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ANARCHISME, LIBERTARISME ET ENVIRONNEMENTALISME?

: LA
PENSÉE ANTI-AUTORITAIRE ET LA QUÊTE DE SOCIÉTÉS
AUTO-ORGANISÉES

Damian F. White et Gideon Kossoff

Presses de Sciences Po | Ecologie & politique

2011/1 - N°41
pages 145 à 171
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Pour citer cet article :


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White Damian F. et Kossoff Gideon , « Anarchisme, libertarisme et environnementalisme?: la pensée anti-autoritaire et
la quête de sociétés auto-organisées » ,
Ecologie & politique, 2011/1 N°41, p. 145-171. DOI : 10.3917/ecopo.041.0145
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Anarchisme, libertarisme et environnementalisme :
la pensée anti-autoritaire et la quête de sociétés
auto-organisées

DAMIAN F. WHITE ET GIDEON KOSSOFF


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Peu de mouvements intellectuels peuvent se targuer d’avoir joué un rôle aussi

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important dans le développement et la formation de la pensée environnemen-
taliste moderne que la tradition anarchiste et libertaire qui parcourt la pensée
sociale et politique. Les généralisations sur les racines idéologiques communes
d’une politique aussi hétérogène et divisée que l’environnementalisme sont bien
entendu risquées. Pourtant, lorsque l’on se penche sur quelques mouvements mar-
qués par la pensée radicale écologiste (le naturalisme philosophique, la défense
de la décentralisation économique, politique et technologique ou la volonté d’éta-
blir une société durable grâce à des institutions participatives), l’esprit de l’anar-
chisme classique apparaît en première place de ce débat. On remarque en effet
qu’à diverses occasions au cours des deux derniers siècles, bon nombre des idées
structurantes des courants les plus radicaux de l’écologie politique contemporaine
ont été introduites et développées par des personnalités qui se seraient définies
elles-mêmes comme « anarchistes » ou « libertaires ».
Dans cet article, nous tenterons d’identifier les différentes connexions existan-
tes entre l’anarchisme, la tradition libertaire (plus large), l’environnementalisme et
l’écologie scientifique. Tout d’abord, nous brosserons le contexte historique de la
pensée anti-autoritaire. Depuis le siècle des Lumières, les anarchistes et les liber-
taires – de Godwin à Proudhon – ont avancé l’idée que l’ordre social est généré
par une association volontaire entre des êtres humains. À ce titre, cette tradition
est aux antipodes de la théorie sociale et politique dominante qui veut que l’or-
dre social soit le produit d’une imposition extérieure de l’autorité. En effet, les
anarchistes affirment que ce sont précisément les idéologies, les pratiques et les
institutions coercitives propres à la modernité qui se trouvent à l’origine du désor-
dre et du chaos social qu’elles sont censées empêcher. Nous expliquerons plus en
détail cette conception dans la première partie et nous montrerons ensuite que
l’opposition d’un bon nombre de formes politiques écologistes contemporaines
aux structures dirigeantes conventionnelles, à l’industrialisme et à la forte division
du travail est loin d’être nouvelle.
Dans la seconde partie de cet article, nous nous pencherons plus spécifique-
ment sur l’impact qu’ont eu l’anarchisme social, le libertarisme de gauche et les
mouvements anarchistes écologistes récents, sur le développement d’une réflexion
sur les relations nature-société. Les figures dominantes de ces différents mouve-
ments sont Pierre Kropotkine et Murray Bookchin. Ces penseurs ont largement
contribué au développement de l’écophilosophie et de l’éthique de l’environne-

ÉCOLOGIE & POLITIQUE n° 41/2011


146 Sources et fondements

ment, que ce soit en tentant de concevoir une métaphysique de la nature, de déve-


lopper une éthique naturaliste ou par leurs réflexions sur l’écologie scientifique et
la biologie évolutionniste.
Dans une troisième partie, nous examinerons l’impact plus large qu’ont eu
les penseurs anarchistes et libertaires sur les débats concernant « l’environne-
ment construit ». Les détracteurs de la pensée anarchiste l’ont souvent présentée
comme incarnant la défense d’une vision pastorale du futur. De telles interpré-
tations ne tiennent néanmoins pas compte d’un point primordial que Peter Hall
n’a pas manqué de soulever, à savoir « la vision grandiose qu’avaient les pères
de l’anarchie des possibilités offertes par la civilisation urbaine 1 ». Il se dégage
du travail de Patrick Geddes et Ebenezer Howard, de Murray Bookchin et Colin
Ward un courant de pensée qui explore des domaines aussi divers que la défense
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des cités-jardins, des jardins publics ou des jardins ouvriers, de l’urbanisme parti-
cipatif, de l’écotechnologie ainsi que de la démocratie urbaine directe. Cette veine
« écolo-urbaine » de la pensée anarchiste et libertaire est doublement importante,
en particulier dans le débat contemporain sur l’importance des villes durables.
D’abord parce que ce courant de pensée suggère que les « pratiques vécues » d’une
bonne partie du mouvement social écologiste pourraient être considérées comme
de « l’anarchisme en action ». Ensuite parce que, selon les urbanistes anarchistes,
l’environnement humain optimal serait une cité auto-organisée à échelle humaine,
bien intégrée à la région et plus globalement à son environnement naturel.
Pour conclure, nous analyserons les études critiques de la théorie sociale et
politique anarchiste et libertaire ainsi que les relations futures entre l’anarchisme,
la pensée libertaire, l’environnementalisme et l’écologie. La cohérence de ce cou-
rant en tant que théorie sociale et politique a été sérieusement remise en question,
tout comme sa capacité à constituer un socle pour la théorie sociale et politique
écologiste. Pourtant, dans une surprenante variété de domaines, les probléma-
tiques libertaires et anarchistes continuent à se frayer un chemin dans le débat
sur l’environnement. De nombreuses politiques concrètes rattachées au terme très
vaste d’« écologie » ne cessent de trouver une source inestimable d’idées et d’inspi-
ration dans les théories de l’anarchisme social et du libertarisme de gauche.

Différentes approches de l’anarchisme


Le mot anarchisme est dérivé de deux mots du grec ancien : an et arkhê. Il
signifie littéralement absence d’autorité 2 ou absence de dirigeant 3. Comme le sou-
ligne Peter Marshall, ce terme a été associé dès le début aussi bien « à l’aspect
négatif contenu dans l’expression unruliness, qui ne peut être gouverné (qui mène
au désordre et au chaos) et au caractère positif de ce que l’on appelle une société
libre dans laquelle la loi n’est plus nécessaire 4 ». Définir plus précisément les
engagements fondamentaux de la tradition anarchiste et libertaire n’est pourtant

1. P. Hall, Cities of tomorrow. An intellectual history of urban planning and design in the twentieth
century, Blackwell, Londres, 2002.
2. D. Guérin, L’anarchisme, coll. « Idées », Gallimard, Paris, 1973 [1965], p. 13.
3. P. Marshall, Demanding the impossible. A history of anarchism, Harper Collins, Londres, 1992,
p. x.
4. Ibid., p. 3.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 147

pas une tâche facile. Daniel Guérin, par exemple, déclare que l’anarchiste « refuse
en bloc la société et ses gardes-chiourme 5 ». De nombreux discours anarchis-
tes donnent l’impression de rejeter l’idée de gouvernement. En même temps, bon
nombre de ceux qui se considèrent comme anarchistes et libertaires défendent le
concept de société et s’avèrent être d’ardents partisans de structures de gouverne-
ment radicalement démocratiques et collectives 6.
Les références à des philosophies sociales radicalement individualistes ou au
contraire radicalement collectivistes à l’origine des discours anarchistes et liber-
taires viennent compliquer encore un peu le problème. En outre, les termes « liber-
tarisme » et « anarchisme » sont parfois utilisés de façon interchangeable dans les
textes et parfois dotés de sens différents. Il est donc nécessaire de clarifier certai-
nes de ces définitions.
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Nous voulons montrer dans cet article qu’il est préférable d’appréhender l’anar-
chisme et le libertarisme comme issus d’une tradition anti-autoritaire commune.
Par définition, cette famille de pensée, sociale et politique, peut être caractérisée
par un désir commun fondamental de remise en cause de l’idée selon laquelle
l’autorité devrait être le principe organisateur de la vie sociale. Toutefois, cette cri-
tique a été systématiquement étendue pour contrer toute forme de domination, de
hiérarchie et d’autoritarisme institutionnels et psychologiques. La plupart des plai-
doyers anarchistes et libertaires prennent ainsi la forme de philosophies sociales
qui expliquent comment une telle constellation de forces et de structures répres-
sives voit le jour. Ils présentent des philosophies politiques qui appellent à aller
au-delà de ces structures et proposent des alternatives à la fois sociales, politiques,
économiques et technologiques visant à déployer le champ de la liberté, de l’auto-
nomie et de l’autogestion.
Il existe toutefois des tensions et des points de discorde au sein de la tradition
anti-autoritaire. Des tensions existent entre communautaristes et individualistes ;
entre ceux qui considèrent la solidarité sociale comme condition sine qua non
d’une société libre (les anarchistes sociaux) et ceux qui soutiennent que la priorité
devrait être donnée à la souveraineté individuelle et au jugement personnel (les
anarchistes individualistes). Cette tradition est également marquée par les ten-
sions importantes qui existent entre les partisans du rationalisme scientifique et
les romantiques ; entre ceux qui considèrent le capitalisme comme l’ennemi juré
d’une société libre et ceux qui pensent que le marché économique est le méca-
nisme de coordination le plus efficace pour des sociétés décentralisées. D’autres
points de discorde viennent du fait que les partisans de la pensée anti-autoritaire
qui se considèrent comme « anarchistes » soutiennent l’idée qu’une société libre

5. D. Guérin, op. cit., p. 15.


6. Comme P. Marshall (op. cit.) et D. Miller (Anarchism, J. M. Dent and Sons, Londres & Melbourne,
1984) l’ont remarqué, le problème ici vient en partie du manque de précision terminologique entre « l’État »
et « le gouvernement » dans les textes anarchistes. Certains anarchistes emploient État et gouvernement
comme s’ils étaient synonymes, notamment Godwin ainsi que plusieurs anarchistes individualistes.
D’autres, comme Bookchin, font une distinction très nette entre les États et les institutions gouvernemen-
tales. Proudhon, remarque Marshall, reflète ces incohérences lorsqu’il affirme que « le gouvernement de
l’homme par l’homme, c’est la servitude ». Il définit pourtant par la suite l’anarchie comme une « forme
de gouvernement » sans souverain ni dirigeant (op. cit., p. 19). On doit cependant reconnaître que les anar-
chistes individualistes extrêmes tels que Max Stirner considèrent en effet l’anarchisme comme un courant
de pensée caractérisé par le rejet du gouvernement et de la société.
148 Sources et fondements

est forcément sans État. À l’opposé, ceux qui se définissent comme « libertai-
res » sont plus enclins à tolérer des formes d’État minimal dans un avenir plus ou
moins immédiat ou à aspirer de façon pragmatique, comme c’est le cas de Martin
Buber, à « remplacer au maximum l’État par la société 7 ». Néanmoins, malgré
ces désaccords, ces différents mouvements partagent la même hostilité envers « la
forme de gouvernement spécifique apparue après la Renaissance en Europe 8 » –
autrement dit, l’État moderne, qui fait que libertaires et anarchistes partagent les
mêmes convictions.

