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Systèmes de pensée en Afrique noire 

19 | 2014
Comparer les systèmes de pensée
Hommage à la mémoire de Michel Cartry

Odile Journet-Diallo (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/span/1604
DOI : 10.4000/span.1604
ISSN : 2268-1558

Éditeur
École pratique des hautes études. Sciences humaines

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2014
ISBN : 9782909036434
ISSN : 0294-7080
 

Référence électronique
Odile Journet-Diallo (dir.), Systèmes de pensée en Afrique noire, 19 | 2014, « Comparer les systèmes de
pensée » [En ligne], mis en ligne le 27 février 2017, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/span/1604 ; DOI : https://doi.org/10.4000/span.1604

Ce document a été généré automatiquement le 26 septembre 2020.

© École pratique des hautes études


1

SOMMAIRE

Avant-propos
Danouta Liberski-Bagnoud et Michèle Ducornet

Éloge d’un homme libre


Pierre Legendre

Dans la cage des « Sciences religieuses »


Dieux des carrefours et petits riens
Marcel Detienne

Itinéraires croisés
Michèle Ducornet

Le vœu non acquitté : une originalité de la piété romaine


John Scheid

Génies de brousse et Corybantes


ou comment introduire la diachronie dans la comparaison
Renée Koch-Piettre

La ruse d'Ongmanpwa
Michel Cartry à l'écoute des documents ethnographiques des autres
Odile Journet-Diallo

Michel Cartry et la question de l'espace-corps


Danouta Liberski-Bagnoud

Territorial Mobility and the Mamprusi Kingship


Dr Susan Drucker-Brown

Un interdit des maçons lyela et sa transgression (Burkina Faso)


Luc Pecquet

Michel Cartry : l'homme et le maître à penser


Tal Tamari

Sur le chemin du rite, l'oralité comme technique d'inscription


Nadine Wanono

« Il m'appelait Koumen et je l'appelais Jaba »


Sada Mamadou Ba

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Avant-propos
Danouta Liberski-Bagnoud et Michèle Ducornet

1 Michel Cartry, engagé depuis le début des années 1960 dans l’ethnologie des sociétés
voltaïques, au cœur de la boucle du Niger, reprit en 1974 la chaire Religions de l’Afrique
Noire à l’EPHE. Avec Luc de Heusch il fonda aussitôt le laboratoire associé EPHE-CNRS
qu’il intitula « Systèmes de pensée en Afrique Noire ». En faisant le choix de
promouvoir ainsi l’étude de systèmes de pensée, Michel Cartry instaurait un projet
fondamental de restitution de catégories de pensée, telles qu’on peut les saisir à travers
la langue, dans les activités rituelles et cérémonielles d’une société donnée et non la
reconstitution d’un ordre social ancien et figé. « Les sociétés dont l’ethnologue est le
témoin sont à la fois extraordinairement vivantes et à jamais décapitées » avait-il
l’habitude de dire. Se situant à l’opposé d’un relativisme culturel qui prône
l’indifférence et, derrière ce masque, renonce et montre son impuissance à penser
l’altérité, Michel Cartry n’a eu de cesse de débusquer ce qui, de nos propres cadres de
pensée d’occidentaux, sujets de la science, nous barre l’accès à la compréhension de ce
que Marcel Mauss appelait des versions différentes du « concept du monde ». Repérer
les présupposés métaphysiques que tout ethnologue emporte avec lui avec ses mots, sur
son terrain, est pour lui la condition indispensable pour réussir à entendre quelque
chose de la logique à l’œuvre dans les faits que l’on cherche à étudier, quelle qu’en soit
la nature religieuse, sociale, politique et économique. L’observateur occidental
reconnaîtra parfois des figures familières, pour peu qu’il cherche à se déprendre de ses
propres catégories de pensée et réussisse, par là même, une transformation du regard
et de l’écoute. La conscience aiguë que Michel Cartry avait du caractère normatif de la
langue a fondé sa méthode, nourrie par une interrogation fondamentale à propos de
l’acte d’écrire la parole de l’autre, et en particulier, celle, singulière, qui s’énonce en
situation de rite. Paroles singulières que les énoncés rituels, car elles entretiennent, par
définition, des rapports complexes avec le geste, cet autre versant de l’acte rituel qui
participe au sens général de l’acte. Plus malaisés à se laisser transformer en texte, les
gestes du rite dans leurs liens avec la parole posent à l’observateur qui entreprend d’en
rendre compte de redoutables questions.
2 Sceptique sur les prétentions de l’anthropologie à la modélisation, et critique sur les
effets que cela induit, Michel Cartry aura œuvré à faire entendre que « la seule

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description d’un rite pose des problèmes théoriques plus importants que
l’interprétation même du rite. » Privilégier dans l’abord des mythes et des rites, comme
dans celui des systèmes politiques, des relations de parenté et des actes du quotidien,
ce qui s’y dévoile comme formes de pensée singulières a conduit MC a porter au plus
haut la nécessité de « comparer » inhérente à telle démarche. Il a ainsi recouru de façon
systématique au comparatisme régional, confrontant les langues et les pratiques
rituelles de l’aire mandé-voltaïque, repérant derrière des vocables a priori semblables
les chiasmes et les dissemblances sémantiques. Parallèlement, toujours animé par le
souci constant d’interroger la pertinence des mots, il s’est attaché au comparatisme
avec d’autres systèmes de pensée, nés en des terres plus lointaines comme en des temps
plus anciens. « Dans le champ de l’étude des faits religieux, les recherches des
ethnologues et celles des historiens ont été pendant très longtemps séparées par un
cloisonnement rigide », écrivait-il en 1985. De 1984 jusqu’à sa mort, il n’a cessé de
mettre à l’épreuve cette forme de comparatisme dans des exercices toujours collectifs,
réunissant des hellénistes, des latinistes, des indianistes, et anthropologues de
différentes aires culturelles … Il s’agissait de chercher et mesurer les écarts, débusquer
les faux amis, reprendre le questionnement des catégories techniques de
l’anthropologie religieuse : le « sacrifice » et la « divination » dont il démontra l’étroite
articulation ; la notion de « personne » ; le « corps » et l’« espace », tels qu’ils sont pris
dans des montages de langages propres à chaque culture ; les objets dits « fétiche »
comme mode particulier de positionnement d’une instance face au sujet…
3 De façon sous-jacente mais permanente, il aura aussi confronté les matériaux africains
avec ces systèmes de pensée tout à fait singuliers qui se dévoilent au cours d’une cure
analytique, non pour réduire les uns aux autres, mais dans une perspective d’éclairage
des plis et replis de formes de pensée véhiculées par des langues qui amènent à traiter
des différents registres de l’inconscient tout autrement que dans les sociétés
occidentales.
4 Comparer des systèmes de pensée, tel est ce qui fait lien entre les trois grands champs
de l’ethnologie, la philosophie et la psychanalyse que parcourait sans cesse Michel
Cartry. En centrant les journées d’hommage autour de cette thématique, les
organisateurs veulent réaffirmer l’importance et la nécessité d’un questionnement sur
le sujet de l’inconscient et la singularité de montages de représentations du monde que
les recherches inféodées aux impératifs des techno-sciences auraient tôt fait d’évacuer
aux dépens de la singularité de la pensée.

AUTEURS
DANOUTA LIBERSKI-BAGNOUD
Directrice de recherche au CNRS
Institut des mondes africains (IMAF)

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MICHÈLE DUCORNET
Psychanalyste

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Éloge d’un homme libre


Pierre Legendre

1 Je reprends mes propos tenus, peu de temps après la mort de Michel Cartry, pour
honorer la mémoire du savant qui, avec d'autres anciens compagnons de l'École
Pratique des Hautes Études, avait accepté de conseiller l'Institut d'Études Avancées
nouvellement créé par Alain Supiot à Nantes. Dans cette ville marquée par le fameux
commerce triangulaire -Europe, Afrique, Amérique-, la recherche de premier rang a
rencontré en notre ami défunt non seulement le questionnement méticuleux, mais la
conscience du tragique des relations avec le continent africain.
2 Africaniste de premier plan, d'une vaste érudition et d'une indépendance politique qui
le tenait éloigné des intrigues, Michel Cartry laisse une œuvre importante. Il était un
ethnologue discret, appliqué à se laisser enseigner ces expériences et ces savoirs
africains si étrangers à l'abstractivisme occidental et qui, pour être étudiés et compris,
infligent à l'universitaire transplanté l'épreuve de la sincérité.
3 Après la Seconde Guerre mondiale, sous l'empire de la guerre froide, la recherche
planifiée à l'est et à l'ouest a fonctionné comme une arme de destruction massive des
civilisations rebelles à l'alignement positiviste. Ayant moi-même constaté la gravité de
l'enjeu à l'occasion de missions d'expert financées par l'ONU, je conserve le souvenir
d'un écrasement de l'institutionnalité africaine, condamnée à une décomposition
rapide par les nouvelles doctrines, gestionnaires celles-là, de l'asservissement. Partagé
par les deux camps (le soviétique et l'occidental), le positivisme tend à réduire le savoir
à des contenus informationnels, recyclés par des idéologues. Inévitablement, à « l'ère
des Organisateurs » - formule magique de l'époque! -, l'absurdité galopante décourage
la critique, elle élimine la pensée. Cartry avait pris acte de cette réalité: jouer la
musique de l'objectivité scientifique n'est pas une assurance contre les entreprises de
décervelage. Il savait ce qu'un intellectuel doit payer pour échapper à la dévastation
des facultés de jugement, aujourd'hui comme hier.
4 Éléments significatifs du parcours de notre ami: l'attention portée à la psychanalyse
comme savoir sur le sujet, un souci comparatiste constant qui pousse à rencontrer les
spécialistes de champs de recherche autres que le sien, mais aussi la passion de saisir le
sens de l'exploration ethnographique, de la confrontation à l'altérité africaine comme
détour, préparation à la reconnaissance de sa propre identité pour le chercheur

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européen. Ce genre de travail a des retombées inattendues, et notamment celle-ci:


initier les Occidentaux typiques que nous sommes, chercheurs passant sur le continent
africain, à conquérir un regard étranger sur l'Occident.
5 C'est sur la base de cette connivence que se sont poursuivies, hors de l'Université, mes
conversations avec Michel Cartry, enrichies et soutenues par la perspective que vient
d'ouvrir l'Institut de Nantes: organiser une procédure de recherches adaptée à notre
temps, en mettant au point une méthode d'investigation destinée à faire revenir
l'ethnographie vers son lieu d'origine et ses antécédents, vers l'Europe et son capital
mythologique chrétien. Après 2003, date à laquelle il avait accepté, sous une amicale
pression, de rédiger une étude sur l'écriture divinatoire chez les Gourmantchés du
Burkina Faso, pour un ouvrage conçu avec l'architecte et designer franco-suisse Ruedi
Baur (2005)1, il avait entrepris de composer un ouvrage général, reprenant ses notes
accumulées au fil des années pour réinterroger la problématique de l'écriture en
Afrique. À partir de là, nous entendions, comme par effet de retour, entamer un
examen de la « négritude » européenne, intégrant les écritures théologiques et
juridiques de l'ouest, dont nous avons oublié qu'elles furent le ressort premier de la
Modernité occidentale.
6 Ces projets interrompus ne sont pas caducs. Michel Cartry comprenait bien, du plus
profond de son expérience africaine, la justesse d'un propos que m'adressa Hampaté
Bâ, un jour de colère lors de ses passages à l'Unesco : « il faudrait étudier les Nègres
européens ! »… Il parlait de nous autres, les Blancs, qui avons entamé, perfectionné et
mené à son terme la vivisection des sociétés dites traditionnelles. Leçon à méditer pour
en tirer la conséquence : traditionnels, nous le sommes, en pleine globalisation, mais
sans pouvoir encore le reconnaître. Travailler à inscrire notre propre tradition
herméneutique dans l'espace mondial des Textes : pareille entreprise passe par une
nécessité: conquérir un regard d'étranger, je veux dire d'ethnographe, sur l'Occident.
7 Tel était le sens de nos derniers échanges. Dans un avenir proche, il sera porté
témoignage de la pertinence d'une certaine pensée africaniste -celle à laquelle, en
homme libre, Michel Cartry a consacré sa vie- pour contribuer, de nouveau, à identifier,
interpréter et faire comprendre la logique des montages qui font tenir l'humanité.

NOTES
1. Baur, R., La Loi et ses conséquences visuelles, (Das Gesetz und seine visuel/en Folgen) Zürich,
Lars Muller Publishers, 2005, 608 pages..

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AUTEUR
PIERRE LEGENDRE
Historien du droit, psychanalyste, Directeur d’études honoraire EPHE

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Dans la cage des « Sciences


religieuses »
Dieux des carrefours et petits riens

Marcel Detienne

1 En 2006, peut-être Michel Cartry l'a-t-il lu, les « Sciences religieuses » changent de look,
de look en Annuaire, elles se présentent en lieu d'originalité: « les faits religieux »,
l'esprit laïque, avec un faible pour le « comparatisme » et l'interdisciplinarité. S'il s'en
est aperçu, Michel a dû être surpris et amusé en découvrant le classement des champs
d'étude: « l'ethnologie » en tête, suivie des « polythéismes antiques ».
2 Nomade entre un Hexagone de plus en plus étriqué-borné, et une Amérique sur « Pays
de Marie » (Maryland), disséminée entre Stanford et Chicago, je n'ai découvert qu'en
2010 la nouvelle personnalité des « Sciences religieuses » de 1886. Je reprends les
différents termes. « Faits religieux », comme on dit depuis longtemps « faits historiques
», « faits sociaux ». Après tout, les premières « Sciences religieuses » n'avaient-elles pas
eu le courage de marcher dans les pas de la Science historique et philologique, dans la
voie ouverte par Érasme et ses audaces en modernisme? Le génie du lieu qui nous
accueille aujourd'hui [la Faculté de théologie protestante, du boulevard Arago] me
susurre de le saluer par-delà l'édifice voué aux sciences dites sacrées, et les Sociniens
depuis Siena et les amis de Lichtenberger, œuvrant pour une Encyclopédie des Sciences
religieuses en treize volumes de 1876 à 1882. C'est de la « religion », qualifiée naguère de
« prétendument réformée » que sont parties les audaces de la raison critique et des
premiers comparatismes qui allaient si fâcheusement indisposer le Pontifex Maximus, en
ébranlant un Saint-Siège que ses « architectessur-cette-pierre » avaient bâti et fondé
pour résister à tous les séismes et cataclysmes jusqu'aux fins dernières, calculées
scientifiquement.
3 « Ethnologie » et « polythéismes antiques »: ce sont précisément les entrées par
lesquelles j'ai rencontré l'Africanisme et les approches comparatives avec Michel
Cartry, discrètement d'abord, comme il convient. Lui, venait de la philosophie et de ses
premiers terrains. Je partais des Grecs entre philologie et philosophie ancienne, à
l'allemande et, depuis dix ans, mon fieldwork s'étendait entre la psychologie historique
et comparative et les recherches comparées sur les sociétés anciennes. Dix années, de

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problèmes en problèmes, de la terre à la guerre, de la personne au sacrifice:


problématiser, aller de questions en archipels vers des problématiques de plus en plus
péninsulaires. Presque toujours en essayant de mêler, d'associer des anthropologues et
des historiens, invités, pressés de se déplacer, d'abandonner un temps la « propriété de
savoir » qu'ils avaient convoitée, obtenue par leur mérite, en attendant souvent palmes
académiques et justes prébendes.
4 1974-1975, nous sommes entrés à peu près en même temps dans la cage des « Sciences
religieuses ». Je situais mal l'Afrique que pouvait représenter Michel entre la tortue
patriarcale de Griaule, le bovidé hermaphrodite de Germaine Dieterlen au milieu des
pasteurs Peuls, et les Courètes de Jeanmaire, le solitaire en quête de résurgences
archaïques dans les rites d'adolescence d'une Grèce mi-homérique, mi-spartiate,
confrontée aux sociétés des Grands Lacs. Sans oublier, pour ajouter à ma confusion, les
figures de possession, de transe de l'Abyssinie et du Soudan, et les divers ménadismes
d'un Dionysos, hors la Grèce des hellénistes distingués. La géomancie annoncée me
semblait alors clôturer une divination sans écho dans l'espace oraculaire, entrevu
depuis Delphes, et d'abord par la grâce de la seule Marie Delcourt, à l'égard des «
Delphiens » de l'École française-sur-Athènes. Une autre Afrique m'était déjà devenue
séduisante par le Rwanda de Pierre Smith, l'intelligence de la forge, la séduction de la «
pensée sauvage », et l'Anthropologie si volontairement générale de Dan Sperber, du
côté de Nanterre où les échanges me semblaient les plus vifs.
5 La cage, oui, Michel pas plus que moi ne pouvions deviner en y entrant -je venais de
l'ex-sixième section si libre- comment elle était faite, depuis sa fondation jusqu'au
partage entre deux grands électeurs, l'un, catholique, l'autre, protestant, l'Ancien
testament étant l'attribut du premier et de ses suppôts, le Nouveau, confié aux
prétendument réformés. Parmi les théologiens, premiers servis, dont nous observions
les disputes et parfois les mêlées, il n'était pas évident, depuis le fond de la salle, de
discerner les « défroqués » de ceux qui ne l'étaient pas, non plus que d'identifier le
Jésuite de son ennemi intime, le Dominicain. De mes lectures de Loisy, d'Émile Poulat et
de quelques autres, je savais ce qu'il en était d'un premier état des « Sciences
religieuses » au temps de la fermeture des Facultés de théologie catholique. Sur onze
praticiens, chargés d'analyser les phénomènes religieux « en eux-mêmes », six étaient
les experts qualifiés en Christianisme et Catholicité, par rapport auxquels se
distribuaient des savants reconnus en ce qu'il était d'usage d'appeler « les grandes
religions » de « l'Humanité ». On ne parlait pas alors de « faits », mais de « phénomènes
», chacun en était convaincu: il s'agissait de phénomènes qui touchaient « au fond le
plus profond de l'homme ». L'homo religiosus est pur et dur comme l'acier, le meilleur.
6 Une année romaine, à peine échappée des griffes des Loyola-pédagogues, m'avait
permis de rencontrer Raffaele Pettazoni et Angelo Brelich, de découvrir sur place la
toute puissance du Vatican, offusqué devant l'implantation d'une chaire d'Histoire des
religions dans l'Université italienne, à deux pas du Saint-Siège.· Comme l'était la
cinquième section près de l'Institut Catholique, hier, et comme les « Sciences
religieuses», si naïves en leur originalité de 2006, le sont aujourd'hui à côté des «
Bernardins », les Bernardins rénovés, solennellement intronisés en Sciences humaines
et en chaires « Notre-Dame » (what a shame !) pour les collaborateurs de la Nouvelle
alliance, la Nouvelle alliance entre la foi chrétienne et la raison grecque. À lire dans
l'homélie de 2010 prononcée par le toujours indigne locataire d'un Élysée hexagonal.

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7 Il est impossible d'être à la fois classiciste et comparatiste sans garder l'œil ouvert, et
de plus en plus grand, sur les usages publics des Grecs de Winckelmann à l'Athenaeum,
de Vichy à l'Histoire de France ou de la France au présent autant qu'entre Martin
Heidegger, l'éditeur Pierre Nora et même Claude Lévi-Strauss. Au vrai, Michel et moi,
nous n'en avons guère parlé, lorsqu'en 2005 reprenant le titre oxfordien de 1905 «
Classics and the Anthropology », j'avais entrepris de confronter, de comparer les
pratiques comparatives de mes amis, engagés en anthropologie; Michel, dûment invité,
avait choisi de rester à l'écart. Je n'avais pu que l'écouter me dire l'importance pour les
Africanistes de Fustel de Coulanges, la Cité antique (ce livre de prix pour lycéens, si
parfaitement démonté par Georges Dumézil sous les ailes de l'Albatros), car jamais
Michel, ex-philosophe, ne m'a confié ce qu'il pensait des Grecs en Amazonie, ceux de
Lévi-Strauss et de sa version du quasi-miracle grec: quand, selon les termes de L'Homme
nu, la pensée sauvage, avatar de notre « pensée mythique», « se désiste en faveur de la
pensée rationnelle et scientifique». Un renoncement, très singulier; il a eu lieu en
Grèce, très exactement là où les philosophes, agrégés par concours, apprennent et font
savoir que la philosophie est apparue, non pas comme genre de vie, mais comme pensée
rationnelle, là et nulle part ailleurs. Une affaire longuement analysée dans L'Invention de
la mythologie (1980) et qui m'a valu huit ans d'exil ferme et une lourde amende dans le
milieu interlope où je trafiquais en compagnie de Michel et d'autres marginaux de la «
Religieuse » (comme on dit la « Mondaine »). Amicalement, j'ai pensé qu'un Africaniste
devait peut-être difficilement apprécier combien la Grèce, comme les Grecs, nos Grecs,
étaient captifs de leur Occident, captifs en mythe-mythologie, et rationalité-
philosophie, en politique-démocratie, enfin, en mono-polythéisme.
8 Mono-poly: en 1979-1981, en dépit du découragement prodigué par la commission
Anthropologie du CNRS et avec l'aide inespérée de Gérard Lenclud, j'avais aménagé
sous la tente d'un GDR (Groupe de recherche, mobile) un campement pour une «
Anthropologie comparée du champ religieux », un minuscule campus, entre
bibliothèque du matin veuve de lecteurs, et cagibis ouverts à la sauvette. De quoi
cultiver nos mises en questions et préparer une série d'opérations en volumes
complices, à l'image de ceux qui ont suivi, grâce à la persévérance singulière de Michel
dont témoigne l'ouvrage, Architecturer l'invisible, achevé en 2008 avec celles et ceux qui
l'entouraient. Avant de m'asseoir benoîtement devant Festugière, dominicain de son
état, et « en robe » -il analysait le « Contre les Gnostiques » de Plotin, en « Sciences
religieuses »-, je savais qu'en 1932, chez Gabalda, « Festu » avait publié un ouvrage
intitulé L'Idéal religieux des Grecs et l'Évangile, pourvu du « Nihil Obstat » de Lagrange, Père
de même confession, alors directeur de l'École biblique de Jérusalem: Ancien et
Nouveau testament au coude à coude. Je connaissais déjà la bonne nouvelle, apportée
par le titulaire de la chaire « Religion grecque » en « Sciences religieuses », la « Cage »
où nous étions entrés, Michel, moi et quelques autres, comme Pierre Clastres, Jean
Rouch, Charles Malamoud, John Scheid et Pierre Legendre. Festugière, en Révérend
Père, montrait donc, en 1932, « textes à l'appui » comment l'idéal religieux des Grecs,
l'âme grecque, disait-il, « aspirait à la Vraie religion ». L'âme de la Grèce, comme on
aime parler à l'Académie de l’« âme de la France», elle avait besoin de la délivrance que
cherche toute « âme religieuse », une délivrance qu'elle ne peut trouver que dans
l'Évangile et l'Église, les deux best-sellers de notre monde devenu chrétien et
catholique « universel». En 2007, Paul Veyne, du haut de l'Histoire romaine, en fait
derechef le constat en romaniste admiratif d'une si belle réussite en marketing.
Évoquant l'âme religieuse des Grecs, prêchée en chaire, je manquerais à mes devoirs

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d'émérite si je ne rappelais à celles et ceux, assemblés courtoisement, comment s'est


produite la dissolution des « faits religieux », ceux-là mêmes dont l'étude semble
encore faire partie de l'originalité toute neuve des « Sciences religieuses » en 2006, avec
le comparatisme et le reste énoncé. Que nul ne s'en émeuve: ce ne sont ni les historiens,
ni les théologiens, mais les anthropologues entrés sournoisement dans la cage des
années soixante qui ont entrepris de mettre en évidence la non-spécificité des soi-
disant « faits religieux ». Ils l'ont fait en restituant des « systèmes de pensée » où du
sacrificiel se mêlait à l'ancestralité prénatale, et où la divination était enchevêtrée avec
des initiations durables autant que mêlée à des représentations de la terre avec ses
peaux. Si les « faits religieux » résistent avec outrecuidance, c'est que, comme les
phénomènes de la génération précédente, ils font partie intégrante du vaste et puissant
édifice, dressé et fortifié pendant quinze siècles par les dévots et les dévotes d'une
petite secte, devenue -cela arrive- la toute puissante Église catholique et universelle,
autour de ce qu'elle va si prestement baptiser « religion ». Bien avant nous, Pierre
Legendre le savait qui nous a rendu l'inestimable Police religieuse dans l'Ancienne France
de Gabriel Le Bras (1941), en l'accompagnant (qu'on en fasse maintes et maintes
lectures publiques!) d'un « Sondage des sédiments de la religion française », le tout en
2010 de notre ère.
9 « Religion », confirmée sans attendre en seule vraie, depuis qu'aux premiers siècles de
ce que nous appelons stupidement « notre ère » (du bas latin, aes, aera, monnaie,
nombre), les disciples d'un banal « Messie », muable en Christ, ont confisqué à leur seul
profit la notion romaine et républicaine de religio-religion. Une religion, signifiant au
temps de Cicéron un ensemble de règles formelles, léguées par une tradition qui pense
la communauté civique en accord avec des dieux, des puissances davantage citoyennes
que surnaturelles, si légèrement. Notons-le soigneusement: rien là de primitif, ni de
révélé, en dépit des attentes des Vieux Croyants de l'Homo religiosus (sapiens, sapiens),
lové, tapi au « fond le plus profond de l’homme », disait-on en chœur, en 1886.
10 Je me contenterai d'une aussi désinvolte évocation pour laisser entrevoir comment, en
chacune des alvéoles de la ruche « Sciences religieuses », des ouvrières/ouvriers
irréprochables ont fait leur miel de « faits religieux », sans jamais s'inquiéter de la
haute Maison qui leur assurait une parfaite quiétude en leur savoir avec la
reconnaissance « éternelle » d'un monde académique et politique pour lequel les
valeurs de la religion étaient et sont « sans prix ». Un jour, c'était en 1996, où je me «
désistais » de la place que j'avais occupée dans la « cage », et où le Président d'alors, un
Africaniste, me pressait de pointer la direction de recherches qui devait me sembler la
plus souhaitable, je lui ai glissé à l'oreille: « un espace critique pour polythéismes
comparés ». Une boutade, nous le savions, moi davantage que lui.
11 Mono-poly: c'est un jeu que nous avons joué, Michel et moi, en plein jour, lorsqu'en
1983-1984, dans un CNRS passé à gauche, au temps de Chevènement-Mitterrand, le
régime des ATP est apparu (Actions thématiques provisoires et programmées). Un ami,
encore proche, venait d'être pressenti par les décideurs pour avoir des idées; il m'a
demandé ce que « nous » (un nous en cours de disparition) pourrions proposer. Les «
polythéismes comparés » me sont aussitôt venus sur les lèvres, et, pendant une dizaine
d'années, alors que tant d'autres choisissaient de rentrer au village, de petits ateliers
voisins se sont mis à bourdonner. Certains, aujourd'hui encore, ont leurs carnets de
commande bien remplis. Michel n'y est pas étranger, je l'ai rappelé.

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12 « Dieux des carrefours et petits riens », j'y viens, car ils mènent droit en direction des
systèmes de pensée, mis en perspective; davantage, ils découvrent une des manières de
ne plus rouler dans la même ornière, l'ornière creusée si profond dans ce que certains
appellent l'Occident-sur-lesGrecs-de-toujours, les Grecs à la belle âme religieuse. Il n'y a
pas que les Bernardins pour en avoir cure. Le ministère de l'Intérieur, celui du « For
Intérieur » en République, en a la charge au cœur de l'État. Une chaire de laïcité, créée
par Michel Rocard, « Histoire et sociologie », avait motivé un autre regard sur les
formes profanes d'un christianisme obsessionnel. Mais les polythéismes et l'ethnologie
ont dû attendre 2006 pour devenir officiellement « champ d’étude » en sciences
religieuses. Ne devions-nous pas d'abord apprendre comment nous, païens et idolâtres,
étions devenus polythéistes? Combien de décennies faudra-t-il pour faire savoir dans
les écoles, dans les cours d'histoire critique des dites religions qu'au siècle de Voltaire,
David Hume a eu l'audace et le courage de faire reconnaître la primauté de ce que
certains de ses contemporains aimaient appeler « polythéisme »? Un mot grec,
derechef, inventé par Eschyle, un jour de théâtre sans lendemain. Un siècle et demi plus
tard, les polythéismes à dieux pluriels commencent à être découverts, ils sont
lentement enregistrés dans l'Europe savante de la « Science des religions ». Si grande a
été, et est encore dans l'empire de « civilisation » des Européens, la puissance du
catholicisme de Rome, la cécité des protestantismes missionnaires et de leur clergé,
affamé de conversion universelle.
13 La description des panthéons du bouddhisme japonais, l'analyse des myriades de génies
africains étaient abandonnées à des collectionneurs, à des voyageurs, à des amateurs de
bonne volonté. Dans les micro-sociétés de l'Amérique du Sud, de l'immense Extrême-
Orient, de l'Afrique noire et blanche, d'innombrables entités circulent entre plantes,
animaux et minéraux, parmi l'ensemble des êtres vivants et inanimés, disons-nous;
elles s'inventent et se métamorphosent aussi naturellement que les êtres humains les
pensent et les imaginent, sans même leur donner parfois, un nom ou une forme, non
plus que de leur adresser quelque chose comme un « culte » (les fidèles adorent ce mot
latin).
14 Il convient de le redire: il y a des dieux partout, dans tous les plis et replis du monde. À
qui les imputer, sinon à l'esprit humain, ce « grand ouvrier de miracles », ainsi que
Michel de Montaigne le désignait. L'imaginaire en chaque être parlant et rêvant
produit continûment des « croyances », à la fois « similaires » et également « absurdes
» dans des lieux et des temps fort éloignés. Des croyances qui poussent « comme des
choux », et lesquelles donc, écrivait Montaigne, « peuvent se prévaloir d'une magistrale
autorité»? les « dieux des carrefours », les « trente mille dieux » vêtus de brume d'un
Hésiode parmi d'autres, les mille et une entités sur grain de riz, ces milliers de petits
riens, combien il est absurde de les ranger en bloc, aujourd'hui encore, dans la case «
animisme », restaurée par des héritiers en chaise (prononcez chaire), sous le baldaquin
d'un Savoir aux couleurs du siècle passé.
15 De Michel Cartry qui savait d'instinct que les gens ne naissent pas avec les notions
d'esprits puissants ou de grands dieux -se méfier des panthéons de famille-, je
retiendrai une avancée, un chemin parmi des dizaines: celui de « faire du territoire » -
territorialiser. Par des comptes rendus de séminaires en cage, je savais déjà avec quelle
précision Michel analysait en profondeur les rites, rites de naissance, de funérailles, de
fondation dans leurs multiples relations entre une série de brousse-villages, disséminés
en Burkina Faso. En le lisant en voisin proche, je pouvais ainsi me faire une idée de ce

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qui semblait le plus pertinent en ses recherches: voir, montrer, établir que les rites
forment des ensembles, des « systèmes de pensée », qu'il y avait donc de la pensée chez
les dieux des carrefours, de la pensée complexe, ailleurs que chez nous, en philosophie
sous l'autorité magistrale des Grecs. L’Africaniste dont nous parlons chaleureusement,
il aimait se déplacer: l'Inde védique, la Chine taoïste, la Grèce archaïque, toujours des
cas analysés en profondeur et qui mettent au jour des combinaisons de traits pour
expérimentateurs non timorés, en quête de questions générales. L’anthropologie
comparée des champs polythéistes nous a fait marcher à grands pas entre poly-
fétichismes, poly-bulismes et polythéismes bariolés, en sautant par-dessus l'obstacle
des panthéons en frises et sur colonnes grecques. Expérimenter et construire se
rapprochaient entre nous, sans aller encore vers une « théorie de la parole », comme
sous-entendue depuis les « Maîtres de Vérité » et la « Déesse Parole », avec comme des
pas japonais, sur tracés parallèles. En 1984, Michel m'en avait écrit sur les « rapports
complexes qu'établissent les rites entre les limites du corps et cette espèce d'espace-
corps qu'est le territoire ». Il m'en avait fallu davantage pour l'entendre, et cela avait
été l'occasion pour moi de découvrir les espaces morcelés, Czarnowski resté en friche et
les approches de Danouta Liberski, en ce temps-là. Des limites poreuses, des frontières
immatérielles, imaginaires, des types d'engendrement par des lieux: une pluie de
sentes, de petits chemins de traverse qui allaient nous conduire à relever des « Traces
de fondation », entre une douzaine de cultures, mises en perspective avec l'aide
d'historiens et d'ethnologues, les uns et les autres « de terrain ». En creusant de mon
côté, mieux et plus profond que je n'aurais pu le faire dans le pré carré de l'hellénisme,
les questions autour de « qu'est-ce qu'un site? », « qu'est-ce qu'un lieu? », j'allais
déboucher en pleine histoire nationale d'Hexagone en Europe, et un peu plus tard, au
cœur du bientôt tout neuf « Ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale »,
2007; l'Identité sécurisée et sécuritaire, telle qu'elle a prospéré en terre d'Excellence,
entre les mythiques « Lieux de Mémoire », « l'Âme de la France » au foyer des
Immortels, et la dernière « Histoire de la France » (made Annales-EHESS. Y insister, à
tout seigneur, tout honneur).
16 Au pays des « Vieilles Souches », comme aimait à se présenter Xavier Vallat,
Commissaire aux Affaires juives et dans l'Europe des nationalismes, des mythidéologies
nationales sur fond de religion du plus profond de l'homme (cela s'empile), la critique
radicale que mène une anthropologie comparée, elle a, j'en suis certain, une fonction
intellectuelle et politique.
17 Les « Sciences religieuses » new-look doivent prendre conscience de leur
responsabilité, et plus courageusement que dans les cent vingt années écoulées.

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AUTEUR
MARCEL DETIENNE

Gildersleeve Professor emeritus,


Johns Hopkins University,
Directeur d'études honoraire EPHE

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Itinéraires croisés
Michèle Ducornet

« Toute âme est une mélodie qu'il s'agit de


renouer; et pour cela, sont la flûte ou la viole de
chacun. Selon moi jaillit une condition vraie ou la
possibilité, de s'exprimer non seulement, mais de
se moduler, à son gré1. »
1 .
2 C'est sous les auspices de Stéphane Mallarmé, que Michel Cartry aimait tant, que j'ai
souhaité nous situer aujourd'hui parce que ça le représente bien.
3 Il aimait Mallarmé, la poésie, la musique. Il y retrouvait avec jubilation ce qui se trame
au travers de la langue, qui nous précède et nous excède, ce que nous ignorons et qui
survient dans la langue. Il était passionné de l'insu qui surgit avec elle, « dans ses plis »
disait-il.
4 Ce n'est pas étonnant qu'il ait très tôt rencontré la psychanalyse dans sa quête assidue
de la compréhension de l'humain.
5 Certes, Sigmund Freud a conçu la psychanalyse comme outil de soin. Mais, pour réaliser
ce projet il lui fallut construire pas à pas une théorie des mécanismes psychiques à
l’œuvre. Bien sûr c'est une théorie liée à son origine au lieu et à la temporalité de sa
fabrication et qui n'a cessé d'évoluer avec Freud lui-même et les psychanalystes qui lui
ont succédé pour le meilleur et pour le pire.
6 Pourtant quelque chose ne cède pas, c'est la coexistence dans la pensée de deux
registres engrenés l'un dans l'autre. L'un est celui auquel nous avons directement accès
par la conscience, l'autre constitué de traces, aussi bien phylogénétiques que
généalogiques et relevant des parcours individuels singuliers. Ces traces ne sont pas
accessibles à la mémoire consciente mais pourtant bien à l'œuvre, à notre insu, dans
son exercice comme dans celui de la pensée. Nous y avons quelques accès dans les
rêves, les lapsus, des représentations, des interdits, des comportements soutenus par
d'étranges certitudes, des rituels et bien sûr dans le langage, ce que Jacques Lacan, dont
Michel suivait assidûment le séminaire, a beaucoup développé avec Jacobson.

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7 En ce sens il s'agit bien d'un système de pensée et de Freud à Lacan en passant par bien
d'autres, tous se sont intéressés aux autres cultures, civilisations, comme à un
enseignement pour la psychanalyse.
8 Freud connaissait très bien, entre autre, les travaux de Darwin, Robertson Smith,
Taylor, Morgan et Frazer. Si pour certains la théorie évolutionniste prenait l'aspect
d'une « enfance de l'humanité », il ne s'en satisfaisait aucunement et ne se privait pas
de faire remarquer qu'un éventuel constat n'expliquait rien et que si des humains
inventaient le totem, avaient besoin de tabous, ils avaient à l'évidence des raisons
psychiques sérieuses à cela. Il cherchait à saisir ce qu'il pourrait apprendre de ces
autres cultures, ce qu'en retour leurs inventions pouvaient nous apprendre sur la
névrose. Citant Frazer, il rappelle que « tel un caméléon, le chercheur sincère devrait
changer ses couleurs pour s'adapter aux changements de couleur du sol qu'il foule 2 ».
9 De même dans un très grand nombre d'articles, il ne cessera de signaler que la théorie
psychanalytique devrait servir à appréhender les fondations des systèmes sociaux,
quels qu'ils soient, aussi bien que leurs symptômes.
10 Lacan lui, autre lieu, autre époque, était très lié à Leiris, à Griaule et en 1954, dans son
premier séminaire3, faisait référence à Griaule et son travail sur la cosmologie Dogon à
paraître :
« Vous allez voir bientôt dans un livre qui va
paraître, qu'alors que nous ne nous servons que
d'une clef très réduite celle de l'Œdipe, il y en a
d'autres qui ont un trousseau à leur disposition »
...
« Ils en savent beaucoup plus que nous, et nous
voyons que le complexe d'Œdipe n'est pour eux
qu'une mince petite rigolade. C'est un tour petit
détail dans un mythe immense, d'une richesse et
d'une complexité auprès de quoi le complexe
d'Œdipe ne paraît qu'une édition tellement
abrégée qu'en fin de compte elle n'est pas
toujours utilisable. »
11 Jacobson, quant à lui, faisait un pont entre les descriptions de Frazer dans Le Rameau
d'Or4 et les mécanismes du rêve de déplacement, la condensation et la symbolisation
décrits par Freud : avec le déplacement, une chose en représente une autre. Avec la
condensation, les personnages et les objets vus en rêve sont composites, un élément du
rêve signifie plusieurs idées latentes à la fois et condense plusieurs éléments en un seul.
Avec la symbolisation, les objets, personnes et situations apparaissent sous forme de
représentations aptes à les figurer de façon analogique, et ceci jusqu'au jeu de mot.
12 Au rappel de ces mécanismes qui sont utilisés parce que nous appelons l'inconscient, on
entend bien leur parenté avec les mythes comme avec les rituels si complexes à
décrypter, qui ne sont pas des rêves, et structurent le système de pensée d'une
organisation sociale.
13 Certains se sont servis de la psychanalyse comme d'un divan de Procuste pour évaluer
les différents systèmes de société à l'aune de la lorgnette occidentale.
14 D'autres encore ont voulu en tirer une psychanalyse appliquée à l'usage des migrants
par exemple ...

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15 Il s'agit de pervertissements, dommageables pour ce système de pensée ouvert qu'est la


psychanalyse, mais qui après tout appartient à leurs auteurs. Malheureusement il en
sera toujours ainsi, on le voit actuellement avec la nouvelle clef comportementale qui
de la richesse de l'origine liée à l'antipsychiatrie avec Bateson, est en passe de devenir
un modèle d'explication appauvri, univoque, des sociétés humaines comme des
individus. Toute la richesse créative dont est capable l'humain est ainsi abrasée.
16 Tous ces réductionnismes, aboutissant à écraser la subtile élaboration d'une société,
d'une culture, d'une civilisation par le piétinement d'éléphant d'une autre, Michel
Cartry les avait en horreur, et c'est peu dire.
17 C'était la confrontation de ce que la sophistication des systèmes de pensée différents
pouvait apporter de compréhension et d'enrichissement mutuels qu'il mettait
minutieusement à l'ouvrage.
18 À ce titre il avait organisé dans son laboratoire un groupe passionnant qui a travaillé
environ trois ans, réunissant des ethnologues et deux psychanalystes, Michel Guibal et
moi-même autour de l'énigmatique question de « l'objet fétiche ».
19 On trouve relativement peu de références directes à la psychanalyse dans ses écrits
publiés. Par contre de ses recoupements de pensée, il nourrissait explicitement ses
séminaires. Très fin connaisseur de Freud, Lacan mais aussi de Reik et ses écrits sur les
rituels, linguiste passionné, ce qui l'intéressait, lui-même contenant de ce système de
pensée qui était le sien, c'était le surgissement de la différence de traitement des
affaires de l'inconscient pour et par les individus et les organisations sociales.
20 « Ah, mais alors eux, ils s'y prennent comme ça! » pouvait-il s'exclamer au sortir d'une
exigeante recherche.
21 Il ne s'agit pas de mieux ou moins bien, de juste ou de faux, d'un côté ou de l'autre.
C'était pour lui totalement jubilatoire de découvrir ces inventions dont l'humain est
capable, et de façon souvent très sophistiquée, pour se tenir au plus près de ce qui lui
échappe dans sa vie propre comme dans la mise en place de l'organisation sociale dans
laquelle il est inscrit.
22 Dans nos sociétés, ce qui de l'inconscient est traité par la psychanalyse, pour tenter de
résoudre une problématique, se fait dans la singularité d'un cabinet d'analyste.
23 Chez les Gourmantché, avec lesquels Michel Cartry travaillait, c'est majoritairement à
travers des organisations collectives que la société traite de la problématique « cachée
» pourrait-on dire de l'humain. Et pourtant cela n'exclut en rien les traitements
individuels.
24 Il a abondamment montré, illustré la complexité de la présence dans tous les rituels
dits de passage de prières dont une grande partie des paroles est reprise à l'identique,
par fragments, d'un rituel à l'autre. Ainsi, à l'intérieur du traitement de tous chacun est
renvoyé à son histoire personnelle de la naissance, reprise dans l'initiation, et reprises
l'une et l'autre encore dans les funérailles. À l'intérieur d'un corpus qui se modifie à
chaque occasion on retrouve des enclaves strictement identiques à travers lesquelles
l'initié est un être naissant, sans métaphore, ramené au bébé naissant dans les mêmes
termes, comme il en sera lors des funérailles, entrecoupées de séquences de naissance
comme d'initiation et dont les récitants peuvent être des femmes qui parlent au
masculin, rappel de la bisexualité originaire et fondatrice de l'humain.

