, antagoniste, apprécia-
teur, avide, bouillonnant, calme, chicaneur, claustrophobe, corn-
passionné, concentré, concerné, content, craintif, curieux,
découragé, dépendant, déprimé, effrayé, enchanté, endormi, gai,
gourmand, grandiose, grave, haineux, heureux, honoré, humble,
hystérique, indifférent, jaloux, jovial, joyeux, prude, rabat-joie,
reconnaissant, satisfait, sobre, stupide, sympathique, triste, etc.
Dans le cœur éveillé, nous découvrons une capacité à tou-
cher avec tendresse toutes les parties de cette vie stupéfiante
d'états d'âme. En commençant à accepter les rythmes et l'éten-
due des ressentis, nous rendons hommage « aux dix mille joies
et dix mille peines » du tao. En acceptant les circonstances inté-
rieures et extérieures telles qu'elles se produisent, les hommes
et les femmes du tao ne « se battent pas pour se tailler un
chemin à travers la vie. Ils prennent la vie comme elle vient,
avec joie ... Ils n'essayent pas d'aider le tao par leurs propres
artifices ».

!:esprit et le cœur
« Le Joyau dans le Lotus »est la traduction du mantra universel
de compassion« Om Mani Padme Houng >>.Il a de nombreu-
ses significations mais une des explications de son symbolisme
est que la compassion s'élève lorsque le joyau de l'esprit
demeure dans le lotus du cœur. L'esprit éveillé a la clarté d'un
diamant. Qyand cette vision claire demeure dans la tendre
compassion du cœur, les deux dimensions de la libération sont
réunies.
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 265

En psychologie bouddhiste, l'esprit et le cœur sont souvent


désignés par le mot citta. Ce cœur-esprit a de nombreuses
dimensions. Il contient et inclut toutes nos pensées, nos sensa-
tions et émotions, nos réactions, notre intuition, notre tempé-
rament et notre conscience elle-même. Qyand en Occident
nous parlons de l'esprit, nous nous référons d'habitude unique-
ment au processus rationnel des pensées. En observant cet
aspect de l'esprit, nous découvrons un courant incessant de
pensées, d'idées et d'histoires. Si l'esprit discriminant a une
valeur pratique, il peut aussi nous séparer du monde; très faci-
lement, nos idées produisent les notions « nous », « eux », bien,
mal, passé, futur. Nos pensées aiment également créer des pro-
blèmes imaginaires. Comme le dit Mark Twain:« Ma vie fut
une somme de terribles malheurs . .. dont la plupart n'arrivèrent
jamais. » Citons également un de mes enseignants, Sri
Nasargadatta: «L'esprit crée le gouffre, le cœur le franchit.>>
En parallèle avec les pensées et les impulsions, les sensa-
tions sont décrites dans la psychologie bouddhiste comme étant
aussi un aspect naturel du cœur-esprit. Au début, nous remar-
quons qu'une sensation plaisante, neutre ou désagréable s'élève
à chaque expérience. Si nous observons attentivement, sans
saisir ce qui est plaisant ni condamner ce qui est désagréable,
nous allons découvrir comment ces sensations de base donnent
vie à toute une série d'émotions. Certaines personnes croient
que les émotions sont dangereuses mais les émotions sont rare-
ment un problème en elles-mêmes; ce sont plutôt notre
manque de conscience de ces émotions et les histoires les con-
cernant auxquelles nous croyons qui créent notre souffrance.
Sans conscience, un vécu douloureux peut tourner en manies,
en haine ou dégénérer en torpeur; pour finir, nous risquons de
perdre contact non seulement avec ce qui est ressenti, mais
aussi avec la sagesse qui est l'essence de notre cœur. Une mys-
266 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

tique chrétienne du XX" siècle, Simone Veil, remarque : « Le


danger n'est pas que l'âme doute du fait qu'il y ait du pain mais
que, par mensonge, elle se persuade qu'elle n'a pas faim. »
Ma première relation, après avoir abandonné la robe de
moine, fut avec une amie de collège qui commençait à ensei-
gner à Harvard. En moi-même, je me sentais encore moine,
n'ayant aucune préférence pour ou contre quoi que ce soit, pre-
nant tout ce qui m'était offert dans mon bol d'aumône. Lorsque
ma compagne me demandait ce que je voulais pour le dîner ou
quel film je désirais voir, je répondais : « Ce que tu veux, chérie;
pour moi ça n'a pas d'importance.» <2!Iand elle me demandait
si j'avais envie de sortir me promener ou de rester à la maison,
je lui disais que cela m'était égal, ce qui la rendait folle. Ce
n'était pas simplement un détachement spirituel plein de
sagesse; elle me fit observer que j'avais peur de m'engager et
que j'avais perdu le lien avec mes sensations. Elle me rappela
aussi que j'avais été pareil avant d'entrer au monastère. Et
c'était vrai. Je ne savais pas ce que je ressentais. Alors elle me
donna un petit carnet et me suggéra d'écrire chaque jour dix
choses que j'avais aimées ou pas aimées, jusqu'à ce que je rede-
vienne capable de connaître mes propres sentiments. Retrouver
mes sensations fut un long processus qui changea ma vie.

Sentiments et tempérament
S'éveiller aux émotions signifie les ressentir- ni plus, ni moins. Il
n'est donc pas nécessaire de modifier nos sentiments- ils chan-
gent tout le temps d'eux-mêmes. Cela ne veut pas dire non plus
changer de tempérament. <2!Ie nous soyons nerveux, bilieux, san-
guins ou lymphatiques, cela va rester pratiquement tel quel.
L'éventail sera plus large mais notre tempérament et notre person-
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 267

nalité vont dans les grandes lignes demeurer identiques. Un ensei-


gnant bouddhiste raconte qu'il s'attendait avec l'éveil à une
«transformation personnelle>>. Il eut la surprise de voir qu'en fait
une «transformation impersonnelle» s'accomplissait. Il s'agit
d'une ouverture du cœur et non d'un changement de personnalité.
Cet enseignant poursuit :

Sous de nombreux aspects, la transformation spirituelle de ces derniè-


res décennies fut différente de ce que j'avais imaginé. Je suis toujours
la même personne bizarre avec à peu près le même style et les mêmes
modes d'être. Extérieurement, je ne suis donc pas cette personne
éveillée, transformée defaçon incroyable, quej'avais espéré devenir au
début. Mais intérieurement, une grande transformation s'est opérée.
Ces an nies de travail sur mes sentiments et mes rapports familiaux
ont adouci mon humeur et ma manière de les aborder. À travers les
luttes menées pour connaître et accepter ma vie en profondeur, celle-ci
s'est transformée, mon amour s'est développé et élargi. Ma vie ressem-
blait à un garage encombré dans lequel je passais mon temps à me
cogner contre les étagères et à me juger moi-même; aujourd'hui, c'est
comme si j'avais déménagé dans un hangar à avion avec les portes
ouvertes. Toutes mes vieilles affoires sont là mais elles ne m'encom-
brent pas comme avant. Je suis toujours le même mais maintenantje
suis libre de bouger et même de voler.

Nous l'avons vu plus haut, c'est une erreur de croire que


nous pouvons fuir notre karma, l'histoire dont nous sommes la
résultante. Cela m'apparut très clairement, il y a vingt ans, lors-
que je dirigeai pour la première fois une grande retraite en
Suisse. Les participants étaient originaires de toute l'Europe.
Lors des entretiens privés avec ces étudiants, j'essayai d'élargir
la conscience de chaque individu sans préjuger ni tenir compte
de sa culture ou de son pays. Je fus donc surpris à la fin de la
retraite de découvrir que pratiquement tous les entretiens avec
z68 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

les étudiants allemands venus me parler avaient pour thème les


conflits, la colère et l'autocritique, tandis que la plupart des étu-
diants français étaient tourmentés par des questions existentiel-
les sur le doute et la motivation. O!rant aux Italiens, leurs entre-
tiens et leurs méditations débordaient d'émotions : ils
arrivaient en gesticulant, me racontant avec passion à quel
point le processus avait été douloureux, beau, difficile et mer-
veilleux- tous, les uns après les autres. Chaque individu était
certes particulier, mais il était aussi conditionné par un ensem-
ble culturel plus large.
L'éveil émotionnel ne consiste pas à devenir quelqu'un de
différent. Nous pouvons être par nature une personne introver-
tie ou extravertie, joyeuse ou impatiente. Dzongsar Khyentse
Rinpoché va même jusqu'à dire : « Parfois un maître peut être
un grand enseignant mais pas forcément un individu exem-
plaire. Il ou elle peut avoir un caractère emporté, être difficile à
vivre et très exigeant. » Lorsqu'on demanda à Ram Dass si,
après toutes ces années de discipline spirituelle, sa personnalité
avait changé, il se mit à rire et répondit non. Il affirma, à la
place, être devenu « connaisseur de mes névroses ».
Notre personnalité et notre tempérament nous sont donnés
pour la vie, tout comme notre sexe, la couleur de nos cheveux
et notre taille. Ils peuvent avoir subi des dommages dans notre
enfance et un travail intérieur peut les restaurer mais, de toute
façon, ils font partie de notre nature. Selon la psychologie
bouddhiste, les types de personnalité ne disparaissent pas après
l'éveil mais sont ennoblis par un cœur empli de sagesse et de
compassion. Il y a des tempéraments faits de désirs, des tempé-
raments faits d'aversions, des tempéraments dans l'illusion.
Chacun d'eux s'affine avec l'éveil et exprime un amour de la
beauté, une clarté et une immensité qui ne sont pas dénués
d'humour. Ainsi lorsqu'on demanda à Joshu Sasaki Roshi,
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 269

actuellement principal maître de l'école zen Rinzai en Occi-


dent, pourquoi il était venu enseigner ici, il répliqua: «Je ne
suis pas venu en Amérique pour enseigner. Je suis venu en
Amérique pour prendre du bon temps. Je veux que les Améri-
cains apprennent à rire vraiment. »
On nous a enseigné à craindre nos émotions de multiples
façons; de nombreux concepts erronés nous enferment dans cette
peur. Le traumatisme, le jugement, la peur, la honte que nous
rencontrons dans l'enfance peuvent être terriblement inhibants.
Nous imaginons parfois que la quiétude spirituelle est la
meilleure réponse - ne pas trop ressentir, ne pas sombrer dans
l'excitation ou la colère sous peine de faire chavirer le bateau qui
vogue vers l'illumination. Des notions de passivité, de reniement
de soi, de cessation de vie palpitante se mêlent alors à la pratique
spirituelle.
Même les pratiquants sincères peuvent confondre un déco-
rum extérieur factice avec l'aspect paisible de la liberté inté-
rieure. Nous pouvons secrètement croire que, si nous nous
autorisons vraiment à expérimenter nos sentiments et nos
désirs, la complaisance vis-à-vis de nous-mêmes n'aura plus de
limite, notre agressivité et notre indolence vont nous submer-
ger. Croire cela, c'est confondre sa vraie nature avec les senti-
ments associés à une idée de soi déficiente et mesquine. Si les
émotions sont en fait des forces puissantes, ce n'est ni la peur ni
la répression qui vont nous libérer de leur emprise -la seule
réponse est la prise de conscience.
Tant que nous ne les avons pas reconnues pour ce qùelles sont
vraiment, nous craignons le pouvoir destructeur de nos émotions.
Nous confondons le fait de nous autoriser à être conscients d'elles
avec l'obligation d'y réagir. Mais pour intégrer la totalité de notre
être au chemin, nous avons besoin de comprendre comment nous
nous sommes empêtrés dans nos émotions et identifiés à elles.
2JO NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Nous devons voir l'identité du « corps de peur>> pour percevoir


comment ont été conditionnés en nous les blessures et les frustra-
tions de l'enfance, les forces de colère, d'avidité, d'orgueil, de désir
sexuel et le besoin. En expérimentant toute l'étendue de nos sen-
sations lorsqu'elles s'élèvent et disparaissent dans notre conscience,
nous pouvons commencer à demander à chacune : « Suis-je vrai-
ment cela?» Si nous sommes capables d'appréhender ce que nous
ressentons avec un cœur vaste et intrépide, les sentiments de soli-
tude, de déchirement, de malveillance et de confusion vont s'élever
sous une forme différente, transformés par notre acceptation.

Bouddha en larmes, Bouddha courroucé


Nous blindons notre cœur et le défendons non seulement contre le
monde mais aussi contre nous-mêmes. Certains d'entre nous ont
peur de la tristesse, d'autres de la joie. Certains craignent la fai-
blesse, d'autres la force. Il y a un dessin animé qui montre deux
généraux arpentant les couloirs du Pentagone. Le premier mur-
mure à l'autre: «La nuit dernière, j'ai eu un vrai cauchemar. J'ai
rêvé que la douceur envahissait la terre. »
Contrairement au Pentagone, le cœur éveillé est sans défense.
Il autorise toutes les douleurs et les beautés de la vie. Lama
Chogyam Trungpa disait:« C'est ce cœur ouvert et tendre qui a la
capacité de transformer le monde. »
Qyand une société perd sa capacité de ressentir sa peine, de
pleurer ses morts à la guerre, les vies gâchées des jeunes dans les
ghettos, la perte de ses forêts vierges et des valeurs nobles,
l'entassement raciste des hommes dans d'immenses prisons,
elle ferme certaines parties de son cœur à l'espoir. Si nous ne
savons plus nous attrister, nous ne pouvons tirer les leçons du
passé et les utiliser pour ouvrir nos cœurs à un amour nouveau.
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAl RE 271

Au Japon, le bodhisattva Jizo est une des manifestations de


ce cœur ouvert. Comme saint Christophe,Jizo est le protecteur
des voyageurs et des enfants, le saint de la peine et du renou-
veau. Yvonne Rand qui enseigne le zen a adapté une cérémonie
d'offrandes à Jizo pour les parents de « water babies » -
enfants mort-nés ou avortés - même si ce deuil remonte à un
lointain passé. Durant cette cérémonie, les parents font des
offrandes de prières et cousent pour ces enfants perdus de
minuscules vêtements avec lesquels ils habillent solennellement
la représentation de Jizo, enfant, dans le jardin du temple. Il est
surprenant de voir combien de douleurs et de larmes insoup-
çonnées jaillissent du cœur des parents qui participent. La plu-
part d'entre eux n'avaient pas idée de ce qu'ils avaient réprimé
en eux.
Dans le même ordre d'idée, le Mémorial des Vétérans du
Vietnam à Washington est devenu un sanctuaire public dédié
aux peines et aux deuils de cette guerre. C'est un des rares
endroits en Amérique où l'on peut voir des hommes adultes
pleurer en public. Un millier d'offrandes y sont faites chaque
jour et les billets, les prières et les poèmes sont recueillis et con-
servés par le Smithsonian. Ils furent publiés dans plusieurs
livres et dans l'un d'entre eux on y trouve le mot suivant, témoi-
gnage du lien entre reconnaissance et début de guérison :

Ton nom est sur le mur noir à D.C. Beaucoup de monde passe
devant chaque jour. Tu peux reconnaître les vétérans ... Nous
sommes là, simplement à regarder et à sangloter, sans prêter garde à
ceux qui nous voient pleurer. .. J'étais tellement en colère de te trou-
ver là, même si je savais que tu y serais. J'ai si longtemps espéré pou-
voir te sauver. J'aurais donné ma vie si j'avais su que cela pouvait te
ramener d'une manière ou d'une autre ... J'ai porté l'angoisse de ta
mort pendant si longtemps! Mais maintenant, je peux cesser de
t'attendre. Je pense que je peux commencer à vivre (à nouveau) ...
272 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Les temples bouddhistes asiatiques sont pleins de représen-


tations de Bouddhas sereins mais aussi de Bouddhas qui pleu-
rent et de bodhisattvas courroucés, représentés avec des épées
de feu, chacun exprimant la puissance des émotions après
l'éveil. Même des maîtres comme Thich Nhat Hanh et le
Dalaï-Lama reconnaissent avoir d'occasionnels accès de colère.
Lorsque, en 1991, le bombardement américain de l'Irak réveilla
en lui les horreurs du Vietnam, Thich Nhat Hanh dans un pre-
mier temps ressentit une colère telle qu'il annula son pro-
gramme d'enseignements en Amérique. Il raconte qu'il lui
fallut plusieurs jours pour souffler, calmer son cœur et transfor-
mer cette colère en chagrin et en une puissante compassion
ardente, ce qui lui permit de se rendre en Amérique et de parler
avec passion du problème à sa racine.
Le Dalaï-Lama a écrit : « Dans les situations de grande
injustice, je peux être en colère pendant un certain temps; mais
bien vite je me demande« À quoi ça sert? » et petit à petit cette
colère se transforme en compassion. » Ses enseignements
reconnaissent qu'une grande force est nécessaire pour agir dans
le monde. Les Bouddhas courroucés ne brandissent cependant
pas l'épée de la haine mais celle d'une puissante compassion.
Collectivement et individuellement, il y a des moments où
il faut utiliser cette épée avec adresse. J'ai vu un maître zen
coréen utiliser cette force de compassion avec un étudiant de
longue date, tombé amoureux d'une femme nouvelle dans la
communauté, laquelle, moins d'un an plus tard, le quitta brus-
quement pour un autre homme. Durant plusieurs mois le
maître zen montra de la compréhension vis-à-vis du chagrin de
son disciple et prit soin de sa douleur. Puis il entreprit un
voyage de neuf mois d'enseignements à travers l'Europe et la
Corée. À son retour, il prit le temps de faire le point avec
chacun des membres de sa communauté.
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 273

Qiand cet étudiant lui fit savoir qu'il était toujours affligé
par cette perte, le maître zen fouilla dans son sac et en sortit un
rosaire de perles magnifiquement sculptées qu'il lui donna. TI le
posa délicatement dans les mains de son étudiant ravi, l'y main-
tenant de sa propre main. Puis d'un seul coup, le maître leva
l'autre main et gifla violemment la joue du disciple en lui
criant : « Laisse-la tomber. »
Le maître s'inclina ensuite et sortit. Tous ceux qui avaient
assisté à la scène étaient stupéfaits. Mais nous remarquâmes
bien vite que l'étudiant avait été radicalement transformé par ce
soufflet. Il lâcha prise et continua sa vie.
Avec la force du cœur, nous pouvons faire face à l'ensemble
des émotions humaines, sans avoir peur de ce que nous ressen-
tons, sans identification ni lutte. Qiand nous acceptons les
émotions comme des forces impermanentes et impersonnelles,
nous sommes libres de les honorer sans être mis à bas, effrayés
ou encore emportés par elles. Wilhelm Reich fit un jour remar-
quer à une de ses patientes qui s'efforçait de ne rien ressentir:
« Vous avez un masque. » La femme rétorqua : « Mais docteur,
vous aussi, vous avez un masque! » Il répliqua : « Oui, c'est vrai.
Mais le masque, lui, ne m'a pas! »
Morrie Schwartz enseigna la psychologie sociale à Bran-
deis. Le best-seller Tuesdays with Morrie* a pour thème les der-
niers enseignements qu'il donna à son ami Mitch Albom avant
sa mort. Au milieu de l'angoisse de la maladie de Lou Gehrig,
il dit à son dernier étudiant :

-Maintenant, continua-t-illes yeux encore clos, je me détache de


l'expérience.
-Vous vous détachez?

*Les Mardis avec Morrie.


NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

- Oui, je me détache... Vous savez ce que les bouddhistes


disent?« Ne t'attache pas aux choses car tout est impermanent. »
-Mais attendez, dis-je. Ne parliez-vous pas constamment du
fait d'expérimenter la vie? Toutes les émotions, qu'elles soient
bonnes ou mauvaises? Comment pouvez-vous le faire si vous êtes
détaché?
-Le détachement ne signifie pas que vous interdisez à l'expé-
rience de vous pénétrer. Au contraire, vous la laissez complètement
entrer en vous. C'est comme cela que vous êtes capable de l'aban-
donner.
-Je m'y perds.
- Prenez n'importe quelle émotion - l'amour pour une
femme, un chagrin pour un être aimé ou bien ce que je suis en train
de traverser, la peur et la douleur d'une maladie mortelle. Si vous
retenez vos émotions, si vous ne vous autorisez pas à les traverser
complètement, vous ne pourrez jamais en être détaché car vous serez
trop occupé à en être effrayé. Vous êtes effrayé par la douleur, vous
êtes effrayé par le chagrin. Vous êtes effrayé par la vulnérabilité
qu'implique l'amour.
Mais en vous abandonnant à ces émotions, en vous autorisant à y
plonger entièrement, par-dessus la tête, vous les expérimentez totale-
ment, complètement. Vous savez ce qu'est la douleur. Vous savez ce
qu'est l'amour. Vous savez ce qu'est le chagrin. Seulement alors vous
pouvez dire:<< D'accord, j'ai expérimenté cette émotion. Je reconnais
cette émotion. Maintenant je suis libre de me détacher d'elle pour un
temps ... »
Je sais que vous pensez que tout cela a uniquement à voir avec
la mort mais c'est comme je vous le dis. Qyand vous apprenez à
mourir, vous apprenez à vivre.

Perfection ordinaire
Dans la maturité spirituelle, nous devons trouver la perfection
dans ce qui est imparfait. Seng-Tsang, fondateur du zen, ensei-
gne que l'illumination ne commence à poindre que lorsque
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 275

nous sommes « sans inquiétude à propos du manque de


perfection». Il s'agit d'aller à la rencontre du monde tel qu'il
est, avec notre cœur, sans avoir peur de sa beauté ou de ses
défauts, de prendre confiance en notre corps, en nos émotions,
en la vie elle-même telle qu'elle se déroule. Notre lutte pour
devenir quelqu'un d'autre, pour nous accrocher à une image du
bonheur disparaît. Comme le dit le sage tibétain Guendune
Rinpoché:

Seule notre quête du bonheur nous empêche de le percevoir. Il est


comme un arc-en-ciel éclatant que l'on poursuit partout sans jamais
l'attraper ou comme un chien qui court après sa queue. La paix et le
bonheur ne sont pas des choses ou des lieux réels et pourtant, ils sont
toujours accessibles et nous accompagnent à chaque instant.
À tant vouloir saisir l'insaisissable, vous vous épuisez en vain. Dès
que vous ouvrez et détendez ce poing serré qu'est la saisie, un espace
infini est là- ouvert, accueillant et confortable.
Utilise cet espace, cette liberté et cette aise naturelle. Ne cher-
che pas plus loin. Ne va pas dans la jungle inextricable à la recherche
du grand éléphant éveillé qui se repose déjà tranquillement chez toi,
devant ton propre cœur.

Robert Fulghum, auteur du livre Ail 1 Real/y Need to Know 1


Learned in Kindergarten*, décrit comment dans les années 6o il
arriva au terme d'une difficile période de pratique, dans le célèbre
temple rinzai de Kyoto. Il eut un dernier entretien avec le supé-
rieur, le maître zen Kohara Roshi. Au lieu de parler uniquement
de la méditation ou de la pratique d'un koan, le maître insista sur
le fait qu'il n'y avait pas à devenir quoi que ce soit. Puis il évoqua
sa propre vie, le stress qu'impliquait la prise en charge d'un vieux
temple aussi important, les qualités médiocres des jeunes prêtres,

• Tout ce que j'ai besoin de savoir, je l'ai appris au jardin d'enfants.


NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

les difficultés à trouver des fonds et à « composer avec ma femme


et mes enfants qui ne sont pas, sourit-il, aussi saints que moi.
Parfois, continua-t-il, j'aimerais trouver un petit endroit à Hawaï
et simplement jouer au golf». Et il sourit à nouveau.
«Vois-tu, c'était comme cela avant que je sois« illuminé».
Et maintenant, après l'illumination, c'est la même chose.» Un
long silence permit à Fulghum d'assimiler cette sagesse, puis le
maître lui enjoignit de retourner chez lui, là où, selon l'auteur,
il avait été « un homme assoiffé, cherchant à se désaltérer alors
que pendant tout ce temps il était dans une rivière, de l'eau
. ,
JUsqu aux genoux ».
Sans la compréhension d'une perfection ordinaire, la spiri-
tualité peut nous conduire à des choses étranges par rapport à
notre vie. Les images que l'on nous a enseignées à propos de la
perfection peuvent être destructrices pour nous, comme pour
ce chasseur esquimau qui demande aux missionnaires : « Si
j'ignore tout de Dieu et du péché, puis-je aller en enfer? -
Non, répondit le prêtre, pas si tu ne sais pas.- Alors, demanda
l'Esquimau sérieusement, pourquoi m'en avez-vous parlé?»
Nous restons coincés, comme Edward Espe Brown en train
d'essayer de fabriquer des biscuits Pillsbury, essayant de
«paraître comme il faut» au lieu d'apprécier nos propres bis-
cuits et de nous éveiller à notre propre vie.
Une pratiquante du bouddhisme tibétain remarque après
plus de trente ans :

Malgré toutes ces années de pratique spirituelle, certains aspects de


moi-même me demeuraient inconnus. j'avais tellement souvent
essayé de satisfaire les attentes des autres; ce que j'étais était enterré,
invisible. Nous étions unefamille très affable. Tout ce qui était exté-
rieur était important. Enfant, on m'apprit à être à l'aise en société et
c'est ainsi que j'ai abordé ma vie spirituelle, en essayant de devenir
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 277

quelqu'un de spécial, de foire les choses comme il convient. Pendant


plus de dix ans, je pris en charge tous les problèmes pratiques, faisant
office d'hôtesse, de gouvernante et de bienfaitrice pour mes lamas lors
de leurs voyages en Occident;j'organisais d'innombrables retraites et
manifestations pour rassembler des fonds. j'invitais tout le monde
chez moi. Ce fot une période active et excitante. Mais bien que cons-
tamment liée aux richesses spirituelles tibétaines, je réalisai peu à peu
que je vivais la vie de quelqu'un d'autre. Alors grandirent en moi de
la tristesse et du désenchantement, pas vis-à-vis des Tibétains mais
vis-à-vis de moi-même. Même si je pensais devoir aider, j'en avais
assez. Puis mes méditations s'espacèrent de plus en plus. Au début je
me sentis coupable mais j'aimais la solitude. je me découvris par
nature plus introvertie et artiste que je ne le pensais.
Après un voyage en Asie, en rentrant chez moi, j'aspirai seule-
ment à une vie ordinaire et commençai à dire non à tout. j'étais deve-
nue incapable de continuer ainsi. je déménageai à la campagne pour
y vivre tranquillement en prenant soin de mes animaux, de mon
jardin et en jouant du piano. Maintenant,j'aidefinancièrement deux
monastères, discrètement au lieu de courir dans tous les sens à essayer
d'être spéciale. Nourrir la terre de façon simple est ce qui m'est leplus
naturel je ne savais pas qui j'étais.

La perfection ordinaire, c'est être vrai avec soi-même, avec la


manière dont les choses sont. Allons-nous dans un jardin en sou-
haitant que les pensées soient plus grandes que les jonquilles ou en
pensant que les roses seraient plus belles si elles n'avaient pas
d'épines? Allons-nous dans un jardin d'enfants en souhaitant que
ceux-ci correspondent au modèle de perfection que nous portons
en nous ou sommes-nous capables de voir que la diversité fait la
beauté des jardins et des hommes et que notre tâche spirituelle ne
consiste pas à fabriquer la perfection mais à nous éveiller à celle qui
nous entoure?
Un vieux lama affirme:
NETTOYER POUR S 1 ÉVEILLER

La perfection doit être près d'ici, quelque part. Où est-elle? Est-ce la


prochaine expérience ou celle qui viendra après? Ma vraie pratique
est la patience: ne pas vouloir que quelque chose de spécial ou d'inusité
arrive. Dès queje me surprends à m'efforcer et à avoir des attentes, je
sais queje me suis écarté de la grande perfection.
La chose la plus difficile que je doive encore traverser est la réali-
sation du fait qu'il n'y a aucune condition finale parfaite sur laquelle
on puisse s'appuyer. Tout est fondamentalement incertain et chan-
geant. On n'apprendpas cela rapidement - on doit s'abandonner à
cette perfection ordinaire maintes et maintesfois.

Il y a de la modestie dans cette perfection humaine ordinaire.


Nous avons besoin de reconnaître à la fois nos dons et nos faibles-
ses, qui que nous soyons. Lequel d'entre nous ne s'est jamais
débattu avec sa propre humanité? Au lieu de nous accrocher à une
vision démesurée, supra humaine de la perfection, nous allons
apprendre à nous accorder l'espace de la bonté. Il y a de la beauté
dans ce qui est ordinaire. Invitons notre cœur à s'asseoir à l'entrée
et, de cet endroit calme, laissons-le expérimenter les inévitables
allées et venues des émotions et des événements, des luttes et des
succès du monde.
Un maître sou:fi explique cela ainsi :

Ma vie est compliquée etje souffre encore beaucoup, mais cela ne veut
rien dire. C'est éphémère, juste une partie de la vie. je ressens aussi très
profondément la souffrance du monde etjefois ce queje peux. Mais en
même temps, il m'apparaît évident que les choses sont ce qu'elles sont
et que, pour que mes actions aient le moindre impact bénéfique, elles
doivent provenir d'un cœur serein. Tel est mon but: manifester la
paix au milieu de tout cela.
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 279

Au-delà de la louange et du blâme


Le tao enseigne que lorsque nous faisons du bien, nous faisons
du mal également; lorsque nous agissons correctement, nous
agissons aussi de façon incorrecte. Alors au lieu de juger, nous
devons plutôt« laisser reposer ce cœur fatigué». C'est la liberté
du tao.

Tu veux améliorer le monde?


je ne pense pas que ce soitfaisable.

Si tu veux intervenir, tu vas l'endommager.


Si tu le traites comme un objet, tu vas le perdre.

Le maître voit les choses telles qu'elles sont,


sans essayer de les contrôler.
Il/es laisse aller leur propre chemin
et demeure au centre du cercle.

