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Qui n’a jamais condamné le désir ?

Dans nos sociétés occidentales, le désir est


synonyme de manque, de souffrance et par la soumission qu’il inflige, témoigne
de la finitude humaine ; le malheur viendrait de l’insatisfaction de nos désirs. Or,
le désir étant par définition illimité, il est aisé de concevoir que celui-ci ne
disparaît jamais vraiment : à peine est-il satisfait que notre désir est de nouveau
attiré par un nouvel objet. C’est la raison pour laquelle on associe généralement
le désir au malheur et à la souffrance. Mais, dans ce texte, la nouvelle Héloïse,
Jean-Jacques Rousseau nous montre à travers le personnage d’Héloïse que le
malheur ne vient précisément pas de nos désirs mais de leur absence, car selon
lui, le bonheur vient de ce que l’on espère !
On proposera une explication linéaire du texte en décomposant son
développement en trois parties. On verra ainsi dans un premier temps (jusqu’à la
l. 9) quelle est la thèse soutenue par Rousseau et que pour lui, le travail de
l’imagination nourrit l’illusion et enrichit le plaisir. Dans un second temps (jusqu'à
la l. 13), on étudiera le fait que l’embellissement illusoire de l’objet désiré s’éteint
avec l’obtention de celui-ci. Enfin, dans un dernier temps, l’auteur prétend que
ce n’est pas le réel qui rend heureux, mais l’imaginaire, considération que nous
pourrons discuter.
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! ». La première phrase du texte de
Rousseau s’apparente fort à un proverbe, semble posséder une valeur
didactique, comme une sorte de mise en garde. Mais cette phrase semble aller
contre l’idée reçue que l’on se fait généralement du désir. En effet, le désir est
ordinairement perçu comme une période plutôt désagréable, un moment de
doute ; n’ayant pas encore obtenu l’objet de son désir, on est au moins dans
l’expectative du « promis » bonheur. Or contre toute attente, Rousseau dans
cette phrase établit le malheur dans l’absence du désir. Autrement dit, le
bonheur se situerait non pas dans l’obtention de l’objet du désir mais dans le
désir lui-même. Le paradoxe grandit puisqu’il ajoute qu’avec l’obtention de
l’objet du désir, « il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède » : l’obtention est
donc synonyme de perte… Pourtant il semblait logique que l’absence de désir
qui est impliquée par l’obtention immédiate de l’objet désiré soulage l’homme
de tout doute d’obtention et ainsi, le libère du malheur qui en découle. De plus,
dans la phrase suivante, Rousseau fait dire à Héloïse que la jouissance est plus
intense lorsque « on espère » que lorsqu’on « obtient ». En d’autres termes, c’est
le désir, l’espérance qui procure une jouissance et du plaisir. « L’on est heureux
avant d’être heureux » vient consolider la thèse défendue par Rousseau : en
effet, le sens ici est celui que le réel bonheur est celui qui s’établit avant celui que
nous avons l’habitude de percevoir de manière fictive, c’est a dire non pas le
bonheur lié a l’obtention mais celui du désir. On peut noter que le parallélisme
de construction de la phrase tend à faire entendre la confusion qui existe entre
le bonheur que l’on croit être et le réel bonheur défini par Rousseau.
Par la suite, l’auteur met dans la bouche d’Héloïse le fait que le désir est
intrinsèque à l’humanité, « l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu
obtenir » ; le désir est un élément de définition de l’homme, une caractéristique
de sa nature. L’homme est alors fait de telle sorte que son désir est toujours
présent. Il n’est donc jamais satisfait, désire toujours plus. Cet élément de
définition est à mettre en rapprochement avec la notion de « mauvais infini du
désir » de Hegel. L’homme est insatiable car son désir est illimité, irrationnel,
infini. Mais, selon Rousseau, en guise de compensation de cette nature
inconfortable, « l’homme a reçu du ciel, une force consolante ». Il trouve ainsi
une explication divine à l’alternative de l’obtention : il s’agit d’une force qui «
rapproche de lui tout ce qu’il désire ». Cette force rapproche de l’homme l’objet
du désir en le « soumettant par l’imagination ». Cette force est en réalité la
capacité que nous avons de nous représenter mentalement l’objet du désir qui
n’est pas en notre possession. On imagine l’obtention et la jouissance à celle-ci.
