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LA MISE EN QUESTION CONTEMPORAINE DU PARADIGME
ARISTOTÉLICIEN – ET SES LIMITES

Jean-Claude Monod

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2007/4 Tome 70 | pages 535 à 558


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2007-4-page-535.htm
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La mise en question contemporaine
du paradigme aristotélicien – et ses limites

J E A N - C LAU D E M ON O D
Archives Husserl (CNRS) – École Normale Supérieure, Paris

« La métaphore est le travail du rêve du langage et,


comme tout travail du rêve, son interprétation rejail-
lit autant sur l’interprète que sur celui qui en est la
source ». [Donald DAVIDSON, Enquêtes sur la vérité et
l’interprétation, p. 349]

La métaphore comme objet de réflexion philosophique a connu un regain


d’intérêt exceptionnel dans la seconde moitié du XXe siècle : si l’on met de
côté la « philosophie de la rhétorique » de Richards (1936), venu de la criti-
que littéraire, l’article séminal du traducteur américain de Frege et commen-
tateur de Wittgenstein, Max Black, « Metaphor » (1954) 1, a été à l’origine
d’une intense discussion dans l’espace anglo-saxon qui ne s’est pratiquement
pas arrêtée depuis, jalonnée par les contributions de Beardsley, Goodman,
Davidson, Searle, Rorty… L’espace de la philosophie dite continentale a
connu une semblable efflorescence, « semblable » mais tout autre par le style
de la discussion et la position de ses enjeux, depuis les Paradigmen zu einer
Metaphorologie de Blumenberg (1960), De la grammatologie (1967) et « La
mythologie blanche » de Derrida 2 jusqu’à La Métaphore vive, de Ricoeur
(1975), qui tente la jonction entre les approches analytiques et les interroga-
tions issues de la phénoménologie et de la déconstruction. Depuis la tenta-
tive de synthèse de Ricoeur, qui cherchait aussi à cumuler les apports récents
de la linguistique et de la sémantique, de la « nouvelle rhétorique » et de l’ana-
lyse structurale des textes, on n’a pas suffisamment tenté, me semble-t-il, de
dégager les grandes lignes et les éventuels « acquis » – ou du moins les résul-
tats provisoires – de ce questionnement multiforme. Je voudrais donc ici

1. Max BLACK, « Metaphor », Proceedings of the Aristotelian Society, 55 (1954), p. 273-


294, repris dans Models and Metaphors, Ithaca, Cornell U. P., 1962.
2. Jacques DERRIDA, « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique »,
Poétique, 1971, repris dans Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972.
536 Jean-Claude Monod

entreprendre de « répéter » en mode mineur et avec de moindres capacités,


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mais en intégrant quelques nouvelles contributions produites entre-temps,
et les élaborations de Ricoeur lui-même, un aspect 3 de la tentative de
Ricoeur: mesurer ce qui sépare une compréhension « contemporaine » de la
métaphore de sa détermination ou de sa compréhension « classique ».
Il y a là, sans doute, un artifice de construction : où trouvera-t-on l’ex-
pression de « la » compréhension « classique » de la métaphore ? Chez
Aristote, chez Cicéron, chez Quintilien? Dans une « tropologie » reconstruite
pour les besoins de la cause, c’est-à-dire pour énumérer tous ses défauts par
rapport aux avancées récentes? C’est un peu ainsi que procède Ricoeur lors-
que, dans la 2e étude de La Métaphore vive (« le déclin de la rhétorique: la
tropologie »), il construit sciemment le « modèle » d’une « chaîne de présup-
positions impliquées dans un traitement purement rhétorique de la méta-
phore », modèle dont « l’analyse d’Aristote apparaît […] comme l’anticipa-
tion » 4 et dont Les Figures du discours de Fontanier (1830) constituent
« l’effectuation la plus rapprochée » 5. De fait, c’est le plus souvent par
contraste avec une « vision traditionnelle de la métaphore » imputée à
Aristote et à sa postérité dans la rhétorique et l’esthétique classiques que les
écrits du XXe siècle consacrés à la métaphore ont entendu ou prétendu
construire une nouvelle théorie de la métaphore, ou une approche de la méta-
phore en rupture avec des présupposés qui, à travers Aristote, seraient ceux
de « la tradition philosophique » ou de « la métaphysique » même. Nous vou-
drions tout à la fois systématiser ce geste, qui a l’avantage de fournir un fil
rouge dans cette réflexion foisonnante sur la métaphore, et le questionner.

L’élaboration aristotélicienne de la métaphore : définition, localisation,


finalisation

C’est bien chez Aristote que l’on trouve une première élaboration philo-
sophique et une définition de la métaphore, restée inchangée et incontestée

3. Un aspect seulement, parce que je n’ai pas su, pu ou voulu (dans l’ordre qu’on voudra)
faire le point sur les éventuelles avancées dans l’analyse de la métaphore opérées dans le champ
de la linguistique, et en particulier de la pragmatique (pour citer des disciplines que Ricoeur
convoquait dans La Métaphore vive) ou des sciences cognitives (pour évoquer des approches
développées depuis et qu’il « faudrait » certainement prendre en compte).
4. Paul RICOEUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, rééd. « Points », p. 66 ; mais
Ricoeur souligne aussitôt que « d’autres traits de la description d’Aristote résistent à sa réduc-
tion au modèle considéré » (Ibid., p. 67).
5. Ibid., p. 68.
Mise en question du paradigme aristotélicien 537

pendant des siècles: « la métaphore est le transfert [ou le transport, epiphora]


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à une chose d’un nom qui en désigne une autre (allotrios) » (Poétique,
1457b). Suit une série de précisions qui délimitent le champ de la métaphore,
lui assignent un rôle, en analysent le fonctionnement, et qui participent de
son élaboration comme concept. Rappelons (trop) brièvement les principaux
éléments (qui deviendront autant d’axes de contestation), bien connus, de
ce qu’on nommera le « paradigme aristotélicien de la métaphore » 6.
1. D’abord ses lieux d’élaboration. La « localisation » du discours sur la
métaphore peut s’entendre à plusieurs niveaux : trivialement, la méta-
phore est abordée par Aristote essentiellement dans la Poétique et dans
la Rhétorique. Un double statut lui est ainsi assigné : la métaphore est
(ce qui ne s’appelle pas encore) une figure de la rhétorique; la métaphore
est un procédé poétique. Une question sera alors de savoir quelle est la
place de la rhétorique et de la poétique (et donc de la métaphore) dans
la philosophie.
Mais la localisation peut s’affiner : dans la Rhétorique comme dans la
Poétique, Aristote aborde la métaphore dans le cadre d’une théorie de la
lexis. Ce terme, difficile à traduire, est défini ainsi par Aristote 7 : « la
lexis est la manifestation de la pensée (hermêneia) à travers des mots ».
Lexis est généralement rendu en français par discours, élocution, style,
diction ou style en anglais. Ricoeur note qu’il « concerne le plan entier
de l’expression » et rapporte une indication en ce sens de D. W. Lucas
dans son ouvrage Aristotle’s Poetics 8 : « lexis can be rendered by style,
but it covers the whole process of combining words into an intelligible
structure ». La métaphore est une forme d’expression – et il faut alors se
demander de quoi cette notion ou cette « sphère » de l’expression se dis-
tingue et se détache.
2. La métaphore est opposée, entre autres, au nom « kurion », c’est-à-dire
« propre » 9 ou « courant » 10. Traduction lourde d’enjeux ultérieurs,
comme on le verra : que dit Aristote ? « J’appelle kurion un nom qui

