Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Article
trajectoires étatiques. A ses yeux, l'histoire montre que le crime n'est pas toujours un
ennemi de l'Etat, mais au contraire l'un des chemins par lequel il se construit. Ancien
directeur du Centre d'études et de recherches internationales (Céri), il enseigne
aujourd'hui les relations internationales à l'Institut d'études politiques de Paris et
dirige la revue Critique Internationale.
Jean de Maillard est magistrat à Blois. Il réfléchit depuis longtemps au rôle du crime 2
dans la société (voir par exemple, L'avenir du crime, éd. Flammarion, 1997). Son
dernier livre, Le marché fait sa loi. De l'usage du crime par la mondialisation (éd. Mille et
Une Nuits, 2001) s'adresse directement à la question des liens entre mondialisation
et criminalisation. Il y développe une thèse opposée à celle de Jean-François Bayart :
pour lui, le développement international du crime organisé est l'un des symptômes
de l'affaiblissement de l'Etat.
Au début des années 70, les Américains somment les autorités françaises de mettre 5
fin à ce trafic, qui empruntait d'ailleurs les vieilles routes de la contrebande de
cigarettes. L'organisation est démantelée en très peu de temps, quelques mois, ce qui
prouve que, quand les politiques veulent se donner des moyens policiers, on peut
arriver à des résultats. C'est à ce moment-là que le trafic de drogue se " mondialise ",
car il est récupéré par une alliance entre la mafia sicilienne et la Cosa Nostra
américaine. Cette alliance crée alors une véritable économie multinationale de la
drogue, au moment même où l'économie légale se mondialise.
Aujourd'hui, si on veut faire un rapide état des lieux, on assiste à une double division 7
du travail. D'une part, entre société légale et société criminelle, l'imbrication des
deux créant ce que j'appelle une société " crimino-légale " reposant sur un continuum
allant d'activités strictement criminelles à des activités de criminalité financière
complètement insérées dans les circuits financiers légaux. D'autre part, à une
division du travail interne au crime organisé, dans laquelle on assiste à une
sectorisation des groupes mafieux, qui se spécialisent sur tel ou tel type d'activité, les
uns, par exemple, sur le contrôle de la production de la drogue, d'autres sur le
transport, d'autres encore dans le financement du crime, etc.
On voit donc effectivement assez bien, en termes historiques, les synergies entre 11
libéralisation économique et financière et criminalisation, on voit les opportunités
que la mondialisation fournit à un certain nombre de groupes criminels, comme elle
en fournit à d'autres types d'acteurs, les firmes, les banques, ou les Eglises...
Que pensez-vous de l'idée du continuum entre le légal et l'illégal proposée par Jean de 12
Maillard ?
Jean-François Bayart : Je partage cette idée. Mais ce continuum n'est pas spécifique à 13
la mondialisation, à la remise en cause de l'Etat que lui associe Jean de Maillard. Par
exemple, la Camorra a considérablement accru sa puissance en détournant la manne
de l'aide liée à la reconstruction après le tremblement de terre de Naples, en 1980.
Elle a profité de l'importance de la dépense publique dans l'économie régionale pour
la détourner à son profit sans que cela soit lié ni à la mondialisation ni à un
quelconque retrait de l'Etat. Ce continuum est consubstantiel à la criminalité. Les
réseaux de contrebande s'inscrivent toujours dans les réseaux de transport formels.
Fariba Abdelkhah a par exemple montré qu'il n'y a pas, dans le golfe Persique, une
flotte de boutres destinés à la contrebande. Il y a une flotte de boutres qui sert au
commerce régional formel et par laquelle passent également les produits illicites. Je
crois qu'on peut généraliser l'observation.
Jean-François Bayart : Je suis d'accord quand vous suggérez une disjonction entre la 15
libéralisation économique et financière et le cloisonnement du système
international. Il ne faut pourtant pas surestimer le caractère global de cette
libéralisation : les firmes restent assez peu globales, les Etats continuent à recourir
au protectionnisme, etc. On reste plus dans le domaine de l'internationalisation des
économies que de leur mondialisation. Mais la libéralisation a introduit une césure
entre le lieu où les règles s'élaborent et s'appliquent, c'est-à-dire le niveau national, et
celui où fonctionne le système international, ce qui crée des opportunités
d'accumulation non négligeables pour les réseaux criminels. C'est vrai, par exemple,
du marché du travail. Si l'on prend le cas du partenariat euro-méditerranéen, la
disjonction entre la volonté de créer une zone de libre-échange et la politique
d'interdiction de circulation des hommes est une source de déstabilisation de la
région.