À l'intérieur de l'esprit de perfection ordinaire, la louange


et le blâme, le succès et l'échec, l'orgueil et l'autocritique sont
reconnus comme des imposteurs, des opinions de seconde
main sur notre expérience. Lorsqu'enfin nous passons au-delà
de la louange et du blâme, il y a un soulagement énorme. Dans
la libération du cœur et dans l'action qui en résulte, de nom-
breuses choses deviennent possibles.
Voici un exemple de ce genre de libération. Dans certaines
régions de l'Inde, il y a pénurie de médecins et des villages met-
tent parfois en commun leur argent pour envoyer certains de
leurs enfants au collège et dans des écoles médicales, pour qu'ils
reviennent ensuite soigner leur communauté. Dans une petite
ville de montagne, pauvre, il y a un écriteau à l'extérieur du
cabinet d'un médecin: «Dr V.S. Krishna, recalé à son docto-
280 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

rat, École de médecine de Calcutta ». Cela signifie que le


Dr Krishna a suivi des études médicales à Calcutta mais qu'il
n'a pas réussi ses examens. Il est néanmoins revenu chez lui
ouvrir un cabinet, disant la vérité à propos de ses diplômes et
mettant à disposition toute la connaissance médicale qu'il avait
acquise. Son cabinet marche très bien.
Peut-être sommes-nous tous comme le Dr Krishna -
notre vie humaine comprend à la fois des succès et des échecs
considérables. Si nous nous laissons emporter par des senti-
ments de honte ou d'orgueil, nous allons limiter l'étendue de ce
que nous pouvons faire et de ce que nous pouvons être.
De nombreux enseignants spirituels s'aperçoivent que
devenir indépendants de l'orgueil et du blâme est un long
processus. Nous commençons par de simples instants puis,
avec la pratique, nous pouvons étendre cela, peu à peu, à des
heures et à des jours durant lesquels nous devenons libres du
jugement des autres et de nous-mêmes. Nous apprenons à
laisser les jugements s'élever et retomber sans être emportés
par eux. Nous découvrons alors à quel point la vie est plus
vaste et plus étonnante que ce que nous avions cru. Un repos,
une liberté se fait jour : nous expérimentons la danse de la vie
sans pensées critiques sur l'apparence que cela devrait avoir.
Un magasin de meubles, qui avait envoyé ce courrier à un
client:

Cher Monsieur Jones,


Qye penseraient vos voisins si nous devions envoyer un camion
chez vous pour reprendre les meubles que vous n'avez pas encore fini
de payer?

reçut la réponse suivante :


ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 281

Messieurs,
J'ai discuté avec mes voisins pour déterminer ce qu'ils en pense-
raient. Tous disent que ce serait un sale tour fait par une société mina-
ble avec laquelle ils ne voudraient plus jamais traiter.
Sincèrement vôtre,
M. Jones.

Vivre au-delà de la louange et du blâme ne signifie pas que


nous n'allons plus faire d'erreurs. À soixante-seize ans, Ruth
Denison est l'une des enseignantes de la méditation de la vision
les plus respectées en Occident. Ces dernières années, son
mari, pratiquant du dharma depuis toujours, fut atteint par la
maladie d'Alzheimer, jusqu'au point de sortir de sa maison et
d'errer ne sachant plus qui il était. Pendant des mois, Ruth fit
régulièrement des allers-retours, quatre heures de trajet entre
son centre de retraite et sa maison. Elle restait debout à toute
heure pour le veiller. Un jour, il laissa le poêle sans surveillance
et une partie de la maison brûla.
C'est pendant cette période qu'elle fut invitée à Portland,
dans l'Oregon, pour donner une conférence et diriger une
retraite. Arrivée épuisée, elle pénétra dans la salle où cent cin-
quante étudiants s'étaient réunis pour ses enseignements. Elle
commença par les inciter à être conscients de leur respiration et
de leur corps, à connaître directement leur expérience de l'ins-
tant. Elle parla de la nécessité d'être attentif à ce qui se passe.
Puis elle raconta l'histoire de la maladie d'Alzheimer de son
mari et le récent incendie.
Elle continua à parler de la présence d'esprit et demanda:
«Vous ai-je parlé de mon mari et de l'incendie?» Elle poursuivit,
racontant une nouvelle fois toute l'histoire. Puis elle parla à nou-
veau de l'attention et après un certain temps ajouta:« Oh! Je dois
vous raconter ce qui se passe avec mon mari et l'incendie que nous
zSz NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

avons eu », commençant à raconter l'histoire une troisième fois.


Dans la salle, bon nombre furent effarés et s'irritèrent contre cette
femme qui, semblait-il, commençait à manifester elle aussi des
signes de la maladie d'Alzheimer.
Beaucoup se levèrent pour partir mais avant d'atteindre la
porte, ils furent rappelés par Ruth:« Attendez! Vous qui appre-
nez la méditation, où pensez-vous aller? Je veux que vous obser-
viez vos attentes. Qy'attendiez-vous lorsque vous êtes venus? »
Les secondes passèrent pendant qu'ils étaient là, debout, à réflé-
chir. Elle poursuivit : « Ce soir, vous avez la chance de voir quel-
que chose de spécial. Vous avez l'occasion d'observer une vieille
enseignante du dharma en difficulté. Je ne sais même pas ce que
je viens de dire.» Tout le monde se rassit et Ruth continua à
enseigner : « Pouvez-vous être conscients de tout ce qui arrive?
C'est votre pratique. »
La perte de mémoire de Ruth ne dura fort heureusement que
ce soir-là et riétait due qu'à son épuisement. Dès qu'elle eut pris un
peu de repos, sa mémoire et son énergie revinrent dans toute leur
puissance. Mais ce soir-là, elle avait démontré une véritable pré-
sence -la capacité de demeurer avec toute chose, même sa propre
désorientation, lui permettant ainsi de se manifester dans la cons-
cience et la compassion.

Devenir excentrique
Lorsque les émotions sont libres, lorsque le cœur peut s'expri-
mer sans se préoccuper de l'opinion des autres, cette liberté
s'étend à tous les aspects de notre caractère. Si vous deviez ren-
contrer Ruth Denison, vous la verriez comme une vieille
femme excentrique. Si nous regardons honnêtement la com-
munauté des enseignants spirituels, nous trouvons bon nombre
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 283

d'excentriques. Certains sont des ermites bizarres, d'autres


brillent en public. Certains font partie du gotha spirituel, des
stars du dharma, alors que d'autres sont des enragés du dharma.
Certains sont calmes et attentifs, d'autres passionnés et émo-
tifs. Il n'y a pas de modèle unique parfait. Excentricité fait réfé-
rence au côté unique, à la liberté trouvée en assumant complè-
tement sa propre personnalité. Même si extérieurement nous
ne semblons pas différents, à l'intérieur il y a la capacité intré-
pide d'être entièrement l'incarnation de nous-mêmes.
Un jour, le peintre Georges Braque exhorta ceux qui
l'entouraient:« Cela dépend de nous d'être de vrais excentri-
ques suffisamment forts pour ne pas vaciller.» Un maître zen
appelle cela le point culminant ou le fruit de l'entraînement
zen : « Être fidèle à soi-même et à la vie. »

Dans le zen, d'un côté nous nous centrons pour ne pas nous perdre
dans l'avidité, la haine et l'ignorance. Nous devons suivre ce proces-
sus purificateur de lâcher-prise jusqu'à ce que nous lâchions totale-
ment prise. Mais ensuite nous devons revenir et être authentiques,
totalement sincères avec notre propre vie.

Ajahn Sumedho, moine occidental qui établit une demi-


douzaine de monastères en Thaïlande et en Occident, se sou-
vient de ses premiers pas en tant qu'abbé:

je ne savais pas vraiment ce que je devais faire ni comment j'étais


supposé lefaire. j'essayai donc d'être simplement comme mon maître.
je l'admirais tellement que j'essayai de diriger le monastère comme il
l'auraitfait lui-même. Mais cela ne marchait pas : cefot un désastre
carje ne suis pas lui.]e réalisai alors que ce que les gens admiraient en
lui était le fait qu'il était simplement lui-même. je découvris ainsi ce
que je devais faire: être moi-même.
NETTOYER POUR s ' ÉVEILLER

Les enseignants spirituels ont souvent un grand charisme et


les traditions une tendance à imposer, ce qui fait qu'au début la
spiritualité induit une grande part d'imitation. Pendant un cer-
tain temps c'est normal. Mais cela peut devenir rigide. Si nous
pensons que « spirituel » signifie être calme et sans agitation,
nous risquons d'en être une fade imitation. D'un autre côté, si
le maître est un débauché ou un ivrogne, cela peut déboucher
sur des communautés d'alcooliques et des disciples voulant
prouver leur anticonformisme exactement de la même manière.
Tout ceci n'est qu'une forme de matérialisme spirituel.
Le monde spirituel peut malheureusement devenir aussi
réducteur et borné que le reste de notre culture; il apparaît que
pratiquement toutes les communautés religieuses ou spirituelles
ont plus ou moins consciemment leurs modes de pensées et de
comportements spécifiques. Une vieille nonne catholique, sœur
Claire, décrit avec tristesse comment, durant ses premières
années au couvent, « ce n'était pas ma vie intérieure qui importait
à l'Église, mais uniquement mon attitude extérieure et ma foi ».
Un étudiant, qui avait fini par quitter une communauté hindoue
dans laquelle chacun croyait avoir trouvé le chemin « le
meilleur», fit ce commentaire:« Nous essayions tellement d'être
hindous que nous oubliions d'être nous-mêmes.» Comme le dit
E.E. Cumrnings: «N'être personne d'autre que vous-même,
dans un monde qui fait tout pour que vous soyez quelqu'un
d'autre, implique le combat humain le plus dur qui soit et le fait
que vous ne cesserez jamais de vous battre. »
Si la liberté émotionnelle, physique et mentale ne peut être
une simple imitation, il ne s'agit pas non plus d'agir par besoins
ou peurs inconscientes. À l'image de Ram Dass qui devint le
connaisseur de ses névroses, nous parvenons à nous connaître
tels que nous sommes, sans indulgence ni pitié pour nous-
mêmes. <2!rand nous sommes vraiment conscients de nos sen-
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 285

timents sans être enchaînés par leurs énergies, nous avons le


choix; peu importe les circonstances, nous sommes libres de
suivre notre sagesse. Celui qui a goûté à cette réelle libération
regarde la richesse de la vie comme un tout.
Nous retrouvons cette large perspective dans la sagesse des
légendes humaines allant du Ramayana à Shakespeare, des Jataka
à la Bible. li y a dans cette liberté une joie comme nulle autre.
Trudy Dixon, éditeur d'Esprit zen, esprit neuj nous décrit ce type
de liberté qu'incarnait son maître Suzuki Roshi :

Ses qualités de vie sont extraordinaires - un entrain, une vigueur,


une franchise, une simplicité, une humilité, une sérénité, une gaieté,
une incroyable perspicacité ... mais pour finir, ce ne sont pas ces
aspects extraordinaires du maître qui laissent le disciple perplexe,
intrigué et le font aller en profondeur. C'est plutôt son aspect com-
plètement ordinaire. Étant simplement lui-même, il est un miroir
pour ses étudiants ... En sa présence, nous découvrons notre visage
originel; les choses extraordinaires que nous voyons sont simple-
ment notre vraie nature.

Bonheur d'être

Ryokan, le poète zen le plus apprécié au Japon, était célèbre pour


sa sagesse et son absence de prétention. Comme saint François, il
aimait les choses simples, les enfants et la nature. Dans ses poèmes,
il parle ouvertement de ses larmes et de sa solitude pendant les lon-
gues nuits d'hiver, de son cœur qui frémit avec les bourgeons du
printemps, de ses deuils et de ses regrets, de la confiance profonde
qu'il a apprise. Ses émotions coulent librement comme les saisons.
C29and les gens lui posent des questions sur l'illumination, il leur
offre le thé. Lorsqu'il se rend au village en quête de nourriture et
pour y donner des enseignements, il finit le plus souvent par jouer
286 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

avec les enfants. Son bonheur réside dans le fait d'être en paix avec
lui-même.

La quête d'aumône est terminée pour aujourd'hui:


au croisement, je me promène le long du temple bouddhiste,
parlant avec quelques enfants.
L'année dernière un moinefou.
Cette année, rien n'a changé!

La sagesse émotionnelle du cœur est simple. Qyand nous


acceptons nos émotions humaines, une remarquable transforma-
tion s'opère. La tendresse et la sagesse s'élèvent naturellement,
spontanément. Là où auparavant nous recherchions la force chez
les autres, cette force est maintenant devenue nôtre; là où nous
cherchions à nous défendre, nous rions. Donner de l'espace à nos
dépendances et à nos besoins révèle une plénitude cachée. Le
bonheur et l'amour arrivent naturellement en abandonnant la
peur. Ils jaillissent comme l'eau d'une source et se diffusent dans
tout notre être.
Ajahn Jumnien, qui fut un de mes enseignants dans les jun-
gles de la péninsule malaise, véhicule cet état d'esprit lorsqu'il
enseigne en Amérique. C'est une boule de vitalité, en robe
orange, toujours de bonne humeur, le cœur rayonnant. Parlant
à peine quelques mots d'anglais, ses enseignements lorsqu'il n'y
a pas de traducteur sont très simples. « Vide, vide! dit-il. Heu-
reux, heureux!» Il ouvre les bras comme s'il enlaçait le monde
entier et dit à nouveau : « Vide, vide! Heureux, heureux! » Il
sait que toute chose s'élève et disparaît comme un rêve, qu'elle
change et ne peut être possédée. Acceptant cette vérité, il se
déplace dans le monde avec grâce et il est heureux.
Une enseignante raconte l'histoire d'une femme noire améri-
caine qui participa à son programme de douze mois de pratiques
ÉMOTIONS ÉVEILLÉES ET PERFECTION ORDINAIRE 287

spirituelles. Au cours de sa vie, cette femme avait dû faire face à des


traumatismes, à la pauvreté, à des abus, à la perte d'un proche, au
racisme, à la maladie, à un divorce à la suite d'un mariage doulou-
reux et à la difficulté d'élever seule deux enfants. Tout cela rejaillis-
sait de son âme pendant les sessions de groupe : combien elle s'était
battue durant des années pour s'éduquer elle-même, pour qu'on lui
rende justice et pour petit à petit trouver sa voie. Les autres mem-
bres du groupe racontèrent eux aussi leurs histoires et leurs difficul-
tés, leurs douleurs et leurs défis, les nombreuses fois où ils avaient
dû se battre. Lors de la dernière réunion, cette femme annonça
enfin:« Après tout ce que j'ai traversé, tous les problèmes que j'ai
dû affronter, je vais faire quelque chose de vraiment radical. Je vais
devenir heureuse. »
Qyand nous comprenons que la liberté du cœur est possible
pour nous également, nous pouvons nous éveiller à notre
propre bonheur, où que nous soyons.
14

HONORER LE KARMA FAMILIAL

Un prophète n'est méprisé que dans sa


patrie et dans sa maison. (jésus dans
l'Évangile selon saint Matthieu.}

Peu importe le nombre de villages et de


communautés qu'ils établissent, ils en
reviennent toujours à la famille. (Marga-
ret Mead.}

C'est une chose d'offrir une mul-


titude de prières pour les malades et les pauvres ou de faire des
méditations sur la bonté et la compassion que l'on dédie à des
milliers d'êtres vivants de par le monde, mais c'en est une autre
que d'appliquer ces mêmes pratiques à sa propre famille et à son
entourage immédiat.
Même le Bouddha et Jésus rencontrèrent des difficultés
lorsqu'ils rentrèrent chez eux après avoir commencé à prêcher.
Le saint ministère de Jésus fut rejeté par sa famille, sans aucun
respect. <2ltand par la suite sa mère et ses frères arrivèrent à
l'endroit où il enseignait, Jésus refusa de les laisser entrer et
désigna ses disciples en disant : « Voici ma vraie mère et mes
vrais frères, ceux qui accomplissent la volonté de Dieu. »
De façon similaire, lorsque le Bouddha rentra chez lui après
son illumination, son père lui reprocha d'être un mendiant peu
présentable et lui demanda avec sa belle-mère de cesser d'être
HONORER LE KARMA FAMILIAL

moine, de changer de vêtements et de revenir à ses obligations


princières. Qyand le Bouddha voulut transmettre son ensei-
gnement à sa famille, celle-ci rejeta sa réalisation comme
n'ayant aucun intérêt. Il dut accomplir un miracle - flotter
dans les airs tout en crachant en même temps de l'eau et du feu
-pour les convaincre qu'il avait appris quelque chose qui avait
de la valeur.
Comme Jésus, le maître zen Basho nous avertit:« Vous ne
pouvez enseigner la vérité dans votre ville natale. Les gens ne
vous y connaissent que par vos noms d'enfant. » Puisqu'il en est
ainsi, c'est sans doute la meilleure raison de rentrer chez soi. Où
pourrions-nous mieux accomplir une pratique authentique du
cœur, le mandala de la plénitude, qu'auprès de notre famille et
de nos voisins? Leur regard étant dénué de tous voiles faits
d'idéaux spirituels, d'image ou de réputation, ils nous donnent
l'occasion de tester véritablement notre pratique. Ma fille
Caroline m'a plus d'une fois fait remarquer que j'étais en colère,
inattentif, que je me tenais mal à table ou que j'étais hors de
moi: «Papa, je croyais que tu enseignais l'attention!» ou
« Papa, regarde ce que tu es en train de faire. Qyelle sorte
d'enseignant de méditation es-tu donc? » Parfois, quand j'ai un
moment difficile, elle dit simplement : « Papa, je pense qu'il est
temps que tu ailles méditer. ))
Comme le dit un maître zen :

Le rôle d'enseignant spirituelpeut nous emprisonner dans laJonction


d'aide éveillée: en apportant aux autres la sagesse et la compassion,
nous pouvons perdre nos relations humaines ordinaires. La plupart
des gens que nous connaissons sont dans le rôle d'étudiants et nous cou-
rons le risque d'être isolés, de devenir une sorte de monstre sacré sans
avoir en contrepartie des liens humains ordinaires -des amis, de la
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

famille et de vraies relations. La famille pourvoit à cela mieux que


toute autre chose.

Une fervente pratiquante parle en riant de son mari, un


enseignant hindou réputé : « Mon mari est rentré de son der-
nier séjour en Inde dans une forme stupéfiante. Pendant six
mois, il fut en état d'éveil, jusqu'à ce qu'il passe quelque temps
avec sa mère.» Une autre enseignante de Raja Yoga, très res-
pectée, avait pour habitude d'insister sur ce que son gourou lui
avait appris: «Tu n'es pas le corps, tu n'es pas l'esprit.» Pen-
dant des années, elle enseigna ces vérités et écrivit sur ce sujet.
En vieillissant, elle avait décidé de ne dépendre de personne.
Après plusieurs attaques, elle réunit ses enfants autour d'elle et,
tout en leur rappelant« Je ne suis pas le corps», s'injecta avec
leur aide une forte dose de morphine pour mettre un terme à sa
vie. Qyelques jours plus tard, elle sortit du coma à l'hôpital et
lorsqu'elle rentra chez elle, sa famille était, comme on peut le
comprendre, dans un grand désarroi. Participer à une tentative
de suicide avait non seulement été une épreuve terriblement
difficile, mais cette expérience avait réveillé d'autres rancœurs
longtemps contenues. Son leitmotiv «Tu n'es ni le corps ni
l'esprit)) en avait fait, au cours des ans, une piètre mère sur de
nombreux plans. Elle passa sa dernière année à s'amender,
apprenant à prendre soin de sa famille et autorisant les autres à
prendre soin d'elle.
Les problèmes familiaux sont courants dans notre culture et les
communautés spirituelles attirent souvent ceux qui ont un passé
familial douloureux. Ceux qui sont en recherche spirituelle peu-
vent venir pour se libérer, se soigner ou trouver une manière de
transcender les troubles dont ils sont porteurs. Ce n'est pas vrai
uniquement pour les étudiants. La plupart des Occidentaux, qu'ils
soient chefs spirituels, instructeurs de méditation, moines, nonnes,
HONORER LE KARMA FAMILIAL

membres du clergé, portent eux aussi de profondes blessures fami-


liales. Eux aussi peuvent avoir au départ espéré que le détachement
spirituel et la paix les libéreraient du fait d'avoir maille à partir avec
la douleur familiale.
Mais un maître chan, de Chine, nous prévient :

Ne confondez pas le non-attachement et la liberté avec la fuite. Votre


idée de quitter votre famille et vos enfants pour renoncer au monde
revient à fuir votre ombre. C'est de la fausse vacuité. Il n'y a nul
endroit où vous puissiez aller qui soit un peu plus ou un peu moins
vide que votre propre maison. L'illumination est ici, depuis toujours.

Nous ne pouvons éviter le contexte familial et les blessures


qu'il nous inflige. Nous ne pouvons pas non plus imposer nos
idéaux spirituels à notre famille. Une jeune femme très impli-
quée dans la pratique bouddhiste retourna chez ses parents.
Pendant un certain temps, elle lutta contre leur fondamenta-
lisme chrétien jusqu'à ce qu'elle fasse la part des choses. Elle
envoya alors une lettre au monastère disant : « Mes parents me
détestent quand je suis bouddhiste mais ils m'aiment quand je
suis un Bouddha.» Telle est notre tâche: éveiller le Bouddha
en assumant notre karma familial.
Mon père souffrait d'une insuffisance cardiaque congestive.
Dans la période qui précéda sa mort, je vins chaque jour lui tenir
compagnie dans le centre hospitalier de la faculté de médecine de
Pennsylvanie. Comme il était biophysicien et qu'il avait enseigné
dans des écoles de médecine, il connaissait parfaitement tous les
appareils qui contrôlaient son cœur. Terrifié par la mort et plus par-
ticulièrement par l'idée de mourir pendant son sommeil sans que
les infirmières s'en aperçoivent, il n'osait pas s'endormir. Il som-
brait dans le sommeil pendant trois minutes puis s'éveillait en sur-
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

saut, se tournant avec inquiétude vers l'écran de contrôle pour voir


si son cœur fonctionnait encore. Et ce, de nuit en nuit.
Homme brillant, mon père avait aussi un tempérament vio-
lent et physiquement imposant. Pour son entourage, c'était un
paranoïaque et un homme difficile. Maintenant qu'il ne dor-
mait plus depuis des jours, il était encore plus dur à vivre.
Malgré tout, au fil des ans, j'avais fait la paix avec lui et je
l'aimais.
Je m'asseyais près de lui et nous parlions. Comme il était très
angoissé et distrait, j'essayais de lui apprendre à méditer. Nous pra-
tiquions la conscience du souille pour le calmer et abordions la
méditation sur l'amour bienveillant en prenant pour support ses
petits-enfants. Cela ne servit à rien. Qyinze minutes de pratique
méditative ne pouvaient réduire soixante-quinze ans de pratique
paranoïaque. Qyand je lui demandai ce qui, selon lui, allait arriver
lorsqu'il mourrait, il répondit : « Rien. » En tant que scientifique,
il ne croyait en rien au-delà du monde physique : la mort était le
point final. Je lui fis pourtant remarquer que, dans le monde, la
majorité croyait en une vie après la mort et que cela était également
attesté par les recherches sur les états de mort imminente. Je lui
parlai de mes propres expériences de sortie du corps et de cons-
cience de mes vies passées, lui expliquai même les étapes de la mort
et ce qu'il allait sans doute expérimenter. Il ne fut pas convaincu.
« Attends simplement et tu seras surpris, lui dis-je. Et si cela arrive,
souviens-toi que je t'en avais parlé. » Cela le fit rire.
Plus tard dans la soirée, la plupart des visiteurs étant partis,
je dis à mon père que j'avais besoin de dormir.« Ne pars pas!»
me supplia-t-il. Je restai assis près de lui une heure de plus, tandis
qu'il ne cessait de glisser dans le sommeil puis de sursauter,
effrayé dès qu'il se réveillait. «Je ne peux pas dormir. S'il te plaît,
je t'en prie, ne pars pas!» J'acceptai avec joie; j'avais appris à
m'asseoir. Onze heures, minuit, une heure, deux heures, je restai
HONORER LE KARMA FAMILIAL 293

assis près de lui comme cela un bon nombre de nuits. Il n'y avait
pas grand-chose à dire. Je lui tenais la main, il avait peur. Il ne
voulait rien savoir de la méditation, il ne voulait même pas en
parler. L'important était que je sois assis, ici, sans peur, sans reje-
ter sa peur ni sa douleur, à simplement lui tenir la main. Il
mourut quelques jours plus tard. J'étais heureux d'avoir pu
m'asseoir ainsi à ses côtés pendant ces moments extraordinaires.
Peut-être est-ce ce que nous pouvons faire de mieux : aider
quand nous le pouvons; témoigner à l'autre de la bonté; offrir
notre présence; montrer la confiance que nous avons dans la
vie. La vie spirituelle ne consiste pas à beaucoup savoir mais à
beaucoup aimer.
La plupart d'entre nous doivent dans leur vie spirituelle
effectuer un grand travail de guérison au niveau familial. Arri-
ver à être capable de m'asseoir près de mon père en toute tran-
quillité fut le résultat de nombreuses années de travail intérieur.
Ma douleur familiale avait été recouverte par mes premières
méditations monastiques, durant lesquelles je m'étais focalisé
sur le fait d'être vide, serein et sage. Mais elle était toujours là,
sous-jacente, à attendre, influençant inconsciemment tout mon
mode d'être et, quand je me retrouvai avec une famille et des
relations intimes, tous les conflits ressortirent. Sans doute
auraient-ils fini par ressurgir également si j'étais resté dans une
voie ascétique.
Devoir me débattre à nouveau avec mes émotions fut diffi-
cile.J'avais besoin de l'aide de la méditation et en même temps
d'une thérapie pour être enfin capable de reconnaître les
niveaux les plus profonds de peur, de colère, de jugement et de
peine dont j'étais porteur. Le thérapeute était essentiel en tant
que témoin compatissant, un être différent de moi qui puisse
m'aider à faire face aux images et aux peurs inscrites dans mon
corps et à tout ce que je n'avais pas été capable d'affronter seul.
294 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Je vis à quel point de vieux schémas avaient renforcé cet étroit


sentiment d'ego. Face à la douleur régnant dans notre famille,
mes frères et moi étions devenus, chacun notre tour, régulière-
ment déprimés, coléreux, craintifs, cyniques, nécessiteux ou
circonspects. Ces blessures profondes faisaient jusqu'alors
partie de chacun de nous, mais en nous ouvrant à elles, nous
commençâmes à en diminuer la puissance.
Dans le mandala de la plénitude, nos difficultés demeurent,
y compris les problèmes de génération, jusqu'à ce que la dou-
leur du passé soit transformée. Dans son poème sur la mort,
Lama Chogyam Trungpa évoqua la valeur des enseignements
qu'il avait donnés à ses étudiants, puis il leur rappela:« Je vais
vous hanter. » Nos schémas familiaux peuvent de la même
manière continuer à nous hanter, même après des années de
pratique spirituelle. Nous pouvons transporter ainsi, comme un
legs familial, la dépendance, la peur, l'autocritique, le dénigre-
ment de soi, la colère ou le découragement. Ces blessures de
jeunesse doivent être soignées, que ce soit à travers une relation
thérapeutique ou grâce à la sagesse croissante de notre voie spi-
rituelle. Nous devons trouver la liberté de notre propre esprit et
découvrir que notre histoire familiale n'est pas ce que nous
sommes.
Une nonne catholique me disait:

Mon passéfamilial étaitplein de douleurs et d'abus. Dans ma vie spi-


rituelle, la plupart des transformations les plus importantesforent en
rapport avec la honte. j'avais grandi dans unefamille alcoolique et ce
au moins depuis mon grand-père. Le sentiment que nous avions de
nous-mêmes était basé sur la honte. Quand il s'élevait avec suffisam-
ment deforce, aucune de mespratiques ou de mesprières n'y remédiait.
Je ne me sentais pas bien vis-à-vis de quoi que ce soit. j'étais en train
de prier et une voix me disait: « Tu es une honte, comparée à ce que
HONORER LE KARMA FAMILIAL 295

tu devrais être. Tu n'utilises pas tes dons; tu n'en fois pas assez.»
jamais assez! j'avais tellement l'habitude d'être critiquée et je me
sentais si mal Mais avec une bonne thérapie et beaucoup de travail
intérieur, j'ai commencé à comprendre : maintenant je vois tout cela
comme des cyclesfamiliaux, des phases de honte qui simplement s'élè-
vent. je les reconnais pour ce qu'elles sont. «Oh! Une autre phase de
honte. »Aujourd'huije peux même en rire. Cette vision aplus contri-
bué à la guérison de mon cœur que mes années de lutte pour être une
sainte.

La tolérance donne naissance à l'intimité


Les enseignements traditionnels se focalisent tellement sou-
vent sur l'amour et son esprit de transformation que nous ris-
quons de simplement survoler une force plus basique et
fondamentale : la tolérance du cœur.
Après l'extase d'un éveil spirituel, il y a l'accomplissement
au quotidien, dans la blanchisserie de notre pratique assidue.
Une des conséquences naturelles de notre expérience d'éveil,
qui va nous soutenir durant cette période, est l'accroissement de
notre esprit de tolérance, d'acceptation de ce qui est. Et c'est
dans cette tolérance, rafraîchie et vaste, que l'on peut trouver
l'harmonie du cœur. Les différences humaines sont énormes :
nos rythmes, ce que nos corps aiment, notre sens de l'esthéti-
que, nos émotions, nos peurs, notre manière de bouger, de par-
ler, d'aimer et de nous reposer. Il y a de grandes différences de
race, de culture, de classe et de valeurs. Sans la tolérance, il n'y
a aucune place pour une relation, aucune possibilité d'intimité.
Sans la tolérance, la vie familiale risque d'être insupportable.
Les tempéraments et les personnalités different terriblement.
Sans la tolérance, nous aurions une société en conflit perpétuel,
un monde sectaire, fait de clans, de guerres et de génocides.
296 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Nous n'avons pas à apprécier, sans même parler d'aimer, ce


que nous tolérons. En vérité, même les enseignants spirituels
ne s'apprécient pas toujours les uns les autres; ils ne font pas
nécessairement bon ménage. Beaucoup de maîtres respectés,
zen, swamis, ajahns, sheikhs, lamas, rabbins ont de profonds
désaccords. Certains éprouvent du dégoût pour les enseigne-
ments ou le style d'un autre. Néanmoins, ceux qui parmi eux
possèdent la sagesse incarnent une tolérance sincère. Ils savent
que les raisons de l'autre ne leur sont pas forcément perceptibles
et que le mode d'être d'autrui est aussi digne de respect que le
leur.
Tolérance ne veut pas dire accepter ce qui est nuisible. Tout
comme le détachement et le flegme peuvent être spirituellement
mal employés lorsqu'ils servent à fuir les sensations, la tolérance
peut, elle aussi, être mal utilisée si en son nom nous refusons de
voir la vérité ou de prendre position quand c'est nécessaire. Être
tolérant ne signifie pas détourner les yeux de tout abus. Pour éviter
des souffrances ultérieures, nous devons répondre avec une grande
force. Mais quand notre cœur est associé à nos actions, même cette
force peut être teintée de compassion et de compréhension.
J'ai vu cela à l'œuvre chez Ajahn Chah, dans sa manière
d'agir avec le supérieur d'un monastère annexe. Cet homme du
nom d'Ajahn Som avait été un voyou et un bandit de petite
envergure avant de prendre les vœux. M ême en tant qu'abbé, il
avait la réputation d'être dur et difficile; les moines qui reve-
naient de son temple se plaignaient souvent de lui. Un jour, je
demandai à Ajahn Chah pourquoi quelqu'un comme lui était
autorisé à être un abbé. Ajahn Chah s'arrêta pensivement et
répondit qu'Ajahn Som était certes une personne difficile mais il
avait créé cet ermitage dans des grottes, de ses propres mains,
grâce à des années de travail dans une forêt sauvage et lointaine.
Son dévouement spirituel était lentement en train de grandir.
HONORER LE KARMA FAMILIAL 2 97

Il n'avait jamais été un moine modèle, c'est vrai, mais si


Ajahn Chah le chassait de son monastère, il retournerait proba-
blement dans la rue. Était-ce cela que je lui conseillais?
Nous critiquons si facilement les autres. Parfois, plus nous
sommes proches d'une personne et plus notre jugement et
notre frustration peuvent être grands. C'est pour cette raison
que la famille est l'une des dernières frontières du développe-
ment spirituel.
Un homme, qui avait été un swami hindou, m'a dit:

Après des années de yoga en Inde, je revins enseigner et me marier.


