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Dialogues d’histoire ancienne 39/2-2013, 103-123

Discours vrais ou inventés ? Le cas d’  Appien

Chiara Carsana*

Les discours jouent un rôle fondamental dans les ouvrages historiques antiques,
où ils sont insérés à l’  intérieur d’  un récit des événements historiques qu’  ils viennent
compléter.
D’  un point de vue théorique et méthodologique, un passage des Histoires de
Thucydide reste incontournable pour comprendre l’  optique des historiens anciens. Ce
passage a eu un large écho chez les auteurs postérieurs, de Platon à Éphore et Polybe,
jusqu’  à l’  époque impériale avec Denys d’  Halicarnasse, Lucien et Quintilien. J’  en cite ici
la traduction de J. de Romilly1 (que nous discuterons un peu plus loin)2 :
J’  ajoute qu’  en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres […] il était
bien difficile d’  en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je
les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle
provenance : j’  ai exprimé ce qu’  à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la
situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles réellement
prononcées : tel est le contenu des discours. D’  autre part, en ce qui concerne les actes qui
prirent place au cours de la guerre, je n’  ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux
informations du premier venu, non plus qu’  à mon avis personnel : ou bien j’  y ai assisté moi-
même, ou bien j’  ai enquêté sur chacun auprès d’  autrui avec toute l’  exactitude possible3.

*
Université de Pavie - chiara.carsana@unipv.it
1 
J. de Romilly (éd.), Thucydide, La guerre du Péloponnèse, livre I, Paris, 1968, p. 14-15.
2 
Pour des interprétations différentes du passage souligné, v. note 14.
3 
Tuc., I, 22, 1-2 : καὶ ὅσα μὲν λόγῳ εἶπον ἕκαστοι […] χαλεπὸν τὴν ἀκρίβειαν αὐτὴν τῶν λεχθέντων διαμνημονεῦσαι ἦν ἐμοί
τε ὧν αὐτὸς ἤκουσα καὶ τοῖς ἄλλοθέν ποθεν ἐμοὶ ἀπαγγέλλουσιν· ὡς δ᾽ ἃν ἐδόκουν μοι ἕκαστοι περὶ τῶν ἀεὶ παρόντων τὰ δέοντα
μάλιστ᾽εἰπεῖν,   ἐχομένῳ ὅτι ἐγγύτατα τῆς ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων,   οὕτως εἴρηται. τὰ δ᾽ἔργα τῶν πραχθέντων
ἐν τῷ πολέμῳ οὐκ ἐκ τοῦ παρατυχόντως πυνθανόμενος ἠξίωσα γράφειν οὐδ᾿ ὡς ἐμοὶ ἐδόκει   ἀλλ᾿ οἷς τε αὐτὸς παρῆν καὶ παρὰ
τῶν ἄλλων ὅσον δυνατὸν ἀκριβείᾳ περὶ ἑκάστου ἐπεξελθών.

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Selon la définition de Thucydide, l’  histoire est constituée d’  ἔργα et de λόγοι,


d’  actions et de discours. Les événements et les discours s’  entremêlent dans l’  ouvrage
historique, où ces deux éléments ont la même importance et valeur. Cette présence
concomitante ne reflète pas seulement l’  influence du modèle de l’  épopée, mais se justifie
à la lumière du rôle que le libre débat jouait dans la vie démocratique des cités grecques,
afin de former l’  opinion publique et infléchir la décision politique.
Voilà aussi, pour la vie politique à Rome pendant la République, ce qui justifiait
la présence des discours dans l’  Annalistique, où se sont illustrés Tite-Live et Denys
d’  Halicarnasse. On sait que Caton incluait ses discours politiques dans son œuvre
historique sur les Origines, ce qui favorisait la circulation de sa vision politique au-delà du
milieu politique romain, auprès d’  un public de lecteurs qu’  on peut qualifier de « moyen »,
constitué de Romains et d’  Italiens, les mêmes lecteurs auxquels était destiné son De
Agricultura4.
Revenons au passage de Thucydide et à ce que cet historien dit des λόγοι5.
Ce passage pose un problème autour duquel s’  est longtemps concentré le débat des
historiens et littérateurs antiques, de Polybe à Lucien : il s’  agit du rapport entre discours
et réalité des faits, aussi bien à propos des mots que du contenu des discours reproduits
dans les ouvrages écrits. Le questionnement dépasse bien évidemment la fiabilité des
discours rapportés, pour s’  étendre à celle du récit historique tout entier.
Sur ce sujet, Polybe polémique contre Timée, auquel il reproche d’  avoir recouru
à des discours inventés6. Polybe stigmatise les discours qui ne répètent pas ce qui avait
été réellement dit, en en trahissant le contenu originaire7. Les discours sont τῆς ἱστορίας

4 
V. E. Gabba, Per una discussione su «Problemi e metodi di storia antica» di Moses I. Finley, dans E. Gabba, Cultura
classica e storiografia moderna, Bologna 1995, p. 347-348.
5 
V. supra, note 3.
6 
Pol., XII, 25a, 3-5.
7 
Sur la théorie polybienne des discours, v. P. Pédech, La méthode historique de Polybe, Paris, 1964, p. 256-259 ; F.W.
Walbank, A Historical Commentary on Polybius, II, Oxford, 1967, p. 385-386 ; F.W. Walbank, Speeches in Greek Historians,
dans F.W. Walbank, Selected Papers, Cambridge, 1985, p. 248-261 ; K. Sacks, Polybius and the Writing of History, Berkeley-
Los Angeles-London, 1981, p. 79-95 ; K. Sacks, Rhetoric and Speeches in Hellenistic Historiography, Athenaeum, 64,
1986, p. 394 ; E. Gabba, Dionigi e la Storia di Roma Arcaica, trad. it., Bari, 1996, p. 86 ; R. Nicolai, Polibio interprete di
Tucidide: la teoria dei discorsi, SemRom, 2, 1999, p. 281-301 ; R. Nicolai, Polibio e la memoria della parola: i discorsi diretti,
dans R. Uglione (éd.), Scrivere la storia nel mondo antico: atti del convegno nazionale di studi, Torino, 3-4 maggio 2004,
Alessandria, 2006, p. 75-107 ; J. Marincola, Speeches in Classical Historiography, dans J. Marincola (dir.), A Companion to
Greek and Roman Historiography, Oxford, 2007, p. 123-126.

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ἰδίωμα τὸ πρῶτον8 ; ils sont la clé de voûte des événements et donnent de la cohérence à
l’  ensemble du récit historique9. Polybe reproche également à Timée sa tendance à citer à
tout propos des discours : il élaborait leur contenu de façon plausible, tout en imaginant
ce qui avait pu être dit dans les circonstances les plus variées.
Néanmoins, ce que Timée faisait correspondait justement à ce que théorisait plus
tard et pratiquait Denys d’  Halicarnasse, écrivain ayant vécu à l’  époque augustéenne,
auteur d’  une Histoire de Rome archaïque et d’  un ouvrage sur Thucydide10. Dans ce
dernier, Denys reproche à l’  historien athénien de ne pas avoir inséré des discours dans son
récit d’  événements qui l’  exigeaient. Cependant, il blâme leur présence dans l’  œuvre de
Thucydide, quand il considère celle-ci comme inappropriée. Enfin, il critique Thucydide
pour avoir attribué à certains personnages, par exemple aux Athéniens dans le dialogue
avec les Méliens, des mots peu adaptés à leur rôle11. Le point de vue de Denys fut par la
suite repris et partagé par Lucien dans son ouvrage Quomodo historia conscribenda sit12.
Les historiens anciens avaient donc aussi d’  un point de vue théorique des positions
très différentes. Celles-ci s’  appuient néanmoins sur les affirmations de Thucydide,
fondamentalement ambigües et se prêtant à de multiples interprétations. Thucydide
affirme pour sa part vouloir s’  en tenir aux paroles qui avaient été effectivement prononcées
(ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων). Cependant, on ne peut oublier que Thucydide
ne devait avoir que des informations très maigres sur bien des discours qu’  il rapporte13.
Cette théorie a été diversement analysée par les spécialistes modernes. Certains
d’  entre eux ont souligné la fidélité à la substance des mots voulue par Thucydide14.
8 
Pol., XII, 25b : τῆς ἱστορίας ἰδίωμα τοῦτ᾿ ἐστὶ τὸ πρῶτον μὲν αὐτοὺς τοὺς κατ᾿ ἀλήθειαν εἰρημένους οἷοί ποτ᾿ ἂν ὦσι γνῶναι
λόγους […] ; cfr. Pol. II, 56, 10. Il n’  en restait pas moins difficile de rapporter expressis verbis des discours dont il existait
rarement une trace écrite. La solution adoptée par Polybe est nécessairement un compromis : être aussi précis que possible
et s’  arrêter sur les points les plus intéressants au regard de la trame événementielle (Pol. XXXVI, 1, 7) : un travail, donc, de
synthèse et de sélection ; v. R. Nicolai, Polibio interprete di Tucidide… op. cit., p. 296-298 ; J. Marincola, Speeches… op. cit.,
p. 125.
9 
Pol., XII, 25a, 3 : […] συλλήβδην πᾶν τοιοῦτο γένος,   ἃ σχεδὸν ὡς εἰ κεφάλαια τῶν πράξεών ἐστι καὶ συνέχει τὴν ὅλην
ἱστορίαν.
10 
V. E. Gabba, Dionigi… op. cit., p. 86.
11 
D. Hal., Thuc. 14-18 ; 37-41 ; v. E. Gabba, Dionigi e la Storia di Roma Arcaica, trad. it., Bari, 1996, p. 67-77.
12 
Luc., De conscribenda historia 47 et 58 ; v. E. Gabba, Dionigi… op. cit., p. 70.
13 
Comme Thucydide le dit lui-même (χαλεπὸν τὴν ἀκρίβειαν αὐτὴν τῶν λεχθέντων διαμνημονεῦσαι ἦν ἐμοί).
14 
V. S. Mazzarino, Il pensiero storico classico, I, Bari, 1966, p. 257-259 ; R. Vattuone, Logoi e storia in Tucidide. Contributo
allo studio della spedizione ateniese in Sicilia del 415 a.C., Bologna, 1978, p. 216-218, 237, qui souligne l’  entrecroisement
de logoi et erga (contra J. de Romilly, Notes Complémentaires, dans J. de Romilly (éd.), Thucydide… op. cit., p. 102) ;

