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PATRIMOINE

JEAN-NOEL GUINOT
Théodoret
de Cyr
exégète
et théologien
* *

un théologien engagé
dans le conflit nestorien
(431-451)

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JEAN-NOËL GUINOT

Théodoret de Cyr
exégète et théologien

Volume II
un théologien engagé dans
le conflit nestorien
(431-451)

PAT RI M O I N E S
christianisme

LES ÉDITIONS DU CERF


www.editionsducerf.fr
PARIS

2012
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© Les Éditions du Cerf3 2012


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(29, boulevard LaTour-Maubourg
75340 Paris Cedex 07)

ISBN : 978-2-204-09789-5
ISSN 0763-8647
!

1
Apologétique et polémique
*


Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris 1998, p. 383-402

21

FOI ET RAISON DANS LA


DÉMARCHE APOLOGÉTIQUE
D’EUSÈBE ET DETHÉODORET

Introduction

Entre les apologies du nc s. et celles d’Eusèbe de Césarée


et de Théodoret de Cyr, les différences sont immédiatement
plus apparentes que cet « air de famille » qui autorise à parler de
l’apologétique chrétienne antique comme d’un genre littéraire
particulier, même si les contours en ont varié selon les époques
et les circonstances historiques qui lui ont donné naissance1.
Dans l’empire chrétien de Constantin et de Théodose, les enjeux
ne sont naturellement plus ceux de l’époque où le christianisme
naissant réclamait à l’empereur son droit à l’existence. Avec le
temps, l’objet et le contenu de l’apologie ont en partie changé de
[384] nature, et du même coup de forme et de dimensions. Il ne
s’agit plus désormais d’adresser à l’empereur ou à ses représen­
tants une requête ou une supplique en faveur des chrétiens, pour
tenter de les soustraire à des persécutions ou à des tracasseries,
nées d’accusations absurdes et mensongères. Il ne s’agit même
plus toujours d’une réfutation en règle des attaques dirigées
contre la religion chrétienne par un philosophe païen, comme
le fit Origène dans son Contre Celse, bien que Cyrille d’Alexan­
drie, au Ve siècle, s’inspire manifestement de ce modèle pour
réfuter le Contre les Galiléens de Julien. L’entreprise d’Eusèbe et
de Théodoret est d’une certaine façon plus générale, en tout cas
1. J.-C. Fredouille («L’apologétique chrétienne antique : naissance d’un
genre littéraire », Revue des Etudes Augustiniennes 38 [1992], p. 219-234) sou­
ligne le caractère polymorphe de l’apologétique chrétienne antique. Voir aussi,
dans ce volume, son exposé consacré à «Tertullien dans l’histoire de l’apolo­
gétique ».
APOLOGÉTIQUE ST POLEMIQUE
10
liée à un facteur déclenchant précis2. Pour
moins directement traditionnelle, on pourrait dire qu’ils
reprendre une 1 ^ l’apologétique chrétienne plutôt que
sont des represen dessein étant moins de défendre le christia-
nisme contrôles attaques dont il est l’objet que d’exposer à un

t aue qu’il conduit dans sa Thérapeutique des maladies


Teilémues un but identique à celui qu’Eusèbe se propose
d’atteindre, en deux temps, la Préparation évangélique étant
destinée à disposer son lecteur à accueillir les vérités de la foi
chrétienne, tandis que la Démonstration doit emporter sa convic­
tion3. Toutefois, à comparer la manière dont chacun d’eux définit
son propos, on en vient à se demander si ces deux apologies.
en dépit de nombreuses similitudes, ne sont pas conçues dans
un esprit sensiblement différent. Au Livre I de la Préparation
comme de [385] la Thérapeutique, c’est bien pourtant la même
question qu’abordent les deux apologistes, celle du rapport
qu’entretiennent la foi et la raison dans la religion chrétienne.
Mais le font-ils de la même manière ? Le débat est ancien ; il
est même l’un de ceux qui contribuent à donner à l’apologé­
tique chrétienne son « air de famille ». Au-delà pourtant de la
solution retenue, dont dépend dans une certaine mesure l’orien­
tation générale donnée par chacun à son apologie, il est aussi,
chez Eusèbe etThéodoret, comme déjà chez Origène, l’occasion
d’une réflexion sur les rapports de la foi et de la gnose, et plus
largement sur la notion de paidéia.

1 2lr.Mei^C S! a PreParatlon Evangélique cTEusébe accorde une large place à


la réftitauon des écrits de Porphyre Contre les chrétiens, il est malgré tout diffi­
cile de faire de cette réfutation la cause immédiate de l’entreprise d’Eusèbe :
voir a ce sujet 1 Introduction de Jean Sirinelli, dans SC 206, p. 28-34. Il serait
encore plus hasardeux d’attribuer à la Thérapeutique deThéodoret une origine
T?.1?™oC1SC Ct d y œuvre de circonstance, comme le faisait Lenain de
/V^?t NT’ en considérant queThéodoret aurait eu « dessein dans cet ouvrage
de réfuter celui de Julien 1 apostat contre les chrétiens » (Mémoires pour servir à
l Histoire ecclesiastique des six premiers siècles, 1.15, Paris 1911, p. 322) : cf. P. Ca-
K\VKT,Hiswire d une entreprise apologétique au V siècle, Paris 1958, p. 113 s
bC CSt du/?ste PoutThéodoret une source avouée (Thérap. II, 97,
. - •1Le,t 1111 modele souvent démarqué, notamment en ce qui concerne les
citations d auteurs profanes, poètes et philosophes.
FOI ET RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 11

L’accusation de « foi irrationnelle » et sa


réfutation dans la tradition apologétique
antérieure à Eusèbe et à Théodoret

Plus que les accusations mensongères concernant des mœurs


abominables ou des pratiques criminelles, plus que l’accusation
d’athéisme, pourtant si souvent produite contre eux, le reproche
fait aux chrétiens de se satisfaire d’une foi aveugle et irration­
nelle est sans aucun doute l’un des griefs le plus constamment
repris par leurs adversaires du nc au Ve siècle. Avec le temps, et
après l’abandon des accusations les plus grossières, c’est même
sur ce point que paraissent se concentrer les attaques des défen­
seurs de l’hellénisme, celles empreintes d’un mépris souriant de
Lucien de Samosate, mais celles aussi plus redoutables du philo­
sophe Celse ou de l’empereur Julien4. Pour des païens cultivés,
il était de bon ton de dénoncer l’absurdité des dogmes chrétiens
et de tourner en ridicule des croyances, héritées d’un petit [386]
groupe d’hommes ignorants, étrangers en tout cas à ce qu’était à
leurs yeux la paidéia. Autant que l’ignorance du « beau langage »
par les apôtres, la simplicité du style des Ecritures, incapables
de rivaliser avec la beauté des œuvres grecques, était, pour des
païens cultivés et frottés de philosophie, le signe manifeste
I
d’une inculture (à7rociÔEuai'cc) et un argument propre à accré­
diter l’idée du caractère irrationnel de la foi chrétienne. Elle ne
pouvait séduire que des gens simples, prêts à croire aveuglément
(àXôycoç racrcEÙeiv).
Les chrétiens eux-mêmes n’étaient pas totalement étrangers
à ce type d’argumentation produit contre eux. A trop répéter
que des pêcheurs incultes en avaient remontré aux plus grands
philosophes, que les vérités de l’Évangile n’avaient besoin pour
s’imposer d’aucun des artifices de la rhétorique, qu’il suffisait de
croire pour obtenir le salut, n’avaient-ils pas contribué à accré­
diter l’idée qu’ils étaient des adversaires de la culture, qu’ils
avaient pris le parti de l’ignorance et qu’ils ne réclamaient de leurs
adeptes qu’un simple fidéisme ? Certes, à l’époque d’Eusèbe et
de Théodoret, en dehors de certains milieux monastiques, rares
étaient ceux pour qui l’adoption du mode vie évangélique se
traduisait concrètement par le rejet de la paidéia grecque et une
profession d’inculture. Mais, dans la polémique, on continue

4. Nous avons conservé le pamphlet de Lucien, Peregrinos. En revanche,


nous ne pouvons nous faire une idée du Discours véritable de Celse et du Contre
les Galilèens de Julien qu’à travers leurs réfutations par Origène et par Cyrille
d’Alexandrie. De même, nous ne connaissons le Philalèthes de Hiéroclès que
par celle d’EusÈBE (SC 333).
12 apologétique et polémique

malgré tout, d’Origène à Théodoret, à tirer argument de l’igno­


rance des apôtres, victorieuse des sophismes et des arguties des
philosophes, comme de la simplicité des Écritures, garante de
vérité5.
Très tôt cependant les apologistes comprirent la néces­
sité de réagir contre l’accusation de « foi irrationnelle » et de
contester les affirmations du type credo quia absurdum, prêtées
aux chrétiens par leurs adversaires6. A se réfugier dans un pur
fidéisme pour mieux se préserver de toute contamination avec
l’hellé[387]nisme, ils risquaient en effet de leur fournir des
armes. Aussi l’une des parades les plus habituelles aux apolo­
gistes, pour prouver que la foi chrétienne n’exclut pas l’exercice
de la raison, consiste à faire valoir que cette foi repose sur des
preuves, que les déclarations de l’Écriture se vérifient dans les
faits. C’est toute la différence avec les fables de la mythologie
grecque, qui sont pures inventions. La foi chrétienne au Christ,
au mystère d’un Dieu incarné et crucifié qui reviendra juger
tout le genre humain, n’est pas une croyance aveugle ou naïve,
puisque toutes les prophéties faites à son sujet, avant son incar­
nation, se sont réalisées point par point7. On ne croit donc pas
sans raison (àXôycoç moteuetv) quand sa foi (Ticffià) xai mortv)
est confortée par des preuves, quand elle est produite par ce
que l’on voit (toc ôpwpeva). En revanche, ce type de « démons­
tration » (ànôbeifyv) est impossible dans le cas des fables des
poètes. L’accusation portée contre les chrétiens se retourne
donc contre leurs auteurs : victimes d’une aXoyoç moTiç, les
Grecs le sont bien plus que les chrétiens. Telle est l’argumen­
tation développée par Justin dans sa première Apologie, mais
aussi celle de Théophile d’Antioche, d’Athénagore8 et de tous
les apologistes du ne au Ve siècle : les histoires monstrueuses ou
obscènes des dieux du paganisme contreviennent non seulement
aux règles de la morale, mais à celle de la raison ou du simple
bon sens. Rien, pas même le recours à l’allégorie, ne peut sauver

5. Origène, Contre CelseVl, 2,19-39 {SC 147) ; Théodoret, Thérap. V, 64.


67-69 {SC 57.1) ; IX, 28-29 {SC 57.2).
6. Cf. Origène, Contre Celse I, 9, 11-12 {SC 132) ;VI, 10, 26-39 {SC 147).
Les formules de ce type, volontairement provocatrices, relevées dans La Chair
du Christ (II, 4 ; V, 4, SC 216) de Tertullien, sont à exploiter avec prudence et
à replacer dans le cadre de sa polémique avec Marcion.
7. On peut naturellement s'interroger sur la valeur de cet argument scriptu­
raire auprès de païens. Pour cette raison, et sans s’interdire de recourir a' ce
type d’argumentation, Théodoret s’efforcera de les convaincre à partir des
auteurs dont ils reconnaissent l’autorité.
8. Justin, Apologie I, 53-54 (éd. C. Munier, Fribourg Suisse 1995) ; Théo­
phile, A Autolycus I, 9 {SC 20) ; Athénagore, Supplique XX, 1 ; XXI, 1-4, etc.
{SC 379) ; cf. Origène, Contre Celse 1,17 {SC 132).
FOI ET RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 13

de telles inventions, comme s’efforce de le démontrer Origène


à Celse9.
[388] Quelle que soit la force de ce type d’argumenta­
tion10, il est le signe que les apologistes ont ressenti très tôt la
nécessité d’établir le fondement rationnel de la foi chrétienne.
Ainsi Athénagore entreprend-il de fonder en raison la croyance
chrétienne (tôv Xoyiapôv Yjpcôv rrjç mcrcecoç) en un Dieu
unique, en procédant à une démonstration de nature philo­
sophique, avant d’invoquer le témoignage des prophètes pour
corroborer son raisonnement (fipwv toùç Xoyiopouç)11. Et s’il
reconnaît volontiers que, parmi les chrétiens, beaucoup sont
des gens simples, incapables (àôuvaTOt) de rendre raison de
leur foi par la parole, surtout en présence de philosophes ou
de gens rompus à toutes les subtilités de la rhétorique, il voit
en revanche dans leur conduite vertueuse la preuve même que
cette foi n’est pas insensée12. Fondé sur l’opposition tradition­
nelle Xôyoç/epyov, 7tpccÇiç, l’argument sera constamment repris
par les apologistes postérieurs.
Plus nettement pourtant, et dans un contexte différent,
puisqu’il paraît s’insurger contre l’attitude de certains chrétiens.
Clément d’Alexandrie, dans ses Stromates, fait un vigoureux
plaidoyer en faveur d’une foi éclairée et raisonnée13. Prétendre
ignorer la philosophie, la dialectique et les sciences profanes,
sous prétexte que la foi seule et nue suffirait (pôvrjv xal tpiX^v
mcruiv), c’est selon lui faire preuve de sottise et adopter à l’égard
de la foi un comportement que ne justifie aucune autre activité
humaine. Clément juge méprisable une telle attitude et refuse
qu’on s’autorise pour la justifier de la prétendue inculture
des prophètes et des apôtres14. Il serait paradoxal, en effet, de
pré[389]tendre croire au Logos de Dieu et d’établir entre foi
et raison (Xôyoç) une séparation radicale, d’autant que l’Écri-

9. Origène, Contre Celse IV, 48 (SC 136) ; VH3, 66, 1. 21-22. 68, 1. 19
(SC 150).
10. L’argument peut se retourner; Origène en est conscient, lui qui s’ef­
force de justifier aux yeux de Celse les histoires immorales de la Bible, notam­
ment l’inceste de Lot avec ses filles (Contre Celse IV, 45. 48, SC 136).
11. Athénagore, Supplique VIII-IX (SC 379).
12. Ibid., XI (justification par les œuvres).
13. Clément d’Alexandrie, Stromate I, IX (SC 30). Se contenter de croire
quand on est chrétien et refuser de toucher à la philosophie, c’est se comporter
comme un athlète qui ne compterait que sur ses muscles pour remporter la
victoire et négligerait tout entraînement.
14. Ibid. S’ils ignoraient les techniques de la discussion philosophique, l’Es­
prit leur faisait la grâce de comprendre immédiatement le sens des « termes
obscurs » qu’il leur communiquait. Pour d’autres qu’eux, ce sens ne peut s’at­
teindre sans effort et sans recherche, sans faire usage de la raison.
APOLOGÉTIQUE ht polémique
14

fait obligation au croyant de rendre compte de


ture elle-même
sa foi15.
r, aussj l’un des arguments qu’Origène développe à
. e reprises dans son Contre Celse, en invoquant tour à
PlUS1l’autorité de l’Ancien Testament, des Évangiles et de Paul,
H°Ur le dessein de montrer que « la doctrine chrétienne plus que
mute autre invite à la sagesse »16. Plus encore que dans les apolo­
gies antérieures, le débat autour de l’aXoyoç 7uoriç revêt chez
lui une importance capitale. Contre Celse, mais peut-être aussi
contre certains groupes de chrétiens fidéistes, dont le philosophe
naïen exploite habilement les déclarations - « N’examine pas,
mais crois ; la foi te sauvera. La sagesse dans ce siècle est un mal,
et la folie un bien » -, Origène s’efforce de prouver qu’à l’inté­
rieur du christianisme la recherche sur l’objet de la foi (èÇéxaatç
tôv 7temoTeüpéva>v) et sur le sens des Écritures (ÔiYpyrçaiç xwv
cciviy|iàT(ov) existe bel et bien17, que c’est précisément « pour
exercer l’intelligence des auditeurs » que le Logos « a exprimé
certaines vérités sous forme d’énigmes »18, et que, par consé­
quent, le christianisme ne prêche pas l’ignorance et n’est pas
l’adversaire de la culture19. Et Origène d’expliquer longuement
qu’il ne faut pas se méprendre sur les déclarations de Paul
condamnant la sagesse des Grecs au profit de ce qu’il y a de
fou dans le monde (1 Co 1, 18 s.), et en conclure que « le Logos
exclut les sages »20. Ce serait comprendre le texte de manière
erronée, et ignorer bien d’autres passages dans lesquels l’Apôtre
place la foi au troisième rang, en dessous de la science et de
la sagesse21 ou blâme « ceux qui croient à la légère » (xô) sixrj
[390] ttioteüovti). En cela, Paul satisfait aux exigences de Celse,
pour qui « il ne faut pas simplement croire (a7tX6jç moxeueiv),
mais rendre raison de sa foi » (Xoytapôv xwv moxeuopevmv)22.
Le christianisme, conclut Origène, est donc loin d’exiger de ses
adeptes une foi aveugle. A celui qui veut devenir chrétien, on
ne dit pas : « Crois d’abord » (jcpcoxov tucjxeooov), ni que les
aspects du mystère les plus déroutants sont une raison supplé­
mentaire de croire (Tauxrj xai pctXXov maxeuoov)23.
15. Ibid.y IX, 45, 3-5 ; Clément invoque l’autorité de Pr 22, 20. Raisonne­
ment contraignant : toute parole_(x6 Xéyeiv) est un acte ; or tout acte procède
de 1 exercice de la raison (èx xoü Xôyou) ; car si nous n’agissions pas selon la
raison (Aôyw), nous ferions comme des brutes (àXdvwç).
16. Origène, Contre Celse III, 44 (SC 136).
17. Ibid., I, 9, 18 (SC 132).
18. Ibid., III, 45, 42 s. (SC 136).
19. Ibid., III, 48, 22 s. (SC 136).
20. Ibid., III, 47-48. 73 (SC 136).
22 Sf’# io’ 5^5 (S(?147)^ :T^T0V 7100 xal xaxwTépto *rt|v 7riariv.
23. Ibid!,VI, lo’ 26-39 (SC 147).
!

FOI ET RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 15

Pourtant Origène concède volontiers à son adversaire que la


majorité des fidèles chrétiens se compose de gens simples, à qui
i la vie et ses difficultés laissent peu de temps à consacrer à la philo­
sophie ou qui sont incapables de l’effort intellectuel nécessaire
à cette réflexion sur leur foi. A ceux-là, il est légitime d’« ensei­
gner à croire même sans réflexion » (raox£ü£iv xai àXôycoç)j
puisque cette foi simple et non réfléchie (pcxà t|HXfjç maxecoç,
<5c7tXûç 7T£7uax£uxévaO produit chez eux une conversion des
mœurs, qu’il serait préjudiciable de différer jusqu’au jour où ils
pourraient éventuellement « se livrer à l’examen des doctrines ».
Du reste, dans l’adhésion au christianisme, la démarche de
foi est tout à fait comparable à celle qui fait choisir une école
philosophique plutôt qu’une autre ou commande la plupart des
activités humaines24. En reprenant ce type d’argumentation, déjà
développé par Théophile d’Antioche25, Origène veut prouver à
Celse que la prétendue « foi irrationnelle » (àXôywç moxeuEiv)
des simples, en dépit des apparences, n’est pas totalement
dépourvue de raison, s’il est vrai que croire en Dieu est plus
raisonnable (£ÙXoycox£pov) que mettre sa confiance dans les
entreprises humaines26.
[391]

Foi et raison dans les apologies


d’Eusèbe et de Théodoret

La place accordée par Eusèbe et Théodoret, dans le premier


Livre de leurs apologies respectives, à ce débat sur les rapports
de la foi et de la raison, s’explique sans doute autant par le poids
de la tradition que par la nature du public qu’ils cherchent à
atteindre, celui des païens cultivés. Plus que l’originalité de leur
argumentation, c’est la manière dont ils abordent le problème qui
retient l’attention, dans la mesure où l’approche de Théodoret
diffère nettement de celle d’Eusèbe, sans qu’on puisse imaginer
que cette divergence soit fortuite.

Eusèbe
Eusèbe a beau proclamer l’originalité de son entreprise par
rapport à celle de ses devanciers27, elle est en fait, dans le débat
qui nous occupe, toute relative, car son argumentation doit

24. Ibid., 1,10-11 (SC 132).


25. Théophile d’Antioche, A Autolycus I, 8 (SC 20).
26. Origène, Contre Celse I, 11 (SC 132).
27. Eusèbe, Préparation I, 3, 4-5 (SC 206).
UE jrT POLÉMIQUE
APOLOGÉTIQ
16
CeUe. Avec plus d’insistance encore
beaucoup à celle du ntrer la rationalité des croyances
qu’Origène, il entend^demontr^^^
est indissociable
chrétiennes. Cette v0 . christianisme, comme cela ressort
de son projet d expos* .• s de la Préparation28. Bien vite
déjà des toutes Preml ja Démonstration évangélique - second
du reste, anticipan ;nvoqUe la réalisation des prophéties

fou fondement au grief fait aux chrétiens de se satisfaire d une


foi irrationnelle”29- La réfutation de cette accusation menson­
gère est à ses yeux tout à la fois le préalable a la démonstration
ou’il entend produire et procède de cette démonstration. Il
lui accorde en tout cas, au début du Livre I de la Préparation,
beaucoup plus d’importance qu’à la réfutation d’autres accusa­
tions tradition[392]nelles, celle d’athéisme portée par les Grecs
et celle de détournement portée par les Juifs. Car Eusèbe paraît
avant tout soucieux de répondre aux objections que peut faire,
«en bonne logique » (eôÂoycoç), à la religion chrétienne « tout
homme qui la soumet à un examen scrupuleux »30. De là sans
aucun doute, sa volonté de souligner le caractère rationnel de
sa démarche, la logique de son exposé et d’une démonstration
conduite avec ordre (èv tocÇsOj que traduisent ici la répétition
des termes Xôyoç, eùXôycoç, Xoytxwç, àxoXouOicc, à7to(èm)
Ôeixvuvai et surtout celle d’à7tôÔEiÇiç. Comme si, pour réfuter
le grief d’àXoyia, Eusèbe éprouvait le besoin de faire la preuve
de sa capacité à conduire un raisonnement logique.
Dès l’énoncé des trois griefs à réfuter, celui d’aXoYOç maxiç
prend un relief particulier, dans la mesure où Eusèbe accumule
à dessein les formules qui servent à reprocher aux chrétiens le
caractère irrationnel de leur foi. Puis, suivant en cela une règle
d’exposition classique, il commence par répondre aux accusa-
tions d athéisme et de détournement, portées respectivement
par les Grecs et par les Juifs (chap. 2), avant d’en venir beaucoup
plus longuement (chap. 3,4 et 5) au grief d’aXoYOç tuotiç, dont
on voit bien alors qu’il est au cœur de sa problématique.
Pour établir que les chrétiens sont loin de s’en tenir à une
foi aveugle et convaincre de mensonge leurs détracteurs, Eusèbe
rappelle alors la place que tiennent chez eux les démonstra­
tions dans 1 expose de leurs raisons de croire, les réfutations, les
discussions écrites ou orales, publiques ou privées. Une preuve
supplémentaire en serait fournie par l’ouvrage de démonstra-
28. Ibid., 1,1,1.
29. Ibid., 1,1,9.
30. Ibid., I,1,11.
FOI ET RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 17

tion qu’il entreprend, et qui, s’il est d’un genre nouveau, fait
néanmoins référence à ceux de ses prédécesseurs31. Qu’il s’agisse
d’ouvrages polémiques ou exégétiques, le nombre même de
ces travaux antérieurs au sien prouve la volonté des chrétiens
de rendre raison de leur foi. A l’évidence, Eusèbe songe ici en
priorité à l’activité exégétique et polémique d’Origène. Il lui
emprunte en tout cas, aussitôt après, l’argument qui consiste
à faire valoir que, dès les origines du christianisme, l’exercice
de [393] la raison dans le domaine de la foi a été de règle. Il se
contente d’ajouter aux références pauliniennes déjà produites par
Origène contre Celse, l’injonction de Pierre faite aux chrétiens
d’être prêts à se justifier (îcpôç à7roXoyiav) de l’espérance qui
est en eux (1 P 3, 15)32. La manière dont il insiste de nouveau,
au terme de ce développement, sur le fait que ces recommanda­
tions ont été mises en pratique par des écrivains récents, dont on
peut lire les savantes et lumineuses démonstrations, fondées sur
des raisonnements contraignants, et celles tout aussi rigoureuses
qu’ils ont tirées de l’Écriture en de nombreux commentaires,
donne encore à penser qu’il songe ici tout particulièrement à
Origène33. Le troisième temps de sa réfutation consiste en une
série de preuves tirées des faits, de la réalisation des prophéties
du Christ comme de celles de l’Ancien Testament, mais aussi de
la transformation du monde et des mœurs opérée par le chris­
tianisme. Loin d’être une ccXoyoç moriç, le christianisme qui
éloigne l’homme de la « bête » (àXôyoü OrjpuoÔiaç) est même
supérieur à toutes les autres philosophies, puisqu’elles n’ont
permis aucune transformation aussi radicale du monde34.
Dans son désir de démontrer que les chrétiens ne sont pas
voués à une « foi irrationnelle », Eusèbe feint de s’être laissé
emporter trop avant et d’avoir ainsi anticipé sur le sujet même
de son ouvrage35. Naturellement ce n’est là qu’un artifice rhéto­
rique. Ce qu’il a voulu faire entendre par cette longue réfutation
de l’accusation d’akoyia, c’est que le christianisme s’adresse
bien à la raison, qu’il est une sagesse vérifiable et profitable. Mais
ne risque-t-il pas alors, à trop exclusivement privilégier cette
démarche rationaliste, de minimiser dans l’adhésion au chris­
tianisme le rôle de la foi, voire de l’évacuer ? Telle est sans doute
la raison qui le conduit, au terme de ces chapitres où il s’est
presque uniquement adressé à ceux qui sont capables de suivre

31. IbicL, 1,3,1-4.


32. Ibid., I, 3, 5 ; 5, 2.
33. Ibid., I, 3, 5.
34. Ibid., I, 4, 6-15.
35. AU, 1,5,2; cf. 1,1,11.
APOLOGÉTIQUE et polémique
18

incapables d’être instruits par la voie rationnelle, qu’il réserve


la connaissance par la foi (ôiôc moreuç), en invoquant, comme
Origène37, la bonté du Verbe divin qui fait de la foi un remède
pour réformer les mœurs même des plus ignorants. Ceux-là n’ont
qu’à s’en remettre aux justes croyances qu’on leur inculque,
comme le malade à son médecin, le disciple à son maître, et faire
confiance, comme on le fait constamment dans toutes les entre­
prises humaines, qu’il s’agisse du choix d’un métier ou d’un
état. Eusèbe reprend là une argumentation traditionnelle pour
souligner le rôle, dans toutes les activités humaines, de la foi et
de l’espérance38. Mais cet « éloge » final de la foi ne doit pas faire
illusion : il semble être avant tout une concession. Plus encore
qu’Origène déclarant à Celse qu’il n’avait pas pour ambition de
composer l’assemblée de l’Église uniquement avec les simples39,
Eusèbe s’adresse à ceux qui sont capables d’« entrer dans les
raisonnements » et de « prendre connaissance des démonstra­
tions ». Dans sa réfutation de l’accusation d’aXoyoç maxiç,
toute son attention étant retenue par le premier terme, il en
vient à faire de la foi un simple objet de démonstration, et ce
n’est sans doute pas un hasard si, au début de son exposé, il
parle de la piété qu’engendre l’Évangile comme d’une « piété
éclairée » (èmcroipoviXT) eùaéQeux), laissant entendre par là son
fondement rationnel40.

Théodoret
Par rapport à celle d’Eusèbe et de ses devanciers, la démarche
apologétique de Théodoret paraît immédiatement plus originale.
Il choisit en tout cas un angle d’attaque différent pour réfuter
1 accusation de « foi irrationnelle ». Au lieu d’accorder, comme
[395] on 1 a fait avant lui, au grief d’àXoyta la place centrale
dans cette réfutation, il choisit de faire porter tout son discours
sur la foi. Le premier livre de son apologie sera donc un Ilepi
7ttoxecoç, un plaidoyer en faveur de la foi, beaucoup plus qu’une
démonstration rationnelle des vérités de la foi. La perspective
est donc bien différente de celle d’Eusèbe. On en aura une
preuve manifeste si l’on compare la fréquence des termes
à7t6ôeiÇiç et 7UCTTIÇ, dans le premier livre de la Préparation et de

36. Ibid., 1,5,3.


37. Origène, Contre Celse I, 9, 26-28 (SC 132).
38. Eusèbe, Préparation I, 5,4-8 (SC 206).
39. Origène, Contre Celse III, 74,12-15 (SC 136).
40. Eusèbe, Préparation 1,1,5 (SC 206).
FOI ET RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 19

la Thérapeutique41. Il est à cet égard révélateur que Théodoret,


pour répondre à ceux qui reprochent aux chrétiens de n’exiger
de leurs disciples rien d’autre que la foi (mcrceueiv pôvov,
oôÔèv aXXo rj maxeùeiv), une croyance sans preuve (àTtôÔetÇiv
oùÔepiav), ne cherche pas à démontrer la fausseté de ce grief,
mais entreprenne une longue dénonciation de l’incrédulité
(àmcraa) et des raisons qui la commandent42. La problématique
s’en trouve modifiée : le débat n’est plus désormais entre « foi »
et « raison », mais entre « incroyance » et « foi ». Il s’agit moins de
réfuter l’accusation d’àXoyioc que de mettre en cause Yàmoxia
des accusateurs. Alors qu’Eusèbe se place délibérément sur
le terrain de la logique et de la démonstration rationnelle,
Théodoret choisit de se battre sur celui de la foi.
En réalité, en se proposant de combattre la maladie qu’est
à ses yeux l’àmcma, Théodoret procède bien lui aussi à une
démonstration. Et ce qu’il entend démontrer, c’est précisé­
ment l’absence de logique et de fondement d’une attitude qui
procède uniquement de la suffisance (otYjaiç) et de la prétention
(àXaÇoveia) et entre en contradiction avec celle des plus grands
sages et philosophes de la Grèce, dont se réclament pourtant
ces adversaires de la foi chrétienne. Ce n’est plus la foi qui
est irrationnelle, mais bien l’incrédulité de ceux qui, dans leur
prétention à paraître des gens instruits, font preuve d’un manque
de [396] logique et de raison tel qu’ils s’interdisent d’avoir accès
à la connaissance, puisqu’elle passe nécessairement par la foi.
Théodoret retourne donc l’accusation : l’illogisme - l’ocXoyia -
est désormais du côté de r&morfoc, la raison et la logique - le
Xôyoç - du côté de la foi.
Cela établi, le deuxième temps de son argumentation vise tout
entier à montrer que la foi est indispensable à la connaissance,
que foi et gnose, loin d’être antinomiques, sont complémen­
taires et indissociables43. Et cela dans tous les domaines, mais
plus particulièrement dans ceux qui échappent au domaine du
sensible et concernent les réalités spirituelles ou divines, celles
qui relèvent des voYjroc44. L’illogisme -Théodoret ne perd pas
de vue le grief fait aux chrétiens -, ce serait d’admettre que
les plus grands philosophes de la Grèce puissent exiger de

41. On relève chez Eusèbe 20 emplois d’à7tôÔeiî;iç (plus 3 occurrences du


verbe) contre 18 emplois de itéotiç, et chez Théodoret 8 emplois d’àrcôÔEtÇiç
(plus une occurrence du verbe) contre 46 emplois de 7ucmç (plus le titre du
Livre I).
42. Cette dénonciation de l’&morfo occupe en gros la première moitié du
Livre I de la Thérapeutique (Thêrap. I, 4-53, SC 571)-
43. Théodoret, Thêrap. I, 54-128 (SC 57.1).
44. IbüL, § 72-79.
apologétique et polémique
20

foi sans preuve et tenir pour vrai ce dont


leurs disciples une démonstration45, mais interdire aux
Uh ^ti ns^cetœmême démarche de foi. D’autre part, Platon
lui-même condamne l’attitude de ceux qui refusent de prendre
en compte les vorprà, sous pretexte que les intelligibles ne sont
nas visibles, et c’est faire preuve de jugement que de renoncer à
ses préjugés et à sa prétention de savoir46. La foi, qui suppose ce
type d’ascèse intellectuelle, ne relève donc pas de l’irrationnel.
Enfin, si l’intellect (voüç) peut seul approcher des intelligibles
(xà voTjTà), comme l’ont enseigné les philosophes, mais s’il
a besoin de la foi pour les contempler (è7t07rce£a), il faut en
conclure que la foi est pour l’intellect ce que l’œil est pour le
corps 47. Et Théodoret de rappeler diverses définitions de la foi
donnée par les philosophes, toutes destinées à établir qu’elle est
un mode de connaissance, notamment dans le domaine de ce
qui échappe aux sens48.
[397] La foi n’est donc pas à opposer à la gnose : l’une a
besoin de l’autre. Théodoret l’affirme sans ambiguïté : il n’y
a pas de foi sans connaissance, ni de connaissance sans foi49.
Le débat entre foi et raison est donc un faux débat, puisque
la foi conduit à la connaissance et se fortifie grâce à elle. Mais
dans tous les cas la foi précède la connaissance : on commence
par croire avant de s’instruire. C’est la démarche logique que
rappelle avec insistance Théodoret, en reprenant à son tour les
exemples traditionnellement invoqués pour souligner non seule­
ment le rôle, mais la primauté de la foi dans tous les domaines
de l’activité humaine50. Ce qu’il veut souligner, c’est le carac­
tère entièrement irrationnel de la foi de l’enfant à l’égard du
maître qui lui apprend ses lettres, de celle que l’on accorde au
géomètre en l’absence de toute démonstration rationnelle, ou
plus généralement de celle d’un profane à l’égard du spécialiste.
La finalité d’une telle insistance est claire : comment ne serait-il
pas absurde d’admettre que, dans tous les autres cas, la foi doit
précéder la science, mais d’exiger l’inverse dans le cas des ensei­
gnements divins ? C’est faire aux chrétiens un mauvais procès
et vouloir les convaincre d’àXoyia, alors que l’on fait preuve
soi-même d’illogisme.

45. Théodoret reprend ici plusieurs exemples traditionnels, dont le fameux


Autôç £(poc des disciples de Pythagore (Thérap. I, 55-70, SC 57.1). Cf. Ori-
GÈNE, Contre Celse 1,7,15 (SC 132).
46. Théodoret, Thérap. 1,83-84 (SC 57.1).
47. lbid.A19.109.
48. Ibid.À 90-91.
49. Ibid.,§92.
50. Ibid. A 92-106
FOI ET RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 21

A la différence d’Eusèbe, Théodoret se soucie finalement


assez peu de démontrer la rationalité de la foi. Il lui suffit pour
cela d’établir qu’elle est un moyen d’accès à la connaissance.
En revanche, tout son effort vise à faire admettre de ceux
qui souffrent d’àmcmoc son absolue primauté. Au moreÔEiv
pôvov, reproché aux chrétiens, il oppose donc la nécessité d’un
7uaT£usiv 7tpcôTOV, condition première et indispensable de la
gnose véritable51. Dans le débat traditionnel entre foi et raison,
son originalité est d’avoir choisi de fonder toute son argumen­
tation sur la foi : il s’agit moins pour lui de trouver des raisons à
la [398] foi, comme l’ont fait ses prédécesseurs, que d’établir la
logique d’une démarche de foi.

Foi et culture

Ce changement de perspective explique sans aucun doute


que Théodoret opère une distinction, moins marquée qu’Ori-
gène ou Eusèbe, entre les simples, à qui suffirait la foi, et ceux
que leur intelligence et leur instruction rendent capables d’une
démarche rationnelle. Non qu’il refuse d’envisager le cas des
gens qui croient avec une foi simple et pure (eiXtxptvcôç xal
àxpcucpvtdç)52. Mais, considérant qu’à ceux-là «le Seigneur
. accorde la connaissance (yvcoatv), et que, cette connaissance
s’ajoutant à la foi, porte à sa perfection leur science de la vérité »,
il n’en fait pas vraiment une catégorie de chrétiens à part. Même
s’ils bénéficient d’une grâce spéciale, il reste que chez eux aussi
« la foi est le fondement et la base de la science »53. Il ne s’agit
donc pas d’une foi aveugle, étrangère à la raison. Cette diffé­
rence dans la manière d’aborder le cas des simples, à l’intérieur
du débat sur l’aXoyoç maxiç, invite plus largement à considérer
la relation établie entre foi et culture par les trois apologistes.

Origène
A Celse qui prétend que le christianisme serait interdit
à quiconque possède culture (TU£7r:atÔEupévoç), sagesse ou
jugement et réservé à celui qui est ignorant, insensé ou inculte
(à7tatÔ£üTOç)54, Origène répond sans ambiguïté qu’il n’y a pour

51. Ibid., § 93 (Ôeï 7UCTT£Üacci 7rpôTOv). Ce n’est bien sûr pour Théodoret
qu’une étape ouvrant la voie à la connaissance, et cela n’a rien à voir avec le
TtpÛTOv tuoteüoov dont Celse fait grief aux chrétiens et dont se défend Ori­
gène 0Contre Celse VI, 10, 21-22, SC 147).
52. Théodoret, Thérap. I, 116 (SC 57.1).
53. Ibid., § 107.
54. Origène, Contre Celse III, 44 (SC 136).
apologétique et polémique
22

aucun mal à être «réellement cultivé» (àXr)8«ç


un chretien a édsion qu’apporte l’adverbe a son impor-
nsnaiôsoooi«J- F ^ considérer comme un homme cultivé
celuTquTprofesse des doctrines erronées, autrement dit [399]
contraires à la raison ou au simple bon sens55. De même n est
nas vraiment sage aux yeux d’Origène celui qui soutient par
des sophismes n’importe quelle opinion. Cette réserve faite, le
chrétien n’a aucune raison de se méfier ou à plus forte raison
de renoncer à la culture (Ttodôeuotç), car elle est le chemin qui
conduit à la vertu56. Enfin, loin d’être un obstacle à la connais-
sance de Dieu, le fait d’être cultivé (tô Tzenaidzoodcxi) est une
aide. Mais s’il n’y a pas d’antinomie entre foi et paidéia, non
plus qu’entre foi et raison, il demeure que, pour Origène, la
culture est le fait d’une élite qui a pu tout laisser pour s’adonner
à l’étude. Ceux qui, pour des raisons diverses, sont restés des
à7taÉÔeuT0i, représentent la majorité, et à ceux-là la foi seule
suffit57. D’une certaine façon, on peut dire que pour Origène la
foi et la paidéia, sans être aucunement incompatibles, peuvent
malgré tout demeurer deux domaines étrangers l’un à l’autre.

Eusèbe
Tout occupé à démontrer la rationalité des dogmes chrétiens,
Eusèbe n’aborde pas aussi nettement le débat entre foi et
culture. Mais il ne fait guère de doute que l’homme cultivé est,
à ses yeux, celui qui a la capacité de conduire ou de suivre une
démonstration logique (XoyixcoTepov 7iaiôeùea9oci)58, d’expli­
quer un texte, de convaincre ou encore de réfuter une opinion
erronée. Appartiennent de ce fait pour lui à la catégorie des
hommes cultivés, même si le terme de Tue7i:atÔeü(i£voç n’est
pas prononcé, aussi bien Paul, qui repousse les arguties et les
sophismes de ses adversaires au moyen de démonstrations [400]
incontestables59, que les apologistes et les exégètes d’une époque
plus récente. Mais en réalité, la logique démonstrative semble
résumer pour Eusèbe toute la paidéia, et il est à cet égard révéla­
teur que le christianisme, présenté comme supérieur à toutes
les philosophies et donc le contraire d’une aXoyoç moTiç, avant

55. DéjàTatien, dans son Discours aux Grecs, ironise à l’égard de ces gens
prétendument cultivés (ol 7te7taiÔeuo|iévoi) et leur oppose la vraie paidéia que
constitue le christianisme. Voir dans ce volume, l’étude de E. Norelu, « La
critique du pluralisme grec dans YAd Graecos deTatien ».
56. Origène, Contre Celse III, 49 (SC 136). Inversement, comme Platon,
Origène considère que la sottise conduit à la méchanceté (ibid., III, 74).
57. Ibid., I, 9, 10 (SC 132).
58. Eusèbe, Préparation I, 5,9 (SC 206).
59. Ibid., 1,3, 5.
FOI BT RAISON DANS L’APOLOGÉTIQUE DETHÉODORET 23

de faire de l’homme un 7t£TcaLÔ£U^évoç3 l’éloigne de la brute


(àXôyou 0Y]pta>ôiaç) en faisant de lui un homme raisonnable60.

Théodoret
A la différence d’Eusèbe, et plus proche en cela d’Origène,
Théodoret pose ouvertement la question du rapport entre foi
et culture et conduit une intéressante réflexion sur les notions
de paidéia et d'apaideusia, cette inculture dont les Grecs font
grief aux apôtres. A ses yeux, la véritable apaideusia est celle
qu’engendre le refus de la foi, l’àmaxta, chez ceux-là surtout
qui n’ont qu’un vernis de culture - au point d’ignorer ce qu’est
la colère d’Achille, c’est-à-dire Homère, le fondement même de
la paidéia pour un Grec61 ! Leur suffisance, totalement injusti­
fiée, les empêche de constater leur ignorance et fait d’eux de
véritables à7tatÔ£üTOt, alors même qu’ils ont l’illusion d’être des
gens cultivés. Fort de l’exemple de Socrate et de l’autorité de
Platon, Théodoret s’efforce alors de prouver à ces gens-là que la
paidéia véritable ne réside pas d’abord dans les beautés du style
et de la langue, mais dans la connaissance de la vérité et l’acqui­
sition de la sagesse. Une expression barbare (xô PapGapocpcavov)
ou un faible niveau de langue (xô à7tatÔ£i>TOV xrjç yXcoxxrjç) ne
sont donc pas nécessairement le signe de l’apaideusia62. Socrate
avait beau être sous ce rapport un à7tai'8Eüxoç, au dire de
Porphyre, il l’emportait pourtant sur tous ses contemporains, et
même sur Platon, malgré la beauté d’un style qui fait de celui-ci,
I pour [401] Théodoret, le plus grand des écrivains grecs. Mais
il est vrai que ce maître de beau style sait se moquer du style,
lorsqu’il faut lui préférer l’idée63.
Une fois établi que Y apaideusia procède de Yapistia, elle-même
facteur d’ignorance, Théodoret s’efforce de prouver l’existence
d’une véritable culture de foi, en ce sens que seule la foi permet
d’avoir accès à la connaissance. Or la gnose par la foi est offerte
à tous les hommes, et non à ceux-là seuls qui disposent de temps
pour s’instruire ou devenir des « spécialistes ». Sans être niée, la
distinction entre simples et gens cultivés est ainsi dépassée, la foi
devenant la condition même d’une véritable culture, c’est-à-dire
d’une paidéia qui prend en compte le monde des vorjxà et du
divin, et, pour le dire d’un mot, donne accès à la vérité.
Inversement, dans cette même perspective, l’à7iatôeuxoç
n’est plus celui qui ignore le beau style, mais celui qui n’a pas

60. Ibid.y I, 4, 13.


61. Théodoret, Thérap. I, 18 (SC 57.1).
62. /WJ.,§41.53.
63. Ibid.y % 29-32.
24 apologétique et polémique

compris que son apistia l’empêche de parvenir à la vérité, celui


qui n’a pas voulu renoncer à sa prétention de savoir et se prive
ainsi de l’accès à la connaissance. Non seulement il n’y a pas
chez Théodoret divorce entre foi et culture, mais l’une dépend
tellement de l’autre qu’on ne saurait imaginer qu’un incrédule
puisse être un homme vraiment cultivé.

Conclusion

Cette réflexion sur les notions d’apaideusia et de paidéia en


apporte une preuve supplémentaire, la démarche apologétique
de Théodoret est assez nettement différente de celle d’Eusèbe,
quelle que soit par ailleurs les similitudes relevées entre la
Thérapeutique et la Préparation. L’un comme l’autre ont beau
écrire pour un public de païens cultivés, frottés d’hellénisme en
tout cas, ils cherchent à le convaincre par des voies différentes.
Eusèbe choisit de s’adresser à sa raison et de démontrer le carac­
tère rationnel de la foi chrétienne à l’aide d’un exposé qui fait
constamment appel à la logique et aux preuves objectives. A [402]
l’accusation de « foi irrationnelle », il répond par le mot « démons­
tration ». Théodoret développe, quant à lui, une argumentation
où le rôle principal est dévolu à la foi : elle cesse ici d’apparaître
en position d’accusée, elle n’a plus besoin d’être justifiée par des
raisons, elle s’impose comme une nécessité, comme un préalable
à toute espèce de connaissance. Elle s’impose à la raison, alors
qu’Eusèbe, comme aussi Origène et la plupart des apologistes
antérieurs, demande à la raison d’imposer la foi. A cet égard la
démarche apologétique de Théodoret est novatrice et radicale­
ment inversée par rapport à celle d’Eusèbe : il faut commencer
par croire - 7tpô)TOv moreùeiv - pour accéder à la gnose ; la
démonstration et les preuves viendront en second lieu64. Sans
la foi, qui permet d’accéder à la connaissance de Dieu et du
mystère, il ne saurait donc y avoir pour lui de culture véritable.

64. Cf. Théodoret, In Isaiam 3, 319-320 (SC 276) sur Is 7, 9 (« Si vous ne


croyez pas, vous ne comprendrez pas ») : « La connaissance des choses divines
passe par la foi * (ôià tîjç tuotewç tôv Beiiov tj yvûoiç). Comparer avec l’uti­
lisation de ce même verset par Augustin dans sa lettre à Consentais (ep. 120, 3
à Consentius, CSEL 34, p. 706, 26 - 707, 5), pour affirmer que la foi doit pré­
céder la raison (proinde utfides praecedat rationem, rationabile uisum est). L’idée
est du reste souvent reprise par Augustin (v.g. De Futilité de croire X, 23, BA
8, Paris 1951) et, après lui, par Anselme de Cantorbéry (v.g. Pourquoi un
Dieu-homme ? I, 1, éd. M. Corbin et A. Galonnier, in L’Œuvre d’Anselme de
Cantorbéry31. 3, Paris 1988, p. 300).
Annali di Storia dell’Esegesi 14/1 (1997), p. 153-178

22

LES FONDEMENTS SCRIPTURAIRES


DE LA POLÉMIQUE ENTRE JUIFS ET
CHRÉTIENS DANS LES COMMEN­
TAIRES DE THÉODORET DE CYR

On sait, par Théodoret lui-même1, qu’il a écrit contre les


Juifs, mais les critiques ne sont pas tous convaincus de l’exis­
tence autonome d’un traité Adversus Judaeos, dont il serait
l’auteur. Pour les uns, ce traité serait perdu, au même titre que
ceux qu’il dit avoir rédigés contre les hérétiques au début de
son épiscopat, d’autres voudraient le reconnaître dans l’un de
ses commentaires exégétiques ou encore - c’est la thèse la plus
récente dans sa Thérapeutique des maladies helléniques. Nous
reviendrons, en terminant, sur cette question, sans avoir du
reste la prétention de trancher le débat, mais seulement pour
confronter aux diverses hypothèses avancées les résultats que
permet d’atteindre l’examen de la polémique antijuive conduite
par Théodoret dans ses commentaires de l’Écriture.
C’est donc logiquement, et presque exclusivement, à ses
travaux d’exégèse que nous nous intéresserons pour dégager les
fondements de cette polémique. En effet, à la différence de ce que
l’on constate chez un Jean Chrysostome, dont les attaques contre
les Juifs trouvent certes dans l’Écriture, mais le plus souvent après
coup, leur justification, celles de Théodoret découlent presque
toujours du texte qu’il commente. Chez lui l’Écriture n’a pas
vocation à illustrer ou à soutenir de son autorité une accusation

1. A trois reprises, dans sa Correspondance (ep. 113 au pape Léon, ep. 116
au prêtre René, ep. 145 aux moines de Constantinople : SC 111), Théodoret
fait mention de ses écrits contre les Juifs ; il y fait vraisemblablement aussi
référence au tout début de YExpositio rectae fidei (éd. J.K.T. Otto, Corpus apolo-
getarum christianorum saeculi secundi, t. IV, Iéna 1880, 1-66).
26 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

initialement [154] formulée : elle la commande plutôt, dans la


mesure où l’exégète, en apparence au moins, paraît s’en tenir à
l’explication du texte selon la méthode historico-littérale. Sans
doute cette différence entre Chrysostome et Théodoret, dans
la manière de conduire la polémique, relève-t-elle en partie du
genre littéraire à l’intérieur duquel elle s’exerce : une homélie
et un commentaire ne s’adressent pas au même public et n’ont
pas la même visée2. Or, comme nous n’avons pratiquement rien
conservé de la prédication de Théodoret3, nous ignorons s’il a
un jour prêché contre les Juifs et en quels termes.
Cela dit, la polémique antijuive de ses commentaires relève de
toute évidence de schémas de pensée, que lui impose, consciem­
ment ou non, une longue tradition4. C’est elle qui le conduit, en
parue au moins, à reprendre contre les Juifs, de commentaire en
commentaire, les mêmes accusations éculées, et un ensemble
de thèmes polémiques, destinés pour l’essentiel à prouver le
caractère caduque de la loi mosaïque et la perte définitive par le
peuple juif de son statut de peuple élu. Mais, et cela est peut-être
plus intéressant à relever, elle commande aussi chez Théodoret
toute une controverse, touchant l’interprétation même du texte
scripturaire. C’est là, entre Juifs et chrétiens, un débat ancien5,
dans lequel l’exégète est tenu d’entrer, ne fut-ce que pour
établir l’impossibilité de rapporter à d’autres qu’au Christ ou
à des réalités néotestamentaires les prophéties de l’A.T. Outre
le fait qu’il donne à ce type de controverse un relief particulier,
Théodoret paraît même dépasser assez souvent le cadre de la
polémique strictement antijuive, pour contester l’interprétation
de certains exégètes chrétiens. En comparaison, la place tenue
par la polémique antijuive de caractère doctrinal est beaucoup
plus réduite. Il conviendra d’en [155] chercher la raison, qui
tient autant peut-être au genre du commentaire que, de façon
2. Ainsi la polémique antijuive de Jean Chrysostome, dans son Commentaire
sur Isaïe (SC 304) est-elle assez proche, dans la forme et par le ton, de celle de
Théodoret dans son In Isaiam ; elle n’a ni la violence ni l’agressivité que l’on
relève dans ses discours Adversus Iudaeos.
3. Aucune de ses homélies ne nous est parvenue intégralement. Il semble,
d’après sa Correspondance (ep. 75 : SC 98), avoir été un orateur goûté de son
public et apprécié des évêques d’Antioche devant qui il prêcha à plusieurs re­
prises (ep. 83 : SC 98 ; ep. 146 : SC 111). Ses Discoun sur la Providence (PG 83,
555-774 ; trad. fr. de Y. Azéma, CUF, Paris 1954) peuvent donner une idée de
son talent d’orateur. Enfin, Photius (Bibl. cod. 273) nous a conservé quelques
extraits de ses cinq panégyriques prononcés en l’honneur de Jean Chrysos­
tome.
P 4; M/964 P°lémiqUe ant^uive chez les Pères, voir M. Simon, Verus Israël,
5. Justin, dans son Dialogue avec le Juif Tryphon, même si le ton adopté
est celui de la discussion courtoise plutôt que celui de l’invective polémique,
a d’une certaine manière tracé la voie aux apologistes et aux exégètes futurs.
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTflUIVE CHEZ THÉODORET 27

plus générale, à l’actualité de la polémique antijuive au Ve siècle.


En définitive, après avoir reconnu les fondements scripturaires
de cette polémique, demeure la question de sa finalité dans les
commentaires de Théodoret.