6. J’entends ici paradigme au sens devenu banal depuis le livre de Kuhn sur la structure
des révolutions scientifiques : un ensemble de représentations ou une manière d’approcher les
choses qui a acquis valeur de modèle et est devenue « dominante » sur telle ou telle question,
dominante au point de fournir un socle d’évidence, une sorte de cadre que toute personne dési-
reuse d’entrer dans l’examen ou dans la discussion de ce domaine doit prendre en compte.
7. Poétique, 1450 b 14.
8. Oxford, 1968.
9. ARISTOTE, Poétique, 1457 b 3, traduction J. Voilquin et J. Capelle, Paris, Garnier, 1949.
10. ARISTOTE, Poétique, 1457 b 3, traduction R. Dupont-Roc et J. Callot, Paris, Seuil, 1980.
538 Jean-Claude Monod

appartient à l’usage de tout le monde », ou « dont tout le monde se sert »,


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par opposition à glôtta, « terme dialectal » (Voilquin et Capelle) ou
« emprunt » (Dupont-Roc et Callot) – si bien qu’un même nom peut être
à la fois kurion et glôtta, mais pas pour les mêmes locuteurs. Le kurion
est donc foncièrement relatif : au sein d’une langue, c’est le terme habi-
tuel et « bien de chez nous ». Dans d’autres textes, la métaphore est oppo-
sée au terme idion (propre), oikeîon (familier).
3. L’assignation d’un « rôle », d’une fonction ou d’une série ordonnée de
fonctions : Aristote attribue à la métaphore une fonction ou un effet
d’agrément, mais aussi une fonction et un effet de connaissance.
Fonction d’agrément, fonction heuristique et fonction de connaissance
se soutiennent l’une l’autre, dès lors que la connaissance procure un plai-
sir, dont le désir de connaissance universellement partagé est, pour la
première phrase de la Métaphysique, le meilleur signe, avec le plaisir
pris à la vision, sens le plus « théorique ».
On peut formuler l’effet de connaissance propre à la métaphore ainsi: la
métaphore fait voir le semblable dans le différent, elle dévoile des « res-
semblances », elle instruit au moyen du « genre », c’est-à-dire de la classe
commune ou du trait commun. La métaphore obéit ici à la même logi-
que que l’image (eikôn) 11 : « on apprécie la vue des images (eikôna) parce
qu’on apprend en les regardant et on déduit (syllogizesthai) ce que
représente chaque chose ». Il en va de même pour la métaphore, puisque
Aristote note 12 qu’en comparant la vieillesse au calame ou à l’éteule, arbres
sans fleur, on invite celui qui reçoit la métaphore à « déduire » la propriété
« commune » (la vieillesse est l’âge où l’on a perdu la « fleur », la beauté,
comme le suggère la métaphore lexicalisée « la fleur de l’âge », où l’on est
devenu « sec », infertile, etc.). Il faut déduire la propriété commune ou
l’analogie entre les choses ou les idées comparées. Derrida parle joliment,
à propos de cet aspect de la réflexion d’Aristote, du « syllogisme ellipti-
que de la mimésis » 13, et rappelle l’insistance d’Aristote sur l’energeia, la
force, la vivacité que procure ce caractère elliptique à la métaphore, par
contraste avec la lourdeur de la comparaison introduite par « comme »…
On comprend qu’en vertu de ces propriétés, loin d’être exclue, proscrite
de la philosophie par Aristote, la métaphore soit reconnue comme un ins-
trument essentiel et précieux de l’activité intellectuelle, de l’entreprise

11. Poétique, 1448b.


12. Rhétorique III, 10, 1410b 13-14.
13. Marges, p. 286, note.
Mise en question du paradigme aristotélicien 539

de connaissance. Mais elle en est un instrument: c’est dans la connais-


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sance et dans la reconnaissance que la métaphore trouve sa meilleure
« fin » ; donc dans le cercle d’une certaine « mêmeté » ? La forme de méta-
phore la plus valorisée par Aristote est celle qui repose sur un schéma
proportionnel sous-jacent, la métaphore « d’après une analogie (kat’ana-
logias 14) ». La faculté à trouver de bonnes métaphores (eu metaphorein,
dit Aristote, « bien métaphoriser ») dépend ainsi de l’acuité du regard
pour saisir des rapports, des ressemblances – il faut savoir « bien voir le
semblable » (to homoïon théôrein) 15. Or cette faculté « théorique », le
philosophe la possède éminemment.
4. On peut donc définir ce qu’est une bonne métaphore (sinon à quoi ser-
virait la rhétorique ?), et celle-ci doit faire appel à – et mettre en lumière
en retour – un certain rapport entre les choses comparées. Pour citer la
Rhétorique, 1412 a, 11-12: « il faut tirer ses métaphores des choses appro-
priées mais non point évidentes, comme, en philosophie, apercevoir des
similitudes entre des objets fort distants témoigne d’un esprit sagace ».
Cette caractérisation de la bonne métaphore recoupe celle de la bonne
rhétorique en général, ou de « l’excellence de l’expression » (aretê lexeôs)
telle que la thématise le livre III de la Rhétorique : l’élégance oratoire ou
stylistique mêle harmonieusement clarté et nouveauté. Elle doit éviter
la platitude, surprendre, par exemple en utilisant des mots rares ou étran-
gers (tois xenikois)… ou des métaphores, et tout ce qui est « para ton
kurion », « en marge du commun »… mais sans en abuser, parce que l’ex-
pression tomberait alors dans « l’énigme » ou dans le « barbarisme ».
« L’abus de métaphore fait du discours une énigme ». Mais il faut confron-
ter cette sentence à la caractérisation des métaphores 16 comme des énig-
mes voilées, « et c’est à quoi on reconnaît que l’on a bien ‘transféré’ »
(metenênektai).
5. La métaphore est, au plan humain, universelle, banale mais inégalement
distribuée, comme toute « qualité naturelle ». « Tous, tout le monde dis-
cute (dialegontai) à l’aide de métaphores, aussi bien que (kai) de mots
usuels et de mots propres », souligne Aristote ; « tous les hommes par
nature savent faire des métaphores », mais « faire de belles métaphores
est un don naturel », que tous ne possèdent pas au même degré 17.

14. Rhétorique, III, 10, 1411a 1-2.


15. Poétique, 1459 a 8.
16. Rhétorique, livre III, chapitre 2, 1405b 4-5.
17. Rhétorique, III, chapitre 2, 1404b 32-33.
540 Jean-Claude Monod

6. Le concept de métaphore avancé par Aristote englobe des figures qui ont
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été, depuis, distinguées, distribuées sous d’autres noms (synecdoque,
métonymie, catachrèse, etc.). Le concept de métaphore subsume alors
toutes les figures de déplacement, les manières de désigner une chose par
une autre, de « faire image ». Dans l’histoire du concept de métaphore,
le fait qu’Aristote ait insisté sur cette capacité de la métaphore à « faire
tableau », à donner à voir comme « sous les yeux » (pro omattôn) la chose
exprimée 18 a eu à cet égard un effet immense: l’opposition entre méta-
phore et concept sera largement déterminée comme une opposition entre
l’image sensible, accessible aux « yeux » – quand bien même Aristote uti-
lisait manifestement ici l’expression « sous les yeux » métaphorique-
ment –, contre le concept abstrait, qui ne « donne » pas à « voir ».
7. La notion de métaphore telle que la rhétorique classique la construit en
s’inspirant d’Aristote est fondée sur l’idée d’une substitution d’un mot
(figuré) à un autre, propre.
8. La définition d’Aristote est centrée sur le nom, le mot – la métaphore,
comme le dit Ricoeur, est ici « quelque chose qui arrive au nom ».

Premières contestations : l’assignation à la rhétorique et la téléologie de


l’expression

Reprenons un à un ces points pour examiner comment ils ont été mis en
question, de façon plus ou moins radicale, dans la philosophie contemporaine.
Qu’est-ce qui se joue dans l’approche de la métaphore au sein de la rhé-
torique et de la poétique, et dans le cadre – restrictif? – d’une théorie de la
lexis ? L’approche la plus soupçonneuse est ici celle de Derrida : Aristote
aborde la métaphore dans le cadre de la lexis, et non de la dianoia, que l’on
traduit communément par « la pensée ». Le passage dans lequel Aristote
aborde la métaphore, dans la Poétique, s’ouvre en effet par l’annonce
(1456a) : « il nous reste à parler de la lexis et de la dianoia. Or, ajoute aussi-
tôt Aristote, ce qui concerne la dianoia doit trouver place dans les traités
consacrés à la rhétorique. » Exit la dianoia. Reste la lexis, où la métaphore
trouvera sa place – hors, donc, de la « pensée » ? Où passe la différence entre
lexis et dianoia ? Selon Derrida, « la différence entre la dianoia et la lexis
tient à ce que la première n’est pas manifeste par elle-même » 19. C’est évi-

