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La guerre et la paix
Essai d’exégèse proudhonienne

GEORGES SOREL

Présentation : un inédit du temps de guerre (1917)


Georges Sorel n’a pas pu, à la fin de sa vie, élever à Proudhon le
monument que son admiration espérait produire sous la forme d’un
ouvrage. Il n’a pu que tenter d’attirer l’attention sur l’actualité de la
pensée de Proudhon, tant en ce qui concerne son socialisme que ses
analyses sur la guerre, objet du manuscrit ici publié. La partie
visible des publications de Sorel ne donne qu’un aperçu incomplet
de son travail. Si la référence à Proudhon est permanente dès 1889,
il faut attendre les dix dernières années de la vie de Sorel pour le
voir s’y consacrer presque exclusivement 1. De ce travail en pro-
fondeur entrepris par Sorel au moment de la guerre et qui n’aboutit
pas aux publications projetées, il tirera au gré des occasions des
« exégèses » (c’est le titre qu’il donne à l’appendice ajouté en 1920
à la réédition des Matériaux d’une théorie du prolétariat, mais aussi
au présent manuscrit) et la matière d’articles publiés en Italie en
partie pour des raisons alimentaires, et dont deux manuscrits fran-
çais ont déjà été republiés 2.

Un manuscrit inachevé
On peut reconstituer assez précisément les conditions de rédaction
de ce manuscrit. Probablement après avoir fini la préface à La

1. Cf. Patrice Rolland « La référence proudhonienne chez Georges Sorel »,


Mil neuf cent, 7, 1989, p. 127 sq. ; Michel Prat, présentation de G. Sorel,
« Proudhon et la renaissance du socialisme », Mil neuf cent, 10, 1992, p. 111 sq.
2. « Proudhon », la Ronda, I, 5, septembre 1919, p. 5-17, en français in
Archives proudhoniennes, 2000, p. 27-42 (avec une présentation de M. Prat) ;
« Proudhon e la rinascita del socialismo », la Ronda, III, 11-12, novembre
1921, p. 721-745, en français, loc. cit., p. 117-136.

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réforme intellectuelle et morale de Renan, Sorel s’est remis à la lec-
ture de Proudhon et en particulier de La guerre et la paix. En 1916,
contacté par le directeur littéraire des Éditions Nelson, il renonce à
préparer une préface pour une réimpression du livre de Proudhon :
« J’ai trop présumé de mes forces. Je me suis mis au travail et je
m’aperçois que le plan auquel j’avais songé présente des difficultés
dont je ne viendrai pas à bout 3. » Il propose, pour le remplacer, les
noms de Daniel Halévy ou d’Édouard Berth. Il confie à Jean Bour-
deau : « Je n’ai pas fait la préface pour La guerre et la paix de
Proudhon. Je me suis aperçu que cela m’aurait donné beaucoup de
peine 4. » Il préfère rédiger son livre sur le pragmatisme. C’est à la
fin de l’hiver 1916-1917, l’ouvrage terminé, qu’il se remet à tra-
vailler sur Proudhon 5. Il propose à la mi-avril à Croce de faire tra-
duire en italien La guerre et la paix 6. En juin, il écrit à Agostino
Lanzillo : « Je ne sais si je vous ai dit que Laterza compte publier
une traduction du livre de Proudhon, La guerre et la paix ; cela
servira peut-être à introduire Proudhon en Italie ; je crois qu’il y
est très peu connu. (L’est-il même beaucoup ici ?) Je fais, pour
m’occuper, un petit mémoire sur Proudhon ; mais je n’ai aucun
espoir de le publier ; les temps ne sont pas favorables à des études
de ce genre 7. » Il confirme peu après : « Je n’ai pas l’intention de