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25 Le traitement singulier des problématiques individuelles existe au même titre dans les
séances de divination.
26 Là les questions préalables posées par le géomancien pour construire le tableau
divinatoire recherchent tout ce qui a pu aller de travers dans une vie, particulièrement
dans les rapports généalogiques ou les prescriptions tenteront de remettre de l'ordre.
Prenons l'exemple des mauvais morts. Ceux pour lesquels on n'a pas fait ce qu'il fallait
pour les funérailles, ou dont on s'est exonéré de devoirs de leur vivant. Ils errent et ne
trouvent pas la paix dit-on là, mais c'est celui qui consulte pour qui les choses vont mal,
enfant malade, chasseur qui n'attrape rien, maladie, stérilité.
27 Ici nous les connaissons aussi ces mauvais morts, ceux dont on ne parle jamais, les
secrets qui les entourent, ceux qui étaient trop aimés ou trop haïs, ceux qui sont morts
trop tôt avec le cortège de symptômes très divers qui les accompagnent et ne
permettent pas de les rendre à leur sépulture en leur attribuant les objets qui sont les
leurs et dont on se retrouve encombrés.
28 Le grand ami géomancien de Michel dans ce village du Burkina où il avait sa case,
lripaghba, était venu en France. Outre le fait qu'il m'avait un jour beaucoup fait rire en
comparant le camion de livraison arrêté au milieu de la rue avec la vache qui quoi
qu'on fasse ne dégagerait le chemin que quand elle en aurait décidé, nous avions
beaucoup parlé de nos manières de faire respectives. Un jour il me dit : « si j'étais né ici,
je croirais comme toi les choses d'ici, mais finalement on fait le même travail toi et moi
... »
29 Mais en ce qui me concerne, je trouvais qu'il me manquait par rapport à lui cette
immense perspicacité quant à ce qu'on pouvait lire de l'histoire de quelqu'un sur la
structure et l'expression d'un visage, comme sur la subtilité des informations données
par la manière d'habiter son corps.

BIBLIOGRAPHIE
Fazer, J. G.
1910 Totemism and exogamy, Londres, Macmillan & co., reproduit dans Totem und Tabu (1913),
trad. fr. par Samuel Jankélévitch, Totem et tabou (1924), Paris, Payot, 2001, p. 83.

1984 Le Rameau d'or, [The Golden Bough, 1911-1915], édition fr. par Nicole Belmont et Michel Izard,
Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 12 volumes.

Lacan, J.
1991 Le Séminaire, Livre l, Les écrits techniques de Freud, (séminaire du 24 février 1954), Paris, Seuil,
coll. (Le Champ Freudien), p. 101.

Mallarmé, S.
1945 « Variations sur un sujet. Crise de vers », Œuvres complètes, in G. Jean Aubry et Henry
Mondor (dir.), Paris, Gallimard, (Pléiade Bibliothèque), p. 363.

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NOTES
1. Mallarmé, 1945.
2. Extrait de la préface au premier volume de James George Frazer, (1910).
3. Jacques Lacan, 1954.
4. Frazer, 1911-1915.

AUTEUR
MICHÈLE DUCORNET
Psychanalyste

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Le vœu non acquitté : une


originalité de la piété romaine
John Scheid

1 Au moment où le Centre Louis Gernet travaillait sur « La cuisine du sacrifice 1 », et où je


fus sensibilisé aux questions sacrificielles, j'entendis, au séminaire de Jean-Pierre
Vernant, un exposé de Michel Cartry sur le sacrifice en Afrique. Il me fit découvrir
l'aspect très formel de ces rites, et ses recherches sont toujours restées pour moi une
référence, une incitation à approfondir et un point de comparaison efficace. En
souvenir de cette rencontre je voudrais présenter, en mémoire de l'incomparable
spécialiste de l'étude rituelle que fut M. Cartry, ce complément aux recherches sur les
vœux qui sont étroitement liés aux activités sacrificielles des Romains.
2 Il y a quelques années, j'ai attiré, après d'autres, l'attention sur l'originalité des
pratiques votives des Romains2. Conclus sous forme contractuelle, c'est-à-dire
conditionnelle, entre le célébrant et une divinité, les vœux romains ne sont acquittés
que si le partenaire divin accomplit sa part du contrat: « da ut dem », et non « do ut des 3
». J'ai rassemblé quelques exemples de vœux qui n'étaient pas acquittés par les
autorités romaines, par exemple lorsqu'éclatèrent les Guerres daciques de 101 et de 105
après notre ère. Et la lecture précise de certaines inscriptions émanant de la
communauté palmyrénienne de Rome met en évidence que le vœu à la romaine ne
pouvait pas être traduit en araméen : apparemment le contrat conditionnel - au
demeurant parfaitement possible quand les mêmes divinités étaient considérées
comme des divinités romaines - ne correspondait pas aux normes religieuses
palmyréniennes4. -
3 À ces documents je voudrais en ajouter deux autres, qui complètent et soutiennent les
témoignages déjà invoqués. Dans la mesure où les Romains ne voyaient pas l'utilité de
rappeler le défaut de l'assistance divine, il nous reste peu de témoignages du non-
acquittement des vœux caducs. En 101 et 105, l'information provient des protocoles
d'un collège sacerdotal public qui résumait toutes ses actions et donc également le non-
acquittement éventuels des vœux prononcés. Peut-être l'initiative était-elle aussi
destinée à révéler implicitement l'état de guerre qui se profilait à l'horizon. Mais pour

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l'heure, ce sont les seuls exemples explicites que j'ai pu recueillir. Désormais on pourra
y ajouter les cas suivants.
4 Le premier exemple que je commenterai remonte à l'année 459 avant notre ère. Il est
donné par Tite Live5:
« Le recensement eut lieu cette année-là; mais à
cause de la prise du Capitole et de la mort du
consul, le scrupule religieux ne permit pas le
lustrum qui le termine. »
5 Le Capitole venait d'être occupé par des esclaves révoltés conduits par Appius
Herdonius6 Le consul Publius Valerius Publicola fut tué lors de l'assaut du Capitole qui
suivit cette occupation7. Ces événements appartiennent à l'histoire mythique de Rome.
Mais cela ne doit pas nous occuper ici. Il nous suffira de constater comment Tite Live et
ses sources racontent ces événements.
6 Pour comprendre les raisons de l'absence du lustrum conclusif du recensement, il faut
évidemment comprendre le sens du terme lustrum.
7 Ce terme a toujours posé des problèmes aux historiens et aux traducteurs. Dans
l'édition de la Collection des Universités de France, Gaston Baillet traduit le passage par
« la religion ne permit pas la purification qui le termine ». Or un lustrum n'est pas une
purification8, comme Henk Versnel et Jorg Rüpke l'ont démontré. Lustrare et lustrum,
qui ont un lien avec luceo, « éclairer », signifient avant tout « parcourir, faire le tour de
», mais ils sont régulièrement traduits pas « purifier ». Nous n'allons pas examiner ici
les raisons de cette traduction, mais c'est une donnée irritante des études rituelles sur
laquelle il faudra revenir un jour de façon générale. Même si dans beaucoup de
témoignages, l'interprétation est forcée, il est possible que dans certains contextes, il
puisse s'agir de purifications. Dans le cas présent nous connaissons toutefois le rite, et il
n'y a aucune raison de purifier le peuple une fois qu'il est constitué selon ses
composantes.
8 Après avoir accompli les opérations du recensement du peuple et les autres activités
liées à leur charge, les censeurs acquittaient, s'il y avait lieu, les vœux prononcés cinq
ans plus tôt par leurs prédécesseurs et formulaient à leur tour des vœux pour la
période quinquennale sur laquelle portait leur censure. Une anecdote conservée par
Valère Maxime concerne la modification d'un passage de la formule votive du lustrum
par Scipion Émilien9 :
« Ne Africanus quidem posterior nos de se tacere
patitur. qui censor, cum lustrum conderet inque
solitaurilium sacrificio scriba ex publicis tabulis
sollemne ei precationis carmen praeiret, quo di
immortales ut populi Romani res meliores
amplioresque facerent rogabantur, "satis" inquit
"bonae et magnae sunt: itaque precor ut eas perpetuo
incolumes seruent", ac protinus in publicis tabulis ad
hunc modum carmen emendari iussit. qua uotorum
uerecundia deinceps censores in condendis lustris usi
sunt. »
9 Malgré la brièveté de la citation, il en ressort qu'il ne s'agissait pas de pureté et de
purification, mais de l'intégrité et de l'état du peuple. Le nom lustrum provenait du fait

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que le sacrifiant promenait un verrat, un bélier et un taureau autour du groupe humain


ou de la chose à constituer, à protéger contre toute attaque extérieure. Ensuite, ces
victimes étaient offertes à Mars10.
10 Dans le témoignage qui nous retient, les censeurs n'ont pas acquitté le vœu formulé par
les censeurs précédents. Ils l'ont fait, comme l'écrit Tite Live, par scrupule religieux
(religione). Or l'historien donne les raisons de ce scrupule : le peuple romain n'était pas
du tout dans le même état ou encore meilleur que cinq ans auparavant. Le Capitole
avait en effet été occupé par des esclaves insurgés et lors de l'assaut qui fut mené
contre les insurgés, l'un des consuls avait été tué. Le dieu Mars n'avait donc pas
défendu les intérêts du Peuple romain comme il l'aurait dû, et par conséquent le
contrat votif ne fut pas honoré. Car le scrupule religieux interdisait de considérer
comme accompli le service demandé au dieu. Nous pouvons considérer que, au moins
dans l'historiographie, c'était là une façon spectaculaire de dénoncer une calamité
politique et sociale.
11 Ce témoignage qui peut être inséré dans la série des vœux non acquittés concerne la
religion publique. Nous pouvons nous demander si cette façon de traiter les divinités ne
se rencontrait que dans le culte public. Est-ce qu'il y en a des exemples dans les cultes
privés?
12 J'ai rencontré dans mes lectures le passage suivant des Bucoliques de Virgile 11 :
13 « Où portes-tu tes pas, Méris? Vas-tu à la ville, où ce chemin conduit?
14 - 0 Lycidas, n'avons-nous tant vécu pour voir (ce que nous n'aurions jamais craint) un
étranger devenir le propriétaire de notre champ et nous dire: "Ceci est à moi; quittez le
pays, anciens colons" Maintenant vaincus et tristes, jouets de la Fortune qui bouleverse
tout, nous envoyons ces chevreaux au ravisseur : puisse ce don mal tourner pour lui… »
15 « Quo te, Moeri, pedes? an, quo uia ducit, in urbem ?
16 M. 0 Lycida, uiui peruenimus, aduena nostri (quod numquam uerici sumus) ut possessor agelli
diceret "haec mea sunt; ueteres migmte cotoni''. Nunc uicti tristes, quoniam Fors omnia uersat
hos illi (quod nec uertat bene) mittimus haedos. ». (Trad. Maurice Rat)
17 Virgile mentionne deux bergers qui sont abattus parce qu'eux-mêmes ou leurs patrons
ont perdu leurs terres, et que la fortune leur est défavorable. J'aurais tendance à écrire
Fors avec une majuscule comme le font certains éditeurs (Maurice Rat par exemple),
car Virgile me paraît faire allusion à la déesse Fors Fortuna, à qui le vœu initial était
adressé. La déesse de la chance imprévisible était une divinité volontiers invoquée par
les esclaves. Le berger constate donc que son contrat votif est rompu et il offre les
victimes promises, non à Fors mais à son nouveau maître. Fors, qui bouleverse tout,
s'est montrée indifférente au vœu et ne mérite donc pas les victimes, et le contractant
malheureux les conduit au nouveau maître, en souhaitant que pour lui aussi tout
tourne mal.
18 Cet exemple poétique illustre donc à sa manière la pratique rituelle courante, qui
consiste à ne pas acquitter les vœux non exaucés. L'intérêt de ce témoignage réside
dans le fait qu'il s'applique à la religion domestique, privée, et démontre qu'il s'agit là
d'un comportement religieux général des Romains. Le refus d'acquitter des vœux non
exaucés ne se pratiquait pas seulement sur le forum, dans la religion publique.
19 Cette manière de contracter avec les dieux est un trait typique de la piété romaine qui
considère les divinités comme des partenaires terrestres avec lesquels l'individu ou la

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collectivité se conduisent de la même manière qu'avec les humains. Un tel


comportement heurtait apparemment les règles de piété palmyréniennes, et ne
pouvaient pas être exprimées dans leurs dédicaces 12, et nous savons qu'il en va de
même dans le catholicisme, pour les vœux faits à Dieu. Avec les saints, les fidèles
peuvent se conduire de façon très « romaine », mais avec Dieu une distinction est faite
entre le vœu et la grâce accordée ou non, et souvent l'acquittement précède la
satisfaction de la demande. L'historien moderne a donc intérêt à ne pas se laisser
déterminer, consciemment ou non, par les conceptions actuelles de la relation avec les
puissances divines, et replacer dans leur contexte les rites qu'il rencontre dans les
textes antiques. En cela il se conformera à l'enseignement que nous a laissé Michel
Cartry.

BIBLIOGRAPHIE
Detienne, M. & Vernant, J.-P.
1980 La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires ».

Dumézil, G.
1987 La Religion romaine archaïque, Paris.

Rüpke, J.
1990 Domi militiae. Die religiose Konstrukrion des Krieges in Rom, Stuttgart, pp. 144- 146.

Scheid, J.
2006 « Manger avec les dieux. Partage sacrificiel et commensalité dans la Rome antique », in S.
Georgoudi, R. Koch-Piettre & F. Schmidt (dir.), La Cuisine et l'autel. Les sacrifices en questions dans les
sociétés de la Méditerranée ancienne, Tournai, (Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes Sciences
Religieuses, vol. 124), pp. 273-287.

2005 « Épigraphie et identité religieuse, ou l'art de la traduction », in J. Demougin & C. Hoët-Van


Cauwenbergue, Le Monde romain à travers l'épigraphie: méthodes et pratiques, Lille, Université
Charles de Gaulle Lille 3, pp. 217-229.

1989-90 « Hoc anno immolatum non est. Les aléas de la voti sponsio », Scienze de1l'Antichità 3-4,
pp. 77 5-783.

1998 « Les incertitudes de la uoti sponsio. Observations en marge du uer sacrum de 217 av. J.-C.
», in M. Humbert & Y. Thomas (dir.), Mélanges à la mémoire d'A. Mugdelain, Paris, LGDJ, éd.
Panthéon-Assas, pp. 417-425.

Suétone
[s. d.] Divin Auguste, 97.

Tite Live
[s. d.] Histoire romaine 3, 22, 2 : Consules neati Q. Fabius Vibulanus tertium et L. Cornelius Maluginensis.
Census actus eo anno: lustrum propter Capitolium captum, consulem occisum candi religiosum fuit
(traduction de la Collection des Universités de France, modifiée).

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Valère, M.
2003 Faits et dits mémorables, [éd. et trad. fr. Robert Combès], Paris, Les Belles Lettres (Collection
des universités de France), livres I-VI, 2 tomes, (2e tirage).

Versnel, H.
1975 « Sacrificium lustrale : the death of Mettius Fufetius (Livy 1, 28) : Srudies in Roman
lustration-ritual », MNIR, 37, 97-115.

Virgile
[s. d.] Bucoliques, Ecl. 9, 1-6.

NOTES
1. Séminaire qui donna lieu à la publication de l'ouvrage La Cuisine du sacrifice en pays grec par M.
Detienne & J.-P. Vernant, 1980.
2. Scheid, 1989, 1998.
3. Scheid, 1989.
4. Scheid, 2005
5. Tite Live, Histoire romaine, 3,22,2.
6. Tite Live, Histoire romaine, 3,15,4; 4-18, 11.
7. Tite Live, Histoire romaine, 3, 18,8.
8. H. Versnel, 1975; Rüpke, 1990.
9. Maxime Valère, Faits et dits mémorables, 4, 1,10. Voir aussi l'anecdote concernant la formulation
des vœux lors du census de 14 ap. n. è. chez Suétone, Divin Auguste: 97.
10. Pour la description, voir Georges Dumézil, 1987 : 242 suiv. ; Rüpke, 1990 : 144 suiv.
11. Virgile, Ecl. 9, 1-6 : L.
12. Voir note 3.

AUTEUR
JOHN SCHEID
Historien, Professeur au Collège de France

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Génies de brousse et Corybantes


ou comment introduire la diachronie dans la comparaison

Renée Koch-Piettre

1 Michel Cartry, ethnologue et philosophe, prenait le temps de tirer parti, au fur et à


mesure, des déplacements de perspectives que les rencontres les plus inattendues,
l'effort volontaire de changer soi-même de place et l'avancement de l'âge peuvent
occasionner. « Pour l'instant, je n'y comprends rien », tel aurait pu être son refrain.
Relisons, de ce point de vue, le précieux article intitulé « D'un rite à l'autre : la mémoire
du rituel et les remémorations de l'ethnologue » 1. Méditant une recommandation de
Wittgenstein qui invitait à« tracer des lignes qui relient les composantes communes»
des rites, et s'appuyant sur Pierre Smith et sa critique implicite de la doctrine lévi-
straussienne selon laquelle le mythe s'oppose au rite comme les distinctions de la
pensée à une tentative de retour à la continuité du vécu2, Michel Cartry repérait une
relation, évidente pour les acteurs mais à ses propres yeux incompréhensible, entre un
segment de rite funéraire gourmantché et ce même segment réapparaissant d'une part
dans le rituel initiatique des jeunes garçons et d'autre part dans les rites de naissance.
Ce qui se passe alors peut au moins, suggérait-il, être comparé à ce moment où, dans la
composition d'une fugue musicale, des voix qui se répondent « entrent en imitation ».
2 Claude Lévi-Strauss avait réservé au système synchronique du mythe la métaphore
musicale. Michel Cartry montre que le rite lui aussi se pense lui-même, comme une
composition musicale, mais il se pense en diachronie, dans la durée longue du destin
individuel et de la vie des sociétés. Le rite n'est pas seulement une« boîte noire», un«
piège à pensée », selon le mot de Pierre Smith3. C'est ce qu'il lui a été donné de
comprendre, au sens le plus fort de ce terme, d'éprouver sans doute comme une
initiation qui déplace entièrement les perspectives dont on se satisfaisait jusque-là, le
jour où il reconnut, lors d'un chant de deuil entonné par les femmes dans la cour du
mort et dansé, mimé par la fille aînée du mort, des formules caractéristiques d'un
segment de l'initiation masculine, dont l'accès est pourtant formellement interdit aux
femmes. Avec notamment cette réponse à une question sur le secret de l'enclos
initiatique:
« Il n'y a rien dans l'enclos où nous sommes assis,
sauf le cri de joie des femmes ».

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3 Le mime de la fille aînée du mort, qui imite les gestes de l'initiation masculine,
provoque en outre les rires de l'assistance féminine. Un ethnologue moins
consciencieux aurait immédiatement repéré une inversion des rôles masculin et
féminin caractéristique des rites d'initiation selon Arnold Van Gennep et s'en serait
contenté. Michel Cartry ne s'arrête pas là, il repère plutôt cette indétermination de
l'identité, cette « suspension des différences » marquant ces moments de la vie où l'on
perd brutalement le confort acquis de son statut antérieur: l'initié arraché au cocon de
l'enfance et mis face à la trivialité des objets de l'initiation jusque-là entourés de tant
de mystère et de prestige, l'enfant des deux sexes devenu orphelin et projeté dans un
rôle nouveau, éprouvent sur ce plan un même abandon, « une même sensation de froid
». Une même « expérience de la perte ». Michel Cartry ne va pas jusqu'à comparer cette
expérience au vécu du nouveau-né dont l'image me semble pourtant appelée par la
mention du « cri de joie des femmes » 4: l'ethnologue se place en retrait et laisse au
lecteur, ou peut-être à une reprise ultérieure de ce texte qui ne trouva pas le temps de
sa mise en œuvre, le soin de déployer à ses risques et périls les connexions que le
matériel ethnographique appelait, peut-être, de lui-même - mais il faut toujours se
méfier des évidences.
4 La recherche comparative que j'ai partagée durant une dizaine d'années avec M. Cartry
et un petit groupe de fidèles concernait ce que nous appelions la « mise en présence »
des instances sur l'aire sacrificielle. Nos cheminements rituels nous ont permis de
tracer une ligne, en l'occurrence, entre la ligature, l'écriture et le sacrifice. Soulignons
l'énorme déplacement de perspectives qui est exigé d'un helléniste aventuré du côté du
sacrifice en Afrique noire, une matière que Michel Cartry a très amplement explorée
par ailleurs dans un ouvrage collectif de ce nom. En voici, par exemple, une illustration
en forme de chimère, que je construis à partir d'informations ethnographiques
disparates recueillies auprès de Michel Cartry au sujet de l'aire gourmantché au
Burkina Faso : trois brins d'herbe noués ensemble, cela peut être appelé un autel,
quand ce serait sur ce nœud, à l'emplacement peut-être d'un carrefour trifide où se
rencontrent trois sentiers, que le sacrifiant peut susciter/rencontrer l'instance
surnaturelle; le sacrifiant opérera cette rencontre par ses propres paroles de salutation
et de prière et par le simple geste de verser là-dessus la matière oblatoire, et
notamment le sang d'un animal; mais il pourra même y verser la substance d'un œuf,
un « poulet » virtuel dont il énoncera les improbables caractéristiques exigées par
l'oracle du devin, et inscrites, lorsqu'il s'agit d'un« sacrifice d'attache », avec la
spécification de l'instance destinataire, sur la face concave d'un morceau de calebasse
concentrant les fonctions d'aide-mémoire, de fragment d'univers et d'objet destinal.
5 Au titre de mon « terrain » d'helléniste et pour suivre ces réflexions introductives sur
la structure fuguée du rite, j'emprunte à mon tour ici mon objet au champ de
l'initiation : la comparaison entre initiations de jeunes gens en Afrique noire et traces
de rites initiatiques en Grèce ancienne a fait l'objet d'un gros ouvrage de l'historien des
religions Henri Jeanmaire, publié en 1939 sous le titre Couroi et Courètes 5 L'historien y
interrogeait avec soin la littérature ethnographique de son temps sur l'Afrique noire,
repérant une opposition entre initiations systématiques de classes d'âges et initiations
« mystériques » de confréries: lesquelles peuvent cependant, comme dans le komo
bambara, intéresser à la longue tous les adultes d'une société et finir par se confondre
avec l'initiation tribale. La comparaison rigoureusement conduite jetait une lumière
nouvelle sur la périlleuse question grecque des « Courètes »: s'appuyant sur

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l'étymologie la plus obvie qui reconnaît dans ce mot le nom des jeunes garçons, ko(u)roi,
ainsi dénommés parce qu'on leur rasait partiellement les cheveux (koura) dans un âge
qui correspondait à celui des rites d'adolescence, Jeanmaire conduisait son analyse des
Courètes d'Homère à la geste de Thésée, aux initiations crétoises et à l'éducation
spartiate. Ce faisant, en se concentrant sur les kouroi, il évitait aussi un piège qui n'a
cessé de barrer aux hellénistes l'accès à la question : la recherche des correspondances
entre Courètes et Corybantes, deux noms que les Grecs ont mêlés et souvent confondus 6
tout en s'efforçant de leur assigner des localisations géographiques ou des
environnements mythiques ou cultuels distincts. Outre une vague paronomase, ce qui a
conduit la tradition à cette confusion, c'est qu'il s'agissait dans les deux cas d'un groupe
de daimones aux danses bruyantes et tumultueuses, dont le théâtre mythique se situe
sur un certain mont Ida; les Courètes, serviteurs de Rhéa, mère de Zeus, couvraient
ainsi les vagissements de son bébé, sur l'Ida de Crète; les Corybantes, serviteurs de
Cybèle ou de la Mère des Dieux, accompagnaient de leur frénésie l'épiphanie de la
déesse sur l'Ida troyen ou phrygien. Un long exposé « théologique » du géographe
ancien Strabon à l'occasion d'un excursus dans sa description de la Crète 7 achève de
brouiller le paysage pour les chercheurs. Il pouvait apparaître cependant que Strabon
privilégiait, dans son enquête, le discours de la mythologie, et que celle-ci l’orientait
vers ce que Jeanmaire aurait pu appeler une confrérie mystérique, au lieu de l'initiation
adolescente : une confrérie d'initiés incarnant une troupe de démons ou dieux et
requérant euxmêmes un culte orgiastique, ou bien le cortège enthousiaste des
desservants et adorateurs d'une divinité.
6 L’initiation ouvre un champ de rencontre des instances surnaturelles que je m'aventure
à définir comme opposé et complémentaire de celui du sacrifice : en ceci que dans le cas
du sacrifice combiné avec la divination, le « chemin du rite » est bordé, balisé d'avance
ou précisément défini à mesure pour éviter autant que possible tout accident, mais qu'il
est abordé comme un territoire inconnu et semé d'imprévu dans le cas de l'initiation. Il
en va ainsi du vécu ordinaire de l'initiant adolescent, mais plus encore de l'homme
qu'un accident de la vie contraint de recevoir une initiation spécifique qui l'attachera
au culte du génie perturbateur. Dans l'espace gourmantché étudié par Michel Cartry,
l'homme, à travers certaines des composantes multiples de sa personne, peut en effet à
l'improviste entrer en relation avec l'invisible sous l'espèce des morts, des ancêtres, et
de lieux marqués dans l'espace naturel, comme une colline, un arbre, un rocher, une
rivière, une source, habités par ce que la langue française nommerait génie ou esprit de
brousse. Leur rencontre ou malencontre se reconnaît à des dérangements de tous
ordres qui imposent à leur victime involontaire un traitement rituel à la fois
cathartique et initiatique, et la rivent au culte initié par ce traitement (en Grèce, on
parlerait, en des circonstances voisines, de nympholepsie, de panolepsie, de
mètrolepsie, d' épilepsie... ou encore de quelque démon vengeur comme les alastores ou
elastores, mais chacun de ces termes relève de contextes précis et il convient de ne pas
tout confondre)8. L'initiation des jeunes garçons, qu'étudie Jeanmaire, provoque
délibérément et systématiquement un tel contact avec les instances surnaturelles. Ce
contact est tel que, notait Jeanmaire, les initiants « sont pour un temps, eux-mêmes, ces
puissances et ces esprits incarnés » sous le masque, l'enduit luisant, les vêtements de
fibres et de feuillages, avec leurs gesticulations impressionnantes au son des trompes et
dans le grondement tournoyant des rhombes.
7 Accaparé par la comparaison qu'il opère avec les rites africains d'initiation adolescente,
et focalisé sur la seule dénomination de « Courètes », si proche de Kouroi, les jeunes

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gens, Jeanmaire laissait ouverte la question des Corybantes, qu'il nous semble pouvoir
situer à mi-chemin du traitement rituel d'une malencontre et de mystères qui agrègent
l'impétrant à une confrérie initiatique. Nous orientons, quant à nous, notre observation
vers ces Corybantes qui nous font notamment entrer dans les émotions de nombreux
Athéniens aux alentours de la fin du Ve siècle av. notre ère, au moment d'un tournant
de l'histoire proprement destinai. Et nous choisissons de nous concentrer sur quelques
passages de Platon.
8 Il semble que, du vivant de Socrate, l'initiation aux mystères des Corybantes ait
constitué une sorte de mode dont témoignent encore Aristophane9 ou l'une des
dernières pièces d'Euripide10. Les mystères avaient vraisemblablement un caractère
domestique et privé11, même s'il a existé en Asie Mineure, des prêtrises publiques
(payantes) des Corybantes12. La question de leur occurrence chez Platon a été traitée de
manière approfondie par Ivan Mortimer Linforth il y a une soixantaine d'années 13, mais
il ne nous semble pas inutile d'en reprendre le dossier.
9 Le plus connu des passages de Platon sur les Corybantes se situe à la fin du Criton. En
une prosopopée célèbre, Socrate vient d'imaginer que les Lois d'Athènes s'adressent à
lui, lui exposent sa dette à leur égard et le convainquent de ne pas se dérober par la
fuite à la sentence de mort prononcée contre lui. « Voilà, conclut-il, ce que moi, je crois
entendre, comme ceux qui sont possédés par les Corybantes (hoi korubantiôntes) croient
entendre des flûtes (aulôn); oui, le son de ces paroles bourdonne (bombei) en moi et
m'empêche de rien entendre d'autre14. »
10 Les korubantiôntes dont il est question, ce sont ceux qui « font les Corybantes » ou « sont
possédés par les Corybantes » ou « subissent le traitement corybantique ». On
rencontre un verbe korubantizein (Aristophane, Guêpes, 119) pour dire l'acte de
provoquer cette possession, d'infliger ce traitement. De manière répétée, la possession
corybantique est d'autre part corrélée à la musique d'auloi, ces vents à anche et à deux
tuyaux, au son strident ou bourdonnant (bombei), associés notamment à la transe
bachique, dionysiaque.
11 Que les arguments, les raisonnements très sensés, les logoi des Lois puissent aux yeux de
Socrate ressembler aux stridences et au bourdonnement d'une musique extatique, voilà
qui a de quoi étonner15. Nous sommes moins surpris de rencontrer la même image
quand il s'agit de sophistes faisant, de leurs pirouettes verbales, tourner la tête à un
naïf jeune homme. Ainsi dans l'Euthydème, Socrate rassure le jeune Clinias en ramenant
de l'inconnu (ici l'argumentation sophistique qui terrifie le jeune homme) à du connu
(le rappel des préliminaires de son expérience initiatique, qui l'effrayaient autrefois
mais n'étaient que jeu, et dont la description ici se précise) :
12 « Peut-être ne vois-tu pas ce que les deux étrangers sont en train de faire autour de toi.
Ils font exactement comme dans l'initiation des Corybantes (hoi en têi teletêi tôn
Korubantôn), quand on organise la cérémonie e l'intronisation (tèn thronôsin) autour du
futur initié. On procède alors à des danses et à des jeux (choreia tis esti kai paidia),
comme tu dois le savoir si tu as reçu l'initiation (ei ara kai tetelesai). En ce moment ces
deux hommes ne font que danser (choreueton) autour de toi, et comme jouer en menant
une ronde (hoion orcheisthon paizonte), pour t'initier ensuite » (277de).
13 La conditionnelle en incise, « comme tu dois le savoir si tu as reçu l'initiation (ei ara kai
tetelesai) », montre que, si l'initiation corybantique est chose répandue et supposée
connue du jeune Clinias, elle n'était pas pour autant systématique, mais appliquée aux
seuls malades16 supposés en avoir besoin. Ce moment qui fait tourner la tête dans

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l'initiation corybantique, ce serait donc celui qui précède l'initiation proprement dite, à
laquelle c'est alors Socrate lui-même qui va procéder au bénéfice du jeune Clinias,
feignant de croire que jusque-là les deux sophistes n'avaient encore fait que jouer, et
expliquant que le même mot utilisé de manière sibylline par les deux sophistes,
manthanein, peut signifier aussi bien apprendre (ce qu'on ne savait pas) que
comprendre (sunienai), ce qu'on savait déjà.
14 Le moment du rituel initiatique préliminaire ainsi évoqué est nommé thronôsis,
intronisation : le futur initié était placé sur un siège, un trône, et on lui faisait tourner
la tête par les danses virevoltantes et autres jeux. L'initiation elle-même est chose
sérieuse et vient ensuite. Et Socrate insiste :
15 [à s'en tenir à ces préliminaires],« on serait seulement en état de badiner avec les gens,
en utilisant les divers sens des mots pour leur donner des crocs-en-jambe et les
renverser, comme ceux qui s'amusent à vous retirer les tabourets au moment où vous
allez vous asseoir, puis rient de vous voir culbuter à la renverse. »
16 Cependant, il apparaît que, même dans la partie sérieuse de l'initiation elle-même,
l'initiant reste sous l'emprise de la fièvre qui l'a saisi lors des préliminaires, à ceci près
que désormais il est littéralement possédé lui-même, il est entré lui-même dans la
danse des corybantes. C'est ce que laisse entendre cette comparaison par exemple de
Platon:
17 « De même que ceux qui sont possédés par les Corybantes ne se livrent pas à leurs
danses quand ils ont tous leurs esprits, de même aussi les auteurs de chants lyriques
n'ont pas tous leurs esprits quand ils composent leurs chants magnifiques » Platon, lon,
531e-514a.
18 Comment passe-t-on des préliminaires de la thronôsis à la possession elle-même? Y a-t-il
évolution systématique de l'étourdissement provoqué à la possession? Divers textes
laissent entendre deux choses: d'une part, l'initiation corybantique et le délire qui
l'accompagnent constituent le traitement d'une maladie, une sorte de purgation, de
katharsis. D'autre part, le traitement en question est de nature homéopathique, je veux
dire qu'on traite le mal par le mal, après identification de sa source. Prenons ce passage
de Platon :
19 « S'il [sc. Phèdre] s’en allait hors les murs, c'était pour s'exercer à le [sc. le discours de
Lysias] réciter ! Or, voici qu’il tombe sur un homme dont c'est la maladie d'écouter des
discours (tôi nosounti
20 peri logôn akoén); en le voyant, il s'est réjoui d'avoir là celui qui s'associerait à son délire
corybanrique (ton sugkorubantiônta) [ ... ] celui qui se passionne pour les discours (tôn
logôn erastou). » Platon, Phèdre, 228bc.
21 Le participe nosounti, « celui qui est malade », ne laisse aucun doute sur la vertu
thérapeutique de l'initiation. Mais s'y ajoute le diagnostic, qui spécifie la pathologie et
la lie à une forme d'enthousiasme, ici l'amour (l'erôs, contenu dans le mot erastês,
l'amoureux, l'amant). Phèdre rencontre, en Socrate, un malade atteint de la même
pathologie que la sienne. Sans surprise pour qui se souvient du Criton, cette maladie
consiste à être possédé par l'amour des discours, des logoi. Et comment la soigne-t-on?
En berçant le malade de cela même qui cause son mal, en faisant coïncider la cause
intérieure avec une cause extérieure, comme on berce vigoureusement le berceau du
bébé agité, et donc, ici, en soignant l'amour du discours par les discours eux-mêmes
dont s'enchantera encore le Socrate du Criton:

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22 « [Les tout petits] devraient, s'il se pouvait, vivre sans cesse bercés comme dans un
navire; voilà, pour les nourrissons nouveau-nés, l'idéal qu'il faut essayer de réaliser au
plus près. Certains indices nous obligent d'ailleurs à conjecturer que l'expérience a
révélé cette méthode et fait connaître ses avantages aux nourrices des petits aussi bien
qu'à celles qui initient dans le cas des traitements corybantiques (hai peri ta tôn
Korubantôn iamata telousai). Quand les mères, en effet, veulent endormir des enfants qui
ont le sommeil difficile, au lieu de repos, c'est, au contraire, du mouvement qu'elles
leur donnent en les secouant sans cesse dans leurs bras, et, au lieu du silence, un
chantonnement : disons que, au plein sens du mot, elles enchantent comme par le son
des flûtes (kataulousi) leurs bébés comme on enchanterait les bacchants hors de sens
(tôn ekphronôn bakcheiôn), en les traitant par le mouvement combiné de la danse et de la
musique.» Lois (VII, 790 d-e).
23 Un peu plus loin, vient l'explication:
24 « Le mal des uns comme des autres est, en somme, de la peur, une peur qui vient d'une
certaine mauvaise attitude de l'âme. Quand donc on oppose à de telles agitations une
secousse extérieure, le mouvement qui vient du dehors maîtrise le mouvement interne
de frayeur et de folie, et, le maîtrisant, se trouve avoir ramené dans l'âme le calme et la
tranquillité que troublaient, chez les uns comme chez les autres, les bonds pénibles du
cœur. Or, c'est là un grand bienfait. Il procure, aux uns, le sommeil; il réveille les autres
par les rondes et les flûtes et, avec le secours des dieux (orchoumenous te kai aulomenous
meta theôn) auxquels chacun d'eux offre des sacrifices de propitiation, les ramène de la
folie au bon sens » (ami manikôn hêmin diatheseôn hexeis emphronas echein). (790e-791b).
25 Remarquons au passage le trait d'union qui pourrait être fait ici entre les Courètes
dansant autour du bébé Zeus, et les Corybantes virevoltant autour de l'initiant.
L’agitation intérieure qui cause le mal est soignée par une agitation extérieure de
même nature, qui, créant une forme d'homéostasie, produit un semblant de calme au
milieu de la tempête, comme dans l'œil d'un cyclone, et rassoit les esprits, leur rend,
pour le moins, des attitudes ( hexeis) de bon sens. Même si, commenterons-nous, le
bouleversement où l'on se trouve pris a abouti à ce que l'on se tienne désormais cul
par-dessus tête, à prendre la vie pour la mort et la mort pour la vie, par exemple,
comme on l'entend dire dès Pindare et dans les premières traces de l'orphisme 17.
26 Mais Platon nous apprend encore quelque chose de plus, c'est qu'au principe de
l'agitation il y a une peur. Peur de quoi? Rappelons simplement qu'au temps de
l'invasion de cette frénésie corybantique en Attique, une invasion qu'illustrerait un
passage de l'Hélène d'Euripide, datée de 412, où l'on voit déferler sur les sommets de
l'Ida le cortège bruyant de la Mère des dieux (1301-1368) 18, Athènes venait de connaître
le double traumatisme du désastre de Sicile et d'une parenthèse oligarchique violente.
Ses longs murs qui lui faisaient une route sécurisée vers son port avaient été rasés. Le
ressaisissement avait consisté, dans les dernières années du siècle, à restaurer la
démocratie sur le fondement de ses lois les plus anciennes et les plus incontestées,
celles de Dracon et de Solon, augmentées de toutes celles sur lesquelles un accord avait
pu être démocratiquement obtenu. Athènes se constituait, dans le même temps, un lieu
unique et centralisé pour ses archives publiques, à savoir précisément le Mètrôion, le
sanctuaire de la Mère des dieux établi dans les murs mêmes de l'ancien Bouleutêrion, le
lieu de réunion du Conseil de la cité simultanément installé dans un nouveau bâtiment
juste à côté19. L’invasion de la Mère et de ses desservants les Corybantes coïncidait donc
avec une centralisation et une uniformisation de la Loi athénienne, la cité avait trouvé

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l'apaisement dans le mal lui-même. On s'étonne moins, dans ces conditions, que
Socrate ait pu se dire possédé comme dans l'initiation corybantique par les discours des
Lois d'Athènes. Au niveau individuel, la centralisation des textes se traduisait par une
intériorisation de la loi vécue, au moins par Socrate, comme une possession.
27 Ici, il nous faut encore tirer de Platon une information supplémentaire. L'homéostasie
dont nous parlions n'était obtenue, nous semblait-il, qu'après que la cause du mal - une
peur, donc - avait pu être identifiée et diagnostiquée. Mais pas seulement : ce
diagnostic s'opérait au moyen de la possession elle-même, celle-ci n'intervenant, pour
chaque initiant, que dans la mesure où celui-ci s'était montré réceptif à une musique
particulière, un air de flûte parmi d'autres, qui simultanément révélait sa nature
particulière et le genre de remède qui lui était propre. Ainsi, le rhapsode Ion ne réagit
qu'aux vers d'Homère, n'est possédé qu'à leur écoute, comme les Corybantes ne sont
possédés que par le dieu auquel ils se découvrent particulièrement rattachés (Platon,
Ion, 536c) :
28 « À la façon de ceux qu'agite le délire Corybantique et qui ne perçoivent avec acuité
qu'un seul air, quel qu'il soit, du Dieu auquel il leur échoit d'être possédés, et qui n'ont
pas de peine à trouver des attitudes et des paroles allant à cet air, tandis que des autres
ils n'ont cure, toi aussi, Ion, quand il t'arrive d'entendre qu'on parle d'Homère, tu es de
même plein de ressources, et sans ressources au contraire si c'est des autres! »
29 Aristote confirme la vertu thérapeutique des chants pour les seules natures réceptives
(Politique VIII, 4) : il vient de distinguer des mélodies éthiques, pratiques et
enthousiastes, alors que plus haut il rapportait le mythe de l'invention de l'aulos par
Athéna, et poursuit (1342a):
30 « Les mouvements que ressentent avec force certaines âmes se retrouvent en toutes
avec moins ou plus d'intensité - ainsi la pitié et la crainte, ou encore l'enthousiasme » -,
car certains individus sont plus facilement possédés par cette sorte de mouvement, et
nous voyons ces gens-là, sous l'effet des chants sacrés, quand ils ont recours à ces
chants qui mettent l'âme hors d'elle-même, recouvrer leur calme comme sous l'action
d'un traitement médical ou d'une purification » -
31 (kai gar hupo tautês tês kinêseôs katakôchimoi tines eisin, ek tôn d'hierôn melôn horômen
toutous, hotan chrêsôntai tais exorgiazousi tên psuchên melesin, kathistamenous hôsper iatreias
tuchontas kai katharseôs).
32 Cette réceptivité n'est pas encore, en soi, le traitement du mal : elle ne fait que révéler,
nous disent deux autres passages, « ceux qui ont besoin de l'initiation » (il y a donc des
gens qui ne se montrent nullement réceptifs) : dans le Pseudo-Platon, Minos 318b, il est
question du bon législateur dans l'art de la flûte, il s'agirait de Marsyas:
33 « et son bien-aimé Olympos le Phrygien .[ ... ] Leurs mélodies de flûte (aulémata) sont
véritablement divines; seules, elles mettent en mouvement (kinei) et révèlent
(ekphainei) ceux qui ont besoin de l'assistance des dieux (tous tôn theôn en chreiai ontas) »·
34 On notera au passage la mention de l'origine phrygienne du flûtiste Olympos : c'est de
Phrygie aussi que vient la Mère des dieux avec son cortège de Corybantes. La citation
reprend presque mot pour mot ce passage du Banquet, 214c-e (c'est Alcibiade qui parle):
35 « Ce que jouait Olympos, je dis moi que c'était de Marsyas, qui fut son maître. Et ses
airs, qu'ils soient joués par un bon artiste ou par une pauvre joueuse de flûte, sont seuls
capables de nous posséder (katechesthai), et de révéler ceux qui ont besoin des dieux et
des initiations, car ces airs sont divins » (kai dêloi tous tôn theôn te kai teletôn deomenous).