L’anarchisme, l’ordre social et la liberté


Les termes « loi » et « ordre » sont souvent utilisés conjointement comme s’ils
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étaient indissociables. Dans la pensée moderne, il ne peut y avoir d’« ordre » sans
« loi » et dans ce contexte la « loi » est définie comme un ensemble de règles conçues
et imposées par une autorité extérieure. L’application de cette loi est assurée par
l’autorité des tribunaux, de la police, de l’armée et, finalement, du gouvernement.
Si l’on s’en tient à cette conception, l’ordre social provient des institutions de l’État
moderne. Cette conception était centrale dans les théories de Thomas Hobbes sur
l’État moderne ; elle fut développée par plusieurs théoriciens du contrat social aux
XVIIe et XVIIIe siècles. William Godwin (1756-1836) fut le premier d’une longue
lignée de penseurs, aujourd’hui considérés comme les anarchistes classiques, dont
Michael Bakounine (1814-1876), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) et Pierre
Kropotkine (1842-1921), qui se sont opposés à ces théories et, de façon plus géné-
rale, au développement de la centralisation de l’État.
Parce qu’il a fait confluer des courants de pensée libérale français du XVIIIe siè-
cle avec des traditions du radicalisme dissident britanniques 9, Godwin est souvent
désigné comme le père de la tradition libertaire. Dans son Enquête sur la justice
politique – texte écrit au lendemain de la Révolution française – Godwin affirme
que le pouvoir que peut exercer un homme sur un autre n’est possible que par la
conquête ou la coercition 10. Par nature, affirme-t-il, nous sommes tous égaux. Aux
prémices de la société, les hommes s’associaient pour s’aider mutuellement. Ce
sont « les erreurs et la perversité de quelques-uns » qui mènent à ces appels au
contrôle, sous la forme d’un gouvernement 11. Ainsi, le gouvernement sert initiale-
ment à éradiquer l’injustice. Cependant, si l’on examine la forme qu’il prend dans
l’État moderne, il est extrêmement clair, selon Godwin, que celui-ci ne fait qu’en-
tretenir l’injustice et qu’il concentre dangereusement la force de la communauté
ainsi que le pouvoir de l’inégalité 12.

7. M. Buber, Paths in utopia, Collier Books, New York, 1947, p. 80.


8. D. Miller, op. cit., p. 5.
9. G. Woodcock, Anarchism. A history of libertarian ideas and movements, Penguin Books, Londres,
1986.
10. W. Godwin, An inquiry concerning political justice, and its influence on modern morals and hap-
piness, 1795 [traduction française : Enquête sur la justice politique et son influence sur la morale et le
bonheur aujourd’hui, Atelier de Création Libertaire, Lyon, 2005]. Voir également P. Marshall, The anar-
chist writings of William Godwin, Freedom Press, Londres, 1986.
11. P. Marshall, op. cit., 1992, p. 19.
12. Ibid.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 149

À partir de Godwin, de nombreux anarchistes et libertaires ont fait une distinc-


tion entre gouvernement et société, le premier étant considéré comme une « forme
sociale artificielle », la seconde, au contraire, comme une forme « naturelle ». Il est
affirmé que le véritable ordre social, ou l’harmonie sociale, ne peut en aucun cas
être imposé de l’extérieur par une autorité externe à la communauté. Par consé-
quent, le gouvernement est considéré comme une entité imposée à la société et
l’ordre généré par le pouvoir étatique serait « inauthentique ». Au contraire, un
ordre social authentique est le fruit de relations interpersonnelles au sein d’une
communauté.
Ainsi, l’ordre social apparaît spontanément à travers des interactions quoti-
diennes entre des gens qui se côtoient dans leur travail, leurs familles, leurs rela-
tions amicales et qui partagent une économie et une culture communes. Les com-
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munautés développent leur capacité à gérer leurs propres besoins et leurs propres
affaires grâce à ces liens relationnels qui se créent dans la vie quotidienne. Autre-
ment dit, les sociétés humaines possèdent la capacité de s’autogérer. La défense
et l’entretien d’une spontanéité sociale, qui est le baromètre de la santé sociétale,
révèlent la conception typiquement anarchiste de la nature humaine, à savoir que
nous sommes fondamentalement des êtres sociaux.
Il est important de préciser ici que lorsque les anarchistes classiques accusent
le « principe d’autorité » d’être la source du désordre social, ils se réfèrent à une
autorité de contrôle imposée de l’extérieur ; l’autorité per se ne leur posant habi-
tuellement pas problème. La distinction que fait Godwin entre trois types d’auto-
rité en est un bon exemple : « l’autorité de la raison », l’autorité imposée à une
personne digne d’« admiration et d’estime » et l’autorité exercée par la sanction et
qui dépend, par conséquent, de la force. Ce dernier type d’autorité est « celui qui se
combine parfaitement avec l’idée de gouvernement 13 » et il doit être rejeté.
Les anarchistes adeptes des théories de Godwin soutiennent que le pouvoir
étatique est indissociable de la domination. Ils affirment que les dirigeants (que
le gouvernement soit représentatif ou despotique) représentent la minorité privi-
légiée d’une époque donnée (selon Bakounine, des prêtres, des aristocrates, des
bourgeois ou des bureaucrates), qui prétend comprendre les intérêts de la majorité
mieux que la majorité elle-même et, par conséquent, comme l’a formulé Godwin,
« pense et dirige pour tous ». Selon lui, même un gouvernement représentatif est à
des années lumières des préoccupations du peuple, lequel doit « accepter les yeux
fermés et en accordant sa confiance, les décisions de ses dirigeants ». L’État est
ainsi à même de « réduire l’oppression à un système 14 », dont les opérations sont
rendues inutilement complexes afin de dissimuler tout conflit d’intérêt. Si besoin
est, le tout est assuré par la force plutôt que par le jugement des individus ou de la
communauté.
La plupart des plaidoyers de l’anarchisme classique ont tenté de substantifier
ces affirmations en se tournant vers l’histoire et l’anthropologie, afin d’étudier les
arrangements sociaux, culturels et politiques en œuvre dans les sociétés prémoder-
nes ainsi que chez les peuples contemporains appartenant à des microsociétés.

13. P. Marshall, op. cit., 1986, p. 104.


14. Ibid.
150 Sources et fondements

L’entraide et « le caractère artificiel » de l’État


Dans la théorie sociale et politique, L’entraide de Pierre Kropotkine, paru en
1902, constitue l’une des tentatives les plus importantes pour remettre en cause
l’idée que la légitimité de l’État moderne est basée sur un contrat social, ou que la
vie sociale peut être expliquée dans les termes, compétitifs et agressifs, du darwi-
nisme social 15. Kropotkine s’est demandé pourquoi des êtres humains « à l’état
naturel » auraient accepté d’être gouvernés si leurs communautés étaient déjà sou-
dées en l’absence d’un gouvernement ? Il renie farouchement le Léviathan de Hob-
bes lorsqu’il affirme : « Il est entièrement faux de représenter l’humanité primitive
comme une agglomération désordonnée d’individus obéissant seulement à leurs
passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habileté person-
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nelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme effréné est
une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive 16. » Il
poursuit en disant qu’en prenant en compte les données historiques et anthropolo-
giques dans toute leur profondeur, il est possible d’accéder à une compréhension
beaucoup plus diversifiée des institutions sociales que les êtres humains ont été
amenés à créer au fil du temps.
L’entraide avance l’idée que si les hommes avaient été opposés les uns aux
autres, nous n’aurions pas été capables de créer des communautés humaines dura-
bles et que, en tant que créatures relativement lentes et faibles, nous aurions dis-
paru de la scène de l’évolution il y a bien longtemps. Grâce à une prise en compte
de données historiques mais aussi à l’étude ethnographique de peuples tribaux tels
que les Bouriates et les Kabyles, Kropotkine défend que ce n’est pas la compé-
tition mais l’entraide qui constitue la norme de l’organisation sociale et que, par
conséquent, les réseaux de collaboration et de coopération avantageux pour tous
ont été une caractéristique constante des sociétés humaines.
Kropotkine, dont le but n’est absolument pas de saper les acquis de la « civi-
lisation », nous invite à reconnaître le « génie créateur » des premiers humains.
Autrefois, les membres des « sociétés claniques » partageaient la nourriture et les
biens de première nécessité, géraient la propriété en bien commun, dispensaient
des soins collectifs aux enfants et assistaient les faibles. Cette pratique d’entraide
s’est répandue à mesure que les communautés villageoises se constituaient. Kro-
potkine remarque ainsi l’émergence de cultures villageoises qui possédaient et tra-
vaillaient ensemble la terre, qui asséchaient collectivement les marais, drainaient
la forêt et construisaient les routes, les ponts et les ouvrages de défense. Ces com-
munautés ont également développé des systèmes de droit coutumier garanti non
pas par la coercition, mais par l’autorité morale de l’assemblée populaire (autrefois,
assemblée du peuple réunie pour discuter des affaires d’intérêt commun). Selon
Kropotkine, ces exemples démontrent que le principe d’association volontaire et
directe a constitué au cours de l’histoire la base d’un tissu social solide et créatif.
Il ajoute que l’entraide n’a pas disparu de la scène avec l’essor du système féo-
dal. Tandis qu’une tradition autoritaire se renforce autour des monarques et des

15. P. Kropotkine, Mutual aid. A factor of evolution, Freedom Press, Londres, 1987 [édition française :
L’entraide. Un facteur de l’évolution, Écosociété, Montréal, 2005].
16. Ibid., p. 82.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 151

barons (au XIIe siècle et durant les siècles suivants), l’Europe connaît dans le même
temps une importante tendance à contre-courant sous la forme d’une « révolution
communale ». On remarque, à partir du XIIe siècle, la lente ascension de centaines
de cités ayant la volonté de s’émanciper de l’autorité seigneuriale afin de s’auto-
gouverner. Non seulement ces « cités libres » ont expérimenté une forme d’orga-
nisation locale hautement décentralisée, mais elles ont également développé une
nouvelle forme d’entraide, à savoir les guildes qui ont permis des associations fra-
ternelles et égalitaires dans les domaines du commerce, des arts et des métiers.
Selon Kropotkine, ces cités libres auraient libéré d’énormes forces créatrices
et intellectuelles à travers l’Europe. Grâce à cela et en l’espace de trois ou quatre
cents ans, l’Europe a vu s’ériger « de beaux et somptueux édifices, exprimant le
génie des unions libres d’hommes libres 17 ». Cela prouve que « l’autorité empêche
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tout simplement aux hommes de donner libre cours à leurs tendances sociales
naturelles 18 ».
Comment expliquer alors le triomphe du « principe d’autorité » ? Kropotkine
reconnaît que l’entraide coexiste avec l’instinct d’affirmation de soi qui peut pren-
dre la forme d’une volonté de dominer et d’exploiter les autres 19. Les institutions
autoritaires appellent parfois à ce genre d’état d’esprit. C’est ce qui arriva aux cités
libres à partir de la fin du XVe siècle, quand l’État centralisé, qui commençait à se
développer, s’appuya sur les divisions survenues à la fois au sein des cités et entre
les villes et les pays pour briser les liens qui les unissaient. L’État a
anéanti toutes les institutions où la tendance à l’entraide avait autrefois trouvé son
expression […]. Assemblées populaires […] tribunaux et administration indépendante
[…] terres furent confisqués […] les guildes furent spoliées de leurs biens […]. Les
cités furent destituées de leur souveraineté […] la justice et l’administration élues, la
paroisse souveraine et la guilde souveraine […] furent annihilées ; les fonctionnaires
de l’État prirent possession de chacune des parties qui formaient auparavant un tout
organique […] [absorbant] toutes ses fonctions sociales […] [il vit] […] dans les terres
communales un moyen de récompenser ses partisans […]. Ils [les États] ont brisé tous
les liens entre les hommes 20.

