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Nestor Capdevila :
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L’utopie

Sujet : La politique peut-elle vivre sans l’utopie ?

La bibliographie sur l’utopie est très vaste. Il existe de nombreuses histoires de


l’utopie, par exemple, celle de J. Servier, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 1991.
Pour une introduction philosophique, Pierre Macherey, De l’utopie !, De l'incidence
éditeur, 2011.
Le livre de Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997, est intéressant
même s’il concerne essentiellement l’idéologie. Il existe des articles qu résument la démarche
dans Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, en particulier « L’idéologie et l’utopie : deux
expressions de l’imaginaire social ».

Le cours repose essentiellement sur trois textes :

1) More, L’utopie. Il existe de nombreuses éditions. Je citerai l’édition la plus


complète d’André Prévost Paris, Mame, 1978, bien que l’interprétation soit discutable.

2) Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Editions de la Maison des sciences de


l’homme, 2006.

3) Ernst Bloch, Le principe espérance, t. 1, Paris, Gallimard, 1976.


2

I : Le XXe siècle et l’utopie : p. 3.


II. L’utopie de L’Utopie de More : p. 14
III. Idéologie et utopie (Mannheim et Bloch) : p. 34.
IV Le travail de l'espérance 56

I : Le XXe sicèle et l’utopie :

On fait remonter l’origine de l’idée d’utopie au XVIe siècle, et peut-être même avant,
à Platon ou au christianisme. Le XXe siècle éclaire néanmoins cette idée d’une lumière
singulière. Même s’il existe une utopie nazie (la race pure, le Reich de mille ans), c’est
l’expérience soviétique, par sa durée, sa popularité et la positivité démocratique de ses idéaux
qui en est la source. Un Etat a eu la folle audace de frayer la voie vers la fin de la
pluriséculaire et multiforme exploitation de l’homme par l’homme, vers la société sans
classes, garantissant à chacun les bénéfices du plus haut développement, scientifique,
technique et moral nécessaire à la plénitude de son libre épanouissement individuel, dans le
3

dépassement fraternel des divisions nationales1. Bien sûr, tous les amis de l’utopie n’ont pas
sympathisé avec son incarnation soviétique qui, pour beaucoup, était une véritable trahison.
Mais le prestige de l’incarnation soviétique de l’utopie a visiblement été trop grand pour que
ses alternatives antisoviétiques ne soient pas affectées par l’échec de ce qu’elles ont combattu.
C’est parce qu’une fraction significative de l’humanité a cru que la réalisation des promesses
de l’utopie2 n’avait jamais été aussi proche que le discrédit qui la frappe est aussi fort.
Ce discrédit est la manifestation la plus sensible d’un phénomène plus profond, la
transformation de l’idée d’utopie par l’existence du premier Etat à se prétendre socialiste et à
dépasser le capitalisme. S’il n’avait pas existé, nous n’entendrions pas les mêmes choses dans
le mot « utopie ». Imaginons que la révolution russe, et qu’aucune révolution anticapitaliste,
n’aient eu lieu, que le marxisme reste un courant minoritaire au sein du socialisme, le mot
« utopie » pourrait continuer à désigner un genre littéraire ou les multiples projets individuels
de réforme de la société, parfois sympathiques, mais aux connotations souvent négatives.
Cette notion, renvoyant à des phénomènes périphériques, importerait relativement peu pour la
politique et la philosophie politique. En revanche, avec la fondation du premier Etat socialiste,
elle est au cœur d’un grand drame historique. Le projet qui aurait pu resté cantonné au statut
d’une rêverie est devenu, grâce à un volontarisme titanesque, d’immenses sacrifices et un
despotisme extrême, une puissance politique luttant pour l’hégémonie mondiale, avant de
quitter pacifiquement et mystérieusement la scène de l’histoire. Pourquoi faut-il craindre
l’utopie ou l’invoquer, sinon parce qu’elle exprime une force terriblement ambivalente,
positive par sa capacité d’incarner l’espérance politique, négative parce qu’elle porte en
germe de nouvelles oppressions3 ?

1
« Le communisme établit la justice la plus élevée en la basant sur la prospérité économique
continue, sur l’abondance en biens matériels et culturels. (…) Le progrès économique conduit
à une entière égalité sociale et à la liberté. (…) Le communisme est un régime sous lequel
s’épanouissent les talents et les dons, les meilleures qualités morales de l’homme. Le
communisme, une fois établi à l’échelle mondiale, aboutira à la fusion des peuples en une
famille laborieuse et fraternelle, à l’élimination des frontières entre les Etats et, ensuite, à
l’effacement des différences nationales. Le communisme assurera une paix éternelle sur la
terre » (P. Fédosséev (dir.), Le Communisme scientifique, Moscou, Les Editions du Progrès,
1974, p. 421).
2
Par exemple : « Ce que nous rêvions, que nous osions à peine espérer mais à quoi tendaient
nos volontés, nos forces, avait eu lieu là-bas. Il était donc une terre où l’utopie était en passe
de devenir réalité » (André Gide, Retour de l’URSS suivi de Retouches à « Retour de
l’URSS », Paris, Gallimard, 1936 et 1937, p. 18).
3
Sur les dilemmes de l’utopie, voir les analyses de Pierre Macherey. .
4

Ce n’est sans doute pas un hasard si la première philosophie de l’utopie 4, celle d’Ernst
Bloch, naît au même moment que la révolution russe. Il n’y a pas de rapport d’implication
parce que les sources profondes de la pensée de Bloch ne se trouvent pas chez Marx. La
vitalité de son inspiration religieuse, toujours perceptible dans son style « exalté »5, fait de son
marxisme une indépassable hérésie. La première réaction de Bloch envers la révolution a
d’ailleurs été très critique. Sans la révolution russe, la première philosophie de l’utopie serait
probablement apparue. Elle aurait cependant eu une toute autre forme. La pensée de Bloch
s’est rapidement nouée avec la conjoncture 6.
Usage positif du mot, théorisé par Bloch, contredit la prétention marxiste de faire
passer le socialisme de l’utopie à la science7. Les révolutionnaires russes n’ont pas pensé leur
révolution dans le langage de l’utopie. « Nous ne sommes pas des utopistes » dit Lénine à la
veille de l’assaut décisif dans son texte le plus utopique, L’Etat et la révolution. L’analyse du
révolutionnaire prétend se fonder sur la compréhension « scientifique » de l’histoire et de la
conjoncture, « l’analyse concrète de la situation concrète ». Mais quand cette auto-
interprétation perd sa crédibilité, le vocabulaire utopique regagne de la force. C’est ainsi que
certains des derniers dirigeants soviétiques se représentent leur histoire : « la plus grande
utopie de l’histoire, qui avait défini pour des décennies le mode de vie d’un tiers de
l’humanité, fait actuellement naufrage », dit Boris Eltsine à la veille de la disparition de
l’URSS8.
L’Union soviétique a d’abord affecté la notion d’utopie en donnant un lieu au nulle-
part. Les utopistes du XIXe rêvaient d’appliquer leur projet grâce à l’aide de bienfaiteurs ou à
la conversion des autorités. Ils ont dû se contenter d’expériences à l’échelle réduite de petites
communautés, principalement en Amérique 9. Avec la révolution russe, l’expérimentation
utopique a lieu à une échelle continentale et réussi au point de donner naissance à une

4
L’esprit de l’utopie [1918, 1923], Paris, Galimard, 1977.
5
Voir le chapitre que lui consacre Macherey.
6
Voir la biographie, d’Arno Münster.
7
A lire absolument, F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, et K. Marx et F.
Engels, Le manifeste du parti communiste. De nombreuses éditions.
8
Boris Eltsine, le 9 juillet 1991, cité par L. Heller et M. Niqueux, Histoire de l’utopie en
Russie, p. 267.
9
Laboratoires de l’utopie,
5

superpuissance capable de soutenir la révolution mondiale. L’échec final de l’Union


soviétique relativise ce réalisme en rendant à l’utopie son statut d’impossible. En 1989, un
collaborateur de Gorbatchev lui conseille de renoncer au concept de communisme : il s’est
épuisé et il a révélé son utopisme, l’impossibilité de sa réalisation au moins dans un futur
prévisible. L’Union soviétique est un nulle-part qui a réellement et fantasmatiquement10 existé
dans un lieu pendant un certain temps. L’utopie communiste a été, par-delà les proclamations
officielles, un impossible possible ou un possible impossible, soit parce qu’elle n’a pas duré,
soit parce qu’elle n’a jamais existé en accord avec sa conscience de soi.
La conscience de l’impossibilité du communisme et même de l’existence de graves
défauts, indiscutables depuis la révélation des crimes de Staline par le Parti lui-même,
n’implique pas automatiquement le rejet du projet socialiste. Le caractère socialiste de
l’Union soviétique aurait pu être suffisamment développé par des réformes plus ou moins
profondes. Bien que Gorbatchev qualifie la perestroïka de « nouvelle révolution »11, son
objectif n’était nullement de détruire le socialisme ou l’Union soviétique. Sa « nouvelle
pensée » est une critique marxiste-léniniste du marxisme-léninisme12. Comme la réforme de
Khrouchtchev, la perestroïka s’est présentée comme un renouvellement du projet soviétique,
une critique de Staline au nom de Lénine, le « vrai » fondateur, ou du « faux » Lénine
stalinisé par le « vrai ». L’histoire, et en particulier celle la France, montre que la révolution
est un processus plus ou moins long qui intègre des révolutions13. La pérestroïka est une
révolution dans la révolution parce que la « vraie » révolution est en permanence14. Mais cette

10
Voir la littérature prosoviétique, J. Vendryes-Leroux, .
11
Mikhaïl Gorbatchev, Pérestroïka. Vues neuves sur notre pays et le monde, Paris,
Flammarion, 1987, p. 65.
12
« Briser toutes les barrières élevées par les scolastiques et les dogmatiques, puiser dans
l’héritage de Lénine avec le désir ardent de le comprendre plus à fond dans sa pensée
originale – tout cela s’est constitué en un besoin d’ampleur grandissante au fur et à mesure
que se multipliaient les phénomènes négatifs dans notre société » ; « La pérestroïka exige des
chefs de Parti qui soient très proches du bolchevik révolutionnaire idéal comme le concevait
Lénine » (Mikhaïl Gorbatchev, Pérestroïka. Vues neuves sur notre pays et le monde, Paris,
Flammarion, 1987, p. 29-30 et 72).
13
Gorbatchev, Pérestroïka, p. 65-66.
14
« Une révolution doit être en constant développement. Il ne faut pas piétiner sur place.
C’est ce que montre notre propre passé. Nous ressentons encore aujourd’hui les conséquences
du ralentissement. C’est pourquoi nous devons maintenant redoubler de courage et d’audace.
6

fois, dans une conjoncture plus difficile, le renouvellement de la critique du stalinisme a


débouché sur la critique du léninisme et du marxisme lui-même. Alexandre Iakovlev, que l’on
a présenté comme l’idéologue de la perestroïka, condamne l’application expérimentale de
l’utopie marxiste à la Russie et finit par penser, avec d’autres, que la conception marxiste de
la société divisée en classes progressistes et réactionnaires est la négation des fondements de
l’Etat de droit et de la société civilisée. Le marxisme est « d’essence totalitaire »15. Lors de
l’annonce de sa démission, le vingt-cinq décembre 1991, Gorbatchev capitule sans conditions
: « Un travail d’une importance historique considérable a été accompli. Un système totalitaire
qui pendant longtemps a empêché notre pays de s’enrichir et de se développer a été liquidé.
La menace de guerre mondiale a disparu »16. Le dirigeant qui a espéré sauver le projet
révolutionnaire soviétique en le révolutionnant ne trouve pas d’autres mots que ceux de
l’ennemi. Là où certains on cru, ou voulu croire, à l’existence de la réalisation des rêves
utopiques, n’existait en réalité qu’un système totalitaire.
On admet généralement que l’utopie n’a pas échoué parce qu’elle a été moins forte
que l’ennemi (hypothèse « soviétique »), mais parce qu’elle était intrinsèquement mauvaise
(hypothèse « antisoviétique »). La première suppose que l’Union soviétique était socialiste et
qu’elle aurait pu continuer à vivre17 si elle s’était réformée dans la fidélité à l’esprit de la
révolution au lieu d’être menée à la ruine par la politique révisionniste de Gorbatchev18. Les
erreurs étaient quasiment inévitables lorsque l’on construit pour la première fois une nouvelle
société, surtout dans un environnement international hostile imposant un rythme de
développement extrêmement brutal et déséquilibré en faveur de l’industrie lourde, mais
nécessaire à la préparation de la guerre contre le fascisme puis à la poursuite de la course aux

Nous n’avons pas le droit de nous immobiliser à nouveau. C’est pourquoi, un seul mot
d’ordre : en avant ! » (Gorbatchev, Pérestroïka, p. 67 ; traduction modifiée).
15
A. Iakovlev, Pérestroïka, p. 668-670. Il lui arrive d’être plus nuancé, Alexandre Iakovlev,
Ce que nous voulons faire de l’Union soviétique. Entretien avec Lily Marcou, Paris, Seuil,
1991, par exemple, p. 37 et 54-55. La révolution a été plus profitable à l’Occident qu’aux
Russes. Le spectre soviétique a contraint le capitalisme à se réformer (p. 34).
16
Mikhaïl Gorbatchev, le 25 décembre 1991, cité par Andreï Kozovoï, La chute de l’Union
soviétique, 1982-1991, Paris, Editions Tallandier, 2011, p. 294.
17
Alexander Dallin et Said Lapidus, The Soviet System. From Crisis to Collapse, 1995 , p.
686-687.
18
Roger Keeran et Thomas Kenny, Le socialisme trahi. Les causes de la chute de l’Union
soviétique, Paris, Editions Delga, 2012.
7

armements19. L’Union soviétique a payé au prix le plus fort la scandaleuse audace d’avoir
construit la première une alternative au capitalisme.
Dans la conjoncture actuelle, cette interprétation donne à beaucoup le sentiment d’une
incapacité à voir l’étendue du désastre par l’obstination à penser positivement quelque chose
de la révolution bolchevique. Un antisoviétique socialiste et démocrate doit cependant lui
reconnaître un minimum de plausibilité. Ne revient-elle pas à penser l’histoire du socialisme
sur le modèle de l’histoire de la démocratie ? L’Union soviétique aurait pu se trouver dans
une situation comparable à celle des Etats-Unis au XIXe siècle. Tocqueville, par exemple, nie
le caractère démocratique de la démocratie athénienne en raison de l’esclavage et de la
définition restrictive de la citoyenneté. Mais l’esclavage, la poursuite d’une politique de
dépossession et de destruction envers les Indiens et l’infériorité de la femme sont des
expressions suffisamment violentes de l’inégalité humaine pour que la démocratie américaine
qu’il célèbre soit à son tour considérée comme une « fausse » démocratie et une « véritable »
aristocratie. Ces « contradictions » n’ont généralement pas empêché de considérer les Etats-
Unis comme une démocratie.20 On ne juge pas que ces traits antidémocratiques, aussi graves
soient-ils, parfois des crimes contre l’humanité, détruisent l’acquis démocratique de la
révolution américaine que confirmera son développement réformiste et même révolutionnaire
lors de la guerre civile21. Pourquoi les contradictions socialistes de l’Union soviétique ne
seraient-elles pas comparables aux contradictions démocratiques d’Athènes et des Etats-
Unis ? Athènes a finalement échoué et l’idéal démocratique s’est assoupi pendant des siècles.
Les Américains l’ont fait renaître sous une forme tout à fait imprévisible, mais également
contradictoire, qui aurait pu échouer pour un temps indéfini si les Sudistes avaient gagné la
guerre civile. De même que ces contradictions originelles des n’ont pas empêché le
développement de ce qu’il y avait de démocratique dans ces premières (et « fausses » ?)
démocraties, il n’est pas exclu que ce que l’Union soviétique avait de socialiste puisse se

19
Sur la politique des Reagan, Peter Schweizer, Victory. The Reagan’s Administration’s
Secret Strategy that Hastened the Collpase of the Soviet Union, 1994. Sur les différentes
explications de l’effondrement, voir Alexander Dallin et Said Lapidus, The Soviet System.
From Crisis to Collapse, 1995 ; Roger Keeran et Thomas Kenny, Le socialisme trahi, op. cit.,
conclusion.
20
N. Capdevila, Tocqueville et les frontières de la démocratie, Paris, Puf, 2007.
21
Sur l’importance de la guerre de Sécession, N. Capdevila, Tocqueville ou Marx.
Démocratie, capitalisme, révolution, Paris, Puf, 2012, p. p. 41-56.
8

développer de manière authentiquement socialiste, sous des formes imprévisibles, dans des
conjonctures enfin favorables.
La seconde hypothèse, « antisoviétique », suppose que l’Union soviétique aurait
échoué même si elle avait bénéficié d’un environnement adéquat parce que son projet était
intrinsèquement mauvais et criminel. Elle n’a pas été vaincue par un ennemi ; elle a implosé
sous le poids de sa propre absurdité. Cette interprétation, aujourd’hui dominante, est
défendable quel que soit le jugement sur le caractère socialiste de l’Union soviétique. Pour un
antisocialiste viscéral, cette histoire est la preuve définitive de l’absurdité du socialisme 22.
Pour un socialiste, elle prouve que les idéaux socialistes ont été trahis dès l’origine. Soit parce
que la forme bolchevique du socialisme a toujours été insuffisamment ou jamais
véritablement socialiste. Soit parce que la mise en œuvre prématurée et brutale d’un projet
authentiquement socialiste était une erreur conduisant tôt ou tard à une catastrophe. Si c’est
autre chose que le socialisme qui s’est effondré, l’utopie socialiste continue d’être vivante,
malgré sa mise en cause par la confusion du « vrai » et du « faux » socialisme
institutionnalisée par le communisme soviétique. Cette préservation de l’espérance socialiste
rapproche la forme socialiste de l’hypothèse « antisoviétique » de l’hypothèse « soviétique »
contre sa forme antisocialiste.
La seconde hypothèse contient une critique de l’utopie sans pour autant impliquer son
rejet même sous la forme antisocialiste. Ce n’est pas parce que cette utopie s’est révélée
oppressive que l’utopie l’est par elle-même. Des citoyens de sociétés fondées sur de grandes
révolutions peuvent-ils condamner purement et simplement l’utopie ? Quoi de plus utopique
que d’imaginer le renversement du monde aristocratique universel et pluriséculaire ?
Sommes-nous sûrs que l’utopie égalitaire et démocratique est entièrement contenue dans la
grandeur de la fondation ? L’égalité, le pouvoir du peuple sont-ils réellement réalisés ?
Malgré ses limites, notre monde n’est-il pas plus utopique que toutes les utopies ? Imaginons
qu’un écrivain du passé ait décrit et prophétisé l’avènement de notre société, avec sa
technologie « miraculeuse » et son organisation sociale libérale et démocratique, non moins
incroyable. Tout le monde aurait dénoncé une impossibilité, une folie... Mais voilà, cette
société impossible est tellement réelle que des réalistes décrètent aujourd’hui l’impossibilité
de la dépasser23 ! Si elle ne rejette pas l’utopie en tant que telle, la forme antisocialiste de

22
Voir Martin Malia, La tragédie soviétique, Paris, Seuil, Paris, Seuil, 1995.
23
Voir Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion 1992.
9

l’hypothèse antisoviétique favorise indéniablement une défiance envers elle et ce n’est pas
sans inquiétude, et peut-être avec regret, que son défenseur reconnaît ce qu’il lui doit24.
L’hypothèse « soviétique » et la forme socialiste de l’hypothèse « antisoviétique », au
contraire, cherchent à préserver l’utopie et à renouveler la critique utopique. Cette valorisation
prend néanmoins une forme paradoxale après l’échec soviétique. Le socialiste antisoviétique
sincère a beau être convaincu que l’Union soviétique, dirigée par un parti communiste
bolchevique, est fondamentalement étrangère au socialisme et concerne le communisme, il
doit bien constater avec amertume que l’échec de ce dernier est perçu comme celui du
socialisme, non au sens superficiel d’une étiquette utile pour gagner la compétition électorale
au sein de la classe dirigeante, mais d’un projet social et politique réellement alternatif.
L’Union de la gauche se donnait en France l’ambition d’ « ouvrir la voie au socialisme », de
« changer la vie ». Cette espérance qui a obtenu le soutien électoral de près de la moitié des
votants en 1974 a aujourd’hui quasiment disparu. C’est précisément ce que Fufuyama appelle
la fin de l’histoire. L’impossibilité de concevoir un au-delà de notre société capitaliste-
démocratique.
Tout le monde reconnaît qu’un cycle s’est terminé, mais sa signification est moins
claire puisque nul ne connaît l’avenir. Du point de vue du vainqueur, l’issue finale est une
condamnation sans appel de l’espérance en un autre monde. Ceux qui ont eu la foi savent
maintenant qu’ils étaient possédés par une illusion qui appartient désormais au passé. Mais ce
passé en est-il toute la vérité ? Au moment où François Furet s’apprête à répondre
positivement, une hésitation se fait sentir : « L’idée d’une autre société est devenue presque
impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance su le sujet, dans le monde d’aujourd’hui,
même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous
vivons. C’est une condition trop austère et trop contraire à l’esprit des sociétés modernes pour
qu’elle puisse durer. La démocratie fabrique par sa seule existence le besoin d’un monde
postérieur à la bourgeoisie et au Capital, où pourrait s’épanouir une véritable communauté
humaine. (…) Mais la fin du monde soviétique ne change rien à la demande démocratique
d’une autre société, et pour cette raison même il y a fort à parier que cette vaste faillite
continuera de jouir dans l’opinion du monde de circonstances atténuantes, et connaîtra peut-
être un renouveau d’admiration. Non que, sous la forme où elle morte, l’idée communiste

24
L’interprétation de l’histoire de la Révolution française de François Furet, et la sous-
estimation corrélative de l’importance démocratique de la guerre de Sécession, pourrait
s’interpréter comme une expression de ce sentiment.
10

puisse renaître (…). Mais la disparition de ces figures familières à notre siècle ferme une
époque, plutôt qu’elle ne clôt le répertoire de la démocratie »25. Qui est ce « nous » ? S’il
s’agit de l’humanité, alors la sagesse est de reconnaître que nous vivons déjà la fin de
l’histoire. Le désir, inlassablement renaissant, d’une autre société ne sera jamais qu’une
illusion dont l’histoire de l’Union soviétique donne déjà la vérité par-delà sa singularité car
toutes les réincarnations de cet espoir sont condamnées à la même faillite. En vertu de la
prégnance des connotations négatives du mot, le livre aurait pu s’intituler, comme le note
Macherey, « le passé d’une utopie », ou mieux encore « le passé de l’utopie ».
Mais le « nous » pourrait seulement désigner les générations qui se croisent à ce
moment de l’histoire et souffrent d’une panne d’imagination sociale et politique. Notre
impuissance n’implique évidemment pas que les générations prochaines et lointaines seront à
leur tour condamnées à vivre dans notre monde. Quelle certitude pouvons-nous avoir que leur
désir d’une autre société ne sera qu’une illusion ? Il est probable que pour ces générations
l’Union soviétique retrouvera un peu de son prestige. Si elle leur apparaît comme un exemple,
une incarnation, assurément dramatique, et peut-être repoussante, du désir qui les anime, elle
ne sera pas nécessairement sa vérité. Pourquoi ne réussiraient-elles pas là où les autres ont
échoué ? Si elles échouent à leur tour, échoueront-elles de la même manière ? Sauront-elles
mieux préserver, développer et transmettre ce qui était positif en elles26 ? Cette interprétation
est d’autant moins illégitime que le démocrate Furet s’est lui-même embarqué dans l’utopie
en interprétant la démocratie réelle comme une inépuisable matrice d’utopies. Comment la
démocratie ne relèverait-elle pas elle-même de l’utopie si elle n’existe pas sans en engendrer ?
Le titre du livre aurait toujours pu être « le passé d’une utopie », mais non « le passé de
l’utopie » car l’accentuation de la productivité utopique de la démocratie ouvre la question de
son avenir. On touche à la limite politique du charme littéraire que le titre de Furet doit à celui
de Freud, L’avenir d’une illusion. Colomb est dans l’illusion parce qu’il croyait être aux Indes

25
F. Furet, Le passé d’une illusion, p. 572.
26
Pensons à l’avertissement de Tchernychevski, l’auteur du roman Que faire ?, que les
soviétiques considéraient comme un de leurs maîtres : « Il va de soi que rien dans ce monde
ne se fait pas tout à coup. Ce serait extraordinaire si l’affaire marchait, même lentement, mais
sans arrêts, sans échecs, sans mouvements en arrière. Mais seules les affaires sans importance
fonctionnent de cette façon. Dans les affaires importantes, le succès s’obtint après une longue
série d’échecs. (…) Que faut-il conclure ? Seulement, les échecs ne doivent pas décourager. Il
faut les prévoir. Mais si on s’attend à des échecs, comment se mettre au travail ? En effet,
l’envie disparaît » (cité par Claudio Sergio Ingerflom, Le citoyen impossible. Les racines
russes du léninisme, Paris, Payot, 1988, p. 91).
11

conformément à son désir. Comme expression du désir, l’illusion est tendue vers l’avenir ;
elle contient une invitation à poursuivre le voyage. Dans « le passé d’une utopie » ou « de
l’utopie » le mot « utopie » garde le sens négatif d’illusion si l’on estime que tout finira par
échouer lamentablement. Mais il peut avoir un sens positif en vertu de son lien avec cette
projection vers l’avenir. Comme il n’est pas en soi condamnable, puisque la démocratie nous
y invite, d’espérer un monde nouveau véritablement humain, le titre ne pouvait pas avoir la
force d’une condamnation. On le sent par la difficile transformation du « passé de l’utopie »
en « passé de l’espérance ». C’est sans doute pour bloquer ces inquiétantes associations que,
du point de vue du vainqueur, « le passé d’une illusion » est préférable au « passé d’une
utopie ».
Aujourd’hui rares sont ceux qui sont prêts à défendre la révolution russe comme un
moment de la réalisation de l’universel démocratique. La prétention libératrice et égalitaire
n’est plus utopique mais idéologique. L’expression la plus forte de cette thèse est
l’identification du nazisme et du communisme grâce au concept de totalitarisme. Pourtant
quelque chose résiste (encore ?) à cette identification. Il est en effet possible de filmer La vie
des autres et Good by, Lenin, d’acheter et d’arborer des tee-shirts portant le sigle « CCCP ».
Ceux qui s’irritent de la persistance de cette indulgence envers la violence soviétique, au lieu
de conclure à un aveuglement coupable et pervers, pourraient inverser le problème. La
différence pour la conscience est une différence réelle. Pour un philosophe, la meilleure
explication de ce phénomène se trouve probablement chez Kant. Relisons à la suite de
Jacques Texier27 ce texte Kant sur la révolution française en pensant à l’histoire de la
révolution russe : « Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu
s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe s elle accumule misère et atrocités au
point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait
jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, - cette évolution dis-je, trouve quand même
dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu) une
sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un
danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale
du genre humain »28. Le problème de Kant est de savoir si l’on peut affirmer que l’espèce
humaine progresse. Il trouve une raison d’espérer, non dans la révolution française elle-même,
ou l’expérience des acteurs, mais dans l’enthousiasme publiquement exprimé des spectateurs

27
Révolution et démocratie chez Marx et Engels, Paris, Puf, 1998, p. 88.
28
Le conflit des facultés [1798], in Opuscules sur l’histoire, Paris, GF, p. 211.
12

qui, comme lui, suivaient avec passion le cours de cet événement titanesque. Le jugement sur
l’événement lui-même surprend. Kant se dit tout à fait indifférent au succès ou à l’échec et à
l’accumulation des souffrances et des atrocités. Kant écrit au moment de thermidor. Pense-t-il
à la terreur ou comme le croit Florence Gauthier à la stagnation de la révolution et au retour
en force des conservateurs qui mènera finalement au pouvoir napoléonien ? Généralement, on
choisit la première solution. L’essentiel n’est pas là, mais dans le fait que Kant raisonne dans
l’hypothèse d’un échec de la révolution et dans l’indifférence à l’accumulation des
violences : « peu importe ». L’échec pourrait être même être tellement grand ou la victoire
tellement coûteuse qu’ils nous découragent de tenter une nouvelle fois l’expérience. S’il
aurait été raisonnable (« l’homme sensé ») d’empêcher cette révolution et s’il était
déraisonnable de tenter à nouveau l’expérience à ce prix pourquoi donc l’enthousiasme des
spectateurs pourquoi Kant juge-t-il que l’enthousiasme est un signe favorable pour croire à
l’aptitude de l’espèce humaine à progresser ? Pourquoi la réaction des spectateurs serait-elle
un événement plus raisonnable que l’événement lui-même ? En prenant le risque d’exprimer
publiquement ce sentiment, donc en étant aussi d’une certaine manière des acteurs, les
spectateurs ont montré leur « intérêt universel » pour l’un des camps en lutte, celui qui
défendait une cause morale : le droit qu’a le peuple de se donner une constitution républicaine
qui rende impossible la guerre offensive. L’objet de l’enthousiasme suscité par la violence
révolutionnaire n’est pas la lutte elle-même, l’engagement dans le combat, mais l’idéal
conforme au droit et à la raison pour lequel les révolutionnaires ont irrationnellement lutté 29.
Qu’est-ce qui empêche d’appliquer ce texte à la révolution russe. Elle a échoué
malgré (ou à cause) d’incroyables violences. « Peu importe !, dirait le kantien communiste, la
cause du communisme, qui n’est que la logique de 89 poussée jusqu’au bout 30, a suscité
l’enthousiasme public d’innombrables spectateurs à travers le monde. La violence n’est pas
comparable à la violence nazie parce que le souvenir de cet enthousiasme pour le
renouvellement communiste de l’ambition universaliste n’a peut-être pas encore

29
« (…) le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’ ce qui est idéal, plus
spécialement à ce qui purement moral, le concept de droit par exemple, et il ne peut se greffer
sur l’intérêt. (…) (…) ceux qui avaient en vue le droit du peuple auquel ils appartenaient, et
s’en considéraient comme les défenseurs ; exaltation avec laquelle sympathisait le public qui
du dehors assistait en spectateur, sans la moindre intention de s’y associer effectivement »
(Opuscules sur l’histoire, p. 212-213).
30
Sur les rapports entre communisme, démocratie et révolution, N. Capdevila, Tocqueville ou
Marx, op. cit.
13

complètement disparu. La défaite de la guerre froide sera complète lorsque ce sera le cas. La
violence soviétique sera alors l’équivalent de la violence nazie ». L’enthousiasme, qu’on
l’approuve ou non, suscité par ces révolutions a bien sûr quelque chose à voir avec l’utopie.
Le spectateur a une conscience plus ou moins claire que ni le droit ni le communisme ne sont
incarnés par l’événement ; il peut même pensé qu’il les trahissent (échec, coût trop élevé).
Mais cela veut dire qu’ils le transcendent, que nous visons cet au-delà à travers l’événement,
donc qu’il y a en l’homme une disposition à dépasser le réel. Autrement dit, le droit et le
communisme sont de l’utopie et c’est son action tragique dans l’histoire qui a enthousiasmé.
Dire, comme Macherey, « De l’utopie ! », c’est vouloir retrouver quelque chose qui a
été perdu, qui manque cruellement et dont on craint la disparition définitive parce que
l’histoire du XXe siècle, après avoir cru à sa réalisation, l’a rendu quasiment impensable.
L’idée d’un projet de rénovation sociale profonde, par-delà ses formes concrètes et
conflictuelles (socialiste, communiste, anarchiste, mais également fasciste…), est devenue un
objet de nostalgie. On peut se réjouir de la fin de la mystification soviétique et regretter avec
tristesse la vitalité de l’espérance en un monde radicalement neuf. On aimerait alors retrouver
cette fraîcheur, et peut-être même cette naïveté, mais on a le sentiment qu’elles sont, malgré
toute la distance critique que l’on a pu manifesté envers l’expérience soviétique, tellement
liées à celle-ci qu’elle les a emportées avec elle.
Initialement on pouvait penser que l’histoire de l’Union soviétique avait profondément
affecté l’idée d’utopie. Elle cessait d’être une rêverie pour prendre la forme inverse, celle
d’une force sociale et politique capable de transformer profondément la réalité. Mais elle a
finalement échoué. Si subsiste un souvenir de l’enthousiasme suscité par la révolution, il nous
apparaît comme une irrationalité, une incapacité à prendre acte du désastre, pire encore, une
cynique indifférence (« peu import… ») envers d’indicibles souffrances. Il ne reste qu’à
expliquer au communiste kantien qu’il est absurde et indécent de valoriser l’enthousiasme
suscité par un événement dont on est incapable de vouloir la répétition. L’échec final d’une
révolution qui semblait changé le sens de l’utopie, lui redonnerait ainsi sa signification
originelle d’impossible, de ce qui n’existe nulle part.
14