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36 Récapitulons : à des airs de flûte spécifiques venus de Phrygie, au moment, peut-être,


de la thronôsis, les malades qui manifestent leur réceptivité par une transe également
spécifique font voir par là même qu'ils ont besoin, en guise de thérapeutique, de
l'initiation spécifique, qui consiste précisément dans le recours à ces mêmes danses et
airs de flûte, associés à des divinités spécifiques (orchoumenous te kai aulomenous meta
theôn) auxquelles chacun d'eux individuellement (hekastoi) offre finalement (ou
simultanément), selon qu'il relève d'une divinité ou d'une autre, des sacrifices de
propitiation (hois an kallierountes hekastoi thuôsi, voir le passage de Lois VII, 791a).
37 C'est sans doute sur cette base et selon cet exemple rituel à la mode de son temps que
Platon, dans l'Ion ou dans le Phèdre, associe à des catégories d'âmes particulières telle
forme d'enthousiasme, c'est-à-dire de délire possessionnel, plutôt que d'autres,
ajoutant cette explication que, pour ce qui est du délire d'amour, il se porte vers des
jeunes gens dont les âmes sont elles-mêmes parentes de la leur, en ce qu'elles ont
contemplé et suivi en cortège, dans une vie antérieure, tel dieu dont ils étaient eux-
mêmes un choreute et un desservant20. Nous avons là une interprétation proprement
platonicienne de ce que l'initiation corybantique traitait par le diagnostic possessionnel
et par des sacrifices appropriés à la divinité qui s'était révélée comme le destinataire
compétent. Mais Platon affirme en outre qu'un tel lien, réveillé, comme par
réminiscence, par l'air de flûte approprié, a quelque chose d'intangible, de divin,
d'éternel et de nécessaire, inaccessible aux variations du talent des flûtistes, aux aléas
de la performance :
38 « Ce que jouait Olympos, je dis moi que c'était de Marsyas, qui fut son maître. Et ses
airs, qu'ils soient joués par un bon artiste ou par une pauvre joueuse de flûte, sont seuls
capables de nous saisir profondément (katechesthai), et de révéler ceux qui ont besoin
des dieux et des initiations, car ces airs sont divins » (kai dêloi tous tôn theôn te kai teletôn
deomenous). Platon, Banquet, 2 l 4c-e (Alcibiade)
39 Cette précision gomme l'efficace relevant de la performance, de l'exécution du rite,
pour attacher chacun à une vérité qui lui est définitivement propre et à laquelle il ne
lui sera plus possible d'échapper, qu'il retrouvera partout aussi bien en lui-même
qu'au-dehors. C'est ce qui arrive à Alcibiade quand il se découvre amoureux de Socrate,
pris de frénésie corybantique à l'écoute des discours de Socrate, et de ceux-là seuls, de
quelque trivialité qu'ils s'habillent; le passage a l'avantage, en outre, de préciser la
montée de l'émotion dans la transe (Banquet, 214d-e: [Alcibiade]):
40 « Si je ne devais pas vous sembler tout à fait ivre, je vous aurais dit - sous la foi du
serment - quelle impression j'ai ressentie, et je ressens maintenant encore, à entendre
ses discours. Quand je l'écoute, en effet, mon cœur bondit (pêdai) plus fort que celui des
possédés des Corybantes (tôn korubantiôntôn), ses paroles font couler mes larmes, et
bien des gens, je le vois, éprouvent les mêmes impressions. »
41 Impression que ne lui font ni les paroles de Périclès ni celles d'aucun autre, mais celles
de Socrate uniquement. Alcibiade a beau chercher à fuir, il a trouvé son lieu et son
maître, il y revient toujours :
42 « Je me fais donc violence, je me bouche les oreilles comme pour échapper aux Sirènes,
je m'éloigne, je fuis, pour éviter de rester là, assis près de lui, jusqu'à mes vieux jours ...
Souvent j'aurais plaisir à ne plus le voir en ce monde, mais si cela arrivait je sais que je
serais encore plus malheureux » (Banquet, 216a)

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43 Rappelons le mouvement général du dialogue du Banquet: Socrate s'y donne d'abord


pour l'amoureux, pour le possédé, pourrait-on dire, de frénésie d'amour, analogue au
délire corybantique, jusqu'au moment où Alcibiade révèle qu'en réalité ce sont ses
auditeurs qui sont possédés par Socrate, amoureux de lui, que c'est Socrate qui
provoque le délire dont il affecte d'être lui-même atteint. Le paradoxe se dénoue quand
on identifie derrière les logoi de Socrate la figure du dieu auquel lui-même est attaché et
qui déclencha l'enthousiasme transmis ensuite d'un maillon à l'autre d'une chaîne
possessionnelle (voir aussi la chaîne aimantée de l'Ion, qui transmet de la Muse à
l'auditeur l'enthousiasme poétique). Ces logoi comme la présence efficace en Socrate de
la mémoire de réalités éternelles, la mémoire du Beau en soi.
44 De tout ce dossier ne conviendrait-il pas de déduire, tout uniment, que l'avènement si
généralement célébré de la raison philosophique correspond à un délire possessionnel,
et qu'il ne s'agit peut-être nullement d'une simple image?
45 Partant de la structure fuguée du rite observée par Cartry dans la diachronie des
moments de basculement au cours d'une vie individuelle et la diachronie, d'autre part,
de sa propre évolution d'ethnographe, nous avons tâché nous aussi de réintroduire
dans une forme de diachronie le rite initiatique des Corybantes, tel que Jeanmaire
l'associait, autrefois, sous le nom de Courètes, aux initiations africaines des jeunes
garçons. Notre diachronie n'est cependant pas celle des moments qui se répondent
dans le cours d'une vie individuelle, mais l'écho, dans le vécu individuel et collectif des
Athéniens au tournant du quatrième siècle avant notre ère et dans la théorie de Platon,
d'un traumatisme historique, qui n'a pas cessé d'étendre jusqu'à nous le renversement
opéré et la frénésie possessionnelle tenue alors pour susceptible de traiter le mal par le
mal et de rétablir un semblant d'équilibre. La naissance de la philosophie avec Socrate
aussi (et pas seulement avec Parménide ou Empédocle) nous a paru avoir quelque chose
à voir avec la possession, calquée sur le délire corybantique qui s'était répandu comme
une épidémie dans l'Athènes d'après le désastre de Sicile : mais une possession
initiatique masquant la perte au lieu de la révéler. Nous sommes en vérité bien plus
près de la malencontre d'un génie de brousse, traitée par l'assignation de la victime au
culte de l'instance concernée, que de l'initiation adolescente et des pertes qu'elle
provoque21. Les contemporains de Socrate, dans la bouche de Calliclès, se moquaient de
son immaturité politique, de sa tendance à ne fréquenter que les petits jeunes gens
pour se monter la tête en leur compagnie dans quelque recoin discret de la ville 22.
Réfugié dans l'atemporel, Socrate autant que Platon paraît avoir su esquiver le passage
à l'âge adulte et l'aveu d'une perte historique, et c'était là le symptôme du mal de son
temps. Peut-être est-ce aujourd'hui seulement qu'une celle chose a pu nous devenir
compréhensible : possédés plus que jamais par les logoi, voire le Logos, ou la sacro-sainte
raison scientifique, nous avons laissé nous aussi semble-t-il, sans nous en apercevoir,
s'étendre autour de nous le réel de la perte qui désormais se globalise et se nomme
dévastation, Verwüstung. Ce serait trop beau si nous avions seulement à avouer une
froide étreinte et à chanter dans le deuil :
46 « Il n'y a rien dans l'enclos où nous sommes assis, sauf le cri de joie des femmes ».

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NOTES
1. Cartry. 2006.
2. Lévi-Strauss,1971 603.
3. Smith. 1979: p. 141, 168.
4. On peut songer aussi à l'accueil de l'initié à son retour au village et dans sa famille. comme
pour une renaissance.
5. Jeanmaire, 1939.
6. Et ce ne serait encore qu'un moindre mal, s'il ne fallait y ajouter encore les noms des Cabires.
des Telchines, des Dactyles et des Kyrbantes ...
7. Strabon, X, 3, 1-23.
8. Précisions simplement qu'il s'agit d'attaques du dieu Pan, de la Mère des dieux, des Nymphes,
ou de quelque démon suscité par une faute ou souillure anciennes et persécutant le fautif ou sa
descendance.
9. Par ex. dans les Nuées, v. 254sq., ou les Guêpes, v. 1 l 9sq.
10. Voir son Hélène (datée de 412); ses Crétois consacrés à la légende du Minotaure sont
largement antérieurs (435).
11. Voutiras, 1996 : 243·256 (Macédoine).
12. Voir la récapitulation de Ustinova, 1992-1998: 503,520. Également Blakely, 2000; 119,127.
13. Linforth, 1946 121-162, qu'analysa Festugière, 1946 : 493-495 et que reprend brièvement
Dodds, 1977 : 84-86, avec notes.
14. Les traductions sont adaptées par nous de la collection « des Universités de France» (les
Belles lettres), sauf celles de I' Ion (trad. Robin dans la collection« Pléiade»). et celle du Minos
(nous traduisons).
15. Voir cependant déjà le Charmide, où un Socrate rentrant des combats de 432 autour de Potidée
témoigne dans un gymnase athénien des logoi que lui ont appris, en guise de médecine, les
incantations (epôidai) d'un Thrace instruit par le « roi » Zalmoxis.
16. Nosos, la maladie, nosein, être malade, sont des mots couramment associés à l'initiation
corybantique : voir par ex. Aristophane, Guêpes 114. Nous y revenons infra.
17. Par exemple Detienne 2007 [1989].

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18. Reste que sur le territoire athénien l'initiation corybantique ne paraît pas explicitement
associée à la Mère des dieux : voir par ex. Ustinova, 1992-1998: 510, n. 39.
19. Question débattue mais importante : voir par ex. Thompson & Wycherley, 1972, p. 25-38;
Miller, 1995: 131-156; Shear, Jr, 1995 :157-190; Borgeaud, 1996; Blomart. 2000-2001 : 9-22;
Sickinger, 2004 : 93 109.
20. Platon, Phèdre, 252c-253c.
21. Voir notamment à ce sujet un passage du Phèdre, 244 d-e, qui avait déjà suscité
l'interrogation particulière d'I. M. Linforth, 1946: 163-172 dans un article qui faisait suite à son
étude du corybantisme, cf. le compte-rendu de Festugière, 1946. Il ne nous semble pas que la
dimension anthropologique du passage ait été correctement évalué.
22. Platon, Gorgias, 485b-486c.

AUTEUR
RENÉE KOCH-PIETTRE
Directrice d'études EPHE, Anthropologie et histoire du monde antique (ANHIMA)

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La ruse d'Ongmanpwa
Michel Cartry à l'écoute des documents ethnographiques des autres

Odile Journet-Diallo

1 Dans le récit gourmantché rapporté par Michel Cartry au début de sa contribution à


l'ouvrage Tracés de fondation1 :
« Jaba, descendu du ciel sur une grande pierre,
aperçut au loin, vers l'ouest, un homme
également assis sur sa pierre, tout habillé de
rouge. Assisté de son épouse, Ongmanpwa, Jaba
procéda au rituel de libations de crème de mil dit
yidi sala. Quand les puissances eurent reçu leur
part, Jaba but une gorgée, Ongmanpwa
également. L'homme habillé de rouge restait
immobile. Jaba eut d'abord l'idée d'envoyer sa
femme auprès de lui pour lui apporter la
calebasse de sala, mais elle l'en dissuada et le
convainquit d'appeler l'homme à venir partager
la boisson sur le lieu du rite. Jaba ne se déplaça
pas, l'homme rouge répondit à l'invitation, vint
s'asseoir auprès de la calebasse et but une gorgée
de liquide. Il fit ainsi acte de soumission…»
2 Je ne reviendrai pas sur le fond de l'analyse que déployait Michel Cartry dans ce texte,
écrit avec Danouta Liberski, consacré aux rites du bâtir dans leur rapport à la fondation
et au statut rituel de personnages tels que le chef, le roi ou le maître de la terre, -
analyse ailleurs commentée, notamment par Alfred Adler2. Les premières pages de cette
longue contribution - prélevées au titre qu'elles pouvaient se prêter à une évocation en
temps limité -, je les prends simplement à la fois comme illustration de la manière
qu'avait Michel Cartry d'organiser, de composer ses matériaux ethnographiques et
comme métaphore du travail de déplacement auquel il conviait - et convie toujours -
les ethnologues africanistes.

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3 Confrontant ce récit et ses différentes versions aux formes réelles de deux types de
rituels : celui du yidi sala, effectué comme rituel d'hospitalité, de fondation d'une
maison ou comme rituel public du chef, et celui de l'édification du vestibule du roi, avec
ce qu'il suppose de précautions extrêmes à l'érection des poteaux des ouvertures de
l'est et de l'ouest, Michel Cartry faisait apparaître la véritable nature de la « ruse »
d'Ongmanpwa: son intervention permet non seulement à Jaba de prendre d'emblée
l'ascendance sur un rival potentiel, mais aussi et surtout de conjurer la menace d'une
confusion fatale entre lui et cet homme, dont Michel Cartry montrait qu'il est comme
son double solaire, comme lui sorti, telle une pousse, de la terre, un « personnage en
tous points semblable à soi-même mais qui, néanmoins, en différerait radicalement par
un trait » (ici sa position cardinale : l'homme rouge assis à l'ouest figurant l'aspect à
venir du soleil levant lorsqu'il sera sur son déclin).
4 Bien plus qu'une épouse avisée, Ongmanpwa est un « personnage qui, de façon
prémonitoire, a vu le sort qui aurait échu à Jaba s'il avait rejoint son jumeau solaire ».
5 En explorant cette variation gourmantché sur le thème du double et des risques d'une
confusion qui abolirait les distinctions, Michel Cartry dessinait un champ de
questionnement immense qu'il aura développé ailleurs sous différents rapports: les
montages de représentations et les rites liés au placenta, la figure du chef et de son
double, la distinction des sexes dans ces moments rituels (funérailles, initiation) où elle
semble abolie, suspendue ou subvertie.
6 Ce faisant, il indiquait là tout à la fois une manière d'articuler, dans un texte
ethnographique, les faits de discours et la pratique rituelle, les gestes du «
commencement » tels que les énoncent les récits mythiques et légendaires et les gestes
rituels observés. Conduisant ses lecteurs et ses auditeurs dans les plis et les replis de ses
enquêtes menées en terrain gourmantché, il avait l'art de leur faire partager le
cheminement de ses réflexions et, corrélativement, une manière d'organiser des
matériaux dont la composition, « à l'instar des casse-têtes chinois n'est possible que si
chaque pièce, indispensable à l'ensemble, est située à une place différente de celle que
sa forme initiale lui destinait » (ainsi qu'il l'écrivait à la fin de ce texte magnifique, « Les
yeux captifs3 », où les pièces à organiser étaient des morceaux du corps, l' œil, le sexe,
le placenta).
7 Ce mode de composition supposait de savoir repérer les « lignes » qui vont et viennent
d'un rite à l'autre à l'intérieur d'une même société et ce, en suivant le procédé même
du rite, lorsque celui-ci induit chez l'observateur le retour d'une image qui en rappelle
une autre et conduit cet observateur à changer de place4. Lui-même rompu à cet
exercice, Michel Cartry savait en entrevoir les orientations possibles sur d'autres
terrains.
8 Terrains proches, puisqu'il n'a cessé de pratiquer de manière intensive et systématique
la comparaison avec les autres sociétés de l'aire mande-voltaïque; terrains africains
plus éloignés à l'égard desquels il manifestait une curiosité sans cesse en éveil.
9 La force d'un questionnement ou d'hypothèses que les termes en lesquels ils étaient
énoncés rendaient transposables sur ces autres terrains, l'invitation à « changer de
place » est sans doute ce qui rendait si précieuse son écoute. Tous ceux qui ont eu la
chance d'en bénéficier connaissent l'acuité toute particulière qui était sienne pour
repérer dans un texte ou un exposé, les « zones d'ombre », pour reprendre ses mots,
d'une documentation, les failles d'un raisonnement, les sauts logiques, les associations

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et liaisons implicites avancées à l'insu de l'ethnographe. Documents déjà publiés, et là


son érudition était sans faille, documents en cours de constitution que son
questionnement invitait sans cesse à reprendre.
10 Cette attention aux matériaux des autres allait bien au-delà d'une seule lecture
critique. À l'instar de l'intervention d'Ongmanpwa, il invitait chacun à bouger de son
poste initial d'observation, à reprendre l'enquête, à recomposer ses matériaux, à
quitter la pierre de ses premières interprétations. Michel Cartry, en quelque sorte,
pensait les matériaux des autres.
11 Travaillant dans une toute autre région d'Afrique de l'Ouest, en pays jóola, dans un
groupe situé à la frontière du Sénégal et de la Guinée-Bissau, il n'est sans doute guère
de pans de mes recherches qui n'aient, quelque part, été éclairés par cette écoute
agissante. Je me permettrai d'en donner un exemple en évoquant, en filigrane,
quelques-unes des pistes que ses relances (souvent initiées par cette formule qui était
sienne: « ça m'a très fortement intrigué » …) m'ont permis d'esquisser. Du dossier par
lui réuni sur le sacrifice, dossier imposant par sa force et sa densité, je n'évoquerai que
quelques fils conducteurs, laissant ici dans l'ombre cet autre pan qui lui est intimement
lié, celui de la divination.
12 Il serait facile de prendre la mesure des écarts qui peuvent séparer sociétés voltaïques
et sociétés littorales des « Rivières du sud » (de la Gambie à la Sierra Leone) 5dont font
partie les Jóola, à partir de quelques traits: l'inexistence, chez les Jóola, d'institutions de
type maîtrise de la terre ou chefferie, les différences dans les modes de construction
des liens au territoire, une partition générale de l'espace cultuel selon les sexes, une
instance cosmique figurée non par le Soleil mais par le Ciel-Pluie, l'absence de notion
aussi élaborée que celle de « parole » ou de « projet prénatal », etc.
13 Pourtant, les questions posées par Michel Cartry et les relectures successives de ses
textes n'ont cessé et ne cessent de m'ouvrir de nouvelles perspectives.

Bref retour sur la question de la position des femmes


sur la scène sacrificielle
14 À l'époque où je rejoignais le laboratoire « Systèmes de pensée en Afrique Noire », alors
engagé, sous la houlette de Michel Cartry, dans un travail de longue haleine sur le
sacrifice, les « zones d'ombre » de ma documentation en la matière étaient immenses.
Outre des informations encore lacunaires sur la topographie des aires sacrificielles, la
nature des biens sacrifiés et des puissances destinataires, le déroulement d'un sacrifice,
je n'avais à apporter au débat collectif que ce fait, insolite du point de vue des sociétés
voltaïques ou mandé, mais tout à fait ordinaire chez les Jóola, comme dans quelques
sociétés voisines, de femmes maniant ellesmêmes le couteau sacrificiel et procédant à
l'immolation de poulets, de porcs et parfois, en des circonstances particulières, de
chiens. De manière générale, l'exclusion des femmes de la fonction de sacrificatrice
dans de très nombreuses sociétés, en Afrique et ailleurs, est souvent rapportée à leur
disqualification sociale dans le domaine public ou à l'incompatibilité, souvent énoncée,
entre l'acte de mettre à mort et la capacité de mettre au monde. Que les femmes
occupent la charge de sacrificatrice, comme officiantes dans les cultes à elles réservés,
ou comme responsables de puissances auxquelles s'adressent les deux sexes, est
cependant un fait banal pour les Jóola. Il semble pourtant paradoxal au regard des

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modes de la construction rituelle de la différence des sexes en cette société qui fait des
formes d'écoulement sanglant un opérateur cardinal à l'établissement de toutes sortes
de séparations et d'incompatibilités entre personnes, activités, espaces et temps.
15 Toute effusion de sang y est prise dans un faisceau d'interdits de lieu, de contact, de
regard, qui sont autant d'interdits d'écoulement « sauvage » en des lieux ou des
moments où il ne serait pas contenu dans l'espace et par le dispositif rituels adéquats.
Ces interdits, qui, pour partie, ne sont pas sans rappeler les « tabous de la Terre » des
sociétés voltaïques, relèvent entièrement de la juridiction de puissances de la terre
appelées ukíin (sing. bákíin6), dont les autels quadrillent le territoire. Instances captées,
plantées, génératrices d'interdits, de trajectoires et d'attaches spécifiques, elles sont
souvent subsumées, par synecdoque, et pour éviter de les nommer, sous le terme de
etaamay, « la terre ».
16 La première ligne de séparation instituée par ces interdits est celle des sexes telle
qu'elle est façonnée, en plusieurs étapes, dans l'espace rituel et symbolique. Les deux
temps forts de ce façonnement en sont l'initiation masculine 7 et, pour les femmes, le
premier accouchement. De la transformation rituelle d'une promotion de garçons en
hommes, le principal effet est de doter les initiés de la capacité à faire couler le sang,
notamment hors contexte sacrificiel, à se marier et à manipuler des cadavres. Du côté
des femmes, c'est le premier accouchement d'un enfant vivant dans la case
d'accouchement traditionnelle - case implantée dans chaque quartier à l'écart des
habitations et dont à l'époque, faute d'avoir été invitée à y pénétrer, je ne savais pas
encore qu'elle était construite comme un véritable sanctuaire - qui les fait accéder au
statut d'adulte et à la position d'actantes sur la scène sacrificielle. Ces deux moments
rituels, par le traitement des substances ou des éléments chus du corps en des lieux
directement placés sous la tu telle d'ukíin villageois, ont en commun d'attacher, par des
liens indéfectibles, chaque natif du village à sa « terre ».
17 Sur la scène sacrificielle, ce qui est discriminant pour les femmes, quelle que soit leur
position, n'est pas, comme en bien d'autres sociétés, leur capacité à procréer (il faut, au
contraire, qu'elles en aient fait la preuve et elles peuvent officier bien avant d'être
ménopausées), mais les périodes où elles saignent (menstrues, suites de couches): elles
doivent se tenir à l'écart de leurs propres ukíin, mais aussi de leur maison 8 et des
rizières. Le sang féminin est réputé mettre en péril la puissance sexuelle des hommes,
mais aussi la fertilité des autres femmes comme des terres cultivées.
18 En un premier temps, suivant en quelque sorte la pente de la littérature
ethnographique et des spéculations jóola relatives aux épanchements sanglants, ce sont
ces deux moments - initiation masculine et premier accouchement - dont j'avais
privilégié le rapport, dans la foulée de cette observation récurrente, rapportée par
maint ethnologue, que les initiations masculines « tribales » réalisent la séparation
sociale des sexes par« l'appropriation mimétique des propriétés ou des capacités
naturelles de l'autre sexe9 ». Les faits jóola, et notamment la manière dont est traité le
premier accouchement, empruntant à l'initiation toutes ses caractéristiques
séquentielles et sa violence rituelle, ne pouvaient qu'apporter de l'eau au moulin. Il ne
s'agissait que d'analyser les singularités de cette forme d'appropriation qui ici, semblait
réciproque: circulation de signifiants, rapprochements sémantiques, homologie des
interdits alimentaires et posturaux, mise à mal des corps, barrières du secret, etc. Mais
Michel Cartry me l'avait vite fait remarquer:

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19 « C'est plus qu'un rapprochement, c'est quelque chose de l'initiation et de


l'accouchement10. »
20 Qu'en était-il de ce « quelque chose » de l'initiation et de l'accouchement ou, en
d'autres termes, quel même questionnement traversait ces deux rituels ? Qu'est-ce que
cela avait à voir avec le schéma sacrificiel ?
21 La participation aux ateliers du laboratoire et la lecture des premiers numéros des
Cahiers Systèmes de Pensée en Afrique Noire consacrés au sacrifice, m'avaient très vite
obligée à reprendre de nouvelles enquêtes sur ce rite principiel qu'est le sacrifice chez
les Jóola11 et à étudier de plus près la complexité des découpages d'une géographie
religieuse - tout entière articulée autour de ces sanctuaires et de ces autels dûment «
plantés » que sont les ukíin -, à affiner les distinctions entre différents types de sacrifice
et réexaminer les variations observées dans leur déroulement ainsi que les singularités
des sacrifices exécutés par les femmes. Outre la mise à l'écart périodique, ces
singularités s'observent dans les postures (les femmes sont toujours assises à l'équerre
à même la terre alors que les hommes utilisent des troncs équarris ou des tabourets),
les modes d'adresse à l'instance (simplement saluée dans les ukíin de femmes alors que
du côté des hommes, il faut la convoquer, s'assurer de sa présence à plusieurs reprises),
les instruments cultuels (pour les libations, une louche-calebasse pour les femmes, un
grand coquillage régulièrement frappé sur le bord de l'autel pour les hommes),
l'exécution du rite de sortie de l'aire sacrificielle: les officiantes sont beaucoup plus
minutieuses dans ce travail qui comporte des gestes d'onction, avec le vin de palme
consacré mêlé, le cas échéant, au sang de l'animal sacrifié, de différents segments du
corps du sacrifiant (tête, visage, paumes, ventre, dos, mollets). Dans tout bákíin, ce geste
obligatoirement effectué lorsque l'on quitte l'aire sacrificielle semble avoir pour
fonction de transformer une emprise diffuse, aux effets imprévisibles, en une
protection individualisée et dirigée. Dans l'espace des ukíin féminins, tout se passe
comme si cette alchimie sacrificielle nécessitait un surcroît d'attention. Mais ce qui, à
l'époque, allait véritablement forcer ma réflexion, c'est cette hypothèse lumineuse
qu'avait formulée Michel Cartry à propos des faits gourmantché, d'une affinité entre le
schéma sacrificiel et le modèle de la naissance.
22 Au-delà de l'apparence (« une femme si elle est à genoux sur la terre, elle ressemble à
une morte »), Michel Cartry invitait à considérer que s'il y a bien dans tout
accouchement une victime, c'est le placenta, cette part de lui-même que l'enfant perd à
sa naissance, ce compagnon « plus luimême que lui-même » auquel, pour vivre, il doit
renoncer: « L’immolation, écrivait-il, loin d'être un meurtre, est comme la reproduction
du geste de la sage-femme, lorsque, coupant le cordon, elle sépare l'enfant d'avec son
placenta12 ».
23 À la différence de nombreuses sociétés d'Afrique de l'Ouest, les Jóola ne considèrent pas
le placenta comme double ou comme jumeau de l'enfant. La gémellité y est d'ailleurs
considérée de manière générale comme une affliction. Le placenta est désigné comme
une part de la mère - « la mère de lui (l'enfant) » -, ou encore comme son assise - « le
tabouret » - : « être assis », cette formule ne réfère pas tant à une posture, qu'à une
forme de présence totalement intégrée à l'espace-temps environnant. Il est
précieusement recueilli par l'une des officiantes - désignées comme « celles qui vont
enterrer la chose la nuit » - du plus important bákíin détenu par les femmes, le karaay,
et emporté dans un grand canari pour y être enfoui secrètement avec tous ceux des
enfants nés dans un même quartier. Afin de ne pas « fermer » le pouvoir de procréation

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de la mère, on le dépose en terre la face maternelle tournée vers le bas et la face fœtale
vers le haut. Support de l'assise initiale du nouveau-né dans ce monde, ce « tabouret »
chu du corps de la mère, sorte de mère du dedans, renforce la puissance de cette
instance - qui préside aux naissances et de manière générale à la fertilité des terres et
des femmes-, en même temps qu'il attache définitivement l'enfant à la terre qui l'a vu
naître. C'est dans ce même bákíin que les femmes se rassemblent pour les sacrifices qui
« ouvrent » et « ferment » chacune des opérations agraires dont elles sont
exclusivement chargées, l'une comportant un délicat transfert des plants (repiquage),
et l'autre, une brutale séparation d'avec la terre (récolte).
24 Mais si les termes et les montages de représentations permettant de penser l'affinité
sacrifice/naissance étaient différents, il m'apparut que le modèle de l'accouchement et
de la naissance tels qu'ils sont rituellement construits par les Jóola, condense, en un
raccourci saisissant, les processus qui s'enchaînent dans tout sacrifice : permutation
des rôles (la parturiente étant tour à tour placée en position de victime et de
sacrifiante), état de vacillement (on dit d'une femme qui accouche que « Dieu l'a
appelée » et qu'elle a un pied dans la tombe), silence requis lors de moments critiques
(dans le temps qui suit l'expulsion du bébé comme dans celui qui suit l'immolation de
l'animal), perte, et inéluctabilité du mouvement enclenché par les premières libations
de vin de palme enchâssées dans les formules d'appel adressées à la puissance.
25 Dès lors que l'officiant(e) a commencé à verser avec son coquillage ou sa louche
calebasse les premières gouttes de vin de palme sur l'autel, tout ce qui a été apporté
dans le sanctuaire est désormais consacré au bákíin et n'en pourra ressortir : il en est de
même de l'écoulement du liquide amniotique qui, s'il se répandait dans la maison,
mettrait celle-ci tout entière sous l'emprise du bákíin karaay. Les responsables
emportent alors le riz et les pagnes qu'elle contenait dans l'enceinte du sanctuaire. Si la
parturiente perdait ne serait-ce qu'une goutte de sang dans la maison, celle-ci serait
incendiée. Les faits jóola invitaient à considérer l'accouchement lui-même comme le
référent implicite du rite sacrificiel.
26 La logique du sacrifice sanglant pratiqué par les femmes n'en restait pas moins
problématique. Si le sacrifice masculin prend place parmi une série d'actes pensés
comme homologues (chasse, guerre, labour des rizières, récolte du vin de palme 13) mais
dissociés les uns des autres, pratiqué par les femmes, il s'inscrit dans le prolongement
d'événements vécus individuellement et dont le déclenchement échappe à tout
contrôle14.
27 Là encore, les remarques de Michel Cartry m'ont vite permis de reconsidérer cette
opposition première. Il m'avait rappelé à cette occasion les passages où Victor W.
Turner se demandait pourquoi les femmes traitées pour des dysménorrhées étaient
identifiées à des hommes qui répandent le sang. Les détails du rite laissaient supposer à
Turner que pour les Ndembu, une femme, en perdant son sang menstruel, renonce de
façon active au rôle maternel et nourricier que l'on attend d'elle. Elle se comporterait
alors comme un homme (chasseur ou homicide) qui tue15. Si, à ma connaissance, les
faits jóola ne permettent guère de formuler une telle interprétation, on peut par contre
remarquer que dans le temps même où les écoulements de sang surviennent en elles,
les femmes deviennent les actantes de leur transformation rituelle. Immédiatement
réinscrits dans le temps et l'espace codés d'une relation aux puissances de la terre, elles
en dirigent les effets par l'observation des interdits et des rituels appropriés. Par
ailleurs, en déplaçant l'attention vers d'autres rites, tels par exemple ceux qui traitent

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des meurtriers ou des parents de jumeaux, se dessine une tout autre manière de penser
le rapport entre état et action, être et faire. Ici, le traitement rituel des différents
écoulements sanglants comme de ceux qui les provoquent, les subissent ou encore
entrent à leur contact par un simple regard, ne tient guère compte des oppositions
volontaire/involontaire, actif/ passif : ce que révèlent d'ailleurs les faits de langue
lorsqu'ils nomment par un même terme un rite et l'état ou le statut de celui qui
l'effectue (ainsi des séquences funéraires désignées par le même mot, arimenew, que les
femmes natives du lignage qui en sont chargées, ou encore l'état de parent de jumeau,
les afflictions et le bákíin qui en traite, appelés du même terme, bulunt). Le fait que les
femmes voient couler leur sang alors que les hommes le font couler à la guerre ou à la
chasse, n'explique rien de la position des unes et des autres sur la scène rituelle (et plus
généralement d'ailleurs, sur la scène sociale).
28 Une nouvelle piste de réflexion, encore loin d'être aboutie et que je n'indiquerai qu'en
filigrane, allait s' ouvrir lorsque plus tard Michel Cartry, à de nombreuses reprises, me
demandait de revenir sur les particularités de la destruction sacrificielle (« ce n'est pas
un détruire comme un autre », insistait-il). Au fil de ses articles sur le sacrifice, lui-
même avait consacré de longues pages aux modalités de cette destruction, en analysant
les différentes séquences de cette catégorie de sacrifice qu'est le « sacrifice d'attache »
chez les Gourmantché. Transformation complète du corps de l'animal sacrifié en «
animal-signe », jusqu'à l'arrachement systématique à sa dépouille de tout ce qui «
gardait les attributs de la vie », sacrifice de l'œuf dont le sacrificateur prélève en
plusieurs fois la substance qu'il répand sur le bulo, bris du fragment de calebasse sur
lequel étaient gravés les signes tracés par le devin, autant de moments dont il a cherché
jusqu'au bout à dégager toutes les implications. De toutes ses minutieuses analyses, je
ne prélèverai ici que l'un des fils en m'appuyant sur ce moment très particulier lors
duquel l'officiant, dans les derniers moments du rituel, brise et rebrise, -« comme s'il
était animé d'une sorte d'acharnement à détruire » 16, le morceau de calebasse couvert
de signes. Cet étrange traitement, il le qualifiait d'opération de« réduction » (au sens«
de remise en place», précisait-il17). « Mais l'objet une fois brisé n'est pas mis au rebut.
Pièce par pièce, la chose brisée est collée sur l'objet matérialisant le bulo, comme si l'on
y déposait une nouvelle offrande ». Au terme du sacrifice, les signes doivent être
renvoyés au tout dont le fragment était issu et cela par le biais d'une réduction. « Le
bulo ira porter les signes à Dieu, il lui présentera ce qui a été sacrifié, mais le sacrifice
ne sera accepté que si Dieu reconnaît dans ce qui lui est présenté son inscription
originelle » (idem.). En effectuant ces gestes, l'officiant prononce des formules
exprimant des vœux de mort contre l'ennemi. Pourtant, poursuivait Michel Cartry, ce
n'est pas le thème de la destruction qui domine dans le type de discours énoncé par ses
informateurs à propos de cette séquence. Ces derniers « invitent à prêter attention au
contraste suivant. En "attachant" le morceau de calebasse, il [le devin] a œuvré pour
lier ensemble les signes premiers du monde et les signes du destin individuel de
quelqu'un, le consultant [...]. En mettant en pièces la tablette, l'officiant accomplirait
un acte dont la finalité serait de dissocier et de libérer les signes attachés ». Dans son
article de 198118, il avait déjà développé les implications du choix « fait par les
Gourmantché d'inscrire la formule singulière d'un rite sacrificiel » sur cet éclat détaché
de la coque du fruit du calebassier, lequel, en bien des rites, est assimilé au « ventre du
monde », à la matrice cosmique originelle, où est « gesté » tout ce qui naît ici-bas. Les
sillons de la surface interne de cette coque - que le devin va gratter et poncer pour les

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faire apparaître-, sont comme les signes premiers du monde, les signes du
commencement, des signes toujours en mouvement.
29 « Ce qui [y] est écrit, ce n'est pas seulement l'évolution du fruit du calebassier, mais le
devenir même des signes du monde 19. »
30 Ils commandent la « descente » du tagama, ce « pouvoir de créer ou de procréer » qui
siège dans le ventre du monde.
31 Il faut donc que, pour chaque rituel, les acteurs se connectent à cet univers des signes
premiers et y ajustent leurs gestes, leurs paroles et leurs actes 20. »
32 Michel Cartry précisait alors la différence d'enjeu entre les deux types de sacrifice
dûment distingués par les Gourmantché, le « sacrifice cérémoniel » et le « sacrifice
d'attache ». Le premier est intégré à des cérémonies collectives qui se déroulent
pendant ces jours particuliers du calendrier lunaire « que Dieu a séparés pour lui seul »,
lesquels correspondent à un moment du temps cosmique, celui de la naissance, « un
temps où la chose réalisée s'achemine déjà vers sa destruction ». Dans ce type de
sacrifice, il n'y a ni consultation divinatoire préalable, ni extraction, du corps d'un
animal-signe, de « mots de passe » avec lesquels on construit une demande faite au
bulo. Le déroulement de tous les actes rituels est en quelque sorte dicté par un schéma
d'action préétablie, fixée, dans une sorte de « code liturgique » qui s'accorde au rythme
de travail de la matrice cosmique. Le « sacrifice d'attache » implique au contraire que
l'on interroge la terre sans relâche pour faire apparaître les instances et les ancêtres
qui « sont en rapport avec le consultant ». Il faut, pour celui-ci, retrouver l'attache, «
réaliser une jonction, une rencontre avec lui-même comme futur sacrificateur et le bulo
auquel il destine ses offrandes21 ». À propos du commentaire de ses informateurs : « Si
tu ne brises pas le morceau de calebasse, le bulo refuse tout ce que tu lui as transmis »,
Michel Cartry terminait son dernier article par cette question :
33 « Faut-il inrerpréter une telle déclaration comme si, par ce bris, l'officiant renforçait le
lien de proximité avec la puissance » destinataire ? 22. »
34 C'est cette question qui m'invite aujourd'hui à reprendre le fil de réflexions jusqu'alors
laissées en suspens. Les modalités du sacrifice jóola, éminemment diverses selon la
nature de l'objet traité, les circonstances, la catégorie de puissance sollicitée sont
difficilement comparables aux faits gourmantché, et il ne peut ici être question d'ouvrir
un tel dossier. Rappelons simplement que, bien que les Jóola ne les distinguent pas dans
la langue, la différence entre « sacrifices cérémoniels » et « sacrifices d'attache »
pourrait avoir son équivalent dans celle qu'ils établissent entre sacrifices calendaires
ou encore liés au cycle de vie, d'une part, et sacrifices individuels effectués après
consultation divinatoire, de l'autre. En fait, une telle distinction est déjà dûment
marquée, en amont du sacrifice, par la séparation entre deux catégories d'ukíin : les uns
traitant de la procréation, de la fertilité des terres et des humains, de la séparation des
sexes et de son analogon cosmique, la séparation et l'alternance des saisons sèche et
pluvieuse ; les autres, de ce que l'on pourrait dire, pour faire vite, des « affaires » de la
vie en société. Les sacrifices dus aux premiers - au premier chef, les sacrifices liés au
cycle agraire - obéissent pour l'essentiel à un « code liturgique » fixé d'avance. Leurs
desservants sont capturés contre leur gré, lors de cérémonies calendaires, tandis que
les autres accèdent à leur charge par de lourdes tournées sacrificielles ; le lien qui les
unit à leur puissance n'est pas de même nature23. Pour être initié aux fonctions de
devin, il faut préalablement avoir acquis l'un des ukíin spécialisés dans la divination.