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En revanche, d’  autres ont mis l’  accent sur la conscience propre à l’  historien de devoir
recourir à l’  outil de la vraisemblance (ὡς δ᾽ ἂν ἐδόκουν μοι […] τὰ δέοντα μάλιστ᾽εἰπεῖν)15.
Ces différentes interprétations du texte de Thucydide ont donné naissance à un débat
très vif, qui traverse toute la seconde moitié du siècle dernier16. À partir de Thucydide, ce
débat s’  étend souvent à toute l’  historiographie antique, et a été relancé récemment : on
peut, par exemple, mentionner le colloque italo-français qui s’  est tenu à l’  université de
Naples en 2006, avec la collaboration de l’  université de Strasbourg17.
Ceci posé, parmi les positions assumées par les spécialistes modernes, il me
semble que l’  interprétation qu’  on peut qualifier de « négative » est aujourd’  hui
désormais en déclin. Celle-ci veut que la fiabilité des discours des historiens anciens soit
nulle ; autrement dit, ils ne peuvent pas être considérés comme des sources primaires
ou secondaires. Je mentionne ici deux exemples, qui servent au raisonnement que nous
allons développer.
•  Le premier exemple correspond à l’  intervention provocatrice de Moses Finley,
qui affirmait : « We have no good reason for taking the speeches to be anything
but inventions by the historians, not only in their precise wording but also in their
substance […]. I do not believe that it is possible to ‘  save’   even Thucydides once
it is held that the issue is one of honesty, of morality, in twentieth-century terms
[…] »18.
F.W. Walbank, Speeches in Greek Historians… op. cit., p. 244-246 ; L. Canfora, Le but de l’  historiographie selon Diodore de
Sicile, dans H. Verdin, G. Schepens, E. de Keyser (éd.), Purposes of History, Studies in Greek Historiography from the 4th to
the 2nd Centuries B.C., Leuven 1990, p. 322, qui interprète « τὰ δέοντα » comme « parlare all’  assemblea » ; cfr. L. Porciani,
The Enigma of Discourse: A View of Thucydides, dans J. Marincola (dir.), A Companion to Greek and Roman Historiography…
op. cit., p. 329-332, qui propose la traduction suivante : « I wrote the discourses as it seemed to me that each speaker was most
likely to have adviced what had to be done in each situation, holding myself as close as possible to the entire reasoning laid out
in the speeches that were actually spoken ».
15 
V. J. de Romilly (éd.), Thucydides… op. cit., p. 14-15, 102 ; A.-W. Gomme, A. Andrews, K.J. Dover, A Historical
Commentary on Thucydides, V, Oxford, 1981, p. 395 ; P. Bicknell, Thucydides, 1.22: A Provocation, AntCl, 59, 1990, p. 172-
178 ; S. Swain, Thucydides 1.22.1 and 3.82.4, Mnemosyne, 46, 1993, p. 33-45 ; R. Nicolai, La storiografia nell’  educazione
antica, Pisa, 1992, p. 65-69 ; R. Nicolai, I discorsi di Tucidide: analisi storico-politica, paradigmaticità, integrazione nella
diegesi, verosimiglianza, Storiografia, 2, 1998, p. 289, 291 ; R. Nicolai, Polibio interprete di Tucidide… op. cit., p. 281 ;
J. Marincola, Speeches in Classical Historiography… op. cit., p. 121-123.
16 
V. supra, notes 14 et 15 ; pour une revue analytique du débat, v. R. Nicolai, La storiografia nell’  educazione antica…
op. cit., p. 65-68.
17 
V. G. Abbamonte, L. Miletti, L. Spina (éd.), Discorsi alla prova. Atti del Quinto Colloquio italo-francese. Discorsi
pronunciati, discorsi ascoltati: contesti di eloquenza tra Grecia, Roma ed Europa, Napoli-S. Maria di Castellabate (Sa) 21-23
settembre 2006, Napoli, 2009.
18 
M.I. Finley, Ancient History. Evidence and Models, London 1985, p. 12-15 (13).

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•  Le second cas est celui de Mogen Hansen. Dans un article publié en 1993 dans
« Historia »19, il soutient que les historiens anciens non seulement ont entièrement
inventé leurs discours, en les élaborant a posteriori dans le secret de leur cabinet, mais
aussi qu’  ils les ont insérés dans des contextes militaires complètement inappropriés.
Contre cette position, il faut citer des interventions faites lors du colloque italo-
français que je viens de mentionner, où sont analysées les circonstances réelles des discours
prononcés : en recoupant les témoignages littéraires, iconographiques et numismatiques,
on y démontre, me semble-il, que la plupart de ces discours avaient été effectivement
tenus, puisque les commandants qui les prononçaient voulaient provoquer une réaction
immédiate chez les soldats20. Je reviendrai sur cette problématique sous peu.
Selon Finley, il faut prendre en compte la distance qui sépare l’  historiographie
antique de la nôtre21. Cependant, il n’  est à mon sens pas méthodologiquement correct
de nier toute crédibilité aux discours cités par les historiens antiques. Cela aurait pour
conséquence, comme Finley le souligne aussi, de nier toute valeur de témoignage à
certaines des sections les plus intéressantes et importantes des ouvrages des historiens
antiques qui nous sont parvenus. La fiabilité des historiens anciens doit être évaluée au
cas par cas, en évitant aussi bien la condamnation que l’  apologie, pour exorciser les doutes
qui se dégagent des réflexions de chaque historien moderne.
Après Thucydide, l’  utilisation des discours au sein d’  ouvrages historiques est
caractérisée par deux aspects très divers. D’  un côté, les discours tendent à perdre leur
fonction de paradigmes politiques, pour acquérir davantage une valeur exemplaire d’  un
point de vue strictement rhétorique ou éthique (notamment, avec Denys d’  Halicarnasse
et Lucien). D’  un autre côté, comme déjà chez Polybe, dans l’  historiographie romaine
le recours aux documents historiques devient de plus en plus fréquent, bien que ceux-ci
ne constituent pas la seule base pour tisser le récit historique, contrairement à ce qui
se passe dans l’  historiographie moderne. Parfois, bien que rarement, il est possible de
comparer le texte d’  un discours cité par un historien avec sa version officielle : l’  axiome
de Finley est alors démenti. Prenons par exemple la Table claudienne, où est transcrit le
discours tenu par l’  empereur Claude au Sénat pour demander l’  entrée des notables de la

19 
M.H. Hansen, The Battle Exhortation in Ancient Historiography. Fact or Fiction?, Historia, 42, 1993, 161-180.
20 
L. Miletti, Contesti dei discorsi alle truppe nella storiografia greca: Erodoto, Tucidide, Senofonte, dans G. Abbamonte,
L. Miletti, L. Spina (éd.), Discorsi alla prova… op. cit., p. 47-62 ; C. Buongiovanni, Il generale e il suo ‘  pubblico’  : le allocuzioni
alle truppe in Sallustio, Tacito e Ammiano Marcellino, ibidem, p. 63-80.
21 
V. supra, note 18 ; v. la discussion critique de L. Porciani, The Enigma of Discourse… op. cit., p. 332-334.