Dans l’extrait suivant, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) résume les argu-


ments des anarchistes du XIXe siècle à l’encontre de l’État et de son édifice de
structures bureaucratique, judiciaire, militaire, éducative et religieuse :
Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé,
parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des
êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu. […] C’est, sous prétexte d’utilité
publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné,
exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résis-
tance, au premier mot de la plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé,
assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié,
vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement,
voilà sa justice, voilà sa morale 21 !

17. P. Kropotkine, op. cit.


18. Ibid., p. 8.
19. D. Miller, op. cit., p. 73.
20. P. Kropotkine, op. cit., p. 11.
21. Cité par D. Guérin, op. cit., p. 18.
152 Sources et fondements

Des alternatives ? Champs, usines et ateliers


Quelle était alors l’alternative à l’État moderne ? Les anarchistes classiques
se sont généralement accordés sur le fait qu’il était nécessaire de défendre et de
multiplier les occasions d’entraide, d’association volontaire et d’auto-organisation
qui ont survécu et persisté dans les sociétés capitalistes. Mais, en plus de préser-
ver ces pratiques, on a affirmé qu’une résistance politique crédible au « principe
d’autorité » impliquait de développer des projets et des mouvements politiques
qui chercheraient à localiser le pouvoir au sein de l’unité administrative la plus
proche du peuple. C’est ce qui a attiré l’attention sur la commune ou la munici-
palité. Cependant, les anarchistes furent également parmi les principaux avocats
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du confédéralisme. Dans ce contexte, il fut envisagé que les réseaux confédérés

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de communes ou de municipalités, les cités et les régions libres pourraient éven-
tuellement remplacer l’État. Dans Fields, factories and workshops, par exemple,
Kropotkine envisage de remplacer l’État par « un réseau interconnecté, composé
d’une infinie variété de groupes et de fédérations, de toute taille et rang – local,
régional, national et international – de façon temporaire ou plus ou moins per-
manente 22 ».
Mais alors, que faire de l’économie ? Dès le départ, les anarchistes classiques
ont été très proches des courants marxistes et socialistes émergents pour ce qui
est de leur opposition au capitalisme industriel (devenu la forme d’organisation
économique dominante en Europe) et aux structures de la propriété.
En montrant que le travail – et non le capital, la monnaie ou la terre – est la
base de la valeur économique, Godwin affirme que « profiter du produit du tra-
vail d’un autre homme 23 » est inacceptable. De la même façon, dans La conquête
du pain, Kropotkine montre que, puisque l’héritage de l’humanité est un héritage
commun au sein duquel il est impossible d’évaluer la contribution individuelle de
chacun, alors tout le monde doit pouvoir en profiter de façon collective 24. Cepen-
dant, au contraire de leurs contemporains marxistes, les anarchistes sont per-
suadés que le problème fondamental de l’industrie et de l’agriculture capitalistes
n’est pas simplement les relations sociales qui les régentent, mais surtout l’échelle
immense à laquelle elles se doivent d’agir, leur centralisation et leur dépendance
à l’égard d’une division du travail poussée à l’extrême. Si de nombreux marxistes
ont accueilli les institutions centralisatrices comme un pas de plus vers une « ratio-
nalisation progressive » du mode de production (dont le but, selon Bakounine, était
simplement de transformer la société en une sorte de « caserne » où « des hommes
et des femmes embrigadés dormiront, se réveilleront, travailleront et vivront au
rythme du tambour 25 »), les anarchistes classiques considéraient la rationalisation
capitaliste dans son ensemble comme régressive d’un point de vue social et cultu-
rel, conduisant à l’expansion des principes d’autorité, d’uniformité et d’homogé-

22. P. Kropotkine, Anarchism and anarchist communism. Its basis and principles, Freedom Press,
Londres, 1993, p. 7.
23. P. Marshall, op. cit., 1992, p. 211.
24. P. Kropotkine, La conquête du pain. L’économie au service de tous, Sextant, Paris, 2006 [1892].
25. D. Miller, op. cit., p. 11.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 153

néisation de la vie sociale, et à l’affaiblissement de l’autonomie, du savoir-faire, de


la technique et des tendances à l’auto-organisation sur le lieu de travail.
Dans Fields, factories and workshops, Kropotkine va plus loin en affirmant
que l’industrie pourrait et devrait être décentralisée et associée à l’agriculture, non
seulement pour les raisons invoquées précédemment, mais aussi parce que cela
ouvre la possibilité d’une vie plus équilibrée et plus saine :
La dissémination des industries dans les campagnes [afin d’amener l’usine au beau
milieu des champs], de façon que l’agriculture puisse recueillir tous les avantages
qu’elle retire toujours de son alliance avec l’industrie et de la combinaison du travail
industriel avec le travail agricole, voilà certainement la première mesure à prendre […].
Cette mesure nous sera imposée par la nécessité pour toute femme et pour tout homme
bien portant de consacrer une partie de leur vie au travail manuel en plein air ; et elle
sera rendue encore plus nécessaire lorsque les grands mouvements sociaux, qui sont
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aujourd’hui devenus inévitables, viendront modifier les formes actuelles du commerce
international et contraindre chaque nation à revenir pour assurer sa propre subsistance
à ses propres ressources 26.

Cependant, d’importantes divergences émergent quant aux conséquences d’un


tel raisonnement. Kropotkine, par exemple, a été le défenseur d’un futur anarcho-
communiste de marché libre, fortement influencé par les mouvements socialistes
et communistes de l’époque (bien qu’indépendant de l’État). Au contraire, même
si Proudhon a affirmé un temps que « la propriété c’est le vol », il pensait, à l’ins-
tar de Benjamin Tucker, qu’une propriété foncière limitée était nécessaire pour
assurer et protéger la liberté individuelle. Ainsi, Proudhon militait pour un mutua-
lisme plus favorable au « marché ». Le mutualisme de Proudhon consistait en une
économie à la fois pluraliste et confédérale, organisée au sein d’un marché réunis-
sant les producteurs (artisans et fermiers indépendants), des coopératives de petits
producteurs, des coopératives de consommation et des entreprises dirigées par
les travailleurs, le tout renforcé par une monnaie d’échange réglementée par une
banque du peuple élue de façon démocratique.
Alors que Proudhon présentait son mutualisme comme un équilibre entre un
collectivisme et un individualisme extrêmes, le rôle que le « libre arbitre » et l’indi-
vidualisme du marché devraient jouer dans un futur libertaire est devenu un point
essentiel de discorde dans le développement de la tradition anarchiste au cours du
XXe siècle. Essentiellement après la guerre, on assiste à un clivage de plus en plus
prononcé entre les anarcho-capitalistes autoproclamés tels que Murray Rothbards
ou les « libertaires » tels que Ayn Rand, qui, à la suite du désastre du socialisme
d’État, ont conclu que toute forme d’économie collectiviste est incompatible avec
une politique anti-autoritaire, et les libertaires « de gauche » qui ont continué à
soutenir que le capitalisme d’entreprise est le problème central à résoudre.
Au cours des deux dernières décennies, les anarcho-capitalistes et les libertai-
res individualistes ont soutenu que le marché libre et l’État minimal constituent la
forme politique et économique qui optimise la décentralisation, l’autonomie indi-
viduelle et le libre arbitre. Cette idée a indiscutablement eu un impact majeur dans
les cercles académiques et politiques, tout particulièrement aux États-Unis. En
s’établissant comme l’aile radicale du mouvement conservateur, de telles figures

26. Cité dans C. Ward (dir.), Fields, factories and workshops tomorrow, Freedom Press, Londres,
1974.
154 Sources et fondements

ont souvent eu un impact direct sur les politiques américaines et ont pratiquement
annexé le terme « libertaire » afin que ce dernier ne soit associé quasi exclusive-
ment qu’au radicalisme du marché libre.
Toutefois, ces manifestations des traditions individualistes de l’anarchisme
n’ont presque pas abordé les questions environnementales et ont eu peu d’impact
sur les mouvements écologistes. À l’inverse, ce sont les anarchistes socialistes, les
libertaires de gauche et d’autres compagnons de route utopistes qui ont eu le plus
d’affinité avec les questions environnementales en général et l’écologie radicale
en particulier.

L’anarchisme social et les relations nature-société


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Le lien entre anarchisme socialiste, libertarisme de gauche et les relations
nature-société est complexe. Il est possible qu’Henry David Thoreau (1817-1862)
se soit retiré dans les bois du Massachusetts pour être plus intimement lié au
monde naturel, et Proudhon a montré de profondes affinités avec les paysans,
se lamentant sur la transformation de la terre en valeur marchande 27. D’un autre
côté, les anarchistes socialistes du XIXe siècle étaient assurément des produits du
Siècle des Lumières. Et en tant que tels, ils cherchaient à contester les formes de
réductionnisme naturaliste présentes chez des penseurs tels que Malthus, ainsi
que dans le darwinisme social. Godwin, Kropotkine et Reclus ont fermement
rejeté l’affirmation de Malthus selon laquelle les « limites naturelles » que l’on
atteint via la surpopulation offriraient un « frein naturel » à tout projet progressif.
Godwin voyait des gains importants dans les technologies de la révolution indus-
trielle et aucune vertu à trouver dans un labeur déplaisant 28. Kropotkine, prônant
la « Conquête de la Nature », pensait que les réserves d’énergie de la nature étaient
« potentiellement illimitées » et que, tandis que la population devenait plus dense,
les moyens de cultiver la nourriture s’amélioreraient, ce qui répondrait aux pres-
sions démographiques 29. Reclus croyait aussi qu’une technologie avancée aiderait
à augmenter la production et à améliorer la vie de tous 30. Il serait dès lors relati-
vement incorrect d’assimiler les anarchistes socialistes classiques à des écologis-
tes proto-radicaux. En effet, bien des anarchistes socialistes classiques auraient
regardé avec horreur les déclarations technophobes des néomalthusiens et des
« primitivistes » contemporains 31.
Toutefois, l’environnementalisme et l’écologisme de la fin du XXe siècle ont
une énorme dette à l’égard de la philosophie sociale de l’anarchisme socialiste du
XIXe siècle, abondamment commentée dans la littérature sur l’écologie politique 32,
et les connexions devraient déjà apparaître clairement. Par exemple, les visions
utopistes de Kropotkine, son interprétation sympathique des histoires des sociétés