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35 Était-il possible de repérer un tel processus de réduction « au sens de remise en place »,


dans le cas du sacrifice jóola et plus particulièrement dans celui exécuté par les femmes
? Il serait beaucoup trop long ici de reprendre les différents moments au terme
desquels, lors de tout sacrifice, la substance vitale des biens sacrifiés mais aussi certains
des pans de la vie du sacrifiant, enchâssés dans le flux de paroles adressées à l'instance,
sont renvoyés, non à Dieu, mais à la« terre », une terre qui imprime à l'espace sa
géographie première et n'est morcelée ni par les différenciations généalogiques ni par
les avatars de l'histoire locale, une terre en laquelle transitent les ukíin et les« âmes »
du riz et des défunts à renaître.
36 Dans la description des opérations de séparation, d'arrachement, de morcellement, de
bris puis de « collage », qui s'enchaînent en divers moments du sacrifice gourmantché,
une image revient souvent sous la plume de Michel Cartry, celle d’un « acharnement à
détruire ». Cette image, on pourrait la retrouver dans différents actes rituels jóola,
comme celui, par exemple, qui se déroule après la mort d'un devin-guérisseur lorsque
son sanctuaire personnel et tous les objets par lui installés sont fracassés au sol et
proprement cassés en petits morceaux. Cet acte parachève la déliaison du détenteur
défunt d'avec son bákíin24. Cependant, laissant ici de côté le champ des rituels
divinatoires et sacrificiels relevant de cette catégorie d'ukíin, c'est vers d'autres
moments rituels que je tournerai le regard, des moments singuliers où ce qui est visé
par cet acharnement, ce ne sont ni des objets, ni des supports de signes, mais des corps
féminins.
37 Le cas le plus extrême, que je ne ferai qu'évoquer, est celui du traitement d'une femme
morte enceinte ou en couches. Dans l'espace protégé d'une épaisse palissade où est
construite la case d'accouchement - de forme ronde comme seules le sont les cases
vouées à un bákíin - sont plantés les autels de deux ukíin: celui qui préside à
l'accouchement et à la naissance, eruŋun, à l'intérieur de la case et un deuxième, à
l'extérieur, appelé eripay (substantif tiré de rip ou rúp, « arracher », « tirer »). Ce qui est
mis sous la tutelle de ce dernier, c'est ce qui sera dévoilé à une jeune mère, dans les
semaines qui suivent son premier accouchement lors qu'elle ira offrir un important
sacrifice au karaay, ce bákíin, rappelons-le, qui intervient dans toutes les opérations
mettant en jeu un processus de procréation. Ce sacrifice effectué avec du vin de palme,
de la farine de riz et un porc, signe son intégration aux associations cultuelles liées aux
ukíin féminins. Le dévoilement du secret de eripay, achève le processus qui aura fait
d'elle une mère socialement accomplie. Or ce secret renvoie précisément à ce qui
représente l'échec le plus flagrant, le « ratage » le plus complet du processus de
procréation: le décès d'une femme enceinte avant l'expulsion de l'enfant. Chez les
Jóola, comme en bien d'autres sociétés africaines, une telle mort est considérée comme
une calamité collective, propre à signer la fin de toute procréation. On ne peut ici
s'empêcher de penser à cette observation formulée par Henri Hubert et Marcel Mauss,
à propos du sacrifice :
38 « À partir du moment où il est commencé, il doit se poursuivre jusqu'au bout sans
interruption et dans l'ordre rituel. [...] Les forces qui sont en action, si elles ne se
dirigent pas exactement dans le sens prescrit, échappent au sacrifiant et au prêtre et se
retournent contre eux, terribles25. »
39 Pour contrecarrer la lourde menace qui pèse sur le village, les officiantes vont d'abord
œuvrer à reprendre, pour le mener à son achèvement, le processus brutalement
interrompu par la mort de la parturiente, un processus qui, ordinairement, ne relève ni

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d'elles, ni de la mère, mais de l'instance karaay. Le corps de la mère, directement amené


dans l'enceinte de la maternité traditionnelle au cas où elle serait décédée ailleurs 26, va
être l'objet d'opérations complexes. La responsable de eripay, assistée des officiantes de
eruŋun et du karaay, devra se livrer à un travail, décrit par les opératrices elles-mêmes
comme terrible, pour aboutir à l'extraction du fœtus - par basiotripsie ou par
césarienne post-mortem, à l'aide d'une hachette, d'une flèche et d'un poignard - et,
dans la foulée, du placenta. Le petit cadavre sera enterré dans l'enceinte du bákíin, avec
tous les enfants morts pendant la réclusion de la mère dans la maternité, le placenta
dans le karaay du quartier, et le corps de la mère, dont le ventre aura été bourré de
bandes de pagnes funéraires, sera interrogé sur place avec virulence : qu'a-t-elle fait
pour que karaay la tue ? Au crépuscule ou à l'aube, sa dépouille sera rendue à ses
parents pour être très rapidement enterrée, avant même que n'éclatent les
lamentations funéraires, à un emplacement réservé du cimetière du sous-quartier 27.
Aucun des rites funéraires ordinaires ne sera exécuté. Le placenta, les dépouilles de la
mère et de l'enfant sont mis en terre, en trois lieux séparés, chacun voué à des destins
différents. Le corps de la mère a été définitivement réduit à son état de tombe initiale
de l'enfant et du placenta : les pagnes funéraires qui emplissent la place béante laissée
par l'extraction du fœtus et l'arrachement de l'amnios emportent la marque de la fin
prématurée d'un procès de procréation. Mais cette autre part de la mère qu'est le
placenta, doit retourner au karaay lequel réclame, pour être apaisé, un très lourd
sacrifice (aux frais du père de l'enfant, tenu de fournir aux officiantes tous les biens
nécessaires à sa réalisation, vin de palme, poulets, gerbes de riz en quantité et un gros
porc).
40 Autre cas d'échec du processus de procréation, la stérilité d'un couple ou la mort
répétée des enfants qu'une femme met au monde, donne également à voir, cette fois de
manière publique, un acharnement sinon à détruire, mais à briser, à dépouiller le corps
d'une femme de tous les attributs de son identité sociale, voire humaine. Lors du
traitement rituel auquel est soumise une mère en mal d'enfants, elle subit une série
d'épreuves infligées par ses aînées dans le rite. Contrainte, de gré ou de force, de
quitter la maison et le quartier marital, on lui attribue un nouveau nom, un nom de
dérision, on la traite comme un animal, on l'attife de loques, on l'insulte, on l'humilie,
on la frappe, on se rit de ses souffrances... Les différentes lectures que j'ai pu en
développer ailleurs laissaient toujours une part d'énigme: en quoi cette mise à mal,
cette obstination à la réduire à l'état de « chose vivante », dénuée de toute subjectivité,
de toute dignité, était-elle censée agir sur le processus de procréation?
41 D'autres moments rituels, aux marges de la scène sacrificielle, ont en commun de
mobiliser les corps féminins comme instruments d'une mise en rapport avec l'espace
des puissances invisibles: plongées collectives, nues, dans l'eau d'un bolon en cas
d'épidémies, nuits passées dans les sanctuaires lorsque la mort menace, danses
interminables et obligées pendant des jours à l'occasion de certaines funérailles, cette
dépense d'énergie étant posée comme équivalente à des sacrifices auxquels le village
n'aurait pu faire face. Lorsque la pluie se fait rare ou tarde à venir, lorsque les chenilles
dévorent le riz des pépinières, compromettant toutes les récoltes à venir, c'est encore à
elles de s'exposer pour interpeller Emitey, le Dieu du ciel et de la pluie lors de longues
processions ou de voyages de type chamanique où elles montent le visiter. Ces voyages,
décrits comme de périlleuses ascensions, sont préparés lors d'un rituel, organisé sous
l'égide d'un bákíin villageois, qui met en scène un dispositif sacrificiel singulier. Une
fosse profonde, appelée « tombe », est creusée dans le sable de la place de chaque sous-

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quartier: pendant six jours, on y versera des centaines de litres d'eau puisée à
proximité des rizières, les parts sacrificielles réservées au bákíin (sang, vin de palme,
morceaux de viande), ainsi que tous les restes (os, écailles, eau de vaisselle, etc.) de la
cuisine collective qui se déroule sur la place. Lorsque la fosse commence à déborder,
certaines femmes, « tombées » en transe, vont plonger la tête et les mains, se laver et
s'abreuver longuement dans ce qui, au fil des jours, est devenu un véritable cloaque.
Imprégnées du produit déjà consacré de tous les sacrifices préalables, tout se passe
comme si, en fermant la boucle d'une mécanique sacrificielle poussée à son point
ultime, elles se trouvaient ellesmêmes projetées, comme ces restes, aux confins du
monde des vivants et de celui de l'invisible. C'est cette immersion initiale qui les rendra
aptes à partir un peu plus tard visiter Emitey.
42 Quelles qualités particulières seraient donc attribuées aux femmes dans l'établissement
d'une relation avec les puissances de la terre ou du ciel, pour que leurs corps puissent
être manipulés comme instruments rituels, voire comme matière oblatoire, et qu'elles
soient considérées comme ultime recours lorsque la vie vacille 28 ? Dans la pensée jóola,
les passages entre le monde des morts et des entités invisibles d'une part, et celui des
vivants, de l'autre, se réalisent dans des espaces de transition: le monde aquatique et le
monde souterrain sont les lieux où transitent les âmes des morts à renaître, les doubles
animaux, les génies et où résident les ukíin. D'accueillir en leur sein les défunts en voie
de réincarnation et d'avoir à frôler la mort en laissant à la terre une part d'elles-mêmes
chaque fois qu'elles accouchent, les femmes seraient créditées d'une aptitude
particulière à affronter ces espaces indistincts où s'ouvrent les brèches entre le monde
des vivants et celui des instances invisibles. Mais si cette aptitude qui leur est conférée
explique qu'elles soient mobilisées lorsque la survie du groupe est en jeu, elle ne suffit
pas pour autant à comprendre certaines singularités des rites qu'elles accomplissent,
sur la scène sacrificielle ou ailleurs.
43 Un récit jóola, relatif à l'origine de la maison et du mariage 29, permet sans doute de
poser autrement la question, en laissant entrevoir la façon dont les Jóola se
représentent le rapport originel des femmes à la terre.
« Quand Dieu envoya l'homme et la femme sur la
terre, la femme creusa un trou dans lequel elle
s'installa. L’homme lui dit qu'il allait la rejoindre
là, mais elle refusa. Alors l'homme lui dit : « Ah,
ne nous a-t-il pas dit de nous installer là-dedans
? ». Mais la femme dit : « Non, je ne veux pas », et
elle frappa l'homme. En ce temps, l'homme
n'avait pas de forces dans ses mains, rien. Oui, il
n'avait pas de mains. Après un moment, Dieu·
descendit leur rendre visite. Il trouva l'homme
complètement assommé. Lhomme lui dit: « Elle
m'a tué, l'autre personne, tu as dit qu'elle était
bonne, mais quand je suis allé pour rester avec
elle, elle a refusé et m'a frappé. Où vais-je
demeurer? ». Dieu appela la femme et lui dit de
s'asseoir avec l'homme. La femme dit: «
Comment? Il n'est pas bon, il veut voir ce que je
fais ». Dieu lui dit d'approcher. Alors, il lui prit les

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mains et tira, tira. Elle n'avait plus aucune force.


Dieu appela l'homme : « Je vais te montrer la
maison. Tu construiras une maison ». Il dit à
l'homme de puiser de l'eau et celui-ci se mit à
construire. Il bâtit et bâtit. Il alla chercher du bois
et construisit le plafond. Dieu lui dit : « Dépêche-
toi, la pluie va bientôt tomber. Quand elle
tombera, la femme viendra et restera avec toi ici.-
Elle qui a essayé de me tuer ? Jamais ! - Non, non,
attends! ». Lhomme alla aux champs et rapporta
de la paille. Il coupa de la paille et la lia, puis Dieu
lui dit : « Couvre vite la maison, la pluie arrive ».
Il plut durant trois jours. Il plut, il plut, il plut.
L’eau entrait dans le trou de la femme. La femme
sortit en courant du trou en disant : « Ouah! où
vais-je demeurer maintenant ? ». Elle alla trouver
l'homme : « Je veux rester ici ». Mais l'homme
refusa : « Non, tu m'as chassé de ton trou ;
maintenant notre père m'a montré cette maison
et m'a dit de rester ici ». La femme rétorqua : « Ha
!, comme je suis plus forte que toi, nous allons
nous battre aujourd'hui ». Ils se battirent,
l'homme la frappa et la chassa.
La femme partit se plaindre à Dieu : « La pluie est
venue et a ruiné ma maison, ce n'est pas bon ».
Dieu lui dit : « Mais n'y a-t-il pas ici l'autre
personne ? » Elle répondit : « Oui, elle est ici, mais
quand j'ai dit que nous allions rester ensemble,
elle a refusé. Nous nous sommes battus et elle m'a
frappée jusqu'à ce que mon corps devienne
brûlant ! » Dieu lui dit : « Retourne ; dis-lui que
j'ai dit qu'elle devait vivre avec toi, que je vous ai
envoyés du ciel sur la terre pour que vous ayez
une personne comme moi, je vous ai eus. » Elle
partit, répéta cela à l'homme, mais il refusa. Elle
retourna vers Dieu qui lui dit d'essayer à
nouveau, mais l'homme refusa encore. Quand elle
revint, Dieu lui dit de s'asseoir. Elle s'assit. Il lui
dit : • Prends ce chapelet de grains et attache-le
autour de tes hanches. "· Elle attacha le chapelet.
« Regarde là encore, quels grains sont les plus
beaux ? ». Elle choisit d'autres grains encore et
les attacha aussi. Dieu lui dit : « Retourne à
nouveau vers lui, s'il refuse, va vers lui et fais
résonner les grains avec tes mains. Ils
résonneront, yiiss. Alors, tu resteras. ». Elle partit
et quand l'homme la chassa, elle fit résonner les
grains ... yiiss. L'homme l'appela : « Reviens,

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reviens ! - Mais tu m'as dit de partir ! - Non, non,


reviens! ». Elle revint, ils s'étendirent ensemble.
Le mariage vient de là.
44 Il y aurait beaucoup à dire de ce récit ; je me contenterai ici d'en tirer brièvement deux
remarques. Ce qui distingue les « deux personnes » jetées par Dieu sur la terre, est
entièrement contenu dans leur mode d'habiter: une femme forte, se suffisant à elle-
même et (parce que) vivant dans la terre / un homme diminué, « sans mains » 30,
impuissant, errant sous la pluie. N'est-ce pas cette force initiale d'une femme capable
de faire quelque chose toute seule, dans le trou qu'elle a creusé, cette force qu'on lui a
arrachée en brisant son intimité avec la terre, que traquent et tentent d'orienter tous
les rites qui font du corps des femmes leur instrument ?
45 On notera aussi que l'opposition initiale entre les sexes n'est pas gommée par la
construction de la maison et l'hospitalité finale de l'homme. Car si la femme est
contrainte d'accepter la cohabitation, il n'est pas dit qu'elle accepte pour autant que
l'homme puisse désormais voir « ce qu'elle fait ». Les femmes désertent toujours
l'espace domestique en ces moments particuliers où elles saignent, accouchent ou
sacrifient.
46 L'activité sacrificielle des femmes peut être alors reconsidérée sous un autre jour, non
plus comme une reprise ou une reproduction de l'accouchement et de la naissance,
mais bien comme un acte de séparation d'avec une matrice originelle d'où vient un
pouvoir procréateur dont, loin d'être les détentrices « naturelles », elles ne sont que les
dépositaires. Pour que leur soit renvoyé, à chaque nouvelle gestation, ce pouvoir, il
fallait que soit brisée cette intimité initiale avec la terre et ses puissances.
47 Des questions posées par Michel Cartry, qui font retour chaque fois qu'on relit ses
textes ou que l'on tente d'ébaucher quelque réponse à celles par lui un jour énoncées, la
fin est loin d'être signée.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Cartry & Liberski, 1990: 85-140.
2. Adler, 2010: 149,160.
3. Cartry, 1978a: 79-110.
4. Cartry, 1992.
5. Pour désigner cet ensemble de populations de riziculteurs de mangrove d'implantation
ancienne, les auteurs anglophones préfèrent le terme de Upper Guinea Coast. en opposition aux
pays du golfe de Guinée, ou encore de Northern Rivers (vues de Freetown).
6. Le même terme désigne à la fois l'instance, le sanctuaire et l'autel.
7. « Tournant » de village en village, l'initiation la plus répandue, le bukut. a lieu tous les trente
ans. Dans les villages non islamisés, la réclusion des initiants débute par l'opération de
circoncision. Celle-ci n'était pas pratiquée autrefois, mais on faisait couler le sang des initiants
par une incision à l'aine.

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8. Dès leurs premières règles, jeunes filles et femmes mariées vont en ces périodes passer la nuit
dans la hutte collective édifiée dans chaque sous-quartier. Après un accouchement, une femme
ne peut rejoindre la maison maritale que quelques semaines plus tard.
9. A. Zempleni, 1991 : 3.
10. Dans l'une de ces conférences, il rappellera, à propos de cette autre forme de rapprochement
que l'on peut opérer entre funérailles et initiation : « Comparer les funérailles et l'initiation ne
consiste pas à se demander si les éléments d'un rituel se retrouve dans l'autre, il s'agit plutôt de
rechercher si ce n'est pas un même questionnement qui traverse ces deux rituels,
questionnement auquel il ne sera jamais donné réponse mais dont les termes, d'un rite à l'autre,
entrent dans des combinaisons différentes. » Cartry, 1989: 91.
11. C'est par le terme « gens du sacrifice » que les J6ola attachés aux cultes des ukiin se
distinguent des convertis à l'islam ou au christianisme.
12. Cartry, 1978b : 55.
13. Lors des labours la terre est réputée «saigner» ; le vin de palme recueilli par incision des
nervures en haut de l'arbre est considéré comme le sang du palmier.
14. À différentes reprises, Françoise Héritier avait formulé l'hypothèse que le ressort
fondamental de tout le travail symbolique greffé sur le rapport des sexes serait cette opposition
maîtrisable/non maîtrisable, voulu/subi, relative aux écoulements de substances corporelles
(sang, sperme, lait notamment). Dans l'ouvrage qu'elle publiait en 2002, elle revenait sur cette
hypothèse: faire de l'opposition maitrisable/non maîtrisable le ressort fondamental de la
hiérarchisation entre les sexes serait, disait-elle, supposer comme existant au préalable une
valorisation du vouloir, de l'actif sur le passif. Cette remise en question de la valorisation de l'un
sur l'autre laisse cependant posé comme évident le fait que tout écoulement de sang menstruel
soit pensé comme« passif ».
15. Turner, 1967 : 42.
16. Cartry, 1978b : 43.
17. Cartry, 2009 : 350,351.
18. Cartry, 1981
19. Idem: 210.
20. Idem: 211.
21. Cartry, 2009 : 341.
22. Idem : 351.
23. Voir Journet, 1993.
24. Je me permets de renvoyer à un article antérieur: «" Prendre un bákíin sur le dos"…]: Journet-
Diallo, 2009: 111-136.
25. Mauss [1889], 2000; 226.
26. En dépit de la désaffection progressive des cases eruŋun pour les maternités villageoises
construites par l'administration, les prescriptions rituelles et les interdits liés à la procréation
constituent jusqu'à nos jours ce que l'on peut considérer comme le« noyau dur» des pratiques et
des représentations liées à la séparation des sexes. En témoigne la manière dont furent traités,
dans la région où je travaille. de récents accidents (accouchement d'une jeune fille dans la
maison de ses parents. cas de rétention placentaire, mort d'une jeune femme enceinte), ainsi que
les extraordinaires précautions et détours pris lorsqu'il y avait lieu de transporter ces femmes
dans l'enceinte de eruŋun.
27. Dans d'autres groupes jóola, ce sont les femmes qui se chargent d'aller secrètement l'inhumer
en forêt.
28. Commentant le dicton jóola: « C'est la femme qui éteint le feu », Nazaire Diatta écrivait:« Il
arrive
que des situations échappent complètement au contrôle des hommes surtout quand il s'y mêle du
métaphysique. Alors on se tourne vers les femmes», 1998: 174.

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29. Ce récit que j'ai recueilli sur mon terrain en Guinée-Bissau, est très largement répandu dans
tous les groupes jóola. Il a également été rapporté par deux autres auteurs N. Diatta, 1998 : 18 et
M. R. Schloss, 1988: 31-32. Je reprends ici la version de ce dernier qui est la plus développée.
30. L'expression« sans mains» renvoie au terme désignant un homme« complet». kabanan, et, par
extension. en référence au nombre de doigts des mains et des pieds, le chiffre « vingt ».

AUTEUR
ODILE JOURNET-DIALLO
Directrice d'Études EPHE Institut des mondes africains (IMAF)

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Michel Cartry et la question de


l'espace-corps
Danouta Liberski-Bagnoud

1 En 1973, alors qu'il se présentait à l'École Pratique des Hautes Études, Michel Cartry
avait indiqué que son projet d'enseignement porterait sur l'analyse des systèmes de
pensée en Afrique noire, et qu'il conduirait cette analyse en suivant deux directions de
recherche, l'une sur l'idéal du corps unifié et le thème du corps morcelé à travers les
mythes, les contes et les pratiques rituelles, l'autre sur les systèmes divinatoires.
Assurément, il aura développé ce programme jusqu'en ses moindres plis, démontrant,
chemin faisant, à quel point ces deux « thématiques », du corps et de la parole
divinatoire, qui peuvent apparaître de prime abord disjointes, sont en réalité solidaires
et renouvellent l'abord des recherches sur la nature et la fonction du rituel. La
recherche qu'il proposait d'entreprendre sur l'image du corps se démarquait d'un
énième inventaire raisonné « des composantes de la personne », très en vogue à
l'époque de la rédaction du projet1. L’auteur entendait centrer l'enquête sur le thème
du corps morcelé, redoublé ou multiplié, tel qu'on le trouve traité au plan des rites, en
particulier les rites qui entourent les naissances exceptionnelles, gémellaires ou péri
gémellaires, comme au plan du dire, à l'exemple de ces contes gourmantché qui
mettent en scène « la femme et ses 444 bouches », « les 333 enfants du chef fondu en
un», « la bouche prononçant l'oraison funèbre des autres organes du corps », ou à celui
des grands récits mythiques ouest africains qui décrivent l'idéal d'un corps unifié sous
la forme de couples de jumeaux de sexe opposé, présentés comme réalisant une sorte
de perfection ontologique. L'enjeu était de repérer en chacune des aires culturelles
examinées le ou les modèles idéaux spécifiques de corps unifié (en prenant en compte
les modèles très différents apportés par l'Islam), avec ce que de tels modèles impliquent
d'une conception originale des rapports des parties au tout, et d'en définir les
propriétés. De manière explicite, ce volet de son enseignement s'inscrivait dans une
réflexion philosophique et historique plus large sur les systèmes de représentations du
corps dans les sociétés qui se sont développées hors du machinisme industriel. À
l'horizon de cette recherche particulière, se tient en effet la question de savoir s'il
existe des traits communs aux « images collectives du corps » qu'ont élaborés dans le

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temps et l'espace des sociétés où le corps humain est resté « le mesurant des choses »,
où la production dépend directement du travail du corps de chacun, de sa force et de
son habileté. Après deux années consacrées à la mise en place des jalons d'une
recherche portant sur les croyances, les mythes et les rites liés aux jumeaux 2, Michel
Cartry ouvrit une enquête de longue haleine sur la catégorie de l'espace. Il avait changé
d'angle d'attaque, mais non d'objet.
2 Pourquoi ce déplacement ? Par quel cheminement de la pensée a-t-il été conduit à
aborder l'image du corps, que partagent les membres d'une même collectivité, par le
biais d'une interrogation sur le rapport du corps à l'espace et au territoire que
construisent ces mêmes collectivités ? La notion « d'espace-corps » qu'il propose pour
la première fois dans un écrit de 1979 livre les éléments de la réponse. C'est
l'élaboration de cette notion en un véritable concept dans l'œuvre de Michel Cartry qui
est l'objet de cette communication.
3 On ne lit pas de la même manière une œuvre en train de se faire, dont on prend
connaissance dans le temps même où elle se conçoit, et les écrits figés avec lesquels la
disparition de leur auteur nous laisse en tête à tête. C'est une évidence, presque une
banalité, mais qui, dans le cas qui nous occupe, se trouve d'autant plus exact que Michel
Cartry avait une conception toute socratique de son enseignement. Il ne cherchait
jamais à imposer ses idées, il ne délivrait aucune doctrine. Jamais pédant ou pontifiant,
il accordait une écoute attentive et exigeante à ce que lui rapportaient ses élèves, qu'il
s'agisse de leur expérience de terrain ou de leurs lectures. Loin de toute position
d'autorité, il marquait son enthousiasme par un feu roulant de questions auquel il
soumettait son interlocuteur, non pas depuis un supposé savoir dont il aurait été le
maître, mais tel un condisciple qui cherche avec vous ce que tout cela pourrait bien
vouloir dire. Passeur plutôt que berger d'un troupeau de disciples, il indiquait des voies
d'interprétations possibles, des impasses théoriques déjà éprouvées par lui, mais il vous
laissait toujours maître d'essayer une toute autre voie. En sa présence, on était de la
sorte conduit à ne retenir de son questionnement théorique que ce qui venait éclairer,
mettre en ordre, trouver sens à nos propres matériaux d'enquête. On se laissait porter
par l'idée qu'il était seul à détenir la clef de compréhension de la trajectoire
intellectuelle qu'il était en train de suivre. Maintenant qu'il n'est plus là pour la
prolonger, un retour à ses écrits s'impose; l'œuvre se lisant désormais comme un objet
clos, on peut tenter d'en repérer les lignes de cohérence. La notion d'espace-corps
cristallise l'une de ces lignes de cohérence, et leste de son poids conceptuel certaines
des questions majeures autour desquelles sa recherche sur la nature et la fonction du
rituel s'est nouée.
4 Relevons d'emblée l'apparent paradoxe: cette notion qui a orienté un grand nombre de
ses enquêtes thématiques n'apparaît sous sa plume qu'à deux reprises, en deux textes
publiés à presque trente ans de distance (Cartry 1979, 2005). Dans son enseignement,
cependant, il y fera référence à plusieurs reprises, alors qu'il s'interrogeait sur les
propriétés singulières de ces espèces d'espaces que sont les différents lieux de la
maison dans ces temps où ils sont investis par le rite, un sanctuaire envahi par la
souillure suite à la rupture d'un interdit fondamental, ou encore cette construction
éphémère en brousse qui est appelée, dans la littérature ethnologique, un « camp de
circoncision » 3. Dans les pages non publiées d'un projet d'ouvrage4, Michel Cartry
donne un nouveau tour à la notion, en l'insérant dans une réflexion sur le corps, le
langage et le rite. Ce document renforce l'hypothèse selon laquelle cette notion est l'un

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des points de capiton de l'ensemble de sa recherche. Transformant le regard et l'écoute


dans l'abord de tout un ensemble de phénomènes ou d'événements que rien en
apparence ne permettrait de lier a priori, « l'espace-corps » fonctionne tel un concept.
5 Je ne chercherai pas ici à retracer en détail le cheminement d'une pensée qui, parti de
l'analyse des croyances et les représentations concernant les jumeaux en Afrique
(programme et première année d'enseignement) pour tenter de cerner l'image
collective du corps propre que construit une société donnée, a pris la voie d'une
enquête sur la structuration de l'espace vécu (à partir de la Conférence de la troisième
année d'enseignement 75-76). Il suffit d'en rappeler le point de départ et quelques-uns
des moments clefs. Au départ, assurément, il y eût la rencontre avec les raisonnements
complexes que tiennent les Dogon à propos de la notion de gémellité, tels qu'ils
affleurent dans ce registre spécifique de la parole qu'est le dire mythologique auquel
ont recours les responsables rituels au cours d'une performance rituelle ou lorsqu'ils
entreprennent d'expliciter tel ou tel aspect de leur pratique religieuse (signes,
monuments, objets, gestes, paroles). L'article écrit en collaboration avec Alfred Adler, «
La transgression et sa dérision » (1971), témoigne de l'importance du rôle joué par cette
rencontre, qui s'est faite à travers les écrits de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen.
À première vue, la problématique abordée en ce texte n'a aucun lien immédiat avec un
questionnement sur l'image collective du corps. Les auteurs entendent soumettre à un
examen nouveau le problème des origines dans le champ de la parenté, problématique
qui se ramène dans la littérature anthropologique à une interrogation sur la question
de l'interdit de l'inceste. Sans chercher à récuser la validité de cette interrogation, les
auteurs disent vouloir emprunter une direction différente, celle qu'indiquent les
mythologies et qui a trait à ce qu'ils nomment un « en deçà de l'inceste » (Adler &
Cartry 1971 : 6). « En deçà », car le mythe relate l'émergence d'un ordre, et qu'il ne
saurait donc mettre en scène des personnages investis de rôles parentaux qui
appartiennent à l'ordre constitué par la prohibition de l'inceste, en aval du mythe. En
deçà, également, car la plupart des grandes cosmogonies, et singulièrement celle qui
pénètre le système rituel des Dogon, ne parlent pas de personnes, mais d'entités « pré
personnelles », de créatures inachevées, d'avatars de membres disjoints, d'organes
projetés dans l'espace, de morceaux d'un placenta cosmique duquel la terre sera faite.
Centrant leur attention sur ce thème de l'unité et du morcellement de la création, les
auteurs annoncent leur intention de suivre les avatars de la notion de gémellité dans la
mythologie dogon, afin de s'aider des catégories et schèmes offerts par le mythe pour
saisir la logique symbolique interne qui organise l'institution avunculaire, et, au-delà,
l'ordre de la parenté qui la fonde. Ce n'est qu'au terme de cette étude extrêmement
riche et approfondie, qui ouvre des voies originales dans l'abord de plusieurs questions
récurrentes de la discipline, qu'est énoncé un autre enjeu théorique de cette enquête
sur la notion de gémellité. Cet enjeu, les auteurs l'articulent sans détour: le problème
central que pose la gémellité dans le récit mythique, annoncent-ils, est celui de « la
fonction remplie par l'image du corps dans l'organisation dynamique des rapports de la
société dogon avec elle-même et avec le monde » (Adler & Cartry, 1971 : 43). La
problématique, assurément, ne relève pas d'une anthropologie classique. Une brève
mention faite aux travaux du Dr Gisela Pankow indique aux lecteurs que la notion d’«
image du corps » dont il est ici question appartient au champ conceptuel de la
psychanalyse où elle a reçu des élaborations théoriques successives. La notion est
complexe, car elle ne désigne pas simplement une image. Synthèse dynamique des
expériences émotionnelles d'une personne depuis sa venue au monde 5, l’« image du

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corps» doit être distinguée de l'image spéculaire (le corps tel qu'il est perçu par
l'autre), mais aussi des notions neurologiques telles que le schéma corporel, le corps
ressenti, la proprioception etc., qui en font partie sans se confondre avec elle (Poupart
2014). Quelle que soit leur approche théorique, les psychanalystes mettent tous l'accent
sur le pouvoir symbolisant de cette image mentale et synthétique du corps. Elle donne
forme et contenu à cet inextricable dont parle Merleau-Ponty lorsqu'il évoque cet «
ordre de phénomènes où nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une
confusion inextricable » (MerleauPonty 1945: 518). Ce n'est pas l'anatomie comme
référence au réel qui est ici en cause, la notion d'« image du corps » se référant
uniquement à la façon dont un sujet, en fonction de son histoire personnelle « vit » son
corps, l'habite ou peine à l'habiter. Il faut y insister, car cet abord n'est pas familier à
l'anthropologie qui, le plus souvent, traite la référence au corps dans les mythes et les
rites comme une référence parmi d'autres (il y aurait un code anatomique,
physiologique comme il y a un code astronomique, culinaire, etc.), comme si le corps
était une donnée immédiate de l'expérience humaine, comme s'il n'était pas toujours
déjà pris dans du langage6. G. Pankow distingue deux fonctions symbolisantes de
l'image du corps : la première se réfère au corps comme forme (Gestalt), qui s'offre
comme modèle d'une structure spatiale dynamique, porteuse de lois relatives à la
dialectique du tout à ses parties, du dedans au dehors, du contenant au contenu. La
seconde fonction ne concerne plus la structure comme forme mais comme contenu et
sens (Pankow 1977: 19-20). Seule la première de ces fonctions retiendra l'attention des
deux ethnologues, car elle leur semble ouvrir une voie féconde pour aborder autrement
les spéculations dogon autour de corps redoublés de créatures gémellaires cosmiques.
Depuis leur apparition comme ébauche de la différence dans l'œuf clos originel, les
aventures de ces créatures et de leurs avatars président à l'émergence d'un monde qui,
par le fait de la démesure de l'une d'entre elles, s'ouvre au temps et à l'espace où vont
pouvoir prendre place et se déployer la succession des générations d'humains et la
différenciation des segments de la société dogon. Sans revenir sur le détail de cette
épopée fantastique, on retiendra, avec les auteurs, que le monde ainsi mis en place par
le mythe « est un corps » -non pas corps humain, mais corps de l'une de ces créatures
célestes, sacrifiée et démembrée à la suite du désordre introduit par son jumeau dans le
projet initial de création prévu par Amma (principe créateur, identifié à un Dieu
suprême qui serait à la fois hors et dans sa création). Toute chose, catégorie, lignées,
segments, villages, castes sont conçues comme le produit du partage, et l'image, des
membres disjoints de cette créature sacrifiée. La terre elle-même est tirée de ce corps
puisqu'elle est faite d'un morceau de son placenta céleste. Ce corps monde, qui s'offre à
fois comme dedans, comme surface d'inscription et comme substance dont est tiré
l'existant, il ne faut pas se précipiter, nous disent les auteurs, à n'y voir qu'une
application particulière d'une représentation anthropomorphique de l'univers, selon
un processus projectif ou un processus de liaison analogique. Un tel schéma serait en
réalité réducteur, car il suppose implicitement l'existence d'une « coupure entre
société et nature, entre individu et société, que la pensée et l'organisation sociale
dogon démentent à tous les niveaux » (Adler & Cartry 1971 : 44). Ce qui se joue dans la
dynamique de la recollection des parties dans le tout de ce corps céleste démembré puis
reconstitué, comme dans le geste d'attribuer à toute chose, à tout être, une position sur
ce corps monde, ce n'est rien moins que la condition de possibilité de leur
discernabilité (ibidem). À cette reconstitution dans l'espace correspond également une
reconstitution dans le temps, chaque moment du cycle de vie d'une personne étant

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identifié avec l'une des parties du corps de la créature céleste (sa tête, sa poitrine, ses
bras, et finalement sa forme adulte d'un couple de jumeaux mixtes). Sans cesse menacé
dans son intégrité par les désordres du vivant, ce corps monde doit continument être
comme régénéré, rétabli dans sa totalité, par les sacrifices saisonniers. Cette
recollection dans le temps et l'espace d'une « image du corps » portée tant par le mythe
que le rituel permet à chacun d'appréhender et de penser les rapports dynamiques des
parties (segment, lignage, maisonnée ; étapes de la vie) entre elles et des parties au tout
(le groupe, la trajectoire d'une vie singulière). Ainsi donc, avancent Adler et Cartry, «
tout se passe comme si la fonction formelle de l'image du corps, [...] loin d'en laisser à
chacun le soin de l'élaborer, était prise en charge par la société dogon, qui offre de la
sorte à chacun de ses membres une surface de repérage où il puisse s'anticiper » (Adler
& Cartry 1971 : 46).
6 Ce texte témoigne de la fécondité qu'il y a à faire fonctionner dans le champ de
l'interprétation anthropologique le concept psychanalytique d'image du corps, qui
permet de penser en terme de co-construction l'élaboration de cette « image du corps »
et celle de la structuration du monde extérieur. La question de savoir comment et
pourquoi Michel Cartry est passé d'un projet de recherche sur l'image collective du
corps à une enquête sur la structuration de l'espace vécu, tombe d'elle même. Image du
corps et structure spatiale sont les deux faces d'une même question. Dans ses écrits
ultérieurs, Michel Cartry n'aura plus explicitement recours à ce concept, mais il serait
aisé de montrer qu'en toutes ses recherches liées à des questions d'espace et de
territoire, la référence à l'image du corps y est constamment présente. La notion
proprement anthropologique d'espace-corps qu'il propose, ne vient pas en lieu et place
du concept psychanalytique d'image du corps, mais s'étaye sur elle et lui répond, en
déplaçant l'accent sur des modalités spécifiques de construction de l'espace vécu dans
les rites et les discours d'une communauté villageoise.
7 Pour en juger, il faut rappeler de quelle manière, et à quel moment de la réflexion, la
notion d'espace-corps intervient pour la première fois dans l'article de 1979, « Du
village à la brousse ou le retour de la question ». Le texte, écrit pour un ouvrage
collectif qui rend hommage aux avancées théoriques de Lévi-Strauss sur le primat de la
fonction symbolique, s'ouvre sur le constat que pour rendre compte du rapport
qu'entretiennent les sociétés subsahariennes avec la brousse, la notion d'espace
projectif (au sens établi par Piaget d'une représentation de l'espace du point de vue
d'autrui) est insuffisante. En ces sociétés, avance d'emblée l'auteur, il a été maintes fois
établi que l'espace de brousse est construit comme l'« autre du village », vers lequel est
systématiquement renvoyé tout ce qui survient au village d'anormal et d'étrange.
Reformulant le constat en les termes de son ethnographie, Michel Cartry se propose de
tester l'hypothèse suivante : l'espace de brousse fait fonction de référence « qui
s'introduit comme tiers entre « l'être du village » et sa question, chaque fois que cette
question surgit comme une énigme » (Cartry 1979: 266). La brousse, ajoute-t-il, n'est
pas pour autant le « lieu de la réponse, mais elle se présente comme une sorte
d'opérateur logique autorisant une certaine permutation des termes dans la structure
même de l'énigme » (ibidem). Ainsi posé l'enjeu du voyage, le lecteur est conduit « à
prendre connaissance de l'environnement géographique où prennent place les rites et
les activités liées à la brousse » dont il sera question dans le texte. Mais ce qui suit est
bien autre chose qu'une simple description géographique7 Par le biais d'une analyse
serrée de faits de langue, de gestes du quotidien et de rites, l'auteur va cerner
précisément ce qui, pour les Gourmantché, différencie fondamentalement le territoire

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du village où sont bâtis les maisons de l'espace8 de brousse où seuls les chasseurs sont
conduits à séjourner plus ou moins longuement. La façon de penser cette différence, on
pouvait sans douter, est très éloignée de celle qu'est amenée à construire le regard
positiviste à partir du mode d'occupation des sols, de leurs usages différenciés, ou des
ressources matérielles que ces deux catégories de terres offrent à l'exploitation des
hommes. Il ne suffit pas, en effet, de décrire l'espace habité comme « anti-brousse », ni
la brousse comme un espace non humanisé, non domestiqué, non travaillé de la main
de l'homme, pour comprendre la façon dont les Gourmantché pensent le rapport
différencié qu'ils entretiennent vis-à-vis de ces deux catégories spatiales (Cartry 1975 :
88). Ce qui, pour eux, singularise la brousse du territoire villageois est tout d'abord
l'absence de limites fixes, le « très lointain de la brousse » pouvant, selon les heures de
la journée ou selon les événements, se trouver tout à coup, « très proche », envahissant
le village jusqu'aux clôtures de l'habitation, ou formant des enclaves dans le territoire
du village. Une autre de ses caractéristiques est l'indistinction, l'absence de contours
différenciés, l'évanouissement des limites, tel que cela se produit la nuit sans lune ou à
midi, sous la lumière crue du soleil au zénith. Cette invisibilité de la brousse aux
regards des vivants du village se donne à entendre dans l'association réitérée de la
couleur noire aux « choses de la brousse », mais nombre de faits suggèrent que les
hommes sont vus, sinon regardés, depuis cette scène invisible (Cartry 1975 : 87). Une
troisième propriété, liée à la deuxième, est l'action spécifique qu'exerce ce milieu sur le
corps propre des chasseurs qui, à y rester trop longtemps, se trouve comme « vidé », «
pompé », « aplati ». Les contours du corps s'estompant, la personne risque de «
s'évanouir », au sens propre de « perdre connaissance », comme au sens figuré de «
disparaître » en finissant par se confondre totalement avec le milieu où elle se trouve
(Cartry 1979 : 269).
8 Une fois connu cet élément du cadre général. essentiel à la compréhension de l'analyse
qui va suivre, le texte aborde les faits qui se tiennent au point de départ de la réflexion,
à savoir un ensemble de rites qui ne se laissent pas tous épingler comme rites de
passages, et qui ont en commun de faire explicitement référence à la brousse alors
même que leur raison d'être est de traiter une question à propos du corps et de ses
limites. Pour l'essentiel, les rites retenus pour la démonstration sont des rites qui
entourent la naissance et des rites concernant les jumeaux. On ne peut restituer ici la
richesse des matériaux sollicités, et encore moins toute la subtilité de l'analyse qui
tente de suivre la logique « en spirale » du rituel. Mais on s'attardera sur ce qui, selon
nous, est à la fois au point de départ de la réflexion qui a conduit Michel Cartry à
construire la notion d'espace corps, et au fondement de tous les développements qu'il
lui donnera ultérieurement.
9 Au point de départ, se tient l'observation décisive selon laquelle, pour les Gourmantché,
ce qui surgit à la naissance, ce n'est pas un corps, mais c'est un organisme double, formé
de l'enfant et de son placenta. « On naît deux » énoncent-ils explicitement, et tout
l'enjeu des gestes rituels effectués dans le temps qui suit l'accouchement sera de cerner
et de décerner au petit d'homme un corps unique, tout en atténuant les effets
potentiellement néfastes de cette mutilation. En plusieurs de ses écrits, Michel Cartry
reviendra sur cette observation princeps, comme sur les spéculations gourmantché à
propos du placenta, désigné comme le « compagnon » de l'enfant, son « deuxième »,
son« plus soi que soi », qui viennent éclairer de leur logique nombres de rituels
gourmantché9. Il insistera, en particulier, sur le moment où la sage femme s'apprête à
trancher le cordon, moment crucial dans le processus de l'accouchement qui « montre