18. Rhétorique, III, 10, 1411a 26, 1411b 3, etc.


19. Jacques DERRIDA, « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique »,
Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, p. 277.
Mise en question du paradigme aristotélicien 541

demment dans cet être non manifeste à soi que commencent toutes les dif-
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ficultés que déroulera la déconstruction. Derrida donne ainsi à cette délimi-
tation première un sens d’exclusion : « la dianoia en tant que telle n’a pas
encore rapport à la métaphore. Il n’y a métaphore que dans la mesure où
quelqu’un est supposé manifester par une énonciation telle pensée qui en
elle-même reste inapparente, cachée ou latente » 20. Le concept de métaphore
est-il séparable d’un tel jeu de latence et de manifestation, de sens manifeste
et de sens second, d’une représentation du « tour » et du « détour » de l’ex-
pression? C’est à voir, mais une chose est sûre: la limitation de la métaphore
à la sphère de l’expression langagière a été contestée, au XXe siècle, à par-
tir de diverses sources, et notamment de la source psychanalytique. La for-
mule de Derrida que l’on vient de citer, et l’idée que les choix d’exemples
comme le mouvement même de l’écriture d’Aristote suivent une « trame
secrète », portent la trace de l’ébranlement psychanalytique en direction d’un
principe d’engendrement inconscient des métaphores ou, pour citer Ricoeur
(dont la pensée de l’interprétation est également mais autrement marquée
par Freud), d’un « non-dit de la métaphore » 21 et d’une « métaphoricité qui
opère à notre insu ». Dans la réflexion freudienne sur le travail de l’incons-
cient et notamment sur le travail du rêve, la métaphore apparaît non pas seu-
lement comme opération linguistique, mais comme opération fondamentale
de l’inconscient, de la vie psychique. Et dès lors, comme tout autre chose
qu’une simple figure de rhétorique ou qu’un procédé poétique.
Et toute la déconstruction derridienne est portée par la conviction qu’à
l’agencement réglé de l’argumentation philosophique on peut opposer une
sorte d’ « inconscient scripturaire » du texte lui-même, la « scène fabuleuse
de l’écriture » telle que son déroulement, son enroulement ou sa trame ne
sont jamais simplement « l’expression » de « l’intention » signifiante, du « vou-
loir-dire » de l’auteur, mais les projections de « l’autre scène ». En l’occur-
rence, Derrida entend mettre au jour cette trame en suivant la métaphori-
que qui parcourt le texte d’Aristote à son insu, dicte ses exemples, dans le
réseau qui associe le Soleil et le jet (du rayon sur la terre, qui est « comme »
le grain qui ensemence…), la coupure et Œdipe 22, etc. Par où la déconstruc-
tion recueillerait de Freud, non pas de nouvelles métaphores pour la vie psy-
chique, mais bien « un nouveau type de question sur la métaphoricité » 23,

20. Ibid., p. 277.


21. Paul RICOEUR, La Métaphore vive, op. cit., p. 362.
22. Voir les trois citations d’Aristote placées en exergue par DERRIDA, Marges, p. 277, trois
renvois à l’Œdipe roi de Sophocle.
23. Jacques DERRIDA, « Freud et la scène de l’écriture », in L’Écriture et la différence, Paris,
Seuil, 1967, rééd. « Points », p. 297.
542 Jean-Claude Monod

notamment avec sa thématique d’une « écriture psychique » qui ne renver-


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rait plus à une parole, mais à des estampes originaires, des traces… 24
C’est également en tenant compte d’un certain ébranlement freudien que
Benveniste (dans un article de 1956), « Remarques sur la fonction du langage
dans la découverte freudienne » 25, Jakobson, dans son fameux texte 26,
« Deux aspects du langage et deux types d’aphasie » 27, et bien sûr Lacan en
1957 dans « L’instance de la lettre dans l’Inconscient », ont montré toute la
richesse heuristique qu’offraient les tropes (et d’abord l’opposition méta-
phore-métonymie) pour une analyse des fonctions du langage, mais aussi de
l’ensemble de la « vie des signes », et par là des « productions » de la vie psy-
chique (comme le rêve, mais aussi les troubles psychiques) et sociale (comme
les diverses formes de magie, agissant par contiguïté, par contact ou par sym-
bolisation). Ainsi s’ouvrait un champ indéfini d’application où le structura-
lisme a trouvé à se déployer. Or si « le structuralisme » n’est évoqué, depuis
une vingtaine d’années, que pour mieux le déclarer mort et épuisé, diffé-
rents indices 28 suggèrent qu’on n’a pas fini de prendre la mesure de ce
qu’impliquait peut-être son « ontologie du signe » comme ce qui ne se laisse
pas déterminer a priori comme tel, et qui ne se laisse donc pas davantage
délimiter comme une « région » close de la réalité.
Comme le rappelait ici même Jocelyn Benoist, « c’est une erreur de croire
que le structuralisme ne puisse s’appliquer qu’à du signifiant matériel stricto
sensu, suivant un régime strict de séparation du signifiant et du signifié ; il
consiste bien plutôt à tout traiter comme du signifiant… » 29.

24. Une question qui se poserait cependant, si l’on a à l’esprit les remarques de
Wittgenstein sur la psychanalyse, serait de savoir si celle-ci n’a pas essentiellement consisté en
l’invention de nouvelles métaphores appliquées au psychisme, à la « production » du rêve comme
texte – précisément l’imagerie du texte censuré, du « caviardage », de l’auto-censure, mais aussi
de la « figuration » des pensées cachées, de « l’écriture imagée » du déchiffrement hiéroglyphi-
que du texte du rêve… L’ébranlement causé par la psychanalyse pour la pensée des tropes, et
d’abord pour l’opposition cardinale entre métaphore et métonymie, serait alors un effet en
retour, comme si l’invention de métaphores nouvelles pour le psychisme n’avait pu laisser
indemne la pensée de la métaphore comme trope. Tours et détours…
25. Repris in Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
26. Également paru en 1956.
27. Roman JAKOBSON, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de lin-
guistique générale, trad. fr. N. Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, 1963.
28. Je compte parmi ces indices l’important ouvrage de Patrice Maniglier consacré préci-
sément à La Vie énigmatique des signes. Saussure et la naissance du structuralisme (Paris,
éditions Léo Scheer, 2006), qui incite à re-poser ontologiquement la question séminale de la lin-
guistique saussurienne, sur un mode que je reformulerai ainsi : « quel est ‘l’être’ de cet être qui
n’est que différentiel ? ».
29. Jocelyn BENOIST, « Structures, causes et raisons. Sur le pouvoir causal de la structure »,
Archives de philosophie, t. 66, cahier 1, printemps 2003, p. 85 (note).
Mise en question du paradigme aristotélicien 543

« Tout » traiter comme du signifiant, et à ce titre exporter la tropologie


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pour envisager les phénomènes les plus divers, reste un geste fécond, qui
doit être pratiqué avec rigueur et apprécié à ses résultats, mais qui fait de la
métaphore autre chose qu’un simple instrument d’expression linguistique:
un concept-clé.
Dans quelle mesure sort-on alors du cadre aristotélicien? D’une part, en
ce qu’il ne s’agit plus de penser le trope, mais de penser à partir et à l’aide
du trope comme outil analytique ; d’autre part, en ce que l’on déborde la
théorie de la lexis : il ne s’agit plus de combiner des mots ou des sons, nous
sommes passés de la lexis à des formes non langagières d’expression, de tra-
duction et de transfert, qui incluent le symptôme, la somatisation, le rêve
comme autant de « lieux » où la métaphore se frayerait une voie… Plus géné-
rale que l’expression verbale est la « figuration », sous toutes ses formes –
dont l’écriture n’est qu’une variante…
On voit aussi comment l’assignation de la métaphore à la sphère de la
rhétorique est mise en question, sauf à élargir considérablement le concept
de rhétorique (peut-être au profit de celui de rhétoricité avancé ici par
Ernesto Laclau): penser la métaphore dans l’ordre de la rhétorique, ce serait
la cantonner au domaine de la (re) production langagière de sens et (n’) en
faire (qu’) un moyen, un truchement au service de l’idée.
Dans la contestation de cette assignation, on voit poindre la mise en ques-
tion générale de la métaphysique et de ses décisions fondatrices, où la théo-
risation aristotélicienne de la métaphore resterait prise: « das Metaphorische
gibt es nur innerhalb der Metaphysik », selon la sentence de Heidegger
reprise et discutée par Derrida, Ricoeur et peut-être, en sourdine, par
Blumenberg. C’est-à-dire en l’occurrence (et selon Der Satz vom Grund) : le
métaphorique conçu par la philosophie est non seulement tenu pour un
moyen (rhétorique) au service du « logique », du sens intelligible, mais il n’est
concevable que dans l’horizon de ces partages entre le sensible (qu’emprunte
souvent l’Idée pour se figurer) et l’intelligible (qui constitue le « sens » intel-
ligible de la métaphore), dans l’horizon du platonisme. La localisation de la
métaphore dans la rhétorique et la poétique traduirait en fait la subordina-
tion au logique, à l’Idée, de la métaphysique en son instauration platoni-
cienne. Et dans cet horizon, la métaphore n’est jamais qu’un détour vers
l’idée, un concept inchoatif, un plaisir légèrement coupable, un « passage »
vers le sens vrai. Le caractère stratégique, crucial de la métaphore pour la
déconstruction de la métaphysique – dans sa version derridienne plutôt que
heideggérienne, et c’est sans doute l’apport le plus net de Derrida à la
déconstruction : viser l’écriture – tiendrait cependant à ce qu’elle constitue
544 Jean-Claude Monod