Par la suite, je devins responsable d'un temple. Mes expériences de
samadhi me montraient laftlicité de toute chose. Peu à peu je devins
très affairé et commençai à vrai dire à perdre cette compréhension.
J'essayai de méditerplus pour que cela revienne. Il y avait des conflits
dans le temple et des querelles parfois terribles dans mon mariage.
Certains jours, je me demandais si j'aurais jamais dû essayer de pra-
tiquer dans cette vie matérialiste. Même la méditation ne m'apportait
pas beaucoup d'aide.
Un jour, je rendis visite à ma famille et m'occupai de mon petit-
neveu. Ce fut une journée difficile tant pour le swami que pour cet
enfant de trois ans. Nous avons mis la maison sens dessus dessous. Il
piqua une crise de colère. jefinis par le prendre dans mes bras et, en le
tenant simplement, j e me mis à chanter des airs sanskrits. je réalisai
alors que la seule chose que désire le monde, c'est d 'être pris dans les
bras, quoi qu'il advienne. Lafélicité et le samadhi ressurgirent dès que
j'ouvris mon cœur.

La tolérance et l'acceptation naissent plus facilement près de


chez soi. Dans ma propre maison, ma femme et moi avons des
tempéraments opposés et tous deux sommes issus de familles au
passé difficile. Elle est calme, artiste et écrivain, ayant grand
besoin de solitude, de calme et de vie intérieure. Moi, bien que
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

méditant, je suis plus extraverti;j'ai un immense réseau d'amis du


dharma, de collègues et de membres de communautés.
Durant nos premières années, je rêvais d'une grande
maison à la campagne avec beaucoup de chambres pour les
amis. Elle, bien sûr, avait en tête quelque chose de plus petit.
Qyand je protestai, elle me demanda: «Ne viens-tu pas de
passer dix ans à vivre dans un centre de méditation à la campa-
gne, avec une grande bibliothèque et une grande cuisine? Si
c'est ce que tu veux, pourquoi ne retournes-tu pas tout simple-
ment dans ton centre de retraite? »
En étant très attentifs et avec l'aide d'une bonne thérapie,
nous avons traversé les tempêtes du début. Nous nous sommes
mariés et avons eu un enfant magnifique. Mais quelques-unes
de nos différences sont restées. Un jour, nous marchions avec
notre petite fille dans le jardin d'un centre zen. Liana m'avait
récemment passé le livre de Jean Shinoda Bolen, Goddesses in
Every Woman*, après l'avoir lu elle-même, pour que nous puis-
sions parler des aspects propres à l'énergie féminine et à l'édu-
cation d'une fille. Je lui dis que j'avais aimé ce livre et en parti-
culier les chapitres décrivant la force d'Artémis et la grâce et la
beauté d'Aphrodite. J'ajoutai qu'en revanche il y avait une
déesse avec laquelle je ne me sentais pas particulièrement
d'affinités: Hestia, celle qui n'a pas de temple. C'est la déesse
de la Terre et des Maisons, omniprésente mais invisible.
Lorsque j'eus dit cela, Liana se tourna vers moi abasourdie,
jeta le livre par terre et éclata en sanglots.« C'est moi! Cette
déesse décrit ma vie! Je savais que tu ne m'avais jamais vraiment
aimée. Je le savais. » Puis elle fit demi-tour et partit.

• Déesses en chaquefemme.
HONORER LE KARMA FAMILIAL 299

Il me fallut quelques instants pour ressentir la force de ses


paroles avant de me reprendre et de la rattraper. Ébranlé par la
vérité de ce qu'elle m'avait dit et par un flux de réalisations, je
ne pus que lui répondre : « Tu sais, ma chérie, je suis désolé
mais tu as raison. Je t'aime mais sans le savoir. D'une certaine
manière, j'espérais encore que tu serais différente.» J'avais
gardé pendant si longtemps un espoir inconscient, une idée de
comment elle devrait changer. Et évidemment elle l'avait res-
senti. Ce n'est qu'après avoir été forcé de voir sa réalité au lieu
de mes propres désirs que j'ai appris à l'aimer pour ce qu'elle est.
Ensemble, nous avons construit une maison pour Hestia.
Maintenant je pars travailler avec de larges assemblées et je
rentre chez moi retrouver une vie de famille calme et simple. Je
suis arrivé à me sentir nourri et protégé par ma famille et à
l'aimer telle qu'elle est. Je loue chaque jour la sagesse de ma
femme.
La famille est un miroir. Dans nos épouses, nos amants, nos
parents, nos enfants se reflètent nos besoins, nos peurs et nos
espoirs, écrits en lettres capitales. Les relations intimes nous
atteignent et touchent notre histoire sans anesthésie. Les bles-
sures que nous portons, les désirs que nous avons d'être nourris
sont directement sur la table. Ils ont besoin d'être respectés.
Pour cette raison, même dans nos propres familles, dire qu'au
fond nous nous aimons malgré tout ne suffit pas. Chacun doit
aussi être tolérant et respectueux des autres. Nous étendons aux
membres de notre famille la même largesse d'esprit et de cœur que
celle que nous pratiquons dans la prière ou dans la conscience
impartiale de nos états intérieurs.
Une sœur catholique se rappelle comment ses années de
prières l'amenèrent à cela:
300 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

j'en étais arrivée à une chose essentielle: la volonté d'avoir une rela-
tion continue avec le bien et le mal, de m'autoriser à soujfrir consciem-
ment, d'être le champ de tolérance où se déversent les larmes du
monde, proches comme lointaines. Ma spiritualité ne s'oppose désor-
mais plus à la colère, à la passion ni au conflit. Cela ne vaut rien. Ces
enseignements ontfait plus de tort que de bien. À lafin, on réalise qu'il
n'y a rien à condamner. jefois vœu de non-violence vis-à-vis de tout.
Ne te tourmente pas, n'accrois pas la douleur en toi-même ni autour
de toi, voilà maintenant l'une de mes plus grandes prières.

La tolérance et l'absence de blâme grandissent quand nous


voyons les qualités remarquables et surprenantes de chacune
des vies que nous côtoyons. Chaque personne est singulière et
unique, exprimant sa propre nature- même les êtres difficiles
vivent au mieux de ce qu'ils connaissent.

Éduquer avec respect


Savoir s'apprécier honorablement entre adultes est la base d'une
sage éducation des enfants. Un autre mot pour cette tolérance est
«le respect». Cette qualité est illustrée par l'histoire de cet enfant
de sept ans qui dîne dehors avec ses parents et leurs amis. La ser-
veuse prend sa commande en dernier. « Gy'est-ce que tu
aimerais?» lui demande-t-elle.« Je voudrais un hot-dog avec des
frites », répond le garçon. Sa mère intervient immédiatement :
« Donnez-lui un steak avec de la purée, des carottes et un verre de
lait.» En s'éloignant, la serveuse demande:« Tu veux du ketchup
ou de la moutarde sur ton hot-dog? »L'enfant se retourne alors
vers la table et annonce avec un sourire: «Tu sais, elle pense que
j'existe!»
Nos enfants aiment être respectés. Même les tout-petits
souhaitent que l'on respecte leurs besoins et leurs peurs. Nos
HONORER LE KARMA FAMILIAL JOI

amants, nos parents, nos collègues de travail, les animaux et les


arbres autour de nous s'épanouissent grâce à notre respect.
Montrer du respect est la base d'une éducation abordée comme
une pratique spirituelle. Sans conscience ni respect, nous ne
faisons que reproduire ce que l'on nous a fait, en agissant con-
ditionnés par notre propre éducation. Sans respect, nous allons
perpétuer tous les cycles de blessures, de honte, de mépris de
soi, de stress et de résignation qui ont existé dans notre passé.
Sans une perspective spirituelle, les attentions naturelles du
cœur pour l'éducation peuvent être supplantées par la vitesse et le
matérialisme du monde moderne, par les valeurs envahissantes des
médias et par les normes communément acceptées de stress et de
violence. Si nous n'avons pas une vigilance respectueuse, nous per-
mettons aux médias et aux pressions de la vie moderne d'obliger
nos enfants à grandir, en oubliant de protéger leur dépendance et
leur vulnérabilité. Nous oublions d'avoir confiance dans le fait que
les enfants deviennent naturellement indépendants, à leur propre
rythme. Sans être à l'écoute de notre cœur, nous devenons comme
ces générations de parents qui, sur les conseils d'experts renommés,
refusaient de nourrir ou de prendre dans leurs bras leurs enfants qui
pleuraient, même si leur instinct de sagesse et les impulsions de
chacune des cellules de leur corps leur enjoignaient de le faire et de
consoler leurs souffrances. Avec le respect, nous pouvons offrir à
nos enfants une protection et un soutien attentionnés tout en
posant les limites acceptables de comportement. Notre enseigne-
ment spirituel ne leur sera plus seulement transmis par la parole
mais par l'intégrité de notre vie quotidienne, par notre manière
d'incarner les valeurs les plus profondes de notre cœur.
Il n'est jamais trop tard pour manifester ce respect. Lorsque
nous devenons adultes, nous pouvons le reporter sur notre
famille. Une femme, qui pratiqua le bouddhisme en tant que
nonne dans des monastères de Thaïlande et de Birmanie, me
302 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

raconta combien il lui était difficile de rentrer chez elle pour


rendre visite à ses parents. Sa famille vivait à détroit, dans un
milieu ouvrier. Elle s'était déjà libérée de bon nombre des souf-
frances de son passé familial, mais aujourd'hui encore, ils ne la
comprenaient toujours pas et refusaient qu'elle soit nonne, le
crâne rasé. Qyels que soient ses efforts pour essayer de leur
enseigner le dharma, cela n'aboutissait qu'à des conflits et à
encore plus de frustrations. Les soirées familiales étaient
d'ordinaire consacrées à boire de la bière et à regarder la télévi-
sion. À chaque fois, au bout d'une semaine, elle s'enfuyait. Je
lui fis quelques suggestions. « Pourquoi n'essayez-vous pas
d'aller chez vos parents sans votre robe de nonne et sans ensei-
gner. Soyez là, simplement comme membre de la famille, et
aimez-les tels qu'ils sont. Peut-être même pouvez-vous vous
asseoir avec eux pour boire une bière et regarder les émissions
de télévision. Oh oui! Mais ne restez pas trop longtemps-
trois jours au plus. » C'est ce qu'elle fit et, lorsque je la revis la
fois suivante, elle souriait : cela avait marché.
Un maître soufi affirme:

Être avec safamille et ses amis intimes diffère de toutes les autres rela-
tions. C'est très dijférent du rôle d'enseignant. Avec ma famille, je
dois juste être et laisser l'amour et l'ouverture opérer. j e ne suis ni mis
en avant ni responsable. j'essaye de les accepter, d'être ce que j e suis et
tolérant avec ce qu'ils sont. Il y a également dans tout cela une indé-
niable passion, un éros, un rôle à jouer entre parents, erifànts etpetits-
enfants. Ce peut être en positif comme en négatif M ême les conflits
deviennent plus importants à cause de la profondeur de nos liens. Ce
quej'essaye de faire, c'est d'établir une brèche pour accéder à la con-
nexion des cœurs, à l'essence sous-jacente à notre histoire.

Thomas Merton décrit ce type de tolérance envers les autres


comme un apprentissage à voir « la secrète beauté de leur cœur »
HONORER LE KARMA FAMILIAL

au-delà de toutes les attentes que l'on a vis-à-vis d'eux. Qyand


nous voyons la beauté secrète du cœur d'autrui, nous nous relions
à lui depuis notre nature véritable. Nous voyons l'étincelle sacrée
qui illwnine également notre vie.

Vous serez mis à répreuve


Dans les commandements des grandes religions moyen-orienta-
les, juive, chrétienne et musulmane, il est dit que « vous devez
honorer votre mère et votre père». Dans les traditions indiennes et
chinoises, ces enseignements sont encore plus marqués. « Si vous
deviez porter vos parents sur votre dos, dit un texte, vous pourriez
difficilement vous acquitter du fait qu'ils vous ont donné la vie. »
Qyelle que soit votre tradition, ces obligations demeurent; les
honorer n'est pas toujours simple.
Parents vieillissants, adolescents malheureux, conflits avec les
tout-petits, problèmes financiers, maladie familiale, dépendan-
ces - tout ceci est inclus dans le fait d'accepter la vie familiale
comme une pratique permanente. Ces difficultés deviennent
encore plus lourdes dans une société comme la nôtre qui ne vit
plus beaucoup de façon communautaire, où les personnes âgées
sont expédiées dans des maisons de retraite et où les adolescents,
isolés de leurs aînés, cherchent souvent à s'initier de manière des-
tructrice. Derrière tous ces problèmes, il y a le besoin humain
essentiel d'être relié. Qyelqu'un a dit un jour : « Mieux vaut être
recherché par la police que pas du tout. » Pour le meilleur et pour
le pire, la famille est la source originelle de cette connexion; elle
offre à la fois l'amour et la responsabilité.
Les responsabilités familiales ne finissent jamais. Beaucoup
d'entre nous vont se retrouver à devoir prendre soin de leurs
parents qui subissent le lent déclin de la maladie d'Alzheimer,
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

d'un cancer ou d'une attaque. D'autres auront affaire à des ado-


lescents difficiles, à une dépression familiale ou seront impli-
qués dans des conflits matrimoniaux, des divorces chez nos
proches, nos enfants ou nous-mêmes. Les sacrifices dans une
famille sont semblables à ceux de tout monastère exigeant et ils
offrent exactement le même genre d'entraînement au renonce-
ment, à la patience, à la fermeté et à la générosité.
Aussi, lorsqu'un moine d'un certain âge m'affirma que les
moines avaient à s'autodiscipliner et à se sacrifier alors que dans
la vie laïque on était par nature indulgent, je me mis à rire. Il
poursuivit : « Vous pouvez manger quand vous voulez, porter les
vêtements que vous voulez, faire la fête, jouir d'une multitude de
partenaires, vivre une vie insouciante. » Je me demandai quel
genre de vie laïque il était en train de décrire. Une conversation
plus approfondie révéla qu'il avait pris les vœux monastiques à
vingt et un ans, de sorte que sa vision de la laïcité se basait sur ses
années d'adolescence. Il ne comprenait donc pas que le mariage,
le travail, l'éducation des enfants et la citoyenneté avaient aussi
leurs propres formes de discipline.
L'enseignant et poète zen, le père Gary Snyder, écrit:

Nous sommes tous des apprentis ayant le même enseignant - la


réalité ... Il est aussi difficile de préparer des enfants et de les con-
duire jusqu'au bus que de chanter des soutras dans un temple
bouddhiste par un matin froid. L'un n'est pas mieux que l'autre; les
deux choses peuvent être assez pénibles et elles ont toutes deux la
qualité vertueuse de la répétition. La répétition et ses effets positifs
font de nos activités quotidiennes un chemin.

Les exigences de la vie familiale mobilisent nos cœurs et


testent notre force, plus que toute autre chose. Une enseignante
me disait:
HONORER LE KARMA FAMILIAL

jeune catholique, j'étais inspirée par les saints. j'avais toujours voulu
foire des choses comme travailler avec Mère Teresa en Inde mais la plus
grande partie de ma vie nefut pas aussi glorieuse. Après mes études, je
suis devenue institutrice dans une écoleprimaire. Puis ma mère a eu une
attaque etj'ai dû arrêter l'enseignementpour lui venir en aidependant
deux ans :la laver, prendre soin de ses escarres, cuisiner, régler lesfactu-
res, entretenir la maison. Parfoisje voulais enfinir avec ces responsabi-
lités et retourner à ma vie spirituelle. Puis un matin, la lumière sefit
dans mon esprit-j'étais en train defoire le travail de Mère Teresa, et
je lefaisais dans ma propre maison.

Chez soi ou dans un temple, c'est pareil. Une vieille his-


toire raconte que le Bouddha trouva un de ses moines malade
et sans aucun soin car les autres moines étaient tous occupés
à méditer. Le Bouddha lava et soigna lui-même le moine puis
il appela tous les membres de la communauté pour les répri-
mander et les instruire : « Si vous ne prenez pas soin les uns
des autres comme une famille, qui le fera? Moines! Ceux qui
veulent servir le Bouddha doivent servir le malade. » Cinq
cents ans plus tard, le Christ dit à ses disciples : « En vérité je
vous le dis, tout ce que vous faites au plus petit de mes frères,
c'est à moi que vous le faites.» Voilà l'amour qui sait que nous
sommes une famille. Tous les amours ultérieurs de notre vie
seront issus de celui-ci.
Robert Johnson, psychanalyste jungien et auteur, raconte
son premier voyage en Inde il y a quelques années. On l'avait
averti du chaos, de la saleté et de la pauvreté mais « personne,
dit-il, ne m'avait préparé au bonheur profond et intense de pra-
tiquement tout le monde en Inde ». Puis il décrit comment,
dans ce pays, notre sens de la réalité se dilate pour inclure plus
de vie, souffrance et sublime coexistant ensemble. S'il rencontra
des difficultés énormes, il fut dans le même temps entouré de
l'amitié immédiate de la communauté indienne. Ses amis lui
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

montrèrent une nouvelle dimension de ce que peut être l'amour


familial.

Si vous voulez vous lier d'amitié avec un Indien, installez-vous près


de lui - toujours auprès de quelqu'un du même sexe que vous,
jamais avec le sexe opposé - et attendez. S'il consent à partager
quelque chose avec vous, il ne partira pas. Il va juste rester là, et
après ce qui va paraître un temps terriblement long, quelqu'un dit ou
fait quelque chose. Alors vous êtes sans doute amis, aussi longtemps
que vous le souhaitez ou en avez l'intention tous les deux, peut-être
même pour la vie.
C'est ainsi qu'en Inde je me fis des amis avec une rapidité éton-
nante. Puis je tombai malade. J'étais dans un hôpital indien- un
cauchemar. Ils m'expliquèrent que c'était un hôpital vraiment
moderne, occidentalisé. Ils avaient un thermomètre qu'utilisaient
tous les patients l'un après l'autre, à tour de rôle. Comme je le refu-
sai, ils dirent :«Aucun problème, nous le rinçons à l'eau courante.»
D'une manière ou d'une autre, nous avons survécu.
Le point important de cette histoire fut qu'un Indien, un ami
qui m'avait adopté comme son frère de sang- j'ignore pour quelle
raison et le lui demander n'avait aucun sens -vint dormir sous mon
lit la nuit. Il disait: «Je ne vais pas te laisser ici tout seul.» Et c'est
ainsi que, chaque nuit, lui ou un autre désigné par lui dormit sous
mon lit d'hôpital. Maintenant, si je vais dans un hôpital en Améri-
que, personne n'est autorisé à dormir sous mon lit; c'est tout sim-
plement impossible. Un jour que j'avais plus de quarante de fièvre et
que je délirais légèrement, Amba Shankar- c'est son nom- se
mit au pied de mon lit et me raconta l'histoire de Baba.
Baba avait un ami et cet ami était malade. Il était, semblait-il,
sur le point de mourir, alors Baba vint le trouver et lui dit : «Je sou-
haite mourir pour toi; tu dois seulement dire un mot et je partirai et
mourrai pour que tu puisses vivre. C'est mon souhait, c'est mon
amitié, c'est comme cela. » L'ami accepta. Baba partit et mourut
tandis que l'ami, lui, survivait.
Le fait que l'on me raconte cette histoire, qui semblait sortir des
contes des Mille et une Nuits, me fit reprendre conscience car ensuite
HONORER LE KARMA FAMILIAL

Amba Shankar ajouta : << Dis un seul mot et je pars mourir pour que
tu te portes mieux. >>Je restai sans parole. Je ne comprends pas ce
genre de choses. Je parvins enfin à dire:« Amba,je ne pense pas être
si malade. Ne fais rien d'irréfléchi maintenant, s'il te plaît. Je pense
que nous allons nous en sortir tous les deux.» Et c'est ce qui arriva.
Mais cet homme m'avait offert un présent inestimable- sa vie.

Lorsque j'entendis l'histoire de Robert Johnson, cela


réveilla mon désir ardent de vivre à nouveau des liens
semblables : demeurer dans la confiance de la communauté et
l'amitié du cœur. Ayant vécu dans les cultures anciennes
indiennes et asiatiques, je connaissais la réalité de ce mode
d'être et savais à quel point il avait disparu à notre époque
moderne.
Mais l'essence du lien familial, elle, ne peut être perdue. Ne
doutez pas de sa puissance. C'est cet amour des parents et des
enfants, des frères et des sœurs qui est à l'origine des histoires
les plus stupéfiantes : celle de la mère qui miraculeusement sou-
lève une voiture qui écrase le corps de son enfant ou du père
infirme qui plonge dans la piscine avec son fauteuil roulant
pour s'accrocher au bord pendant des heures afin de sauver de
la noyade son tout petit enfant.
En Argentine, la terrible dictature militaire des années 70 a
torturé, tué et fait disparaître des dizaines de milliers d'oppo-
sants ou supposés tels au régime. Sebastian Rotella décrit com-
ment des mères désespérées commencèrent à protester en dépit
des dangers et devinrent célèbres sous le nom de Mères de la
Place de Mai.

Il y a vingt ans, les mères se rendirent sur la place devant le palais


présidentiel et affrontèrent la bureaucratie de l'horreur.
Elles en avaient assez des visites inutiles auprès des aumôniers
militaires qui portaient des bottes de l'armée sous leur soutane, assez
308 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

du bureau des plaintes où la dictature interdisait toute demande


relative aux personnes qu'elle avait systématiquement kidnappées,
torturées et tuées pendant des années.
Qyand les femmes s'assemblèrent sur la place, la police leur
ordonna de circuler. Alors les quatorze mères marchèrent lentement
en cercles autour de la place. Elles revinrent régulièrement protester,
bravant les matraques, les chiens policiers et les espions militaires
qui infiltrèrent le groupe et tuèrent trois de leurs leaders.
« On dit que les Mères de la Place de Mai étaient sans peur, dit
Maria Adela Antokolez, âgée maintenant de quatre-vingt-cinq ans
et qui se déplace à petits pas chancelants avec beaucoup de dignité.
Mais nous avions une peur mortelle. Nous avons appris à marcher
avec la peur, à vivre avec la peur. Nous étions dans l'obligation de
retrouver nos enfants. ~
Tous les jeudis après-midi, les mères reprennent cette marche
pour demander justice. Ce rituel émeut les passants jusqu'aux larmes
et ils applaudissent. Ces femmes sont maintenant très âgées et fra-
giles. Elles marchent en se tenant par le bras, voûtées sous leur fou-
lard blanc, devenu un symbole international de la lutte pour les
droits de l'homme.
« Nous n'avons jamais retrouvé nos enfants, dit Maria. Mais sur
la place nous étions à l'école. Nous avons raconté notre histoire cin-
quante fois. Nous avons pleuré ensemble. C'était notre école
d'apprentissage. Cette place nous a sauvées de l'asile psychiatrique.~
À 3h25, la place était aussi vide qu'un désert. Cinq minutes plus tard,
les mères apparaissaient comme des plantes grandissantes, sortant de
la station de métro et des rues attenantes. Les gens approchaient et
demandaient : « Qui êtes-vous? Des enseignantes, des retraitées?
Contre quoi protestez-vous? >> De bouche à oreille cet événement se
répandit et lorsque Cortazar, notre grand écrivain, en entendit parler
à Paris, il affirma : « Les mères sont dans la rue, les militaires ont déjà
perdu. >>
HONORER LE KARMA FAMILIAL

Étendre la miséricorde du cœur


Mfronter la souffrance dans notre famille et dans notre com-
munauté nous soumet à une grande nécessité : rester fidèles à
nos plus profondes valeurs tout en demeurant ouverts et vulné-
rables. Tout ce qui endurcit et ferme notre cœur nous laisse
rigides, effrayés, froids. À travers nos rancœurs et nos peurs,
nous marquons de plus en plus notre territoire et demeurons
sur la défensive. Mais comment garder le cœur ouvert sans
perdre notre force et notre sens de la justice?
Pour y arriver, nous devons permettre à notre cœur de se ren-
forcer d'une autre manière. Volontairement nous allons nous
tourner vers la souffrance du monde et la laisser susciter notre
compassion. Dans les douleurs inévitables, les conflits et les tra-
hisons, nous découvrons que nous sommes capables de dévelop-
per le pouvoir de l'amour. Au sein de la difficulté, nous pouvons,
de façon répétée, nous arrêter, revenir à notre cœur, nous recon-
necter à notre force de compassion et à notre vulnérabilité.
Un enseignant soufi parle de ses prières et de ses
méditations :

Ma principale pratique consiste à m'arrêter et à écouter mon cœur.


C'est comme un moment de silence chez les Quakers. Même si je ne
peux demeurer immobile, intérieurement je m'arrête, sors du drame,
reconnais la douleur, l'affairement et l'égarement. je respire et je
reviens. Avec ma fomille ou mes étudiants, j'essaye de foire retour à
mon propre cœur avant de parler, de considérer ou reconnaître ce qui
en moi a besoin d'attention. j'inclus alors cela dans l'espace de mon
cœur. Cela donne une présenceforte, un lien.

Oltand les temps sont durs et que nous ne sommes pas


capables de faire cela tout seuls, nous pouvons avoir besoin
d'une autre personne qui nous aide à revenir à cette vérité. C'est
310 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

la base d'une amitié spirituelle authentique et d'une bonne thé-


rapie. Un maître zen raconte comment cela lui fut nécessaire
pendant sa première année d'enseignement. Il avait pratiqué
pendant trente ans lorsqu'il reçut la transmission formelle de
roshi. Des mois plus tard, il se retrouva douloureusement perdu
et incertain, comme il l'avait été des années plus tôt avant de
pratiquer.

Désespéré, je me rendis auprès d'un vieux maître zen de ma lignée.


j'avais peur qu'il condamne mon incertitude mais, au contraire, il me
fit entrer, me manifesta son amour et exprima sa totale confiance en
moi. Il m'aida à aborder ma souffrance et ma confosion avecfermeté et
foi. Mon esprit se détendit et mes enseignements enforent transformés.

Lorsque nous sommes dans la confusion ou la douleur, nous


nous jugeons souvent comme n'étant «pas assez spirituels».
Mais le cœur éveillé ne juge rien - ni notre famille, ni notre
amour, ni notre douleur, ni notre confusion, notre passion ou
notre colère. « Un mal terrible a été fait avec cette mauvaise
interprétation », dit un moine catholique.

Dans une spiritualité adulte, nous avons la volonté d'établir un dia-


logue avec la sou.ffrance, avec le mal, et de les accueillir dans nos priè-
res. Dans des situations de grandes peines, il fout consciemment en
endurer l'impact et devenir la terre sur laquelle les chagrins peuvent
être recueillis et retravaillés. Ces choses peuvent être vécues dans la
grâce. Mais on ne saurait tricher. Si vous allez vers quelqu'un avec
99 %de bonne volonté mais que vous gardez encore I %de colère, tout
ce que cette personne va ressentir, c'est la colère et cela va empêcher la
réconciliation. Le cœur doit volontairement accepter toute la souf-
francepour qu'elle puisse être transformée.
HONORER LE KARMA FAMILIAL JII

Dans le zen, accueillir la souffrance prend parfois la forme


de« manger le blâme » comme l'illustre l'histoire de ce cuisinier
qui préparait une soupe pour les moines à partir d'une tortue
offerte le matin par les pêcheurs. Une fois la soupe servie dans
le bol des moines, le roshi hurla au cuisinier de venir. La tête de
la tortue, qui aurait dû être ôtée avant de servir, flottait dans le
bol du maître. Le cuisinier s'inclina devant le maître, regarda le
bol et, voyant le problème, d'un mouvement rapide, il prit avec
des baguettes la tête de la tortue et l'avala. Puis il s'inclina
devant le maître, le maître s'inclina à son tour et le cuisinier
retourna à ses fourneaux.
Manger le blâme demande à la fois force et compassion, à
l'image de ce père en train de divorcer et qui, au milieu des
négociations litigieuses, accorde consciemment plus que ce qui
lui était demandé légalement, pour épargner à ses enfants les
dommages et la souffrance d'une bataille juridique prolongée.
«Même si c'est injuste, dit-il, je veux que cette souffrance
cesse. Je préfère me sacrifier maintenant pour que cela ne se
répercute pas sur mes enfants.»
En vérité, dans la vie spirituelle, notre conscience de la
souffrance s'accroît beaucoup au fil des ans. Nous voyons et
connaissons les malheurs du monde avec plus de clarté. Nous
ne saurions être aveugles plus longtemps à leurs manifestations.
Cette prise de conscience s'accompagne d'un approfondisse-
ment de la compassion.
Même lorsque les circonstances sont extrêmes, la compas-
sion reste possible. Un jour, dans le train allant de Washington à
Philadelphie, je me retrouvai assis à côté d'un Noir américain qui
avait travaillé pour le département d'état en Inde. Il avait quitté
ce poste pour s'occuper d'un programme de réhabilitation pour
jeunes délinquants dans le district de Columbia. La plupart des
312 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

jeunes avec lesquels il travaillait faisaient partie de gangs et


avaient commis des meurtres.
Un garçon de quatorze ans, qu'il suivait ainsi, avait utilisé
une arme à feu et tué un adolescent innocent, simplement pour
faire ses preuves vis-à-vis de sa bande. Au procès, la mère de la
victime demeura assise, impassible et silencieuse jusqu'au ver-
dict. Qland le jeune fut reconnu coupable du meurtre, elle se
leva lentement et, fixant le garçon, elle déclara: «Je vais te
tuer. » Le jeune assassin fut ensuite emmené dans une institu-
tion pour mineurs où il devait passer plusieurs années.
Au bout de six mois, la mère de la victime rendit visite au
meurtrier. Celui-ci, ayant vécu dans la rue avant ce crime,
n'avait eu aucun autre visiteur. Ils parlèrent pendant un certain
temps et, lorsqu'elle partit, elle lui donna un peu d'argent pour
ses cigarettes. Puis, petit à petit, elle commença à venir le voir
plus régulièrement, en lui apportant de la nourriture et de petits
cadeaux. Vers la fin des trois années d'emprisonnement, elle lui
demanda ce qu'il comptait faire lorsqu'il sortirait. C'était très
confus et vague et elle lui proposa donc de l'aider en lui trou-
vant un travail dans la société d'un ami. Puis elle lui demanda
où il pensait vivre et, comme il n'avait pas de famille, elle lui
offrit d'utiliser la chambre vide de sa maison.
Il y vécut pendant huit mois, mangeant ce qu'elle lui cuisi-
nait et travaillant dans cette entreprise. Un soir, elle l'appela
dans le salon pour parler. Elle s'assit en face de lui et marqua
une pause. «Tu te souviens, commença-t-elle, au tribunal,
quand j'ai dit que j'allais te tuer?- Bien sûr, répondit-il, je
n'oublierai jamais cet instant.»
«Eh bien, dit-elle, c'est ce que j'ai fait! Je ne voulais pas que
le garçon qui avait tué sans raison mon fils reste vivant sur cette
terre. Je voulais qu'il meure. C'est pour cela que j'ai commencé
à te rendre visite et à t'apporter des affaires. C'est pour cela que
HONORER LE KARMA FAMILIAL 313

je t'ai trouvé un travail et que je t'ai laissé vivre ici dans ma mai-
son. C'est comme cela que j'ai commencé à te changer. Ce
garçon a maintenant disparu. Aujourd'hui, puisque mon fils est
parti, puisque son assassin est parti aussi, je veux te proposer de
rester ici. Tu as une chambre et je souhaiterais t'adopter si tu le
veux bien. >> Elle devint ainsi la mère du meurtrier de son fils,
la mère qu'il n'avait jamais eue.