II. L’utopie de l’Utopie :

Cette conclusion semble pouvoir être confirmée par le livre fondateur l’Utopie de
More où le mot est inventé. Il est naturel pour comprendre le sens d’un mot de remonter à
l’origine. Il a été créé parce qu’il répondait à un besoin intellectuel spécifique.
Malheureusement, comme le souligne Macherey, le mot est exclusivement utilisé comme nom
propre alors que l’objet de l’enquête philosophique est le signifié du nom commun, l’idée
générale d’utopie, et peut-être même son concept, que l’on applique à des choses diverses.
Certains revendiquent aujourd’hui l’utopie comme une valeur positive et se disent utopistes31.
Mais que répondrait More à la question : « Es-tu pour l’utopie ? Es-tu un utopiste ? » Ignorant
le nom commun, la comprendrait-il ? Quant à ses grands successeurs en utopie, Campanella et
Bacon, ils n’utilisent pas du tout le terme. Pourquoi donc penser qu’ils ont écrit des utopies ou
qu’ils étaient des utopistes ? Pensons également à un utopiste exemplaire. Comment Fourier
répondrait-il à ces questions ? Il lui est arrivé d’utiliser le mot de manière positive : « Les
savantes utopies de Platon et de Fénelon sont ridicules parce qu’elles sont impraticables :
celles d’un casse-cou scientifique seront bonnes si on peut les mettre à exécution. Il n’a donc
manqué aux Néron et aux Philippe II que l’assistance d’un casse-cou utopiste […]. Prouvons-
leur qu’en utopie sociétaire comme en équitation, les plans d’un casse-cou politique auraient
été plus efficaces que les subtilités des sophistes »32. Du point de vue de Fourier, il y a bien
une utopie sociétaire et lui-même se considère comme un utopiste. Mais il y a utopie et
utopie… A la différence des anciennes dont le trait essentiel est d’être irréalisables 33, la sienne
est scientifique34. Fourier ne se compare pas à More, mais à Christophe Colomb et à
Newton35. Il se pense comme le découvreur d’un nouveau monde, le nouveau monde

31
Voir par exemple, Miguel Abensour, Le procès des maîtres rêveurs.
32
Cité par Henri Desroche, La Société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes
pratiqués, Paris, Seuil, 1975, p. 9 (OC, IV, p. 143-144). [81 et 82, OC, IV, 144 et 155]
33
Claude Morilhat, Charles Fourier, p. 37.
34
Claude Morilhat, Charles Fourier, p. 40.
35
« Il annonçait le nouveau monde matériel, et moi le nouveau monde social. J’exprime ainsi
que lui ce vrai qui n’est pas vraisemblable aux yeux du préjugé. On m’accusera comme lui de
vision, parce qu’on voudra juger les résultats annoncés par les moyens actuels ; on voudra
croire le mécanisme social borné aux faibles ressources qu’offre la civilisation » (cité par
Claude Morilhat, Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, Paris, Méridiens
Klincksieck, p. 34).
15

industriel et sociétaire combiné avec le nouveau monde amoureux, ou comme le fondateur


d’une « nouvelle science »36, celle de l’attraction passionnée qui étend au monde social les
principes de la physique37. Comme l’utopie sociétaire s’accorde avec la volonté de Dieu et la
nature, elle sera spontanément adoptée par l’humanité une fois réalisée la première
communauté. Le rapport de l’utopiste (supposé) à son œuvre est ici clairement anti-utopique,
au sens ordinaire du mot. Mais, dit-on, la croyance que la vérité de la théorie annonce son
succès mondial immédiat est typiquement utopique. Oui, mais c’est notre jugement, par lequel
nous contestons la conscience de soi de l’auteur. Pour ses disciples, Fourier n’est pas un
utopiste38.
Il est légitime de penser que des œuvres relèvent de l’utopie malgré l’absence du mot
si nous trouvons de bonnes raisons pour soutenir que l’idée est tout de même présente. IL faut
alors expliquer où réside le caractère utopique de L’Utopia de Thomas More. Il n’est pas
purement et simplement dans l’usage du nom propre « Utopie » puisque ce caractère doit être
général. Si l’utopie est dans l’Utopie39, alors L’Utopie est utopique au moment où s’amorce la
description de l’île, à la fin de la première partie. Dans cette perspective, l’utopie commence
peut-être plus tôt, avec la description de trois peuples imaginaires par Hytholdée. La première
de ces « mini-Utopies »40 est celle des Polylérites. Comme celui d’« utopie » ou
d’« Hythlodée », ce nom porte une autonégation qui nous invite à la défiance : les Polyérites

36
Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire, Paris, Garnier Flammarion, p. 140.
37
« La théorie de l’association est une suite du calcul newtonien sur l’attraction ; elle applique
au monde passionnel ou social la théorie de Newton sur l’équilibre matériel de l’univers » ;
« la mienne est une continuation de celle de Newton ; sa théorie et la mienne sont deux filons
d’une seule mine, exalter l’une et repousser l’autre, c’est tomber dans l’absurde » (cité par
Claude Morilhat, Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, Paris, Méridiens
Klincksieck, p. 32).
38
« Le fouriérisme n’est pas une utopie sans contact avec la réalité, il se base sur une analyse
exacte des moteurs de l’activité humaine … L’homme, cette vivante cellule de la vie sociale,
n’est pas pris par les fouriéristes dans l’abstrait comme une idée, à la manière de la majorité
des communistes, mais tel qu’il est, et c’est l’ordre social qui s’adapte à lui et non lui qui y est
assujetti de force » (Pétrachevski. Cité par Jean Drouilly, La Pensée politique et religieuse de
F. M. Dostoievski, Paris, Librairie des cinq continents, 1971, p. 71)
39
Le mot « Utopie » désigne l’île ; « Utopie » désigne le livre de More ; « utopie » désigne
l’idée d’utopie.
40
Selon l’expression d’André Prévost, Ut, p. 401, n. 1.
16

sont « des sages en état de divagation verbale »41. Cet exemple annonce ou préfigure
également l’Utopie par sa fermeture et son exemplarité. Vivant en autarcie, coupé du reste
monde, derrière des montagnes et loin de la mer, sans aucune ambition impérialiste et défendu
par le roi de Perse moyennant un tribut, ce peuple est seulement connu de ses voisins
immédiats. Hythlodée y fait référence parce que leur organisation sociale et politique est
suffisamment sage pour garantir l’aisance, le bonheur et la liberté et suggérer une réforme du
système pénal européen, excessivement sévère et inefficace, où le vol est puni de mort. Deux
autres républiques imaginaires, géographiquement plus proches de l’île d’Utopie, montrent
comment corriger d’autres défauts de nos sociétés. L’Achorie, qui signifie également nulle
part, donne l’exemple d’un souverain qui a eu la sagesse de renoncer à un territoire annexé. Et
les Machariens, qui signifie « bienheureux, on su limiter le trésor royal aux nécessités de la
défense. Ces trois républiques annoncent l’Utopie et appartiennent à une même famille par
deux traits suffisamment forts pour justifier l’usage du nom commun : leur caractère
imaginaire et leur exemplarité critique envers les sociétés européennes. Si nous entrons dans
le domaine de l’utopie avant d’aborder l’île d’Utopie, le nom propre ne concentre pas la
signification du nom commun, mais en devient une application particulière, même si elle est
la plus remarquable.
Le titre du livre oblige néanmoins à relativiser cette articulation du nom propre et du
nom commun rétrospectivement construite à partir de l’argumentation : La meilleure forme de
communauté politique (De optimo Reipublicae Statu) et la nouvelle île d’utopie. La
conjonction entre le nom propre et la question traditionnelle de meilleure forme de
communauté politique généralise immédiatement la portée du mot. Comment faut-il
interpréter ce « et » ? Il nous apprend que l’on ne s’intéresse pas à l’île d’Utopie pour elle-
même, comme dans un pur récit de voyage. Il reste à savoir si la conjonction équivaut à une
identité (l’Utopie est la meilleure forme de gouvernement) ou si elle met simplement en
rapport l’île et la question de la meilleure forme de gouvernement. Même si cette organisation
sociale et politique n’est pas la meilleure, son étonnante singularité nous offre une excellente
occasion de réfléchir à nouveau à cette question.
Comme l’indiquent l’ouverture42 et la conclusion de la seconde partie, Hythlodée, qui
a visitée cette île et y a séjourné, choisit clairement la première option : l’Utopie est la vraie

41
Ut. P. 401 n. 1 de Prévost.
42
« Discours de Raphaël Hythlodée sur la meilleure forme de communauté politique par
Thomas More, Citoyen et shérif de Londres » (UT, 70).
17

république43. L’institution de la propriété commune éradique l’inégalité entre les riches et les
pauvres et garantit à chacun les biens matériels et spirituels réellement nécessaires à la vie
humaine. Les institutions utopiennes, seules conformes à l’intérêt personnel et à
l’enseignement du Christ, seraient aisément adoptées par le monde entier si l’emprise de
l’orgueil ne poussait pas les individus à mesurer leur bien-être à la misère d’autrui44. Jérôme
Busleiden résume la philosophie éminemment républicaine de l’Utopie dans sa lettre à More :
« (…) dans l’intérêt de la communauté même, tout est commun à tous ; ainsi, toute réalité, si
minime soit-elle, toute action publique ou privée, visent non pas à servir les passions du grand
nombre ou les caprices de quelques-uns mais tendent entièrement au seul maintien de la
justice, de l’égalité et de la communion »45. En conséquence, les républiques réellement
existantes, fondées sur la propriété privée, ne sont « qu’une sorte de conspiration des riches
qui usurpent le nom et l’autorité de l’Etat pour traiter leurs propres affaires » ; il suffit qu’ils
aient « une seule fois décrété qu’à leurs machinations il fallait se soumettre au nom du bien
public, c’est-à-dire au nom des pauvres eux-mêmes, pour qu’elles se transforment en lois »46.
C’est pour faire connaître cette vérité au monde que Raphaël Hythlodée, tel un nouvel apôtre,
a renoncé au bonheur de demeurer en Utopie47. Ce voyageur, qui connaît la philosophie et le
grec, n’est-il pas comparé à Platon plutôt qu’à Ulysse 48 ? Ce qui importe n’est pas tant le sens
du nom propre inventé (Hythlodée signifie « l’expert en balivernes ») que celui du prénom
biblique (Raphaël signifie l’ange du « Dieu qui guérit »). Comme Pic de la Mirandole, More
semble appeler « à notre aide Raphaël, le médecin céleste, afin qu’il apporte les remèdes
salutaires qui nous débarrasserons de l’éthique et de la dialectique »49. Les documents

43
« Je viens de vous décrire, avec le plus vérité que j’ai pu, la forme de cette République que
je considère, pour ma part et sans hésitation, non seulement comme la meilleure mais même la
seule qui puisse à bon droit revendiquer le nom de République » (UT, p. 621, 442 et 625-626).
44
UT, 629.
45
UT, 638.
46
UT, 625-626.
47
UT, 442.
48
Ut, p. 365.
49
Cité par André Prévost, in UT, p. 660.
18

imaginaires qui encadrent l’Utopie proprement dite dans les premières éditions50 renforcent
cette interprétation. Selon Jérôme Busleiden, More est un bienfaiteur du genre humain 51 car
son livre nous apprend que les communautés politiques mettront fin à leurs malheurs en se
conformant « exactement au seul et unique modèle de république utopienne »52. Selon le
sizain d’Aémolius, neveu d’Hythlodée et le quatrain en langue vernaculaire des Utopiens,
l’utopie est une eutopie et une cité philosophique supérieure à celle de Platon53. Quant à
More, il estime être « devenu plus sage » en rédigeant cette fiction54.
Ce qui perfectionne les républiques est réel au plus au point puisqu’il accomplit leur
essence. Plus une république s’en éloigne, plus elle est imparfaite, et moins elle est
république. Ce n’est donc pas simplement par jeu que More et ses amis font preuve d’un souci
de vérité au sein de la fiction et qu’ils se plaisent à nier son caractère fictif 55 : « autant je
mettrais tous mes soins à éviter que le livre ne contienne quelque erreur, autant, si j’hésitais
sur quelque point, j’aimerais mieux dire un mensonge que commettre un mensonge, préférant
manquer à la sagacité (prudens) plutôt qu’à l’honnêteté (bonus) ». Le fait que le livre soit un
mensonge habile le rend, selon les termes de l’éditeur, aussi agréable, divertissant (festivus),
ou de bon goût (elegans) que salutaire et utile56. L’édition de Bâle (1518) se termine avec des

50
On les trouve dans l’édition de Prévost.
51
« (…) vous qui (…) retirez de votre travail le plus beau des salaires : faire du monde entier,
lui-même, votre débiteur » (lettre de Jérôme Busleiden, UT, 163).
52
UT, 164 ; Cette constitution « à laquelle tous devaient tendre » (UT, 434) ; « ce modèle,
cette image parfaite des bonnes mœurs, incomparablement plus salutaire, plus achevée, plus
désirable que tout ce qu’on a jamais vu sur cette (…) » (UT, 634) ; « votre communauté
politique sans défaut » (UT, 638).
53
Ut, p. 330 et 334.
54
UT, 357.
55
« J’ai quelque honte, très cher Pierre Gilles, à vous envoyer, avec un retard de près d’un an ,
ce petit livre sur la République Utopienne que vous attendiez, je n’en doute pas, dans els six
semaines, puisque vous saviez bien qu’étant déchargé de l’effort d’invention et n’ayant pas à
réfléchir sur le plan de l’ouvrage, il ne me restait qu’une chose à faire : répéter ce que vous et
moi, ensemble, avions entendu de la bouche de Raphaël » (Thomas More à Pierre Gilles, p.
343-345) ; « Aussi, vous prierai-je, mon cher Pierre, d’interroger Hythlodée, soit de vive voix
si vous pouvez le faire aisément, soit par écrit s’il est absent, afin que grâce à lu, dans mon
ouvrage ne subsiste rien de faux, ni ne manque rien de vrai » (p. 350-353).
56
Ut, p. 218, 226 et 311.
19

vers de Gérard de Nimègue et de Corneille Schrijver qui conseillent le livre de More à ceux
qui cherchent l’utile et l’agréable, la connaissance des sources du bien, du mal et des vertus,
les principes et l’inanité cachée au fond des choses. C’est dans cet esprit qu’Erasme le
conseille dans la vie réelle au médecin du roi de France, Guillaume Cop57. En rompant avec le
monde concret, la fiction crée un espace où l’essence et la vérité se présentent dans leur
pureté.
Si le domaine de l’utopie s’identifie à l’île d’Utopie, celle-ci doit être distinguée des
trois autres républiques imaginaires. Elles lui sont apparentées par le caractère fictif et par des
institutions dont les sociétés réelles ont intérêt à s’inspirer pour se perfectionner. Bien qu’elles
soient toutes également imaginaires, elles se distinguent par leur exemplarité critique. Les
trois premières montrent la vertu d’une décision ou d’une loi. Mais dans le cas des Polylérites
il est clairement dit, malgré l’absence d’une description complète, que leur organisation
sociale et politique est suffisamment sage 58 pour qu’on les considère libres et heureux.
Comme rien ne permet de penser que les Achoriens et les Machariens sont esclaves et
malheureux, on hésite à accorder aux premiers un indiscutable privilège utopique. Il en va
tout autrement dans le cas de l’Utopie. L’attention accordée à l’ensemble des institutions se
justifie par leur supériorité. C’est au moment d’introduire la description de l’Utopie que
Hythlodée dit à More la vérité et le fond de sa pensée : la nécessité d’abolir la propriété
privée59. La constitution des Polyérites n’est donc pas complètement sage. Le contexte de la
référence élogieuse relativement à l’Europe peut se lire comme une critique du point de vue
de l’Utopie : Hythlodée loue les Polyérites parce qu’ils savent mieux que les Européens punir
la violation de la propriété privée60. La limite de leur sagesse fait comprendre la perfection de
celle des Utopiens fondée sur la propriété commune. Si la garantie de la propriété privée est
un progrès par rapport au dominium despotique du prince sur ses sujets et leurs biens, la

57
Ut, p. 224.
58
« C’est un peuple qui n’est pas sans importance et dont les institutions ne manquent pas de
sagesse (…) » (Ut, p. 401).
59
U, p. 437-438.
60
« (…) les individus qui sont convaincus de vol restituent les biens volés, non au prince,
comme cela se fait d’habitude ailleurs, mais au propriétaire ; ils estiment, en effet que le
prince a autant de droits sur l’objet volé que le voleur lui-même ! » (Ut, p. 401). Leur
dépendance envers le roi de Perse pour leur sécurité est une limite de leur liberté.
20

sagesse des Utopiens est d’en nier la négation polyléritienne en instituant une propriété
commune. Pour concentrer le sens du nom commun « utopie » dans le nom propre
« l’Utopie », il suffit de souligner la supériorité des Utopiens sur les autres républiques
imaginaires. La distance politique et morale qui les sépare de l’Utopie ne supprime
évidemment pas les affinités constatées, en particulier dans l’usage critique qu’en fait
Hythlodée. Mais elles n’apparaissent que rétrospectivement. C’est la concentration de l’utopie
dans l’Utopie qui fait de celle-ci la norme de l’utopicité à laquelle les autres républiques
imaginaires participent plus ou moins.
La négation inscrite dans le nom « Utopie », le nulle-part, nous empêche de nous en
tenir tranquillement à cette interprétation en générant constamment un soupçon : la vraie
république révélée par la fiction de l’Utopie est une république fictive. Le sens de cette
invitation à la défiance est cependant indéterminé. Il est évidement possible de rejeter
L’Utopie en bloc. Quand More condamne la thèse communiste au moment de son
énonciation61, Raphaël invoque sa propre expérience dans un argument autoréfutant : « Je ne
m’étonne pas que vous pensiez cela, reprit-il. Votre imagination ne se fait aucune idée ou ne
peut se faire qu’une idée fausse de cette solution. Mais si vous aviez été en Utopie avec moi,
si vous aviez observé en personne les coutumes et les institutions des Utopiens, comme j’ai pu
le faire moi-même (…) alors, vous ne feriez pas de difficultés de reconnaître que nulle part
vous n’avez vu de peuple gouverné, sauf là-bas »62. Hythlodée nous raconte des histoires ; il
n’y a aucune expérience, l’île Utopie n’existe pas et il n’y a nulle part d’hommes heureux
sous le régime de la propriété commune.
Les éléments de réalité qui entre la biographie de ce voyageur imaginaire, compagnon
de Vespucci, invitent cependant à reconsidérer le sens du nulle part. Ce nulle part est situé
dans un espace réel, quelque part dans le Nouveau Monde, récemment découvert. Erasme dit
au chancelier Antoine Clava que L’Utopie le « transportera dans un monde nouveau »63. Ce
monde est bien sûr imaginaire, mais sa possibilité est réelle car depuis Colomb, il appartient
au monde réel de contenir un nouveau monde et de dépasser notre imagination. La fiction
utopienne est explicitement située dans ce contexte historique et géographique qui, en un sens,

61
[Eh, moi, dis-je, je pense tout le contraire. Jamais les hommes ne connaîtrons l’aisance sous
le régime de la communauté des biens »]
62
UT, p. 442.
63
UT, 224.
21

a devancé la fiction en lui offrant son espace et sa conjoncture. La principale caractéristique


de cet espace est d’être ouvert, de s’agrandir et de se préciser de manière totalement
imprévisible au fur et à mesure de la progression des Espagnols. L’appartenance de ce nulle-
part à un espace temporalisé lui donne un statut de possible, ou du moins un minimum de
vraisemblance. C’est ce qui fait qui fonde le jeu de More demandant à Pierre Gilles
d’interrogez Raphaël sur la largeur du pont Amaurote et surtout sur la localisation de l’île
dans le Nouveau Monde64. Ou qui permet à Hythlodée de répondre avec une certaine
vraisemblance au scepticisme concernant l’existence de cette île en disant qu’elle avait peut-
être un autre nom chez les anciens cosmographes ou qu’elle fait partie des nombreuses terres
que l’on découvre aujourd’hui65. On ne l’a trouvée nulle part. Mais Mexico n’était-il pas pour
la conscience européenne de 1491moins réel que ce nulle-part de 1516, puisqu’elle n’avait
aucune conscience de l’espace où il pouvait exister ? Pour les Espagnols, l’Amérique était le
lieu où pouvait exister des fantasmes légués par la tradition 66. More leur en ajoute un autre
que vont rechercher les modernes : la représentation de la rupture avec un passé d’oppression
sous la forme d’une réorganisation rationnelle et juste de la société.
L’ouverture de la conjoncture historique n’autorise tout de même pas à penser que tout
est possible. Comment croire qu’une description aussi minutieuse puisse correspondre un jour
à la réalité ? Mais est-ce réellement important ? La défiance induite par la fiction pourrait
affecter la forme plutôt que la substantifique moelle du livre. Le sens de la description de l’île
d’Utopie serait autre si, comme dans le projet initial, elle ne suivait pas la critique rationnelle
de la société réelle de la première partie. Comme la propriété privée corrompt les sociétés

64
« Il faudra bien d’ailleurs que vous le fassiez, en raison d’une autre difficulté (…) : il ne
nous vint pas à l’esprit de demander, et Raphaël n’a pas songé à nous dire, dans quelle partie
de ce Nouveau Monde se trouve située l’Utopie. Pour qu’une telle omission ne se fût pas
produite ou pour qu’on pût la racheter, je donnerais volontiers une belle somme d’argent » Ut,
p. 350.
« son île d’Utopie dans le nouveau monde » (329)
65
« Quant à l’objection que le nom de cette île ne se trouve nulle part chez les anciens
cosmographes, Hythlodée y a très bien répondu lui-même : il est fort possible, dit-il, que le
nom qu’utilisaient les anciens ait changé par la suite ; ou encore que cette île ait échappé à
leur attention, de la même façon qu’aujourd’hui se révèlent un bon nombre de terres nouvelles
inconnues des anciens géographes » (Gilles à Busleiden, Ut, p. 341) ; « Veux-tu voir des
prodiges nouveaux, maintenant qu’un nouveau monde vient d’être découvert ? Veux-tu
connaître des façons de vivre de nature différente ? » (Corneille Schrijver, UT, p. 642).
66
Budé « mon enquête m’a permis de découvrir qu’Utopie se trouve située en dehors des
limites du monde connu ; c’est sans doute l’une des îles Fortunées, proche peut-être des
champs élysées (car, au témoignage de More lui-même, Hythlodée n’a pas encore fait
connaître sa position ni ses frontières précises) » (325).
22

européennes, elle doit être supprimée ; la propriété commune est la condition nécessaire d’une
vraie république. Un philosophe peut alors extraire le principe communiste de sa gangue
imaginaire et le développer sous une forme abstraite. Le rapport positif à l’Utopie, fictivement
mis en scène dans l’Utopie par le biais d’Hythlodée et des interventions des amis de More,
devient rationnel et confère à cette vraie république, moins le statut d’un modèle à imiter, que
d’un exemple qui, par delà les jeux de l’imagination, contient un enseignement fondamental
pour les républiques réellement existantes.
La réaction bienveillante de More au récit du voyageur présuppose cette possibilité. La
question soulevée n’est pas tant celle de la vérité de la description, que de la valeur des
institutions utopiennes. Or son préjugé hostile à l’idée d’une société fondée sur la
communauté des biens n’est pas complètement vaincu par la description du voyageur : « Dès
que Raphaël eut achevé son récit, un bon nombre de questions se présentèrent à mon esprit ; il
y avait dans les mœurs et les lois de ce peuple, des pratiques qui m’apparaissent
complètement absurdes : non seulement leur façon de conduire la guerre, leurs cultes et leur
religion et plusieurs autres de leurs institutions, mais surtout, ce qui constitue le fondement
suprême de toutes leurs institutions, la vie commune et la communauté des moyens
d’existence sans aucun échange de monnaie ; or, ce principe, à lui seul, ruine de fond en
comble toute espèce de noblesse, de magnificence, de majesté, de splendeur, de majesté, ce
qui fait, selon l’opinion publique, la gloire et l’ornement véritables d’un Etat »67. L’absurdité
des institutions utopiennes, et en particulier de la plus fondamentale, signifie que leur mise en
œuvre conduit à une catastrophe. Evidemment, si Hythlodée avait réellement visité l’Utopie et
l’avait objectivement décrite, cette objection serait un déni d’expérience qui la priverait de
toute valeur. Mais comme l’Utopie est une fiction, elle est parfaitement possible. Le modèle
utopien est irrationnel parce qu’une société ne peut pas s’organiser selon le principe de la
communauté, etc.
Au grand plaisir du lecteur, la fin de la phrase affaiblit l’objection. Le principe utopien
détruit la noblesse, la magnificence, la splendeur et la majesté si elles sont faussement fondées
sur l’argent et la propriété privée, ou du moins la forme trompeuse qui en dépend. Du point de
vue de l’Utopie, l’objection s’autoréfute parce qu’elle est formulée à partir de l’opinion
commune avec laquelle nous sommes invités à rompre. Quand on pense autrement, la
rationalité de l’Utopie devient perceptible. Mais en quoi exactement consiste-t-elle ? Faut-il
tout approuver comme Hythlodée ou adopter une bienveillance sceptique ? Le personnage

67
Ut, p. 630.
23

More (à ne pas confondre avec l’auteur) donne la conclusion du livre dans cette dernière
tonalité : « D’ici là, autant il m’est impossible d’accorder mon assentiment à toutes les paroles
de cet homme, bien qu’elles fussent l’expression incontestable de l’érudition la plus riche et
en même temps de la plus vaste expérience des choses humaines, autant il m’est facile
d’avouer que, dans la République des Utopiens, il existe un très grand nombre de dispositions
que je souhaiterais voir en nos Cités : dans ma pensée, il serait plus vrai de le souhaiter que de
l’espérer »68. Le scepticisme de More a deux facettes. D’un côté, il n’accepte pas tout ce que
dit le voyageur car dans les coutumes et les lois des Utopiens il y a des choses qui paraissent
absurdes. Il faudrait donc avoir une attitude critique envers l’Utopie pour séparer le positif du
négatif. More suit ici l’exemple de Hythlodée. Quand il racontait ses voyages, il analysait
« avec beaucoup de jugement les erreurs commises soit chez nous, soit chez ces peuplades, et
bien souvent des deux côtés à la fois » et « montrait parmi les mesures édictés chez nous et
celles qui existent chez elles, quelles étaient les plus sages »69. La particularité de l’Utopie, et
son caractère utopique, est de résister à la sagacité de son esprit critique70. Du point de vue du
voyageur, le scepticisme de More résulte des préjugés de l’Ancien monde. Le point de vue de
More, en revanche, pourrait être plus critique que celui du voyageur trop passionné par sa
découverte. Par ailleurs, comme la forme descriptive et non déductive de l’exposé ne prouve
pas la parfaite solidarité des éléments de cette constitution, il est possible de faire un tri en vue
d’adapter des éléments positifs à la configuration sociale européenne. Malheureusement de
nouveaux doutes troublent immédiatement cet espoir. Les bonnes institutions utopiennes
rompent tellement avec nos sociétés que leur adoption immédiate ou prochaine est très
improbable. La conclusion du livre renoue ainsi avec celle de la première partie. Les Utopiens
ont su bénéficier de la science de Romains et d’Egyptiens qui avaient accidentellement
échoué sur leur île et s’y étaient définitivement installés. Hythlodée émet de sérieux doutes
quant à notre capacité à les imiter : « il se passera beaucoup de temps, à mon avis, avant que

68
Ut, p. 633.
69
Ut, p. 370 ; « D’ailleurs si Raphaël a remarqué chez les peuples du Nouveau Monde (apud
novos illos populos) quantité de coutumes mal inspirées, il n’a pas manqué non plus d’en
rapporter un nombre, non négligeable d’où nous pourrions tirer des leçons en vue de corriger
les abus qui sévissent dans nos villes, nos nations, nos peuples et nos royaumes » (Ut, 370).
70
Il émet juste une réserve sur les questions morales, d’ailleurs destinée à être corrigée par al
conversion au christianisme : « (…) ils paraissent enclins plus que de raison, à se ranger dans
le parti de ceux qui prennent la défense du plaisir, comme source unique ou principale du
bonheur humain » (Ut, p. 514).
24

nous adoptions les institutions qui sont meilleures chez eux que chez nous »71. Aux yeux de
l’admirateur de l’Utopie, ce modèle pourrait finalement n’être qu’un rêve pour les Européens,
même s’il n’est pas pris en bloc.
Cette coïncidence entre les interlocuteurs recouvre une différence politique qui, s’étant
manifestée avant d’aborder la question de l’Utopie, conditionne la manière de s’y rapporter.
Quand Pierre Gilles et More s’étonnent que Hythlodée ne fasse pas bénéficier, comme il le
devrait72, un prince de sa sagesse et de son expérience, il justifie son refus catégorique d’être
un conseiller en montrant que ses propositions de remèdes n’auraient aucune chance d’être
acceptés : « chez les princes, il n’y a pas de place pour la philosophie »73. More tente une
deuxième fois de le convaincre en ces termes : « Oui, c’est bien vrai, dis-je, il n’y a pas place
pour cette scolastique qui prétendrait que n’importe quelle solution est applicable n’importe
où. Mais il existe une autre philosophie, mieux instruite de la vie en société : elle connaît son
théâtre et elle s’y accommode ; dans la pièce, elle accepte le rôle qui lui revient et elle s’y
tient avec beaucoup d’élégance et de grâce. C’est cette philosophie-là que vous devriez
cultiver. Autrement… alors que se joue une comédie de Plaute et que les bouffons échangent
des facéties, si vous vous produisez sur l’avant-scène, en habit de philosophe, pour réciter le
passage de l’Octavie où Sénèque discute avec Néron, n’aurait-il pas été préférable que vous
jouiez un rôle muet plutôt que de créer cette tragi-comédie en récitant une tirade étrangère à la
pièce ? Vous avez, en effet, gâté le spectacle qui se donnait, vous l’avez bouleversé en y
mêlant des éléments incongrus, même si vous apportez un morceau de meilleure qualité que le
reste. (…) Si vous ne pouvez supprimer radicalement les idées fausses, ni porter remède aux
abus consacrés par l’usage, comme vous jugez devoir le faire en votre âme et conscience, ce
n’est pas une raison pour délaisser les intérêts de l’Etat, pas plus qu’on ne doit abandonner un
navire en pleine tempête sous prétexte qu’on est impuissant à maîtriser le vent. Il ne faut donc
pas chercher à faire pénétrer dans l’esprit de personnes imbues d’opinions toutes différentes,
des idées inattendues et déconcertantes qui, on le sait, ne sauraient peser bien lourd. Mieux
vaut prendre une moins directe : dans la mesure du possible, traiter de tout avec habileté et, si