3. Lettre à Alphonse Séché, s.d., in A. Séché, Dans la mêlée littéraire. Sou-


venirs et correspondance 1900-1930, Paris, Société française d’édition litté-
raire et technique, 1935, p. 48-49.
4. Lettre du 29 septembre 1916, in Mil neuf cent, 15, 1997, p. 182.
5. « J’ai essayé de me remettre à Proudhon, mais j’ai le sentiment que je
n’irai pas loin. » (Lettre à J. Bourdeau du 27 avril 1917, ibid., p. 186.)
6. « Je me permets de soumettre à votre appréciation une idée qui m’est
venue ces jours-ci. La maison Laterza ayant pris à cœur de faire connaître aux
Italiens les auteurs modernes dont les théories peuvent éclairer l’histoire
contemporaine, il me semble qu’elle devrait faire entrer une œuvre de Proud-
hon dans sa collection. De tous [sic] les œuvres de Proudhon, celle qui est la
plus facile à comprendre aujourd’hui, sans faire des recherches sur les polé-
miques de son époque, est La guerre et la paix. Puisque toutes ses idées essen-
tielles s’y trouvent, ce livre appartient à ce qu’on peut nommer sa 3e manière,
que je fais dater de son exil à Bruxelles (la seconde allant de 1851 à cet exil).
Je suis persuadé que le livre se vendrait bien ; ici il n’y a aucune chance qu’il
soit réédité, parce que le courant actuel des idées françaises est antiproudho-
nien au plus haut degré. Proudhon est oublié comme beaucoup d’autres. »
(Lettre du 16 avril 1917, la Critica, XXVII, 1929, p. 443.)
7. Lettre du 26 juin 1917, in « Cher camarade »… Georges Sorel ad Agos-
tino Lanzillo, Francesco Germinario (ed.), Annali della Fondazione Micheletti,
7, 1993-1994, p. 240 ; Sorel avait déjà écrit à Lanzillo le 27 mai 1917 : « Bene-
detto Croce m’a écrit que Laterza va faire traduire La guerre et la paix de
Proudhon. Je suis persuadé que si le public italien commence à connaître
Proudhon, il en voudra lire d’autres livres. Cette lecture est devenue trop dif-
ficile pour notre jeunesse. » (Ibid., p. 238.)

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publier ce que j’écris en ce moment sur Proudhon. D’ailleurs la
censure italienne ne le laisserait pas plus facilement passer que ne
le ferait la censure française 8. » Une première maladie en août, puis
une très grave crise d’emphysème en décembre le contraignent à
abandonner son travail. Il s’en explique ainsi à Delesalle le 29 mai
1918 : « Vous savez que j’avais commencé un travail sur La guerre
et la paix de Proudhon ; je l’ai interrompu à cause de ma maladie et
aussi parce que cet opuscule n’eût pas trouvé d’éditeur : les citations
de Proudhon, qui en formaient la partie essentielle, auraient paru
défaitistes à la censure 9. » Cet « essai d’exégèse proudhonienne »
est donc écrit entre avril et juillet 1917 et il est clairement inachevé.
On peut s’étonner de ce travail qui, dans l’esprit de Sorel, semble
dès l’origine voué à rester inédit. Plusieurs motifs peuvent entrer en
ligne de compte : prudence des éditeurs en temps de guerre, senti-
ment personnel de ne pas parvenir à un résultat satisfaisant, etc.
Mais c’est à Daniel Halévy qu’il confie ce qui paraît être le véri-
table motif, la peur d’affronter les opinions démocratiques : « J’ai
peur de me lancer dans des hypothèses trop hardies ; j’ai beaucoup
réfléchi sur le problème de la guerre ; mais je n’ai jamais osé donner
des opinions fermes, parce qu’elles paraîtraient scandaleuses. J’at-
tends l’heure où il pourra être utile de parler : aurai-je encore les
forces physiques nécessaires 10 ? » Ce travail de Sorel pendant la
guerre constitue donc des pierres d’attente en vue d’interventions
commandées par l’opportunité 11.
Le projet de Sorel, pour autant qu’on puisse en juger, est assez
clair. Il adopte une présentation méthodique et même didactique ce
qui est assez rare chez lui. Ceci peut indiquer la volonté de toucher
un public large sur ce sujet de la guerre, mais plus généralement sur
l’actualité de Proudhon et sa qualité de philosophe de l’avenir. Les
trois premiers paragraphes, qui représentent la moitié du manuscrit,
sont consacrés à une réflexion générale sur la façon d’écrire de
Proudhon et sur la position de l’écrivain ou de « l’intellectuel » dans
la société. Le quatrième paragraphe présente les trois périodes de la
pensée de Proudhon, tripartition qui doit en faciliter la compréhen-
sion et surtout permet de privilégier la dernière comme la meilleure.
Dans le cinquième paragraphe, Sorel rappelle les circonstances