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que ce dont l'enfant doit être séparé ce n'est pas du corps de sa mère mais d'une sorte
d'organisme dont il est lui-même une partie » (Cartry 1987 : 203). À la différence de ce
qui est en vigueur pour les accouchements médicalisés, le cordon n'est sectionné qu'à
la toute dernière extrémité, une fois le placenta expulsé hors du ventre de la mère.
Entre la sortie de l'enfant et l'expulsion du délivre, aucun mot ne sera prononcé, aucun
geste ne sera effectué, la scène est comme figée, l'attente est palpable. Seule la
délivrance remet les choses en mouvement, la sage femme sectionne le cordon, puis
retourne l'enfant pour annoncer à la mère de quel sexe il est, tandis que les cris des
autres femmes présentent dans la case de l'accouchement en avertissent ceux qui se
tiennent au dehors. Ce que l'on attend, avant de trancher le lien, précisera Cartry en un
texte ultérieur, c'est que chacune des personnes présentes dans la case de
l'accouchement puisse « voir, non pas seulement l'enfant, mais l'organisme dans son
entier ». « Tout se passe donc comme si », ajoute-t-il, « après ce premier regard, le
second regard posé sur l'enfant désormais séparé allait faire apparaître celui que dans
nos cultures nous appelons un nouveau-né comme un être qui ne peut faire issue dans
l'espace du village qu'en se séparant d'une partie de lui-même. Telle est l'énigme de la
naissance. » (Cartry 1987 : 203).
10 Les gestes rituels gourmantché qui entourent la naissance et le traitement du placenta
font surgir, d'une nouvelle façon, la question de la gémellité. Cette fois, « l'image du
corps » des corps dédoublés des jumeaux n'est plus sollicitée comme forme
structurante du temps et de l'espace vécu (mythe dogon), mais elle donne forme et
contenu au rapport du nouveau-né à son placenta. Toute naissance repose l'énigme de
cet organisme né double, mais qui ne peut vivre qu'unique. La question de ne pas
retrancher l'organe placentaire ne se pose pas, mais les gestes rituels qui visent à
préserver le délivre trahissent une forme d'inquiétude quant aux conséquences de
cette mutilation sur le corps de l'enfant, dans le mouvement même où ils cherchent à
en atténuer les effets. Les montages de représentation gourmantché autour du
traitement du délivre laissent entendre que du sort du placenta dépend la stabilité
future de l'enfant : un placenta égaré (il peut avoir été emporté par un animal ou, dans
le contexte moderne, jeté par le personnel de la maternité avec d'autres déchets
organiques) vouerait l'enfant à une vie d'errance et de la folie. En d'autres populations
voltaïques, où l'on retrouve le même souci rituel d'une forme de préservation de
l'organe placentaire, les discours insistent sur le lien qui perdure, par-delà la
séparation d'avec l'enfant, entre les deux parties de ce qui a été un organisme unique
pendant les neuf mois de la vie intra-utérine. Toute personne dont le placenta,
soigneusement enterré dans un coin de sa demeure de naissance, viendrait à subir la
chaleur d'un feu ou à être recouvert de sable, en ressentirait aussitôt les effets en son
corps, elle aurait de la fièvre ou les yeux chassieux (Liberski-Bagnoud 2002). Le geste de
la sage femme enterrant le placenta - il est placé dans l'eau d'une poterie qui est elle-
même enfouie dans la terre à l'entrée de la case de la mère -, en même temps qu'il
conjure ce risque, rappelle « que l'on ne peut rester deux, sauf sous la forme d'une
identité dans la différence, le « deuxième » auquel on reste lié n'étant pas destiné à
vivre de la vie des vivants » (Cartry 1987: 203).
11 Ainsi donc, toute naissance pose d'emblée la question des limites du corps propre,
question à la fois liminaire et décisive, puisque c'est de sa résolution que va dépendre la
« discernabilité » du corps comme tel. Ce sont, en effet, les gestes rituels de la sage
femme et la formule conventionnelle qu'elle prononce qui vont, sur l'organisme qui a
surgi dans la case de l'accouchement, cerner le corps du né-unique et le décerner

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comme corps sexué. À cet égard, la naissance de jumeaux soulève un redoutable


problème, puisque une forme d'indiscernabilité va persister au-delà de la mutilation
placentaire. C'est le paradoxe de la réalité gémellaire : issus d'une seule parturition et
substantiellement identiques, les jumeaux n'en sont pas moins empiriquement deux ; et
quoi que physiquement deux, il n'y a pour eux dans la structure généalogique de la
famille qu'une seule place distincte10. Un montage complexe de représentations permet
aux Gourmantché de reformuler cette nouvelle énigme, enchâssée dans celle de la
naissance, en termes de proximité ontologique des jumeaux humains avec l'espace de
brousse. Construite en miroir du territoire villageois, la brousse apparaît comme le lieu
de projection imaginaire privilégié des bizarreries corporelles. Toutes sortes de
créatures imaginaires la peuplent11, et, en particulier, une catégorie de petits êtres
gémellaires chevelus appelés pola, dont le schème corporel comme l'habitus sont le
symétrique inverse de ceux des humains. Ces petites créatures, qui ont pour
caractéristique d'avoir conservé leur enveloppe placentaire dont elles se servent
comme d'une cape d'invisibilité, sont la représentation fantasmatique de ce que
pourrait être la vie des « non séparés », doublement non séparé de leur organe
placentaire et de leur jumeau : soudés deux à deux, parcourant la brousse en tous sens,
sautillant, ne laissant aucune trace sur le sol, les pola n'ont aucune stabilité, aucun
ancrage territorial. C'est avec ces petites créatures de brousse que les jumeaux humains
sont, pour les villageois, dans une inquiétante familiarité. À leur naissance, des rites
sont effectués afin de tester leur qualité d'humain et s'assurer qu'il ne s'agit pas d'êtres
de brousse venus s'introduire par effraction dans le territoire villageois. Mais, malgré
cela, toute leur vie durant, ils seront suspectés de conserver des liens étroits avec leurs
doubles inversés de brousse.
12 On saisit la logique à l'œuvre : c'est en raison même de la forme d'indiscernabilité qui
caractérise les corps des jumeaux que ceux ci sont symboliquement assignés à un
espace aux contours mouvants et flous, qui a pour propriété de provoquer
l'indistinction des corps. Cette parenté étroite des jumeaux humains avec la brousse
relance, en retour, l'interrogation sur la nature des liens que l'enfant né unique
conserve avec l'espace d'où il vient. D'autres moments du rituel, d'autres gestes
quotidiens12 donnent en effet à comprendre que l' infans reste attaché à l'espace de
brousse tant qu'il n'a pas acquis le langage des humains et la station debout, deux
caractéristiques des petits d'homme. Son babil comme sa marche à quatre pattes sont
les expressions visibles de cet attachement à la brousse, qui perdure bien au-delà de la
mutilation placentaire. Lorsqu'il est né, des précautions ont été prises autour de la case
de l'accouchement pour maintenir à distance les petits pola de brousse arrivés en
masse, comme si l'arrivé d'un nouveau né avait induit un effacement des limites entre
brousse et village tel que ce dernier avait été totalement envahi par la brousse et qu'il
s'agissait de recréer autour de la case de l'accouchement une enclave de terre
villageoise. La séparation d'avec l'organe placentaire opère un premier et indispensable
détachement d'avec la brousse, un couteau placé pendant les premières semaines entre
la peau de la mère et son nouveau né porté au dos en réalise un autre. D'autres gestes
de la mère accomplis au cours du développement de l'enfant trahissent le même souci,
qu'il s'agisse de faire cesser le babil de l'enfant avec les êtres de brousse, ou de lui «
fermer les yeux pour la brousse » lorsqu'il tarde à adopter la marche debout. Pour les
jumeaux, des rites spécifiques accomplis au moment du mariage réitèrent leur rapport
singulier à la brousse, afin de tenter de les inscrire durablement dans le territoire du
village.

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13 L'existence de ces gestes et de ces rites en témoigne, le problème des limites du corps
ne trouve pas sa résolution en seule fois, plusieurs moments clefs du développement et
du cycle de vie d'une personne le font ressurgir, sous des termes à chaque fois
différents, mais néanmoins reconnaissables en ce qu'ils mettent en jeu une
structuration dynamique entre l'espace et le territoire, la brousse et le village. La
référence à l'espace n'est pas ici simple affaire de code que manipulerait la pensée
rituelle pour signifier un changement d'état social (telle la catégorie des « rites de
passage » proposée par Van Gennep pour ranger toutes sortes de rites qui mobilisent
des lieux - seuil, gué, porte, faille - dans le temps même où ils sont censés traiter une
modification dans le statut d'une personne). Jumeaux, nouveau-né, infans, ne sont pas
seulement symboliquement placés sous le signe de la brousse, et il ne s'agit pas non
plus seulement de les en « détacher », il faut aussi qu'ils s'inscrivent dans le territoire
villageois, en intégrant les limites de ce dernier à celles de leur corps propre. On ne
manquera pas de souligner la référence implicite qui est ici faite à la notion d'image du
corps. Ainsi qu'il a été déjà dit, l'image du corps engage nécessairement une
structuration spatiale dynamique, puisqu'elle suppose la différenciation entre un
espace corporel et un espace extérieur, une acceptation des limites du corps et une
compréhension de la relation des parties à la totalité. À l'instar des réflexions
rapportées précédemment à propos des Dogon, tout se passe comme si, chez les
Gourmantché, cette « image du corps » était prise en charge par la collectivité
villageoise qui l'imposait par toute une série de rites à chacun de ses membres, dans le
mouvement même où leur est transmis une certaine dialectique spatiale entre un
Ailleurs de brousse d'où viennent les enfants et un territoire du village où ils auront à
s'inscrire comme humains.
14 C'est très précisément cette dialectique que l'auteur cherche à saisir à partir de cette
notion « d'espace-corps » qui vient là, pour la première fois, sous sa plume. Une lecture
distraite pourrait faire croire, tout d'abord, que l'expression ne renvoie qu'à une
manière de concevoir le village sur le modèle d'un grand corps orienté. On apprend, en
effet, qu'en gulmancéma, langue des Gourmantché, il n'y a pas d'autre terme pour
désigner ce que nous appelons un « village » que celui de « corps terre unique » -
tin'gban'yendo, littéralement « terre peau un » (notons qu'il n'y a en cette langue pas
d'autre façon de désigner le corps vivant qu'en nommant ce qui fait sa limite
empirique, sa frontière physique, la peau). Dans ce corps du village, les grandes
divisions spatiales que l'on appelle communément des « quartiers » sont les organes, la
bouche (à l'ouest), le ventre (au centre), l'anus (à l'est). Autrement dit, l'espace-corps
serait la façon endogène de dire le « territoire » dont l'inévitable résonnance politique
tend à masquer le sens qu'il peut avoir en anthropologie, à savoir celui d'un « espace
qui a été balisé de telle sorte que pouvant le reconnaître sien, on peut s'y déplacer sans
danger » (Cartry 1979 : 278). La suite du texte empêche toutefois de s'en tenir à cette
équivalence simple, enfermée dans une ethnographie particulière. Il est en effet précisé
que c’est « l'appropriation d'un territoire (qui) rend nécessaire, au-delà de l'apparente
limite d'un corps que représente la peau, le marquage d'un espace-corps » (ibidem). La
notion d'espace-corps n'a pas pour référent une représentation mythique figée de
l'espace vécu d'une communauté villageoise donnée, mais elle nous renvoie à des
pratiques, ici ritualisées, et sa question se pose à tout groupe humain. Le territoire,
dans son acception anthropologique, n'est pas qu'une histoire de conquête politique et
d'aménagements économiques et sociaux, mais il émerge de la transformation
symbolique et imaginaire d'un espace quelconque en un lieu aménagé de manière telle

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que le corps humain puisse y perdurer dans sa forme, sa stabilité, son système d'axe,
ses limites. Ici espace collectif, symboliquement façonné à l'image d'un corps, avec ses
orifices, ses six directions et ses trois axes (haut/bas, devant/derrière, gauche/droite),
l'espace-corps est par définition un prolongement du corps propre, au delà de ses limites
naturelles. La singularité gourmantché, et, au-delà, celles des populations voltaïques et
mandé, est d'avoir fait de cet espace-corps, à la fois contenant et limite, également une
surface d'inscription où, par le biais du traitement de l'organe placentaire, le
rattachement à une chaîne d'ancêtres est symboliquement assuré (Cartry 1975: 90). A
contrario, l'espace de brousse se définit précisément de n'avoir pas les propriétés d'un
corps. Sans limites discernables, il ne peut s'offrir ni comme contenant ni comme
surface d'inscription, et ne peut donc être durablement occupé par les humains. On
retiendra encore ceci : les productions fantasmatiques des Gourmantché à propos des
petites créatures pola, ces « vivants non encore nés, à jamais enfermés dans leur sac
placentaire et à jamais couplé à leur jumeau » (ibidem), disent en creux que c'est au prix
d'une double perte (celle de son deuxième placentaire et celle de son milieu originel)
que le petit d'homme intègre l'espace-corps que lui offre la communauté villageoise.
Néanmoins, l'existence même d'une fantasmagorie mettant en scène des créatures qui
auraient choisi de ne pas subir cette mutilation, et, par-là même, de n'avoir pour seul «
espace-corps » que celui que leur offre l'enveloppe placentaire, cela nous indique
clairement, souligne Michel Cartry, que, pour les Gourmantché, cette perte ne va pas de
soi.
15 C'est donc, tout d'abord, pour chercher à conceptualiser ces montages de
représentations qui construisent le rapport des corps au village différemment de celui
des pola à la brousse, que la notion d'espace-corps a été forgée. L'approfondissement de
ses recherches sur la nature et la fonction du rituel, tout au long de son enseignement,
vont lui permettre d'en préciser les contours. Conduisant des analyses approfondies de
ces « lieux », éphémères ou durables, que fait émerger le rituel (lieux de la maison,
camp de circoncision, lieu de la retraite initiatique du chef, table divinatoire, etc.), il
montrera qu'en nombre de cas, ces espèces d'espace sont dotés par le rite de propriétés
similaires aux propriétés d'un corps. On ne peut ici évoquer toutes ces recherches, tant
leur diversité est grande, mais il nous faut mentionner celle sur un « camp de
circoncision », à laquelle il consacra plusieurs années d'enseignement, et un compte
rendu substantiel en 1991 où l'on trouve l'une des rares occurrences écrites de la
notion d'espace-corps. Étudiant en détail les rites qui président à l'installation de
l'enclos initiatique, l'ethnologue va s'intéresser tout particulièrement à ces lieux de
l'enclos qu'il définit comme « lieux à haute tension » que sont les ouvertures, les lieux
de dépôt des plats de nourriture, le trou de recueillement des urines des circoncis, les
places qu'ils occupent pendant les chants, etc. Découvrant l'existence d'un parallélisme
étroit entre le traitement rituel de ces lieux de l'enclos et celui des « lieux du corps »
des initiants, il démontrera que l'enclos de circoncision présente les propriétés d'un
espace-corps, qu'il définit alors comme un « organisme vivant » (Cartry 1991 : 57) dont
les lieux sont appréhendés dans le rite comme autant de « lieux du corps » (Cartry 1989
: 90). De cette lecture, on retiendra l'interdépendance de l’« image spatiale du corps »
(ou espace du corps) et de l' espace-corps : l'investissement par le rite des lieux
construits de l'enclos initiatique permet d'opérer une transformation de l'image du
corps des initiants qui, entrés dans le camp de circoncision comme créatures
prématurées, enfantées par les Masques, en sortiront comme des adultes sexués,
membres à part entière de la société gourmantché (Cartry 1991). De cette

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interdépendance - qui n'est pas confusion entre l'espace du corps et l'espace-corps qui,
toujours, renvoie nécessairement à un espace extérieur au corps propre - nombre
d'autres analyses de rites conduites par Michel Cartry en apporteront la preuve. On ne
peut ici que mentionner, sans les commenter, ses enquêtes sur la notion de souillure du
meurtre et celles sur le deuil, où il construit l'hypothèse selon laquelle les irruptions
organiques au sein du village (mort, accouchement, meurtre, circoncision), en
plongeant les patients du rite (endeuillé, accouchée, meurtrier, circoncis) dans un état
d'indistinction (ni vivant ni mort, ni homme ni femme), sont toujours appréhendées
comme venant fragiliser les limites d'un espace-corps du village que les rites auront à
réaffirmer avant de chercher à sortir les patients de leur état.
16 Mais c'est dans les derniers développements de la recherche de longue haleine qu'il a
conduite sur la géomancie qu'il dévoilera la place cardinale qu'il entend donner à
l'espace-corps dans la théorie du rituel qu'il n'a eu de cesse de construire pas à pas, au
fil d'analyses exigeantes et méticuleuses des pratiques rituelles d'une société donnée.
Dans l'un de ses derniers articles, consacré à l'écriture divinatoire, il construit
l'hypothèse selon laquelle l'espace d'écriture qui surgit sous la main du géomancien est
bien autre chose qu'une simple « feuille d'inscription », c'est, affirmet-il, une sorte «
d'espace-corps » (Cartry, 2005: 416). Ce qu'a fait apparaître la main du devin, alors qu'il
trace devant lui, très rapidement, les quatre premières séries de points d'où il tirera,
par calcul successif, les différentes figures géomantiques, c'est en effet un espace
orienté dont les noms indexent des parties du corps : la partie la plus proche de lui, le
géomancien l'appellera « ventre du sable », la plus éloignée, « dos du sable », celle sur
sa gauche « le fondement du sable », ou son « début », celle sur sa droite, « la bouche du
sable », ou encore « la terminaison du sable ». Nombre de géomanciens insistent sur le
fait que pour comprendre la façon dont s'ordonnent les trajets de la main du devin, il
faut prendre en compte ce schème de représentation d'un espace-corps ainsi orienté.
Selon leur dire, tracer des points d'une ligne qui va de gauche vers la droite, c'est suivre
un trajet partant d'un « lieu du corps » de la Terre en son commencement jusqu'à ce
point de terminaison que constitue l'orifice de la « bouche du sable » où, après un
décompte par deux des points tracés, il recueillera le reste, sorte de balbutiements dont
l'addition successive permettra de former une première figure. Ces trajets de gauche à
droite qu'opère la main traçante du devin, tout en faisant émerger l'espace-corps de la
terre, « suivent comme les trébuchements d'une parole de la terre à divers moments de
son cheminement » (idem). L’espace-corps acquiert la dimension d'un organisme vivant
à la surface duquel vient s'écrire la parole de la Terre. Sur les différentes phases suivies
par le devin pour extraire cette parole de « la bouche du sable », Michel Cartry livrera
une analyse serrée. Ce qu'il faut ici retenir, c'est le parallèle qu'établit le travail du rite
entre l'extraction de cette parole oraculaire et le désir de délier le corps propre du
consultant des effets d'une parole prononcée en un temps prénatal, mauvais nœuds et
collets où prennent origine les problèmes de maladie, de procréation, ou d'Avoir
impossible.
17 Cette « fiction rituelle », selon le terme que l'auteur réserve à ces productions
symboliques que met en œuvre le rituel par des procédés d'agencement et de mises en
scène qui lui sont propres est, pour ainsi dire, l'analogon de l'agir rituel. Michel Cartry
aura prêté une attention toute particulière au fait que le traitement des corps et de
l'espace est une caractéristique générale du travail du rite. Il n'aura eu de cesse de
montrer qu'il n'existait guère de rites où les gestes, les objets, les mots ne soient
mobilisés pour traiter un problème d'espace (discrimination des lieux, jeux

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d'opposition sur l'extérieur/l'intérieur, le haut/le bas, le devant/le derrière,


redéfinition des limites, etc.). De même, l'implication des corps dans le rite est
récurrente et centrale, « du » corps ou des morceaux de corps y sont l'objet d'une série
d'opérations, alors même que les rites en question n'ont pas pour fonction explicite de
guérir ou de modifier l'aspect des corps. Que l'espace et les corps, ne soient pas
simplement le cadre ou l'un des éléments du rite, mais les points d’application sur
lesquels s'exerce le travail du rite pour résoudre certaines antinomies, c'est bien l'une
des énigmes majeures que pose l'agir rituel, comme l'avait déjà vigoureusement
indiqué en son temps Marcel Mauss. En ayant eu très tôt le souci de saisir l'étroite
articulation qui existait entre rite et divination, entre l'agir rituel et la parole
oraculaire, Michel Cartry a ouvert un chemin qui pourrait conduire à la résolution de
cette énigme. Dans le projet d'ouvrage déjà cité, on trouve dans une note liminaire une
indication sur la thèse qu'il comptait développer en ce travail.
« La divination et le rituel », peut-on y lire, « sont
des actes qui se déploient dans un espace qui
n'est ni celui de la pensée ni celui de l'action,
mais qui se présente comme une sorte d'espace-
corps où les acteurs doivent à chaque fois se
réinscrire pour penser et habiter leur monde, le
prêtre et le devin ayant en charge de traiter ce
qui s'est mal noué dans le rapport du corps au
langage. »
18 Cette précieuse note qui livre la pointe de la réflexion à laquelle l'a conduit son étude
du rituel et de la divination dans les sociétés subsahariennes indique la place princeps
qu'il entendait donner au concept d'espace-corps dans une théorie du rite. Résolument
neuve, cette théorie recèle l'intuition profonde, dont il a pu faire part dans son
enseignement, que dans le rite, du corps est toujours pris, le corps de l'agent du rite
mais aussi un corps-monde qui rappelle le monde d'avant le langage, où chaque son est
bruit du monde, chaque odeur, odeur du monde. Ce monde du narcissisme primaire,
forclos par la science, mis en souffrance dans nos sociétés technoscientifiques, disait-il,
le rite n'a de cesse de le mettre en scène et de le « travailler », afin de chercher à
desserrer autant que possible la « corde » du destin 13.

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Résumé des conférences et travaux de l'EPHE (Section des sciences religieuses)


1973-74 « Recherche portant sur les croyances, les mythes et les rites liés aux jumeaux », t. 82,
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1974-75 « Analyse de catégories religieuses liées à l'idée de génération et de procréation », t. 83,


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1991-92 « Espaces initiatiques [ ... ] ; recherches comparatives » (Moose, Kurumba, Songhay-


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Archives (déposées à l'Institut d'Études Avancées de Nantes).


1973 Titres et Travaux. Programme d'enseignement. Dossier de candidature au poste de
Directeur d'études à l'EPHE. Cote: 5DMC1

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Cote: 3DMC64

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telechargement_fichier_fr_as.inscription.territoriale.des.loi.esprit_nov08.pdf

Turner, V. W.
1969 The Ritual process Structure and Anti Structure, Londres, Routledge & P. Kegan.

NOTES
1. Le colloque sur la notion de personne qui s'est tenu en 1971 et, auquel il a participé (il en fut
même l'une des chevilles ouvrières), faisait encore la part belle aux enquêtes sur les
représentations. notions, croyances relatives aux composantes du corps et « spirituelles ».
2. La seconde année de son enseignement a plus spécifiquement porté sur l'analyse des
catégories de pensées liées aux idées de procréation et de génération, dans le cadre d'une théorie
du destin. Cette thématique s'inscrivait dans le prolongement des recherches menées l'année
précédente sur l'image qu'une société donnée se fait du corps des jumeaux à travers ses
conceptions génétiques et embryologiques, implicites et explicites. (Cartry 1973 & 1974).
3. Cartry 1984, 1989, 1990, 1991.
4. Un premier dépouillement des archives confiées à la Bibliothèque Julien Gracq de l'Institut
d'Etudes avancée de Nantes a mis au jour, dans un dossier divination, deux plans d'ouvrages. Le
premier, le plus ancien. intitulé « La bouche de la terre. Essai sur la divination et le rituel en pays
gourmantché » comprend une dizaine de pages où. de façon synthétique. sont notés ses«
axiomes, définitions, postulats sur le rituel», un plan général et les linéaments d'une
introduction. Le second, intitule « La bouche de l'oracle. Questionner et dire l'oracle dans une
forme africaine d'idiome géomantique ». comporte une introduction substantielle d'une
trentaine de pages où sont discutés les thèses classiques sur la divination. Ces pages témoignent
de l'ampleur du projet que la mort a laissé inachevé. La citation donnée en fin de texte provient
du premier document.
5. Selon certains psychanalystes, elle intègrerait les expériences sensorielles depuis le temps
prénatal de la vie intra-utérine. (Françoise Dolto, 1984).
6. Le philosophe Osamu Nishitani donne un magnifique exemple de l'existence, dans la langue
japonaise, d'au moins « deux » corps celui anatomique de la médecine et celui que l'on habite au
quotidien. (Nishitani, in Legendre, 2013 : 298).
7. Elle s'appuie sur une recherche antérieure, longue et minutieuse, menée dans le cadre de son
enseignement
à l'EPHE, sur la construction rituelle de la catégorie de l'espace dans l'aire culturelle voltaïque.
(Cartry 1975 : 79-92).
8. Alain Supiot rappelle que le vocabulaire juridique reservait jusqu'à une date récente la notion
d'espace « aux parties du monde qui, n'ayant pas de limites discernables et étant impropres à la
vie humaine, ne peuvent être durablement occupies », comme les mers et les cieux. Par
oppposition, la Terre « n'était pas appréhendée par le Droit comme un espace abstrait, mais
comme un entrelacs » de lieux concrets et délimités : territoires, domaines, régions. pays, zones,
sites. Cette précision de la langue juridique est d'autant plus précieuse qu'elle repose sur une
distinction comparable à celle que le rite construit entre la brousse et le village. (Supiot, 2008:
151).
9. Formulée en des termes proches en nombre de populations ouest africaines. cette théorie
placentaire est, chez les Gourmantché. particulièrement développée au travers des rites. et non,
comme dans les populations mandés issues de l'ancien Empire du Mali, dans des mythes
cosmogoniques. En plusieurs de ses textes, Michel Cartry reviendra sur cette logique placentaire,

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découvrant de nouveaux pans dans des rites dont l'objet immédiat n'est pas la naissance
(excision, initiation masculine, fabrication d'un nouveau chef).
10. Ce « paradoxe des jumeaux», les anthropologues Isaac Shapera (1930) et Victor W. Turner
(1969) en avaient repéré les termes dans les rituels et les discours de sociétés issues d'aires
culturelles différentes (Khoisan d'Afrique du Sud et Ndembu de Zambie).
11. Ces créatures sont toutes, peu ou prou, des images déformées du corps humain dont certaines
paraissent spécifiquement renvoyer aux naissances tératologiques : nain à grosse tête,
minuscules êtres à jamais enfermés dans leur sac placentaire (à l'image des fœtus morts in utero),
créatures qui n'ont qu'une moitié de corps, avec un seul bras et une seule jambe. (Cartry 1975,
1979, 1987).
12. S'annoncer au seuil de la case où le tout petit repose afin de ne pas le surprendre en train de
converser avec les petites créatures de brousse, confectionner un plat de pâte de mil pour l'offrir
« au compagnon de brousse » de l'étranger, donner une légère tape sur la tête de l'enfant qui
persiste à marcher à quatre pattes afin de « lui fermer les yeux pour la brousse »...
13. Conférence de l'EPHE, décembre 1998.

AUTEUR
DANOUTA LIBERSKI-BAGNOUD
Directrice de recherche au CNRS Institut des mondes africains (IMAF) Institut d'études avancées
de Nantes

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Territorial Mobility and the


Mamprusi Kingship
Dr Susan Drucker-Brown

1 In December of 1965 I had recently returned from two years of fieldwork in northern
Ghana. My supervisor, Prof. Meyer Fortes, invited me to accompany him and his wife
Doris to a conference in the village of Sonchamp, outside Paris 1. There we were
welcomed with wonderful hospitality by Germaine Dieterlen at her home. The three-
day Sonchamp meeting was my first introduction to French anthropologists and it was
a truly momentous occasion. As I remember it, the grown-ups, (ie. the more senior
participants), stayed at Germaine's house, while we, (« children ») stayed in the local
hotel. However, once reunited at Germaine's house for daily meetings, and sumptuous
lunches, the atmosphere was so relaxed and friendly that everyone participated in the
discussions. The exchanges were exciting, and stimulated ail of us. We had so much in
common that ail conversation extended our diverse understandings. Michel Cartry and
I had much in common and meeting him at Sonchamp began our friendship.
2 Fortes, in his summing up of the meetings2, emphasised the common element in the
societies we were dealing with. He pointed out that we had spoken very little about
economics and noted that the Voltaic area of West Africa, where we were ail working, is
large but homogeneous in terms of the hoe agriculture on which the economy is based.
Similarly homogeneous, was the widespread distribution of patrilineal kinship groups
and the polar opposition of patrilineal descent groupings with a cuit of the earth. A
further distinction, also widespread, was the opposition between polities associated
with kingship and those in which patrilineal kinship provided the wider framework for
political organization.
3 My fieldwork had been focussed on the Mamprusi region, in northern Ghana. The
Mamprusi king, Nayiiri, is regarded as the most senior among a cluster of kings
descended from a common founder. Descendants of Na Gbewa; the founding monarch,
are members of royal lineages among the Mossi, Oagomba, Nanumba, Wala, Gru
matche, as well as in settlements which are not traditionally part of centralized
polities; the Tallenis Namoos for example.

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4 The monarchical polities are organized through the allocation of Naam; a


transcendental element which Gbewa brought with him and which is now distributed
among the different kingdoms, embodied in royal chiefs and kings through a
combination of patrilineal descent and rituals of installation. I have not space here for a
comparison of the related forms of kingship but hope that the model I will present of
the Mamprusi case may, in future, aid such an analysis.
5 Crucial to my argument here is Fortes' observation that the Mamprusi polity, like the
political organization based on patrilineal descent groups, operates in a territory where
slash and burn agriculture is the basic form of agricultural land use. This makes some
degree of spatial mobility in settlement patterns inevitable. Fortes 3 analyzes the ways
in which a Tallensi lineage may divide, as segments abandon an area which has become
infertile, to build new houses and open new farms in land which has been fallowed. A
senior household head will return from a new farm to the aider settlement as successor
to headship of the larger lineage segment.
6 Mamprusi settlements move in a different fashion. Unlike the Tallensi whose farms are
scattered around their domestic living space, the Mamprusi live in nucleated
settlements and farm outside the residential area of a village. Although individual
household heads make farms in the bush and may reside for periods on those farms,
such settlements are regarded as temporary and no permanent houses are build.
Settlements seem to move with the creation of new chiefships and older villages sites
are abandoned. The names and obligations associated with abandoned villages are
commemorate in the new settlements and those chiefs buried in abandoned sites will
receive sacrifices from chiefs in the new sites.
7 The contrast drawn by Fortes and Evans-Pritchard4 between centralized and
acephalous societies has been much used and much criticized. Usually targeted is the
characterization of the acephalous polity based on segmentary lineage organization.
No-one who has worked in the Voltaic region where kingdoms and segmentary lineage
based socieites interact, can fail to see the importance of the contrast. In this
presentation however, I want to focus on a loose form of centralization characteristic of
the Mamprusi kingdom and on the significance of the immobilized king within that
structure. I prefer to see this as a « centralizing » rather than a centralized polity.
8 The ways in which the element Mamprusi call « naam » moves through space and time,
seems to me to be crucial in the centralizing process. I will argue here that the flow of
naam, discussed in more detail below, provide the mechanism for that centralization.
The domination by the centre of the small, dispersed settlements which constitute the
kingdom depends on willingly provided information which is accumulated at the king'
s court, later to be used and disseminated along the pathways established with the flow
of naam. All paths lead to the king and his court.

King House, the Hut and the Mobile Polity


9 Memprusi people say of their king, that he owns the whole world and everything in it.
ln a sense this is tantamount to rejecting the notion of territorial boundaries for it
asserts that ultimately there are no other owners. The customary greeting of the
Nayiiri and of village chiefs by Mamprusi people constitutes recognition of this unique
aspect of the kingship, Mamprusi value the etiquette of court behaviour; commoner

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and royals both take pride in that knowledge. Honouring a chief means that village
chiefs will be greeted at least once a week by all household heads and their wives will
greet the chief’s wives. Court eiders will greet the chief daily. Greeting the chief does in
fact, transform people from other ethnie groups and Mamprusi say, they turn into
Mamprusi (Labigi Mampruga) when people participate in courts following the proper
physical and linguistic patterns.
10 Mamprusi use their chiefs in various ways. Marriages are established through the
transmission of kola from groom to the bride's kin. The marriage kola will be passed
through the chief, who supervises the kola payment or its return. Requests for land to
build, or to farm will be made to the chief, who with his court will supervise the
allocation of specific territory. Sacrifices will be provided by the chief to local shrines
where these are demanded. Chiefs' courts will set the dates for important funerals.
Above all, disputes arising in the village or in village households, which cannot be
resolved in the domewstic unit, will be taken to the chief for arbitration and if he
cannot settle the dispute he will send it to the king.
11 Information about deaths of important persons and the installation of lesser chiefs
performed by a village chief, will also be sent to the king. Village chiefs greet the king
at annual festivals and attend other ceremonies in the capital. They may accompany or
be called to bear witness in the judgement of disputes where they have specific
relevant knowledge. The Nayiiri will send representatives to attend funerals of royal
chiefs and important commoners. Some portion of the animais sacrificed during the
funerals will be sent to the capital from the funeral house.
12 The etiquette of honouring the king is more elaborate than that used in any chief s
court. No Mamprusi should mention the king's name, except as an oath. The new king
chooses his kingship name from the vocabulary of everyday speech; such words : snake,
needle, door, become unmentionable and are then replaced in everyday speech by
euphemisms; sharp pointed thing = needle, rope = snake. The king is not viewed
directly by most of his subjects who cast their eyes down in his presence. Special
physical greetings are used for him. Men sir on the ground and clap gently while
intoning « naa ». Women crouch, bending forward with faces averted and click their
fingers in greeting. On ceremonial occasions the king's words, and those spoken to him
are relayed back and forth, like objects, by special members of his court.
13 ln the past Nayiiri was forbidden to cross the two streams which ran through the
capital village. He is forbidden to move rapidly nor may any part of his body touch the
bare earth lest his people suffer from a skin rash. The skins on which the Mamprusi
king sits are spread on special platforms. They are skins of animals which he has
sacrificed to bis ancestors, or those of animals like lion and leopard, which may be
themselves incarnations of kings. Skins are synonymous with office, both chiefly office
and kingship. The king however, unlike village chiefs, cannot move unaccompanied by
the skins. These are carried by a specific eider or servant. He is believed to move
invisibly at night, and may take any form he wishes. However, the prohibitions on his
daily rnovement, make him dependent on bis court and on bis wives for his survival.
14 In addition to attendance at his court by other chiefs and their representatives, the
king receives personal greetings and gifts in kind frorn visiting strangers and in
particular from persans seeking office. These are mainly members of the royal lineages,
but may also include commoners wbo have adopted Mamprusi custorn with respect to

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chiefly office, namely that it should be the prize in a competition rather than achieved
automatically through genealogical position.
15 Contestants involved in competition for office regularly greet the king and his elders.
Their greeting are accompanied by gifts, of varying value but always involves verbal
greeting. Mamprusi love conversation. A proverb says « Azama gari ligri » («
conversation is greater than money. ») With the greetings the king receives a wide
range of information : descriptions of conditions in ail parts of the kingdom, weather,
crops, rival ries in competitions for chiefship, the movement of farms, etc. The
immobility of the king ensures that he and members of his court will recieve the
constant flow of information which accompanies greeting. It is interesting to note that
princes, and chiefs are particularly skilled at eliciting information without themselves
providing information (Na Sheriga's reaction to my recording machine).
16 Mamprusi believe that the king is omniscient. Until the introduction of mass media, he
did indeed have greater access to information than any other citizen of his kingdom for
greeting a chief is the obligation of all Mamprusi, and greeting the king is an obligation
of chiefs. Royals who become chiefs also wish to become king. The incentives for
greeting the king and his court are built into the competitions for office, and these in
turn produce a movement from the periphery to the capital village.

Territory : Movement in space


17 The Mamprusi king's title, Nayiiri (King House), is an assertion that he is a place of
origin. His title differs from that of all other chiefs and neighbouring kings in that it
makes no reference to any specific territory. Nayiiri (the title « King House ») refers
only to the residence of naam. The titles of neighbouring chiefs and kings refer to
specific territories as in Mogonaba, King of the Bush (Mooni) Yanaba, King of the forest
(Yongo).
18 Mamprusi call themselves « Dagbamba », a designation that places them in a central
position with respect to the inhabitants of the bush (to the north) or the forest (to the
south).
19 Mamprusi say, « there cannot be two chiefs in one village ». This mutual repulsion is
seen as an aspect of the flow of naam which ultimately draws all chiefs to King House or
leads to the avoidance of a senior by bis juniors which is a feature of Mamprusi
behaviour among kin. (Na Sheriga told me proudly of a visit he made to Burkina Fasso.
He had brought a gift for bis grandson, the Mogonaba, but the Mogonaba did not meet
him. « I wonder why ? » he said to me, proudly.)
20 Spatial mobility can also be a weapon of protection against chiefly abuse. One chiefly
title is said, in a story often told, to commemorate an abusive chief who was abandoned
by his village, and later, much humiliated, rejoined them.
21 Spatial movement of the capital village itself, is commemorated in sacrifices made or
provided by the Nayiiri to priests who perform the sacrifices. Each new king must send
an animal for sacrifice to locations of ancestral Nayiiri's grave sites. First among these
is Pusiga where the founding king, Na Gbewa, was swallowed up by the earth on
hearing of the death of his favourite son. The Kusase earth-priest of Pusiga, performs
the sacrifice on behalf of the Nayiiri. The Mamprusi chief of Gambaga is an earth priest
who sacrifices at a shrine in Tamalerigu, some 6 miles from Gambaga, in uninhabited

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bush. This is where the capitol moved from Pusiga. The capital then moved from
Tamalerigu to Gambaga, where the Gambaga chief is again in charge of the graves of
former kings. Finally, the kingdom moved from Gambaga to its present site in Nalerigu.
Pusiga is some 60-70 miles northeast of Gambaga; ir lies beyond the escarpment which
separates the fiat but fertile lands of the Kusase and Tallensi, from the more wooded
hills on the south sicle of the escarpment where Gambaga, Tamalerigu and Nalerigu are
all located. I have already suggested that this movement of the capital is consistent
with the pattern of shifting cultivation. However it is also consistent with a concern,
which we have seen, for secluding the king.

The King's Body and the flow of naam


22 As we have already said, the king's body and those of royal chiefs contain the element
Mamprusi call Naam. The final « m » indicates that a noun belongs to a class of words
referring to elements such as fire (bugum) or water (kom) which are infinitely divisible
without changing their essence. The word naam may be translated as « power » as
Michel Izard (1985) does but I have used the translation « office » in the Weberian sense
of a vocation or calling. Office, as Fortes puts it, exists outside of the holder and rituals
of installation are a means of uniting the person with the office. In the Mamprusi case,
the individual holder, (naam-owner) as Mamprusi would say, must have inherited the
capacity to receive naam before it can be embodied in him through rituals of
installation. Once embodied naam cannot be revoked or removed. There is no ritual
means of deposing a Mamprusi chief or king as happens in Ashanti.
23 All office endures for the life of its holder. This is true of commoner as well as royal
office-holders. However in the case of a royal chief’s death, he is retumed in effigy to
the living king and the ancestral kings, who will re-allocate naam to new holders [...].
This cyclical movement of naam concentrated in its most powerful form in the body of
king, and then allocated in portions to princes who carry it from the king to villages
throughout the kingdom, returning at death to the king and his ancestor shrine in the
palace, is the framework for centralization the Mamprusi polity.
24 Elsewhere I have likened the flow of naam, to the physical process of convection, in
which heat moves from a central point through a liquid medium in circulating « cells ».
These cells may form smaller cells as heat moves through the medium. The difference
between the convection model of centralization, and the more common pyramidal
model of a centralized hierarchy lies not only in the fact that the convection model
emphasizes spatial movement, but also in that it does not assume relations of
inequality within cons the model nor stratification of any kind. Convection cells are
linked only to distinct sources of heat and ultimately to the central source, not to one
another.
25 This is appropriate to the Mamprusi case. Mamprusi envisage and speak of the King as
« father » to all Na's children referring to members of the royal clan. However, these
individuals are internally divided by lineage and generation. Mamprusi say that it is
because of naam, that they are his children; not because of kinship (doa'am).
26 There is practically no emphasis at all on the relationship between siblings which
would accompany a patri-filial kinship connection. Seniority among particular chiefs
may be rnentioned occasionally but it is universally accepted that royal siblings are
likely to be rivals and that norrnally they will avoid one another. Other chiefs of

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commoner lineages are also difficult to rank since they, like royal chiefs are seen to
perforrn specific tasks on behalf of the king. In the presence of the king all status
distinctions among visitors to court are reduced to dyadic relations between them and
the king. Commoners are divided among the distinct title classes of king's elders, while
ail royals, regardless of their geneaological positions, become king's children called «
those who eut grass for the kings' horses », and are seated, rnost distant from Nayiiiri,
together with strangers.
27 In the convection analogy then, the king's body, and the ancestral relies in his bouse,
are the source of naam, which is like heat. The princes who become chiefs, embody
naam which they carry to and from outlying settlements and may themselves
reallocate portions of naam to others.
28 « Nayiiri » is the king's title but it is also the name given to the houses throughout the
kingdom in which royal chiefs reside and hold court. The King's bouse, or palace, is
distinct from his title. The Nayiiri's bouse is referred to as « nayiini » or « nabsaani »;
the inside of na, or the presence of na. The identification of chief’s houses with the
living king emphasizes his presence beyond the confines of his house and confirms a
view of the kingdorn as a set of regions within which settlements are linked to the
king's house by the coming and going of the naam embodied in royal chiefs.
29 Given the importance of the bodies which are vehicles for naam it is not surprising that
installation of both king and princes involves clothing, eating and drinking all of which
transform the body (Drucker-Brown, 1989)5. The King's body is most totally
transformed and this transformation occurs immediately after the name of the chosen
prince is announced. The announcement is made when the capital is more crowded
than on any other occasion. Princes and chiefs involved in the competition will have
corne from all parts of the central province of the kingdom. The competitors bring
their supporters and numbers are significant. The announcement is made by a senior
elder with the phrase : « If you do not like the choice, find an empty (uninhabited)
space and play. Then bring me my husband. » Thus, the central source of naam is
presented as prize which may be fought for though this has not happened in living
memory.
30 In the secret ceremony of investiture, at nightfall after the naming ritual, the palace is
encircled by armed warriors. The chosen prince is brought by the elders with whom he
has lodged, and under the supervision of a particular priest-chief (Sagadugunaba) he is
undressed, shaved, washed and fed like a child. He is then placed on a stone which itself
embodies an ancestral king. This occurs seven times throughout the night while a
praise-singer chants the names of the departed kings and princes, together with
associated references to myth and history. The special stew fed to the king, is prepared
from those very animals which all Mamprusi prohibit. In a later phase of the king's
installation he eats and drinks at commoner-ancestor shrines, surrounded by a crowd
including all sectors of his people who symbolically support him as he consumes the
millet cakes and water shared with the commoner ancestors.
31 In the final phase of his installation the king feeds his people, sharing the stew of
forbidden and medicated meats with the princes who hope to inherit the kingship in
future.
32 Succession to kingship provides us with an example of naam circulating in time, rather
than in space.