I. Des accusations et des thèmes


polémiques traditionnels

1. Un portrait-charge
Destinées à discréditer l’adversaire, les accusations portées
par l’exégète contre les Juifs ne sont ni originales ni très variées.
Il se contente de puiser dans un répertoire traditionnel et de
reprendre de commentaire en commentaire les mêmes stéréo­
types, de manière à imposer du Juif un portrait repoussant et
noirci jusqu’à la caricature. En tant qu’individus ou en tant que
peuple, les Juifs ne paraissent avoir que des défauts, et cette
appellation même a presque toujours chez lui un sens péjoratif.
La distinction relevée par P. Canivet6, dans la Thérapeutique,
entre les emplois du terme « Hébreux » - ordinairement connoté
positivement - et celui de « Juifs » - affecté d’une valeur péjora­
tive -, ne paraît pas avoir grande réalité dans les commentaires.
Non seulement le terme « Hébreux » y est peu employé, mais
les exemples sont rares où il s’opposerait de façon aussi nette
à celui de « Juifs » ; tout au plus est-il une désignation relative­
ment neutre7. Plus habituelle et plus marquée y est en revanche
l’opposition entre la masse des « Juifs », que condamne leur refus
de reconnaître le Christ, et « ceux des Juifs qui ont cru » (oi
èÇ ’IooÔoucov 7t£TaaTeuxÔTeç) et par qui le message du salut a
été transmis aux Nations8. Mais, quand l’exégète considère cette
dernière catégorie, il évite souvent, semble-t-il [156] - un relevé
exhaustif resterait à faire -, d’utiliser le mot de « Juifs », comme
si le terme conservait malgré tout une trop forte connotation

6. Voir P. Canivet, Histoire d'une entreprise aoplogétique au V siècle, Paris


1957, p. 62. Sur cette distinction faite par Éusèbe, notamment en Prêp. év. VII,
6-7 (SC 215 ; cf. aussi, p. 50-57 l’Introduction de G. Schrœder), voir dans le
présent volume l’exposé de M. Simonetti, Eusebio tra ebrei e giudei.
7. L’opposition IsraëLJuifs y aurait peut-être plus de réalité, sans que cela
soit pourtant bien net. En tout cas, il me semble difficile d’établir clairement,
comme l’affirme encore P. Canivet (Histoire d'une entreprise..., p. 62) que « dans
ses commentaires exégétiques », à l’inverse de ce qui se vérifie dans la Théra-
peutique3 «Théodoret emploie facilement une dénomination pour l’autre *.
8. Par rapport à la categorie des Juifs qui ont refusé de croire, celle des Juifs
qui ont cru est toutefois bien moins souvent mentionnée dans les commen­
taires ; cf. pour Vin Isaiam l’Index II à la rubrique « Juifs » (SC 315).
28 apologétique et polémique

péjorative9. « A lui seul le nom de ‘Juif provoque répulsion et


dégoût » : ce commentaire d’Is 65,15, à partir de la version qu’en
donnent les Septante - «Vous laisserez votre nom en satiété (slç
7tXy](7|xov^v) pour mes élus », dontThéodoret déclare qu « elle se
vérifie dans les faits », en dit long sur un mépris pour les Juifs,
qui n’est plus seulement, dans ce cas, à mettre au compte d’une
tradition polémique, mais relève d’un fait de société et d’une
mentalité au moins partiellement partagée par l’exégète10.
Ce type de remarque a pour nous, aujourd’hui surtout, un
caractère particulièrement déplaisant, même s’il ne s’agit pas
à proprement parler d’une attaque directe, mais plutôt d’un
constat effectué sans passion apparente. Du reste, ce qu’il
importe ici de souligner, sans prétendre pour autant évacuer
l’implication personnelle de Théodoret dans cette polémique,
c’est la manière précisément dont la remarque paraît avant tout
commandée par son désir de justifier la traduction des Septante
plutôt que par une animosité personnelle à l’égard des Juifs.
Nous en voyons la preuve dans le fait que Théodoret commence
par indiquer la version des autres traducteurs, qui ont rendu le
texte hébreu par «Vous laisserez votre nom en imprécation (elç
ôpxov) », qu’il commente, comme Eusèbe, en se référant au
type de déclarations que l’on a coutume de faire pour écarter de
soi un grand malheur : « Puissé-je ne pas souffrir ce qu’un tel a
souffert ! » L’allusion à la ruine des Juifs et à la situation qui est
la leur, depuis la ruine du Temple et la prise de Jérusalem par
Rome, est claire. Mais rien de tout cela n’est dit explicitement,
non plus qu’est rappelée ce qui pour tous les exégètes chrétiens
est la cause des malheurs des Juifs : leur refus de reconnaître le
Christ et le fait de l’avoir crucifié. De toute évidence,Théodoret
ne paraît pas désireux de s’engager ici plus avant sur le terrain
de la polémique antijuive, et s’il le fait pourtant, c’est seulement
pour rendre compte de la traduction des Septante et en vérifier
l’exactitude dans les faits, à l’intérieur d’un [157] développe­
ment prophétique entendu tout entier du rejet des Juifs et de
l’appel des Nations. En réalité, cela lui permet surtout d’établir
un contraste fort entre ce nom infamant et de mauvais augure, et

9. Il parle alors plus volontiers de « ceux d’entre eux qui ont cru » ou encore
de « ceux d’Israël (ou de Sion) qui ont cru ». Ainsi, dans Vin Isaiam (SC 276,
295 et 315), Théodoret ne fait-il mention expresse des «Juifs qui ont cru »
qu’à 7 reprises (In Is. 7, 735 ; 8, 47-48. 326 ; 9, 163 ; 12, 494-495 ; 14, 382 ;
20,731), tandis que, dans 19 autres cas, il s’abstient de préciser de la sorte leur
identité (ibid., 1,174-175 ; 2,93 ; 3,643 ; 4,504 ; 8,450-451 ; 9,136-137 ; 10,
48-49 ; 12, 93. 277. 349. 373-374 ; 16, 137. 497-498 ; 17, 147 ; 18, 246 ; 18,
268-269 ; 19, 370 ; 20, 572. 606-611).
10. Théodoret, In Isaiam 20, 391-397 : SC 315.
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUTVE CHEZ THÉODORET 29

le « nom nouveau » que le Seigneur, par la bouche du prophète,


promet de donner à ses serviteurs (Is 65, 15-16) : le nom de
« chrétien », qui est par lui-même un éloge supérieur à tous les
autres et s’utilise autant pour exhorter celui qui le porte à s’en
rendre digne que pour attirer sur lui la bénédiction de Dieu11.
Si j’ai choisi cet exemple parmi tant d’autres, c’est qu’il me
paraît tout à fait représentatif de la manière dont la polémique
antijuive de Théodoret, dans ses commentaires, dépend presque
toujours du texte scripturaire qu’il se contente de paraphraser,
assez sobrement d’ordinaire, ou d’éclairer en rapportant les
déclarations du prophète à une réalité, à ses yeux objective, qu’il
s’agisse du sort actuel du peuple juif, de son comportement à
l’égard de la Loi et des prophètes, ou de son rejet du Christ. Il est
extrêmement rare de ce fait que l’exégète prenne l’initiative de
la polémique, pour dénoncer les tares et les crimes des Juifs. Ses
accusations ne font le plus souvent que reproduire, sans variété,
celles qu’ont portées contre emc les prophètes, Jean-Baptiste et
le Christ lui-même dans les Évangiles12. L’impiété, la perver­
sité, l’iniquité, l’ingratitude, la désobéissance et l’entêtement, la
violation répétée d’une Loi mise en avant pour rejeter le Christ,
l’aveuglement, le goût de la contestation, de la dispute et de la
controverse, une sottise pouvant aller jusqu’à la déraison, doublée
d’une impudence sans borne, voilà les griefs sans cesse repris
contre les Juifs par Théodoret, l’accusation suprême demeurant
bien entendu leur folie à l’encontre du Christ (pavta xorcà tou
XpiaxoD) et celle de déicide (piaicpovia). La fréquence, et non la
nature, de ces accusations varie d’un commentaire à l’autre - ce
qui est une preuve supplémentaire du lien existant entre cette
polémique et le texte scripturaire commenté13-, et, seconde
remarque, Théodoret observe la plupart du temps, dans ce
type de polémique, une relative modération. Il est rare que l’on
décèle chez lui une véritable pas[158]sion ou agressivité dans sa
manière de faire le procès des Juifs. Celle-là même que paraît
traduire, en Is 42, 1-4, le mouvement oratoire de son commen­
taire : « Qu’est-il, en effet, de plus arrogant que ces gens-là ?
Qu’est-il de plus fou ? », est peut-être due surtout à sa volonté

11. Théodoret, In Isaiam 20, 398-407.


12. Son commentaire du premier chapitre d’Isaïe fournit un très bon exemple
du lien de dépendance étroit qui existe entre la « polémique » déjà présente dans
le texte scripturaire et celle que développe à partir de là l’exégète.
13. Pour avoir une idée de la fréquence de tels griefs dans ses commen­
taires, on pourra se reporter, pour Vin Isaiam, à l’index analytique de notre
édition (SC 315). Mais il est important de souligner que, dans Vin Danielem
par exemple, les attaques portées contre les Juifs sont nettement moins nom­
breuses (cf. infra).
30 apologétique et polémique

d’établir qu’aucun des termes de la prophétie ne peut s’appli­


quer aux Juifs, et qu’elle doit s’entendre tout entière du Christ14.
U s’agit moins là d’une attaque ad hominem, procédant du seul
désir de se montrer injurieux à l’égard de l’adversaire — mais de
facto, cet adversaire se trouve néanmoins disqualifié - que du
besoin de produire un argument interdisant à l’exégèse juive de
s’approprier le texte. Or, nous le verrons, la polémique antijuive,
sur ce terrain de la controverse exégétique, revêt habituellement
chezThéodoret une vigueur particulière et se signale, comme ici,
par l’adoption d’un style beaucoup plus oratoire que celui des
nombreux passages où il reprend des accusations traditionnelles.
De fait, à la différence d’un Jean Chrysostome ou d’un
Cyrille d’Alexandrie, Théodoret ne prend jamais directe­
ment à partie le « Juif » pour dénoncer ses vices ou l’accabler
de reproches injurieux15. I^es accusations de cupidité, d’ivro­
gnerie, de gloutonnerie, d’intempérance, que se plaît à répéter
Chrysostome16, sont rares chez lui et toujours directement liées
à l’interprétation du texte scripturaire17. Sa polémique conserve
de ce fait une certaine retenue, et l’on chercherait en vain, dans
ses commentaires, quelque chose qui rappellerait les excès de
langage auxquels s’abandonne Chrysostome dans ses discours
Advenus Iudaeos. Si bien que le portrait du Juif qui s’en dégage
a beau être un portrait-charge, il est surtout un portrait stéréo­
typé, assez impersonnel, dans la mesure où les griefs concernent
le peuple juif en général, et donnent l’impression d’atteindre des
Juifs sans grande réalité concrète pour l’exégète. Tout autre est
l’impression laissée par la lecture de Chrysostome18, donnant à
voir des Juifs impudents, cupides, glou[159]tons, ivrognes, plus
féroces que des bêtes fauves, se battant pour des histrions ou
14. Théodoret, In Isaiarn 12, 520-522 : SC 295.
15. Chez tous les deux, l’apostrophe <ü ’looSaïe est relativement fréquente,
alors qu’on ne la trouve pratiquement jamais chez Théodoret. Mais, quoi
qu’on dise habituellement de Cyrille sur le sujet, sa polémique contre les Juifs
demeure beaucoup moins virulente que celle de Jean Chrysostome dans ses
Discours contre les Juifs notamment.
16. Cf. Jean Chrysostome, Discours contre les Juifs I, 2. 4. 6. 7, etc. : PG 48,
846, 25 s. ; 848, 50 s. ; 852, 59-853, 22.
17. Voir par exemple, In Isaiarn 2, 560 : Is 5, 11-12 (SC 276) : 18, 117 :
Is 56, 12 (SC 315).
18. Pour replacer la polémique antijuive de Jean Chrysostome dans le
contexte antiochien, voir M. Simon, La polémique antijuive de S. Jean Chrysos­
tome et le mouvement judaïsant d’Antioche, Annuaire de l’Institut de Philologie et
d’Histoire Orientale et Slave 4(1936), p. 403-421 [repris in Recherches d’Histoire
Judéo-Chrétienne, Paris 1962, 140-153] et R. L. Wilken, Jews and Christians in
Antioch in thefirstfour Centuries of the Common Era, Missoula 1978. R. Brandie
et V. Jegher-Bucher préparent une édition des Discours contre les Juifs de Jean
Chrysostome {Johannes Chrysostomus, Acht Reden gegen juden, cf. AIEP, Bulle­
tin d’information et de liaison n° 26, 1995) [éd. parue (trad. seule, en allemand)
Stuttgart 1995 (= BGrL 41)].
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTTJUIVE CHEZ THÉODORET 31

des cochers, et à ce point débauchés et intempérants que leurs


mœurs sont comparables à celles des porcs et des boucs19. La
mention de la synagogue d’Antioche, de celle de Daphné et de
l’antre de Matrone20 confère ici aux Juifs une réalité qu’ils n’ont
pas chez Théodoret et donne du même coup à la polémique un
tout autre accent.

2. Un ensemble de thèmes polémiques


Ces attaques ad hominem, destinées à déprécier l’adversaire,
même s’il paraît réduit chez Théodoret à une entité un peu
abstraite, sont indissociables d’un certain nombre de thèmes
polémiques, récurrents dans tous les commentaires, mais dans la
mesure où le texte scripturaire fournit à l’exégète une occasion
de les développer. Il le fait ici encore en héritant d’une tradition
bien établie, et sans avoir quelque prétention que ce soit à la
renouveler, bien que l’exploitation polémique de l’histoire juive
prenne chez lui un relief particulier.

a) La violation de la Loi
Etroitement lié au grief fait aux Juifs d’être un peuple
désobéissant et ami de la controverse, le thème de la violation de
la Loi, la Tcapocvopioc sous toutes ses formes, est sans cesse repris
pour faire écho aux reproches des prophètes, notamment Isaïe
et Jérémie21. Individuelle, comme dans le cas des rois Achaz
et Ozias, ou plus généralement collective, cette violation de la
Loi se constate dans de multiples manquements à la justice et
au droit, dans une conduite impie ou perverse, mais plus que
tout dans la [160] pratique de l’idolâtrie, malgré les mises en
garde incessantes des prophètes contre ce qu’ils assimilent à une
véritable « prostitution » ou les tentatives de réformes cultuelles
faites par les rois Josias et Ezéchias. La polémique sur ce thème
trouve un corollaire et un prolongement dans la manière dont
l’exégète tire du texte scripturaire la preuve du prétendu zèle
des Juifs pour une Loi qu’ils violent sans cesse et sans crainte22,

19. Cf. Jean Chrysostome, Discours contre les Juifs 1,4 : PG 48, 848, 50-55.
20. Jean Chrysostome, Discours contre les Juifs I, 6 : « Et cela, je ne le dis pas
seulement de la synagogue qui est ici, je parle également de celle de Daphné,
car il est pire encore l’antre qui s’y trouve et que l’on appelle l’antre de Ma­
trone » (PG 48, 852, 1-4).
21. Voir l’Index de notre édition de Vin Isaiam : SC 315 (Ttapocvopta/
àvojita). De manière presque constante,Théodoret reprend, dans son com­
mentaire, par le terme napavopia, l’accusation d’àvopia portée par le pro­
phète ; les deux termes sont pour lui pratiquement synonymes, alors que Jean
Chrysostome introduit entre eux une nette différence {Commentaire sur Isaïe I,
3, 29 : SC 304).
22. Voir par exemple, son commentaire d’Is 57, 4-6 ; 65, 4, etc. {SC 315).
32 apologétique et polémique

que les prêtres eux-mêmes s’emploient à détourner de son


sens ou à corrompre, en y introduisant à leur profit personnel
- on retrouve l’accusation de cupidité - leurs propres enseigne­
ments23. L’aboutissement dernier de la polémique engagée sur
ce thème consiste à ruiner l’argument fallacieux avancé par les
Juifs, selon lequel ils auraient crucifié le Christ en raison de leur
attachement pour la Loi. Ainsi sont-ils entièrement responsables
de ce crime qui passe tous les autres. Dans leur inconséquence,
ils osent avec arrogance - réapparaissent alors les reproches de
sottise et d’impudence - condamner au nom de leur zèle pour la
Loi le Législateur en personne24.

b) Lai condamnation des pratiques cultuelles


La critique du ritualisme juif s’opère toujours, elle aussi
- le commentaire d’Is 1, 11-15 en fournit un bon exemple - en
dépendance étroite du texte scripturaire. Par la bouche de son
prophète, c’est Dieu lui-même qui rejette tous les rites sacrifi­
ciels et en fait comprendre l’inutilité, bien avant la destruction
du Temple25. Comme dans sa Thérapeutique, où il lui fallait
réfuter l’argument que les païens tiraient de l’existence de ces
sacrifices pour justifier leurs pratiques26, Théodoret souligne
qu’ils n’avaient, dans la Loi, qu’un rôle pédagogique, leur but
étant de détourner les Juifs de l’idolâtrie contractée en Egypte.
Leur abrogation, avec la prise de Jérusalem et la destruction du
Temple, ne fera donc que traduire dans les faits le rejet déjà
ancien d’une législation liée aux circonstances. La réprobation
du prophète touchant les fêtes juives (Is 1, 13-14) ne confère
pas à sa polémique une tonalité bien dif[161]férente27. On
aurait presque l’impression qu’elles appartiennent, elles aussi, y
compris le sabbat, à un passé révolu depuis la venue du Christ et
la chute de Jérusalem. Si, du point de vue de Théodoret, la chose
peut se concevoir, dans la mesure où pour lui la Loi est désor­
mais abolie28 et l’ensemble du culte, frappé d’interdiction29, cette

23. V.g. In Isaiam 1, 327-336 (Is 1, 22) ; 2, 301-311 (Is 3, 12) : SC 276 :
8, 342-344 (Is 29, 13). 416-420 (Is 29, 20-21) : SC 295. Chefs des prêtres,
scribes et pharisiens sont ici fréquemment visés et rendus responsables du
refus des Juifs de reconnaître le Christ.
24. V.g. In Isaiam 18,172-175 (Is 57,4-6) ; 20,283-290 (Is 65, 4) : SC 315.
25. In Isaiam 1, 197-266 : SC 276.
26. Théodoret, ThêrapeutiqueVU, 16-36 : SC 572.
A?7^S°ntrairement à ce quf dé.clare R Canivet (.Histoire d'une entreprise...,
70), Theodoret se contente là d’indiquer le nom de quelques grandes fêtes
juives pour éclairer le texte d’Isaïe. Ce n’est qu’une paraphrase, à peine une
amplification. Mais rien dans son propos ne laisse supposer que ces fêtes sont
encore en honneur chez les Juifs de son temps.
28. Théodoret, In Isaiam 1,258 : SC 276 ; 18,457 : SC 315.
29. Théodoret, In Isaiam 1,206 : SC 276.
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 33

manière de conduire la polémique demeure ici singulière. Elle


ne paraît pas vraiment dirigée contre une communauté juive qui
continuerait à observer les prescriptions de la loi mosaïque.
Quelle différence là encore avec Jean Chrysostome30 !
Dans son désir de détourner les chrétiens d’Antioche des fêtes
juives et de la fréquentation des synagogues, il n’hésite pas à les
peindre sous les couleurs les plus noires, à voir dans ces réjouis­
sances ou ces jeûnes des prétextes à la débauche, à assimiler
les synagogues à des lupanars, à en faire pour un chrétien des
lieux encore plus dangereux que le théâtre, plus ignobles que la
dernière des tavernes31. Rien de tel chez Théodoret. Ce serait
à croire qu’à son époque on ne célèbre plus les fêtes juives et
qu’on ne fréquente plus les synagogues, s’il ne lui arrivait de
souligner, en commentant Is 58, 13, l’ardeur mise par les Juifs
à observer la Loi, aujourd’hui (vuv) qu’elle a été abolie32 ou
de noter, au terme d’une question sur Lv 13-14 concernant la
lèpre des vêtements et des maisons, le risque de contamination
encouru par un chrétien qui entrerait dans une synagogue33.
De telles remarques polémiques sont malgré tout extrêmement
rares, et l’exégèse deThéo[162]doret ne traduit pas sur ce point
des préoccupations pastorales comparables à celles de Jean
Chrysostome dans ses homélies.

c) Le châtiment divin
Un autre thème récurrent de la polémique antijuive dans les
commentaires est celui qui consiste à rappeler les châtiments
infligés par Dieu à son peuple pour le punir de sa désobéis­
sance ou de ses crimes, en le livrant aux mains de ses ennemis.
Les déportations successives sont ainsi, pour l’exégète, autant
de manifestations de la pédagogie divine, autant de « leçons »
(naiÔEXai) destinées à le ramener à une vie conforme aux
exigences de la Loi34. Mais en raison de leur entêtement et

30. Mais avec le Chrysostome des Discours contre les Juifs, non avec celui
du Commentaire sur Isaïe. De fait l’explication qu’il donne alors des mêmes
versets (Is 1, 11-14) n’est pas d’une teneur ni d’une tonalité différente de celle
de Théodoret. Ce qui montre bien l’écart qu’il y a entre un commentaire et
une homélie.
31. Les attaques de Chrysostome contre les synagogues et ceux qui les fré­
quentent sont dans ses Discours contre les Juifs (I, 3. 4-6. 8 ; II, 3 ; IV, 7 ;V, 12,
etc.) d’une extrême virulence. Le chrétien doit à tout prix se détourner de ces
lieux où se rassemblent les meurtriers du Christ, fuir ces lieux de perdition qui
sont le séjour des démons. Le mouvement polémique est le suivant : synagogue
= lupanar = séjour des démons - âme des Juifs.
32. Théodoret, In Isaiam 18, 456s. : SC 315.
33. Théodoret, QL 18, éd. N. Fernandez Marcos - A. Saenz-Badillos, Ma­
drid 1979 (cité FM I), 170, 9-10 ; PG 80, 324 A10.
34. La TtociÔEtoc divine est déjà l’explication donnée par Flavius Josèphe pour
34 apologétique et polémique

de leur dureté de cœur, et malgré les preuves multiples de la


miséricorde de Dieu, les Juifs n’ont pas su profiter de ces leçons.
Leur refus de reconnaître dans le Christ le Messie de Dieu et
la « folie » suprême que représente sa crucifixion ont entraîné
leur ruine complète et définitive (7rocvwXe9pi.cc), la destruction
du Temple et de Jérusalem35, dont les Romains leur ont interdit
l’accès36. Désormais, dispersés aux quatre coins du monde,
ils sont condamnés à être des apatrides : ils sont devenus « les
métèques du monde », une expression plusieurs fois reprises par
Théodoret, qui traduit bien la précarité de leur statut social et le
mépris dans lequel les tiennent les Nations37.

d) Le transfert des Promesses


Étroitement liée à l’accusation de déicide38, ce thème de
la ruine finale des Juifs s’intégre plus largement dans l’analyse
polé[163]mique faite par l’exégète de l’ensemble de l’histoire
juive. Mais il en représente pour ainsi dire le stade ultime. Ce
peuple qui n’avait cessé de bénéficier de la sollicitude divine,
malgré ses infidélités répétées, en est désormais définitive­
ment privé. Le temps du rejet succède maintenant à celui de
l’élection39.
Cette analyse trouve un dernier prolongement polémique
dans une thématique particulièrement développée dans les
commentaires de Théodoret, celle du transfert des Promesses
du peuple juif aux Nations. Fondée le plus souvent sur une
lecture symbolique du texte scripturaire, interprété à la lumière
de l’histoire, elle permet à l’exégète d’établir, comme sans
passion et avec la force que donne à l’argumentation le témoi­
gnage des faits, la perte par les Juifs au profit des Nations du
statut privilégié qui était le leur avant que ne s’exerce leur « folie

expliquer la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple par les Romains


(47XX, 160-166 ; BJIV, 318-319. 323).
35. Cf. pour 17» Isaiam, l’index de notre édition (SC 315). Théodoret in­
siste pourtant moins que Chrysostome, dans le Discours contre lesJuifsV, 11-12
(PG 48, 900-903), sur l’inutile espoir pour les Juifs d’une restauration et sur
la vanité de leurs tentatives de reconstruction du Temple, notamment sous
l’empereur Julien. D’où chez lui, une polémique moins mordante et moins
agressive : il se borne à constater un état de fait.
36. Après la seconde révolte juive, matée par Hadrien ; cf. Théodoret, In
Isaiam 1, 217-219 : SC 276 ; 13, 68 : SC 295.
37. Théodoret, Thérap. XI, 71 : SC 572 ; In Dan. : PG 81, 1472 B ; In
Mich., ibid., 1761 C ; In Isaiam 1, 266 : SC 276.
38. L’accusation est récurrente dans tous les commentaires de Théodoret
(voir pour Vin Isaiam, l’index « Juifs » : SC 315).
39. Dans ses commentaires, Théodoret met surtout l’accent sur le rejet,
beaucoup plus que sur le temps de l’élection, ce dernier n’étant le plus souvent
rappelé que pour faire contraste avec la situation présente des Juifs (cf. pour
17» Isaiam l’index « Juifs *: SC 315).
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTJUIVE CHEZ THÉODORET 35

contre le Maître ». La situation d’abandon et de stérilité, dans


laquelle se trouvaient jusque-là les Nations, privées des ensei­
gnements divins et de « l’irrigation » procurée par les prophètes,
est aujourd’hui, dans une symétrie inversée, celle des Juifs. Les
voilà à leur tour « désert » sans eau, forêt stérile, montagne du
Liban, sise en dehors des frontières de l’élection, tandis que les
Nations, désormais irriguées par l’enseignement du Christ et
des apôtres, sont devenues la terre cultivée et fertile, le mont
Carmel aux fruits abondants. De cette exégèse polémique, nous
avons donné ailleurs40 assez d’exemples pour nous dispenser ici
de longues citations. Un extrait du commentaire de Théodoret
sur le Ps 106, 33-39 (« 33 II a placé des fleuves dans le désert et des
voies d’eau dans la terre aride (•■•)■ 35 II a fait que le désert devienne
nappes d’eau et la terre sans eau voies d’eau (...). 39 Et ils ont été
réduits à un petit nombre et mis à mal par l’oppression des maux et
par la douleur. ») suffira à illustrer le procédé :
«Voici donc ce qu’il veut dire : ceux qui jadis habitaient une
terre déserte et sans eau ont bénéficié, pour avoir cru, d’une
bénédiction et d’une prospérité d’une telle abondance. Mais ceux
qui jadis bénéficiaient de l’irrigation des fleuves prophétiques,
puis qui en furent privés en raison de la malignité de leur esprit
et sont demeurés complètement déserts et stériles, sont tombés
dans des malheurs de toutes sortes et ont été dispersés sur toute la
[164] terre, de sorte que leur capitale <autrefois> si peuplée n’est
habitée que par un petit nombre d’hommes41. »
Annoncé par les prophètes, le salut des Nations s’est donc
réalisé ; il se lit dans l’histoire et la réalité des faits aussi nettement
que la ruine et le rejet des Juifs, définitivement privés aujourd’hui
de la grâce que leur valait autrefois l’élection divine42.
La manière dont Théodoret traite ce thème polémique ne
laisse transparaître aucune animosité particulière contre les
Juifs, aucune passion. Le ton est celui du constat, de l’analyse
objective conduite par un historien attaché à la réalité des faits.
C’est du reste l’impression générale qui ressort de l’ensemble
de cette polémique, dont on reconnaît aisément les thèmes
majeurs et traditionnels, mais qui demeure toujours mesurée
et sans véritable agressivité, à la différence de celle d’un Jean
Chrysostome. Serait-ce parce qu’elle est avant tout celle d’un
exégète, plus soucieux d’expliquer des textes que de combattre

40. Voir notre étude, L’Exégèse de Théodoret de Cyr, Paris 1995, 495-504, et
l’index de notre édition de YIn Isaiam : SC 315.
41. Théodoret, In Psalmos : PG 80, 1745C - 1748C.
42. La notation de Théodoret sur le mépris qui s’attache au nom de « Juif *,
opposé au caractère élogieux de celui de « chrétien * (cf. supra), relève en partie
de ce thème.
36 apologétique et polémique

un adversaire réel, et non celle d’un pasteur qui met toute son
énergie à détourner des chrétiens de la tentation du judaïsme ?

II. La controverse exégétique et doctrinale

S’il ne fait aucun doute que les préoccupations de l’exégète


ne sont pas celles du prédicateur et que chaque genre littéraire a
ses lois propres, cela ne suffit pas, nous semble-t-il, à expliquer
le caractère relativement modéré de la polémique antijuive de
Théodoret. D’autant que les seuls passages où cette polémique
se fait plus agressive relèvent précisément d’une controverse de
type exégétique. C’est en laisser entrevoir l’une des fonctions
essentielles. Beaucoup plus fréquemment que sur le terrain
doctrinal, en effet, c’est sur celui de l’exégèse que Théodoret
provoque son adversaire pour lui démontrer l’impossibilité ou
l’absurdité de l’interprétation qu’il défend et, inversement, la
nécessité de rapporter la prophétie au Christ, pour en donner
une explication satisfaisante. Cette volonté de « reprendre » l’A.T.
aux Juifs n’est pas nouvelle dans l’apologétique chrétienne, mais
ce qui est sans doute plus remarquable, c’est la manière dont la
mise en cause de l’exégèse juive permet à Théodoret de récuser
un certain type d’exégèse chrétienne. Sans [165] aller jusqu’à
faire des Juifs l’alibi commode qui lui permettrait d’atteindre
d’autres adversaires, il nous semble qu’ils ne sont pas toujours
dans son esprit les seuls ni même les premiers à être visés.

1. La contestation de l’herméneutique juive


Cela dit, il ne se prive pas de reprendre contre eux des griefs
propres à discréditer leur exégèse. Leur esprit « charnel » les
rend esclaves de la lettre et les empêche d’accéder au sens43,
d’autant que pour eux les Écritures restent « scellées », puisqu’ils
n’ont pas voulu reconnaître dans le Christ celui qui en est la
clef44. Mais surtout, ils sont de mauvaise foi dans leur manière
de lire les textes, soit qu’ils cherchent à tout prix à se les appro­
prier (elç éocmoüç ëXxEtv, 6cp7tàÇeiv)45, soit qu’ils tentent de
43. S’il arrive à Théodoret de reprendre contre les Juifs ce reproche tradi­
tionnel, il n’introduit pourtant que raremçnt un lien direct entre leur esprit
charnel et leur manière d’interpréter les Ecritures ; voir pourtant In Cant. :
PG 81, 33B.
44. V.g. In Isaiam 8, 311-336 : SC 295 ; In Dan. : PG 81, 1425B ; In Psal. :
PG 80, 1588B.
45. V.g. In Isaiam 14, 376-384 sur Is 45, 25 : SC 315, un bon exemple de
la manière dont Théodoret, en s’appuyant sur la lettre du texte, parvient à
montrer que le verset ne peut pas s’appliquer indistinctement aux Juifs, mais
seulement à ceux d’entre eux qui ont cru et qui ont les Nations pour « des-
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 37

les dénaturer, l’exemple de falsification le plus souvent invoqué


par les Pères étant bien sûr celui d’Is 7, 14, avec la substitution
intentionnelle de terme veôcviç à celui de 7tap0évoç46. Enfin, leur
impudence (àvcuoxuvrtoc) est telle qu’ils ne rougissent pas de
nier les évidences ou de contester le témoignage des faits47. Aussi
est-ce le plus souvent à partir d’une analyse précise du texte ou
des réalités historiques que Théodoret prétend la dénoncer et
ruiner du même coup leur interprétation.
Il le fait d’ordinaire en les apostrophant vigoureusement
! - c’est là du reste la caractéristique qui signale cette polé[166]
mique - et en les sommant d’apporter la preuve que la prophétie
les concerne et trouve son plein accomplissement à l’inté­
rieur de leur histoire : « Que les Juifs disent..., que les Juifs
montrent... »48. Ils en sont évidemment incapables, tandis que
l’exégète n’a pas de mal à établir que seul le Christ, les apôtres
ou l’Église rendent pleinement compte de la prophétie. Alors
que sa polémique antijuive est dans tous les autres cas tributaire
d’un texte qu’il ne fait bien souvent que paraphraser ou ampli­
fier, elle relève ici d’un choix personnel, même s’il est dicté par
une longue tradition d’exégèse chrétienne. Il serait long et fasti­
dieux de recenser tous les versets des prophètes ou du Psautier
qui donnent lieu à ce type de polémique, dont j’ai donné ailleurs
plusieurs échantillons49. Pour l’essentiel, Théodoret conteste
aux Juifs la légitimité d’une interprétation qui fait de David ou
d’Ézéchias, du retour d’exil de Babylone avec Zorobabel ou de
la lutte victorieuse des Maccabées contre Antiochus Épiphane
le terme de la prophétie. Non qu’il prétende à son tour « tirer à
lui toute la prophétie », dans un sens strictement christique ou
néotestamentaire. Il reconnaît volontiers que bien des prédic­
tions se sont réalisées, partiellement et comme en figure, dans
l’histoire juive de l’A.T., avant de trouver leur accomplissement

cendance » ; voir aussi, ibid., 19, 32-39. Cf. aussi Jean Chrysostome, Discours
contre les Juifs I, 5 : pour réfiiter l’argument selon lequel la présence des livres
saints dans les synagogues rendraient ces lieux dignes de respect, Chrysostome
affirme que la sainteté des livres ne fait pas celle du lieu où ils sont déposés,
d’autant que les Juifs détournent le sens de ces livres pour nier tout ce qui se
rapporte au Christ (PG 48, 850, 49 s).
46. In Isaiatfi 3, 360-385 : SC 276. Sur ces « fasifications *, cf. D. Barthé­
lemy, Les Devanciers d'Aquila. Première publication intégrale du texte des fragments
du Dodécapropheton trouvés dans le désert dejuda, Suppléments to the Vêtus Testa-
mentum X, Leiden 1963, 267.
47. En reprenant ce type d’accusations traditionnelles contre les Juifs,
Théodoret contribue au moins indirectement à jeter le discrédit sur leur inter­
prétation des Écritures.
48. De telles formules se rencontrent surtout dans Vin Danielem, Vin Psal-
mos et Vin Isaiam ; voir notre étude, L'Exégèse, p. 511, n. 122 et notre Introduc­
tion au Commentaire sur Isaïe : SC 276, p. 84, n. 3.
49. Voir notre étude, L'Exégèse, p. 513-515.
38 apologétique et polémique

définitif avec la venue du Christ. L’interprétation des Juifs, dans


ce cas, n’est pas fausse ni absurde au regard des faits, elle est
seulement incomplète ou approximative, et c’est ce contre quoi
réagit Théodoret chaque fois qu’il pratique une exégèse typolo­
gique. Mais il est rare alors qu’il mette directement en cause les
Juifs et qu’il adopte un ton polémique50, au contraire de ce qui
se vérifie toujours, lorsque rien n’est à retenir de l’interprétation
des Juifs.

2. Le refus d’une exégèse judaïsante


Dans tous ces cas, la manière dont Théodoret apostrophe
l’adversaire et souligne son impudence ou sa stupidité ne laisse
à première vue aucune hésitation sur la destination de cette
polémique. Pourtant, une lecture plus attentive permet aisément
d’apercevoir, derrière les Juifs, d’autres adversaires, inattendus
ceux-là, puisqu’il [167] s’agit d’exégètes chrétiens. On quitte
donc le domaine d’une controverse traditionnelle entre Juifs et
chrétiens, sans que la polémique change vraiment de nature ou
d’objet. Le sentiment d’être trahi par ceux de son propre camp
explique sans aucun doute la vigueur de la réaction, en tout point
comparable à celle manifestée, lorsque seuls les Juifs sont pris à
partie. Mais ici, il s’agit des « maîtres de la piété », de « certains
des nôtres », de « gens qui portent le nom de chrétien », et
reprennent pourtant à leur compte « les fables des Juifs »51. Cette
collusion est pour Théodoret inadmissible, et il la condamne
sans indulgence. Des Juifs, on peut tout attendre ; mais que des
exégètes chrétiens confortent leur interprétation des Écritures,
en leur refusant trop souvent une portée messianique ou néotes­
tamentaire, voilà qui est intolérable ! Aussi, par-delà sa critique
de l’exégèse juive, Théodoret conteste-t-il très fréquemment, et
parfois semble-t-il en priorité, l’exégèse « judaïsante » de certains
commentateurs chrétiens. A eux, comme ailleurs aux seuls Juifs,
il reproche d’assigner pour terme à la prophétie le retour d’exil
avec Zorobabel ou tel personnage de l’A.T. - David, Salomon
ou Ezéchias -, ou encore la restauration maccabéenne. Dans
l’un et l’autre cas, la polémique a donc le même objet et la même
finalité : le refus d’une exégèse vétérotestamentaire, justifié par
une démonstration fondée sur l’accord qui doit nécessairement
exister entre la lettre du texte et la réalité historique pour que

50. V.g. In Isaiam 19, 32-39 (Is 60, l). 61-73 (Is 60, 4) : SC 315.
51. De telles formules ne laissent place à aucune ambiguïté sur les desti­
nataires de cette polémique ; cf. notre étude, L’Exégèse, p. 517, n. 138. Plus
souvent encore, Théodoret rejette l’exégèse vétérotestamentaire des anciens
antiochiens, sans les désigner autrement que par le pronom indéfini xivéç.
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 39

soit reconnue pleinement la vérité de la prophétie. Nous avons


montré ailleurs, notamment à partir du cas de Zorobabel, que,
dans la plupart des cas, il conteste alors l’exégèse de Théodore
de Mopsueste et celle de Diodore de Tarse52. Sous couvert de
polémique antijuive, ce qui ne saurait surprendre de la part
d’un exégète chrétien, il se pourrait donc qu’il vise, plus souvent
encore qu’il n’y paraît, les maîtres de l’exégèse antiochienne.
Ainsi, à qui appartient l’interprétation d’Is 49, 8-9, qu’il rejette
en y voyant « le comble de la sottise »53 ? Est-elle seulement celle
des Juifs ou celle aussi d’un Théodore ? Personne n’est direc­
tement mis en cause. [168] Mais, sans pouvoir en apporter la
preuve, puisque son commentaire ne nous est pas parvenu,
j’ai tout lieu de croire que Théodoret conteste ici avec vigueur
l’interprétation de son maître antiochien plus encore que celle
des Juifs :
« Appliquer ce passage à Zorobabel est le comble de la sottise :
s’il a ramené les Juifs de Babylone, il n’a pas délivré les Nations de
l’erreur et n’a pas présenté aux Nations la nouvelle alliance. C’est
donc au sujet de notre Maître le Christ qu’il prédit également
cela : c’est lui qui a rempli de plants divins le monde désertique
sous le rapport de la piété, c’est lui qui a relevé la terre qui avait
été corrompue, c’est lui qui a délivré de leurs liens les hommes
enchaînés par leurs péchés, c’est lui qui a illuminé de la lumière
de la connaissance de Dieu les hommes qui vivaient dans les
ténèbres. C’est donc à lui que le Père céleste déclare, en fonction
du plan de l’économie : ‘Au moment favorable je t’ai exaucé et au
jour du salut je t’ai secouru’ ».
Dans l’un et l’autre cas, que cette polémique ne mette en
cause que l’interprétation des Juifs ou qu’elle reflète l’existence
d’une controverse entre exégètes chrétiens sur le télos exact
du texte prophétique, il est clair que Théodoret l’engage pour
affirmer la portée messianique et néotestamentaire d’un grand
nombre de prophéties. Elle procède donc à la fois d’une tradi­
tion, qui consiste à « reprendre les Ecritures aux Juifs », mais elle
répond aussi à la nécessité de combattre énergiquement un type
d’exégèse chrétienne qui leur fournit des armes. Tout compte
fait, cette exégèse « judaïsante » est peut-être plus dangereuse
à ses yeux que l’exégèse juive à proprement parler. En tout cas,
elle demande à être combattue avec une égale vigueur.

52. Voir les preuves que nous en donnons dans « La cristallisation d’un dif­
férend : Zorobabel dans l’exégèse de Théodore de Mopsueste et de Théodoret
de Cyr *, Augustinianum 24 (1984), p. 527-547 et dans « LUn Psalmos de Théo­
doret : une relecture critique du commentaire de Diodore de Tarse », Le Psau­
tier chez les Pères (Cahiers de Biblia Patristica 4), Strasbourg 1994, p. 97-134.
53. In Isaiam 15, 330-346 : SC 315.
40 apologétique et polémique

3. La polémique de caractère doctrinal


En comparaison, la polémique antijuive de caractère
doctrinal occupe une place très modeste dans ses commentaires
et n’offre rien de particulièrement original. La tradition a depuis
longtemps imposé la lecture trinitaire d’un certain nombre de
versets - Gn 1, 26, Is 6, 3 ou Ps 109, 1, par exemple -, accom­
pagnée ou non d’un discours polémique contre les Juifs. Or, en
soulignant dans son exégèse le fondement scripturaire d’une
théologie qui distingue en Dieu plusieurs personnes ou hypos-
tases,Théodoret rejette bien évidemment la conception du Dieu
unique qui est celle des Juifs. Mais il le fait au total bien rarement
de façon polémique. Presque aussi peu souvent qu’il dénonce,
à partir des mêmes versets et conjointement, la conception de
Sabellius et le [169] monarchianisme54. Son exposé polémique
de théologie trinitaire le plus long figure dans ses Questions sur la
Genèse et porte sur Gn 1, 26 « Faisons l'homme à notre image », un
des textes les plus commentés en ce sens par les Pères et souvent
mis, comme ici, en relation avec Gn 11,7 : « Allons, descendons et
mêlons leurs langues »55. La plupart du temps, toute polémique est
absente de tels développements, comme s’il suffisait à l’exégète
d’établir le fondement scripturaire de la Trinité56. D’autre part,
cette mise en évidence de la pluralité des personnes s’accom­
pagne presque toujours du rappel insistant de l’unicité de
Divinité ou de la nature divine. Sans doute n’est-il pas exclu
queThéodoret veuille par là répondre à l’accusation de ruiner le
monothéisme, que les Juifs, et à leur suite les païens, adressent
aux chrétiens. Mais en réalité, la mia théotès est, dans la majorité
des cas, soulignée dans un contexte de polémique antiarienne et
non de polémique antijuive57. Même son utilisation de Dt 6, 4
« Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique » est à cet
égard révélatrice. A deux reprises, dans la Thérapeutique et les

54. Ainsi, outre QG 19 sur Gn 1, 26 (voir infra), la conception juive de


la Divinité est critiquée en même temps que celle d’autres hérétiques en In
Isaiam 15, 119-131 (Is 48, 16) : SC 315 ; In epist. Pauli : PG 82, 688B (He 1,
7-9) ; In Ier. : PG 81, 668A (Jr 31, 31-32). En revanche, en In Isaiam 14, 254-
268 : SC 315, les Juifs sont seuls à être mis en cause.
55. QG 19 : FM 1,21, 13s. ; PG 80, 100D - 101A;cf. Thérap. H, 56-70:
SC 571.
56. V.g. In Isaiam 3, 66-72 (Is 6,2) : SC 276 et les références données dans
notre étude, L’Exégèse, p. 505, n. 112. Cela ne signifie pas, bien entendu, que
Théodoret ne veuille pas défendre ainsi contre ses adversaires le dogme trini­
taire.
57. V.g. In Isaiam 7, 572-576 (Is 7, 13) 13,167-176 as 43,11). 311-318 as
44, 6) ; 14, 29-36 (Is 44, 24) : SC 295 et 315. Cela invite à relativiser l’affir­
mation de P. Canivet, selon qui cette insistance sur l’unité de la nature divine
serait à mettre en relation avec l’affirmation de la pluralité des personnes dans
une perspective de polémique antijuive (Histoire d’une entreprise..., p. 64-65).
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 41

Questions, il s’agit bien pour Théodoret, avec l’ensemble de la


tradition, de montrer que ce verset ne contredit nullement le
dogme de la Trinité, puisqu’il le fait entendre de manière voilée
et n’insiste sur l’unicité de Dieu que pour préserver les Juifs de
la tentation du polythéisme58. Mais, dans le commentaire de
1 Co 8, 6, ce verset sert uniquement à prouver, contre Arius et
Eunomius, l’unicité de nature des trois personnes divines, sans
aucune allusion à la conception juive de la Divinité59.
Il est encore plus difficile, à mon sens, de parler d’une véritable
polémique antijuive, dans les commentaires de Théodoret, sur
des questions touchant la christologie. Sans doute le refus des
[170] Juifs de reconnaître en Is 7, 14 l’annonce de la naissance
virginale du Christ et leur volonté de dénaturer le texte sont-ils
violemment dénoncés60. Mais d’ordinaire, nous l’avons dit, il
leur est surtout reproché de ne pas lire correctement les prophé­
ties et d’en nier le messianisme. La polémique porte donc plus
sur l’exégèse générale du texte que sur la doctrine au sens étroit
du terme. Sauf à considérer que leur refus de reconnaître le
messianisme des prophéties procède de leur volonté de nier la
divinité du Christ. Il faudrait donc admettre que la polémique
doctrinale reste le plus souvent implicite61. Une fois cependant,
en commentant le Ps 109, 1, Théodoret s’élève ouvertement
contre le refus des Juifs de reconnaître la nature divine du Christ,
grief renouvelé à deux reprises dans VEranistès62. En faveur
d’une polémique sur ce thème, faut-il vraiment invoquer aussi
le commentaire de versets - Is 1, 29 ou Jr 31, 32 par exemple -
qui permettent à l’exégète d’affirmer que l’auteur de la Loi et
celui de l’Évangile ne font qu’un ? Il nous semble que Théodoret
ne cherche pas dans ce cas à être aussi précis et se contente de
dénoncer la paranomia des Juifs qui, en rejetant le Christ, ont
du même coup rejeté l’auteur de la Loi63. Au reste, son affirma­
tion de l’existence, dans le Christ, d’une nature divine parfaite,
celle-là même du Verbe incarné, vient de son désir de combattre
les thèses d’Arius beaucoup plus que de prouver aux Juifs que
le Christ n’est pas seulement un homme. A plus forte raison,

58. Thérap. 59-60 : SC 571 ; QD 2 : FM I, 233, 3-13 ; PG 80, 409AB.


59. In epist. Pauli, PG 82, 289BC.
60. Théodoret, In Isaiam 3, 360-385 : SC 276.
61. Telle est en quelque sorte l’argumentation défendue par P. Canivet pour
! verser au compte de la controverse antijuive le développement christologique
de Thérap. VI, 79-80 (cf. Histoire d'une entreprise..., 67-68).
62. In Psal. : PG 80,1768B (oùx apa povov av0pco7to<; xaxà xy)v ’Iouôcuwv
âvouxv, àXXà xal Oeôç) ; Èranistès (éd. Ettlinger, Oxford 1975, 90, 15. 19 ;
129, 22 -130). Mais ce grief est absent du développement christologique de
Thérap. VI, 80.
63. In Isaiam 1, 395-407 (SC 276) ; In Ier. : PG 81, 668A.
APOLOGÉTIQUE et polémique
42

commentaires, tous postérieurs au concile d’Éphèse,


dans ses „ x mettre en évidence la dualité des natures
dansl’unique personne du Christ ne saurait être tenue pour un
élément de sa polémique annjuive". Cette distinction, necessaire
ur réfuter à la fois les théories des docetes ou d Apollinaire et
celles qu’Arius tire de certains versets de l’Ecriture paraissant
nier ou diminuer la divinité du Fils, est tout entière commandée
par le débat christologique du Ve siècle, ouvert par Nestorius
et la réaction de Cyrille d’Alexandrie. C’est un débat interne à
l’Église : les Juifs n’y ont aucune part, et ne sont donc aucune-
ment visés par [171] cette polémique, même indirectement65.
Cela suffit à expliquer, selon nous, que la polémique antijuive
à caractère doctrinal tienne finalement si peu de place dans les
commentaires de Théodoret.

III. Les écrits de Théodoret contre les Juifs

A la lumière de leur enseignement, il nous faut maintenant


revenir sur la question de ses écrits contre les Juifs. Comme l’a
fait justement remarquer P. Canivet, la manière dont il en parle,
à quatre reprises, n’autorise pas à conclure avec certitude qu’il
s’agissait d’un ouvrage autonome66.Toujours mentionnés, à une
exception près67, avec les écrits « contre les Grecs » - autrement
dit la Thérapeutique -, les écrits « contre les Juifs » pourraient ne
pas former un ouvrage distinct de ce dernier. Cela expliquerait
que les auteurs anciens ne mentionnent jamais parmi les œuvres
de Théodoret un Advenus Iudaeos68.

64. C’est en revanche la justification que donne P. Canivet d’un développe­


ment de ce type en Thérap. VI, 80 (cf. Histoire d'une entreprise..., p. 67).
65. Sauf a être utilisés une fois par Théodoret, dans YEranistès (éd. Ettlin-
ger, 69,18 s) comme une sorte d’argument a fortiori pour combattre les thèses
d’Apollinaire : si « les Juifs possèdent un corps et une âme rationnelle » et si
personne, quand le prophète les nomme « semence d’Abraham » (Is 41, 8),
ne comprend qu’ils sont seulement des êtres de chair, mais bien des hommes
parfaits, constitués d’un corps et d’une âme rationnelle, la preuve est faite que
le verset johannique « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14) ne signifie pas que le
Verbe a assumé une humanité privée d’une âme rationnelle.
66. P. Canivet, Histoire d'une entreprise..., p. 76-79.
67. Curieusement, en effet, dans la première de ses Questions sur le Lévitique,
à propos des sacrifices prescrits par Dieu dans la Loi, Théodoret renvoie à ses
écrits contre les Grecs, les hérétiques, les Mages, et à ses commentaires des
prophètes et des Epîtres de Paul, mais ne dit rien d’un éventuel ouvrage contre
les Juifs (QL 1 : FMI, 152,2-5 ; PG 80, 297C - 300A).
68. P. Canivet souligne, après Garnier, que ni Gennade de Marseille, ni
Photius, ni Ebedjesu, ni Nicéphore Calliste ne mentionnent un Contra Judaeos
parmi les œuvres de Théodoret (Histoire d'une entreprise..., p. 77, n. 4).
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 43

Pourtant, depuis que le P. Garnier a envisagé l’hypothèse de


l’existence d’un tel traité69, l’idée avait jusqu’aujourd’hui prévalu
que cet ouvrage était perdu ou conservé sous un autre nom. A dire
le vrai, Garnier ne paraît pas accorder un grand crédit à l’hypo­
thèse qu’il avance. Il est bien davantage tenté de reconnaître ce
prétendu « opus advenus Judaeos » dans le Commentaire sur Daniel
de Théodoret ou bien, ajoute-t-il, « dans ses commentaires sur
les autres prophètes »70. C’est reconnaître - ce que nous avons
[172] tenté de montrer - la présence d’une polémique antijuive,
plus ou moins marquée selon les cas, dans toute l’œuvre exégé-
tique de Théodoret. Cela dit, une relecture faite sans préjugé de
YIn Danielem interdit, selon nous, d’en faire un Advenus Judaeos.
A l’exception de la Préface71, dans laquelle Théodoret prend en
effet violemment à partie les Juifs qui refusent à Daniel le titre
de prophète, pour la raison qu’ils seraient alors dans l’obliga­
tion de reconnaître que la venue du Christ est annoncée avec
une grande précision de dates ; à l’exception aussi de quelques
passages polémiques, pour marquer son refus énergique d’une
exégèse juive ou judaïsante de Daniel72, au profit le plus souvent
d’une exégèse messianique - notamment dans les Livres IX et
X -, les Juifs sont relativement épargnés dans ce commentaire73.
69. Garnier, Dissertatio II, § V, iv : PG 84, 211 et chap. IX, § IV, i-ii (ibid.,
365)
70. Garnier, Dissertatio IX, § IV, i-ii : PG 84, 365 : « Si singularem quod-
dam opus intelligat (...). Cum recenseretur Expositio Danielis, et cum referretur
testimonium Hebedjesu de libris Theodoreti, dixi videri posse, opus, quod a
Theodoreto adversus Judaeos compositum est, non differre a Commentariis in
Danielem aut etiam in alios prophetas ».
71. Théodoret, In Danielem : PG 81, 1260A - 1264B. Cette polémique est
reprise à la fin du commentaire et fait inclusion (ibid., 1544AD sur Dn 12,14).
72. Théodoret, In Danielem: PG 81, 1307A - 1308D sur Dn 2, 43-45
(refus d’une exégèse « judaïsante », mais aucune polémique directe contre les
Juifs) ; 1473AB sur Dn 9, 24 (contre les Juifs qui ne veulent pas entendre du
Christ la prophétie relative à « l’onction du Saint des saints *) ; 1473CD sur
Dn 9, 25 (contre ceux - mais les Juifs ne sont pas mis en cause - que la data­
tion de la reconstruction du Temple empêche de faire du Christ le terme de la
prophétie) ; 1485AB (contre l’interprétation des Juifs qui donnent pour terme
à la prophétie la période maccabéenne) ; 1525C sur Dn 11, 36 (contre ceux
qui rapportent la prophétie à Antiochus, alors qu’il faut l’entendre de l’Anté­
christ) ; 1528B sur Dn 11, 37 (id.) ; 1529B sur Dn 11, 41 (id.) ; 1532BD sur
Dn 11, 42-45 (id.) ; 1536A sur Dn 12, 2 (id.). A plusieurs reprises du reste, il
est permis de se demander si Théodoret vise une exégèse juive ou chrétienne :
ainsi en Dn 11, 37 (PG 81, 1528 B), Dn 11, 43-45 (ibid., 1532BD), Dn 12,
2 (ibid., 1536A) ; en tout cas, en Dn 7, 28 (ibid., 1436B),Théodoret déclare
ouvertement renoncer à mettre en cause les Juifs et déplorer bien davantage
l’exégèse de commentateurs chrétiens.
73. Mises à part les accusations de sottise et d’impudence, dans la préface
et la fin de l’ouvrage, on ne relève qu’un petit nombre de griefs de ce type
dans le cours du commentaire. A propos des sacrifices (PG 81, 1272AB), il
est seulement fait mention de la faiblesse des Juifs et de leur propension à
l’idolâtrie, combattue par la pédagogie divine ; en Dn 3, 38 (ibid., 1329C)
sont évoqués leurs manquements à la Loi pour faire valoir le comportement
44 apologétique et polémique

La Préface et ces deux derniers Livres ne doivent pas faire


illusion : on chercherait en vain, dans plusieurs autres Livres,
une attaque dirigée contre les Juifs. Comme le laisse entendre le
P. Garnier, d’autres commentaires, et je pense ici à Vin Isaiam,
pourraient au moins [173] aussi légitimement que Vin Danielem
revendiquer l’appellation de traité Advenus Judaeos.
Pour des raisons comparables aux nôtres, bien qu’il ne les
développe pas, Tillemont74 écartait déjà sans hésiter la solution
proposée par Garnier, en considérant que, dans le Commentaire
sur Daniel comme dans les autres commentaires, les Juifs ne
sont combattus qu’occasionnellement. De ce fait, il admet
sans aucune réserve l’existence d’un traité autonome, perdu.
Mais il refuse, à la suite de Garnier, de le reconnaître dans le
Contra Iudaeos attribué à Basile de Séleucie. Tillemont a sans
doute contribué, plus encore que Garnier, à imposer l’idée que
Théodoret avait bien écrit un ouvrage contre les Juifs.
En tout cas, plus près de nous, examinant la production litté­
raire de Théodoret avant le concile d’Ephèse, M. Richard ne met
pas en doute la réalité d’un tel ouvrage, aujourd’hui disparu,
auquel Théodoret lui paraît faire clairement référence au tout
début de son Expositio rectae fidei75. En revanche, nous l’avons
dit, P. Canivet, en se fondant sur l’analyse stylistique du lemme
initial de VExpositio et de ceux des Lettres, où Théodoret fait
mention de ses écrits contre les Juifs, en arrive à la conclusion
que ces derniers ne font qu’un avec la Thérapeutique et n’ont
jamais eu, de ce fait, une existence autonome. Comme l’argu­
ment stylistique n’aurait sans doute pas permis, à lui seul,
d’emporter l’adhésion, il présente, à l’appui de son hypothèse,
l’analyse de quatre développements de la Thérapeutique, consi­
dérés comme représentatifs de la controverse avec les Juifs et
concernant respectivement le dogme de la Trinité, l’Incarna­
tion et la dualité des natures dans le Christ, les sacrifices de

des trois jeunes Hébreux ; en Dn 7, 26, rapporté à la venue de l’Antéchrist, la


citation de Mt 24, 23-27 permet de souligner leur refus d’accueillir le Christ
(ibid., 1433B) ; mais aussitôt après, en Dn 7, 28,Théodoret déclare renoncer
à mettre en cause les Juifs quand il lui faut déplorer l’interprétation judaïsante
donnée par des exégètes chrétiens (ibid., 1436B) ; les crimes anciens des Juifs
et leur « folie contre le Maître », qui a fait d’eux « les métèques du monde »,
sont rappelés en Dn 9, 24 (ibid,, 1472AD) ; le meurtre d’Étienne est mis lui
aussi en relation avec leur dispersion en Dn 9, 25 (ibid., 1484B) ; en Dn 10, 4
(ibid., 1492B), la Tcocpavopia des Juifs est l’occasion d’un bref développement
polémique qui souligne leur avoia.
74. Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l'Histoire ecclésiastique des
six premiers siècles, t. 15, Paris 1711, 322-323.
75- M. Richard, L'activité littéraire de Théodoret avant le concile d'Éphèse,
RSPT 24(1935), 83-106 [89-92] ; article repris dans Opéra Minora II n° 45,
Turnhout 1976.
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 45

la loi mosaïque et le salut des Nations76. Que ce soient là des


thèmes souvent abordés par les polémistes chrétiens, le fait est
indéniable. Mais la manière dont les traite ici Théodoret relève-
t-elle vraiment de la polémique antijuive, autant que s’efforce de
le démontrer P. Canivet ? Telle n’est pas, selon nous, l’impres­
sion que laisse la lecture de ces quatre développements, dont
P. Canivet reconnaît lui-même qu’ils s’adressent en priorité
aux païens. Il lui faut de ce fait déployer chaque fois de gros
efforts d’argumentation pour faire admettre que « les Juifs [174]
sont derrière les païens » et que ce sont leurs objections que
Théodoret entreprend de réfuter.
S’il est vrai que les païens ont repris à leur compte l’argu­
mentation des Juifs pour critiquer le dogme trinitaire, est-il
bien sûr en revanche que les preuves tirées de l’Écriture en
Thèrap. Il, 56-70 soient un développement « spécifiquement
fait pour les Juifs », sous prétexte que l’argument scripturaire
serait sans valeur pour un interlocuteur païen ? Une fois admises
l’antiquité et la supériorité des Hébreux par rapport aux Grecs
(§ 43-50), et notamment celles de Moïse par rapport à leurs
philosophes (§ 51-55), la preuve scripturaire ne se trouve nulle­
ment déplacée dans l’exposé de Théodoret, avant celles qu’il tire
de la philosophie grecque, notamment de Platon (§71-81), puis
de l’enseignement des néoplatoniciens (§ 82-94), et avant de
confronter ces différentes théogonies à la doctrine des Évangiles.
De cet exposé, qui suit l’ordre chronologique, il paraît donc bien
difficile de dissocier la première partie et de considérer qu’elle
s’adresse plus directement aux Juifs qu’aux Grecs. En outre, si tel
était le cas, il faudrait admettre que, tout au long de ce dévelop­
pement, la polémique antijuive reste sous-jacente, à l’exception
des quelques lignes où Théodoret déplore l’ignorance des Juifs
qui n’ont pas su reconnaître, sous le voile de la lettre, le mystère
de la Trinité77.
Bien plus discrète encore, à la fin du Livre VI consacré à la
Providence divine, est la remarque de Théodoret sur « l’incrédu­
lité et la ruine des Juifs », « leur dispersion et leur servitude »78.
En déclarant que les prophéties annonciatrices des principales
étapes de l’histoire du salut ont trouvé leur accomplissement
dans les Évangiles - un argument, il est vrai, de peu poids pour