8. Lettre à A. Lanzillo du 3 juillet 1917, ibid., p. 241.


9. G. Sorel, Lettres à Paul Delesalle, Paris, Grasset, 1947, p. 146.
10. Lettre du 16 décembre 1917, in Mil neuf cent, 12, 1994, p. 221.
11. Sorel tient à ce travail, dont il utilisera les analyses à différentes
reprises. En 1920, il envisagera de publier son « commentaire de La guerre et
la paix » dans le livre sur Proudhon qu’il espérait pouvoir composer à partir
de ses diverses études, cf. lettre à Éd. Berth du 3 juillet 1920, in Mil neuf cent,
6, 1988, p. 142.

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politiques et internationales dans lesquelles Proudhon écrit
La guerre et la paix. Le dernier, incomplet et inachevé, devait déga-
ger les idées directrices du livre. Sorel voulait montrer comment
Proudhon fit entendre la voix du socialisme sur les problèmes de la
politique européenne et notamment sur les menaces récurrentes de
guerre entre les principales puissances. C’est dans cette partie que
se seraient situées ces fameuses citations « défaitistes » inadmis-
sibles en pleine guerre.
Tout inachevé qu’il soit, ce manuscrit présente plusieurs intérêts.
Il constitue un des très rares textes de Sorel représentatif de sa pen-
sée pendant la Grande Guerre. En dehors de sa correspondance qui
reste parfois prudente dans son expression par crainte, soit de la
censure, soit de l’opinion dominante, on ne connaît que la préface
de 1915 à la traduction italienne de La réforme intellectuelle et
morale écrite précisément pour comprendre le cataclysme de la
guerre 12. Non destiné à la publication immédiate, ce manuscrit est
peut-être d’une écriture plus directe et moins prudente. Deux grands
thèmes sont particulièrement intéressants car on y retrouve certaines
des préoccupations les plus fortes de Sorel et chaque fois Proudhon
est un moyen privilégié de les faire ressortir : la question des rap-
ports de l’écrivain et de la société ; les rapports du socialisme avec
la guerre et la paix.

L’écrivain dans la société


En termes contemporains, on pourrait parler ici du rôle de l’intel-
lectuel dans la société. Mais Sorel n’emploie jamais ce terme en ce
qui concerne Proudhon puisqu’il est, pour lui, systématiquement
péjoratif. Et pourtant, c’est bien sur ce terrain qu’il se positionne
lorsqu’il reprend à Proudhon l’idée de « littérateur sans emploi ».
Pour ce dernier, il n’est pas possible de considérer la littérature
comme une « industrie de luxe » ou comme une pure recherche de
style. Le grand homme est celui qui répond à la mission de l’écri-
vain : proposer de « sérieux enseignements » à ses contemporains,
« tenir à la vie de l’époque et au mouvement de l’histoire ». Sorel
partage de tels jugements puisqu’il pense que les auteurs à la mode
ne sont même pas des « littérateurs sans emploi » en raison de leur
médiocrité. La littérature contemporaine présente tous les signes de
la décadence.

12. Cf. Patrice Rolland, « Peut-on réformer la démocratie ? Une préface de


Sorel à La réforme intellectuelle et morale », Revue française d’histoire des
idées politiques, 11, 1er sem. 2000, p. 83-112 ; la préface de Sorel est republiée
d’après le manuscrit français, p. 153-184.

