migrants qui justifie de singulariser la connaissance de leur santé ? On l’a longtemps pensé. La preuve en est que la santé des migrants constitue souvent un chapitre de l’enseignement de la médecine. Cette façon d’autonomiser la santé des migrants s’inscrit dans une double tradition, tropicaliste et sociale. D’un côté, dans la lignée de la médecine coloniale, et plus particulièrement de sa variante tropicaliste représentée par le réseau mondial des Instituts Pasteur dès le début du XXe siècle, les migrants ont été vus comme des porteurs et potentiellement des vecteurs de maladies infectieuses, ce qui conduisait à les hospitaliser, quel que soit leur problème, dans des services spécialisés prenant en charge ces affec- tions. De l’autre, dans la continuité de l’hygiène publique, et notamment de son intérêt pour la dimension sociale des maladies depuis les travaux de Louis-René Villermé au milieu du XIXe siècle, les migrants sont apparus comme l’incarnation la plus manifeste des disparités de santé. Or, ce double héritage intellectuel s’avère aujourd’hui problématique. D’une part, les patho- logies dont souffrent pour l’essentiel les personnes
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La santé des migrants en question(s)
originaires d’autres pays ne sont guère spécifiques
– même si elles présentent une prévalence particu- lièrement élevée de certaines infections comme la tuberculose, l’hépatite B et le VIH. D’autre part, les études épidémiologiques réalisées de par le monde ont établi qu’en moyenne l’état de santé des indivi- dus étrangers est meilleur que celui des individus natifs en raison à la fois d’une sélection au départ du pays d’origine et de comportements générale- ment plus sains – même si l’on sait également que plus la durée de leur séjour s’allonge et plus leur état de santé se dégrade à cause de leur précarité. Dès lors, les préjugés qui accompagnent la désigna- tion de « santé des migrants », en termes d’importa- tion de maladies ou de coût plus élevé de prise en charge médicale, doivent être récusés. C’est ce que cet ouvrage s’efforce de faire en mettant, dès son titre, la santé des migrants « en question(s) ». Dé-singulariser la santé des migrants, c’est consi- dérer que, dans une large mesure, les migrants n’ont des problèmes spécifiques qu’en fonction de la manière dont ils sont traités par les pays qui les accueillent. Les conditions indignes dans lesquelles sont condamnées à vivre les personnes en situation irrégulière, les violences qu’elles subissent de la part des forces de l’ordre, les lieux insalubres dans lesquels on les relègue, l’incertitude et l’anxiété qui font leur quotidien ne sont pas liés au fait d’être migrants, mais au fait d’être exclus, comme du reste peuvent l’être d’autres membres de la société. Les formes d’exploitation auxquelles sont soumis les étrangers, l’exposition à des risques auxquels ils se trouvent confrontés sur les chantiers et dans les logements,
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Préface TC
l’excès d’accidents du travail et de maladies profes-
sionnelles qui sont leur lot ne résultent pas de leur migration mais de ce qui leur est imposé. Même le racisme et les discriminations, dont on sait depuis peu les conséquences délétères sur la santé, ne leur sont pas spécifiques : ils touchent aussi leurs enfants et petits-enfants qui, eux, sont français nés en France. Il est donc important de déplacer le curseur et de mettre « en question(s) » non plus les migrants et leur santé mais bien les sociétés des pays hôtes et leur politique. Les auteurs de ce livre collectif s’y emploient en analysant les effets néfastes des conditions de vie, des difficultés d’accès aux soins, des obstacles à la prise en charge des mineurs non accompagnés ou encore du manque de considération pour les expé- riences traumatisantes liées aux persécutions et aux violences dans le pays d’origine et lors du trajet vers le pays d’accueil. En ce sens, tout autant qu’une analyse de santé publique, ils proposent à leurs lec- teurs une réflexion destinée à éveiller une conscience citoyenne.