Pardon et attention bienveillante


Cette histoire nous ramène à nouveau au voyage de Nachiketa
et au premier souhait qu'il fit auprès du seigneur de la Mort :
celui du pardon. Dans le mandala de la plénitude, nous sommes
amenés à la pratique du pardon. Nous devons en particulier
retrouver ce cœur qui sait pardonner à notre famille et à nos
proches. Alors seulement nous pourrons étendre ce pardon au
monde. Oye nous pratiquions la méditation bouddhiste ou,
comme l'a enseigné le Christ, que nous « tendions l'autre joue >>
ou encore trouvions «la miséricorde d'Allah», nous devons
apprendre à pardonner à nous-mêmes et aux autres. Booker
T. Washington le disait très simplement : « Ne les laisse jamais
te mettre si bas que tu finisses par les haïr. >> Le pardon est la
capacité du cœur à abandonner sa saisie des douleurs du passé
et à se libérer pour continuer.
Il y a tant à apprendre sur le lâcher-prise et l'amour. La
famille devient le lieu d'épanouissement de cette sagesse. J'ai
entendu d'innombrables histoires de gratitude d'un individu
envers sa famille. «J'ai enfin rappelé ma mère avant qu'elle
meure pour lui dire que je l'aimais.>>« Après toutes ces années
douloureuses, je me suis finalement réconcilié avec mon frère. >>
NETTOYER POUR S 1 ÉVEILLER

Le pardon offre la miséricorde du cœur que notre blessure et


notre peur avaient si longtemps refusée.
C'est dans la tendresse et la tolérance que notre chemin
devient complet. C'est dans la réconciliation et l'amour de ceux
qui nous sont les plus proches que notre esprit de famille s'élar-
git au genre humain et finit par embrasser totalement notre
vraie famille :celle de tous les êtres vivants. Nous nous éveillons
comme membre de la famille des uns et des autres.
!shi in Two Worlds* est le remarquable récit du dernier
Indien Yana de Californie. Il se lia d'amitié avec les anthropo-
logues Theodora et Alfred Kroeber. Ishi décrit la manière de
vivre de son peuple, un mode qu'on ne reverra plus jamais sur
cette terre. L'une des histoires les plus émouvantes n'est pas
racontée dans le livre. Parmi tous les chants initiatiques et la
connaissance délicate de la nature révélés par Ishi aux Kroeber,
il y avait un chant sacré qu'il avait fait vœu de ne jamais ensei-
gner à quiconque ne faisant pas partie de sa tribu. Il s'agissait
du Chant destiné aux mourants, qui servait à les diriger après
la mort vers leur famille et leurs terres ancestrales. Personne
d'autre n'était autorisé à en connaître l'usage mais comme Ishi
était le dernier membre de sa tribu, seul et à la fin de sa vie, il
enseigna son dernier secret aux Kroeber pour qu'ils puissent le
chanter pour lui et le conduire vers son peuple.
Au bout du compte, peu importe que nos vies soient soli-
taires ou conflictuelles, nous avons besoin les uns des autres
comme famille; chacun a besoin du cœur de l'autre et de ses
chants pour l'aider à trouver le chemin.

• !shi dans Deux Mondes.


DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS
LES BIENFAITS DE LA COMMUNAUTÉ

Le joyau de la communauté de la sangha


doit être considéré à l'égal du Bouddha et
du dharma... En vérité, toute vie sainte
s'accomplit grâce à l'amitié spirituelle.
(Bouddha.)

Les saints sont ce qu'ils sont, non pas à


cause de leur sainteté mais parce qu'ils ont
le don vertueux de savoir admirer tous les
êtres. (Thomas Merlon.)

Tu dis que tu ne peux rien créer


d'original? Ne t'inquiète pas. Fabrique un
bol en terre pour que ton frère puisse
boire. (Rumi.)

Zes histoires de Jésus et du


Bouddha, des chamans et des sages peuvent dans un premier
temps mettre l'accent sur leur quête solitaire, seuls dans le
désert ou la forêt, à la recherche d'une compréhension sainte de
notre dilemme humain. Mais ces histoires évoluent ensuite.
Qyiconque passe au-delà de l'idée d'un soi individuel pour se
relier à l'éternité retourne forcément vers la communauté car
c'est le moyen d'exprimer la réalisation du cœur et, grâce aux
autres, de l'amener à maturité.
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Dans le bouddhisme, un soutien est offert au pratiquant par


ce que l'on appelle les Trois Joyaux: le Bouddha, le dharma et
la sangha. Le Bouddha est un soutien car son éveil représente
le potentiel d'éveil présent en chaque être vivant. Le dharma,
expression de la vérité éternelle et des enseignements condui-
sant à la libération, est la deuxième source de support. Oyant
au troisième joyau, de valeur identique, c'est la sangha, la com-
munauté des êtres éveillés et de tous ceux qui pratiquent le
dharma.
« Sangha » signifie communauté spirituelle. Elle est consi-
dérée comme précieuse car sans elle on ne pourrait s'éveiller.
C'est la sangha qui est détentrice des enseignements et des con-
naissances auxquels nous ne pouvons accéder seuls. Le monde
de la prière et de la pratique spirituelle se perpétue à travers les
enseignants, les amis spirituels et la communauté. Par notre
pratique, nous entretenons ce processus qui alimente l'éveil des
autres êtres. Chaque instant de compassion ou de réalisation
auquel nous donnons vie jaillit de nous-mêmes et s'écoule vers
notre famille, notre communauté, notre monde.
La communauté sacrée est vénérée dans le judaïsme sous le
nom de minyan, nombre minimum de juifs requis pour un
office de prières. On parle également de communion sacrée
chez les soufis, du satsang hindou et du saint amour chrétien « à
chaque fois que deux personnes au moins se réunissent en mon
nom». Oye cela s'exprime d'une manière ou d'une autre, une
vraie communauté est au centre de toute vie spirituelle.

De L'isolement à La communauté

Un vieux rabbin pratiquant l'hassidisme demandait à ses élèves


comment ils arrivaient à déterminer la fin de la nuit et le lever
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS

du jour, moment unique consacré à certaines prières sacrées.


«Est-ce lorsque voyant un animal au loin on peut dire s'il s'agit
d'un mouton ou d'un chien? », proposa un étudiant. « Non »,
répondit le rabbin. « Est-ce quand on peut voir clairement les
lignes de sa main? » « Est-ce en regardant un arbre au loin
qu'on peut déterminer qu'il s'agit d'un figuier ou d'un poirier?
-Non! >>,répondit le rabbin à chaque fois. « Alors, c'est à quel
moment?» demandèrent les élèves. «C'est lorsque vous
pouvez regarder le visage d'un homme ou d'une femme quel
qu'il soit et voir qu'il est votre frère ou qu'elle est votre sœur.
Avant cet instant, il fait encore nuit. »
Au cours du mûrissement de la vie spirituelle, nous pro-
gressons d'une sagesse transcendante - l'illumination spiri-
tuelle au-delà du monde- à une sagesse immanente. Nous
découvrons que le sacré est toujours présent. Ce sont souvent
les cycles naturels de la vie spirituelle qui nous conduisent de la
solitude mystique à une certaine forme de communauté. Celui
qui a cherché et dompté le bœuf sacré des récits zen doit inévi-
tablement revenir dans le monde avec ses présents.
Ce retour peut être difficile, en particulier parce que le véri-
table esprit de communauté s'est généralement perdu à notre
époque, même par nous-mêmes. La vie contemporaine est
marquée par l'éclatement dans lequel chacun court et s'emballe
sur un chemin individuel. On peut littéralement voir les forces
individualistes de la société moderne : chacun dans sa voiture,
les maisons avec des chambres séparées, des bureaux informa-
tisés où tout le monde travaille à son propre terminal, les
enfants élevés devant la télévision. L'individualisme moderne
américain entraîne trop souvent ce que Marian Wright Edel-
man appelle « le sacrifice de notre communauté et de nos
enfants ». Comment retourner sur la place du marché avec,
318 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

comme le suggère l'histoire du bouvier, « les mains pleines de


dons à offrir »? Ce n'est pas facile.
Lorsqu'ils reviennent après avoir achevé des retraites de
longue durée, bouddhistes ou hindoues, les Occidentaux expé-
rimentent en général de la confusion et se sentent isolés.
Retraitants et yogis parlent souvent des difficultés et des con-
flits qu'ils rencontrent lorsqu'ils pénètrent à nouveau dans les
tracas et la complexité de la vie moderne. L'amitié spirituelle est
une clé qui permet de faire le lien entre ces mondes. L'un des
dons les plus importants que nous puissions nous offrir les uns
aux autres est celui d'une amitié compatissante.
Un maître de méditation en parle ainsi :

Après cinq ans de retraite et quelques expériences extraordinaires de


méditation, je retournai vivre à Seattle. Mon point de vue avait
changé, il était très différent de celui de tous ceux qui m'entouraient.
La ville, au début, me sembla attrayante mais quelquepeu survoltée.
je ne savais pas comment concilier le monde intérieur et le monde
extérieur. Puis je devins de plus en plus submergé moi-même. je me
sentais perdu et un peuJou. j'avais vraiment besoin d'amis spirituels.
Lorsque j'en rencontrai quelques-uns, ils m'aidèrent à traverser ces
années dijjiciles. Quand les temps sont durs, souvenez-vous de ceci :
n'oubliez pas l'amitié spirituelle. C'est la chose la plus importante que
je puisse vous dire.

Pour nous soutenir dans notre vie spirituelle, nous avons


besoin du regard et du cœur des autres, tout comme nous avons
besoin d'aide pour produire de la nourriture et construire un abri.
Cette réflexion et cette incitation ne sont pas à négliger. Comme
le dit Adrienne Rich : « La sincérité et le respect ne sont pas des
choses qui jaillissent d'elles-mêmes avec éclat, les êtres doivent
les créer entre eux. »
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS

La sangha et l'amitié spirituelle se manifestent sous des formes


inattendues. Pendant plusieurs années, j'ai participé à un pro-
gramme de retraites pour les jeunes adultes des grandes villes. La
plupart de ces hommes sont d'anciens membres de bandes qui
reprennent pied et sortent d'un environnement fait de désespoir,
de racisme, de pauvreté et de violence. Ce qui est à l'origine de leur
nouveau départ est invariablement un ami, un mentor, un bienfai-
teur. Il a fallu que quelqu'un, ne serait-ce que pour un instant, voie
leur beauté, leurs possibilités. Ce peut être une grand-mère, un
surveillant à l'école, un enseignant ou un oncle proche. Le fait
d'être véritablement reconnu et honoré par quelqu'un d'autre nous
rappelle qui nous sommes. Ne sous-estimons pas l'importance des
prises de conscience que nous nous apportons les uns aux autres.
Les jeunes des rues ne sont pas les seuls à avoir besoin d'être
accompagnés sur le chemin. Bon nombre de moines dirigeant
des centres de retraite racontent à quel point ceux qu'ils reçoi-
vent sont avides d'amitié spirituelle et comment de ce fait les
moines et les nonnes ont encore plus de reconnaissance envers
leur communauté. La communauté est une bénédiction.
Un lama occidental décrit cet aspect de la pratique:

Pour la retraite de trois ans, nous avons étéjetés tous ensemble dans
un minuscule centre de retraite. Quinze personnes, comme si nous
avions été mariés et largués dans une zone de conflits. Cela avait la
même intensité. Vivre très proches les uns des autres arrondit vos
angles saillants : vous ne pouvez vous tromper vous-même car les
autres vous perçoivent plus clairement que vous-même n'osez vous
regarder. Ce fot une période très constructive. Sur un certain plan, la
vie en collectivité avait autant de valeur que toutes les autres médi-
tations. Cela rendit vivants à chaque instant les enseignements de
compassion.
Maintenant ma pratique principale est devenue la communion :
reconnaître l'esprit de vie qui est en chacun, en chaque chose et pas
320 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

uniquement chez les personnes paisibles. Si vous regardez dans les


yeux de n'importe qui, la lumière brille; elle est là aussi dans chaque
animal, dans chaquefeuille, dans chaquefleur, dans chaque goutte de
rosée, dans chaque motte de terre. Les gens ne sont pas plus éveillés
dans les monastères que dans le monde extérieur. C'est partoutpareil.
La spiritualité n'estpas au sommet des montagnes. Elle consiste à voir
le sacré ici même, en célébrant et en affirmant la perfection de l'ins-
tant. Même nos ennemis nous montrent comment nous éveiller si nous
reconnaissons la vérité.

La vie communautaire n'est pas toujours facile


Même si elle revêt de l'importance pour être totalement humain,
la vie communautaire n'est pas facile. Vivre avec les autres soulève
toutes sortes de difficultés. Qyand nous devenons suffisamment
proches les uns des autres pour offrir de manière intime amour et
soutien, nos vieux schémas familiaux, nos peurs, nos besoins, nos
limitations font également surface. Tout est là, juste devant notre
nez. Peut-être sommes-nous capables d'éviter les conflits dans nos
prières et nos méditations, mais dans la communauté, qu'on le
veuille ou non, ils ressurgissent.
Si quelques comptes rendus de communautés spirituelles
anciennes parlent d'harmonie, du fait « de vivre ensemble
comme le lait et l'eau, en se regardant les uns les autres avec les
yeux pleins de bonté», les textes du passé font plus fréquem-
ment mention de problèmes. Les récits hassidiques évoquent
de nombreux conflits entre des membres d'une communauté ou
entre des enseignants et des étudiants. Les histoires du début
de la chrétienté parlent également de conflits et de troubles
communautaires; les épîtres de Paul sont remplies de conseils
sur la manière de résoudre ces difficultés. Les sept premiers
volumes des écritures bouddhistes, entièrement consacrés aux
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 321

communautés spirituelles, rendent compte de centaines de


conflits, de méfaits et de problèmes qui se développèrent parmi
les moines et les nonnes, même du temps où le Bouddha était
encore vivant. Un cousin du Bouddha, jaloux, tenta de le faire
assassiner. Plus tard, une querelle éclata parmi des moines obs-
tinés à Kosambi. Elle prit une telle ampleur qu'ils ne voulaient
même plus écouter le Bouddha qui finit par lever les bras au ciel
et partit vivre au milieu des animaux paisibles de la forêt, lais-
sant pendant un certain temps les moines se débrouiller tout
seuls.
Une enseignante hindoue parle de sa réticence à s'engager
dans une vie communautaire.

Après des années en Inde, je rentrai et devins connue pour les retraites
de yoga que je dirigeais. je courais d'une ville à l'autre. Les gens
n'arrêtaient pas de me dire: «Établissons une communauté perma-
nente de yoga. »Je préférais éviter cela et, même lorsque mes amis dis-
posèrent d'un grand ashram, je continuai à partir voyager et ensei-
gner. Finalement, il m'apparut queje ne voulais tout simplement pas
de communauté et en particulier si je devais y tenir le rôle d'ensei-
gnante. C'était trop de responsabilité, trop difficile d'être proche de
tous ces gens. je suppose que cela réveillait mes drames familiaux. je
ne pouvais imaginer une vie de groupe qui ne soit ni étouffante ni
douloureuse. je n'étais pas prête, tout simplement.

Si nous nous attendons à ce que les relations communautaires


soient idéales, spirituelles, amicales et éveillées, nous cherchons
quelque chose que nous ne pouvons même pas attendre de notre
propre esprit. Vouloir la compagnie des autres sans souffrance est
irréaliste. De toute façon, en évitant les relations trop proches,
nous allons quand même souffrir. Dans une communauté spiri-
tuelle sage, nous reconnaissons nos difficultés et choisissons de
nous aider les uns les autres par tous les moyens. Parfois, nous
322 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

serons celui qui apporte les bénédictions d'espace et d'amour. À


d'autres moments, nous serons source de conflits et de troubles
pour le groupe, ce qui est également un présent dont les autres
peuvent tirer la leçon. Nous jouons les deux rôles dans ce sys-
tème, passant périodiquement de l'un à l'autre.
Si nous entrons dans une communauté spirituelle à la recher-
che d'une parfaite sérénité, nous allons inévitablement rencontrer
des écueils. Mais si nous comprenons la communauté comme un
endroit nous permettant de mûrir notre pratique de l'assiduité, de
la patience et de la compassion, de devenir conscients avec les
autres, nous disposons alors d'une terre fertile pour nous éveiller.
Un maître zen coréen disait à ses étudiants que la pratique de la
communauté revenait à mettre des pommes de terre dans un pot
et à les agiter ensemble suffisamment longtemps pour en enlever
toute la pelure.
En communauté, nous devenons les miroirs les uns des
autres. Une vieille nonne se souvient :

Dans ma seconde communauté, il n'y avait qu'une douzaine de non-


nes. je les aimais toutes, sauf deux. L'une était paresseuse et l'autre
égoïste. Au bout d'un an, j'étais dans la cuisine et me plaignais à une
amie qui me dit: « Tu sais, elles ne sont vraiment pas méchantes.
Qu'est-ce qui te dérange en elles?» je répondis: «La première est
paresseuse et l'autre s'occupe beaucoup trop d 'elle-même. »Elle me dit
alors:« Bon! Tu devrais être plus paresseuse et prendre plus souvent
soin de toi!»
Notre formation spirituelle - notre entraînement - était col-
lective. Nous n'avions pas beaucoup de temps pour les prières indivi-
duelles et toute notre vie personnelle de jeune fimme était presque
entièrement dédiée à l'ensemble communautaire. C'était une épreuve
sur bien des plans et cela exigeait unefoi immense car on y sacrifiait
tant de désirs. Ce n'étaitpas comme les pratiques solitaires chrétiennes
ou bouddhistes dans lesquelles vous vous débattez seulement avec
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS

vous-même. Pour nous, la communauté primait et c'est seulement


après bien des années que nous pouvions découvrir l'individu résul-
tant de ce monde communautaire fait de prières et de dévouement.
S'abandonner réellement à cet entraînement, accepter la dijjiculté
comme un don fut une source d'extase. Être avec d'autres âmes pro-
gressant vers ce but sublimefot un cadeau.
Je continue à aimer rencontrer des sœurs qui sont passées par cet
éveil collectif Vous apprenez à vous relier au niveau du cœur. Pour
vivre une vie spirituelle complète, nous avons besoin d'apprendre
comment être l'un avec l'autre.

De tels récits n'impliquent pas que nous devions quitter


notre travail, notre maison et notre famille pour rejoindre une
communauté monastique. Nous avons l'opportunité d'appren-
dre de la communauté à tout moment. Il y a tout autour de
nous d'autres êtres qui peuvent mettre en lumière nos préjugés,
nos peurs, nos attachements et nous montrer le chemin de
l'ouverture du cœur.
Un militaire, officier, qui étudiait la méditation dans un
cours de réduction du stress, en fit l'expérience récemment dans
un supermarché. Il y avait beaucoup de monde ce soir-là et la
file d'attente était longue. La femme qui était devant lui portait
un enfant et n'avait acheté qu'une seule chose; pourtant, elle ne
voulut pas passer par la caisse rapide. L'officier, qui avait pour
habitude d'être impatient, commença à s'énerver. La situation
empira lorsqu'elle arriva à la caisse et qu'elle se mit avec la cais-
sière à gazouiller devant l'enfant, allant même jusqu'à le confier
aux bras de cette dernière.
Cela l'irrita et sa colère se développa à la pensée de l'égoïsme
de cette femme. Mais comme il revenait juste de son cours, il prit
conscience du tort qu'il était en train de se faire à lui-même et
commença à respirer plus calmement et à se détendre. Il remar-
qua même que le bébé était mignon. Le temps d'arriver auprès
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

de la caissière, il avait suffisamment lâché prise pour réussir à


dire:« Il était mignon cet enfant.- Oh, merci! C'est mon bébé,
répondit la caissière. Voyez-vous, mon mari était dans l'aviation
militaire et il est mort l'année dernière dans un accident d'avion.
Maintenant, c'est ma mère qui prend soin de mon fils et qui me
l'amène une fois par jour pour que je puisse le voir. »
Nous nous jugeons les uns les autres tellement vite alors que
nous connaissons si peu les choses qui habitent le cœur d'autrui.
Pour nous éveiller vraiment à la grâce et à la présence sacrée, nous
devons offrir à tous un respect identique à celui que nous mani-
festerions à un grand enseignant. Les bouddhas apathiques,
colériques, rustres, pressés, ombrageux qui nous entourent peu-
vent nous enseigner la persévérance, l'équanimité et la compas-
sion. Nous sommes le blé pour le moulin d'un autre.
Stan Grof, un ami intime, psychiatre faisant des recherches
sur la conscience, relate un enseignement de cet ordre qui eut
lieu peu de temps après son arrivée aux États-Unis. Grâce à son
travail à la faculté de médecine Johns Hopkins, Stan fit la con-
naissance d'un psychiatre amérindien qui lui proposa d'organi-
ser, pour lui et plusieurs autres membres de son équipe, une
visite dans le Kansas auprès de sa confrérie de la tradition du
peyocl.
Lorsqu'ils arrivèrent, ils furent conduits à travers les plaines à
la rencontre du chef de la voie, l'Aîné qui préside aux cérémonies
de l'Église amérindienne. Bien que ce chef ait accepté au préala-
ble la présence de ces visiteurs, les autres Indiens furent contra-
riés à la vue de ces hommes blancs et il fallut une bonne dose de
persuasion pour qu'ils consentent à cette participation inhabi-
tuelle. Un passé de préjudices portés aux Indiens, de pertes con-
sidérables de la culture indienne et de génocides dus aux hommes
blancs était encore douloureusement présent. Mais les médecins
du Johns Hopkins avaient fait un long voyage et ils furent donc
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 325

finalement autorisés à rejoindre le cercle des participants. Un


homme, pourtant, demeura obstinément irrité contre ces
hommes blancs venus « voler » ce dernier trésor indien, leur
richesse spirituelle. Tout au long de la cérémonie qui dura toute
la nuit, sa mauvaise humeur ne fit que croître, amplifiée par le
peyotl et les tambours. Avec colère, silencieusement assis, il
regardait Stan qui était dans le cercle, en face de lui. Au matin,
même après une nuit entière de prières, il ne s'était pas radouci.
Il semblait que cela allait finir ainsi, dans le désaccord et la rage.
Lors des derniers instants de bénédiction, le psychiatre
amérindien remercia la tribu d'avoir accepté la présence de ces
guérisseurs blancs et en particulier celle de Stan qui vivait en
exil puisque les communistes l'empêchaient de rentrer en
Tchécoslovaquie, son pays natal. D'un seul coup, le visage de
l'homme en colère se transforma. Bondissant sur ses pieds, il
traversa le feu et se jeta en sanglots aux genoux de Stan. Pen-
dant de nombreuses minutes, ille serra dans ses bras ainsi que
ceux qui l'entouraient, s'excusant pour sa haine injustifiée.
Tout en pleurant, il raconta son histoire. Il avait volé sur un
bombardier durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les der-
nières semaines de la guerre, alors que les nazis se repliaient,
son avion avait bombardé et détruit inutilement Pilsen, l'une
des plus belles villes tchécoslovaques, malgré le fait que la
Tchécoslovaquie ait été antinazie et occupée de force par les
Allemands.
Maintenant la situation s'était retournée. Non seulement
Stan et les Tchèques ne s'étaient jamais approprié le territoire
indien, mais lui, un Indien Patowatame, avait contribué à la des-
truction de la patrie de Stan. C'était lui l'auteur d'un crime; Stan
et ses proches en étaient les victimes. Réaliser cela était plus qu'il
ne pouvait supporter. Il continua à étreindre Stan, lui demandant
pardon, s'excusant pour son attitude pendant la cérémonie
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

sacrée. Puis, marquant une pause, il expliqua ce qu'il avait appris :


«Je vois maintenant qu'il n'y a aucun espoir pour le monde si
nous continuons à véhiculer la haine qui résulte des actions com-
mises par nos ancêtres. Je sais maintenant que vous n'êtes pas mes
ennemis mais mes frères. Tout ce qui s'est passé il y a longtemps,
c'était du temps de nos ancêtres. Qli sait? À cette époque j'aurais
peut-être été de l'autre côté. Nous sommes tous les enfants du
Grand Esprit. Notre Mère la Terre est menacée et si nous ne tra-
vaillons pas ensemble, nous mourrons. »

Reconnaitre Le Bouddha en L'autre


Dans la mythologie bouddhiste, il est dit qu'à chaque ère nouvelle
un Bouddha se manifeste et enseigne sous une forme parfaite pour
l'époque. Maitreya, le bouddha de l'Amour, est le nom du pro-
chain Bouddha qui apparaîtra sur cette terre. Le maître zen Thich
Nhat Hanh a déclaré que ce prochain Bouddha riapparaîtrait
peut-être pas sous la forme d'un individu éveillé unique. Notre
compréhension de l'interdépendance s'étant accrue, « le prochain
Bouddha sera peut-être, dit-il, la sangha elle-même ». Cela signi-
fie que nous nous aiderons collectivement à nous éveiller les uns les
autres.
Dans un journal de San Francisco, une bande dessinée
montre un homme marchant dans la rue avec un panneau sur
lequel est écrit : «Jésus arrive! » Un peu plus loin, un autre
homme, de type asiatique, porte aussi un panneau affirmant
cette fois:« Bouddha est ici maintenant!» Avec une maturité
spirituelle, nous réalisons que le Bouddha et Jésus sont tous
deux ici, maintenant, présents en chaque personne rencontrée,
y compris en l'homme portant le premier panneau.
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 327

Il existe une pratique traditionnelle consistant à percevoir


tous les êtres comme des Bouddhas, à voir le Christ en chacun
de nous. Le rabbin Hillel disait que cette seule compréhension
résumait toutes les paroles saintes : « Aime Dieu en aimant ton
prochain.» Le maître zen Dogen ajoute: «Être éveillé, c'est
être intime avec toutes choses. »
Nous avons maintenant fait le tour; nous en revenons à l'art
de rendre hommage et de montrer du respect à la vie telle
qu'elle est. C'est à la fois un début et une pratique avancée, pour
les étudiants comme pour les abbés et les lamas, pour les débu-
tants comme pour les pratiquants confirmés : rencontrer
chaque être comme son propre frère ou sa propre sœur.
L'inconscience d'autrui, la frustration, le blâme, le conflit,
les querelles et les trahisons auxquels nous sommes confrontés
peuvent tous être accueillis par un hommage. Ils viennent à
nous, comme Mara devant le Bouddha, pour nous éveiller sans
cesse à la compassion. « Les seuls démons dans le monde, disait
le M ahatma Gandhi, sont ceux qui virevoltent dans notre
propre cœur. C'est là que nous devons livrer bataille.>>
Qyand Ram Dass proposa, il y a de nombreuses années à
Auckland, un cycle d'enseignements sur la serviabilité, les par-
ticipants s'interrogèrent pour savoir comment il était possible
d'appréhender le Divin dans chaque personne rencontrée. Au
bout de quelques semaines, une femme se leva et dit qu'elle
avait, chaque jour pendant des mois, déposé des pièces de mon-
naie dans la sébile d'un sans-logis mais que depuis le début de
cet enseignement elle avait réalisé n'avoir jamais vraiment
regardé cet homme. En y réfléchissant, cela l'avait surprise.
«J'ai découvert, dit-elle, que ma grande peur était de ne pou-
voir le regarder dans les yeux sans que la semaine suivante il ne
dorme sur le canapé de mon salon. ~
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Au départ, il y a la peur. Si nous nous ouvrons complète-


ment aux autres, comment ne pas être submergés par leur
souffrance? Il semble que notre cœur ne soit pas suffisamment
vaste pour la contenir toute. Ou alors nous sommes effrayés de
devoir tout donner, y compris nous-mêmes. Mais ce n'est pas
ce qui nous est demandé. Ce qui nous est demandé, c'est notre
attention compatissante, c'est le fait d'accueillir dans notre
cœur les joies et les peines de nos frères et de nos sœurs. Qyand
nous voyons le Bouddha qui vit à l'intérieur de tous les êtres,
une réponse sage et naturelle apparaît.