le « maillon faible » de cette visée de maîtrise du sens: car la métaphore ne


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se laisse pas maîtriser, elle dissémine ses effets dans l’écriture de la philoso-
phie – que celle-ci s’efforce toujours d’effacer ou de minimiser comme sa
« rhétorique ». Que l’écriture se laisse toujours emporter par autre chose que
par la visée de signification, de vérité, de maîtrise du sens, par son propre
plaisir ou sa propre errance, c’est ce que la déconstruction derridienne ajoute
à la destruction heideggérienne, en y adjoignant les forces de la psychana-
lyse et de Nietzsche: car Nietzsche « a écrit que l’écriture – et d’abord la sienne
– n’était pas originairement assujettie au logos et à la vérité. Et que cet assu-
jettissement est devenu dans une époque dont il nous faudra déconstruire
le sens » 30. La réflexion sur la métaphore conduit vers l’écriture de la philo-
sophie et pivote vers son histoire – en quoi elle relève peut-être historique-
ment comme telle d’une certaine « fin de la métaphysique » – en écho à la
dernière phrase des Paradigmes pour une métaphorologie : « la fin de la
métaphysique redonne à la métaphorique sa place ».

Deuxième contestation: l’assujettissement à la connaissance


C’est sur la subordination de la métaphore à l’opération de la connais-
sance, et par là sur la téléologie supposée du sens « propre », que se concen-
trent les critiques que je baptiserai par commodité « post-phénoménologi-
ques 31 ». Derrida, Ricoeur et Blumenberg, reprenant en partie un geste
heideggérien 32, ont en effet tous opéré une certaine rupture avec la phéno-
ménologie husserlienne notamment sur ce point: le « logicisme » premier de
la phénoménologie a produit une approche du langage qui pose d’emblée
que sa fin, son télos, est l’univocité, entérinant ce que Blumenberg désigne
comme « la préférence cartésienne pour l’univocité ». Suivant cette appro-
che, « l’expression » doit s’abolir dans la « signification » (selon ce que Husserl
nommait fortement, dans les Ideen, la « non-productivité radicale de la cou-
che de l’expression »). Dès lors, les phénomènes de langage tels que la méta-
phore sont voués à sembler au mieux des phénomènes provisoires à dépas-
ser, au pire parasitiques, la métaphore est toujours en défaut par rapport au
« propre », où s’énoncera la connaissance parvenue à la clarté et à la distinc-
tion… Comme l’écrit Derrida, la métaphore n’est alors que « perte provi-
soire du sens […] détour […] dans l’horizon de la réappropriation circulaire

30. De la grammatologie, p. 33.


31. Elles rejaillissent sur la téléologie du langage de la phénoménologie husserlienne elle-
même Voir surtout Jacques DERRIDA, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967.
32. La volonté, manifestée au § 44 de Sein und Zeit, de « libérer la grammaire de la logique ».
Mise en question du paradigme aristotélicien 545

du sens propre » – « le dé-tour est un re-tour guidé par la fonction de ressem-


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blance (mimesis et homoiôsis), sous la loi de même » 33.
Nous sommes passés ici insensiblement d’Aristote à Descartes et au
« logicisme » ou au « platonisme » de la philosophie moderne, y compris dans
sa forme phénoménologique. Or s’il y a assurément un primat de l’univocité
dans la pensée du langage d’Aristote (« ne pas signifier une chose, c’est ne
rien signifier du tout »), en tension avec la reconnaissance de la plurivocité
de l’être (« l’être se dit de plusieurs manières »), il est douteux qu’on puisse
rétrojeter vers Aristote l’idée d’une supériorité en quelque sorte intrinsèque
des termes « propres » ou « courants » sur les métaphores, qui ne seraient,
dès lors, qu’un pis aller pour la connaissance. D’abord, parce qu’Aristote
souligne bien que la capacité à faire de bonnes métaphores est une qualité
philosophique fondamentale, mais aussi parce qu’il relève que la métaphore
est ce qui contribue « le plus » à la clarté du discours… à certaines condi-
tions – pourvu qu’on en « use » bien, sans en abuser, et pourvu qu’elle s’ap-
puie sur des choses appropriées. Il est vrai que ces conditions sont restric-
tion, encadrement de l’usage métaphorique dans les bornes qui la canalisent
vers le sens « clair » et peut-être vers un privilège de la présence. Mais cette
visée d’élucidation semble bien inséparable de la philosophie comme telle,
si bien que la déconstruction même ne peut que « jouer » avec elle, sans s’y
soustraire – comme le reconnaît d’ailleurs Derrida. Cette visée suppose-t-
elle pour autant, dans le cas d’Aristote, une métaphysique du « propre » ?
On tend alors à surimposer sur ses textes consacrés à la métaphore une
théologie de l’analogie de l’être ou une métaphysique de la langue qui ne s’y
trouvent pas. La critique à laquelle Ricoeur soumet cette série de réductions,
telle que l’effectue Derrida dans « La mythologie blanche », emporte l’adhé-
sion sur ces deux points. Je laisserai de côté la longue discussion érudite sur
l’analogie de l’être (invention théologico-métaphysique médiévale imputée
à Aristote, comme l’avait montré Pierre Aubenque) pour souligner le
deuxième point, objecté par Ricoeur: « on attache à l’opposition du figuré
et du propre une signification elle-même métaphysique, que dissipe une
sémantique plus précise. » Car chez Aristote, souligne Ricoeur, « littéral ne
veut pas dire propre au sens d’originaire, mais simplement courant, ‘usuel’. »
Et de rappeler en note le passage cité de la Poétique ainsi traduit : « j’appelle
nom courant (kurion) celui dont se sert chacun ». Ricoeur rapproche à cet
égard la pensée du langage d’Aristote des visions contemporaines de l’ins-
cription sociale du langage, du conventionnalisme et de la pragmatique : la

33. Marges, p. 323.


546 Jean-Claude Monod

signification, c’est l’usage – selon la fameuse formule du second Wittgen-


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stein –, le sens propre, littéral, est simplement le sens socialement le plus
usité, le plus courant du terme; c’est bien l’emploi dans le discours qui déter-
mine si on a affaire à une métaphore ou à un « nom propre », c’est-à-dire uti-
lisé dans son sens le plus courant – « lion » désigne le plus couramment l’ani-
mal du même nom, mais Homère peut l’utiliser pour parler d’Achille.
L’imputation à Aristote d’une subordination de la métaphore à la fonc-
tion gnoséologique ou épistémique est-elle plus juste 34 ? Assurément, dès
lors que la métaphore est valorisée par Aristote en tant qu’elle « instruit par
le moyen du genre », et en tant que le plaisir même qu’Aristote y associe est
un plaisir « de reconnaissance » (on reconnaît le même dans le différent) ;
mais cela n’empêche pas Aristote de reconnaître d’autres mérites et d’au-
tres fonctions à la métaphore, même si cette ouverture s’accompagne tou-
jours d’une hiérarchisation : « la métaphore est le moyen qui contribue le
plus à donner à la phrase de la clarté (to saphès), de l’agrément et l’air étran-
ger 35 (xenikon) » .
L’explication de l’agrément implique le plaisir de la re-connaissance, du
« c’est exactement cela! », et confirme donc le primat gnoséologique ; mais
elle met en jeu aussi l’élément d’étrangeté, l’effet d’altérité dans la langue,
ou d’altération inédite, de la métaphore, et on peut très bien penser
qu’Aristote était prêt à reconnaître qu’elle puisse viser essentiellement, dans
un cadre poétique, à l’agrément, tandis qu’elle devait contribuer surtout, en
philosophie, à « éclairer » la chose même.
Il est d’ailleurs amusant de constater qu’un autre reproche fait à Aristote,
y compris par certains auteurs récents, est précisément d’avoir associé méta-
phore et plaisir, un plaisir tiré vers le « divertissement » et le « piment », ce
qui, dit-on, reviendrait à la reléguer à un rang subalterne par rapport au lan-
gage « sérieux » : « le but de la métaphore est [pour Aristote comme pour
Cicéron] d’amuser (to entertain) et de divertir (divert), écrit Max Black, qui
ajoute : si les philosophes ont quelque chose de plus important à faire que
de donner du plaisir à leurs lecteurs, les métaphores ne peuvent avoir une
place sérieuse dans la discussion philosophique » 36. Or en faisant de la méta-
phore un principe de plaisir, si l’on peut dire, Aristote ne l’excluait nulle-
ment de la région « la plus sérieuse » de la discussion philosophique ou de