27. P. Marshall, op. cit., 1992, p. 237.


28. Ibid., p. 215.
29. Voir ibid., p. 331.
30. Ibid., p. 342.
31. Voir, par exemple, J. Zerzan, Future primitive and other essays, Autonomedia, New York, 1994
[traduction française : Futur primitif, L’Insomniaque, Paris, 1999].
32. T. O’Riordan, Environmentalism, Pion, Londres, 1981 ; A. Dobson, Green political thought, Unwin
Hyman, Londres, 1990 ; R. Eckersley, Environmentalism and political theory, UCL, Londres, 1992 ;
D. Pepper, Ecosocialism. From deep ecology to social justice, Routledge, Londres, 1993.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 155

prémodernes et à petite échelle, ainsi que son plaidoyer pour la décentralisation


ont clairement influencé la pensée utopiste écologiste du XXe siècle. La critique
anarcho-socialiste de l’État et de l’autoritarisme illustre une préférence pour des
types d’organisation et de mouvements sociaux qui prennent la forme de réseau à
faible cohésion que l’on peut trouver parmi beaucoup de groupes environnemen-
taux et écologistes radicaux, et nourrit des tentatives d’expérimentation de divers
partis écologistes au cours des années 1980 (avec des structures diverses de type
« parti anti-parti »). Les différences entre Kropotkine et Proudhon concernant l’or-
ganisation économique font écho aux débats (toujours actuels dans l’environne-
mentalisme et l’écologie radicale) concernant le rôle que les marchés devraient
jouer dans le développement de sociétés durables décentralisées.
Nous pouvons identifier trois autres champs qui se croisent dans lesquels les
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anarchistes socialistes tels que Kropotkine et d’autres penseurs contemporains
tels que Murray Bookchin ont contribué à des débats concernant les relations
nature-société. Tout d’abord, à partir de Kropotkine, les anarchistes socialistes
ont été attirés par le naturalisme éthique et des modes de pensée sociaux organi-
cistes, à savoir le désir d’avoir une « vision large de la nature » afin de fournir des
lignes directrices en vue de l’organisation d’une société libérée. Deuxièmement,
les anarchistes socialistes sont intervenus directement dans des débats scientifi-
ques concernant la biologie, la théorie évolutionniste et, plus récemment, l’écolo-
gie. Troisièmement, les anarchistes socialistes et les libertaires les plus contempo-
rains ont rompu avec l’engagement de Kropotkine de « conquérir la nature », qui a
soulevé des inquiétudes sur l’adhésion de la tradition des Lumières à l’idée d’une
« domination de la nature ».

Le naturalisme éthique et les anarchistes socialistes classiques


La tradition des anarchistes socialistes classiques, comme Peter Marshall l’a
observé 33, est profondément imprégnée d’une sorte d’« optimisme cosmique »,
un sentiment que l’anarchisme est d’une façon ou d’une autre une expression du
caractère naturel des choses. Un naturalisme éthique bien installé voyant l’ordre, la
raison, la créativité et, au final, le sens comme éléments du tissu du monde naturel,
imprègne une grande partie de l’anarchisme du XIXe siècle. Godwin, par exemple,
a soutenu que l’ordre rationnel et déterministe de l’univers pouvait potentiellement
se traduire dans l’ordre rationnel et bénin de la société. Le message implicite était
que les systèmes sociaux basés sur le pouvoir, l’autorité et le contrôle allaient
d’une certaine façon contre la nature, humaine et non humaine.
Beaucoup de mouvements libertaires et anarchistes socialistes après God-
win ont été attirés par des métaphores organiques plutôt que mécanistes. Charles
Fourier (1772-1837), par exemple, a poussé cette métaphore à son paroxysme en
suggérant que l’univers n’était pas une machine newtonienne mais un vaste orga-
nisme vivant pulsant de vie : tout ce qu’il contenait était gouverné par le principe
d’« attraction passionnée ». Fourier croyait qu’avec des formes sociales adaptées,
cette force d’attraction passionnée pourrait être répandue dans la vie sociale.
Cependant, parmi les penseurs du XIXe siècle, c’est une fois de plus Kropotkine

33. P. Marshall, op. cit., 1992.


156 Sources et fondements

qui émerge comme figure emblématique dans le développement du côté natura-


liste des idées anarchistes.
Un aspect intéressant et controversé de la pensée de Kropotkine est sa critique
de l’idée que le principe d’autorité se cache d’une certaine manière dans la nature.
En tant que naturaliste, géographe et théoricien évolutionniste, le travail de terrain
qu’il a effectué en Sibérie dans sa jeunesse l’a conduit à penser qu’il existait une
logique d’entraide, aussi bien dans le monde naturel que dans la société. Sa posi-
tion contrastait fortement avec celle de bon nombre de théoriciens contemporains
du XIXe siècle tels que Thomas H. Huxley et Herbert Spencer, qui ont exploité la
théorie de l’évolution de Darwin afin d’étayer l’idéologie du laisser-faire écono-
mique.
Kropotkine raconte comment, lors de ses recherches en Sibérie et alors qu’il
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venait de lire L’origine des espèces, lui et son collègue ont vainement cherché la
compétition acharnée entre des animaux de la même espèce évoquée par Darwin
dans ses travaux 34. Dans L’entraide, il ne nie pas qu’il y ait une lutte dans la
nature et, en particulier, des conflits entre les espèces, mais il suggère que les
plus « aptes » dans cette lutte sont ceux qui pratiquent la coopération au sein de
leur propre espèce. « Qui sont les plus aptes : ceux qui sont continuellement en
guerre les uns contre les autres, ou ceux qui se soutiennent mutuellement ? On
voit immédiatement que les animaux qui acquièrent l’habitude de s’entraider
sont indubitablement les plus aptes 35. » La compétition dans un monde naturel
rude est perçue comme un gaspillage d’énergie et de ressources ; la coopération,
elle, permet aux animaux de sécuriser leur nourriture, de se protéger des préda-
teurs et d’élever leur progéniture. Ainsi, l’entraide et non l’antagonisme mutuel,
l’association plutôt que la compétition, sont devenues les agents les plus impor-
tants de l’évolution naturelle, ou, selon Kropotkine, « l’arme la plus efficace dans
la lutte pour l’existence 36 ». Et cela s’applique essentiellement aux animaux les
plus faibles, les plus lents et, de fait, les plus vulnérables physiquement, parmi
lesquels se trouve l’être humain.
Kropotkine cite beaucoup d’exemples de ce phénomène, dont les insectes, les
crabes, les abeilles, les rapaces, les oiseaux migrateurs et nicheurs, et la quasi-to-
talité des mammifères : plus on grimpe sur l’échelle de l’évolution, plus de telles
associations deviennent intentionnelles, jusqu’à ce que cela devienne un processus
raisonné chez l’homme. C’est effectivement ce processus, selon lui, qui permet
aux animaux d’évoluer et qui a favorisé le développement de leur longévité et de
leur intelligence. Dans la nature humaine et non humaine, la vie en société est la
plus puissante des armes dans la lutte pour la vie 37.
Kropotkine rejoignit le Darwin de La filiation de l’homme 38 sur le fait que la
sociabilité a aidé les animaux à survivre et que chez les animaux supérieurs, tels
que les humains, cela a engendré de la solidarité, de la compassion et au final de

34. P. Kropotkine, op. cit., 1987.


35. Ibid., p. 24.
36. P. Kropotkine, Ethics. Origin and development, Black Rose Books, Montréal, 1992, p. 45.
37. P. Kropotkine, op. cit., 1987.
38. C. Darwin, The descent of man, and selection in relation to sex, John Murray, Londres, 1871 [tra-
duction française : La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, Syllepse & Institut Charles Darwin
International, Paris, 1999 (1872)].
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 157

l’amour, ainsi que des notions telles que l’équité et la justice. Ainsi, la source du
comportement éthique, à savoir « les rudiments de relations morales », aussi bien
que la base de l’anarchisme se retrouvent dans le monde naturel, et particulière-
ment dans la sociabilité dont les origines sont pré-humaines mais qui apparaît
sous sa forme la plus développée chez les humains : Kropotkine a soutenu que « la
Nature doit être reconnue comme le premier professeur d’éthique de l’homme.
L’instinct social […] est l’origine de toutes les conceptions éthiques et du dévelop-
pement de la moralité qui s’en est suivi […], les sentiments moraux de l’homme
constituent d’autres évolutions des sentiments de sociabilité qui existaient parmi
ses ancêtres pré-humains les plus lointains 39 ».
Cette thèse naturaliste allait à l’encontre des théologiens et des philosophes
qui attribuaient à l’éthique des origines surnaturelles ou métaphysiques (cela
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concernait la majorité de ceux qui, en Occident et avant les Lumières, avaient
déjà réfléchi à la question) : « Le triomphe du principe moral [a été] considéré
comme un triomphe de l’homme sur la nature, triomphe que l’homme pourrait
espérer obtenir seulement avec une aide extérieure constituant une récompense
pour ses bonnes intentions. » Elle a également été à l’encontre de ceux qui soute-
naient que l’éthique doit être inoculée par une force externe : Herbert Spencer, un
darwiniste social, était « stupéfait par le manque de causalité dans le royaume
de la moralité » ; et Thomas Huxley pensait que « l’évolution cosmique était inca-
pable de fournir une meilleure raison pour laquelle ce que l’on appelle le bien
est préférable à ce que l’on appelle le mal » et que le progrès social nécessitait le
remplacement de ce processus cosmique par un processus éthique.
Le penseur libertaire le plus important à adhérer aux thèses ontologique et
éthique de Kropotkine au XXe siècle a sans doute été Murray Bookchin (1922-
2006).

L’écologie sociale de Bookchin


Depuis son essai publié en 1965, « Écologie et pensée révolutionnaire », Boo-
kchin a cherché à intégrer l’écologie et la tradition libertaire à la grande synthèse
qu’il a nommée « écologie sociale » 40. L’œuvre de Bookchin diverge de celle de
Kropotkine par son rejet de l’idée que la domination de la nature est une caracté-
ristique nécessaire et inévitable de la condition humaine.
Selon Bookchin, les sociétés premières n’avaient pas de concepts de domina-
tion et, de fait, ne pouvaient développer celui d’une domination de la nature. Mais
la sensibilité hiérarchique qui a émergé par la suite et qui a « conceptuellement
armé l’humanité pour qu’elle transmette ses antagonismes sociaux au monde
naturel 41 » fut projetée sur la nature et c’est ainsi que l’idée de dominer cette der-
nière est née : la nature est devenue « un tyran – à contrôler ou auquel obéir 42 ».