Une écoute pleine de compassion


Une écoute compatissante est une clé pour transformer le
monde. Dans un mouvement diplomatique en faveur de la
paix, Gene Knudson-Hoffman et d'autres de confessions qua-
ker, bouddhiste et juive ont fondé le Projet d'écoute compatis-
sante. Dédié à la paix mondiale, ce projet a envoyé des équipes
à travers le monde pour essayer de comprendre les cas d'isole-
ments les plus grands ainsi que les plus conflictuels. Ils ont
rendu visite à Mu'ammar Kadhafi en Libye, ont écouté tous les
mouvements impliqués dans les révolutions d'Amérique cen-
trale, prêté l'oreille aux factions les plus fanatiques d'Asie et du
Moyen-Orient. Leur croyance est qu'à travers une écoute pro-
fonde des peines et des situations difficiles des autres les conflits
vont changer.
Le tao appelle cela : « Écouter avec le cœur pour pouvoir
trouver la voie. >> Cette compassion par l'écoute concerne aussi
nos propres conflits. Ce serait nous trahir que d'oublier que cette
sphère de compassion nous inclut également. Grâce à une sage
compassion, nous découvrons ce qui est bon pour les autres et
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 329

pour nous-mêmes. Nous éveillons l'étonnante capacité de notre


cœur à recueillir tout ce qui est humain. Nous réalisons que nous
sommes une partie de tout ce qui vit et par cette vérité la com-
passion du cœur en sort renforcée.
De nombreuses années après les émeutes insurrectionnelles
de Los Angeles en 1993,j'ai entrepris avec Malidoma Somé, Luis
Rodriguez et Michael Meade, une série de retraites multicultu-
relles pour traiter du dialogue difficile entre les races. Lors d'une
de ces retraites, une centaine d'hommes des communautés noires
et latino-américaines de Watts et de la partie Est de Los Angeles
se joignirent à des participants de race blanche pour y suivre des
enseignements, porter témoignage, établir un dialogue sincère et
participer à des rituels réparateurs. Ces retraites étaient basées sur
des pratiques courantes issues des traditions anciennes d'Mrique
de l'Ouest, amérindiennes et bouddhistes pour tenter de créer
une base de compréhension commune. Ce fut une semaine effer-
vescente et passionnante.
Un des moments les plus forts fut l'instant où un homme blanc
raconta à quel point il avait eu peur pour sa famille quand les
émeutes de Los Angeles s'étaient rapprochées à quelques kilomè-
tres de chez lui. Il avait été tellement effrayé qu'il était sorti et avait
acheté un revolver, pour se protéger disait-il. De nombreux Noirs
américains bondirent alors sur leur siège et l'interpellèrent. « Qui
pensiez-vous tuer avec cette arme? Vous savez, vous l'avez achetée
pour tuer des Noirs! »dit un homme. Un autre cria:« Tu parles de
peur. Si tu veux être effrayé, mon frère, tu ferais mieux de te regar-
der dans un miroir. Regarde qui a inventé les revolvers et les mines
anti-personnel. Regarde qui sont les propriétaires des usines
d'armes à feu. Regarde qui construit des armes nucléaires et les uti-
lise ensuite. Regarde qui a déporté jusqu'en Amérique vingt mil-
lions de personnes pour en faire des esclaves, qui a déclenché les
plus grandes guerres de ce dernier millénaire, qui a colonisé le
330 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

monde. Si tu veux être effrayé, regarde les Blancs. Tu ferais mieux


de vendre ce revolver, mon vieux. »
Plusieurs Blancs se levèrent pour soutenir l'homme au
revolver. Ils commencèrent à répondre en criant, parlant de la
défense des individus. D'autres Noirs argumentèrent plus fort
encore. La tension montait et nous nous demandions si nous
allions pouvoir éviter l'explosion.
Enfin, Ralph Steele, un Noir américain immense qui ensei-
gne le bouddhisme, se leva. Dans sa voix nous pouvions enten-
dre les douces intonations de la langue Gullah de son enfance
en Caroline du Sud.

Je vis dans la campagne du Nouveau-Mexique où tout le monde pos-


sède des armes pour chasser et se protéger mais je n'en ai pas. Quand
j'étais au Vietnam, j'ai vu suffisamment de combats pour cette vie.
Nous sortions en patrouille et allions dans les villages; chaque jour,
quelqu'un était touché, parfois notre meilleur ami. Nous sommes arri-
vés dans une zone nouvelle. Les gens là-bas se déplaçaient et certains
étaient à découvert. Nous avons commencé à foire feu et, plus tard,
nous nous sommes rendu compte que nous avions tiré sur des femmes
et des enfants. Dans notre compagnie, certains individus aimaient
tirer sur d'autres êtres humains, même des femmes et des enfants.
Nous ne savions quefoire d'eux. Pendant deux ans, ça a été ma vie.
Vous ne voulez pas d'armes. Peu importe qui vous êtes, vous ne
voulez pas d'armes. Vous ne voulez pas des rêves et des cauchemars qui
proviennent de l'utilisation des armes àfeu. Vous ne voulez même pas
du souvenir d'une arme dans votre main. Et vous devez vivre toute
une vie avec cela.

Oliand Ralph eut fini de parler, il resta debout calmement,


regardant autour de lui. Tous les autres s'assirent. Il avait parlé sans
colère, sans être sur la défensive, avec une compassion plus grande
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 331

que toutes les colères et les peurs présentes dans la salle. Nous res-
tâmes silencieux pendant un moment.
En écoutant avec le cœur, en donnant voix à la vérité de la
compassion, un être peut orienter vers la paix une énergie de con-
flit. Dans toute relation et communauté, il y aura de la frustration,
du blâme, de la saisie, de la colère et de la trahison. Peu importe qui
nous sommes ou à quel point nous sommes éveillés, tout cela arri-
vera. Et c'est là que notre connexion avec la communauté va nous
aider. En désignant la sangha comme étant le Bouddha, Thich
Nhat Hanh nous rappelle que la sagesse est un bien collectif. Lors-
que nous-mêmes ou notre communauté sommes dans l'impasse et
que nous ne pouvons trouver les bénédictions de la compassion, en
nous apportant une véritable amitié spirituelle un autre peut ouvrir
les portes du ciel.
La table du rabbin, la réunion des Alcooliques Anonymes,
l'Assemblée de vérité des soufis, le Concile bouddhiste ont ce
pouvoir. Dans notre propre communauté, nous suivons la tradi-
tion ancienne des Aînés bouddhistes et recherchons le consensus
en nous réunissant régulièrement en conseil. À cette assemblée
d'écoute, nous avons ajouté le bâton à palabres des Amérindiens
et encouragé la simplicité et la vérité spontanée. Qyand des pro-
blèmes difficiles apparaissent, comme la résolution de conflits
entre des enseignants, le choix d'une équipe ou l'établissement de
nouvelles perspectives pour notre centre, nous tenons une assem-
blée. Qyiconque tient le bâton à palabres est écouté sans inter-
ruption. Ce bâton est ensuite passé à d'autres et ainsi, chacun
peut dire ce qu'il a sur le cœur. Grâce à cette écoute respectueuse,
nous trouvons les solutions, le consensus et de nouvelles direc-
tions. Au fil des ans, ces assemblées ont par leur sincérité révélé
la sagesse de notre expérience collective, une sagesse plus vaste
que celle que chacun d'entre nous peut avoir individuellement.
332 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

L'amitié spirituelle peut nous aider même à distance. L'ana-


lyste jungien James Hillman raconte l'histoire du dissident chi-
nois Liu Qjng qui fut détenu pendant onze ans dans la célèbre
prison Weinan numéro 2. Il fut forcé de s'asseoir sans bouger
sur un tabouret minuscule, dix heures par jour. S'il remuait ou
parlait à d'autres prisonniers, on le frappait. Pour mettre fin à
cette souffrance, il lui suffisait seulement de signer une décla-
ration admettant les erreurs de son mode de pensée. Mais rien
n'y faisait, il refusait de signer. Lorsqu'on lui demanda plus tard
comment il avait pu rester fort, Liu Qing raconta qu'il avait vu
devant lui le visage de ses amis et de sa famille et qu'il savait
qu'il ne pouvait signer. Le lien de son cœur avec la communauté
des êtres ne lui permettait pas de les trahir.
Le Gyari 14 est un groupe de jeunes nonnes tibétaines, âgées
de quatorze à vingt et un ans, qui furent emprisonnées et battues
par l'armée communiste chinoise pour avoir publiquement récité
leurs chants et leurs prières. Même en prison, elles décidèrent de
rester unies dans leur détermination à prier et à chanter libre-
ment. Lorsqu'elles réussirent à faire sortir un enregistrement des
prières chantées en prison, leur sentence fut doublée. Elles
demeurèrent pourtant inébranlables et écrivirent: «Nous
sommes reconnaissantes du soutien de tant de gens à l'extérieur
de la prison et nous n'oublierons jamais. » Le plus remarquable
est qu'elles ne prient pas pour elles-mêmes mais pour les gens de
leur pays - et pour leurs geôliers. Dans le documentaire filmé
qui retrace leur lutte, A Prayerfor the Enemy*, elles s'expriment à
travers une lettre passée en fraude:« Nous avons été traitées tel-
lement mal. Qye devons-nous faire? Qye pouvons-nous faire?
Nous prions pour l'ennemi.»

• Une prière pour l'ennemi.


DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 333

Dans nos propres campagnes, dans nos villes, nos hôpitaux


et nos prisons, nous trouvons tant de gens qui ont besoin de nos
prières : le malade et le bien portant, le prisonnier et le geôlier.
Les prières de ces jeunes nonnes se joignent aux nôtres. Nous
offrons nos bénédictions; nous partageons notre confiance en
la guérison au-delà de toute peine. Nous élargissons le cercle de
notre cœur.

!:intention du cœur
Devenir conscient d'une intention est une clé pour s'éveiller à
la pratique de l'instant. Dans chaque situation qui requiert
notre engagement, une intention intérieure va précéder notre
réponse. La psychologie bouddhiste enseigne que cette inten-
tion est ce qui fait la trame de notre karma. Le karma, la loi de
la cause et du résultat de toute action, provient des intentions
du cœur qui précèdent chaque action. Qyand elles sont bonnes,
le résultat karmique est très différent de celui qui résulte de
celles basées sur l'avidité ou l'agression. Si nous ne sommes pas
attentifs, nous allons inconsciemment agir par habitude et par
peur. Mais si nous veillons à nos intentions, nous allons déter-
miner si elles proviennent de notre corps de peur ou d'une
réflexion délibérée et de notre attention.
Chaque tradition propose des prières et des méditations pour
établir la meilleure des intentions du cœur. Celles-ci sont parfois
générales. « Puissent les paroles prononcées par ma bouche et les
dédicaces de mon cœur vous servir, oh seigneur!»~ Puisse chaque
activité être une prière. » « Puisse mon cœur offiir librement la bien-
veillance et le pardon.» «Je fais vœu d'apporter l'éveil à chaque être
que je rencontre en pensée, en parole ou en action. » La tradition
334 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

juive utilise des centaines de prières tout au long de la journée pour


entretenir une gratitude sans faille et l'amour du cœur.
Les intentions peuvent également se focaliser sur un jour ou
une situation. « Puissé-je me souvenir de ma respiration et me
centrer à chaque fois que je rencontre un conflit aujourd'hui. »
« Puissé-je dans mon travail traiter tous les êtres avec bonté. »
« Puissé-je prendre le temps cette semaine de faire savoir à ma
famille que je les aime. »
Dans les périodes difficiles, c'est cet établissement réitéré de
l'orientation de notre cœur qui détermine le résultat. Qye ce soit
au sein d'un désaccord familial ou d'un conflit communautaire,
nous pouvons, avant de parler et d'agir, devenir conscient de notre
intention la plus profonde. Même les mots les plus simples ont un
effet très différent selon ce qui les motive. La question« Qye veux-
tu dire? »peut sembler accusatrice et critique ou au contraire atten-
tionnée et humble. Nos cœurs sont comme des sismographes : ils
enregistrent les frémissements de nos intentions.
Regardez comment cela se passe dans les conversations. Par-
lons-nous avec un désir subtil de contrôle ou de duplicité ou souhai-
tons-nous vraiment écouter et apprendre? Si nous tournons nos
esprits vers la liberté, nos bonnes intentions vont nous aider à nous
défaire de ce qui bloque notre ouverture. En orientant notre cœur
vers la compassion, nous allons réaffirmer notre amour en dépit de
toutes les difficultés rencontrées.
Au lieu d'attiser une situation mauvaise, nous pouvons recher-
cher les moyens d'atteindre ce qui est bon en l'autre. Sans dénier la
douleur ni l'injustice, nous pouvons regarder aussi la secrète beauté
d'autrui. Notre pratique spirituelle peut être aussi simple que cela:
regarder avec les yeux de la compassion et agir selon notre inten-
tion la plus sage. Cela produit souvent un effet surprenant. Nelson
Mandela disait à ce propos : « Penser trop de bien des gens leur
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 335

permet souvent de se comporter mieux qu'ils ne l'auraient fait


autrement. ))
Ne doutez pas de la transformation qui peut naître d'une telle
attention consciente. Lorsque Ananda, qui était un proche du
Bouddha et le servait, rencontra une jeune femme hors caste au
puits du village, il lui demanda poliment de l'eau pour boire. Elle
eut honte et refusa, de peur que sa condition d'intouchable ne con-
tamine la sainteté d'Ananda. Celui-ci répliqua: «Je ne demande
pas une caste mais de l'eau. » La vie de cette femme fut transfor-
mée par cette simple bonté et, joyeusement et avec amour, elle
suivit Ananda jusqu'au monastère. Là, le Bouddha la bénit et lui
ordonna d'honorer la bonté qu'Ananda lui avait manifestée en
maintenant la simple intention de « permettre aux actions de ta vie
de briller comme des joyaux princiers )).
C'est grâce à de telles choses minimes que nous accomplis-
sons les leçons du cœur. La vie se développe à partir de nos
intentions et c'est en nous ouvrant les uns aux autres que notre
chemin devient complet.

Vivre la communauté, c'est servir le Bien-Aimé


Mère Teresa parle de « voir le Christ dans le pauvre et le malade )).
Aspirant au Divin, le poète Rumi déclare : « Dans le visage de tout
ce qui est séparé, je ne veux que Vous voir. )) Et lorsqu'il se souvient
qu'il n'y a rien d'autre que Dieu, il rit et demande : « Pourquoi se
battre pour ouvrir une porte qui nous sépare, alors que le mur tout
entier est une illusion?)) À chaque inspiration et expiration, à
chaque bouchée de nourriture, à chaque mot que nous pronon-
çons, nous exprimons notre interaction avec tout ce qui vit. Depuis
Internet jusqu'à CNN, la technologie moderne en est une preuve
éclatante. Le Premier ministre israélien Yitzak Shamir disait avec
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

ironie : « La télévision a rendu les dictatures impossibles et la


démocratie intolérable. » Nous sommes tous dans le même bain.
Un lama occidental rappelle:

Après avoir pratiqué en Inde avec mon gourou, un rinpoché très


vénéré, j'ai développé un très grand respect pour la lignée et pour le
groupe de maîtres qu'il représentait. Ces hommes avaient incarné le
pinacle de la réalisation bouddhiste pendant des siècles jusqu'à ce que
lui fosse de même hors du Tibet. L'une des dernières journées à ses
côtés, je marchai quelques kilomètres jusqu'à son domicile en prati-
quant l'échange avec autrui*, basé sur la compassion. D'un seul coup,
ma compréhension de la lignée s'accrut. Il ne s'agissait pas seulement
des grands lamas, mais aussi des femmes dévotes qui, dans des échop-
pes le long de la rue, nourrissaient les pèlerinsfaisant route vers mon
lama, des vieux bergers et des commerçants tibétains qui lui rendaient
visite et subvenaient à ses besoins. En faisaient également partie
l'homme qui lavait les vêtements en bas dans la rivière, le cuisinier
derrière sesJeux, les herbes qui poussaient dans son jardin. Le monde
entier servait mon lama et lui servait le monde.

Nous existons dans un mandala de plénitude, parmi une


nuée de Bouddhas visibles dès que nous ouvrons les yeux de
l'amour et de la sagesse.
Qyand mon collègue et ami Gil Fronsdal voyagea au
Maroc dans sa jeunesse, il se rendit au milieu du désert saha-
rien. Là, avec un ami, ils furent accueillis par une tribu
bédouine et, comme le veut la tradition des nomades arabes,
pendant trois jours, il y eut des fêtes somptueuses en leur hon-
neur. L'on prit tant soin d'eux que Gil raconte que «c'était

*Pratique méditative destinée à développer la pensée altruiste. Elle consiste


à offrir aux autres tout ce qui est source de satisfaction et de bonheur et à pren-
dre sur soi les difficultés et les peines endurées par tous les êtres.
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 337

comme si nous étions des rois ». Lorsqu'il fut temps de partir,


ils le remercièrent chaleureusement. « De retour chez moi, dit-
il, je réalisai que j'avais mal compris. C'était eux qui étaient des
rois, eux qui nous avaient montré la vraie générosité des rois. ))
Servir le Bien-Aimé revient à admirer ceux qui sont en face
de nous, à les voir comme des Bouddhas, à les accueillir comme
le Christ. Un de mes enseignants, Ajahn Jumnien, parle de
cette nécessité dans sa fonction d'abbé. Il regarde et admire le
Bouddha qui est en chacun de ceux qui viennent au temple. La
plupart des hommes thaïs prennent des vœux pour une certaine
période de leur vie et il reçoit chaque postulant avec admira-
tion. Qyand un champion local de boxe vint pour l'ordination,
AjahnJumnien lui demanda s'il voulait être son garde du corps.
«Je n'avais pas besoin de garde du corps mais il veilla sur moi
avec une grande dignité et pour finir il devint un bon moine. ))
Un autre homme arriva, se vantant orgueilleusement de ses
prouesses de constructeur. Ajahn Jumnien lui sourit et dit:
«Parfait! Nous avions besoin d'une nouvelle salle de médita-
tion depuis quelque temps. Je vous confie tout le projet.)) Notre
noblesse s'épanouit lorsque nous sommes admirés et respectés.
Il y a des années, Ram Dass alla voir son gourou, Neem
Karoli Baba, pour lui demander : « Comment puis-je être plus
éveillé? )) Son gourou répondit : « Aime les gens. )) Lorsqu'il lui
demanda le chemin le plus direct pour l'éveil, il eut cette
réponse: «Nourris les gens. Aime-les et nourris-les. Sers le
Divin sous toutes ses formes. )) Kabir, le mystique indien,
disait:« Une seule chose peut satisfaire mon cœur... Te servir
de tout mon souffle. ))
Servir est l'expression du cœur éveillé. Mais qui servons-
nous? Nous-mêmes. Qyand quelqu'un demanda à Gandhi com-
ment il pouvait se sacrifier ainsi continuellement pour l'Inde, il
répliqua : «Je fais cela uniquement pour moi. )) Qyand nous ser-
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

vons les autres, nous nous servons nous-mêmes. Les Upanishads


disent que c'est« Dieu qui nourrit Dieu».
Une communauté spirituelle qui a de la sagesse doit servir
quelque chose de plus vaste qu'elle-même. Si les gens se réunis-
sent en communauté principalement pour soulager leur propre
isolement et leur solitude, pour voir leurs besoins satisfaits par
les autres, ils deviennent comme un groupe d'enfants nécessi-
teux et inévitablement cette communauté est vouée à l'échec.
Mais si leur vision et leur créativité sont au service du sacré, de
Dieu, d'un bien commun plus large, il y a plus de chances pour
qu'une communauté saine et sage se développe.
Un maître soufi parle de cette nécessité:

Lorsque nous avons fondé notre communauté, nous nous sommes


aperçus que les gens se rassemblaientpour des besoins sociaux, pour des
raisons financières et politiques. Nous ne voulions pas que ces causes
soient le point central de notre rassemblement. Nous nous réunissions
pourprier et servir Dieu, pour évoluer spirituellement d'une manière
authentique, pour exprimer des choses plus vastes que nous-mêmes.
Nous voulions imprégner de sainteté chaquepartie de notre vie et con-
tribuer à ce que cette sainteté rayonne dans le monde.

En Amérique, les générations passées comprenaient cela


d'une manière aujourd'hui totalement oubliée. Notre histoire
est remplie d'exemples de soutien mutuel allant de la construc-
tion d'une grange ou du partage de nourriture et des semences
dans les périodes de famine jusqu'à la pratique religieuse et la
communion spirituelle.
Dans les périodes de catastrophes, comme l'inondation des
grandes plaines il y a quelques années, cette aide mutuelle ressurgit
de façon remarquable, au-delà de toute barrière de classe et de race.
Puis la vie redevient « normale » et les gens parlent avec regret de
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 339

cet état d'esprit qu'ils voudraient garder et dans lequel chacun se


sent proche de l'autre. Ces communautés de pionniers et d'immi-
grants sont pour nous comme une mémoire génétique qui nous
rappelle ce que nous pouvons être les uns pour les autres.
Être au service d'autrui est une manifestation de notre lien
sacré. Cela réactive l'unité qui a été perdue et nous permet d'oser
à nouveau nous regarder dans les yeux et découvrir le Divin qui
brille en toutes choses. Une pratiquante bouddhiste avancée, qui
travaille régulièrement dans les hospices, se souvient avec ses
patients moribonds des liens plus forts qu'avec n'importe qui
d'autre dans sa vie.

Au début, je pensais que c'était à cause de leur ouverturefoce à la mort.


Mais par la suite, je réalisai que c'était surtout parce que je faisais
chaque jour pour eux plusieurs sessions de méditation sur l'amour
bienveillant. Quand vous offrez intentionnellement à quelqu'un vos
souhaits pleins d'amour, vos prières et vos bénédictions, et ce d'une
façon répétée, cela change votrepropre cœur. Vous devenez l'amour que
VOUS offrez.

Nous sommes tous engagés dans une multitude d'actions


au service de nos frères et de nos sœurs. À chaque fois que nous
nous arrêtons à un feu rouge, donnons de l'argent au caissier,
disons bonjour, lavons la vaisselle, sortons la poubelle, nous ser-
vons notre famille, notre communauté et la terre. Dans chacune
de nos fonctions quotidiennes - en tant que constructeur,
marchand, jardinier, artiste, enseignant, soignant, secrétaire ou
commerçant, nous pouvons éveiller la compassion, nous pou-
vons trouver l'esprit de la sangha et la liberté.
Comme le dit le maître indien Meher Baba :
340 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Servir ne se limite pas à des actes héroïques, à de grands gestes ni à des


dons énormes à des institutions publiques. Servent aussi ceux qui
expriment leur amour dans les petites choses. Un mot qui donne du
courage à un cœur brisé ou un sourire porteur d'espoir au milieu de la
morosité est un service, au même titre qu'un sacrifice héroïque. Un
regard qui balaye l'amertume du cœur est aussi un service, bien qu'if
puisse ny avoir aucune intention de cet ordre. En elles-mêmes, ces
choses peuvent sembler minimes mais la vie est faite de beaucoup de
petites choses. Si ces petites choses étaient ignorées, la vie serait laide et
insupportable.

Servir habilement nécessite un cœur paisible


Pour que l'intention soit empreinte de sagesse et le service habile,
il faut les nourrir de périodes de calme et de prières. Chaque
grande tradition contient une forme de sabbat. En Occident, nous
avons hérité de la bénédiction du sabbat chrétien et juif. Pour les
musulmans, le vendredi est un jour saint et, de la même manière,
les hindous et les bouddhistes renouvellent leurs vœux de simpli-
cité les jours de pleine lune, de nouvelle lune et de demi-lune. Dans
ma jeunesse, le Massachusetts avait le sabbat des « Lois Bleues »,
demandant à toute forme d'activité de cesser le dimanche. Mais
maintenant, une génération plus tard, nous avons des supermar-
chés ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre et des banques
sept jours sur sept. Notre société de consommation a proclamé le
droit d'opérer sans contrainte, ce qui est une recette pour se brûler
les ailes.
I.:esprit qui se met au service des autres et de nous-mêmes peut
se développer sur différentes bases : les instants de souvenirs, les
moments de prières et de bénédiction. Si nous prêtons attention à
notre respiration et aux battements de notre cœur, il y a une pause
légère et indispensable entre chacun d'eux. Pour battre pendant
DE NOMBREUX FRÈRES ET SŒURS 34I

toute notre vie, le cœur doit se régénérer, immobile, avant chaque


nouveau battement. La maturité spirituelle demande, elle aussi, de
telles périodes de sabbat durant lesquelles nous sortons du temps
commercial pour entrer dans l'intemporel.
Nous devons devenir le sanctuaire que nous cherchons. Cela
peut commencer avec une journée de sabbat ou une période quo-
tidienne de méditation et de prières. Parfois cela demande d'insti-
tuer des périodes régulières de silence, là où nous travaillons. Cela
peut aussi impliquer un remodelage de notre style de vie: se tour-
ner vers une simplicité volontaire, passer du temps dans la nature,
s'adonner à des retraites périodiques. Peut-être nous faudra-t-il
éteindre CNN et allumer Mozart et, dans les périodes de difficul-
tés ou de conflits, prendre le temps de soufRer, de clarifier notre
cœur et d'écouter en silence notre intention la plus profonde. Dans
ces moments, nous nous souvenons du rôle de notre cœur sur terre.
Un contemplatif chrétien enseignant se souvient :

j'avais vécu de nombreuses années dans une petite communautépro-


tégée. Puis il m'apparut qu'il était temps de retourner dans la société
pour la servir. Je commençai la réintégration en faisant des allers et
retours.]e travaillais dans un hôpitalpour les malades du sida et dans
un centre d'urgence. Une fois par mois, je rentrais dans ma commu-
nauté, mon cœur aspirant au silence. j'étais debout à foire la queue
quand le don de nourriture fut célébré et je ressentis à quel point
chaque chose ici, même la plus ordinaire, était tenue pour sacrée. C'est
en fait comme cela tout le temps : le mystère de la grâce. Je savais que
ce qui importait n'était pas uniquement la prière ou la méditation.
C'était le silence, le fait de s'arrêter et de respirer, d'ouvrir son cœur,
de voir que la planète entière et tout ce qu'elle porte est sainteté. Je
veux apporter cette beauté à toutes les personnes que j'approche et je
reviens donc régulièrement au silence. Je sais que si je peux m'arrêter
et me souvenir de cefait, la vie accomplira pour moi ses promesses.
342 NETTOYER POUR S'ÉVEILLER

De ces instants de calme apparaît clairement la manière la


plus habile d'aimer et de servir. En nous arrêtant pour écouter,
nous nous connectons les uns aux autres et la vraie commu-
nauté prend naissance.
S'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES

Le véritable travail consiste à demeurer


dans la nature de notre cœur, à arriver à
comprendre que nous vivons vraiment ici,
que ce continent est réellement celui sur
lequel nous sommes et que nos engage-
ments sont là, vis-à-vis de ces montagnes,
de ces rivières, de ces zones verdoyantes,
de ces créatures. Le véritable travail
implique une loyauté qui remonte ... à des
milliards d'années. Notre vrai travail con-
siste à accepter la citoyenneté de la terre.
(Gary Snyder.}

Chaque matin, je m'éveille tiraillé entre le


désir de sauver le monde et celui de le
déguster. (E. B. White.)

.(e mandala de l'éveil révèle la


trame de la vie de telle sorte que nous pouvons ressentir directe-
ment le lien subtil du souffle qui nous unit à tous ceux qui vivent.
En Inde, on nomme cela le Précieux Filet d'Indra, trame dans
laquelle chaque maille contient le joyau étincelant d'un individu,
étroitement lié aux autres brins de l'existence et les reflétant. En
approfondissant cette connexion avec le monde de la nature, elle
devient une réalité indéniable et nous apporte à la fois responsabi-
lité et joie. Chef Seattle disait : « Qye serait un homme sans les
344 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

animaux? Sans eux, les hommes mourraient d'une grande solitude


de l'esprit. »
De la même manière, nous pouvons nous demander com-
ment nous pourrions marcher et danser sans la terre? Et s'il n'y
avait pas de montagnes, où tomberait la neige? Où le léopard
des neiges pourrait-il continuer à secrètement faire le guet?
Nous devons intégrer la terre entière et tous les êtres dans notre
pratique à cœur ouvert.

Pratiquer avec les montagnes et les rivières


Qgand le Bouddha, après avoir contemplé l'étoile du berger et
atteint l'éveil sous l'arbre de la Bodhi, partit enseigner, il choisit
de le faire au début dans la forêt, à l'ombre des arbres du Parc
des Gazelles de Sarnath plutôt que dans la ville de Bénarès
située à une dizaine de kilomètres de là. De même, Moïse con-
duisit son peuple dans la nature : il n'était pas à la recherche
d'une ville mais d'une terre qui ruisselle de lait et de miel. Jésus
se rendit seul dans le même désert et, bien qu'il ait enseigné
dans des villes, il revint souvent au bord de la mer, dans les oli-
veraies, les champs et les jardins. Ses paroles s'inspiraient de la
vie des bergers et des pêcheurs, du lion, de l'agneau et des fleurs
de lys. Toutes les traditions spirituelles incluent le monde de la
nature dans leur sagesse, à la fois comme un lieu de refuge et
comme une manifestation de la loi naturelle et sacrée.
Les catholiques et les bouddhistes contemplatifs conti-
nuent à pratiquer dans les montagnes et les forêts. Un de mes
enseignants, Ajahn Bouddhadasa, qui fonda un grand monas-
tère au cœur d'une forêt, parle du monde de la nature comme
d'un enseignant.
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 345

Les organes de notre corps, nos bras, nos mains, nos poumons, nos
reins fonctionnent comme une coopérative afin de survivre. Les
humains, les animaux, les arbres et la terre sont entremêlés, associés
en coopérative. Le soleil, la lune, les planètes et les étoiles sont aussi
une coopérative gigantesque. En nous éveillant à ce qui est au-delà
de notre intérêt individuel, nous découvrons une écologie naturelle
de l'esprit et de la nature, fraîche, ouverte, joyeuse, dans laquelle
nous sommes organiquement reliés à toute chose.

Les notions modernes de culture basée sur l'écologie ne


sont pas une nouveauté. Un enseignement traditionnel boudd-
histe de l'Inde suggère aux humains de planter un arbre tous les
cinq ans; l'un des gouvernants les plus sages de l'histoire du
monde, l'empereur indien Ashoka, créa un vaste royaume régi
selon les principes de l'interdépendance.
Un jour, peiné par une campagne particulièrement san-
glante destinée à conquérir le sud de l'Inde, Ashoka vit un
simple moine qui marchait sereinement à travers le champ de
bataille gorgé de sang. En regardant cet homme, l'empereur
pensa : « Moi qui ai tout, je ne suis pas aussi heureux ni aussi
paisible que cet homme qui n'a rien.» Ashoka devint donc le
disciple de ce moine et le dharma qu'il découvrit transforma
son pays en un royaume de vertu. Ses armées avaient pour mis-
sion de maintenir la paix plutôt que de faire la guerre. La tolé-
rance religieuse, la responsabilité morale et le renoncement
étaient mis en valeur. On encouragea le végétarisme, des puits
furent creusés, les forêts furent préservées et des lois promul-
guées pour la santé et le bien-être du peuple mais aussi de la
terre. On trouve encore partout en Inde des piliers de pierre,
vieux de deux mille ans, où sont inscrits les édits d'Ashoka.
Malheureusement, la sagesse comme l'environnement doi-
vent être constamment alimentés pour s'épanouir. Après le règne
d'Ashoka, l'attitude de nombreux moines et nonnes asiatiques à
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

l'égard de leur lien interdépendant avec la terre devint passive et


ils ne se préoccupèrent plus beaucoup de l'environnement. Dans
les villages tropicaux et les monastères des forêts du Sud-Est
asiatique, on jette tout simplement ses ordures par terre. Cela
pouvait encore aller tant que ces déchets étaient des feuilles de
bananiers et des papiers d'emballage locaux. Mais c'est devenu
un cauchemar depuis que les plastiques les ont remplacés. Et
pourtant, les enseignements de nombreux maîtres continuent à
se focaliser presque exclusivement sur l'esprit de l'individu et
n'encouragent aucun sens de responsabilité vis-à-vis du monde
de la nature qui nous entoure.
Mais les coupes des forêts de Thaïlande, du Laos et de Birma-
nie devinrent si généralisées que les moines durent agir pour pré-
server des bûcherons les derniers endroits sauvages. Ils commen-
cèrent à sortir et à entourer cérémonieusement de leurs robes les
arbres centenaires, les ordonnant abbés de la forêt. Maintenant les
moines sont devenus les défenseurs de la forêt, les sauveteurs de
l'environnement. De la même manière, un mouvement écologique
chrétien se développe en Occident. Suivant l'exemple des nonnes
et des prêtres d'Amérique latine, des églises à travers le monde
commencent à considérer le soin apporté à la sainteté de la nature
comme faisant partie du chemin vers Dieu.
Les nonnes d'un couvent décrivent comment cette prise de
conscience se développe.