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Gaule Chevelue dans l’  ordo sénatorial22. Il s’  agit probablement d’  un extrait inspiré des
acta senatus23. Grâce à la version de ce discours que Tacite présente dans le livre 11 des
Annales24, nous avons une occasion assez extraordinaire de comparaison synoptique entre
le récit historique et le document officiel. Il en résulte que Tacite a rapporté le contenu
de ce discours avec fidélité ; il ne garde toutefois pas les mots prononcés par l’  empereur
ipsissima verba, mais réélabore une version efficacement synthétique de son discours25.
Il faut donc aborder la problématique de façon différente, en évitant de refuser
purement et simplement toute crédibilité aux discours reproduits dans les ouvrages
historiques. Il faudra vérifier auteur par auteur, au cas par cas, dans la mesure du possible,
pour connaître à travers quel processus d’  élaboration une certaine tradition s’  est imposée,
et ce afin de cerner la perspective et la méthode de travail de l’  historien en question.

Le cas d’  Appien d’  Alexandrie


À ce propos, j’  entends vous proposer un cas ponctuel, à savoir celui d’  Appien
d’  Alexandrie. Le livre II de son Histoire des guerres civiles, présente une structure tout
à fait particulière au sein de la section en 5 livres consacrée aux guerres civiles, structure
qui vise à souligner le rôle exceptionnel revêtu par le dictateur. La vie politique de César,
à partir de 63 av. J.-C. jusqu’  à ses funérailles, y est construite autour de deux termes de
comparaison : il s’  agit respectivement de Catilina et d’  Alexandre le Grand, qui sont placés
l’  un (Catilina) au début, l’  autre (Alexandre) à la fin du livre. Pour Appien César marqua
le début du passage de l’  ancien monde, qui était dominé par les chefs des factions de la
République tardive, au nouveau régime correspondant au système politique impérial26.
Deux siècles environ après la création du régime impérial, Appien considère César
comme le fondateur de ce régime, régime qui avait été ensuite consolidé par Auguste, et
était encore le même à son époque27.

22 
C.I.L. XIII, 1668 ; cfr. E. Fabia, La Table Claudienne de Lyon, Lyon, 1929.
23 
V. O. Devillers, Tacite et les sources des Annales. Enquêtes sur la méthode historique, Louvain, 2003, p. 55-60.
24 
Tac., Ann. XI, 24.
25 
V. discussion dans O. Devillers, Tacite et les sources des Annales… op. cit., p. 133, avec renseignements bibliographiques.
26 
C. Carsana, Commento storico al libro II delle Guerre Civili di Appiano (parte I), Pisa, 2007, p. 13-20, 29.
27 
App., B.C. II, 617.

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Deux couples de discours opposés28 rythment la phase cruciale du conflit entre


César et Pompée, au cours de laquelle ce processus se déroula. Il s’  agit des discours
prononcés par les deux chefs, discours qui précèdent et qui marquent les moments
capitaux du conflit : le moment du passage de César en Orient29 le 4 janvier 48 av. J.-C.30,
qui correspondit au début de l’  affrontement sur le terrain entre César et Pompée, et le
moment de la bataille de Pharsale31, le 9 août 48 av. J.C., qui détermina le destin fatal des
deux hommes politiques, à savoir la défaite de Pompée et la victoire de César.
Le premier de ces quatre discours est l’  allocution que Pompée aurait prononcée
à Thessalonique à la fin de décembre 49 av. J.-C32, avant le passage de César en Orient.
Nous ne connaissons ce discours de Pompée que grâce à Appien. D’  un point de vue
méthodologique, ce discours permet de reconstituer la façon dont les événements
contemporains, et le débat politique de l’  époque, furent filtrés et se structurèrent au
sein de la tradition qu’  on retrouve chez Appien. C’  est l’  analyse des arguments que
Pompée utilise et leur comparaison avec des discussions à peu près contemporaines, qui
permettent de parvenir à ce résultat. Le discours est prononcé par Pompée devant les
sénateurs et les chevaliers qui l’  avaient suivi en Orient, et qui s’  étaient réunis en assemblée
avec toute l’  armée. Ce discours est constitué de deux parties d’  égale longueur. Dans la
première, Pompée souligne les raisons qui l’  ont amené à quitter Rome avec les siens.
Dans la seconde partie, Pompée présente les atouts sur lesquels sa pars peut s’  appuyer
pour obtenir la victoire : la Fortune, qui avait rendu Pompée invincible jusqu’  alors ; la
faveur des dieux ; la raison même de la guerre, qui était livrée au nom d’  une cause noble
et juste, pour le bien de la patrie ; l’  ampleur de l’  apparat militaire ; l’  aide apportée par les
peuples orientaux, qui se sont tous ralliés à Pompée33.
Le discours se termine enfin par une exhortation à combattre, exhortation à
laquelle tous répondent avec enthousiasme34.

28 
App., B.C. II, 205-211 (discours de Pompée 1a) ; 216-220 (discours de César 1b) ; 299-302 (discours de Pompée 2a) ;
303-310 (discours de César 2b).
29 
App., B.C. II, 221-228.
30 
Caes., B.C. III, 6.
31 
App., B.C. II, 325-338.
32 
App. B.C. II, 205-211 (discours de Pompée 1a : v. supra, note 28).
33 
App., B.C. II, 209-211.
34 
App., B.C. II, 212.

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D’  abord, il faut prendre en compte les arguments que Pompée utilise dans l’  exorde.
Il fait référence à des épisodes historiques très célèbres qui soutiennent sa décision de
quitter Rome :
Les Athéniens aussi ont quitté leur cité, citoyens, quand ils combattaient pour leur liberté
contre les envahisseurs, considérant que ce ne sont pas les maisons qui font la cité mais les
hommes ; et après avoir procédé ainsi, ils n’  ont pas tardé à la reprendre et à la rendre plus
glorieuse ; et nos propres ancêtres, lors de l’  invasion gauloise, ont abandonné la citadelle,
qui fut sauvée par Camille quand il prit l’  offensive en partant d’  Ardée. Et tous les hommes
raisonnables considèrent que c’  est la liberté, où qu’  ils se trouvent, qui est leur patrie35. Telle
est la pensée qui nous a, nous aussi, fait prendre la mer pour venir ici : nous n’  avons pas
abandonné notre patrie, mais nous nous sommes bien préparés en cet endroit à la servir et
à résister à celui qui, depuis longtemps, conspire contre elle, et auquel ses corrupteurs ont
permis de s’  emparer brusquement de l’  Italie, à un homme que vous avez décrété ennemi
public, et qui maintenant envoie partout des gouverneurs dans les provinces qui sont les
vôtres, établit des magistrats dans la Ville et d’  autres en Italie [...]36.

La mention des Athéniens est une allusion aux paroles prononcées par
Thémistocle contre Adimantes de Corinthe, mots cités par Hérodote37. L’  on trouve le
même argument dans le discours adressé par Nicias aux Athéniens en Sicile, discours
rapporté par Thucydide : « Ce sont les hommes qui font une cité, non des remparts et
des vaisseaux vides d’  hommes »38. Il s’  agit d’  un topos récurrent qui remonte au moins à
Alcée39.
Ce topos évoqué par Pompée et l’  ensemble de son discours font écho aux réflexions
de l’  époque. Dans une lettre envoyée à Atticus autour du 21 janvier 49 av. J.-C., Cicéron
ne semblait pas partager la décision de Pompée de quitter Rome : « À tout hasard dis-moi
ce qu’  il te semble de la décision de Pompée ? Je veux dire : son abandon de Rome. Pour
moi je n’  en vois pas la raison ; et puis, rien de plus mal à propos »40. Cicéron opposait
aux mots de Thémistocle, cités par Pompée (non est […] in parietibus res publica), le choix

35 
App., B.C. II, 205 : καὶ Ἀθηναῖοι τὴν πόλιν ἐξέλιπον,   ὦ ἄνδρες,   ὑπὲρ  ἐλευθερίας  τοῖς  ἐπιοῦσι  πολεμοῦντες,    οὐ τὰ 
οἰκήματα πόλιν,    ἀλλὰ τοὺς  ἄνδρας  εἶναι νομίζοντες· καὶ  τόδε πράξαντες ὀξέως  αὐτὴν ἀνέλαβόν τε καὶ  εὐκλεεστέραν ἀπέφηναν·
καὶ  ἡμῶν αὐτῶν  οἱ πρόγονοι Κελτῶν ἐπιόντων  ἐξέλιπον τὸ ἄστυ,   καὶ αὐτὸ ἀνεσώσατο ἐξ Ἀρδεατῶν Κάμιλλος ὁρμώμενος.
Πάντες τε οἱ εὖ φρονοῦντες τὴν ἐλευθερίαν,   ὅπῃ ποτ᾽ἂν ὦσιν,   ἡγοῦνται πατρίδα.
36 
App., B.C. II, 206-207.
37 
Hdt., VIII, 61, 1.
38 
Thuc., VII, 77, 7 : ἄνδρες γὰρ πόλις,   καὶ οὐ τείχη οὐδὲ νῆες ἀνδρῶν κεναί.
39 
Fr. 112.
40 
Cic., Att. VII, 11, 3 : quale tibi consilium Pompei videtur – hoc quaero, quid urbem reliquerit – ? […]