71
Ut, 446.
72
« (…) vous agiriez d’une manière vraiment digne d’un esprit aussi généreux et aussi
profondément « ami de la sagesse » que le vôtre, si vous acceptiez de mettre vos dons et votre
activité, même au prix de quelques sacrifices personnels, au service des affaires publiques »
(Ut, p. 374).
73
UT, p. 430.
25

vos efforts ne peuvent transformer le mal en bien, qu’ils servent du moins à atténuer le mal.
De fait, puisqu’il est impossible que tout aille bien sans que tous ne soient bons, je ne
m’attends pas à voir cet idéal réaliser avant de nombreuses années »74.
Ici More se fait le porte-parole d’Erasme, ou plus exactement de la folie qui s’exprime
dans l’Eloge de la folie. Ce délassement d’un intellectuel, plus profitable au lecteur s’il a « le
nez fin » que certains textes séreux, « n’est pas tout à fait fou »75 car si la folie énonce des
absurdités, elle fait preuve de sa lucidité76 en invitant le lecteur à les oublier77. Elle est en
revanche le porte-parole d’Erasme quand elle se présente comme la cause des guerres ou
quand elle prône une réforme fondée sur le retour à l’Evangile 78. Parfois, la signification du
texte est plus ambiguë. Pour montrer son emprise sur la vie des hommes, la folie compare la
vie humaine à une pièce de théâtre « où chacun entre à son tour masqué jusqu’à ce que le
régisseur l’invite à sortir du plateau »79. La « sagesse intempestive » des sages qui rêvent de
fonder la vie humaine sur la vérité est une folie : « la véritable prudence pour un mortel c’est
de ne pas vouloir une sagesse plus qu’humaine, mais de fermer les yeux aimablement sur les
erreurs de l’humanité ou d’obligeamment se tromper avec elle. Mais c’est justement cela la
folie, disent-ils. Moi, je n’irai pas le nier, pourvu que de leur côté ils reconnaissent que c’est
cela jouer la comédie de la vie »80. Si cela signifie que le sage doit accepter purement et
simplement les erreurs du commun en vertu de leur utilité81, comment la folie peut-elle se
défendre d’être tout à fait folle ? Mais ce passage se prête à une autre interprétation : il est
possible de jouer le jeu de la vie tout en défendant la différence entre la vérité et l’erreur. Dire
la vérité dans le cadre du théâtre de la vie pour mieux « me glisser en quelque sorte dans les

74
Ut, p. 433.
75
Œuvres choisies, Paris, Le livre de poche classique, 1991, p. 109-110.
76
« Souvent même un fou parle à propos » (ibid., p. 227).
77
« Je hais un auditeur qui a bonne mémoire » (ibid.).
78
Ibid., p. 135, 191 et 290.
79
Ibid., p. 142.
80
Ibid., p. 143.
81
Ibid., p. 166.
26

âmes délicates » et « les guérir tout en leur donnant du plaisir »82, telle est la stratégie
qu’Erasme emprunte à Dieu : comme « tous les motels sont fous, alors qu’il était la sagesse
du père, est malgré cela d’une certaine façon devenu fou, puisqu’il a assumé la nature
humaine »83. Le message de l’Eloge de la folie serait celui de la Philosophia Christi.
L’intervention de More soulève les mêmes questions. La voie oblique est-elle
seulement une méthode relativement neutre sur le plan philosophique ou la conséquence
d’une philosophie alternative ? Hythlodée croit que l’intervention politique du sage est vouée
à l’échec parce qu’il s’imagine qu’il existe une formule générale applicable à toutes les
sociétés, indépendamment de leurs spécificités84 et qui ne souffre aucun compromis. Dans une
première interprétation, la voie oblique préconisée par More contient une alternative
philosophique. Comme la sagesse qui ignore les règles de la vie n’est pas une véritable
sagesse, le changement de méthode est la conséquence d’une compréhension adéquate des
rapports entre la théorie et la pratique. Les propos de Hythlodée et de Sénèque n’ont, malgré
les apparences, aucune supériorité. La vie est faite de situations concrètes, différentes et
mouvantes, qui débouchent uniquement sur des compromis révisables parce que, comme la
mer sujette aux tempêtes, elle échappe à notre maîtrise. L’objectif n’est pas de convertir
subrepticement des individus ignorants à une vérité déroutante, mais, plus modestement, de
réduire la quantité de mal afin que le navire poursuive son voyage malgré les intempéries.
Dans cette lecture, l’imperfection des individus sera toujours trop grande pour que la
prétention de réaliser un idéal puisse encore avoir un sens. On peut au mieux concéder que les
constitutions des Polylérites ou des Utopiens étaient sages en vertu de leur adéquation à un
moment de l’histoire et à la géographie de ces peuples si éloignés de l’Europe. Si l’utopie est
la croyance à l’existence d’une solution rationnelle et universelle au problème politique, alors
elle est une illusion. Les solutions imaginées avec les meilleures intentions et la plus grande
ingéniosité sont par principe vouées à l’échec et plus folles que la folie des hommes
ordinaires.
Dans la seconde interprétation du refus de Hythlodée, l’intervention du sage est
également vouée à l’échec, mais on suppose, cette fois, qu’il est réellement sage et que le

82
Ibid., p. 287.
83
Ibid., p. 287.
84
« En vérité, c très grand sage [Platon] avait prévu qu’il n’y avait qu’une seule et unique
voie de salut : imposer l’égalité des biens ; et je me demande si l’on pourra jamais voir une
telle égalité là où les biens restent propriété privée » (Ut, 438).
27

monde irait mieux si l’on suivait ses conseils. Il fait rire par son incongruité et pleurer parce
que ses sages leçons sont ignorées. Pour influencer le prince, il doit changer la méthode : tenir
compte de la vie ordinaire sans toucher à l’essentiel de sa pensée. La voie oblique est une ruse
pour faire accepter une vérité que la présentation explicite 85 rend inacceptable. Malgré le
sacrifice momentané d’une mesure ou définitif d’une autre, on peut espérer se rapprocher de
l’idéal si l’essentiel est suffisamment préservé pour que les individus se perfectionnent
progressivement. Ici l’utopie est un mixte de rêve et de projet. Si l’accent porte sur la
permanence de regrettables imperfections, le rêve prédomine. Mais comme l’argument défend
le principe de l’efficacité de l’action patiente fondée sur l’idéal, l’utopie a finalement plutôt la
valeur d’un projet.
La première interprétation est inacceptable pour Hythlodée. Comment l’Utopie serait-
elle une illusion puisqu’il a vu, de ses propres yeux, que le problème politique peut être résolu
de manière rationnelle grâce à l’éradication de la source du mal, la propriété privée ? Le
conseil de More revient à faire fi de l’expérience et de la raison, à être fous avec les fous. Il en
va finalement de même dans la seconde interprétation. La vertu de la voie oblique, ne pas
rompre avec le monde réel, en fait la faiblesse : nous n’en sortons pas et nous devons lui
reconnaître une valeur qu’il ne mérite pas. Quand les prédicateurs ont accommodé
l’enseignement du Christ à la faiblesse des hommes, ils l’ont pervertit au lieu de les
améliorer. Ne peut-on pas désormais agir en contradiction avec la loi chrétienne en donnant
l’impression de la respecter ? Le bien peut-il s’adapter au mal sans être dominé par lui ? La
ruse exige une approbation d’opinions fausses que le conformiste accusera de trahison s’il la
juge insuffisamment fervente. Supposons néanmoins que le bien et la vérité aient été
suffisamment préservés, l’échéance finale aura été seulement repoussée. Il faudra bien dire à
un moment la vérité ouvertement, dans toute sa scandaleuse radicalité86. La voie oblique
rejoint donc tôt ou tard la voie directe. Il est vrai que dans l’Utopie elle-ci a obtenu un petit
succès lorsque Hythlodée a convaincu, malgré l’opposition des courtisans, le cardinal Morton
de l’utilité d’expérimenter une réforme pénale inspirée de l’exemple des Polylérites 87. Mais il

85
« A ce moment là, si je me levais encore pour prétendre que l’on ne donnait au ri que des
conseils immoraux et pernicieux (…) » (Ut, p. 426).
86
(« ce sont les paroles mêmes que je viens de prononcer qu’il me faut répéter », ut, 434.
87
« Après cet exposé, j’ajoutai que je ne voyais aucune raison pour empêcher l’application de
ce régime même en Angleterre (…) - Jamais, dit-il [le juriste], de telles pratiques ne pourront
s’établir en Angleterre sans faire courir à l’Etat les plus graves dangers (…). –Il n’est pas
28

s’agissait d’une réforme limitée. L’opposition ne peut que s’accroître considérablement


lorsque le modèle est l’Utopie en rupture avec les institutions ordinaires 88. Comme le Christ,
le sage doit être prêt à affronter l’adversité en défendant la vérité. Imiter Jésus-Christ ne
signifie pas assumé la folie des hommes, mais lutter contre elle en acceptant le risque, et
même la nécessité, d’être considéré comme fou. C’est la radicalité de la nécessité de
l’abolition de la propriété privée qui explique le rejet de la suggestion érasmienne de More 89.
Le discours sur l’île d’Utopie que fait Hythlodée pour ses amis éclairés est un exemple
de la voie directe exigée par la radicalité de la vérité. Mais comme il constitue la seconde
partie du livre, cette négation de la voie oblique s’inscrit dans la stratégie d’écriture de
Thomas More. Or celle-ci pourrait être commandée par la suggestion du personnage More. Le
refus de la voie oblique par Hythlodée appartiendrait à la mise en œuvre de la seconde
interprétation de la voie oblique par l’auteur dans l’ensemble du livre 90. Mais pour cela il
faudrait qu’il existe une vérité que la folie des hommes et leurs préjugés obligent de
dissimuler momentanément pour réussir à la diffuser. Or la conclusion du livre est sceptique.
Non seulement toutes les institutions utopiennes ne méritent pas d’être imitées, et celles qui le
devraient ne le seront probablement pas, mais elles ne sont pas clairement identifiées. Certes
les réticences de More sont sans valeur quand il se fait l’écho de préjugés façonnés par
l’économie monétaire. Mais, de son côté, Hythlodée a des faiblesses qui empêchent de traiter
dédaigneusement les doutes suscités par son discours comme étant ceux d’un homme
ordinaire ou d’un courtisan. More ajourne la discussion approfondie que mérite le discours
d’Hythlodée pour des raisons de fatigue, mais aussi parce que son caractère ou son rapport
passionné à l’Utopie ne lui permettent pas d’affronter immédiatement des objections avec
toute la sérénité requise. More choisit en conséquence une sorte de voie oblique : le mettre
suffisamment en confiance pour qu’il ne se froisse pas des questions de son interlocuteur et

facile de deviner, dit-il [le Cardinal], si la transformation serait avantageuse ou non, tant que
l’expérience n’aura pas été tentée » (Ut, 49).
88
« Même si ma conversation a pu avoir quelque chose de désagréable et de blessant pour les
courtisans, je ne vois pas en quoi elle pourrait leur paraître étrange jusqu’à la absurde. Certes,
si j’avais raconté ce que Platon dépeint dans sa République, ou ce que font les Utopiens dans
la leur, de tels usages, même s’ils étaient supérieurs – et ils le sont certainement – auraient pu
leur paraître étranges, puisque ici les possessions de chacun sont privées et que là-bas tout est
commun à tous » (Ut, p. 434).
89
« (…) pour vous dire la vérité et le fond de ma pensée (…) » (Ut, 437)
90
Voir l’interprétation de More par Miguel Abensour, Le procès des maîtres rêveurs.
29

qu’il ne les repousse pas au nom du conservatisme et du conformisme91. Il existe donc, aux
yeux de More, des objections plausibles à l’encontre de certaines institutions utopiennes.
La question cruciale est évidemment celle de la propriété. Le christianisme a
historiquement défendu la propriété privée sans pour autant rejeter le principe de la
communauté, ou du moins sa légitimité dans certaines conditions. Les interprétations de
l’adage « Entre nous tout est commune » proposées par Erasme résument l’ambivalence du
rapport du christianisme à la propriété commune. La première, « conforme à la pensée
chrétienne », signifie qu’ « une cité sera parfaitement heureuse si on n’y entend pas ces mot :
« c’est à moi » et « ce n’est pas à moi » ». Dans la seconde, la propriété reste privée, « mais
pour l’usage, la vertu, et la société civile tout est commun ». Enfin, Erasme cite Martial : « Tu
ne donnes rien et tu dis, Candide : « tout est commun » ». Les expressions « entre amis tout
est commun » ou « la charité chrétienne ne connaît pas la propriété » peuvent justifier une
société communiste, l’usage des biens privés en fonction du bien commun ou la charité envers
les pauvres. L’Utopie intervient dans ce débat en justifiant la propriété commune par la
volonté du Christ et l’intérêt92. Le premier argument est classique. La Somme théologique de
Thmas d’Aquin montre comment la perfection des religieux (II-II, q. 186, a. 1) dépend de la
pratique de la pauvreté (II-II, q. 186, a.3) et de la propriété commune (II-II, q. 188, a. 7). Le
second est plus singulier. Quand Hythlodée énonce le principe communiste, More élève des
objections classiques : la propriété commune engendre la pauvreté parce que les hommes ne
sont pas incités à travailler et préfère attendre des autres la satisfaction de leurs besoins ; la
misère engendre la sédition et le meurtre ; l’affaiblissement de l’autorité et l’uniformité
rendent impossible de justifier l’attribution des différentes positions sociales aux individus 93.

91
« Cependant, comme je le savais fatigué d’avoir parlé et comme je n’étais pas suffisamment
sûr qu’il pouvait supporter qu’on ne fût pas de son avis, comme surtout je me rappelais qu’il
avait blâmé certains qui craignaient de paraître trop peu sages s’ils ne trouvaient pas à
reprendre dans les idées neuves des autres, pour toutes ces raisons, après avoir fait l’éloge, à
la fois des institutions de ce peuple et de son discours, le prenant par al main, je l’introduit
dans la sale à manger, non sans avoir dit d’abord qu’il nous faudrait trouver un autre moment
pour réfléchir plus profondément à ces questions et à conférer abondamment ave lui » (Ut,
630).
92
« A la vérité, je ne puis douter que l’intérêt personnel de chacun et l’autorité du Christ (…)
n’auraient déjà, depuis longtemps et avec beaucoup de facilité, amené le monde entier à
adopter les lois de cette République » sans la résistance de l’orgueil (Ut,p. 629).
93
« Jamais les hommes ne connaîtrons l’aisance sous le régime de la communauté des biens.
Par quels moyens, en effet, procurer des biens en abondance, si chacun se dérobe au travail,
comme c’est bien normal, puisque personne n’est aiguillonné par le souci de ses besoins
30

Pour Thomas d’Aquin, la conformité de la propriété commune avec le droit naturel ne


s’oppose pas à la légitimité de la propriété privée car celle-ci est un droit positif que la raison
ajoute sans contradiction au droit naturel (II-II, q. 66, a. 2, s. 1). La raison privilégie la
propriété privée parce que l’incapacité de la propriété commune à contrôler les effets de la
corruption de la nature contredit les exigences de la vie commune en encourageant la paresse
et en favorisant les conflits. En un mot, « la paix entre les hommes est mieux garantie si
chacun est satisfait de ce qui lui appartient ». L’important est que cette critique invalide la
légitimité de la conduite strictement individualiste. Comme l’usage des biens privés doit viser
le bien commun, les pauvres peuvent en cas d’extrême nécessité subvenir à leurs besoins
« avec le bien d’autrui, repris ouvertement ou en secret » sans commettre de vol (II-II, q. 66,
a. 7). En conséquence, cette justification technique de la propriété privée peut être rejetée si la
propriété commune garantit mieux le bien commun. C’est pourquoi après avoir montré la
contradiction historique entre la propriété privée et le bien commun, l’argumentation de
l’Utopie prend la forme de l’expérience imaginaire de l’île d’Utopie où la suppression de la
propriété privée n’a pas les conséquences indésirables attendues. Les conclusions de
l’orthodoxie sont contredites, mais non sa logique. On peut donc penser que les Utopiens sont
plus chrétiens que les chrétiens.
Ce sont, bien sûr des païens, mais leur paganisme n’est pas ordinaire. Les Utopiens,
probablement d’origine grecque94, ont heureusement bénéficié de la technologie européenne95
pour enrichir leur intuition politique originale. Certes leur épicurisme entraîne quelques
réserves96, mais comme leur défense du plaisir contient une affirmation de la positivité de la
nature97 dont la contemplation est une forme de l’amour de Dieu98, l’athéisme et le

personnels et que chacun, comptant sur l’activité d’autrui, s’abandonne à la paresse ? Mais,
comme la misère excite les esprits et qu’il ne sera plus possible de faire appel à la loi pour
protéger son bien, la société ne tombera-t-elle fatalement et perpétuellement dans la sédition
et le meurtre ? En outre, si ‘on fait disparaître l’autorité des magistrats et la crainte salutaire
qu’ils inspirent, comment attribuer une place dans la société à des hommes entre qui
n’existerait aucune différence de condition ? C’est ce que je puis même imaginer » (Ut, p.
442).
94
Ut, p 541.
95
445 et 545.
96
Ut, p. 514.
97
Ut, p. 518.
31

matérialisme sont sévèrement sanctionnés99. Soucieux du bien de la société et de la religion,


le fondateur Utopus a mis fin aux guerres de religion en tolérant la diversité des croyances et
en condamnant ceux qui voudraient imposer la leur par la violence. Dieu, pensait-il, est peut-
être favorable à la diversité des cultes et, s’il existe une vraie religion, elle finira par s’imposer
par la force de la vérité100. L’histoire de l’Utopie allait dans le sens de la première hypothèse
jusqu’à ce que l’arrivée des chrétiens ne l’oriente dans la seconde direction 101. Les Utopiens
se sont convertis spontanément et les prédicateurs européens brûlent de poursuivre la
christianisation de l’île. Le dépassement monothéiste des différents cultes102 et la croyance en
l’immortalité de l’âme et en son jugement 103 font de la morale utopienne une remarquable
transposition naturaliste, forcément imparfaite et insatisfaisante, des préceptes chrétiens :
l’Utopien aime Dieu puis son prochain comme il s’aime lui-même. Les progrès moraux et
religieux des Utopiens sont tels que leur conversion spontanée et enthousiaste au
christianisme n’est guère surprenante104. Elle est le parachèvement spirituel, c’est-à-dire le
complément et la correction105, d’une organisation politique dont la perfection est déterminée
par la nature. Comme le disent les thomistes, « la grâce ne détruit pas la nature, mais la
perfectionne ». Le statut de la propriété est ici exemplaire. La croyance à la supériorité du
principe de la communauté a joué, selon Hythlodée, un rôle déterminant dans la conversion
des Utopiens. Ils se convertissent en vertu de l’accord du principe fondamental de leur
constitution avec les préceptes évangéliques. L’Utopie fait en conséquence une proposition
aux Européens. Comme ses habitants se reconnaissent dans le Christ et les communautés de

98
Ut, p. 602.
99
Ut, p.597.
100
Ut, p. 594-597.
101
Il n’est pas prouvé qu’après la conversion de l’île au christianisme, il faille continuer à être
tolérant. En effet, nous pourrions alors penser que nous savons quelle religion est vraie.
102
Ut, p. 589-591.
103
Ut, p. 514.
104
On ne sait pas si la tolérance subsistera avec la complète conversion des Utopiens.
105
« La raison laissée à elle-même leur paraît boiteuse et déficiente » (Ut, p ; 514).
32

chrétiens les plus authentiques106, les chrétiens devraient, comme Hythlodée, se reconnaître en
elle. La tendance chrétienne de l’histoire de l’Utopie, fondée sur une raisonnable fidélité à la
nature, symbolise ce qu’aurait pu être, pourrait et devrait être, une chrétienté capable de
cumuler les acquis des sagesses païenne et chrétienne.
Cette proposition de retour à la vraie vérité évangélique n’est pas une régression mais
une sorte de dépassement dialectique où la perfection chrétienne coïncide avec l’abondance
matérielle. A la différence de l’Utopie où la propriété commune est le principe de la société
naturelle, le christianisme défend la propriété privée quand il considère la nature corrompue et
il valorise la communauté des biens quand il raisonne dans la perspective de la perfection
surnaturelle qui nous détache du monde. L’Utopie, en se christianisant, plaide en faveur de la
thèse de la convergence des enseignements de la raison et de la foi là où dominait la tendance
à les distinguer en vertu de l’imperfection de la nature par rapport au surnaturel. Le sens du
communisme des communautés chrétiennes qui enthousiasment les Utopiens est alors inversé.
La communauté des biens met fin à la pauvreté au lieu de l’exalter. Selon les Utopiens, « les
biens de la vie constituent la matière même du plaisir »107, autrement dit du bien, en vertu du
présupposé épicurien de leur morale. En distinguant vrais et faux plaisirs et en préférant ceux
de l’âme à ceux du corps, leur épicurisme se traduit par une indiscutable austérité. Mais cette
maîtrise des désirs combinée avec une meilleure organisation du travail, l’obligation de
travailler et la propriété commune permet aux Utopiens de vivre dans l’abondance 108. La
grâce corrigera certainement ce qu’a encore d’excessif cet attachement au monde. Mais
comme la conversion des Utopiens ne modifie pas leur constitution politique, la correction
devra se faire dans le respect de sa base naturelle. Le fait que ce déplacement de la vérité du
principe communiste de l’ordre surnaturel en faveur de la pauvreté vers la nature en vue de
l’abondance coïncide avec l’invention du terme d’« utopie » montre à quel point il était
improbable. Mais le Nouveau Monde est un contexte historique réel suffisamment
invraisemblable pour que cette possibilité y puisse prendre figure.
Si L’Utopie nous invite à penser que l’Utopie est, tendanciellement, l’incarnation du
« vrai » christianisme, elle ne le prouve pas. Elle met en scène une incertitude qui demande

106
« le Christ avait conseillé à es disciples la vie en commun et que ce genre de vie était
toujours en vigueur dans les plus authentiques des communautés de chrétiens » (Ut, p. 593).
107
Ut, p. 175.
108
Ut, p. 485, 497 et 538.
33

une nouvelle discussion sans que l’on sache si elle va aboutir. C’est donc à partir de ce
scepticisme qu’il faut répondre à la question de l’utopie de L’Utopie. L’Utopie n’est pas
présentée objectivement parce qu’elle est un objet subjectif. Elle est le produit de
l’imagination d’un auteur, Thomas More, qui recourt à la médiation des réactions des acteurs
d’un dialogue imaginaire. La forme littéraire lie l’incarnation utopienne de l’idée de
république idéale dans le récit d’Hythlodée aux réactions des différents personnages. Pour
tous, elle est la négation des sociétés européennes existantes. C’est uniquement aux yeux de
Hythlodée qu’elle est un projet viable, le modèle de la république idéale parfaitement
réalisable puisqu’il l’a vue. Pour l’opinion commune et Pierre Gilles, elle est une illusion ;
pour More elle est un mélange de rêve et de projet. Si l’on nous demande : « Où est l’utopie
dans L’Utopie ? », il est impossible d’indiquer un objet susceptible d’être défini
rigoureusement. Le signifié du nom commun rétrospectivement appliqué doit être pensé à
partir d’une mise en scène qui réfracte le sens du candidat subjectif au titre de la constitution
idéale en quatre significations différentes correspondants aux rapports que les individus
entretiennent avec elle : la négation du réel, le projet à réaliser, le rêve, c’est-à-dire d’un projet
intrinsèquement bon qui est malheureusement irréalisable, et l’illusion, c’est-à-dire un projet
intrinsèquement mauvais que l’on prend pour le bien..
L’incertitude inscrite dans le dispositif se renouvelle dans les sentiments des lecteurs
qui oscillent en permanence entre différentes interprétations. En lisant avec le plus grand
sérieux philosophique, comme s’il contenait la réponse à un problème théorique grave, un
texte où tout est explicitement déclaré comme faux, les lecteurs, projetés par l’imagination
dans un monde radicalement différent, hésitent entre l’approbation pratique, plus ou moins
fidèle, de la solution communiste, le regret qu’elle ne soit qu’un rêve ou sa dénonciation
vigoureuse. C’est pourquoi l’objet du nom commun « utopie » n’est pas une essence, mais
une pluralité de voix qui parlent parfois dans le même individu à l’image de l’auteur qui a
imaginé le dialogue. Plutôt qu’à une essence, au sens platonicien, l’idée générale d’utopie
nous renvoie à une polyphonie, au sens bakhtinien109, dont la source est la rencontre de
l’incertitude objective d’un réel en voie de transformation et de l’incertitude subjective des
formes susceptibles de satisfaire le désir du bonheur social et politique.

109
M. Bakhtine, Les problèmes de la poétique de Dostoïevski.
34

II : Idéologie et utopie :

Tout le monde s’accorde pour opposer l’utopie au réel. Cette opposition fait sa folie
pour celui qui aime le monde présent et sa quasi sainteté pour celui qui le hait. Mais l’utopie
ne peut longtemps se tenir dans cette opposition ou y être cantonnée. Comme le réel est en
voie de transformation, même le conservateur doit chercher le moyen de l’améliorer, certes
avec prudence, ne serait-ce que pour éviter les évolutions trop subversives. Pour justifier sa
modération, il invoque naturellement, peut-être avec une tristesse, feinte ou sincère, la dure
contrainte de la réalité. Evidemment, la prudence qui perpétue un ordre injuste est
inévitablement soupçonnée d’être intéressée. Il faut donc distinguer les efforts des puissants
pour conserver l’ordre qui les favorise de ce qui relève de nécessités indépendantes de toute
volonté, même si un rapport de force, a priori renversable qui ne l’est pas encore, est (hélas !)
une non-nécessité nécessaire. La nature du réel social, où le volontaire et le nécessaire se
mêlent inextricablement, dédouble, avec nécessité et sans limite claire, l’opposition de
l’utopie au réel en une forme « vraie », où l’espérance se heurte principalement au nécessaire,
et une « fausse », où elle est d’abord confrontée à la volonté des puissants. Dans ce dernier
cas, le contraire de l’utopie n’est pas le réel, puisqu’elle ne contredit pas sa logique
fondamentale, mais l’idéologie qui entre en contradiction avec l’essence dynamique de la vie
sociale par sa prétention de la ralentir, voire de l’immobiliser.
35

On rencontre alors la polarité de l’utopie et de l’idéologie. Elle est une manière


singulière et parfaitement contestable d’envisager la politique. En vertu de leur commune
opposition au réel, l’idéologie et l’utopie peuvent être simultanément dénoncées comme une
négation des exigences authentiques de la dynamique sociale et opposées à une politique qui
mérite le qualificatif de scientifique grâce à sa capacité d’agir sur la base de sa connaissance
du social-historique. Le marxisme, qui a grandement contribué à populariser et à dignifier la
notion d’idéologie avant de favoriser son discrédit par son propre déclin, n’a jamais prétendu
la combattre à partir de l’utopie, même si, en réalité, c’est bien que ce qu’il a fait.
Contrairement aux accusations de nos adversaires110, « nous ne sommes pas des utopistes » dit
Lénine dans son texte le plus utopique, L’Etat et la Révolution (III, 3). « Il n’y a chez Marx
pas la moindre goutte d’utopisme ». Au lieu d’imaginer la nouvelle société, il en a étudié la
naissance et les formes transitoires comme un « processus naturel-historique » en sa basant
sur l’expérience du mouvement prolétarien. La Commune nous apprend que détruire la
machine bureaucratique bourgeoise et la remplacer par une nouvelle qui réduira
progressivement la bureaucratie n’est pas une utopie. Les utopistes, ce sont les anarchistes
qui, n’ayant pas compris la nécessité de la dictature du prolétariat, rêvent d’abolir
immédiatement l’Etat. L’idéologie était combattue avec la nouvelle science. Le communisme
scientifique, nous dit un manuel, est la partie du marxisme-léninisme qui « étudie les
processus du renversement révolutionnaire du capitalisme et les lois de l’apparition et du
développement de la société communiste, stade suprême de l’humanité »111. Il « fonde
scientifiquement l’inéluctabilité de l’effondrement du capitalisme et la nécessité du triomphe
du socialisme »112. On disait aussi que l’idéologie bourgeoise était combattue à partir de
l’idéologie prolétarienne113. Mais comme le propre de celle-ci était d’être scientifique114, on
retombait sur l’opposition de la science et de l’idéologie. Le marxisme-léninisme prétendait

110
V, 4, 381.
111
Le Communisme scientifique, p. 3.
112
P. Fédosséev (dir.), Le Communisme scientifique, Moscou, Les Editions du Progrès, 1974,
p. 63.
113
Le communisme scientifique « est l’idéologie de la classe ouvrière » (p. 14).
114
« La bourgeoisie impérialiste, en plein déclin, n’a pas et ne peut avoir d’idéologie
scientifique, elle est incapable d’inspirer ls idéaux un tant soit peu élevés » ( Le communisme
scientifique, p. 173).
36

être un rationalisme, faire une politique rationnelle fondée sur la connaissance des lois de
l’histoire et de la société et de la matière115 : « l’insurrection armée d’Octobre 1917 (…), dit-
il, a été réalisée selon les règles de la science marxiste »116. Il n’y a donc aucun sens à opposer
l’utopie à l’idéologie. L’opposition entre le socialisme utopique et le socialisme scientifique
signifiait que la critique utopique, malgré sa pertinence conjoncturelle, n’avait pas le
fondement objectif nécessaire pour se traduire dans une politique objective, réaliste. Les
utopistes étaient condamnés à être des rêveurs. Si l’on revient aux définitions de Marx, on
peut même soutenir que les utopistes sont des idéologues. Dans l’Idéologie allemande,
l’idéologie se caractérise d’abord par la croyance au pouvoir des idées. Selon eux, pour
changer le monde, il faut changer les idées. Or les utopistes s’imaginent que la vérité donne à
leurs idées un pouvoir révolutionnaire. La force des idées, vraies ou fausses, est celle que leur
confèrent leurs conditions de production et les forces sociales qui les portent.
L’ironie de l’histoire a voulu que cette identité de l’idéologie et de l’utopie se retourne
contre le marxisme lui-même. On peut indifféremment dire que l’histoire de l’Union
soviétique est celle d’une utopie ou d’une idéologie. D’après la première, les révolutionnaires
ont appliqué à la Russie une théorie née dans le cerveau de Marx et censée apporter le
bonheur à l’humanité. Cette histoire d’une utopie se transforme alors en celle d’une idéologie.
L’application systématique de la théorie lui fait jouer le rôle de l’infrastructure de la société.
L’Union soviétique était une idéocratie où toute la vie était commandée par les impératifs du
dogme. L’équivalence des deux interprétations est fondée sur la non-objectivité des
représentations qualifiées d’utopiques et d’idéologiques. Si l’utopie est un rêve et l’idéologie
une erreur, l’application aveugle et systématique du rêve ou de l’erreur aboutit nécessairement
à une catastrophe.
Ces critiques du marxisme-léninisme partagent cependant avec lui un présupposé
rationaliste. On ne sort pas du cercle infernal de l’utopie et de l’idéologie sans une
compréhension rationnelle et scientifique de la société, principalement de l’économie.
L’erreur du marxisme-léninisme est seulement d’avoir pris une « fausse » science pour la
« vraie ». Comme représentation objective du réel, la science s’oppose à la fois à l’idéologie
et à l’utopie. Même Mannheim117, qui a popularisé la polarité de l’idéologie et de l’utopie, est

115
« La philosophie marxiste est une science qui étudie les lois générales de l’évolution de la
nature, de la société et de la connaissance. (…) » (Le communisme scientifique, p. 7).
116
Le communisme scientifique, p. 119.
117
Karl Mannheim, Idéologie et utopie [1929], Paris, Editions de la Maison des sciences de
l’homme, 2006.
37

animé par l’espoir d’une politique scientifique. Ce livre prétend fonder la sociologie de la
connaissance. En relativisant chaque position par la mise à jour de sa détermination sociale,
elle traite également ces points de vue particuliers et partiaux comme des manifestations
partielles de la totalité sociale. La limitation du point de vue ne l’empêche pas de faire
apparaître la société d’une certaine manière. Le prolétaire voit des choses que le bourgeois e
voit pas et réciproquement. La politique comme science devient possible pour la première fois
comme résultat de la synthèse de points de vue saisis dans leur complémentarité 118. Comme
on en rêvait depuis si longtemps119, la politique consistera à promouvoir l’intérêt du tout au
lieu de faire prévaloir en son nom la vision correspondant à un intérêt particulier. La question
est alors d’identifier les « forces sociales » qui porteront cette « volonté de synthèse
totale »120. On sait que Mannheim a placé son espoir dans une « l’intelligentsia socialement
désancrée »121 qui, en réfléchissant cette « polyphonie » sociale grâce à la culture commune,
relativise les points de vue des différentes couches sociales dont ses membres sont
tendanciellement issus et de les synthétiser122.
Malheureusement, ce projet est originairement mis en péril par l’immersion du tout
dans un flux social qui ne cesse de le recomposer. La « totalité structurée » que prétend saisir

118
« (…) puisque aujourd’hui, sans conteste, tout savoir, en matière de politique et de vision
du monde, dépend bien visiblement d’un ancrage partitaire, on doit aussi discerner que dans
ce savoir advient toujours une totalité dont les facettes, partiales, sont des idéotypes partiels
complémentaires entre eux. Comme nous sommes aujourd’hui à même de percevoir de plus
en plus clairement que la quantité des points de vue et théories qui s’affrontent n’est pas
infinie et qu’ils sont donc pas arbitraires, mais complémentaires, pour cette raison (mais à
dater d’aujourd’hui seulement), la politique devient réellement possible comme science »
(Idéologie et utopie, p. 123).
119
Pensons à l’exposé des gouvernements légitimes et de leurs déviations par Aristote (Les
Politiques, ).
120
Idéologie et utopie, p. 127.
121
Idéologie et utopie, p. 128.
122
« Ce qui n’invalide pas tout à fait les allégeances d’état et de classe de chaque individu,
mais c’est bien là la singularité de ce nouveau substrat : il maintient la pluralité des
déterminations dans leur polyphonie en ce qu’il crée un médium homogène au sein duquel ces
forces en conflit peuvent se mesurer. Ainsi, dès son commencement, la culture moderne est
controverse vivante, image en miniature des volitions et tendances aux prises dans l’espace
social » (Idéologie et utopie, p. 129) ; « La réelle compénétration des tendances en présence,
on la doit exclusivement à l’existence d’une telle enclave sans guère d’attache, et où affluent
sans relâche des individus de toutes origines, aux modes de pensée bien rodés et spécifiés ; et
c’est là seulement que peut prendre sa source la synthèse déjà évoquée, qu’il faut toujours
recommencer » (Idéologie et utopie, p. 133).
38

la science n’est qu’un moment d’une « totalité historique », ou plus exactement d’une
« totalité en devenir »123 intotalisable. Tant que la vie sociale ne sera pas complètement
rationalisée, il n’y aura jamais qu’un enchaînement de synthèses relatives et dynamiques
« vers un dénouement utopique, sous l’angle d’une synthèse absolue »124. La science politique
est une utopie parce que le flux prime sur le tout. Quelque chose fuit toujours devant la
synthèse et nous prend au dépourvu malgré les progrès de la rationalisation. Le marxisme-
léninisme a cru vaincre la difficulté en portant la rationalité à son plus haut niveau. Il se
vantait d’être une science politique créatrice capable de contrôler la plasticité de la vie
politique grâce à sa connaissance des lois du mouvement 125. Du coup, il dépolitisait
l’événement éminemment créateur auquel il travaillait, la révolution des révolutions, et
résorbait sa nouveauté par sa subsomption fantasmatique sous les lois de l’histoire. Le
communisme encore lointain, qui exigeait encore tant de sacrifices, jouissait ainsi d’une
étrange présence puisque, d’une certaine manière, il était déjà là aux yeux de la science 126.