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33 When the Nayiiri dies, his court will choose a successor. An election procedure was
introduced by the British, modified by the Mamprusi and now adhered to seemingly
without question. Seven elders of the court, ail with some priestly fonctions, select the
new king from among those princes who are village chiefs. If asked who can become
king the elders will respond : « A nabia, who is not lacking an eye, a nostril, a finger, or
a toe ». These negative rules emphasize that the king's body must be intact, however
there are other more complex negative rules which are harder to elicit. A king may not
be succeeded by his own son, nor should a prince succeede who has not bee a village
chief. The prince chosen should belong to that lineage of the royal clan which has
longest been out of office. The three generation deep lineages which compete for
kingship are called « gates » and the elders will try to retain as many gates as possible
in the competition, thus ensuring the widest possible pool of candidates. The reigning
king, by contrast, will try to see chat as many of his own sons as possible hold chiefship
to ensure the perpetuity of his own name in his gate.
34 The spatial metaphor of a Royal gates bring us back again to the king's house. The
Nayiiri's, title expresses more than an identification with his residence. We have seen
that it identifies him with royal chiefs throughout the kingdom. But his house is also
his tomb. He will be buried in a small store-room next to his sleeping quarters. His
death initiates the destruction of the palace.
35 As soon as his death is announced grandchildren will invade and loot the palace. His
wives will attempt to save what they can from this invasion sending their possessions
out of the palace as the grandchildren enter. The executioner-elders will make a large
hale in the wall where a guinea fowl-house has been specially built at one side of the
entrance gate. A member of the executioner's lineage will live in the fowl-house and
guard the gate, throughout the interregnum. After the interregnum, when princes
corne to perform the final funeral, this hole (mockingly called a « zongo », or « hall »),
will be used as the entry for princes. The princes will not enter the palace through the
gate but will be dragged through this new entrance.
36 Once the investiture of the new king is completed on that very night, the palace will be
dismantled. The wooden beams used for thresholds, windows, doors and roofs will be
removed, the floor will be dug up to remove medicines, the deceased king's destiny
shrine will be flattened, and the mud walls left to collapse in the rains.
37 The new king must build a new house. Mamprusi say he will rebuild his father's house,
and ideally he might construct the new house on the very site of his father's grave.
More likely however, he takes earth from that grave site and incorporates it into the
new building. Until recently the house of the living king was surrounded by an
uninhabited area containing the graves of his most recent predecessors.
38 The location of grave sites in the capital constitutes a map of recent successions. But
royals do not express interest except in their own immediate kin hence it is only the
senior commoner elders to whom this map is intelligible. Though some of the more
recent grave sites are marked by remnants of the original constructions and some older
sites are marked by large trees, other grave sites must have disappeared completely. I
suspect that sites may be identified as royal graves but the connections between living
royals and those kings buried in ancient or unmarked sites, will have led to some
transformation in their use as shrines. Like the shrines of ancestral kings in abandoned
capital sites which are served by earth-priests rather than descendants of those king

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this may be true within the capital itself and some of the Nayiiri's eiders, rather than
royal lineage members, may perform sacrifices at these sites on their behalf.
39 If the construction of the a new palace is regarded as rebuilding a father's house, and
thus recalls the death of a new king's father, the manner in which the palace is
constructed suggests the new king's own death.
40 In ordinary Mamprusi houses the circular walls of the rooms are built by raising layer
upon layer of mud as though building up the sides of an enormous pot. The rooms are
then connected by a circular wall. The palace is constructed differently. A series of
grass huts are woven, one for each room of the new palace. These are called Suga, and
they form a grass model of the palace. Once the king takes up residence in these huts,
with his wives and children, the huts are gradually replaced by the normal mud-walled
rooms. However, at least one suga should be retained for an entire year and any child
born during that year will be called « Suguri ».
41 This distinctive name for children born during the first year of a king's reign provides a
means of dating the reign and if the child survives into adulthood, also of calculating its
length. A similar practice is followed in the construction of royal chiefs' houses except
that only one suga is constructed rather than an entire house.
42 Construction of the king's suga prefigures his death because the announcement of a
king's death is made with the phrase, « Bugum-ma voli suga » (« Fire has swallowed the
hut »). These conventional words are pure metaphor. At the time of a king's death
there is no suga and there is no fire in the capital. The reference is to the initial
construction. Yet the phrase conjures up a vision of disaster which draws power from
several different sources. The looting grandchildren who consume property might be
likened to fire. Throughout Africa new kings often introduce new fire. A flint which is
used to make fire is one of the contents of the effigy basked returned to the palace
when a royal chief dies. The construction of a new house for the new king does, of
course, imply a new fire.
43 On the other hand, in Mamprusi houses fire is often a source of domestic tragedy.
Thatch and wood are often dangerously close to cooking fires. To live in a grass house,
or even to have one grass room in the presence of normal domestic activities is to be in
an unsafe environment. The suga must make the king particularly aware of his
dependence on those who serve him. The announcement of a king's death with an
image of burning grass huts can only emphasize the vulnerability of the new king.
44 The suga has other meanings. In normal speech suga is part of normal farming practice.
Suga is a grass hut built near newly cleared « bush farms », to provides shelter and a
place to sleep when the farm is distant from the farmers home. The imagery of farming
used in chiefly installations resonates with the image of the king's suga. The King,
when installing a new chief, will ask him to care for his farm, or make some reference
to the tasks performed by young boys on their fathers farms. The suga-palace seems to
identify the entire Mamprusi polity as the king's bush farm.

Conclusion
45 I have presented here a series of metaphors drawn from Mamprusi rituals and
customary procedures surrounding the kingship. I have focussed particularly on
metaphors, images and evidence of spatial movement in the polity as a whole. The

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analogy of convection for the accumulation and reallocation of office in the centre of
the polity, presided over by king and court, suggests an alternative to the more rigid
pyramidal model of hierarchy and seems appropriate for a fluid political structure
which must have incorporated people whose location in space was largely determined
by their economy of slash and burn agriculture.
46 I hope also to have shown the extent to which the king is regarded bath as omnipotent
and vulnerable. The dependence of the king on his court bath shields him and provides
him with means to deal with his people at a distance. In Hocart's view, « the invention
of a man who does no work with his hands (and such work is explicitly forbidden the
Nayiiri) but acts on his environment at a distance, was nothing less than the invention
of government ». This seclusion of the king is also a spatial fact. People must be drawn
to him he cannot travel. It is remarkable, given his seclusion, that they continue to be
drawn, and if important chiefs do not corne to greet him that absence is interpreted as
avoidance, which in turn is a proof of his strength.

BIBLIOGRAPHIE
Drucker-Brown, S.
1989 « Mamprusi installation ritual and centralisation; a convection mode! », MAN, vol. 24, n° 3,
p. 485-501.

1999 « The Mamprusi King's funeral play; ritual rebellion revisited in Northem Ghana», JRAI
lincorporating MAN], vol. 5, n° 2.

Fortes, M. & Evans-Pritchard, E. E. (eds)


1940 African Political Systems, Oxford, Oxford University Press.

Fortes, M.
1945 The Dynamics of Clanship Among The Tallensi, Londres, Oxford University Press.

1967 « Colloque sur les cultures voltaïques», (Sonchamp 6-8 décembre 1965), Paris, CNRS,«
Recherches Voltaïques, 8 ».

Hocart, A. M.
1927 Kingship, Oxford, Oxford University Press.

Izard, M.
1985 Gens du pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l'ancien royaume de Yatenga (Bassin
de la Volta blanche), Cambridge, Cambridge University Press.

NOTES
1. Sonchamp, Yvelines (6-9 décembre 1965)
2. Fortes. 1967.
3. Fortes, 1945, 1949.
4. Fortes & EvansPritchard, 1940.

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5. Drucker-Brown, 1989.

AUTEUR
DR SUSAN DRUCKER-BROWN
Department of Social Anthropology University of Cambridge

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Un interdit des maçons lyela et sa


transgression (Burkina Faso)
Luc Pecquet

« Nous ne sommes sûrs qu'il y a représentation


que quand il y a comportement. »
Marcel Mauss, 1927
1 .
2 Chantier de construction lyela (Burkina Faso, province du Sanguié) 1. Deux maçons
travaillent ensemble à l'édification d'un mur circulaire d'une pièce d'habitation. Ils
sont à l'extérieur du mur qu'ils montent et laissent à leurs flancs. Ils le surplombent. Au
point de départ de cette nouvelle assise à édifier, ils se font face. En plaçant devant eux
l'une après l'autre et les unes dans les autres les boules de terre crue et malléable, ils
progressent à reculons chacun de leur côté (figures A et B).
3 Leurs gestes sont rapides et sûrs. Lorsqu'ils se rejoignent à l'autre extrémité de leur
ouvrage, ils sont dos à dos. Pour pouvoir clore cette nouvelle assise qu'ils viennent
d'ajouter au mur, ils vont devoir se retourner et à nouveau se faire face. Leur ouvrage
achevé, ils le laissent. Et ils pourraient aussitôt entamer un travail similaire sur un
autre mur. Mais l'un des deux maçons fait valoir à l'autre ceci : « Nous avons mis nos
mains ensemble. » Ils ne peuvent reprendre leur activité avant d'avoir réglé
rituellement cet impair. Et c'est ce qui va retenir notre attention.
4 Figure A Départ d'une nouvelle assise de boules de banco superposées.
Kyon,Esapu, mars 1989.

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Image 1002D0F80000129400001A7987E594A8F9609395.emf

5 © Luc Pecquet.
6 Figure B Deux maçons au travail sur une même assise. Leur point de départ est
situé à peu près à l'aplomb de l'embrasure faite dans le mur, là où les boules du
haut ont été lissées. Kyon·Esapu, mars 1989.
Image 10028A6C00001A76000010D2DF90E7EE6F5C89BA.emf

7 © Luc Pecquet.
8 L'interdit qu'ils auraient transgressé? Je propose, à titre d'hypothèse, de le formuler
ainsi : les mains des maçons au travail sur un même mur ne doivent pas se croiser de part et
d'autre de leur ouvrage. Mais il ne m'a pas été livré comme tel. Les informations dont je
dispose à ce sujet concernent une situation particulière, où l'un des deux maçons est
porteur d'un anneau doté de pouvoirs. Pour se défaire des problèmes que pose à tous
deux le fait d'avoir « croisé leurs mains » de part et d'autre du mur en construction,
celui qui n'a pas d'anneau doit alors lui aussi se lier au fétiche qui a conféré à l'anneau
sa puissance. Dans mon hypothèse, qui érige au rang des « interdits » cet acte
malencontreux issu des gestes symétriques et concomitants des deux maçons, la
présence de l'anneau n'est que factuelle. En d'autres termes, ce n'est pas tant le lien
entre le ou les maçons et la puissance de l'anneau qu'il faudrait traiter, que leurs liens à
une autre puissance incontournable des chantiers de construction : celle du matériau
de construction.
9 La formulation de cet interdit m'est venue alors que je m'interrogeais sur une rupture
et un franchissement à la fois physiques et symboliques, et posés simultanément par un
rite furtif du chantier de construction d'une nouvelle maison (au sens d'ensemble
d'habitations)2 Ce rite, sur lequel nous reviendrons, concerne le percement du premier

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mur édifié. À coups de hache, le maçon qui a la maîtrise d'œuvre perce un trou de la
taille d'un poing, prélude à l'embrasure de la porte, puis il jette une poignée de
poussière de terre à travers l'orifice. Cette rupture dans la continuité de la structure
(tous les murs sont construits massifs), symbolisant la porte, s'accompagne de
changements dans les relations entre les acteurs du rite et les structures construites. Et
d'un changement de taille dans la qualité de l'espace de la maison en construction, qui
d’infertile devient fécond.
10 Quelques précisions d'ordre général sur le chantier de construction, ses protagonistes
principaux, ouvriront les propos ci-après. Ensuite, l'attention se focalisera sur les
relations entre le maître maçon et son ouvrage, via la situation évoquée à l'instant : la
ritualisation du percement du premier mur édifié. Ce « détour » obligé, avant
d'appréhender l'interdit lui-même, appelle quelques commentaires. Ce qui se dit du rite
du percement du mur et, plus précisément, ce que l'on obtient comme réponses à la
question de savoir pourquoi il revient au maçon de percer ce mur, permet de poser les
principaux jalons des relations entre le ou les maçons et leur ouvrage. Ces dernières
seront nécessairement centrales à nos propos : ce sont bien elles, en effet, que l'interdit
met « en jeu ». Mais une autre dimension de ces « réponses » est à souligner : leur
logique, leur rhétorique. La question de la logique ou du raisonnement à l’œuvre est,
me semble-t-il, ce qui avait intéressé Michel Cartry dans les propos ci-après sur cet
interdit singulier, croiser ses mains de part et d'autre d'une paroi en construction. Et
c'est à ce titre que j'ai entrepris d'en reprendre ici l'hypothèse 3.
11 Deux « arguments », qui sont des leitmotivs, et que l'on doit pouvoir articuler
ensemble, retiendront notre attention : si quelqu'un perce le mur à sa place, le maître
maçon quitte définitivement le site (le chantier, alors, est mort-né); la maison (i.e. ses
murs), le maçon l'a construite d'un seul tenant, sans ouvertures : il faut la percer (faire
des embrasures). Leur logique, à toute épreuve (simple, nette, économe : avare!), invite
à s'interroger sur les associations d'idées dont elle serait l'expression, sur ses
soubassements, sur ses arrière-plans. Elle invite également à traiter la question
engagée - pourquoi ce maçon-là, seul, peut-il percer ce mur, i.e. pourquoi est-ce un rite?
- en faisant usage d'une logique similaire.
12 Un troisième argument, laissé ici de côté, est avancé : percer ce mur et ouvrir une
tombe sont des actes similaires; qui d'autre qu'un fossoyeur est-il habilité à ouvrir une
tombe? (C'est donc bien aux maçons qu'il revient de percer ! 4). Les logiques qui
« travaillent » ces arguments appuyant un même propos (le maçon perce le mur)
peuvent être replacées dans ce qu'Henri Hubert et Marcel Mauss mettaient en avant à
propos des raisonnements ou de la raison à l'œuvre dans la magie en soulignant, d'une
part, l'importance de l'emprise des sentiments sur l'entendement et celle de leurs
relations - « [les jugements de valeur sont "affectifs".] De même, les raisonnements se
développent sur une trame de sentiments transférés, contrastés, etc., et non pas [...]
suivant les lois de la contiguïté et de la ressemblance » -; et, d'autre part, les liens très
étroits unissant logique rationnelle et sentiments, qu'il n'y a pas lieu d'opposer 5. C'est,
globalement, dans cette veine que s'inscrivent les propos ci-après. Les notions de
rupture et de continuité, de franchissements et d'attaches, de liens et de discontinuités,
y tiennent une place importante. Et elles s'appliquent identiquement aux personnes et
aux choses (aux structures édifiées, au matériau de construction), ces dernières
paraissant s'enchâsser, s'apposer l'une à l'autre, se « jouer » sur le même mode, quand
ce n'est se penser ou se poser pour équivalentes. Si ces « ingrédients » participent de

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ceux auxquels Michel Cartry prêtait attention, la notion d’« attache » mérite une
mention particulière. Elle tient effectivement une place de premier ordre dans ses
travaux sur la géomancie gourmantché - « l'homme qui sait attacher » est l'une des
appellations du devin gourmantché6, et l'on ne peut omettre de renvoyer au « sacrifice
d'attache » - et son importance n'est sans doute pas pour rien dans l'intérêt qu'il a un
jour porté aux matériaux exposés ci-après.
13 Les formes que revêtent ces notions sont multiples. Y participe, par exemple, le fait que
le maçon au travail, mais aussi le forgeron et la potière ne peuvent, dit-on, interrompre
leur activité en cours, fut-ce en cas de décès survenant sous leurs yeux: avant de
s'enquérir au sujet du défunt ou de se rendre à ses côtés, le maçon clôt la couche de
mur qu'il construit, le forgeron telle étape du forgeage, et si la potière ne faisait pas de
même sa poterie se briserait.
14 « Quand quelqu'un monte en haut (échafaudage) et on construit le banco, même si
quelqu'un meurt (et est) couché à terre (i.e. meurt sous ses yeux), il va finir de
construire son banco avant de descendre. Le forgeron, s'il forge (lù) ses choses, même si
quelqu'un meurt (et est) couché à terre, il finit avant de venir voir. Ses choses, il faut
qu'il finisse de les fabriquer (lù). […] Si le fer est au feu, même si quelqu'un meurt, il n'y
va pas. […] Ce n'est pas qu'il forge et se lève laisser ça, pour revenir demain et
recommencer à forger. Tu n'essayes pas, tu ne laisses pas. Même si la personne est
morte, couchée, tu vas finir. Le banco aussi est pareil7. »
15 Fabriquer n'est pas « une simple chose ».

Le travail du banco
16 « Le travail du banco » (bo tum), le terme banco désignant le matériau de construction
(bo, terre et eau mélangées), est l'une des expressions lyele (langue des Lyela) par
lesquelles on évoque la construction des murs des habitations composant une maison.
Utilisée tout autant pour des actes techniques du chantier que des aspects rituels ou
sociaux, cette expression ne s'applique pas à la construction des toits en terrasse -
pourtant le banco comme matière première y tient une place importante (c'est lui qui
fait l'épaisseur de la toiture). Elle n'en réfère qu'à la période du chantier dont on dresse
un croquis ci-après, celle où le site en travaux est placé sous l'autorité et la
responsabilité d'un maçon.
17 Il y a trois protagonistes principaux sur un chantier de construction d'une nouvelle
maison lyela: le maître d'ouvrage, le maître d'œuvre, et le matériau. Le premier est le
futur « maître de la maison », kὲlὲ cə́ bal, titre dont on l'affuble dès l'instant où, après
de longs mois et de pénibles épreuves il obtient l'autorisation de s'installer en ce lieu
qu'il convoite, et celle de creuser la terre pour en faire du banco 8. Cette double
autorisation, il l'obtient du « maître de la terre » (cε cə́ bal) au terme de rituels faits sur
le site même - responsable rituel et politique, le maître de la terre est l'autorité
suprême du village dans le système dit « traditionnel » (la Terre est la puissance
auxquelles en réfèrent les principales règles de vie en société). Le jour même, dans une
hutte végétale, il habite ce site dont il est dorénavant le maître. Quelques jours après,
avec une poule dite « poule du banco », il rend visite au second protagoniste évoqué, un
maçon - jì lùrna, « constructeur d'habitation »9- qu'il a choisi et dont il veut faire son
maître d'œuvre. Le maçon ne peut que répondre positivement à la demande qui lui est

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faite: il prend la poule qu'on lui donne. Par ce geste, qui vaut acquiescement, il fait
aussitôt de son visiteur son obligé. Il lui précise alors le jour où il doit humidifier la
terre retournée pour en faire du banco, et le jour de sa venue sur le site pour débuter
les travaux. En tant que maître d'œuvre, il a à charge de construire une maison viable,
réunissant les conditions qui permettent d'avoir la santé, une descendance, et de la
nourriture : un lieu où les souhaits du futur maître de la maison puissent se réaliser. Le
troisième protagoniste du chantier, enfin, est le banco. Matériau réputé puissant,
intelligent, susceptible de réagir aux comportements des individus, et même à leurs
(mauvaises) pensées non formulées, le banco tient sa puissance de la Terre 10. Pour que
le chantier aboutisse, pour que la construction soit viable et, surtout, que les objectifs
résumés par les souhaits évoqués à l'instant puissent se réaliser, ces trois protagonistes
doivent s'entendre. Discordes, tensions et conflits que l'on se refuse à « traiter »
peuvent, en effet, mener à un échec total de l'entreprise. Dans les relations que cette
association propose, deux couples sont importants : celui du maçon et du maître de la
maison, et celui du maçon et du banco. Le second surtout nous intéresse. Mais le situer
impose de dire également quelques mots du premier. Quant à la relation entre le maître
de maison et le banco, que nous laissons de côté, elle est surtout remarquable dans la
période qui nous intéresse en ce que le maçon en est l'intermédiaire.
18 Au chantier, le maçon qui a reçu la « poule du banco » n'est plus un simple « bâtisseur »
(jì lùrna), et il est plus qu'un « constructeur de banco » (bo lùrna), titre dont on affuble
les autres maçons qui travaillent sur le chantier. Il est le - l'unique - bo cə́ bal, le
« maître du banco » : celui qui, du fait de sa relation privilégiée avec la matière
première ce construction des murs, a la mainmise sur le site en chantier, le commande.
Il a, dit-on, « sa main sur le kὲlὲ » (la maison). Cette mainmise, obligée, se met en place
le jour où il vient sur le site, par les actes rituels qu'il effectue. Trois actes rituels
successifs l'instituent :
19 (1) le sacrifice du poulet que lui donne le kὲlὲ cə́ bal11, qui engage le maçon et la Terre
(elle sait qu'il « commence le banco», il se met sous son couvert, l'enjeu global est
l'enracinement du kὲlὲ à venir) 12;
20 (2) le tracé du plan circulaire de la première pièce, qui appose le pouvoir du maçon sur
cet espace et sur son détenteur, le kὲlὲ cə́ bal (il glisse son pied sur la terre, son trace
achevé « il commande la place » - cette pièce symbolise le kὲlὲ à venir, le projet 13);
21 (3) la construction de la couche de fondation de cette même pièce, construction qui
assoit son emprise sur le site en tant que bo cə́ bal, (le site, peut-on dire, est dorénavant
sous sa juridiction : il donnera des amendes pour toute transgression aux règles en
vigueur sur le chantier).
22 L'emprise qu'a le maçon sur cette portion de terre, sur son « propriétaire » et sur le
banco, n'est pas sans difficultés ni contreparties. Elle est, à différents égards,
réciproque : le maçon est lui aussi « sous l'emprise de » autant qu’« aux prises avec » et
il est, peut-on dire, pris corps et âme par ce « travail du banco ». Les actes évoqués à
l'instant en posent les fondements, de la façon suivante.
23 Glisser son pied sur le sol pour faire le cercle de la première pièce équivaut à prendre
possession des lieux, possession que rend effective semble-t-il la clôture du trait. Ce
tracé, le maçon le fait sur un trait préalable, celui effectué à l'aide d'un bâtonnet passé
dans un lien en U et qu'on appuie sur la terre en tournant, lien tendu. Le maçon tient
verticalement en l'appuyant au sol le bâton, axe central où est enfilée l'autre extrémité
du lien. Le voilà entouré par le cercle tracé; lorsque le cercle se ferme son âme (ou son

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double, ywə́ lə́ ) est prise. Quant au corps à corps avec le matériau, par lequel par lequel
le maçon va y être étroitement « attaché » (en lyele), il s'effectue en construisant la
couche de fondation. Et c'est l'achèvement de cette structure close sur elle-même,
souple et figée, qui scelle ce lien puissant dont il ne pourra se défaire que rituellement,
une fois son travail achevé. Pour la bâtir, le maçon projette vigoureusement, à plusieurs
reprises et à pleines mains, de gros paquets de banco sur la trace de son pied. Li
« terrasse » le banco, dit-on. L'image est bien celle d'une lutte: le verbe usité est celui
en usage pour la lutte traditionnelle, où l'on doit plaquer au sol le dos de son
adversaire. Ensuite, très rapidement, il découpe à la houe les faces internes puis
externes du muret, remet ces paquets de terre humide sur les précédents, découpe à
nouveau... Il obtient un muret d'un aplomb superbe, dont la tenue incertaine est
compensée par la courbure du mur que vient épouser sa verticalité légèrement rentrée
vers l'intérieur du cercle14. Sec, ce muret sera très solide. Le maçon terrasse bel et bien
le banco. En contrepartie, ce dernier « l'attache » (lyẽ, attacher, nouer). Aussi sa
sujétion à la puissance du matériau est-elle posée comme au moment même où il le
terrasse. La continuité et la compacité de ce muret sans fissures au séchage paraissent
donner la mesure de l'attache qui lui est associée15.
24 De la mainmise qu'il a sur le site, introduite par le sacrifice évoqué puis affinée par les
actes techniques et rituels qui lui succèdent, le maçon ne pourra s'en défaire qu'après
l'achèvement de son travail, et par l'entremise du kὲlὲ cə́ bal. Après la construction des
murs des habitations, il quitte le site une première fois. Il attend que le kὲlὲ cə́ bal l'y
convie à nouveau, pour les rites et la fête de clôture. Là, à son départ définitif du site, le
maître de la maison lui remet le « poulet du décrochage de la main », poulet qui fait le
pendant de celui d'ouverture du chantier. À son retour chez lui, le maçon tue ce poulet.
Il le tue pour se désengager, pour se détacher, pour se défaire de ses liens à la terre et
au banco qu'inauguraient le premier sacrifice. Il le tue pour clore tout ce qu'il avait
ouvert. Il rassemble le tout-venant qui est à terre dans la cour de sa maison, puis il
égorge le volatile. Le petit tas de poussière et de déchets symbolise toutes les choses
néfastes qu'il n'a pas vues ou qui se sont passées à son insu pendant le temps des
travaux. Pour s'en déprendre, il fait couler dessus un peu de sang du poulet. Et par cette
déprise, il retrouve quelque chose de l'ordre de son intégrité. Le voilà assuré de
reprendre totalement possession de son corps (s'il ne tuait pas ce poulet il pourrait, par
exemple, avoir à jamais ses mains qui tremblent), de recouvrer sa virilité (sa puissance
sexuelle, ses capacités de procréation : il pourrait devenir impuissant, ou stérile),
comme de ne pas perdre son savoir faire.
25 Pour le kὲlὲ cə́ bal, la mainmise du maçon sur l'espace du chantier est bénéfique, au
sens où elle s'accompagne d'une protection du site. Mais elle n'est pas non plus sans
difficultés: le maçon n'est-il pas venu lui ravir,« chez lui», la majeure partie de ses
prérogatives? Le voilà, en effet, réduit à faire passer au second plan sa relation à la
terre de ce lieu, relation pourtant validée par le maître de la terre, et cela au profit d'un
rapport au banco dont le maçon est le « maître ». Il ne pourra faire, par exemple, son
premier sacrifice à la terre de sa maison qu'après le départ définitif du maçon. Au
quotidien, il est loin également d'avoir toutes latitudes: c'est au maçon que revient de
régler toute altercation survenue sur le site, quand bien même aurait-elle eu lieu en son
absence, et dès lors que cela ne relève pas des activités communes le maçon a un droit
de regard sur tous les biens qui rentrent ou sortent du site en chantier, et même sur ce
qu'on en prélève. Un sacrifice à faire, prescrit par un devin? L'aval du maçon est
nécessaire. Il l'est aussi pour disposer des biens en circulation (produits de la chasse, de

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la pêche, etc.). Et il faut prévenir le maçon de tout ce qu'il s'est passé en son absence et
pourrait être préjudiciable. Si le kὲlὲ cə́ bal s'en abstient, alors le banco s'en charge à sa
place les boules de banco avec lesquelles le maçon construit les parois lui tombent des
mains, se liquéfient avant qu'il n'ait pu les assembler, ou les murs se fissurent quand ce
n'est s'écroulent brutalement16 Alors le maçon cesse son travail. Il questionne, il prend
connaissance des événements, puis il fixe en conséquence une amende, dont il faut
s'acquitter. Son interlocuteur est le kὲlὲ cə́ bal, responsable face à lui de ce qu'il se
passe au kὲlὲ, et dont le pouvoir tient surtout en sa capacité à imposer à tous le respect
des règles - ou interdits, súsúlú (pl. súsúúli)- qui ont cours sur le chantier 17 L'activité ne
reprend qu'une fois l'amende réglée et, souvent, son produit (poulet, sorgho, etc.)
préparé puis consommé.
26 Si le maçon ne suivait pas ce protocole, il endosserait lui-même, face au banco, la
responsabilité des fautes commises par d'autres que lui, et qui normalement échoie au
maître de la maison. Le maçon doit effectivement donner des amendes, en percevoir le
fruit et, le cas échéant, en consommer une part. Mais s'il s'avisait de profiter de sa
situation de dominant pour donner des amendes à tour de bras, ou disproportionnées,
il se mettrait là encore en danger : en position, à son tour, de faire les frais d'une
réaction du matériau (« parole du banco »), qui se manifesterait
27 Figure C « Serrer le banco ». photos 1 à 4. Mise en place des boules de banco les
unes dans les autres, première et seconde couche de boules disposées
verticalement formant un tronçon de mur (complété ensuite par une troisième
superposition, boules placées alors à l'horizontale). Kyon-Esapu, 1989.

28 © Luc Pecquet.
29 sur le bâti ou dans son propre corps. « Le banco est difficile » (zum, dur, infexible,
dangereux; c'est un leitmotiv des propos sur la construction), et si la proximité du
maçon au matériau le rend réceptif à ses « paroles » et lui confère du pouvoir, elle le

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met aussi dans une situation délicate. Son pouvoir le rend fragile, une erreur rituelle ou
un comportement inadéquat est toujours possible. Le banco peut se retourner contre
lui et, par surcroît, de tels écarts constituent une brèche que pourrait utiliser un maçon
malintentionné travaillant sur le chantier, pour lui nuire ou jauger sa puissance. Se
prémunir des agissements de tels maçons est, d'ailleurs, l'un des arguments avancés
pour justifier l'acquisition d'un de ces anneaux de pouvoir évoqués précédemment 18. Le
maçon est dans une position dominante, mais il est continûment aux prises avec le
banco. « Terrasser le banco » l'attache. Ensuite, c'est autrement qu'il entérine ses liens
au matériau, en y introduisant une certaine souplesse : dorénavant, il « serre le
banco », et simultanément, comme à chacun de ses gestes, le banco l'enserre. On peut
dire des contraintes qu'il fait subir au matériau, valorisées au point de « définir » son
travail - « aller serrer le banco », c'est aller travailler au chantier…-, que ce dernier
réciproquement les exerce sur lui19. « Serrer le banco », globalement, renvoie au
montage des murs par assises successives de boules de banco enchâssées les unes dans
les autres en les comprimant, creusant, étirant. Ces pressions à répétition que le maçon
exerce sur le matériau sont importantes techniquement20. Figure 2 (photos 1 à 4) ci-
derrière.
30 Les interdits, ou règles du chantier sont dénommés comme indifféremment « interdits
du banco » ou « interdits du maçon ». Leur transgression, globalement, porte atteinte à
la réalisation de l'objectif initial: avoir une maison où sont réunies les conditions pour
avoir la santé, une descendance, de la nourriture. Mais elle a deux effets distincts, que
l'on peut à l'analyse associer à deux types d'interdits, et dont l'intensité varie suivant la
qualité de l'infraction (volontaire, préméditée, insoupçonnée). Enfreindre les uns se
manifeste dans le matériau ou le bâti - les murs, si l'on réussit à les construire, ne
tiennent pas debout, s'écroulent en un éclair, dépérissent inexorablement, etc. - et
touche les qualités futures de l'espace (l'efficacité de sa limite, par exemple) et des
structures en chantier (leur solidité...). Les interdits de cette catégorie tiennent, pour
l'essentiel, en celui de « bagarre », terme couvrant des faits qui vont de la simple
altercation, voire du désaccord non exprimé, à des actes violents. Enfreindre les autres
interdits porte, là, directement atteinte au corps du maçon, qui peut être affecté de
différents types de maux. Il n'est pas indifférent, pour notre propos, que ces secondes
concernent des interventions sur les structures construites (parois, sols, et airs : mettre
la toiture est interdit), que l'on va apparenter à des agressions physiques dirigées
contre le maçon. Trois verbes résument ces interdictions : boucher, couvrir, percer.
L’atteinte portée au corps du maçon est globalement une douleur associée à l'idée
d'oppression, cette dernière renforçant l'attache initiale du maçon à son ouvrage,
comme si alors ses liens au matériau se resserraient, se tendaient. Boucher les fentes
dues au retrait de l'argile au séchage enferme le corps du maçon, enduire un mur
« chauffe » son corps, l'étouffe. Étaler la terre latéritique dont on fait les sols est
également interdit, et contribue là aussi à enfermer le maçon. Quant à aller jusqu'à
damer cette terre latéritique déjà étalée pour rendre le sol plan, lisse et imperméable
personne ne se risque à en décrire les éventuels effets sur le maçon.
31 Trois moments rituels « encadrent » le chantier. Les rites d'ouverture et de clôture du
chantier sont composites, et comparativement au rite qui s'immisce entre eux, celui du
percement du mur, ils se jouent sur un temps « long ». La première période rituelle, en
effet, dure trois jours. Outre la mise en place des responsabilités et pouvoirs des uns et
des autres, son propos essentiel tient en les différents liens ou attaches qu'elle institue.
Elle débute, on l'a évoqué, par des actes rituels plutôt centrés sur le maçon et son statut

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de « maître du banco » (sacrifice, tracé, fondation). À cette affirmation forte du kὲlὲ en


herbe comme espace d'habitation, s'érigeant« contre» la brousse, succède un rituel qui
en appelle aux futures relations entre le kὲlὲ et la brousse21. Au troisième jour, repli à
nouveau sur le site en chantier : un repas dédié à l'assise édifiée associe tous les
protagonistes du projet, pour qu'ils le réalisent. Les rites de clôture du chantier se font,
eux, le jour où le kὲlὲ cə́ bal invite tous les participants à revenir sur le site. Ce jour-là,
tous les maçons qui ont travaillé sur ce chantier se défont rituellement de liens au
banco existants du seul fait d'avoir bâti: eux aussi doivent « se détacher » du banco (eux
aussi, peut-on dire, le « serrent »). En d'autres termes, aux côtés de la transmission
d'un kὲlὲ viable au kὲlὲ cə́ bal et du « décrochage » de la main du maçon, ce sont
l'ensemble des liens ou « attaches » induits par le chantier qui sont alors défaits,
dénoués. De ce point de vue, il s'agit bien d'engager initialement un ensemble de liens,
de relations et d'attaches, dont on se désengage ensuite lors des rites de clôture.
32 Par rapport à ces liens, attaches et emprises inhérentes au chantier, le rite
intermédiaire du percement du mur permet au maçon de retrouver une partie de lui-
même. Le petit trou qu'il perce dans le mur, en effet, libère son âme (ou son double, yw
ὲlὲ) enfermée dans l'espace clôt au moment du tracé du plan. Il n'en reste pas
moins« attaché » au banco, et dans un corps à corps que figure bien l'expression
« serrer le banco » 22. Mais ce rite nous intéresse ici surtout en ce que les propos
recueillis à son sujet, fort peu prolixes mais répétitifs, permettent d'appréhender
« logiquement » les relations entre le maçon et son ouvrage, pour en venir à l'interdit
qui nous intéresse. Les deux leitmotivs qui vont retenir notre attention, rappelons-le,
tiennent en ces propositions, précisées ci-après : le (premier) mur, le maçon l'a
construit d'un seul tenant aussi faut-il le percer (pour réaliser une embrasure...); c'est
au maçon que revient de percer le mur, puisque si quelqu'un d'autre le fait à sa place il
ne revient pas sur le site (le chantier tourne court).

Une structure intacte


33 La situation dans laquelle prend place le rite du percement du mur peut être résumée
de la façon suivante, préalable utile aux propositions ci après, et qui en reprend
plusieurs points. Les murs de toutes les pièces, de toutes les habitations en chantier,
sont construits massifs. Ce sont des surfaces continues. On ne peut y ménager des
ouvertures, des ébauches de portes, qu'une fois percé par le maçon un trou dans le
premier mur (premier tracé, première couche de fondation). Avant que ne soit entamée
la neuvième et dernière assise de boules de banco de cette pièce, le maître de la maison
doit demander au maçon d'en percer la porte (bouche, nyí). Il lui dit de faire, à tel
endroit qu'il indique (emplacement de la future porte), une petite ouverture dans ce
mur qui, comme tous les autres, n'en comporte aucune. Le maçon s'exécute, dans les
termes évoqués ci-dessus. Mais si le premier mur édifié est percé avant
l'accomplissement du rite, et c'est peu probable, le maçon ne construit plus. Le maçon,
dit-on, quitte alors le site pour ne plus y revenir. Un tel acte du kὲlὲ cə́ bal se présente
donc comme irréparable.
34 Un constat s'impose dès lors que la question du percement du mur est abordée, et c'est
aussi, sur le même sujet, une référence : l'habitation, « le maçon l'a construite
nã́mpúm », terme qui signifie entier, intact, vierge. L'association de ce qualificatif avec
l'habitation - jí, la pièce, c'est-à-dire la première construite, qui symbolise le kὲlὲ -

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exclut toute considération relative à la hauteur des murs23. L'habitation est nã́mpúm
même si ses murs ne sont pas verticalement achevés. L'accent est donc mis, du point de
vue formel, sur la continuité de la structure. Et percer le mur se présente d'abord
comme une nécessité pratique et technique, une évidence, posée logiquement par
rapport à une situation antérieure qui intéresse la maison et son constructeur.
Commune, répétée (partout, par tous), cette assertion suggère que l'essentiel de l'acte
du maçon réside en une modification de la situation initiale - celle qu'induit cette
habitation qu'il a construite nã́mpúm -, et non pas uniquement en une simple
transformation de la structure. Reste qu'introduire une rupture dans l'homogénéité de
la structure, ou briser ce qu'elle a d'intact, ce n'est pas simplement une nécessité
pratique agrémentée d'une préséance. L'habitation construite nã́mpúm par le maçon
n'est pas une formule qui intéresse uniquement la structure comme objet physique : le
maçon ne quitte-t-il pas le site si quelqu'un perce ce mur-là à sa place?
35 Les murs de toutes les maisons du chantier doivent rester « intacts ». Les deux interdits
(súsúúli) suivants, déjà évoqués, le montrent : percer un trou dans un mur est interdit,
boucher la moindre fissure l'est également. Ils s'appliquent quels que soient la hauteur
des murs et le propos de l'acte, mais la percée ritualisée du premier mur par le maçon
lève en partie l'un d'eux: à sa suite, et à l'exclusion d'autres trous, on peut réaliser les
passages d'une pièce à l'autre. Ces interdits semblent bien attester que la qualité des
murs d'être nã́mpúm, construits pleins (sans trous), est importante. Ils montrent
également qu'il ne s'agit pas simplement de préserver l'intégrité de la structure. Ils ont
toujours cours, en effet, après que les murs aient été percés, après l'ouverture des
passages entre les pièces. Enfin, ils nous renvoient, on l'a noté, à l'investissement
corporel du maçon dans son travail : leur transgression affecte corporellement le
maçon. Il en va différemment avec le percement du premier mur qui, s'il intéresse
effectivement les relations du maçon à son ouvrage, semble les « poser » sur un autre
mode.
36 Percer le premier mur à la place du maçon au lieu de lui demander de le faire comme
l'exige le protocole n'est pas assimilé à la transgression d'un interdit. Cet événement
est d'un autre ordre. S'il se produit le maçon s'en va, et rien ne semble pouvoir le
retenir sur le site. Le chantier en cours est donc irrémédiablement clos 24. Il n'y a pas de
réparation possible à cet acte comme s'il portait en lui, fondamentalement, une
négation du travail du maçon dans sa globalité, ou de ce sur quoi son travail repose ou
se fonde. Se trouve nié, dans ce qui fait la spécificité du travail du maçon (son statut de
bo cə́ bal, sa relation au banco), quelque chose d'essentiel. En d'autres termes, l'absence
d'acte réparateur établit que, par-delà une étroite relation entre le maçon et son
ouvrage, on est en présence d'une unité, à envisager sous forme d'une référence
commune au maçon et à l'édifice. On ne voit guère que le banco, sa puissance, qui
puisse prendre cette place. Percer ce mur à la place du maçon, ce serait ne pas
reconnaître, nier ou ignorer, la puissance du banco, ou le banco comme puissance.
Cette qualité d'être nã́mpúm aurait donc comme caractéristique d'en référer, d'une
façon particulière, au banco comme puissance. L’intact de la structure reflète
l'engagement du maçon, l'entièreté de sa relation à son ouvrage ou ce qui, dans cette
relation-là, est entier. Le maçon et la structure sont évidemment distincts. Mais que la
construction tourne court et même s'interrompe à jamais si quelqu'un d'autre perce le
premier mur les donne, peut-on dire, pour inséparables si ce n'est indistincts. Par
rapport à la puissance du banco, le maçon et son ouvrage sont indifférenciés. Aussi
percer ce mur à la place du maçon remet-il en cause son engagement ou, plus

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directement, le désengage-t-il. Il s'en va. Ce départ est irréversible (se présente tel),
comme si le site, contenu dans cette maison, devenait pour toujours inapte à remplir
ses fonctions.
37 L’habitation « intacte » n'est pas un objet ou une notion envisagée, par les Lyela, et
dans les formulations, sans son constructeur. Loin de ne concerner que la structure et
ses techniques de construction, l'habitation construite nã́mpúm par le maçon est une
expression qui nous met en présence d'une relation : le maçon et son ouvrage y sont
toujours associés. Dans l'usage de cette expression, il n'y a pas une pièce bâtie d'un seul
tenant qui serait totalement indépendante de celui qui l'a construite mais, toujours,
une pièce édifiée telle par quelqu'un que l'on désigne, et qui doit être celui qui en perce
le mur avant toute autre personne. L’expression concerne les liens particuliers établis
entre le maçon et son ouvrage, et nous faisons l'hypothèse qu'elle met en valeur, entre
eux, une relation de continuité. En d'autres termes, la structure édifiée et son
constructeur sont tous deux investis sur ce mode du nã́mpúm, les techniques utilisées
pour bâtir et les représentations relatives à l'édification de l'ouvrage sont comme
similaires. Pour mettre en valeur l'étroitesse des rapprochements envisageables entre
l'acte technique et ses représentations, reprenons très brièvement quelques-uns des
faits évoqués25.
38 Chacune des couches ou assises édifiées au-dessus du muret de fondation, mais aussi le
mur dans son ensemble, ont pour nom byílí, et jí signifie pièce tout autant qu'habitation
(ensemble de pièces). Aussi à propos de structure de la maison le vocabulaire semble
soutenir, ou tout au moins permettre, un raisonnement en terme d'équivalence entre
l'unité (partie) et l'ensemble. Techniquement, les contraintes physiques exercées sur le
matériau par le maçon sont valorisées et recherchées. L’expression « serrer le banco »,
on l'a vu, le traduit bien. C'est lors de l'édification de la couche de fondation que ces
contraintes s'exercent le mieux, et l'on peut dire de l'aspect massif de cet ouvrage qu'il
les traduit. Ce muret est comme d'un seul tenant, sans fissures aucunes; c'est une
construction dense, soudée, ininterrompue. Ensuite, de la mise en place de chacune des
boules de banco les unes à la suite des autres par tronçons à la succession de ces
tronçons puis à la superposition des couches, on est en présence d'un même souci
d'homogénéité, de continuité. On retrouve ce souci, plus largement et sous de multiples
formes, de la préparation du matériau - particulièrement soignée pour celui de la
fondation - à l'édifice dans son ensemble. Aussi le caractère nã́mpúm de la maison est-il,
du point de vue technique, présent aux différents échelons du travail de construction;
le travail fait sur chacune de ses composantes y participe.
39 Sans le maçon, il n'y a pas d'habitation nã́mpúm: il l'a construite telle. Or, le
fonctionnement de l'entraide sur un chantier montre que par rapport à la réalité
effective du travail, l'activité du maçon « maître du banco » (bo cə́ bal) peut être
minime. Que d'autres, avec son accord, construisent à sa place n'enlève rien à cette
qualité de l'ouvrage. Cette habitation construite nã́mpúm par le maçon évoque alors,
pour l'essentiel, la responsabilité du bo cə́ bal. Certains actes ne peuvent être accomplis
que par lui, il porte seul la responsabilité des rites du chantier, et il est intéressant que
ce soit exprimé par des formules comme celles-ci, où la métaphore de la main rappelle,
bien évidemment, son rôle technique de premier ordre (« serrer le banco ») : « Le kὲlὲ,
c'est sa main », et celui à qui il délègue ses pouvoirs s'il ne vient pas construire doit
toujours tenir compte de ce que « La main, c'est la main de l'Autre. » En jetant le banco
par terre sur la trace de son pied pour construire le muret

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40 Figure D
41 Clore une assise. Les maçons de face : stratégie pour ne pas croiser ses mains de
part et d'autre du mur.
42 1 Le maçon de gauche s'est retourné. Il construit un tronçon de la même forme
43 (parallélépipède, grande base en bas) que celui d'ouverture d'une nouvelle assise.
Le second maçon, avec l'eau coulant de sa main, s'apprête à lisser le tronçon sur
lequel il travaille.
44 2 Le maçon de droite ne s'est pas encore retourné ; il est affairé sur son tronçon.
Celui de gauche termine le sien (jointoyer des boules). À gauche, la calebasse
contient l'eau pour lisser.
45 3 Face à lace, mais assez distants pour ne pas « croiser leurs mains». Le maçon de
gauche, a appliqué la troisième couche de boules
46 (horizontales) achevant sa partie, et lissé le tout.
47 4 Face à face, bouclage de l'assise. Gauche : finition de son tronçon (créer des
cavités sur l'épaisseur, fournissant points d'accroche pour la couche suivante) ;
Droite : mise en place de la seconde couche de boules.
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Image 100280F800001A7600001082DED302A990FD5FB8.emf

48 © Luc Pecquet.
49 de fondation, le maçon « s'enferme dans le banco », dit-on parfois, assertion dont les
termes n'excluent pas l'idée d'un enfermement dans l'espace circonscrit par le
soubassement. Simultanément, les règles sont alors apposées sur le site (súsúúli du
banco), ensemble qui atteste de son lien étroit au matériau. D'un autre point de vue,
mais au même moment, la domination dont l’expression « terrasser le banco » rend
compte est à l'image du résultat de l'ouvrage (son aplomb qui paraît démentir
l'élasticité et l'humidité du matériau, ses qualités techniques). Elle est entière.
50 L'habitation construite nã́mpúm par le maçon engage donc comme identiquement son
constructeur et la structure qu'il édifie. Cette assertion traduit entre eux un ensemble
de liens, sur le mode d'une continuité, qu'illustrent bien les transgressions d'interdits
se traduisant dans le corps du maçon. L'un d'eux pose frontalement cette continuité de
corps, malaisée à démêler : faire un feu contre un mur est un interdit et le transgresser,
dit-on, revient à « griller le maçon » comme on le fait d'une pièce de viande 26. Mais
revenons à l'interdit qui nous intéresse et qui paraît attester de l'importance, mais
aussi de la complexité, de ces liens « de type nã́mpúm » : croiser ses mains de part et
d'autre d'un mur.