34. Pour Aristote, « la métaphore doit travailler à la vérité », note Derrida, elle trouve là sa
fin et sa légitimité.
35. Rhétorique III, 2, 1405a 8-9, trad. Voilquin, p. 313.
36. Max BLACK, « Metaphor », op. cit., p. 36.
Mise en question du paradigme aristotélicien 547

l’activité intellectuelle – faut-il rappeler que la Métaphysique s’ouvre sur le


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plaisir pris à la vue, sens « théorique », qui indique la naturalité du désir de
savoir ? Il semble en fait que les philosophes contemporains aient eu du mal
à admettre qu’Aristote tenait la métaphore pour un instrument à la fois
authentiquement éclairant pour la connaissance et plaisant, sérieux et
piquant – peut-être en raison de la disjonction entre la connaissance et le
plaisir, le savoir et l’eudémonie dans la science et la philosophie modernes…

Troisième contestation: l’introuvable « appropriation »

Est-il encore possible de définir ce qu’est une « bonne » métaphore, et de


le faire en évaluant si elle est met en rapport des « choses appropriées » (har-
mottousas) ? Aristote, on l’a vu, précisait que la bonne métaphore est celle
qui pose sous les yeux une proportion, un rapport entre des choses éloignées
– qui soudain ont quelque chose de commun – et qui éclaire un aspect de
l’une d’elles. Il y a en ce sens une dimension phénoménologique de la méta-
phore : elle fait voir ce qui se donnait (déjà) à voir mais que l’on n’apercevait
pas (la métaphore surprend d’abord, le rapprochement qu’elle opère ne doit
pas être évident, plat).
La série d’objections dont on peut faire moisson dans la réflexion récente
sur la métaphore vise d’abord la notion de « choses appropriées », « convena-
bles », le prepon, ou l’idée d’une « ressemblance » qui permettrait la méta-
phore. Qu’est-ce qui décide de cette « convenance », et peut-on parler d’une
« ressemblance » entre les éléments engagés dans la métaphore? La « ressem-
blance » n’est-elle pas une notion excessivement vague ? C’est assurément
Donald Davidson qui a exprimé le plus crûment son rejet de la thèse de la
ressemblance : si la condition de la métaphore est d’abstraire une qualité et
de la rapprocher d’un autre objet, tout peut ressembler à tout. On peut dire,
en un certain sens, que la terre est un plancher, que la terre est une pomme,
un temple, que l’amour est une flamme ou une tornade, etc.
Ici, typiquement, un différend et un débat s’est engagé dans la réflexion
contemporaine sur la métaphore pour déterminer jusqu’où il convient de
« ne plus » être aristotélicien, en l’occurrence: sur le point de la ressemblance
ou du « travail de la ressemblance ». La notion wittgesteinienne de « voir
comme », appliquée à la métaphore par Marcus Hester 37, est mobilisée de

37. Marcus HESTER, The Meaning of Poetic Metaphor. An Analysis in the Light of witt-
genstein’s Claim that Meaning is Use, La Hague – Paris, Mouton, 1967.
548 Jean-Claude Monod

toute part, mais avec des conclusions divergentes : peut-on tout voir comme
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ceci ou comme cela? On s’accorde sur le fait que la ressemblance n’est jamais
purement pré-donnée, qu’elle est plutôt le résultat d’une manière d’orien-
ter le regard vers… Selon Max Black, la métaphore « sélectionne, accentue,
supprime et organise des traits… » Black utilise lui-même l’image de la len-
tille qui « grossit » tel ou tel aspect, et a ainsi un effet saisissant… que n’aura
pas la « paraphrase » fastidieuse visant à expliciter la métaphore. Comme le
reformule Ricoeur 38, le semblable est ce qui résulte de l’acte-expérience du
voir-comme. Mais justement, il faut rendre compte à la fois de l’acte et de
l’expérience intuitive. L’acte consiste à attirer l’attention sur un aspect au
détriment du reste, il fait oublier certains attributs du terme métaphorisé,
les élimine pour « faire voir »… Inversement, dans l’usage le plus courant
des métaphores, pour exprimer une certaine qualité, on choisit comme terme
métaphorique le « représentant le plus manifeste » de l’attribut en question
(selon une expression de Ricoeur, elle-même tirée d’un ouvrage d’Hedwig
Konrad) : pour la blancheur, le lait ou la neige ; pour la douceur, le miel ou
la soie… selon que l’on se trouvera dans un registre gustatif, tactile, etc., ou
que l’on voudra « installer » un tel contexte.
Bien sûr, ces associations renvoient à des structures d’expérience cultu-
rellement constituées, qui forment des codes, éventuellement des métapho-
res mortes, lexicalisées ou proverbialisées (« blanc comme neige », « doux
comme un agneau »…), revitalisées, un réseau d’associations symboliques
tel qu’en fournit toute culture. L’interprétation d’une métaphore implique
souvent la possession d’un « code culturel » (Umberto Eco), notamment au
point d’articulation entre symbole et métaphore, problème séminal pour la
métaphorologie.
Mais la sélection même dont parle H. Konrad saisit une certaine qualité
relevant de l’intuition, elle ne la sort pas de nulle part et, en ce sens, il n’est
peut-être pas exact de dire que « tout » peut faire l’affaire. « Toutes sortes de
fondements (ou raisons, grounds) conviennent au changement de significa-
tion selon les contextes, notait Max Black, voire l’absence de raison par-
fois » 39. La théorie de l’interaction, sur laquelle nous revenons plus loin, doit
permettre de rendre compte de cette variabilité des « raisons » et de se pas-
ser de toute notion de ressemblance dans l’explication de la métaphore.
Mais faut-il abandonner si vite la thématique de la ressemblance? La terre
peut certes être comparée à un plancher ou à une pomme. Mais n’est-ce pas

38. La Métaphore vive, p. 136 sq.


39. Cité par RICOEUR, op. cit., p. 243.
Mise en question du paradigme aristotélicien 549

que, dans un cas, on s’attache au fait que nous nous tenons « sur » elle
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(« comme » sur un plancher), tandis que dans l’autre, nous visons à attirer
l’attention sur sa morphologie? Les notions de tension, d’interaction, ne ren-
dent pas superflue toute réflexion sur la ressemblance, elles inviteraient plu-
tôt à réélaborer le statut de cette ressemblance. Ricoeur, en insistant sur le
« travail de la ressemblance », entend bien rester fidèle à l’inscription aristo-
télicienne de la métaphore dans le champ large de la mimesis – entendu non
comme « imitation » ou « copie », mais comme re-présentation, re-configura-
tion, re-description, et préserver par là la métaphore d’un anything goes qui
trouvera chez Davidson son expression la plus nette: toutes les métaphores
sont fausses, et tout peut ressembler à tout. « La métaphore, replacée sur le
fond de la mimesis – semblait objecter Ricoeur par avance –, perd tout carac-
tère gratuit 40 ». Mais faut-il « sauver » la métaphore de l’arbitraire pour l’ins-
crire dans une économie du sens et de la référence ? Ricoeur assume cette
tâche comme consubstantielle à sa philosophie de l’interprétation — celle-
ci « ne peut pas ne pas être une élucidation, par conséquent une lutte pour
l’univocité 41 ». Le congé donné à cette lutte marque le primat d’une vision
esthétique sur une vision de la philosophie attachée d’abord à la vérité. Le
débat avec la déconstruction se poursuit en ce point…

Quatrième contestation: peut-on définir ce qu’est une « bonne » métaphore?