123
« (…) si, dans la politique, les théories divergent ainsi, c’est essentiellement pour la raison
que, de chacun des points d’observation (les locus) surgissant au milieu du flux social, mais
jamais au même endroit, c’est le flux même qui est donné à connaître. De la sorte, ce sont des
instincts sociaux-vitaux à chaque fois différents qui sont sollicités, et par concordance des
sphères toujours différentes qui, dans la totalité structurée, sont mises en lumière, et, ce qui est
typique, chacune à l’exclusion des autres. Tous les points de vue politiques ne sont que des
points de vue partiels parce que la totalité historique est toujours trop vase pour que chacun
des points d’observation qui s’en détache puisse jamais se donner une vue panoramique. Mais
pour cette raison justement que tous les ces observatoires voient le jour dans un le même flux
historique et social et qu’ainsi leur fonction régionale est partie intégrante d’une totalité en
devenir, il est possible de les mettre en vis-à-vis les us des autres, travail qui équivaut à
reconstituer sans cesse un synopsis » (Idéologie et utopie, p. 125).
124
Idéologie et utopie, p. 126.
125
« Le marxisme-léninisme se distingue par son caractère créateur.(…) . Le caractère
créateur du communisme scientifique découle de son contenu, de son évolution même et de
l’apparition de nouvelles tâches, de nouvelles possibilités et formes de la lutte que mène la
classe ouvrière pour la victoire du socialisme. (…) L’esprit créateur qui est celui du
communisme scientifique provient également de ce que les lois sociales et politiques sont
extrêmement dynamiques, mobiles et changeantes. C’est dans la sphère politique qu’apparaît
avec le plus de force la nécessité d’aborder de façon créatrice l’analyse de la vie sociale, car la
politique est le domaine extrêmement vaste, souple et mobile qui touche le plus les intérêts de
larges masses » (Le Communisme scientifique, p. 18-19).
126
« Le communisme établit la justice la plus élevée en la basant sur la prospérité économique
continue, sur l’abondance en biens matériels et culturels. (…) Le progrès économique conduit
à une entière égalité sociale et à la liberté. (…) Le communisme est un régime sous lequel
s’épanouissent les talents et les dons, les meilleures qualités morales de l’homme. Le
communisme, une fois établi à l’échelle mondiale, aboutira à la fusion des peuples en une
39

La mort communiste du politique et de la politique127 est exprimée dans le slogan


saint-simonien de la substitution du « gouvernement politique des hommes » par
l’« administration des choses » et « la direction des opérations de production », c’est-à-dire
l’abolition de l’Etat128. Bien sûr, il y aura des règles, à commencer par l’obligation de
travailler129. L’important, néanmoins, est que les individus s’y soumettent spontanément parce
qu’elles n’expriment plus la volonté des gouvernants et des classes dominantes, mais sont
l’effet des nécessités d’une organisation sociale autogérée qui vise le plein développement
d’individus enfin raisonnables et la satisfaction complète de leurs besoins grâce à une
production et une distribution adéquates des différents types de biens. C’est alors seulement,
quand la disparition de l’antagonisme des classes aura entraîné celle de la contradiction
irréductible entre les points de vue, que les inévitables et salutaires désaccords seront tranchés
de manière optimale par la discussion publique. Ce n’est donc pas sur l’individu que pèse la
règle, comme lorsqu’il était l’objet de domination et d’exploitation, mais sur les choses
auxquelles il se rapporte pour atteindre ses fins propres. Le travail créateur et utile à la
collectivité, devient ainsi une libre nécessité, une coutume, une « seconde nature ».
Le dépassement des conflits entre des visions du monde social significativement
différentes par la rationalisation intégrale signerait la mort de la politique. L’imprévisibilité du
flux de la vie sociale, l’irréductibilité de la conjoncture à un cas général, déjouent encore les
procédures rationnelles et nous contraignent d’agir130, à prendre une décision où le rationnel

famille laborieuse et fraternelle, à l’élimination des frontières entre les Etats et, ensuite, à
l’effacement des différences nationales. Le communisme assurera une paix éternelle sur la
terre » (P. Fédosséev (dir.), Le Communisme scientifique, Moscou, Les Editions du Progrès,
1974, p. 421).
127
« Les différentes de clases une fois disparues dans le cours du développement, toute la
production étant concentrée dans les mains des individus associés, le pourvoir public (die
öffentliche Gewalt) perd alors son caractère politique. Le pouvoir politique (die politische
Gewalt), à proprement parler (im eigentlich Sinn), est le pouvoir organisé d’une clase pour
l’oppression d’une autre » (Marx et Engels, Le manifeste du parti communiste, Paris, Editions
sociales, 1972, p. 87).
128
F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Editions sociales, 1977, p.
99 (cité dans le Manual, p. 863).
129
Ce qui suit est basé sue un manuel de marsixme-léninisme, Fundamentos de marxismo-
leninismo. Manual, Moscou, Editions en langues étrangères, 1963.
130
[« L’agir ne s’amorce que là où commence la marge de manœuvre pas encore rationalisée,
où des situations non régulées contraignent à prendre une décision »] (p. 96).
40

se fond dangereusement dans l’irrationnel131. Même si la perspective de synthèses


dynamiques de plus en plus larges offerte par la sociologie de la connaissance encore
naissante132 fait espérer un accroissement de lucidité et une réduction de la frange
d’irrationnel, il faut résister à la tentation de « maquiller les contradictions » entre les
approches qui nous travaillent133. La politique fondée sur ce savoir restera politique par ce
qui en elle relèvera encore de l’évaluation polémique et de la décision134.
L’insistance sur l’imprévisibilité du flux historique, ce qu’un bergsonien appellerait la
durée, implique que toute position théorique et pratique, y compris celle qui serait informée
par une sociologie de la connaissance enfin développée, ne saisit pas adéquatement la réalité.
Tout point de vue sur la totalité intotalisable est particulier. Le concept d’idéologie sert
d’abord à appréhender la détermination de la pensée par l’être, sa dépendance naturelle envers
une certaine position au sein de la totalité sociale en mouvement. Bien que le principe de
l’exclusion d’un absolu transhistorique donne au mot « idéologie » un sens intrinsèquement

[« L’agir politique, en revanche, vise l’Etat et la société pour autant qu’ils s’inscrivent encore
dans un devenir. L’agir politique se destine à la création de l’heure, afin de modeler du
durable dans le flux des énergies. Notre question s’énoncera donc ainsi : Y-t-il un savoir de ce
qui flue, de ce qui devient, un savoir portant sur l’acte créateur ? » (p. 93)]
131
« (…) la politique comme politique n’est possible en tout état de cause qu’aussi longtemps
que cette frange [d’irrationnel] subsiste (là où elle s’efface, c’est l’ « administration » qui
prend la place) ; qui, de plus, par rapport aux genres de savoir « exact » la particularité du
savoir politique tient à ce que, ici, le savoir est indivisiblement enchevêtré dans le vouloir,
l’élément rationnel, substantiellement, dans la frange d’irrationnel ; enfin, que la tendance à
éliminer l’irrationnel du social existe et que, par corrélation étroite, il en résulte une
transformation réflexive accrue des facteurs dont à notre insu nous étions les jouets » (p. 157).
132
Idéologie et utopie, p. 45.
133
« Il s’agit tout d’abord de laisser la crise de s’approfondir, s’étendre, de mettre en question
ce qui déjà vacille, afin d’interroger l’essence du processus. Et surtout il faudra rester au guet
de nos propres pensées, ce sont après tout diverses possibilités qui pensent en nous et dont
nous prenons soin de nous dissimuler la tension contradictoire. D’où notre volonté, ici, de ne
pas maquiller les contradictions nées de la diversité des parroches, car ce qui importe,
maintenant, n’est – pas encore – de faire valoir qu’on a raison, mais de lever plus
énergiquement chaque contradiction (…) » (Idéologie et utopie, p. 47).
134
[« (…) en marquant ainsi sa préférence pour le synopsis et la synthèse du moment, du
point de vue du locus le plus syncrétique et le plus simulant, on est déjà dans le registre de la
décision : on s’est décidé pour le foyer dynamique »] (Idéologie et utopie p. 155-156).
41

polémique135, il est ici axiologiquement neutre dans la mesure où il se contente d’établir la


corrélation entre une pensée et une position historico-sociale. Comme tout point de vue
particulier fait apparaître le tout sous un angle spécifique, il a une pertinence où se réfléchit la
limite du point de vue opposé136. Cette conscience est fausse, non en elle-même, mais par sa
prétention à valoir au-delà de ses propres limites de pertinence. L’ambition de la sociologie de
la connaissance est ainsi de faire apparaître la complémentarité de points de vue exclusifs par
leur ambition totalisante.
Mais le concept d’idéologie ne peut pas conserver ce sens descriptif, axiologiquement
neutre, car les pensées sont invalidées quant leur mode particulier d’inféodation à l’être les
empêche de s’accorder avec le mouvement intrinsèque à la réalité 137. Par exemple, si le prêt
sans intérêt est une prescription adaptée à l’univers des communautés de voisinage, elle
devient idéologique lorsque l’Eglise la transforme en arme contre les nouvelles puissances
économiques qui créent une société capitaliste où il est impossible de vivre en accord avec
cette règle. Certaines des pensées idéologiques, au sens général et neutre, sont dites
idéologiques, en un sens particulier et évaluatif, en raison de leur résistance au mouvement.
D’autres pensées idéologiques sont alors qualifiées d’utopiques parce que leur mode
particulier d’inadéquation à la réalité est d’ambitionner de transformer le monde. L’utopie est
plus « vraie » que l’idéologie dans la mesure où elle se fait l’écho du caractère dynamique du
réel, mais elle est tout aussi fausse par son incapacité à la saisir complètement. Dans le
premier cas, l’inadéquation à l’être est une occultation due à la prédominance « de
constituants hérités du passé » ; dans le second, elle provient du dépassement du présent vers
un monde qui n’existe pas et qui n’existera peut-être jamais. Agir politiquement dans le

135
« On n’admettra plus simplement les axiomes d’une époque comme absolus – l’idée que
les normes et les valeurs sont inféodées à époque et à une société est acquise une fois pour
toutes » (p. 78) .
136
« De même que l’homme qui entretint un rapport avec d’autres hommes tels ou tels, ou
avec leur condition sociale, a aussi les moyens de les analyse, et cela en meilleure
connaissance de cause, de même aussi, grâce à ce lien vital justement, l’inféodation au social
d’une manière de voir, d’un arsenal de catégories implique que ce mode de pensée peu
mordre plus efficacement sur certaines régions ontiques. (Nous avons comment, dans notre
exemple, comment le locus prolétarien-socialiste a en lui-même de quoi détecter le coefficient
d’idéologie de la pensée chez son adversaire d’abord) » (Idéologie et utopie, p. 67).
137
« (…) fausse et idéologique est une conscience qui, dans sa manière de s’orienter, n’a pas
intégré la réalité nouvelle et qui, en fait, l’occulte avec des catégories obsolètes » (Idéologie et
utopie, p. 80).
42

présent c’est principalement138 vivre idéologiquement ou utopiquement dans un monde passé


ou inexistant parce qu’il est impossible de saisir objectivement « une « réalité » qui ne se
dévoile que dans la praxis »139, c’est-à-dire dans l’acte, collectif et conflictuel, producteur
d’une nouvelle « objectivité ». Comme l’être social-historique est une cristallisation de l’agir
soumise à l’agir, la politique n’existe pas hors d’un imaginaire idéologique et utopique grâce
auquel « nous nous situons dans l’histoire pour relier nos attentes tournées vers le futur, nos
traditions héritées du passé et nos initiatives dans le présent »140.
Evidemment, l’inféodation à l’être des représentations implique qu’elles ne sont pas
idéologiques ou utopiques en soi, mais par leur rôle au sein d’une société à un moment de son
histoire. Cette opposition est la plus manifeste lors d’un conflit ouvert entre des systèmes de
pensées politiques et sociales. Le socialisme s’est pensé comme une utopie par opposition au
libéralisme qui fonctionnait comme une idéologie assurant la perpétuation du mode de
production capitaliste. L’évidence de l’opposition s’est révélée illusoire lorsque le socialisme,
sous les formes opposées du communisme soviétique et de la social-démocratie, suivant en
cela l’exemple du christianisme, ont à leur tour fonctionner idéologiquement 141. C’est
pourquoi le sens relationnel et dynamique des termes « idéologie » et « utopie » est le plus
manifeste lorsqu’une idée passe de l’une à l’autre. Si nous parlons de l’utopie marxiste nous
comprenons d’abord un projet politique de rénovation complète de la société. Quand on dit
que l’idéologie est l’infrastructure de la société soviétique, on veut expliquer la racine de
l’oppression et de la stagnation caractéristiques de cette société.
Le monde moderne donne ici un exemple d’un phénomène qui lui a préexisté. Lorsque
l’ordre féodal parvenait à émousser la « pointe révolutionnaire » des promesses du paradis en
les reléguant hors de l’histoire, elles « participaient encore de cet ordre. Ce n’est que lorsque
certains groupes humains intégrèrent ces chimères à leur agir et s’efforcèrent de les mettre en

138
« De représentations corrélées au régime ontique tel ou tel, concrètement existant,
dispensant de facto ses effets, nous disons qu’elles « adéquates », congruentes à l’être. Elles
sont relativement rares, et seule une conscience sociologiquement bien renseignée opère sous
la consigne de représentations et de motifs congruents à l’être. Face à elles, il y a deux grands
groupes de représentations transcendantes à l’être : celui des idéologies et celui des utopies »
(Idéologie et utopie, p. 161).
139
Idéologie et utopie, p. 80.
140
P. Ricoeur, Du texte à l’action, p. 417.
141
Pour le socialisme non communiste, Donald Sassoon, One Hundred Years of Socialism.
The West European Left in the Twentieth Century, Fontana Press, 1997.
43

œuvre que ces idéologies devinrent des utopies »142. L’amour du prochain est idéologique
parce que les individus, même s’ils sont pleins de bonne volonté, ne peuvent pas agir en
conformité avec lui. Ils vivent cette impossibilité sous la forme de la non-conscience d’une
contradiction entre l’idée et la réalité. Celle-ci prend trois formes qui se combinent dans de
nombreuses formes transitoires : l’illusion de leur accord (je crois que l’Eglise réalise
véritablement l’amour du prochain), l’hypocrisie qui les détourne d’une réalité désagréable (je
prêche en évitant la confrontation avec la pauvreté) et le mensonge conscient (je prêche le
dogme dans l’espoir de tromper autrui). Qu’il s’agisse de l’illusion, de l’hypocrisie et du
mensonge, la proclamation du précepte est sans incidence pratique au sens où il laisse
subsister la réalité que l’on peut soupçonner de le contredire.
Mais comment sait-on qu’il y a idéologie ? Si l’idéologie contient une résistance à la
nouveauté, elle apparaît clairement idéologique à la lumière de sa défaite. L’Eglise a reconnu
le caractère idéologique du prêt sans intérêt en l’abandonnant lorsqu’il était devenu
manifestement inapplicable. On peut également juger que le précepte de l’amour du prochain
était idéologique dans la société féodale parce que seule la société démocratique a donné un
début de réalisation effective aux valeurs d’égalité et d’humanité. C’est donc après coup que
le caractère idéologique est clairement identifié143. La rétrospection est inscrite dans la
définition par l’impossibilité de l’application du précepte dont l’expérience de l’échec est la
preuve la plus sûre. Il est vrai que celui qui estime que l’Inquisition est véritablement une
institution charitable a le sentiment de vivre en accord avec le principe de l’amour du
prochain. Cette figure de la conscience idéologique est donc plus idéologique que le
mensonge qui tient lucidement un discours en contradiction avec une conscience vraie. La
fausse conscience est vraiment fausse quand elle ne perçoit aucune contradiction et que
l’individu peut sincèrement vivre chrétiennement dans un monde « réellement » antichrétien.
Mannheim caractérise néanmoins l’idéologie par l’impossibilité de vivre en accord avec le
précepte, donc plutôt à partir du mensonge que de l’illusion, parce qu’on n’aurait jamais parlé
d’idéologie à propos de l’inquisiteur sincèrement chrétien si l’évolution historique n’avait

142
Idéologie et utopie, p. 160.
143
« Les réalités advenues du passé confisquent largement à la guerre des simples opinions le
moyen de juger ce qui, des antérieures transcendantes à l’être, doit se valider comme utopie
relative disloquant la réalité ou comme idéologie faisant écran à la réalité. Pour juger d’état de
choses qui, tant qu’ils sont d’actualité, pâtissent largement des conflits d’opinions entre partis,
c’est la mise en œuvre qui fournit après coup et rétroactivement la pierre de touche »
(Idéologie et utopie, p. 168).
44

imposé l’« évidence » de la thèse de la contradiction, comme en témoigne l’abandon de


l’Inquisition par l’Eglise. L’idéologie est paradigmatiquement une illusion, mais nous la
percevons comme telle parce qu’il est devenu impossible d’y croire comme a commencé par
en témoigner le mensonge cynique.
Le précepte devient utopique lorsqu’il est utilisé de manière critique par des forces
sociales pour « torpiller » ou « disloquer »144 une figure de l’être socio-historique. Cet
élément utopique devient le foyer d’une conscience utopique qui articule des formes
d’expérience, d’action et de réflexion. Les désirs et les fins façonnent une image spécifique du
temps historique, c’est-à-dire une manière d’articuler le futur le présent et le passé145. Dans
les temps modernes, Mannheim distingue quatre formes de conscience utopique. La première
est précisément celle du chiliasme orgastiques des anabaptistes emmenés par Thomas
Münzer. Pour les couches opprimées, les attentes millénaristes, que l’Eglise avait combattu en
détournant leur pointe subversive vers l’au-delà, « s’inscrivirent soudain dans l’ici-bas, vécues
comme réalisables ici et maintenant, investissant l’agir social de leur véhémence peu
commune »146. Le chiliaste guète le moment présent, point de basculement du monde, où le
Règne détruit le passé et « jaillit de l’ici-bas »147. La seconde figure de la conscience utopique
est l’idée libérale-humanitaire portée par la bourgeoisie en lutte contre une noblesse et une
monarchie attachées à la conservation de l’ordre. Elle s’oppose également à la conscience
utopique des « couches les plus humbles »148 centrée sur « le Maintenant de la parousie du
sens »149, par une conception qualitative du temps historique conçu comme un « devenir
progressif » divisé en périodes et régulé par l’idée rationnelle et humanitaire avec laquelle il
ne coïncide jamais complètement. Face à cette conscience utopique victorieuse s’est
développée celle des conservateurs. Il est paradoxal de parler de conscience utopique

144
« une fonction utopique, puissance, autrement dit, de dislocation de l’être » (169) ; « l’
« être » tel que donné est constamment disloqué par des facteurs transcendantaux à l’être à
chaque fois différents » (169) ; « torpiller un statut ontique socio-historique » (Idéologie et
utopie, p. 170).
145
Idéologie et utopie, p. 171-172.
146
Idéologie et utopie, p. 174.
147
Idéologie et utopie, p. 178.
148
Idéologie et utopie, p. 186.
149
Idéologie et utopie, p. 184.
45

conservatrice dans la mesure où le conservateur est dans un rapport non problématique à l’être
qui relègue idéologiquement les éléments transcendants « dans un au-delà de l’histoire à titre
de croyance, de religion, de mythe »150. Or c’est précisément cette adéquation qui est brisée
par la puissance de l’utopie libérale. Le conservateur doit maintenant forger une « contre-
utopie » où il explicite « un mode d’être et de relation au vécu déjà donné et en en définissant
la spécificité par rapport au vécu des libéraux »151. Il oppose au volontarisme progressiste
l’idée que l’utopie se réalise déjà dans l’histoire et que notre tâche dans les bouleversements
du présent est de distinguer l’essentiel de l’inessentiel dans réalité complexe et mouvante et
de peser sur le devenir en se fondant sur les valeurs engendrées par le passé 152. La quatrième
figure de la conscience utopique est l’utopie socialiste-communiste. Elle s’oppose, bien sûr, à
l’utopie conservatrice, mais surtout, à l’extérieur, à l’utopie libéral qu’elle radicalise et, à
l’intérieur, à la forme anarchiste de l’utopie chiliastique 153. Comme l’utopie libérale, elle
reporte le règne de la liberté et de l’égalité dans un avenir lointain. Mais elle se retourne
violemment contre elle en dénonçant son abstraction, et le caractère formel d’une utopie qui
fuit toujours devant nous. Il faut au contraire identifier et développer dès maintenant les forces
politiques capables de la réaliser sur la base des conditions économiques concrètes. Par ce
matérialisme, l’utopie progressiste récupère la conscience conservatrice du réel comme
historiquement conditionné et d’une « immersion » de l’utopie dans la réalité effective154.
Pour le socialiste est donc « virtuellement présent non seulement le passé, mais aussi
l’avenir »155.
Ce qui frappe dans cette argumentation est que les trois dernières utopies
correspondent aux trois idéologies de la modernité. Dans cette expression le mot « idéologie »
n’a pas le sens que lui donne Mannheim156 puisque ce qui l’intéresse est la capacité de cette
conscience à mettre en cause pratiquement un ordre et non à le conserver. Il semble

150
Idéologie et utopie, p. 188.
151
Idéologie et utopie, p. 190.
152
Idéologie et utopie, p. 190.
153
Idéologie et utopie, p. 198.
154
Idéologie et utopie, p. 199-200.
155
Idéologie et utopie, p. 200.
156
Le mot est employé dans la section sur la conscience utopique conservatrice sans que l’on
sache exactement quelle es t sa signification (p. 188).
46

néanmoins que la coïncidence entre les utopies et les idéologies ne soit pas simplement
verbale. D’une part, les consciences utopiques sont présentées dans leurs rapports polémiques.
Or du point de vue de la conscience socialiste les utopies libérale et conservatrice sont bien
des idéologies au sens de Mannheim dans la mesure où elle les accuse de ne pas réellement
mettre en cause l’ordre social. La justification du mot « utopie » dans le cas du conservatisme
est particulièrement délicate. Ne lutte-t-il pas contre la nouveauté au pire pour l’empêcher au
mieux pour la neutraliser en la ramenant sous le contrôle de l’ancien ? Il en va de même pour
la conscience utopique libérale : « L’idée de progrès devint à elle-même son propre frein, en
ce qu’elle découvrait des intervalles nécessaires, des degrés intermédiaires dans le devenir
qu’on pensait encore et toujours rectiligne »157. Le renvoi de l’accomplissement utopique à un
avenir lointain et indéterminé, et la corrélative prédication de la prudence et de la patience,
contiennent une justification, forcément douloureuse, de ce qui s’oppose à l’objectif final au
nom de la nécessaire progressivité de l’évolution. La conscience utopique socialiste s’apparaît
à elle-même comme idéologique du point de vue de sa forme chiliastique anarchiste. Le
socialisme orthodoxe retient du conservatisme la nécessité de la maturation historique et du
libéralisme l’idée de la progressivité. Lui aussi prêche la prudence et la patience ! Il n’est
même pas sûr que la conscience chiliastique échappe au soupçon d’idéologie. Pour qu’elle
soit réellement utopique elle devrait réellement avoir le pouvoir de transformer la réalité dans
le sens visé. Or, comme Mannheim reproche à l’anarchisme de Landauer de simplifier la
réalité et de faire preuve de « cécité à l’être », il est fort peu probable que cette subversion de
l’être puisse être effective158. La conscience en apparence la plus utopique pourrait en
définitive ne pas être réellement utopique, et même être en un sens idéologique, puisqu’elle
est tellement transcendante à l’être qu’elle n’a pas d’incidence réelle sur lui.
Mais alors, s’il n’y a pas de coupure entre l’utopie et l’idéologie, comment peut-on les
différencier ? « Transcendantes à l’être, les utopies le sont également car elles aussi
permettent à l’agir de se régler sur des éléments que de son côté ne contient pas l’être mis en
œuvre ; mais ce ne sont pas des idéologies, ou si elles ne le sont pas, c’est pour autant que et
dans la mesure où elles parviennent à transformer la réalité ontique historique effective
moyennant effets réactifs dans le sens par elles visé »159. Il n’y a pas ici de différence radicale

157
Idéologie et utopie, p. 183.
158
Idéologie et utopie, p. 163.
159
Idéologie et utopie, p. 162.
47

entre l’idéologie et l’utopie puisqu’ils s’agit dans les deux cas de représentations inadéquates,
voire d’une seule et même représentation. La condition nécessaire pour que la représentation
puisse ne pas être considérée comme idéologique est la prise de conscience, ou plus
exactement l’affirmation d’une contradiction entre la représentation normative et la réalité,
puisque l’illusion du croyant sincère prouve qu’il n’y a pas d’évidence. Il faut ensuite que
cette position théorique se traduise par l’exigence de sa suppression et de leur mise en accord
Comme nous l’avons vu, si l’exigence reste purement théorique, la nécessité du mot
« utopie » s’affaiblit car sa signification tend à se réduire à celle de rêve. L’exigence critique
se distingue du rêve par l’effectivité de sa critique, par sa capacité à transformer suffisamment
la réalité, en s’accordant suffisamment avec les idéaux. Malheureusement, le critère pratique
rétrospectif160 est très incertain. Si à la suite de la prise de conscience de la contradiction entre
l’Inquisition et le christianisme, les chrétiens la suppriment, le précepte de l’amour du
prochain aura fonctionné utopiquement. Ce n’est cependant pas tout à fait sûr. Il se pourrait
en effet qu’une politique tolérante affaiblisse le christianisme et consacre la prédominance de
valeurs non chrétiennes en son sein. Au moment où Mannheim écrit, le marxisme est une
utopie puisque l’Union soviétique a effectivement transformé la société dans un sens
socialiste. Si l’on estime en revanche que ce socialisme est « faux » alors la transformation ne
s’est pas faite dans le sens visé par la théorie et le marxisme n’est pas une utopie. Mais on ne
saurait non plus exclure a priori, à une échelle de temps plus grande, que ce jugement soit
révisé si un jour si d’autres Etats socialistes, même non soviétiques, voient le jour.
L’indétermination des termes et le caractère contestable de leurs interprétations imposant un
jugement signifient qu’il n’y a pas de critère objectif même rétrospectivement.
La difficulté est évidemment encore plus grande lorsque manque la possibilité de
s’appuyer sur l’évolution historique effective : « déterminer ce qu’il convient de considérer
comme idéologie et comme utopie in concreto, au cas par cas, est inimaginablement difficile.
Car il s’agit constamment d’une représentation demandant évaluation et étalonnage où l’on
doit inévitablement, en y procédant, s’impliquer dans les volitions et le sentiment vital des
partis aux prises pour la maîtrise de la réalité historique effective »161. Distinguer l’utopie et
l’idéologie lorsque nous sommes face aux partis qui tentent polémiquement d’imposer un sens