76. P. Canivet, Histoire d'une entreprise..., 62-76.


77. Théodoret, Thèrap. II, 57-58 OouÔcucov 8è xr|v èoxâxrp àjiaôi'av
ôôùpopcu) ; mais, en soulignant que le dogme de la Trinité n’a pas été révélé
alors trop clairement, dans un souci de pédagogie divine, pour éviter aux Juifs
la tentation du polythéisme, Théodoret limite en quelque sorte l’accusation
d’ignorance.
78. Théodoret, Thèrap. VI, 89.
APOLOGÉTIQUE et polémique
46

aïens - tandis que se vérifient dans les faits - ce qui peut


leT convaincre davantage - les prophéties relatives aux Juifs,
Théodoret entend surtout affirmer, au moment de conclure
sur k sujet, l’existence d’une Providence et l’unité du plan
divin II paraît donc difficile de considérer cette remarque,
même dans l’ensemble auquel elle appartient, comme relevant
d’une argumentation « classique de la polémique antijuive sur
rincamation ». Rien, dans l’exposé proprement christologique
qui précède (§ 74-87), ne permet d’en apporter une preuve
objective : les Juifs n’y sont jamais nommés. Quant [175] au
développement sur la distinction et l’union des natures dans
le Christ (§ 77-80), on voit mal pourquoi il s’adresserait plus
aux Juifs qu’aux Grecs, dont il faut bien prévenir les objections
contre l’Incarnation, notamment celle touchant l’union de deux
natures parfaites, quand on veut leur présenter l’Incarnation
comme l’aboutissement de l’économie divine79.
Mettre au compte de la polémique antijuive la critique
des prescriptions sacrificielles de la loi mosaïque, au Livre VII
de la Thérapeutique, nous paraît également tout aussi contes­
table. L’objet premier du développement, comme le reconnaît
R Canivet, est ici encore d’écarter une objection habituelle
des païens pour justifier leurs pratiques. Théodoret montre par
conséquent que les sacrifices prescrits par Dieu, dans la Loi,
ne l’étaient que pour des raisons pédagogiques, par condescen­
dance pour la faiblesse des Juifs. Mais hormis la mention des
mauvaises habitudes prises en Égypte, dont Dieu cherche à les
détourner progressivement pour éviter qu’ils ne se « cabrent »,
aucune véritable accusation n’est portée contre eux dans tout
ce passage80, où Théodoret s’abstient même de rappeler les
nombreuses infidélités du peuple et ses violations répétées de la
Loi. Les citations scripturaires, produites pour attester l’inuti­
lité des sacrifices et leur rejet par Dieu, lui en auraient pourtant
fourni maintes occasions, s’il en avait eu le dessein. Il suffit, par
exemple, de comparer le rôle joué ici par les citations d’Is 1,

79. On ne peut pas exclure non plus que Théodoret pense à ses lecteurs
chrétiens, qui pourraient se trouver dans l’obligation d’exposer à des païens
ce qu’est l’Incarnation. En tout cas, la question des deux natures du Christ et
de leur union a été agitée bien avant le concile d’Éphèse et le déclenchement
de la crise nestorienne. Il n'est donc pas surprenant que Théodoret place là
ce développement de caractère « antiochien * (comme le reconnaît du reste
Canivet, Histoire d’une entreprise..., 66-67), même s’il s’est laissé quelque peu
emporter par son sujet.
80. Therap. VII, 16 (xà Ttovrjpà xûv èyxwpttov ëOri) ; 21 (à7teox(pxyiaav) :
23 (a-yvotav) ; 27 (àaOeveùjc) ; 34 (àvatoOrjoCaç) : SC 572.
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 47

11-12 et 13-14 avec l’exploitation polémique qui en est faite


dans le commentaire81.
Le développement sur le salut des Nations (Thérap. X,
69-105) autoriserait peut-être davantage à parler de polémique
antijuive, puisque Théodoret souligne à trois reprises l’attitude
de refus et d’opposition (àvTiXéyeiv, àvriÀOYia) des Juifs, et
une fois l’annonce de leur incrédulité et de leur dispersion82.
Ajoutons encore [176] que ce développement s’ouvre par la
citation d’Is 49, 1, avec pour commentaire que « rien, dans
ces mots, ne se rapporte aux Juifs », ce qui relève plus parti­
culièrement de la controverse exégétique83. Mais, en dehors du
caractère polémique que peut avoir le thème lui-même, dont
nous avons dit la place qu’il tient dans l’exégèse de Théodoret, il
faut convenir qu’il est traité ici avec beaucoup de discrétion. Cela
s’explique assez bien, dans la mesure où ce florilège d’oracles
prophétiques semble surtout destiné à prouver aux païens que le
salut des Nations a été annoncé depuis fort longtemps et à bien
des reprises. L’accent est finalement très peu mis sur le transfert
des Promesses et le rejet des Juifs.
Que conclure de l’examen de ces quatre développements de
la Thérapeutique, sinon qu’il est difficile en définitive de les verser
au dossier de la polémique antijuive de Théodoret, qui s’exerce­
rait ici de manière très discrète et presque toujours au second
degré ? Même si les Juifs sont parfois derrière les païens pour
leur suggérer des objections contre le christianisme, et ne sont
sans doute jamais complètement absents de l’esprit de l’apolo­
giste, c’est tout de même aux Grecs que s’adresse en priorité
Théodoret. Le titre de son ouvrage le prouve, et, quand il en
trace le plan, la mention du « caractère enfantin de la législation
juive », à propos des sacrifices dont traite le Livre VI, n’est pas
un indice suffisant pour autoriser à penser qu’il lui donnerait
une autre destination84. L’argument qui interdit d’assimiler le
Commentaire sur Daniel ou tel autre commentaire de Théodoret
sur les prophètes à ses écrits contre les Juifs vaut aussi, nous
semble-t-il, pour la Thérapeutique : les Juifs n’y sont attaqués
que trop épisodiquement pour que l’on puisse en faire vérita­
blement un Kaxà ’louôatcov, même à titre secondaire, comme

81. Thérap. VII, 27-29 : SC 572 ; en dehors de la citation d’Is 1, 13-14, il


n’y a là aucune mise en cause du sabbat ni des fêtes juives. Comparer avec In
Isaiam 1, 197-266 : SC 276.
82. Thérap. X, 76 (àvteï7tov) ; 78 (id.) ; 91 (àvriXoYta) ; 100 (àmcru'a) ; 81
(Ôiacmopàv) : SC 572. Cela fait au total bien peu.
83. Thérap. X, § 69 (toutwv oùÔèv ’louÔouotç écpuÔTTei).
84. Thérap., praef. 10 : SC 57* (xô vrj7uüÔeç tt)ç IouÔcucov vopoOcotocç).
APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE
48

, . n ronivet85 L’absence de preuves externes indiscutables


le veut P. Lan de laisser la question ouverte86.
commande, nous

[177] Conclusion

Quoi qu’il en soit de la nature exacte de ces écrits contre


les Juifs, les commentaires permettent de dégager assez claire-
ment les grands axes de la polémique antijuive de Théodoret.
Toujours conduite en dépendance étroite du texte scripturaire,
elle relève en partie d’une tradition littéraire et d’un contexte
sociologique qui ont imposé une vision péjorative des Juifs, de
leur caractère et de leur comportement, beaucoup plus qu’elle
ne paraît répondre à la nécessité de combattre un adversaire
immédiat. En cela, nous l’avons noté, la polémique antijuive de
Théodoret est très différente de celle de Jean Chrysostome et ne
laisse pratiquement jamais entrevoir, comme chez lui, la place
tenue par les Juifs aux côtés des chrétiens dans la société antio-
chienne ou syrienne de son temps. Il donne plutôt l’impression
de tracer indéfiniment le portrait stéréotypé d’un juif intem­
porel, dont les défauts et les vices demeurent les mêmes. Les

85. Nous nous montrerions donc aujourd’hui plus réservés que naguère
(cf. L’Exégèse, 487) à l’égard de l’hypothèse formulée par P. Canivet, tout
en reconnaissant avec lui que l’existence autonome d’un traité de Théodoret
contre les Juifs n’est pas pleinement assurée.
86. M. Richard (L’activité littéraire de Théodoret avant le concile d’Éphèse,
RSPT24(1935), 89, n. 4) émet l’hypothèse qu’un «fragment assez impor­
tant » du traité de Théodoret contre les Juifs pourrait avoir été conservé par un
manuscrit (xiv* s.) de Florence (Bibl. Laur., Plut. VI, cod. VIII, n. 10, p. 143),
que Bandinius a édité dans son catalogue (Car. Bibl. Med. Laur. II, pars prima,
p. 110-112), en signalant l’addition en marge, par un lecteur du xvme s., du
nom de TTiéodoret. Mais en réalité, bien que le titre donné au passage puisse
faire illusion (’EpwxVjaeiç xaxà ’looôatajv gexà xai xap^nTcxTcov Xuaecov),
il ne s agit nullement d’un Kctxà ’louôaCcov, mais seulement d’un ensemble
de Quaestiones, dont plusieurs sont effectivement empruntées à Théodoret.
Les deux manuscrits du Vatican, signalés par M. Richard - le cod. Pii II gr. 49
(XVe s.) et le cod. Ottob. gr. 266 (xvie s.) - et que j’ai consultés à la Biblio­
thèque Vaticane, contiennent les mêmes extraits, mais sans aucune indica­
tion^ marginale d’attribution et avec un titre légèrement différent (BiQXtov
xccxà ’looôaiwv xavu upctîov [iexà xapieaxàxcov Xuaewv. ’Epcox^oeiç xal
cx7toxpLO£iç Xtocv cocpÉXtpai). On les retrouve encore dans un manuscrit de
Paris (Bibl. Nat. Coisl. 16, xvie s.) et un autre de Naples, (Bibl. Naz. II B. 12,
XVe s.), apparentés comme les précédents à celui de Florence (voir sur ce point
N. Fernandez Marcos, FM I, Introd., XIV et XXIII). Les fragments de ce
BiQXÉov xaxà ’Iouôcuwv précèdent chaque fois, après sept courtes rubriques
anonymes sur les patriarches CAvaywYaL oûvxopot, elç xoùç irpô xoü vôuou
Xàpijxxvxaç) et une autre relative au grand prêtre CAvaytoyi] xcüv xocxà xôv
vojitxôv àpxtepéa), les Quaestiones de Théodoret sur l’Octateuque, les Règnes
et les Paralipomènes. Ils relèvent donc visiblement du genre des Quaestiones et
non de celui d’un traité Advenus Judaeos. [Cf. M. Brock, Un soi-disant frag­
ment du traité contre les juifs de Théodoret de Cyr, RHE 45(1950), 487-507].
ÉCRITURE ET POLÉMIQUE ANTIJUIVE CHEZ THÉODORET 49

images paraissent se superposer et se confondre : le Juif, dont


le prophète dénonce les pratiques idolâtres et les violations de
la Loi, n’est pas vraiment différent du Juif déicide ni de celui de
la diaspora, contemporain de Théodoret, qui persiste dans son
refus de la vérité. Il est le « Juif », avec des tares quasi congéni­
tales, qui ne peuvent disparaître en définitive que s’il renonce en
quelque sorte à sa judaïté en se faisant chrétien87. Cela dit, les
attaques ad hominem contre les Juifs demeurent chez Théodoret
relativement modérées, pas plus violentes en tout cas que celles
des prophètes.
L’aspect le plus intéressant de cette polémique est à coup sûr
celui de la controverse exégétique, qui tient une grande place
[178] dans tous ses commentaires. Beaucoup plus en tout cas
que la controverse doctrinale proprement dite, plus limitée et
sans originalité par rapport à celle de ses devanciers. Toutefois,
là encore, une longue tradition d’exégèse chrétienne invite
Théodoret à pratiquer une appropriation des Écritures, qui
suppose le rejet de l’exégèse juive. De fait, jamais sa polémique
contre les Juifs n’est aussi vigoureuse que lorsqu’il s’agit de
leur refuser de voir la prophétie accomplie avec Zorobabel et le
retour d’exil de Babylone ou encore à l’époque des Maccabées.
Dans tous ces cas, à partir d’une analyse historico-littérale du
texte, il s’efforce de démontrer qu’elle ne peut concerner que le
Christ ou son Église. Mais, par-delà l’exégèse juive ouvertement
contestée, il s’élève avec la même vigueur contre l’exégèse « judaï-
sante » - le grief est à ses yeux d’importance et suffit à discréditer
l’adversaire - de certains interprètes chrétiens, en qui nous
croyons reconnaître notamment Diodore de Tarse et Théodore
de Mopsueste, les deux grands exégètes d’Antioche qui l’ont
précédé. Il ne peut accepter que des chrétiens, par leur interpré­
tation, fournissent des armes aux Juifs et se contentent, d’une
manière qu’il juge erronée, d’une exégèse vétérotestamentaire.
En pasteur, attristé de voir une partie des fidèles chrétiens
d’Antioche afficher une trop grande sympathie pour les pratiques
juives, Jean Chrysostome réagit avec la violence que l’on sait.
Théodoret réagit, lui, en exégète, avec une passion certes plus
maîtrisée, mais une conscience peut-être aussi aiguë du danger
que fait courir à la foi chrétienne une interprétation de l’Écri­
ture trop proche, à ses yeux, de celle des Juifs. Leur combat
respectif, malgré une évidente différence de nature et de ton,

87. Seul le baptême peut laver les Juifs de leurs fautes et faire qu’ils cessent
d’être des criminels ; voir à cet égard, le commentaire d’Is 1,16-18 (J;i Isaiam 1,
267-291 : SC 276). Cf. chez Jean Chrysostome, l’exemple de Paul renonçant
aux pratiques de la Loi juive (Discours contre les Juifs III, 6, PG 48, 869, 48 s).
50 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

pourrait en quelque sorte se rejoindre, la polémique contre les


Juifs n’ayant finalement, chez l’un comme chez l’autre, d’autre
objet que d’inviter les chrétiens à vivre en chrétiens et à lire en
chrétiens les Ecritures.
Studia Patristica XIX {International Conférence on Patristic
Studies, Oxford 1987), Leuven 1989, p. 166-172

23

LA PRÉSENCE D’APOLLINAIRE
DANS L’ŒUVRE EXÉGÉTIQUE
DETHÉODORET DE CYR

Dans ses commentaires exégétiques, dont la majeure


partie fut rédigée entre le concile d’Éphèse (431) et celui de
Chalcédoine (451),Théodoret dénonce fréquemment l’hérésie
d’Arius, mais rarement celle d’Apollinaire. Cela est surprenant
à un double titre. Car la dénonciation répétée de l’arianisme n’a
plus au Ve s. un caractère d’urgence, même si Théodoret eut à
combattre dans son propre diocèse des hérétiques ariens1. En
revanche, une réfutation des théories d’Apollinaire sur l’Incar­
nation paraîtrait plus actuelle et aussi plus naturelle de la part de
celui qui fut, successivement contre Cyrille et Eutychès, Tardent
défenseur du dyophysisme et le champion des Orientaux. On
sait, en effet, l’origine apollinariste de la formule christologique
employée par Cyrille contre Nestorius : Mtoc cpuatç xoû Aoyou
asaapxcopévY] (une seule nature du Verbe incarnée). Il aurait
donc été habile de la part de Théodoret d’utiliser l’Ecriture pour
atteindre Cyrille et ses partisans à travers une condamnation
insistante du monophysisme d’Apollinaire. Or, le nom d’Apolli­
naire apparaît quatre fois seulement dans ses commentaires, et,
à une exception près, ce n’est pas l’hérésiarque, mais l’exégète
qui est mis en cause.
Théodoret a-t-il pu, en commentant l’Écriture, oublier à ce
point le conflit doctrinal auquel il était si directement mêlé, ou
s’est-il trompé d’adversaire en prenant presque exclusivement
Arius pour cible ? On a du mal à le croire. D’autant plus que.

1. Cf. Théodoret, Correspondance, t. 2. SC 98 {ep. 81.82) et t. 3. SC 111


{ep. 113. 116).

i
52 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

dans ses écrits dogmatiques ou polémiques, et dans sa correspon­


dance, ses attaques contre Apollinaire semblent avoir pour raison
dernière d’introduire, entre la christologie de l’hérésiarque et
certaines formules cyrilliennes, une filiation qui les condamne.
Les préoccupations de l’exégète pouvaient-elles réellement être
différentes de celles du théologien engagé ? L’image d’Apolli­
naire que laissent entrevoir les commentaires ne vient-elle pas
après tout se superposer, dans un dessein précis, à celle qu’im­
posent de l’hérétique les autres ouvrages de Théodoret?

I. Apollinaire exégète :
« un inventeur de fables »

C’est pourtant, presque exclusivement, le procès de l’exégète


que Théodoret instruit dans ses commentaires, en le présen­
tant comme « un inventeur de fables ». Dans YIn Ezechielem, il
le met en cause à deux reprises, une fois [167] ouvertement,
une autre fois sans le nommer. L’interprétation donnée par
Apollinaire d’Ez 48, 35 (Et le nom qu'avait la ville au jour où elle
fut sera son nom), y est longuement réfutée2 : voir dans ce verset
l’annonce d’une seconde reconstruction de Jérusalem, imaginer
la reprise du culte selon la Loi conciliée chez les Juifs avec leur
adhésion au Christ, puis un conflit entre l’Église venue des
Nations et celle des Juifs fidèles à la Loi, sont pour Théodoret
des « inventions fabuleuses » (pufioXoyiou) de la part d’Apolli­
naire, des « racontars de vieilles femmes » (pufiouç èÇrçyoupévcùv
ypcüÔtav)3. Il s’applique pourtant à combattre cette interpréta­
tion, en accumulant les références scripturaires que cet homme
«si savant» (aocpwxaTOç)4 semble méconnaître et qui toutes
annoncent la ruine définitive de Jérusalem et la fin du culte selon
la Loi. Il regrette presque, au terme de sa démonstration d’avoir
été aussi long et de paraître accorder aux « sornettes » (cpXoapia)
d’Apollinaire une importance qu’elles ne méritent pas. Il aurait
suffi peut-être de dire à son sujet, avec Paul : « Puissent-ils se

2. PG 81 j 1248 B - 1256 A. Non seulement par sa longueur, mais par sa


place, au terme du commentaire Iti Ezechiel., Théodoret semble avoir voulu
donner à cette réfutation un relief particulier.
3. PG 81, 1248 C2-3 ; l’expression est empruntée à 1 Tm 4, 7 (ypacoÔeiç
pooouç TtapaiTOÛ), mais on notera ici la présente du verbe è|YiY£ta9at qui
renvoie directement au travail de l’exégète.
4. L’épithète est répétée trois fois de manière évidemment ironique : PG 81,
1248 C9 (oo ooveïôev ô ootptoxccxoç xô xûv 0eicov à7tocpào£cov àibEUÔéç) :
1252 Al5 (ô ocxpcixaxoç Â7toXivàpioç) ; 1253 C9 (Nod, cprjoiv ô aotpcoxaxoç)
!

APOLLINAIRE DANS L’ŒUVRE EXÉGÉTIQUE DETHÉODORET 53

castrer ceux qui jettent en vous le trouble ! » (Ga 5, 12) c’est-à-dire


amputer leur esprit de cette faculté à fabuler5.
Dans ce même commentaire, Théodoret repousse aussi
avec vigueur l’interprétation que les Juifs, mais surtout des
exégètes prétendument chrétiens (tô pèv xPtcrrtavi*bv ôvopa
irepixei^évaiv) donnent d’Ez 39, 29 : au lieu de reconnaître à la
prophétie son caractère messianique, ils lui assignent pour terme
l’expédition, encore à venir selon eux, de Gog et de Magog. Au
mépris de l’histoire, de la cohérence du texte (àxoAouOia), de
l’examen des faits et du simple bon sens, ceux-là prêtent une
oreille attentive aux « fables des Juifs » (toïç ’Iouôoüxoïç 8è
(iüQolç) et, en les reprenant à leur compte, fournissent des
armes à l’adversaire (oôtco aaqxüç iouÔaîÇouoiv ol Taüxcc
^ü9oAoyoôvt£ç)6.
Qu’il s’agit bien là d’Apollinaire, le Commentaire sur Aggêe
(Ag 2, 24) le prouve, en lui attribuant ouvertement la paternité
de cette interprétation7. La démence (7rapàvoia) qui le pousse
à dire des « balivernes » (Ayjpeïv), à prétendre que l’expédition de
Gog et de Magog n’a pas encore eu lieu, mais qu’elle se produira
à la fin de ce siècle, rend cet homme « si savant » (aocpcoTCXToç)
aveugle aux prédictions les plus claires et indifférent à la logique
[168] du texte scripturaire (àxoXou0LCc). Ce passage offre donc
un parallèle exact du précédent8.

5. PG 81, 1256 A.
6. Id., 1217 AD.
7. Id., 1872 B - 1873 A.
8. A trois reprises, Théodoret s’élève donc contre les théories millénaristes
d’Apollinaire, reprenant contre lui une attaque déjà ancienne, voire tradi­
tionnelle. Elle est notamment présente dans YIn Ezechiel. de Jérôme, qui, en
Ez. 36,15, met en garde son lecteur contre ces « fables juives » reprises par
« beaucoup des nôtres », Pères latins -Tertullien, Lactance,Victorin de Pettau,
Severus - et Pères grecs - Irénée et Apollinaire pour s’en tenir aux deux bouts
de la chaîne (CCL LXXV, p. 500, 1. 645-664). En Ez 39, 29, sans faire à nou­
veau la même énumération, il renouvelle l’accusation en des termes proches
de ceux de Théodoret : ht quos supra diximus Iudaeos et nostros iudaizantes, ad
ultimum tempus referunt (id., p. 543, 1. 2015-2023). Déjà dans le prologue du
livre XVIII de son In Isaiam (<CCL LXXIII A, p. 741,1. 16-35), il s’en était pris
aux partisans du millénarisme en déplorant qu’Apollinaire ait été suivi sur ce
point, non seulement par ses sectateurs, mais par « un très grand nombre des
nôtres » (nostrorum ... pluritna sequitur multitudo). Il serait peu raisonnable de
croire à une influence de Jérôme sur Théodoret - mis à part le cas d’Ez 39, 29,
les remarques ne sont pas faites à l’occasion des mêmes versets -, et il est sans
doute préférable de considérer que Théodoret en-reprenant contre Apollinaire
une accusation désormais traditionnelle, avait dessein de déconsidérer plus ai­
sément l’exégète. Du reste, à la différence du jugement relativement nuancé de
Jérôme sur Apollinaire, celui de Théodoret est uniquement négatif. Sur la posi­
tion de Jérôme à l’égard d’Apollinaire, cf.P. Jay3 L’exégèse de Saint Jérôme d'après
son «■Commentaire sur Isaïe», Coll, des Études Augustiniennes, SA, Paris 1985,
p. 28-31.
54 apologétique et POLÉMIQUE

La quatrième mise en cause d’Apollinaire comme exégète se


trouve dans les Questions sur les Nombres (Jnterr. 22)9. S agissant
de l’Éthiopienne que Moïse prit pour femme, Théodoret écarte
d’abord l’explication de Flavius Josèphe (Ant. Jud. 2, 252) et
juge « plus fabuleuse encore la fable forgée par Apollinaire »
(pu9ov àvÉTtXocae tcoXXû pu9wÔ£aT£pov toutou). Il souligne
l’incohérence de cette explication démentie par l’histoire, avant
de conclure : « Aussi bien, forger des fables ne relève pas de
l’Esprit divin, mais de son adversaire. »
Voilà donc brossé d’un trait volontairement appuyé, à quatre
reprises, le portrait de l’exégète, dont on retient surtout qu’il est
« un inventeur de fables » :
- l’homme prête en effet une oreille complaisante aux fables
des Juifs (toïç ’Iouôccïxoîç ôk p69oiç 7tpoaexôvrcov), ce qui est
en soi une accusation suffisante pour le discréditer ;
-lui-même n’hésite pas à forger des fables (tcXocttslv/
àva7tXctTT£Lv p69ouç, pu9oXoyetv) et des plus invraisemblables
(p69ov àvânXaoE 7toXXcô puôcoÔéaTEpov) ;
-il y prend, semble-t-il autant de plaisir (pu9oXoyiaiç
XCttpwv) que les vieilles femmes aux histoires qu’elles débitent
(pu9ouç èÇïjyoupévtov ypocïÔicov) ;
-il le fait sans tenir compte du caractère véridique des
prophéties (tô twv Oelwv àncxpaoecov à^EUÔéç) ou de leur
évidence, au mépris de la réalité [169] historique (Gog et Magog)
et sans respecter l’enchaînement logique du texte scripturaire
(àxoXou9ia), une règle pourtant fondamentale en exégèse.
- Enfin, Théodoret ne résiste pas au plaisir d’ironiser sur le
compte de cet homme donné pour « très savant » (aocpcoTaTOç),
alors qu’en réalité il ne sait pas voir l’évidence la plus immédiate
et se plaît au bavardage et aux sornettes ((pXuapia, XrjpEïv), signe
de sénilité, d’une déraison (avoia) qui peut devenir démence
(7rapàvoia).

II. Apollinaire théologien : délire et fabulation

Cette volonté de déconsidérer l’exégète - Apollinaire s’était


acquis une solide réputation en ce domaine en faisant de
lui un inventeur de fables, un homme qui met son habileté de
sophiste - c’est le sens, ici péjoratif, de aocpwTtXTOç - à dire des
balivernes, semble avoir pourtant une autre finalité. Au-delà
de l’exégète, Théodoret vise indirectement le théologien :
9. PG 80, 373 C - 376 B ; N. Fernandez Marcos - A. Saenz Badillos, Theo-
doreti Cyrensts quaestiones in Octateuchum (Madrid, 1979), p. 207.
APOLLINAIRE DANS L’ŒUVRE EXÉGÉTIQUE DETHÉODORET 55

comment douter qu’Apollinaire soit aussi en ce domaine un


inventeur délirant ? Un passage de Vin Psalmos, où la démence
((ppsvoGXàGeia) d’Apollinaire est rapprochée de celle d’Arius,
dénonce précisément cette habileté de l’homme à inventer, sa
capacité à lire dans l’Écriture ce qui manifestement ne s’y trouve
pas, pour forger ses élucubrations :
«Ce psaume (Ps 15,8-11) dénonce à la fois la démence
d’Arius et d’Eunomius, et celle d’Apollinaire. Les premiers ont
dit que le Dieu Verbe avait assumé un corps sans âme (âi{;uxov) ;
tandis qu’Apollinaire a appelé animé (ëjxtpuxov) le corps assumé,
mais l’a privé de l’âme rationnelle (Xoytxfjç q>°X^Ç) - Je ne sais
pas où il a appris l’existence de ces deux âmes, car nulle part la
divine Écriture ne nous l’enseigne. L’Esprit très saint, par l’inter­
médiaire de David, a sans détour fait mention d’une âme, pour
opérer du même coup une réfutation éclatante de chacune des
deux hérésies *°. »
C’est la seule dénonciation de l’hérésie d’Apollinaire dans
les commentaires de Théodoret11. On trouve du passage un
parallèle exact dans sa lettre à Flavien de Constantinople de
novembre 448, avec notamment la même formule pour souli­
gner l’invention d’Apollinaire : « Je ne sais pas où il a appris cette
distinction de l’âme et de l’esprit12. » Déjà dans son traité Sur
[170] l’Incarnation, donc avant le concile d’Éphèse, Théodoret
soulignait avec ironie la subtilité d’une telle distinction13. Dans
le Compendium haereticarum fabularum, en revanche, cette
distinction entre une âme « végétative » ou « vitale » et une âme
« rationnelle » ne suscite pas la même ironie et n’est pas non
plus attribuée directement à Apollinaire14. Il n’empêche que
demeure là comme dans le De incamatione, la volonté de ridicu­
liser « cet homme très savant (ô aocpcùxocTOç) qui, tout occupé à
échafauder sa théorie, ne remarque pas l’argument de bon sens

10. PG 80, 964 D- 965 A.


11. Il faudrait peut-être y ajouter le passage du Commentaire sur les Epitres
de S. Paul concernant 1 Tm 3,16 (PG 82, 812 B), bien qu’Apollinaire n’y soit
pas mis nommément en cause. Il n’est même pas sûr que Théodoret pense ici
à lui autrement que de manière lointaine, en visant tous les hérétiques qui, à
la suite de Valentin, Basilide, Marcion et Manès, ont nié l’assomption d’une
chair véritable par le Verbe. Dans YHist. eccl. (PG 82, 1200 C), Théodoret
déclare pourtant qu’Apollinaire aurait soutenu cette affirmation, et dans le
Compendium haer.fab. (PG 83,428 B), il met au compte de ses disciples l’affir­
mation selon laquelle le Verbe aurait pris une chair descendue du ciel. Enfin,
dans la lettre 125 {SC 111, p. 97), le nom de Valentin est encore associé à celui
d’Apollinaire. Il y a donc bien là un autre point d’ancrage de la polémique anti-
apollinariste chez Théodoret, mais en dehors des commentaires.
12. Ep. 104 {SC 111, p. 28).
13. PG 75, 1448 C et 1452 D - 1453 B.
14. PG 83, 425 C - 428 A. Voir aussi Eranistès, éd. G. Ettlinger, Theodoret of
Cyrus, Eranistès (Oxford 1975), p. 112, 20-113, 22.
56 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

qui suffit à la ruiner : si ce n’était pas pour prendre toute notre


humanité que le Dieu Verbe s’est incarné, à quoi bon amputer
sa nature humaine de l’âme rationnelle, puisqu’il aurait pu aussi
bien se dispenser de prendre un corps pour se manifester aux
hommes ?
D’une façon générale, ce qui frappe dans tous les écrits
où Théodoret dénonce l’hérésiarque, c’est l’utilisation d’un
vocabulaire identique à celui qui sert dans les commentaires à
discréditer l’exégète. UHistoire ecclésiastique le présente comme
un esprit versatile, soutenant tantôt une chose, tantôt une autre,
et imposant à l’Écriture ses fables et ses balivernes (pô9ooç xal
Xrjpouç)15. C’est encore le mot de « balivernes » (XYjprjpocToc) qui
s’attache à son nom dans VEranistès16. Dans la Correspondance, il
est question plus généralement de la « maladie » (vôaoç) d’Apol­
linaire17, de ses « innovations » (xouvoropia)18, de ses « arguties »
(repOpeta)19. Ce terme, déjà utilisé dans le De incamatione20, où
l’on trouve aussi ceux de paTaLoXoyta, d’àôoXeoxia, d’uôXov21,
caractérise peut-être mieux qu’un autre la subtilité de la doctrine
élaborée par Apollinaire.
On le voit, il y a une symétrie assez exacte entre les procédés
utilisés par Théodoret dans ses commentaires pour discréditer
l’exégète, et ceux dont il se sert dans ses écrits dogmatiques ou
polémiques pour combattre l’hérésiarque. Cela ne semble pas
le fait du hasard, mais le résultat délibéré d’un amalgame : le
radoteur en exégèse ne peut pas être pris au sérieux quand il
invente des fables à propos de l’Incarnation. Entre l’exégèse et
l’œuvre dogmatique ou polémique de Théodoret, il n’y a donc
pas, malgré les apparences, dichotomie.

[171] III. Apollinaire : l’héritier d’Arius

On peut malgré tout se demander si Théodoret, dans ses


commentaires, ne s’est pas trompé de cible : n’aurait-il pas dû
dénoncer avec vigueur et plus souvent l’hérésie d’Apollinaire, au
lieu de s’attarder à combattre celle d’Arius ?

15. PG 82, 1200-1201.


16. Ettlinger, Theodoret of Cyrus, Eranistes, op. cit., p. 69,17.
il', fp! 112,^p.152.P‘ 62)‘
19. Ep. 82 {SC 98, p. 203).
20. PG 75, 1443 C. Il l’est encore dans VÉranistès, éd. G. Ettlinger, op. cit.,
p. 92, 1 ; 112, 25 (y| UuOtoSrjç Tep9peia).
21. PG 75, 1441 D. 1453 A (paxatoÀOYCa): 1445 C. 1447 C (àÔoXeovia):
1447 C (u9Xov).
APOLLINAIRE DANS L’ŒUVRE EXÉGÉTIQUE DETHÉODORET 57

Le passage cité du commentaire In Psalmos fournit, nous


semble-t-il, une réponse à cette question : Apollinaire y est
présenté comme l’héritier, seulement plus subtil, du monophy­
sisme professé par Arius et par Eunomius. Du reste, si le psaume
permet de réfuter conjointement les deux hérésies, c’est qu’elles
ont la même essence. La lettre à Flavien de Constantinople
suggère aussi cette filiation22, tout comme YEranistès23. Ce n’est
pas une découverte tardive de la part de Théodoret, puisqu’il
insiste déjà sur ce point dans le De incamatione, confondant dans
une même condamnation ariens et apollinaristes :
« Si les héritiers des vains propos d’Apollinaire prétendent cela
[c’est-à-dire que le Logos, tenant lieu d’âme rationnelle, a été affecté
par la tristesse et par l’angoisse], qu’ils prennent place aux côtés
d’Arius et d’Eunomius, les adversaires du Christ : car ceux qui
sont à égalité dans le blasphème, c’est justice qu’ils appartiennent
à la même bande (p£<xv etvoci tyjv éxaipÉccv)24. »
C’est encore cette parenté entre l’arianisme et l’apollina-
risme que Théodoret devait souligner à l’intention de Cyrille
dans son Apologie pour Diodore et Théodore, en s’attachant à
débusquer, d’hérésie en hérésie, les diverses expressions du
monophysisme25. A celui qui accusait les deux grands docteurs
antiochiens,Théodoret voulait faire sentir que sa propre formule
christologique, héritée d’Apollinaire, n’était rien d’autre en
réalité qu’une nouvelle manifestation de l’arianisme. Contre
Cyrille, qui avait lui aussi combattu l’arianisme dès ses premiers
écrits26, cette accusation transparente était sans aucun doute
excessive, mais les nécessités de la polémique justifiaient de part
et d’autre les coups les plus rudes, etThéodoret cherchait surtout
à rendre suspecte une formule christologique dont pouvaient se
prévaloir les partisans extrêmes de Cyrille.

Conclusion
On trouvera peut-être que, dans les commentaires de
Théodoret, la mise en cause de l’âtjjuxov aùpa des ariens
est trop rare pour constituer un moyen [172] détourné de

22. Ep. 104 (SC 111, p.28). L’hérésie d’Apollinaire y est située dans le droit
fil des théories d’Arius et d’Eunomius relatives à l’àijiuxov oôb^ia qu’aurait
assumé le Verbe.
23. Ettlinger, Eranistes, op. cit., p. 112, 20 s. et 117, 31 - 118, 3.
24. PG 75, 1453 B.
25. Théodoret, Apologia pro Diodoro et Theodoro, éd. J. Fleming, Akten der
ephesinischen Synode vomjahre 449 (Gottingen 19/7), p. 108.
26. Cyrille d’Alexandrie, Thésaurus de saticta et consubstantiali Trinitate
(PG 75, 9-656) et De sancta et consubstantiali Trinitate (PG 75, 657-1124).
apologétique et polémique
58

condamner le monophysisme d’Apollinaire, et épargner ainsi à


la polémique antiarienne le reproche d’anachronisme. Mais, en
affirmant la consubstantialité du Fils avec le Père, Théodoret
ruine à la fois les théories ariennes du « devenir-homme » du
Logos et de son incarnation dans un corps privé d’âme27. En fait,
le combat contre l’arianisme et l’apollinarisme passe avant tout
pour Théodoret par la mise en évidence de la dualité des natures
dans l’unique personne du Christ : le rejet du monophysisme
trouve ainsi son fondement dans l’Écriture, et la polémique anti­
arienne son actualité.
En s’attaquant à Arius plus qu’à Apollinaire, Théodoret
dénonce en quelque sorte la racine du mal. Par la mise en évidence
du dyophysisme et de son fondement scripturaire, il atteint en
réalité, par-delà l’arianisme, les partisans extrêmes de la formule
de Cyrille et les monophysites déclarés. Pour préserver l’union
difficilement acquise en 433, il semble avoir choisi cette manière
détournée de poursuivre la lutte. Non sans habileté du reste :
car, si proclamer la dualité des natures dans le Christ équivaut à
une condamnation de l’arianisme, porter atteinte à cette réalité
de l’Incarnation est inversement la marque de l’hérésie.
Ainsi la présence d’Apollinaire dans l’exégèse de Théodoret
n’est-elle effacée qu’en apparence. L’hérésiarque disparaît sans
doute quelque peu derrière un exégète caricaturé et plus encore
derrière Arius. Il nous semble que c’est à dessein : Théodoret
veut faire comprendre que le monophysisme, latent dans la
formule de Cyrille et déclaré chez Eutychès, n’est qu’un avatar
de l’hérésie arienne.

(Paris 1966) L>Incarnation Des origines au concile de Chalcêdoine)


:

Annali di Storia dell’Esegesi 15/1 (1998), p. 153-180

24

THÉODORET ET LE MILLÉNARISME
D’APOLLINAIRE

Introduction

Vigoureusement contestées dès le m* siècle par Origène


et par Denys d’Alexandrie, les thèses millénaristes semblent
ensuite abandonnées par la majorité des écrivains ecclésias­
tiques, sans que cela signifie pour autant qu’elles aient perdu tout
crédit auprès de la masse des fidèles1. Néanmoins, au iv* siècle,
Apollinaire de Laodicée fait quelque peu sur ce point figure
d’attardé, bien que ses vues millénaristes semblent avoir été assez
largement partagées, en dehors même du cercle immédiat de ses
sectateurs2. Elles devaient en tout cas conserver une audience
suffisante, même s’il nous est difficile de la mesurer, pour que
plusieurs de ses contemporains - Basile de Césarée, Grégoire de
Nazianze, Épiphane et, chez les latins, Jérôme, qui avait suivi ses
leçons à Antioche - aient jugé nécessaire de les combattre3.
[154] Au siècle suivant, nous ne connaissons plus aucun
auteur chrétien qui défende encore la thèse millénariste. Le
débat sur ce point semble clos, le millénarisme étant reconnu

1. M. Simonetti, dans son article II tnillenarismo cristiano dal I al V secolo,


Annali di Storia dell'Esegesi 15/1 (1998), p. 17, le note à juste titre, en faisant
remarquer que notre information sur ce point est presque inexistante.
2. Telle est du moins l’opinion de Jérôme, In Esaiam XVIII, prol. : CCL 73A,
741, 29-30 (Apoüinaris, quem non solum suae sectae hommes, sed et nostrorum in
hac pane, dumtaxat plurima sequitur multitudo).
3. Basile de Césarée, ep. 263, 4 et 265, 2, in : Lettres, t. 3 (éd. Y. Cour-
tonne, CUF), 1966 ; Grégoire de Nazianze, Poemata de se ipso (Section I)
30, v. 177-182 : PG 37, 1297 ; epp. 101, 63 et 102, 14, in : Lettres théologiques
(éd. P. Gallay et M. Jourjon : SC 208, 64.76) ; Epiphane, Panarion 77 (Contra
Dimoeritas) : GCS 37, 416, 15-451, 23 (= PG 42, 641B-700B ; Jérôme, In
Esaiam XVIII, prol. : CCL 73A, 741 ; In Heizechielem XI, CCL 75, 500 ; In
Danielem III, CCL 7 5A, 878-880.
60 apologétique et polémique

comme une erreur ancienne et répertoriée désormais à ce titre


dans les catalogues des hérésies. Néanmoins Implication de
certains textes bibliques, qui ont précisément servi à fonder de
telles théories, paraît exiger de l’exégète une prise de position
claire sur ce point, preuve que l’espérance millénariste pouvait
conserver encore un pouvoir de séduction4, à moins d’admettre
que les mises en garde contre cette croyance relèvent seulement
d’une tradition exégétique à laquelle il faudrait sacrifier.
La question se pose, en effet, dans le cas de Théodoret qui,
à trois reprises, dans ses commentaires, dénonce et réfute les
croyances millénaristes d’Apollinaire5. La présence chez lui de
cette polémique ne laisse pas de surprendre en raison de son
manque apparent d’actualité au regard du conflit doctrinal dans
lequel il se trouve engagé, depuis l’époque des Anathématismes
de Cyrille d’Alexandrie contre Nestorius, puis le concile
d’Éphèse, jusqu’à celui de Chalcédoine. Certes elle concerne
d’une certaine manière le dogme de la résurrection et de la rétri­
bution finale, mais Théodoret est bien placé pour savoir que ce
n’est plus là, au Ve siècle, un débat doctrinal fondamental6.
Nous avons toutefois, nous semble-t-il, dans son commentaire
d’Ez 39, 29, d’Ez 48, 35 et d’Ag 2, 24, trois pièces intéressantes
à verser au dossier du millénarisme d’Apollinaire. Sans doute
ne faut-il pas attendre de ce témoignage tardif des informations
bien neuves ni originales. Il peut cependant nous renseigner de
manière plus précise sur le fondement scripturaire des thèses
millénaristes de l’évêque de Laodicée et enrichir de ce fait
l’information qui nous est transmise par d’autres sources plus
anciennes.

I. Les notices de Théodoret


concernant l’hérésiarque

Avant d’en venir à l’examen de ces trois passages, il nous


paraît intéressant de jeter un regard sur la présentation que
fait [155] Théodoret des erreurs d’Apollinaire, ailleurs que

4. Nous ignorons en effet l’audience que pouvait rencontrer la croyance


millénariste dans les diverses couches de la population chrétienne, en Orient
comme en Occident.
5. La rareté même de telles attaques pourrait donner à penser qu’il s’agit là
d une polémique résiduelle, dont la source serait à chercher dans les modèles
utilises par l’exégète, plus que d’une mise en garde rendue nécessaire par la
SUaV1ti e Cette erreur dans les milieux chrétiens de son temps.
6. Il serait plus naturel, à nos yeux, de le voir réfuter, à partir des textes qu’il
commente, la doctrine d’Apollinaire sur l’Incarnation. Or, il ne le fait prati­
quement jamais (voir infra).
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 61

dans ses commentaires. Il lui consacre en effet deux « notices »,


Tune dans son Histoire ecclésiastique, l’autre dans son Abrégé des
hérésies1, et il s’en prend encore directement à lui, à plusieurs
reprises, dans son traité Sur la Trinité et l’Incarnation8, dans sa
Correspondance9 et dans YEranistès10. Toutefois, entre ces écrits
et les commentaires exégétiques, il est curieux de constater
une espèce de symétrie inversée : dans ses commentaires, une
seule de ses attaques contre Apollinaire concerne sa doctrine
de l’Incarnation11, et toutes les autres, son exégèse ; ailleurs,
à l’exception d’une discrète allusion à ses thèses millénaristes
dans YHistoire ecclésiastique12, l’accent n’est mis parThéodoret
que sur ses erreurs doctrinales, théologiques et christologiques.

1. L’inventaire des erreurs doctrinales d’Apollinaire


dans YHist. eccl. et YHaer. fab.
Encore faut-il noter qu’aucune de ses attaques contre
Apollinaire ne fait explicitement mention de son millénarisme.
Ni dans ses commentaires, ni même dans la notice consacrée à
l’inventaire de ses erreurs dans YHaer. fab., ne figure ce terme,
non plus que l’expression équivalente, « le règne de mille ans ».
La mention expresse de ces « mille ans » ne se rencontre que
dans sa notice de YHaer. fab. consacrée à Cérinthe13. Toutefois
une seconde mention du millénarisme de Cérinthe et du règne
terrestre du Christ, dans [156] le même ouvrage, au chapitre
consacré aux Promesses14, permet d’affirmer que telle est bien

7. Hist. eccl V, 3 : GCS 44, 279-282 (= PG 82, 1200-1201 et Haer. fab.,IV,


8 : PG 83, 425C-428A. On peut comparer ces deux « notices » à celle d’Épi-
phane dans son Panarion, bien qu’elles n’aient aucunement la même ampleur ;
à certains égards, elles se rapprochent davantage des informations fournies par
les Lettres 263 et 265 de Basile de Césarée.
8. Théodoret, De sancta Trinitate et de incamatione 18 : PG 75, 1448C-
1452C.
9. Cf. ep. 82 (SC 98, 203) ; ep. 112 (SC 111,52) ; ep. 113 (SC 111, 62).
10. Théodoret, Eranistès, éd. G. Ettlinger, Theodoret of Cyrus, Eranistes, Ox­
ford 1975, passitn (cf. Index) (= PG 83, 28-336).
11. Il s’agit d’un passage de son commentaire In Psalmos (Ps 15, 8-11) :
PG 80, 964D-965A.
12. Théodoret, Hist. eccl. V, 3, 6 : GCS 44, 280, 9-11 (= PG 82, 1200C9-
12) : « Il a encore attaché aux Promesses divines (xatç Oeécuç £7raYYeXtaiç)
d’autres fables et balivernes, que j’ai pensé supeffiu de rapporter présente­
ment ».
13. Théodoret, Haer. fab. II, 3 : PG 83, 389C (xoù Kuptou ttjv paoiXefav
è'(py|oev èmyEiov ëoeoOou xai xaûxa è7tl xtXtoiç è'xEoi xeXea0rioEa9ou)- Cette
notice semble devoir beaucoup à celle d’Eusèbe (Hist. eccl. III, 28, 6) ; cf. aussi
Irénée, Adv. haer. III, 3, 4. L’anecdote du bain et,le mot de l’apôtre Jean à
l’adresse de Cérinthe sont également rapportés par Épiphane, mais appliqués à
Ébion (Panarion 30, 24 : GCS 25, 365, 9 - 366, 6 = PG 41, 445 BD).
14. Théodoret, Haer. fab. V, 21 : PG 83, 520C (Il£pl etcocyye^ûv) : « Il ne
s’agira pas, comme le pensent Cérinthe et ceux qui lui ressemblent, d’un règne
terrestre de Dieu et de notre Sauveur, ni d’un règne circonscrit à un temps
62 apologétique et polémique

Terreur dénoncée parThéodoret chez Apollinaire, dans YHistoire


ecclésiastique, quand il déclare que ce dernier « a attaché encore
d’autres fables et balivernes aux Promesses divines»15. Mais
Théodoret juge superflu d’en dire davantage à cet endroit (ooç
xod Xéyeiv 7tepnrc6v èm toü 7capôvroç vevôpixa). Il en dit
pourtant moins encore dans sa notice de YHaer. fab., d’où toute
allusion au millénarisme d’Apollinaire a disparu.

1.1. La notice de VHaer. fab.


Cette dernière est, en effet, consacrée tout entière à ses
erreurs doctrinales sur la Trinité et l’Incarnation16. Théodoret
distingue chez Apollinaire trois types d’écrits trinitaires : dans
les uns, il serait resté orthodoxe, en parlant d’une ousia unique
et de trois hypostases ; dans d’autres, au contraire, il introduirait
entre les personnes divines des « degrés de dignité » ((3a9po6ç
àÇicopcxTCOv), distinguant entre « grand (péya) » - l’Esprit -,
« plus grand (pelÇov) » - le Fils - et « très grand (piyioTov) »
-le Père-, sans se rendre compte de l’absurdité d’une telle
distinction, si Ton reconnaît dans le même temps à la Trinité une
ousia unique ; dans d’autres écrits enfin, Apollinaire serait même
allé jusqu’à confondre les propriétés des hypostases (tôcç twv
(yKOOTâoEtùv iôtÔTYjraç) et les personnes de la Trinité, ce qui lui
a valu d’être accusé de sabellianisme17. Son erreur sur l’Incarna­
tion est d’avoir imaginé que le Verbe a assumé un corps et une
âme, qui ne serait pas l’âme rationnelle (où tyjv XoyixY)v, ôcXXoc
ttjv aXoyov), mais celle que d’aucuns appellent végétative ou
vitale ((pooiXY|v,[157] Çamxrjv). Apollinaire prétend donc que le
Verbe n’a pas assumé ce nous, dont il fait une réalité distincte de
la psyché, mais que ce rôle est tenu dans le Christ par la nature
divine (ty]v 0etav cpuaiv ... toü voü rrçv xpstav). A ce compte,
poursuit Théodoret, en reprenant ici un argument que Ton
retrouve ailleurs chez lui, le Verbe, s’il l’avait voulu, aurait tout

déterminé. Ceux-là, en effet, ont imaginé la période de mille ans (xwv yikiüw
ètôv TÎ]v 7tEpioôov), la vie voluptueuse qui conduit à la ruine et les autres
jouissances, et, outre cela, les sacrifices et les fêtes juives. » L’expression « ceux
qui lui ressemblent » (tôv èxeivcù 7tapa7tXyjoîti)v) est bien vague et désigne
indistinctement tous les millénaristes.
15. Hist. eccl. V, 3 (voir note 12).
16. Haer. fab. IV, 8, PG 83, 425C-428A.
17. Cette accusation de sabellianisme, portée contre Apollinaire, est égale-
ment retenue par Basile {ep. 265,2 : r?)ç 7taXociâç àa£0EÊocç toü pccToaôcppovoç
EciQeXXlou ôi’aÙTou vùv àvavEQÔEioYjç tolç auvTàypaaiv). Quant à Gré­
goire de Nazianze (Poemaia 30, 161 s.), avant de dénoncer son erreur millé­
nariste, qu il nomme un « second judaïsme », ü semble bien s’en prendre à sa
conception d’une Trinité « à degrés » (ttjv p£av / IlàvTWV ü7tep0oXy)v / ’Avco
xai pEoov, / Koctco te tô xpixov).
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 63

aussi bien pu ne pas assumer de corps et se manifester comme il


l’a fait jadis aux patriarches18.

1.2. La notice de VHistoire ecclésiastique


Sa présentation de la doctrine d’Apollinaire dans YHistoire
ecdésiastique insiste moins sur ses erreurs en matière trinitaire19
- seule l’introduction de degrés de dignité entre les trois personnes
est signalée20 - que sur sa doctrine hétérodoxe concernant
l’Incarnation, destinée à donner naissance au monophysisme21.
Outre la négation de l’assomption par le Verbe de l’âme ration­
nelle de l’homme, négation qui a pour conséquence de priver du
salut cette âme faite « à l’image de Dieu », Apollinaire aurait eu
sur la chair du Christ une doctrine flottante : tantôt il reconnaî­
trait que le Verbe l’aurait prise de la Vierge, tantôt qu’elle serait
descendue du ciel en même temps que le Verbe, tantôt enfin que
le Verbe lui-même se serait transformé en chair et n’aurait rien
pris de l’homme. A ces erreurs nombreuses touchant la chris­
tologie (IIoXXoc 8è Ttpôç toütoiç xori exspa), s’ajoutent encore
ses élucubrations sur les Promesses (xal éxepouç Ôè pùflouç
xal AVjpouç xaïç Qeiaiq z'Kayye'Kiaic;), comprenons sur la fin
des temps et le règne de mille ans, dontThéodoret, nous l’avons
dit, ne veut pas ici parler davantage, puisque tout son exposé
vise à décrire la situation de l’Église d’Antioche et à préciser les
positions théologiques respectives d’Apollinaire, de Paulin et de
Mélèce22.
[158]

1.3. La présentation des erreurs d'Apollinaire par


Basile et par Epiphane
Cet inventaire des erreurs d’Apollinaire est donc, à certains
égards, plus complet que celui de YHaer. fab. Il reproduit en
gros le schéma d’exposition qu’offre la Lettre 265 de Basile à

18. De incam. : PG 75, 1448C.


19. Hist. eccl. V, 3 (GCS 44, 279-282 = PG 82, 1200-1201).
20. Hist. eccl. V, 3,3 (GCS 44,279,21-22 = PG 82,1200B) : icepl Tfjç 0eiaç
(pvoecog xlQôyiXolc èxpvoaxo Àôvoiç Scc9liouç tivccç àfyopâ'UDv yewrtoaç.
21. Hist. eccl. V, 3, 8 (GCS 44, 280, 18-21 = PG 82, 1200D) : « De cett
racine a poussé dans les Églises l’unique nature de la chair et de la divinité,
le fait d’attacher à la divinité du Monogène la passibilité, et tout le reste qui
a provoqué entre les peuples et les prêtres le combat acharné. Mais cela est
arrivé plus tard. »
22. Tout ce chapitre de YHist. eccl. a trait au schisme d’Antioche et au conflit
entre Paulin et Mélèce pour la possession des Églises : intervention du prêtre
Flavien pour dénoncer tour à tour les erreurs de Paulin sur la Trinité et celles
d’Apollinaire sur l’Incarnation, puis proposition par Mélèce d’un arrangement
à Paulin qui le refuse ; ce que voyant le tnagister militum Sapor remet les Églises
d’Antioche à Mélèce.
64 apologétique et polémique

des évêques d’Égypte23 : erreurs trinitaires renouvelant l’hérésie


sabellienne, erreurs portant atteinte à la doctrine de 1 Incarna­
tion, erreur millénariste enfin. Là s’arrête la comparaison. A la
différence de Théodoret, Basile dénonce longuement, comme
dans sa Lettre 26324, cette fable d’Apollinaire qui supprime la
réalité des Promesses, et insiste beaucoup moins sur ses erreurs
théologiques et christologiques. Mais surtout on voit chez lui
poindre le doute25 : faut-il vraiment imputer à Apollinaire les
doctrines impies qu’on lui prête sur la Trinité ? Ne sont-ce pas là
des inventions de ses ennemis ? En même temps qu’une grande
fermeté à condamner l’erreur, si elle est avérée (àXAôc xax’
àXyfieiav ccütoü etoi auYypccfpcd), on sent chez Basile une sorte
de sympathie attristée pour cet ancien « compagnon d’armes »
qu’il lui faut aujourd’hui combattre.
Cette sympathie est encore plus manifeste de la part d’Épi-
phane, qui n’hésite pas à faire l’éloge d’Apollinaire, de cet homme
qui lui est cher, « comme à Athanase et à tous les orthodoxes »,
parce qu’« il fut au premier rang des défenseurs de l’ortho­
doxie »26. Il n’est animé contre lui, répète-t-il, d’aucun sentiment
d’hostilité. Aussi a-t-il longtemps hésité avant de se résoudre
à écrire contre lui, d’autant qu’il doute, comme Basile, de la
réalité des propos qu’on lui prête, notamment sur l’Incarnation,
en raison même de leur diversité27. Or, les trois déclarations
attribuées à Apollinaire, qui font naître le doute dans l’esprit
d’Épiphane - le Christ aurait pris un corps descendu du ciel,
il n’aurait pas assumé une âme, une âme rationnelle s’entend,
le corps du Christ aurait été consubstantiel à la Divinité28-,
sont présentées sans réserve [159] par Théodoret comme
l’enseignement de cet esprit faux et aveuglé (ècxpaÂpivY] xal
TUCpXcoTTOüaT] ôiavoia). Soyons juste, dans YHaer. fab. IV, 9, ce
n’est plus à Apollinaire lui-même, mais à des apollinaristes qu’il
attribue l’affirmation selon laquelle le Christ aurait eu un corps
céleste, tout en notant malgré tout que les doctrines différentes
(Ôuxcpopct doypam) contenues dans les écrits d’Apollinaire
ouvraient la voie à une diversité de choix dans l’erreur29.