Pendant des décennies, nous nous étions volontairement isolées des


problèmes du monde. Nous continuions à ne pas nous impliquer dans
la politique ou dans tout ce qui est événementiel.
Mais nous avons commencé à faire du recyclage en I9J8. Puis
nous avons cessé d'utiliser des pesticides en I98J. Aujourd'hui la plus
grande partie de notre nourriture est biologique. Nous réduisons au
minimum l'usage de nos voitures et de nos camionnettes. Une atten-
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 347

tian à la terre s'est peu à peu glissée dans nos actions et nos prières.
Nous apprenons cela à ceux qui nous rendent visite. Certaines de nos
sœurs sont devenues militantes en Amérique latine. Cela ne veut pas
dire que tout ceci était exclu de nos prières vers Dieu, mais mainte-
nant les espèces en voie de disparition, laforêt tropicale et les cultiva-
teurs pauvres sont intégrés à notre activité sacrée; ils sont une partie
de nous-mêmes.

Les royaumes du genre humain et de la nature ne sont pas


séparés. Qye ce soit en regardant la responsabilité de notre mode
de vie dans le réchauffement de la planète ou dans la pollution de
nos rivières, ou en considérant l'origine de notre alimentation,
nous devons ouvrir les yeux et reconnaître cette interdépendance.
Lorsque nous faisons nos courses dans un supermarché, nous
pouvons penser aux nuages de pluies qui nous procurent cette
nourriture, au terreau humide dans lequel elle pousse et au millier
d'activités humaines grâce auxquelles elle arrive sur notre table.
Le poète Alison Luterman a écrit:

Les fraises sont trop délicates pour être récoltées à la machine.


Celles qui sont parfaitement mûres s'écrasent au moindre contact
humain trop prononcé ... Chaque fraise que vous avez mangée -
chaque fruit - a été cueillie par des mains humaines calleuses.
Chaque tranche de pain couverte de confiture représente quelqu'un
à genou, avec son mal au dos ou à la hanche, quelqu'un avec un
mouchoir autour du poignet pour essuyer sa sueur.

Au départ, la vie spirituelle peut se concentrer sur la trans-


formation de l'être et la sagesse dans les relations humaines.
Mais une perception non égotique doit aussi nous conduire à la
globalité qui nous unit aux montagnes. Voici les réflexions d'un
enseignant de yoga :
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Quand je vivais en Inde dans les années 70, l'un de mes gourous
enseignait le yoga dans une ville bruyante, sale et polluée. Nous
apprenions tout ce qui concernait la pureté intérieure mais jamais il
ne mentionna la misère autour de nous. Mon deuxième gourou avait
un ashram à la campagne et, là aussi, nous étudiions le yoga, la médi-
tation et de puissantes pratiques de respiration pour transcender le
monde. Là encore, l'environnement était laissé à lui-même. C'était
choquant de voir comment la conscience écologique et la pratique du
yoga étaient deux mondes tellement séparés. Nous pensions qu'être
végétariens suffisait. Maintenant, je dirige des retraites de yoga dans
des endroits sauvages etj'essaye d'enseigner comment l'esprit pur et la
pureté de nos rivières et de notre air sont interconnectés. Il est devenu
nécessaire de vivre avecplus d'attention et d'avoir un yoga du monde,
pour relier consciemment nos corps avec le corps du monde.

Joanna Macy, enseignante bouddhiste visionnaire et mili-


tante, fait remarquer qu'une transformation écologique ne peut
avoir lieu que s'il y a une révolution spirituelle, « un large revi-
rement de la conscience humaine ».

Même nos scientifiques peuvent voir qu'il n'y a pas de solution


technologique : aucune montagne d'ordinateurs, aucun produit magi-
que ne peuvent nous sauver de l'explosion démographique, de la défo-
restation, du dérèglement climatique, de l'empoisonnement par la
pollution et de l'extinction massive des espèces végétales et animales.
Nous allons devoir aspirer à des choses différentes, rechercher des
plaisirs différents, poursuivre des buts différents de ceux qui nous ont
animés jusqu'alors, nous et notre économie mondiale.

A travers l'éveil spirituel, les valeurs de consommation se


révèlent comme étant de plus en plus superficielles et fausses.
La saisie et le besoin de possession laissent place à l'amour et à
l'intégrité, au désir profond de vivre en harmonie avec toute la
création. Une aspiration à vivre plus simplement s'élève pour le
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 349

plus grand bien de nos cœurs; un sens de responsabilité pour la


vie sur Terre se développe.
Mais cette transformation nest pas automatique. Dans tous
les domaines du mandala de l'éveil, nous devons consciemment
faire face à notre conditionnement et à nos habitudes. Une
enseignante parle de ses luttes quotidiennes à cet égard.

Les souffrances du monde continuent à être un dilemme qui me torture.


Il ne se passe pas un seuljour sans queje sois choquée par la quantité de
choses àfoire. j 'ai enseigné les pratiques contemplatives pendant trente
ans etje pense que l'éveil intérieur est à la racine de toute possibilité de
transformation de notre existence égocentrique en quelque chose de bon
pour le monde. Mais parfois cela semble tellement lent. Ce n'estpas que
j'attende un changement du genre humain. En Inde et au Népal, dans
les circonstances les plus pauvres que l'on puisse imaginer, j'ai vu aussi
la complèteperfection de la vie et la réalité vivante de la liberté. j'ai vu
également, etje continue de voir, qu'ily a des millions depersonnes ajJa-
mées, pauvres, malades et un nombre incroyable d'êtres dans le besoin.
j efois ce que je peux pour aider. j'essaie de vivre simplement. Chaque
jour je me demande si j e soutiens les causes justes et si je fois les choix
appropriés. Est-ce quej'en fois assez?

À notre grand désappointement, les États-Unis demeurent


le plus grand fabricant et fournisseur d'armes à travers la pla-
nète. Nous savons que le monde dépense ses richesses en arme-
ment, des milliards de dollars alors que seulement ro % de ces
sommes pourraient nourrir chaque année tous nos enfants,
toutes les personnes affamées sur terre. Nous avons découvert
que la pollution croissante de nos ressources en eau douce
affecte chacun de nous- une analyse biologique du lait mater-
nel des Indiennes Mohawk de l'État de New York montre que
toutes ces atteintes du sol se retrouvent dans notre corps.
Qy'allons-nous faire?
350 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Les valeurs spirituelles ne nous demandent pas de vivre


comme des renonçants, dans la simplicité monastique ou dans
le retour à la terre. Nous avons aussi besoin de guides spirituels
en politique, en médecine, dans la justice, à Wall Street, dans
nos forces de police - dans tous les domaines de la vie. L'his-
toire bouddhiste du bodhisattva Vimilakirti nous montre com-
ment un être illuminé peut choisir à dessein de s'incarner en
tant que riche commerçant afin d'apporter la sagesse dans le
monde du commerce. Plus tard, il entra à l'hôpital en tant que
patient pour enseigner la compassion aux médecins puis il se
rendit dans les bars et les maisons closes pour offrir ces ensei-
gnements à ceux qui s'y trouvaient. Aucun royaume de la vie
humaine n'était exclu de son activité de compassion.
Apporter des bénédictions à tous en se jetant complètement
dans la vie est une idée noble mais nous pouvons facilement nous
tromper nous-mêmes en prétendant suivre l'exemple de Vimila-
kirti. Les richesses dont nous jouissons dans la société moderne
occidentale ont un prix élevé, comprenant l'exploitation des
autres cultures, la colonisation économique de la plus grande
partie du monde, la dévastation écologique de l'habitat et des
espèces. Chaque fois que nous conduisons, nous contribuons à la
pollution du monde et au réchauffement de la planète. Chaque
fois que nous prenons l'avion, son carburant nous est fourni grâce
à une politique dominatrice au Moyen-Orient et à la destruction
des territoires de caribous en Alaska. Notre désir de manger de
la nourriture importée à un prix aussi bas que possible peut avoir
de terribles conséquences pour les agriculteurs et la terre du Gua-
temala et du Brésil.
Dans la Grèce antique, éveil se disait alethe. L'opposé d'éveil
n'est ni le mal ni l'ignorance mais !ethe, le sommeil. Même après
une expérience quelconque d'éveil, nous pouvons demeurer
endormis face aux conséquences de notre mode de vie moderne.
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 351

L'interdépendance et la compréhension écologique ne sont mal-


heureusement pas explicitement enseignées dans la plupart des
cursus spirituels traditionnels. Nous devons nous éduquer nous-
mêmes pour voir le coût invisible de nos actions, jusqu'à ce que
notre vie extérieure soit en harmonie avec les vraies valeurs de
notre cœur.
De nos jours, « l'inventaire moral » d'un être humain doit
être étendu à son mode de vie. L'Octuple Sentier bouddhiste
comporte la pensée juste, l'action juste, la parole juste et les
moyens d'existence justes. Notre mode de vie, notre travail,
notre maison, nos revenus, nos voyages, notre niveau de con-
sommation, notre participation politique et sociale sont-ils en
harmonie avec notre compréhension nouvelle et élargie de
l'interdépendance? O!Ielle direction notre attention à la terre et
notre réalisation de l'interdépendance nous demandent-elles de
prendre dans notre vie? Comment devons-nous changer, non
pas par culpabilité mais par amour? Cette transformation com-
mence par l'acte même de nous poser ces questions.

Voir avec les animaux, écouter avec les rivières


Nous devons parfois sortir totalement de notre conscience égocen-
trique. Pour effectuer ce travail d'ouverture à l'interdépendance,
John Seed, qui milite pour la défense de l'environnement, a créé un
groupe de méditation appelé l'Assemblée de tous les êtres. Ces
réunions se tiennent partout dans le monde. Lors de ces rassem-
blements qui se déroulent dans des lieux où la nature révèle sa
beauté, il est demandé à chaque membre du groupe d'aller dehors
pendant un jour ou deux, de marcher et de relier son cœur à une
voix qui cherche à être entendue, celle d'un lieu particulier, d'une
montagne particulière ou d'une rivière, d'une plante, d'un animal,
352 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

un héron, un pin, un bison, une colombe. Ensuite, après avoir


fabriqué des masques ou des costumes qui représentent ce qu'ils
ont choisi, les membres du groupe tiennent leur assemblée.
Chacun parle au nom de son espèce ou de son endroit.« Je
suis un canard et je parle au nom du gibier d'eau.»« Je suis un
ruisseau de montagne et je parle pour les rivières du monde. >>
Qgand toutes les espèces se sont présentées, elles commencent
à exposer leurs problèmes à l'assemblée. Il est demandé à quel-
ques membres du groupe de rester dans leur rôle humain et de
s'asseoir au centre pour écouter.
«En tant qu'oie sauvage, je veux dire à l'assemblée que mes
longues migrations sont maintenant rendues difficiles du fait
de la disparition des marécages. Les coquilles de mes œufs sont
fines et fragiles; elles se brisent avant que mes petits soient prêts
à naître. Je crains que mon squelette soit empoisonné.»
L'assemblée se recueille sur cette vérité.
«Oh, humains! Je parle en tant que rivière, porteuse de vie.
Regardez ce que je véhicule maintenant que vous m'avez déversé
vos déchets et vos produits toxiques .. . Je suis devenue source de
maladies et de mort. » L'assemblée continue à écouter.
Une fois que toutes les autres espèces ont été entendues, la
parole est donnée aux humains. D'ordinaire, ils expriment des
regrets et des peurs quant à l'avidité humaine et aux forces qu'ils
ont déchaînées et ne contrôlent plus maintenant. Les peines du
monde qui sont exprimées galvanisent leur inquiétude pour
l'avenir de toutes les espèces.
Les humains sont alors invités à demander de l'aide auprès
du vaste monde de la nature. Les non-humains offrent leur
sagesse et leurs forces: la montagne fait don de sa stabilité pai-
sible, le faucon de sa vue perçante, le coyote de sa créativité
joyeuse, la fleur sauvage d'un parfum qui nous rappelle à la
beauté, le vieux pin de son infatigable résistance.
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 353

Comme dans cette assemblée, nous pouvons apprendre de


la nature où que nous soyons. Les plantes, les animaux et les
rivières dans les vallées nous apportent sagesse et soutien; ils
nous apportent le dharma. Le grand maître zen Dogen dit un
jour : « Dans chaque bambou, il y a tous les Bouddhas. » Et
pourtant, si ce bambou Bouddha est transporté de façon irré-
fléchie de son pays natal dans notre arrière-cour, il devient rapi-
dement un fléau pour notre voisinage. Sa puissante ténacité
doit être respectée autant que sa beauté. O!te ce soit en trans-
portant des bambous ou en condamnant des rivières, pour vivre
avec sagesse dans le monde de la nature, nous devons honorer
sa puissance et son intégrité et ne pas imaginer pouvoir simple-
ment l'adapter à nos propres idées et à nos propres convenan-
ces. Les moines qui vivent dans les forêts de tecks aiment la
beauté et l'ombre de leurs voûtes verdoyantes mais ils respec-
tent aussi la force du tigre, le venin du cobra, les fièvres de
malaria et toute la vie sauvage qui s'y abrite. Tous sont pour eux
des enseignants.

Les plantes et les arbres en guise d'enseignants


La tradition des Aînés de la forêt nous recommande de passer
du temps dans la nature. Nous commençons à transformer
notre esprit à chaque fois que nous allons faire une marche et
sentons les massifs de lauriers après la pluie, à chaque fois que
nous nous arrêtons pour admirer un cognassier au printemps,
un érable aux couleurs de feu en automne, l'ombre particulière
d'une rose au crépuscule, le lis bourgeonnant sur la grille
d'entrée de notre voisin, le dernier bruissement des petits ani-
maux dans le silence stupéfiant des montagnes à la tombée de
la nuit. Nous ranimons notre vie spirituelle à chaque fois que
354 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

nous retournons vers la vie sauvage du monde et percevons la


beauté qui nous a donné vie et les cycles que nul ne saurait assu-
jettir, bien plus vastes que tous nos projets. De cette manière,
notre attention au monde non humain peut s'accroître, non par
obligation mais par amour, par gratitude et respect pour
l'ensemble de la création et sa sainteté perpétuelle.
En prenant soin de cette terre, nous faisons partie de son
éveil. Comme l'écrivit Ralph Waldo Emerson:« Apprécier la
beauté et découvrir le meilleur chez les autres; laisser un monde
un peu plus harmonieux, que ce soit par un enfant en bonne
santé, un bout de jardin, une condition sociale améliorée;
savoir que, parce que vous avez vécu, une vie, ne serait-ce
qu'une seule, peut mieux respirer, c'est avoir réussi.» Veiller sur
le monde de la nature est un chemin qui nous amène à prendre
également soin du genre humain.
Le projet des jardins en prison de Cathy Sneed a montré les
bienfaits remarquables qui peuvent apparaître lorsqu'il y a
reconnaissance de notre lien avec tout ce qui vit. En 1984, sou-
cieuse de la mort spirituelle de la population carcérale amoin-
drie par l'emprisonnement, elle conçut un projet permettant à
chaque détenu de s'occuper d'un bout de jardin. Dans le péni-
tencier du comté de San Francisco, on proposa aux prisonniers
de faire pousser des légumes sur un lopin de terre derrière l'un
des bâtiments de la prison. Grâce à des fonds recueillis, Cathy
Sneed put leur offrir de jeunes plants, du paillis, de l'engrais et
les outils de base pour le jardinage.
Pouvoir de ses propres mains cultiver un jardin, être respon-
sable de sa floraison, lutter contre les insectes et la sécheresse
firent ressurgir le meilleur de ces êtres mis à l'écart. Ils dévelop-
pèrent un lien et une attention pour quelque chose d'extérieur à
eux-mêmes. (Cathy évoque un géant assez macho disant:« Ne
marche pas sur mes petits. ») Les gardiens de la prison furent stu-
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 355

péfaits du changement. Ces jardins devinrent si importants pour


ceux qui s'en occupaient que leur vie commença à tourner autour
de ces lopins de terre. Certains même, quand leur temps d'incar-
cération vint à terme, commirent à dessein de petites infractions
ou ne tinrent pas parole pour pouvoir ainsi retrouver leur jardin.
Cela amena Cathy à l'inévitable étape suivante : un projet
de jardins pour anciens détenus et des jardins communautaires
pour les exclus, dans de nombreuses villes de la baie de San
Francisco. Ce projet de jardins devint lui-même une sorte de
verger dont la récolte était les gens eux-mêmes. Offrir l'oppor-
tunité de jardiner donna naissance à une communauté consti-
tuée de personnes ayant une attention et un intérêt grandissants
pour la terre. Ce fut une grande bénédiction. L'attention et
l'intention de ces jardiniers s'épanouirent dans leur cœur autant
que sur leur petit lopin de terre.
Le monde de la nature nous apprend une relation différente
avec le temps, basée sur des rythmes et des cycles autres que nos
projets habituels. Certains insectes ne vivent qu'un seul jour.
Certaines plantes ne fleurissent qu'une fois par siècle. Le man-
dala de l'éveil embrasse ces différentes structures temporelles et
nous permet de les honorer dans notre vie de pratiquant. Nous
devenons les gardiens du cycle de la vie.
Les anciens Amérindiens enseignaient la nécessité de pré-
voir «jusqu'à la septième génération». Gregory Patterson,
anthropologue et théoricien des systèmes, nous donne une idée
de ce que cela signifie. Il raconte une histoire à propos du nou-
veau collège de l'université d'Oxford, fondé au début du
xVI{ siècle. Qyand le grand hall y fut construit, son plafond
était soutenu par d'énormes poutres en chêne de quatre pieds
de large. Il y a quelques années, les hommes chargés de l'entre-
tien du bâtiment découvrirent que ces poutres étaient très affai-
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

blies par la moisissure. Un problème se posa alors: comment


trouver de telles poutres à notre époque?
Un jour, l'un de ces hommes en parla au garde forestier du
Collège qui lui dit en souriant : « Nous nous demandions
quand vous feriez appel à nous. Celui qui a construit ce hall
savait qu'un jour ces poutres allaient pourrir et il nous a donné
l'ordre de planter un bosquet de chênes pour les remplacer. Ces
arbres ont maintenant trois cent cinquante ans -juste la taille
appropriée pour les poutres. »
Grâce à un esprit d'attention sincère, des actions préventives
comme celle-ci deviennent un mode de vie. Nos petites actions et
notre souci de bienveillance prennent place dans une perspective
plus large. Nous savons que nous faisons partie d'un ensemble
incommensurable. Qyand notre conscience ne se limite pas à notre
simple vie humaine, notre soufRe peut circuler librement, notre
cœur peut accueillir la compassion pour tous les êtres.

Agir au nom de tous les êtres


Dans la tradition bouddhiste, un bodhisattva est un être qui se
dédie à l'éveil universel, qui offre compassion et sagesse à tout ce
qui vit, peu importe le temps nécessaire. On peut exprimer cela en
faisant vœu de ne pas accéder au royaume du nirvana tant que le
moindre brin d'herbe riy est pas entré lui-même. Chaque jour,
avant chaque méditation, de nombreux pratiquants à travers le
monde récitent les vœux de bodhisattva pour se souvenir de cette
intention. Ces vœux commencent ainsi : « Innombrables sont les
êtres vivants; je fais vœu de les servir jusqu'à ce qu'ils soient tous
libérés. L'ignorance et la saisie sont sans limite; je fais vœu de les
transformer et de les déraciner complètement. »
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 357

Faire vœu d'apporter éveil et compassion aux êtres innom-


brables pendant des éons est une tâche qui nous dépasse. Tout
étudiant qui s'engage ainsi doit mesurer ce que cela signifie et
comment cela doit être vécu. Cela veut-il dire que moi, ce
«petit ego »,je dois voyager à travers l'univers et sauver tous les
êtres? Comment puis-je évaluer ma réussite? Comment dois-
je commencer?
C'est assez simple. Les vœux de bodhisattva ne parlent pas
d'un accomplissement mais d'une direction, de l'établissement
d'une intention. Peu importe les circonstances qui s'élèvent,
que ce soit la naissance ou la mort, la joie ou la tristesse,
j'engage mon corps, ma parole et mon esprit dans la direction
de la compassion et de l'éveil. À chaque nouvel instant, je vais
planter des graines de bienveillance et de libération pour tous
les êtres vivants et moi-même.
Les vœux de bodhisattva ne sont pas une jauge mais une
boussole, un guide que le cœur doit suivre. Ils deviennent la
source d'une action sage, la direction à partir de laquelle tout le
reste suit. Ils deviennent notre héritage. Comme le disait
Martin Luther King Junior: «Je veux que vous puissiez dire
que j'ai essayé d'aimer et de servir l'humanité ... Je veux juste
laisser derrière moi une vie faite d'engagements.»
Au milieu de la terrible tragédie que traverse le peuple tibé-
tain, le Dalaï-Lama a souvent rappelé combien il était important
pour lui de pouvoir s'appuyer sur ses vœux. Il dut, en tant que
chef politique et spirituel et exemple de la non-violence à travers
le monde, prendre de douloureuses décisions pour sa nation et
son peuple, et ce pendant de difficiles décennies. Il avoue ne pas
être toujours sûr que sa décision est la meilleure et admet avoir
parfois commis des erreurs. « La seule chose sur laquelle je peux
compter, explique-t-il, est ma sincère motivation.» La motiva-
tion de son cœur consiste à encourager du mieux qu'il peut, dans
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

chacune de ses actions, la compassion et la libération. Il prend


refuge dans la graine d'intention qui motive ses actes. Si nous
semons des graines de bonté, quelque chose de magnifique appa-
raîtra un jour.
Pour être utile à tous les êtres, nous devons nous souvenir
d'une autre vérité essentielle: il n'est jamais trop tard pour com-
mencer. Lorsqu'avec sagesse nous regardons la lourde pression
du temps, cela transforme notre responsabilité vis-à-vis des cho-
ses. Nous découvrons la perspective du long terme. Nous ne
sommes pas en charge de quelque chose. Dans nos relations,
dans notre communauté, sur cette terre, nous ne vivrons sans
doute pas assez longtemps pour voir tous les changements aux-
quels nous contribuons - nous sommes les planteurs de semen-
ces. Oltand les graines de nos actions sont basées sur l'attention
et la sincérité, nous savons qu'elles produiront des fruits qui
nourriront tous les êtres. Peu importe ce qui s'est passé, nous
pouvons commencer à nouveau. Nous ne pouvons commencer
que maintenant, là où nous sommes, et c'est ce présent qui
devient la graine de tout ce qui va suivre. Notre responsabilité,
notre créativité sont les seules choses qui nous sont demandées.
Avec une motivation sincère, nous allons naturellement poser les
bonnes questions, offrir une véritable attention, prendre soin de
ce que nous aimons avec une sagesse à longue échéance. C'est le
travail à long terme d'un agriculteur dans son verger, d'un parent
pour son enfant.
Cette large perspective est celle de l'Ainé, du sage. Elle se
développe naturellement au sein d'une vie qui s'engage dans un but
spirituel. Un enseignant de méditation raconte :

C'est comme si ma vie spirituelle avait été un cheval lent. j'ai com-
mencé avec beaucoup d'ambition. j'ai essayé de galoper au début, de
foire des longues pratiques ici et en Asie :j'étais en route pour l'illu-
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES 359

mination. j'ai rencontré l'extase, la félicité, des états mystiques et une


vision incroyable - oui, tout cela est arrivé. Mais tout cela n'a fait
que m'éveiller à ce que je devais foire. Pour être véritablement une
personne heureuse, j'ai dû ralentir le cheval, revenir sur terre etfoire
en sorte que ma vie s'accorde avec mes valeurs. Alors, après de nom-
breuses nouvelles méditations et un travail intérieur, j'ai pris un
tournant à cent quatre-vingts degrés vers le monde. j'ai vu de plus en
plus comment lesforêts, les océans, les pandas, le plancton, la biosphère
dépendaient de moi comme je dépendais d'eux. je suis devenu un
militant spirituel. j'ai enseigné et écrit sur ce sujet;je l'ai vécu. Nous
avons eu quelques succès mais ensuite j'ai dû à nouveau ralentir le
cheval car mon ambition était revenue d'une nouvelle manière.
Maintenant je comprends mieux le renoncement. Il ne s'agit pas
de monastères ni de renoncer à la vie. Nous sommes ici pour apprendre
les leçons de la vie humaine. C'est la renonciation à l'avidité et à
l'ambition, à l'enfermement égocentrique de notre temps. Ici, nous ne
sommes pas en charge de quoi que ce soit. Nous devons être patients,
laisser nos actions émerger d'un cœur simple et pur et des circonstances
dans lesquelles nous nous trouvons. Tout ce qui est bon en découle.

Action appropriée, repos approprié


Le monde de la nature nous enseigne l'action mais aussi le non-
agir. Les arbres portent des fruits et s'assoupissent en automne;
les loutres et les truites arc-en-ciel dorment et se réveillent; le
jour alterne avec la nuit et l'été avec l'hiver. Nous avons souvent
le sentiment de devoir faire un effort continu pour mettre en
acte nos intentions de bodhisattva, sinon nous sommes des
ratés ou des paresseux. Mais la communauté plus large des êtres
nous dit que sans les mois d'assoupissement de l'hiver glacé il
ne peut y avoir de pommes. Dans le mandala de la vie éveillée,
le repos, le non-agir, l'écoute sont aussi importants et essentiels
que l'action.
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Thomas Merton nous avertit :

Se laisser emporter par une multitude de problèmes conflictuels, se


soumettre à trop de demandes, s'engager dans trop de projets, vou-
loir aider tout le monde en toute chose est en soi succomber à la vio-
lence de notre époque.

Parfois il est nécessaire de marcher, parfois il est nécessaire


de s'asseoir, de prier. Chaque chose peut à son tour ramener
l'équilibre dans le cœur et dans le monde. Pour que nous agis-
sions avec sagesse, notre compassion doit faire part égale avec
l'équanimité, la capacité de laisser les choses telles qu'elles sont.
Si notre cœur passionné peut être touché par les peines du
monde, nous devons cependant nous souvenir qu'il n'est pas de
notre responsabilité de réparer toutes les fractures du monde
mais seulement celles dont nous sommes capables. Autrement,
nous dépassons la mesure, comme si nous étions sur cette terre
pour être le sauveur de l'humanité qui nous entoure.
Compassion et équanimité sont en harmonie lorsque nous
vivons dans la réalité du présent. C'est très simple. L'attention
et la compassion ne sont véritablement présentes que pour un
pas à la fois, une personne à la fois, un moment après l'autre.
Autrement nous sommes submergés par tous les problèmes à
résoudre : les dilemmes dans notre famille ou notre commu-
nauté au sens large, l'injustice et la souffrance du monde entier.
· La compassion sera plus réelle si elle s'adresse à ce qui est
particulier et répond à l'immédiateté de l'instant présent.
Même dans des situations globales il faut agir ainsi. C'est dans
les choses particulières que la miséricorde du cœur se déve-
loppe. Qye ce soit notre voisin de palier malade ou l'élaboration
pas à pas d'une campagne mondiale pour bannir les mines ou
arrêter la destruction des forêts tropicales, chaque jour, chaque
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES

étape est comme une respiration, une pratique d'élargissement


du cœur. C'est dans ces petites étapes que notre vérité peut
,, .
s epanomr.
Un enseignant de méditation rappelle :

Après trente ans de pratiques assises, il semble que même cinquante


années ne seront qu'un court instant. Maintenant je considère le long
terme, surplusieurs vies. Mon engagement est simple. Il consiste à me
dédier à la plus haute aspiration vers l'illumination. Le temps n'est
pas un problème. L'important est d'enseigner la possibilité de devenir
totalement libre et de laisser chaque action, chaque jour être illuminé
par cette possibilité et cette vérité.

Toute prière, tout acte conscient contribue à guérir l'ensemble.


Gandhi disait :

Je crois en l'unité essentielle de tout ce qui vit. C'est pourquoi je crois


que si une personne progresse spirituellement, l'ensemble du monde
progresse et si une personne chute, le monde chute de la même
manière.

Dans le domaine de l'action, tous les gestes ne doivent pas


être grandioses. De petits actes sont également importants
comme on peut s'en apercevoir dans l'histoire d'un vieil homme
qui marchait le long de la plage au Mexique après une tempête
exceptionnellement forte au printemps. La plage était couverte
d'étoiles de mer en train de mourir, ballottées par les vagues, et
le vieil homme les remettait à l'eau l'une après l'autre. Voyant
cela, un visiteur s'approcha de lui. « Qye faites-vous? -
J'essaye d'aider ces étoiles de mer», répondit le vieil homme.
« Mais il y en a des dizaines de milliers échouées là, sur ces pla-
ges. En rejeter une poignée ne sert à rien », protesta le visiteur.
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

«Ça sert à celle-là», répliqua le vieil homme en rejetant à l'eau


une autre étoile de mer.