160
« Pour nous, ont valeur d’utopie toutes les représentations transcendantes à l’être (pas
seulement, don, les projections du désir) qui, source un jour ou l’autre de transformations,
furent grosses d’effets sur l’être socio-historique » (Idéologie et utopie, p. 169).
161
Idéologie et utopie, p. 162.
48

au mouvement, c’est participer à leur lutte en jugeant à notre tour, dans l’incertitude
historique, de ce qui conserve ou transforme réellement la réalité. La sociologie de la
connaissance peut seulement montrer comment les différents jugements dépendent de la
position sociale. L’usage de ces termes est ainsi fortement travaillé par les rapports de
domination. Ceux qui « vivent » comme « pleinement effectif » cette configuration sociale,
les « dominants », vont traiter d’utopies « toutes les représentations, qui de leur point de vue,
ne pourront jamais être réalisées »162. Pour invalider la critique qui peut avoir une pertinence
dans une conjoncture plus ou moins proche, et pour laquelle il n’est pas déraisonnable de
militer, ils donnent à l’utopie le sens d’un irréalisable absolu. Du coup, les représentations qui
selon leur vécu s’accordent avec la réalité sont qualifiées d’idéologies par les opposants, les
« dominés ». A leurs yeux, l’utopie, s’ils emploient ce mot, est relative à une certaine
configuration sociale en voie de transformation et est réalisable à plus ou moins long terme 163.
Les conditions sociales du jugement des acteurs ne préjugent évidemment en aucune manière
de sa vérité. L’une des thèses cardinales de cette sociologie est que l’inféodation d’une pensée
à une position sociale a une pertinence limitée. Comme certains usages des termes
« idéologie » et « utopie » des différents acteurs peuvent donc être a priori parfaitement
justifiables164, la sociologie va « jouer les uns contre les autres les préjugés de chaque locus »
dans l’espoir de former un concept plus compréhensif qui tienne compte de la dynamique de
la réalité sociale165. Hélas, elle nous apprend elle-même qu’elle butera tôt ou tard sur le fait de
la politique et son noyau d’irrationalité166…

162
Idéologie et utopie, p. 162.
163
« La notion de l’Utopique, c’est toujours la couche dominante qui en décide, celle qui se
trouve en coïncidence non problématique avec la réalité ontique existante ; la notion de
l’Idéologique, c’est toujours la couche montante qui la détermine, celle dont les rapports
existentiels avec la réalité ontique donnée sont tendus » (p. 167).
164
Mannheim rejette autant la réduction conservatrice de l’utopie relative à l’utopie absolue
que l’anarchisme de Landauer dont la valorisation inconditionnelle de la révolution et de
l’utopie révèle une « cécité à l’être » où s’abolissent « toutes les différences partielles ». Son
mérite est d’empêcher (p. 163).
165
Idéologie et utopie, p. 164.
166
Cette sociologie contient d’ailleurs une évaluation qui n’est pas explicitée. S’il fuit
considérer comme utopie les représentations portées par des couches sociales qui torpillent la
réalité, des politiques réactionnaires, comme le fascisme, doivent être considérées comme
utopiques. Or on peut douter que Mannheim aurait développé une argumentation fondé sur
l’imprévisibilité du mouvement s’il avait pensé que l’évolution était mauvaise.
49

La polarité imaginaire de l’idéologie et de l’utopie qui est imposée par le mouvement


prive la distinction de toute objectivité en raison de son indétermination : « dans le procès
historique qui les oppose, les éléments d’utopie et d’idéologie ne sont pas étanches. Les
utopies des couches montantes sont souvent largement recrues d’éléments d’idéologie »167.
L’idée bourgeoise de liberté était utopique, mais nous savons, aujourd’hui qu’elle est devenue
réalité, qu’elle contenait aussi des éléments idéologiques, combattus par la nouvelle utopie
socialiste. Autrement dit, l’utopie n’était pas aussi utopique, aussi radicale qu’elle le
paraissait. Elle était dès l’origine porteuse d’éléments conservateurs qui allaient à leur tour
freiner le mouvement libérateur de l’histoire. Mais Mannheim suggère que la réciproque est
également vraie : « Mythes, contes, promesses religieuses d’un au-delà, imaginations
humanistes, récits de voyage furent constamment l’expression implexe de ce que la vie
réalisée ne contenait pas. Dans le tableau de l’étant tel ou tel, elles étaient couleurs
complémentaires plutôt qu’utopies réactives corrodant l’être mis en œuvre »168. Cette
observation doit être rapprochée de l’idée déjà examinée que ces promesses dont la « pointe
révolutionnaire » était émoussée appartenaient à l’idéologie avant de retrouver leur tranchant
dans l’action subversive. La grisaille idéologique a besoin de couleurs pour captiver les rêves
humains de libération. La forme illusoire de la conscience idéologique vit le monde prosaïque
sur le mode de la poésie et la réalité comme la réalisation du rêve. Si les formes hypocrite et
cynique voient la prose du monde dans toute sa grisaille ou sa noirceur, elles n’abandonnent
jamais la référence à ce qui devrait être.
Qu’avons-nous finalement appris ? L’historicité de la réalité sociale nous impose de
penser la politique à partir de la polarité de l’idéologie et de l’utopie mais nous sommes
incapables de les distinguer clairement. Une certaine philosophie n’aura guère de scrupules à
juger que l’absence de critère clair sape l’intérêt de la distinction. Heureusement, la critique
n’échappe pas à la critique : les exigences philosophiques de clarté et de distinction sont
condamnées à se briser sur la conflictualité et l’imprévisibilité du devenir... L’utopiste se
réjouira de cette reconnaissance d’une ouverture historique où vivent des espérances
transcendant les étroites limites d’une raison historiquement conditionnée. Il est exalté par le
spectacle de l’imaginaire démasquant l’arrogance d’une raison qui réduit l’agir humain à ce
qu’elle peut misérablement calculer.

167
Idéologie et utopie, p. 167.
168
Idéologie et utopie, p. 168.
50

Pour l’utopiste, l’utopie a un fondement anthropologique qui impose de lui faire droit
dans la politique. Les pulsions, dit Ernst Bloch, se traduisent en des affects remplis et des
affects d’attente. Dans les premiers (l’envie, la cupidité, le respect), l’intention pulsionnelle
est de courte durée et l’objet est disponible ou accessible. Dans les seconds (angoisse, crainte,
espoir, foi), l’intention pulsionnelle est de longue portée et un objet inaccessible plonge le
sujet « dans l’incertitude de l’issue ou de l’avènement »169. Dans les deux cas, notre
représentation anticipe l’objet de la pulsion, mais leur rapport au temps est différent. Dans le
premier, le futur est inauthentique. Il sera fondamentalement une répétition puisque ce que
l’on va obtenir est déjà donné, présent et connu. Dans le second, le futur est authentique car il
est une nouveauté, celle du « Non encore, de ce qui n’a pas encore été objectivement là »170.
Les affects d’attente négatifs comme l’angoisse ou la crainte traduisent notre impuissance et
notre passivité face au monde. C’est pourquoi l’affect d’attente le plus important, le plus
humain, est l’espoir qui les contrecarre171. C’est ici que prennent racine les rêves éveillés qui
anticipent une vie meilleure172. A la différence des rêves nocturnes, ils ne sont pas tournés
vers le passé, mais vers l’avenir et nous poussent vers l’avant. Ils sont faits par un sujet
conscient, qui laisse libre cours à ses souhaits, et à ceux qu’il partage avec d’autres, en les
menant jusqu’au bout173.
L’expérience ne confirme pas exactement la superposition de la différence de
catégorie entre affects remplis et affects d’attente et de la répartition des affects. Le futur est
inauthentique lorsque j’espère le renouvellement d’une récompense ou que je crains celui
d’une punition. Quand il est authentique, quelque chose est attendu : on voit qu’il pourrait être
là sans que l’on puisse savoir s’il le sera effectivement. Mais cet objet existe peut-être déjà
dans le monde ; ce sont des causes contingentes qui m’empêchent de jouir d’un bien déjà
possédé par d’autres. Cet objet appartient déjà au monde présent, il est de l’ordre du donné et
on peut dire ce qu’il est (par exemple, j’espère avoir la même voiture que mon voisin, dans un
monde où d’autres continuent d’en être privés). Le futur que j’espère est ici une répétition

169
Le Principe espérance, I, p. 96.
170
Le Principe espérance, I, p. 96, 175.
171
Le Principe espérance, I, p. 97.
172
Le Principe espérance, I, p. 98.
173
Le Principe espérance, I, p. 111-125.
51

même si ma condition personnelle est améliorée. C’est pourquoi un rapport plus authentique
au futur est imaginable, quand l’objet espéré est complètement nouveau. Par exemple
l’acquisition d’un droit, déjà possédé par d’autres, ne transforme pas seulement ma situation
personnelle, mais fait advenir un autre monde (une démocratie où les esclaves sont libérés, où
les colonies sont abandonnées, où les femmes sont citoyennes, etc.), celui de l’égalité, ou nous
fait substantiellement progresser dans sa direction. Mais avons-nous une conscience claire de
ce qu’est l’égalité ? Est-ce la démocratie ? Et quelle démocratie ? Le communisme ? Et quel
communisme ? Ou encore autre chose ? En plus du « nouveau pour le rêveur », il existe « un
nouveau en soi, un nouveau de par son contenu objectif »174. Il ne suffit pas alors de parler de
« non encore », il faut dire « non-encore-conscient ». De quoi s’agit-il ?
Le champ de la conscience a deux frontières. La première, explorée par la
psychanalyse, est celle du passé, présent dans le préconscient et l’inconscient proprement dit.
Mais le rêve éveillé en révèle une seconde tourné vers l’avenir. L’objet de ce préconscient,
voire de cet inconscient175, n’est pas le « non plus-conscient » ou le refoulé, mais
« l’émergent », la zone où « se prépare le nouveau »176. On reproche à l’utopiste de ne pas être
capable de dire ce qu’il veut. S’il répond « tout », on lui dit que le tout n’est rien, qu’il n’y a
qu’une succession indéfinie de souhaits, variables selon les individus. La réponse de Bloch est
que l’objet du rêve éveillé est un quelque chose d’absolument nouveau, irréductible à ce qui
est déjà donné à la conscience, qui a le pouvoir de combler le souhait, donc d’être tout, mais
qui n’est pas encore, donc qui n’est rien, ou du moins presque rien. Imaginons Bloch assis à
sa table de travail méditant sur l’utopie quand l’idée du non-encore-conscient entre dans son
champ de conscience sans être encore consciente177. On la voit présente sous le mode de
l’émergence. Telle est la réalité irréelle, ou l’irréelle réalité, de l’objet du rêve éveillé qui
comble le désir du sujet, un tout qui n’est rien ou un rien qui est tout.
Le fondement anthropologique de l’utopie ne résout pas pour autant le problème de la
distinction de l’utopie et de l’idéologie. Ce que l’utopiste imagine être une « véritable »

174
Le Principe espérance, I, p. 145. L’expression « ce qui n’a encore jamais été expérience
présente » garde une indétermination (pour qui ?) qui l’a rend applicable aux deux situations
(p. 144).
175
Bloch utilise les deux termes (Le Principe espérance, I, p. 145).
176
Le Principe espérance, I, p. 145 ; l’ « aube vers l’avant » (p. 171).
177
Bloch esquisse une phénoménologie de la création, Le Le Principe espérance, I, p. 151-
157.
52

altérité n’a peut-être pas tant de radicalité. Comment peut-il se tirer de l’embarras où le met sa
fructueuse alliance avec la sociologie de la connaissance ? Dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, remarque Bloch, la bourgeoisie ascendante s’est dissimulée à elle-
même la vérité prosaïquement économique de son intérêt. Elle s’est « droguée d’utopie »,
ajoute-t-il, parce qu’elle avait besoin « d’une passion de grande portée »178. Il ne s’agit donc
pas simplement d’une automysthification, mais de la captation d’une énergie dont cette classe
peu héroïque était naturellement dépourvue. Il est vrai que Bloch distingue différentes phases
de la conscience idéologique et qu’il se réfère ici à la bourgeoisie encore révolutionnaire, qui
croit alors sincèrement à l’universalité qu’elle proclame. Rien n’interdit cependant de mettre
l’accent sur la permanence de cette référence à cette transcendance y compris sous la forme
hypocrite de la conscience idéologique. L’idéologie n’existe pas sans référence à un élément
utopique auquel seules de nouvelles forces sociales, plus révolutionnaires, pourront enfin
donner une objectivité : « Ce que le Citoyen a promis, cette grande promesse qu’il a faite ne
peut être tenue à coup sûr que par le socialisme. Quoi qu’il en soit, elle peut être tue et
représentait donc alors la contribution d’un excédent utopique à l’œuvre au sein de
l’aspiration bourgeoise elle-même »179. L’idée d’excédent utopique préserve la différence
entre l’idéologie et l’utopie grâce à la transcendance spécifique de l’utopie. Elle est en excès,
elle dépasse le présent vers un futur qui réalisera la promesse aujourd’hui trahie. Ce n’est pas
l’utopie qui se confond avec l’idéologie mais l’inverse. L’idéologie, c’est l’utopie inaboutie,
sa cristallisation prématurée et trompeuse180. Au moment où l’idéologie nous enferme dans le
présent, elle nous projette au-delà d’elle-même par cet excès qui conditionne notre
réconciliation avec le donné181. La culture est le côté de l’idéologie qui « ne se confond pas

178
Principe espérance, I, p. 185.
179
Principe espérance, I, p. 186.
180
« C’est dans l’idéologie que ce phénomène de non-aboutissement est le plus répandu et le
plus dilué, si tant qu’il s’agisse d’une idéologie non épuisable dans les limites des on contexte
temporel » (Principe espérance, I, p. 186). Bloch est souvent critique à l’égard de Bergson.
Mais cette formulation a quelque chose de bergsonien.
181
Principe espérance, I, p. 182 ; « Les rapports de production spécifiques de chaque époque
expliquent comment telle ou telle période a produit telle ou telle idéologie et a abouti à ses
rectifications inauthentiques du Donné ; mais le désarroi dans lequel fut plongé l’humain dans
ces divers rapports de production explique la nécessité d’un emprunt à la fonction utopique ;
car sans son excédent culturel il n’eût pas été possible de procéder aux corrections déjà
décrites » (Principe espérance, I, p. 183) ; « Dans la tendance, si elle est progressiste à son
époque, un autre courant, plus durable, peut donc déjà être à l’œuvre, courant visant plus loin
53

sur toute sa surface avec la fausse conscience et avec l’apologétique d’une société de
classe »182. Cet « excédent »183 ou ce « surplus »184 culturel est tourné vers l’avenir. Son
essence n’est pas déterminée par les conditions sociales et historiques de son apparition parce
qu’il est engendré par la fonction utopique 185. Ces œuvres sont une « recherche de la voie et
du contenu de l’espérance comprise. C’est de cette manière seulement que l’utopie retire ce
qui est sin des idéologies et que s’explique le caractère progressiste des grandes œuvres se
perpétuant tout au long de l’histoire, des grandes œuvres de l’idéologie elle-même »186. C’est
l’esprit de l’utopie que l’on perçoit dans la cathédral de Strasbourg, la Divine comédie ou la
musique de Beethoven : « Le Kyrie et le Credo s’élèvent avec des accents tout nouveaux dans
le concept d’utopie conçu comme celui de l’espérance éclairée, même lorsque le reflet de
l’idéologie encore simplement liée à son époque s’en est retiré, dans ce cas-là surtout »187.
Mais l’idée d’un « d’un excédent utopique » prend une signification plus inquiétante lorsque
l’accent ne porte plus sur l’excédent, mais sur sa l’efficace de sa présence au sein de
l’aspiration bourgeoise elle-même ». L’excédent supplée à l’incapacité de la fausse
conscience à embellir le donné par ses seules forces et à harmoniser prématurément les
contradictions sociales188. C’est par le bien de ce qu’il prétend être que nous acceptons ce qui
est. Le coût de cet argument n’est donc pas négligeable. L’utopie projette l’idéologie hors
d’elle-même grâce à son immanence. En ce sens, l’excédent, malgré toute son hétérogénéité,

que le progrès auquel il s’agissait de contribuer dans l’immédiat » (Principe espérance, I, p.


186).
182
Le Principe espérance, I, p. 188.
183
Le Principe espérance, I, p. 188.
184
Le Principe espérance, I, p. 190.
185
Le Principe espérance, I, p. 189 et 190.
186
Le Principe espérance, I, p. 192. « Toute grande culture apparue jusqu’ici est la
prémanifestation d’un Réussi » (Le Principe espérance, I, p. 190).
187
Le Principe espérance, I, p. 192.

« La fonction utopique arrache les affaires de la culture humaine au divan de la simple


contemplation : elle découvre de la sorte, à partir des cimes réellement vaincues, la
perspective non idéologiquement gauchie du contenu humain de l’espérance » (I, p. 193).
188
Le Principe espérance, I, p. 190.
54

ou plutôt grâce à elle, fait partie de ce qu’il prétend excéder. L’utopie est idéologiquement
fonctionnelle ; elle n’est pas ce qu’elle prétend être. « Si, en dernière analyse, ce qui nous
réconcilie avec le donné est l’utopie, dit le conservateur, alors je suis utopiste ! »
L’idée d’excès utopique renouvelle et intensifie le problème : « La question qui se
pose maintenant est de savoir si et dans quelle mesure ce contre-courant, anticipant ne se
confond pas tout bonnement avec un simple embellissement du Donné. Surtout dans le cas où
cet embellissement, bien que source d’illumination, cesse d’être en grande partie un contre-
courant pour n’être plus qu’un polissage douteux du Donné »189. L’interrogation sur le sens
critique ou conservateur de l’élément utopique internalise la distinction problématique entre
l’idéologie et l’utopie. La ligne de démarcation passe au sein de l’utopie elle-même. Un
scalpel « platonicien » doit séparer le réel du simulacre, l’anticipation « authentique » de
l’inauthentique, l’intuition « saine » de la pathologique, l’avenir « véritable » du faux, le
réalisme et la possibilité « réels »190 de leurs ombres abstraites, l’utopie de l’utopisme ou de
l’utopie abstraite191. S’il faut ainsi « remettre sur pied » la capacité utopique192, c’est qu’elle
se tient si naturellement sur sa tête que même ses amis n’en ont pas toujours conscience. C’est
grâce à la « dénaturation » et à la transposition de la fonction utopique que le donné s’auréole
et nous arrache notre consentement. L’utopiste est celui qui est a priori convaincu que
« même dans ces corrections impropres du Donné, il doit être possible de découvrir
sporadiquement la fonction utopique originale et maintenue dans son caractère concret ; il doit
être possible de confronter les déformations et les abstractions, dans lesquelles tout n’est pas
condamnable.193 » Mais comment savoir que nous saisissons l’original ? Que signifient
concrètement ces adjectifs (« sain », « authentique », « véritable », « réel », « dénaturé »,
« originale », « concret ») ? Si le philosophe nous paraît faire preuve de lucidité, alors nous
avons le sentiment que ces mots ont un contenu réel. Cette coïncidence ne prouve
évidemment pas que nous détenions avec lui un critère discriminant.

189
Le Principe espérance, I, p. 181.
190
Le Principe espérance, I, p. 175-178.
191
Le Principe espérance, I, p. 192.
192
Le Principe espérance, I, p. 178.
193
Le Principe espérance, I, p. 182-183.
55

Quelques observations suffisent pour ressentir la difficulté. C’est par l’intermédiaire


des grandes œuvres culturelles que « l’utopie retire ce qui est sien des idéologies »194. Certes,
mais à quels signes reconnaît-elle ce qui est sien ? « La fonction utopique arrache cette part à
la mystification ; elle fait en sorte que toutes les manifestations fraternelles de l’histoire se
découvrent de plus en plus apparentées les unes aux autres »195. Quand le philosophe se
répète, le sceptique pose à nouveau sa question : « Oui, mais comment reconnaissez-vous ce
qui est fraternel ? La planification, souvent défectueuse, qui vise explicitement le bien
commun est-elle réellement plus fraternelle que le marché qui le réalise grâce au moteur de
l’égoïsme ? N’aimez-vous pas la dialectique ? » Une fois que l’on a isolé ce qui est réellement
fraternel en quoi consiste exactement leur mode de liaison. Bloch oppose l’utopie de la liberté
de More à l’utopie de l’ordre de Campanella. La Cité du soleil appartient à la même famille
que la libérale Utopie parce que l’homme y cherche également le bonheur sur la base de la
négation de la propriété privée tout en s’opposant complètement à celle-ci par la
subordination de toute la vie à l’ordre astral. Elle est une « dictature sidérale »196, comparable
à « une dictature militaire »197, qui prive l’homme de toute liberté. More et Campanella sont
en fait les deux pôles d’une contradiction qui trouve sa solution dans le « centralisme
démocratique » de la « dialectique matérialiste » où la liberté concrète se réalise dans un ordre
concret198. C’est donc une nouvelle fois le marxisme qui fournit la base du jugement. Or
l’aveuglement rétrospectif de cet éloge répété199 en révèle la vacuité ainsi que la puissance
d’illusion des adjectifs censés distinguer l’utopie de sa dénaturation idéologique.

194
Le Principe espérance, I, p. 192.
195
Le Principe espérance, I, p. 186.
196
Le Principe espérance, I, p. 100.
197
Le Principe espérance, I, p. 98.
198
Le Principe espérance, I, p. 109-110.
199
« La maturité ainsi définie de la fonction utopique – et qui ne saurait faire fausse –
caractérise sans aucun doute le sens et la tendance propre au socialisme philosophique (…). ce
qui caractérise précisément la puissance et la vérité du marxisme, c’est qu’il a su chasser les
nuages des rêves vers l’avant sans y éteindre les colonnes du feu qu’il a au contraire
consolidées grâce au concret » (Le Principe espérance, I, p. 178).
56

IV : Le travail de l’espérance :

D’où provient ce cercle de l’utopie et de l’utopie ? L’utopie est l’un des pôles d’une triade
qu’elle forme avec le réel et l’idéologie. La référence à l’idéologie et à l’utopie serait superflue si la
réalité sociale était statique, parfaitement identique à elle-même, si sa transformation était un
processus rigoureusement déterminé entièrement prévisible, ce qui en un sens revient au même, ou
si son indétermination était indépendante de notre action. Nous recourons, tôt au tard, à ces notions
parce que nous avons le sentiment que notre action a le pouvoir, et même le devoir, d’infléchir dans
une direction positive un processus ouvert et dangereux200. Malheureusement, l’historicité, qui
fonde la nécessité de ces deux notions, brouille aussitôt la frontière qui les sépare. Il est impossible
de les distinguer clairement, comme s’il s’agissait de substances distinctes, parce qu’elles n’existent
pas hors du jeu de leurs associations conflictuelles. En tant que représentations non objectives,
l’idéologie et l’utopie s’opposent au réel. Mais chacune s’unit également à lui contre l’autre. Quand
l’accent porte sur la folle rupture de l’utopie avec la structure et la dynamique fondamentales du
réel, elle s’oppose à l’idéologie qui remplit sa fonction conservatrice grâce à un accord suffisant
avec des éléments fondamentaux de la réalité. Si l’accent se déplace sur la non-identité à soi d’une
réalité toujours en voie de transformation, l’idéologie apparaît plus inadéquate que l’utopie à cause
de son conservatisme. L’individu ordinaire, même s’il se délecte de la chance de vivre à la fin de
l’histoire, peut-il sincèrement penser qu’il ne faut pas innover, découvrir de nouveaux horizons,
rechercher une vie meilleure201 ? Malgré le sentiment croissant des menaces qui pèsent sur
l’existence de l’humanité, l’idée même que notre monde n’est pas meilleur que l’ancien est
incompréhensible pour la conscience ordinaire. C’est avec « le frisson qui accompagne la sensation
de blasphème » que Wallerstein nie que le capitalisme ait été un progrès 202. Il faut, bien sûr,

200
Il se pourrait que l’essentiel soit prédéterminé à l’échelle de l’histoire universelle et que l’impact
de nos décisions prises dans l’incertitude subjective soit négligeable. Du point de vue de ceux qui
pensent prophétiquement détenir le sens de l’histoire, l’opposition de l’idéologie et de l’utopie n’est
plus qu’un symptôme de l’ignorance et de l’inconscience des hommes.
201
Pour une critique de ce préjugé, Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les
gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Editions Climats, 2011.
202
Le Capitalisme historique, Paris, Editions de la Découverte, 1985, p. 96.
57

critiquer l’utopie car l’erreur est toujours mauvaise. Mais il faut être plus impitoyable avec
l’idéologie qui ajoute à son erreur la faute de son conservatisme. L’idéologie rompt avec la structure
fondamentale du réel quand elle n’en saisit pas correctement la dynamique, en particulier dans les
inévitables moments de rupture historique. L’utopie est alors alliée au réel contre l’idéologie dans la
mesure où son rêve de rupture s’accorde suffisamment avec la nécessité d’une transformation
profonde de la réalité.
Associée à l’idéologie contre le réel, au réel contre l’idéologie et attaquée par leur alliance,
comment l’utopie, et ses deux partenaires, pourrait-elle avoir un sens univoque ? La polysémie est
un effet de cette structure mouvante. Afin de préciser ce lien avec la triade, rafraîchissons-nous la
mémoire en écoutant de nouveau un ami de l’utopie :
« Quoi qu’il en soit la résurgence des définitions académiques n’est pas innocente : elle
permet de réduire l’utopie aux pratiques qui ont échoué (et, pour une fois, on se garde bien
d’opposer à l’utopie son irréalisme ; on l’accuse au contraire d’avoir été réelle, trop réelle). […]
L’utopie ne se laisse jamais réduire à ses réalisations. Oscar Wilde disait en 1891 qu’“une carte du
monde sur laquelle l’Utopie n’apparaîtrait pas ne mériterait pas un regard car elle ignorerait la côte
où l’humanité a éternellement voulu aborder” ; mais il ajoutait qu’une fois arrivée là, “l’humanité
regarderait vers quel pays meilleur elle pourrait mettre les voiles” »203.
Comme le chanteur populaire, Gérard Raulet combine avec naturel quatre significations.
Premièrement, l’irréductibilité de l’utopie à ses réalisations fait de la négativité sa caractéristique
essentielle. Deuxièmement, elle est un projet quand elle est identifiée à des pratiques ou au but visé
par l’humanité. Troisièmement, son opposition à toutes les formes de la réalité, y compris celle qui
réalise enfin son désir, en fait un rêve. Enfin, quatrièmement, elle est une illusion que révèle l’échec
des projets utopiques.
L’utopie est le dépassement toujours possible et recommencé de la réalité comme l’indiquait
la négation inscrite dans les noms inventés par More 204. L’utopie qui « s’applique
systématiquement » et « négativement » à l’être est nécessairement instable car cette négativité est
une autonégation. Mais en appliquant le nom d’utopie à une société constituée, visitée et présentée
comme modèle de la République par Hythlodée, More ouvre la possibilité d’interpréter l’utopie

203
G. Raulet, Chronique de l’espace public. Utopie et culture politique (1978-1993), Paris,
L’Harmattan, 1994, p. 284.
204
« Le génie de More a consisté à nier l’existence de ce qu’il affirmait, à inscrire la négation dans
le “concept” de l’utopie » (ibid., p. 267).
58

comme un projet205. Les contre-utopies ne s’efforceraient pas de montrer que la réalisation de


l’utopie tourne au cauchemar si elle était privée d’une intention concrète susceptible de se
réaliser206. Pour que l’utopie soit un rêve, il suffit que la perfection apparemment souhaitable soit
irréalisable à cause d’une contradiction avec les conditions concrètes de la vie politique et sociale.
Le mot « rêve » peut être utilisé négativement, mais l’intention critique concerne les conditions
d’application du modèle sans remettre en cause sa positivité intrinsèque. Malgré son irréalisme,
remarque Ricoeur, l’utopie peut être jugée bénéfique pour le regard critique qu’elle offre sur le
monde207. En revanche la quatrième signification met en cause sa positivité. C’est généralement
dans cette perspective que l’idéologie et l’utopie sont identifiées d’après le modèle des contre-
utopies : « Au cœur du dispositif de conditionnement se trouve l’autoreprésentation de ces sociétés
comme étant précisément idéales, comme ayant réalisé la promesse utopique […]. Les
représentations utopiques forment ainsi un élément constitutif de l’oppression totalitaire ; elles la
légitiment et la consolident »208. Nous retrouvons les deux interprétations du grand inquisiteur. La
première correspond à 1984 d’Orwell. Comme « tout était justifié par le but à atteindre », le rebelle
Wilson s’imaginait que O’Brien croyait que le Parti « se vouait au mal pour qu’il en sorte du bien ».
La dictature est le moyen que la faiblesse humaine impose au Parti pour réaliser l’utopie (forme
filiale de la trahison). En fait, O’Brien pense exactement l’inverse : à la différence des autres
oligarchies, « le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien
des autres ne l’intéresse pas »209 (forme parricide de la trahison). Ici, l’utopie est cyniquement
utilisée par le pouvoir sans qu’elle implique la tyrannie. Conformément à l’un des sens de l’idée

205
Pour Fourier, par exemple, le doute sur le réalisme de son entreprise est théologiquement
absurde. Ce serait « accuser Dieu de méchanceté […]. La perfection est donc faite pour les
hommes, si elle est le vœu de Dieu comme on ne saurait en douter » (Le Nouveau monde industriel
et sociétaire, Paris, Flammarion, 1973, p. 57).
206
Huxley a mis en en exergue du Meilleur des mondes cette déclaration de Berdiaev : « Les
utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. et nous nous
trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : Comment éviter leur
réalisation définitive ?... Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un
siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux
moyens d’éviter les utopies et de retourner aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une
société non utopique moins « parfaite » et plus libre » (Le Meilleur des mondes, op. cit., p. 7).
207
P. Ricoeur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 37.
208
B. Baczko, Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, p. 107.
209
1984, op. cit., p. 370-371.
59

d’excédent utopique de l’idéologie, l’utopie est la forme qui rend l’idéologie acceptable. Quoi qu’il
en soit, dans les deux cas, la prétention du rationalisme utopique d’instaurer une société qui réalise
définitivement le bonheur n’est que la justification d’une nouvelle tyrannie 210. L’utopie est
intrinsèquement idéologique. Comme O’Brien dans 1984, l’Administrateur Mustapha Menier est
capable de voir son monde de l’extérieur et de comprendre la révolte du Sauvage, puisque,
autrefois, il avait préféré la vérité à la stabilité et au bonheur de la société. Mais en poussant le
Sauvage à reconnaître que son refus de la civilisation équivaut à revendiquer le droit d’être
malheureux, il fait apparaître que la perte de la liberté211, de l’art, de la science et de la religion est
le prix à payer pour réaliser le bonheur212. L’utopie est une illusion sur la nature de l’objet de la
volonté humaine qui en tant que telle implique la tentation désastreuse de réaliser ce qui a
l’apparence du bien. C’est pourquoi la contre-utopie pratique, selon l’expression de Jonas, une
« heuristique de la peur »213.
Ces quatre significations du terme d’utopie se déduisent ainsi de la triade. Quand les
différents types de conservateurs mettent idéologiquement l’accent sur les processus de
reproduction au sein de la réalité, l’utopie est une négativité qui apparaît comme un rêve ou une
illusion. Il est non pertinent de parler d’utopie à propos d’un projet réalisable. Comme le réalisme
de cette transformation consiste à reproduire suffisamment la structure de la réalité présente, il n’est
pas une « véritable » négativité. Ceux qui mettent au contraire l’accent sur l’inéluctabilité et la
bonté du changement s’opposent à ces jugements idéologiques. Ils s’affrontent sur la manière de
distinguer la forme absolue de la négativité, conçue comme un rêve ou une illusion de sa forme
relative qui lui donne le sens d’un projet réaliste dans une configuration sociale en voie de
transformation plus ou moins profonde. La polysémie de l’utopie exprime la conflictualité des
acteurs quant au sens d’une réalité mouvante où des processus de conservation se combinent avec