129 2^P 265> 2y ^ : BASILE’ Lettm* 3 (éd-Y- Courtonne, CUF)> Paris 1966,
24. Ep. 263, 4, ibid., 124, 10-125, 18.
25. Ep. 265, 2 (ibid., 129, 31-32) : Basile, en doutant de la réalité des pro­
pos que colportent les habitants de Sébaste, donne l’impression de vouloir se
refuser à imaginer qu’Apollinaire ait pu en venir à professer de telles erreurs.
26. Epiphane, Panarion 77, 2,1 (GCS 37, 416 = PG 42, 641D).
27. Panarion 77, 18. 19. 32. 36 (GCS 37, 432, 29 s. ; 433, 20 s. ; 444, 17 ;
448, 23-25 = PG 42, 668 C. 669 B. 688 D. 696 B).
28. Panarion 77,2, 4-5 (GCS 37, 417, 9-14 = PG 42, 644AB).
29. Haer. fab. IV, 9 : PG 83, 428AB. Rapprocher cette remarque de la pré-
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 65

De Terreur millénariste, qui nous intéresse plus directement


ici, Épiphane traite à la fin de sa notice, mais doute forte­
ment, dans ce cas encore, qu’elle ait été vraiment professée par
Apollinaire30. Cela ne le dispense pas néanmoins d’exposer cette
thèse et de la réfuter. Théodoret n’a pas les mêmes hésitations
que Basile ou Épiphane : l’évêque dont ils rappelaient - c’était
justice - les combats en faveur de l’orthodoxie, semble seule­
ment à ses yeux avoir « emprunté le masque de piété »31. La crise
nestorienne et le débat christologique avec Cyrille ne sont sans
doute pas étrangers à cette présentation d’Apollinaire.

II. La critique de l’exégèse


millénariste d’apollinaire
A l’opposé de ce que Ton constate dans ces deux « notices *
consacrées par Théodoret aux erreurs doctrinales d’Apollinaire
sur la Trinité et l’Incarnation, ses commentaires dénoncent
presque exclusivement les « fables » forgées par l’exégète. En effet,
à l’exception d’un passage de YIn Psalmos, destiné à combattre
sa doctrine de l’Incarnation et sa négation de Tassomption par
le Verbe d’une âme rationnelle (ÀOYixfjç ijjuxfjç)32, les autres
attaques visent toutes son interprétation de l’Écriture.
[160]

1. Un exégète inventeur de fables


Au même titre que le théologien, l’exégète est toujours
présenté comme un inventeur de « fables » et de « sornettes »,
qui prend son plaisir à des « contes de bonnes femmes »33. Ce
goût pour la « fable » définit Apollinaire comme le ferait une

sentation qu’il fait des écrits trinitaires d’ApoixiNAiRE (ibid., IV, 8) et de la


remarque de Basile, citant Qo 12,12 et Pr 10,19, sur le danger qu’il y a à trop
écrire (epp. 263, 4 ; 265, 2).
30. Panarion 77, 36-38 (GÇS 37,448, 21-451, 19. 23-24 ; 449, 3 = PG 42,
696B-700A). Par deux fois, Épiphane fait part de ses doutes sur la réalité des
accusations portées sur ce point contre Apollinaire et les apollinaristes (ibid.,
448, 23-24 : où 7tdvo ôè 7t£TC(.oT£uxapev Ôxi ouxcoç 7tocp’ aùxoEç aÔExou ;
449, 3 : Ô7t£p où •jxdvo nepl aùxoù 7t£7uax£oxap£v).
31. Hist. eccl. V, 3 (GC.S44, 279, 19-20 = PG 82, 1200B5) : xô xffc
EÙO£6eE<XÇ TtEOlOéuEVOÇ 7TpOaCü7CEÏOV.
32. In Psal. (Ps 15, 8-11) : PG 80, 964D-965A.
33. CÎ.InEz. :PG 81,1248C((iü9oXoYi'aLpü8ou(;èÇi7YOO(i£va)VYpat6i'tov).
1256A (cpXoapta) ; In Ag., ibid., 1872B-1873A (pi>9oXYtcuç. xéXeiov xùv
pù9ov, XrjpELv) ; Quaest in Nutn. 22, éd. Fernandez Marcos - Saenz Badillos,
207, 6-7 (po9ov puOcoÔéoxEpov) ; Hist. eccl. IV, 3 : PG 82, 1200C (|io9ouç
xal Xrjpooç) ; Eran., éd. Ettlinger, 69,17 (Xrjprjpaxa) ; 92,1 (x£p9p£ta) ; 112,
25 (y) po9wÔY]ç X£p9p£ia) ; ep. 112, SC 111, 52 (xaivoxopi'cc) ; De iticam. :
PG 75, 1441D, 1453A (paxaioXoYta). 1445C, 1447C (àôoteoyia). 1447C
66 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

épithète de nature, reprise avec insistance pour jeter le discrédit


à la fois sur l’exégète et sur le théologien. Ainsi, s’interrogeant
dans ses Questions sur les Nombres sur l’identité de « l’éthio­
pienne » que Moïse avait épousée et qui lui valait les reproches
de son frère Aaron (Nb 12, l)34, Théodoret juge-t-il « la fable »
forgée par Apollinaire, « beaucoup plus fabuleuse » encore que
celle de Flavius Josèphe. Si l’historien juif en fait la fille d’un roi
d’Éthiopie, donnée en mariage à Moïse pour prix de sa victoire
sur les Ethiopiens, Apollinaire prétend que ce dernier, après son
mariage avec Sepphora, aurait épousé une autre éthiopienne.
Cela lui permet de faire de Moïse une figure du Christ qui, après
l’Église issue d’Israël, aurait épousé l’Eglise issue des Nations.
Or, pour Théodoret, cette explication typologique ne tient pas,
puisque Sepphora était elle aussi « une étrangère », d’où sa
conclusion : « Forger des fables relève non de l’Esprit divin, mais
de son Adversaire. » Pour lui, et c’est l’objet de la démonstration
qui suit, l’« éthiopienne » en question n’est autre que Sepphora.
Sans doute la critique de l’exégèse d’Apollinaire porte-t-elle
ici, après tout, sur un point d’importance secondaire, sans aucun
véritable enjeu doctrinal. Mais elle contribue à accréditer l’idée
que son interprétation manque d’un fondement sérieux. Telle
est bien la conclusion à laquelle Théodoret veut amener son
lecteur, quand il réfute, à trois reprises, son exégèse millénariste,
dans ses commentaires Sur Ezéchiel et Sur Aggée.

[161] 2. L’expédition de Gog et de Magog


A l’appui de cette thèse, Apollinaire paraît avoir tiré argument
des chapitres 38 et 39 de la prophétie d’Ézéchiel, consacrés à
l’expédition de Gog et de Magog contre Jérusalem35, si l’on en
juge par l’insistance de Théodoret à réfuter sur ce point son inter­
prétation. Sans doute le nom d’Apollinaire n’est-il pas prononcé,
quand, au terme de l’explication de ces deux chapitres,Théodoret
dénonce « le manque de sens (avoiav) non seulement des Juifs,
mais aussi de ceux qui, tout en portant le nom de chrétien,
s’attachent aux fables des Juifs », et prétendent que l’invasion
de Gog et de Magog est encore à venir36. Qu’Apollinaire est
l’un d’eux, son commentaire d’Ag 2, 24 en apporte une preuve

(09Xov). Sur les « contes de bonnes femmes », cf. M. Massaro, Aniles fabellae,
Studi italiani di filoloeia classica 19(1977), 104-135.
34. Théodoret, QN 22 (éd. Fernandez Marcos - A. Saenz Badillos, Theo-
dormCyrensis quaestiones in Octateuchum, Madrid 1979, 207 = PG 80, 373C-
35. Sur une possible mise en relation de cette prophétie d’Ézéchiel avec
Ap 20, 8 par Apollinaire, voir infra, n. 57 et 89.
36. In Ez. : PG 81, 1217AD.
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 67

indiscutable : clairement nommé, il est seul cette fois à être mis


en cause, pour avoir prétendu, dans sa démence (7tocpàvoiav),
que « l’expédition de Gog et de Magog ne s’était pas encore
produite, mais qu’elle aurait lieu à l’époque de la consomma­
tion de ce siècle37 ». L’introduction de ces deux développements
polémiques offre du reste une évidente parenté stylistique,
même si le commentaire d’Aggée, en précisant la date assignée
par Apollinaire à l’expédition de Gog, fait plus immédiatement
encore référence à son interprétation millénariste38.
Un autre trait commun de cette polémique, et cela vaut pour
les trois passages qui nous intéressent, est qu’elle se présente
chaque fois comme un appendice à l’explication que vient d’être
donnée, comme si Théodoret voulait, avant de conclure, faire
une ultime mise au point sur une question débattue. Elle prend
de ce fait un relief particulier. En réalité, le rejet des thèses
millénaristes, qui s’affirme avec force à cet endroit du commen­
taire, est toujours soigneusement préparé. Théodoret mettrait-il
autant d’insistance à souligner que la prophétie s’est accomplie
après le retour d’exil de Babylone, que l’invasion de Gog et de
Magog s’est produite à l’époque de Zorobabel, aussitôt après le
retour de captivité, à une époque où les villes de Judée n’avaient
encore ni remparts ni portes, que la ruine des envahisseurs a
procuré aux Juifs [162] les richesses nécessaires à la reconstruc­
tion de Jérusalem et du Temple, s’il ne voulait ainsi combattre
l’interprétation de ceux qui placent cette expédition à la fin des
temps et en attendent la révélation de Dieu à toutes les nations
de l’univers39 ? L’absence apparente de polémique ne doit pas
ici faire illusion : Théodoret sait pertinemment que la prophétie
d’Ezéchiel sur Gog et Magog est revendiquée par d’autres
exégètes, dont Apollinaire, en faveur de la thèse millénariste. Il
n’y a pas d’autre explication, selon nous, au soin qu’il met à
37. In Ag. : PG 81, 1872B-1873A.
38. Même type d’apostrophe initiale. L’expression rapi xrjv xoOÔe toû
odtûvoç ouvxéXeuxv eoeo9oci est de fait plus évocatrice du millénarisme, notam­
ment en raison de la présence du mot ouvxéXeuxv, que celle utilisée par Théo­
doret en Ez 39,29 (où YEYEVfîo9oa XEyôvxcov, àXX’ eoeo9ou upooÔoxcùvxojv).
39. V. g. In Ez. 38, 7-8: PG 81, 1201 BD (|i£xà rijv à-itô BocBuXôWoç
è7tâvoÔov), où Théodoret souligne que cette interprétation post-exilique est
celle des docteurs de l’Église (oi xaxà xaipôv Ysvùpevoi xfjç ’ExxXrjotaç
ÔtÔàoxotXoi)j possible référence à l’interprétation de Théodore de Mopsueste
(cf. n. 77) ; 38,10-12, ibid., 1204B (pexà xrçv cùxpaXcüoiav) ; 38, 14-16, ibid.,
1205AB (pexà xrjv È7tàvoÔov xoû ’lopocrjX) ; 38, 17, ibid., 1205C-1208B
(pexà xyjv È7tâvoôov ÈTtEoxpàxEUOE xà É9vr} xaûxcO, où Théodoret cite à l’ap­
pui de son interprétation le témoignage des prophètes Osée, Michée, Joël et
Zacharie ; 39, 11, ibid., 1212BC (parallèle avec Sennachérib) ; 39,23-24, ibid.,
1212D (jiExà ri)V è7tàvoôov) ; 48, 35, ibid., 1248B (pExà xrjv èx BaQuXàjvoç
èmxvoÔov) ; In Aggacum, prol. : PG 81, 1861BC ; 2, 7-8, ibid., 1868C ; 2, 23-
24, ibid., 1872 B.

i
68 apologétique et polémique

situer historiquement la réalisation de la prophétie, à faire de


Gog et de Magog des nations scythes40, à établir la réalité d’une
invasion dont certains pourraient douter, compte tenu de la
distance qui sépare les Scythes de la Judée41, ou encore à établir
un parallèle entre l’importance du désastre subi par les armées
de Gog et celui de Sennachérib42, historiquement attesté, sous
les murs de Jérusalem.
[163] La référence implicite aux thèses millénaristes, dans
cette manière de commenter l’Écriture, est parfois plus évidente
encore, même si rien ne signale ouvertement l’intention
polémique. Ainsi, commentant Ez 38, 1643 où il est dit à Gog :
« Tu monteras vers mon peuple Israël, comme un nuage, pour recou­
vrir la terre. Ce sera dans les derniers jours. Et je te conduirai contre
ma terre, afin que me connaissent toutes les Nations », Théodoret
s’empresse-t-il de préciser ce qu’il faut entendre par « les
derniers jours », en traduisant ces mots par : « après le retour
d’Israël ». La volonté d’écarter une interprétation millénariste
est ici évidente, d’autant que l’exégète poursuit son explication
avec une citation de Dt 32, 20 qui offre une expression similaire
(è7t’ èoxàrcp twv Yjpepâjv), dont il précise également le sens : « Il
(= Moïse) appelle le dernier des jours, non pas la consommation
(ouvréXeiav) <du monde>, mais l’époque à laquelle eut lieu leur

40. Cf. In Ez. : PG 81, 1200C ; 1204C ; 1216B. Voir aussi Théodore de
Mopsueste, I» Ioel., prol., éd. H. N. Sprenger, Wiesbaden 1977, 80, 1 ; In
Amos, ibid., 143, 22 ; In Mich., ibid., 211, 26. Cette identification de Gog et
de Magog avec les Scythes est empruntée par les Pères, directement ou non,
à Flavius Josèphe, Antiquités juives I, 6, 1 (123). Jérôme, pour identifier les
diverses nations que recouvrent les noms propres d’Ez 38, 1-2, fait du reste
ouvertement référence à l’historien juif (In Hiez. XI : CCL 75, 525, 1476 s.),
en ajoutant à cette identification une précision géographique (« gentes esse
Scythicas immanes et innumerabiles quae trans Caucasum montem et Mareo-
tim paludem et propter Caspium mare ad Indiam usque tendantur ») ; sur
cette localisation, voir la note d’E. Nodet dans son éd. des Antiquités Juives,
Paris 1992, p. 37, n. 3. Pour Jérôme toutefois, qui conteste l’interprétation mil­
lénariste donnée de la prophétie par les Juifs et des exégètes chrétiens (« Iudaei
et nostri iudaizantes *), les noms de Gog et de Magog désigneraient ici les
hérétiques.
41. In Ez. 38, 10-12 : PG 81, 1204BC : « Et que personne n’aille croire que
la prophétie est indigne de foi, en prenant en compte la distance qui sépare les
nations scythes de la Judée. Mais qu’il considère que, à notre époque aussi
(xcù èv tolç rjjiETépotç xpèvoiç), cette nation s’est emparée de tout l’Orient et
s’en est retournée après avoir asservi une foule immense. » A quel événement,
assez fameux ou assez proche pour être encore dans toutes les mémoires,
Théodoret fait-il allusion ? Nous avons fait l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de
1 invasion des Huns, conduite par Rugila en 434, ce qui fournirait un élément
de datation pour son commentaire In Ez. (voir Guinot, L’Exégèse, Paris 1995,
p. 55-57).
42. Le parallèle avec l’invasion de Sennachérib est fait à plusieurs reprises
par Théodoret, en Ez 38, 14-16 (PG 81, 1205B), Ez 39, 11 (ibid., 1212B),
Ag 2, 23 (ibid., 1872A).
43. In Ez. : PG 81, 1205AC.
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 69

dispersion ». Quant aux Nations, dit-il, elles n’ont plus besoin


désormais (vüv) de Gog pour être instruites de Dieu, puisque
elles ont reçu du Christ cette connaissance ; autrefois (7cdXat),
c’est-à-dire avant l’Incarnation, elles avaient en revanche besoin
de tels prodiges, et le désastre subi en Judée par Gog, comme
celui de Sennachérib, aura de fait servi à leur révéler la puissance
du Dieu de l’univers. Comme cette argumentation est reprise,
sous une forme polémique, à la fin du commentaire d’Ez 39,
29, pour réfuter l’interprétation millénariste de l’épisode44, la
preuve semble faite que la même préoccupation commande
toute l’exégèse deThéodoret dans ces deux chapitres d’Ezéchiel.

2.1. La réfutation d'Apollinaire en Ézéchiel 39, 29


Il n’est sans doute pas indifférent qu’au moment d’entre­
prendre, en Ez 39, 29, la réfutation de ceux qui situent dans le
futur l’expédition de Gog contre la Judée, l’exégète commence
par rappeler que c’est là une interprétation juive45. Non qu’il
veuille [164] faire de la sorte l’historique du millénarisme et
souligner son enracinement dans l’espérance messianique des
Juifs. Son intention est plutôt de discréditer par ce patronage
ceux des exégètes chrétiens - comprenons Apollinaire - qui se
sont laissés séduire par « les fables des Juifs » et qui, à leur tour,
n’hésitent pas à « judaïser », c’est-à-dire à lire les Ecritures de
façon erronée, à la manière des Juifs.
L’argumentation développée le prouve, c’est moins leur inter­
prétation que celle d’Apollinaire et de ceux qui partagent ses
vues que critique ici Théodoret46. Prétendre, comme ils le font,
que l’invasion de Gog et de Magog n’a pas encore eu lieu, mais

44. InEz. : 1217B.


45. In Ez. : 1217A. Sur les origines juives du millénarisme, voir C. Nardi, 17
Millenarismo. Testi dei secoli /-//, Biblioteca Patristica 27, Fiesole 1995, et, dans
le présent volume, les contributions de C. Gianotto, « Il millenarismo giu-
daico » et d’E. Lupieri, « L’Apocalissi giovannea *. Sur la manière dont Théo­
doret introduit ce développement polémique contre des exégètes chrétiens,
desquels on serait en droit d’attendre une autre interprétation que celle des
Juifs, voir aussi In Ez. 34, 31 : PG 81, 1168B ; In Mich., ibid., 1760D-1761A ;
In Dan., ibid., 1436B (cf. Guinot, L’Exégèse, p. 515-518). Comparer avec
Jérôme, In Esaiam 54, 1 (CCL 73A, 601, 74-79) : Nec mirandum de Iudaeis,
quorum oculi auresque sunt clausae, si apertam non uideant ueritatem. De Christia-
nis quid loquar, nescio...
46. In Ez. : PG 81, 1217BD. De fait, si l’argument historique, consistant à
établir que l’invasion de Gog s’est produite aussitôt après le retour d’exil de
Babylone, peut convaincre de leur erreur aussi bien les Juifs que des exégètes
chrétiens millénaristes, toute l’argumentation, tendant à prouver que l’ensei­
gnement des apôtres et la croix du Christ ont procuré au monde entier une
connaissance de Dieu beaucoup plus grande que ne l’a fait la ruine de Gog,
s’adresse naturellement en priorité à des chrétiens et ne peut pas constituer
pour les Juifs un argument recevable ni, à plus forte raison, contraignant.

!
70 apologétique et polémique

doit se produire à la fin des temps, c’est premièrement (7rpà)TOV


pév) ne pas tenir compte de la logique du texte prophétique, qui
établit un lien étroit entre cette annonce et celle du rappel d’exil
de Babylone. Or, il est de mauvaise méthode en exégèse de ne
pas respecter la règle fondamentale de Yakolouthia dans l’inter­
prétation. Il leur aurait fallu, en second lieu (gratTCc), prêter
plus d’attention au fait qu’il est dit que « les Nations appren­
draient grâce à Gog et Magog la puissance de Dieu ». Or, les
partisans de la thèse millénariste ne semblent pas avoir mesuré
la portée exacte de cette déclaration, dontThéodoret fait contre
eux le point central de son argumentation, en montrant qu’elle
serait insoutenable et absurde, s’il fallait entrer dans leurs vues.
Vigoureusement pris à partie, ils sont sommés de répondre aux
questions suivantes :
* De quel enseignement, donnant de connaître la puissance
divine, les Nations ont-elles désormais (vüv) besoin, quand on
leur a enseigné à croire au nom du Père et du Fils et du Saint-
Esprit, qu’elles ont appris à glorifier et à adorer la nature divine
et qu’elles ont été libérées de l’erreur des idoles ? Quel enseigne­
ment comparable à celui que contient la prédication (xrjpuypa)
des saints apôtres pourrait procurer la disparition de Gog47 ? »
Et Théodoret d’énumérer les principaux articles de ce
kérigme, ceux de la foi chrétienne48 : la Trinité et l’unicité de
Dieu, les trois [165] personnes en une seule nature, la résurrec­
tion des morts, le jugement dernier, suivi de la rétribution des
bons et des méchants49. A ces vérités de foi, s’ajoutent des ensei­
gnements moraux et tous ceux que contiennent l’Évangile ou les
écrits des apôtres. La disparition de Gog, en revanche, a seule­
ment enseigné aux Nations la très grande puissance du Dieu
des Juifs, en faisant comprendre qu’ils n’avaient pas été livrés au
pouvoir des Babyloniens en raison de sa faiblesse, mais de leurs
crimes. Comparé à celui du Christ et des apôtres, il s’agit donc
là d’un enseignement de portée très limitée.

47. ItiEz. : PG 81, 1217B.


48. C’est la preuve évidente qu’il vise moins ici l’interprétation des Juifs,
pour qui ce type d’arguments aurait peu de poids, que celle d’Apollinaire et
des exégètes chrétiens millénaristes.
49. Faut-il voir dans ce résumé de foi une allusion aux prétendues erreurs
d Apollinaire sur la Trinité (cf. l’accusation de sabellianisme portée contre lui,
Théodoret, Haer. fab. IV, 8 :PG 83, 425C ; Basile, ep. 265,2, Lettres ..., 129,
30-31) et sur la résurrection ? Nous ne le pensons pas. Si tel était le cas, il serait
curieux que Théodoret ne fasse aucune référence à sa conception de l’Incar­
nation. Il s’agit seulement, selon nous, d’établir que l’enseignement sur Dieu
du Christ, des apôtres et de l’Eglise dépasse infiniment celui qu’a procuré aux
Nations l’anéantissement de Gog et de ses armées.
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 71

Prétendre le contraire, en affirmant que l’expédition de Gog


se produira à la fin des temps (etc ètr/d'icov twv rjpepcôv) et
que les Nations apprendront par là à vénérer le Dieu de l’uni­
vers, est donc non seulement à l’évidence une absurdité, mais
pour un chrétien, c’est un blasphème. Cela revient, en effet, à
attribuer aux événements relatifs à Gog plus de pouvoir qu’à la
croix du Christ, à sa mort qui a détruit la mort et à l’enseigne­
ment des apôtres, « qui ont fait briller sur l’univers la lumière
de la connaissance de Dieu ». A qui faire croire que, ce que tout
cela aurait été incapable d’enseigner sur Dieu aux Nations, la
seule disparition de Gog pourrait l’accomplir ! La conclusion
s’impose : « Ceux qui soutiennent ces fables sont donc de toute
évidence des partisans des Juifs (LouÔaîÇouaiv)50. »
Enfin, pour que tout soit clair, au moment d’achever le
commentaire de ces chapitres, Théodoret résume son inter­
prétation : l’expédition de Gog a bien eu lieu et la prophétie le
concernant s’est accomplie (Ttépaç) ; les Nations alors (tôte) ont
été instruites de la puissance du Dieu des Juifs, mais aujourd’hui
(èm de xoû 7uapôvxoç), grâce à la mort et à la résurrection du
Christ, elles ont de Dieu, Père, Fils et Esprit une connaissance
bien plus grande.

2.2. La réfutation d'Apollinaire enAggée 2, 24


Dans la prophétie d’Aggée, qui s’adresse à Zorobabel et
concerne pour l’essentiel la reconstruction du Temple après
l’exil, Gog et Magog ne sont pas explicitement nommés. C’est
d’eux [166] pourtant queThéodoret entend Ag 2,7-8 et 21-2351.
Ils avaient effectivement dessein, dit-il, de faire campagne contre
Jérusalem, avec un très grand nombre de Nations, mais Dieu a
permis que ces peuples en armes se détruisent mutuellement,
de façon que les trésors qu’ils transportaient servent à la recons­
truction de son Temple. Pour lui, la prophétie a donc reçu son
accomplissement (tô xéXoç)52.
50. In Ez. : PG 81, 1217D (ouxco oacpùç louÔocîÇouaiv ol xaûxa
HuOoXoyoüvreç).
51. In Aggaeum : PG 81, 1868C (Ag 2, 7-8) : « La prédiction concerne Gog
et Magog, à qui il (le Seigneur) a permis de faire campagne contre Jérusalem,
selon leur désir, avec une foule de nations, et qu’il a armées les unes contre
les autres, avant de faire qu’elles s’anéantissent les unes les autres et de procu­
rer leurs richesses aux rebâtisseurs <de Jérusalem>* ; 1869D (Ag 2, 21-22) :
« Et outre cela, Zorobabel, je confirmerai aussi les paroles que j’ai prédites
concernant Gog et Magog » ; 1872A (Ag 2, 23) : « En les frappant de folie et
de démence, je les armerai les uns contre les autres, de sorte que tous sans
exception soient anéantis avec leurs chevaux ».
52. Tel nous paraît être le sens des mots : *H pèv ouv éppyjveta xfjç
7rpo(prîT£Îaç tô téXoç èÔéÇaxo (In Ag. : PG 81, 1872C), en raison du contexte
et de la mise en cause d’Apollinaire, dès la phrase suivante, « qui prétend que
72 apologétique et polémique

Cette fois Apollinaire est seul à être mis en cause et taxé


de démence (7rapàvouxv)Comme en Ez 39, 29, son inter­
prétation est rejetée pour la raison qu’elle ne respecte pas la
logique du texte (tfj xfjç 7tpo(pr|Teiaç àxoXouôtqc) et contredit
(èvoomav Ôiàvoiav) des annonces prophétiques parfaitement
claires. Théodoret le prouve en soulignant que, en Ag 2, 24, les
mots « en ce jour-là » (èv Tfl r)[iépa èxeivfl) établissent un lien
étroit entre l’anéantissement des armées de Gog et l’élection de
Zorobabel. Prétendre que l’expédition de Gog ne se produira
qu’à la fin des temps, obligerait à imaginer un second Zorobabel.
On serait alors en pleine fable, en pleine négation de la réalité
historique54. Apollinaire n’allait sans doute pas jusque là. Mais,
pour le tourner en [167] ridicule et ruiner son interprétation, il
est adroit de la part de Théodoret de le laisser entendre55.
D’une autre manière encore, selon lui, la logique interne du
texte s’oppose à l’interprétation d’Apollinaire. Aux Juifs de retour
d’exil, qui entreprennent de reconstruire Jérusalem et le Temple,
mais manquent de moyens financiers, ce sont les richesses des
nations rassemblées par Gog que Dieu promet par son prophète
en Ag 2, 8. Or, puisque la reconstruction s’est effectivement
effectuée à l’époque de Zorobabel, cette promesse n’aurait plus
de sens, si l’expédition de Gog était encore à venir56. La preuve
est faite pour Théodoret du « délire » (Xr)peïv) d’Apollinaire.

l'expédition de Gog et de Magog n’a pas encore eu lieu, mais qu’elle se pro­
duira à la consommation de ce siècle ». Comprendre que Théodoret voudrait
seulement souligner par là qu’il est parvenu au terme de son commentaire
sur Aggée serait à nos yeux beaucoup moins satisfaisant, d’autant que cette
manière de procéder ne lui est pas habituelle.
53. In Ag. : PG 81, 1872C-1873A. De cette attaque de Théodoret contre
Apollinaire, on peut donc logiquement déduire que ce dernier tirait aussi argu­
ment d’Ag 2, 7-8. 22-23, rapporté à l’expédition de Gog et de Magog, pour
étayer sa thèse millénariste, sans pouvoir toutefois en apporter une preuve
indiscutable. Notons que le commentaire In Aggaeum de Jérôme ne comporte
aucune dénonciation des thèses millénaristes.
54. In Ag. : PG 81, 1872C : « Si donc il invente aussi un autre Zorobabel,
dans ses récits fabuleux (èv xoclç oixEtaiç avauXaTret ^iu9oXoYLaiç), qui vien­
dra à ce moment-là [i.e. la fin du monde ], il nous inventera la fable complète
(teXeiov Yjpïv àvoc7tX(xa£i tôv (iùQov) ! Peut-être Théodoret veut-il suggérer un
lien de parenté entre la « mythologie » d’Apollinaire et celle des anciens Grecs,
sa croyance millénariste rappelant celle d’un retour à l’âge d’or (cf. Jérôme, In
Esaiam DC (Is 30, 26) : CCL 75, 396, 46-49 : iuxta fabulas poetarum, et Satumi
aureum saeculumlactis riuos fïuere, et de arborum foliis stillare mélla purissima).
55. Cette insinuation polémique est d’autant plus habile qu’Apollinaire
imaginait une seconde reconstruction du Temple et de Jérusalem, une reprise
du culte juif, bref une répétition au cours du millenium de toute l’histoire anté­
rieure, avant la seconde résurrection.
56. Cette argumentation à caractère historique, pour ruiner la thèse d’Apol­
linaire, un exégète de formation antiochienne, est à rapprocher de celle que
Théodoret utilise à plusieurs reprises pour contester l’exégèse vétérotestamen-
taire de Théodore de Mopsueste ; cf. notre étude, « La cristallisation d’un dif-
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 73

3. La reconstruction de Jérusalem et le rétablissement


du culte juif
A l’appui de sa thèse millénariste, l’expédition de Gog et
de Magog, annoncée en Ez 38-39 et en Ap 20, 8, fournissait
donc sans aucun doute un argument historique important57.
On comprend dès lors que Théodoret ait voulu porter l’attaque
sur ce point, pour mettre en évidence les dangers d’une exégèse
historico-littérale mal conduite. Sa critique du millénarisme
d’Apollinaire ne pouvait cependant en rester là. Aussi entre-
prend-il, à la fin de son Commentaire sur Ezèchiel, une longue
réfutation de ses thèses principales : la reconstruction, à la fin
des temps, de Jérusalem et du Temple, et le rétablissement du
culte juif58.
Du dernier chapitre d’Ezéchiel, dont il donne un bref
résumé59, [168] il ne commente véritablement que le dernier
verset (Ez 48, 35) : « Et le nom de la ville, depuis le jour où elle a
existé, sera son nom », en soulignant que Jérusalem n’a pas changé
de « nom » après le retour d’exil sous Zorobabel, mais a retrouvé
sa « gloire » d’autrefois60. Il rappelle ensuite les grandes étapes
de sa reconstruction et signale deux autres moments fastes de
son histoire, sous les Maccabées et sous Hérode. Comme en Ez
39, 29 ou en Ag 2, 24, la prophétie trouve donc pour Théodoret
son accomplissement définitif avec Zorobabel et le retour de
Babylone.
Ici commence un long développement polémique, qui
occupe toute la fin du commentaire, contre les « fables » millé­
naristes d’Apollinaire, que Théodoret résume ainsi :
« Mais Apollinaire, qui prend plaisir aux récits fabuleux et ne
diffère en rien des vieilles femmes qui débitent des fables, nous
promet une seconde reconstruction de Jérusalem, le culte des Juifs
selon la Loi61 et, outre l’observance de la Loi, leur foi dans le

férend : Zorobabel dans l’exégèse de Théodore de Mopsueste et de Théodoret


de Cyr *, Augustinianum 24(1984), 527-547.
57. L’utilisation par Apollinaire d’Ap 20, 8 n’est qu’une hypothèse vrai­
semblable ; Théodoret n’en dit rien, et les déclarations de Jérôme sont trop
générales pour que nous puissions avoir la certitude qu’Apollinaire, comme
d’autres millénaristes, invoquait le texte de YApocalypse en faveur de sa thèse.
Si tel était le cas, il devait naturellement entendre Ap 20, 8 au sens obvie.
58. Théodoret, In Ez. : PG 81, 1248B-1256B.
59. Ibid., 1245 D-1248 A. Théodoret, considérant sans doute le texte assez
clair, se dispense ici, conformément à une pratique habituelle chez lui en pareil
cas, d’un commentaire suivi.
60. L’empoi du mot « nom » au sens de « gloire *> est reconnu comme un
trait de langue habituel (è'9oç iôtcopa) dans l’Écriture. Sur ces « idiomes *
scripturaires et l’appel à « l’habitude » dans l’exégèse de Théodoret, voir Gui-
not, L’Exégèse, p; 346 s. et 362 s. ; cf. aussi Kerrigan, St Cyril of Alexatidria,
p. 273-281.
, 61. On pourrait comprendre aussi : « le culte selon la Loi des Juifs *, mais la
74 apologétique et polémique

Seigneur. Ensuite <il y aurait> de nouveau des conflits mutuels


entre les Églises, celle issue des Nations qui vit en dehors de la Loi
et celle issue des Juifs qui se conduit selon la Loi62 ».
Chacune de ces affirmations est ensuite réfutée point par
point, mais plus ou moins longuement selon les cas.

3. 1. Le rejet des Juifs et la ruine du Temple


Quelques citations évangéliques suffisent ainsi à Théodoret
pour établir le caractère définitif du rejet du peuple juif (Mt 21,
41 ; Jn 5,43) et de la désolation du Temple (Mt 24,2 ; 23,38) et
pour exclure, de ce fait, l’éventualité d’une seconde reconstruc­
tion de Jérusalem (Is 25, 2 ; 29, 20).

3. 2. Le rétablissement du culte selon la Loi


En revanche, la thèse selon laquelle serait rétabli le culte
selon la Loi, dont les Juifs observeraient les prescriptions, même
après leur adhésion à la foi au Christ, est l’objet d’une réfutation
qui [169] dépasse en longueur celle de tous les autres points63.
Théodoret a rassemblé pour cela tout un dossier scripturaire,
essentiellement paulinien, destiné à prouver que la Loi est
incapable de justifier, et que seule la foi au Christ peut procurer le
salut64. En ce sens, il fait presque un commentaire suivi de Ga 2,
4 et 2, 14-16, puis de Ph 3, 2-8, en se servant de l’exemple de
Paul comme d’un argument a fortiori : si Paul, qui était d’origine
juive et non un prosélyte -Théodoret souligne avec insistance ce
point en détaillant chacune des déclarations de l’Apôtre en Ph 3,
5 -, qui s’est montré un fidèle observateur de la Loi, notamment
en ce qui concerne la circoncision, qui a appartenu à la secte des
Pharisiens et persécuté l’Église, a considéré comme « déchets »
(toc ctxuôocAcc)65, au regard de son attachement au Christ, tout

suite de T argumentation paraît interdire ce sens, étant donné que, pour Apol­
linaire, au dire de Théodoret, seuls les chrétiens venus du judaïsme seraient
soumis à la Loi.
62. InEz. : PG 81, 1248C1-9.
63. Ibid., 1249A1-1253BU.
64. Il cite successivement : Ga 5, 4 ; 2, 16 ; Rm 4, 15 ; 8, 3-4 ; 5, 1 ; Ga 2,
14. 15-16 ; 3, 1 ; Ph 3, 2-3. 4. 5. 6. 7-8 ; Ez 20, 25 ; 1 Co 5, 8. 7 ; Mt 26, 26-
28 (1 Co 11, 24-25) ; Jn 6, 49. 50. L’argumentation scripturaire d’ÉpiPHANE
contre ce prétendu rétablissement des prescriptions de la loi mosaïque, et
notamment de la circoncision, n’a en commun avec celle de Théodoret que
la citation de Ga 5,4 (Panarion 77,37-38 : GCS 37,449-451 = PG 42, 697B-
700A) : 1 Tm 1, 4 ; Ga 2, 3 ; 5, 4 ; Mt 22, 30 ; Le 22, 30 ; Mc 14, 24 ; 1 Co 2,
9 5*9al’ 2? ; He 5,12 ; 6, 2 ; 8, 13 ; 7,12 ; Ga 5, 4 ; Ga 5, 2).
65. Sur le sens du mot, qui désignerait la tige ou la balle du blé, voir le com­
mentaire de Théodoret sur Ph 3, 8 (In epist. Pauli, PG 82, 581 A) : « On donne
le nom de 'skubalon' à la paille qui est la plus épaisse et la plus dure ; c’est elle
qui porte le ble, mais après la moisson du blé on la jette. De même, la Loi a fait
entrevoir le Christ, mais, après qu’il s’est manifesté, elle est désormais inutile ».
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 75

ce qui pour les Juifs est sacré (rà aepvà), la preuve est faite
de l’infériorité de la Loi. « Eh bien, poursuit Théodoret, ce que
le bienheureux Paul a nommé ‘désavantage’ et ‘déchets’, le très
savant Apollinaire a prétendu que cela serait annoncé aux Juifs
par Élie et confirmé par notre Maître le Christ66. »
[170] Apollinaire est donc sommé de répondre (elraxTw) à trois
séries de questions. La première ne fait que reprendre, sous une
autre forme, le développement sur l’incapacité de la Loi à sauver67.
Quel avantage, demande Théodoret, les Juifs pourraient-ils retirer
de l’observance de la Loi ? Ce serait faire entendre que la foi n’a
pas pour eux le pouvoir de procurer le salut complet (TéXeiav
aamjpiav) qu’elle procure à toutes les Nations ? Pourquoi donc
le Christ, après avoir fait cesser l’observance de la Loi, dans la
mesure où la foi suffit à sauver et à procurer le royaume des deux,
l’imposerait-il de nouveau aux Juifs ? Pourquoi, dans sa volonté
de les sauver et non de les perdre, irait-il imposer de nouveau des
préceptes dont Dieu lui-même, par la bouche d’Ézéchiel, recon­
naît qu’ils ne sont pas bons et incapables de faire vivre (Ez 20,
25)?

66. In Ez. : PG 81,1252B (ôtcô pèv ’HXfou xnpoxfb)pea9ai xolç ’louÔatoiç


on aùxoü Ôe xoû Aeottôxou Xpioxoü (3eGaiG>9^aEa9ocO,- Théodoret semble
vouloir faire entendre que le rôle assigné au prophète Élie par Apollinaire
(cf. encore, ibid., 1253A12) n’aurait été que d’annoncer le rétablissement des
pratiques de la Loi, avant que le Christ ne vienne à son tour confirmer ces an­
nonces, en inaugurant le règne de mille ans. On aurait aimé que, sur ce point,
Théodoret fut plus explicite. Il en dit assez toutefois pour faire comprendre
qu’Apollinaire ne partageait pas l’opinion la plus répandue chez les Pères, à
savoir que le retour d’Élie, à la fin des temps, devait réconcilier, en une seule
Église, les Juifs et les Nations. Voir à ce sujet son Commentaire sur Malachie
4, 5-6 (PG 81, 1985BC) : « Voici que je vous enverrai Élie le Thesbite. Et pour
indiquer le moment, il a ajouté : Avant que vienne le jour du Seigneur, jour grand
et manifeste (ÈTUtpavf)). Il a nommé ainsi le jour de sa seconde manifestation
(ÈTUcpaveiaç) et il enseigne ce que fera le grand Élie, lorsqu’il viendra : Lui qui
fera revenir le cœur du père vers le fils, et le cœur de l'homme vers son prochain. Et
pour indiquer le but, dans lequel Élie viendra en premier lieu, il a ajouté : De
peur que je ne vienne frapper la terre de fond en comble. De fait, afin d’éviter que,
vous trouvant tous incrédules, je ne vous envoie tous à un châtiment sans fin,
Élie viendra le premier et vous enseignera ma venue, et il vous persuadera,
Juifs, de vous unir sans hésitation à ceux qui, venus des Nations, ont cru en
moi et de rendre manifeste l’unité de mon Église » ; cf. aussi son commentaire
sur Rm 11, 25.26 (PG 82, 180BD : « ...après que le grand Élie sera venu et
leur aura apporté l’enseignement de la foi *, puisque seul le baptême, et non la
Loi, peut procurer le salut). Voir également Théodore de Mopsueste, In Mala-
chiam, éd. Sprenger, 429, 2-11. Or, nous savons par Jérôme que ces versets
de Ml étaient revendiqués par les Juifs et des exégètes chrétiens en faveur du
millénarime (In Malachiam, CCL 76A, 942, 110-112 : « Iudaei et Iudaizantes
haeretici ante rjXeipp.évov suum Heliam putant esse uenturum et restituturum
omnia »). Sur le rôle attribué à Élie par Apollinaire dans la reconstruction de
Jérusalem et la restauration du culte juif à la fin des temps, voir E. Prinzivalu,
« Il millenarismo in Oriente da Metodio ad Apoilinare », Annali di Storia
dell'Esegesi 15/1 (1998), p. 142 '
67. InEz. : PG 81, 1252B2-
76 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

Pour prouver cette supériorité de la foi sur la Loi, Théodoret


invoque ensuite l’argument des figures68. « Si les réalités des Juifs
sont la figure des réalités qui sont les nôtres », dit-il, ce dont
convient Apollinaire69, sa « folie » consiste à ne pas en tirer la
conséquence qui s’impose : l’inutilité du rétablissement du culte
selon la Loi. Il le presse alors d’une nouvelle série de questions,
toutes destinées à établir la supériorité de la Pâque du Christ sur
la Pâque juive :
« Qu’a-t-on besoin (tcoü XP^a) de l’animal d’une année
après le sacrifice de l’agneau sans tache, qui a enlevé le péché du
monde ? Quel est l’intérêt (rcoïov ôtpeXoç) des azymes après le pain
céleste, ou celui de la Pâque en figure (tutoxoü) après la Pâque
spirituelle70 ? »
Tout cela est bien sûr mutile, et Apollinaire aurait pu s’en
[171] convaincre s’il avait voulu entendre à ce sujet les décla­
rations de Paul (ICo 5, 8.7) ou celles du Christ lui-même,
instituant l’eucharistie (Mt 26, 26-28 ; 1 Co 11, 24-25) et affir­
mant qu’il est le vrai pain de vie (Jn 6, 49-50).
Une troisième série de questions achève de montrer que le
rétablissement, pour les Juifs, du culte selon la Loi est une thèse
incompatible avec leur conversion au Christ71. Il suppose naturel­
lement la reconstruction du Temple, mais alors que deviendont
les nombreux lieux de culte chrétien à Jérusalem, à Bethléem et
ailleurs en Judée ? Seront-ils détruits ou leur conservera-t-on, à
eux aussi, les marques d’honneur dont on les entourait aupara­
vant ? Dans ce cas, quelle sera l’attitude des Juifs à leur égard,
celle du respect ou du mépris ? S’ils les méprisent, c’est qu’ils
en resteront à leur folie première et n’auront tiré aucun profit
(ôcpeXoç) des proclamations d’Élie ; dans l’autre hypothèse,
lequel de ces lieux de prières aura leur préférence, les Églises
chrétiennes ou le Temple ? Et Théodoret de poursuivre cet inter­
rogatoire pour enfermer son adversaire dans ses contradictions
et lui faire prendre conscience de l’absurdité de son discours.
De fait, si les Juifs accordent leur préférence au Temple, c’est la
preuve que leur connaissance n’est pas parfaite (TeXetocv) ; s’ils
l’accordent aux Églises, la reconstruction du Temple devient
inutile ; s’ils tiennent en égale estime le Temple et les Églises,
ils devront accomplir dans l’un les sacrifices et participer, dans

68. Ibid., 1252C4-1253A2.


69. Ibid., 1252C6 (ouvopoXoyet yàp toüto xcci oùx àvuXéyet.). L’inter-
pretation qu Apollinaire donne de la femme « éthiopienne » de Moïse, et que
conteste Théodoret en QN 22 (cf. n. 34), est du reste une preuve supplémen-
Vaj 252C7U j^reconnait à l’interprétation typologique.
71. Ibid., 1253A2-B10.
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 77

les autres, aux mystères chrétiens. Nous dirions qu’on est là


en pleine schizophrénie ! Mais en réalité, la chose n’est pas
possible, puisque la Loi interdit aux Juifs d’avoir commerce
avec les Nations. Il ne reste donc qu’une solution, que les Juifs
accomplissent dans le Temple à la fois ce qui relève de l’Évangile
et ce qui relève de la Loi. Cette conclusion souligne, à elle seule,
l’absurdité à laquelle conduit la thèse d’Apollinaire72.

3. 3. Le conflit entre les Églises


Un dernier point de sa théorie millénariste reste à réfuter :
l’idée qu’il y aurait de nouveau (ttccAiv), à la fin des temps, conflit
entre l’Église venue des Nations et celle des Juifs attachés au
culte selon la Loi. Théodoret aurait-il perdu de vue le troisième
point de son énumération initiale des fables d’Apollinaire ?
Curieusement, [172] en tout cas, il donne ici l’impression de
reprendre l’idée à son compte et de l’introduire dans la logique
de son raisonnement (ocvàyxY]) pour en tirer argument contre
la coexistence de deux Églises, imaginée par Apollinaire73. Mais
c’est aussitôt pour faire remarquer l’impossibilité d’une telle
situation, qui contredirait toutes les déclarations de Paul en
faveur de la réconciliation, de la paix et de l’unité réalisées, dans
le Christ, entre les deux peuples, Grecs et Juifs74.
L’objection que pourrait formuler Apollinaire, en s’appuyant
sur ces mêmes déclarations pauliniennes pour autoriser ses vues
en faveur de la coexistence de deux Églises, dont l’une vivrait
selon l’Évangile et dont l’autre observerait les prescriptions de
la Loi, est irrecevable. Si les apôtres ont admis que les Juifs de
Jérusalem continuent à observer la Loi, après leur adhésion à la
foi chrétienne, ils l’ont fait par condescendance, eu égard à leur
faiblesse : ce n’était de leur part qu’une concession, destinée à les
guider vers un état supérieur de perfection (èm toc TeXeiôrepa),
celui que procure la vie selon l’Évangile, comme le prouve la
conduite de Paul à l’égard de Timothée. Ils n’ont donc aucune­
ment reconnu, ce faisant, la nécessité d’observer la Loi.

72. Admettre une telle solution reviendrait à nier la réunion des Juifs et des
Nations en un seul peuple et une seule Église, à la fin des temps, annoncée par
la prophétie de Malachie (cf. n. 66).
73. Le texte de Théodoret manque ici de clarté {In Ez. : PG 81, 1253B8-
14) : « Il reste donc que, dans le Temple même, soient accomplis tout ensemble
ce qui relève de l’Évangile et ce qui relève de la Loi. Et nécessairement il y aura
de nouveau (raxÀiv) une lutte et une rivalité entre nous qui nous conduisons
selon notre propre mode de vie, et ceux-là qui préfèrent le culte selon la Loi.
Alors, comment est-elle véridique la parole de Paul : Le Christ est notre paix, lui
qui a fait des deux une unité... (Êp 2, 14-16) ? *
74. Outre Ep 2, 14-16, Théodoret cite Ga 3, 28. 11.
78 apologétique et polémique

Théodoret, qui redoute d’avoir donné l’impression de


« partager le vain bavardage» (cpXuaptaç) d’Apollinaire, en
réfutant aussi longuement « ses mensonges et ses maladroites
inventions fabuleuses» (àxepTtfj puOoXoyLav)75, ne résiste pas
cependant au plaisir de décocher contre lui un dernier trait. S’il
attache tant d’importance à l’observance de la Loi mosaïque,
que ne s’applique-t-il à lui-même la parole de Paul : Puissent-ils
aussi se mutiler ceux qui vous troublent ! (Ga 5, 12)76.
[173]

III. L’exégèse antimillénariste de


Théodoret : l’héritage d’une tradition ?