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Puisqu’il y a une mission fondamentale de l’écrivain, deux ques-
tions essentielles sont posées par Sorel à propos de Proudhon : com-
ment celui-ci doit-il s’adresser à la société ? La réception de
l’œuvre est-elle juste et définitive ? L’histoire peut-elle revenir sur
le jugement des contemporains de l’écrivain ?
En s’attachant à justifier le style de Proudhon contre les critiques
de Renouvier, Sorel cherche à déterminer la meilleure façon de
s’adresser à ses contemporains. Il ne croit pas que le recours à l’art
oratoire nuise à l’exposé d’idées philosophiques. Pour Proudhon
l’art oratoire n’existe que lorsque « le style n’est plus que la réali-
sation de l’idée ». L’attachement sorélien aux classiques ne fait que
manifester la défense de la probité intellectuelle et morale de l’écri-
vain : n’écrire que pour transmettre des choses sérieuses et dans un
style qui ne masque pas la pensée.
Sorel pense que Proudhon n’a pas eu sur ses contemporains
l’influence qu’il méritait. Peut-on revenir sur une réception
médiocre ou mauvaise de l’œuvre ? Sorel sait qu’il tente la résur-
rection d’une œuvre tombée dans l’oubli après avoir été incom-
prise. Une telle gageure l’interroge depuis longtemps. En 1912, il se
montre perplexe sur la tentative de résurrection d’Oriani en
Italie car « il faut toujours beaucoup se défier des résurrections ; un
auteur n’a jamais été mis de côté par ses contemporains sans raisons
très sérieuses 13. » Il évoque le jugement de l’histoire que tout hégé-
lien connaît. Il poursuit sur la question en s’interrogeant longue-
ment sur le cas de Proudhon :

La même difficulté existe à peu près pour Proudhon :


celui-ci a été renié par l’immense majorité des socialistes ;
l’histoire ne peut revenir en arrière et le réintégrer dans un
mouvement social qui a suivi d’autres directions que la
sienne ; le philosophe (qui est un homme solitaire) peut médi-
ter sur cette œuvre pour y chercher des idées pour sa propre
instruction. Nous ne savons pas encore, à l’heure actuelle,
quelles thèses proudhoniennes seraient regardées comme
étant essentielles par les historiens de la pensée ; nous pou-
vons seulement supposer avec une grande vraisemblance que
ce serait les thèses ayant peu d’affinités avec celles qui ont
acquis le plus de popularité dans le socialisme ; la critique
achèvera sans doute l’œuvre du mouvement historique qui
a séparé Proudhon du parti socialiste ; il semble à beau-
coup de personnes que Proudhon aura une place parmi les

13. Lettre à A. Lanzillo du 19 mars 1912, loc. cit., p. 181.

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moralistes du XIXe siècle et que tout ce qui n’est pas morale
dans son œuvre, passera au second plan ou sera même sup-
primé ! Mais nous n’en sommes pas encore là 14 !