Est-il vrai ou non qu’il y a des métaphores plus ou moins bonnes, plus
ou moins « justes » ?
Là-contre, on pourrait citer Davidson, encore : « il n’y a pas de métapho-
res ratées, tout comme il n’y a pas de plaisanteries qui ne sont pas drôles. Il
y a des métaphores sans saveur… » 42. Davidson souligne, s’agissant de l’ap-
préciation d’une métaphore, le registre du goût : le seul test pour la méta-
phore, c’est le taste (le jeu de mot est de Davidson, je laisse le lecteur juger
s’il est drôle ou non).
La métaphore serait « bonne » comme un bon tableau et non comme une
description exacte ? De la même façon, Nelson Goodman estimait qu’il ne
fallait pas approcher la qualité, la force d’une œuvre d’art en termes de
vérité-exactitude, mais en termes de rightness, de « justesse ». Mais cela

40. La métaphore vive, p. 57.


41. Ibid., p. 383.
42. Enquêtes..., p. 349.
550 Jean-Claude Monod

déplace le problème: qu’est-ce qui fait ou non cette « justesse », sinon un cer-
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tain rapport à la chose peinte ou représentée?
Un point problématique est à l’évidence de déterminer ce que peut signi-
fier « bien métaphoriser », pour reprendre littéralement l’expression
d’Aristote, qui y répondait en invoquant une certaine « harmonie » cachée
dans les objets comparés ou une « convenance » entre eux. Nous n’apprécions
assurément plus aujourd’hui cette « convenance » dans les termes de l’esthé-
tique classique, et la poésie des derniers siècles regorge de métaphores réu-
nissant sciemment les termes les moins appropriés possible. Mais il s’agit là
d’une esthétique du renversement, qui se voulait, justement, subversive, et
s’attaquait donc aux normes du goût… mais parfois par volonté déclarée de
rendre mieux compte de la « réalité brute », des misères du présent (et du
peuple), des duperies de l’idéal…
Il faut donc sûrement ici distinguer, à propos de la « bonne » métaphore,
entre les métaphores poétiques ou littéraires, partiellement déterminées par
un jeu avec les conventions esthétiques et avec l’horizon d’attente du public,
par une historicité des normes poétiques et du goût 43, et les métaphores
qu’utilise le langage quotidien ou un certain langage philosophique et scien-
tifique quand il s’agit de caractériser de façon « parlante » telle situation, de
décrire un sentiment ou un objet en faisant appel à des éléments subtils, en
évoquant un contexte, etc. La « bonne » métaphore, telle que l’appréhende
le sens commun, est celle qui est « bien adaptée » à ce qu’il s’agit de décrire,
celle qui rend compte d’une façon fine ou frappante d’une situation ou d’un
objet dans leur singularité, et pour cela, précisément, il n’y a pas de recet-
tes prescrites à l’avance, il faut inventer, adapter. Il en va de même pour la
métaphore « classique », mais dans d’autres horizons esthétiques, on peut
« attendre » autre chose de la métaphore.
L’intuition d’Aristote selon laquelle la bonne métaphore est celle qui
« met sous les yeux » ce qu’il s’agit de saisir peut donc être nuancée, mais elle
paraît conserver une part de vérité… si ce n’est qu’il n’y a parfois rien à
« voir » et que ce qui est saisi est parfois une relation complexe, confuse, une
proportion à imaginer, quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la représen-
tation ou de l’analogie, mais davantage de la « correspondance », au sens bau-
delairien…
Les souvenirs sont cor de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent…

43. Ce qu’Aristote tenait pour les conditions d’une bonne métaphore ne vaut plus de la
même façon au temps d’André Breton, de Beckett ou de Michel Houellebecq.
Mise en question du paradigme aristotélicien 551

Cette difficulté avait déjà été pointée par Ricoeur au cœur même de l’ap-
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proche aristotélicienne : est-ce que la ressemblance permet de subsumer
d’une part la dimension iconique, le « faire-image » de la métaphore, et d’au-
tre part l’établissement – le calcul – d’une proportion, d’une analogie ? Au
§ 59 de la Critique de la faculté de juger, Kant avait déjà souligné qu’en com-
parant l’État monarchique à un corps animé s’il est régi par des lois consti-
tutionnelles (Volksgesetzen) et à une machine simple, un moulin à bras, s’il
n’est dominé que par une seule volonté absolue, on ne faisait appel à aucune
« ressemblance » ou parenté visible, mais à une « règle de la réflexion » qui
compare la forme de causalité régissant l’État despotique à celle exercée sur
une machine simple, etc. 44

Digression : usage, signification, référence

Ici pourrait être brièvement réexaminée l’interrogation sur la « vérité »


ou la « référence » de la métaphore.
Davidson, refusant la notion d’une « signification métaphorique » ou
d’une « vérité métaphorique » distincte, estime que le mécanisme de la méta-
phore appartient exclusivement au registre de l’usage 45 : il s’agit d’un « usage
imaginatif des mots qui gardent cependant entièrement leur signification
littérale. Il ne sert à rien de postuler des sortes de vérité poétique ou méta-
phorique d’un type spécial » 46.
En revanche, les métaphores auraient, selon Davidson, une référence dif-
férente de celle qu’ont les mêmes mots dans leur usage habituel. S’appuyant
sur une reconstruction de ce qu’il nomme la « théorie frégéenne » de la méta-
phore et de la référence, Davidson pose que la « signification originelle » du
terme, liée à son « contexte ordinaire », renvoie dans ce contexte à sa « réfé-
rence ordinaire » ; mais aussi que la même « signification » vaut pour l’usage
métaphorique, qui est constitué par l’usage du terme dans un « champ d’ap-
plication extra-ordinaire », visant une « nouvelle référence ». Il n’y a pas lieu
de parler, comme le fait le sens commun, de « sens figuré », de « sens second »:
c’est justement la différence entre métaphore et ambiguïté. Avec l’ambi-
guïté, on a affaire à des mots qui ont différents sens ; dans la métaphore, le

44. Voir le commentaire de Hans BLUMENBERG, Theorie der Unbegrifflichkeit, Frankfurt


am Main, Suhrkamp, 2007, p. 58 sq.
45. « Ce qui distingue la métaphore n’est pas le sens, mais l’usage », Enquêtes… p. 369.
46. Enquêtes..., p. 352.
552 Jean-Claude Monod

mot garde son sens originel, mais connaît une attribution inhabituelle, c’est-
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à-dire change de référence.
Cette vision est séduisante dans sa dissolution de l’idée de « signification
métaphorique », qui s’avérerait vaine et trompeuse, une fausse piste pour
comprendre « comment marchent les métaphores ».
Si l’on veut donc éviter l’embarras qui consiste à démultiplier indéfini-
ment la signification d’un terme et à parler de « sens métaphoriques » poten-
tiellement infinis, il serait plus simple de dire que dans l’usage métaphori-
que le mot garde le même sens (« flamme » veut toujours dire la même chose,
c’est-à-dire une partie du feu), mais qu’il change de référent. L’avantage de
cette vision des choses est qu’elle semble mieux rendre compte de l’opéra-
tion métaphorique : quand on dit « flamme » pour « amour », on ne dit pas
« amour », on dit bien « flamme », avec toutes les connotations attachées à (la
signification usuelle de) ce mot, que l’on pourra filer, etc.
Mais deux objections viennent alors à l’esprit : ne faut-il pas dire alors
que l’on se « réfère » également toujours à la flamme comme partie du feu,
et qu’on superpose cette « référence » à un objet nouveau (l’amour) ? Faut-il
alors parler, comme le proposait Ricoeur, d’une « référence dédoublée » ? Et
d’autre part, n’y a-t-il qu’une manière, pour un mot, de « signifier » ?
Pourquoi décide-t-on que seul l’usage « habituel 47 » mérite d’être appelé
meaning, signification ?
Mais il faut ajouter que la ressemblance n’est pas forcément portée par
les deux termes reliés ; elle peut être construite en réseau, et sa compréhen-
sion fait alors intervenir l’ensemble de la phrase, voire du discours tout
entier, du poème… C’est le réseau dans lequel la métaphore est prise qui
« reflète » quelque chose.