Jean de Maillard : Je suis tout à fait d'accord, et je n'ai jamais identifié réseaux et 19
criminalité. Ce qui caractérise la mondialisation, c'est la création d'une société en
réseaux. Il peut y avoir de " bons " et de " mauvais " réseaux. Mais je pense que l'on n'a
pas encore mesuré la portée révolutionnaire de cette socialisation en réseaux. Elle
introduit des changements fondamentaux dans les rapports humains, car elle brise
l'idée d'espaces politiques homogènes uniformisés, à la fois en termes réels et
imaginaires. Nous sortons des logiques de contrôle et de domination de l'espace par
les Etats-nations, ce qui est le signe de leur perte de pouvoir.
Sans entrer dans une théorie du complot, à laquelle je ne crois pas, je constate 23
simplement que l'Etat d'aujourd'hui s'est restructuré autour du rôle modeste que lui
accordent les libéraux. On laisse prospérer les phénomènes de criminalité organisée
et de criminalité en col blanc comme un moyen d'assurer une certaine sécurité que
l'Etat n'assume plus, comme le faisait la mafia devenue le gendarme de l'Etat italien à
la fin du XIXe siècle en Sicile. Mais désormais au niveau mondial, et non plus
seulement local. Derrière un discours " donquichottesque " des Etats contre la
criminalité transnationale, il y a en fait une très grande tolérance, qui s'inscrit dans
le mouvement général de retrait de l'Etat que j'expliquais plus haut.
Jean-François Bayart : Dès le XIXe siècle, en plein discours universalisant, l'Etat 24
produit de l'identitaire et du particularisme. Nombre de politistes ou d'historiens ont
montré que la production d'identités particulières était le produit de la constitution
d'Etats centralisés : l'ethnicité en Afrique subsaharienne, par exemple, n'est pas le
contraire de l'Etat, c'est un mode de participation et d'appropriation de l'Etat et de
ses ressources. Il n'y a pas de mouvements sécessionnistes en Afrique subsa
harienne. En France, la Troisième République jacobine, centralisatrice, fabrique du
régionalisme. Il n'y pas de jeu à somme nulle entre l'Etat et les réseaux identitaires.
Le lien entre l'Etat et le crime que vous décrivez n'est pas non plus nouveau, c'est 25
aussi un vieux classique de la centralisation politique. Karen Barkey a montré, par
exemple, comment l'Empire ottoman a créé et instrumentalisé le banditisme comme
mode de régulation et de centralisation politique [2]. En France, les principaux
bénéficiaires du processus de criminalisation du politique ne sont pas ceux dont le
discours surfe sur les bienfaits de la mondialisation. Ce sont ceux qui défendent le
rôle de l'Etat, de la Nation et de la République : Charles Pasqua a financé son réseau
politique par les processus de criminalisation de l'Etat, notamment en Afrique
subsaharienne, par la relation tributaire qu'il entretient avec le monde des casinos. Il
faudra un jour s'interroger sur les liens de Jean-Pierre Chevènement avec les
dirigeants de l'Irak et avec la nomenklatura algérienne. Ce processus de
criminalisation de l'Etat n'est pas " l'Autre " de la République, il est un rouage
d'affirmation de la République française.
Jean de Maillard : Vous dites que le crime a toujours accompagné l'Etat et qu'il 26
contribue même à le créer. Les élites politiques sont souvent des bandits de grands
chemins qui ont fini par s'embourgeoiser - on peut évoquer la famille Kennedy et
d'autres grands mythes de ce genre, c'est vrai. Mais l'Etat dont je parle n'est pas la
bureaucratie de l'Etat. Ce qui disparaît, c'est une philosophie de l'Etat qui repose sur
l'idée du progrès humain, d'un espace public inappropriable par des intérêts
particuliers. L'individu et ses réseaux remplacent l'espace public comme valeur
première. On est dans le mythe du marché parfait. Dans la réalité, on s'aperçoit que
ces acteurs de marché sont au coeur des processus illégaux. Enron représente
l'exemple type de la criminalité du XXIe siècle, bien plus importante que les mafieux
siciliens, dont les profits ne servent qu'à alimenter un système qui produit sa propre
criminalité dans son fonctionnement " normal ". Il me semble que c'est inédit dans
l'histoire. Cela nous force à repenser le concept même de criminalité, qui ne
correspond plus à une criminalité périphérique, en marge de la société. Victor Hugo
disait : " Ouvrez une école, vous fermerez une prison. " Aujourd'hui, c'est quasiment : "
Ouvrez une école de commerce, et vous créez une nouvelle mafia " ! Le développement des
réseaux comme principe de socialisation alternatif à l'Etat crée un système qui
produit des formes d'organisation permettant à la criminalité de prospérer.