39. P. Kropotkine, op. cit., 1992, p. 45.


40. M. Bookchin, Ecology and revolutionary thought. Post-scarcity anarchism, Rampart Press, Berke-
ley, 1965a [traduction française du texte « Ecology and revolutionary thought » : « Écologie et pensée révo-
lutionnaire », in M. Bookchin, Pour une société écologique, Christian Bourgois, Paris, 1976, p. 141-169].
41. M. Bookchin, The ecology of freedom, Cheshire Books, Palo Alto, 1982, p. 82.
42. M. Bookchin, Remaking society, Black Rose Books, Montréal, 1989, p. 33 [traduction française :
Une société à refaire. Pour une écologie de la liberté, Atelier de Création Libertaire, Lyon, 1992].
158 Sources et fondements

De fait, l’idée même que l’humanité doit dominer la nature est intimement liée
à la naissance de la hiérarchie dans les sociétés humaines et, par conséquent, la
crise écologique a des racines sociales : comme elle découle de la domination de
l’homme par l’homme, sa résolution exige, davantage que le seul démantèlement
des institutions étatiques, de s’attaquer à toutes les formes et idéologies hiérarchi-
ques.
La thèse de Bookchin ébranle l’idée circulant depuis la période classique selon
laquelle la domination de l’homme par l’homme, le traitement cruel et l’exploita-
tion d’une classe économique par une autre, ont toujours été justifiés par le mythe
« d’une nature aveugle, muette, cruelle, parcimonieuse et compétitive 43 », une
nature qui doit forcément être « dominée » sans quoi c’est elle qui nous dominera.
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Cette idéologie soutient que la richesse ne peut être créée qu’en traitant la nature

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comme une ressource, et le besoin d’obtenir cette richesse par la force est devenu
une excuse pour le comportement « avare » des élites dirigeantes, tout en fournis-
sant le socle utilitariste pour des idéologies modernes telles que le libéralisme et
le marxisme.
Bien que reconnaissant l’existence de la pénurie, Bookchin soutient que les
classes dirigeantes ont souvent exagéré la parcimonie de la nature et ont effective-
ment souvent créé artificiellement la rareté 44. Ces classes dominantes ont affirmé
que les institutions autoritaires étaient nécessaires pour protéger les hommes des
conflits qui éclateront suite à l’épuisement des ressources dans le monde natu-
rel, ce qui pourrait revenir à dire, comme l’a antérieurement formulé Kropotkine,
« que sans autorité, les hommes s’entre-dévoreraient 45 ». Tout cela a mené à une
instrumentalisation du monde naturel considéré comme un ensemble de ressour-
ces ou de matériaux bruts.
Comme Kropotkine, Bookchin se tourne vers les développements modernes
de l’écologie scientifique et la théorie évolutionniste. Toutefois, Bookchin essaie
de combiner ces idées avec ce que l’on considère comme des conceptions com-
plémentaires et plus larges de la nature, que l’on peut trouver dans la tradition
occidentale de la philosophie du devenir et de la pensée dialectique, de Aristote à
Fichte, Schelling et Hegel. On peut considérer que cela rend son naturalisme plus
nuancé, plus complexe et plus étendu que celui de Kropotkine.
Cherchant à chasser « l’image de la nature comme marché », Bookchin a sug-
géré que la science de l’écologie et la théorie évolutionniste d’après-guerre nous
offrent une vision de la nature très différente de celle adoptée par Malthus, Marx
ou Adam Smith 46. Selon Bookchin, l’écologie scientifique rend compte d’une
nature qui est loin d’être compétitive, caractérisée par des relations d’interaction
et de participation ; loin d’être parcimonieuse, elle est féconde ; loin d’être aveugle,
elle est créative et directive ; et loin d’être déterministe, elle fournit les bases d’une
éthique de la liberté.

43. M. Bookchin, Social anarchism or lifestyle anarchism. An unbridgeable chasm, AK Press, Édim-
bourg, 1995, p. 39.
44. Ibid., p. 99.
45. P. Kropotkine, op. cit., 1992, p. 49.
46. M. Bookchin, op. cit., 1982.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 159

Le « naturalisme dialectique » de Bookchin suggère que la meilleure manière


de comprendre les relations socio-écologiques consiste à ne pas étudier le déve-
loppement des espèces individuelles en les isolant des autres espèces (il sou-
tient que la tendance à procéder ainsi est le reflet du parti pris entrepreneurial
de notre culture), mais à se concentrer sur le développement interdépendant au
sein d’éco-communautés en perpétuel changement 47. Les éco-communautés sont
souvent considérées comme des ensembles interactifs et intégrés (mais également
en constante évolution et non finalisés) qui se trouvent au premier plan de l’évo-
lution. Elles peuvent être caractérisées par le principe « d’unité dynamique dans
la diversité 48 » offrant un cadre pour la différenciation ou l’évolution d’espèces et
d’individus.
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Bookchin affirme que « la dynamique de l’évolution est orientée vers la diver-

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sification croissante des espèces et leur emboîtement dans des relations haute-
ment complexes, essentiellement mutualistes 49 ». La diversité au sein d’une éco-
communauté n’est pas uniquement la source de sa stabilité, comme le suggèrent
bon nombre d’écologistes, elle est également responsable de son évolution, de sa
différentiation grandissante, et cela devient la source d’une « liberté naissante ».
Selon Bookchin, la diversité, telle qu’elle se développe dans le processus d’évolu-
tion, offre « divers degrés de choix, d’autonomie et de participation des formes
de vie dans leur propre développement […]. L’augmentation de la diversité dans
la biosphère ouvre effectivement de nouvelles voies d’évolution, des directions
d’évolution alternatives, dans lesquelles les espèces jouent un rôle actif dans leur
propre survie et leur propre changement ». Il soutient que cette subjectivité émer-
gente dans les choix et la capacité à sélectionner son propre environnement, aug-
mente à mesure que les espèces « deviennent structurellement, physiologiquement
et surtout neurologiquement plus complexes 50 ». En d’autres termes, lorsqu’une
espèce devient plus avancée, elle participe encore davantage à sa propre évolu-
tion.
À mesure que les éco-communautés deviennent plus complexes au fil de leur
évolution, de nouveaux chemins évolutionnaires s’ouvrent, de nouveaux types
d’interactions deviennent possibles et les voies de ce processus de participation
gagnent en variété. De fait, l’évolution a non seulement une dimension mutua-
liste mais également participative. Cette vision de la vie synonyme d’implication
active, relationnelle et créative dans notre propre développement évolutionnaire
est évidemment en contradiction avec la vision conventionnelle selon laquelle les
espèces, au cours de leur évolution, ne seraient que les objets passifs de forces
« exogènes 51 ». Selon Bookchin, il s’agit simplement d’une expression moderne de
l’idée que la nature est nécessitariste ou déterministe.
Ainsi, comme l’a souligné Kropotkine, non seulement la société, mais aussi la
volonté, la subjectivité, le choix, l’intentionnalité, la raison et, par conséquent, la
liberté humaines existent à l’état de potentialités latentes dans le monde naturel,

47. M. Bookchin, The philosophy of social ecology, Black Rose Books, Montréal, 1990, p. 16.
48. M. Bookchin, op. cit., 1982, p. 24.
49. M. Bookchin, op. cit., 1995, p. 41.
50. Ibid., p. 44.
51. Ibid.
160 Sources et fondements

qui se sont déployées ou améliorées au fil de l’évolution. Ces capacités ont émergé
de la nature et non malgré la nature, comme la civilisation occidentale l’a généra-
lement affirmé, et donc la nature ne peut plus être perçue comme un objet aveugle
et incapable de créer. Le désir de formuler une éthique rationnelle et libertaire
n’a donc plus besoin d’être hanté par la peur du relativisme ou d’être fondé sur un
dualisme net entre société et nature, car nous pouvons constater que : « Le mutua-
lisme, la liberté et la subjectivité ne sont pas des valeurs et des préoccupations
purement humaines. Ils se présentent, bien que sous forme embryonnaire, dans
des processus organiques et cosmiques plus vastes qui ne requièrent aucun dieu
aristotélicien pour les motiver, ni aucun esprit hégélien pour leur insuffler la
vie 52. »
Selon Bookchin, le naturalisme dialectique ouvre la voie à un humanisme éco-
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logique actif. Les êtres humains émergent de la « nature première » (le monde
naturel) pour construire une seconde nature (la société). Pourtant, nous devons
nous considérer comme l’expression d’un cheminement intérieur difficile vers la
conscience, présent dans la nature première : « Nous avons été conçus pour inter-
venir activement, consciemment et délibérément dans la nature première avec
une efficacité inégalée et pour la modifier à l’échelle planétaire 53. » La question
importante pour Bookchin est de savoir si nous augmentons ou si nous diminuons
la diversité et la complexité sur les plans sociaux et écologiques.

Anarchisme social, nature et environnement construit : des cités-


jardins à l’urbanisme écologique ?
Quelles pourraient être les formes sociales qui facilitent le développement de la
complexité et de la diversité sociales et écologiques ? À divers moments au cours
des deux derniers siècles, à commencer avec les « phalanstères » ruraux de Fourier,
bien des groupes influencés par l’anarchisme et le libertarisme ont affirmé que des
communautés rurales autosuffisantes et coopératives ancrées dans des écologies
locales, mélangeant une agriculture à petite échelle et une production artisanale,
pouvaient offrir une alternative désirable au capitalisme industriel. De tels mou-
vements ont clairement eu une influence majeure sur les diverses formes d’éco-
monachisme et de communautarisme écologique qui ont connu des phases ascen-
dantes et descendantes au cours des quarante dernières années 54. Plus encore, on
a récemment assisté à l’émergence de diverses formes d’« anarcho-primitivisme ».
Fondés sur une vision apocalyptique de la crise écologique, associée à une vision
romancée des vertus écologiques du mode de vie des chasseurs-cueilleurs et à un
désir de retrouver « l’état sauvage », de tels mouvements ont soutenu qu’une société
durable ou écologique implique nécessairement un rejet massif de la modernité,
de l’urbanisme, des villes et, finalement, de la « civilisation 55 ». De tels mouve-
ments ont clairement influencé nombre des manifestations de politiques écologis-
tes contemporaines les plus rétrogrades et passéistes. Pourtant, l’idée qu’il s’agit de

52. M. Bookchin, op. cit., 1982, p. 365.


53. M. Bookchin, op. cit., 1990, p. 42.
54. Voir R. Eckersley, op. cit.
55. J. Zerzan, op. cit.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 161

la seule contribution que la tradition anarchiste et libertaire ait apportée au débat


environnemental contemporain est relativement problématique.
Comme Graham Purchase l’a noté, beaucoup d’anarchistes classiques du
XIXe siècle ont effectivement contesté l’idée qu’un retour à un monde préindus-
triel constituait une solution viable. Par exemple, le géographe anarchiste Élisée
Reclus a « fermement rejeté l’idée selon laquelle les communautés expérimenta-
les à petite échelle […] offraient quoi que ce soit qui s’approche d’une solution
adéquate au problème de la coexistence humaine ». Il a préféré prendre parti pour
« la ville autonome et économiquement intégrée à la région 56 ». De même, Kro-
potkine a envisagé des communautés urbaines qui seraient de « grandes agglo-
mérations agro-industrielles autonomes et autosuffisantes, dont les plus grandes
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atteindraient potentiellement la taille de Paris 57 », et des mondes ruraux appuyés

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par la diffusion de technologies avancées.
Parmi les libertaires et anarchistes du XXe siècle tels que Patrick Geddes et
Ebenezer Howard, Martin Buber, Murray Bookchin et Colin Ward, émerge sou-
vent l’idée de la « ville à taille humaine » comme objet de fascination et d’étude
constituant le lieu de libération potentielle pour la société et la nature. On peut
trouver chez ces penseurs l’idée que la source des dilemmes socio-écologiques
des sociétés contemporaines n’est pas l’urbanisme (ni la technologie d’ailleurs),
mais le développement de formes d’urbanisme qui sont structurellement pauvres
et qui minimisent le potentiel de la ville classique. Par exemple, Martin Buber a
affirmé qu’une structure sociale riche est constituée d’associations communautai-
res denses et imbriquées, c’est-à-dire ce que le capitalisme industriel a tendance
à détruire 58. Les urbanistes anarchistes du XXe siècle, de leur côté, ont générale-
ment soutenu que les contradictions sociales et écologiques de cette époque ne
seront résolues que par la reconstruction de structures sociales urbaines et éco-
logiques complexes. De manière plus générale, retrouver l’urbain a souvent été
perçu comme le premier pas pour réorganiser la vie sociale et écologique. Cela
entraînerait l’association entre des courants d’entraide existants avec des projets
de création d’environnements vivants, qui retravaillent les matériaux civiques,
démocratiques, communautaires, technologiques et écologiques pour faciliter
l’émergence de sociétés autogérées.
Par exemple, Ebenezer Howard (1850-1928) et Patrick Geddes (1854-1932),
dans leur désir de concevoir des espaces urbains sains et démocratiques, ont été
immensément influencés par Kropotkine. Pourtant, ils poussent tous les deux la
pensée de Kropotkine beaucoup plus loin. En réaction à l’organisation chaotique
des quartiers précaires victoriens, Howard a proposé des changements radicaux
dans la propriété foncière privée et publique pour développer des villes soigneu-
sement conçues et esthétiques qui puissent à la fois maximiser la liberté de choix
et d’association, et permettre aux gens de vivre davantage en harmonie avec la
nature 59. Reconnaissant que ni la ville contemporaine ni la campagne ne permet-