La contestation du millénarisme d’Apollinaire, dans les


commentaires de Théodoret, a beau être vigoureuse, elle y reste
pourtant très épisodique. Ce pourrait être le signe qu’elle n’a
plus, au v* siècle, une réelle actualité, qu’elle relève moins d’une
véritable nécessité que d’une tradition exégétique. Elle serait
alors une espèce de lieu obligé de l’exégèse de certains textes,
comme on le constate d’autres développements polémiques,
contre les Juifs ou les hérétiques77. Elle n’en conserve pas moins
un intérêt, puisqu’elle nous permet d’inventorier les textes
scripturaires sur lesquels se fondait la croyance millénariste et
de connaître, du même coup, une partie du dossier qui servait à
la combattre.
Cela dit, sur le point qui nous occupe, il est difficile de
savoir ce que proposaient à Théodoret les modèles dont il a pu
disposer. Les commentaires de Théodore de Mopsueste sur
les grands prophètes ne nous sont pas parvenus, non plus que
ceux d’Origène, dont on sait qu’il était l’adversaire des thèses
millénaristes. Quant au commentaire de Théodore Sur les douze
prophètes, s’il fait maintes fois référence à l’expédition de Gog,
qu’il situe, comme Théodoret, après le retour d’exil, à l’époque
75. Le choix des termes semble introduire implicitement une comparaison,
défavorable à Apollinaire, avec les fables des Grecs qui, elles au moins, avaient
un certain charme (xépTrü)).
76. Ce trait pourrait avoir été inspiré à Théodoret par la lecture de la pre­
mière lettre de Grégoire de Nazianze à Clédonios (ep. 101, 63 : SC 208, 64) :
« Mais ce qui est plus insupportable que ce qui précède, cela il ne faut pas non
plus le laisser de côté. ‘Qu’ils se mutilent eux-mêmes, ceux qui vous troublent P
en introduisant un second judaïsme, une seconde circoncision et des seconds
sacrifices » (trad. P. Gallay).Théodoret cite dç larges extraits de cette lettre de
Grégoire dans les florilèges patristiques de VEranistès (éd. Ettlinger).,
77. Voir, par ex., la polémique contre les hérétiques à partir des Épîtres de
Paul chez Théodore de Mopsueste, Jean Chrysostome et Théodoret (cf. Gui-
NOT, L’Exégèse, p. 522-530).
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 79

de Zorobabel, il ne fait jamais à cette occasion la moindre allusion


aux thèses millénaristes d’Apollinaire78. Ce n’est donc pas lui
qui peut avoir inspiré à Théodoret le développement polémique
sur lequel s’achève son commentaire d’Aggée. Seule l’exégèse de
Jérôme fournit ici en définitive un point de comparaison intéres­
sant avec celle de notre auteur.
Il ressort premièrement de cette comparaison que les
attaques de Jérôme contre le millénarisme sont beaucoup plus
fréquentes que celles de Théodoret. Cela est vrai en particulier
de son Commentaire sur Isaïe> où quinze oracles prophétiques au
moins sont à l’origine de tels développements polémiques79. Or,
aucune [174] de ses attaques ne trouve le moindre écho dans le
commentaire de Théodoret, dont l’interprétation pourtant, sur
d’autres points, rejoint souvent la sienne. On touvera peut-être
encore plus surprenant que le long commentaire de Théodoret
sur les soixante-dix semaines de Dn 9, 24, ne comporte aucune
allusion à la thèse millénariste, dont Jérôme conteste à Apollinaire
la validité80. Mais on pourrait en dire autant de son commen­
taire de Ml 4, 5-6, qui, avec le retour d’Élie à la fin des temps,
a également contribué à fonder l’exégèse millénariste juive et
chrétienne81. Peut-être faut-il admettre que Théodoret, comme

78. Théodore de Mopsueste (In XII proph., éd. Sprenger) : In Ioelemy 79,
31-80, 4 ; 98, 22-25 ; 100, 1 s. ; In Amos, 143, 22 s. ; In Michaeam, 211, 26-
29 ; 213, 21-23 ; 214, 28-30 ; 216, 30-217, 1 ; In Sophoniam, 298, 14-16 ; In
Aggaeum, 305, 5-6 ; 312, 31-313, 3 ; 317, 17-19 ; In Zachariam, 320, 13-14 ;
371, 21-22 ; 377, 8-10 ; 397, 2-7 ; In Malachiam, 401, 10-11.
79. Si Is 65 est un chapitre particulièrement riche à cet égard, d’autant que
le prologue qui l’introduit, au Livre XVIII, offre sans aucun doute, avec son
commentaire d’Ez 36,1-15 {In Hiezechielem XI : CCL 75,499, 632-500, 664)
-Jérôme renvoie ici du reste à son In Esaiam {ibid.y 500, 653) -, l’exposé le
plus complet sur la question, plusieurs autres chapitres et versets d’Isaïe four­
nissent à Jérôme l’occasion de combattre les thèses millénaristes. Ainsi Is 19,
23 ; 23, 18 ; 30, 26 ; 53, 12 ; 54, 1. 11-14 ; 55, 3 ; 59, 5-6 ; 65, 1 s. 13-14. 20.
21-22. 23-25 ; 66, 20. 22-23. Voir sur ce point, P. Jay, L'Exégèse de saint Jérôme
d'après son « Commentaire sur Isaïe », Coll, des Etudes Augustiniennesy SA 108,
Paris 1985, 322-323.
80. Théodoret, In Dan. : PG 81, 1469B-1485C ; voir notre étude, «Théo­
doret imitateur d’Éusèbe : l’exégèse de la prophétie des ‘soixante-dix semaines’
(Dan. 9, 24-27) », Orpheus{ 1987),p. 283-309 ; Jérôme, qui cite uerbum ex uerbo
! l’interprétation d’Apollinaire, juge bien téméraire sa conjecture concernant
la fin du monde ; selon Apoujnaire, la reconstruction de Jérusalem et du
Temple, au cours de la dernière semaine, serait l’œuvre d’Élie, puis viendrait
l’Antéchrist {In Danielem III : CCL 75A, 878-879). Dn 9, 24 paraît avoir été
assez largement revendiqué par les millénaristes à l’appui de leur thèse ; voir
J. Lataix, « Le Commentaire de saint Jérôme Sur Daniel », Revue d'histoire et de
; littérature religieuses 2 (1897) 271-273.
81. Il est vrai queThéodoret {In Mal. : PG,81,1985CD), en insistant sur la
réunion des Juifs et des Nations en une seule Église (ptav àv:o(pf\v(xi Tt)v èprjv
’ExxXrjaiccv), lors du second avènement du Christ, et sur le fait qu’Élie les aura
alors persuadés d’entrer en communion avec les chrétiens (xoivtovîocv), laisse
peu de place à une interprétation millénariste. La rejet par Jérôme d’une telle
!
!
!
80 apologétique et polémique

Théodore, pense généralement qu’il suffit d’établir que la


prophétie s’est déjà accomplie, notamment avec le retour d’exil,
à l’époque de Zorobabel, ou avec l’Incarnation et l’annonce par
les apôtres du message évangélique aux Nations, pour écarter
l’éventualité d’une telle interprétation. Le rejet du millénarisme
se ferait donc de manière implicite, sans véritable polémique82
.Cette manière de procéder pourrait être le signe que les thèses
millénaristes ne recueillent plus en Orient, aux IVe et Ve siècles,
l’adhésion qu’elles rencontrent encore, en Occident, à l’époque
de Jérôme. Mais cela rend d’autant plus singulières les trois
attaques deThéodoret contre le millénarisme d’Apollinaire.
Or, si l’on ne peut établir, sur ce point, aucun lien entre son
commentaire Sur Aggée et celui de Jérôme, il en va autrement
[175] dans le cas de leurs commentaires Sur Ezèchiel. Jérôme
dénonce en effet, à trois reprises, en commentant les chapitres
d’Ez 36 et 38-39, l’interprétation millénariste que donnent de
ces chapitres les Juifs et des chrétiens « judaïsants »83. Cela
contribue à renforcer l’hypothèse de l’existence d’une tradi­
tion exégétique attachée à ce texte. Pourtant, et c’est là une
autre différence entre sa polémique et celle de Théodoret, ce
ne sont pas les mêmes versets d'Ezèchiel qui la commandent.
Ainsi, le long exposé de la thèse millénariste, fait par Jérôme en
Ez 36,1-15 - qui reprend, pour l’essentiel, celui du prologue du
Livre XVIII de son Commentaire sur Isaïe8*, et nomme, parmi
les représentants de l’erreur, Apollinaire demeure-t-il sans
écho dans le commentaire deThéodoret85. Quant à la prophétie
d’Ez 38-39 sur Gog et Magog, elle provoque à deux reprises

interprétation est ici du reste beaucoup moins appuyé qu’en d’autres passages
de ses commentaires (In Malachiam 4, 5-6 :,CCL 76A, 942, 110-112).
82. De nombreux versets d’Isaïe ou d’Ézéchiel sont ainsi rapportés par
Théodoret, selon le sens historique, à la reconstruction de Jérusalem et du
Temple après le retour d’exil, ou, selon le sens métaphorique et symbolique à
l’Église ou à la Jérusalem céleste. Voir notamment son interprétation d’Is 65,
13 s. (cf. notre édition, SC 315) en un sens qui exclut de facto l’interprétation
millénariste qui s’y était longtemps attachée et à laquelle Théodoret fait peut-
être discrètement allusion en commentant Is 65, 25 (ibicL, 20, 522-527 : « Si
toutefois les Juifs s’attendent à voir ces prédictions se réaliser à la lettre... »)
83. Jérôme, In Hiezechielem XI: CCL 75, 499-500 (Ez 36, 1-15) ; 525,
1476 s. (Ez 38, 1:23) ; 536, 1817 s. (Ez 39,1-16).
84. In Hiezechielem XI : CCL 75, 499-500. Jérôme renvoie du reste expres­
sément le lecteur à son Commentaire sur Isaïe (iuxta quam et Esaiae extremas
partes interpretati sumus).
85. Leur interprétation même de la prophétie diffère. Jérôme signale,___ sans
la reprendre à son compte, semble-t-il, l’interprétation de ceux qui jugent la
prophétie accomplie à l’époque de Zorobabel. C’est en gros la position de
Théodoret (Ez 36, 9-12), pour qui cependant la prophétie d’Ez 36, 13-15 n’a
pas trouve, comme la précédente, son accomplissement, la faute en incombant
aux Juifs (In Ez. : PG 81, 1180C). Il est curieux que ce constat ne le conduise
pas a reluter au moms d’un mot la thèse millénariste.
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 81

chez Jérôme une rapide mise en cause du millénarisme des Juifs


et de chrétiens « judaïsants » (nostri iudaizantes), dont on peut
penser qu’ils sont ceux dont il vient de parler, en commentant
Ez 36, 1-15, mais, dans ce cas encore, les versets d’Ézéchiel qui
commandent sa polémique et celle deThéodoret sont différents.
S’il est probable que ces deux chapitres d’Ézéchiel ont donné
naissance à une double tradition exégétique, millénariste et anti­
millénariste, il est beaucoup plus difficile en revanche d’établir
un lien réel de parenté entre l’interprétation de Jérôme et celle
deThéodoret86.
D’autres différences concernent la manière même dont les
deux exégètes exposent les thèses millénaristes. Jérôme indique
notamment, à plusieurs reprises, le fondement scripturaire que
les tenants de ces théories pensent trouver dans YApocalypse de
Jean, dont ils font une lecture sottement littérale87. Théodoret
n’y fait [176] jamais référence, alors même que l’annonce de
l’invasion de Gog et de Magog en Ez 38-39 semblerait devoir
l’y inviter88 ; mais il est vrai qu’il ne cite jamais YApocalypse et
que l’on ignore le statut exact qu’il reconnaissait à ce texte dans
le canon des Écritures89. D’autre part, alors que Jérôme désigne
presque toujours l’erreur millénariste par des formules qui en
expriment la nature - « les mille ans », « le règne de mille ans »,
« la fable des mille ans », « les millénaristes » ou « les chiliastes90 »,
Théodoret n’utilise jamais de telles expressions, pas même
nous l’avons dit, dans la rubrique qu’il consacre à Apollinaire
dans son Haer. fab91. Il se contente de formules plus générales,

86. L’interprétation historique, donnée par Théodoret, comme par Théo­


dore de l’expédition de Gog, ne semble pas intéresser beaucoup Jérôme. Il pré­
fère visiblement, après avoir écarté l’interprétation millénariste, comprendre,
de manière allégorique, que le prophète parle ici des hérétiques qui se déchaî­
neront contre l’Eglise (In Hiezechiéleni XI : CCL 75, 527, 1515 ; 534, 1737 s. ;
537, 1837 S.-541).
87. Jérôme, In Esaiam : CCL 73-73A, 396,51-52 (Is 30,26) ; 741,15-16 (Is
65, prol.) ; 762, 37-40 (Is 65, 20).
88. A la vérité, dans le commentaires de ces deux chapitres d’Ezéchiel, Jé­
rôme, lui non plus, ne fait pas référence à YApocalypse.
89. Voir notre étude, L’Exégèse, p. 127. Quelle était sur ce point le sentiment
d’Apollinaire ? On serait tenté de penser, sans pouvoir en apporter la preuve,
qu’il ne partageait pas l’espèce de défiance des autres Antiochiens à l’égard de
YApocalypse (cf. n. 57).
90. Vg. In Esaiam (CCL 73-73A) 19, 23 (ad mille annos) ; 23, 18 (in mille
annis, de mille annorum beatitudine) ; 30,26 (mille quoquc annorum fabulam) ; 53,
12 (in mille annis) ; 54, 1. 11-14 (id.) ; 55, 3 (xiXiaoxàç) ; 59, 5-6 (escas mille
annorum) ; 65, 1 (mille annorum fabulam, milliard nostri) ; 65, 13-14 (xoXiaoTCU,
in mille annis) ; 65 20 (in mille annorum regno) ; 65,23-25 (id.) ; 66,20 (mille an­
norum delicias) ; 66, 22-23 (xiXiacrcat, in mille annis) ; In Hiezechielem 36, 1-15
(in mille annorum regno) ; 38, 1-23 (post mille annorum regnum) ; 39, 1-16 (id.).
91. Cf. supra, n. 13 et 14. Dans ce qui reste de l’œuvre d’Apollinaire, on ne
trouve pas non plus mentionnée cette durée de mille ans (cf. dans ce volume,
la contribution d’E. Prinzivalu, « Il millenarismo in Oriente... », p. 142).
82 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

« les derniers jours », « la consommation du siècle présent ».


De même encore, à la différence de Jérôme, qui dénonce avec
insistance, et avec une certaine complaisance, la croyance en un
règne de mille ans qui serait une espèce de retour à l’âge d’or,
où l’on jouirait en abondance de tous les biens de la terre et de
tous les plaisirs charnels,92 Théodoret ne fait jamais la moindre
allusion à cette croyance millénariste, en dehors encore de la
rubrique qu’il consacre à Cérinthe dans son [177] catalogue
des hérésies93. Enfin, la croyance millénariste en la descente sur
terre de la Jérusalem céleste, dont Jérôme fait mention dans son
Commentaire sur Ézêchiel94, ne trouve, elle non plus, aucun écho
dans celui de Théodoret.
Jérôme et Théodoret s’accordent, en revanche, pour mettre
en évidence les origines juives du millénarisme chrétien,
comme pour en souligner d’emblée le caractère d’erreur95.
Mais la manière dont s’organise leur discours montre bien que
la polémique antijuive n’est pas ici pour eux une priorité : ce
sont des chrétiens, séduits par les « fables des Juifs » - les « nostri
iudaizantes » de Jérôme - qu’il faut convaincre de leur erreur.
D’autre part, tout en présentant la reconstruction de Jérusalem
et du Temple comme un élément fondamental de la croyance

92. In Esaiam (CCL 73-73A) 23, 18 (de mille atinorum beatitudine) ; 30, 26
(de montibus et collibus, iuxta fabulas poetarum et Satumi aureum saeculum,lactis
riuos luere, et de arborum foliis stiUare mella purissima) ; 53, 12 (auream Hierusa-
lem, saturentur, inebrientur et surgant ludere) ; 54, 1 (desiderio uoluptatum) ; 54,
11-14 (exquisitos cibos gulae ac luxuriae praeparantes, nuptias, manducemus et
bibamus) ; 55, 3 (opum abundantiam et delicatos cibos et crassitudinem corporis,
phasidesque et fartos turtures, mulsum, merum, uxorum pulchritudinem, examina
liberorum) ; 59, 5-6 (escasr, deliciis, cibum) ; 65,1 (terrenas uoluptates, uxorum pul­
chritudinem, numerum liberorum, gulosis Iudaeis, corporibus uoluptates, camalibus
desideriis, opum abundantia) ; 65, 13-14 (auream atque gemmatam in terris Hie-
rusalem, nuptias, partus, epularum delicias, amant terram, ciborum abundantiam,
gulaeque ac uentris ingluuiem, ea quae sub uentre sunt quaerant, manducemus et
bibamus) ; 65, 20 (paratis opibus) ; 65, 23-25 (beatitudo) ; 66, 20 (mille annorum
delicias, equos et quadrigas, et rhedas et lecticas, etc.) ; 66, 22-23 (quia omnia
nascantur in omnibus locis) ; In Hiezechielem 36, 1-15 (rerum omnium felicitatem,
beatitudinem uentri et gutturi).
93. Haer.fab. II, 3 : PG 83,389 C (xal ppûotv xal 7rôoiv à)vapo7tôXyjae. xal
(pLXrjôovtaç ècpavràoôrj xal yapouç xal Buoi'aç xal èopxàç èv 'IepooaaXvîp
•teXoojiévaç) ; cf. aussi V, 21, ibid., 520C (tyjv (pOeipopévyjv x^15y]v xal iàç
aXXaç rjÔD7ta9etaç). C’est peut-être le signe qu’Apollinaire ne partageait pas
davantage cette espérance d’un bonheur terrestre et charnel, ou qu’il ne lui
accordait pas une aussi grande importance que les millénaristes des siècles
précédents.
94. In Hiezechielem XI (36, 1-15) : CCL 75 A, 500, 654-656 (neque... gem­
matam et auream decaelo expectamus Hierusalem) ; cf. aussi In Esaiam CCL 73A,
692, 17 s. A la vérité, cette mention d’une Jérusalem descendue du ciel est
rare chez Jérôme, qui parle plutôt d’ordinaire d’une reconstruction terrestre
de Jérusalem.
95. L insistance sur ce point est plus grande encore chez Jérôme que chez
Théodoret, chaque fois qu’il combat une interprétation millénariste.
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 83

millénariste, tous les deux insistent plus encore sur l’aberration


que représente la croyance dans le rétablissement des pratiques
et du culte selon la Loi96.
Cela dit, il existe une différence sensible dans la manière
dont les deux exégètes conduisent leur polémique. Si Jérôme
dénonce plus souvent et de façon plus complète que Théodoret
les thèses millénaristes, il s’en tient généralement, à la différence
de ce dernier, à un simple exposé polémique, sans s’attacher
beaucoup à leur réfutation. Il lui suffit de tourner en ridicule
ces croyances pour en montrer la vanité. Parfois pourtant, sans
renoncer à l’arme de l’ironie, qu’il manie avec talent, il développe
une véritable argumentation pour les rejeter. Ainsi en Is 65,
13-15, s’applique-t-il à montrer que l’espérance millénariste
de nourritures charnelles dans le règne de Dieu prouve seule­
ment que ces « chiliastes » ont enten[178]du sottement au sens
littéral quantité de déclarations scripturaires, où il est question
de « pain » et de « boisson », alors qu’il s’agissait de pain et de
banquet spirituels97 !
En définitive, Théodoret nous paraît souvent plus proche de
Basile et d’Épiphane que de Jérôme, dans son argumentation
contre les thèses millénaristes d’Apollinaire. Ainsi Épiphane
souligne-t-il, lui aussi, l’absurdité qu’il y aurait à imposer
aux croyants, après la résurrection, l’obligation d’observer les
prescriptions de la Loi, et notamment la circoncision, dans la
mesure où la Loi était incapable de conduire à la perfection
et n’avait qu’un rôle pédagogique98. Il est donc aberrant de
prétendre qu’on aurait de nouveau besoin d’un tel pédagogue,
après avoir obtenu du Christ la perfection, et il faut bien de
l’audace pour imaginer que l’Ancien Testament puisse être remis
en usage (etç xP^atv)a tandis que le Nouveau serait atteint de
vétusté (eiç 7rotXcua>aiv)99. Basile dénonce lui aussi l’absurdité
de ce retour au passé, mais en tirant argument, comme le fait à

96. Jérôme l’évoque presque toujours par la triple mention de la circonci­


sion, des sacrifices sanglants et du sabbat : v.g. In Hiezechielem XI (CCL 75)
36, 1-15 (500, 656-657 : nec rursum passuri circumcisionis iniuriam nec oblaturi
taurorum et arietum uictimas nec sabbati otio dormiemns) ; In Esaiam (CCL 7 3 A)
53, 12 (ut uictimas immolent et circumcidantur ut in sabbato sedeant) ; 54, 11-14
(et circumcisionis iniuriam, et uictimarum sanguinem, et perpetuum sabbatum) ; 65,
1 (hostiarum sanguinem, otium sabbati, circumcisionis iniuriam).
97. In Esaiam XVIII : CCL 73A, 756, 18 s. L’absurdité de l’interprétation
littérale est prouvée par le fait que les saints eux mêmes, au cours des persé­
cutions, sont morts de faim (argument historique). Voir aussi l’absurdité à la­
quelle çonduit l’interprétation littérale des millénaristes en Is 65,21-22. 22-23.
98. Epiphane, Panarion 77, 37 (GCS 37, 449, 22 s. = PG 42, 697AB) ;
comme Théodoret, il cite Ga 5, 4.
99. Ibid., 77, 38, 451, 8-14 (pexà ttjv tou Xpicrroü teAcudoiv TtâXtv
TtaiÔaycoYOÜ xpria).

84 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

son tour Théodoret, de l’exégèse typologique chrétienne100 : la


restauration du culte selon la Loi, telle que l’envisage Apollinaire,
conduirait à reconnaître aux figures une importance plus grande
qu’à la vérité, autrement dit cette inversion des perspectives
historiques aboutirait à l’abolition des dogmes chrétiens au
profit des prescriptions de la Loi101. En revanche, l’impossibi­
lité qu’il y aurait pour les Juifs à concilier le culte rendu dans
le Temple avec celui célébré dans les Églises chrétiennes est
un argument qui semble appartenir en propre à Théodoret. A
cela rien de surprenant, puisque, pour Basile et Épiphane, ce
sont tous les chrétiens, et non seulement ceux issus du [179]
judaïsme, qu’Apollinaire prétend soumettre à l’observance de
la Loi.

Conclusion

Sur les fondements scripturaires du millénarisme, l’apport de


Jérôme est sans conteste plus important que celui de Théodoret.
En réalité, la seule information vraiment originale, fournie par
ce dernier, concerne l’interprétation millénariste de la prophétie
d’Aggée ; sur celle des oracles d’Ézéchiel relatifs à l’expédition de
Gog et de Magog, il ne fait que confirmer l’information donnée
par Jérôme. Il la précise pourtant, en nous permettant d’affirmer
qu’Apollinaire est bien l’un de ceux que Jérôme désigne comme
« les héritiers de la tradition juive et les disciples de leurs fables
sans fin102 ».
L’apport de Théodoret à notre connaissance du milléna­
risme d’Apollinaire est également modeste. Mais, sur un point
au moins, la présentation qu’il en fait, contredit les affirmations
de Basile et d’Épiphane. Selon eux, Apollinaire aurait prétendu
imposer à tous les chrétiens, sans distinction, durant ce règne de
mille ans, l’obligation d’observer la Loi juive ; pour lui, il n’aurait
soumis à cette obligation que les chrétiens d’origine juive. Il est

100. Basile, ep. 265. Si Basile cite un plus grand nombre de figures que
Théodoret, certaines expressions sont très voisines : « Retournant au passé
il promet la restauration du Temple, l’observance du culte légal, un pontife
figuratif après le vrai pontife, des victimes pour les péchés après l'Agneau de Dieu
qui a ôté le péché du monde, des baptêmes partiels après l’unique baptême, des
cendres de génisse pour asperger l’Église... des pains de propositions après le
pain qui est descendu du ciel, des lampes ardentes après la vraie lumière » (trad.
Y. Courtonne ; c’est nous qui soulignons).
101. Ibid. Cela aboutirait, déclare Basile dans sa Lettre 263,4, à transformer
les chrétiens en Juifs (ôXcoç ànà Xpicmavûv ’louôcdooç Yevnoea9a0.
102. In Hiezechielem XI: CCL 75, 536, 1817-1818; voir aussi ibid.s 525,
1476-1477 (Iudaei et nostri iudaizantes).
THÉODORET ET LE MILLÉNARISME D’APOLLINAIRE 85

tentant de faire crédit à Théodoret sur ce point. On voit mal, en


effet, pourquoi il aurait, sans raison, prêté à Apollinaire l’idée
d’une telle distinction, quand l’accuser de vouloir transformer
les chrétiens en Juifs était un argument polémique beaucoup
plus fort. En outre, une fois au moins dans ses commentaires,
Jérôme nous apprend que les millénaristes réservaient aux
chrétiens d’origine juive cette observance de la Loi103. On peut
seulement regretter qu’il ne précise pas davantage leur identité,
mais cela invite malgré tout à considérer avec attention l’infor­
mation fournie par Théodoret.
D’autre part, comme Théodoret ne fait aucune allusion, dans
sa réfutation d’Apollinaire, à la croyance millénariste en une vie
de plaisirs charnels et de bonheur voluptueux, on peut supposer
[180] qu’Apollinaire insistait peu sur ce point, bien qu’Épiphane
lui reproche d’avoir partagé cette croyance104.
Enfin, la présence de cette polémique antimillénariste dans
les commentaires de Théodoret permet de penser que des
chrétiens, au Ve siècle, en Syrie et dans la région d’Antioche, où
les Juifs étaient nombreux et le souvenir d’Apollinaire toujours
présent, étaient encore nombreux à partager cette croyance.
La réfutation du millénarisme n’occupe pourtant qu’une place
restreinte dans son œuvre exégétique, preuve selon nous qu’elle
n’est plus pour lui une priorité. Il se peut du reste que cette
polémique relève en partie d’une tradition exégétique, dans le
cas notamment de la prophétie d’Ézéchiel. Elle ne nous paraît
pas cependant totalement étrangère au débat christologique qui
agite l’Eglise au Ve siècle et dans lequel Théodoret s’est trouvé
personnellement engagé. Elle est sans aucun doute indirecte­
ment un moyen de contester la doctrine de l’Incarnation, dont
Cyrille s’est fait contre Nestorius le défenseur et à laquelle
les Orientaux trouvent un fort relent d’apollinarisme. Or, si
Apollinaire a pu soutenir des fables aussi ridicules que le millé­
narisme et chercher à leur donner un fondement scripturaire,
que doit-on penser de ses « inventions » relatives à l’Incarna­
tion ? L’exégète condamne le théologien et réciproquement.
Dans cette perspective, on comprend mieux peut-être pourquoi
103. In Esaiam (Is 53, 12) : CCL 73A, 597, 31-32 (et ueteris legis caeremo-
nias in Ecclesia Christi a stirpe credentis Israël asserunt esse seruandas). Cette re­
marque pourrait donc corroborer la présentation faite par Théodoret de la
thèse d’Apollinaire et inviter du même coup à mettre en doute l’information
donnée par Basile de Césarée et par Épiphane, selon laquelle Apollinaire aurait
envisagé de soumettre tous les chrétiens à cette obligation.
104. Panarion 77, 38 (GCS 37, 450, 9 s. = PG 42, 697C) : ÂXXà cpTjoiv ôrt
7tpû-rov pèv èv xfl xi^l0VTaeyiptôi. tcûv tpuoixûv [!ETocXap6cxvopev rjôéoiv
aveu xapocTOu xat Xo7tr]ç. Mais, pas plus que Théodoret, Basile ne fait grief à
Apollinaire d’avoir soutenu cette affirmation.
86 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

Théodoret, à la différence de Basile ou d’Épiphane, n’émet


jamais le moindre doute sur la réalité des erreurs attribuées à
Apollinaire ou à ses disciples.
Annali di Storia delVEsegesi 17/1 (2000), p. 9-45

25

ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE
EN MILIEU ANTIOCHIEN
A PARTIR DU IIe SIÈCLE

Introduction

Si l’on excepte la Didachè, les Lettres d’Ignace d’Antioche et


les trois livres A Autolycus de Théophile, les documents d’origine
antiochienne1, permettant d’apprécier l’importance accordée
aux questions touchant l’eschatologie, sont rares au cours des
deux premiers siècles. Même en rattachant artificiellement à la
mouvance antiochienne les écrits du philosophe et martyr Justin,
en prenant prétexte de ses origines palestiniennes2, la documen­
tation n’en resterait pas moins fort limitée pour juger de l’intérêt
réel porté à la question des fins dernières dans les premières
communautés chrétiennes. Néanmoins ces écrits laissent déjà
entrevoir quelques-uns des fondements scripturaires sur lesquels
semble s’être appuyée très tôt, puis développée, l’attente escha-
tologique en milieu chrétien.
Il faut en réalité attendre le IVe siècle pour disposer d’une
documentation plus large. Non que les préoccupations escha-

1. Les spécialistes ne s’accordent pas tous sur le lieu d’origine de la Didachè.


Plusieurs critiques à la suite de Harnack situent sa composition en Egypte ; il
paraît toutefois préférable de penser qu’elle est originaire de Syrie occiden­
tale, où l’on parlait grec, sans qu’il soit pour autant possible d’en faire une
œuvre proprement antiochienne. De fait la tradition paulinienne et lucanienne
lui est étrangère et Ignace d’Antioche paraît en ignorer l’existence. Voir sur
le sujet l’Introduction de W. Rordof et A. Tuilier à leur édition de La Doctrine
des douze apôtres (Didachè), SC 248 bis (1998), p. 97-99. L’expression * docu­
ments d’origine antiochienne *, que nous utilisons ici, doit donc s’entendre en
un sens large.
2. Sans qu’il soit question de faire de lui un « antiochien », il peut être ici
intéressant de souligner à grands traits, comme en contrepoint, les fondements
scripturaires de son eschatologie.
88 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

tologiques tiennent une place centrale dans la réflexion que


mènent, à partir de rÉcri[10]ture, les auteurs antiochiens des
IVe et Ve siècles, à l’exception peut-être de Jean Chrysostome.
Mais elles sont suffisamment présentes dans leur exégèse, leur
enseignement dogmatique et leur prédication, pour que l’on
puisse dégager les traits essentiels de leur discours sur Veschaton
et montrer comment il s’articule étroitement autour d’un petit
nombre de textes scripturaires.
Nous laisserons ici de côté la question du millénarisme,
sujet d’une précédente rencontre3, même si, avec Apollinaire de
Laodicée, elle conserve encore, au IVe siècle, en milieu antio-
chien, une certaine actualité et exerce vraisemblablement, sur
une partie au moins de la communauté chrétienne de Syrie,
un réel pouvoir de séduction. De fait, le relatif silence de nos
sources ne permet pas de dire avec certitude que la question du
millénarisme était alors devenu un problème marginal. Il suffi­
rait, pour s’en persuader, de voir Théodoret de Cyr, au siècle
suivant, procéder à plusieurs reprises à une vigoureuse réfuta­
tion des thèses millénaristes d’Apollinaire4.
Cette question mise à part, la manière dont les Antiochiens
traitent des fins dernières, presque toujours en dépendance
étroite d’un nombre limité de textes scripturaires, donnant
lieu le plus souvent à une simple paraphrase plutôt qu’à de
véritables spéculations, aboutit chez eux à une relative unifor­
mité. D’un auteur à l’autre, la représentation des fins dernières
et de l’au-delà, à quelques nuances près, se révèle identique5.
Il est donc relativement aisé, dans ces conditions, de dégager
les fondements scripturaires de l’eschatologie chrétienne, telle
qu’elle semble s’être constituée dès l’origine, avec ses trois
grandes composantes : la Parousie, la résurrection générale et le
jugement dernier.
Ce discours eschatologique, dont le schéma général varie
peu, même si l’accent n’est pas mis à égalité sur chacun des trois
thèmes6, doit encore répondre à toute une série de questions,
3. Voir II Millenarismo crisiiano e i suoi fondamenti scritturistici (recueil d’ar­
ticles), Annali di Storia dell’Esegesi 15/1(1998).
4. Sur la question, voir J.-N. Guinot, «Theodoret et le millénarisme d’Apol­
linaire », ASE 15/1(1998)153-180.
5. Il serait sans aucun doute intéressant d’élargir l’enquête à d’autres
« écoles » ou ères géographiques pour voir si la représentation des fins der­
nières diffère véritablement d’un milieu à l’autre, ou si le corpus de textes
scripturaires qui la fonde, identique pour tous à quelques exceptions près
- YApocalypse de Jean notamment -, ne conduit pas nécessairement à une vi­
sion relativement uniforme de Veschaton.
6. Le discours touchant la résurrection des corps l’emporte généralement
sur ceux relatifs à la fin du monde ou la rétribution, notamment dans les écrits
catéchétiques et doctrinaux. Voir infra.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 89

souvent devenues elles aussi traditionnelles : Quelle est la date


de la Parousie ? Comment concevoir l’enfer et le ciel ? Où
séjournent les âmes dans l’attente de la résurrection des corps ?
Quel sera l’état des corps ressuscités ? Peut-on ou non quelque
chose pour les défunts ? Naturellement ces questions ne [11]
sont pas toujours aussi clairement formulées, et les réponses,
nous le verrons, manquent de netteté, quand l’Écriture ne
fournit pas des éléments de solution suffisants.
Pour rendre compte des différents aspects du discours
eschatologique antiochien, nous avons accordé dans cette étude
une place centrale aux représentations de l’au-delà chez Jean
Chrysostome. Son activité pastorale le conduit, en effet, plus
que tout autre à mettre sous les yeux des chrétiens d’Antioche la
vision des fins dernières. Mais cette vision ne diffère pas fonda­
mentalement - il suffira de le souligner à partir de quelques
exemples - de celle de Théodore de Mopsueste ou deThéodoret.

I. Attente eschatologique et foi


chrétienne du Ier au IVe siècle

1. Le discours eschatologique de la Didachè


La rareté des documents, redisons-le, empêche de se faire
une idée précise de la manière dont s’est exprimée l’attente
eschatologique en milieu antiochien, au cours des trois premiers
siècles, et de connaître avec certitude les textes scripturaires qui
la fondaient. Dès l’origine pourtant, cette attente est affirmée
comme un élément constitutif de la foi chrétienne, au témoi­
gnage même de la Didachè. Le chapitre 16 qui lui sert de
conclusion7, dans un style très proche du style évangélique et de
la tradition de l’apocalyptique juive, présente déjà les principaux
éléments du discours eschatologique, tel qu’il sera développé
par la suite : l’incertitude sur le moment de la Parousie, les
signes annonciateurs de la fin du monde - les faux prophètes,
les conflits, l’apparition de l’Antéchrist -, la venue du Seigneur
sur les nuées du ciel, la résurrection des morts8 et le jugement
dernier. La présence de ce dernier élément, aujourd’hui absent
7. La Doctrine des douze apôtres ou Didachè : SC 248bis (1998), éd. W. Ror-
dorf et A. Tuilier.
8. La résurrection des morts, telle que l’envisage la Didachè, en citant
Za 14, 5 {Le Seigneur viendra et tous les saints avec /mi), n’est pas celle de tous
(àvdaraatç tûv vexpûv, où 7tdtvr(0v ôé), mais seulement celle des « saints »,
peut-être promis au régné de mille ans. Sur cette probable conception milléna­
riste, voir SC 248 bis ad loc.
P

90 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

de la Didachè, dont le manuscrit est mutilé sur la fin, est certaine,


comme le prouve la paraphrase fidèle que donnent du texte les
Constitutions apostoliques, dont il est inutile de rappeler l’origine
antiochienne9. Il est, du reste, intéressant de noter qu’on ne
voyait, au IVe siècle, aucune difficulté à exprimer l’attente escha-
tologique [12] dans des termes identiques à ceux qui étaient
utilisés deux siècles plus tôt. Cela tient sans doute au fait, et
c’est ici ce qui nous intéresse, que le texte de la Didachè offre une
parenté évidente avec le discours eschatologique de Mt 24-25,
dont on pourrait même croire qu’il fournit une paraphrase assez
libre10. En réalité, nous le savons, les rapports qu’entretiendrait
la Didachè avec les écrits néotestamentaires et notamment les
Évangiles synoptiques sont une question complexe qui divise
toujours les spécialistes. Malgré les similitudes et les paral­
lèles que l’on peut établir avec YEvangile de Matthieu, tel qu’il
est transmis dans la tradition canonique, on ne relève dans la
Didachè aucune citation d’un texte néotestamentaire. La position
défendue parW. Rordof et A. Tuilier, dans leur édition de 1978,
n’a pas vraiment été, selon eux, remise en cause par des travaux
postérieurs : la Didachè ne connaît pas YÉvangile de Matthieu,
mais les deux textes paraissent « prolonger isolément une tradi­
tion apocalyptique juive qui leur est commune »n.
Cela dit, il convient de souligner cette parenté d’inspiration
entre le chapitre 16 de la Didachè et le chapitre 24 de YÉvan­
gile de Matthieu, dans la mesure où ce dernier sera, au moins à
partir du IVe siècle, mais sans doute bien avant, même si nous ne
pouvons plus le vérifier, l’un des textes scripturaires essentiels,
sur lequel l’ensemble de la tradition patristique antiochienne
fondera sa vision eschatologique.

2. L’eschatologie d’Ignace d’Antioche


L’eschatologie d’Ignace d’Antioche, telle que permettent
de l’appréhender ses Lettres d’exil, adressées aux communautés

9. Voir Constitutions apostoliques VII, 31, 5-32, 5 : SC 336. Le manuscrit de


la Didachè s’interrompt avec l’annonce de la venue du Seigneur sur les nuées
du ciel, mais CApVII, 32, 5 permet sans aucun doute de se faire une idée assez
exacte de sa conclusion.
10. On trouvera, signalés en note, dans l’édition de W. Rordorf et A.Tliilier
(SC 248 bis), les diverses références et parallèles que l’on peut entrevoir entre
chacun des éléments de cette exhortation eschatologique et Mt 24. Il paraît, en
revanche, impossible de voir, dans le début du chap. 16, comme certains cri­
tiques l’ont prétendu, une citation explicite de Le 12, 35-40 : ce serait la seule
citation de cet Évangile dans toute la Didachè. Mieux vaut donc, ici encore,
établir un parallèle avec Mt 24,42.44 ; voir à ce sujet, SC 248 bis, 89-90.
11. Pour un status quaestionis, voir les analyses de W. Rordorf et A. Tuilier,
SC 248bis, 83-91.230-232 (* Analyse critique »)•
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 91

des Églises d’Asie dont il avait reçu les délégations durant son
séjour à Smyrne auprès de l’évêque Polycarpe, présente un
caractère assez nettement différent du discours apocalyptique
de la Didachè ou de Mt 24-25. Du reste, les notations relatives
à Yeschaton sont rares dans ces Lettres, où Ignace insiste avant
tout sur la nécessité, pour chacune de ces communautés, de
vivre dans l’unité de la foi autour de leur évêque et de son
presbyterium. A quelques reprises néanmoins, il évoque la
fin des temps, la résurrection et la perspective d’un jugement
pour la vie éternelle ou pour la condamnation. Jamais pourtant
on n’a affaire à un véritable discours eschatologique. Ainsi,
dans sa Lettre aux Ephésiens, l’affirmation : « Ce [13] sont les
derniers temps » (XI, 1 : zo%cctoi xatpoi) doit-elle s’entendre
au sens qu’ont des expressions comparables en 1 Jn 2, 18 ou
en He 1,2 et non comme une annonce directe de la Parousie,
même si son imminence ne fait aucun doute pour Ignace et si
l’évocation de la « colère à venir » (cf. Mt 3, 7) paraît y faire
référence. Ces « derniers temps » désignent donc à proprement
parler l’intervalle qui sépare la première venue du Christ de son
retour. C’est pourtant bien dans une perspective eschatologique
qu’Ignace évoque la résurrection et le jugement, lorsqu’il parle
de « condamnation » (xptpoc) à redouter (ibid.)3 de la possibilité
d’« aller au feu inextinguible » (XVI, 1 : eiç xô m>p acrôeaxov),
d’« être emmené en captivité loin de la vie qui attend le chrétien
fidèle » (XVII, 1 : pyj odxpotAümoy) ôpâç èx tou 7rpoxetpévoü
Çfjv), ou inversement lorsqu’il exhorte ses correspondants à être
« trouvés dans le Christ pour entrer dans la vie véritable » (XI, 1),
c’est-à-dire « la vie éternelle » (XVIII, 1 ; XIX, 3), ou, pour le
dire autrement, à « être trouvés jusqu’à la fin (eiç xeXoç) dans
la force de la foi » (ibid., XTV, 2). L’existence d’une résurrection
générale, fondée sur la passion et la résurrection du Christ, est
encore affirmée à plusieurs reprises au cours de ces Lettres12,
comme aussi celle d’un jugement13.

12. Voir, par ex., Aux Tralliens IX, 2 : « C’est son Père qui l’a ressuscité, et
c’est lui aussi, le Père, qui à sa ressemblance nous ressuscitera en Jésus-Christ,
nous qui croyons en lui, en dehors de qui nous n’avons pas la vie véritable *
(trad. P.T. Camelot : SC 10 bis) ;Aux SmymiotesV, 3 (« croire à la passion qui
est notre résurrection ») ; A Polycarpe II, 3 : « Le prix (d’une vie chrétienne
et du martyre), c’est l’incorruptibilité et la vie éternelle (àcpSapoia xal Çwyj
odcovioç) ; dans cette même lettre, la mention « au jour de la résurrection *
(VII, 1 : èv tîJ ocvocomasi), si le texte était parfaitement sûr (mais l’existence
d’une variante èv air^oet laisse planer une certaine incertitude), serait la ma­
nière la plus explicite de toutes celles qu’offrent ces Lettres pour désigner le
jour de la Parousie.
13. Aux SmymiotesVl, 1 : existence d’un châtiment même pour les êtres cé­
lestes, les anges et les archontes qui, comme les docètes, douteraient de la réa­
lité de la chair du Christ. Voir aussi la Lettre aux Philippietis VII, 1 (SC 10 bis)
92 apologétique et polémique

Toutefois, l’originalité de l’eschatologie d’Ignace et sa véritable


dimension ne sont pas à chercher, nous semble-t-il, dans ces
allusions épisodiques à une fin du monde qui doit advenir et
s’accompagner pour chaque individu de la récompense ou
du châtiment14. Elle consiste avant tout, pour reprendre une
expression qui est un des leitmotive de ses lettres, à « rencontrer
Dieu», à le « trouver » (tou 0eoû èmxuxeïv) pour vivre
pleinement en lui de sa vie15. Or cet eschaton, auquel Ignace [14]
aspire et espère parvenir par le martyre, qui fera enfin de lui un
disciple parfait16, est déjà en partie réalisé dans l’eucharistie, par
la participation au corps et au sang du Christ : elle est le « remède
d’immortalité » (àvrtôoroç tou prj ànodavzïv)17, l’assurance
déjà donnée de l’incorruptibilité18, la condition même de la
résurrection dont elle est en quelque sorte l’anticipation19. Cette
manière de concevoir l’eschatologie comme une participation à
la vie même de Dieu par l’union à la mort et à la résurrection
du Christ renvoie assez directement à des thèmes pauliniens.
Pourtant, sans nier que la vision eschatologique d’Ignace
d’Antioche s’enracine dans un substrat néotestamentaire, ses
fondements scripturaires n’en sont jamais vraiment apparents et,
encore moins, explicites. Sa conception de l’eschatologie résulte

de Polycarpe : contre les docètes qui non seulement nient la venue du Christ
dans la chair et la réalité de sa passion, mais nient également l’existence de la
résurrection et du jugement ([rijTE ctvàoxaoiv jrrçTC xpÊoiv).
14. Voir encore en ce sens la lettre Aux Magnésiens V, 1 : « Car les choses
ont une fin (xéXoç toc 7rpaYpocxa è'xet) et voici devant nous, toutes deux égale­
ment, la mort et la vie et chacun doit aller à son lieu propre »..
15. Avec de légères variantes, on relève cette formule dans ses lettres
Aux Magnésiens I, 2 (0eoü xeuÇ6[ie9a), Aux Tralîiens XIII, 3 (ôxav 0eoü
è7UTÙya>), Aux Romains I, 1 (xoü OeoD èmxuxElv). IV, 1 (0soü £7UTi>xelv).
V, 2 (iva ’lrjooü Xmoxoü è7uxüxco). VI, 1 (à7to9avEîv eIç Xpiaxôv ’lyjaoûv).
2 (tôv xoü 0eoü ÔéXovxcc EÏvai), A Polycarpe II, 3 (eIç tô Ôeoü èruTUYElv).
VI, 1 (tô pépoç y^vocxo oxeîv èv 0E(S). VU, 1 (eocvttep ôtà xoü nadzïv 0eoü
è7UTÔXto). On songe à la formule d’Augustin : « Dieu lui-même après cette vie
sera notre lieu » (Enarr. in Ps 30, sermo 3, 8, PL 36, 252 : Ipse post hanc uitam
sit locus noster), ou à la réplique de Sœur Constance dans les Dialogues des
Carmélites (4e Tableau, scène 10) de G. Bernanos : « Nous ne pouvons tomber
qu’en Dieu ».
16. Le thème est plusieurs fois repris dans ses lettres : seul le martyre, en
Punissant à la passion et à la résurrection du Christ, à sa chair et à son esprit,
c’est-à-dire à son humanité et à sa divinité, union que réalise déjà l’eucharistie
s,ur im autre mode, fera d’Ignace un « disciple » accompli en Jésus-Christ : Aux
Ephésiens I, 2 (iva Ôtà xoü èmxuxeîv ôuvr)9ü |ia9r)xr|ç Etvat). III, 1 (Nüv yàp
àpxr]v èxw xoü pcc9rjreüEo9cu), Aux Romains IV, 2 (Tôxe ëoopou pa9rfxr)ç
àXrj9côç ’Iyjooü Xptaxoü). V, 3 (Nüv apxopai jictürjrrjç EÏvai) ; voir encore,
dans le même sens, Aux Romains VI, 2 (èxeï 7tccpctYEVôpevo<; avüpcoTtoç
ëoouai). ,
17. Aux Ephésiens XK, 2.
18. Aux Romains VII, 2.
19. Aux Smymiotes VII, 1 : ceux qui, à l’exemple des docètes, s’abstien­
draient de l’eucharistie, la chair du Christ mort et ressuscité, compromettraient
leur propre résupection ; par conséquent, « il leur serait utile, écrit Ignace, de
pratiquer Yagapè (= eucharistie) pour ressusciter eux aussi ».
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 93

sans aucun doute beaucoup plus de sa méditation sur le mystère


de l’unité du chrétien avec Dieu, grâce à sa communion d’esprit
et de chair avec le Christ, que d’une réflexion qui se fonderait
sur des versets précis de l’Écriture. En ce sens, pourrait-on dire,
sa vision de l’eschaton relève avant tout de l’expérience mystique.

3. Théophile d’Antioche et la résurrection de la chair


Celle que présente l’apologie de la religion chrétienne,
adressée par Théophile d’Antioche à Autolycus, tient tout entière
dans l’affirmation de la résurrection des morts20. Cela n’est pas
pour surprendre : le thème est central dans le discours de tous
les apologistes de la première génération, car l’idée même de la
résurrection des corps heurte au plus haut point la mentalité
grecque21. Des images dont se sert [15] Théophile pour faire
comprendre à Autolycus que cette croyance en la résurrection de
la chair n’est pas déraisonnable, l’une au moins semble un écho
assez fidèle de 1 Co 15, 37 et de Jn 12, 24 : celle du grain semé
en terre, qui meurt et se corrompt, avant de revivre et de donner
naissance à un épi22. Plus indiscutable encore est la référence
à 1 Co 15, 53 et 2 Co 5, 4 dans les lignes qui introduisent ce
discours sur la résurrection23 : elles contiennent l’affirmation
de foi qu’après la mort, l’homme dépouillera sa condition
mortelle pour revêtir l’incorruptibilité, que sa chair ressuscitera
immortelle, en même temps que son âme -Théophile paraît
donc considérer que l’âme n’est pas immortelle par nature -,
et qu’alors il verra Dieu. Théophile laisse entendre en outre que
cette vision de Dieu serait en rapport avec les mérites de chacun
(xoctoc ocÇiav)24. On pourrait voir encore une autre réminiscence

20. Théophile d’Antioche, Trois livres à Autolycus I, 7-13 : SC 20.


21. La difficulté à admettre la résurrection des corps n’est pas seulement
celle des Grecs ou des gnostiques, qui jugent la chair mauvaise et font du corps
la prison de l’âme (aôpa/crrjiioc), et contre lesquels Athénagore (Sur la résur­
rection des morts), Irénée (Contre les hérésies V), Tertullien (De resurrectione,
Contre Marcion), Origène (Contre CelseW, 14), etc. ont eu à défendre cet article
du dogme. Elle est parfois tout autant celle de fidèles chrétiens, hellénisés ou
non, dont Augustin ou Jean Chrysostome au iv* s., et encore Théodoret de
Cyr au v* s. tentent de dissiper les doutes et de conforter la foi. Dans le dis­
cours eschatologique en tout cas, nous aurons à le redire, l’affirmation de la
résurrection des corps joue un rôle fondamental, car elle engage l’idée même
de rétribution. Rappelons enfin que Théophile, d’après Eusèbe, a composé
un Contre Marcion et un Contre Hermogène, aujourd’hui perdus ; les idées qu’il
devait y développer sur l’origine du mal et de la matière le conduisaient pro­
bablement à traiter de la résurrection de la chair et peut-être, plus largement,
des fins dernières.
22. Théophile, .4 Autolycus I, 13.
23. Théophile, A Autolycus I, 7 (SC 20, 74-75).
24. Théophile, A Autolycus I, 7 (SC 20, 74-75). L’obtention de la vision
de Dieu, selon Théophile, est conditionnée à une vie « pure, pieuse et juste *.
L’expression xaxà àÇictv est peut-être à mettre en rapport avec le èv tg> tÔicp
w

94 apologétique et polémique

de ICo 15,35 dans la manière dont l’apologiste entreprend


de combattre le refus de son correspondant de croire en la
résurrection des morts : « Mais tu ne crois pas que les morts se
réveillent25. » Même en l’absence de toute citation explicite, la
référence à 1 Co 15 pour fonder le dogme de la résurrection de
la chair paraît donc hautement probable.
Dans ces chapitres toutefois, Théophile ne précise aucune­
ment qu’il s’agit de la résurrection générale à la fin des temps,
et il n’est fait aucune mention, même voilée, de la Parousie.
On ne saurait guère douter pourtant que la résurrection dont
il parle est celle qui s’opérera avec le retour du Christ. Est-ce
parce qu’il considère, avec une majorité de chrétiens, ce retour
comme imminent qu’il ne le mentionne aucunement ? C’est
possible et même vraisemblable. Mais, on le constate à la
lecture du Livre III à Autolycus, Théophile ne paraît pas être
de ceux que préoccupe la durée de l’univers ou qui cherchent
à préciser la date de la fin du monde. Il est pourtant l’un des
premiers chronographes chrétiens. [16] Mais, s’il tente d’établir
une chronologie précise des événements, depuis la création du
monde jusqu’à son époque, la mort de Marc-Aurèle, son propos
vise seulement à établir l’antiquité du christianisme, par rapport
aux philosophies grecques, en raison de ses origines bibliques26.
En définitive, toute l’eschatologie de Théophile d’Antioche,
contenue dans les trois livres adressés à Autolycus, se résume à
sa croyance en la résurrection de la chair, dans un état d’incor­
ruptibilité. Il n’est question ici ni de jugement ni de rétribution.
Peut-être abordait-il ces thèmes dans d’autres ouvrages et plus
probablement encore dans ses enseignements catéchétiques,
mais de cela nous ne pouvons plus juger.

4. Le fondement vétérotestamentaire de l’eschato­


logie de Justin
Au regard de la place modeste accordée à la question des
fins dernières, dans les premiers témoignages antiochiens dont
nous disposons, celle qu’occupe chez Justin la réflexion escha-
tologique est sans conteste beaucoup plus importante. Le bref
Tâyjxcm de 1 Co 15, 23, souvent interprété par les Pères comme signifiant une
différence de degré dans la béatitude et les récompenses dont jouiront les élus,
et pareillement dans les châtiments réservés aux damnés.
25. Théophile,^ Autolycus I, 8 : ’AXXôc àmoTelç VExpoùç èyetpeoSai ; cette
apostrophe semble faire écho à celle de Paul en 1 Co 15, 35 : ÂAXà èpel tiç
tcûç èyeipovrat ol vexpoC.
26. Le thème a été abondamment repris par l’apologétique judéo-chré­
tienne. Ce désir de prouver l’antiquité des origines de la religion chrétienne ex­
pliquerait que Théophile n’organise pas son comput par rapport à la naissance
ou à la mort de Jésus j voir à ce sujet les remarques de G. Bardy : SC 20, 53.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 95

aperçu que nous pouvons en donner ici servira à la fois de point


de comparaison et de contraste. Tout d’abord, comme chez
Irénée, le thème des deux Parousies est un élément essentiel de
la présentation faite par Justin de l’histoire du salut, même s’il
met beaucoup plus l’accent sur la Parousie dans l’abaissement et
l’humilité que sur la Parousie dans la gloire, qui nous intéresse
ici davantage. Ensuite, et c’est là un point qu’il faut souligner,
Justin donne explicitement à sa vision de Veschaton, dans le
Dialogue avec Tryphon comme dans les Apologies, un fondement
scripturaire, exclusivement fourni par les livres prophétiques.
Ainsi, la première Apologie offre-t-elle toute une série de citations
prophétiques attestant le second avènement du Christ (Jérémie,
Zacharie), la résurrection des corps « de tous les hommes qui
ont existé » (Ézéchiel), le jugement dernier et le châtiment des
méchants, sans espoir de recours (Isaïe)27. Sans doute l’évoca­
tion qu’il fait de ce second avènement, de la résurrection des
justes, revêtus de l’incorruptibilité, et du sort des méchants,
envoyés dans le feu éternel pour y souffrir éternellement avec
les démons, fait-elle songer à la scène du jugement en Mt 25,
dont certains [17] versets fourniraient, à nos yeux, une meilleure
illustration que les citations des prophètes ici produites28. Mais,
on le sait, si Justin connaît et utilise les Synoptiques ou le corpus
paulinien, il n’est pour lui d’Ecriture véritable que l’Ancien
Testament et il veut sur lui seul fonder sa démonstration29. Une
citation approximative de Mt 25, 41 se rencontre bien dans le
Dialogue avec Tryphon (76, 5), mais la discussion ne porte pas
à cet endroit sur les fins dernières. Sa présence n’est donc pas
significative et ne permet pas d’établir que l’eschatologie de
Justin serait partiellement ou indirectement tributaire de celle
de Matthieu.

27. Justin, Apologie I, 51,8-9; 52, 3-12. L’auteur, qui utilise des recueils
de testitnonia, ajoute qu’il pourrait produire encore « beaucoup d’autres pro­
phéties » (ibid., 53, 1). Sur l’importance, le rôle et la nature de l’argument pro­
phétique dans les œuvres de Justin, voir C. Munier, L'Apologie de saint Justin,
philosophe et martyr, Paradosis XXVHI, Fribourg 1994, 67-83 (partiellement
repris dans Saint Justin, Apologie pour les chrétiens, Paradosis XXXIX, Fribourg
1995, 17-21.24-26).
28. Par ordre : Jérémie (51, 8-9 = Dn 7, 13 ; Za 14, 5 ; cf. Mt 25, 31), Ezé-
chiel (52, 5 : Ez 37, 7-8), Isaïe (52, 6 : Is 45, 23 ; 52, 8 : Is 66, 24), Zacharie
(52, 10-12 : Za 2, 10 ; Is. 11, 12. 43, 5-6 ; Za 12, 10-12 ; J1 2, 13). Ces cita­
tions, pour nous composites, ne correspondent que très approximativement
d’ordinaire au texte-Septante reçu. Comme le note C. Munier, elles ne sont
ni des citations libres faites de mémoire, ni des créations de Justin pour les
besoins de sa démonstration, ni des emprunts à des manuscrits relevant d’une
tradition divergente, mais bien des « matériaux provenant de sources paléo­
chrétiennes écrites » (.L'Apologie de saint Justin..., 72-73).
29. Voir à ce sujet les remarques de C. Munier, dans l’introduction à son
édition de YApologie (Saint Justin, Apologie pour les chrétiem..., 24-25).
96 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

Croyance en la résurrection générale des corps30, en une vie


éternelle sans souffrances et sans besoins promise aux justes31,
tandis que les impies seront envoyés au feu éternel32, insistance
sur le fait qu’il ne s’agit pas là de simples menaces, destinées
à « amener les hommes à la vertu par la crainte33 », même si
la perspective du « grand jour du jugement » doit inciter à la
conversion34, voilà les grandes lignes de l’eschatologie de Justin.
A l’exception de ses conceptions millénaristes35, elles seront
celles de tous les Pères après lui. L’argument tiré de la justice
de Dieu pour affirmer la certitude d’un jugement et d’une
rétribution à la fin des temps sera lui aussi fréquemment repris
par la suite36. Il en ira de même de ses idées sur le devenir
des âmes après la mort, étroitement liées chez lui à l’affirma­
tion de la résurrection des corps37. En revanche, sa conception
d’une conflagration finale, proche de Yekpyrosis des Stoïciens,
qu’il fonde sur Dt 32, 2238, pour prouver que les chrétiens ne
doivent rien à personne, étant donnée l’antériorité de Moïse
sur les penseurs de l’Antiquité, ne sera pas une composante
habituelle de l’eschatologie des générations postérieures. Enfin,
l’idée que la pré[18]sence des chrétiens dans le monde serait la
raison pour laquelle Dieu retarderait la catastrophe finale qui
doit bouleverser l’univers39, ne paraît pas davantage retenue par
les apologistes ou les exégètes des siècles suivants.
Les conceptions eschatologiques de Justin sont donc
singulièrement plus développées que celles dont témoignent
les documents antiochiens des deux premiers siècles, et l’on
pourrait faire sensiblement le même constat en prenant les
œuvres d’Irénée pour point de comparaison. Mais la différence
sans doute la plus notable est que Justin donne explicitement
à son eschatologie un fondement scripturaire, tandis que, chez
Ignace ou Théophile, cette référence demeure presque toujours
implicite. En outre, comme on le perçoit déjà avec la Didachè, ce

30. Justin, Dial. 42, 2s. ; 80,4 ; 117, 3


31. Apol. I, 57, 2.
32. Apol. I, 52, 3 ; 57, 1 ; Apol. n, 8,3-4 (prison du feu étemel réservé aux
démons et à ceux qui les servent).
33. Apol. II, 9, 1.
34. Dial. 118, 1.
}35. Dial. 80-82. Justin présente la croyance millénariste comme le signe
d’une parfaite orthodoxie ; il reconnaît toutefois que « même des chrétiens de
doctrine pure et pieuse * ne l’acceptent pas (ibid., 80, 2-4).
36. Apol. II, 9, 1 : « Si cela n’est pas, Dieu non plus n’existe pas, ou s’il
existe, il ne se soucie pas des hommes et bien et mal ne sont rien ». Cf. infra,
n. 97.
37. Justin, Dial. 4, 4-7 ; 5, 3 ; 80,4.
38. Apol I, 60, 8 ; II, 7.
39. Apol. fl, 7,1.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 97

fondement de leur eschatologie semble devoir être mis surtout


en relation avec des textes néotestamentaires - l’Évangile de
Matthieu notamment -, et beaucoup moins, à l’opposé de ce
qui est la pratique constante d’un Justin, avec les textes prophé­
tiques de l’Ancien Testament.

II. Les fondements scripturaires de


Peschatologie antiochienne aux IVe et Ve siècles

Qu’en est-il deux siècles plus tard ? Nos sources sont, en


effet, pratiquement inexistantes pour le mc s., mais il y a tout lieu
de croire que, en milieu antiochien aussi, les questions touchant
l’eschatologie et notamment le millénarisme ont été agitées. La
documentation est heureusement plus riche à partir du IVe s.,
et l’impression générale qu’on en retire est celle d’un discours
eschatologique désormais définitivement fixé, au moins dans ses
grandes lignes. A défaut de pouvoir suivre les différentes étapes
de cette évolution, on en saisit donc le terme. Entre le n° et le IVe
siècle, les Antiochiens - mais doit-on les isoler d’un mouvement
général plus vaste ? - sont parvenus à donner à leurs concep­
tions de l’eschatologie un solide fondement scripturaire, qui dès
lors ne variera plus beaucoup.