Cinquième contestation: la métaphore comme « matériau de base » du langage

Dans son livre The Philosophy of Rhetoric, qui eut une importance
majeure pour la contestation du paradigme aristotélicien au XXe siècle, Ivan
Armstrong Richards estime que c’est « un des présupposés les plus contes-
tables » d’Aristote que de croire que la capacité à créer de bonnes métapho-
res est un don inégalement réparti, et qu’il caractériserait notamment les

47. Dans quelles limites se tient-on pour établir cette « habitude » ? Une métaphore lexica-
lisée ou morte, un trope classique, comme « flamme » pour « amour », ne sont-ils pas « habi-
tuels » ?
Mise en question du paradigme aristotélicien 553

philosophes… La métaphore, objecte Richards, n’est pas un élément extra-


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ordinaire du langage, elle est son matériau de base, pourrait-on dire. Aristote
ne le niait pas, puisqu’il fait de la capacité à métaphoriser une faculté natu-
relle à l’homme, banale, et notait l’utilisation de métaphores dans le cadre
de toutes sortes de discours et de « dialogues ». Le reproche pourrait plutôt
viser, là encore, la « rhétorique restreinte » construite à l’âge classique, qui
tendait à faire de la métaphore un ornement, un piment, donc un élément
additionnel et non un « matériau de base » du langage.
Mais faut-il conclure de cette banalité, de cette « quotidienneté » de la
métaphore qu’il serait faux qu’il y ait, comme le voulait Aristote, des indi-
vidus plus ou moins capables d’invention métaphorique, plus ou moins poé-
tiquement doués ?

Sixième contestation: de la « reine des figures » à une espèce des synecdoques


Que la métaphore ait été sacrée « reine des figures » nous aurait masqué
l’importance, pour le fonctionnement du langage poétique et littéraire
comme pour l’analyse des associations inconscientes, de la métonymie, et la
focalisation sur la métaphore nous aurait occulté l’importance, non seule-
ment pour la rhétorique mais pour la pensée, d’autres tropes – synecdoques,
métonymies et catachrèses, notamment. C’est à cet égard Gérard Genette
qui a sonné la charge la plus vigoureuse dans « La rhétorique restreinte » :
trouvant sous la plume des rhétoriciens du groupe de Liège l’affirmation
selon laquelle la métaphore est « la figure centrale de toute rhétorique »,
Genette se demande ce qui justifie cette quête d’un centre ou la tendance à
vouloir faire de la métaphore la figure des figures – hormis l’étymologie qui
finit par reconduire tout « déplacement de sens » à la métaphore 48. Mais cette
généralisation est plutôt une perte qu’un enrichissement, le résultat du « mou-
vement séculaire de réduction de la rhétorique » qui s’achèverait paradoxale-
ment dans la valorisation absolue de la métaphore: « le profond désir d’une
certaine poétique moderne est bien à la fois de supprimer les partages [de la
rhétorique] et d’établir le règne absolu – sans partage – de la métaphore » 49.
Il est vrai qu’Aristote lui-même a contribué à cette absolutisation, dans
la mesure où il entendait sous « métaphore » une pluralité de figures ulté-
rieurement détaillées – d’où le décalage entre le concept philosophique de
métaphore et le concept rhétorique ultérieur. Les premiers exemples de

48. Gérard GENETTE, « La rhétorique restreinte », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 33 sq.
49. Ibid., p. 36.
554 Jean-Claude Monod

métaphore avancés par Aristote dans La Poétique (le bateau arrêté, etc.), ne
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sont plus, aujourd’hui, classés comme « métaphores », mais comme synec-
doques (généralisantes ou particularisantes) 50. Et si la synecdoque est la
figure consistant à prendre un mot dans un sens nouveau en augmentant ou
en diminuant sa compréhension, en prenant la matière pour le genre, l’es-
pèce pour le genre, la partie pour le tout ou en s’appuyant sur d’autres rela-
tions similaires, on peut dire que la métonymie est un cas particulier de
synecdoque (« voile » pour « navire », la partie pour le tout), mais on peut
soutenir aussi qu’un certain nombre de métaphores (voire toutes si l’on
entend « relations » au sens le plus large) sont des synecdoques. Cet englo-
bement conduit à une nouvelle « rhétorique restreinte », mais il suggère que
la consécration de la métaphore comme figure des figures a eu quelque chose
d’arbitraire et de contingent.
Quant à l’exemple aristotélicien du soleil qui « sème » ses rayons sur la
terre, ce serait une figure de catachrèse (si, en français, n’existait pas le mot
« darder »): un mot « figuré » dont n’existe pas l’équivalent « propre ». Comme
le disait Aristote, ici, « il n’y a pas de nom existant pour désigner l’un des
termes de l’analogie » (l’action par laquelle le soleil « jette » ses rayons
« comme » le paysan jette ses semences). Or il s’agit là d’une figure évidem-
ment décisive pour des pensées qui se sont interrogées sur l’innovation
sémantique offerte par la métaphore (Ricoeur relève que la catachrèse – « les
ailes du moulin » est une métaphore morte mais aussi un fait de langue, là
où la métaphore vive est un fait de discours), mais aussi sur la « phrase impli-
cite » qui relie parfois les termes d’une métaphore que rien ne semble fon-
der et qui est pourtant présentée comme évidente (cet « ensemencement
solaire » dont Derrida s’ingénie à restituer l’inconscient « spermatique »), ou
encore sur la capacité de la « figure » à suppléer les lacunes du langage
conceptuel, comme la métaphorologie de Blumenberg et son concept de
« métaphore absolue ». La métaphore absolue n’est peut-être rien d’autre
qu’une catachrèse, et la métaphore vive n’est parfois rien d’autre que l’in-
vention de nouvelles catachrèses.
Enfin, dans les analyses de Frazer reliant la magie « par contact » à la
métonymie et la magie par un truchement symbolique à la métaphore, aussi
bien que dans la suggestion freudienne d’une rhétorique du rêve (qui don-
nera lieu à divergences quant au rapprochement le plus pertinent pour la
« condensation » : métonymie ou synecdoque?) ou dans l’article déjà cité de

50. Voir à ce sujet Umberto ECO, Sémiotique et philosophie du langage, trad. fr., PUF,
1986, et Tzvetan TODOROV, « Synecdoques », Communications, n° 16, 1970.
Mise en question du paradigme aristotélicien 555

Jakobson sur les fonctions du langage, ce n’est pas le trope métaphore


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comme tel qui permet une analyse des systèmes et actes signifiants mais l’ar-
ticulation métaphore-métonymie. Les réflexions de Genette sur Proust et la
fonction indispensable de la métonymie pour l’articulation même des méta-
phores dans le récit (évoquées ici même par Ernesto Laclau), aussi bien que,
par un tout autre biais, l’insistance de Lacan sur la métonymie pour une
approche du fonctionnement de l’inconscient, ont à cet égard un même effet
de contestation d’une hiérarchie implicite depuis la rhétorique classique,
qui faisait de la métaphore la figure essentielle. La dimension figurative, le
« faire tableau » de la métaphore compte alors moins que la capacité, com-
mune aux diverses figures, de réagencement des signes linguistiques dans
leurs rapports multiples aux choses, de déplacement, par l’usage, des « maniè-
res de dire ». L’opposition du sensible, de l’image, à l’intelligible et au concept
devient un cas « régional » et non la règle de la métaphoricité et de la tropo-
logie en général. Ou pour le dire autrement: la métaphore n’est pas la clé des
tropes, et il n’y a pas de tropologie qu’à l’intérieur de la métaphysique.

Septième contestation: de la « substitution » à l’interaction

Le schéma de substitution a été la cible de toutes les approches évoquées.


Appuyons-nous cette fois sur la « nouvelle rhétorique », représentée ici par
l’article de Todorov, « Synecdoques » 51, et la schématisation qu’il propose :
« flamme » aurait pour signification… « flamme » (dans tous les cas), mais
le mot pourrait aussi renvoyer (dans son usage métaphorique) à l’amour sur
le mode de la symbolisation 52. Qu’apporte cette précision, aux yeux de son
auteur? Elle vise à montrer l’inadéquation de l’idée de substitution: lorsque
« flamme » est employé par le poète pour « amour », celui-ci ne « veut pas
dire » simplement « amour » (sans quoi il dirait amour), on ne peut pas subs-
tituer l’un et l’autre termes sans perte. « Flamme » garde son sens de flamme,
mais « symbolise » amour, selon une logique symbolique qui a ses normes
propres – l’interprétation de la métaphore cherchera précisément à dégager
ce qui est ainsi évoqué, quelles relations existent entre « flamme » et « amour »
pour autoriser leur rapprochement, etc.
Ce qu’il y a de juste dans cette mise au point, me semble-t-il, c’est l’idée
que le mot, dans l’énoncé métaphorique, ne « perd » pas une signification