56. G. Purchase, Anarchism and ecology, Black Rose Books, Montréal, 1997, p. 16.
57. Ibid., p. 20.
58. M. Buber, op. cit.
59. M. de Geus, Ecological utopias. Envisaging the sustainable society, International Books, Utrecht,
1999.
162 Sources et fondements

taient une vie humaine épanouie, Howard a proposé les « cités-jardins », des villes
à taille humaine qui pourraient combiner le meilleur de la « ville » et de la « cam-
pagne » : de beaux jardins et des institutions culturelles riches, des boulevards et
des parcs publics spacieux, des lieux de travail et des systèmes de transport publics
modernes, des centres de production propres et un bon système sanitaire. Il a été
envisagé que de telles villes permettent un équilibre entre société et nature, entre
culture et écologie. Elles seraient planifiées de manière rationnelle et entourées
de ceintures vertes denses qui permettraient à la nature de se développer. Elles
seraient presque des œuvres d’art. Comme le déclare Howard :
Comme nous l’avons dit précédemment, il est essentiel de garantir l’unité entre la
conception et le but recherché (la ville doit être envisagée dans son ensemble et ne
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doit pas être abandonnée à une croissance chaotique comme ce fut le cas pour toutes

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les villes anglaises ainsi que, à plus ou moins grande échelle, pour toutes les villes du
monde). Une ville, à l’instar d’une fleur, d’un arbre ou d’un animal, devrait montrer, à
chaque étape de sa croissance, une unité, une symétrie, une complétude, et l’effort de
croissance ne devrait jamais viser à détruire cette unité mais devrait au contraire lui
donner une raison d’être bien plus forte ; sans pour autant saboter cette symétrie mais
en rendant au contraire la ville encore plus symétrique, alors que la complétude de la
structure première doit se confondre dans celle encore plus remarquable du dévelop-
pement à venir 60.

Au-delà du collectivisme bureaucratique et du capitalisme victorien, Howard


a imaginé que de telles cités-jardins bâtiraient un commonwealth confédéré et
coopératif, décentralisé mais planifié rationnellement, au sein duquel on trouve-
rait des propriétés privées et municipales. Patrick Geddes, dans ses livres City
development et Cities in evolution, a recommandé d’aménager les environnements
de la ville, du monde urbain et de son arrière-pays pour permettre à leurs habi-
tants de s’engager dans une action populaire de « planification civique » 61. Comme
Colin Ward l’a remarqué : « L’expression directe des aspirations des citoyens ordi-
naires en termes de réaménagement des grandes ou petites villes constitue le
message qui se dégage d’un bon nombre des perceptions environnementales de
Geddes 62. » Un thème central de l’œuvre de ce dernier est « l’idée que le citoyen
moyen peut contribuer positivement à l’amélioration de son environnement. Ged-
des était convaincu que chaque génération avait le droit d’incorporer ses propres
aspirations à la structure de sa ville 63 ».
Geddes pensait que pour y parvenir on devait établir les fondements d’une
compréhension civique par l’intermédiaire de l’éducation. À ce titre, il alla pros-
pecter auprès des écoles, des sociétés et des associations et tenta de les amener à
effectuer des enquêtes et des projets dans leurs localités : créer des aires de jeux,
planter des arbres et peindre des bâtiments. Il a usé de tous les moyens à sa dis-

60. E. Howard, Garden cities of to-morrow, MIT Press, Cambridge, 1946 (1902), cité dans M. de Geus,
op. cit., p. 121 [traduction française : Les cités-jardins de demain, Sens et Tonka, Paris, 1999].
61. P. Geddes, City development. A study of parks, gardens, and culture-institutes. A report to the
Carnegie Dunfermline Trust, Rutgers Univ. Press, Piscataway, 1904 et P. Geddes, Cities in evolution. An
introduction to the town planning movement and to the study of civics, Williams & Norgate, Édimbourg,
1915 [traduction française : L’évolution des villes. Une introduction au mouvement de l’urbanisme et à
l’étude de l’instruction civique, Temenos, Paris, 1994].
62. C. Ward, Influences. Voices of creative dissent, Green Books, Devon, 1991, p. 110.
63. Ibid.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 163

position afin d’exposer la population à des situations dans lesquelles ils devaient
faire entendre leur voix 64.
Par ailleurs, Geddes est d’une importance centrale pour avoir défendu l’idée
que les villes doivent être envisagées en termes autrement plus organiques et holis-
tiques, pour son appréciation extrêmement riche de leurs environnements et enfin,
parce qu’il reconnaît pleinement l’appartenance des villes à leurs régions. À la
manière d’Howard et des anarchistes qui l’ont précédé, Geddes considérait que de
telles communautés urbaines à échelle humaine ne devraient pas être exclusive-
ment limitées aux écosystèmes qui les composent, mais aussi former des confé-
dérations de régions autonomes qui remplaceraient les États-nations par un com-
monwealth plus efficace.
Geddes et Howard ont tous deux joué un rôle fondamental avant-guerre, dans
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le développement des traditions progressistes de la planification urbaine au Royau-
me-Uni. Murray Bookchin et Colin Ward, deux personnages clés de l’après-guerre,
ont cherché à garder vivante la vision d’un urbanisme libertaire et écologique.
La conception du futur écologique de Bookchin s’inspire grandement d’une
sensibilité d’urbaniste. Son regard sur la restauration de la ville est influencé par
des notions classiques d’échelle humaine, de citoyenneté et de démocratie directe.
Selon Bookchin, cela rétablirait l’équilibre entre « la ville et la campagne », ce qui
est primordial pour bâtir une société écologique.
Les premières publications abouties de Bookchin, Our synthetic environment
et Crisis in our cities, s’intéressent à la notion de « crise urbaine » émergente 65. Il
y suggère que la vie dans la « mégalopole » américaine moderne d’après-guerre
s’« effondre » et s’intéresse aux déplacements démographiques qui s’opèrent des
villes vers les banlieues. Et alors que Bookchin remarque que les critiques ont
dépensé beaucoup d’énergie pour tourner en dérision cet exode, il soutient dans
ces textes que l’envie de fuir l’extension urbaine démesurée d’après-guerre est
tout à fait rationnelle. Ainsi, en tentant d’échapper à la réification présente au
cœur de la vie moderne, « l’Américain moyen » essaie « d’une manière plus ou
moins confuse, de réduire son environnement à une échelle humaine ». Il « cher-
che à recréer un monde vivable en tant qu’individu ». Cela reflète, à l’origine, « un
besoin de vivre dans une sphère d’activité humaine qui soit intelligible, malléable
et créative au niveau de l’individu 66 ».
Bookchin affirme dans ces textes qu’il existe un besoin de revenir à « des ryth-
mes de vie humaine normaux, équilibrés et maîtrisables, c’est-à-dire à un envi-
ronnement qui satisfasse nos attentes en tant qu’individus et êtres biologiques 67 ».
Tandis que les tendances actuelles au développement d’agglomérations urbaines
déstructurées sont considérées comme profondément indésirables, l’idée que l’on
puisse retourner à une sorte de passé rural préindustriel est tout aussi problémati-
que. Tout en écartant une quelconque alternative arcadienne ou primitiviste (après

64. C. Ward, op. cit.


65. M. Bookchin, Our synthetic environment, Knopf, New York, 1962 (<dwardmac.pitzer.edu/Anar-
chist_Archives/bookchin/syntheticenviron/osetoc.html>) et M. Bookchin, Crisis in our cities, Prentice
Hall, New York & Englewood Cliffs, 1965b (ces deux ouvrages ont été initialement publiés sous le pseu-
donyme Lewis Herber).
66. M. Bookchin, op. cit., 1962, p. 238.
67. Ibid., p. 240.
164 Sources et fondements

tout, l’utilisation de machines agricoles n’entre pas nécessairement en conflit avec


des pratiques agricoles saines et, de même, l’agriculture et l’industrie ne sont pas
inconciliables avec un environnement plus naturel), Bookchin assure que « nous
avons besoin d’un nouveau type de communauté humaine », une communauté qui
ne « constitue ni un retour absolu dans le passé ni une adaptation suburbaine au
présent 68 ».
Par conséquent, le projet écologique ne devrait pas rejeter l’urbanisme mais
reconsidérer la ville dans toute sa diversité historique 69. Bookchin s’inspire en par-
tie de Kropotkine, Geddes, Howard et d’autres, lorsqu’il souligne qu’il existe un
besoin d’intégrer quelques-unes des vertus de la modernité à des formes urbaines
qui ont constitué les fondements de la civilisation occidentale, telles que la polis
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athénienne, la république romaine antique et les cités libres de la Renaissance : « Il

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n’est désormais plus fantaisiste de penser l’environnement futur de l’homme en
termes de ville décentralisée de taille moyenne, qui combine l’industrie et l’agri-
culture non seulement dans une même entité civique mais aussi dans le cadre des
activités professionnelles d’une même personne 70. »
Bookchin affirme que le problème qui doit être accepté par les environnemen-
talistes et par les écologistes n’est pas la vie urbaine en tant que telle. Le problème
est plutôt l’urbanisation sous le capitalisme ou la manière dont celui-ci génère
une « urbanisation sans villes ». Selon lui, les formes capitalistes d’urbanisation
ruinent et anéantissent tout sens profond de la vie civique, de l’engagement, de
la communauté ou de la citoyenneté active. Elles imposent des fardeaux écolo-
giquement irrationnels aux milieux environnants et créent des sociétés « totale-
ment déséquilibrées », peuplées « d’individus tendus et stressés 71 ». Ainsi, il faut
développer notre environnement « de manière plus sélective, plus subtile et plus
rationnelle », afin d’élaborer une « nouvelle synthèse de l’homme et de la nature,
de la nation et de la région, de la ville et de la campagne 72 ».
La manière dont Bookchin envisage l’urbanisme écologique est intéressante
non seulement parce qu’il défend les villes de taille moyenne en tant que sites
potentiels d’une politique écologique, mais aussi parce qu’il tente d’associer ce
projet d’urbanisation environnementale à des politiques de technologie écologi-
que, de participation et de citoyenneté. Dans son essai « Towards a liberatory tech-
nology », écrit en 1965, Bookchin remarque qu’avec l’avènement du stalinisme
et de la guerre froide, la possibilité d’une corrélation simple et directe entre les
progrès technologiques et sociaux a été détruite 73. Le monde moderne est devenu
« schizophrène, partagé entre la crainte lancinante d’une extinction nucléaire et
le désir ardent de l’abondance matérielle, de loisirs et de sécurité 74 ». Cependant,
l’ambition de vouloir résoudre ces tensions en présentant la technologie comme