1. Les fondements de l’eschatologie deThéodoret de Cyr


Une preuve en est donnée, nous semble-t-il, par le discours
eschatologique de Théodoret, au Ve s., tel qu’il est possible de
l’analyser à partir de trois documents, respectivement datés
du début, du milieu et [19] de la fin de son activité littéraire :
la Thérapeutique des maladies helléniques, ses Discours sur la
Providence et son Histoire abrégée des hérésies. Dans ces textes,
de caractère apologétique et polémique, son enseignement sur
Veschaton repose essentiellement sur Matthieu et Paul, très peu
en revanche sur des textes de l’Ancien Testament, ce qui peut
paraître surprenant de la part d’un auteur qui a commenté tous
les prophètes.
Le Livre XI de la Thérapeutique a pour sujet les fins dernières,
comme l’indique clairement son titre : « Fin et jugement » (Ilepl
téXouç xoci xpfaetoç)40. En réalité, seule la seconde partie du
livre concerne notre propos, la première étant consacrée à la
présentation et à la critique des opinions que se faisaient les

40. Théodoret de Cyr, Thérapeutique des maladies hellêtiiquesy SC 57.2


(éd. P. Canivet).
98 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

Grecs, notamment Platon, du jugement et de la rétribution


des hommes après la mort. Or, dans les pages où il expose la
doctrine chrétienne, Théodoret commence par rappeler, à
partir du texte des Béatitudes, que la fin (teâoç) à laquelle doit
tendre l’homme est le royaume de Dieu (Mt 5, 3-10)41, dans la
mesure où, comme l’atteste une série de citations pauliniennes
(Rm 6, 20-23 ; 8, 14-17 ; Ga 4, 7 ; 2Tm 2, 11-12 ; 4, 6-8), la
fin des biens consiste en la vie éternelle42. Puis, il affirme le
dogme de la résurrection des corps en s’autorisant encore de
Paul (1 Co 15, 42-44. 52-53 ; Ph 3, 20-21)43, avant d’aborder la
question du jugement dernier qui lui est étroitement liée, comme
le souligne la citation de Jn 5, 27-2944. Dès lors, Mt 24-25 lui
suffit pour évoquer la fin du monde, la Parousie et la rétribution
des bons et des méchants45. Et c’est encore à partir de l’Évangile
de Matthieu qu’il prétend apporter la preuve de la véracité de
ces prophéties eschatologiques46.
Le dossier scripturaire que présente le Discours IX sur
la Providence est presque identique47. Ici encore Théodoret
commence par déclarer que le vrai bonheur de l’homme et
du chrétien réside dans la possession de Dieu, dans la joie
de contempler sans cesse celui qui a été ici-bas l’objet de son
amour, en rappelant la nature de l’héritage annon[20]cé par le
Christ dans les Béatitudes (Mt 5, 3-4). Puis, comme dans la
Thérapeutique, pour bien souligner l’importance de l’enjeu, il fait
référence à la parabole des talents (Mt 25, 14-30) et à celle des
dix vierges (Mt 25, 1-13), avant d’évoquer la Parousie et la scène
du jugement (Mt 25,31-46) ; il y ajoute la parabole du bon
grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30) et celle du tri des poissons
ramenés par le filet (Mt 13, 47-50)48. Il déclare enfin renoncer à
fournir d’autres témoignages scripturaires, ce qui au-delà d’une

41. Théodoret de Cyr, Thérapeutique XI, § 48.


42. Théodoret de Cyr, Thérapeutique XI, § 52.
43. Théodoret de Cyr, Thérapeutique XI, § 58.
44. Théodoret de Cyr, Thérapeutique XI, § 60.
45. Théodoret de Cyr, Thérapeutique XI, § 60. Après la citation de
Mt 24, 29-30, Théodoret résume la parabole des dix vierges et celle des ta­
lents, avant de citer Mt 25, 31-36.40-41.
46. Théodoret de Cyr, Thérapeutique, § 69-74. L’argumentation de Théo­
doret est la suivante : puisque beaucoup de prophéties du Christ ont déjà reçu
leur accomplissement, il n’y a aucune raison de douter de la véracité de celles
qui concernent la fin des temps. A l’exception d’une référence à Le 21, 5-6.20-
24 (annonce de la ruine du Temple), toutes les autres citations sont emprun­
tées à Mt 10 (Mt 10, 16.17-18.21-22.25.34-36). Le livre s’achève (ibid., § 81-
82) avec la citation de Mt 13, 40-43 qui souligne la portée eschatologique de
la parabole de l’ivraie et du bon grain.
47. Théodoret, Prov. IX : PG 83,720 C-721 D.
48. Théodoret, ibid. :721 CD.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 99

pure clause de style, pourrait laisser entendre qu’il dispose de


recueils de testimonia.
L’intérêt des chapitres 19 à 23 au Livre V de son Histoire
abrégée des hérésies vient de ce qu’ils constituent une sorte de
petit traité des fins dernières, puisqu’ils traitent successive­
ment de la résurrection, du jugement, des Promesses, de la
seconde Parousie et de l’Antéchrist. Or, à la différence de ce
que l’on constate dans la Thérapeutique ou dans les Discours
sur la Providence, le fondement scripturaire du discours escha-
tologique est ici majoritairement paulinien. Cela s’explique en
grande partie du fait que Théodoret, y compris dans le chapitre
intitulé « Du jugement », met surtout l’accent sur la résurrection
et la vie du Royaume et bien peu sur le jugement proprement
dit49. Son exposé sur la résurrection (chap. 19)50 se fonde
donc en gros sur 1 Co 15, 2 Co 5, Ph 3, 20-21 et 1 Th 5, qu’il
s’agisse d’affirmer la croyance en la résurrection de la chair ou
de préciser le mode de cette résurrection. Ici encore Théodoret
déclare qu’il pourrait présenter de nombreux autres témoi­
gnages scripturaires en faveur de ce dogme, avant d’apporter la
preuve que les prophètes eux-mêmes ont eu foi en la résurrection
(Ps 103, 29-30 ;Is 26, 19 ;Ez37, 7-8)51. Ces citations vétérotes-
tamentaires sont-elles destinées à jouer le rôle d’argument a
fortiori en conclusion du chapitre ? Elles forment en tout cas
inclusion avec les citations initiales de Jn 5, 28-29, Mt 23, 31-32
- la négation de la résurrection par les Saducéens - et surtout
Jn 11, 23-25 - la résurrection de Lazare -, qui toutes ont pour
but de fonder la foi en la résurrection de la chair.
Le chapitre consacré à la réalisation des Promesses (chap. 21)
met pareillement en évidence le caractère néotestamentaire de
la vision eschatologique de Théodoret52. La citation initiale de
Mt 25, 46 et de Mt 25, 34 a moins ici pour rôle, semble-t-il, de
rendre effrayante la perspective du jugement que de faire désirer
le Royaume des cieux,promis [21] parles Béatitudes (Mt 5, 3.10)
et évoqué à maintes reprises par les évangélistes (Le 10, 9 ;
Jn 12, 32 ; 14, 2.3 ; 6, 54 ; 17, 24). Toutes les autres citations,
qui complètent ce dossier scripturaire, sont empruntées à Paul
(1 Th 4, 17 ;2Tm 2, ll-12;Rm5, 17 ;2 Co 4, 17-18). Dans le

49. Théodoret, Haer. fab. V, 20 : PG 83, 517 C-520 B. On y relève une


seule citation empruntée à Mt 25, 46, alors qu’on s’attendrait à voir le discours
eschatologique de Matthieu beaucoup plus largement exploité, si Théodoret
avait vraiment fait du jugement le sujet premier de son chapitre.
50. Haer. fab. V, 19 : PG 83, 512 C-518 B.
51. PG 83, 516 D-517 B.
52. Haer. fab. V, 21 : PG 83, 520 C-521 C.
100 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

chapitre qui traite de la seconde Parousie (chap. 22)53, les choses


sont un peu différentes : références néo- et vétérotestamentaires
s’équilibrent, dans la mesure où Théodoret entend prouver la
symphônia de la prédication évangélique avec les annonces des
prophètes. Les oracles de Daniel (Dn 7, 9-10; 13, 14; 17, 18),
Isaïe (Is 41, 26 ; 66, 24), David (Ps 59, 1-3 ; 96, 2-3 ; 97, 9) et
Malachie (Ml 4, 5) font pendant aux déclarations du Christ
dans les Évangiles (Jn 14, 18.3 ; Mt 25, 31-33) et à celles de
Paul, plus largement encore cité (Ti 2, 11-13 ; 1 Th 1, 9-10 ;
He 10, 37 ; Ph 3, 20 ; 1 Th 4, 16). C’est là l’unique composante
du discours eschatologique de Théodoret qui bénéficie d’un
fondement scripturaire aussi large54. D’ordinaire il repose tout
entier sur l’enseignement du Nouveau Testament, avec deux
çôles principaux : YÉvangile de Matthieu (chap. 24-25) et les
Épîtres de Paul (surtout 1 Co 15 et 1 Th 4).

2. L’eschatologie paulinienne de Théodore de


Mopsueste
En réalité, depuis un siècle au moins, il en allait ainsi du
discours antiochien sur les fins dernières. La catéchèse de
Théodore de Mopsueste touchant les articles du symbole,
relatifs à la mort et à la résurrection du Christ, puis à son second
avènement, est à cet égard très significative, puisqu’il s’agit
d’exposer aux néophytes les fondements de la foi chrétienne55.
Or, l’illustration et le commentaire de chaque article du symbole
se font ici à l’aide de textes pauliniens, dont 1 Co 15 et 1 Th 4
sont les éléments majeurs. De fait, après avoir montré, grâce à
1 Co 15, 13-14 et 16-17, que croire en la résurrection du Christ
est le fondement de la foi chrétienne et le gage de notre propre
résurrection (VII, 4-7), Théodore développe successivement,
à partir de 1 Th 4, 16-17, de Ph 3, 20-21 et de 2 Co 5, 1.6-7,
le thème de la résurrection générale, de la transformation du
corps mortel en un corps immortel et immuable, et, en s’autori­
sant d’Ep 2,1.5-6, celui de la vie promise dans les cieux avec le
Christ (VII, 8-10).

53. Haer. fab. V, 22 : PG 83, 521 C-525 B.


54. Ici encore (PG 83, 525 B), l’auteur ajoute qu’il pourrait facilement pro­
duire d’autres témoignages scripturaires annonçant la seconde Parousie ; mais,
comme cette déclaration fait suite à une série de citations pauliniennes, on est
porté à croire, si du moins ce n’est pas là une simple clause de style, que ces
testitnonia seraient également néotestamentaires.
55. Théodore de Mopsueste, Hom. cat. VII, 4-15, in : Les Homélies catéché-
tiques de Théodore de Mopsueste, éd. R. Tonneau et R. Devreesse (ST 145), Città
delVaticano 1949, 159-185.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTTOCHIEN 101

[22] Avec le commentaire du dernier article du symbole - « Et


il reviendra juger les vivants et les morts » -, il en vient alors plus
directement à la question des fins dernières. La résurrection de
tous les morts - juger des morts, note Théodore, n’aurait aucun
sens56 - s’accompagnera, lors de la venue du Christ, de la trans­
formation des vivants : sans passer par la mort, ils deviendront
immortels. Ainsi tous les hommes, morts et vivants, seront jugés
et recevront la rétribution que leur aura valu leur choix de vie
(VII, 11). En réalité, Théodore insiste surtout, en recourant ici
encore à 1 Co 15,51-52 et 1 Th 4, 15-17, sur la rapidité - « en un
clin d’œil » - avec laquelle les corps mortels des vivants comme
ceux des défunts seront transformés en une nature immortelle.
L’accent est mis beaucoup plus sur le dogme de la résurrection
que sur le jugement proprement dit (VII, 12-13). A peine est-il
question de la crainte que doit inspirer ce jour ou de la dureté
du châtiment pour ceux dont la volonté aura été « mauvaise et
dépravée ». Il s’agit moins, du reste, pour Théodore de présenter
un Juge redoutable que d’insister sur le fait que ce Juge est
bien l’homme assumé par le Dieu Verbe et sur la dignité qui
a été conférée à son temple57. Son discours sur ce point offre
donc un caractère beaucoup plus fortement christologique
qu’eschatologique.
Ce que nous lisons encore de ses commentaires sur les
Epîtres de Paul ajoute peu à ce que nous font connaître de sa
vision eschatologique ses Homélies caiéchétiques58. A son habitude,
Théodore propose une interprétation très sobre, proche le plus
souvent d’une paraphrase. Tout au plus est-il amené, dans son
commentaire linéaire, à souligner l’ignorance où nous sommes
du moment où se produira le second avènement du Christ, en

56. La remarque procède du souci qui est le sien d’expliquer la lettre du


texte et, dans le cas précis, de prévenir une interprétation littéraliste dépourvue
de sens.
57. Hom. cat. VU, 13, ibid., 181 : «Et à bon droit ce fut de la personne
de l’homme assumé pour nous qu’ils (= les Pères) dirent la parole pour juger
les vivants et les morts, afin de nous indiquer quelle dignité aura le Temple de
Dieu le Verbe - c’est-à-dire cet homme qui fut assumé pour notre salut - et
d’affermir en nous la crainte en nous enseignant dans leur discours le juge­
ment futur » (trad. R.Tonneau-R. Devreesse). Comme ici Théodore, mais plus
discrètement,Théodoret souligne aussi en Thérap. XI, 67 que ce Juge est celui
qui a revêtu la nature humaine.
58. Voir les fragments grecs de l’exégèse de Théodore de Mopsueste sur
Rm, Co et He, réunis par K. Staab (Pauluskommentare aus der Griechischen
Kirche, Münster 1933) et, pour le reste du corpus paulinien, la version latine
et les fragments grecs publiés par H.B. Swete (Theodori episcopi Mopsuesteni
in epistolas B. Pauli commentarii, 2 vol., Cambridge 1880-1882). Les passages
de ses commentaires intéressant l’eschatologie portent principalement sur
Ph 3,13-21 (Swete I, 238-243), 1 Th 4, 13s. (Swete II, 27-35), 2Th 1, 6-2
(Swete II, 44-56), 2Tm 2, 8-13 (Swete H, 205-206).
102 apologétique et polémique

reprenant les formules de 1 Th 5,1 et en développant quelque


peu la comparaison paulinienne de la femme enceinte qui ignore
le moment précis où surviendront les douleurs de l’enfante­
ment59 ; ou encore se borne-t-il à gloser le caractère terrifiant
de cet [23] avènement et de la rétribution, tel que les dépeint
2Th 1, 7-1060. A quelques détails près, le commentaire de ces
versets parThéodoret offre le même caractère et ne présente, du
point de vue de l’eschatologie, aucune différence notable61.
On pourrait presque en dire autant des homélies de
Jean Chrysostome sur les épîtres aux Corinthiens et aux
Thessaloniciens. Avec cette différence toutefois que le genre
de l’homélie n’est pas celui du commentaire linéaire et que son
tempérament d’orateur porte Chrysostome à l’amplification et
à la dramatisation du texte scripturaire. Pour prendre un seul
exemple, il n’est que de comparer son interprétation de 1 Th 5, 3
avec celles de Théodore et de Théodoret : non seulement la
comparaison paulinienne avec la femme enceinte, ignorant le
moment précis de sa délivrance, est chez lui beaucoup plus
développée - il note même que les accouchements avant terme,
au septième mois, sont fréquents62-, mais la conclusion à ne
pas différer le baptême, qu’il tire de cette incertitude et de ce
constat, atteste en outre la dimension pastorale de son exégèse.
Cela dit, il reste que tous expriment bien, à partir d’un même
dossier scripturaire, les mêmes conceptions eschatologiques.

III. Les trois grandes composantes du


discours eschatologique antiochien

Le souci pastoral de Jean Chrysostome, dont témoigne


l’ensemble de son œuvre homilétique, le conduit pourtant, plus
que tout autre antiochien, à faire des fins dernières un thème
majeur de son exégèse et de sa prédication. Or, outre l’ensemble
du corpus paulinien, il a commenté, sous forme d’homélies, les
Évangiles de Matthieu et de Jean, dont les discours eschatolo­
giques ont sans aucun doute joué très tôt un rôle déterminant

59. Théodore, Sur ITh 5, 7-3, éd. H.B. Swete II, 32-33.
60. Théodore, Sur 2Th 1, 7-10 : Swete II, 45.
,61. Cf. les nombreux rapprochements et parallèles signalés en note, dans
l’édition de H.B. Swete, entre l’interprétation de Théodore et celle de Jean
Chrysostome et de Théodoret.
62. Jean Chrysostome, Hom. 9, 2 sur 1 Th: PG 62, 449, 9 ; cf. aussi
Hotn. 34, 3 sur Jn : PG 59, 198, 30, qui offre un développement très voisin.
Comparer avec Théodore (Swete II, 33, 10-13) et Théodoret, dont la para­
phrase est encore plus sobre (PG 82, 652 A : Kal yàp rj xuouaa olÔev fret
(pepei tô ëpôpoov, ccyvoet Ôè tôv twv tbôfvcov xatpôv).
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 103

dans la manière de concevoir et de se représenter Veschaton. De


toute évidence, le prédicateur s’adresse à des fidèles auxquels il
suffit de rappeler sur ce chapitre quelques grandes vérités, textes
scripturaires à l’appui. Son dossier de références, comme le lot
d’images destinées à frapper l’imagination de son auditoire, est
en définitive assez limité et permet du même coup une analyse
relativement aisée de son enseignement sur les fins dernières.
Cela dit, en raison de [24] la fréquence du thème dans l’ensemble
de son œuvre, Jean Chrysostome nous paraît être, parmi les
auteurs antiochiens, celui qui autorise la présentation la plus
complète de ce que furent, au IVe s., leurs conceptions relatives à
l’eschatologie. Naturellement, vu l’étendue du corpus chrysos-
tomien, notre étude ne saurait être exhaustive. Elle se limitera à
mettre en évidence les éléments les plus marquants chez lui de la
thématique des fins dernières et à montrer, dans chaque cas, les
fondements scripturaires à partir desquels elle s’organise. Pour
la commodité de l’exposé, nos remarques sont groupées sous
trois grandes rubriques : la Parousie, la résurrection des corps,
la rétribution.

1. Le caractère soudain et terrifiant de la Parousie


Les trois thèmes sont, en réalité, étroitement imbriqués. De
la Parousie proprement dite, Chrysostome parle assez peu en
dehors des nombreux textes où elle coïncide pour lui avec la
résurrection des morts et le jugement dernier. Le plus souvent
du reste son caractère redoutable lui vient de la perspective du
jugement. Il n’est guère que son traité A Théodore pour évoquer
longuement ce second avènement du Christ, en souligner le carac­
tère à la fois glorieux et terrifiant, en faisant appel aux prophéties
de David (Ps 49, 2-4), d’Isaïe (Is 13, 9-13 ; 24, 18.22 ; 34, 4),
de Malachie (Ml 3, 1-3.19) et de Daniel (Dn 7, 9-10.13-15),
qu’il cite largement, avant de clore ce petit dossier scripturaire63
par une brève citation de Mt 24, 29, paraphrasée et amplifiée
par anticipation :
« Alors tout sera rempli d’étonnement, de tristesse et de frayeur.
Alors une crainte immense s’emparera des anges eux-mêmes ; et
non seulement des anges, mais encore des archanges, des Trônes,
des Principautés et des Puissances. Les Vertus des deux, est-il dit,

63. Dans l’important dossier scripturaire, réuni parThéodoret dans le cha­


pitre de son Haer. fab. (V, 22) traitant de la Parousie, les citations néotestamen­
taires l’emportent en nombre sur celles de l’A.T., néanmoins bien représen­
tées : Jn 14, 18.3 ; Mt 25, 31-33 ; Dn 7, 9-10.13-14.17-18 ; Is 41, 26 ; 66, 24 ;
Ps 59, 1-3 ; 96, 2-3 ; 97, 9 ; Ml 4,5;Tt 2,11-13; 1 Th l,9-10;He 10,37;
Ph 3, 20 ; 1 Th 4, 6.
APOLOGÉTIQUE et polémique
104

senm ébranlées ; et cela, parce que d’autres serviteurs du même


Maître vont expier les pèches commis dans la vie présente64 ».
On le voit par cet exemple, l’avènement du Christ au dernier
jour est d’abord pour Chrysostome l’arrivée redoutable d’un
juge.
C’est encore avec Mt 24, 29 qu’il décrit, dans YHom. 14 sur
Rm> le jour de la Parousie, comme un spectacle devant glacer
d’effroi65, ou [25] qu’il demande à son auditoire, dans YHom. sur
1 Th, d’imaginer l’instant terrible où retentira la grande trompette
du jugement dernier (Mt 24, 31), dont le cri, annonçant en pleine
nuit aux dix vierges l’arrivée de l’époux (Mt 25, 6), est une autre
métaphore : ce sera comparable, dit-il, à ce que l’on éprouve à la
vue d’une mort subite ou lors d’un tremblement de terre66. Le
second avènement du Christ aura la même soudaineté.
De là son caractère terrifiant, car il y aura, pour ainsi dire,
concomitance entre la Parousie, la résurrection des morts
et le jugement. Dès l’instant où paraîtra le Fils de l’homme,
le tribunal sera dressé, la vie de chacun mise à nu, « les livres
ouverts », le jugement prononcé67. U sera trop tard alors pour
gémir et se lamenter, trop tard pour aller se procurer de l’huile
chez les marchands par des œuvres de miséricorde, trop tard
pour espérer un secours68. Rien ne sert par conséquent, répète
le prédicateur, de spéculer sur la date de la Parousie - bien qu’il
ait son idée sur la question, nous y reviendrons -, mieux vaut s’y
préparer, ne pas différer de changer de vie et faire pénitence. Car
une chose est sûre, même si la date de la Parousie était lointaine,
la fin de chacun de nous est imminente69. Caractère imprévu,
sinon imprévisible, de l’apparition du Fils de l’homme, attesté
notamment par la parabole des dix vierges (Mt 25, 1 s.) et par
les déclarations de Paul en 1 Th 5, 2-3, et jour redoutable du
jugement, tels sont en définitive les deux aspects privilégiés par
l’orateur, lorsqu’il aborde le thème de la Parousie.

Chrysostome, A Théodore 12 : SC 117. Voir aussi, Hom. 56, 4 sur


Ml : PG 58, 554, 34s.
, Hom. 14, 10 sur Rm : PG 60, 537,38-538 (la pompe royale compa­
rée a l’éclat de la Parousie).
. 8» 1-2 w 1 Th : PG 62, 439, 19 s., 441,10 s. ; Hom. 78, 1 sur
v/xt. / (j 58) 712, 6*
67. Cf. Hom. sur la rés. 1 : PG 50, 419, 57 ; Hom. sur la Pentecôte 6, ibid..
461.
68. Hom. 5, 3 sur Lazare : PG 48, 1021, 4 (ttevOûv xal ôôupôuevoç oûte
TOjeyevri^vov 8uvr\or\ Ôiop9wocxo9ai toïç ôôuppoîç) ; Hom. 20, 6 sur Mt :
PG 57, 294, 39 (ni Abraham, ni Noé, ni Job ou Daniel) ; Hom. 23, 9 sur Mt :
tbid.y 319, 29 ; Hom. 43, 4 sur Mt : PG 58, 462, 6 ; Hom. 78, 1-2 sur Mt :
PG 58, 711,44 s.
69. Hom. 20, 6 sur Mt : PG 57, 294, 37 ; Hom. 9, 1 sur 1 Th : PG 62,
446, 18-447, 1 s.32.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 105

2. Le dogme de la résurrection des corps


Il s’attache davantage à ce qui en est l’effet le plus immédiat :
la résurrection générale70. Son discours rejoint sur le fond celui
des premiers apologistes : comme eux, il affirme non seulement
l’existence d’une résurrection de tous les morts à la fin des
temps, mais surtout que cette résurrection est celle des corps.
Voilà les deux points du dogme qu’il ne cesse de rappeler, en se
fondant principalement sur l’autorité de Paul71.
[26] Pour Chrysostome, comme pour Théodore72, sur la
foi de 1 Co 15, 13-14, nier la résurrection des corps revient à
nier celle du Christ, et du même coup à ruiner tout le plan de
l’Incarnation73. Car cette résurrection est, depuis l’origine, le
terme auquel tend l’histoire du salut, le but que Dieu nous a
assigné, selon 2 Co 5, 574. Pourtant, Chrysostome le sait bien,
le dogme de la résurrection de la chair est difficile à admettre
pour beaucoup de chrétiens75, pour ne rien dire des païens et
de certains hérétiques. Il s’élève ainsi contre les manichéens, qui
donnent de la résurrection une interprétation purement spiri­
tuelle, en la faisant consister dans la libération des péchés76, et
contre ceux - peut-être les mêmes - qui prétendent, comme
Hyménée et Philète, en 2 Tm 2,17-18, que la résurrection aurait
déjà eu lieu, en l’assimilant sans doute eux aussi à la régénéra­
tion spirituelle opérée par le baptême77. Or, le baptême n’est
que la figure de la résurrection finale. Sans doute Chrysostome
considère-t-il que cette première résurrection est supérieure à la
seconde (ocutï) yocp ttoXü petÇcov èxetvrjç), dans la mesure où le
baptême libère l’âme de la mort du péché, tandis que la résur-

70. C’est aussi, nous l’avons vu (cf. supra II, 1) le propre du discours de
Théodoret sur les fins dernières, en Thérap. XI, 58-59 (SC 57.2), comme en
De Prov. IX (PG 83, 725D-740B) ou en Huer. fab. V, 19 (ibid., 512C-518B).
71. A partir notamment de 1 Co 15, 35 s., 2 Co 5, 3.10 et 1 Th 4, 17.
72. Théodore, Hom. cat. VII, 4 : « A toutes les merveilles opérées dans
l’économie du Christ, la résurrection met le sceau. Car l’achèvement aussi de
toute l’économie du Christ, c’est la résurection » (ST 145, 167).
73. Jean Chrysostome, Hom. 39, 2 sur 1 Co : PG 61, 334, 13-15 : * S’ils
ne ressuscitent pas, pourquoi le Christ est-il ressuscité ? Pourquoi est-il venu,
pourquoi a-t-il revêtu la chair, s’il ne devait pas ressusciter la chair ? » ; 335, 48-
50 : « Si, en effet, il ne devait pas opérer la résurrection, on doit logiquement
dire : Pourquoi est-il venu, a-t-il pris chair et est-il ressuscité ? *.
74. Hom. sur la rés. 8 : PG 50, 430, 28 (cf. Sg 1, 13-15).
75. Jean Chrysostome, Hom. 39, 3 sur Jn, PG 59, 224,47 s : la difficulté
qu’éprouvent aujourd’hui à croire à la résurrection des corps des gens qui
paraissent avoir la foi, dit Chrysostome, explique que cela était encore plus
difficile pour les Juifs de l’époque de Jésus ; d’où les signes qui en ont été
donnés successivement, d’abord par la guérison du paralytique, puis par la
résurrection de Lazare.
76. Hom. 39, 2 sur 1 Co : PG 61, 335, 36 s.
77. Hom. 5,2 sur 2 Tm : PG 62, 627, 17s.; Hom. 1, 1 sur 2 Th, ibid.,
469, 21 s.
106 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

rection finale concerne seulement le corps78. Mais s’il lui est


nécessaire de valoriser le baptême, en présence de néophytes qui
viennent de le recevoir au cours de la nuit pascale, le prédicateur
sait bien que le dogme de la résurrection des corps heurte les
mentalités. Aussi revient-il souvent sur ce thème dans sa prédi­
cation, en présentant les témoignages de l’Écriture sur lesquels
repose l’assurance de cette résurrection.
Il va sans dire qu’il rejette l’idée d’une transmigration des
âmes dans d’autres hommes ou d’autres êtres79, et qu’il réfute
aussi toute une [27] série d’objections traditionnelles, faites
par les adversaires du christianisme contre la résurrection,
auxquelles les premiers apologistes avaient depuis longtemps fait
droit80. Ce n’est pas là pourtant un thème majeur de sa prédi­
cation81. Il utilise aussi, avec une relative discrétion, toujours
pour combattre des conceptions philosophiques anciennes,
l’argument anthropologique, selon lequel on ne saurait parler
de résurrection si le corps ne ressuscitait pas : l’homme étant
constitué d’un corps mortel et d’une âme, il ne peut donc pas
ressusciter à demi ; d’autre part, il serait impropre de parler de
résurrection de l’âme, puisqu’elle est par nature immortelle82.
L’idée que les âmes seraient seules appelées à goûter le repos
ou à subir un châtiment est également rejetée avec force par
Théodoret, notamment dans ses Discours sur la Providence ; il y
montre combien il serait absurde de défendre une telle théorie

78. Hom. contre l'ivresse 4 : PG 50, 439,6-20. Voir aussi Théodore,


Hom. cat. XV, 5-6.18 : « La véritable résurrection nouvelle est celle que, par
la résurrection, nous attendons, tandis que c’est une naissance nouvelle en
figure (tÛ7toç) et en symbole que nous accomplissons dans le baptême... »
(ST 145, 493).
79. Jean Chrysostome, Hom. 28,2-3 surMt : PG 57,353, 16 s : les âmes ne
sont pas plus changées en démons, comme certains le croient ou pourraient le
penser à partir de l’épisode évangélique du possédé gérasénien (Le 8, 26-39 ;
cf. Mc 5, 1-20, Mt 8, 28-34) qu’elles ne passeraient en d’autres corps après la
mort d’un homme. Voir aussi, Hom. 7, 2 suri Th: PG 62,436, 34 s. ; Hom. 2, 5
sur Ac : PG 60, 353. Cf.Théodoret, Thérap. XI, 33-39), qui dénonce à son
tour le caractère ridicule de telles croyances, dont Platon lui-même se fait
l’écho ; pour ne pas accabler un philosophe qu’il estime par ailleurs,Théodoret
pense qu’il aurait soutenu ces thèses par manière de plaisanterie (ibid., 40.42).
80.
--- Jean Chrysostome,Hom. 17, 2 surlCo : PG 61,141, 36-142 -3Hom. 7, 2
sur 1 Th \ PG 62, 436, 17 s : aux objections traditionnelles faites à la résurrec­
tion des corps, du type : qu’en sera-t-il du naufragé dont le corps aura été
dévoré par les poissons, à leur tour mangés par d’autres hommes ou d’autres
animaux, etc., Chrysostome apporte une série de preuves tout aussi tradition­
nelles, empruntées au domaine de la botanique ; cf. Théodoret, De Prov. EX,
733 D (résurrection des corps même réduits en poussière et dispersés dans les
fleuves, les mers, dans les oiseaux de proie, les bêtes sauvages, dans le feu...).
81. Il en va autrement en revanche chez Théodoret, en Thérap. XI, en raison
même de la visée apologétique de l’ouvrage.
82. Jean Chrys., Hom. sur rés. 7 : PG 50,430, 1 s ; Hom. 2, 5 surAc : PG 60,
32, 38 (AeïÇôv jxot xwpiç otopaxoç t|>uxVjv).
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 107

- ce que font valoir les prosopopées successives de l’âme et du


corps-, puisque l’homme résulte de la réunion de ces deux
composantes83.
Une des preuves scripturaires invoquées en faveur de la
résurrection corporelle est 2 Co 5, 3 : « si toutefois nous devons
être trouvés vêtus, et non pas nus ». Nous n’entrerons donc pas au
ciel sans le corps, et l’âme n’entrera pas sans la chair en posses­
sion des biens ineffables, en dépit de ce que prétendent les
manichéens (2 Co 5, 10)84. Mieux, si le corps ne ressuscite pas,
l’âme est exclue de la béatitude85. Ceux qui prétendent nier la
résurrection des corps en s’autorisant de 1 Co 15, 50 : « La chair
et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu » donnent une inter­
prétation erronée du verset, comme suffirait à le prouver la suite
du texte : « Il faut en effet que cet être corruptible revête Vincorrup-
tibilité, que cet être mortel revête Vimmortalité » (1 Co 15, 53). Ces
[28] mots - « corruptible et mortel - ne peuvent désigner que le
corps ; c’est donc la preuve que le corps demeure, puisqu’il est
celui qui revêt86.
Le dogme de la résurrection des corps est encore conforté
par toute une série d’arguments, déjà utilisés pour certains
d’entre eux par les premiers apologistes, mais qui tous n’ont
pas un fondement scripturaire. A l’évidence, l’analogie, devenue
traditionnelle, tirée du grain tombé en terre, qui ne reprend
vie qu’après être passé par la mort et la décomposition, est
fournie par 1 Co 15, 36-38, mais aussi par Jn 12, 24. Il en va
de nos corps, commente Chrysostome, comme du grain de
blé : la mort ne le détruit pas ; elle détruit seulement la corrup­
tion qui s’y attache, à la manière dont les artisans débarrassent
par le feu le minerai d’or de ses scories ou se servent du sable
pour fabriquer un verre très pur87. De même, mettre en paral­
lèle la création et la résurrection, pour montrer qu’il est plus

83. Théodoret, De Prov. IX : PG 83, 729 A-733 C ; cf. Thérap. XI, 33


(ici encore l’auteur souligne que Platon est excusable d’avoir défendu cette
croyance erronée, puisqu’il n’a pas profité de l’enseignement des apôtres).
84. Jean Chrysostome, Hom. 10,1 sur 2 Co : PG 61, 467,42 s ; cf. aussi
Hom. 39, 2 sur ICo : ibid'., 335, 36 (contre les manichéens) ; Hom. sur rés. 8 :
PG 50, 430, 10 s.
85. Hom. 10, 1 sur 2 Co, PG 61, 467,42 s. ; cf. Hom 39, 3 sur 1 Co, PG 61,
336, 5.
86. Hom. 42,2 sur ICo : "Qaxe xô acôpa (j.éver aùxô yocp ècm xô
èvôuôpevov (PG 61, 364, 33). Lors de la résurrection, seule disparaîtra la cor­
ruptibilité, mais le corps ne perdra rien de sa réalité : « La mort n’est rien
d’autre que désormais l’enlèvement de la corruption * {Hom. sur rés. 7 : PG 50,
429, 33).
87. V.g. Jean Chrysostome, Hom. sur rés. 7 : PG 50, 429, 23-43. Cf.Théo­
doret, De Prov. IX, Haer. fab. V, 19 : PG 83, 516 AB ; Sévérien de Gabala,
Sur ICo 15, 35-38 (fragments réunis par K.Staab, Pauluskommentare..., 275) j
Afhraate, Exposés 8, 6 : SC 349.
108 apologétique et polémique

difficile de créer ex nihilo que de redonner vie à ce qui a déjà


existé, comme il est plus aisé de rallumer un flambeau que de
faire jaillir le feu, est devenu un autre argument traditionnel de
l’apologétique chrétienne. Jean Chrysostome, dans son Homélie
sur la résurrection ou encore Théodoret, dans ses Discours sur la
Providence, développent longuement ce thème88. Il trouve même
chez Théodoret un prolongement dans le parallèle qu’il établit
entre le ventre de la femme, où se forme l’être humain, et le
tombeau où la poussière du corps attend la résurrection89.
A ces différentes analogies s’ajoutent des preuves figura­
tives. L’enlèvement d’Énoch et d’Élie dans leur corps90, la
résurrection de morts au moment de la Passion du Christ - un
symbole encore plus fort de la ré[29]surrection générale, selon
Chrysostome, que celui de la résurrection de Lazare91 -, et
même les diverses résurrections qui, dit-il, se produisent chaque
jour, celles évoquées par Paul, en 2 Co 1, 10, à partir de son cas
personnel, ou celles que fait concevoir le retour à la vie d’un
malade déjà condamné92. Mais évidemment, la preuve la plus
forte de notre propre résurrection corporelle est la résurrection
du Christ. D’où l’insistance mise par Jean Chrysostome, comme
par tous les Pères, à souligner la réalité du corps du Ressuscité
et à montrer qu’il est bien le même que celui du Crucifié93. Ce
qu’attestent les récits évangéliques devient ainsi le gage de notre
résurrection, comme ICo 15, 2 Co 4, 13-16 et 1 Th 4, 13 s.
permettent, une fois encore, de l’affirmer94. En effet, étant donné
que le Christ a pris une véritable nature humaine, que son corps

88. Jean Chrysostome, Hom. 17, 2 sur 1 Co : PG 61, 141, 36-142, 8 s. ;


Hom. 1 >2 sur 1 Th : PG 62, 436 (création ex nihilo) ; Hom. sur rés. 7 : PG 50,
429, 43-56 ; SurPs 117, 4 : PG 55,334, 24 s (création/résurrection) ;Théodo-
ret, De Prov. IX, PG 83, 733 D-740 A (création/résurrection, la germination
de la semence, les boutures de plantes, les greffes, la formation de l’homme
depuis sa conception).
89. Théodoret, De Prov. IX : PG 83, 737 CD : « Regarde le ventre de la
femme comme la terre, sa matrice comme le tombeau, la semence de l’homme
comme ces infimes restes du cadavre qui volent en poussière... » ; 740 A :
« Figure-toi donc que la matrice est le tombeau, que la semence est ce reste
de poussière qui y est déposé, que le créateur est celui qui est véritablement
le Créateur, que les douleurs de l’enfantement sont le dernier jour de la vie et
que tu entends la terrible voix de l’archange... »(trad. Y. Azéma,Théodoret de
Cyr, Discours sur la Providence, Paris 1954, 304).
90. Sur Ps 117, 4 : PG 55, 334, 16.23 ; Hom. sur rés. 8 : PG 50, 431, 8. Ce
sont là pourtant des exemples assez rarement invoqués par le prédicateur dans
son discours sur la résurrection.
91. Hom. 88, 2 sur Mt : PG 58, 777, 25 s.
92. Hom. 2, 3 sur 2 Co : PG 61, 395, 31-396.
93. L’identité du corps du Ressuscité avec celui du Crucifié est très souvent
démontrée par les Pères à partir de l’épisode de Thomas Qn 20, 24-29) : v.g.
Jean Chrysostome, Hom. 87,1 sur Jn : PG 59,474.
94. Hom. 39,2 sur ICo : PG 61, 335,10; Hom. 17,2 sur ICo, ibid.,
140, 1-141 (notre corps, membre du Christ, d’où même nature) ; Hom. 9, 2
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 109

est de même substance que le nôtre et que nous sommes, avec


notre corps, membres du Christ, ce corps ressuscitera dans un
état semblable au sien95. La résurrection est donc bien l’ultime
étape de l’histoire du salut. Plus généralement même, le discours
eschatologique de Chrysostome semble devoir être lu et replacé
dans cette dynamique sotériologique96.
Enfin, Chrysostome comme Théodoret reprennent, à
leur tour, en faveur d’une résurrection générale et charnelle,
l’argument de la justice divine97 : la justice de Dieu exige une
rétribution selon les mérites de chacun et donc la résurrection
des corps. Comment, s’il en allait autrement, sauvegarder l’idée
d’un Dieu juste, quand tant de méchants vivent et meurent dans
la prospérité ? La mort d’Abel le juste réclame une telle rétri­
bution, la parabole de Lazare et du mauvais riche en fournit
une illustration98. C’est en ce sens que Jean Chrysostome fait de
l’existence de la géhenne une preuve de la résurrection99.
[30] Justifiant la fréquence de son propos sur la résurrection
des corps à la fin des temps par les nombreuses références qu’y
fait le Christ dans son enseignement100, Chrysostome souligne à
plusieurs reprises les avantages que procure un tel entretien. Par
l’espérance qu’elle représente, la résurrection finale est d’abord
une consolation pour ceux qu’accable ici-bas le malheur ou que
le deuil a frappés101. Elle est aussi la négation de la fatalité102.
Enfin, la pensée fréquente de la résurrection a surtout une vertu
pratique pour la vie présente : la perspective du jugement et de
la rétribution qui l’accompagneront doit inviter chacun à vivre

sur 2 Cos ibid.y 461, 11 ; Hom. 7,1 sur 1 Thy PG 62, 435, 6 ; Hom. 45, 4 surjriy
PG 59, 256,61 .
95. Hom. sur bonheur vie future 6 : PG 51, 352, 1-25.
96. Il est tentant du reste d’établir une relation entre l’importance accordée,
en milieu antiochien, à la résurrection des corps et une doctrine christologique
de l’Incarnation qui met l’accent avec insistance sur l’assomption par le Verbe
d’un « homme parfait ».
97. Jean Chrysostome, Hom. sur rés. 8: PG 50, 430,1.41 (Abel);
Hom. 45, 4 sur Jn : PG 59, 257, 1 (bonheur des méchants et justice divine) ;
Théodoret, De Prov. IX : PG 83,725 D-728 D ; Haer. fab. V, 20 : PG 83, 517
C-520 A. De fait, l’idée de rétribution, comme celle de résurrection, est tenue
(voir déjà Justin), pour une,réalité indispensable à la reconnaissance d’un Dieu
juste, tel que le présente l’Écriture.
98. Jean Chrysostome, Hom. 9,3 sur 2 Co : PG 61, 462,7. 464,14;
Hom. 8, 2-4 suri Th : PG 62, 441,44. 443, 50. 445, 4.
99. Hom. 8, 4 sur 1 Th : PG 62, 444, 6. 445, 4 (« S’il n’y a pas de géhenne,
où donc est la justice, où l’impartialité ? *).
100. Hom. 39, 3 swrjn : PG 59, 223, 11 ; Hom. 45, 3 surjn, ibid., 255, 42 ;
mais Chrysostome ne donne pas là de références scripturaires précises.
101. Hom. 5, 3 sur Lazare : PG 48, 1021 ;A une jeune veuve 3 : SC 138 (cer­
titude de retrouver un jour ceux que l’on a aimés).
102. Hom. 45,4 surjn : PG 59,256, 22 : « Car s’il y a une résurrection et un
jugement, il n’y a plus de fatalité... » (El y«P àvcxcrcaatç xal xploiç, oùx Êcmv
el|iocpp.év7], xav pupla cpiXovetxüat xal à7toKviYO)vra0-
110 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

selon Dieu et à faire pénitence103. Car l’espérance des biens à


venir doit tout autant faire ressouvenir du tribunal redoutable
où chacun comparaîtra. Or5 il est d’autant plus redoutable que
les corps ressuscités posséderont l’incorruptibilité et l’immorta­
lité, qu’il ne sera plus possible d’espérer une seconde mort du
corps pour échapper aux châtiments104.

3. Le jugement et la rétribution
Plus facile à faire admettre à des païens que l’idée de la
résurrection de la chair, celle d’un châtiment final et d’une rétri­
bution selon les actes de chacun rejoint, en effet, des conceptions
et des représentations qui leur sont familières. Théodoret, en
Thérapeutique XI, le rappelle longuement, à des fins apologé­
tiques, non sans critiquer des théories jugées aberrantes et des
croyances mythologiques ridicules, avant d’exposer sur ce point
la doctrine chrétienne et de fournir à l’appui un dossier scriptu­
raire105. De manière moins développée, ce type d’argumentation
est également présent chez Chrysostome106.
Cela dit, plus que tout autre Antiochien, Jean Chrysostome
insiste sur le caractère redoutable de l’apparition du Fils de
l’Homme, en sa [31] qualité de juge universel. Ainsi l’image du
tribunal prend-elle, dans sa prédication sur les fins dernières, un
relief particulier destiné à frapper l’imagination de ses auditeurs.
Ce tribunal suprême est peint sous des couleurs beaucoup plus
effrayantes que tous les tribunaux humains, dont la vue seule
pourtant suffit à remplir de crainte même les gens honnêtes.
Comment comparer, dit-il, le jugement d’une ville à celui de
l’univers ? Ce juge-là n’a besoin ni de témoins, ni de preuves,
pour exposer, à la vue de tous, les actes, les paroles et les pensées
de chacun, comme l’attestent 2 Co 5, 10 ou le Ps 49, 21107.
Pourtant, à la différence de ce qui se passe dans un procès
ordinaire, où toutes les pièces d’accusation sont définitivement
consignés, il est toujours possible, même après le baptême,

103. Elle est pour tous une invitation à la conversion, et Jean Chrysos­
tome croit aux vertus de cette pédagogie de la crainte : v. g. Hom. 45, 4 sur
Jn : PG 59, 255-256 ; Hom. 11,7 surMtiPG 57, 200, 8 ; Hom. 2, 3 sur 2 Th :
PG 62, 477, 25 s ; Hom. 15, 3 sur 1 7m, ibid., 583, 20.
104. A Théodore 10 (le feu de l’enfer, les supplices éternels) ; Hom. sur
rés. 8 : PG 50, 430, 15-27.
105. Théodoret, Thérap. XI, 18-32 (les emprunts de Platon aux Hébreux,
rencontrés en Egypte).
106. Hom. 9,3 sur 2 Co : PG 61, 464,9; Hom. 8,4 sur 1 Th : PG 62,
446, 8-12, (fables) ; Hom. sur la charité 7 : PG 56, 290, i3 (fleuves des Enfers,
Champs Elysées...).
107. A Théodore 12 ; Hom. 39, 1 sur Jn : PG 59, 219 ; Hom. sur la charité
4-5 : PG 56, 283, 7.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 111

d’effacer du livre de sa vie, par l’aumône et la pénitence, les


fautes commises, avant de comparaître devant le tribunal du
Christ108. On voit par là que Chrysostome ne veut effrayer son
auditoire ou son lecteur que pour l’amener à une nécessaire
conversion109.
Il poursuit le même objectif en évoquant la scène du jugement
dernier, la séparation des brebis et des boucs, des élus et des
damnés en Mt 25, 31-46110. Comme la plupart des auteurs qui
traitent des fins dernières, il reprend lui aussi la parabole des
dix vierges (Mt 25, 1-13) et celle des talents (Mt 25, 14-30)1,1 ;
mais la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, en
Le 16, 19-31, tient une place beaucoup plus importante encore
dans sa prédication, en dehors même des sept homélies qu’il
lui a consacrées112. Outre la dramatisation du récit, commune
à chacun de ces textes, elle présente une individualisation peut-
être encore plus grande des personnages et surtout un contraste
saisissant entre leur situation respective dans la vie présente et
dans l’au-delà. Elle fournit en tout cas une image particulière­
ment éloquente, aux yeux de Chrysostome, de la rétribution.
Du fait que la résurrection des corps doit être celle de tous, des
justes comme des méchants, la récompense des uns et le châti­
ment des autres sont exigés par l’idée même de justice divine113.
Tous posséderont l’immortalité et l’incorruptibilité, mais tous
ne jouiront pas des mêmes honneurs : certains seront privés de
la gloire et de la familiarité avec Dieu. Tel est pour Chrysostome
le sens de 2 Co 5, 3, invoqué ailleurs en faveur [32] de la résur­
rection corporelle114. L’éternité des châtiments, plus encore que
celle de la récompense, est mise en avant par le prédicateur :
il n’y aura plus alors de seconde mort à espérer pour mettre
fin aux tourments, il n’y aura plus de recours possible115. Une
fois encore, la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare et
celle des dix vierges servent d’illustration. L’autre idée, souvent
108. Hom. 1, 6 sur Pentecôte : PG 50, 462, 39 ; A Théodore 9 (contre la ten­
tation du désespoir ; l’exemple de Judas).
109. Hom. 8, 4 sur 1 Tfr : PG 62, 446, 13.
110. Hom. 16,1 sur Eph : PG 62, 111,22; Hom. 34,3 sur Jn : PG 59,
196, 14 ; et passim.
111. Hom. 78, 1-3 sur Mt : PG 58, 711,44-712. 713,39; Hom. 9, 1 sur
lCo:PG 61,73, 1.
112. V. g .A Théodore 9; Hom. 2,3 sur Lazare: PG 48, 985,6-986,20;
Hom. 34, 3 surjn : PG 59, 196, 29-197.
113. Cf. supra, n. 97.
114. Hom. sur rés. 8 : PG 50,430, 10-27 fOxav (opey epypot, xal Tîfc
rcpôç tôv 0eôv 7tappY]oiaç àKEaTeprjpévot... prj yupvol ôô^rjc EÛpe9wpev,
xal Tf|ç 7tpôç tôv 0eôv 7tappYjataç) ; cf. Hom. 10, 1 sur 2 Co : PG 61,467, 42-
468 (ici aussi insistance sur la gloire comme attribut de l’élection).
115. A Théodore 10 ; Hom. 44, 2 sur Jn : PG 59, 250, 11 ; Hom. 9, 4 sur
2 Co : PG 61, 465, 25-466.
112 apologétique et polémique

développée, est que cette rétribution ne sera pas uniforme à


l’intérieur de chaque groupe : les récompenses comme les châti­
ments seront proportionnés aux actes de chacun (cf. 1 Co 3, 8).
Ainsi est généralement compris 1 Co 15, 23 : « Chacun ressusci­
tera à son rang116 ». Dans ses Exposés, Aphraate le Sage Persan
développe longuement ce thème à partir de la parabole des
talents (Mt 25, 14-30), de celle des ouvriers envoyés à la vigne
(Mt 20, 1-16) et de ICo 3,8117.
C’est le discours eschatologique de Mt 35 et la parabole de
Le 16, 19-31 qui inspirent encore le plus souvent la présentation
antithétique, faite par Chrysostome, du sort respectif des élus et
des damnés. L’orateur a beau dire que l’un et l’autre est inexpri­
mable118, il s’efforce néanmoins de donner, à l’aide de références
et d’images, empruntées ou non au texte scripturaire, une idée
de ce que peuvent être la béatitude ou la damnation éternelles.
Pour peindre le bonheur de la vie céleste surtout, il ressent, après
Paul (2 Co 12, 4), l’insuffisance des mots. Il tente pourtant,
à plusieurs reprises et notamment dans le traité A Théodore,
d’évoquer ce monde de paix et de lumière, d’où tout chagrin
et tout mal seront bannis, où la corruption n’aura plus aucune
prise sur l’homme, où tout sera beauté et harmonie119. Au-delà
des images qui peuvent en donner une idée - une audience
impériale à laquelle on serait admis, le cortège triomphal d’un
prince auquel on serait associé, [33] l’accession au trône d’un
enfant de sang royal120-, il fait appel à Is 25, 10 et 60, 18-20,
à Rm 8, 21 (La créature elle-même sera soustraite à Tesclavage de
la corruption) et plus encore à l’épisode de la Transfiguration

116. Hom. 31,4 sur Rm : PG 60, 672, 1 (exemples de Adam/Ève, Lamech,


Sodome, etc. et gradation des récompenses : Pierre, Jean...) ; Hom. 39, 3 sur
/Co : PG 61, 337, 8 ; Hom. 41, 2-3 sur ICo, ibid.3 357, 38-358.Telle est aus-
si la conception d’AuGUSTiN, Cité de Dieu XXI, 16. XXII, 30, 2. Cf. déjà la
conception antique, telle que la résume Théodoret en Thérap. XI, 21.
117. Aphraate le Sage Persan, Exposés 22, 18-23 : SC 359.
118. V.g. Jean Chrysostome, A Théodore 1 i : ’Ewôrjaov yàp uoi Çtoffë
tï]v xaxcxoTaoiv èxetvrjç, xa0’ ôoov èvvofjaai ôuvcctôv 7tpoç yap ty)v à^îav
oùôelç rjpïv àpxéocL Xôyoç) ; ibid., 13 : Ilàaav pèv ouv rrjv EÙcppooovrjv
èxetvrjv oute Xôycp TtocpaoTfjaou oüte vû SiccXccGeIv eotiv ; Hom. 1,4 sur
He : PG 63, 18, 21. Voir aussi, s’agissant de la béatitude céleste, Théodoret,
Thérap. XI, 52, en référence à 1 Co 2, 9.
119. Jean Chrys., A Théodore 11 (paix, joie, allégresse, calme sérénité, lu­
mière beaucoup plus éclatante que celle du soleil, comme celle du soleil éclipse
celle d’une lampe, beauté des corps, dont la Transfiguration peut donner
une idée) cf. la cour d’un prince, les efforts déployés pour l’obtention d’une
charge...) ; A une jeune veuve 3 : SC 138 (Moïse, Transfiguration).
120. Hom. 14, 10 sur Rm : PG 60, 537, 10-25 ; A Théodore 11 (un enfant
royal avant et après son accession au trône). 12 (un roi au milieu d’une escorte
nombreuse et éclatante se dirigeant, entouré d’amis, vers son palais). 13 (les
hommes possédant ici-bas richesses, pouvoir et gloire) : Hom. sur la charité 5 :
PG 56, 285, 40-286, 39.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 113

(Mt 17, 1-8). Ce n’est là pourtant qu’une figure de la béati­


tude future : par condescendance, en effet, le Christ ne s’est pas
manifesté dans tout l’éclat de sa gloire (cf. Mt 17, 2), pour ne
pas aveugler ses disciples, incapables néanmoins de supporter
cette vision121. La réalité sera donc plus éclatante encore, plus
rutilante qu’une demeure dont tous les occupants seraient
vêtus d’or et dont le maître serait habillé et couronné de pierres
précieuses122. Ces comparaisons matérielles ont pour seul objet
de rendre désirables les biens du monde à venir, évidemment
d’un autre ordre. La béatitude, dit Chrysostome, c’est connaître
Dieu, vivre dans son intimité (napp7]oia) éternellement123. On
comprend la difficulté à exprimer une réalité qui échappe en fait
à toute représentation humaine.
Il n’en va pas autrement de la damnation éternelle. Le châti­
ment suprême consiste, en effet, à être privé éternellement
de la contemplation de Dieu, à être exclu, comme le mauvais
riche, de la gloire du Christ124. Jean Chrysostome est très net à
ce sujet. Et pourtant, la manière dont il évoque les tourments
de l’enfer, plus terribles que tous les supplices imaginables,
ce séjour plus affreux que toutes les prisons, ces ténèbres que
n’éclaire pas un feu pourtant inextinguible, ces fers, ces grince­
ments de dents, ce ver qui ne meurt pas, en combinant diverses
données scripturaires (Is 66, 24 ; Mt 8, 12 ; Mt 25 ; Le 16, etc.),
donne curieusement l’impression qu’il est plus facile pour lui de
peindre le sort des damnés que celui des élus125.
L’importance accordée au thème de la géhenne dans sa prédi­
cation [34] est sans équivalent chez les autres Antiochiens126.