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de Périclès : « ‘  Thémistocle agit ainsi’  . C’  est qu’  à elle seule la ville ne pouvait soutenir le
flot de tous les Barbares. Mais ainsi n’  a pas agi Périclès, cinquante ans environ plus tard,
quoique en dehors des remparts il n’  eût plus rien »41. Dans la même lettre, la polémique
atteint aussi le second précédent historique présenté par Pompée : celui de l’  invasion
gauloise : « Abandonner Rome ! On ferait donc de même si les Gaulois revenaient ?…
Les nôtres autrefois quand tout le reste de la ville était au pouvoir de l’  ennemi, tinrent
cependant la citadelle ; et ainsi fut glorifié le nom de nos ancêtres »42. Cicéron produit ici
une version de l’  épisode différente de celle mentionnée par Pompée. En effet, ce dernier
relatait que Rome, entièrement occupée par les Gaulois, avait été sauvée par l’  intervention
de Camille qui se trouvait à l’  extérieur de la ville43. En revanche, Cicéron insiste sur le
fait que les Romains avaient alors gardé la citadelle à tout prix44. Par conséquent, selon
Cicéron, il faut défendre la cité à outrance, contre César aussi45.
Cicéron critiquait donc Pompée pour avoir abandonné Rome : ce blâme de
Cicéron fait écho au discours même qu’  Appien fait prononcer à Pompée, à Thessalonique
en décembre 49 av. J.-C. Cette coïncidence fait néanmoins émerger un autre problème.
En effet, Cicéron avait écrit cette lettre un an auparavant, en janvier 49 av. J.-C.46 ! Il faut
donc en déduire que Pompée avait utilisé les mêmes arguments dans un discours tenu à
une occasion antérieure.
Or, l’  on peut remarquer que dans le IIe livre, Appien attribue à Pompée des
expressions semblables lors d’  un autre discours (qu’  il cite plus synthétiquement),
discours que Pompée avait prononcé au Sénat juste après l’  entrée de César en Italie, à
savoir pendant la séance du 17 janvier 49 av. J.-C. Dans ce cas aussi, son intention est
de justifier sa décision de quitter Rome et l’  Italie. Pompée dit : « Vous les aurez (des
armées), si vous me suivez et si vous ne craignez pas d’  abandonner Rome, et l’  Italie après

41 
Cic., Att. VII, 11, 3 : ‘  fecit Themistocles’  . Fluctum enim totius barbariae ferre urbs una non poterat. At idem Pericles non
fecit anno fere post quinquagesimo, cum praeter moenia teneret.
42 
Cic., Att. VII, 11, 3 : Urbem tu relinquas? Ergo idem, si Galli venirent? […] nostri olim urbe reliqua capta arcem tamen
retinuerunt: « οὕτω που τῶν πρόσθεν ἐπευθόμεθα κλέα ἀνδρῶν ».
43 
App., B.C. II, 205 ; sur les sources qui rapportent cette version, et en particulier Ennius (fr. 251-252 Warmington), v.
discussion dans O. Skutsch The Fall of the Capitol, JRS, 43, 1953, p. 77-78. Cette tradition est suivie également par Lucain
(v. infra).
44 
Cette tradition est aussi rapportée par Tite-Live (V, 43, 1-5 ; 47, 1-6) et Diodore (XIV, 116), cfr. Plut., Cam. 27.
45 
Cic., Att. VII, 11, 4.
46 
Comme on peut le déduire des références intérieures : v. commentaire dans D.R. Shackleton Bailey, Cicero’  s Letters to
Atticus, IV, Cambridge, 1968, p. 297-298.

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Rome, s’  il le faut »47. Le discours est après rapporté en oratio obliqua : « Car, selon lui,
ce n’  étaient ni les bourgs, ni les maisons qui constituaient la force et la liberté pour des
hommes, mais les hommes, où qu’  ils puissent se trouver, qui les détenaient en eux-mêmes,
et en se défendant, ils récupéreraient leurs maisons »48.
Dans le discours de Thessalonique, les mêmes arguments sont repris et développés
avec des références plus précises, mais, comme nous l’  avons vu, il y a des correspondances
entre les deux discours. Il est donc possible que dans sa lettre à Atticus, que Cicéron écrit
après le passage du Rubicon, et qui est très détaillée à propos des événements qui se sont
déroulés à Rome juste après49, Cicéron fasse référence justement à la séance du Sénat qui a
eu lieu le 17 janvier 49 av. J.-C. C’  est pendant cette séance que la décision de quitter Rome
avait été prise, à la suite de la proposition de Pompée. Cette séance est rappelée par César
aussi, dans son ouvrage De Bello Civili, et d’  autres sources secondaires (Plutarque, Dion
Cassius, Suétone)50, mais Appien est le seul à rapporter le contenu du discours de Pompée.
Le IIe livre des Guerres civiles d’  Appien est donc la seule source qui préserve les
textes de deux discours attribués à Pompée et, qui bien qu’  ils aient été tenus à deux
moments différents, présentent le même contenu. 1) La fiabilité historique de celui
prononcé en janvier 49 av. J.-C., est confirmée par l’  épître de Cicéron en ce qui concerne
son contenu ; quant aux circonstances dans lesquelles ce discours fut prononcé, son
authenticité est garantie par César et d’  autres sources secondaires. 2) En revanche, le
discours de décembre 49 av. J.-C. semble être une transposition développée du premier.
Il reste par conséquent douteux que ce discours ait été vraiment prononcé. Nous ne
pouvons pas exclure que Pompée ait présenté les mêmes arguments en deux occasions
différentes (d’  autant plus qu’  il s’  agit d’  un topos récurrent, nous l’  avons vu, dans la
littérature antique)51. Cependant, plusieurs considérations m’  amènent à croire que le
discours de décembre 49 av. J.C. est plutôt une reconstitution dénuée de fondement
historique : 1) d’  abord, il est mentionné seulement par Appien ; on n’  en trouve aucune
attestation dans les autres sources ; 2) ensuite, ce discours de Pompée est opposé à celui

47 
App., B.C. II, 146 : « ἕξετε » εἶπεν « ἂν ἐπακολουθῆτέ μοι καὶ μὴ δεινὸν ἡγῆσθε τὴν Ῥώμην ἀπολιπεῖν,   καὶ εἰ
τῆν  Ἰταλίαν ἐπὶ τῇ Ῥώμῃ δεήσειεν ».
48 
App., B.C. II, 147 : οὐ γὰρ τὰ χωρία καὶ τὰ οἰκήματα τὴν δύναμιν ἢ τὴν ἐλευθερίαν εἶναι τοῖς ἀνδράσιν,   ἀλλὰ τοὺς ἄνδρας,  
ὅπῃ ποτ᾽ ἂν ὦσιν,   ἔχειν ταῦτα σὺν ἑαυτοῖς· ἀμυνομένους δ᾽ ἀναλήψεσθαι καὶ τὰ οἰκήματα.
49 
V. Cic., Att. VII, 11, 1.
50 
V. Caes., B.C. I, 33; Plut., Pomp. 61, 6 ; Caes. 33, 6 ; C.D. XLI, 6 ; Svet., Iul. 75.
51 
Sur l’  emploi des exempla dans les discours, v. J. Marincola, Speeches in Classical Historiography, dans J. Marincola (éd.),
A Companion to Greek and Roman Historiography, Oxford, 2007, p. 130-131.