La puissance de cette force se vérifie dans le fait qu’elle nous rend l’objet du
désir « présent et sensible ». Ces deux adjectifs sont relatifs au réel. On peut
noter une allitération en [en] qui accentue la puissance de cette force. Cette
force a donc la capacité de donner une « réalité » imaginaire, mais néanmoins
une réalité à l’objet du désir, car « elle nous le livre en quelque sorte ». En outre,
cette force étant d’origine divine, elle parait être infinie et illimitée puisque « elle
modifie au gré de sa passion » la mentalisation de l’objet du désir ; en d’autre
terme elle jouit d’une adaptabilité à tous nos désirs aussi irrationnels soient-ils et
d’après Rousseau, c’est cette capacité qui nous rend notre « imaginaire propriété
plus douce ». Cela signifie que cette force possède une propriété compensatrice
voire consolatrice. En effet, l’homme est un être fini, mais pour autant passionné
et illimité dans son désir. Il paraît alors logique que l’adaptabilité des passions de
l’homme au réel soit impossible. Cette force offerte par Dieu nous offrirait alors
la possibilité de dépasser notre finitude et nous permettrait d’outrepasser notre
condition d’être éternellement insatisfaits en nous rendant palpables et présents
ce qui fait l’objet de notre désir (et donc nous « manque »).
Le second temps du texte, montre que l’embellissement illusoire de l’objet désiré
s’éteint avec l’obtention de celui-ci. Rousseau dans une précédente partie du
texte a dépeint l’état du désir humain comme un élément contre toute attente
permettant à l’homme d’accéder au bonheur. Et c’est par la mentalisation, la
figuration interne de l’objet du désir que l’on ne possède pour sûr en rien que
cette période est heureuse et rendue agréable. Pour se justifier, Rousseau
montre et analyse dans cette partie les sensations humaines qui accompagnent
l’obtention de l’objet du désir. « Tout ce prestige disparaît devant l’objet même
». Pour Rousseau, l’état de désir était un état où seule l’imagination était actrice.
Mais avec l’obtention de l’objet, tout le « prestige » disparaît. Selon l’auteur, la
force donnée par Dieu est magique puisqu’elle permet une représentation
mentale « sensible » et « présente » de l’objet désiré : elle leurre l’homme, le
dupe. C’est une sorte de mirage. Mais Rousseau va plus loin : Héloïse prétend
que « rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ». Cette phrase sous
entend que l’objet du désir est embelli par celui qui désire. Pour Rousseau, la
représentation mentale permise par la force divine dont il est question laisse
toute liberté à l’imagination de produire des représentations adaptées au désir
de l’homme. Nos passions et nos désirs sont changeants. Cette force s’adapte et
l’objet du désir également. On s’imagine à notre convenance ce que l’on ne voit
pas. Or avec l’obtention de l’objet désiré, cette force s’essouffle et c’est le
sensible naturel qui prend le relais. En d’autres termes, l’adaptation de l’objet aux
passions de l’homme retrouve une réalité qui pare l’embellissement. En effet, ce
qui est n’apparaît aux yeux des hommes uniquement comme tel, et ne possède
existence « pour soi ». C’est ce que Rousseau veut dire avec « on ne se figure
point ce que l’on voit ». Un objet, n’est qu’un objet. Il parait évident que
confronté au réel, « l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède ». Enfin,
« l’illusion cesse où commence la jouissance » ; Pour l’auteur l’illusion est la
période de désir qui cesse lors de l’obtention de l’objet désiré, moment de
jouissance. Le désir, nous l’avons vu précédemment est dépeint par Rousseau
comme une période de bonheur qui s’oppose dans cette phrase à la jouissance
de l’obtention. On peut noter que le bonheur s’oppose ici à la jouissance.
« Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité ». Dans cette
phrase, Rousseau semble valoriser fortement l’imaginaire au détriment du réel.