Sorel montre donc en 1912 une grande prudence devant le


jugement de l’histoire qui est présumé exact. Une résurrection de
Proudhon semble fort improbable et ne peut que porter sur certaines
parties de l’œuvre. Le manuscrit de 1917 apporte sur ce point
d’importantes modifications et Sorel paraît devenir plus optimiste
sur la possibilité de cette résurrection. Il rappelle au début ses pru-
dences anciennes sur le jugement des contemporains et de l’histoire
à propos d’une œuvre. Mais il avoue le sens de son travail : « Pour
justifier ma tentative de résurrection de ses doctrines […] ». Ainsi
tous les oublis de l’histoire ne sont pas nécessairement justifiés et
il est possible d’en faire appel devant les générations suivantes. Et,
même si une œuvre fait l’objet d’une réhabilitation comme celle de
Cournot, ceci ne veut pas dire pour autant qu’elle entre à nouveau
dans la culture contemporaine. Pour Sorel, seuls ont chance de
survivre « les précurseurs assez rares desquels on peut dire qu’ils
ont reconnu avec une certaine sûreté des repères importants des
terres promises ». Si Sorel parle des « facultés de divinateur » de
Proudhon, il ne faut pas se méprendre : il désigne les qualités du
prophète. Certes, Sorel a considéré dans les Réflexions sur la vio-
lence que la terre promise n’était pas un objectif atteignable pour les
hommes. Mais ils ont besoin de ce mythe pour continuer à avancer.
La pensée antinomique de Proudhon présente, aux yeux de Sorel, un
avantage plus grand que la pensée bergsonienne de l’élan vital pour
rendre compte des transformations des sociétés : c’est le caractère
antinomique de notre entendement qui explique que nous soyons
capables de construire des « futurs idéaux qui, une fois enrichis de
formes dramatiques par l’imagination et adoptés par nos passions,
deviennent les mythes directeurs de l’histoire ».
Ce portrait de l’écrivain que dresse Sorel à partir de Proudhon et
par comparaison avec d’autres grands noms de la littérature fran-
çaise n’est pas sans révéler certains éléments d’un autoportrait intel-
lectuel de Sorel, qu’il soit conscient ou non. Sorel relève chez
Proudhon des éléments évocateurs comme « la douleur de l’isole-
ment intellectuel » qui, s’il est normal chez le philosophe, pèse à
l’écrivain qui s’adresse à ses contemporains. Le portrait qu’il dresse
de Proudhon ressemble étrangement à la vision qu’il se fait de lui-
même à la fin de sa vie et à la façon dont il voudrait être lui-même

14. Ibid., p. 182.

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compris : Proudhon n’a jamais été chef d’une école mais il a voulu
donner à des « lecteurs d’élite un enseignement formé de ses
propres expériences » 15 ; l’homme n’est compris qu’à la fin de sa
carrière et lui-même ne se connaît pas toujours avant d’avoir épuisé
sa propre vie. Sorel pense qu’on ne peut juger l’œuvre entière qu’en
partant des réflexions faites dans les dernières années de l’activité
intellectuelle de l’écrivain. Il admet de surcroît que toute œuvre
comporte un important déchet.

Le socialisme, la guerre et la paix


Nous ne connaîtrons pas les analyses que Sorel espérait produire à
partir de Proudhon puisque le manuscrit s’arrête à peu près au
moment où il aborde ce sujet 16. Mais il est facile de deviner les
thèmes qu’il aurait développés. Le procédé même qu’il voulait
mettre en œuvre, celui d’une anthologie 17, est révélateur. Comme
il l’a indiqué à Delesalle, le projet était de citer abondamment
Proudhon afin de lui faire dire ce que Sorel ne pensait pas pouvoir
dire directement sur la guerre, l’Allemagne, le chauvinisme, etc.
Il craignait certes la censure, mais au fond de lui-même il préférait
affronter l’opinion publique démocratique masqué derrière
Proudhon 18. On peut retrouver là le procédé utilisé par Camille
Desmoulins qui fit paraître dans le Vieux Cordelier un montage de
citation de Tacite sur la terreur sous les empereurs romains 19. Tout
lecteur contemporain faisait sans peine le rapprochement avec la