51. Dans Communications, n° 16, 1970.


52. On n’est pas loin ici de ce qu’écrira Davidson : « laisser entendre n’est pas signifier »,
Enquêtes…, p. 365.
556 Jean-Claude Monod

pour en « prendre » une autre. Comme le dit Goodman avec son image de la
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« réassignation des étiquettes », avec la métaphore, une étiquette familière,
qui a donc un « passé » en ce sens qu’elle est habituellement appliquée à un
objet déterminé, est appliquée à un objet nouveau, qui, d’abord, « résiste »
– c’est la fameuse « torsion », le metaphorical twist thématisé par Beardsley.
L’application d’un prédicat est métaphorique si elle entre en conflit avec l’ap-
plication habituelle. C’est ce qu’aborde Ricoeur de son côté, en termes de « col-
lision sémantique » première: le mot est détaché de sa référence habituelle;
mais la compréhension de la métaphore instaure une « pertinence » seconde,
qui n’abolit pas la différence, si bien que l’énigme est retenue au cœur de l’ex-
pression et qu’on n’aboutit pas à une identification conceptuelle. Comme
l’écrit Ricoeur, « le mouvement vers le genre est arrêté par la résistance de la
différence et en quelque sorte intercepté par la figure de rhétorique » 53.
Prendre au pied de la lettre, à tort, une expression métaphorique, c’est
bien croire que l’on se réfère à l’objet que le mot désigne le plus couram-
ment, alors que cet objet est en fait (pour suivre les suggestions de Jakobson
sur un certain suspens de la référence dans l’usage poétique du langage) par-
tiellement « irréalisé ». Pour reprendre un exemple emprunté par Davidson
à Woody Allen, si je dis « cette audience au tribunal a été un vrai cirque », je
ne m’attends pas à ce qu’on me demande: « mais comment ont-ils réussi à
faire entrer les éléphants dans la salle d’audience ? » Soit cette question est
une blague, qui joue précisément sur ce qui ne peut pas « passer » dans la
métaphore (dans la « translation entre contextes », je « n’importais » pas les
éléphants), soit c’est un signe d’incompréhension qui m’amusera si mon
interlocuteur a deux ans et demi et m’inquiétera au-delà. Autrement dit, sui-
vant ce paradoxe du discours figuré bien connu par l’exégèse chrétienne et
en particulier par Pascal (« figure porte absence et présence »), approfondi
par Jakobson et Ricoeur à propos de la dimension figurative du discours, la
métaphore dit bien que la chose est « comme » cela, mais si elle est comprise
comme telle, comme figure, on sait aussi qu’elle dit implicitement qu’elle
n’est pas cela. « Voir comme n’est voir que ».

Huitième contestation: du mot à la phrase et au contexte

Un acquis des travaux du XXe siècle sur la métaphore, et une remise en


question irréversible du paradigme aristotélicien, est le déplacement d’une

53. La métaphore vive, p. 252.


Mise en question du paradigme aristotélicien 557

centration sur le mot vers une prise en compte de l’énoncé, ou de la linguis-


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tique du mot vers la sémantique (et la pragmatique) de la phrase et du
contexte, pour rendre compte de l’opération métaphorique. Richards, déjà,
parlait de « l’inter-animation des mots » dans l’énoncé métaphorique: la liai-
son des deux termes est déterminante pour l’interprétation de la métaphore,
les deux termes sont « en tension », il y a « transaction entre contextes » et
lieux communs associés aux termes reliés. En ce sens, la métaphore n’est pas
« quelque chose qui arrive au nom », mais essentiellement un phénomène
d’attribution ou de prédication.
Développons un exemple, seulement évoqué par Max Black : le « loup ».
Dans « l’homme est un loup pour l’homme », les propriétés associées sont le
caractère cruel, froid, solitaire, dangereux du loup, symbole de sauvagerie.
Nous le comprenons, parce que chez Hobbes, cette phrase figure dans le
contexte d’une description de l’état de nature dont Hobbes a précisément
décrit la violence, le danger, etc. Les traits « sélectionnés » du loup ne sont
pas ceux sur lesquels un poème comme La mort du loup de Vigny attire l’at-
tention (la noblesse de l’animal traqué, sa beauté sombre, son courage face
à la mort…), ce ne sont pas exactement les mêmes que ceux qu’évoque la
chanson de Reggiani « Les loups sont entrés dans Paris » (non plus l’animal
solitaire mais la meute sombre, sauvage et barbare assurément, mais aussi
venue du froid, « noire » par l’uniforme – travail de la ressemblance…), et ce
ne sont assurément plus du tout les mêmes que dans l’expression maternelle,
« mange ta soupe, mon p’tit loup… ». Rapporté à l’homme à l’état de nature,
au petit enfant ou aux bataillons nazis, le loup n’a plus le même « sens »
(contre Davidson), le comparé rejaillit sur le sens du comparant. La méta-
phore n’est pas quelque chose qui arrive au nom, mais quelque chose dont
la compréhension implique l’énoncé entier, voire l’œuvre entière.

Comme on l’a vu, toutes les contestations du paradigme aristotélicien ne


nous semblent pas également convaincantes, et sur bien des points, l’appro-
che aristotélicienne résiste aux procès, parfois hâtifs ou rétroactifs, qui lui
ont été faits. Les novations qui éclairent véritablement « comment marchent
les métaphores » nous semblent se concentrer dans l’abandon d’une centra-
tion sur le mot, d’une théorie de la substitution, d’une vision du « sens pro-
pre » qui suggère un lien essentiel, métaphysique, entre le mot et la chose,
et non une liaison conventionnelle, et corrélativement d’une vision de la
métaphore « impropre » ou erratique.
La métaphore comme philosophème implique-t-elle enfin les partages
constitutifs de la métaphysique? Cette conviction, au principe de la décons-
558 Jean-Claude Monod

truction de la métaphysique, nous semble ouvrir un programme légitime de


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questionnement et de relecture de ses textes fondateurs, et de certaines « valo-
risations » non questionnées qui les traversent, même si, sur bien des points,
la « violence » que la déconstruction impose au texte relève d’une véritable
distorsion 54. Il faut questionner la rhétorique même de la déconstruction et
la dramatisation qu’elle opère de la rhétorique des auteurs « déconstruits » ;
mais il reste vrai, par là même, qu’on n’a pas fini de prendre la mesure de la
place de la rhétorique dans la philosophie, du rôle effectif des métaphores
dans l’écriture philosophique, et des limites de la vision du langage comme
« expression » d’une « intention » ou d’un « vouloir-dire » qui devrait « s’ex-
térioriser » et existerait donc avant toute « incarnation » expressive.

Résumé : Dans la seconde moitié du XXe siècle, les principaux aspects de la définition et de
la compréhension « aristotélicienne » de la métaphore ont été mis en question: théorie de
la substitution, téléologie de l’univocité, subordination de la métaphore à la connaissance,
et jusqu’à la centralité même conférée à la métaphore aux dépens d’autres figures (méto-
nymie, synecdoque, catachrèse…). Dans cet article, nous tentons de résumer et de discu-
ter les points essentiels de cette contestation multiforme, en nous attachant particulière-
ment à la déconstruction derridienne de la métaphore « dans le texte philosophique » et à
la synthèse, par Ricoeur, de la « nouvelle » théorie de la métaphore.
Mots-clés : Métaphore. Rhétorique. Déconstruction. Aristote. Ricoeur.

Abstract : In the second half of the twentieth century, the main aspects of the « aristotelian »
definition and understanding of metaphor have been questioned : substitution-theory,
teleology of univocity, subordination of metaphor to knowledge, and the very centrality
attributed to metaphor at the expense of other tropes (metonymy, synecdoque, catachre-
sis…). In this paper, we try to summarize and discuss various aspects of this dispute,
paying special attention to Derrida’s deconstruction of metaphor « in the philosophical
text » and to Ricoeur’s synthesis of the « new » theory of metaphor.
Key words : Metaphor. Rhetoric. Deconstruction. Aristotle. Ricoeur.

54. Ce serait le cas, par exemple, de plusieurs passages du texte de Derrida dans sa lecture
d’Aristote : la centration sur l’idion imputée à Aristote, mais on pourrait aussi le montrer sur
la transformation subreptice de la qualification, par Aristote, de l’homme comme animal « le
plus capable de mimesis » en « seul capable de mimesis », et même sur la lecture du fameux
homoios phuto, « semblable à une plante », interprété par Derrida comme violence typiquement
métaphysique là où on pourrait aussi bien voir une simple comparaison polémique certes,
mais… rhétorique.

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