Porter témoignage pour La justice


D'une certaine manière, notre acte politique le plus radical est
la transformation de notre cœur. Si nous voulons vaincre l'avi-
dité, le racisme, l'exploitation, la haine, en finir avec la souf-
france et mettre nos vies en harmonie avec la terre, nous devons
comprendre que la crise fondamentale se trouve dans la cons-
cience humaine. Si le monde doit être guéri, cela ne peut se
faire par des moyens uniquement politiques et économiques.
Nous avons pu voir comment les révolutionnaires d'une géné-
ration peuvent devenir les oppresseurs de la suivante et com-
ment le pouvoir politique engendre l'avidité et la tromperie.
Nous devons affronter directement les forces de rupture, d'avi-
dité, de haine et apprendre à vivre sereinement avec un cœur
libre. Si nous ne pouvons le faire, comment pouvons-nous
attendre cela des autres?
La sagesse nous dit que le genre humain a toujours sur terre
expérimenté le gain et la perte, la peine et la joie, l'avidité et la
générosité, la laideur et la beauté. Même s'il en est ainsi, nous
ne pouvons nous détourner des souffrances actuelles. Avec un
cœur serein, nous nous reconnaissons la responsabilité de sou-
lager la souffrance, quels que soient les leurres qui nous entou-
rent. Nous tirons notre fermeté et notre courage de nos prières
et de nos méditations, puis naturellement nous agissons. Vient
alors la prise de conscience grandissante du fait que nous ne
pouvons être complices des outrages du monde. Comme le dit
William Faulkner :
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES

Il y a certaines choses que vous devez toujours être incapables de tolé-


rer. Certaines choses, vous ne devez jamais arrêter de refuser de les
tolérer. L'injustice, l'outrage, le déshonneur et la honte. Peu importe
que vous soyez jeunes ou vieux. Ni pour la gloriole, ni pour l'argent.
Ni pour votre photo dans le journal, ni pour votre compte en banque.
Refusez simplement de les tolérer.

Parfois la réponse la plus puissante consiste à porter témoi-


gnage courageusement et ce seul geste suffit à générer une trans-
formation. Joanna Macy, enseignante bouddhiste et militante,
raconte comment elle mena son travail sur le désespoir et l'initia-
tion dans une des villes les plus proches de la centrale nucléaire
de Tchernobyl. La région de Tchernobyl était jadis connue non
pas pour la fusion partielle des réacteurs de sa centrale nucléaire
mais pour ses forêts et ses montagnes magnifiques. Durant des
siècles, les gens qui vivaient là marchaient dans la montagne, y
pique-niquaient, ramassaient des champignons, pêchaient, chas-
saient et coupaient du bois pour le feu. Maintenant, à la maison
comme au travail, leurs fenêtres et leurs portes sont scellées par
du ruban adhésif et ils ne peuvent sortir sans courir le risque
d'irradiation meurtrière. Il ne leur reste que les photos de ces
forêts accrochées aux murs.
En rencontrant les responsables de ces populations,Joanna
demanda avec insistance combien de temps il faudrait avant de
pouvoir retourner dans les forêts. Un homme répondit:« Mes
arrière-petits-enfants ne connaîtront pas ce jour, ni même
LEURS propres arrière-petits-enfants! >> Il faudra des siècles. Il y

eut un silence.
Puis une femme se leva en colère et voulut savoir pourquoi
Joanna et son équipe mettaient leur nez dans cette histoire.
Joanna demeura calmement assise. Un vieil homme prit enfin
la parole: «Nous pouvons au moins expliquer à nos enfants
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

que nous avons dit la vérité. » Après un nouveau silence, une


autre femme ajouta : « Ces visiteurs viennent se joindre à nous
pour une bonne raison : témoigner de notre souffrance. Main-
tenant, ils vont retourner dans leurs propres communautés et
raconter notre histoire. Ils ont la possibilité d'aller à travers le
monde et de faire connaître aux autres ce qui s'est passé. Ils ne
doivent en aucun cas laisser une autre terre ou d'autres enfants
être empoisonnés ainsi. » Par cette remarque, l'amertume per-
sonnelle fut transformée en un acte de bodhisattva.
Une psychologue réputée de ma connaissance travaille aux
Nations Unies à la prise en charge de réfugiés nouvellement arri-
vés, demandant l'asile politique du fait des dictatures à travers le
monde. Elle a parfois du mal à s'endormir, à oublier les récits et
les images de torture rapportés par les réfugiés afghans, ougan-
dais, haïtiens, guatémaltèques, venus du Burundi, de Bosnie et
de tant d'autres pays. Supporter tout cela, c'en est trop pour le
cœur humain.
En discutant, nous avons vu comment le fait de ne pouvoir
supporter seule tant de douleurs l'avait conduite à installer sur
son lieu de travail un grand autel où se trouvaient réunies les
représentations de Kwan Yin, déesse de Compassion, de Jésus,
du Bouddha et de la Vierge Marie. Elle y avait ajouté des
images des dieux haïtiens, un rouleau en langue arabe citant des
passages du Coran sur la miséricorde, des effigies des dieux
bienveillants d'Mrique et d'Amérique latine. Qlelques fleurs
et un fruit étaient également toujours présents. Chaque jour,
elle invoquait les dieux et les ancêtres de toutes les lignées sur
terre. Elle priait pour que ces grands esprits la soutiennent et
soutiennent ceux qui lui confiaient leurs souffrances.
Maintenant, elle sent qu'elle n'a plus besoin de porter entiè-
rement la charge toute seule. L'autel est un rappel quotidien,
non seulement de ce à quoi elle a dédié sa vie, mais aussi de la
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES

manière dont les grandes forces de compassion s'y consacrent


avec elle à travers le monde. Si la vérité de l'interdépendance
conduit à la responsabilité, elle apporte également un senti-
ment de partage et de soulagement. Nous ne travaillons pas
seuls à ce changement; les grandes puissances de l'existence y
travaillent avec nous.
L'éveil s'approfondissant, le respect et la prière se dévelop-
pent. Un autel peut être l'expression d'un cœur concerné. Le
simple rituel consistant à se tourner vers un autel est un acte
profond de réactualisation de son engagement. A chaque fois
que nous nous inclinons, nous nous donnons la possibilité de
prendre à nouveau conscience que nous ne sommes pas seuls. A
chaque fois que nous méditons ou prions, chantons ou offi-
cions, nous dépassons l'étroit sentiment de notre individualité
et nous nous souvenons que tous les êtres s'éveillent ensemble.
Parfois, en tant que bodhisattvas, nous devons agir de façon
décisive pour mettre un terme à une souffrance, pour ne pas
l'autoriser plus longtemps. Mais certaines fois, la réponse la
meilleure consiste à simplement porter témoignage; parfois
notre intention sera source de succès, à d'autres moments nous
serons témoins de notre échec.
L'une des histoires de la vie du Bouddha rappelle l'hostilité
qui régnait entre deux pays voisins, Magadha et Kapilivatthu,
contrée où vivait le clan Sakya, la famille du Bouddha.
Qyand le peuple Sakya réalisa que le roi de Magadha pro-
jetait de les attaquer, ils implorèrent le Bouddha pour qu'il
intervienne et préserve la paix. Le Bouddha accepta et fit de
nombreuses propositions en faveur de la paix mais rien n'y fit,
le roi de Magadha ne voulut rien entendre. Son esprit n'arrêtait
pas de s'embraser et pour finir il décida d'attaquer.
Le Bouddha partit alors de son côté et s'assit pour méditer
sous un arbre mort au bord de la route menant à Kapilivatthu. Le
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

roi de Magadha, passant sur la route avec son armée et le voyant


assis sous cet arbre mort dans la pleine fournaise du soleil, lui
demanda : « Pourquoi vous asseyez-vous sous cet arbre mort? -
Je sens la fraîcheur même sous cet arbre mort, répondit le
Bouddha, car il a poussé dans mon si beau pays natal. >> Cette
réponse alla droit au cœur du roi qui, reconnaissant le lien et le
dévouement des Sakyas pour leur pays, rentra chez lui avec son
armée. Qyelques années plus tard, ce même roi voulut à nouveau
guerroyer et cette fois son armée détruisit Kapilivatthu. Le
Bouddha Sakyamuni était là et regardait.
Devenir la paix que nous recherchons peut souvent trans-
former une situation. Mais même en cas d'échec, nous pouvons
maintenir notre engagement inébranlable de compassion.
Nous pouvons, comme Martin Luther King Junior, nous lever
au nom de la vérité.

Je continue à croire que se lever au nom de la vérité est la plus grande


chose au monde. C'est l'aboutissement de la vie. Le but de la vie
n'est pas d'être heureux ni d'accéder au plaisir et d'éviter la peine. Le
propos de la vie est d'accomplir la volonté de Dieu, quoi qu'il
advienne.

Lorsque nous dédions nos vies à témoigner de la vérité, rien


ne résiste à nos cœurs. Un photographe occidental me raconta à
quel point il avait constaté cela avec une vieille nonne tibétaine
qui avait été emprisonnée et torturée par l'armée chinoise pen-
dant quinze ans. Après sa libération, elle s'était enfuie en Inde et
il avait voulu inclure son visage parcheminé parmi ses portraits de
vieux Tibétains. En regardant à travers le viseur de son appareil,
il avait vu ses lèvres prononcer une prière. Lorsqu'il lui demanda
ce qui l'avait soutenue dans ces épreuves terribles, elle lui dit
qu'elle n'avait jamais cessé de réciter des prières de compassion
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES

pour tous les êtres, quelles qu'aient pu être les choses qui lui
étaient arrivées. Au milieu de ses tortures, elle priait pour ses
bourreaux. Ceux-ci, lorsqu'ils virent ses lèvres bouger, la bâillon-
nèrent avec un ruban adhésif. Voyant le ruban bouger, ils en
rajoutèrent plusieurs épaisseurs mais cela ne put arrêter ses priè-
res. Et lorsqu'elle fut libérée, ses prières continuèrent. Peu
importe ce qui arrivait, cette nonne priait pour le bien-être de
tous. C'était sa vraie libération, son être véritable, que rien ne
pouvait empêcher de rayonner.

Notre don à la terre


Avant de nous éveiller, notre joie consiste à utiliser les choses
de cette terre; après la grâce de l'éveil, notre joie consiste à
servir les choses de cette terre. Avec l'accroissement de la
sagesse, nos vies deviennent de plus en plus un acte de création,
un acte de service. La beauté d'une telle compréhension réside
dans le fait que personne n'est exclu. Dans la culture tradition-
nelle balinaise, il n'existe pas de mot pour « artiste », ni de
groupes particuliers de « créateurs », ni l'idée que certains sont
utiles et d'autres pas. Chaque personne doit offrir son don par-
ticulier et chaque action servir les dieux. La musique sacrée, la
danse, la peinture, le chant, l'histoire, la transe mystique et la
prière se mêlent à la cuisine, à l'agriculture et à la conduite
d'une charrette. Tout acte est considéré digne de valeur, tout
être est connecté aux dieux.
Nous avons tous des dons pour la terre; nous faisons tout le
temps présent de nous-mêmes aux réseaux de vie. Souvent
nous n'honorons pas les graines de nos petites contributions et
nous ignorons comment elles vont porter leurs fruits à l'envi-
ronnement, au vaste ensemble de tout ce qui est vivant. Avec
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

l'éveil, nous voyons que toutes nos actions ont des conséquen-
ces pour cet ensemble.
Voir ainsi les choses rend nos vies différentes. Elles devien-
nent l'histoire d'un enseignement perpétuel. Un homme, qui
visitait en Europe un gigantesque chantier couvert de pierres
avec lesquelles les ouvriers continuaient à élever les tours d'un
édifice attenant comme ils l'avaient fait pendant des siècles,
demanda à l'un d'eux ce qu'il faisait. Celui-ci répondit d'un ton
las : « Mon travail consiste à tailler des pierres et à les déplacer. »
À la même question, un deuxième ouvrier expliqua: «Je suis
tailleur de pierres et je travaille pour subvenir aux besoins de ma
femme et de mes enfants et pour nourrir ma famille. » Un troi-
sième homme accomplissant la même tâche le regarda joyeuse-
ment et dit : «Je construis une grande cathédrale. » Qyand nous
sommes capables de voir que la terre est notre cathédrale, nos
yeux s'ouvrent à un bonheur secret dans tout ce que nous entre-
prenons. Chacun des tailleurs de pierres contribuait à un travail
grandiose, la seule différence était que l'un d'entre eux le savait.
Qye nous prenions position politiquement ou que nous tra-
vaillions dans nos écoles, que nous méditions pendant un an ou
que nous vivions un an dans un séquoia- comme le fait une jeune
femme du nom de Julia« Butterfly »Hill pour empêcher l'abattage
des vieux séquoias dans le comté de Humboldt - nous devons
offrir notre contribution et faire entendre notre voix. Peut-être nos
dons particuliers sont-ils en rapport avec le monde de l'enfance, de
la justice, du commerce, de la musique, des réseaux informatiques,
du jardinage. Peu importe le type de briques que nous apportons à
l'édifice, l'essentiel est de permettre à notre voix, unique et singu-
lière, d'agir en harmonie avec une direction vivante.
Car si nous sommes incapables de nous souvenir de notre
part dans la cathédrale, d'offrir nos dons spécifiques et la contri-
bution de notre voix particulière, notre vie devient d'une grande
s'ÉVEILLER AVEC TOUS LES ÊTRES

tristesse. Par la perte de cette vision, notre esprit se racornit et


s'éteint. Nous avons le choix, même dans les tâches les plus sim-
ples. J'ai vu certaines personnes travaillant au péage du Golden
Gate Bridge évoquer l'esprit de saint François en souhaitant la
bienvenue à chaque véhicule entrant à San Francisco. L'expres-
sion de notre don n'a pas besoin d'être grandiose. Tous ceux qui
écrivent de la poésie ne doivent pas en publier dix recueils ni
obtenir le Prix du Livre. L'agriculteur qui dans sa campagne asia-
tique travaille la terre pauvre de sa famille pour survivre peut
labourer, une chanson aux lèvres, porter à la mosquée ses prières
inspirées, enrichir le village de sa voix poétique. Lui aussi trans-
forme le monde.
Un enseignant de méditation décrit l'impact de chaque petite
contribution comme un « effet compensateur )). Qyand un tran-
satlantique fait route, sa force d'inertie est si grande qu'on ne peut
le diriger en tournant le gouvernail. Une succession d'ajuste-
ments est faite à l'aide des volets situés en bordure du gouvernail :
les compensateurs. Ces petits changements commencent à
modifier la direction du bateau jusqu'à ce que le gouvernail lui-
même puisse être tourné; le bateau prend alors un autre cap.
Comme ces compensateurs, nos actions délibérées, si minimes
soient-elles, peuvent changer le cours de la vie autour de nous.
Utiliser notre vie pour amener le monde à la compassion et l'éloi-
gner de la souffrance est la seule chose qui importe.
Nos dons sont des bénédictions des ancêtres, des dieux, de
l'intelligence créatrice de la vie. Si nous sommes ouverts, nos
dons nous choisiront tout autant que nous les choisirons. Pour
commencer, nous devons seulement écouter. Si nous apaisons
en nous-mêmes la clameur et l'avidité de la société de consom-
mation moderne, nous découvrirons les murmures intimes qui
nous chuchotent ce que nous devons faire. Cette voix nous dira
si nous devons entamer un projet de jardin, écrire une lettre
370 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

pour Amnesty International, réconforter un enfant qui pleure


ou apporter notre pierre à la grande cathédrale même si nous ne
devons jamais vivre assez pour en voir l'achèvement.
Le dicton indien Ojibway nous le rappelle : « Parfois je me
promène en m'apitoyant sur mon sort et, pendant tout ce temps, je
suis porté par les grands vents à travers le ciel. » Dès que nous nous
éveillons, nous commençons à nous sentir portés par ces grands
vents, par cet esprit saint, par le tao, par le dharma, la rivière sacrée
de la vie. Nous réalisons que nous appartenons à cette terre. Qll
que nous soyons, nous sommes la personne appropriée; où que
nous soyons, nous sommes à l'endroit approprié pour nous éveiller,
à la place que l'on nous a donnée pour servir.
Cette compréhension apporte un bien-être et une gratitude
naturels. On nous a donné tellement de bénédictions : la nour-
riture de la terre, l'obscurité du ciel étoilé, la chaleur de l'amitié,
la créativité des arts, le changement des saisons, la capacité de
compassion. À notre époque, il nous est demandé de reconnaî-
tre les dons de vie de cette terre magnifique, de les protéger, de
les célébrer et d'offrir à notre tour nos propres dons comme nos
bénédictions.

Voici ce que vous devez foire :aimez la terre, le soleil et les animaux,
dédaignez les riches, donnez l'aumône à tous ceux qui la demandent,
dressez-vous foce aux idiots et auxfous,
consacrez vos revenus et votre travail aux autres, haïssez les tyrans,
n'ayez pas de controverses à propos de Dieu,
soyez patient et indulgent avec les gens ...
Réexaminez tout ce qui vous a été dit à l'école, à l'église ou dans un livre,
rejetez ce qui insulte votre âme véritable,
votre chair doit devenir un grandpoème.
(Walt Whitman.)
LE RIRE DU SAGE

Puisque chaque chose n'est rien d'autre que


ce qu'elle est, on ne peut qu'éclater de rire.
(Long Chen Pa.)

La fin de toutes nos recherches sera d'arri-


ver là où nous avons commencé et de con-
naître cet endroit pour la première fois.
(T. S. Eliot.)

c:../'V[on ami James Baraz raconte


son voyage en Inde auprès de son gourou H.W.L. Poonja. Poonja
était connu pour sa liberté d'esprit, l'énergie d'éveil qu'il transmet-
tait à ses disciples et son rire joyeux. Après vingt ans de pratique
méditative, James était devenu un enseignant bouddhiste très
apprécié. Comme il voulait pourtant continuer à progresser et
aspirait à toucher plus profondément au véritable cœur de la vie
spirituelle, il se rendit en Inde. Après quelques jours de discussions
avec le maître, James expliqua que sa pratique bouddhiste lui avait
permis de développer vigilance, compassion et sagesse, mais qu'il
avait très peu appris sur la grâce et était perplexe à ce sujet. Com-
ment savoir s'il recevait la grâce du gourou? Comment devait-ilia
rechercher, demanda-t-il. Tous les disciples rassemblés écoutaient
avec attention.
Le maître jeta un regard vers James et rit, amusé par cette
question. « Vous enseignez dans une communauté consacrée à
372 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

la vie spirituelle, vous avez une famille en bonne santé dans


cette Californie magnifique, vous êtes en Inde entouré de frères
et de sœurs pratiquant le chemin. Vous êtes maintenant assis, à
parler avec le maître et vous demandez où est la grâce? » Il se
mit à rire à nouveau.« Vous êtes dans la grâce jusqu'au cou!>>
Nous baignons tous dans la grâce. Nous recevons la chaleur
du soleil et l'étreinte éblouissante de la neige, nous sommes nour-
ris par les eaux douces de la pluie, nous vivons dans ce grand mys-
tère. En toutes circonstances, nous avons la parfaite capacité de
nous éveiller. Le cœur ouvert, l'esprit ouvert, nous découvrons un
calme immense, une présence aimante aux choses telles qu'elles
sont. Si l'on demeure dans la simple conscience du présent, on
peut faire confiance à son cœur. En acceptant le courant de la vie,
n
l'illumination et la grâce s'élèvent naturellement. Ce est pas un
savoir acquis, mais une sagesse vivante.
Comme le dit Suzuki Roshi : « O!Iand nous réalisons
l'éternelle vérité que «tout change» et que nous y trouvons
notre détente, nous sommes dans le nirvana. » Chaque instant
de cet éveil est porteur d'un sentiment naturel d'attention et de
sensibilité à la tragédie comme à la beauté. Lorsque nous fai-
sons appel à la force, elle est là; lorsque nous faisons appel à la
flexibilité et à l'abandon, ils sont là également. Nous sommes à
l'aise dans cette vie stupéfiante.

Demeurer dans le mystère

À l'intérieur du Grand Mystère qui demeure,


nous ne possédonspas vraiment quoi que ce soit.
Après quoi courons-nous donc
avant de.franchir, l'un après l'autre, la même porte?
(Rumi.)
LE RIRE DU SAGE 373

Dans le mystère de la vie, il y a l'obscurité infinie du ciel noc-


turne, éclairée par de lointaines boules de feu, il y a la peau gra-
nuleuse d'une orange qui délivre son parfum dès qu'on la tou-
che, il y a l'insondable profondeur des yeux de notre amant.
Aucun récit de création, aucun système religieux ne peut
décrire complètement ni expliquer cette richesse et cette pro-
fondeur. Le mystère est tellement omniprésent que personne
ne peut savoir avec certitude ce qui arrivera d'ici une heure.
L'avantage du mystère est qu'il n'y a pas de chemin fixe. En
vérité, il n'y a pas du tout de chemin, sinon cela reviendrait à
situer ce mystère dans le domaine de l'espace et du temps. Or
l'espace et le temps sont eux aussi un mystère -le passé a déjà
disparu, le futur n'est qu'imaginaire et le présent est aussi fluide
que l'eau. S'éveiller ne consiste ni à fixer ni à détenir tout ce qui
se présente mais à l'aimer. La connaissance de cette vérité libère
nos cœurs de toute saisie. Le mystère qui nous a donné nais-
sance devient une danse.
Les sages hindous nomment cette danse lila, la danse éter-
nelle de la vie. Les mystiques chrétiens et juifs disent qu'elle est
l'esprit de Dieu, le jeu du Divin, tandis que les bouddhistes
décrivent la naissance et la mort comme des vagues sur l'océan
de la conscience, vagues qui s'élèvent un bref instant puis dis-
paraissent comme un rêve.
Cette vérité nous accompagne toujours. À chaque fois que
nous expérimentons le contact avec cette réalité éternelle, nous
sommes guéris. Cela peut arriver quand nous sommes soumis à
une peur ou à un désir ardent, emportés par l'amour ou la jalousie,
la colère ou le succès, égarés dans le mélodrame de notre vie. À un
moment, nous entendons une voix qui nous dit : «Tu es vraiment
emporté par cette histoire, n'est-ce pas?» À cet instant, nous rions
et sommes libres.
374 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

C'est cette compréhension que Ram Dass me communiqua


lorsqu'il revint pour la première fois chez lui après une grave atta-
que. Comme je l'appelais pour lui demander comment il allait, il
me répondit d'une voix lente et hésitante : « Ce fut un sacré
voyage. » n m'expliqua que, pendant les semaines les plus pénibles,
il s'en était remis aux prières et à son gourou. Puis il me remercia
pour le beau portrait du sage Ramana Maharshi que je lui avais
laissé en guise d'inspiration dans sa chambre d'hôpital où il était en
rééducation. n proposa gentiment de m'offrir en échange un por-
trait de son gourou, Neem Karoli Baba. Puis il ajouta doucement :
«C'est... hum ... comme ... des images de base-bali... je vais t'en
donner une de ... hum ... Neem Karoli Baba... et... hum ... une
de Mickey Mande*. . . contre une... de Ramana Maharshi... et
une de Ted Williams**. )) Il rit bruyamment et je me mis à rire, sou-
lagé, car en cet instant je compris que malgré des lésions importan-
tes Ram Dass, au fond, allait bien.
Le sage Hermès Trismégiste présente cette méditation
comme une manière de se souvenir de la vérité éternelle de la
vie humaine.

Imagine que tu n'as pas encore été engendré, que tu es fœtus, que tu
es jeune, que tu es vieux, que tu es mort, que tu es dans le monde
au-delà du tombeau. Saisis tout cela dans ton esprit d'un seul coup,
tous les temps, tous les lieux; élargis cela à l'ensemble des qualités et
des forces rassemblées; tu peux alors commencer à voir le jeu du
Divin.

Le poème suivant nous remet cela en mémoire sous une


forme moderne.

*Célèbre joueur de base-bail aux États-Unis (N d. T).


**Idem.
LE RIRE DU SAGE 375

LA VIE À L'ENVERS
La vie est coriace,
elle vous prend beaucoup de temps,
tous vos week-ends,
et qu'est-ce que vous avez au bout du compte?
La mort, une grande récompense.
je pense que le cycle de la vie est complètement inversé.
Vous devez d'abord mourir, vous débarrasser de cela.
Ensuite vous vivez vingt ans dans une maison pour les vieux.
Puis on vous jette dehors car vous êtes trop jeune.
Vous avez une montre en or etpartez travailler.
Vous travaillez quarante ans
jusqu'à ce que vous soyez suffisammentjeunepourprofiter de votre retraite.
Vous allez à l'université et à des fêtes
jusqu'à ce que vous soyez prêtpour le lycée.
Vous devenez un enfant, vous jouez,
vous n'avez pas de responsabilité,
vous devenez un petit garçon ou une petitefille,
vous retournez dans le ventre de votre mère
et vous passez les derniers neufmois àflotter.
Puis vousfinissez en lueur dans l'œil de quelqu'un.

La religion essaye d'expliquer le mystère de notre naissance


dans le monde; la méditation et la prière tentent de nous ouvrir
à ce mystère. La sagesse le célèbre et la compassion l'aime en
totalité -la lueur qui brille dans l'œil de tous les êtres.
Qyand j'étais au lycée, mon professeur de sciences nous
demanda : « Si notre vaste système solaire, depuis son soleil
énorme jusqu'à la lointaine orbite de Pluton, avait la taille de cette
balle de base-bali dans ma main, quelle dimension aurait le reste
dans notre galaxie?- La taille d'une montagne», proposa un étu-
diant. « Aussi grand que cette ville? » demanda un autre. « Non,
répondit le professeur. Comparée à cette balle de base-bali, notre
galaxie est plus grande que notre pays tout entier. » Aujourd'hui,
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

nos meilleurs télescopes peuvent voir des centaines de milliards de


galaxies et nous n'avons pas idée de ce qui se trouve au-delà.
Le mystère nous entoure. Il est présent dans les millions
d'espèces différentes de scarabées, dans le miracle de la parole
grâce à laquelle mes pensées font vibrer l'air en des mots qui
frappent la membrane de votre oreille et jaillissent en images
dans votre imagination. Tout cela prend place par le mystère de
la conscience. La science le reconnaît, la méditation nous y
ouvre mais personne ne peut vraiment l'expliquer.
«Tout est produit de l'esprit», commente le Bouddha.
Rabindranath Tagore développe cette idée:« D'habitude, nous
considérons l'esprit comme un miroir recevant des impressions
précises du monde extérieur et nous ne réalisons pas que c'est
l'esprit lui-même qui est l'élément principal de la création.»
Comment expliquer autrement les études faites par Randolf
Byrd au centre médical de l'Université de Californie, études qui
prouvèrent que les patients pour lesquels on priait sans qu'ils le
sachent guérissaient plus vite de leur maladie que ceux pour les-
quels personne ne priait. La conscience est la source de l'expé-
rience, le jeu même du mystère. La vie spirituelle nous ouvre à
l'expérience directe de cette vérité.
Rodney Smith, enseignant bouddhiste qui dirige un hos-
pice, se souvient de la visite de deux enfants adultes, un matin,
auprès de leur père qui était très malade et proche de la mort.
Ils venaient d'apprendre que le plus jeune frère de leur père
s'était tué dans un accident de voiture. Devaient-ils lui en
parler? Après réflexion, ils décidèrent de ne pas perturber sa
paisible agonie par cette tragique nouvelle. Ils entrèrent ensem-
ble dans la chambre de leur père pour voir comment il se por-
tait. Après quelques minutes, celui-ci leur dit: «Vous n'avez
rien à me dire?- Qy'est-ce que tu entends par là?» deman-
dèrent ses enfants.« À propos de mon frère qui vient de mourir.
LE RIRE DU SAGE 377

-Comment es-tu au courant?», s'exclamèrent-ils stupéfaits.


«Oh! Je lui ai parlé toute la matinée.» Ils passèrent encore
quelques minutes ensemble à partager leur amour et peu de
temps après il mourut.
Au premier abord, de telles histoires peuvent nous rassurer
quant à une vie au-delà du corps. Mais nous devons veiller à ne
pas nous débarrasser de ce mystère avec des explications trop
rapides. Notre image du paradis chrétien, les enseignements
hindous sur la réincarnation, les royaumes tellement détaillés
du Livre des Morts Tibétain peuvent nous amener à croire de
façon erronée que nous comprenons le mystère de la mort.
Pourtant, quand la mort nous frappe, c'est encore l'inconnu.
Stephen Levine, qui pendant des années fut un pionnier en
matières de soin et travailla dans des hospices, raconte l'histoire
d'un enfant atteint d'un cancer incurable. De plus en plus
proche de la mort, le jeune garçon commença à flotter entre
deux mondes. À maintes reprises, sa respiration cessa. Émer-
geant de l'un de ces instants de mort imminente, il ouvrit des
yeux brillants et, lorsqu'il put parler, il raconta à Stephen qu'il
avait vu une grande lumière et l'entrée d'un tunnel. Jusque-là,
ce récit n'était pas inhabituel pour Stephen. Mais ce que
l'enfant avait vu ensuite lui fut expliqué avec une certaine
crainte et une grande excitation. «Après, j'ai vu Raphaël et il
essayait de m'aider.» Il ne s'agissait pas de l'archange Raphaël,
mais de Raphaël la Tortue Ninja, l'un des personnages bien-
veillants et sages des tortues mutantes Ninja populaires chez les
enfants à cette époque. C'était elle qui était venue le guider
dans l'au-delà.
Cela signifie-t-il que nous ne voyons que les illusions de notre
propre esprit au moment de la mort? Ou cela veut-il dire que la
lumière qui nous attend brille à travers n'importe quelle image qui
nous est chère? Nous ne pouvons le savoir. La mort demeure un
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

mystère. Qgand on demanda à un maître zen ce qui arrivait


lorsqu'on mourait, il répondit : «Je ne sais pas.- Mais n'êtes-vous
pas un maître zen?», poursuivit celui qui l'interrogeait. «Si,
répondit-il, mais pas un maître zen mort. »
Thoreau comprit cette simplicité d'une manière totalement
américaine. Qgand quelqu'un lui demanda s'il croyait en la
mort et en l'au-delà, il répliqua:« Un seul monde à la fois.»

La sagesse de ne pas savoir

La sagesse ne consiste pas à connaître mais à être. Les mysti-


ques chrétiens enjoignirent aux chercheurs de pénétrer d'un
cœur confiant le Nuage d'Inconnaissance. Le cœur sage n'est
pas celui qui comprend tout-c'est un cœur qui peut tolérer la
vérité de ne pas connaître. La sagesse devient vivante en pré-
sence du mystère, quand le cœur est ouvert, sensible et totale-
ment réceptif. De cette simple présence, l'empathie, l'amour, la
sensibilité et toutes les choses bonnes apparaissent.
Un enseignant hindou décrit comment, l'âge aidant, il en
était arrivé à ne pas faire confiance au savoir mais à l'amour.

j'ai laissé tomber le besoin de beaucoup savoir. Ce que nous pouvons


connaître est tellement infime - la sainteté qui nous entoure est si
vaste. Maintenant jefois corifiance à la simplicité, à la simplicité et à
l'amour.

Mon maître, Ajahn Chah, répondait souvent aux questions


des gens, à leurs projets et à leurs idées, d'un sourire en disant :
«Mai Neh. »Ce qui signifie:« Ce n'est pas sûr, n'est-ce pas?>>
Il comprenait la sagesse de l'incertitude, la vérité du change-
ment et se trouvait à l'aise en son sein.
LE RIRE DU SAGE 379

Un maître sou:fi m'a dit:

La chose la plus surprenantepar rapport au processus d'ouverture spi-


rituelle est combien il est inattendu. j'ai étudié les textes sacrés pen-
dant des années mais je n'ai jamais su ce qui allait arriver. De puis-
santes expériences surviennent, de nouvelles possibilités qui dépassent
mes connaissances et mes croyances m'emportent. j'ai appris que
l'expérience ne se déroule jamais comme on le pense. Savoir cela, c'est
la vraie sagesse.