121. A Théodore 11 (“Oxi ï«p CTUYxaxà6cccnç xb (pcuvojievov yjv. àXX’ oùx


èTUÔeiÇiç xoû Ttpctypaxoç àxpiQyjç) ; Hotn. sur bonheur vie future 6 : PG 51,
352, 26 ; A une jeune veuve 3 : SC 138 ; Hotn. 56, 4 sur Mt : PG 58, 550-
554, 35. Cf. Cyrille d’Alexandrie, dans son Com. surjn XII, 1 (PG 74, 705
AB ; Pusey III, 126-127) invoque la même raison, en faisant également réfé­
rence à l’épisode de la Transfiguration, pour expliquer que le Christ, après sa
résurrection, ne s’est pas manifesté aux disciples dans tout l’éclat de son corps
glorieux.
122. A Théodore 11.
123. A Théodore 11 (xô xf)ç 7tpôç xôv Xpioxôv ôpiXtaç ànoXaùeLv
Sirjvexwç) ; Hotn. sur rés. 8 : PG 50, 430, 20-27 (voir n. 114) ; Hom. 31,1 sur
Jn : PG 59, 176, 3.
124. Hotn. 23, 7-8 sur Mt : PG 57, 316, 20. 317, 7 ; Hom. 14, 10 sur Rm :
PG 60, 538, 22 (privation pire que la géhenne) ; Hom. 13, 4 sur Ph : PG 62,
280-281 (image du roi ou du fils du roi, revenant triomphant de campagne et
introduisant dans son palais un certain nombre des citoyens de la cité, tandis
que les nortes en restent fermées pour d’autres).
125. V.g. A Théodore 9,27-31 (ver qui ne meurt pas, feu inextinguible, grin­
cements de dents, ténèbres). 10 (feu inextinguible, flammes, fleuve de feu,
grincements de dents, tortures, gémissements, solitude immense, ténèbres).
126. L’emploi du mot <« géhenne», dans la prédication de Jean Chrysos­
tome, est extrêmement fréquent, même s’il insiste beaucoup, dans le même
114 apologétique et polémique

S’entretenir souvent de la géhenne, répète-t-il, comme de la


résurrection — mais les deux sont étroitement liés dans son
esprit — est d’une grande utilité, en tout cas le plus sûr moyen
de ne pas y tomber127. Il développe ainsi, dans ses écrits, toute
une pédagogie de la crainte, non pour le plaisir d’effrayer, mais
pour inciter ses auditeurs à la conversion, en sachant bien que
la peinture des supplices de l’enfer frappera plus les imagina­
tions que celle des biens du royaume128. Pour cela, il affirme
avec force la réalité de la géhenne, dont les démons eux-mêmes
proclament l’existence (Mt 8, 29), mais dont la ruse consiste
aussi à faire douter de la réalité129. Il rappelle, comme s’il fallait
un témoignage extérieur à l’Écriture, que beaucoup de poètes et
de philosophes païens ont retenu eux aussi l’idée d’un séjour où
les méchants expieraient leurs crimes130. Il combat énergique­
ment l’idée de ceux pour qui l’enfer serait une simple menace et
qui refusent de croire à la damnation au nom de la miséricorde
divine131. Il voit au contraire dans l’existence de la géhenne une
preuve de la providence de Dieu, qui ne veut pas la mort du
pécheur, comme en témoigne l’envoi de Jonas à Ninive132. Il
conteste par ailleurs les fausses idées que certains se font de
la géhenne, en la prétendant moins terrible qu’on ne le dit ou
en refusant de la croire éternelle133. La réalité de son existence
est encore attestée à ses yeux par un certain nombre de figures,

temps, sur la miséricorde et la longanimité divine. En revanche, les occur­


rences de ce terme sont très rares chezThéodoret.
127. Hom. 31,5 sur Rm : PG 60, 674, 18 (cf. 2 Th 1,9); Hom. 15, 3 sur
ITm: PG 62, 583, 20 ; Hom. 2, 3 sur 2 Th, ibid.3 476, 56. 477, 42 (le Christ
lui-même) ; Hom. 1,4 surHe : PG 63, 18, 48.
128. Hom. 2,3 sur 2 Th : PG 62, 477,25 (pédagogie de la crainte;
cf. Hom. 15, 3 sur 1 Tm : PG 62, 583, 20.
129. Hom. sur la chariü 7 : PG 56,287, 16-290 ; Hom. 25, 6 sur Rm : PG 60,
635, 11-636, 10 ; Hom. 31, 5 sur Rm, ibid.3 674, 22 ; Hom. 15, 3 sur 1 Tm :
PG 62, 583, 44 (ce n’est pas seulement une menace) ; Hom. 3, 2 sur Phm :
PG 62, 718, 33 (Il y aura bien une géhenne, preuves : le déluge...).
130. Hom. 8, 4 sur 1 Th : PG 62, 446, 8 ; Cf. Théodoret, Thêrap. XI, 18-
20 : SC 57
131. Hom. sur la charité 7 : PG 56, 287.
132. Hom. 15, 3 sur ITm: PG 62, 583, 29 s ; Hom. 3, 2 sur Phm : PG 62,
718,33 s.
s 133. Hom. 3,1 sur 2 Th: PG 62, 479, 1-16. En récusant ainsi toute idée
d’apocatastase, Jean Chrysostome prend probablement ses distances avec
Théodore de Mopsueste et Diodore de Tarse, qui, au témoignage d’Isaac de
Ninive, ne croyaient pas, non plus du reste que ce dernier, à l’éternité des
peines infernales ; voir Isaac de Ninive, «The Second Part », CSCO 554-555
(éd. S. Brock), chap. XXXIX, 8-13, 166-169 (trad. anglaise). Je remercie
Paolo Bettiolo d’avoir attiré mon attention sur ce point, en regrettant de ne
pas avoir pu intégrer à temps dans cette étude d’autres renseignements qu’il
m a généreusement communiqués, concernant en particulier les anges et
l’eschaton ; voir sur ce sujet, P. Beitiolo, « ‘Prigionieri dello Spirito’. Liberté
creaturale ed eschaton in Isacco di Ninive e nelle sue fonti », Atinali di Scienze
Religwse 4(1999), 201-221 [218 s].
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 115

dont le déluge (eau) et la destruction de Sodome et Gomorrhe


(feu et soufre) sont les plus communes134. Cette insistance [35]
sur la réalité de la géhenne n’interdit pas à Jean Chrysostome
d’exprimer, à plusieurs reprises, une conviction profonde :
quand bien même l’enfer n’existerait pas, ce serait, dit-il, un
supplice plus terrible encore de ne pas parvenir à la gloire céleste
et de se trouver à jamais privé de la vision de Dieu135.

IV. Autres questions relatives à l’eschatologie

Sur la structure d’ensemble, assez uniforme, du discours


eschatologique des Antiochiens aux iv'-v* siècles, tel qu’on
peut le reconstituer, notamment à partir de l’œuvre de Jean
Chrysostome, viennent se greffer diverses questions, inégale­
ment traitées selon les auteurs. Elles concernent principalement :
la date de la Parousie, la nature du corps ressuscité, la localisa­
tion du ciel et de l’enfer, le séjour des âmes dans l’attente de la
résurrection. Dans la mesure du possible, les réponses données
sont encore tirées de l’Écriture.

1. La date de la Parousie
La date de la Parousie demeure au IVe siècle une question
inévitable pour l’exégète. Sans doute les croyances milléna­
ristes, fort répandues dans les premiers siècles et dont témoigne
notamment Justin ou Irénée136, sont-elles désormais rejetées
et condamnées, même si un Apollinaire de Laodicée fait à cet
égard figure d’attardé en milieu antiochien137. Mais la curiosité
subsiste concernant la fin du monde. Sans doute encore, un Jean
Chrysostome juge-t-il vaine cette curiosité et la caractéristique
d’esprits faibles. Une telle curiosité, dit-il, était celle des apôtres
avant (Mt 24, 3) et après la Passion (Ac 1,6): elle n’est plus
la leur quand ils ont reçu l’Esprit Saint ; ils se résignent alors à
leur ignorance138. Paul, en 1 Th 5, 1-3, combat lui aussi ce type
de curiosité, en se contentant de renvoyer aux déclarations du
Christ en Mt 24, 39.42-44. Quel avantage, du reste, poursuit
134. Hom. sur la charité 7 : PG 56, 287, 16 ; Hom. 8, 2-3 sur 1 Th : PG 62,
442, 9-443, 34 (déluge, Sodome, Pharaon, etc.) ; Hom. 15, 3 sur 1 Tm, ibid.,
583, 44. D’autres textes de l’Écriture, dit-il, sans autrement préciser, l’atteste­
raient tout autant : Hom. 3, 1 sur 2 Th : PG 62,479, 1-16 (les textes où il nous
en est parlé) ; Hom. 1, 4 sur He : PG 63, 18, 21 (les textes sont formels).
135. A Théodore 12 ; Hom. surla charité 4 : PG 56,284, 28 ; Hom. 23, 7-8 sur
Mt : PG 57, 317, 20. 317, 7-318 ;Hom. 13, 4 sur Ph : PG 62, 280, 18-281,22.
136. Justin, Dialogue ave Tryphon 80-82 ; Irénée, Adv. haer. V, 28, 3-36, 3.
137. Voir supra, n. 4.
138. Jean Chrysostome, Hom. 9,1 sur 1 Th: PG 62, 445, 1-446, 6.
116 apologétique et polémique

Chrysostome, à connaître cette date ? La mort ne sera-t-elle pas


pour chacun la fin du monde ? Aucun prétexte, même apolo­
gétique, ne justifie ce type de curiosité : donner aux païens une
date ne les convaincra pas d’embrasser la reli[36]gion chrétienne,
s’ils n’ont pas été convaincus par d’autres arguments ; affirmer
que le monde finira est donc suffisant139.
Cela dit, Chrysostome considère que la Parousie est proche
(Ph 4, 5-6) et qu’il faut activement s’y préparer140. Proche déjà
à l’époque où écrivait Paul, elle ne peut que l’être davantage
400 ans plus tard. Les signes retenus par lui de cette imminence
sont essentiellement ceux qu’on lit en Mt 24, 12 s. : l’Évan­
gile répandu par toute la terre ; les guerres, les tremblements
de terre et les famines; le refroidissement de la charité141.
Auparavant toutefois doit paraître l’Antéchrist, dont la venue
ne sera précédée d’aucun signe, mais qui, avec le retour d’Élie
(Ml 3,24; Mt 17, 10-12), sera le signe certain de l’avène­
ment du Christ142. De cet Antéchrist, Chrysostome se borne à
dire qu’il n’est pas Satan, mais un homme accomplissant ses
œuvres143. Avec la plupart des Pères, il en voit la figure en la
personne de l’empereur Néron144, mais il se refuse à cautionner
les fables qui courent sur l’Antéchrist et sur son nom : ce
genre de spéculations lui paraît dérisoire145. Ce qui le retient
de paraître (2 Th 2, 6-7) n’est rien d’autre pour lui que la
puissance romaine ; mais lorsque cet empire s’écroulera - et sa
fin est certaine, puisqu’il est le dernier de ceux qu’a prophé­
tisés Daniel -, alors paraîtra l’Antéchrist146. Cette interprétation
de 2 Th 2, 6-7, qui n’appartient pas seulement à Chrysostome,
est écartée par Théodoret ; pour lui, comme pour Théodore, la
limite imposée à l’apparition de l’Antéchrist est la fin du monde
prévue par Dieu147. Il y a en outre pour Théodoret une raison
supplémentaire à ce délai : le fait que l’Évangile n’est pas encore

139. Jean Chrysostome, Hom. 9,1: PG 62,447, 26.


140. Hom. 20,6 sur Mt : PG 57, 294, 19 [294,37 : la fin de chacun] ;
Hom. 34, 3 surjn : PG 59, 197, 30-198, 7.
141. Cf. note précédente. Voir aussi Hom. 1,1 sur 2 Th : PG 62, 469, 44-
470, 10 ; Hom. 21, 3 sur He : PG 63, 152, 7.
142. Hom. 9, 2 sur 1 Th: PG 62, 449, 1 ; Hom. 77, 2 sur Mt : PG 58,
703, 10 ; Hom. 1, 1 sur 2 Th : PG 62,470, 10.
143. Hom. 3, 2 sur 2 Th : PG 62, 482, 32. Cette remarque procède sans
doute de la nécessité de réagir contre une vision manichéenne de l’eschato­
logie.
144. Hom. 4, 1 sur 2 Th: PG 62,485, 23.
145. Hom. 1,1 sur 2 Th : PG 62,470, 15.
146. Hom. 4,1 sur 2 Th : PG 62, 485, 1-12 (Jean Chrysostome rapporte
d autres opinions, mais se rallie à celle qui fait de la puissance romaine le rem­
part contre l’Antéchrist) ; après quoi l’Antéchrist sera exterminé par le Christ
(ibid., 486, 19).
147. Théodoret, In 2 Th : PG 82, 664 C-665 A ; voir aussi Haer. fab. V, 23
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 117

reçu par toutes les nations et que l’idolâtrie règne encore dans le
monde ; il ne partage donc pas sur ce point non plus la pensée de
Chrysostome. Mais les trois exégètes sont d’accord pour juger
irrecevable l’interprétation de Sévérien de Gabala, selon qui ce
serait la grâce de l’Esprit Saint qui retiendrait l’Antéchrist de
paraître : il est impossible, selon eux, que cette grâce cesse [37]
d’agir148 ! Personne ne connaît donc la date exacte (Ac 1,7) du
second avènement, mais les signes annonciateurs sont suffisam­
ment nombreux pour en confirmer la proximité.

2. Le corps des ressuscités


La seconde grande interrogation porte sur la nature du
corps des ressuscités. Comme celui du Christ, qui conserve les
marques de la Passion, ce sera bien le même corps, contraire­
ment à ce que prétendent les hérétiques149. La difficulté vient
de l’interprétation de 1 Co 15,40-48, où Paul parle de corps
« célestes » et de corps « terrestres », de corps « psychiques » et
de corps « spirituels ». Tout l’effort des exégètes consiste à lever
l’ambiguïté de ce mode d’expression. En se fondant notamment
sur Ph 3, 21, ils affirment que, tout en restant le même selon
l’essence, le corps sera transformé, qu’il parviendra à un état
de perfection et d’accomplissement qu’il ne possédait pas150.
Sans aucune distinction entre bons et méchants, tous les corps
subiront cette transformation qui les fera passer de l’état de
corruption à l’incorruptibilité. Mais naturellement, une diffé­
rence s’opérera entre les élus et les damnés, et c’est précisément
cette différence qu’exprime Paul en parlant de corps « célestes »

sur l’Antéchrist (PG 83, 525B-532C). Cf. Théodore, Com. sur 2 Th : Swete
n, 54,15-19.
148. Sévérien, Sur 2 Th 2, 6-8 : K. Staab, Pauluskommentare..., 334, 20-22
(Kaxéxet. xat xcoAuei toû avépoo rrjv 7tapouotav x6 Ttveüpa tô &yiov).
Cf. Guinot, L’Exégèse, p. 661.
149. Jean Chrysostome, Hom. 10, 2 sur 2 Co : PG 61, 468,1 (deux états
distincts) ; Hom. 41, 1-3 sur 1 Co, ibid., 356, 25. 356, 1-357 (le Christ a repris
le même corps). Voir aussiThéodoret, Haer. fab. V, 19 : PG 83, 516 BC (Kal
tva pr] tiç ÔTCoAàQfl exepov ôia.nkà-r:zodai aùjia...) ; Aphraate, Exposés 8,
3-4 : SC 349. Quant à Eustathe d’Antioche, dans son écrit Sur la nécroman­
cienne 22, 5 (éd. M. Simonetti, La Maga di Endor, Bibioteca Patristica 15, Flo­
rence 1989), il se fait l’écho de Méthode d’Olympe, pour reprocher à Origène
de nier la résurrection véritable du corps véritable au profit de celle d’un eiÔcx;,
qui en représenterait la composante immuable (cf. Origène, Sur Ps 1 : PG 12,
1092) ; sur cette polémique, voir ad loc. le commentaire de M. Simonetti et
l’article d’E. Prinzivalli, « TTXAE EH AIAOY METAnEMriEE0AI. Una
proposta di lettura délia polemica di Eustazio con Origene », in : Studi sul cris-
tianesimo antico e rnodemo in onore di Maria Grazia Mara II, Augustinianum,
Rome, 1995, 679-696.
150. Jean Chrysostome, Hom. 41,3 sur ICo: PG 61, 358 ; Hom. 42, 2 sur
1 Co, ibid., 364, 4-365 ; Hom. 10, 1 sur 2 Co, ibid., 467, 42-468, 5.
118 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

et de corps « terrestres ». En ce sens seulement, tous ne seront


pas transformés, comme il est dit en 1 Co 15, 51-52151.
Les corps « célestes » - ce sont d’eux qu’il est le plus souvent
question - se signalent par une beauté incomparable, dont le
visage de Moïse (Ex 34, 29-30) ou celui du Christ tranfiguré
(Mt 17) peuvent donner une idée152, par un éclat lumineux, par
une absence de pesanteur et une espèce de subtilité, à l’image
du corps du Christ ressusci[38]té153. Le corps retrouvera en
quelque sorte son état d’avant la faute, ce qu’exprime pour
Chrysostome, de manière symbolique, l’abandon par le Christ
de ses vêtements dans le tombeau154.

3. La localisation du ciel et de l’enfer


En comparaison, la question de savoir où se trouve le séjour
des élus et des damnés semble avoir moins retenu l’attention.
Cela peut paraître surprenant de la part d’Antiochiens, dont on
sait avec quelle vigueur parfois ils ont défendu la réalité physique
du paradis terrestre155. Toutefois la représentation que se fait
Aphraate du séjour des bienheureux relève, semble-t-il, même
compte tenu de l’expression poétique de ses Exposés, d’une
conception similaire : la contrée, dont il parle, est plantée de
beaux arbres, l’air y est pur et parfumé, la lumière éclatante156.
En revanche, l’évocation que fait Jean Chrysostome de la cité
céleste, dans son panégyrique de saint Philogone, en se fondant
sur He 12,22-23, conteste cette vision matérielle des choses.
Il commente là de manière intéressante le terme rcavifrupiç :
l’idée est celle d’une immense foule réunie, d’une espèce de
grande foire, où des marchands en grand nombre échangent
quantité de produits - céréales, fruits, bestiaux et vêtements.
Mais il s’empresse d’ajouter qu’on ne trouvera au ciel aucune
de ces réalités matérielles : tout y sera êtres et fruits spirituels157.
151. Hom. sur rés. 7-8 : PG 50,430.
152. A une jeune veuve 3 : SC 138.
153. A Théodore 11 ; Hom. sur bonheur vie future 6 : PG 51, 352, 17 (réf. à
Ph 3, 21) ; Hom. 14, 10 sur Rm : PG 60, 537, 10 ; Hom. 7, 1 sur 1 Th: PG 62,
435, 55-436 (subtilité des corps). A l’image aussi de la transfiguration de tout
l’univers : Hom. 25, 2 sur Jn : PG 59, 150 (homme nouveau) ; Hom. 3, 2 sur
He : PG 65, 29,29. Voir aussi Théodoret, Haer. fab. V, 21 : PG 83, 521 C :
les élus jouiront de la lumière divine Optoxôç à7ioXauaouai voepoû te xocl
M^°13 ^y*eviendont eux-mêmes lumineux (cponoEiÔeîç), comme il est dit en
154. Hom. sur bonheur vie future 6 : PG 51, 352, 38-353.
155. Cf. Jean Chrysostome, Hom. 13, 3 sur Gn: PG 53, 108 ; Théodore
de Mopsueste, Corn, sur Ga 4,24 : Swete I, 74, 16-75, 9 ; Sévérien de Ga-
bala, De mundi creatione or. VI, 7 : PG 56, 492 ; Epiphane, Ancor. 54, 2-55, 3 ;
Pan. 64, 4, 11 ; Théodoret, QG 25 : PG 80, 121 C.
156. Aphraate le Sage Persan, Exposés 22,12 : SC 359.
157. Jean Chrysostome, Hom. sur Philogone 1 : PG 48, 749, 34-750, 6 (ô
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 119

Cela dit, la localisation du séjour céleste reste généralement


assez vague, même dans le vocabulaire utilisé : le ciel et, plus
rarement, semble-t-il, le paradis158.
Il en va un peu différemment du séjour des damnés. Le
terme « Hadès » est une désignation générique pour parler du
séjour des morts, - les « Enfers », où descend le Christ pour
délivrer les âmes qui y sont détenues par la puissance de la
mort, sans être pour autant celles de méchants. Mais ce peut
être aussi, comme chez les Anciens, le lieu où sont châtiés les
damnés. Dans ce sens-là pourtant, il serait plus juste de parler
du « Tartare » ou du « chaos », comme le fait parfois Eustathe
[39] d’Antioche159 ou de « géhenne », la désignation habituelle­
ment retenue par Jean Chrysostome. La représentation qu’on
s’en fait, notamment d’après Dn 7, 10 et Is 33, 14 ou 66, 24,
est celle d’un lieu souterrain et ténébreux, traversé d’un fleuve
de feu qui rend l’atmosphère brûlante et irrespirable160. Mais
sa localisation exacte est inconnue. La situer, comme certains
l’ont fait, dans la vallée de Josaphat est pour Chrysostome une
affirmation sans aucun fondement scripturaire. Quel intérêt du
reste, dit-il, à connaître le lieu de la géhenne ? Mieux vaut se
demander comment l’éviter161 ! En la situant hors de ce monde,
loin de notre univers matériel, il ne fait qu’affirmer d’une autre
manière la conception qu’il en a : à l’opposé du ciel, dont on
entrevoit ainsi la véritable localisation162, la géhenne est avant
tout pour lui le fait d’être séparé de la gloire et de la contempla­
tion de Dieu.

4. Le séjour des âmes dans l’attente de la résurrection


La mort étant pour chacun la fin du monde la plus immédiate,
comme le dit volontiers Chrysostome, la question est posée du
séjour des âmes dans l’attente de la Parousie et de la résurrec­
tion. Pour Justin, les âmes des morts, sauf celles des martyrs,
dont il ne précise pas vraiment la destination, descendent dans
l’Hadès, où elles demeurent jusqu’à la fin du monde. Tel est le
sort commun des bons et des méchants, même s’il existe entre
eux une séparation et si leurs âmes respectives éprouvent déjà
xapîcôç èxEï ttavraxoü xoü Tcveüjiaxoç, 7tveupaxa Ôtxatwv xexeXetcopévtov
xai ibuywv àpexaQ.
158. Eustathe, Sur la nécrom. 18, 2.
159.. Eustathe, Sur la nécrom. 15,4 (xàpxapoc). 18, 2 (xâoç).
160 . Cette représentation n’est pas sans similitudes avec celle des Enfers
dans la mythologie grecque. Du reste, en Thérap. XI, 27 (SC 57),Théodoret le
souligne en recourant au thème des furta Graecorum pour expliquer la chose.
161. Hom. 31, 4-5 sur Rm : PG 60, 673, 54-674.
162. Sa conception du ciel est très proche sans aucun doute de celle d’Au­
gustin : Ipse (= Deus) post hanc uitam sit locus noster (cf. supra, n. 15).
apologétique et polémique
120

SSS SSÏÜS
à rentrée des âmes dans le ciel, immédiatement apres la mort,
revient à nier la résurrection des corps au dernier jour, étant
entendu que^l’âme doit rejoindre le corps au moment de la
Dans son écrit Sur la nécromancienne, Eustathe d’Antioche
parle constamment, lui aussi, de l’Hadès comme séjour de l’âme
du prophète Samuel, que la ventriloque d’Endor aurait préten­
dument évoqué devant Saül165. Les âmes des justes séjournent
donc dans ce [40] lieu, réputé souterrain, dont personne, sinon
Dieu seul - Eustathe conteste sur ce point la position d’Ori-
gène - ne peut les faire revenir166. Mais l’Hadès est tout autant
le séjour des âmes des méchants, même si existe, entre elles et
celles des justes, un abîme infranchissable (xctapa), comme
l’enseigne la parabole du pauvre Lazare : lui repose dans « le
sein d’Abraham », tandis que le mauvais riche est en proie à la
brûlure d’un feu dévorant167. Tel est ce lieu de dessous terre où
est descendue l’âme du Christ (cf. Ep 4, 9) pour en briser les
portes et délivrer les âmes des justes qui s’y trouvaient retenues
prisonnières168.
Dans son interprétation de l’épisode de la ventriloque
d’Endor, Théodoret n’apporte pas beaucoup plus de lumière
sur le séjour des âmes après la mort : ils se contente de dire
qu’elles demeurent en un autre lieu (aXÀa> xivl xwpt<p) dans
l’attente de la résurrection des corps169. Les indications que l’on
163. Justin, Dialogue avec Tryphon 5, 3. Cette conception est à rapprocher
de celle qui se fonde sur la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare et
l’idée juive du séjour des justes dans « le sein d’Abraham ».
164. Justin, Dialogue avec Tryphon 80, 4.
165. L’index de 1 éd. de M. Simonetti (La Maga di Endor...3 282) relève
22 occurrences du terme dans l’écrit d’Eustathe.
166. Eustathe martèle cette affirmation tout au long de son écrit : Sur la
nëcrom. 4, 1 ; 16,10 ; 17,2 ; 23, 6 ; 24, 5 ; 30, 5-6. Sur la polémique d’Eus­
tathe avec Origène, voir E. Prinzivalli, « TTXAE...ima proposta di lettura... *
167. Eustathe, Sur la nëcrom. 14, 7-9.12.
168. Eustathe, Sur la nëcrom. 17, 3-18, 2 (voir notamment 17, 9, un pas­
sage important pour la christologie d’Eustathe). Si Justin (Dial. 72, 4) parle
une fois de la descente aux Enfers, en invoquant un texte de Jérémie actuel­
lement inconnu, mais également cité par Irénée (Adv. haer. IV, 22, 1 ; Prèdic.
apost. 78), il en est peu question chez Jean Chrysostome : v.g. Hom. sur cime-
tière et croix 2 : PG 49,394-396 (long développement sur la descente du Christ
aux Enfers et la « transformation de l’Hadès en ciel » : xôv écÔrjv èîto^oev
oùpavôv) ; Hom. 40,1 sur ICo : PG 61, 348, 28-31 (le baptême comme sym­
bole de la descente dans l’Hadès et de la remontée).Théodore de Mopsuestb
n’y fait même pas allusion dans son Hom. cat. VII, 9 (ST 145). Cette croyance,
pourtant ancienne, n’a pris place que tardivement dans les formules de foi.
169. Théodoret, QR I, 63 : PG 80, 589 B ; FM II, 57, 3-5. Sur le sujet,
voir R. Gounelle, La descente du Christ aux Enfers. Institutionnalisation d'une
croyance, Coll, études Augustiniennes SA 162, Paris 2000.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 121

peut trouver chez Jean Chrysostome sont tout aussi vagues :


« Là (ëv9a) où est Paul, là où est Pierre, là où est le chœur des
saints », dit-il, dans l’une des Homélies sur Lazare110. En revanche,
il exclut non seulement toute espèce de métempsychose, mais
toute errance des âmes sur la terre, et en profite pour s’élever
contre certaines pratiques magiques : les âmes ne demeurent
pas dans les tombeaux, mais sont transportées, y compris celles
des méchants, dans une autre contrée (etç x&çxxv Tivoc)171.
L’auteur des Questions et réponses aux Orthodoxes délivre un
en[41]seignement beaucoup plus net à ce sujet172. A la question
de savoir si les âmes, une fois séparées du corps, sont soumise à
l’examen (èÇéxaatç) jusqu’au jour de la résurrection, il répond,
en effet, qu’une discrimination (ôiacnroArj) entre les justes et les
méchants intervient dès le moment où (eù96ç) l’âme a quitté
le corps173. Les âmes sont alors conduites par les anges en des
lieux accordés à leurs mérites (ciç ôcÇtouç ocùtgüv tôtcouç) :
celles des justes dans le paradis (etç 7tapaôeiaov), où elles
jouissent de la compagnie des anges et des archanges, et de la
vision du Christ Sauveur lui-même174, selon 2 Co 5, 8, tandis
que celles des méchants vont dans les régions de l’Hadès (etç
toüç èv ccÔïj tôtcouç), comme Isaïe le dit de Nabuchodonosor
(Is 14, 9). Puis, ces âmes sont ainsi gardées (tpuÂocTcopévat)175,

170. Jean Chrysostome, Hom. 5, 3 sur Lazare : PG 48, 1021.


171. Hom. 2y 5 surAc : PG 60, 32, 13 s : les manichéens, jugeant la matière
et le corps mauvais et considérant l’âme comme une partie de l’essence divine,
rejettent à la fois l’Incarnation et la résurrection des corps, mais croient en
une ridicule métensomatose ; Hom. 28, 2-3 surMt : PG 57, 353, 16 s 353, 9 s :
contre l’idée que les démons feraient des tombeaux leur séjour favori pour
s’emparer des âmes des défunts, que des magiciens auraient le pouvoir de
s’emparer de l’âme des enfants qu’ils auraient immolés, et que l’âme, une fois
séparée du corps serait condamnée à errer sur la terre. CLThéodoret, Haer.
fab. V, 19 : PG 83, 513 C (contre l’idée que les âmes séjouneraient dans les
tombeaux). ^
172. Ps.-Justin, Quaestiones et responsiones ad orthodoxos 75, éd. Th. Otto,
t. III, 2 , Iena 1881, 110-112. On a proposé (F.X. Funk, M. Richard) de resti­
tuer ces Quaestiones àThéodoret. Quoi qu’il en soit de l’ensemble de ces Ques­
tions, on a sans aucun doute affaire à un texte d’origine antiochienne. ^
173. Cette discrimination, dit-il, ne peut pas intervenir tant que l’âme de­
meure unie au corps - les âmes de tous les hommes, justes et injustes, sont
soumises aux mêmes nécessités inhérentes à la condition humaine mais
devient possible, lorsqu’elle accède, après la mort physique, à un autre état
(xotxâoxaoiç).
174. Cette vision (ÔTrraa(a) du Christ par l’âme privée de son corps est à
bien distinguer de la contemplation béatifique dont jouiront les élus dans le
ciel ; du reste, les âmes des justes ne se trouvent pas dans le ciel, mais dans im
lieu qui en est distinct, le paradis, ce que d’autres auteurs nomment, d’après
Le 16, 22, « le sein d’Abraham » ; cf. Quaest. 85 (ibid., 128-129 : xa9à7tep ô
’Ev&x xoci ô 'HXiaç xat dot oùv aùxoïç èv xû 7tapaôetoco àvapévovxcç xfjv
fjôyj aicoviav xfxoü Xpiaxoü àvaaxàoecoç).
175. L’emploi du verbe cpuXaTropévat impose l’idée d’un lieu fermé, dans
122 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

en ces lieux distincts (èv toîç cd-toiç aôtwv TÔ7toiç), jusqu’au


jour de la résurrection et de la rétribution176.
Cela dit, on ne trouve, à notre connaissance, aucun indice,
dans les textes d’origine antiochienne des iv'-v* s., de l’idée
de « purgatoire » en ce lieu intermédiaire où séjourneraient les
âmes dans l’attente de la résurrection des corps et de la rétri­
bution. La question de l’existence de « peines purificatrices »
et d’un châtiment transitoire pour les âmes, après la mort
physique, était pourtant une de celles qui, à la même époque,
en Occident, préoccupaient un Augustin177. La déclaration
de Paul, en 1 Co 3, 13-15, selon laquelle l’œuvre de celui qui
aura bâti sur le fondement qu’est le Christ « avec du bois, du
foin ou de la paille » se[42]ra consumée, tandis que son auteur
« sera sauvé, mais comme à travers le feu », lui paraissait, en effet,
pouvoir se comprendre en ce sens178. Telle n’est pas l’interpré­
tation de ces versets parThéodoret, qui les entend uniquement
du jugement dernier179. S’il conteste l’interprétation donnée du
passage par d’autres exégètes180, l’objet du débat est différent : il
refuse seulement d’admettre que les matériaux de construction
dont parle l’Apôtre représentent les enseignements (doypaxa)
du « didascale ». Selon lui, ces termes désigneraient respective­
ment les différentes formes d’une vie de vertu ou de vice, dont
le maître, qui a enseigné ce qui est droit, n’a pas à répondre
personnellement, si les bénéficiaires de son enseignement se sont
faits eux-mêmes « œuvre perverse » en vertu de leur libre arbitre.
Cette interprétation vise à dégager entièrement la responsabi-

lequel les âmes sont pour ainsi dire retenues prisonnières ; il renvoie à l’image
scripturaire bien connue des « portes de l’Hadès ».
176. Dans la question suivante (Quaest. 76), l’auteur fait clairement en­
tendre, à partir du cas du bon larron, qu’il n’y aura de rétribution qu’au jour
du jugement : par conséquent, même si son âme a été admise au paradis, elle
doit y demeurer (èv 6 (puXàrceTOci) jusqu’à ce moment-là. Toutefois, les âmes
auraient une certaine perception (oÆo9r|oiç) noétique d’elles-mêmes et de ce
qui se trouve au-dessous d’elles (le monde des humains ?), et même des anges
et des démons
177. On trouvera une présentation claire et bien documentée de la position
d’Augustin sur cette obscura quaestio dans le chap. 33 « La mort et l’au-delà »
du livre de S. Lancel, Saint Augustin, Paris Fayard 1999, 622-626.
178. En réalité, comme le souligne bien S. Lancel (Saint Augustin, 625),
Augustin a fait preuve jusqu’au bout en ces matières d’une prudente réserve.
179. Théodoret, In ICo : PG 82, 249 A-252 A. Ainsi, à deux reprises, met-
il clairement en relation les versets avec le jour du jugement : « La différence
entre les matériaux, ce n’est pas la vie présente, mais la vie future qui l’établira.
Car voici ce qu’il a dit : Le jour <le> manifestera, autrement dit, le jour du
jugement » (ibid., 249 BC) ; « Mais, au jour de la manifestation du Seigneur, il
y aura une mise à l’épreuve et un examen minutieux » (ibid., 249 C7).
180. Selon toute vraisemblance, Théodoret conteste ici l’interpretation de
Théodore de Mopsueste, qui, pour ce verset, nous est connue par les chaînes ;
cf. K. Staab, Pauluskommentare..., 175, 15-176, 7. Il convient donc de corriger
sur ce point ce que j’ai écrit par erreur dans L’Exégèse..., 648.
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 123

lité du didascale. Théodoret admet pourtant la possibilité de


rapporter les mots « comme à travers le feu », non plus à l’œuvre,
mais au didascale lui-même - ce qui du point de vue syntaxique
paraît tout de même plus naturel ! Mais cela ne modifie pas
fondamentalement son interprétation : de fait, sans avoir davan­
tage à subir un châtiment pour ceux qui auront mené une vie
non conforme à l’enseignement reçu, le didascale passerait lui
aussi par l’épreuve du feu, mais il serait sauvé, « si du moins sa
vie est en accord avec ses enseignements181 ». Il est donc clair
qu’il s’agit là de l’examen auquel sera soumis chacun au jour du
jugement et non d’une peine purificatrice supportée par certains
défunts avant la résurrection.

5. La prière pour les défunts


Ce séjour des âmes en un lieu intermédiaire, qui n’est ni le
ciel ni l’enfer où elles accéderont après la résurrection, est donc
bien difficile à définir. Cela pose en tout cas la question de la
prière pour les défunts et de son efficacité. Jean Chrysostome
ne répète-t-il pas, en commentant la parabole de Lazare et du
mauvais riche ou celle des dix vierges, que personne ne peut plus
rien pour le pécheur après sa mort. S’il ne [43] peut espérer aucun
secours extérieur, s’il est trop tard pour aller acheter par l’aumône
de l’huile chez les marchands, à quoi peuvent servir les prières
pour les défunts ? Pourtant, bien que ce type de remarques ne
soit pas très fréquent chez lui, Jean Chrysostome déclare sans
hésiter qu’on peut aider les morts, non par des larmes, mais par
des prières et des aumônes. Il en veut pour preuve la prière pour
les défunts au cours de la liturgie eucharistique ou Job expiant les
fautes de ses fils : on ne doit pas douter, dit-il, que notre prière
pour les morts ne leur apporte un soulagement, si petit soit-il182. Il
y a là comme en germe une préfiguration du dogme de la commu­
nion des saints183 ... et des prières pour les âmes du Purgatoire.
A cette question se rattache aussi celle que posent le culte des
martyrs et la vénération de leurs reliques. Les miracles qu’elles
opèrent sont avant tout une preuve de la résurrection, comme le
montre par exemple Jean Chrysostome à partir du cas de saint

181. Théodoret, In ICo, ibid.3 252 A : « ...il ne subira pas de châtiment


pour eux, mais il sera sauvé, si du moins sa vie est en accord avec ses enseigne­
ments. Or, que <Paul> n’a pas dit cela des dogmes, mais des œuvres, ce qu’il
ajoute en apporte également la preuve »..
182. Hom. 41, 4-5 sur 1 Co : PG 61, 360, 10-361 ; Hom. 3, 4 surPh : PG 62,
203-204 (204, 7 s : poy]9û[jiEV ocùxoïç xaxà Ôùvapiv. è7uvo^ocopsv aùxotç
xiva BoViOeiocv, pixpctv pév, (3oy]9eîv 8è ôpcoç Ôuvapévrjv).
183. Sur ce dogme, qui ne paraît pas constitué avant le vi* s., voir l’article de
P. Bernard, DTC> t. 3,429-454 (1923).
124 APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

Babylas184. Mais ni lui niThéodoret, qui consacre pourtant au


culte des martyrs un livre entier de sa Thérapeutique185, ne sont
très explicites sur le devenir de Pâme des martyrs après leur
mort. Ils ne semblent pas partager l’opinion de Justin, selon qui
elles iraient directement au ciel, encore que Chrysostome laisse
parfois entendre qu’elles obtiendraient leur récompense aussitôt
après leur martyre186. Elles partageraient donc le sort commun
des âmes de tous les défunts. La puissance de leurs reliques ne
saurait bien évidemment être mise au compte d’une quelconque
permanence active de leur âme dans le tombeau187 : elle est tout
entière la manifestation de la puissance divine, à travers des
restes misérables, pour servir de signes auprès des hommes et
renforcer leur désir d’obtenir un jour les récompenses promises.

[44] Conclusion
Dans sa récente biographie de Saint Augustin, au moment de
présenter les idées de l’évêque d’Hippone sur les fins dernières et
l’au-delà, Serge Lancel écrit : « On a vite fait le tour du matériel
scripturaire canonique dont on disposait à l’époque d’Augustin
- et en fait dès la seconde génération chrétienne - pour fixer
de façon théologiquement irréprochable les divers ‘scénarios’ de
l’au-delà et pour imaginer les variantes et les phases de cette
eschatologie. Les plus importants de ces textes, pour ne pas dire
les seuls, se trouvaient dans les Evangiles, et le texte de base était
la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, dans Luc,
16,19-31188.»
On pourrait, presque dans les mêmes termes, définir le
fondement scripturaire que donnent les Antiochiens, notam­
ment au IVe siècle avec Jean Chrysostome, à leur eschatologie.
Il faudrait toutefois ajouter qu’ils tirent de l’enseignement de
Paul, dans ses Épîtres aux Corinthiens et aux Thessaloniciens,

184. Jean Chrysostome, Discours en l’honneur de Babylas et contre les Grecs,


Homehe sur Babylas : SC 362
185. Théodoret, Thèrap. Vni : SC 57.
186. Jean Chrysostome, Hom. sur Pélagie 2 : PG 50, 581, 62 s : l’attaque
es soldats, la crainte des supplices à venir, les menaces du juge ont eu pour
f. 'de, re 8agner plus rapidement le ciel à Pélagie (ucTct ttàclovoc tccyouç
^rL?üpCtV^V av?!^v«0 î Hom. 3, 2 sur martyrs : PG 50, 648, 48 sï les
^l^,«ara,SSent ?e,àiouir de contemplation de Dieu (àva[iVY)o9ùu£v wv
xa^^ç 7rpÔÇ TÔV paatXéot ÔXù)V 0eôv* xal ^
n’kaitdSf'^i00^’ Haerfab. V, 19 : PG 83, 513 C : « Personne de sensé
sont dpnncâ nS arPc.s .seiournent dans les tombeaux : ce sont les corps qui y
188eKc^aSS'u^'dom,ée2pour commenter J“ 5> 28-29).
ESCHATOLOGIE ET ÉCRITURE EN MILIEU ANTIOCHIEN 125

des éléments pour le moins aussi importants que ceux offerts


par les discours eschatologiques de Matthieu ou la parabole
lucanienne du mauvais riche et du pauvre Lazare. D’autant que
le dogme de la résurrection des corps occupe une place centrale
dans leur propos et qu’ils le fondent essentiellement sur des
textes pauliniens. En revanche, l’argument vétérotestamentaire
est nettement moins utilisé. Sans doute le parti retenu de fonder
majoritairement l’analyse sur l’œuvre de Jean Chrysostome a-t-il
pu fausser un peu la perspective. Pourtant, la prise en compte
des commentaires deThéodoret sur les prophètes ne modifierait
pas beaucoup, semble-t-il, cette impression d’ensemble. De fait,
à l’exception des passages de ses commentaires sur Daniel (Dn
9, 24 s.), Ézéchiel (Ez 37-38) et Aggée (Ag 2), où il conteste les
thèses millénaristes d’Apollinaire, ou encore de quelques versets
du Psautier, d’Isaïe189 ou de Malachie, traditionnellement mis
en relation avec la Parousie et le jugement dernier, les questions
eschatologiques ne sont pas un thème majeur de son exégèse
vétérotestamentaire. Quant il a à traiter directement des fins
dernières, dans sa Thérapeutique, ses Discours sur la Providence ou
dans YHaer. fab., ce sont majoritairement, nous l’avons vu, des
références néotestamentaires qu’il produit.
[45] Pour les Antiochiens, comme pour Augustin, on a
donc vite fait le tour du matériel scripturaire utilisé pour fonder
leur vision de l’au-delà. On aura noté chez tous l’absence de
référence explicite ou d’allusion vraiment certaine à YApoca­
lypse de Jean, y compris sur le chapitre de l’Antéchrist, mais sans
grande surprise, puisque la canonicité de ce livre n’a été que
tardivement admise en milieu antiochien. Enfin, s’il est vrai que
les Antiochiens ne partagent pas les idées d’Origène sur l’apoca-
tastase 190 ni même peut-être sur la nature du corps ressuscité191
leurs conceptions eschatologiques reposent de toute évidence
sur un petit corpus de textes scripturaires qui semblent avoir été
très tôt le fondement commun de l’espérance chrétienne.

189. Les prophéties, assez nombreuses (voir l’index du mot ouvréXeia dans
notre édition de Vin Is. : SC 315), mises en relation avec la fin du monde
donnent pourtant rarement lieu à un véritable développement eschatologique.
Il en va de même de l’expression eIç téXoç, dans les titres des psaumes, sou­
vent interprétée de la fin des temps : v.g. In Psal. : PG 80, 888 C (Ps 4), 901
BC (Ps 6, avec mention du jugement et référence à la parabole des dix vierges),
937 C (Ps 10, avec mention du jugement de Dieu et du châtiment), mais non
de façon systématique.
190. Sur la croyance en une apocatastase de type origénien, dont on a fait
grief à Théodore de Mopsueste, voir les remarques de Devreesse, Essaiy p.103.
Voir toutefois le témoignage d’Isaac de Ninive sur sa conception et celle de
Diodore de Tarse relative aux peines de l’enfer (cf. supra, n. 133).
191. Voir swpra, n. 149.
-

. :

_
2
Théologie et christologie
sur fond de crise nestorienne
V .

. .•
Ad Contemplandam Sapientiam, Soveria Mannelli 2004, p. 319-
335

26

SUR UN PRÉTENDU DE TRINITATE


ATTRIBUÉ ÀTHÉODORET DE CYR

Dans la lettre qu’il adresse au Pape Léon, à l’automne 449,


après s’être vu condamné et déposé par le patriarche Dioscore
d’Alexandrie, lors du Brigandage d’Éphèse, sans même avoir
été entendu, Théodoret souhaite l’examen de ses écrits, même
les plus anciens, pour faire la preuve de son orthodoxie1. Parmi
les ouvrages qu’il énumère, plusieurs sont aujourd’hui consi­
dérés comme perdus - ses écrits contre les hérétiques ou les
Mages de Perse notamment -, ou difficiles à identifier de façon
certaine2. En revanche, le témoignage de la Chaîne de Nicétas a
permis, à la fin du siècle dernier, de reconnaître son traité « sur
la théologie et la divine incarnation »3, dont on avait longtemps
déploré la perte, dans deux textes transmis sous le nom de
Cyrille d’Alexandrie par le Vaticanus gr. 8414 et publiés sous ce
nom par le cardinal A. Mai5.
1. Théodoret, ep. 113, SC 111 (éd. Y. Azéma), 64, 9-16.
2. Tel est notamment le cas de ses écrits Contre les Juifs, que l’on a cru tour à
tour reconnaître dans son Commentaire sur Daniel (J. Garnier, Dissertatio de li-
bris Theodoreti IX, § IV, I-II, PG 84, 365), dans un pseudo-Kaxà ’IouÔcucov at­
tribué à Théodoret par une annotation marginale tardive du Laur. gr., Plut. VI,
cod. VIII (voir M. Brok, « Un soi-disant fragment du ‘Traité contre les Juifs’
de Théodoret de Cyr », RHE 45, 1950, 487-507), et plus récemment dans sa
Thérapeutique des maladies helléniques (P. Canivet, Histoire d’une entreprise apolo­
gétique au Ve siècle, Paris 1958, 51-79).
3. Ep. 113, op. cit. : ëxcpa ôè 7tepi OeoXoyi'açxal xi\c, Oeûxç èvav9pto7tijaEtoç.
4. La restitution à Théodoret de ces deux textes pseudo-cyrilliens, opérée
par A. Ehrhard (Die Cyrill von Alexandrien zugeschriebetie Schrift riepl xf)ç xoO
Kuptou èvav0pw7tr|aewç ein Werk Theodorets von Çyras,Tübingen 1888) à par­
tir de la critique interne, a été confirmée par E. Schwartz (« Zur Schriftstelle-
rei Theodorets », Sitzungsberichte der Bayerischen Akademie der Wissenschaften,
München 1922,30-40), grâce à la preuve externe fournie par la Chaîne sur Luc
de Nicétas. Voir aussi M. Richard, « Les citations de Théodoret conservées
dans la chaîne de Nicétas sur l’Évangile selon Saint Luc », RBib. 43 (1934),
88-96 (= Opéra Minora II, 43).
5. A. Mai a publié ce texte à deux reprises, d’abord dans la Script. Vet. Nova
théologie et christologie
130

r, * de Nicétas ne fournit pas seulement un témoi-


^ JLi nnur la restitution à Théodoret du traité Sur la
^Trinité<~et>l’Incarnation. Elle est aussi, [320] en raison d’une
tradition directe réduite à un seul manuscrit, un élément essen-
tiel de l'histoire de ce texte. Elle ne contient toutefois aucun
extrait de la partie traitant de la Trinité. En revanche, plusieurs
de manuscrits attribuent à Théodoret un opuscule
De Trinitate. L’espoir d’y trouver au moins quelques éléments
d’une tradition indirecte de la première partie de son traité a été
déçu. Ce prétendu De Trinitate de Théodoret est, en réalité, un
texte composite, sans rapport aucun avec l’écrit mentionné dans
sa lettre au Pape Léon. Il n’en a pas moins connu, semble-t-il,
sous le nom de Théodoret, une certaine diffusion, qu’expliquent
sans aucun doute la clarté et la fermeté du résumé de foi qu’il
propose. La technique d’assemblage de textes, qui lui a donné
naissance, autant que les problèmes d’identification posés par
ce type de document, ne sont pas sans rapport avec ceux que
l’on rencontre dans l’étude des chaînes exégétiques. Aussi, en
présentant ce texte, en cherchant à déterminer la provenance
des differents extraits, la date de constitution du florilège et sa
finalité, voudrions-nous honorer la mémoire de Sandro Leamza,
qui fit de l’étude des chaînes exégétiques l’axe majeur de son
activité scientifique.

I. Remarques préliminaires
Avant d’en venir à ce prétendu De Trinitate de Théodoret,
quelques observations préliminaires concernant son traité Sur
la Trinité et Tlncamation permettront de situer l’enjeu de la
recherche. Dans l’unique manuscrit qui le transmet sous le nom
de Cyrille d’Alexandrie, ce texte se présente en deux parties
bien distinctes - l’une traitant de la Trinité, l’autre de l’Incarna­
tion6 -, selon un schéma d’exposition familier à notre auteur7.
Or, de l’exposé trinitaire de la première partie, dont on ne trouve
aucune trace dans la Chaîne de Nicétas, la Panoplia dogmatica
Coll., t. 8, 1833, 59-103, puis dans sa Nova Patrum Bibl., t. 2, 1844, 32-74
(avec une traduction latine).
6. Ces deux «traités* se font suite dans le Vat. gr. 841 (ff..176-185v et
ff. 185v-203v). Le « traité », consacré à l’Incarnation, est précédé du titre Ilept
tou Kuptou èvavOpcoTrrjoetoç, sans aucune mention d’appartenance,
meme du type xoü aùxoû.
7. Le schéma de YExpositio rectae fidei, ouvrage transmis sous le nom de
Justin et lui aussi restitué à Théodoret (J. Lebon, « Restitutions à Théodoret de
Cyr », RHE 26, 1930, 536-550), est identique. Cf. aussi sa Lettre au peuple de
Constantinople (Coll. Cas. 129), Correpondance IV, 5 (SC 429).
SUR UN PRÉTENDU DE TRIN1TATE DETHÉODORET 131

d’Euthyme Zigabène a conservé plusieurs extraits, récemment


repérés par Istvân Pâsztori-Kupân8. Mais, comme ceux relatifs
à l’Incarnation, que l’on connaissait depuis plus longtemps, ils y
sont déjà mis sous le nom de Cyrille d’Alexandrie. La Chaîne de
Nicétas est donc pour nous la seule à attribuer à Théodoret les
extraits qu’elle donne de son Ilepi èvav9pGù7rrja£G)c;.
En l’absence de tout témoignage externe pour la partie
relative au De Trinitate, seules la proximité des deux textes dans le
Vat. gr. 841 et leur parenté [321] stylistique, ont permis d’inférer
de l’appartenance indubitable du second à Théodoret celle du
premier, jusqu’à ce que J. Lebon apporte la preuve externe qui
faisait défaut : le témoignage de Sévère d’Antioche, dont l’écrit
polémique Contre Jean le Grammairien contient de longs extraits
des écrits de « l’impie Théodoret »9. Sans doute, en raison même
de la nature du débat polémique, ces extraits sont-ils presque
exclusivement empruntés à la seconde partie du traité. Mais,
par bonheur, Sévère mentionne le titre général de l’ouvrage10 et
cite avec précision les premiers mots de ce qui en constitue la
première partie sur la Trinité11.
Son témoignage, qui corrobore celui de la Chaîne de Nicétas,
a pour nous encore plus de prix, non seulement parce qu’il
concerne les deux parties du traité, mais aussi en raison de son
ancienneté. Sévère a-t-il eu en main l’ouvrage de Théodoret ?
Cela est probable, sans être absolument certain. La manière
dont il en parle laisse pourtant supposer qu’il en a une connais­
sance directe. Ainsi est-il le seul à nous permettre d’affirmer que
le De Trin. et le De incam. n’étaient pas deux traités autonomes,
mais les deux parties (Xôyoi) conjointes d’un unique traité,
précédé d’une préface générale, aujourd’hui disparue, mais dont
il nous fait connaître les premiers mots12. La nature du débat
théologique, qui continue à diviser l’Église après le concile de
Chalcédoine, explique que partisans et adversaires soient allés
puiser en priorité leurs arguments dans la seconde partie du
traité. Le fait de la citer sous le nom de Ilepi èvav9pco7trjaecuç a

8. Euthyme Zigabène, Panoplia dogmatica XI, PG 130, 653 B-657C. 669


BC. Voir I. Pàsztori-Kupàn, « Quotations of Theodoret’s De saticta et vivifica
Trinitate in Euthymius Zigabenus’ Panoplia dogmatica », Augustinianum XLJ3,
2 (2002), 481-489.
9. J. Lebon, « Restitutions à Théodoret de Cyr », op. cit., 523-536.
10. Le titre, donné au traité par Sévère d’Antioche - flepl 0EoXoytctç xi’jç
àyiaç Tpidcôoç xod rcepi tfjç oixovopi'aç - pourrait bien être son titre origi­
nel ; il correspond assez bien à l’indication donnée par Théodoret lui-même
dans son ep. 113 à Léon (irepl OeoXoyîctç xai ri)<; 0aaç èvotvOpWTrrçoeaiç) ;
voir sur ce point, J. Lebon, op. cit., 532.
11. Cf. J. Lebon, op. cit., 529, fr. n° 2.
12. Cf. J. Lebon, op. cit., 529, fr. n° 1.
théologie et christologie
132

-ans nul doute contribué à imposer l’idée de deux traités complé­


mentaires, mais indépendants. La fortune du second aura été
luS grande que celle du premier, mais elle n’est peut-être pas
totalement étrangère au fait que l’on ait attribué à Théodore! la
rédaction d’un traité De Trinitate.

IL Le prétendu De Trinitate de Théodoret

1. La tradition manuscrite du De Trinitate


Plus d’une douzaine au moins de manuscrits, du xc au xvne
siècle, transmettent en tout cas le texte d’un De Trinitate sous
le nom de Théodoret. Ce texte, trop court pour prétendre à
l’appellation de traité, mais présentant un bon résumé de foi,
semble donc avoir connu une certaine diffusion. Nous avons
relevé sa présence dans les manuscrits suivants13 :
[322]
C Paris BN, Coislin 120, parchemin, début xe s.,
ff. 210v-213.
V Vaticanusgr. 423, parchemin, Xe s., ff. 398-403.
H Jérusalem, 5. Sépulcre 34, parchemin, xc s.,
ff. 236v-241.
F Florence, Laurentianus gr., Plut. IV, VI, parchemin,
XIe s.,ff. 218-22214.
A Paris BN, Ancien grec 922, parchemin, xic s.,
ff. 230v-236.
O Vatican, Ottobonianus gr. 458, parchemin, xiic s.
ff. 159-161v.
S Jérusalem, 5. Sabas 697, papier, xmc s., ff. 198v-205.
M Météores, Métamorphos. 28, papier, XIVe s., ff. 95v-97.