68. Ibid., p. 242.


69. Ibid. et M. Bookchin, op. cit., 1965.
70. M. Bookchin, op. cit., 1962, p. 242.
71. M. Bookchin, op. cit., 1965, p. 173.
72. M. Bookchin, op. cit., 1962, p. 244.
73. M. Bookchin, « Towards a liberatory technology », Anarchos, n° 2 et n° 3, 1968-1969 [traduction
française (version abrégée) : « Vers une technologie libératrice », in M. Bookchin, Pour une société éco-
logique, op. cit., p. 79-140].
74. M. Bookchin, The modern crisis, 1986, p. 107.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 165

dotée par elle-même d’une « existence sinistre », ce qui conduit à son rejet global,
est considérée comme aussi simpliste que l’optimisme qui prévalait durant les
décennies précédentes. Si nous ne voulons pas être paralysés par cette « nouvelle
forme de fatalisme social », un fatalisme qu’on attribue aux théoriciens sociaux de
la technologie comme Jacques Ellul et Friedrich Juenger, alors « un équilibre doit
être atteint 75 ». En ce qui concerne l’endroit précis où cet équilibre doit s’installer,
Bookchin affirme dans ses premiers écrits que nous devons renouer avec les facul-
tés libératrices de la nouvelle technologie.
Bookchin soutient qu’une société radicalement décentralisée n’est pas seule-
ment compatible avec de nombreux aspects du monde technologique moderne mais
est aussi potentiellement facilitée par de nouveaux développements. Il affirme, par
exemple, que les innovations technologiques ont peut-être rendu moins impor-
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tant le besoin d’une énorme concentration de population dans quelques zones
urbaines, étant donné que l’expansion des moyens de communication de masse et
des transports ont « principalement » permis « la disparition des obstacles créés
par l’espace et le temps 76 ». En ce qui concerne la viabilité de la décentralisa-
tion industrielle, il suggère que les nouveaux progrès de la miniaturisation, de
l’informatique et de l’ingénierie garantissent désormais la viabilité grandissante
d’alternatives à petite échelle aux nombreux équipements géants qui ont autrefois
gouverné le monde des sociétés industrielles.
Bookchin suppose que les nouvelles possibilités de faciliter le travail par
l’automatisation permettent d’imaginer un avenir sans travail pénible, peut-être
pour la première fois de l’histoire. Il soutient que presque toutes les utopies et les
programmes révolutionnaires du début du XIXe siècle ont été confrontés à des pro-
blèmes de travail et de besoins. En effet, une partie importante de la pensée socia-
liste fut tellement influencée par ce type d’images, qui ont perduré au cours du
XXe siècle, qu’il a émergé à gauche une éthique du travail pratiquement puritaine,
une fétichisation du labeur et une conception du socialisme en tant que société
industrielle de plein-emploi. Bookchin affirme que les développements techno-
logiques de l’après-guerre possédaient le potentiel de remplacer ce « royaume de
la nécessité » par un « royaume de la liberté ». Cependant, la question cruciale
n’est pas de savoir si la technologie peut libérer l’humanité du besoin, mais dans
quelle mesure elle peut contribuer à humaniser la société et les relations entre
l’être humain et la nature.
Ainsi, la société future doit être fondée sur des technologies écologiques à la
fois « restauratrices de l’environnement et, peut-être aussi, de manière plus signi-
ficative, de l’autonomie personnelle et communautaire 77 ». L’écotechnologie ne
devrait pas seulement « réveiller le sentiment de dépendance de l’homme à l’en-
vironnement 78 », mais aussi restituer leur individualité et leurs compétences aux
« citoyens dépendants 79 ». Il existe peut-être bien des raisons logistiques ou tech-
niques à l’idée que « small is beautiful 80 », mais, pour Bookchin, se préoccuper de

75. M. Bookchin, op. cit., p. 108.


76. Ibid., p. 241.
77. M. Bookchin, op. cit., 1980, p. 130.
78. M. Bookchin, op. cit., 1986, p. 136.
79. M. Bookchin, Towards an ecological society, Black Rose Books, Montréal, 1980, p. 130.
80. Référence à l’ouvrage de Ernst Friedrich Shumacher, Small is beautiful. A study of economics as
166 Sources et fondements

l’échelle humaine est primordial puisque cela rend la société intelligible et, par
conséquent, contrôlable par tous. Il ne faut donc pas se « débarrasser de toutes les
technologies de pointe, mais en fait les modifier, c’est-à-dire aller plus loin dans
le développement des technologies en accord avec des principes écologiques 81 ».
Bookchin, à la manière de Aristote, a une préférence pour les communautés
harmonieuses, pour les « individus épanouis » et pour la politique comme domaine
de l’éthique et de la participation. Il affirme que la démocratie directe serait pri-
mordiale dans une société écologique, contrairement à la démocratie représenta-
tive. Une telle société verrait chaque individu capable de participer directement
à la formulation d’une politique sociale « qui invaliderait instantanément la hié-
rarchie et la domination sociale 82 ». Bookchin pense que cette culture politique
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créerait les conditions propres à ébranler de manière décisive l’idée selon laquelle

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l’humanité a besoin de « dominer la nature » et inviterait à la plus large participa-
tion possible, permettant ainsi aux êtres humains de cesser d’être des « contribua-
bles », des « électeurs » ou des « consommateurs », pour redevenir des citoyens.
Par conséquent, une société écologique a besoin d’institutions politiques liber-
taires, c’est-à-dire d’institutions fondées sur des relations directes, en face à face,
reposant sur la participation, l’engagement « et un sens de la citoyenneté qui mette
l’accent sur l’action » et non sur « la délégation du pouvoir et sur des politiques
spectatorielles 83 ». Elle sera définie par le principe cardinal selon lequel « tout
individu mature est censé pouvoir gérer directement les affaires sociales, de la
même manière qu’on attend de lui qu’il gère ses affaires privées 84 ».
Le Britannique Colin Ward, anarchiste, environnementaliste et urbaniste, est
un autre héritier remarquable de Kropotkine et de Buber. Le projet intellectuel de
Ward, largement sous-estimé durant ces cinquante dernières années, pourrait être
décrit comme un travail appuyé de révélation des formes persistantes de l’entraide
qui perdurent même dans les villes les plus capitalistes. Au contraire de nombreux
plaidoyers anarchistes, le message central de Ward est que l’anarchisme n’est pas
simplement une sorte d’utopie rationaliste lointaine mais aussi une pratique sociale
pérenne. Il affirme qu’une société anarchiste, c’est-à-dire une société qui s’orga-
nise en l’absence de toute autorité, est toujours prête à éclore telle une « graine
sous la neige 85 ». Aujourd’hui, on peut la retrouver n’importe où, du moment qu’il
existe une action volontaire commune et une auto-organisation ascendante : des
jardins ouvriers aux écoles libres, des maisons autoconstruites aux jardins urbains
et à l’agriculture communautaire.
Ward maintient que nous ne devrions pas voir la tradition anti-autoritaire
comme une idéologie qui réclame une transformation sociale totale. Il serait plus
utile de l’envisager comme la défense de certains types de pratiques sociales :

if people mattered, Hartley & Marks Publishers, Vancouver, 1999 (1973) [traduction française : Small is
beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Contretemps & Le Seuil, Paris, 1978].
81. M. Bookchin, op. cit., 1982, p. 37.
82. Ibid., p. 340.
83. Ibid., p. 336.
84. Ibid.
85. C. Ward, Anarchy in action, Freedom Press, Londres, 1988, p. 14.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 167

« Le choix entre les solutions libertaires et autoritaires ne constitue pas une lutte
cataclysmique définitive mais une série d’engagements continus 86. »

Les sceptiques et les critiques : les limites de l’anarchisme et de


l’éco-anarchisme
À de nombreuses reprises au cours des deux derniers siècles, les anarchistes et
les libertaires ont fait l’objet de sévères critiques. Ils ont été accusés de s’accrocher
à une perception désespérément naïve, nostalgique ou romantique du passé et/ou
de proposer une vision de l’avenir utopique irréalisable ou carrément dangereuse.
Les critiques ont avancé que la tradition anti-autoritaire se fonde sur des hypothè-
ses excessivement optimistes sur la nature et la générosité humaine. Par exemple,
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les léninistes ont écarté la critique anarchiste et libertaire de l’État, de l’autorité
et de la centralisation comme symptomatiques d’un « trouble infantile 87 ». Plus
généralement, de nombreux marxistes ont affirmé que les théories anarchistes
montrent une tendance persistante à idéaliser les relations sociales précapitalis-
tes sans jamais saisir les dimensions progressistes du processus de rationalisation
capitaliste. Les libéraux ont soutenu qu’une société dépourvue de l’autorité de la
loi ressemblerait plus à l’état de nature de Hobbes qu’à l’utopie de Kropotkine, et
ils ont aussi souligné que les droits des individus et la communauté démocrati-
que rentreraient fréquemment en conflit. Les sociaux-démocrates ont affirmé que
l’absence de l’État en tant que mécanisme de coordination politique et économi-
que pourrait mener à la réémergence d’inégalités considérables au niveau régional,
national et international. Les post-structuralistes ont récemment déclaré que les
« communautés organiques » ont une dimension paroissiale et étouffante, tolérant
rarement la différence, le multiculturalisme et l’individualité.
Avec la réémergence des tendances anarchistes et libertaires dans le débat
sur l’environnement, de telles discussions sont revenues sur le devant de la scène.
À ce titre, des courants de pensée récents de l’idéologie verte et de la sociolo-
gie environnementale ont affirmé que certaines des plus grandes faiblesses de
l’environnementalisme moderne (plus particulièrement de sa branche radicale)
découlent de son penchant pour les postulats et les stratégies politiques intellec-
tuelles anarchistes 88. Des doutes ont alors été émis sur la possibilité de résoudre
de manière crédible les problèmes environnementaux transnationaux à l’aide de
solutions radicales décentralisées. Les modernisateurs écologistes ont soutenu
que les courants écologistes anarchistes, particulièrement ceux qui adoptent des
« positions antiproductivistes », sont incapables de percevoir l’impopularité élec-
torale de telles stratégies et sous-estiment l’ouverture des démocraties libérales
à des réformes écologiques ou l’importance actuelle des structures centralisées
(sous forme d’États ou de super-États) dans les négociations et l’application des
accords environnementaux 89. Plus récemment, des défenseurs de « l’État vert »
(« green state ») ont critiqué sévèrement l’ambivalence anarchiste qui imprègne