La vérité est que nous ne savons pas. Ni le pape, ni le grand


rabbin de Jérusalem, ni même notre mère ne peuvent savoir ce
qui arrivera demain. Et nous non plus. Nous n'en avons pas la
connaissance, tout simplement.
Seung Sahn, maître zen coréen, apprenait à ses disciples à
demeurer dans ce qu'il appelait« l'esprit qui ne sait pas». Il leur
demandait : « Qui êtes-vous? Oü est votre esprit? Qy'est-ce que la
conscience? D'où venez-vous?» Et à chaque fois les étudiants
répondaient : «Je ne sais pas. » « Maintenant, disait-il, demeurez
dans cet esprit qui ne sait pas! Reposez en lui, ayez confiance en
lui. » Comme dans le Nuage d'Inconnaissance ou dans la « non-
étude » du tao, la sagesse se développe en s'ouvrant à cette vérité de
ne pas savorr.
Il y a un plaisir naturel à parler avec quelqu'un qui ne connaît
pas tout et dont l'esprit est ouvert, avide d'écouter. Un tel esprit
offre une présence, une réceptivité et une humilité délicieuses. Le
troisième patriarche zen a dit : « Si tu veux connaître la vérité,
arrête seulement de chérir des opinions. » Dans le plus vieux des
textes bouddhistes, le Sutta Nipata, le Bouddha aborde ce thème
et termine par une petite pique pleine d'humour en direction de
ceux qui s'accrochent à des opinions :
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Voyant la misère qui réside dans les points de vue et les opinions, je
n'en adopte aucune et trouve ainsi la paix intérieure et la liberté. Celui
qui est libre ne s'accroche à aucun point de vue et ne se querelle pas
pour une idée. Pour le sage, il n'y a rien qui soit plus haut, plus bas, ni
égal, aucun endroit où l'esprit puisse s'accrocher. Mais ceux qui
s'accrochent à des points de vue et des opinions ne font qu'errer à tra-
vers le monde en ennuyant les gens.

Pendant longtemps, je n'ai pas compris cette vérité. Après


avoir pratiqué dans un monastère et commencé à proposer des
retraites, j'avais beaucoup d'idées. Mon but initial était d'ensei-
gner aux gens les principes bouddhistes qui allaient leur per-
mettre de dépasser l'avidité, la haine et l'illusion, de développer
attention et compréhension. Je voulais que les gens compren-
nent leur système de saisie pour qu'ils se libèrent de leur avidité,
de leur colère, de leur haine et de leur confusion. Je pensais que
cette vision conduirait à la transformation. En mûrissant, j'ai
fini par voir que c'est beaucoup plus simple que cela.
En deçà de tous nos désirs et de toutes nos saisies, sous-
jacent à notre besoin de comprendre, il y a ce que nous avons
appelé « le corps de peur ». À la racine de la souffrance, il y a un
cœur, petit, effrayé d'être là et qui a peur de faire confiance au flot
du changement, peur de s'abandonner à cet univers de transfor-
mation. Ce petit cœur fermé s'accroche; il a besoin de contrôler
ce qui est imprévisible et que nul ne peut s'approprier et il
s'efforce de le faire. Nous ne pouvons jamais savoir ce qui va arri-
ver. Avec la sagesse, cette absence de connaissance devient une
forme de confiance. Nous demeurons sur ce que Jocelyn King,
pratiquante bouddhiste de longue date, appelait en riant« la terre
ferme de la vacuité». Chôgyam Trungpa, lui, parlait d'abandon
du territoire égotique et de confiance en l'absence de base. Saint
Jean de la Croix disait : « Si un homme veut être sûr du chemin
qu'il doit suivre, qu'il ferme les yeux et marche dans l'obscurité. »
LE RIRE DU SAGE

Terry Dobson était l'un des principaux maîtres d'arts mar-


tiaux en Occident. Lorsqu'il étudia l'aïkido à Tokyo, il apprit
dans le même temps le travail du bois auprès d'un maître char-
pentier japonais. Toute une année durant, on lui demanda de
balayer l'atelier, d'aiguiser les outils et d'observer. Puis, lorsqu'on
lui donna enfin les premiers morceaux de bois à travailler, on lui
banda les yeux. Pendant des mois, il dut apprendre à égaliser,
aplanir et équarrir des bouts de bois avec le seul sens du toucher.
Cette période fut l'une des expériences les plus inoubliables de
son séjour au Japon : un apprentissage patient, avec son corps et
avec son cœur, qui fait maintenant partie de sa pratique de
l'aïkido tout autant que de son travail du bois.
Avec la sagesse, il ne s'agit pas d'information mais de pré-
sence permanente, d'ouverture intuitive et sentie du corps et du
cœur. Dans la sagesse, le corps de peur s'évanouit, notre cœur
parvient au repos. La sagesse, comme l'amour, n'a pas besoin
d'explication. Elle apporte harmonie et bien-être comme le tao.
On comprend comment le poète zen bien-aimé Ryokan pou-
vait répondre aux questions de ses visiteurs au sujet de l'illumi-
nation ou de la nature du bien et du mal en disant:« Je n'ai que
la tranquillité de mon ermitage à offrir en réponse. »

Les pratiques de sagesse

Dans le mandala de la plénitude, nous avons découvert la volonté


du cœur éveillé de s'ouvrir à toutes les dimensions de la vie. Mais
au fil des ans, qu'advient-il des pratiques de prière, de contempla-
tion, de dévotion et des rituels quotidiens de yoga, de chant ou de
méditation? D'un certain point de vue, rien n'arrive. Nous pour-
suivons les mêmes pratiques, souvent même avec plus d'attention
et de dévouement; elles continuent à être des ingrédients impor-
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

tants pour une vie sacrée. Néanmoins, nous les accomplissons


d'une manière radicalement différente.
Avec le mûrissement spirituel, la base de ces pratiques se
détourne de l'ambition, de l'idéalisme et du désir de se trans-
former. Comme si le vent avait tourné et qu'une girouette -
toujours centrée sur le même point - indiquait maintenant
une direction nouvelle : le retour à l'instant. Nous ne courons
plus après un but spirituel, nous ne nous accrochons plus à un
autre monde, différent de celui dans lequel nous sommes. Nous
sommes chez nous. Et étant chez nous, nous balayons le sol,
cuisinons des plats et sommes attentifs à nos hôtes. Qyand
nous avons réalisé les vérités éternelles de la vie, qu'y a-t-il
d'autre à faire si ce n'est de continuer notre pratique?
Si notre pratique était de nous prosterner, nous continuons
à le faire, éveillés à l'hommage que nous rendons à tout ce qui
constitue la vie. Si notre pratique était de prier, nous prions
encore plus, par amour pour nous-mêmes et pour tous les êtres.
Si notre pratique était la méditation ou bien les danses sacrées,
nous nous asseyons ou dansons exprimant ainsi l'éveil de notre
cœur.
Nous avons bien sûr besoin de ces pratiques continues car
nous pouvons encore nous égarer, empêtrés dans les difficultés de
la vie moderne et emportés par elles. Nos pratiques régulières
nous purifient, nous affermissent, nous rappellent ce qui est vrai.
Nos pratiques quotidiennes nous aident à demeurer équilibrés, à
prendre soin de notre corps, à garder notre cœur ouvert, à renfor-
cer notre capacité d'offrir un amour clair. C'est comme nettoyer
sa maison. Nous ne nettoyons pas notre maison une bonne fois
pour toutes. C'est une tâche régulière pour le plaisir de vivre dans
un lieu propre et d'honorer tous ceux qui y viennent. Mais nous
ne sommes pas la maison. Aucun nettoyage, si ambitieux soit-il,
LE RIRE DU SAGE

ne pourra changer la nature de notre vie. Nous pratiquons pour


exprimer notre éveil et non pour l'atteindre.
Une vieille nonne raconte:

Quandje regarde les sœurs âgées, ce quej'admire le plus, c'est la bonté


de leur cœur. Elles continuent à servir, à travailler, à prier et à ensei-
gner comme elles l'ontfait pendant des années lorsqu'elles étaientjeu-
nes. Mais maintenant, ily a une beauté différente en elles. Du temps
de leur jeunesse, elles étaient pleines d'ardeur, elles voulaient devenir
vertueuses et dignes de Dieu. Elles s'attendaient à trouver quelque
chose de spécial dans la vie sainte. Maintenant, nous prions parce que
nous avons fini par aimer la prière; nous enseignons ou travaillons
avec une bonté et un amour simples et naturels. C'est devenu une
manière d'offrir la joie de Dieu.

Frank Ostaseski, directeur pendant des années du Zen


Center Hospice de San Francisco, raconte cette simple histoire
de sagesse et de confiance :

Le jour précédant sa mort, John était dans un coma éveillé. Son


visage était tendu, sa tête fortement rejetée en arrière, les muscles de
sa gorge serrés et contractés. Respirer était une lutte. C'était visible-
ment une autre phase de son agonie, mais il me semblait que quel-
que chose était bloqué. Un enseignant réputé qui avait l'expérience
de ces situations m'expliqua que son esprit essayait de sortir de son
corps et que je devais toucher le sommet de son crâne pour lui indi-
quer le chemin. Un médecin me conseilla d'augmenter sa dose de
morphine pour détendre sa respiration. Un masseur me dit de pres-
ser certains points d'acupuncture au niveau des pieds pour soulager
les tensions. J'essayai tout, mais cela ne changea rien.
Instinctivement, je voulus juste l'entourer de ma présence. Je
grimpai sur le lit et pris John dans le creux de mes bras.Je me souviens
l'avoir bercé d'avant en arrière et de m'être mis dans le même temps à
lui chanter de douces berceuses. Pas celles que l'on entonne dans les
nurseries mais celles du genre que l'on invente quand on marche seul,
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

quand les mots et les sons se mélangent au hasard, sans donner aucun
sens -juste «des sons d'amour» comme je les appelle. Tous les
parents l'ont fait pour un enfant malade ou effrayé.
Tandis que je chantais doucement à son oreille et que j'embras-
sais son front, mes mains surent quoi faire, bien qu'il n'y ait eu aucun
but dans mon esprit. Mes doigts caressèrent sa gorge, massèrent son
visage puis mes mains ouvertes entourèrent son cœur. Nous perdî-
mes toute notion de temps. Je pouvais le sentir couler en moi, mon
corps servant de coussin à ce qui restait de sa forme squelettique. Sa
gorge commença enfin à se détendre et sa tête à revenir vers l'avant.
Ses yeux s'ouvrirent. Ils semblaient soulagés.
Par la suite, je me suis demandé si j'avais fait la chose appropriée.
Peut-être aurais-je dû suivre les conseils de l'enseignant. L'avais-je
détourné de quelque état de mort imminente? Avais-je interrompu
un processus de délivrance? Honnêtement, je l'ignore. Je sais seule-
ment que le cœur doit s'adoucir avant que chacun de nous puisse être
libre.

L'Esprit Enfant
Le cheminement spiriruel nous a conduits dans de nombreuses
aventures avant de nous ramener là où nous sommes maintenant.
Rumi et Nietzsche utilisent trois images poétiques pour décrire ce
parcours : le chameau, le lion et l'enfant. Ces phases de la voie ne
sont que des aspects du développement de la conscience; à chaque
instant ils sont tous présents en nous. Pourtant, il nous est utile de
les appréhender comme des étapes successives du chemin.
Le chameau symbolise notre abandon initial, notre engage-
ment, notre acceptation à nous agenouiller, à porter dignement
notre charge, à traverser la misère et à voyager dans de lointains
pays. À ce stade d'éveil de la conscience, nous nous ouvrons à
l'esprit par la grâce, l'humilité, la prière, la répétition et l'acti-
vité physique. Le respect que nous manifestons à l'égard de
LE RIRE DU SAGE

chaque étape difficile nous conduit en un lieu de confiance, ici


sur cette terre. Notre dévotion apporte la guérison, la patience
de notre cœur alimente la compassion. Le chameau nous con-
duit au royaume de la dignité basée sur la simplicité.
En découvrant les capacités de notre cœur à faire face à
toute situation, aux joies et aux peines de l'existence telles
qu'elles sont, nous nous éveillons à la liberté. Le lion d'or
s'exprime alors par un rugissement. De la gueule du lion jaillit
la voix intrépide de la vérité, la libération du cœur que plus rien
n'emprisonne. Le royaume est nôtre. Dans cette deuxième
phase, nous ne sommes plus des chercheurs; au-delà de notre
petit ego, nous avons découvert la certitude de la grâce et l'unité
éternelle.
Il est dit que le Bouddha s'exprima par un rugissement de
lion. Un lion rugit de tout son corps et, même dans un zoo,
cette voix réduit au silence tous les autres animaux. Même après
vingt ans, elle hurle:« Je ne suis pas une créature de zoo.» Tel
un roi ou une reine, le lion a une aisance majestueuse et une
liberté du cœur sans entraves. La royauté du lion accorde des
bénédictions à tout ce qu'il touche.
Pour la dernière étape, le lion fait place à l'enfant, à l'inno-
cence originelle. C'est l'Esprit Enfant pour lequel toutes les
choses sont nouvelles. Pour cet enfant divin, tout est émer-
veillement, aise, jeu. L'enfant est chez lui dans la réalité du
présent; il est capable de se réjouir, de répondre, de pardonner
et de partager la bénédiction d'être vivant.
Par l'enfant, notre parcours nous ramène au fait d'être
témoin, avec stupéfaction et amour, du déroulement naturel de
tout ce qui vit. Le Bouddha enseigne : « Ce monde, et le cœur
pur qui le perçoit sont lumineux. » Qyand nous acceptons de
nous ouvrir à l'innocence, toutes les existences deviennent
sacrées.
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

Thomas Merton décrivit l'instant où il ouvrit ainsi les


yeux:

Puis ce fut comme si j'avais soudain vu la beauté secrète de leur cœur,


la profondeur de leur cœur, là où aucune souillure ni aucun désir... ne
peuvent atteindre l'essence de leur réalité, l'être que nous sommes tous
aux yeux de Dieu. Si seulement ils pouvaient se voir tels qu'ils sont
réellement. Si seulement nous pouvions tout le temps nous voir les
uns les autres de cette manière, il n'y aurait plus de guerre, plus de
haine, plus de cruauté ni d'avidité ... Je suppose que le plus grand pro-
blème serait alors que chacun se jetterait sur le sol pour vénérer l'autre.

L'innocence de cette sagesse semblable à un enfant est célé-


brée dans toutes les traditions. Les hindous témoignent de cet
aspect juvénile de Dieu dans les histoires du seigneur Krishna,
cet enfant saint qui vient jouer de la flûte au milieu des gardien-
nes de troupeaux et des fleurs. La chrétienté fête la naissance du
Christ aux alentours du solstice d'hiver et représente l'image de
l'enfant Jésus dans les bras de sa mère. Le mystique Angélus
Silesius enseigne : « Si tu établis dans ton cœur une crèche pour
sa naissance, Dieu va alors une nouvelle fois redevenir un
enfant sur cette terre. » Chaque année en Thaïlande et au Laos,
les fidèles bouddhistes versent de l'eau sur les moines des
monastères, baignant chacun d'eux comme s'il était un Bébé
Bouddha nouveau-né.
Ajahn Chah nous incite à pénétrer cette innocence en
demeurant simplement en notre Esprit Originel. Il enseigne
que cet Esprit Originel est toujours là - le silence entre les
pensées; notre conscience fondamentale est claire, sans obs-
truction, pure. C'est l'ouverture qui précède et suit l'expérience,
tellement vaste qu'elle embrasse d'une compassion illimitée à la
fois la souffrance et la joie. Un koan zen révèle cet Esprit Ori-
LE RIRE DU SAGE

ginel en disant:« Montre-moi ton visage d'avant la naissance


de tes parents.»

Voir avec Les yeux de rinstant


Dans le cœur innocent, rien ne se répète. 09and le philosophe
grec Héraclite affirme que nous ne pouvons jamais traverser
deux fois la même rivière, il sait également que nous ne pou-
vons jamais rencontrer deux fois la même personne, que le fait
de prononcer le mot « pain » ne pourra jamais rendre compte
de sa forme et de sa texture, du moment unique où ce morceau
particulier est adouci avec du beurre avant que nous nous pré-
parions à le mettre dans notre bouche. Rumi se réjouit de cette
fraîcheur.

Seigneur, l'air sent bon aujourd'hui,


Il arrive directement des mystères des palais intérieurs de Dieu.
Une grâce semblable à de nouveaux habits, lancés par-delà le jardin,
médecine libre pour tous.
Les arbres en prière, les oiseaux dans leurs louanges.

Nous ne pouvons prédire comment cette conscience du


mystère va se réveiller en nous, ni sous quelle forme. Il y a long-
temps, je vivais avec l'un de mes premiers amours et ses jeunes
enfants, Seth et Chani. 09and ils eurent trois et cinq ans, le
cirque des Ringling Brothers vint en ville. Pour leur faire plaisir,
j'achetai des tickets, de bonnes places au centre, au deuxième
rang.
Seth et Chani apprécièrent grandement les clowns et les
tigres mais la plupart des autres numéros -l'équilibriste, les
jongleurs, les contorsionnistes, les chevaux dressés - étaient
NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

trop éloignés, trop petits pour sembler particulièrement remar-


quables à leurs yeux d'enfants.
Mais les éléphants apparurent ensuite, tout caparaçonnés
avec leur cornaque enturbanné. En formation, ils firent deux
fois le tour de la piste puis se dirigèrent vers nous. Là ils s'arrê-
tèrent tandis que le présentateur parlait. D'un seul coup, le gros
éléphant juste en face de nous commença à uriner; un flot
énorme se répandit sur le sable, faisant une immense flaque.
Les enfants écarquillèrent les yeux. L'éléphant commença
ensuite à déféquer. Des crottes rondes de la taille de boules de
bowling tombèrent sur le sol avec un bruit sourd, l'une après
l'autre: plop, plop, splash. Chacune d'elles était observée avec
un étonnement et une excitation grandissants.
De retour à la maison et pendant les semaines qui suivirent,
les enfants voulurent retourner au cirque. Ils ne cessaient de
raconter l'histoire de l'éléphant. C'était pour eux le numéro de
cirque le plus étonnant.
Ce qui est stupéfiant, c'est la vie elle-même, chacun de ses
moments uniques. Le zen honore ce mystère en portant atten-
tion à chaque chose tour à tour. Comme l'enseigne Kodo
Rishi : « Vous ne mangez pas pour déféquer, vous ne déféquez
pas pour produire de l'engrais. >> Avec le même regard de
sagesse, nous ne pratiquons pas la méditation ou la prière pour
créer quelque réalité particulière. Manger, marcher, parler, voir,
respirer, déféquer - chaque chose est stupéfiante en elle-
même.
Ce cœur innocent, notre nature de Bouddha, l'Esprit
Enfant, l'être saint qui est en nous n'est jamais altéré ni perdu.
Il n'est jamais né et ne mourra jamais. Percevoir ainsi les choses,
c'est, comme le dit le tao, regarder« avec des yeux non voilés
par le désir ». Qyand nous éveillons ce cœur innocent, nous
LE RIRE DU SAGE

trouvons notre vraie demeure. Détendus, nous célébrons les


merveilles simples du quotidien.
Le maître zen Dogen nous rappelle :

Un jour de vie suffit à nous réjouir. Même si vous ne vivez qu'un seul
jour, si vous êtes éveillés, ce seul jour est largement supérieur à une
vie de torpeur sans fin ... Si vous perdez ce seul jour, même en cent
ans de vie, l'aurez-vous jamais à portée de main une nouvelle fois?

Le rire du sage
La vieille ville de Kyoto abrite les plus beaux monastères du Japon.
Les gens y viennent en pèlerinage pour découvrir les jardins de
pierres, pour se prosterner dans les temples ou boire le thé aux
abords des sanctuaires anciens. Un jour, le fameux poète zen Basho
visitant ces lieux dessina ces lignes :

M ême à Kyoto,
En entendant le chant du coucou
je suis en quête de Kyoto.

Nous aspirons secrètement à revenir là où nous sommes « et à


connaître cet endroit pour la première fois ». Nous retrouvons alors
notre vraie nature. Sri Nisargadatta avait l'habitude de rire et de
demander:« Comment pouvez-vous ne pas avoir confiance? Vous
êtes sur le chemin du retour chez vous. >> Puis il poursuivait :
« Qgand vous vous inquiétez de devoir renoncer au monde, c'est une
erreur. Vous ne devez pas renoncer au monde, cessez seulement de
vous efforcer et d'avoir peur; vous renoncez aux plaisirs mineurs pour
le plaisir immense du Divin. »
Le Yi King dit: «Une révolution doit réjouir le cœur du
peuple.» Nous adonner à l'éveil est un acte révolutionnaire, une
390 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

transformation du monde. Même parmi les souffrances de son


peuple, Mahaghosananda, originaire du Cambodge, enseigne
que ron peut rester le cœur heureux. Il explique que le but
d'une pratique bouddhiste est d'éveiller un cœur bienveillant et
empli de compassion quoi qu'il advienne. Si nous ne pouvons
être heureux, quelle est l'utilité de notre pratique? Ce n'est que
dans la sagesse d'un cœur ouvert et imperturbable que nous
sommes capables de tenir dans une tendre compassion tous les
aspects de ce monde, sachant qu'ils n'apparaissent qu'une seule
fois. Nous pouvons demeurer dans leur source éternelle, dans la
grâce infinie d'où tout s'élève avant de disparaître.
Cette sagesse sainte est murmurée par les Tibétains à
r oreille des mourants. « Souviens-toi de la claire lumière, la
pure et claire lumière d'où proviennent toutes les choses de
l'univers et où toutes les choses retournent, la nature originelle
de ton propre esprit. C'est ta vraie nature; c'est ta demeure.~
On le chante aussi dans la prière judaïque de l'unité, on le
vénère comme le Saint Esprit de l'amour chrétien, on le célèbre
chez les hindous en tant que Brahman éternel, c'est également
ressence du tao.
Si tu ne réalises pas la source,
Tu trébuches dans la confusion et la peine.
Quand tu réalises d'où tu viens,
Naturellement tu deviens tolérant,
désintéressé, amusé, bienveillant comme une grand-mère,
digne comme un roi.
Baignant dans la splendeur du tao,
Tu peuxfoire foce à tout ce que la vie apporte,
Et quand la mort arrive, tu es prêt.
LE RIRE DU SAGE 391

Lorsque nous incarnons cette vérité, notre vie devient une


bénédiction. Une compassion, une compréhension, une liberté
joyeuse touchent tout ce que nous rencontrons. Un rayonne-
ment d'amour émane de nous, comme des pousses de végéta-
tion jaillissant à travers les fissures du ciment. Nous devenons
comme ces vieilles théières chinoises. Qyand une théière est
aimée et utilisée par une famille chinoise pendant un siècle ou
plus, il est dit qu'il n'est plus nécessaire d'y mettre du thé. Il
suffit de verser simplement de l'eau, la théière fera le reste.
Comme la théière, nous devenons nous-mêmes la source.
Délaissant l'ambition ou la peur, nous revenons dans notre
vraie demeure. Sans imiter qui que ce soit, nous devenons sim-
plement qui nous sommes. Notre être est à l'aise, notre cœur
s'ouvre. La joie et la liberté de l'esprit emplissent nos journées.
Une histoire qui témoigne de cet état d'esprit m'a été racon-
tée par un ami qui assistait au Madison Square Garden à un
enseignement du Dalaï-Lama portant sur la Roue Tibétaine du
Temps. Ces enseignements faisant partie des plus hautes prati-
ques du Vajrayana, leur initiation s'accompagnait d'un rituel
élaboré et solennel. On fit des mandalas de sable et un trône
majestueux destiné à l'enseignant fut érigé, couvert de tapis et
de brocarts. Qyand la foule des milliers de personnes fut assise,
une assemblée riche en couleur, composée de lamas et de moi-
nes, entonna des chants sacrés, rythmés par le son des cymbales
et des cloches tibétaines et par les grandes trompes himalayen-
nes. Lorsque le Dalaï-Lama entra, il marcha jusqu'au trône et
grimpa les marches pour prendre place sur ce siège de dharma
au sommet du trône. Pour rendre l'assise plus confortable, les
organisateurs avaient placé sur le dessus des matelas recouverts
de tapis et de soieries. Qyand le Dalaï-Lama s'assit, tout ceci le
fit rebondir. Un sourire éclaira son visage. Il rebondit à nouveau
et sourit encore. Alors, face à des milliers d'étudiants, avant de
392 NETTOYER POUR s'ÉVEILLER

donner les enseignements les plus subtils sur la Roue du Temps


et la création du monde, le Dalaï-Lama se mit à sauter joyeu-
sement sur son siège comme un enfant.
Pour terminer ce livre, je rends hommage à l'unité qui est
votre vraie nature. Puisse votre chemin vous conduire à votre
demeure. Puissiez-vous demeurer dans la grâce et la compas-
sion naturelle, le cœur libéré. Qye ce soit dans les périodes de
joie ou de peine, pendant l'extase ou la lessive, puissiez-vous
être heureux. Puissent tous ceux qui lisent ces mots trouver la
libération et la joie. Puisse votre amour apporter un bienfait à
tous les êtres. Et au milieu de tout cela, puissiez-vous vous sou-
venir de rebondir.

Et en ce qui me concerne, je ne connais rien d'autre que les miracles.


(Walt Whitman.)
REMERCIEMENTS

J e m'incline, tout d'abord, avec gra-


titude devant le vécu d'environ une centaine de personnes dont les
histoires apparaissent dans ce livre, qu'ils soient maîtres zen, ensei-
gnants de méditation, lamas, nonnes, moines, prêtres, rabbins,
swamis ou leurs principaux disciples. Même si certains ont été légè-
rement modifiés pour préserver la vie intime de chacun, tous ces
récits sont vrais. Nos entretiens eurent lieu sous le sceau d'une pro-
messe de confidentialité (pour qu'ils puissent s'exprimer librement)
et je ne peux donc les nommer ici, mais l'engagement de leur vie sur
un chemin spirituel rayonne à travers leurs mots. Merci à vous tous,
amis chers et respectés.
Ma profonde gratitude va ensuite à Evelyn Sweeney qui, à quatre-
vingts ans, a travaillé sur ces pages pendant trois ans. Elle les a transcri-
tes, retapées et éditées avec une extrême attention. Sans le dévouement
inlassable d'Evelyn, ce livre n'aurait jamais pu être entre vos mains.
Jane Hirshfield est la principale correctrice de cet ouvrage etc'est
une grande bénédiction que de travailler avec elle. Elle est un poète
du cœur, une professionnelle de l'édition qui sait annoter et trancher.
Sa compréhension lucide et son amour du chemin embellissent cha-
cune de ces pages. Un grand merci.
Toni Burbank, mon avisée et délicieuse directrice de publication
aux Éditions Bantam, m'a offert tout du long ses conseils généreux
et pleins de bon sens. De nos jours, c'est un privilège rare que de pou-
394 REMERCIEMENTS

voir travailler dans le monde de l'édition avec un mentor aussi com-


préhensif et encourageant.
Je ne dois pas non plus oublier tout ce que j'ai continué à appren-
dre auprès de mes collègues enseignants au cours de ces années;
auprès des seize membres du conseil enseignant de Spirit Rock,
Ajahn Amaro, Guy Armstrong, James Baraz, Sylvia Boorstein,
Eugene Cash, Deborah Chamberlin-Taylor, Sally Clough, Howard
Cohn, Anna Douglas, Gil Fronsdal, Robert Hall, Phillip Moffitt,
Wes Nisker, Mary Orr,John Travis, Julie Wester. Auprès de mes col-
lègues de longue date, Stan et Christina Grof, Michael Meade,
Malidoma Somé, Luis Rodriguez, Joseph Goldstein, Sharon Salz-
berg, Ram Dass, Stephen Levine et du cercle grandissant de tous
mes amis enseignants dans chaque lignée.
Pour finir, je remercie tout particulièrement ma femme et ma
fille, Liana et Caroline. Leur amour et leur sagesse ont été mon sou-
tien constant.
}AcK KoRNFIELD,
Spirit Rock Center, 2000.
Cet ouvrage a été réalisé par la
SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l'Estrée
pour le compte des Éditions de La Table Ronde
en mars 2001
APRÈS L'EXTASE, LA LESSIVE
L A plupart des épopées spirituelles s'achèvent sur l'illu-
mination ou l'éveil. Mais que se passe-t-il ensuite ?
Qu'advient-il lorsque le maître zen rentre chez lui et retrouve
jèmme et enfonts ? Qu'arrive-t-i/lorsqu'un mystique chré-
tien vafaire ses courses ?À quoi ressemble la vie après l'ex-
tase ? Comment vivre de tout son cœur ce qui a été réalisé ?
C'est pour répondre à ces questions que Jack
Kornfield a mené une vaste enquête auprès de nom-
breux maîtres et instructeurs qui, après avoir consacré
leur vie à une recherche spirituelle, transmettaient à
d'autres ce qu'ils avaient eux-mêmes reçu. Maîtres zen,
lamas tibétains, rabbins, abbés de monastères, nonnes
et yogis, disciples de longue date ou enseignants che-
vronnés, en acceptant de livrer en toute sincérité les
difficultés auxquelles ils ont été confrontés, nous mon-
trent que la sagesse ne consiste pas à nier nos faiblesses
mais à les intégrer à notre démarche. Car, comme le dit
l'adage:« Ou vous entrerez entier au Paradis, ou vous
n'entrerez pas. »
Jack Kornfield nous invite à ne plus considérer l'éveil
comme une fin en soi mais à privilégier une action
éveillée qui, tout en accueillant nos plus profondes expé-
riences spirituelles, accepte de procéder à un grand net-
toyage intérieur.

N é aux États-Unis en 1945,jack Kornjield a reçu une


formation de moine bouddhiste en Thaïlande, en Birmanie
et en Inde. C'est à lui principalement que l'on doit l'intro-
duction du bouddhisme Theraveda en Occident. L 'essentiel
de son travail consiste à intégrer defoçon vivante les grands
enseignements spirituels d'Extrême-Orientpour qu'ils devien-
nent accessibles aux étudiants et à la société occidentale contem-
poraine. Il est également titulaire d'un doctorat en psycholo-
gie clinique. Il est marié, père defamille, psychothérapeute et
fondateur de la Insight Meditation Society et du Spirit Rock
Center. Il a publiéplusieurs livres aux États-Unis.

ILLUSTRATION :ANNE-MARIE ADDA.

01-111 & 122391-6


ISBN 2-7103-2404-0
145,00 F

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