15. Voir une définition identique de son rôle dans la lettre à Halévy qui
ouvre les Réflexions (cf. P. Rolland, « Peut-on réformer la démocratie ? », art.
cit., p. 95 sq.).
16. On peut trouver un exemple de ce que Sorel tirait de la pensée de
Proudhon pour l’appliquer à la guerre contemporaine dans un article paru
en Italie : « Le guerre di brigantaggio », il Resto del Carlino, 7 juin 1919,
reproduit in G. Sorel, « Da Proudhon a Lenin » e « L’Europa sotto la tor-
menta », Gabriele De Rosa (ed.), Rome, Ed. di storia e letteratura, 1973, p. 97-
102.
17. Il recommande, par exemple, à Lanzillo, le 27 mai 1917, de faire un
montage à partir de la Correspondance de Proudhon et de ses observations sur
la décadence morale et intellectuelle de son temps : « Ce tableau dans une bro-
chure […] produirait un effet saisissant » (loc. cit., p. 237).
18. Dans « Le guerre di brigantaggio » (art. cit.), Sorel souligne que La
guerre et la paix est précisément un livre facile à lire : « Très rarement Prou-
dhon a osé écrire exactement ce qu’il avait dans l’esprit ; mais aucun de ses
livres ne renferme moins de restrictions mentales » (cité d’après le manuscrit
français conservé à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève ; ce
passage ne figure pas dans le texte publié).
19. Cf. Patrice Rolland, « Politique de l’Indulgence », Revue française de
science politique, XXXVII, 5, octobre 1987, p. 616 sq.

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situation en 1794 et en tirait les conclusions « indulgentes » où
voulait le mener Desmoulins. Sorel devait espérer faire de même
avec Proudhon 20.
Sorel retrouve sans peine les textes pessimistes de Proudhon sur
la décadence de la société impériale. Mais ceci lui permet d’abord
de dénoncer le chauvinisme démocratique. La correspondance du
temps de guerre laissait apparaître cette dimension importante de la
pensée de Sorel ; elle est ici confirmée. Il s’élève, par exemple, à
l’avance contre cette forme d’anti-germanisme qui défend contre le
socialisme marxiste allemand (« le mauvais socialisme boche de
Marx ») le bon socialisme français représenté par Proudhon. Il cri-
tique l’idéalisme républicain et jacobin qui conduit à la guerre en
soutenant le principe des nationalités. À la fin des Matériaux, Sorel
insiste sur le rejet du nationalisme chez Proudhon et sa distance
avec Michelet sur ce point. Le patriotisme de Proudhon est en
même temps un internationalisme puisque, selon sa formule, ubi
justitia, ibi patria : « En nous inspirant de Proudhon, efforçons-nous
de défendre notre pays contre le chauvinisme qui fut toujours si
odieux à notre grand socialiste 21. »
Contre cet idéal « démocratique », le socialisme constitue le
recours à condition de ne pas le confondre avec « la vague littéra-
ture humanitaire que nous servent sous la rubrique socialiste les
politiciens actuels de notre Extrême-gauche ». Le socialisme de
Proudhon consiste à établir le nouveau droit économique qui pro-
voquera la révolution intellectuelle et morale grâce à laquelle on en
finira avec la guerre. Sorel rejette avec Proudhon les contradictions
jacobines : maudire les guerres réactionnaires mais vanter les
guerres démocratiques. Il résume ainsi le projet de Proudhon vers
1860 : « Les amis du prolétariat devraient donc s’unir pour empê-
cher la vieille démocratie chauvinique de créer une opinion
publique belliqueuse ». Sans doute est-ce là aussi ce à quoi aspirait
ou rêvait Sorel en pleine guerre.
Michel Prat, Patrice Rolland

20. Il écrit encore à Lanzillo, le 3 juillet 1917, en lui recommandant de faire


un volume avec les lettres de Proudhon sur la décadence de l’Europe : « Ce
qu’il avait vu s’est révélé trop exactement. Voici un passage qu’on pourrait
bien appliquer à notre temps » (loc. cit., p. 241).
21. Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, Rivière, 1921, p. 448-449.
Cf. également les articles « Proudhon disfattista » (17 janvier 1920) ou encore
« Antimarxismo francese » (14 novembre 1920), où Sorel dénonce une fois de
plus le thème du socialisme français opposé au socialisme allemand et l’usage
qu’on veut faire de Proudhon dans cette querelle, in « Da Proudhon a
Lenin »…, op. cit., p. 229-232, 305-309.

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