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que César tient à Brindes avant de passer en Orient, et dont l’  authenticité est confirmée
par le De Bello Civili52. En fait, il s’  agit d’  un schéma historiographique qui vise à marquer
des moments historiques capitaux. 3) Enfin, la complémentarité même des deux discours
attribués à Pompée suscite quelques doutes. Elle semble moins être la transcription
littérale de ce qui a été dit que résulter d’  une opération littéraire consciente. Dans le
premier discours une seule phrase est citée, tandis que dans le second, on développe une
argumentation dont Cicéron est garant. Ainsi, le premier discours se présente comme
une anticipation synthétique du second.
On doit à présent s’  interroger sur la raison de ce doublon de contenus. Et, pour
cela, il convient de prendre en compte un passage de la Pharsale de Lucain, où est cité un
discours adressé par Lentulus aux sénateurs pompéiens, en Épire, en décembre 49 av. J.-C. :
Si vous avez tous dans le cœur l’  antique vertu de vos pères et un courage digne du sang de ces
illustres Romains, n’  examinez ni quel lieu vous rassemble, ni à quelle distance vous siégez
de notre ville captive. Voyez la patrie partout où vous êtes ; et avant d’  exercer l’  autorité
suprême, décidez d’  abord, Pères conscrits, ce que l’  univers reconnaît que c’  est en vous que
le sénat réside. Que le sort nous envoie sous les astres glacés du nord, ou sous le ciel du
midi aux brûlantes vapeurs où les jours et les nuits ne cessent pas d’  être égaux, nous serons
partout le centre de l’  État, et le droit de le gouverner nous accompagnera sans cesse. Quand
les torches gauloises mirent le Capitole en cendres, Véies, où se rendit Camille, devint Rome
dans ce moment. Le siège du Sénat peut changer, son pouvoir est immuable […].53

Comme on le voit, les correspondances entre les deux textes sont très étroites54.
Dans ce cas, toutefois, ce ne sont pas les citoyens qui sont interpellés, mais les sénateurs.
Les discours rapportés par Appien et Lucain, bien qu’  attribués à deux personnages
différents, dérivent probablement de la même tradition, qui transpose les arguments du
discours que Pompée tint au Sénat le 17 janvier 49 av. J.-C. à une période ultérieure. Ce
doublon est explicable si l’  on considère ce qui arriva à Thessalonique en décembre 49
av. J.-C. C’  est Dion Cassius qui en parle dans un passage du livre XLI :

52 
Caes., B.C. III, 6.
53 
Luc., Phars. V, 17-30 : « indole si dignum Latia, si sanguine prisco / robur inest animis, non qua tellure coacti / quamque
procul tectis captae sedeamus ab urbis / cernite, sed uestrae faciem cognoscite turbae, / cunctaque iussuri primum hoc decernite,
patres, / quod regnis populisque liquet, nos esse senatum. / nam uel Hyperboreae plaustrum glaciale sub Vrsae / uel plaga
qua torrens claususque uaporibus axis / nec patitur noctes nec iniquos crescere soles, / si fortuna ferat, rerum nos summa
sequetur / imperiumque comes. Tarpeia sede perusta / Gallorum facibus Veiosque habitante Camillo / illic Roma fuit. non
umquam perdidit ordo / mutato sua iura solo […] ».
54 
Ces correspondances sont également présentes dans la seconde partie du discours de Pompée : cfr. App., B.C. II, 210-
211 / Luc., Phars. V, 37-39 ; App., B.C. II, 210 / Luc., Phars. V, 42.

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L’  année suivante, les Romains eurent, contrairement aux lois, un nombre double de magistrats
et il se livra une très grande bataille. À Rome, César et P. Servilius furent nommés consuls : on
élut aussi des préteurs et d’  autres magistrats, en se conformant aux lois. Rien de semblable ne
se fit à Thessalonique : cependant il y avait là, suivant certains auteurs, deux cents sénateurs
avec les consuls, et l’  on y avait même consacré un lieu pour prendre les auspices, afin que tout
parût se faire légalement. On eût dit que dans cette ville se trouvaient ainsi le peuple et Rome
tout entière […].55 Car, quoiqu’  ils eussent pris les armes et quitté leur patrie, ils respectaient
tellement les coutumes de leur pays qu’  ils ne s’  en écartaient en rien, même quand il s’  agissait
d’  adopter des mesures impérieusement réclamées par les circonstances56.

Dans ces circonstances, les deux partes eurent besoin de légitimer leurs actes.
César adopta une démarche particulière, et cela dans le but de permettre son élection
au consulat. En revanche, les Pompéiens consacrèrent une parcelle du territoire de
Thessalonique pour prendre les auspices et donner une forme légale à leurs délibérations57.
En effet, une norme des augures voulait que les comitia et les réunions du Sénat se
déroulassent dans un templum inauguratum58. Il est possible d’  imaginer, comme source
des discours de décembre 49 av. J.C. écrits par Lucain et par Appien, l’  existence d’  une
tradition contemporaine d’  inspiration philo-pompéienne, pour laquelle il convenait de
faire prononcer à Pompée un discours capable de mettre en lumière la force idéale des
choix des optimates, à un moment historique où l’  on cherchait à légitimer légalement les
séances des sénateurs qui avaient suivi Pompée en Orient59. Par conséquent, le départ de
Rome ne devait pas apparaître comme une fuite, mais devait plutôt être présenté comme
un choix pour défendre la liberté, choix appuyé sur des épisodes bien connus du passé.
Le fait que, dans Appien, le même discours est prononcé deux fois permet de songer à la
juxtaposition de deux traditions différentes. L’  une d’  entre elles le plaçait au moment où
55 
D. C., XLI, 43, 1-2 : τῷ δὲ ἐχομένῳ ἔτει διττοί τε τοῖς Ῥωμαίοις ἄρχοντες παρὰ τὸ καθεστηκὸς ἐγένοντο καὶ μάχη μεγίστη
δὴ συνηνέχθη. Οἱ μὲν γὰρ ἐν τῷ ἄστει καὶ ὑπάτους τόν τε Καίσαρα καὶ Πούπλιον Σερυίλιον καὶ στρατηγοὺς τά τε ἄλλα τὰ ἐκ
τῶν νόμων ᾕρηντο,   οἱ δὲ ἐν τῇ Θεσσαλονίκῃ τοιοῦτο μὲν οὐδὲν προπαρεσκευάσαντο,   καίτοι τῆς τε ἄλλης βουλῆς,   ἐς διακοσίους
ὥς φασί τινες,   καὶ τοὺς ὑπάτους ἔχοντες, καί τι καὶ χωρίον ἐς τὰ οἰωνίσματα,   τοῦ δὴ καὶ ἐν νόμῳ δή τινι αὐτὰ δοκεῖν γίγνεσθαι,  
δημοσιώσαντες,   ὥστε καὶ τὸν δῆμον δι᾽αὐτῶν τήν τε πόλιν ἅπασαν ἐνταῦθα εἶναι νομίζεσθαι […].
56 
D. C., XLI, 43, 4.
57 
Le terrain inauguratus était dans ce cas destiné aux séances du Sénat ; v. E. Gabba, Senati in esilio, dans Esercito e
società nella tarda Repubblica romana, Firenze, 1973, p. 432ss. ; P. Catalano, Aspetti spaziali del sistema giuridico-religioso
romano, ANRW, II, 16, 1, 1978, p. 500-501 ; contra, F. De Martino, Storia della costituzione romana, III, Napoli, 1973 (II
ed.), p. 320.
58 
V. P. Catalano, Aspetti spaziali… op. cit., p. 499-501 ; cfr. M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République romaine,
de la guerre d’  Hannibal à Auguste : pratiques délibératives et prise de décision, Rome, 1989, p. 25-197.
59 
Il existe peut-être une référence implicite à cette tentative de légitimation dans le discours de Lépide rapporté par
Lucain : […] non umquam perdidit ordo / mutato sua iura solo […] (Luc., Phars. V, 29-30).