210
K. Popper, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985, p. 525.
211
Du moins au sens des révoltés, car les individus n’ont aucune raison de ne se sentir libre
puisqu’ils ont tout ce qu’ils veulent (Le Meilleur des mondes, op. cit., p. 379-380).
212
Le Meilleur des mondes, op. cit., p. 365-403.
213
H. Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Ed. du cerf, 1995, p. 13 et 53 avec une référence à
Aldous Huxley ; « Le caractère intrinsèquement souhaitable de l’utopie, une fois qu’il est jugé
d’après la qualité de la vie, s’anéantit du fait de la réussite totale de ses prémisses […] et les
chances de bonheur en elle dépendent du caractère incomplet de la réalisation de son programme.
Sa conception échoue du fait de cette contradiction interne, même si ses prémisses réelles pouvaient
être produites » (ibid., p. 286).
60

des processus de subversion. Le point d’articulation entre la triade et les quatre sens est l’existence
d’un espace différencié et conflictuel où les individus jugent et s’engagent corps et âme.
Cette manière de justifier la polysémie ne supprime évidemment pas l’embarras qu’elle
suscite par elle-même. Ces significations donnent une forte impression d’incohérence en raison de
l’absence d’un élément commun garantissant leur unité. Conformément au référent imaginaire du
nom propre inventé par More, l’utopie doit d’abord être entendue comme la représentation d’une
société parfaite qui supprime la source de la misère humaine. L’idée de perfection est effectivement
présente dans le rêve, et à un moindre degré dans le projet, mais elle est rejetée par l’utopie-
négativité et l’utopie-illusion, la première pour louer le vertigineux inachèvement de l’utopie et la
seconde pour déplorer sa clôture mutilante. Contrairement à son étymologie, l’utopie n’est pas non
plus un non-lieu, quelque chose qui ne peut exister nulle-part. Seule l’utopie-rêve respecte cette
condition. Pour les utopies-négativité, projet et illusion, l’utopie se réalise dans l’histoire. Des
régimes oppressifs et des formes de misère ont été supprimés alors que d’autres sont apparus ; des
rêves sont devenus des projets quand ils ont enfin trouvé leurs conditions historiques de possibilité
et certains d’entre eux ont alors dramatiquement révélé leur nocivité. Ce mode d’existence
historique, néanmoins, est à son tour source d’une division. La négativité utopique conteste
l’achèvement visé par l’utopie-projet et dont l’utopie-illusion constate ou redoute le désastre.
L’utopie-négativité rejoint ainsi l’utopie-rêve pour soutenir que l’utopie est irréalisable bien que
pour la première elle soit un possible dont l’actualisation ne sera jamais achevée alors que pour la
seconde elle est un impossible pur et simple.
Les différents points de convergence locaux entre les quatre formes montre bien la difficulté.
Ils ne peuvent rapprocher sans diviser parce qu’ils sont le terrain d’un combat. Le meilleur exemple
en est la négativité qui traverse tous les usages. L’utopie est toujours un refus du monde présent et
l’aspiration à autre chose. Cette donnée incontestable ne suffit évidemment pas à comprendre ce
qu’on entend par utopie. Les œuvres de Platon, de More, des missionnaires américains, de Fourier
et de Marx sont pensables comme des utopies dans la mesure où, en niant le monde présent, elles
visent un lieu qui n’existe nulle part. Mais Platon a pensé une société idéale conformément à
l’essence de la justice où les philosophes devraient être les rois ; More a explicitement imaginé un
non-lieu sans que l’on sache exactement en quoi il est sérieux ; les missionnaires se sont efforcés de
christianiser des Indiens d’Amérique dans une société conforme aux plus hautes normes
chrétiennes, c’est-à-dire en respectant les principe auxquels la chrétienté n’est pas suffisamment
fidèle ; Fourier a construit le modèle d’une société parfaite, immédiatement applicable parce qu’il
répond aux exigences de la nature humaine complètement niées par la civilisation ; Marx a
prétendu découvrir l’idéal humain qui se dégage de la nécessité historique. Le non-lieu peut être un
61

autre monde, le produit de l’imagination, le monde chrétien ramené à sa propre essence, la société
conforme à la nature de l’homme ou l’avenir lointain qui attend l’humanité. Les politiques à mettre
en œuvre sont suffisamment différentes pour que de soi-disant utopistes refusent d’être englobés
dans une seule catégorie et s’offensent même de cette appellation (« Nous ne sommes pas des
utopistes ! »). Bien sûr, toutes ces politiques ont échoué car aucun de ces mondes n’existe. Mais
cela signifie que l’on s’est trompé, que l’on a rêvé, qu’il est trop tard ou encore trop tôt.
Dans ces conditions, l’objet des histoires de l’utopie est problématique. D’où provient
l’unité de l’objet dont on prétend faire l’histoire, sinon de l’application d’un même mot ? On peut à
l’inverse privilégier une signification, par exemple, un genre philosophique lié à un moment
historique particulier dont More est l’inventeur et dont il est possible d’étudier les règles214. Tout en
reconnaissant l’honneur et le privilège du fondateur, pourquoi négliger la diversité des usages qui
ont découlé de cette invention ? Faut-il alors chercher une troisième voie en analysant ce que
Wittgenstein appelle un air de famille, c’est-à-dire l’ensemble hétérogène de leurs points de
convergence ? Bien que les activités auxquelles nous appliquons le mot « jeu » n’aient rien de
commun, elles sont subsumées sous un même concept grâce à un enchevêtrement de ressemblances,
sans qu’il soit possible d’indiquer le moment où les dissemblances sont trop fortes et les
ressemblances trop faibles pour rester encore dans les limites du concept. Des éléments très
éloignés, n’ayant plus rien de commun, appartiennent néanmoins à la même famille s’ils peuvent
être reliés par des cas intermédiaires jouant le rôle des maillons d’une chaîne. La force du concept
est d’intégrer des éléments différents. C’est pourquoi « même s’il y a un trait commun à tous les
membres d’une même famille, ce n’est pas là-dessus que doit reposer la définition du concept »215.
Il n’est guère difficile de relier de cette manière les exemples d’utopie utilisés depuis le
début de la discussion. Il est plus délicat de déterminer si le lien avec la métaphore de l’air de
famille est encore suffisamment fort. Son rôle n’est pas de dissoudre le concept dans une
multiplicité d’usages, mais de comprendre de manière antiplatonicienne sa solidité en échappant à
l’illusion que l’impossibilité de découvrir l’élément commun à tous les usages et de fixer une limite
claire signifie que nous n’avons pas encore découvert une essence cachée. Ce « réseau complexe de
ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent »216 est pensé à l’aide de la métaphore du fil :
« Et nous étendons notre concept de nombre de la même façon que nous enroulons, dans le filage,

214
P.-F. Moreau, Le Récit utopique. Droit naturel et roman de l’Etat, Paris, PUF, 1982.
215
L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, Paris, Gallimard, 1980, p. 83.
216
Recherches philosophiques, I, § 66, Paris, Gallimard, 2005, p. 64.
62

une fibre sur une autre. Or la solidité du fil ne tient pas à ce qu’une certaine fibre court sur toute sa
longueur, mais à ce que de nombreuses fibres se chevauchent »217. Le lien de l’air de famille est, en
apparence, plus lâche que celui de l’essence commune puisqu’il relie des choses très différentes,
comme un individu qui se ruine à la roulette et un enfant qui rattrape la balle lancée contre un mur,
sans exiger d’identité. La force du lien de l’essence commune est de relier les éléments en nous
plaçant au point où ils deviennent interchangeables. Le rôle de la métaphore du fil est évidemment
de renforcer celle de l’air de famille en suggérant la solidité de ce lien. Leur caractère dynamique
(les fils s’allongent et les familles s’agrandissent) répond également à l’inquiétude provoquée par la
perte de la distinction dont nous fait rêver l’essence commune. Le flou des frontières n’est pas en
soi un défaut ou une faiblesse conceptuelle. L’usage du terme, d’une part, est suffisamment assuré
grâce à un réseau complexe des ressemblances entre les éléments 218 et, d’autre part, le concept peut
s’enrichir en intégrant de nouveaux éléments grâce à de nouvelles connexions. Cette argumentation,
inquiétante en regard de certaines attentes théoriques, se veut rassurante. La vue synoptique de
l’emploi des mots nous libère de perplexités philosophiques (qu’est-ce que le jeu ?) dues à une
mauvaise attitude envers le langage en montrant à notre regard « innocent » qu’un bon réseau de
connections suffit à son fonctionnement219. « Paix dans la pensée »220, tel est le but de cette
conception thérapeutique de la philosophie.
Cette démarche permet-elle d’atteindre cette sagesse ? Prenons au sérieux la règle
méthodologique de Wittgenstein : « Ne dis pas : “Il doit y avoir quelque chose de commun à tous,
sans quoi ils ne s’appelleraient pas des “jeux”” - mais regarde s’il y a quelque chose de commun à
tous.- Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des
parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : Ne pense pas, regarde
plutôt ! »221. Or quand on regarde, on voit les ressemblances avec leurs dissemblances. Le réseau
complexe des ressemblances de l’air de famille met en rapport des différences, comme une réunion

217
Ibid., I, § 67,, p. 65.
218
« Car comment le concept de jeu est-il circonscrit ? Qu’est-ce qui est encore un jeu, et qu’est-ce
qui n’en est plus un ? Peux-tu indiquer des limites ? Non. Tu peux tracer certaines limites, car
jusqu’ici aucune n’a été tracée. (Tu n’as pourtant jamais ressenti aucune gêne lorsque tu as appliqué
le mot “jeu”) » (ibid., I, § 68, p. 65).
219
Ibid., I, § 122 et 132, p. 87 et 89.
220
Remarques mêlées, Mauzevin, TER, 1984, p. 60.
221
Recherches philosophiques, I, § 66, op. cit., p. 64.
63

de famille rassemblant momentanément des individus qui autrement n’auraient rien à se dire. C’est
pour sauver l’unité du concept sans satisfaire l’exigence de l’essence commune que Wittgenstein
met ici222 l’accent sur les ressemblances. Le problème est que ces éléments peuvent aussi être saisis
à partir des dissemblances. Wittgenstein a envisagé l’objection en l’attribuant à un platonicien : « A
quelqu’un qui voudrait dire : “Quelque chose est donc commun à toutes ces formations, - à savoir la
disjonction de toutes ces propriétés communes” - je rétorquerais : Là, tu joues seulement sur un
mot. On pourrait aussi bien dire : “Quelque chose court tout le long du fil – à savoir le chevauchent
ininterrompu de ces fibres” »223. Le platonicien donne l’impression de jouer avec les mots parce
qu’il espère sauver l’unité du concept en trouvant le commun dans ce qui dissout l’identité. L’idée
d’une disjonction de toutes les propriétés communes ruine son entreprise, mais elle affecte
également celle de Wittgenstein. Le sort du concept se joue dans la comparaison incertaine des
sommes des ressemblances et des différences. Le concept de jeu peut être impossible à cause de
l’absence d’essence commune ou de différences excessives entre des éléments par ailleurs
ressemblants.
En faisant peser des risques sur l’unité du concept, l’idée d’air de famille menace l’objectif
pacificateur. Wittgenstein illustre l’idée d’air de famille avec l’exemple de la famille 224. Quel
paradoxe ! La famille n'était-elle pas le lieu de conflits ? Supposons qu’un des membres d’une
famille pieuse abandonne la religion. Quel que soit le nombre et l’évidence des ressemblances, cette
dissemblance peut être jugée suffisamment grave pour justifier l’exclusion hors de la famille. Même
sans une telle différence, la somme des petites dissemblances, qui accompagnent les ressemblances
comme leur ombre, peut être estimée suffisamment troublante pour la motiver. À l’inverse, un
individu très différent par des traits physiques peut être considéré comme un authentique membre
de la famille, à la suite d’un mariage par exemple, s’il est assez ressemblant psychologiquement,
socialement ou culturellement aux membres de la famille. L’exclusion et l’inclusion sont
évidemment des opérations délicates et contestables car elles dépendent d’une évaluation faite en
l’absence d’un critère clair. Il en va de même pour les jeux. L’air de famille du jeu rapproche, par

222
Ce n’est généralement pas le cas : « Très souvent, j’attire votre attention sur certaines différences
(…) » (Leçons et conversations, Paris, Gallimard, 1992, p. 63).
223
Recherches philosophiques, I, 6, op. cit., p. 65.
224
« Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’“air de famille” ; car
c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même
famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et
s’entrecroisent. – Je dirai donc que les “jeux” forment une famille » (ibid., I, § 67, p. 64).
64

exemple, la roulette, une activité capable de détruire une vie, et cette autre, rattraper la balle lancée
contre un mur, juste pour passer le temps sans rien gagner, ni perdre. Quand l’attention se concentre
sur les ressemblances entre ces activités, ou entre celles-ci et les cas intermédiaires, ces activités
s’unifient sous un concept. Quand l’accent se déplace sur la différence, son pouvoir d’intégration
s’affaiblit et le doute, à l’origine de l’exigence d’une essence commune, se ravive. Même si le
concept n’a pas de limites précises, il y a un moment où les ressemblances sont tellement affaiblies
que son application ou son extension deviennent très contestables ou impossibles. On entre alors
dans une zone de conflit. Le lecteur du Joueur de Dostoïevski touche ce point limite quand il se
demande si les conséquences de la roulette pour la vie ne sont pas trop graves pour que ce jeu soit
encore un « vrai » jeu.
Wittgenstein note le problème, mais ce n’est pas ce qu’il souligne : « Peut-être parmi ces
jeux [de balle] y en a-t-il beaucoup que l’on ne voudra plus appeler des jeux de balle, mais voit-on
ici clairement où faire passer la ligne de démarcation ? »225. Si le wittgensteinien déplace sur la
première partie de la phrase l’accent mis par Wittgenstein sur la seconde, il sent comment il pourrait
devenir malgré lui un « platonicien » qui part à la chasse aux simulacres226. Les connexions avec les
jeux reconnus sont des titres que des activités font valoir pour justifier leur prétention d’être des
jeux. Il est vrai qu’il n’y a pas de ligne de démarcation précise, mais nous ressentons tout de même
la difficulté ou l’illégitimité de certaines candidatures. Les connexions invoquées pour prétendre
devenir un exemplaire du concept semblent à certains trop faibles pour ne pas être trompeuses.
Comme « il existe des transitions entre toutes choses »227, n’importe quoi peut prétendre être le
membre de n’importe quel concept. Il faut donc tracer des lignes de démarcation malgré l’absence
de critère clair et refuser sans raison déterminante des candidats qui pourraient par ailleurs être
acceptés. Cet arbitraire explique que certains de ceux qui ont réussi à faire valoir leurs titres nous
paraissent tout de même illégitimes et que nous souhaitions leur exclusion en opposition au
jugement des utilisateurs du concept qui les admettent encore. Si l’air de famille est un air de
famille, alors les membres de la famille conceptuelle doivent pouvoir se déchirer, au risque de la

225
Grammaire philosophique, I, § 32, op. cit., p. 76.
226
« Pourtant ce que nous venons de décrire [la purification par la réfutation] paraît bien leur [les
sophistes] ressembler. – Oui, comme le loup au chien, la bête la plus sauvage à la bête la plus
apprivoisée. Mais l’homme avisé doit être toujours en garde contre les ressemblances, car celles-ci
sont un genre très glissant. Admettons cependant, qu’ils sont semblables ; lorsqu’ils guetteront
consciencieusement, la controverse sur les frontières ne sera certainement pas petite » (Platon, Le
Sophiste, 231 a-b, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 109).
227
Grammaire philosophique, I, § 35, op. cit., p. 84.
65

détruire, comme ceux des familles réelles. Et à l’encontre de la pacification philosophique dont rêve
Wittgenstein228, il faudra continuer de philosopher pour écarter les mauvais prétendants et les
usurpateurs, donc distinguer les « vrais » des « faux » X229. Il se pourrait donc que le « platonicien »
se lance à la recherche de ce quelque chose de commun parce qu’il a plus complètement et
naïvement230 regardé l’air de famille que le wittgensteinien. Regarder vraiment, c’est aussi être
attentif aux dissemblances, surtout au moment où la forme de la contradiction leur donne le pouvoir
d’effilocher le fil des ressemblances.
Si, depuis le début, nous explorons un jeu de langage, alors il est de ce type. Les
dissemblances entre les significations de l’utopie sont une source de conflits puisque l’idée d’un
élément commun est exclue à partir de contradictions entre les usages. L’utopie-illusion s’oppose
aux trois autres significations (UI contre UN, UP, UR). Il n’y a pas d’autre possible ni d’autre
souhaitable que celui qui reproduit les structures fondamentales du réel. Il est faux de croire,
comme l’utopie-négativité, qu’il existe des possibles contrariés par le réel exprimant, comme le
veulent l’utopie-projet et l’utopie-rêve, les exigences fondamentales de l’homme. L’utopie-
négativité, à la différence des trois autres, ne pense pas l’utopie comme un achèvement. Elle
dénonce même un faux concept d’utopie qui fige son mouvement dans une structure censée réaliser
la perfection (UN contre UP, UR, UI). Adopter l’utopie-rêve, c’est refuser le retournement contre-
utopique de l’utopie-illusion ainsi que le réalisme des deux autre formes (UR contre UI, UP, UN).
L’utopie-projet refuse les conformismes pratique et théorique de l’utopie-rêve et de l’utopie-illusion
ainsi que l’activisme vide de l’utopie-négativité (UP contre UR, UI, UN). Il en résulte naturellement

228
« La clarté laquelle nous aspirons est en effet une clarté totale. Mais cela veut seulement dire
que les problèmes philosophiques doivent totalement disparaître. La véritable découverte est celle
qui me donne la capacité de cesser de philosopher quand je le veux. – Elle est celle qui apporte la
paix à la philosophie, de sorte que celle-ci n’est plus tourmentée par des questions qui la mettent
elle-même en question » (Recherches.., op. cit., I, §133, p. 89).
229
Cette paix, comme la tolérance spinoziste ou lockéenne, est-elle autre chose qu’une « guerre »
victorieuse ? Pensons à cette observation : « En un sens, je fais de la propagande en faveur d’un
style de pensée en tant qu’il est opposé à un autre. Je suis franchement dégoûté par l’autre. (…)
Changer le style de pensée, c’est ce qui compte dans ce que nous faisons (…) et persuader les gens
de changer leur style de pensée, c’est ce qui compte dans ce que je fais » (Leçons et conversations,
op. cit., p. 64-65). Le mot « dégoûté » montre la parenté entre les jugements philosophique et
esthétique.
230
« Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés du fait de leur simplicité et de
leur banalité. (On peut ne pas remarquer quelque chose – parce qu’on l’a toujours sous les yeux.)
(…) ce qu’il y a de plus frappant et de plus fort ne frappe plus notre attention, une fois qu’on l’a
vu » (Recherches philosophiques, I, § 129, op. cit., p. 88).
66

des alliances de deux contre les deux autres. Par exemple, l’utopie-négativité et l’utopie-projet
convergent pour s’opposer à l’utopie-rêve et à l’utopie-illusion, puisque, pour elles, le dépassement
du réel est une possibilité objective (UN-UP contre UR-UI). L’utopie-négativité et l’utopie-rêve
s’unissent contre l’utopie-projet et l’utopie-illusion par le refus d’une réalisation (UN-UR contre
UP-UI). L’idée de perfection peut opposer l’utopie-rêve et l’utopie-projet à l’utopie-négativité et
l’utopie-illusion (UR-UP contre UN-UI). Comme toutes les idées intervenant dans la définition
d’un sens sont complexes, beaucoup d’autres configurations sont possibles. Ce qui précède suffit
pour montrer que chaque sens, étant en opposition aux trois autres, est attaqué par tous les autres.
C’est l’état de nature de Hobbes, la guerre de tous contre tous !
La nature de ce réseau fait que ces significations s’appellent et se repoussent à la fois. Quel
est le foyer de cette instabilité ? La négativité est essentielle à l’utopie tout en lui étant irréductible.
L’utopie n’est pas une pure négativité car la répétition de la négation, comme le dit Bloch à propos
de Bergson, ne produit qu’« une nouvelle sorte de fixité, celle d’une surprise toujours pareille »,
l’autoreproduction d’un processus vide, qui zigzague et donne le vertige231. Bloch compare ce
mouvement perpétuel à la « notion capitaliste de mode-rénovation » qui exclut un « Novum
authentique »232. Si la caractéristique de ce « pseudo-Novum » est de ne mener nulle part, alors,
pour lui échapper, il faut réintroduire une forme de finalité233. Le dépassement de cette immobile
mobilité exige que la négativité s’oriente dans une direction déterminée et contribue à la réalisation
du « contenu final » et total grâce à une « anticipation créatrice » fondée sur la connaissance des
possibles réels générés par l’histoire234. Il n’y a pas de Novum authentique sans un Ultimum où le
processus historique trouve sa signification et peut-être sa fin. Cet Ultimum est « un saut radical
hors de tout Devenu-jusque-là, saut provoquant la cessation de la nouveauté ou l’identité »235. La

231
Le Principe espérance, I, op. cit., p. 243.
232
Ibid., p. 244.
233
La finalité est conçue comme « la poursuite soutenue d’un but par la volonté humaine qui ne
recherche précisément son “vers quoi” et son “pour quoi” que dans les possibilités ouvertes de
l’avenir. Ou mieux encore : poursuite soutenue du but par le travail, surtout par le travail planifié,
qui a repéré son “vers quoi” et son “pour quoi”, l’a mis en évidence et s’engage dans la voies qui y
mènent » (ibid., p. 244). Cette défense de la finalité s’accompagne d’une critique de la critique
bergsonienne du possible.
234
Le Novum suppose la répétition « du contenu final lui-même, total et non encore devenu, qui
dans les nouveautés progressistes de l’histoire, est visé, poursuivi, recherché dans l’expérience et
produit par le processus » (ibid., p. 245).
235
Ibid., p. 245.
67

vérité de la nouveauté utopique est la négation de la nouveauté pour la nouveauté dans l’identité de
l’histoire où l’homme travaillant prend possession de lui-même236. Aucun projet utopique ne
résume l’utopie, mais la négation est utopique par sa participation à la production de cette fin 237.
Même si l’on estime que l’idée d’utopie n’exige pas une conceptualisation de l’histoire globale, il
est insuffisant de se fonder sur la négativité pour la définir comme un exil, un écart ou un exode qui
« en appelle à d’autres possibles, aux formes contrariées du possible »238. L’identité postulée entre
l’utopie et « l’histoire contrariée » « qui hante » « l’histoire réelle »239 est difficilement tenable sans
une téléologie implicite ou, du moins, un essentialisme refoulé. Autrement, comment l’utopie se
distinguerait-elle du nihilisme ? « Demain, c’est l’inconnu […]. Tu comprends : tout ce qui était
connu est terminé ! Le nouveau, l’incroyable, l’extraordinaire »240, s’exclame la rebelle I-330 dans
Nous autres. Mais l’inconnu peut être pire que le connu, la répétition de la différence pire que celle
de l’identité, même si l’horreur d’un monde entièrement prévisible lui a donné une valeur positive.
Les « virtualités actuelles, entravées ou réprimées » sont utopiques parce qu’elles sont
« ouvertes sur une pratique d’émancipation »241. En lui-même, le refus d’une clôture de l’histoire
implique seulement une indétermination et une dissémination des possibles dont rien ne garantit a
priori le caractère utopique, plutôt que stagnant ou nihiliste.
Mais les analyses de Bloch expliquent aussi pourquoi, dans un mouvement inverse, l’utopie-
projet peut nous entraîner vers l’utopie-négativité. Selon Bloch, Bergson commettrait l’erreur de
concevoir le possible et la finalité uniquement comme des opérations « de l’intelligence destructrice
et hostile au changement » et non comme des réalités242. Comment est possible une véritable
création si la nouveauté préexiste sous forme du possible ou de la cause finale ? Bien que Bloch
refuse une pensée circulaire de l’histoire où l’Ultimum serait le « retour accompli d’un élément

236
Ibid, p. 247.
237
Sur le refus de la non-clôture de l’histoire, Le Principe espérance, III, Paris, Gallimard, 1991, p.
556.
238
H. Maler, Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx, Paris, Albin Michel, 1995,
p. 21.
239
Ibid., p. 22.
240
Nous autres, op. cit., p. 151-152.
241
H. Maler, Convoiter l’impossible, op. cit., p. 280.
242
E. Bloch, Le Principe espérance, I, p. 244.
68

Premier déjà parfait, mais égaré ou dessaisi de soi-même »243, il estime que l’origine, enrichie par le
processus, est « explicitée par le Novum de la fin » ; « c’est l’Ultimum seulement qui lui permet
d’entrer enfin dans la réalité »244. Mais comment ne pas annuler la créativité utopique si « le
contenu total » de l’histoire doit finalement être pensé dans « la catégorie d’Ultimum » plutôt que
dans celle de Novum, dans celle de l’identité plutôt que dans celle de la différence ? Il faut, bien sûr,
distinguer la téléologie, ou la finalité, authentique de la fausse qui annule la nouveauté en la faisant
préexister245. Cette difficulté recouvre un problème plus général. Dans l’utopie-projet est-ce
l’achèvement proposé par le modèle qui importe ou la rupture du modèle avec la réalité ? Si « une
utopie exaucée est une utopie condamnée »246, alors l’utopie-projet doit, pour rester utopique, se
rapprocher de l’utopie-négativité puisque le dépassement prime sur la clôture. L’utopie-négativité
isole un aspect essentiel que la présence d’une perfection dans l’utopie-projet risque d’étouffer.
La difficulté à distinguer l’impossibilité absolue de l’impossibilité relative explique la
possibilité du passage de l’utopie-projet à l’utopie-rêve et de celle-ci à l’utopie-illusion. L’utopie-
projet et l’utopie-rêve s’opposent sur la possibilité de réaliser le modèle censé incarner la perfection
humaine. Or selon la définition de Lamartine, l’utopie peut être conçue comme « une vérité
prématurée ». C’est dans cette perspective que Marcuse défend la métaphysique contre les critiques
positivistes fondées sur les limites de l’expérience : « Ce sont des conditions historiques, et non pas
des conditions purement épistémologiques, qui déterminent la vérité, la valeur cognitive des
propositions métaphysiques. […] Le domaine de ce qui est vérifiable s’étend au fur et à mesure que
l’histoire suit son cours. Ainsi les spéculations sur la Bonne Vie, la Bonne Société, la Paix
permanente, tendent à avoir un contenu qui a de plus en plus de réalité ; sur une base technologique,
la métaphysique tend à devenir physique »247. L’utopie-rêve tend à disparaître, puisque la
description est tendanciellement une anticipation. Malgré tout, cette adéquation trop parfaite à nos
désirs fait a priori suspecter le modèle de réduire nos possibilités à ce que nous sommes aujourd’hui
capables de concevoir. Il faut alors ranimer l’utopie-rêve grâce à une nouvelle négation.
La possibilité du passage de l’utopie-rêve à l’utopie-illusion dépend du raisonnement
suivant. L’utopie est un rêve car ses conditions de réalisation ne seront jamais réunies. En

243
Ibid., I, p. 245.
244
Ibid, I, p. 247.
245
Le Principe espérance, III, op. cit., p. 557-558.
246
H. Maler, op. cit., p. 139.
247
H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Seuil, 1968, p. 282-283.
69

conséquence, la volonté de la réaliser à tout prix revient nécessairement à en trahir les intentions en
basculant dans la violence. L’inévitable contradiction entre l’intention et les actes est la révélation
de la vérité de l’utopie, c’est-à-dire son illusion. L’impossibilité absolue de réaliser les intentions
qui se pensent comme bonnes prouve que ce bien visé est celui d’un homme imaginaire indûment
substitué à l’homme réel. L’utopie-illusion est la prise de conscience de la vérité de l’utopie-rêve
comme erreur sur les valeurs248. Mais il est possible de résister à cette réduction en soutenant que le
projet utopique exprime une dimension essentielle de la vie humaine qui, malheureusement, ne peut
pas devenir dominante, du moins dans les conditions historiques actuelles ou prochaines. Le rêve
doit vivre dans l’espoir de devenir projet car l’homme est un être historique perfectible. On passe de
l’utopie-illusion à l’utopie-rêve quand on réussit, même fugitivement, à retrouver l’excédent
utopique de l’idéologie.
L’utopie-illusion n’échappe pas non plus à cette instabilité. La meilleure illustration du refus
réaliste de l’utopie est probablement la thèse que veut défendre Fukuyama. Maintenant que
l’histoire a révélé l’illusion utopique, il est raisonnable de penser que la démocratie libérale pourrait
être la fin de l’histoire. N’est-il pas difficile d’« imaginer un monde qui soit radicalement meilleur
que le nôtre, ou un avenir qui ne soit pas fondamentalement démocratique et capitaliste »249 ? Le
problème, dans la perspective d’une critique de l’utopie, est que ce réalisme n’est pas seulement
une déception et une résignation malheureuse face au cours implacable des choses. Cette
organisation sociale clôture l’histoire parce qu’elle « est entièrement satisfaisante pour l’homme
dans ses caractéristiques les plus essentielles »250. Nous ne renonçons pas à nos rêves, nous les
réalisons. Ce réel n’est pas non plus un état de fait statique, comme dans le positivisme critiqué par
Bloch. On pourrait même dire, dans le vocabulaire de ce dernier, que Fukuyama prétend « saisir la
tendance du réel, la possibilité objective qui découle de cette tendance »251. Simplement, pour lui, la
tendance de l’histoire est de développer et de reproduire indéfiniment les principes de la démocratie
libérale et de l’économie capitaliste. Les insuffisances de la réalité empirique, loin d’être des

248
C’est ainsi que Malia analyse l’histoire de l’Union soviétique. Le marxisme, et plus
généralement le socialisme, a échoué en Occident parce qu’il était faux. Les bolcheviks ont voulu le
réaliser quand même. C’est pourquoi ils donnent l’impression de le trahir alors qu’ils révèlent
simplement sa vérité (M. Malia, La Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, 917-
1991, Paris, Seuil, 1995).
249
F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 72.
250
Ibid., p. 166.
251
E. Bloch, Le Principe espérance, I, op. cit., p. 178.
70

contradictions qui poussent à son dépassement252, sont des incitations à conformer la réalité à
l’idéal253. Un autre monde est inimaginable parce que, malgré les imperfections du présent, nous
avons déjà l’essentiel, c’est-à-dire tout. Cet anti-utopisme affiché, qui raisonne dans la perspective
d’une indémontrable clôture de l’expérience où devrait se mouler le désir humain, relève encore de
l’utopie254. Il donne le sentiment d’avoir vaincu le rêve d’un autre monde parce qu’il est la croyance
conservatrice en une utopie réalisée. La réduction de l’utopie à l’illusion n’est ici qu’une variante
réaliste de l’utopie-projet ou de l’utopie-rêve.
Il n’est donc pas étonnant que l’utopie-illusion nous entraîne, comme l’utopie-projet, vers
l’utopie-négativité. Comment prouver que notre monde est le seul possible et que ses défauts ne
sont pas des contradictions ? Ce jugement ne peut prétendre à aucun réalisme particulier puisqu’il
porte sur l’avenir et non sur le présent. Fukuyama indique lui-même les limites internes de l’idéal
libéral et capitaliste ainsi que de son universalisation. D’une part, tous les peuples qui désirent cette
prospérité ne sont pas en mesure d’y parvenir255. D’autre part, il n’est pas sûr que l’on surmonte les
contradictions potentielles entre l’économe de marché et la démocratie (une dictature peut être une
meilleure garantie de la croissance256) et celles du principe de reconnaissance censé les concilier
(son universalité garantie par la démocratie le dévalorise 257). En comparant l’humanité à « un
convoi de chariots étiré le long d’une route », Fukuyama termine son livre sur un aveu d’échec :
« Nous ne pouvons pas non plus savoir, en dernière analyse, pour peu qu’une majorité de chariots
aient atteint une même ville, si leurs occupants, après avoir regardé un peu autour d’eux, ne
trouveront pas l’endroit inadapté et n’envisageront pas de repartir pour un nouveau et plus long
voyage »258. Ces limitations ouvrent un espace où la négativité utopique peut à nouveau se
déployer259. L’espérance d’un monde plus juste pourrait être réfutée s’il était possible de démontrer