86. C. Ward, op. cit., p. 136.


87. V. I. Lenin, Left wing communism. An infantile disorder, International Publishers, Londres, 1985.
88. J. Barry, Rethinking green politics. Nature, virtue, progress, Sage, Londres, 1999.
89. A. Mol, Globalization and environmental reform, MIT Press, Boston, 2003.
168 Sources et fondements

de nombreux mouvements écologistes 90. En effet, certains ont affirmé qu’en cette
période de mondialisation néolibérale, où des institutions privées irresponsables
exercent un pouvoir extraordinaire, nous devrions, plutôt que d’affaiblir l’État,
élaborer des institutions mondiales à l’image des États pour constituer un rempart
face au capitalisme mondial 91.
En réponse à de telles critiques, les éco-anarchistes modernes ont pointé que
c’est la tradition anarchiste qui, plus que n’importe quelle autre idéologie, a anti-
cipé les dangers de la dernière grande tentative consistant à « forcer les gens à
être libres » en déployant tous les pouvoirs « modernes », l’État centralisé et la
discipline de parti. À ce titre, étant donné le désastre de « l’État-parti » élaboré
par le marxisme-léninisme, il a été affirmé que les écologistes et les environne-
mentalistes contemporains feraient bien de réfléchir plus en profondeur aux pour
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et aux contre de l’exercice du pouvoir de l’État, afin de résoudre les problèmes
environnementaux 92. Les éco-anarchistes ont continué à soutenir que le processus
de rationalisation capitaliste souffre manifestement de nombreuses irrationalités,
les plus importantes étant les problèmes environnementaux, l’affluenza 93, l’ennui
au Nord et le manque de ressources pour subvenir aux besoins de base au Sud. Ils
ont aussi remarqué la manière dont l’État démocratique libéral moderne ne cesse
d’étendre ses capacités de surveillance et de contrôle, et comment le capitalisme
continue de discipliner son « sujet », même si désormais il y parvient plutôt par
des idéologies « du travail et de la dépense » et des cultures du loisir réglementées
que par la coercition directe. Des personnalités telles que Bookchin ont persisté
à affirmer que les arrangements confédéraux pourraient en réalité apporter aux
communautés des mécanismes de coordination parfaitement viables pour gérer
des problèmes environnementaux ou sociaux 94. Qui plus est, au sujet de la fai-
sabilité des utopies anarchistes et libertaires, il peut être utile de citer le presque
oublié Paul Goodman qui réagit à ce genre de critique de la manière suivante :
« Le problème n’est pas de savoir si les gens sont “aptes” à vivre dans un certain
type de société, mais plutôt de développer le type d’institutions sociales le plus
propice à accroître notre potentiel intellectuel, notre talent, notre sociabilité et
notre liberté 95. »

L’anarchisme, le libertarisme et l’environnementalisme : la pensée


anti-autoritaire et la quête de sociétés durables auto-organisées
Comment pouvons-nous alors réfléchir à l’anarchisme écologique, aux cou-
rants de pensée écologique libertaires et à la quête de futurs plausibles et durables ?
De nombreux environnementalistes et écologistes radicaux soutiennent que, aussi
éloigné que le projet puisse être, c’est la solution anarchiste aux problématiques

90. R. Eckersley, op. cit. ; J. Barry, op. cit. ; G. Monbiot, The age of consent, Flamingo, Londres, 2003.
91. G. Monbiot, op. cit.
92. M. Bookchin, Post-scarcity anarchism, Rampart Press, Berkeley, 1971.
93. Terme adopté par les critiques du consumérisme se réfèrant à un sentiment d’insatisfaction généré
ou créé par la poursuite du toujours plus.
94. M. Bookchin, The rise of urbanization and the decline of citizenship, Sierra Club Books, San Fran-
sisco, 1987 et M. Bookchin, op. cit., 1989.
95. P. Goodman, Utopian essays and practical proposals, Vintage Books, New York, 1964.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 169

environnementales, solution qui ressort des travaux de Kropotkine, de Geddes, de


Howard et de Ward, de Buber et de Bookchin, qui dessine finalement l’horizon
imaginable et éthique des politiques écologiques.
Il est peut-être nécessaire d’apporter une série de réponses différentes à l’in-
tention des sceptiques. On peut au moins avancer que la tradition anti-autoritaire,
en tant que philosophie sociale, est toujours aussi importante car elle soulève un
ensemble considérable de questions pour n’importe quel courant de pensée trans-
formateur (écologique ou autre). Comment un projet de transformation sociale
devrait-il mettre en adéquation le désir d’égalité humaine avec la réalité de la
diversité humaine ? Y a-t-il un danger dans le fait que les structures du pouvoir
institutionnel centralisé, bien que « démocratiques », ignorent souvent leurs propres
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limites ? L’émancipation humaine présuppose-t-elle l’idéologie de « la domination

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de la nature » et de la subordination de toutes les autres espèces aux modes de pro-
duction industriels ? Le développement constant d’une division avancée du travail
et la recherche d’économies d’échelle toujours plus complexes et spécifiques à une
région sont-ils compatibles avec un mode de production humain, varié et écolo-
gique ? En effet, le lieu de travail discipliné (capitaliste, socialiste ou autre) ou le
parti politique discipliné sont-ils les endroits les plus favorables au développement
d’une structure de caractère et d’une sensibilité sociale qui encourage et valorise
l’auto-organisation, l’autonomie et l’engagement actif ? Comment l’aspiration à
une société écologique peut-elle devenir compatible avec une société qui valorise
encore la spontanéité, l’enjouement, l’hédonisme et l’art ? Comment des sociétés
qui sont aussi enclines à la standardisation et à l’efficacité peuvent-elles permettre
l’amélioration de la condition humaine ? Les traditions anarchistes et libertaires
sont importantes pour le débat environnemental car pratiquement aucune autre
tradition théorique sociale et politique ne pose ces questions d’une manière aussi
directe. Cependant, il faut aussi reconnaître, encore plus généralement et malgré
son caractère marginal dans le champ académique, que les thèses anarchistes et
libertaires, comme philosophie sociale d’auto-organisation, ont eu une capacité
extraordinaire à influencer un large éventail de débats dans les sciences sociales
environnementales.
Par exemple, si on revient sur la question de l’« environnement construit », les
dernières sensibilités anarchistes et libertaires des années 1960 ont joué un rôle
considérable en inspirant des débats dans les domaines de la sociologie urbaine
et des études d’urbanisme. L’anarchisme a influencé des expériences en matière
d’urbanisme participatif, de design urbain, de gouvernance locale, de planification
populaire, etc. Aujourd’hui encore, certaines des discussions contemporaines les
plus progressistes à propos des villes « durables » et « écologiques » reprennent
fortement la pensée de Kropotkine et de Geddes, d’Howard, de Ward, de Book-
chin et d’autres personnalités qui font partie de cette tradition 96.
Au cours des deux dernières décennies, la sociologie des organisations a
contesté les mérites de l’entreprise centralisée gérée hiérarchiquement et a
défendu les vertus des économies régionales, des systèmes de production flexibles

96. Voir S. Wheeler et T. Beatley, The sustainable urban development reader, Routledge, Londres,
2003.
170 Sources et fondements

et décentralisés et des réseaux flexibles 97. Naturellement, la motivation première


de cette « expérimentation » en matière de gestion est le désir de réduire les coûts.
Cependant, comme Paul Hirst l’a affirmé dans ses écrits sur la démocratie asso-
ciative (inspirés parfois directement de Proudhon) ou comme Robin Murray l’a
montré dans ses recherches sur la production « postfordiste » décentralisée fondée
sur une activité artisanale, de telles idées ne doivent pas être interprétées de cette
manière. Utilisées de manière inventive, elles ont le potentiel d’ouvrir de nou-
veaux horizons à une réorganisation écologique et sociale.
Même le naturalisme anarchiste continue encore à influencer des débats dans
les sciences et les technologies environnementales. De nombreux aspects des théo-
ries de Kropotkine et de Bookchin sont entrés dans le courant de pensée dominant
du débat sur l’innovation scientifique, technologique et agricole. Par exemple, les
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efforts de plus en plus sérieux pour fixer les contours d’une économie « à faible
émission de carbone » et « zéro déchet », qui exploite les progrès dans le champ de
l’« écologie industrielle » moderne, de la production propre, de l’architecture et du
design écologiques et des énergies renouvelables peuvent être compris comme des
tentatives de réaliser la vision de l’infrastructure de Bookchin. De même, l’idée
selon laquelle l’agriculture industrielle devrait être décentralisée et devenir plus
pluraliste bénéficie de l’appui de nombreux défenseurs modernes éloquents 98. En
effet, là où Kropotkine et Bookchin ont employé la participation, l’auto-organisa-
tion et la subjectivité émergente pour établir leur éthique écologique radicale, il est
intéressant de remarquer dans quelle mesure les progrès récents dans le domaine
de la « science de la complexité » semblent réutiliser des thèmes semblables. La
théorie de la complexité affirme de plus en plus fortement que l’auto-organisation,
un thème au cœur d’une bonne partie de la théorie anarchiste, est un aspect plus
ou moins omniprésent du monde naturel 99. Ainsi, il est suggéré qu’en dehors des
dynamiques internes des systèmes physiques, chimiques et biologiques fermés, le
modèle, l’ordre et la forme émergent spontanément. En effet, l’auto-organisation
opère à chaque niveau des systèmes biologiques, depuis la cellule jusqu’aux éco-
systèmes et agit même, dans la théorie de Gaïa, sur la planète dans son ensem-
ble 100.
De telles influences suggèrent que, bien que la disparition des pensées anar-
chiste et libertaire ait été proclamée depuis longtemps, la recherche de sociétés
durables auto-organisées continuera à puiser son inspiration dans la philosophie
sociale des anarchistes et des libertaires.
Traduit de l’anglais par Valérie Gaudout, Jeremy Guimpier et Pauline Hussonnois 101

97. M. J. Piore et C. Sabel, The second industrial divide. Possibilities for prosperity, Basic Books,
Londres, 1984 [traduction française : Les chemins de la prospérité. De la production de masse à la spé-
cialisation souple, Hachette Littérature, Paris, 1989] ; P. Hirst, Associative democracy, Polity, Cambridge,
1994 ; M. Castells, The rise of the network society. The information age. Economy, society and culture,
vol. I, Blackwell, Cambridge & Oxford, 1996 [édition française : La société des réseaux. L’ère de l’infor-
mation, t. I, Fayard, Paris, 1998].
98. J. Pretty, Agri-culture. Reconnecting people, land and nature, Earthscan, Londres, 2002.
99. F. Capra, The web of life, Harper Collins, Londres, 1996 [traduction française : La toile de la vie.
Une nouvelle interprétation scientifique des systèmes vivants, Éditions du Rocher, Monaco, 2003].
100. J. Lovelock, Gaia. A new look at life on Earth, Oxford Univ. Press, Oxford, 1987.
101. Dans le cadre du master Traduction d’édition de l’université d’Orléans, dirigé en 2009-2010 par
Antonia Cristinoi.
Anarchisme, libertarisme et environnementalisme 171

DAMIAN F. WHITE est maître assistant en sociologie, rattaché au département d’histoire,


de philosophie et de science sociale de la Rhode Island School of Design, Providence
(États-Unis). Il est notamment l’auteur de Bookchin. A critical appraisal (Pluto Press,
2008) et, avec Chris Wilbert, de Technonatures. Environments, technologies, and places
in the twenty-first century (Wilfrid Laurier University Press, 2009). GIDEON KOSSOFF est
actuellement doctorant au Centre for the Study of Natural Design, Duncan of Jordanstone
College of Art & Design, Dundee University. Sa thèse est intitulée A holistic worldview
and the reconstitution of everyday life. Cet article est la traduction de « Anarchism, liber-
tarianism and environmentalism : anti-authoritarian thought and the search for self-orga-
nizing societies », in J. Pretty, A. Ball, T. Benton, J. Guivant, D. Lee, D. Orr, M. Pfeffer et
H. Ward (dir.), Handbook of environment and society, Sage, Londres, 2007, p. 50-65. Nous
remercions les auteurs pour leur autorisation.
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