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ce discours avait été réellement prononcé ; l’  autre le transférait à l’  année suivante, et cela
pour les raisons que j’  ai cherché à cerner.
Le fait qu’  Appien insiste sur le discours daté de décembre 49 av. J.-C. (qui n’  a
probablement pas été prononcé), répond à son désir de créer un motif classique, c’  est-à-
dire placer en parallèle des discours de chefs ennemis. Il veut par là souligner l’  importance
historique du tournant marqué par le passage de César en Orient.
En revanche, le discours prononcé par César à la fin de décembre 49 av. J.C.,
que Appien relate juste après celui de Pompée60, est fiable : son contenu coïncide avec
la version, bien que plus synthétique, rapportée par César lui-même dans le De Bello
Civili61. Dans le texte en oratio recta rapporté par Appien, les mots de César semblent
s’  opposer implicitement aux paroles prononcées par Pompée dans la seconde partie de
son discours62. César ouvre et clôt son discours, en soulignant la concorde qui le lie à ses
soldats, et cela en vue d’  un objectif partagé63. En revanche, Pompée entendrait présenter
les partisans de César comme des esclaves asservis à leur commandant64. Comme Pompée
aussi l’  avait fait65, César insiste sur sa Fortune66 ; il oppose son indigence aux richesses de
l’  ennemi, et fait de ce point un élément de sa force67. Enfin, il oppose sa capacité à saisir
son kairos à l’  incapacité de Pompée68.
Le jugement exprimé par César est entièrement partagé par Appien, qui donne la
même évaluation de la situation dans le texte qui rapproche les discours prononcés par
les deux chefs : « Et tandis que Pompée conjecturait si légèrement de l’  avenir, César,
comme je l’  ai déjà dit, s’  était, aux environs du solstice d’  hiver, hâté de gagner Brindes,
estimant que la surprise serait le meilleur moyen de semer la panique chez l’  ennemi »69.
Cela contribue à jeter une ombre négative sur la figure de Pompée.
60 
App., B.C. II, 216-220 (discours de César 1b : v. supra, note 28).
61 
Caes., B.C. III, 6. En ce qui concerne le plan de César, les deux discours coïncident par leur contenu. La version de
Lucain (Phars. V, 413-423) semble, au contraire, peu crédible ; v. C. Carsana, Commento storico…op. cit., p. 176-178.
62 
Cfr. App., B.C. II, 209-211.
63 
App., B.C. II, 216 ; 220.
64 
App., B.C. II, 208.
65 
App., B.C. II, 209.
66 
App., B.C. II, 217.
67 
Cfr. App., B.C. II, 217 / 210-211.
68 
App., B.C. II, 218-220.
69 
App., B.C. II, 214 : καὶ Πομπήιος μὲν οὕτω τοῦ μέλλοντος ἀμελῶς ἐτεκμαίρετο,   ὁ δὲ Καῖσαρ […] περὶ χειμερίους τροπὰς ἐς
τὸ Βρεντέσιον ἠπείγετο,   νομίζων τῷ ἀδοκήτῳ μάλιστα ἐκπλήξειν τοὺς πολεμίους.

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116 Chiara Carsana

Puis, si nous étendons la comparaison au contenu des discours tenus par les deux
chefs avant la bataille décisive de Pharsale70, les connotations critiques qui s’  attachent à la
figure de Pompée apparaissent encore plus nettement. Quand il s’  adresse aux siens avant
la bataille finale, il reprend des concepts déjà exprimés à Thessalonique71. Cependant, il
ne se fie plus à la Fortune ni à la faveur des dieux. Son assurance initiale l’  a abandonné.
Le discours de Pharsale, comme celui de Thessalonique, se termine par la même formule
d’  exhortation aux soldats : « ἴτε οὖν ». Cependant, cette formule est ici suivie par un
ajout : « comme vous l’  avez désiré » (ὡς ἠξιοῦτε)72. Celui-ci met en lumière sa position
de faiblesse vis-à-vis de l’  armée et de ses lieutenants. La même faiblesse et conscience de sa
passivité se retrouve dans l’  exorde de ce discours : « À vous, soldats, de commander cette
opération plus que d’  y recevoir des commandements […] »73. On peut remarquer que la
même expression est présente dans le discours de César, qui définit ainsi Pompée : « sa
bonne fortune désormais décline, il s’  est montré en tout gauche et lent, et il commande
moins qu’  il ne se laisse commander »74.
Placé dans ce contexte, le discours de Pompée à Thessalonique cité par Appien
prend un sens différent, aussi bien par son contenu que par sa portée idéologique. Il faut
donc à nouveau l’  examiner. Indépendamment du cadre d’  ensemble, l’  image de Pompée
est positive : ses mots s’  adressent non seulement à l’  armée, mais à l’  ensemble du corps
politique (sénateurs et chevaliers), sont pourvus d’  idéaux élevés et visant à protéger la
liberté des citoyens et de la res publica. En même temps, ses paroles dénoncent la nature
tyrannique du pouvoir de César. Toutefois, la trame historiographique où le discours est
inséré affaiblit sa signification et sa portée idéologique. La perspective de César s’  oppose
à celle de Pompée. César présente ses raisons, en contestant celles de son adversaire.
Accusé d’  exercer la tyrannie sur ses soldats et camarades, César reproche à Pompée de
commander une armée de nouvelles recrues et d’  esclaves asservis en Orient. En outre,
il souligne l’  offense infligée à son armée, qui a pourtant le mérite d’  avoir combattu dix
ans, et d’  avoir assujetti de nouveaux peuples à Rome. Enfin, il met en évidence que ses
propositions de paix et ses démonstrations de clémence sont restées sans réaction de la
part de l’  adversaire.

70 
App., B.C. II, 299-302 (discours de Pompée 2a) ; 303-310 (discours de César 2b) ; v. supra, note 28.
71 
App., B.C. II, 300-301 ; v. C. Carsana, Commento storico …op. cit., p. 217.
72 
App., B.C. II, 302 ; cfr. App., B.C. II, 211 : « ἴτε οὖν […] ».
73 
App., B.C. II, 299 : « ὑμεῖς,   ὦ συστρατιῶται,   σ τρατηγεῖτε τοῦ πόνου μᾶλλον ἢ στρατηγεῖσθε· […] ».
74 
App., B.C. II, 307 : « […] οὐδὲ στρατηγοῦντα ἔτι μᾶλλον ἢ στρατηγούμενον ».

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L’  opposition entre les deux chefs dévoile une réalité complexe, qui n’  est plus
orientée d’  un point de vue idéologique. La perspective partisane des discours est
relativisée au sein du récit, où l’  auteur exprime son propre jugement :
[…] Deux hommes se disputant la première place mettaient en jeu leur propre salut, que le
vaincu serait moins que le dernier des hommes, et que ce sort serait partagé par une énorme
quantité de nobles citoyens […] ils portaient maintenant les armes les uns contre les autres
et entraînaient leurs subordonnés aux mêmes iniquités, eux qui étaient du même peuple, de
la même cité, des mêmes tribus, parents, et parfois même frères75.

À partir de ce qui a été dit, nous pouvons tirer quelques conclusions sur la méthode
de travail d’  Appien et sa manière d’  insérer et de citer les discours à l’  intérieur de son
récit :
1.  Les mots avec lesquels Pompée soutient sa décision de quitter Rome furent
effectivement prononcés et peuvent être mis en rapport avec une circonstance réelle ;
ces mots provoquent un débat politique très vif, confirmé par la correspondance de
Cicéron.
2.  Appien utilise une source bien informée, qui rapporte les arguments du discours
et les circonstances où il fut effectivement prononcé : la séance du Sénat datée du 17
janvier 49 av. J.-C., où les Pompéiens décidèrent de quitter Rome.
3.  Néanmoins, Appien récupère une autre tradition, caractérisée par une perspective
favorable aux optimates et place le même discours en décembre 49 av. J.-C. (Lucain
s’  en fait lui aussi l’  écho). Et cela dans le but d’  opposer un discours de Pompée à celui
vraiment prononcé par César en décembre 49 av. J.-C., à Brindes devant ses soldats
(l’  ouvrage de César lui-même, De Bello Civili, atteste de l’  existence de ce discours).
4.  Ces différents matériaux ne sont pas reproduits de façon mécanique. Les discours
qu’  Appien propose sont étroitement liés entre eux. Ils sont placés à l’  intérieur du
récit de façon cohérente. Pour reprendre une expression de Polybe, ils sont le tissu
connectif du texte historique76. Appien se propose par là de décrire la chaîne des
événements qui amena le système politique impérial à fatalement s’  imposer.
5.  Appien obtient comme résultat un récit cohérent et soudé, où les raisons des deux
partes sont présentées avec objectivité et une certaine distance.
75 
App., B.C. II, 322-323 : […] περὶ πρωτείων δύο ἄνδρε ἐρίζοντε ἀλλήλοιν αὐτώ τε κινδυνεύετον ἀμφὶ τῇ σωτηρίᾳ,   μηδ’  
ἐσχάτω πάντων ἡττηθέντε ἔτι εἶναι,   καὶ τοσόνδε πλῆθος ἀνδρῶν ἀγαθῶν δι’   αὐτούς […] καὶ τοὺς ὑποστρατευομένους ἐς ὁμοίας
ἀθεμιστίας ἄγουσιν,   ὁμοεθνεῖς τε ὄντας ἀλλήλοις καὶ πολίτας καὶ φυλέτας καὶ συγγενεῖς,   ἐνίους δὲ καὶ ἀδελφούς.
76 
Pol., XII, 25a : […] ἃ σχεδὸν ὡς εἰ κεφάλαια τῶν πραξεών ἐστι καὶ συνέχει τὴν ὅλην ἱστορίαν. Entre les catégories de
discours auxquelles Polybe se réfère, il y a aussi les παρακλήσεις. V. A.M. Gowing, Appian and Cassius’   speech before Philippi
(Bella Civilia 4. 90-100), Phoenix, 44, 1990, p. 180.