252
F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, op. cit., p. 166.
253
Ibid., p. 11.
254
G. Raulet, op. cit., p. 296.
255
F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, op. cit., p. 270.
256
Ibid., p. 149.
257
Ibid., p. 240-375.
258
Ibid., p. 380.
259
Ibid., p. 375.
71

que le réel la contredit fondamentalement. Or, selon Bloch, « la seule réalité des faits ne peut
opposer de veto absolu à l’utopie »260. Dans la mesure où l’utopie-illusion est l’envers de l’utopie-
projet, le livre de Fukuyama peut s’interpréter comme un effort pour résister à la négativité utopique
en montrant que le monde réel est la forme naturelle du désir humain, même si certains peuvent
continuer à y voir un rêve (fonder la société humaine sur l’individu), d’autres un projet à réaliser (le
monde réel n’est pas encore assez libéral) ou une réalité à dépasser (le monde réel est trop libéral).
Une description du réseau des ressemblances qui tient explicitement compte des
dissemblances corrélatives montre les limites de la métaphore de l’air de famille. Cette clarification
des usages du terme d’utopie, au lieu d’introduire la paix dans la pensée, fait apparaître les
conditions du conflit dans la pensée. On peut enchaîner les significations comme si elles formaient
un cercle (négativité → projet → rêve → illusion →négativité), mais il n’y a pas pour autant une
dialectique totalisante qui nous donnerait enfin l’essence de l’utopie. À chaque moment le cercle
peut être bloqué et le sens de son mouvement inversé. Le passage est possible sans être logiquement
déterminé parce qu’il repose sur des jugements que l’on peut ou non porter sur ce qui est
souhaitable et réalisable. Chaque signification revient à poser un certain rapport entre le réel, le
souhaitable et le possible. Pour l’utopie-illusion, l’utopie est l’ignorance du fait que la seule chose
souhaitable est le possible qui reproduit les structures fondamentales du réel. Pour l’utopie-
négativité, l’utopie est une négativité toujours possible qui est souhaitable parce qu’elle dépasse le
réel imparfait. Pour l’utopie-projet, l’utopie est un possible qui est souhaitable parce qu’il est le seul
à être en conformité avec la nature humaine. Pour l’utopie-rêve, l’utopie est le possible qui, tout en
étant souhaitable, n’est pas réalisable parce que, malgré son accord avec la nature de l’homme, il
contredit les structures fondamentales du réel. Chaque signification condense un jugement sur ce
qui peut se produire dans la réalité, c’est-à-dire la détermination des possibles en fonction de la
nécessité qui structure le réel, tel qu’il est conçu, et un jugement sur ce qu’il faut produire, c’est-à-
dire sur les possibles qui, selon une morale, méritent de constituer un objet pour la volonté.
Mais le wittgensteinien est-il vraiment embarrassé par cette analyse ? Toute famille, toute
société, etc., est descriptible à partir des différences qui la minent. Il est peut-être plus facile de
montrer que les Karamazov ne sont plus une famille que l’inverse. Il est néanmoins certain que pour
leur appliquer le concept de famille, l’accent ne doit pas être mis sur ce qui pousse à la destruction.
Si, comme le dit Ivan, tout le monde veut tuer le père, les familles existent grâce au refoulement de
cette pulsion. On peut certes estimer que l’intensité des différences entre les Karamazov est telle
qu’ils n’ont pas besoin d’atteindre le seuil fatidique du parricide pour ne plus être une « vraie »

260
E. Bloch, Le Principe espérance, I, op. cit., p. 238.
72

famille. Dans le cas de la société, les marxistes l’analysent à partir de ce qui peut la détruire parce
qu’ils estiment, au fond, qu’une société travaillée par l’antagonisme de classe n’en est pas
« vraiment » une. Ceux qui estiment le contraire (« ce n’est pas l’état de nature tout de même ! »),
s’efforcent de montrer que les importantes différences sociales n’atteignent pas le seuil de
l’antagonisme et qu’il faut l’empêcher par des mesures et des institutions adéquates, comme l’Etat
providence, lorsqu’elles s’en approchent. De la même manière, celui qui veut penser un concept de
jeu, de famille, d’utopie, etc., ne doit pas se focaliser sur les différences qui le minent, mais sur les
liens qui contrôlent les forces centrifuges. Il est donc incohérent de penser un concept d’utopie en
poussant les différences en direction d’un état de nature intellectuel hobbesien.
Les analyses précédentes signifient-elles que les différences entre les significations
détruisent l’unité du concept, ou du moins qu’il faut choisir un sens contre les autres pour l’ériger
en définition ? Faut-il, au contraire, penser qu’il existe bien un concept, malgré le pouvoir
effilochant de la polysémie ? Le wittgensteinien, qui cherche la tranquillité avant tout, choisit sans
hésiter la seconde variante. La traduction des significations en termes de possible, de souhaitable et
de réel apporte un éclairage rassurant sur les quatre significations. Que ces différences soient
opposables d’un certain point de vue n’implique pas leur nécessaire incompatibilité. Il en irait ainsi
si elles étaient des définitions. Il est clair qu’un projet n’est pas un rêve, ni une illusion ou une pure
négativité. Mais la traduction en termes de possible de souhaitable et de réel montre que le mot
« utopie » s’applique à des jugements, non à une chose. Un même individu peut parfaitement
évaluer des choses différentes selon ces quatre « catégories ». Je peux considérer qu’il faut dépasser
la société présente, que le communisme est une illusion, qu’une libération libérale quasi complète
de la société est un projet viable et qu’une société de loisir n’est qu’un rêve. De son côté, quand
Raulet, dénonce « l’utopisme de l’actuel anti-utopisme »261, il montre qu’un ami de l’utopie peut et
doit parfois prendre le terme d’utopie au sens négatif d’illusion. Pour le sage wittgensteinien, la
croyance à la conflictualité de l’air de famille est juste une erreur « grammaticale », la conséquence
de l’ignorance des règles de l’usage du mot « utopie ». Des jugements portés sur des choses
distinctes (des politiques communistes, libérales, etc.) sont transformés en définitions concurrentes
d’une même chose. On s’étonne alors des contradictions, on se tourmente pour les supprimer, on
prend même des poses héroïques en exaltant le conflit alors qu’il suffit de regarder ce qu’on a sous
les yeux pour se sentir beaucoup mieux. Où est en effet le problème ? Les différences que l’on
prend pour des contradictions sont tout simplement fonctionnelles. L’utopie est comme un couteau

261
G. Raulet, op. cit., p. 296.
73

suisse, un outil qui remplit plusieurs fonctions qu’il faut apprendre à utiliser différemment selon les
circonstances. Le concept est sauvé si les liens entre les significations sont suffisamment forts 262.
Évidemment, l’utopiste ne veut pas de cette paix. Il n’est pas malade et cette thérapie est
sans objet. L’important, à ses yeux, est que cette volonté pacificatrice butte sur l’irréductibilité des
différences. Certes, il cède parfois au plaisir polémique d’englober son adversaire libéral dans ce
qu’il prétend haïr. Mais quand il le disqualifie en parlant d’utopie-illusion, il veut naturellement dire
que le libéralisme n’est pas la « véritable » utopie. L’utopie n’opprime pas ; par définition (?!), elle
libère ! Cette opération polémique est rendue possible par la « grammaire » du mot dont le jeu nous
porte à la limite du concept, là où il faut distinguer la « véritable » utopie de la « fausse », même en
l’absence de critère. Un ami de l’utopie, comme Raulet, par conscience des difficultés du concept et
par fidélité à son ambition subversive, choisit ainsi polémiquement une signification au risque de
ruiner le concept. « L’utopie n’est pas un concept » car elle ne saisit aucune réalité. Elle est une
négativité qui ne peut s’incarner et se traduire dans un concept sans devenir une illusion 263. Mais
comme cette négativité, ou plutôt cette « auto-négation […] comprise comme la puissance du
négatif présente dans le possible »264, est quand même une réalité (on le voit dans les révolutions)
que l’on s’efforce d’appréhender, il est finalement impossible de refuser totalement à l’utopie le
statut d’un concept265. S’appliquant « négativement mais systématiquement à l’être »266, l’utopie
n’est ni un concept, ni un non-concept, mais un « concept négatif », un « anti-concept »267 ou une
imitation du concept268.

262
« Ainsi, on pourrait dire que l’usage du mot “bon” (au sens éthique) est composé d’un très grand
nombre de jeux apparentés. Qui seraient pour ainsi dire les facettes de l’usage. Mais justement, c’est
la connexion de ces facettes, leur parenté, qui créent ici un concept » (Grammaire philosophique, I,
§ 36, op. cit., p. 85).
263
G. Raulet, op. cit., p. 276.
264
Ibid., p. 276.
265
Par exemple quand Raulet parle du « moment de critique et de négation inhérent au concept
d’utopie » (ibid., p. 296).
266
Ibid., p. 267. C’est pourquoi l’utopie est une fonction qui peut jouer dans le discours le rôle d’un
sujet : « l’utopie a pris […] l’histoire en charge » (ibid., p. 286) ou « l’utopie emprunte
historiquement les voies de l’idéologie » (ibid., p. 296).
267
Ibid., p. 263.
268
Ibid., p. 278.
74

Le wittgensteinien reconnaît l’habileté de l’ami de l’utopie. Il lui propose en fait de jouer la


variante du concept essentiellement contesté inventée par Gallie269. Il y a d’évidentes affinités anti-
platoniciennes (« air de famille ! ») entre le concept wittgensteinien et le concept gallien. Au lieu de
rechercher une essence commune, ils décrivent les relations entre les composantes du concept et
acceptent que son usage n’ait pas de limites précises. Ils se distinguent néanmoins sur un point
crucial. Le concept gallien est intrinsèquement et irréductiblement polémique. En l’utilisant, nous
défendons une certaine définition de l’objet pour l’imposer et la faire reconnaître comme la
« vraie », dans l’espoir de transformer la réalité conformément à nos attentes270. Or ces polémiques,
rendues interminables par l’absence d’un critère, sont précisément ce que le wittgensteinien de
tempérament conservateur veut éviter à tout prix. Il n’a malheureusement pas de garantie a priori
contre une transformation de la polysémie de l’air de famille en une lutte pour la détermination du
« vrai » X. Le concept gallien est donc le maillon qui pourrait faire la transition entre le
wittgensteinien et le platonicien. En dépit de sa complexité et de sa souplesse, le réseau de l’air de
famille rencontre une limite au moment où il est difficile d’esquiver le devoir de distinguer le
« véritable » X de ses simulacres. Comment éviter de se trouver dans cette position embarrassante ?
Le risque d’une dérive gallienne, donc ( !?) platonicienne, du concept wittgensteinien ne
provient pas de l’ouverture du concept, de l’absence de limites fixées a priori et de l’imprévisibilité
corrélative des usages futurs. Un proche de Wittgenstein, Friedrich Waismann, reconnaît également
la flexibilité des concepts empiriques271. Supposons que pour vérifier l’énoncé « un chat est dans la
pièce d’à-côté », j’ouvre la porte et que je vois un chat grandir jusqu’à devenir gigantesque et se
comporter de manière habituellement impossible pour les chats. Mon énoncé est-il vrai ? Puis-je
dire que cet animal étrange est encore un chat ? Notre concept de chat n’exclut pas a priori la
réponse positive. Comme les concepts sont généralement définis en fonction d’un nombre

269
H. W. Gallie, « Les concepts essentiellement contesté », Philosophie, n°122, été 2014, p. 9-33.
270
On retrouve ainsi certains traits de la sociologie de la connaissance. Selon Mannheim, son rôle
est moins de définir que d’étudier l’acte de la définition comme une intervention polémique dans
une conjoncture incertaine « Rien qu’en déterminant les valeurs sémantiques du concept d’utopie
on pourrait montrer à quel point, dans la pensée historique, toute définition est d’avance question de
perspective ; à quel point, autrement dit, d’une manière ou d’une autre, elle contient déjà en elle-
même le système mental entier du locus du penseur tel ou tel, et tout particulièrement la décision
politique en aval de ce système mental. La manière même dont on définit une notion et dont on y
exploite une de ses nuances sémantiques, voilà qui préjuge de l’issue du raisonnement bâti sur elle »
(K. Mannheim, Idéologie et utopie, op.cit., p. 163).
271
« La vérifiabilité » (1945), in S. Laugier et P. Wagner, Philosophie des sciences. Théories,
expériences et méthodes, Paris, Vrin, 2004, p. 325-360.
75

d’expériences limitées, de nouveaux faits empiriques peuvent nous imposer de délimiter autrement
le concept. Waismann résume ainsi sa position : « les définitions des termes ouverts sont toujours
corrigibles ou amendables » ; « (…) nous ne saurions prévoir complètement toutes les circonstances
possibles dans lesquelles l’énoncé est vrai, ni celles dans lesquelles il est faux. Il restera toujours
une marge d’incertitude. Ainsi, l’absence de vérification concluante a pour cause directe la texture
ouverte des termes concernés »272. L’ouverture du concept est due à « l’incomplétude essentielle
d’une description empirique »273. Elle n’embrasse jamais tous les détails d’un objet donné aussi
banal que ma main et nous ne pouvons prévoir toutes les données empiriques qui pourraient être
ajoutées, comme la taille démesurée du chat. C’est ce dernier facteur (l’impossibilité de fixer toutes
les circonstances de l’application du concept) qui explique l’ouverture 274. Si avec le temps, ma
description épuise complètement l’objet, comme en géométrie 275, alors le concept cesse d’être
ouvert. Cette ouverture n’est pas celle dont parle Gallie, caractérisée par l’inéluctabilité du
désaccord entre les utilisateurs du concept. Imaginons que deux individus vérifient s’il y a un chat
dans la pièce d’à côté et qu’ils voient tous les deux un animal gigantesque ayant l’apparence du chat
qui se met à parler du concept de chat. L’incertitude dont parle Waismann pourrait prendre la forme
d’un désaccord, voire d’un conflit concernant la définition du chat. S’il y a des moyens empiriques
et logiques de trancher la question, alors le concept de chat n’est pas essentiellement contesté. La
contestation, provoquée par une circonstance contingente, s’est achevée dans un consensus
théorique, peut-être révisable, mais qui, en attendant, constitue une base solide pour l’usage
consensuel du mot « chat ». C’est ce qui se passe dans les sciences. Pour que le concept soit
essentiellement contesté, cette issue doit être impossible. Les présupposés constructivistes du
concept gallien excluent cette éventualité : ses objets sont produits et transformés dans une histoire
conflictuelle. Si un homme du passé réapparaissait aujourd’hui, il serait probablement incapable de
reconnaître le christianisme, la démocratie et l’œuvre d’art, dans ce que nous appelons ainsi. La
thèse de Gallie est que l’étude de l’histoire de ces concepts lui ferait comprendre pourquoi nous
avons malgré tout de bonnes raisons d’utiliser ces termes d’une manière aussi étrange.

272
« La vérifiabilité », op. cit., p. 330.
273
Ibid., p. 331.
274
Ibid., p. 333.
275
« Si, en géométrie, je décris un triangle en donnant par exemple ses trois côtés, la description est
complète : on ne peut rien ajouter qui ne soit déjà inclus dans ces données, ou qui ne les
contredise » (ibid., p. 331 et 341).
76

Le concept empirique en tant que tel ne connaît pas le risque qui, dans notre discussion, pèse
sur le wittgensteinien parce que son objet n’est pas humain ou historique. Or, en prenant l’exemple
du jeu, et non du chat, Wittgenstein s’avance sur le terrain de Gallie. À défaut d’échapper
radicalement à l’épreuve platonicienne que veut imposer le gallien, il faut résister le mieux possible
à son attraction. Un exemple imaginaire nous servira à identifier la menace. Jocelyn Benoit nous
décrit la dégustation d’un gelato de la gelateria du 272 via dei Gracchi à Rome276. Un lecteur a
peut-être été saisi d’angoisse à ce moment : « J’adore les glaces, s’est-il dit. Mais je n’ai pas goûté
ce gelato. Je ne sais peut-être pas encore ce qu’est véritablement une glace. Aurais-je vécu dans
l’illusion ? ». Supposons qu’il le goûte et s’exclame : « Ça, c’est une glace ! ». L’émotion pourrait
être tellement forte qu’il renonce à consommer tous les produits qui prétendent être des glaces et
qu’il s’engage dans une campagne pour la défense de la « vraie » glace et la dénonciation des
impostures. Il aurait le choix entre deux options linguistiques et philosophiques. Si la seule glace est
ce gelato, le mot italien pourrait être exclusivement utilisé pour parler des (« vraies ») glaces. Le
mot « glace » s’appliquerait alors à « l’horrible sorbet industriel » de la cantine, bref à toutes les
pseudo-glaces. Ou inversement comme le gelato est la « vraie » glace, le nom de glace pourrait être
refusé à tous ces produits. Le concept de glace est-il pour autant essentiellement contesté ? Ce
conflit est-il lié à l’essence du concept ? Supposons que, de retour à Paris, cet amateur mange ce
gelato et ne retrouve pas ses sensations extatiques. Seraient-elles dépendantes de l’environnement
romain ? S’il continue de les ressentir, mais que personne ne le suit dans sa campagne anti-glace, et
que les individus acceptent simplement d’utiliser le mot « glace » pour des produits très différents et
de qualité très inégale entre lesquels existent des gradations (« le gelato est en effet une très très
bonne glace »), alors il apparaît que le concept de glace n’est pas essentiellement contesté.
L’amateur de gelato pourrait tenter de soutenir cette appellation, et de l’imposer, en disant que ce
gelato a fait prendre conscience de l’importance d’une différence au sein du concept de glace et
qu’il est désormais indispensable de prendre position (une culture est menacée de destruction par
l’industrie). À ses yeux, la contestation serait intrinsèque, liée à la structure du concept. Il dirait
alors des choses de ce genre : « Vous pensez que le rôle d’une glace est de rafraîchir. Pourquoi donc
ne mangez-vous pas des glaçons ? Le froid n’est celui d’une glace que s’il fait sentir l’essence du
fruit ou de la vanille. Il est un moyen, pas une fin ». Si les marchands de glaces industrielles, ou
artisanales ordinaires, se sentent menacés, ils entrent dans la bataille pour repousser cette définition
arbitraire et élitiste de la glace. À ce moment, le concept de glace pourrait tomber dans l’orbite du
concept de concept essentiellement contesté.

276
J. Benoist, Concepts. Introduction à l'analyse, Paris, Cerf, 2010, p. 89-90 et 132.
77

Pour qu’un concept puisse être essentiellement contesté, il ne suffit pas que l’objet soit
historiquement construit, il doit encore incarner une valeur pour laquelle on combat et que l’on
aspire à faire revivre sous une forme plus parfaite. Il est donc naturel que l’ami de l’utopie veuille, à
l’image de l’amateur de glace, donner à la polysémie la forme de contradictions irréductibles qui
imposent le choix d’une définition. L’anti-utopiste qui s’acharne à réduire l’utopie à l’illusion est
tombé dans le piège. Le sage wittgensteinien sait maintenant comment résister à l’attraction
gallienne. Regarder avec un calme olympien les connexions des significations comme s’il n’y avait
là rien de vital. Certes, s’il fait simplement preuve d’indifférence pour l’utopie, il s’expose au
reproche d’incompréhension ou de coupable insensibilité envers quelque chose de merveilleux. Sa
position sera donc plus solide s’il parvient à vider le reproche de sa substance. Il se souvient de
l’exclamation de l’ami de l’utopie : « De l’utopie ! ». Si l’affamé s’exclame : « Du pain ! ». Il attend
qu’on lui apporte cette chose qui va soulager sa douleur. On comprend cette demande parce que
tout le monde sait ce qu’est le pain et connaît des substituts. Mais où est l’objet qui joue ce rôle
dans le cas de l’utopie ? Cet étonnement provocateur n’est, bien sûr, que le revers de la polysémie.
Il n’existe pas une chose qui serait l’utopie parce que nous sommes incapables d’échapper à la
pluralité des sens. C’est probablement la manière la plus sûre de ne pas être entraîné dans
l’interminable lutte pour la définition : nier l’existence de l’objet à définir.
Ce qui tourmente particulièrement l’utopiste est le moment, aussi fugitif soit-il, où ce qui
aurait dû libérer les hommes reproduit leur oppression. Si j’échoue à distinguer ce qui devrait briller
de sa radicalité, n’est-ce pas parce qu’il n’y a précisément rien d’autre que l’horreur du monde ? La
position critique idéale est donc celle où l’utopiste se sent privé de la possibilité de créer un écart
suffisant par rapport à l’idéologie. À cet effet, il n’est pas nécessaire d’entrer dans le labyrinthe de
la notion d’idéologie. Une suggestion de Stanislas Breton suffit pour embarrasser l’adversaire.
L’idéologie doit être pensée conformément au titre de l’ouvrage de Schopenhauer. Elle est le monde
comme volonté et comme représentation277. Les idéologies décrivent la nécessité qui structure le
réel (la volonté de Dieu ou du peuple, la logique du marché ou de l’histoire, etc.) et définissent le
bien et la liberté à partir de l’acceptation de cette nécessité. C’est pourquoi l’utopie, en tant que
forme d’articulation du possible avec le souhaitable et le réel, a des affinités suffisantes avec
l’idéologie pour que ses quatre significations apparaissent comme des effets des conflits inter-
idéologique, intra-idéologique et anti-idéologique. L’Utopie de More nous servira de fil conducteur.
Dans une perspective « libérale », l’Utopie est utopique parce qu’elle contredit la nécessité
qui structure l’économie fondée sur la propriété privée et l’individualisme propre à la nature

277
S. Breton, Théorie des idéologies, Paris, Desclée, 1976, p. 17-18.
78

humaine. En revanche, les Utopiens se pensent comme membres d’une communauté dont la
fraternité et la prospérité sont garanties par la propriété commune. Dans ce conflit inter-idéologique,
l’utopie est, pour chaque camp, l’illusion de l’adversaire concernant la nature du réel et les fins de
l’homme. Mais L’Utopie de More est aussi une discussion entre des chrétiens afin de savoir si
l’Utopie est la forme de société qui convient à l’homme. Dans le contexte de ce débat intra-
idéologique, l’Utopie, défendue par Hythlodée et critiquée par le narrateur, apparaît comme la
possibilité pour le chrétien de penser que le « vrai » christianisme contredit le christianisme
réellement existant. Il existe des arguments plausibles, quoique non déterminants, pour penser
l’Utopie comme le projet que les chrétiens doivent réaliser pour être enfin eux-mêmes. Tout en
acceptant la possibilité d’une coïncidence entre l’Utopie et le « vrai » christianisme, l’accent peut
porter sur les arguments, théologiquement fondés sur le péché originel, pour douter du réalisme de
ce projet et de son orthodoxie (« pélagianisme » !). Dans le débat intra-idéologique, l’Utopie oscille
entre le projet et le rêve. Il est vrai que la critique des institutions européennes du point de vue de
l’Utopie faite par Hythlodée ouvre la possibilité de penser l’utopie en opposition à l’idéologie.
L’idéal, à cet effet, serait que l’utopie-négativité se maintienne dans une pure radicalité. « Il n’y a
pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini », dit la rebelle I-330278.
Malheureusement, comme on l’a vu, la négation doit suffisamment se déterminer pour ne pas être
« nihiliste ». Elle est utopique parce qu’elle aspire à une société « véritablement » humaine, projet
soupçonnable de n’être qu’un rêve, s’il est irréalisable, ou une illusion, s’il trahit finalement
l’intention libératrice.
L’anti-utopiste se délecte de voir les efforts de l’ami de l’utopie pour se tenir dans les
turbulences du frêle interstice qui sépare la radicalité de la négativité de son incarnation dans le
projet où elle risque de s’aliéner dans l’illusion ou dans la triste prise de conscience de
l’irréductibilité du rêve. Il a visiblement du mal à passer au travers des mailles de la logique… « De
l’utopie ! », dit-il encore ? Eh bien, resserrons-les un peu plus avec l’exemple d’un maître
incontesté en utopie, Fourier ! L’opposition fouriériste de la civilisation et de l’harmonie suggère
que cette pensée est le modèle d’une utopie en rupture avec l’idéologie qui légitime la violence de
l’ordre civilisé. Mais il n’y a aucune raison de ne pas prendre au sérieux l’ancrage théologique de
son utopie. « Tout est libre en harmonie »279 parce que « l’individu […] n’est jamais commandé que

278
Nous autres, op. cit., p. 177.
279
Ch. Fourier, Le Nouveau monde amoureux, Paris-Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 17 et 160.
79

pour discipline convenue, collective et consentie passionnément »280. La liberté, c’est la soumission
aux lois de l’attraction par laquelle Dieu passionne toute créature afin qu’elle exécute ses
volontés281. Comme la civilisation a empêché le monde d’être ce qu’il doit être, la connaissance des
lois de ce monde sans contrainte rend légitime l’exercice de l’autorité282 et même l’usage de la
contrainte283 pour que l’homme soit enfin « rendu à sa nature »284, c’est-à-dire à Dieu285. La
définition de la liberté et du bien de l’homme à partir de l’acceptation de la nécessité qui structure le
réel s’accorde avec la logique de l’idéologie prise au sens large de Breton. Un espace pour la
critique utopique est néanmoins maintenu puisqu’il sera toujours possible de penser que le monde
réformé selon les principes utopiques n’est pas totalement en accord avec eux286. Mais est-ce
seulement cela dont rêve l’ami de l’utopie ?
Ces observations ne démontrent et ne réfutent rien. Mais qui, en ces matières, a jamais
obtenu de pareils résultats ? Que faire alors, sinon créer, comme Ivan et Liss, une position
embarrassante pour l’adversaire en jouant sur ses contradictions potentielles ? L’analyse des
significations d’« utopie » en termes de réel, de possible et de souhaitable montre qu’elles
supposent une conception de la nature du social et du bien auquel l’homme doit aspirer pour être
« réellement » libre. C’est pourquoi ce qu’on appelle utopique est aujourd’hui réductible au jeu des
conceptions du monde social et politique rivales existantes, habituellement appelées « idéologies »,
ou descriptible comme une future idéologie. La racine de l’embarras de l’utopiste est que la
nécessité de se distinguer du nihilisme, auquel on tente parfois de le réduire polémiquement, le
contraint de prendre le risque de l’« aliénation ». Comme l’utopie n’existe pas à l’état de pure
négativité, ses significations apparaissent comme la conséquence des conflits inter-idéologiques
(illusion) ou intra-idélogiques (rêve ou projet). Il n’existe alors aucune réalité singulière

280
Le Nouveau monde industriel et sociétaire, Paris, Flammarion, 1973, p. 299.
281
Ibid., p. 57.
282
« Ceux qui essaieront de fonder sans moi une phalange d’essai tomberont sans moi dans mille
erreurs » (ibid., p. 131).
283
« Il faut forcer le peuple civilisé à faire le bien, après quoi il remercie ceux qui l’ont contraint »,
cité par Claude Morhilhat, Charles Fourier. Imaginaire social et critique sociale, Paris, Méridiens
Klinsksieck, 1991, p. 156.
284
Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op. cit., p. 333.
285
Ibid., p. 80-81.
286
Sur les débats internes au fouriérisme, H. Desroche, La Société festive, op. cit.
80

correspondant au mot « utopie », indépendante des rapports conflictuels entre ces visions opposées
du monde social et politique. L’utopie, dans ses multiples significations, apparaît comme l’effet
relatif et changeant des rencontres conjoncturelles entre des visions contradictoires du monde social
et politique. La traduction des sens de l’utopie dans le vocabulaire inter et intra-idéologique a vidé
de sa substance le discours de l’utopiste en la faisant disparaître comme objet autonome. Puisque
l’utopie n’est que l’effet relatif des conflits idéologiques, il est impossible d’isoler un objet
singulier, l’utopie en soi, l’Utopie, capable de soulager celui qui demande avidement de l’utopie.
Que faut-il lui apporter ? Un nouveau paradis terrestre ? Une société communiste ? Une société
libertarienne ? Une société chrétienne ? Une société posthumaine de cyborgs ? Des rêves, pour l’un,
des cauchemars, pour l’autre ! Faut-il une société libérale décente ? Du réformisme ! Il faut se
résigner (non sans une certaine jouissance) à cette conclusion. L’utopie n’est en aucune manière la
rupture complète avec l’horreur du monde présent qu’elle croit être. Ce mot renvoie seulement à
l’espace conflictuel de prises de positions. Son objet est une polyphonie. C’est d’ailleurs ce que
nous faisons depuis le début. Explorer cet espace en écoutant des voix, celle de la nostalgie, du défi,
de la folie, etc. Mais ça ne peut pas être ça l’utopie ! Cette polyphonie n’est pas utopique, nous
l’avons déjà, alors que l’utopie, c’est ce qui nous manque. En vérité, l’ami de l’utopie demande de
l’utopie parce qu’il juge que l’écart entre les visions rivales est insuffisant. Il n’aspire qu’à une
radicalisation du dissensus, donc ( !?) à quelque chose qui n’est pas fondamentalement différent de
ce qui existe déjà. Il n’y a plus qu’à tirer l’ultime conséquence. Si l’utopie n’est pas un objet
singulier, alors il n’y a pas de concept d’utopie et le mot est superflu.
Pour que cette conclusion soit acceptable il faudrait que la traduction des significations de
l’utopie ne laisse subsister aucune insatisfaction. Bien sûr, l’utopiste trouve au terme de cette
analyse démystificatrice que quelque chose manque. Mais quoi ? Pour le saisir, prenons des
exemples logique, métaphysique et politique de traduction. La phrase « l’actuel roi de France est
chauve » a-t-elle un sens ? Est-elle vraie ou fausse ? Pour éviter de postuler de mystérieuses entités
non existantes possédant l’être, comme nous invite à le faire l’expression « actuel roi de France » ou
le mot « centaure », Russell analyse la proposition en ces termes : « il existe un x, tel que, pour tout
y, y a la propriété Φ [être actuellement roi de France] si et seulement si y est égal à x et x a la
propriété ψ [être chauve] »287. On peut conclure que la phrase est douée de sens et fausse sans avoir
besoin de postuler une étrange entité correspondant à l’expression « roi de France ». En passant de
la phrase en français à sa traduction dans le langage de la logique, on n’a apparemment rien perdu.