Croiser les mains de part et d'autre du mur


51 Lorsque deux maçons travaillent à l'édification d'une même couche de banco et partent
d'un même point, qu'il s'agisse d'un mur de structure continue ou discontinue, l'un
attend l'édification d'un tronçon de murs (ou registre: ensemble de boules de banco
assemblées, long d'environ 1 m et haut de 25 cm) par l'autre pour engager son propre
travail. Lorsqu'ils se rejoignent à la fin de la couche, ils prennent garde de ne pas se
trouver à modeler ensemble un même registre, ou l'un des deux maçons s'arrête pour
que l'autre fasse tout seul le tronçon de fermeture de la couche. Ces pratiques m'ont
amené à formuler l'interdit évoqué, renvoyant à une situation pour laquelle les
données en ma possession concernent le cas où l'un des deux maçons au travail est en
relation avec une puissance, « a mangé un cem ("médicament", remède) »: les mains des
maçons au travail sur un même mur ne doivent pas se croiser de part et d'autre de leur ouvrage.
Il y a de multiples façons de faire, par mégarde, se croiser les mains. Le rythme de
travail est soutenu, rapide, et dans le mouvement, avoir de la retenue, marquer des
temps d'arrêt ou se retirer, veiller à prendre ses distances sont autant de précautions
nécessaires qui peuvent être oubliées. Le point de jonction entre les tronçons édifiés
par l'un et l'autre, au début ou à la fin de la couche, est le plus délicat. Mais le début de
la couche oblige, plus nettement que sa fermeture, l'un des deux maçons à attendre la

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pose du premier registre contre lequel il va ensuite venir appuyer le sien. C'est sa
clôture qui peut plus aisément poser problème.
52 La transgression de cet interdit, à la différence des autres, n'impose pas l'arrêt
immédiat du travail. On clôt auparavant la couche entamée. Le problème sera soulevé
par l'un des deux maçons concernés une fois qu'ils sont descendus de leur échafaudage.
Il entre certainement dans cette différence de traitement avec les autres interdits, qui
imposent eux l'arrêt immédiat du travail, le fait que ces derniers soient commis par des
tiers et non par le maçon (lequel, s'il poursuivait son travail, en endosserait les
conséquences). La relation de travail ici n'est plus tripartite mais bipartite, elle
intéresse spécifiquement la relation des maçons à leur ouvrage, dont on a brièvement
noté ci-dessus qu'elle est soumise à des impératifs de continuité (on ne l'interrompt pas
aisément, même pour des faits très importants).
53 Enfreindre cet interdit, pour lequel on ne cherche pas à établir qui serait à l'origine de
la faute commise, se traduit physiquement : « Ton corps fera mal », dit-on. L'effet,
douleur ou difficulté physique, ne paraît pas être immédiat. Tant pour l'un que pour les
deux protagonistes, la transgression peut passer inaperçue. Ses conséquences, comme
évoqué en ouverture de ces propos, ne m'ont été transmises que dans le cas où l'un des
deux maçons est porteur d'un anneau doté de pouvoirs, acquis sur un fétiche (cŏ).
L'autre maçon n'en a pas : ce doit être établi en premier lieu (on peut porter un anneau
sans le montrer, l'avoir dans sa poche et non à son doigt). Ensuite le problème est posé :
« Nous avons mis nos mains ensemble ». Alors celui qui a un anneau dit à l'autre
d'amener un poulet : il lui montrera l'endroit où, comme lui, il pourra « manger le
cem. », ou « manger le cə́ bal » (l'anneau en fer) 27. Pour sortir de la situation issue d'un
geste malencontreux - croisement des mains de part et d'autre du mur-, les deux
maçons iront ensemble en ce lieu où, après le nécessaire effectué, ils seront en relation
avec la même puissance, le même fétiche (cŏ). On ne peut donc, selon ces éléments, se
sortir des incidences de la transgression de cet interdit que par la création d'un lien
particulier entre les deux intéressés.
54 Au « corps qui fera mal » suite à cette transgression, il n'y a pour remède que la
création d'un lien, présenté comme indissoluble, entre les deux maçons. Ils deviennent
tous deux, dit-on, ná-byă da-byă (pl.; « fils de mère » « fils de père » : frères de mêmes
père et mère, mais aussi « frères » au sens très large), ils « travaillent ensemble », ils
« ne doivent rien se cacher », et c'est une situation que l'on compare à une conversion
religieuse chrétienne ou musulmane en faisant valoir que l'on « rentre dans » l'une ou
l'autre tout comme on doit, une fois l'interdit transgressé, « rentrer dans le fétiche ». Il
est difficile de déterminer ce qui des corps de chacun (yala, corps, est un terme pluriel)
serait mis à mal. Des douleurs physiques sont envisagées, par exemple dans les jambes
alors que l'on est juché sur l'échafaudage en plein travail. Retenons simplement qu'à
l'unité plurielle de leurs corps, qui se trouve mise à mal, les maçons n'ont d'autre
solution pour pouvoir continuer à construire que celle de s'unir, de devenir solidaires,
de se lier à une même puissance, voire de se donner pour « parents ». Touchés
identiquement en édifiant une même structure, les maçons doivent faire passer au
premier plan leur unité et comme laisser de côté ce qui les différencie. Ils créent ainsi
entre eux, mais sur un autre plan, un lien comparable à celui qu'ils ont chacun,
indépendamment, avec le matériau qu'ils manipulent. C'est bien par leur travail, en
bouchant ou en clôturant un espace pour souder une couche du mur, un vide, un
interstice, qu'ils se trouvent ainsi liés, et c'est pour pouvoir continuer à exercer leur

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métier sans être atteints dans leur corps qu'ils « mangent » le même cem. Où se situent
la transgression puis sa « réparation »? Qu'est-ce qui se trouve transgressé puis ensuite
« réparé »? Autrement dit, le lien à la puissance du fétiche ne vient-il pas s'ajouter à un
interdit déjà présent, n'est-il pas une transposition de celui créé par le geste même
(croiser les mains) qui concernerait alors, et en premier lieu, le banco? On en revient à
l'hypothèse déjà énoncée, dont il faut brièvement préciser les propositions: l'interdit
s'applique aussi lorsque les maçons n'ont pas d'anneau, ou qu'ils en sont tous deux
pourvus.
55 En l'absence d'informations sur une telle étendue de cet interdit et des actes qui
seraient alors à accomplir après sa transgression, il est possible que la puissance de
l'anneau (i.e. du fétiche) soit seule en jeu, qu'elle seule soit l'objet de l'interdit. Mais on
le comprend mieux si l'on redonne au banco sa place primordiale. Le lien au corps mis
en avant par la transgression de cet interdit n'est pas l'apanage de l'anneau, comme le
montre l'exemple du feu fait contre un mur. Toutefois, l'atteinte corporelle à laquelle
peut se trouver confronté le maçon est l'argument par excellence pour justifier que
certains maçons « mangent le cem. ». On prend un anneau, en premier lieu, « pour le
mal du corps », « pour que ton corps ne fasse pas mal ». Si, par exemple, un maçon
pourvu d'un anneau commet une erreur et tombe de son échafaudage, il est assuré de
ne rien se casser. La puissance de l'anneau lui permet de retomber sur ses pieds. Mais à
cela il faut adjoindre une nuance : la chute du maçon, en relation avec l'erreur
commise, peut être provoquée par le banco. Dans ces relations entre les deux
puissances, où le corps est investi, retenons surtout qu'en aucun cas celle de l'anneau
ne peut se substituer durablement, la santé du maçon est en jeu, à celle du banco. La
force du banco « dépasse », dit-on, celle de l'anneau. Elle la supplante. Aussi peut-on
envisager les répercussions corporelles de l'infraction de l'interdit qui nous intéresse
comme étant, tout d'abord, issues du banco et non de l'anneau. Le banco n'est plus
alors un simple intermédiaire, il passe au premier plan. De ce point de vue, le passage
par le fétiche vient se surajouter au traitement de la transgression de l'interdit: le
banco est ce qui crée initialement le lien entre les deux maçons; le lien noué parce que
l'un des deux maçons porte un anneau intervient par surcroît.
56 L'anneau est toujours préparé pour un objectif déterminé28. Celui du maçon est de
« construire le banco » avec la santé. Cet objectif doit être énoncé préalablement au
sacrifice par lequel s'ouvre le procès au terme duquel on acquiert l'anneau préparé et
du cem. Lorsque la transgression de l'interdit conduit un maçon à faire cette démarche,
il s'inscrit dans cet objectif d'ensemble mais il évoque aussi, nécessairement, cette
circonstance particulière. Le fétiche, en effet, n'accepte aucune situation trouble. Tant
que subsistent des zones d'ombre, du non-dit qui le concerne, aucun des poulets ne
tombe sur le dos (i.e. n'acquiesce), le procès d'acquisition de l'anneau ne peut être
enclenché. Ce maçon ne vient pas uniquement pour régler l'infraction commise,
ponctuelle; il veut à l'avenir pouvoir continuer à construire. Son objectif outrepasse
largement le règlement de la transgression, l'évitement de ses conséquences néfastes :
il renvoie au banco. L'acquisition de l'anneau n'est donc pas en contradiction avec
l'hypothèse proposée, à laquelle on peut maintenant donner la tournure suivante :
croiser les mains des maçons de part et d'autre du mur comporte une remise en cause
du lien entre le maçon et son ouvrage, met en jeu une relation à la structure inhérente
à la charge de bo cə́ bal. L'habitation construite nã́mpúm évoque, pour l'essentiel, je l'ai
souligné, sa responsabilité. À l'image de celle du kὲlὲ cə́ bal au site, qui induit la prise en
charge des erreurs commises par d'autres que lui mais dont il est le responsable, le bo c

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ə́ bal exerce la sienne sur tous les maçons présents. Par la transgression de cet interdit,
le « maître du banco » perd en quelque sorte le contrôle de la situation, et il le perd au
profit du banco.
57 L'objet de la « réparation » qui intervient suite à la transgression de l'interdit est le
« corps qui fait mal », image qui renvoie entre autres à une intégrité physique mise à
mal. Pour ne pas être atteint dans son corps, il faut « rentrer dans » tel fétiche, aller
« manger un cem » déterminé. C'est donc par la création de liens entre les maçons, mais
aussi entre le maçon sans anneau et la puissance du fétiche, que se dénoue la situation
liée à la transgression. Sous cet angle, que les maçons soient alors comme d'une même
« congrégation » (je n'utilise ce terme qu'en rapport avec la comparaison à une
conversion religieuse) est la conséquence et non l'objet de la « réparation ». On peut
dire du lien créé entre les maçons qu'il rend effective une situation d'unité, de fusion,
qui provient du geste (croiser les mains); qu'il concrétise un lien préexistant - la
relation des maçons à l'ouvrage est en jeu et c'est elle qui fait l'interdit. La création sur
le fétiche d'un lien particulier entre les deux maçons vise d'abord à les redonner pour
distincts, et non l'inverse: par la transgression du súsúlú, le banco les lie l'un à l'autre,
puis l'anneau, avec ses incidences, vient s'ajouter à ce lien. En d'autres termes, inviter
l'autre maçon à aller « manger le cem » a pour fonction essentielle de redéfinir les
relations au banco de chacun des maçons. Plus concrètement, ces propos se traduisent
comme suit.
58 Pour le montage des murs, tout maçon « serre le banco ». Mais seul le bo cə́ bal, par la
fondation, est littéralement « attaché » au matériau, y est « enfermé ». « Serrer le
banco » désigne l'ensemble des gestes inhérents à ce travail, traduit leur qualité
technique, et rend compte du lien étroit unissant le maçon au matériau qu'il manipule :
entre eux, l'impact est comme à double sens. Sans ce lien qui doit prévaloir sur tout
autre il n'est pas de construction possible, tout comme il ne peut y avoir qu'un seul
responsable du banco, le bo cə́ bal. Lorsque deux maçons qui « serrent le banco
ensemble » croisent leurs mains de part et d'autre du mur, ils font prévaloir un lien de
personne à personne et non plus celui de chacun au matériau ou, mais le résultat est
similaire et cette option n'exclut pas la précédente, le fait qu'ils sont tous deux
enfermés pareillement dans le banco. En bouchant de l'espace au même moment et au
même point par le croisement de leurs mains, les maçons décalent ou rendent caducs
leurs liens respectifs au matériau pour ne privilégier, involontairement, qu'une
relation qui les concerne eux seuls ou dans laquelle leurs rôles distincts se confondent.
Par ce geste les maçons créent un nouveau lien qui se substitue, ne serait-ce que
l'espace d'un instant, à celui que chacun doit avoir avec le banco. En d'autres termes,
boucher, souder, clore un espace à deux maçons au même instant, qu'il soit l'espace
restant entre deux registres à la fin d'une couche ou que ce soient des interstices entre
des boules de banco, nous met comme en présence de deux bo cìnǝ (pl. de cə́ bal).
59 Boucher équivaut à se joindre comme de façon indissoluble, à s'enfermer ensemble au
même moment là où ne sont admissibles que les relations de chacun au matériau.
Boucher scelle un lien et c'est ce qui fait l'interdit, le súsúlú. Pour que l'ouvrage ne
perde ni son sens ni ses qualités, il ne peut y avoir partage de la charge de bo cə́ bal, les
liens qu'induisent le mur construit nã́mpúm par le bo cə́ bal ne sauraient être divisés. On
supposera donc que dénouer ce nouveau lien entre les deux maçons, hors du contexte
où l'un des maçons a un anneau, est un trait essentiel des actes de « réparation » de
l'interdit. Par ailleurs, aller « manger le cem. » nous met en présence d'une

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transposition et d'une redéfinition de ce lien par rapport à la puissance du fétiche qui


est alors également impliquée, comme s'il fallait concrétiser ce lien pour faire
recouvrer aux maçons leur différence. Chacun des maçons se repositionne alors dans sa
relation au banco, ils la font tous deux à nouveau prévaloir : elle est nécessairement
énoncée au poulet que l'on tient en main devant le fétiche avant de le donner au
sacrificateur. Croiser les mains paraît bien être, hors du contexte de l'anneau, un súsúlú
. Ajoutons, sans l'analyser, un dernier point pour clore ces propos.
60 On l'a vu, la continuité de la structure et celle du matériau créent du lien, dont
attestent déjà et sous forme d'un corps à corps les expressions « terrasser » puis
« serrer » le banco. Et, tant logiquement que formellement, à l'entrecroisement des
mains des maçons de part et d'autre du mur comme scellant un lien entre eux répond
l'image inversée de la rupture que pose le trou fait dans le mur à la place du maçon.
Mais il est une autre dimension à ces questions, laissée en filigrane, et qui ouvre à un
ensemble de propositions où les qualités de « parents » et de « corps qui fait mal » que
pose la transgression de l'interdit présenté prennent un relief inattendu : celle qui
consiste à reconsidérer les faits en privilégiant le sens suivant du terme nã́mpúm,
vierge. Précisons à ce propos, sans le commenter, qu'il y a comme un rapport charnel
entre le maître maçon et son ouvrage, évoqué notamment en soulignant que si, le
temps des travaux, les relations sexuelles ne lui sont pas interdites, reste que « sa
virilité n'est pas grande », et qu’ « il n'a plus d'eau de corps ». De ce point de vue, où la
maison construite nã́mpúm peut être envisagée comme vierge, l'aspect formel n'est pas
vraiment en reste. Avec le trou percé dans le premier mur et la poignée de poussière
que jette le maçon à travers lui, un changement de taille, on l'a noté, s'opère dans la
qualité de cet espace clos qui représente le kὲlὲ. De son affirmation en tant qu'espace
inapte à générer on passe, en effet, à un kὲlὲ fécond, à un espace de procréation. On en
vient, en définitive, à un lieu où le jì, lignage et habitation (voir notes 9 et 12) pourra
croître, prospérer. Cette façon d'en appeler au corps pour édifier une limite territoriale
- c'est bien un propos essentiel du travail du maçon - n'est pas sans rappeler (nourrir,
interroger) cette notion d'espace-corps superbement posée par Michel Cartry.

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96

NOTES
1. Agriculteurs sédentaires, les Lyela, avant la colonisation, sont organisés en villages
indépendants où l'habitat est dispersé. Le territoire villageois couvre quelques kilomètrescarrés
et se divise en quartiers, où l'habitat se concentre sous forme d'unités de regroupements des
habitations, ou maisons. Distantes entres elles de 50 à 200 mètres, ces dernières sont de tailles
très variables (d'une dizaine à plusieurs centaines d'habitants). Les matériaux exposés ici ont été
recueillis entre 1988 et 1998. Une mission ettectuée en 2013 montrait un changement radical de
l'habitat dans la dernière décennie. L'habitation rectangulaire en adobe ou parpaings de ciment
et couverture en tôle ondulée est devenue le modèle courant, aussi les modes de construction
présentés ici ne sont-ils plus d'actualité.
2. On aura une description et des données graphiques de qualité sur l'espace de la maison lyela
dans Jean-Paul Bourdier et Trinh T. Minh-ha (1985-: 32-49). Le principe est celui d'habitations
accolées les unes aux autres, ouvrant sur une petite cour attenante à chacune d'elles et donnant
elle accès à la grande cour centrale, où sont les greniers. Les Lyela sont patrilinéaires et
virilocaux. Chaque habitation est le domaine d'une femme mariée (les hommes, polygames,
habitent chez leurs épouses); à la tête de la maison se trouve l'aîné masculin du groupe de
résidents.
3. L'essentiel des propositions qui suivent sur cet interdit sont issues de mon travail de thèse (Luc
Pecquet.1998). L'analyse du rite du percement du mur dans lequel elles prennent place en occupe
une partie « à tiroirs » (p. 342-577). dont je ne reprends ici que quelques points.
4. Voir. à ce sujet. Pecquet (1998: 578- 613).
5. Hubert & Mauss ( 1968b : 26).
6. Cartry (2005 : 406· 407).
7. Kyon Esapu, Beli Bayili, (18/01/1998). Ces propos sur la fabrication et sa continuité ne sont pas
sans rappeler ce que soulèvent Hubert et Mauss sur la « parfaite continuité qu'il est requis
d'avoir» dans l'action sacrificielle: « Les forces qui sont en action, si elles ne se dirigent pas
exactement dans le sens prescrit, échappent au sacrifiant et au prêtre et se retournent contre
eux, terribles», ou bien encore, dans la note 152, « Toute faute rituelle est une coupure [...] » :
Hubert & Mauss (1968b: 26-31).
8. Cə́ bal propriétaire, possesseur, maître ou responsable de; de cǐ. commander, être
maître de, posséder, et bal, homme (au féminin, cákɛ̃; kɛ̃, femme). Nous ne
mentionnerons plus ci-après« future » maître de la maison [...], mais juste « maître de
la maison » : c'est toujours ainsi qu'il apparaît dans les propos intéressants des
moments où, pourtant, matériellementle kὲlὲ n'existe pas encore.
9. Lùrna, utilisé seul, désigne le maçon ou le forgeron (forger et bâtir se disent par un même
terme, lù). On rencontre aussi le terme de bo lùrna, « constructeur de banco », plus concret. Jì
désigne l'habitation toute entière, dont chaque pièce est également un jì. Mais Jì désigne aussi le
lignage (clan, segment de lignage). Ce n'est pas anodin: bâtir une nouvelle maison, c'est
escompter implanter une nouvelle lignée. Jì cákɛ̃, c'est la maîtresse d'habitation, mais Jì cə́ bal
désigne le maître du clan ou lignage (dit aussi kwálá cə́ bal, kwálá renvoyant au « fétiche », co, du
clan). Il est courant d'interchanger cə́ bal et cákɛ̃: on peut dire cɛ̃ cákɛ̃ pour le maître de la terre,
etc. Mais dès lors qu'il s'agit du Jì, cela ne désigne plus les mêmes personnes. On comprend, sous
cet angle, que le premier Jì édifié représente rituellement le kὲlὲ dans son ensemble et devienne,
plus tard, le lieu des autels d'ancêtres.
10. « Le banco (bo), c'est de la terre (cɛ̃) », dit-on volontiers, et cela renvoie tout autant à leur
matérialité qu'à leur pouvoir ou puissance. Mais c'est, plus précisément, de la terre et de l'eau
(Pecquet, 2004: 156-157), ce qui n'est pas indifférent au regard de l'importance de l'eau dans les
« reactions »(« paroles», en lyele, voir infra) du banco, mais aussi dans le forgeage qui est, dans

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les termes, assimilé à l'acte de bâtir. Que la matière soit ou puisse être pensée vivante, celà a été
exposé par Mauss (1969b), mais à ma connaissance peu repris par la suite.
11. Ouvrir les travaux impose de « donner un poulet à la terre » et d'avoir son assentiment.
signifié par l'une des positions de l'animal sacrifié. En pays lyela, le dos du poulet jeté au sol doit
toucher terre à un moment donné de ses « ébats » (terme que j'utilise au sens où du poulet
agonisant qui fait des bonds on dit. en lyele, qu'il « se réjouit »), mouvements qui participent de
« la presence » (M. Cartry, J.-L. Durand & R. Koch-Piettre, 2009 : 19-25) de l'instance; c'est, dit-on
en pays lyela, le nǝcílu - le grand génie de la terre - qui met le poulet sur le dos.
12. Comme en français, cette métaphore (ou celle de l'implation) est associée à un rapport à la
terre qui emprunte au végétal ; ce qui doit « faire souche », c'est le lignage (le jì). Le muret de
fondation a pour nom jì-byòló, « maison infertile » (le rite du percement du mur inverse cette
qualité une maison viable est un espace d'engendrement), le suffixe - byòló ne s'utilisant que pour
les végétaux (arbre ne donnant pas de fruits, etc.). Les rites de fondation kasena renvoient à des
faits proches - « [il s'agit] d'implanter la future maison en un champ où elle pourra "prendre"»
(Cartry & Liberski, 1990: 134)-, qui sans doute se déclinent ailleurs de multiples façons. En pays
batammaliba, entailler le muret de fondation frais pour y introduire une boule de terre remplie
de graines cueillies par le maître de la terre est le premier rite de fondation. A l'idée d'ancrage et
de croissance (famille et maison) s'ajoute ici celle d'une nouvelle maison qui naît. (Suzanne
Preston Bier, 1994 : 24-27).
13. L'habitation dont cette pièce est une composante sera celle de la première épouse du kὲlὲ cə́
bal, et plus tard le lieu des autels d'ancêtres des maîtres de la maison successifs.
14. Ce muret est haut de 50 cm et épais de 35 cm environ à sa base pour 12 cm à son sommet. La
rapidité d'action et la justesse des gestes sont nécessaires à sa statique.
15. Du strict point de vue technique, les particules argileuses gonflent proportionnellement à
l'humidité à laquelle elles sont soumises, et el les se rétractent en séchant; à sec elles n'occupent
plus le même volume, d'où l'apparition de fissures. À moins d'être trop important, ce retrait de
l'argile au séchage n'altère pas les qualités de la structure. Dans le cas présent, il est limité par la
pression exercée sur le matériau en le projetant fortement au sol.
16. D'autres « paroles du banco » sont évoquées, elles apportent parfois des précisions au maçon
quant au responsable de la faute. Ces « réactions » du matériau aux comportements transgressifs
et cachés perdurent après le chantier, mais l'échelle territoriale change (on passe du quartier au
village, et la terre, peut-on dire, en prend parfois le relais : elle peut choisir d'ensevelir celui qui
transgresse à répétition ses interdits (« interdits de la terre», cε súsúúli) en faisant s'écrouler sur
lui la toiture en terrasse de son habitation. Le terme traduit par « parole» est zòmὲ, qui désigne le
langage parlé et est d'usage courant pour signifier« problème » (cf. François Jean Nicolas, 1953:
559, conversation, palabre, dispute, litige). Pour la parole donnée ou posée (promesse, souhait,
etc.), le précepte, la chose dite à laquelle on en réfère, on utilise nyí, «bouche».
17. Cette responsabilité face au maçon préfigure celle qu'il aura, ensuite, face au maître de la
terre, seule personne qui puisse l'expulser du village. De même, la capacité à faire respecter les
règles du chantier et à endosser la « réparation » des transgressions préfigurent l'exercice de sa
fonction de maître de maison.
18. C’est. alors. à la puissance de l'anneau qu'auraient à faire de tels maçons. et non pas à celle du
maçon qu'ils souhaitent atteindre.
19. Le verbe usité (kàm) est réciproque: ce que l'on comprime, ce sur quoi l'on exerce une
contrainte. en retour, en exerce une sur vous (il y a d'autres verbes pour dire serrer, comprimer,
contraindre; celui-là seul est usité pour cette expression courante). Sur cet ensemble, sur les
relations entre les protagonistes du chantier. voir Pecquet 2004.
20. Aux brèves indications de la note 15, ajoutons que chasser du matériau les vides d'air
améliore ses qualités cohésives, donc l'apparition de fissures au séchage. Le comprimer fait

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bouger les particules argileuses qui,. s'ordonnant différemment. établissent entre elles des ponts,
des liens (comme un chaînage). limitant alors leurs gonflements et retraits.
21. La limite les séparant ne jouera son rôle que si conjointement elle les lie, et par de multiples
jeux d'ouvertures et de fermetures (de continuités et de discontinuités), ses franchissements font
l'objet de toutes les attentions. On laisse, par exemple. des espaces libres entre les habitations
d'un kὲlὲ neuf où plus tard des habitations se nicheront; les bâtir jointives empêcherait le kὲlὲ de
croître (il péricliterait), et ce qui de la brousse participe de l'engendrement et le lie à l'extérieur
ne pourrait y rentrer (le kὲlὲ se clôt au fur et à mesure que, par la naissance d'enfants. se tissent
ses liens rituels à l'extérieur: marigots, collines, arbres ... ). Bien des dimensions de l'analyse de
Cartry (1979) sur la brousse gourmantché comme l’espace référentiel necessaire » (ibid.: 265) à
celui du village font écho à la création d'une nouvelle maison en pays lyela, où les logiques de
fondation à l'œuvre sont similaires pour des territoires aussi distincts que celui de la maison, du
village, du Lyòló (pays lyela; Pecquet, 2013) : rappelons, par exemple. pour rester dans le registre
précédent. l'épisode de la « fuite en brousse » de la jumelle à son mariage, conduisant à des
fermetures multiples, ou le rapport entre franchissement de la clôture et naissance gémellaire
(ibid.: 277-282).
22. À partir du tracé, puis avec le mur construit dessus, quelque chose de la terre est enfermé et
va sortir par le trou que fait le maçon au moment du rite; sortir avec violence le maçon doit s'en
protéger (la poignée de poussière qu'il jette par le trou y pourvoit). Il n'est pas pour autant quitte
par rapport à la terre : le lien ouvert par le sacrifice du début, par lequel il a « la main » sur le
site, il doit le clore par le sacrifice final, avec lequel « il ferme la terre » et il se délie de toutes ses
« attaches » au banco.
23. Le terme usité est toujours jì, pièce comme habitation dans son ensemble (voir note 9). On ne
trouve pas, pour ces propos le terme de kὲlὲ (maison, i.e. ici ensemble d'habitations), mais cette
pièce le représente effectivement, au niveau des rites. Et l'on dit. par ailleurs, que le kὲlὲ., le
maçon le construit nã́mpúm (alors même qu'il laisse des espaces entre les habitations. qui à ce
stade ne peuvent être jointives, voir note 21). Enfin, le terme qui signifie mur (mais aussi assise,
au sens de couche ou portion de mur), byílí, n'est pas non plus usité.
24. Aucun autre maçon n'accepterait d'en prendre la suite. Et si construire soi-même, si l'on est
maçon, sa propre maison est techniquement possible, rituellement cela ne l'est pas, aussi est-ce
peine perdue : une telle maison n'aura pas les qualités requises.
25. « Tout n'est en elle [la société] que relations, même la nature matérielle des choses [...] »,
souligne Mauss (1969a: 214) au sujet des relations entre actions, pratiques collectives et
représentations, qui nous intéressent ici. « Il n'y a pas de représentation qui n'ait à quelque degré
un retentissement sur l'action [...] », insiste-t-il (ibid., p. 217), invitant dans ces quelques pages à
« chercher les actes sous les représentations et les représentations sous les actes et, sous les uns
et les autres, les groups » (ibid., p. 224 ). Ajoutons à cette parenthèse ce propos général (ibid., p.
219): « La notion d'efficace est commune à bien des parties de la sociologie : à la technique et à la
religion en particulier », et cette notion, expurgée de la dimension religieuse qu'y associait
Mauss, sera fondamentale dans le développement des travaux de LeroiGourhan et, à sa suite,
dans le courant de la technologie culturelle où longtemps le fait religieux n'a pu être envisagé
autrement qu'en termes sociaux (prendre en charge les liens entre actes techniques et actes
rituels est une préoccupation très récente des« technologues»; voir par exemple Pierre
Lemonnier, 2013).
26. Que le matériau de construction d'une maison puisse être « du corps». l'exemple des
Batammaliba le pose très bien : la terre à construire est sa chair, l'eau utilisée pour l'humidifier,
son sang, les cailloux qu'elle contient, ses os, et la terre à enduire, sa peau (Preston Blier, 1994:
119). L'auteure montre bien que le bâti lui-même est traité, à différents égards, dans cette
société. comme un être humain (cf. supra, note 12). La difficulté à penser la continuité de corps
entre le maçon lyela et son ouvrage, que je ne peux ici que laisser de côté, n'est pas sans rappeler

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les propositions de JeanPierre Warnier (1999) revisitant la notion de culture matérielle en


proposant de se pencher sur l'objet comme étant une partie intégrante du corps. L'idée
d'incorporation de la dynamique des objets, souligne-t-il dans Romain Bertrand et. al. (1999) est
difficile à articuler avec l'imaginaire dans lequel les objets sont pris. Outre qu'on use en
architecture contemporaine occidentale d'un langage proche (la peau d'un bâtiment et sa
texture, etc.), la continuité de corps sollicitée ici participe, peut-on dire, de la notion d'espace-
corps ouverte par Cartry (1979).
27. L'ingestion ne vaut que pour la substance, le « medicament », mélangé au repas qui vient
clore l'ensemble du processus. Dans le mode préparatoire de l'anneau il y a bien sa cuisson dans
une marmite, par laquelle il est censé s'imprégner de ce « médicament».
28. De tels anneaux ne sont pas spécifiques au seul métier de maçon, mais toujours on doit
spécifier devant le fétiche ce pour quoi on souhaite en acquérir un. On en « cuit » auprès des
même fétiches pour d'autres activités : la lutte, la musique, ou bien encore la poterie, la vannerie.

AUTEUR
LUC PECQUET
École Nationale Supérieure d'Architecture de Saint-Étienne, IMAF (Institut des mondes africains)

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Michel Cartry : l'homme et le maître


à penser i
Tal Tamari

1 Je voudrais témoigner de la qualité de l'enseignement et du rayonnement de Michel


Cartry, que j'ai eu le privilège de connaître à partir de 1978, d'abord dans le cadre de
son séminaire, consacré aux religions de l'Afrique, puis en tant que directeur de ma
thèse.
2 Permettez-moi d'évoquer quelques souvenirs personnels, datant de l'époque où j'ai fait
sa connaissance.
3 Alors étudiante en Angleterre, à Oxford, j'avais écrit à Germaine Dieterlen en lui faisant
part des réflexions que m'inspiraient ses travaux sur les mythes et signes bambara et
dogon. Avec une extrême gentillesse, elle me répondit en m'invitant à la rencontrer à
Paris. Là, elle m'expliqua qu'elle ne dirigeait plus de travaux, mais me recommanda
d'assister au séminaire de Michel Cartry, qui lui avait succédé dans l'enseignement à
l'EPHE. Comme j'ai pu le constater par la suite, elle devait participer activement à ce
séminaire pendant plusieurs années encore.
4 Quant à moi, j'allais assister à ce séminaire jusqu'au début des années 1990, bien après
la fin de mon cursus formel, car Michel Cartry ne se répétait pas.
5 Tout le monde se souvient de l'atmosphère intellectuelle électrique qui régnait à Paris à
la fin des années 1970. Des personnes de toutes disciplines et de tous horizons
affluaient, souvent sans inscription aucune, dans les cours et séminaires universitaires.
6 Le séminaire de Michel Cartry se distinguait par le souci de la mise en relation de ses
données de terrain, recueillies auprès des Gourmantché du Burkina Faso, avec celles,
rapportées dans les écrits d'autres chercheurs, qu'il estimait pertinentes. Et
notamment celles de Jack Goody, alors professeur à Cambridge, qui étudiait certaines
populations, également de langue voltaïque, du Ghana voisin 1.
7 Je n'ai jamais auparavant, ni depuis, assisté à un cours où les données de terrain étaient
restituées de manière aussi complète et approfondie. Toutefois, quelques années plus
tard, lorsque je fus admise à assister aux séminaires du Laboratoire associé n° 221, «
Systèmes de pensée en Afrique noire», j'ai eu l'occasion d'écouter des exposés tout

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aussi détaillés et passionnés. Je ne citerai ici que le regretté Guy Le Moal (1924-2010),
qui a réalisé une documentation écrite et filmique incomparable concernant les Bobo,
population de langue mandé du Burkina2. Mais il y avait aussi les exposés d'autres
personnes, qui sont, heureusement, toujours parmi nous.
8 En même temps, tout détail ethnographique était, pour Michel Cartry, l'occasion de
soulever des interrogations fondamentales. Comme vous le savez, il avait, pendant
plusieurs années, étudié la philosophie.
9 Michel Cartry était exigeant à l'égard du travail écrit de ses étudiants et d'une extrême
rigueur quant à la correction du raisonnement. Régulièrement, les weekends et les
jours fériés, et singulièrement le 14 juillet, les étudiants inscrits avec lui se présentaient
à son domicile. Alors, il se mettait à lire ou à relire à haute voix devant eux le travail
qu'ils lui avaient transmis au préalable. Il posait de nombreuses questions et soumettait
chaque phrase, chaque enchaînement de phrases, à toutes les critiques possibles. Des
étudiants se tenaient dans l'entrée de l'appartement ou bien se promenaient dans le
quartier, chacun attendant son tour.
10 Michel Cartry a ainsi formé, à la méthodologie de terrain et à la pensée
anthropologique, de nombreux chercheurs européens et africains. Les Africains étaient,
peut-être, proportionnellement plus nombreux à l'époque qu'aujourd'hui (problèmes
de visas et crises économiques obligent).
11 Permettez-moi, de nouveau, de citer quelques noms:
12 Mamadou Lamine Traoré préparait une thèse sur la géomancie au département de
philosophie de l'Université Paris IV, Michel Cartry étant membre du jury. Par la suite,
Mamadou Lamine Traoré devait être plusieurs fois ministre au Mali - pendant cinq ans,
ministre de l'Éducation. En grande partie responsable du développement du rôle des
langues nationales dans l'enseignement, il a également fondé un parti politique, Miria
(ce mot signifie « pensée » en bambara). Sa thèse, revue, fut publiée à titre posthume
fin 2007, sous le titre Philosophie et géomancie3.
13 Moustapha Sanogo et Mamadou Diabaté, tous deux originaires du milieu mandingue de
Côte-d'Ivoire, ont soutenu, le premier, un mémoire sur les rites funéraires puis une
thèse sur la société initiatique du Koma4, le second, un mémoire sur l'initiation de
jeunes filles5.
14 Paul Bucumi préparait une thèse sur les épithalames au Burundi, occasion d'exposés
dont je n'oublierai jamais le caractère enchanteur6.
15 Michel Cartry associait à la rigueur méthodologique une grande tolérance intellectuelle
et une démarche implicitement pluridisciplinaire.
16 Personnellement, je lui dois énormément. Alors que d'autres professeurs avaient refusé
les thèmes de recherche que je proposais, lui, il m'a non seulement invitée, mais il a
insisté pour que je prépare une thèse sous sa direction, sur le sujet qui me tenait à
cœur: les castes de l'Afrique occidentale. Par « castes », on entend, dans ce contexte,
des groupes endogames d'artisans et musiciens.
17 C'était la preuve d'une grande ouverture d'esprit, à une époque où parler des castes
hors de l'Inde était considéré comme une hérésie, où traiter d'une région aussi vaste
(englobant 14 États contemporains) était tenu pour impossible, et où, de plus, l'idée
d'étudier l'évolution d'une institution africaine dans la longue durée était accueillie
avec incrédulité.