Jean-François Bayart : La mondialisation actuelle reste productrice de politique, de 27
civisme aussi. Je ne suis pas un fanatique de la société civile internationale, mais les
mouvements qui y sont associés montrent que l'idée d'un espace public n'est pas
entièrement morte. Elle est en crise à l'échelle de l'Etat-nation, mais cela ne revient
pas à la dictature du marché. Des formes de contestation existent, elles sont
imparfaites, traversées par des confrontations de pouvoir et des problèmes de
représentativité, mais elles portent également des exigences éthiques et politiques.
Le réseau, encore une fois, n'est pas, en soi, l'antithèse de la Cité.
Je suis donc moins inquiet d'une crise de l'Etat et de la place qu'elle pourrait donner à 28
une criminalité transnationale, que de la production d'une véritable déchirure sociale
qui se produit à l'intérieur des pays et entre les pays. Je pense aussi bien, par
exemple, au phénomène des SDF en France, qu'à la création de situations nationales
- Irak, Angola, etc. - qui, loin d'être marginales, sont au contraire très présentes dans
l'économie et sur l'agenda diplomatique international, mais qui sont insérées sur le
mode de la " liminalité ", de la frontière ou de la poubelle du monde où on laisse
s'installer ceux que l'on ne veut pas voir.
Tout cela pour dire que la criminalité ne peut à mon sens s'appréhender de manière 30
globale, mais seulement dans l'étude d'histoires bien particulières. Un dernier
exemple qui concerne les processus de blanchiment, au sens où vous l'entendez dans
votre métier, mais également dans un sens plus politique pour montrer que le crime
organisé peut passer par des routes très balisées par les Etats et se transformer en
activité légale. L'entrée de la monnaie grecque dans l'euro a ouvert la porte de
l'Europe à tout l'argent sale en provenance de Chypre (prostitution, trafics moyen-
orientaux, capitaux du KGB, etc.), qui est recyclé par le système bancaire grec.
L'accession de Chypre comme membre à part entière de l'Union européenne sera
l'aboutissement de l'une des plus belles opérations de blanchiment. Cet argent, aux
origines plus que douteuses, fait partie désormais de la circulation légale d'argent en
Europe.
Jean de Maillard : Les cohérences ne sont jamais locales, elles sont toujours globales. 31
Il me semble que, si l'on est d'accord sur le constat que le monde actuel connaît de
profonds changements, alors, sans être catastrophiste, ma crainte provient du fait
que nous ne sommes pas à même de maîtriser intellectuellement, et encore moins de
contrôler politiquement le passage à une société en réseaux. Plus encore, je crois que
la mondialisation, dans le rythme de croisière qui est le sien actuellement, se satisfait
complètement de ses vices et cherche même à les rendre productifs. Cette
intériorisation de la criminalisation, de la prédation organisée, justifie à mon sens la
critique de la mondialisation. Du moins de cette forme de mondialisation.
Voilà, finalement, le vrai problème de la société en réseaux : elle n'a pas, et elle n'aura 33
pas avant longtemps d'instance de régulation politique, au sens d'une recherche de
l'intérêt général. Cela tient au fait que, par définition, la mondialisation n'a plus
d'extériorité, il n'y a plus d'endroit qui n'en fasse pas partie. La famille Kennedy s'est
peut-être blanchie, mais cela n'est plus possible, car on ne peut plus désormais établir
de frontières en fonction de l'origine de l'argent. Un billet qui passe une fois par les
mains d'un mafieux est marqué de manière indélébile parce qu'il n'échappe plus
jamais à son contrôle. Et un mafieux, aujourd'hui, c'est quelqu'un qui investit les
conseils d'administration.
Notes
[1] Voir " Dans les limbes globaux ", Alternatives Economiques n? 200, février 2002, p. 12.
[2] Bandits and Bureaucrats. The Ottoman Route to State Centralization, Cornell University
Press, 1994.
Auteurs
Christian Chavagneux
Jean de Maillard
magistrat
https://doi.org/10.3917/leco.015.0098
Précédent Suivant
Pour citer cet article
Cairn.info