287
P. Jacob, L’Empirisme logique. Ses antécédents, ses critiques, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p.
80.
81

En revanche, si la phrase est tirée d’un poème, elle n’a, sous cette forme austère, plus aucun intérêt.
Comme ici on ne s’occupe pas de poésie, on est satisfait par l’analyse qui révèle la structure de la
pensée. Passons au registre métaphysique avec cette réflexion d’André Tosel à propos de Spinoza :
« Ainsi le Dieu de l’Éthique n’est qu’un nom pour désigner le principe le plus compréhensif de
l’univers ; il présente l’avantage de ne pas heurter le lecteur, lui laissant le temps de lire et de
comprendre, le temps nécessaire à la raison pour que celle-ci travaille le désir de croire et le
transforme. […] Si Spinoza lui-même écrit la célèbre équation “Deus sive natura”, on doit pouvoir
réécrire l’Éthique en se passant du mot Dieu. Une lecture moderne de l’Éthique devrait pouvoir se
dispenser de toute référence à la formulation traditionnelle. Elle devrait se situer dans le registre de
la traduction, du “sive” »288. Cette thèse est vraie si la substitution ne nous donne pas un sentiment
de perte comme lorsqu’on transcrit logiquement le vers d’un poème. Pour s’en assurer, considérons
cette proposition de Spinoza traduite dans un langage « moderne » : « la nature, en tant qu’elle
s’aime elle-même, aime les hommes, et, par conséquent, (…) l’amour de la nature pour les hommes,
et l’Amour intellectuel de l’Esprit envers la nature, est une seule et même chose »289. Certains
lecteurs trouveront que la proposition ainsi traduite n’a plus aucun intérêt et ils ressentiront même
un sentiment d’absurdité. Aimer les hommes, n’est-ce pas précisément le propre de cet être que l’on
appelle Dieu290 ? Le résultat est évidemment encore plus catastrophique si « nature » est remplacé
par « le principe le plus compréhensif de l’univers ». Le matérialiste bien trempé conseille alors à
ces « faux » spinozistes de reprendre l’Éthique depuis le début, et autant de fois que nécessaire,
pour réussir à lire la proposition suivante sans insatisfaction, et peut-être même avec un avant-goût
de la béatitude, car il est toujours joyeux de se libérer des illusions : « Le principe le plus
compréhensif de l’univers s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini ». Celui qu’on accuse
d’être plus attaché à la poésie surannée de l’Éthique qu’à la modernité de sa substance théorique
répliquera évidemment que le mot « Dieu » est irremplaçable. Pour que le « sive » ne fasse rien
perdre de substantiel, il faudrait que la nature soit parfaitement équivalente à Dieu, c’est-à-dire
qu’elle possède les qualités essentielles sans lesquelles la béatitude est inaccessible. La vérité du

288
Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité Théologico-Politique, Paris, Aubier,
1984, p. 120-121.
289
L’Ethique, V, p. 36, corollaire.
290
C’est par cette formule que Thomas d’Aquin conclut chacune des voies menant à l’existence
d’un premier principe. On reconnaît en lui notre idée de Dieu, ce qui mérite de recevoir le nom
« Dieu » : « et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu (et hoc omnes intelligunt Deum)
», « ce que tout le monde appelle Dieu (quod omnes Deum nominant Deum, quod omnes dicunt
Deum) » (Somme théologique, I, q. 2, a. 2).
82

« Deus sive natura » est dans sa réciproque : « Natura sive Deus ». La traduction est satisfaisante
dans la mesure où le traducteur est moins matérialiste qu’il le croit et où il reste encore
suffisamment religieux291.
Beaucoup d’entre nous éprouverons, en revanche, un clair sentiment de manque, voire de
dépossession, avec l’exemple politique suivant. En tant que libéral, Raymond Aron, est un esprit
aussi prosaïque qu’un logicien ou un matérialiste. C’est avec détachement qu’il aborde la question
de la démocratie pendant la guerre froide : « Le principe de légitimité dont se réclament presque
tous les régimes aujourd’hui est démocratique. On répète : c’est du peuple que vient le pouvoir,
c’est dans le peuple que réside la souveraineté. Dès lors, ce qui importe avant tout, à l’époque où la
souveraineté démocratique est acceptée comme évidente, c’est la modalité institutionnelle de la
traduction du principe démocratique. Parti unique et partis multiples symbolisent deux modalités
caractéristiques de la traduction institutionnelle de l’idée de souveraineté populaire »292. Comme le
régime de parti monopoliste et le régime pluraliste-constitutionnel prétendent traduire
institutionnellement l’idée démocratique de l’auto-gouvernement du peuple, la référence au principe
est secondaire et trompeuse dans la mesure où elle nous détourne du plus important, à savoir les
formes possibles et concurrentielles d’institutionnalisation. Les théoriciens du totalitarisme refusent
généralement de poser cette question parce qu’elle suggère qu’un régime où une minorité
monopolise le pouvoir pourrait vraiment être démocratique. Mais pour être recevable, cette critique
devrait démontrer que le peuple tout entier, ou même la majorité, peut vraiment gouverner. Or, c’est
précisément cette hypothèse qui est absurde : « On ne peut pas concevoir un régime qui, en un sens,
ne soit oligarchique. L’essence même de la politique est que des décisions soient prises pour, non
par, la collectivité. Les décisions ne sauraient être prises par tous. La souveraineté populaire ne
signifie pas que la masse des citoyens prend elle-même, directement, les décisions relatives aux
finances publiques et la politique étrangère » ; « que le régime s’appelle démocratie libérale ou
démocratie populaire, comment ne dissimulerait-il pas une oligarchie ? Toute la question est de
savoir comment celle-ci utilise son pouvoir, quelles sont les règles selon lesquelles elle règne, quel
est le coût et le profit de règne pour la collectivité ? »293. Toute oligarchie n’est pas démocratique,
mais la démocratie en est toujours une forme particulière. L’important n’est pas le principe de la

291
Sur les conditions d’une dédivinisation complète de la nature, F. Nietzsche, Le Gai savoir, III, §
109.
292
Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965, p. 97 (souligné par l’auteur).
293
Ibid., p. 131-132 (souligné par l’auteur).
83

souveraineté populaire en lui-même, mais la manière dont il s’incarne dans les réalités
institutionnelles et sociales nécessairement oligarchiques, de manière à agir effectivement dans
l’intérêt de la collectivité. Le point crucial et douloureux est que la démocratie n’existe pas en
adéquation avec sa prétention et ce qui nous la fait aimer passionnément, le pouvoir du peuple. En
croyant le réaliser, nous restons les sujets d’une oligarchie. Cette fois, la traduction est possible
parce que ce qui est traduit, la démocratie, n’est pas conforme à ce qu’il prétend être.
Comme les illusions engendrent de dangereuses désillusions, l’individu épris de lucidité
estimera qu’il est intellectuellement et politiquement salutaire de remplacer le mot « démocratie »
par l’expression qui décrit adéquatement la manière dont s’incarne tristement la généreuse ambition
démocratique. Bien sûr, personne n’hésitera à remplacer « démocratie » par « régime à parti
unique » dans le cas soviétique. La disparition du mot, comme celle de « l’actuel roi de France »,
est la sanction légitime de l’absence de la chose et de l’impossibilité corrélative d’appliquer le
concept. Mais que se passe-t-il si, lors des innombrables occurrences quotidiennes du mot dans nos
sociétés qui s’enorgueillissent d’être démocratiques, nous le remplaçons systématiquement par
« régime constitutionnel-pluraliste » ? Nul doute que beaucoup d’entre nous, comme le spinoziste
religieux attaché au mot « Dieu », ne se sentent douloureusement privés de quelque chose
d’essentiel. On va, bien sûr, tenter de renverser l’équation (« Natura sive Deus » !) en expliquant
qu’il n’y a pas de véritable constitution sans approbation par le peuple ou que le pluralisme
politique est précisément l’expression de son essentielle diversité. Mais comment cette expression
pourrait-elle véhiculer toutes les connotations qui font le prix de « démocratie » si elle est
introduite, conjointement avec celle de « régime à parti unique », par suite de l’impossibilité de
faire gouverner le peuple en personne ? Jusqu’à preuve du contraire, ce qu’on appelle le peuple est
l’élévation de l’une de ses fractions, pas nécessairement majoritaire, à la dignité du tout, grâce à la
magie sociale de certaines procédures (élections, manifestations, insurrections, etc.) 294. C’est donc
l’attachement à la dimension fantasmatique de l’idée de démocratie qui empêche le démocrate de se
plier sereinement à l’objectivité de la traduction. Faut-il conclure que le concept de démocratie est
illégitime ? L’abandon de ce (pseudo)concept ne présente aucune difficulté particulière. Il suffit de
priver la démocratie de son sujet et de son objet en montrant que le peuple en personne n’existe pas.
La dimension fantasmatique de l’idée de démocratie a un sens idéologique : permettre à une
oligarchie de légitimer son pouvoir en gouvernant au nom du tout.

294
N. Capdevila, Tocqueville ou Marx. Démocratie, capitalisme, révolution, Paris, PUF, 2012, p.
231-248.
84

Confronté à la tentative de l’anti-utopiste de volatiliser l’objet de l’utopie en le réduisant aux


conflits inter et intra-idéologiques, l’ami de l’utopie éprouve les mêmes sentiments que le
démocrate voyant la démocratie transformée en oligarchie. Même s’il arrive à percevoir ce que
l’argument a de pertinent, il lui est impossible d’y croire car ce qui fait à ses yeux le prix de l’utopie
est précisément ce qu’on présente comme un fantasme. Ce qui le rassure est que personne ne
renonce au concept de démocratie malgré ses évidentes faiblesses. Son défenseur peut même
s’offrir le luxe de reconnaître l’irrationalité de l’idée de démocratie. D’une part, la non-identité à soi
du tout n’est pas une objection car il s’agit d’une propriété de l’idée du tout. D’autre part, l’élément
fantasmatique permet effectivement à une oligarchie d’asservir le peuple en son nom, mais sa
fonction démocratique est de la critiquer au nom du peuple. C’est parce que l’autogouvernement
des citoyens égaux n’est pas complètement réalisé qu’il doit être inlassablement poursuivi. Quand
s’ouvre à la démocratie l’heureuse perspective d’un progrès indéfini, certains ont même le
sentiment, réconfortant et stimulant, de vivre la fin de l’histoire sans avoir besoin de l’arrêter.
L’élément fantasmatique n’invalide pas la possibilité du concept et sa prise effective sur la réalité
parce qu’il n’est pas le noyau de la définition. La démocratie n’est pas le pouvoir du peuple, mais
une organisation politique et sociale qui s’alimente de cette croyance et que le concept doit intégrer
dans son objet sans l’y réduire. Le concept est démystificateur parce qu’il ne coïncide pas avec la
représentation des acteurs et possède néanmoins un objet réel : un type particulier d’organisation
sociale et politique associé à certaines croyances. Cette défense, aussi effective soit-elle, n’est
évidemment pas une réfutation de la critique La légitimité du concept repose toujours sur un
équilibre instable. L’objet se déréalise si l’on juge que la dimension fantasmatique est trop
importante, quand on pense, à l’encontre de la conscience de soi de la société, que le citoyen n’est
pas assez influent, que l’inégalité sociale est excessive, que l’individu est trop faible face au capital,
à la technique, que les riches nations démocratiques exploitent les pauvres, démocratiques ou pas,
etc.. On peut alors décider de remettre le concept dans sa boîte comme un outil temporairement sans
objet, ou même le jeter comme inutile pour être inadéquat à toute société.
Les difficultés du concept de démocratie rassurent l’ami de l’utopie. Cette fragilité ne
l’empêche pas d’être un « maître-mot » de notre temps, auquel probablement aucune critique ne
pourra, avant longtemps, nous faire renoncer. Mieux, il semble même que ce concept ne puisse pas
se passer du soutien de l’utopie. Comme nous n’avons pas encore pleinement saisi le peuple et
comme la démocratie est toujours inachevée, nous devons poursuivre, peut-être indéfiniment, notre
85

quête295. Le démocrate espère donc que l’ami de l’utopie va réussir à défendre la légitimité de son
concept malgré ses faiblesses pour renforcer celui de démocratie. Quelle est la situation ? L’ami de
l’utopie est embarrassé par la position créée par l’anti-utopiste : conceptualiser l’utopie, ce n’est pas
chercher une essence, exprimée dans une définition, mais construire un espace conflictuel de prises
de position. Comme l’anti-utopiste considère que le mot « utopie » est rendu superflu par la justesse
de la description de cet espace en termes d’idéologie, l’ami de l’utopie doit montrer que la
traduction échoue à transmettre quelque chose d’essentiel. On avait remarqué que les formes de la
conscience utopique de Mannheim correspondent aux grandes idéologies. Mais si dans le texte de
Mannheim, on remplace « utopique » par « idéologique » sa signification change complètement.
Ces consciences sont utopiques parce qu’elles n’aspirent pas à conserver le réel, mais à le
transformer dans une plus grande conformité avec ce qui est estimé être bon pour l’homme. Ce que
la traduction fait disparaître, c’est l’espérance.
Que gagnons-nous à mettre l’accent sur cette passion ? Cet affect, partagé par tous, d’une
part, porte sur des objets opposés (la concurrence libre et non faussée, le communisme, la cité de
Dieu, le règne de la race pure, l’avènement des posthumains, etc.), et, d’autre part, les chances et le
degré de réalisation de ses modalités opposées sont diversement évaluées. C’est pourquoi ces
dépassements de l’ordre présent s’apparaissent réciproquement comme rêve, projet ou illusion. La
forme radicale de la critique de l’anti-utopiste est toujours possible car l’hétérogénéité de l’espace
de prises de position se reproduit. On tourne en rond ! Oui, mais nous avons suivi un autre itinéraire
pour retrouver la position initiale. La question est de savoir si le passage par l’espérance a
suffisamment modifié notre regard pour nous sensibiliser à quelque chose d’important. Quand les
prises de position constitutives de l’espace conflictuel sont saisies à la lumière du principal affect
d’attente, l’utopie cesse d’apparaître comme l’effet superficiel de leur confrontation. Elle prend
corps en s’enracinant dans la subjectivité des acteurs, en s’incarnant dans des événements, des
symboles ou des œuvres. Elle apparaît comme une force, aussi ambivalente soit-elle, qui travaille
l’histoire.
Ce résultat est minime, mais nullement négligeable dans une position aussi embarrassante,
car le coût de l’abandon du concept d’utopie a été sensiblement augmenté. À celui qui renonce au
concept de démocratie, on demande s’il pense que les hommes sont égaux. S’il n’ose pas dire

295
De là, les affinités du discours du démocrate avec celui du théologien. Les titres de Rosanvallon
ont un sens clairement théologique : Le Peuple introuvable ou La Démocratie inachevée. Comme
Dieu, on cherche le peuple sans le trouver et quand son règne est là (car on le reconnaît !), on ne
parvient pas à lui donner sa plénitude. Quelque chose nous échapper encore, que l’on continue
inlassablement de chercher…
86

« non », on attend l’expression, la note en bas de page, les guillemets, le silence embarrassé, la
dénégation, bref, le moindre signe qui trahit l’attraction de ce qu’il repousse. Après quoi, il n’y a
plus qu’à s’engouffrer dans la faille... C’est ainsi que l’ami de l’utopie peut défendre son concept.
Auparavant, l’anti-utopiste le confrontait à la polysémie en le mettant au défi de lui montrer cette
merveille qu’il invoque avec tant d’amour. Malheureusement, dès qu’il ouvrait la bouche, il était
pris dans les filets de l’équivoque. En tournant en rond, il a réussi à inverser les rôles. C’est l’anti-
utopiste qui est maintenant confronté à la polysémie. Une fois qu’elle est conçue à partir de
l’espérance, on peut, avec une relative tranquillité, le défier de faire l’économie du concept
d’utopie. Ne faudrait-il pas pour cela réussir à être radicalement étranger à l’espérance ?
Y a-t-il pour autant un concept d’utopie ? Si oui, est-il opératoire ? Pour être en possession
d’un pareil concept, il faut d’abord que l’idée utilisée possède une cohérence suffisante. Si j’estime
que l’idée de démocratie, à laquelle on voue aujourd’hui un culte, est incohérente, il n’y a
évidemment pas de concept. D’autre part, une idée cohérente peut être inapplicable à la réalité,
comme, par exemple aujourd’hui, le concept de dictature du prolétariat. Si nous estimons que nos
sociétés sont trop inégalitaires, l’idée de démocratie, même suffisamment cohérente, est privée
d’objet. Elle en trouve un, en revanche, si l’on estime que, malgré ce défaut, l’idée nous fait saisir
des faits suffisamment importants, l’égalité juridique et l’élection, qui distinguent positivement,
radicalement, ou suffisamment, nos sociétés des précédentes et des diverses dictatures de notre
temps. On dira qu’on dispose d’un concept de démocratie utilisable pour penser la réalité présente
dans ce qui la distingue des autres. Si ces traits sont jugés moins importants que le règne du capital
ou de la technique, nos sociétés ne doivent pas être analysées en tant que sociétés démocratiques. Le
concept de démocratie peut, dans ce contexte, conserver une pertinence limitée et subordonnée, bien
qu’il entre déjà en contradiction avec notre conscience de soi, puisque les traits qui justifient cet
usage ne sont pas fondamentaux. Le choix de l’une ou l’autre option est délicat et contestable parce
qu’il dépend du rapport subjectif du penseur avec la réalité, de sa volonté de la justifier, de la
critiquer pour la détruire ou pour l’améliorer. On peut, bien sûr, rechercher l’objectivité. La
possibilité de la neutralité minimale est néanmoins rendue douteuse par l’usage de termes
intrinsèquement positifs ou négatifs comme « démocratie » ou « totalitarisme ». Leur usage est, par
lui-même, une expression de notre rapport à l’objet. L’existence d’un concept opératoire est donc
conditionnée par un ensemble de jugements, lié à d’autres concepts ayant des propriétés similaires,
qui portent sur la structure interne de l’idée et sur les traits pertinents de la réalité étudiée,
sélectionnés en fonction de la manière dont nous vivons notre rapport à celle-ci. Pour parler comme
Wittgenstein, le concept fait partie d’une « forme de vie ».
87

Il est donc impossible de parler dans l’absolu de l’existence d’un concept opératoire
d’utopie. Comme la vie du concept dépend de l’ensemble où il s’insère, la réponse dépend de
jugements, rendus problématiques par les nombreuses connexions conceptuelles et vitales, pas
forcément conscientes, qui les fondent. Il est apparemment facile de nier la possibilité d’un tel
concept. Il suffit de soutenir que les significations du mot « utopie » sont trop diverses pour être
harmonisées et, en même temps, trop liées pour qu’il soir possible d’instituer une signification en
définition par son isolement. Ce jugement n’a pourtant pas de nécessité car nous pouvons penser
dans la pluralité, malgré les forces centrifuges qui la travaillent. Après tout, penser ce n’est pas
contempler des essences dans leur divine solitude, mais mettre en rapport des choses distinctes, ne
serait-ce que dans la plus humble proposition, il est vrai, sous l’œil vigilant et sévère du principe de
non-contradiction. Des exemples, comme l’Incarnation ou la démocratie représentative, montrent
même que les dangers de ce goût de la combinaison n’empêchent pas les hommes de tenir fortement
à des idées potentiellement contradictoires. Il faut que quelque chose les entraîne à s’engager dans
cette voie périlleuse et que des raisons suffisantes les persuadent de sa fécondité. L’idée de
démocratie représentative est une « contradiction » qui unifie en une société le pouvoir du peuple
(qui exclut qu’une minorité gouverne à sa place) et le pouvoir de la représentation (qui exclut le
peuple du gouvernement). Assumer cette contradiction est devenu incontournable dans une certaine
conjoncture historique lorsque la représentation est apparue à la fois (contradiction ?) comme une
nécessité technique pour organiser la participation politique de tous les citoyens et comme un
moyen de neutraliser leur intervention dans les affaires du gouvernement. Le rôle des théories
philosophiques, politiques, sociologiques et juridiques dominantes est de faire tenir cet ensemble
alors que les théories contestataires s’incrustent dans ses fissures pour la creuser jusqu’à
l’effondrement. L’Incarnation est une idée plus mystérieuse, mais aurait-elle joui d’un pareil crédit
si des motifs puissants ne l’avaient pas soutenue ? L’union de la nature divine et de la nature
humaine dans le Christ est une divinisation de l’homme et une humanisation de Dieu qui réalise la
promesse surnaturelle inscrite dans la nature de l’homme, fait à l’image et à la ressemblance de
Dieu. Alors que la démocratie représentative est un compromis qui mine l’espoir de faire régner la
totalité des citoyens égaux, l’Incarnation réalise et conforte l’espérance en la divinisation de
l’homme. L’Incarnation est donc plus fidèle à l’espérance que la démocratie grâce à la légitimation
de son élément fantasmatique par sa dimension explicitement surnaturelle.
Il faut donc préciser ce qui peut nous inciter à raisonner malgré tout en termes d’utopie.
Bloch est le philosophe de l’utopie parce qu’il saisit du point de vue de l’espérance des phénomènes
dangereusement hétérogènes, par leur époque, leur forme et leur contenu. Il ne s’agit pas d’un
constat, mais d’une mise en rapport et d’une construction. Le point de vue de l’espérance n’est pas
88

naturel ou spontané, il est le résultat d’une élaboration philosophique problématique. Bien que
Bloch estime que le souhait est le seul sentiment parfaitement sincère chez l’homme 296, il ne croit
pas en la spontanéité de l’espérance. « Il s’agit d’apprendre à espérer (das Hoffen zu lernen). C’est
un travail qui ne se relâche pas, car il a l’amour du succès, non de l’échec. (…) Le travail de cet
affect (die Arbeit dieses Affekts) réclame des hommes qui se jettent activement dans le devenir »297.
Pour qu’espérer soit un travail permanent, il faut être en face d’une matière résistante et même
hostile qui résiste toujours à sa transformation dans le sens désiré. L’espérance consiste à valoriser
et à développer, malgré le découragement, ce qui permet de surmonter les obstacles opposés à la
réalisation de nos souhaits. Le Principe espérance ne se contente pas de le dire. Son écriture, entre
1938 et 1947 aux États-Unis, a été pour son auteur exilé un exercice d’espérance298, un travail sur
soi, dans un des pires moments de l’histoire. Théoriquement, l’espérance est un point de vue contre-
intuitif sur la réalité. Pratiquement, elle est une marche à contre-courant299. L’espérance consiste à
chercher dans un devenir perçu de manière négative ce qui peut le contrecarrer pour que vive et se
développe le bien, refoulé et même écrasé par la tendance dominante du cours de l’histoire. Il faut
donc louer la théologie de sa clairvoyance d’avoir fait de l’espérance une vertu théologale.
L’association de l’espérance à l’utopie-rêve est une manière prosaïque de dire qu’elle dépasse les
forces naturelles de l’homme par son aspiration à une transcendance. Son association à l’utopie-
projet est la traduction séculière de la possibilité et même de la nécessité de lui être déjà fidèle par
notre action, ici et maintenant.
En tant qu’affect humain, l’espérance est vieille comme l’humanité. Les hommes se sont
toujours opposés au cours désespérant du monde, en rêvant d’une vie meilleure et en vivant plus ou
moins en accord avec cette aspiration. Curieusement, remarque Bloch, « le rêve vers l’avant (…)
n’a jamais accédé au concept propre qu’il méritait »300. Le problème n’est donc pas de savoir si le
concept d’utopie a un objet mais de donner à de multiples phénomènes existants depuis toujours
l’attention qu’ils méritent et de les rassembler sous un concept. On se demande alors pourquoi ce
concept est seulement devenu possible au XX e siècle. La réponse qui se dégage de l’argumentation

296
Le Principe espérance , I, op. cit., p. 12 et 62 ; pour la nostalgie, ibid., I, p. 125.
297
Le Principe espérance , I, op. cit., p. 9 et 33.
298
Il y en a beaucoup d’autres : De la démocratie en Amérique, Le Capital, etc.
299
« Depuis sa jeunesse cet homme [Münzer] a fougueusement couru contre le vent » (E. Bloch,
Thomas Münzer, .., op. cit., p. 75).
300
Le Principe espérance , I, op. cit., p. 12.
89

de Bloch est l’avènement du marxisme comme effort de transformation révolutionnaire et


consciente du monde301. Il a fallu que l’on ait le sentiment d’avoir atteint le moment où le cours
habituel des choses allait enfin pouvoir être renversé. Mais le marxisme montre également que ce
point de contact entre l’utopie-rêve et l’utopie-projet est difficile à saisir. La certitude de posséder la
clef scientifique de l’histoire a conduit logiquement le marxisme à refuser de se placer
théoriquement du point de vue de l’espérance et à refouler le caractère utopique de son projet. Plus
l’avènement de l’objet attendu s’inscrit dans un processus nécessaire, et moins il est pertinent de
penser cette attente comme une espérance. En faisant apparaître rétrospectivement l’illusion de cette
certitude, l’échec du marxisme amène naturellement à le penser du point de vue de l’espérance
comme une lutte incertaine avec la « matière » historique et non comme la réalisation naturelle et
nécessaire de son mouvement. Aujourd’hui, on est surtout frappé par sa singularité qualitative
comme tentative de rupture révolutionnaire avec les représentations dominantes. Or elle est aussi
pensable quantitativement comme forme extrême de la philosophie du progrès : penser que les
opprimés vont supprimer les conditions de toutes les oppressions en détruisant la leur. Le marxisme
aura concentré et incarné l’utopie parce qu’il a donné son expression la plus explicite et la plus
aiguë à l’espérance qui travaille la modernité démocratique. Le rapport entre l’espérance et
l’histoire, institutionnalisé par les grandes révolutions de la modernité, rend difficile de contester
radicalement les conditions d’un concept d’utopie, en refusant de se placer au point de vue de
l’espérance. En tant que modernes, nous ne pouvons nous penser en dehors d’une histoire dont le
sens est de progresser.
Si le progrès est la conséquence implacable de l’évolution, il n’est pas plus l’objet d’une
espérance que le lever du soleil. Tout ce que nous avons à faire est de perfectionner notre
connaissance des lois de l’histoire pour faciliter l’avènement de l’inéluctable et en jouir le plus
rapidement possible. L’idée d’une utopie perd toute signification sauf si la connaissance de la
nécessité historique est utilisée par des réactionnaires pour empêcher ou retarder le plus longtemps
possible ce qu’ils estiment être une catastrophe. L’espérance n’est pas liée au progrès en tant que
tel, mais à son incertitude. Or, dans les philosophies de l’histoire, le progrès apparaît souvent
comme l’objet d’une croyance problématique, malgré l’affirmation de sa nécessité, quand son coût
paraît tellement élevé que seules des subtilités dialectiques ou le refoulement de l’horreur le rendent

301
« Voilà bien longtemps que la pensée vers l’avant est annoncée et demande à être entendue » ,
écrit Bloch en ouverture à la section consacrée aux Thèses sur Feuerbach (Le Principe espérance ,
I, op. cit., p. 301) ; « Depuis Marx, le caractère abstrait des utopies est vaincue ; l’amélioration du
monde n’est plus conçue que comme travail dans et avec les lois dialectiques du monde objectif,
avec la dialectique matérielle d’une Histoire comprise, consciemment produite » (ibid. II, p. 167).
90

acceptable302. Le texte de Kant sur la Révolution française303, par exemple, cherche des raisons de
penser que l’humanité progresse alors que l’événement censé promouvoir ce progrès est tellement
désespérant qu’aucun individu raisonnable n’oserait tenter de nouveau l’expérience. Il est difficile
de refuser le point de vue de l’espérance dans la mesure où nous voulons continuer à penser, malgré
tout, l’histoire sous la forme d’un progrès. Il est vrai que les menaces qui pèsent sur l’existence de
l’humanité mettent de plus en plus en cause l’idée de progrès. Mais, en augmentant les raisons de
désespérer, elles renforcent son statut d’objet d’espérance. La possibilité d’un concept d’utopie ne
dépend pas de critères épistémologiques garantissant la solidité de sa structure, mais de la force des
liens qui unisse l’idée d’utopie à d’autres idées (problématiques, polysémiques, etc.), l’histoire et le
progrès en particulier, dont la force intellectuelle tient à leur contribution à la constitution de notre
identité historique et sociale. Nous sommes des hommes modernes qui mènent une guerre
implacable contre toutes les tyrannies. C’est sur ce réseau de concepts enracinés dans notre vie que
doit jouer l’ami de l’utopie afin que l’adversaire sente l’embarras de ne pas penser utopiquement.
La référence à l’espérance fait sentir pourquoi la traduction démystificatrice de l’anti-
utopiste n’est pas satisfaisante. Malgré tout, l’ami de l’utopie n’échappe pas tout à fait à la critique.
En raison de nos divisions, l’espérance existe nécessairement dans le conflit et n’a pas d’expression
hors de la polysémie du mot « utopie ». Le problème est donc de donner un sens utopique au
conflit. Si son objet n’est que la prise du pouvoir, il a peu de raisons de tomber sous un éventuel
concept d’utopie car l’espoir des acteurs se réduit à la satisfaction de leur ambition égoïste. Les
chances augmentent s’ils visent quelque chose de libérateur qu’expriment des mots abstraits dont le
sens est inséparable de leur charge émotive (Dieu, liberté, indépendance, démocratie, communisme,
individu, race, etc.). Si l’on estime que ces mots sont uniquement les masques de l’ambition, il n’y a
pas de véritable espérance et l’utopie est encore absente. Le concept d’utopie présuppose un point
de vue particulier sur le conflit. Ne pas le saisir dans ses potentialités destructrices qui, par exemple,
motivent le rejet de la définition de la politique sur le modèle de la guerre, mais voir comment
l’espérance le travaille. C’est par cette action que le conflit inter ou intra-idéologique est le référent
empirique du concept d’utopie. Cette manière prosaïque de déterminer l’objet met en péril la
possibilité du concept car on risque de manquer l’essentiel. Le conflit devient l’objet de l’éventuel
concept d’utopie par ce qu’il a d’irréel et de fantasmatique : quelque chose censé libérer l’homme
de manière significative parce qu’il comble suffisamment ses aspirations essentielles, et qui, à ce

302
N. Capdevila, « La violence entre contradiction (« il y a violence et violence ! ») et tautologie
(« la violence est la violence ! ») », op. cit.
303
Cité au chapitre I.
91

titre, est exemplairement résumé par le monosyllabe « tout », prononcé avec l’emphase adéquate.
L’objet de l’espérance est en effet doublement irréel. D’une part, ce quelque chose auquel on tend
n’existe pas encore, et n’existera peut-être jamais, et, d’autre part, il n’est l’objet d’aucun
consensus. À celui qui demande de l’utopie, on opposera toujours cette double indétermination,
avant de le ramener au prosaïsme des conflits inter et intra-idéologiques. L’ami de l’utopie est celui
qui, malgré tout, décide de penser le conflit du point de vue du travail de l’espérance en visant ce
« tout ». C’est précisément parce que son objet n’est pas réel au sens positiviste qu’il est, à ses yeux,
ce qu’il y a de plus sérieux, ce pour quoi l’on vit et se bat. N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, que nous
sommes, entre autres choses, (« véritablement ») démocrates et chrétiens ?
Cette manière de défendre le concept d'utopie ne s'accorde pas avec la conscience de soi de
bien des utopistes que résume la formule : "Nous voulons tout!". Cela signifie que le fantasme
utopique, exemplairement exprimé par le monosyllabe « tout », n’est pas l’objet du concept, bien
qu’il lui appartienne. Certes, on vit parfois le surgissement de cette plénitude rêvée, mais l’utopie
commence et vit généralement de manière modeste. L’objet de ce concept est la conflictualité, plus
ou moins directement politique, saisie du point de vue de ce qui peut être jugé libérateur et qui
donne, à ce titre, le sentiment d’être tout. Comme la pertinence du point de vue utopique croît avec
l’incertitude due à la puissance des obstacles, l’utopie peut ne jamais être aussi vivante que
lorsqu’on a le sentiment qu’elle est morte. Encore faut-il savoir l’animer. Son objet, en effet, est
l’apprentissage et le travail de l’espérance.
92

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