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118 Chiara Carsana

Cette tendance à l’  équidistance est l’  un des traits propres aux Guerres Civiles
d’  Appien. Elle peut être attribuée à Appien lui-même (plutôt qu’  à ses sources)77. Deux
siècles après les événements dont il parle, Appien réélabore les matériaux historiques
dont il dispose, et qu’  il avait sélectionnés avec beaucoup de soin, afin de reconstituer
un cadre d’  ensemble correspondant à son interprétation de l’  histoire de Rome et
de la constitution de l’  Empire. Dans la vision d’  Appien, discernable dans le IIe livre,
mais également perceptible dans les quatre autres livres, les responsabilités des conflits
sont à attribuer à la lutte entre les factiones78. Avant la bataille de Pharsale, Pompée est
soumis à des pressions, sur lesquelles Appien insiste, en attribuant la même expression
(στρατηγεῖν / στρατηγεῖσθαι, στρατηγῶν / στρατηγούμενος) d’   abord à Pompée, puis
à César79. Appien lui-même utilise cette expression dans un commentaire direct80.
Cela sous-entend une interprétation bien plus large : à des moments cruciaux de cette
époque, les partes exercent une influence parfois décisive sur leurs chefs. Il s’  agit d’  une
génération qui est entièrement impliquée dans des conflits dont plusieurs personnes sont
responsables.
C’  est dans cette optique que l’  on peut expliquer la présence, dans les Guerres
Civiles d’  Appien, de certaines sections où le récit est bien détaillé et marqué par des
discours. Il s’  agit de moments que l’  historien d’  Alexandrie considère comme capitaux.
Pour les décrire, il a recours à des traditions contemporaines des faits, comme il ressort
du caractère détaillé du récit et du rythme serré avec lesquels les événements sont relatés.
Dans le IIe livre, nous pouvons identifier deux de ces moments :
6.  Le récit des débats sénatoriaux qui eurent lieu à Rome pendant l’  année 50 av. J.-C.,
avant du déclenchement de la guerre entre César et Pompée, et pour lesquels Appien
représente une source unique et irremplaçable81.
7.  La narration des événements, à Rome, qui suivirent le meurtre de César82. Dans
ce cas aussi, le IIe livre est riche en détails que l’  on ne retrouve pas ailleurs ou sont
rapportés de façon très synthétique dans les autres sources. Cette section finale

77 
V. C. Carsana, Commento storico… op. cit., p. 24-27.
78 
V. C. Carsana, Commento storico… op. cit., p. 27-28.
79 
V. supra, notes 68 et 69.
80 
App., B.C. II, 286 : […] ἅπερ ὁ Πομπήιος […] κατεσιώπα δ᾿ ὅμως ὑπὸ ὄκνου καὶ δέους,   ὥσπερ οὐ στρατηγῶν ἔτι,   ἀλλὰ
στρατηγούμενος […].
81 
App., B.C. II, 102-133 ; v. C. Carsana, Gli antefatti del conflitto tra Cesare e Pompeo nel libro II delle Guerre Civili di
Appiano, RIL, 137, 2003, p. 251-283 ; C. Carsana, Commento storico… op. cit., p. 112-130.
82 
App., B.C. II, 499-618.

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Discours vrais ou inventés ? Le cas d’ Appien 119

du IIe livre a une importance primordiale, car elle rapporte une série de discours
(certains en oratio obliqua, d’  autres en oratio recta), où prennent la parole, à une ou
plusieurs occasions, des personnages appartenant soit au groupe des césariens soit
à celui des meurtriers de César, avec leurs partisans. Ce ne sont pas seulement les
chefs des deux groupes qui interviennent, tels Antoine et Brutus, mais aussi Lépide,
Pison, Cinna, Dolabella, dont les paroles sont insérées à l’  intérieur de débats au
Sénat (notamment la séance du 17 mars dans le temple de la Terre), et à chaque fois
avec une présentation des différentes positions propres aux parties en question.
J’  ai approfondi ailleurs cet aspect83, et me contenterai de faire ici quelques
considérations de caractère général :
8.  Appien est seul à transmettre avec minutie des informations que les autres sources
ne rapportent pas ou rapportent de façon sommaire. Leur fiabilité est garantie par
les sources contemporaines des mêmes événements (notamment Cicéron)84. En
outre, les allusions à des problèmes concrets présentes dans les discours (comme,
par exemple, celui des vétérans auxquels font appel tant Antoine que Brutus85),
garantissent par leur respect de la situation contemporaine, la vérité du contenu86.
9.  Dans l’  ouvrage d’  Appien, les discours ne sont pas caractérisés par un effort
d’  actualisation, comme dans le cas de Dion Cassius87 ; ils sont, plutôt, ancrés au
contexte politique du moment historique où sont prononcés.
10.  Le récit des événements qui suivirent le meurtre de César permet une comparaison
entre les deux historiens. Dans le livre XLIV, Dion Cassius rapporte seulement
deux discours : il s’  agit de celui de Cicéron favorable à l’  amnistie88 et du discours
prononcé par Antoine lors des funérailles de César, qui est une réélaboration
exemplaire d’  une laudatio funebris reconstituée après coup89. Appien en revanche
83 
C. Carsana, Le poste in gioco dopo la morte di Cesare: il racconto polifonico di Appiano, dans M.T. Schettino, S. Pittia
(dir.), Les sons du pouvoir dans les mondes anciens, Besançon, 2012, p. 359-377.
84 
V. spec. Cic., Phil. I, 1-2 ; 31-32 ; Phil. II, 88-90 ; Att. XIV,10,1 ; 14,2 ; XV, 1a, 2 ; 2, 2 ; cfr. Nic. Dam. XVII, 48-50 ;
XXV, 91-XXVII, 106.
85 
Sur l’  Oratio Capitolina de Brutus, v. A. Balbo, Riflessi dell’  oratoria reale nei discorsi sulla morte di Cesare: il caso di
Bruto, I quaderni del ramo d’  oro on-line, 4, 2011, p. 152-167.
86 
V. E. Gabba, Appiano e la storia delle guerre civili, Firenze, 1956, p. 146, 230 ; v. aussi une revue des études dans
A. Balbo, Riflessi dell’  oratoria reale… op. cit., p. 153-155.
87 
V. A.M. Gowing, The Triumviral Narratives of Appian and Cassius Dio, Ann Arbor, 1992, p. 225-245 ; F. Pina Polo,
Contra arma verbis, Stuttgart, 1996, p. 151-162 ; U. Gotter, Der Diktator is tot, Stuttgart, 1996, p. 267.
88 
D. C. XLIV, 23-33 ; v. A.M. Gowing, The Triumviral Narratives… op.cit., p. 232-233.
89 
D. C. XLIV, 36-49 ; v. A.M. Gowing, The Triumviral Narratives… op.cit., p. 234.

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120 Chiara Carsana

ne se borne pas à citer les mots prononcés par Antoine de façon abstraite, mais les
insère dans un scénario riche en détails concrets relatifs à l’  ensemble de la cérémonie
complexe des funérailles, dont il décrit les différentes phases90.
11.  Dans l’  ensemble, la narration des événements postérieurs à la conspiration,
avec les paroles prononcées par des personnages principaux et secondaires, met en
scène un chœur de voix qui a pour fonction de souligner que l’  auteur se trouve à
équidistance des motivations des partes, et veut mettre en lumière la complexité
des mécanismes décisionnels, dans une vision du réel où les idées exprimées sont
dénuées de crédibilité.
Ce recours aux discours ne répond pas à de simples motivations rhétoriques ou
au désir de se conformer à un modèle historiographique : il impliquerait plutôt une
interprétation politique des événements, interprétation qu’  Appien propose et met en
évidence pour ses lecteurs en l’  inscrivant dans une reconstitution « globale » de la vie
politique à Rome à la fin du Ier siècle av. J.-C.
Une comparaison du livre II des Guerres Civiles avec la structure d’  ensemble et
des passages-clés du Livre Africain (où il y a la fréquence des discours la plus élevée dans
la Romaiké Historia juste après le IIe livre des Guerres Civiles91) permet en effet de faire
ressortir certains des choix méthodologiques généraux d’  Appien. Bien que, pour ces deux
sections de son œuvre qui racontent des événements très éloignés chronologiquement les
uns des autres, Appien puise évidemment dans des sources différentes, on note quand
même des choix stylistiques semblables. Dans une grande partie de son récit, Appien
suit, dans le Lybiké, une source alternative à Polybe, dont il tire le contenu des nombreux
discours qu’  il présente : il s’  agit probablement d’  une source contemporaine et autoptique,
contre laquelle Polybe polémiquait92. Goukowsky93 formule l’  hypothèse vraisemblable
que cette source soit Fannius, témoin oculaire et beau-frère de Scipion Émilien : d’  après
le témoignage de Cicéron94, Fannius retranscrivait souvent des discours dans ses Annales.
Ces discours ont pour fonction de souligner que l’  absence de concorde entre les
factions politiques est à l’  origine de la fragilité de Carthage. C’  est l’  argument porteur
qui unifie et rend homogène la narration des événements des IIe et IIIe guerres puniques
90 
V. C. Carsana, Le poste in gioco… op. cit., p. 369-373.
91 
I. Hahn, Appian und seine Quellen , dans G. Wirth (dir.), Romanitas – Christianitas. Untersuchungen zur Geschichte
und Literatur der römischen Kaiserzeit, Berlin, 1982, p. 253.
92 
Pol., XXXVI, 1.
93 
P. Goukowsky, Notice, dans Appien, Histoire Romaine. Tome IV livre VIII. Le Livre Africain, Paris, 2002, p. C-CI.
94 
Cic., Brut. 21, 81.