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18 Lorsque, la rédaction de la thèse achevée, certaines personnes pressenties pour être au


jury me recommandèrent d'omettre la comparaison avec l'Inde, Michel Cartry me
défendit: « Il faut partir d'un concept ». Pour lui, le comparatisme n'était pas un vain
mot. Il pratiquait la comparaison du proche, mais aussi de l'apparemment lointain.
19 Alors que certains ethnologues au jury m'avaient demandé de retirer mon
interprétation des relations à plaisanteries entre clans ou populations comme indices
d'alliances politiques passées, Michel Cartry me défendit encore. Récemment,
l'interprétation politique de ces relations a fait l'objet de deux colloques, publiés fin
2006 dans cieux revues prestigieuses, l'une en France, l'autre en Allemagne 7 .
20 Michel Cartry m'a également encouragé à poursuivre l'étude de l'autre thème qui m'est
cher: les relations entre l'islam et les religions traditionnelles, le lacis de leurs
influences réciproques.
21 Vous aurez compris avec quelles profondes émotion et reconnaissance je rends
hommage aujourd'hui à ce maître à penser.

NOTES
1. Dans ses séminaires. M. Cartry s'attacha surtout aux travaux de J. Goody portant sur
l'initiation Bagré et les rites funéraires; déjà à l'époque pourtant. J. Goody était reconnu
principalement pour ses travaux sur l'impact social de l'écriture.
2. On ne pourra mentionner ici que ses ouvrages Les Bobo: nature et fonction des masques, Pans:
ORSTOM, 1980, 2e éd. légèrement revue: Tervuren: Musée royal de l'Afrique centrale, 1999 et
Masques bobo: vie, formes et couleurs, Tervuren: MRAC. 2008, ainsi que le film Hivernage à
Kouroumani, CNRS Audiovisuel. 1978. On lui associera le souvenir d’O.Gollnhofer (1934-94),
spécialiste du Gabon. particulièrement noté pour ses études sur les rites initiatiques Bwiti. Depuis
que cette allocution a été prononcée. on a eu à déplorer la perte de: R. Sillans (nov. 2011),
ethnobotaniste et historien du Gabon - ces deux chercheurs spécialistes d'un même pays ont
souvent travaillé en collaboration; L.de Heusch (août 2012), cofondateur et premier directeur du
laboratoire, qui grâce à ses fines analyses comparatives des mythes du continent africain et ceux
de l'aire culturelle bantoue en particulier. Justifia et réintroduit (à la suite de J.Frazer) le concept
de « royauté sacrée » en anthropologie; J.F.Vincent (déc. 2012), spécialiste du Tchad, du
Cameroun, de la royauté sacrée et du statut des femmes: Y.T Cissé (déc. 2013), connaisseur
inégalé des sociétés mandingues, pionnier de la collecte et de l'interprétation des traditions
orales. et fin humaniste. On leur associera encore le souvenir de M. Izard (fév. 2012). proche ami
de M. Cartry et du laboratrnre, historien des royaumes mossi, (Burkina Faso) et théoricien du
politique.
3. Thèse de doctorat de 3e cycle soutenue sous la direction de H. Sirault en 1979: Vers une pensée
originelle africaine: exposé géomantique, critique de la négritude et du consciencisme. Référence
complète de l’ouvrage: Philosophie et géomancie. Vers une pensée africaine originelle. Bamako.
Donniya, 2007. Parmi ses autres publications, on peut citer: « L'utilisation des langues nationales
dans le système éducatif malien: historique, défis et perspectives». in B. Brock·Utne et I.Skattum
(eds), Languages and Education m Africa. A Comparative and Transdisciplinary Analysis. Didcot.
Oxfordshire, Symposium Books, 2009, pp. 155-161.

Systèmes de pensée en Afrique noire, 19 | 2014


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4. M. Sanogo (décédé en 2008), Les Rites funéraires en pays Worodougou: région de Séguéla, Côte
d'Ivoire, diplôme de l'EPHE, 1981; Contribution à l'étude du Koma: une société initiatique masculine
chez les Worodougou de Côte d'Ivoire, région de Séguéla, thèse de doctorat de 3 e cycle, École des Hautes
Études en Sciences Sociales, 1985.
5. Les Enfants de la lumière: l'initiation des Jeunes filles en pays Mauka (région de Touba, Côte d'Ivoire),
diplôme de l'EPHE, 1984; Les Sociétés de chasseurs chez les Maouka de Côte-d'Ivoire (région de Touba),
mémoire de DEA, EHESS, 1985.
6. Le Mariage traditionnel des Barundi à travers les épithalames, thèse de doctorat de 3e cycle.
Université Paris Vll,1982.
7. 7 Zeitschrift fùr Ethnolog,e (Berlin) 131(2), 2006; Cahiers d'études africaines (Paris) 46 (4), n° 184,
2006.

NOTES DE FIN
i. Transcription de l'allocution lue lors du colloque, le 15 octobre 2011.

AUTEUR
TAL TAMARI
Directrice de recherche au CNRS Institut des mondes africains (IMAF)

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Sur le chemin du rite, l'oralité


comme technique d'inscription
Nadine Wanono

1 Témoigner de l'importance de l'oralité dans le cadre des enseignements de Michel


Cartry1 à l'EPHE, me permet de rappeler le plaisir et l'émotion que j'avais lorsqu'à la fin
des années 1970 et au début des années 1980, j'assistais à ses cours.
2 Son enseignement m'a accompagné lors de mes premières missions de terrain. Sa
manière de dérouler ses idées, de les présenter, de les démêler, de nous faire participer
à l'étude de ses propres matériaux nous a incités à rappeler le caractère exceptionnel
de son dire. Michel Cartry instaurait un espace singulier lors de son enseignement et,
comme il le précisait en se référant à Mallarmé, « l'acteur du rite parvient par la magie
de son geste à planter un décor invisible qui en ôtant de la vue la nudité du lieu institue
un autre lieu » et il poursuivait en évoquant la place particulière du devin dans la
société gourmantché : « […] un metteur en scène qui règle les rapports du visible et de
l'invisible ». L'exercice académique auquel M. Cartry se prêtait volontiers, se
métamorphosait en un terrain qui ouvrait des pistes sur lesquelles nous risquions de
nous perdre, nouvel espace à la rencontre des liens entre visible et invisible.
3 Il fallait accepter ce programme sans limite dont les sujets abordaient à travers le
prisme du dire des rituels sacrificatoires, des consultations de devins, de la géomancie,
la notion de territoire.
4 Invités à parcourir un chemin où recherche, questionnement, doute et curiosité
rivalisaient, nous avons appris à questionner nos matériaux, à considérer avec une
grande minutie les témoignages, les prières, les chants, les incantations, sujets
ordinaires pour tout ethnologue désireux d'entreprendre un terrain.
5 Mais n'est il pas nécessaire de le rappeler aujourd'hui alors que nos enseignements, nos
recherches sont soumises à des critères de productivité, où l'excellence devient une
terminologie sélective plus qu'un critère de qualité des travaux. C'est dans cette
effervescence, cette aspiration vers des horizons dessinés par la compétitivité qu'il
nous a semblé opportun d'apporter notre pierre comme un hommage à l'histoire de son
enseignement.

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6 Je me permets de rappeler un échange furtif avec un des nouveaux collègues du


laboratoire qui reflète assez bien les réactions que le cours pouvait provoquer. Une fois,
dans la salle de cours où enseignait Michel Cartry, ce collègue s'avance pour me
demander discrètement:« C'est toujours comme ça»? Oui c'était toujours comme ça!
7 Comme ça ? Que comprendre derrière ce « ça », à peine prononcé, indéterminé, quel
implicite évoquait-il ? Quinze ans plus tard j'ai eu envie de préciser ce « ça », de le
défendre, de le revendiquer pour sa force, son importance, sa lucidité et cette
incroyable énergie qui s'en dégageait.
8 Michel Cartry s'emparait d'un thème, le sacrifice du Pangolin chez les Lele ou la
géomancie chez les Gourmantché, pour le déplier, le déplacer, le situer dans une
perspective philosophique, ethnologique, comparatiste. Ses références aux travaux de
Marcel Détienne, de Meyer Fortes avec les Tallensi, de Ratray avec les Nankanse ou
encore de Lévi-Strauss étaient fréquentes et multiples. Effectivement, il ne s'agissait
pas de nous transmettre une méthode, une théorie, mais de nous inciter à questionner,
à observer nos matériaux sous tous leurs aspects. Il faisait figure de passeur, celui qui
transmet et qui agit son dire.
9 Si je reprends la notion d'espace, terme cher à M. Cartry, notion et réalité qu'il a abordé
si souvent lorsqu'il nous expliquait le mot terre ou brousse en milieu gourmantché, il
lui était nécessaire de nous déplacer, de nous transporter de la salle de classe à la
brousse, dans cette brousse appelée Fuali, « qui n'exprime pas une réalité physique ou
géographique, mais plutôt un espace aux limites mouvantes, aux limites variant en
fonction du temps... »; il nous emmenait là pour nous mettre dans la position de celui
qui est sans repère, avec l'évanouissement des limites...
10 Parfois, nous pouvions effectivement nous sentir un peu menacés par ces
indistinctions, ces questionnements repris et répétés à l'infini. Il s'agissait pour lui de
nous amener à reconsidérer toutes les catégories que nous aurions pu prendre pour
acquises, à redécouvrir nos matériaux, à insuffler un esprit qui nous permette de
déplier les jeux de vérité, avec précision, enthousiasme et humour.
11 Nous venions tous de milieux différents, et je peux rappeler la présence de notre
collègue Mamadou Diabaté2 et la mémoire de notre collègue Moustapha Sanogo 3 qui
participaient à ces exercices périlleux de mise à plat. Les références étaient nombreuses
et le monde helléniste pénétrait souvent l'enceinte de la salle de classe.
12 Comment considérer le devin, à quel type de devin pouvions-nous avoir à faire,
comment sacrifier un animal, la fonction du couteau ? Comment le devin gourmantché
posait-il ses questions, le balayage du sable, le tracé des traits ? la scarification de la
calebasse ? Chaque question était débattue, considérée, soupesée, terminologie
vernaculaire à l'appui, nous étions entre la brousse... et le village...
13 Le rythme des cours était saisissant: même si Michel Cartry déposait ses feuilles pour
faire mine de les consulter, à chaque séance, immanquablement, il présentait le sujet
abordé, s'arrêtait à son énonciation pour nous définir avec une minutie tenace son
angle d'observation, les comparatismes possibles entre le monde grec et Mossi. Le plus
souvent, une fois qu'il s'était emparé de son sujet il partait dans son raisonnement,
trouvait la question juste et allait nous l'exposer sans interruption pendant plus d'une
heure. C'était totalement époustouflant! Debout, il arpentait l'estrade, évoquait, imitait,
mimait, traçait les signes au tableau, reprenait la calebasse gravée, dessinait les signes

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géomantiques. Le temps et l'espace de la salle de classe lui appartenaient, il les


investissait sans contrainte, il en était le maître, en toute liberté.
14 Jean Rouch et Germaine Dieterlen étaient invités régulièrement à exposer leurs
derniers travaux, leurs films et recherches sur le Sigui, tout particulièrement.
15 Quelques années plus tard, alors que j'avais eu la possibilité d'intégrer le laboratoire «
Systèmes de Pensées en Afrique noire », Michel Cartry nous avait invités avec Philippe
Lourdou4 à venir présenter nos rushes tournés en pays dogon sur l'intronisation et les
funérailles du Hogon d'Arou. Ce fut sous son impulsion que nous avions commencé à
analyser la construction sonore de certaines séquences du film grâce à une analyse fine
des différentes prières et à découvrir des invocations silencieuses ou plus exactement
muettes, ou à être confrontés à l'hybridité des registres de certains sons qui relevaient
du grognement, de l'onomatopée, de voix oraculaires mais qui ne pouvaient se
traduire.
16 Intéressé et curieux des méthodes d'analyses scénographiques proposées par Claudine
de France, c'est avec la plus grande attention et bienveillance qu'il nous demanda
d'expliciter les notions de destinataire invisible, ou de non montrable. Là encore alors
que bon nombre de collègues avaient du mal, pour ne pas dire refuser implicitement ou
catégoriquement à considérer le film comme support d'analyse, Michel Cartry non
seulement nous donnait la possibilité de partager nos recherches au sein de son
séminaire, mais il était prêt à intégrer ces catégories d'analyse filmique dans le cadre
de ses réflexions sur le rituel et le sacrifice, par exemple.
17 En repensant à ces cours et à la manière si particulière de mettre en partage ses
réflexions, M. Cartry nous transmettait sa passion, certes, mais au-delà de cela, il nous
léguait la valeur qu'il accordait à ses matériaux, à ces mots précieux, ces expressions, à
la traduction examinée sous toutes ces facettes. De fait, le respect qui se dégageait à
l'encontre des données de terrain était infini, il y avait un sens de fragilité et il fallait
manier ces mots, ces actions, ces sacrifices avec minutie, une grande délicatesse,
beaucoup de soin.
18 En essayant de restituer la force de cette transmission qui s'élevait dans la salle de
l'EPHE et l'ambiance qui se dégageait de ses cours, je désirais rendre compte de la
fluidité de cette parole, libre, sans contrainte ni compromis et de l'ancrage qu'elle a pu
prendre au sein de nos esprits.
19 Avec le temps, je dirai que c'est bien durant ces premières années, cet enseignement et
cette liberté d'association et de comparaison avec Michel Cartry, que j'ai acquis la
nécessité d'être au plus près des matériaux, et de les reconsidérer au fil des années, au
point de questionner l'usage de la caméra comme révélateur potentiel d'un réel. En
effet, le langage cinématographique rendait compte d'une manière si linéaire des
rituels si complexes que je me suis tournée vers les capacités que le numérique offrait
pour justement restituer la complexité des réalités considérées.
20 Je me souviens très précisément lorsque M. Cartry m'incitait à comparer des rituels
forts distincts comme les rituels de naissance que j'avais pu filmer, avec des rituels
agraires ou des rituels de deuil afin de percevoir et comprendre les similitudes et la
continuité qui pouvait se révéler d'un rituel à l'autre. Là effectivement, le cinéma tel
que nous pouvions le pratiquer à l'époque touchait les limites imposées par le genre.
21 Avec le recul, ce fut une chance inouïe de pouvoir bénéficier de cet enseignement, qui
m'a accompagné tout au long de mon terrain.

Systèmes de pensée en Afrique noire, 19 | 2014


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22 Son enseignement, son attachement à la parole restent des témoins d'une méthode de
transmission dont on peut évaluer à présent, non seulement la richesse, mais aussi et
surtout le décalage face au monde universitaire où la productivité, la rentabilité et
l'excellence tentent d'effacer la singularité des réalités partagées avec nos collègues
africains.

NOTES
1. Michel Cartry, nommé en 1974 directeur d'études à l'École pratique des hautes études (EPHE,
V' section, Sciences religieuses). reprenait la chaire« Religions d'Afrique Noire». créée pour
Germaine Dieterlen en 1956.
2. Mamadou Diabaté, chercheur associé à « Systèmes de pensée en Afrique noire ».
3. Moustapha Sanogo, chercheur associé à « Systèmes de pensée en Afrique noire », enseignant à
l'Université nationale de Côte d'Ivoire.
4. Philippe Lourdou, anthropologue-cinéaste, docteur en cinématographie, enseigne le cinéma
anthropologique à l'Université ParisOuest Nanterre.

AUTEUR
NADINE WANONO
lngénieure de recherche CNRS Institut des mondes africains (IMAF)

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« Il m'appelait Koumen et je
l'appelais Jaba »
Sada Mamadou Ba

« J'aime le souvenir de ces époques nues »


1 Voilà comment c'est arrivé, pour parler sur le mode du « Voilà ce qui est arrivé! »,
proféré par El Hadj Oumar dans le Bayân mâ waga'aa1.
2 Nous arpentions régulièrement, Michel Cartry et moi, le boulevard Saint-Michel depuis
la Sorbonne, rue des Écoles à la place du Châtelet ou la Mairie de Paris en passant par le
boulevard du Palais ou du côté de Notre Dame pour prendre le métro. Distance qu'ayant
parcourue des années durant en sa compagnie je me représentais quelque peu, sans
nulle velléité de comparaison entre les personnages, à l'image de celle qu'Emmanuel
Kant accomplissait de son université à son domicile.
3 À la fin de chacun de ses séminaires, Michel Cartry ne manquait d'accomplir son rituel
du Maître. Un rituel dont je ne pouvais m'empêcher de comparer l'effet à celui qui est
attendu d'un bulo - le bulo dont Michel Cartry dit lui-même que c’est « ce que le
sacrificateur renvoie au lieu où toute chose s'origine pour demander que descende ce
qui permet de créer » 2. Le prévoyant en général à l'avance, il faisait en sorte qu'à la
sortie, un nombre d'auditeurs vienne avec lui s'attabler autour de lui dans un café et ou
un restaurant, pour échanger autant sur les dits que les non dits du cours. Le temps de
ce rituel pouvait égaler celui du cours ou à défaut, sa moitié. J'étais toujours par lui
associé à ce « contingent ». Il avait pris l'habitude en la circonstance de me faire
discrètement signe pour m'y inviter.
4 Nous prenions ensuite le métro. Nos quartiers sont mitoyens. Je m'obligeais - il n'est de
servitude selon La Boétie que volontaire - à descendre avec lui à la station de son
domicile pour continuer à attiser le feu de la conversation. Nous nous attablions à
nouveau dans le Café du coin. Nous discutions de tout. De l'ethnologie germait des
sujets annexes: la vie scolaire et universitaire dans les pays de nos terrains respectifs,
les questions religieuses, sociales, politiques et économiques dans ces pays. Le
militantisme politique qui jusqu'alors avait été au centre de ma vie - mes positions
ayant été quelque peu assouplies par mon contact avec l'ethnologie - faisait partie de

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ces choses par lesquelles s'est établie une certaine forme de familiarité. Quand je lui ai
fait part que, paradoxalement, ce qui m'avait passionné à la lecture de ses premiers
travaux était son texte sur « les idéologies politiques des pays en voie de
développement 3», une porte s'entrouvrit entre nous-pour emprunter la métaphore à A.
de Musset. Une plage d'exception commença à s'aménager en marge des rapports
institutionnels au fur à mesure que je me rendais compte de la faim inextinguible que
j'avais de ses séminaires dans le cadre du travail que j'avais entrepris.
5 C'est ainsi que, sans y faire attention, nous sommes devenus kaaw l'un de l'autre. Kaaw
est le terme peul qui désigne la relation oncle maternel-neveu. Le terme « neveu »,
badiraado, symbolise quant à lui la relation d'alliance matrimoniale mais ne constitue
pas un terme d'appellation. Ainsi, l'oncle, kaaw, n'appellera pas son neveu par le terme
badiraado mais par le terme réflexif kaaw, celui-là même par lequel ce dernier l'appelle.
Ce faisant, ils deviennent des égaux entre lesquels la relation hiérarchique parent/
enfant est en partie gommée sous le sceau de la familiarité qui est celle qui règne entre
gens de la même classe d'âge (par « classe d’âge » il ne faut pas forcément entendre «
du même âge ») et qui autorise l'usage réciproque d'une liberté "excessive"
relativement aux relations ordinaires. Et c'est dans ce contexte d'une grande
complexité dont il n'est pas question ici de défaire tous les nœuds, que les Peuls 4 se
construisent une idéologie d'exception sur la relation kaaw. Charles Monteil rapporte
que le jour de la résurrection ou jour du jugement dernier, Dieu rend caduque et
inopérant tout lien de parenté unissant les personnes entre elles devant le tribunal
qu'il tient pour demander les comptes dont chacun est redevable dans sa vie terrestre.
Ce lien de parenté refusé à tout le monde sera toutefois accordé exceptionnellement à
l'oncle. Quand le neveu, son kaaw, se trouvera en difficulté devant le tribunal de
l'éternel, il pourra exceptionnellement recourir à son aide dans le cas où le poids de ses
péchés serait supérieur à celui des bienfaits lui permettant d'accéder au paradis et
d'éviter le feu de l'enfer 5.
6 Les Peuls étendent le lien kaaw6 à d'autres situations. Un exemple patent bien que non
exhaustif est celui du lien séculaire de proximité et de voisinage entre Soninkés et
Peuls7. Le Peul dit du Soninké qu'il est son kaaw8 Le Soninké, quant à lui, l'appelle
maama. Ce terme peul Soninké, quant à lui, l'appelle maama. Ce terme peul désigne,
sans différence de sexe, les grands-parents. Le Soninké l'utilise quant à lui, pour
désigner uniquement la grand-mère à l'opposé du grand-père qu'il appelle kisima. Ce
qui infère qu'à l'origine la société soninké a acquis du "sang" Peul par le mariage entre
l'ancêtre fondateur kisima et une femme Peul, la maama. Sur ce fait, les Soninkés
soutiennent - comme nombre de populations africaines, y compris les Peuls - être
originaires d'Égypte, cela parce que « Soninké » serait un terme issu de la déformation
du nom de la ville d'Assouan9. À cela s'ajoute que Sarakollé10, cet autre nom ethnique qui
leur est aussi attribué, serait, à son tour, la prononciation corrompue de serinxulle 11 «
homme rouge», c'est-à-dire du même teint que le Peul (entre autres appelé Pullo
bodeejo, « Peul (à la peau) rouge »). Cela dit, le Soninké prenant épouse chez le Peul le
ferait en souvenir du mariage contracté par les ancêtres fondateurs entre le kisima et la
maama. Cette relation matrimoniale donne naissance à la relation de kaaw. Une relation
de familiarité dédoublée entre celle qui caractérise les liens entre maama la grand-mère
et maama le petit-fils 12 d'une part, entre kaaw l'oncle et le neveu, d'autre part. C'est
ainsi que le noble soninké - le noble étant en principe le seul à avoir droit à cette
alliance - donne à son épouse peule le statut de la préférée 13. Car au-delà du mariage
préférentiel avec la fille de l'oncle rappelant celui, mythique, entre kisima et maama, il y

Systèmes de pensée en Afrique noire, 19 | 2014


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a, en filigrane, une cohabitation apaisée au-delà de l'opposition entre pasteurs nomades


Peuls et agriculteurs sédentaires Soninkés, ces deux formes d'activités économiques
étant conceptuellement distinctes mais fonctionnellement complémentaires.
7 Ce plan passe en miroir dans l'univers des animaux. La loi, dans ce temps où - comme
dit le conte- on y parlait comme les hommes, était la loi de la force. Une loi qui était la
matrice dans laquelle chaque animal composait son nom 14. L'interposition de la relation
kaaw permet de redéfinir un cadre d'équilibre entre force et faiblesse, ruse et naïveté
des uns et des autres. Sont ainsi kaaw: nyiiwa l'éléphant et njambala la girafe, mbaroodi le
lion et ngabu l'hippopotame, yaare le scorpion et noorwa le caïman, fowru l'hyène et bojel
le lièvre, etc.
8 C'est dans un tel complexe que s'est aménagé l'espace matriciel autour duquel Michel
Cartry, en tant que mon directeur de thèse et moi en tant que son étudiant, avons
entretenu une relation serrée jusqu'aux derniers instants de sa vie. Au cœur de cette
relation, je mentionnerai brièvement, au risque d'en caricaturer l'essence, trois points.

La géomancie
9 C'est par la géomancie bien entendu que la porte entrouverte par la relation kaw avait
définitivement ouvert son battant. Michel Cartry m'avait donné l'occasion d'en faire un
exposé à son séminaire suite à l'entretien que j'avais eu avec lui à propos de mes
recherches antérieures. Il parlera lui-même de « géomancie peule », allant au-delà de
ce que j'aurai osé penser tant je doutais de mes compétences en ethnologie. En milieu
peul sénégalais, géomancie se dit dans la langue, gisaane, terme dérivant de gisDe
(corruption de jiiDe, qui signifie « la vue »). La pratique se dit: toBBuDe gisaane, « faire
des points (sur le sable, pour voir, interroger le gisaane) ». Les Peuls disent aussi ramli,
par corruption du terme arabe khet't er reml. qui signifie textuellement : « les points
tracés sur le sable », nom qui fut donné par son supposé fondateur arabo-berbère, el
Zanâti15.
10 Gisaane et ramli se renvoient ainsi l'un à l'autre comme les deux faces différentes d'une
même réalité pour faire état de la pratique du devin qui n'a de support que le sable ou
bien du devin qui n'en a d'autre que les outils fournis par l'écriture coranique. J'en
avais trouvé la pratique en usage dans le culte de possession des tuur et rab 16 en milieu
rural wolof du Cayor où j'avais fait mon premier terrain en ethnologie. L'ascension de
l'islam confrérique d'une part, le modernisme introduit par l'utilisation progressive de
la monnaie, d'autre part, avaient imposé des limites à la réalisation des séances
publiques de possession. C'est ainsi, disent les devins eux-mêmes, que le gisaane et le
ramli avaient troqué le rôle secondaire qu'ils avaient dans le cadre de ces anciens cultes,
pour celui, de premier ordre, qu'ils jouent dans l'ensemble du cycle rituel qu'implique
ces cultes.
11 Tuur, rab et islam infèrent une distinction qu'il faut bien noter. Sous le nom générique
de ramli, il faut implicitement entendre l'usage des outils de l'islam par le canal
desquels seriny, le marabout et maître en écritures coraniques - et partant des savoirs
rituels -, le pratique légalement, c'est-à-dire sous la bannière de l'islam. Par le nom
gisaane, il faut entendre par contre l'exercice de cette même géomancie qui, par le canal
de la culture traditionnelle, fait dénommer le praticien gisaanekat 17 Ce même gisaanekat

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est aussi appelé jabarkat, une dénomination souvent péjorative parce que non conforme
aux normes de l'islam.
12 Mon exposé faisait état des deux espaces par lesquels un seriny, ramlikat, se dispute la
primeur avec le gisaanekat. J'avais pris l'exemple du cas d'une jeune femme victime
d'avortements récurrents causés par son double, un rab masculin jaloux. Dans ce cas,
on pouvait dans le même temps observer les modalités d'une concurrence entre deux
méthodes de divination différentes mais adossées l'une à l'autre et se poser la question
de la spécificité des géomancies africaines. Contrairement au seriny, la culture du
gisaanekat - qui est généralement, sinon exclusivement un Peul - bien que proche, est
totalement extérieure à la sphère culturelle de la pratique du culte des tuur et des rab.
Gisaane et ramli sont cependant une seule et même chose, mettant en œuvre le même
vocabulaire des signes, la même démarche, le même principe essentiel, l'aléatoire, le
hasard. Sauf que sous la plume du seriny, cette approche est pratiquée sous le nom de
khet't er reml (ramli).
13 L’islam ce faisant, ne s'est pas approprié le culte des rab et le gisaane quant à lui, garde
ses coudées franches tout en restant en interaction avec les procédures musulmanes.
14 L'effet de cet exposé, entre Michel Cartry et moi, fut similaire à celui du partage d'une
calebasse de sala (crème de mil), rituel déterminé dans le mythe comme une marque
d'hospitalité. Dès lors, nous ne raterons plus une occasion de nous livrer à quelque
exercice divinatoire suivi de débats et discussions.
15 En témoignent les éléments ci-dessous, semblables à des gribouillis.

16 Michel Cartry, ne m'entraînera pas dans de grands débats théoriques mais il


m'apprendra plutôt, par les mots de la langue des uns et des autres, ce que comparer
pouvait vouloir dire en ethnologie.
17 Je l'écoutais me dire le mythe gourmantché. Jaba le roi divin aux 333 buli, descendu du
ciel avec son sac et son hochet. Jaba qui distribue tous les objets hétéroclites contenus

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dans le sac, hormis un petit reste. Ce petit reste, le roi divin qui fut aussi l'ancêtre des
devins ventriloques, porteurs de la parole oraculaire18 va le donner en héritage au o
liido, « celui qui cherche », o tambi, « le frappeur de sable », le géomancien. « L’oracle de
la terre, la terre qui parle mais qui n'est pas une divinité, ce qui se donne de la bouche
du sable, la parole vraie ... », autant de notes que je prenais fébrilement, les considérant
comme des questions sur mes propres matériaux.
18 « La parole vraie qui sort de la bouche du sable » est, pour les Peuls musulmans,
d'essence divine. Pour eux, l'idéal est que coïncident système traditionnel et système
musulman, pour paraphraser Christiane Seydou19. Par l'intermédiaire de Gabriel, le
prophète Idriss a initié sur le sable les premiers traits à l'origine du gisaane. Mais bien
des lignages renvoient cette origine à leur propre ancêtre fondateur. Dans le lignage
des suutinkoobe-demmbube, par exemple, l'ancêtre aurait surpris l'hyène, son animal
totémique, en train de deviner sur le sable. Or on sait que l'hyène ne sort de sa caverne
qu'au plus noir de la nuit, ses yeux lumineux percevant tout ce qui est caché jusque
dans les tombes les hermétiquement fermées, et particulièrement celles où viennent de
prendre place les nouveaux morts.
19 C'est ainsi que Michel Cartry ne me présentera jamais à son entourage comme un
étudiant, son étudiant. Il disait à tout un chacun : « M. Ba est un ami et un collègue,
ajoutant selon le contexte, c'est un spécialiste de questions portant sur la divination
peule ». Je corrigeais bien souvent cette déclaration en riant. Son comportement
s'apparentait symboliquement à cet égard - si je puis me permettre à nouveau la
métaphore - à l'attitude de l'ancêtre Pabado, envers Kwatume dans la captation
d'héritage du Bonnet rouge de la montagne, symbole de la chefferie auquel celui-ci n'était
légitimement pas en droit d'avoir accès en tant que yarga, enfant d'une fille du lignage 20
Une complicité certes mais qui n'avait rien de fusionnel.

Jaba et Koumen
20 Nous voilà devenus, lui, Jaba et moi, Koumen. Jaba, le roi devin représentant les
Gourmantchés sédentaires et « animistes » et Koumen, le guide mythique du pasteur Silé
Sadio à travers les « Douze clairières de la connaissance », représentant les Peuls nomades
et musulmans, deux ethnies unies dans l'histoire par des relations d'opposition et de
complémentarité21. Nous nous dénommerons désormais ainsi jusqu'à ce que la mort
l'emporte.
21 La géomancie gourmantché, telle que je l'interprétais au travers des propos de Michel
Cartry dans ses séminaires, me paraissait comparable à une sorte de gare de triage dont
les multiples voies figuraient « les rituels qui s'imbriquent les uns dans les autres et
s'articulent avec la divination » 22. Deux d'entre elles, symbolisant en particulier les
rituels du destin individuel et ceux du sacrifice animal ont singulièrement pesé sur les
circonstances qui nous ont amenés à nous attribuer réciproquement les noms de Jaba et
de Koumen.
22 De ces deux rituels, je citerai d'abord le yenmiali. J'avais d'abord lu l'article de Michel
Cartry, « Le lien à la mère et notion de destin individuel chez les Gourmantché » 23et
suivi assidûment le séminaire y afférant. Michel Cartry n'avait de cesse de me parler
des petits cercles de pierre, autels du destin, « qu'on aperçoit, disait-il, en différents
lieux et le plus souvent auprès des portes de certaines unités d'habitation dans la cour
de chaque grande maison collective ». Il cherchait en quelque sorte à inclure mon sujet

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d'étude qu'il dirigeait sur les marques distinctives du bétail portant sur le destin
individuel dans le vaste travail de comparaison, inscrit dans son programme
d'enseignement, entre des ensembles symboliques observés par des ethnologues en
d'autres sociétés de l’aire voltaïque présentant une structure semblable. Nul doute pour
moi que l'on pouvait retrouver certaines similarités avec cet ensemble dans la société
peule. Mais chez les Peuls, il n'y a pas vraiment de cercles de pierres « autels du destin
». Ceux qui existent encore ne sont pas faits uniquement de pierres et ne sont pas
fermés. Une ouverture y est aménagée pour permettre d'aller à l'intérieur « faire le
salam », la prière musulmane à laquelle cet espace est en principe voué. Michel Cartry
me posait cependant beaucoup de questions sur cette architecture. Pour lui, il y avait là
quelque chose à creuser dans la mesure où « les rites effectués en direction des
puissances du destin, ainsi que les autels qui leur sont associés sont solidaires d'une
théorie particulière de la "prédestination" à laquelle l'idée de fatum n'était sans doute
pas étrangère24 ». Il y avait là aussi l'idée de creuser dans les mots et les expressions de
la langue relatifs au destin. Je lui faisais remarquer que dans la conception peule du
destin individuel, je ne rencontrais pas sur mon terrain de discours aussi organisé que
celui tenu par les Gourmantché dans le conte de ce chasseur qui, ayant surpris « dans la
maison de Dieu » son fils à naître énonçant son programme de vie, avait réussi à arrêter
le destin tragique de son fils25• Cela ne signifiait pas pour autant que les Peuls n'aient
pas de théorie du destin.
23 Au stade où j'en étais, il ne me paraissait pas évident de pouvoir, comme ce que Cartry
rappelait des propositions de Ludwig Wittgenstein26, « rassembler correctement ce que
l'on sait et ne rien ajouter », car « rassembler correctement » est le premier Rubicon à
franchir pour l'apprenti ethnologue.
24 Toutefois la théorie gourmantché de la « prédestination » semble bien avoir son
analogue chez les Peuls, à cette différence que chez les Peuls, c'est dans les marques
distinctives fixées dans et sur le corps « dans un temps qui précède la naissance »
qu'apparaît le programme de la vie future de l'enfant qui vient de naître. Ces marques
que l'on appelle baade ngaabdi27 seul un devin initié peut les lire et guider leur porteur
vers le « chemin du rite ». Elles sont bonnes ou mauvaises, selon ce que la fortune en
décide. Elles ne peuvent qu'être maintenues ou non dans leur « brillance » 28, mais
jamais effacées. Dans ses conférences de 1996-1998, Michel Cartry rappelait à ce propos
l'hypothèse formulée par Albert de Surgy29 : le « projet prénatal » ne s'efface pas, on ne
peut tuer ce qui est contenu dans l'œuf, ce qui a été dit ne peut être rétracté. La seule
issue possible est de faire retourner cette parole de l'origine « au soleil rouge du matin
» et de« la laisser passer en l'espace d'un seul jour d'un état embryonnaire à celui de sa
réalisation achevée où ses effets seront épuisés». Cela, comme pour abonder sur ce que
les Peuls en disent.

Des bovins dans les sacrifices animaux


25 L’intérêt que Michel Cartry avait porté à la sélection des animaux dans le sacrifice et la
divination et celui que je portais à ce que, pour les Peuls, les animaux représentent
d'essentiel à leur existence, nous conduisirent à nouveau à comparer, à travers les
parlers respectifs, les bétails gourmantché et Peul. Il s'agissait de repérer, dans la
description des champs sémantiques des modes d'identification et de classification.

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Dans un premier repérage - je me limiterai à cet exemple la place me manquant pour


tout dire - c'était la mise en regard par la dénomination car comme il l'écrivait 30 :
« Partout où est attestée l'existence de sacrifice
d'animaux, on peut constater que les victimes ne
sont choisies que dans un nombre relativement
restreint d'espèces. En outre on remarque que
parmi les espèces admises, un grand nombre de
discriminations sont opérées. En raison des
caractéristiques différentes qu'ils présentent,
certains animaux sont négligés, d'autres
strictement prohibés, quelques-uns, au contraire,
formellement prescrits. »
26 Michel Cartry me montrait que parmi les Do-yandi [litt.« les animaux de maisons»], les
tanana [litt.« les quatre pattes »] la sous-catégorie mitabarma [« les pieds fendus en deux
» 31], à savoir les caprins, les ovins et les bovins, ont, dans la société gourmantché, un
statut tout à fait comparable à celui qui leur est accordé dans la société Peule. Chez les
Gourmantchés, le bovin, à l'intérieur de cette catégorie, est celui qui est voué par
excellence à bu-nakpambu32 en tant que victime sacrificielle la plus valorisée. À ce
statut, s'adjoint la qualité de représenter, de la façon la plus éloquente, la richesse au
sens plein du terme. Car, lui, o nua [le bovin 33] est la créature mythique issue du monde de
l'antériorité (la vache aquatique34) soumise à la garde du Peul. Jaba ne boit que le sala,
jamais le lait. Koumen, le Peul, ne boit que le lait et jamais le sala. Le Peul appela cette
vache primordiale Jalliŋeere35 (diallingéré) « celle qui a commencé les vaches na'i et la
surveillance (ngaynaaka) des vaches36 ». Ce nom métaphorique dérive du nom jallungol
qui désigne la pousse sortie du trou de terre où a été ensemencée la graine de céréale.
27 Par extension, le nom Jalliŋeere symbolise l'alliance du Peul avec la vache et représente
de ce fait la marque distinctive qui fait de lui le seul qui en soit véritablement «
propriétaire ». Quiconque nourrit le dessein de se constituer un troupeau ne peut donc
se passer du Peul, lui dont la vache constitue en quelque sorte la baraka. Une baraka qui
symbolise ses compétences techniques et ses connaissances et qui génère d'abord et
avant tout les liens avec les autres.
28 Ainsi par exemple les Gourmantchés dont l'amour pour le bovin égale celui des Peuls ne
peuvent-ils se passer de leur confier la garde exclusive de leur bétail, comme la trame
narrative du mythe le fait apparaître37.
29 C'est dans un tel creuset, on le devine bien, que Michel Cartry et moi avions taillé le
modèle de notre lien. Il était Jaba et moi j'étais Koumen. Il ne fallait donc surtout pas que
j'échappe à son regard et lui non plus au mien. Et comme j'étais Koumen, le gardien du
troupeau arpentant les chemins pour trouver les bons pâturages Jaba écoutant le « dit
silencieux » des signes du sable savait toujours où je devais me trouver.
30 En témoignent les mots sur cette carte postale :

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Image 1003D558000023980000130053B5E901926BFAE7.emf

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NOTES
1. Sidi Mohamed Mahibou et Jean-Louis Triaud, 1984 : 146. Je cite cette expression proférée en
arabe par El HadJ Oumar dans la mesure où on J'emploie de la même façon en langue peule pour
raconter les circonstances dans lesquelles un fait est survenu.
2. Michel Cartry, 1978: 29.
3. Pierre Bonnafé & M. Cartry. 1962: 417-425.
4. Henri Gaden, 1931.
5. Charles Monteil, 1950 : 166.
6. qu'ils nomment dans la langue, kaawiraagal (la manière d'être oncle).
7. De l'espace du fleuve Sénégal et de la Falémé notamment.
8. À savoir tel que défini plus haut.
9. Ou Sonna d'après Germaine Dieterlen 1992: 139.

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10. Prononcé sarakulle en Pular dialecte Peul du Sénégal et le seul utilisé et dit en cette langue en
association ou non avec le terme Ceddo (Thiédo) qui désigne quant à lui, tous les groupements
non poullophones.
11. En langue soninké, [sérinkhoulé]. Composé de serin (= homme. personne·) et xu/le (= rouge)].
12. Grands·parents et petits·enfants s'appellent réciproquement de la même façon que l'oncle et
le neveu.
13. Ce qui a pour conséquence, en contexte polygynique, qu'elle soit tout à fois enviée et rejetée
par les épouses soninke.
14. Gaden, 1931 : 87-88
15. Khet't er rem/ kitab al façl fi oucoûl ilm er rami Mohammad er Zanâti, tel que titré dans le livre dit
Shams ut maarif al kubra.
16. Le rab est un esprit ancestral attaché à un lignage, ou un village, doté d'un nom propre dans
un autel domestique ou un site naturel et le tuur est un rab qui a été fixé en un lieu désormais à
lui voué. Voir Andràs Zempléni, 1966 : 295-439.
17. Kat en wolof, est ici l'indice de classe qui désigne le praticien lui-même.
18. Baayuali, la « parole lourde du sac ». Cartry, 2009: 309.
19. Christiane Seydou, 1977.
20. Cartry, 1994 : 104.
21. Amadou Hampâté Bâ & G.Dieterlen, 1961 28; Laya Diouldé, 1991 : 65-90.
22. Cartry, 1978-1979: 57.
23. Cartry, 1973 :255 282.
24. Cartry, 1998-1999 70.
25. Cartry, ibid.: 77-78.
26. Cartry, 1983-1984: 97.
27. Gaden. 1972.
28. Selon l'expression gourmantché (tel, son soleil a brillé) dont on retrouve l'équivalent chez les
Peuls (la tête de soleil d'un tel).
29. De Surgy. 1979 : 1920.
30. Cartry, 1978: 151.
31. Les ongulés artiodactiles.
32. Catégorie de bulo, intimement associé à un arbre de l'espèce Afzelia africana "autorité"
suprême du village. « Sous cet aspect, écrit Cartry ( 1978 157-158), ce nom de bu-nakpambu qu'on
lui donne signifie à peu près, "tueur de taureau". »
33. En langue gourmantché selon Cartry [cf. dans les images ci,incluses].
34. Cartry, 1978 : 173.
35. L'affixe re indique l'appartenance à la classe sémantique nde qui signifie une partie d'un
ensemble qui en comprend d'autres (R. Labatut, 1985 : 32).
36. Voir Tierno Shaikou Baldé et Ly Djibril, interprète principal de Kaédi, 1938.
37. En résumé : le chasseur gourmantché ayant aperçu un animal bizarre à cornes (la vache)
s'enfuit. Il raconte son histoire au village. Un Peul qui était là lui demande de le conduire sur les
lieux. Employant une ruse, il parvient à amener la vache à l'orée du village et demande aux gens
de l'aider à faire un parc où petit à petit. il arrive, à l'aide du feu, à faire entrer toutes les vaches
de la mare.

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AUTEUR
SADA MAMADOU BA
Doctorant EPHE Institut des mondes africains (IMAF)

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