En effet, le pays des chimères, c’est celui de l’illusion et tout comme les chimères,
les objets du désir n’existent que dans l’imagination. Affirmer que le pays des
chimères est le seul digne d’être habité c’est considérer que le réel est toujours
décevant et que face à cette déception, il vaut mieux se tourner vers l’imaginaire.
D’ailleurs, ce pays est digne d’être habité pour l’auteur car c’est l’unique endroit
qui soit beau « il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. ». Mais dans cette
phrase, Rousseau va plus loin ; il dresse un portrait très sombre de l’humanité ; il
l’inclut dans ce qui pour lui n’est « pas beau », et va même jusqu’à sous entendre
qu’il existe un « néant des choses humaines » qui est dû à la réalité de l’existence
de l’homme, à son aspect concret et limité. En outre, il existe en plus de
l’imagination, un autre « lieu » de beauté dans le monde : « qu’hors l’Etre
existant par lui-même ». Il s’agit, de Dieu. Dieu pour l’auteur est « beau » car par
définition, il peut tout et il est tout, la beauté, la joie, l’allégresse et aussi le
bonheur. Ainsi, l’unique alternative pour pallier à la finitude et à la limite
humaine est, dans ce texte, le monde imaginaire, l’illusion, le désir dans lesquels
peuvent s’exprimer des passions et des sensations infinies. L’imagination est
donc le moyen de nous faire supporter l’existence, « le néant des choses
humaines ». Mais il s’agirait alors de se demander si l’on peut valoriser à ce point
l’imaginaire…En effet, si l’imaginaire peut parfois nous soulager, il est aussi
essentiel d’affronter le réel. En effet, il y a un face-à-face, entre la raison et le réel
: la raison n’a d’existence qu’en tant qu’elle est une faculté de penser, de
représenter le réel – et de le distinguer de l’illusion. Or vivre dans l’illusoire,
n’est-ce pas une manière de perdre sa raison, et dans une certaine mesure, son
humanité. On pourrait se demander si l’attitude que Rousseau nous propose
d’adopter ne relève pas dans une certaine mesure d’un semblant de lâcheté ? En
effet, si l’imaginaire peut parfois nous soulager, il parait aussi essentiel
d’affronter le réel. Cette attitude peut consister à nier le réel et à se détourner du
souci de la vie en société. On a dit que la raison et le réel étaient liés. Or selon
Descartes, la raison c’est la faculté de « discerner le Bien et le Mal, le Vrai et le
Faux ». On pourrait donc penser que la pensée de Rousseau est en ce sens
incompatible dans la vie en société, car elle conduit a des excès de tous types
qui peuvent nuire au fonctionnement des relations entre les gens.
Rousseau s’oppose ici à la conception commune que l’on se fait en général du
désir. En effet, on pourrait penser que désirer, c’est visé ce qui nous manque, ce
que nous ne possédons pas. En ce sens, l’imagination nous rend alors présent à
l’esprit ce que nous n’avons pas et nous conduit à désirer. Mais l’auteur dans ce
texte a montré que notre malheur ne vient pas de nos désirs mais de leur
absence. Telle est l’affirmation du début de ce texte. L’auteur a prétendu que
notre bonheur vient de nos désirs et non de la satisfaction de ces derniers. Plus
précisément, c’est le travail d’une force divine et de l’imagination qui nourrit
l’illusion et leurre l’homme, rendant palpable et sensible l’objet du désir. Or dans
sa dernière partie, Rousseau nous montre que ce n’est pas le réel qui rend
heureux mais l’imaginaire. Ainsi, l’on est heureux en désirant et le bonheur «
cesse là où commence la jouissance ». Mais on pourrait alors se demander pour
quelles raisons, Rousseau dans certains de ces textes, prétend que le malheur ne
réside pas dans la privation mais dans le fait de ne rien avoir. Il établit également
que l’on peut être heureux avec peu de choses, et que le malheur consisterait en
fait à toujours prendre conscience de ce que l’on a pas. Ainsi, si on ne se
représente pas ce que l’on pourrait avoir, on pourrait se satisfaire de ce que l’on
a. Or ces propos ne sont-ils pas contradictoires avec la pensée de Rousseau dans
ce texte ?

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