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Discours vrais ou inventés ? Le cas d’ Appien 121

à l’  intérieur du Lybiké, et en même temps rythme les phases du conflit entre Carthage
et Rome en Afrique : l’  écartèlement de Carthage, divisée en deux, entre le peuple et
le Sénat. À l’  intérieur de ce cadre, les discours expriment les motivations du logos, de
l’  attitude raisonnable des sénateurs, à laquelle s’  oppose l’  irrationalité sans frein du peuple
carthaginois95. Ces choix stylistiques servent à marquer un moment crucial : le triomphe
de Rome en Occident et son passage progressif à un impérialisme de plus en plus agressif,
ainsi que les facteurs qui l’  ont permis : l’  absence d’  homonoia et la prévalence de l’  élément
populaire, qui a remis en cause les équilibres de la constitution carthaginoise et l’  a fait
dégénérer. Les protagonistes des événements sont eux-mêmes conscients qu’  il s’  agit d’  un
moment historique qui marque une époque ; c’  est du moins ainsi qu’  ils sont représentés
par Appien, notamment Scipion Émilien à la fin du livre96.
Néanmoins, la crainte que Rome elle-même puisse un jour subir le même sort que
celui de la cité défaite se manifeste dans les réflexions mêmes de Scipion. Effectivement,
dans le cadre historique général tracé par Appien, Rome aussi est destinée à subir de
l’  intérieur un processus dégénératif, qui débouche sur une longue période de guerres
civiles, auxquelles l’  historien d’  Alexandrie consacre cinq livres de son Historia : une série
de conflits sanglants à travers lesquels, par un parcours providentiel, Rome parvient au
système politique impérial97.
Aussi bien dans le IIe livre des Guerres Civiles que dans le Lybiké, les discours
constituent la véritable structure de la narration et font parler le réseau complexe de
positions et de relations entre les partes politiques qui s’  imposent sur la scène après la
conspiration contre César. Le but de ce récit est le même que celui que nous avons discerné
dans le Livre Africain : faire ressortir l’  existence de divisions et de fractures au sein du
corps politique, dans ce cas à l’  intérieur de l’  ordre sénatorial. Dans la vision d’  Appien
(ainsi que de sa source), il y a non seulement des individus, mais aussi des groupes qui
luttent pour le pouvoir : les uns et les autres sont poussés par des motivations qui sont
loin d’  obéir à des aspirations idéales98.
En conclusion, nous avons vu qu’  Appien part des données réelles de discours
effectivement prononcés ; il les réélabore en suivant à chaque fois une démarche

95 
V. spec. App., Lyb. 28, 157-159 ; 49, 216-220 ; 55, 239-240 ; 83, 386-85, 403 ; 91, 431 ; 92, 432-437 ; C. Carsana, Le
poste in gioco… op. cit., p. 361-366.
96 
App., Lyb. 132, 628-133, 631.
97 
App., B.C. I, 4-24.
98 
App., B.C. II, 500 ; 518 ; 534-535 ; 563 ; C. Carsana, Commento storico… op. cit., p. 25-28.

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différente, mais qui est conditionnée par la vision d’  ensemble qu’  il se propose de faire
partager au lecteur.
Quand on étudie la méthode de travail suivie par Appien historien, il faut
absolument prendre en compte sa formation rhétorique. Récemment, Goukowsky a eu
le mérite de remarquer que son goût pour la narration « dialoguée » et pour les discours
directs et son adhésion à un modèle d’  historiographie dramatique trouvent leur origine
dans son éducation. Ses discours sont parfois d’  excellents exercices d’  école qui, comme
tels, s’  efforcent de respecter le caractère de l’  orateur mis en scène et les circonstances
qui l’  ont amené à prendre la parole et à tenir des propos vraisemblables. La pratique
de l’  antilogie permet également à l’  historien de présenter de manière vivante des points
de vue opposés. Je partage cette interprétation, adhère à sa reconstitution historique du
milieu culturel d’  Alexandrie où Appien se serait formé pendant sa jeunesse, et insiste avec
lui sur le rôle joué par le rhéteur Théon – auteur de Progymnasmata qui nous offrent une
idée des exercices auxquels on se livrait dans les écoles de rhétorique à Alexandrie99 – dans
les années 50-100 apr. J.-C. J’  ai cependant essayé de démontrer que les choix stylistiques
effectués par Appien n’  ont pas été uniquement motivés par des raisons esthétiques ainsi
que par sa fidélité à un modèle historiographique : elles se justifient plutôt à la lumière
du plan général de son ouvrage et de la vision politique qui est à l’  origine de sa rédaction.
Le choix des sources et la recherche, par l’  historien d’  Alexandrie, de traditions
fiables constitue un autre aspect fondamental de la question. Appien reconstruit des
contextes crédibles, étayés de récits détaillés. Ceux-ci constituent alors le cadre plus
articulé dont nous disposons à propos de moments historiques donnés100, et qui font
assez exactement écho à des témoignages contemporains101.
L’  historien, sans doute influencé par sa formation rhétorique, témoigne d’  un
intérêt particulier pour les situations de débats politiques. Celui-ci n’  implique néanmoins
pas toujours nécessairement la composition d’  exercices de caractère rhétorique. Dans le
cas, par exemple, du compte-rendu des séances du Sénat de l’  année 50 av. J.-C., Appien
préfère décrire précisément les différentes phases du débat politique plutôt que de
valoriser d’  un point de vue rhétorique les discours des uns et des autres. Ce constat peut
être appliqué à la séance du Sénat du 17 mars 44 av. J.-C. : contrairement à Dion Cassius
qui développe exclusivement le long discours de Cicéron en faveur de l’  amnistie, Appien

99 
P. Goukowsky, Notice, … op. cit., p. XXIV-XXXVII.
100 
V. supra.
101 
V. supra, notes 81 et 84.

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propose une synthèse du contenu des différentes propositions faites par les sénateurs
qui intervinrent au cours du débat. On peut, à mon sens, raisonnablement supposer
qu’  une reconstruction aussi détaillée est le fruit d’  une utilisation peut-être directe, mais
plus probablement indirecte, des acta senatus102. Je ne partage donc pas le scepticisme
récemment exprimé par Trevor Mahy à propos du discours qu’  Appien fait prononcer
à Antoine au cours de la séance plus haut mentionnée du 17 mars103 : si l’  on ne peut
évidemment pas être assuré de son historicité formelle, il n’  y a pas en revanche pas lieu de
douter de celle de son contenu.
C’  est dans cette direction qu’  a tendu mon analyse : je n’  ai évidemment pas eu la
prétention d’  apporter une réponse définitive au problème de l’  authenticité des discours
dans les œuvres historiographiques antiques (cette question est d’  ailleurs à ce point
insoluble que même les positions marquées par un scepticisme radical citées au début de
l’  article ne sont pas plus justifiées). J’  ai plutôt souhaité proposer un exemple de ce qu’  a
pu être la méthode de travail d’  un historien comme Appien à partir de quelques éléments
concrets, pour essayer de sonder la valeur historique de certaines parties de l’  œuvre104.

102 
V. P. Stein, Die Senatussitzungen der Ciceronischen Zeit (68-43), Münster, 1930, p. 104-105 ; M. Bonnefond-
Coudry, Le Sénat de la République romaine… op. cit., p. 519.
103 
T. Mahy, Antony, Triumvir and Orator: Career, Style, and Effectiveness, dans C. Steel, E. van der Bloom (éd.),
Community and Communication. Oratory and Politics in Republican Rome, Oxford, 2013, p. 338-339.
104 
Je remercie mon amie Agnès Arbo pour la correction du texte français, et les réviseurs anonymes pour les précieux
conseils qui ont contribué de façon fondamentale à améliorer mon article.

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