13. Les indications fournies par le catalogue de Bandini ne sont pas assez
précisés pour permettre d’affirmer que les Laur. gr., Plut. VI, cod. XII (xiv*s.),
Plut. LX, cod. XI et Plut. LXXXVI, cod. VIII (XVe s.) ne contiennent pas eux
aussi ce même texte attribué à Théodoret ; il faudrait de même s’assurer qu’il
n est pas présent dans Escortai 518 (Q. II. 2). Ajoutons que notre enquête ne
prétend pas à l’exhaustivité. [Après la parution de cet article, le P. J. Paramelle,
à qui nous devons de nous être intéressé à ce texte, nous a signalé également
sa présence, dans le Vatopêdi 10 (xir s.), ff. 127-128v ; ce ms semble apparenté
aux mss A, E et O, dans la mesure où il comporte comme eux, à la fin du pas­
sage, une même scholie ; voir infra, n. 211.
14. Le texte est par erreur attribué à Théodore, la confusion avec Théodoret
étant fréquente dans les manuscrits et se vérifiant une autre fois dans ce même
codex. La même erreur d’attribution reparaît dans le Vat. gr. 620 (X), qui
dépend vraisemblablement de F.
SUR UN PRÉTENDU DE TRINITATE DETHÉODORET 133

R Rome, Bibl. Valliceîliana, Ms. gr. 30 (C4), papier,


XIVe s., ff. 57v-58v.
E Escorial 36 (Rho. III. 2), papier, XIVe s., ff. 187M90.
Z Vaticanus gr. 578, papier, XIVe s., ff. 173M74
(contient seulement deux courts extraits de ce
prétendu De Trinitate deThéodoret)15.
X Vaticanus gr. 620, papier, XVIe s., ff. 185 [193]-189
[195]16.
I Athos, Iviron 751, papier, xviic s., ff. 119-122.
D Athos, Dionys. 215, papier, XVIIe s. (n° 5, Lambros
3749).
Sans entrer ici dans une analyse détaillée de la tradition
manuscrite de ce De Trinitate, on peut au moins en souligner
les caractéristiques essentielles. Dans presque tous les manus­
crits, l’opuscule figure au sein d’un ensemble relativement stable
d’extraits patristiques à caractère dogmatique. La présence ou
l’absence des extraits qui l’accompagnent d’ordinaire, et leur
ordre de succession dans chaque codex, permettent d’entrevoir
dans cette tradition manuscrite deux grands groupes. Si tous ces
manuscrits, à l’exception du Vallicell. gr. 30 (R) et du Vat. gr. 578
(Z), donnent cet opuscule De Trinitate après un Dialogue entre
Basile et Grégoire de Nazianze, le groupe CVOAEMDI le fait
suivre d’un extrait d’Irénée et d’un autre d’Augustin17, absents
du groupe HFX, qui a néanmoins conservé généralement les
extraits suivants18. Les manuscrits CV, tous deux du Xe siècle,
qui présentent, dans le même ordre, les mêmes extraits, [323]
sont manifestement apparentés19. Deux recueils plus tardifs, M
et D, semblent eux aussi proches de CV par leur organisation : ils
ne s’en séparent que par l’attribution à Justin de l’extrait dogma­
tique mis sous le nom d’Augustin, dans tous les manuscrits où

15. Au f. 173v, 1. 17-20, sous le titre *0 Kupou è7iCaxo7toç OeoÔcôpiTOÇ èv


x<5 ïïepl xfjç àylaç Tpiccôoç, on trouve les lignes consacrées à l’Esprit (I, 3 =
PG 83, 453 D), suivies de l’indication Kai pcx ôXéfOV èv xô aùxù et de la
citation d’un autre extrait relatif à l’Esprit, dont on lit une partie dans la Foi
orthodoxe de Jean Damascène (§11: Oeôç xô rieüpa - èxTtopeuxûç = FO I,
8, éd. B. Kotter, PTS 12, Expositio fidei 8, 278-279 = PG 94, 829 C). L’extrait
suivant est ouvertement attribué au Damasccne.
16. Le texte est attribué par erreur à Théodore comme dans F (cf. n. 14).
17. Le ms O s’achève brusquement après l’extrait d’Irénée et paraît mutilé.
Le ms S n’a pas l’extrait d’Irénée, mais donne celui d’Augustin.
18. Ces extraits sont empruntés aux Constitutions apostoliques, aux Chro­
niques d’Eusèbe, à une homélie d’Hésychius et à Jean Damascène.
19. En dépit de la similitude d’organisation des recueils, ces deux mss ne
sont pas la copie l’un de l’autre et paraissent même représenter deux branches
différentes d’une même tradition. Le ms C présente très souvent des leçons
identiques à celles des mss du groupe HFX.
134 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

cet extrait suit celui d’Irénée (CVAESI)20. Paraissent également


apparentés à CV et à MD, les manuscrits A et E, bien qu’ils ne
contiennent pas tous les extraits précédant celui de Théodoret.
Ils sont les seuls, en revanche, avec O, à offrir la particularité de
présenter, après le texte de Théodoret et avant l’extrait d’Irénée,
une même scholie21. En apparence mutilé après la citation
d’Irénée, le manuscrit O contient, avant 1 e Dialogue entre Basile et
Grégoire, le même extrait du Panarion d’Épiphane que CVMD,
extrait absent de tous les autres manuscrits : il est donc à mettre
en relation avec ce groupe. Dans le second groupe constitué par
les manuscrits HFX, en raison de l’absence des extraits d’Irénée
et d’Augustin après celui de Théodoret, le ms X, qui est aussi le
plus tardif, se sépare des deux autres du fait qu’il contient, avant
les Questions d’Anastase le Sinaïte, la Chaîne dite des trois Pères
sur le Cantique22. Enfin, sans avoir la singularité de R, les mss
S et I présentent une suite d’extraits si différente de celle des
autres manuscrits, qu’il paraît difficile de les rattacher à l’un ou
l’autre des deux groupes. Cela dit, le De Trinitate de Théodoret
s’y trouve encore encadré par les textes qui appartiennent à
l’ensemble de sa tradition manuscrite, le Dialogue entre Basile
et Grégoire et les extraits d’Irénée et d’Augustin ou d’Augustin
seul23.

2. Le texte du De Trinitate
A cette stabilité remarquable de l’opuscule attribué à
Théodoret, au sein de la tradition manuscrite, s’ajoute une trans­
mission textuelle relativement uniforme. Le texte fourni repose
sur la collation de dix manuscrits, que l’on peut généralement
regrouper de la manière suivante : C VO ASE HFX R. Sauf
exception, les variantes orthographiques ne sont pas notées dans
l’apparat, [324] bien qu’elles confortent souvent ces groupe­
ments de manuscrits. Nous indiquons, dans le corps du texte,

20. Il faudrait toutefois s’assurer que cette attribution à Justin, relevée dans
le catalogue de Lambros, est bien celle des mss. A la différence de M, le ms D
ne donne pas l’extrait des Vitaeprophetarum du Ps.-Épiphane.
21. Voici le texte de ce oxéXtov qui prolonge l’exposé sur la nature de l’âme
[il figure également dans le Vatopedi 10, f. 128v] : Taûxrjv yoùv xyjv Ôiacpopàv
eiÔà)^ ô oocpôç EoXopcôv,rjvtxa 7tepi 'EXXVjvcov xai ocoeQcôv èÇVjpxexo Xéyeiv,
ènoir\aaxo rrjv ôiaaxoXrjv te xai 0etoo TCveupaxoç. MEXey£ yàp*
rirjÀoO àripôrepoç ô (3toç ocôtcov, ôti rjyvôrjoav rov notrjoavra aôroùç
xai tôv è[Â7TV£uoa\na aôroùç (pox*lv èvepyoùoav xai ràv èucpuorjoavra
aôrolç nveôpa Çcorixôv (Sg 15,10-11) ëxepôv èoxi 7tvor] Çtoffë y) xai i[m)(ixôv
àTtepyaÇopévY) xôv âvQpamov, xai ëxepov xai 7tVEÜpa £coo7toioûv.
22. Elle offre, en réalité, la totalité du commentaire In Canticum de Théo­
doret.
23. Le ms S ne donne pas l’extrait d’Irénée ; il présente d’autre part une
série de scholies marginales qui lui sont propres.
SUR UN PRÉTENDU DE TRINITATE DETHÉODORET 135

entre parenthèses, les citations ou allusions scripturaires. Pour


des raisons de clarté, nous avons divisé le texte en paragraphes ;
dans tous les manuscrits collationnés, il se présente toutefois
sans aucun alinéa ni espacement, qui signaleraient son caractère
composite24.

0EOAQPTOT EK TOT DEPI THS ATIAS TPIAAOS


Kj 83 441C I. 1. Mtav Eivai tùv ôXgùv àpxrçv xai yj üaXaià xai rj Kaivî)
(§1-4) ÔiÔâoxei Tpa(prj 0eôv twv ôXcov xal riaxépa toû Kuptoo
rjpwv Irjaoû XptoTOÛ, àyéwYjTov, àv(6X£9pov, aiwviov,
à7rEpLYpa7TTOv, àTtspiôpiaTov, àa6v9£TOv, aatopaxov,
448 BC 5 à7rXouv xai toc éÇfjç. 2. ''QonEp ôè eIç ëva 0eov xai riaTÉpa
raoTEUsiv p£pa9rjxap£v, outco Ôy} xai siç ëva Tiôv MovoysvŸj
7tpô tcôv aicovcov YEYEvvrjpÉvov. Kai oute xaxà toûç
OùaXevxlvou pû9ouç àXXov Etvat cpapsv tôv MovoyEVŸj, xai
âXXov tôv Aôyov, xai ëTEpov tôv XpiaTÔv, xai âXXov tôv
io Tyjooûv' oute xaTà r?]v ÂpELou xai Eùvop lou (3Xaacprjp(av
XTtapa xaXoüpEV tôv Ylôv’ si yàp XTtapa èariv, oôxéti èori
MovoyEVYjç àÔEXcprjv yàp è'xet, xTtotv ôrt Ôè MovoyEvifc
èanv, EÔiôaÇEv Etrccov ôtp Outcoç rjydcTrr/œv ô 0sàç tôv xôafiov,
ùxjts tôv ïïôv ccùtoû tôv Movoysvrj êôcoxev, cva nâç ô tuotsvcov
453 d 15 dç aùrôv fdj à7rdÀtfTca, àAA’ ifai Çcorjv atâviov Qn 3,16). 3. Ouxw
Ôè xai 7tepi toû àylou ÜVEupaTOç èx toû 0eoü xai IlaTpôç
ëxeiv tyjv U7iapÇ(,v pEpaô-rçxapsv.

C VO ASE HFX R m (= PG 83)


1 Y)1 : om. HF || 2 ypacpr) + tôv m || 3 atcôviov + ârcEipov m || 4
àTCEplyparcxov : àTCEpiypatpov m || àKEpiôpiaxov àamrôexov om. A ||
àocôjiaxov + àôpaxov SR m || 5 xal xà : àya06v, Ôtxaiov... m || xai
iraxcpa desunt m || 6 povoyEvï) om. X m || 7 yEyEvv7]{iévov : yEvôpEvov
S || 8 paXevxlvou m || 9 âXXov2 : ëxepovVO au 7taXiv m || 11 xaXoûpev :
xaXoôpevov E FX ôvopâÇopev m || uiôv : iyjooûv X + xûptov rjpàyv irjooOy
Xpiaxôv (ôvouâÇojiEv). [lovoyEVY] yàp rival (piqoiv rj 0cla ypacprj m || ei : yj
HF || yàp xxiapa : Ôè xxioxôç m || oùxéxi èaxi(v) : oùx eoxi R où m || 12
xxfaiv + xal ânavxa xà xftç xxtoscoç pôpia. Et Ôè povoyEvriç èoxt, ocmEp
ouv èaxiv, oùÔsplav âpa è'xei rcpôç xà xxtaxà xotvcovtav m || 13 èoxiv +
auxôç ô povoyEvrjç m || ôxt deest m + xai C HFX || 15 àXX’ : xai X || 15-16
ouxco - 7rvEÙ|iaxoç : xô 7tvEÜ(ia xolvuv xô âytov m
24. On note dans les marges de C des indications marginales, qui pourraient
être de la main du copiste et servent de titres aux différents développements.
Une main récente a indiqué dans V l’appartenance à Théodoret des extraits
empruntés à VHaer. fab. avec indication du livre et du chapitre concernés.
136 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

460A 4. 01 Ôè è(x0pôvTTjxot alpExtxoi xûv 'EQpaïxûv ôvopàxoov tyjv


éppyjvEtav prj èyvcoxùxEç Ôtacpùpouç èvùptaav Ôeoùç etvat,
20 x6v AÔcovai xai xèv ’EXoî xai x6v Xa0aa>0.
II. 5. ’EttI Ôè xoû 0eoû xai acoxfjpoç rjpwv ’lrjaoû Xptaxoû
ô xùv cpùaEcov àptôpôç où xyjv ëvcoatv Ôtatpet, wç xtveç
voptÇouatv, àXXà xrjv aùyxoatv àvatpEt. 6. "QoTrep yàp xô
Xéystv èx Ôùo cpùaecov xrjv ÔtatpEatv àvatpEt, oûxgoç xai
25 t6 XéyEtv èv Ôùo (pôoeoiv etvai xôv Xptaxôv xyjv aùyxoatv
xaxapyEt- 7. xai warcep oùx àpfôpYjatv 7tpoa9Y)XYjç xai
aùÇrjaeox; xàç xpsîç xfjç ôpoouatou TptàÔoç XeyopEV
ÙTtoaxàaetç xai ptav xai Ôùo xai xpeïç, àXXà xyjv pCav
oùotav èv xptaiv Ù7toaxàaeatv àÔtatpéxwç xai àaoyxùxcoç xai
30 atôÎGx; maxEÙopEv, oûxoo xai pexà xô évcoÔfjvai xyjv ÙTcoaxaatv
xoû 0eoû Aùyoo xfj oapxi t|>ux7jv èxoùoyj xyjv XoytxYjv èv ôùo
(pùaeatv aùxYjv yLvwaxopev, èv àxxtaxtp xai xxiaxf) àôtatpéxcoç
xai àaoyxùxcoç • sic, yàp èaxtv Ylôç xoû 0eoü ô xai utôç
àv9pa>7too èn boxAtcov rûv Yjpepcûv (He 1,2) yevôpevoç. 8. 'Apa
35 évàç àpa Tptàç àxxtaxùç xe xai àtÔtoç, xai wa7isp yj Tptàç
où Ôtatpet xyjv povocÔa, ouxcoç oùÔè yj évàç aoyxet xyjv Tptàôa,
àpa aàpxwatç, àpa ëvcoatç xoû àxxtaxoo xai xyjç xxtaxfjç xai
èpiJ>uxoopévY)ç aapxùç, xai worcEp yj ëvcootç où auyxet xàç
cpùaetç, oûxcoç oùÔè al Ôùo cpùaetç Ôtatpoûat xyjv ëvcoatv. 9. El
40 [325] oùv à7ra0rj<; èaxtv ô 0eôç Aôyoç, 7ta9YjxYj Ôè yj aàpÇ xai
pexà xyjv ëvcoatv, coç cpaatv, 7tcôç où Ôùo cpùaetç pexà xrjv
ëvcoatv, ô à7ta9rjç Aoyoç xai yj 7ra9Yjxrj aàpÇ ; El yàp pta
xai (ita, 7tcoç où ôùo ; Kai eI àXXo xai àAAo, 7icôç où Ôùo ;
10. ’Em pèv yàp xfjç 0eoAoytaç elç 0eôç ÔoÇàÇexat xai
45 TcpoaxuvEïxat èv xptaiv Û7ioaxàaEatv, pta Oeôxtjç, pta cpùatç,

C VO ASE HFX R
18 ot Ôè - alpextxoi : £7tEtÔT] yàp ol èpppùvxYjxot m || 18-19 xrjv
éppTjvetav jiyj èyvcoxùxeç : oùx èyv. xtjv arjpaoiav m || 19 etvat 0eoùç ~
m || 20 èXoî : èXcoî AS FR || 21 acoxfjpoç : Tcaxpôç Xac (postea eras. et add.
acoxrjpoç mg) || 22 où xrjv : oùxe ASE || 22-23 wç xtveç - àvatpeï add. C1"*
altéra manu || 23 vofi^ouotv : ôvonctÇouotv ASE R || 24-25 xyjv Ôtatpeotv
(-oeiv V) - cpüoeotv om. C HFX R || 26 xaxapyel : xaxrjyopet C HFX R ||
oùx àpt9[iYjotv : où xax’ àpt0- S? || 27-28 Xéyouev Û7rooxâaetç xptàôoç **-
S || 30 ouxœç VO AE R || 31 ôùo : ôuoi R (| 33 xai1 om. C HFX || xai2 + ô
VJ|34 èoxaxou S FX || 35 xptàç1 + àpa FX ||xe : èaxtv S ||xai2 om. A ||39
oûxwç - (pùaeiç om. FX || 41 evcootv + (jtexà xyjv ëvcoatv S"c || 41-43 (pûaeiç —
où ôùo1 add. Cm* altéra manu (in textu rasura circa 11 litt. et inscribitur supra
lin. altéra eadem manu OeoXoyia) ||43 xai el - où ôùo om. X
SUR UN PRÉTENDU DE TRINITA TE DE THÉODORET 137

y.ia ooaia, pta Ôùvaptç xal èÇouata, ëv 0éXy|(ia, xpta Ôè


7rpôact>7ra xai xpEîç ùnoozdoeLç éxàarr) psxà Trfë iôiÔTTjTOÇ'
tÔtov pèv yàp toü riaxpôç tô àyéwriTOv, ïôtov Ôè tou YïoO tô
yevvYp:6v, ïôtov ôè toü àyxou IIvEÜpaTOç tô èx7top£UTÔv
50 11. 0eôç ô IIaT7]p âvapxoç, 0eôç ô Tlôç auvàvapxoç, 0eôç tô
riveopa tô àytov auvatÔtov xai ouvàvapxov, ex Üaxpôç
Ttpoïôv oùx utïxcoç ysvôpsvov d)ç Tlôç àXX’ èx7top£UTCôç xà
xpta xfj Oeôttjti xai èv xptaiv Ü7rooTàoEatv.
12. ’Eïïi Ôè rîfë oixovoptaç toü TIoü xai Aôyou toü
55 0eoû, toü EÙÔoxta xoû riaxpôç xai auvEpysta toü àytou
nvEüpaxoç aapx(o0£vroç, Ôüo cpüastç ôpoXoyoüpsv xai ptav
UTiôaTaaLV, ëva te Ylôv xôv Küptov rjpwv ’lrjooûv Xptaxôv
0eôv ôpoü xai av0pa)7rov xai ëv 7tpôou)7tov, Ôüo OeX^oeu;
xai Ôüo èvEpyEtaç éxàoxTjv (püotv pExà xfjç tôtünTTOç
60 àôiaipÉxwç xai àaoyxüxcoç* 13. ïÔtov pèv yàp xfjç Oeôttïtoç
tô VExpouç àviaxâv xai xàç 0£oarY]pEtaç È7UteXeïv, tÔtov Ôè
xfjç àv0pCL)7iÔT7]Toç xô TtEtvfjv xai ôt^âv. 14. Âaoyxüxcoç yàp
yjvco9ï| xfj aapxi xai àÔtatpéxcoç, p£0’ rjç aapxôç xai àvEXrjtpOy]
xai èxà9toEv èv ÔE^tâ xoû üaxpôç xai rjÇst (isxà Ô6Çt]<; èv
65 xfj oüVTEXEta xôv atcovcov xptvat Çtôvxaç xai vsxpooç, 0eôç
OEaapxcopévoç.
Otto 190-192 III. 15. ’AXX’ eI oûpa, cp-rçat, 7taxupEpèç 0upâ>v xEXÀEtopévtov
(§15-18) XEXcoXünévrjv Exet tyjv 7tàpoôov, 7rcùç psxà rrçv àvàaraotv xdiv
dopcov xsxÀELapévcôV Qn 20,19.26) EtoŸjX9£v ô xüptoç; FIüç Ôè xai
70 xoû Xt9ou èmxEtpévou (cf. Jn 11,38 ; Mt 27,60) xai xoû pvrpaTOç
èocppaytapÉvou (cf. Mt27,66) èÇfjX0£v ; Et Ôè xô aùpa Ttoxè pèv
acopa, 7toxè Ôè 7tvEÜpa ytVExat, 7t(üç oùxi xpoKrjv èx toutou
ucptenraxat ; 16. "Qa7iEp ouv oùx eIç xfjv èx toü ocopaxoç eIç
xô 7CVEÛpa xp07rr)v TüEptÉTTEOEv ô Küptoç èm TYjv 0àXaaoav

C VO ASE HFX R Otto


48 ÏÔtov (i,èv - àyévvYixov om. V || 48-49 ïôtov Ôè - yevvrjrôv om. R ||
49 àytou om. V || 51 auvatÔtov : otîÔtov E FX || 52 7tpotôv : 7tpotôv S || oùx
ulïxûç : oùx ùïxoç C oùy ôxôç H où xoïxôç F ||yevôpevoçV ASE || 53 xpta
+ èv R ||xai èv : xàv 0 xav èv S || 54 toü2 : add. altéra manu || 55 tou1 om.
O || 58 ëv correxi : ëva codd. || 61 xô : xoùç S || ôeooTQpetaç : u7too7)pstaç A ||
Ôè om. C HFX || 62 7tetVEtv C HF 7tetvâv X || Ôttjiâv : Ôttpijv AE ||yàp om.
X || 63 xai1 om. C HX || psO’ rjç : psôsiç X || 68 xEXtoXupÉvriv : xsxoXu- C
xwXupévrjv S ||70-71 etacppaytapévou xai èmxetpévou xoù pvYjpaxoc ~ S ||
71 pèv + ^v Otto || 71 Ôè add. Cü altéra manu || 72 oùxi + xrjv X ||73 etçT7|v :
èox7jv C èaxtvVO ASE |]tt)v om. R ||73-74 awpaxoç - 7tveùpa : irvEÙpaTOç
slç tô aûpa X || eIç tô 7tvEÛpa om. ASE || Tp07r7]v èx xoù a. - TtvEÜpa - R ||
74 xpOTtriv + yEvÉaôat* où yàp AE || TtEptÉTtEGEv : -etceoe C -ekoltîoev R ||
èrci : slç ASE pyj O ||tyjv om. C HF R
théologie et christologie
138

75 neç)inavf\oa<; (cf.Mt 14,25-29), àXXà xfj 0eta ôuvàpEi Pccxrjv


èrcotyoev eIç neplnaxov xfjv àQaxov où pôvov xû éauToO
awiiaxi àXXà xai xcô tou néxpou, oùxa> xai xfj éauxoù 0eta
Ôuvàpei xai xoû pvfjpaxoç èÇfjX9sv, xoù XE9ou èmxsipévou,
xai 7tpôç xoùç paôrjxàç eiaf)X9ev, xôv 0upôv XExXEtapévwv.
80 17. Où yàp Ôià xfjv aùxoù ëyepatv xoù Xt9ou èx xoù pv^paxoç
Ù7TÔ xoù àyyéXou èyévsxo f] àcpatpsotç (cf. Mt 28,2), àXXà §ià
x6 Ôï]Xw9fjvat xolç ôpôat xy]v àvàaxaotv xô yàp èv xô pvfjpaxi
ta pèv xoù èvxacpiaapoù aùxoù ôpàv Ipàxia, aùxôv Ôè prj ôpâv,
Ôelypa èvapysaxaxov xfjç aùxoù yéyovEv àvaaxàasaiç (cf.Jn
85 20,6-9). 18. "09ev txxot^evxcov xôv pa9r}xôv èm xfj xoiaùxyj
eiaôôcp è7rÉxpe(J)ev aùxoùç <J)yjXacpâv xoùç 7tE7rov96xaç xÙ7touç
xoù aôpaxoç aùxoù (cf. Le 24,37-39 ; Jn 20,25), Ôtùxi où xaxà
xpoTifjv xoù oôpaxoç eIç xô 7rv£Ùpa ènoir\oev 7tpôç aùxoùç xtjv
eiooÔov, àXX’ èv 7raxop£p£E acopaxt xfj 0£ta aùxoù ÔuvàpEi
90 7ioirixLxÿj xôv ùîtèp epuotv.
PG 83 477B IV. 19. Tôv Ôè y£ av9pwxov ôia7tXao9fjvat cpapEv, oùx Ô7r
(§19) àyyéXwv xivôv xaxà xoùç BaotXEiÔou xai Ky)pEv9ou pù9ouç,
oùÔè Ô7TÔ xoù ’IaXÔaGaô0 [326] xaxà xf]v xôv £y]9uxvôv
èpOpovxYjotav, oùÔè ùtcô xoù EaxXâ xaxà xfjv xoù MàvEvxoç

C VO ASE HFX R Otto m


77 oùxwç C VO AE R Otto || xai2 om. VO AS R Otto || 78 èÇfjX0E
Otto || etuxeijiévou + xô {ivY||iaxt Otto || 79 eIct^XOe Otto || 80 aùxoù +
yewrjmv S*c || è'ycpoiv + r) R || 81 Û7rô xoû àyyéXou desunt Otto || r\ om.
C E HFX R || 83 ôpâv1 : opôv HF || 84 èvapyéoxaxov : ëvEpyéaxaxov VO
avap- S H'njç aùxoù èvapy-~ Otto || àvaaxàoecoç + xpf] Ôè Y)uctç èvvofjaai
oxl xa looSuvapa xfjv aùxrjv è'xei nloxiv auyxcopoupévwv auxôv xai xfjv
aùxrjv, zxEL TtEoxtv avaipoupévcov aùxôv. looôuvapEî ôè TCEpi7taxeEv èttl
xrjv GàXaoaav èv àxpÉ7txtp aôpaxt xô eIoeXOeIv 7tpôç xoùç à7toax6Xouç
ev axpÉ7rr(i) ocopaxt xôv 0upôv xexXEtopévcov. xal ôxi xà urcèp cpuoiv èv
xfj 9ua£l ytyvùpeva xaxà xf|V 0e(av ôûvapiv àôûvaxov xaxà xôv Xôyov
xijç cpûoewç TtoiVjoaoOai xfjv Ttapàoxaoiv Otto || 85 Ô0ev : Ôiô Otto ||
7rccor]0évTù)v C S HF 7Ttoyj0évxeçVO A(tcoy}- ?)E ||xôv paûrixôv : ol pà9rjxai
AE || 86 Eioùôcp + pexà xoû oôpaxoç aùxoù AE || è7téxpEi|>EV : è7téaxped)£v
VO ASE èTtévÔEtÇEv R ||aùxoùç : eIç aùxoùç C VO AE aùxotç R || i|nXa(pàv
C V H om. R || 87 Ôtôxt : ôxt Otto || aùxoù - oôpaxoç add. Cmg altéra manu ||
87-88 où xaxà xpoTrfjv : oùx àTtoxpotriiv O || 88 Ttpôç om. S Otto || 89 àXX’ :
àXXà VOHXR Otto ||91 ôtc : imb VO ASE X R || 92 paotXEtôouç V HFX
R paotXivÔouç S paotXEÔou Otto || XTîp(v9ou : xiptv9ou X prjpEvûou C H
|iup(v9ou AE piptv9ou S F ||93 EaXÔa0aô0 : àXÔa0aô0 C HFX ||xf)v post
ojpiavüv transpos. A om. S || oi0iavôv C VO ASE HFX || 94 oùÔè + ycm
SUR UN PRÉTENDU DE TRINîTA TE DETHÉODORET 139

95 7T<xparcXT]Çtav àXX’ Û7tô xf)ç àyiaç xai ôpoouoiou TpiàÔoç xifë


7tàvxa xà vorjxà xai aloÔYïxà Texrrjvapévrjç noirjocôpsv, yàp
(prjacv, àvOpcjnov xar eixôva rjperépav xai xaff ôpoi'eooiv
(Gn 1,26).
20. Kal xô pèv xax eixôva èoxiv y àcpOapota, yj 6c9avaoia, xô
ioo àôpccTOv, a7iep elxoviÇet tô 0etov* tccûtoc ÔéÔcoxev ëxeiv tt)
c[>uXÿ), ÔeÔcoxwç aÙTrj pexà xoûxcov xai tô àÔécrroTov xai
aÙTei-oûoiov, ânep navra xfjç oùoiac, toû 0eoû elaiv
eixoviopaxa- 21. tô Ôè xa0’ ôpoicootv èoxtv rj à7tà0eia, tô
TTpâov, tô pocxp69upov xai xà Xoc7tà xfjç àya9ÔTY]T(x; xoû
105 @£oü yvcopiopaxa, amp navra èvepyeiaç 0eoû eiaiv
napaoranxâ. 22. Tà ouv xfjç oùaiaç aûxoû, amp xô xax
eixôva ÔY)Xoûaiv, ÔéÔcoxev cpoaixôç xf) à Ôè xf)ç
èvepyeiaç eiaiv xoû 0eoû xô xa0’ ôpotcoatv xapaxxYjpiÇovxot,
xaûxa xf) r|pExépa aôxeÇouata) àcprjxev yvcopTj, àvapévcov xoû
no àv9pco7toi> xô xéXoç eï 7tcoç éauxôv Ôcà tt)ç piprioEcoç xûv
0eo7cpe7rwv tÿjç àpexfjç yvcopiapàxcov TV 0eô ôpoiov
xaxaaxYjaeL.
5 83 480BC V. 23. Kai xô pèv acôpa xoû àvôpcoTtou èx xwv xeaaàpcov
(§23-27) axotxetcùv cpapèv ÔianXaodrjvai. ~Exei yàp à7tô pèv xoû 7rupôç
us xt)v 0eppôx)7xa, and Ôè xoû àépoç tt)v cjjuxpôxrçxa, àno ôè xfjç
yrjç xYjv ÇYjpôxYjxa, ôcttô Ôè xoû üÔaxoç xtjv uypôxTjxa. 24. Tyjv
Ôè cl>t)x>iv, à7iXf)v elvai Xéyopev xai Xoyixrjv xai àôàvaxov, où
pTjv 7rpoü7ràpxetv xoû awpaxoç. IIu9ayôpaç pèv yàp xai
IlXàxcov xai ÜXcoxivoç, xai ol XTjç èxetvcov auppoptaç,
120 àôavàxooç etvai auvopoXoyrjaavxeç xàç i|>uxàç, 7tpoû7tàpxetv

C VO ASE HFX R m
95 àyiaç xai ôpoouaioo : 0eiaç xai 7tavayiaç m || 96 xà vorfcà xai
ato0Yjxà desunt m || aiaÔYïxà : àXoyrçxà A || xexnrjvajiévrjç : xexxeiva- C VO
HF + ï|xouaapev yàp xïjç 0e(aç Xeyouar^ç Ypacpijç côç ô x&v ôXcov ëcprj 0eôç
m ||96-97 yàp cp-rçatv desunt m ||97 xax eixôva Yjpexépav àv9p<07tov~ S ||
xai xa0’ ôpoicoacv rjpexépav ~ FX m || 101 xai2 + xô || 108 xapaxxrjpiÇovxa
(-xvjpiÇov vel forte primum -X7]piÇcov X) xa0’ ôpoicooiv ~ FX || 113-114 xai -
ôia7tXaa0fjvat : (papèv xoivuv à7tô uèv xcôv ... ôiaTtXaoOfjvai xô oôua m ||
113 xeaaàpcov : A CVO || 114 cpapev om. FX || 115 xoû (àepoç) - (a7tô) Ôè
om. S || 115-116 àttô Ôè - ÇYipôxrjxa om. F ||xy]v ^pôxrjxa Ôè ànô rf^ y^
m H116 à7tô Ôè : xai èx m|| 117 Xéyopev : cpapev m || 119 7tXouxtvo<;VO ||
èxeivcov : èxetvou AE || auppopiaç : aoppcopiaç H xtpcopiaç F
140 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

TauTaç ë<pr)CTav xwv awpàTCOV, xai Ôïjpov eivat c{jox«v xai xàç
7tXr]ppeXoüaaç elç awpaxa xaxa7U7rceiv, xai xoùç pèv Txtxpoùç
xai Tiovyjpoùç elç 6rjpia, toùç ôè àp7raxxtxoùç elç Xuxouç,
toùç Ôè ÔoXepoùç elç àXco7xexaç.

481 BD 125 25. ‘H ôè ’ExxXYjala, xotç 0etotç éuopévy] Xôyotç, Xéyet tyjv
(Jjux^v aovÔy)fiioupyeta9at tco acopaxt, xai où tô pèv 7xpôxepov
tù ôè üoTepov xaxà ttjv ’Qptyévouç <ppevo6XaGetav, (prjaiv yàp
Mcoüafjç* Kal ënXaoev à Oeôç zôv âvdpconov yoOv Àafiùv ànô
Tfjç Yrfç, xal èvecpuorjoev eiç tô npôounov aùzoü nvorjv Çcofjç,
130 xai èyévezo à âvdpunoç eiç (puxrjv Çcôoav (Gn 2,7). 26. T6
aâjpa yàp aveu 4>L>XTÎÇ °ùx &v ^éyoïTO àv9pco7ioç. 27. Tô Ôè
Ôeïov èxeivo èpcpùoYjpa, ÔeoîtpeTtwç vooùpevov où i|)uxt)v xal
pepoç etvat xfjç oùataç toû 0eoû <papèv xaxà tyjv KépÔcavoç
xai Mapxtwvoç Xùoaav 28. àXXà tô àytov xai Çcoo7iotôv
135 Ilveûpa, ÔTtep oùx aùxô yéyovev tjjuxrj, àXXà t|iuxYjv
èÔTjpioûpyrjaev. Tlveopa yàp, cpyjaiv ô ’Icôp, Oetov zà notfjoav
pe (Jb33,4). 29. Àrjptoupyôv yàp tô àytov 7xveûpa xai xotvwvet
xfj Ôrçptoupyta toû awpaxoç xai Tfjç t|>ux^ç. pia yàp èvépyeta
xfjç àytaç TptàÔoç. 30. El yàp èx xfjç oùataç toû 0eoû yjv rj
ho ÿuxVj, oùx èxpfjv èv toûto) pèv aùxrjv elvat aocprjv, èv àXXtp Ôè
pwpàv xai àaùveTov, oùôè èv toutco pèv Ôtxatav, èv éxépco Ôè
àÔtxov, àXX’ èÔet nâvz(x>ç aùxrjv etvat ocxpeTcxov xai
àvaXXotcoTov <l>ç èx Totaux^ (pùaewç 7rpoeX9oûaav* rj yàp toû
0eoû oùota ouxe peptÇexat ouxe àXXotoÛTat. Eyoj yàp, q>Y]atv,
145 dpi ô aùzàç xal oùx rjÀ^otcopai (cf. Ml 3,6).

C VO ASE HFX R m
121 ëtpaoav m ||Ô7)pov : ÔrjXov S ||eïvat + xtva m II tpux^jv + àvap£0p(ov
|| 122 xaxam7rtetv : -TCLf7rea0ai + &oxe tji xotâôe xa0ap0etaaç TtaiÔetoc,
7ràXtv èrcaveXOelv slç x6v tôtov x&pov. xàç Ôè xàv xotç acopaatv rcapàvopov
ptov àoTcaoapévaç, slç xà àXoya xaxa7tép7teo0at Çcôa m ||xai deest m || 123
7iovrjpoùç + xai lopôXouçm ||07)pla : ép7r£xàm || Xuxouç + xoùç Ôè 0paaeîç
eIç Xeovxaç m || 123-139 ôè (àp7raxxtxoùç) - (pcopàv) om. S || 124 ÔcoXepoùç
C HF || elç àXamexaç Ôè xoùç ÔoXepoùç ~ m || 125 ETcopévr) : 7tei0opévr] m
|| xr)v + Ôè F || Xôyotç + xôv jièv xoôxcov ôtacpepôvxcoe puaàxxexai Xôyov.
à7tooxpé(pExat ôè xai àXXcov xoùç pû0ouç. x^ ôè 0£ta 7r£t0op.évr| ypacpÿj
m || 126-128 xai où - pwücr?Jç : oùx èx xrjç uâyjç toû O7répp.axoç è'xouoav
xrlç Ôrjptoupylaç xàç àcpoppàç, àXXà xf) pouX^oet xoü 7toiYîxoü pexà xrjv
xoù awjiaxoç oovLoxauévrjv ÔtàTrXaotv. xai yàp ô 0etôxaxoç pa)ücn)ç
TtpôxEpov ëcprjOE xoü àoàp Ôta7rXaa0fjvat xù aôpa, eïO’ouxwç èp<puoÿoca
xôv 0eôv t|>ux^v m || 126 où xô : xoüxo VO aùxô FX || 127 x^v + xoü VO
AE X R || 128-129 xai è'TrXaaev - xfjç yfjç : è'XapE yàp ô 0eôç xoùv ànà
xfjç y^ç xai ETtXaae xôv àv0p. m || 130-131 xô otopa - àv0pto7xoç desunt
m || 131-132 xô Ôè - èpcpùo^pa : èxeivo Ôè xô eptpÛCTYjpa m || 132-133
0EO7rpE7rû^ - 0eoü : où uépoç xt xfjç 0elaç oùataç m || 133 toû 9eoû om.
R || 134 Xurxav m || 136 eÔYipioûpyYjae R ||xô om. HFX || 137 Ôriutoupyôv :
-yûv F -yoûv X || 139 eI : rj C HF || 140-141 aùxyjv - (touxw) pev om. V ||
140 etvat aùxrjv - FX || 142 eivat om. F || 145 yiAAotopai AE -Xôtpat V
SUR UN PRÉTENDU DE TRINITA TE DE THÉODORET 141

3. Un assemblage composite mis sous le patronage


de Théodoret
Une lecture, même rapide, de cet opuscule fait apparaître
que le titre de De Trinitate ne convient en fait qu’à la première
partie du texte (1,1-4). Sont abordées ensuite diverses questions
christologiques, ne relevant plus de la « théologie », sinon à titre
de comparaison, mais de l’« économie » ; ce sont dans l’ordre :
1) la question de l’union sans confusion ni mélange des deux
natures dans le Christ (II, 5-9), suivie d’un parallèle entre l’unité
de nature et de volonté des trois hypostases ou personnes de
la Trinité et l’union des deux natures, chacune conservant,
dans l’unique hypostase ou personne du Christ, ses propriétés,
d’où l’affirmation de l’existence en lui de deux volontés et de
deux énergies (II, 10-14) ; 2) la question suivante concerne la
nature du corps du Ressuscité, un corps véritable et non un
esprit sans consistance (III, 15-18). La troisième partie du texte,
encore moins en rapport avec son titre, offre le condensé d’un
petit traité De natura hominis. Il y est question tout d’abord de
la création de l’homme par Dieu - et non par les anges -, et
de la manière d’entendre les mots « selon l’image » et « selon
la ressemblance » (IV, 19-22), puis de la nature du corps et de
celle de l’âme (V, 23-24), de la création simultanée de l’âme
et du corps (V, 25-26) et, enfin, de la nature de l’insufflation
(èpcpucrrçpa) divine (V, 27-30).

3.1. La présence de Théodoret (1,1-4 ; IV, 19.23-27)


Abstraction faite de son titre, l’opuscule présente donc une
structure tripartite assez cohérente et offre un résumé dogma-
tico-polémique, clair et bien conduit, sur la Trinité, l’Incarnation
et la nature de l’homme. Le texte, que l’on pourrait croire d’une
seule venue à la lecture des manuscrits, est en réalité une habile
juxtaposition de plusieurs morceaux empruntés à differents
auteurs. Théodoret, sous le patronage duquel il se trouve, est
bien l’un d’eux, mais l’excerpteur a puisé tout autant, sinon
plus, à d’autres sources. Comme l’avaient déjà noté un lecteur
récent du Vaticanus gr. 423, dans les marges du manuscrit25, et
le R Garnier dans sa Dissertatio de libris Theodoreti26> les extraits
de Théodoret sont tirés du Livre V de son Haer. fab. compen­
dium, l’excerpteur lui empruntant d’abord tout ce qui concerne
la question trinitaire - d’où sans aucun doute le titre abusif
donné à l’ensemble du texte -, puis la plus grande partie de ce
25. Voir note précédente.
26. J. Garnier, Dissertatio de libris Theodoreti § II, IV (PG 84, 364).
142 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

qui concerne la nature de l’homme, la création de l’âme et la


nature de l’insuffiation. La présence d’extraits de Théodoret au
début et à la fin du texte a sans aucun doute facilité l’attribu­
tion qui lui en est faite dans sa totalité. On voit bien comment
a travaillé l’excerpteur, en ne retenant que l’essen[328]tiel des
trois premiers chapitres d'Haer. fab. V, traitant du Père, du Fils
et de l’Esprit, et en empruntant à la fin du chapitre 3 une phrase
qui sert de conclusion, contre les adversaires de la Trinité27. De
la même manière, il emprunte à Haer. fab. V, 9, intitulé « De
l’homme », l’essentiel de son exposé De natura hominis28.

3.2. L'auteur des Quaestiones ad Orthodoxos (DI, 15-18)


S’il suit donc en gros le schéma d’exposition d "Haer. fab. V,
il est néanmoins surprenant qu’il n’emprunte aucun extrait aux
chapitres où Théodoret traite de l’Incarnation et des questions
christologiques. Il préfère visiblement puiser ici à d’autres
sources. L’une d’elles est aisément repérable : le passage du
florilège traitant de la nature du corps du Ressuscité repro­
duit, en effet, la question 117 des Quaestiones et responsiones
ad orthodoxos29 du Pseudo-Justin. L’identification de l’auteur
de ces Quaestiones est, on le sait, un sujet toujours débattu. En
raison de similitudes avec VExpositio rectae fidei, transmise sous
le nom de Justin, mais restituée aujourd’hui avec certitude à
Théodoret, certains critiques sont tentés de lui attribuer aussi
les Quaestiones30. Cette attribution à Théodoret n’est du reste
pas nouvelle : elle est déjà celle de l’un des deux manuscrits à
prendre en compte pour l’établissement de ce texte, le Cod. 273
(olim 452) du Métochion du S. Sépulcre de Constantinople, daté
du xc s. ; le second manuscrit, le Cod. Parisgr. 450, écrit en 1364,
en donne une recension fort différente et attribue les Quaestiones
à Justin. D’autre part, Nicétas d’Héraclée (xie s.), dans sa
Chaîne sur Lucs cite sous le nom de Théodoret, un passage de
ces Quaestiones (quaest. 58)31. Il est, à notre connaissance, le seul

27. Opuscule 1,1-4 = Haer. fab. V, 1-3, PG 83, 441 CM. 448 BC2. 453 Du2.
460 A36.
28. Opuscule IV, 19. 23-27 = Haer.fab.V, 9, ibid., 477 B210. 480 B13-D*. 481
BC‘\
29. Voir l’éd. de I. Otto, lustiniphilosophi et martyris opéra quae feruntur omnia
III,2,Iéna 18813, 190-192.
30. Telle est l’opinion de J. Quasten (Initiation aux Pères de l’Église, t. 3,
trad. fr., Paris 1963, 766-767), de F.X. Funk (« Le Pseudo-Justin et Diodore
de Tarse », RHE, 1902, 947-971) et celle d’Y. Azéma (article «Théodoret»,
Dictionnaire de Spiritualité, t. 15, 421).
31. Voir M. Richard, « Les citations de Théodoret conservées dans la chaîne
de Nicétas sur l’Evangile selon saint Luc », RBib. 43 (1934), 92-93 [= Opéra
minora II, 43]
SUR UN PRÉTENDU DE TRINITA TE DE THÉODORET 143

écrivain ecclésiastique à le faire avec notre excerpteur, tous deux


sans doute de bonne foi, en s’en tenant aux indications que leur
procurait leur source.

3.3. Un troisième auteur (II, 5-14 ; IV, 20-22 ; V, 28-30)


Il est plus difficile en revanche d’identifier le ou les autres
auteurs mis à contribution dans la partie restante du texte. A la
différence du chapitre initial sur la Trinité, composé de plusieurs
extraits de YHaer. fab. de Théodoret, la première partie de
l’exposé christologique (II, 5-14) paraît former, comme la [329]
seconde tirée des Quaestiones (III, 15-18), un ensemble d’une
seule venue, fortement structuré. L’existence de deux natures
distinctes, étroitement unies, mais sans confusion, dans l’unique
personne du Christ, y est clairement affirmée et soutenue, avec
la volonté manifeste d’établir tout du long un parallèle entre
l’explication trinitaire et l’explication christologique.
La reconnaissance dans la Trinité d’une seule nature et de
trois hypostases doit faire comprendre, par analogie, celle de
deux natures dans le Christ, étant entendu que l’unicité (évdç)
de nature de la Trinité ne saurait résulter de l’addition de ses
trois hypostases, non plus que l’unité (eiç) de la personne du
Christ de celle de ses deux natures, chacune conservant au
sein de l’union (ëvcomç) ses propriétés (ïôiov), comme chaque
hypostase de la Trinité conserve les siennes propres (II, 5-9)32.
Une fois démontré, grâce à ce premier parallèle, que la
dualité des natures ne supprime pas l’union, contrairement à
l’affirmation de certains (&ç xiveç vopiÇouatv), l’auteur aborde
la question de l’existence, dans l’unique personne du Christ, de
deux volontés distinctes (10-14). Fidèle ici encore à son mode de
raisonnement par analogie, il établit entre « théologie » (ère! pèv
yctp xfjç OeoXoyt'aç) et « économie » (èm Ôè rrjç oixovoptaç)
une espèce de symétrie inversée, en étendant la terminologie
trinitaire au domaine de la christologie.
Ce texte, de nature polémique, mériterait à lui seul une étude
détaillée, qui dépasserait les limites de notre sujet. Il suffira
ici d’attirer l’attention sur les points suivants : 1) le rejet de la
formule èx Ôuo cpuaecov, dont s’étaient emparés les monophy-
sites en se réclamant de l’autorité de Cyrille33, au profit de la
32. Le d)ç tpaoÊv, en II, 9, désigne vraisemblablement des « monophysites »,
ou du moins des « cyrilliens », qui ont du mal à admettre que la reconnaissance
de la dualité des natures n’entraîne pas ipso facto celle de deux personnes dis­
tinctes. La démonstration qui suit (II, 10-13) veut réfuter cette objection.
33. Sur l’utilisation de cette formule par Cyrille, v.g. Lettres à Succensus
(éd. L. R. Wickham, Cyril of Alexandria, Select Letters, Oxford 1983) : ep. 45,
74, 34 : èx Ôuo cpuaecov (= PG 77, 232 D) ; 76, 11-16 : elç èÇ àptpoïv (=
144 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

formule dyophysite èv Ôùo cpuaeoiv, dont la légitimité a été


consacrée par le concile de Chalcédoine ; 2) l’emploi du mot
ÔTCÔaTocoiç pour désigner le Christ comme unique sujet d’attri­
bution « après l’union de l’hypostase du Dieu Verbe avec une
chair dotée d’une âme raisonnable ». Sans doute la coloration
générale du texte demeure-t-elle fortement dyophysite, mais
le choix du terme « hypostase » à lui seul, même sous la forme
atténuée d’un simple pronom de rappel (aùxrjv), traduit de la
part de son auteur la volonté de s’en tenir à la formule de foi
de Chalcédoine. Il en reprend du reste la terminologie, qu’il
s’agisse d’affirmer contre Apollinaire l’assomption par le Verbe
d’une humanité complète, l’existence d’un seul Fils34 ou de
définir la nature de l’union (otôiaipércoç xai àauyxoxcoç, oi>
ai>YX£î oùôè Ôiaipoûai).
[330] La seconde partie du développement permet de cerner
plus précisément encore la personnalité de ce défenseur de
Chalcédoine. De fait, les adversaires qu’il vise ne sont plus les
monophysites de la première génération, mais leurs héritiers, les
partisans du monothélisme et du monénergisme, condamnés
au concile de Constantinople III (680-681). Contre eux, il
confesse l’existence de « deux volontés » (Ôuo OeXrjaeiç) et de
« deux énergies » (ôuo èvepystaç) dans « l’unique hypostase »
(piav U7tôoTaoiv) et dans « l’unique personne » (ëv [eva codd.]
7tpôaco7tov) du Christ, en reprenant ici la double terminologie
de Chalcédoine pour désigner l’unique sujet d’attribution.
La référence explicite à la querelle monothélite fournit du
même coup un terminus a quo pour cet assemblage de textes mis
sous le patronage deThéodoret. La présence de deux lignes de la
Foi orthodoxe de Jean Damascène35, à la fin de l’argument trini-
taire devant servir par analogie à justifier l’existence de « deux
volontés » dans le Christ (§ 11), nous a conduit à chercher
dans ses écrits, dans ceux de Sophrone de Jérusalem, d’Anas-
tase le Sinaïte, de Maxime le Confesseur et d’autres adversaires
du monothélisme, la preuve d’un emprunt plus large36. Notre
PG 77, 233 A) ; ep. 46, 84, 16 : èx Suo (pdaeoiv (= PG 77, 240 A) ; Lettre
festale 17, 2, 99 ; 3, 126 (SC 434, et la note complémentaire de B. Meunier,
298-299).
34. Théodoret, notamment à partir du moment de sa relégation, se défend
énergiquement dans sa correspondance d’avoir jamais professé l’hérésie des
«deux Fils»(v. g. ep. 21,82-84, 99, 101, 104-105. 109, 116, 126, 144, 146).
35. Ces lignes de Jean Damascène (§11: 0eoç ô IIaxy|p — obç Ylôç aXK
èxTtopEUTûç = FO I, 8, éd. B. Kotter, Expositio fidei 8, 274-279 = PG 94, 829
C) sont également reproduites par le Pseudo-Cyrille (= Joseph le Philo­
sophe ; voirV. S. Conticello, « Pseudo-Cyril’s ‘De SS. Trinitate’ : A Compi­
lation of Joseph the Philosopher», Orientalia Christiana Periodica 61 [1995],
117-129) dans son De Trinitate {PG 77, 1144 D).
36. Si les parallèles sont relativement nombreux avec plusieurs traités de
SUR UN PRÉTENDU DE TRINI TA TE DE THÉODORET 145

recherche est jusqu’ici restée vaine : si les parallèles sont assez


nombreux, aucun de ces écrits ne peut être considéré comme la
source directe de notre texte.
Est-ce à la même source que l’excerpteur emprunte l’extrait
final sur la nature de l’âme et de l’insufflation divine (28-30),
si habilement ajusté au texte [331] deThéodoret que la suture
en est presque invisible37 ? Je le croirais volontiers, sans pouvoir
autrement en apporter la preuve. Cette adjonction ne fait,
en réalité, que développer, contre les tenants d’une doctrine
émanatiste, l’affirmation de Théodoret selon laquelle l’âme
n’est pas une parcelle de l’essence divine (§ 27 : pépoç eivai
Tfjç oùoiaç toü 0eoû), communiquée à l’homme par l’insuffla­
tion, mais un élément créé38. S’il en allait autrement (El yàp èx
rfjç oùataç toO 0eoû rjv y] i|>ux^), déclare l’auteur du passage,
cette âme serait identique et immuable chez tous les hommes,
en raison même du caractère de la nature divine (àvaXXotwrov).
Une constante de ce débat sur la nature de l’âme, qui traverse
toute la période patristique, depuis Tertullien jusqu’à Maxime
le Confesseur, est raffirmation par les Pères de la distance qui
sépare l’âme de l’essence divine39. En réfutant la thèse de ceux

Jean Damascène notamment, aucun d’entre eux n’offre de correspondance


exacte avec le texte de notre anonyme. Le même type de démonstration analo­
gique, consistant à expliquer la dualité des natures ou encore les deux énergies
et les deux volontés dans l’unique hypostase du Christ, à partir de l’unique
ousia ou de l’unique énergie et volonté des trois hypostases trinitaires, est cou­
ramment utilisé par le Damascène : v.g. Contra Jacobitas 81, 1-18 (éd. B. Kot-
ter, PTS 22 = PG 94, 1477 C-1480 A), FO III, 14 (Kotter, ibùL, 58, 3-29 =
PG 94, 1033 B-1036 A), Volunt. 8, 67-80 (Kotter, PTS 22) ; sur ces différents
points, cf. encore FO III, 13. 15 (Kotter, ibid., 51 y 6-7 ; 59, 1 s. = PG 94, 1033
A. 1045 C s.), Volunt. 24, 10-16 (= PG 95, 156). Aucun non plus des extraits
de la Doctrina Patruni concernant les deux natures ou les deux énergies ne
fournit avec notre texte un parallèle ad verbum (voir F. Diekamp n° 29). Quant
aux traités de Maxime le Confesseur, au De Trinitate du Ps.-Cyrille (PG 77,
1157 B. 1160 BC), à YEpistula synodica de Sophrone de Jérusalem (PG 873,
3148-3200), ils n’apportent pas davantage d’éclaircissement sur l’origine
de l’emprunt. La présence des Questions d’ANASTASE le SinaIte, en tête des
mss contenant ce prétendu De Trinitate de Théodoret, a orienté vainement
notre recherche du côté de son traité Adversus tnonothelitas (CCSG 12, éd.
K.-H. Uthemann), bien qu’A. Grillmeier fasse remarquer qu’Anastase reste
avant tout un adversaire du monophysisme et n’est pas intervenu dans la que­
relle monothélite (Le Christ dans la tradition chrétienne. Le concile de Chalcêdoine
[451] : réception et opposition^T. II/l, trad. fr., Paris 1990, 99-100)
37. L’ajout se fait dans la continuité du texte de Yhaer. fab. : le àXXà (§ 28)
appartient au texte de Théodoret, qui cite aussi le livre de Job, mais un verset
différent (Jb 10, 9-11).
38. L’expression utilisée parThéodoret pour rejeter la thèse émanatiste rap­
pelle celle que l’on trouve par exemple dans le Traité de la résurrection attribué
au Pseudo-Justin : pépoç ouaa toü Geoü xal èpcpüoi'jpa (PG 6, 1588 A). Voir
aussi sur cette question de la nature de l’âme,Théodoret, QG 23 (éd. N. Fer­
nandez Marcos, A. Saenz Badillos, Theodoreti Cyrensis Quaestiones in Octateu-
chuniy Madrid 1971, 28).
39. Pour Grégoire de Nysse, l’âme - * substance créée » - est par rapport à
146 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

qui prétendent assimiler l’âme à l’Esprit Saint, l’auteur de cet


extrait entend d’abord affirmer, semble-t-il, la divinité de la
troisième personne de la Trinité et son rôle créateur. Mais, en
l’absence d’indices plus caractéristiques, il est difficile de dire
si le passage provient d’un Péri Psychés, d’un Péri Pneumatos ou
d’un commentaire sur la Genèse.
Notons enfin, dans le passage emprunté à YHaer. fab. de
Théodoret, relatif à la création simultanée de l’âme et du corps
(§ 27), une attaque dirigée contre Origène et sa théorie de la
préexistence des âmes (xam ttjv ’Qpiyévouç <ppevo0Xa0dav),
absente du texte de la PG. On ne peut exclure toutefois que
l’excerpteur la trouvait déjà dans son modèle ni que la tradi­
tion directe du texte puisse confirmer cette leçon. Il peut s’agir
aussi d’une glose marginale, intégrée ensuite dans le corps du
texte, pour préciser la nature de l’erreur visée par Théodoret,
qui dénonce peu après (§ 28), de façon comparable, les erreurs
de Cerdon et de Marcion sur la nature de l’âme (xaxot tï|v
KépÔwvoç xat Mapxtcovoç Xùrcav). Quoi qu’il en soit, il n’est
peut-être pas sans intérêt de noter, ici encore, un parallèle étroit
entre cette forme du texte de Théodoret et un passage de la Foi
orthodoxe de Jean Damascène40.

[332] Conclusion
Ces parallèles, certes limités, renforcent en tout cas notre
conviction que cet assemblage d’extraits doctrinaux s’apparente
d’une certaine manière aux nombreux florilèges dogmatiques
antimonénergistes et antimonothélètes qui ont vu le jour après
le concile de Constantinople III41. Il faut donc en situer vraisem­
blablement la composition entre la fin du vnc et le début du Xe
siècle, date du plus ancien manuscrit qui le fait connaître, dans
un but de propagande et de défense de l’orthodoxie.

la nature divine comme l’image par rapport à l’archétype (De anima et resurrec-
tione 14. 27, éd. J. G. Krabinger, Leipzig 1837), et si pour Augustin « elle est
proche de la substance de Dieu », en raison de sa nature immatérielle (En. in
psal. 145,4, 40, CCSL 40 ; De civ. Dei 11,26,1, CCSL 48), elle ne se confond
pas avec la nature divine : elle n’en a pas l’immuabilité et lui est inférieure. Ce
caractère changeant de l’âme humaine l’expose au péché et interdit aussi pcu_' our
Cassiodore (De anima IV, CCSL 96, 195 s.) de la considérer de nature divine
(non iniellegenda est pars Dei).
40. Jean Damascène, FO II, 12 (éd. B. Kotter, Expositio fidei 26, 22-23 =
921 ^ ôè tô owjicc xal fj üjuxïj 7tÉ7tXaoxai, où xô uèv Ttp&xov,
tô oe uaxepov xaxa xa ’Dpiyevouç Xyjprjuaxa.
41. Sur la diffusion de nombreux florilèges antimonothélètes - et mono-
theletes - au vu* s., cf. A. Grillmbier, Le Christ dans la tradition, op. cit., 117-
w'Vy10*3111?16111 concernant l’étude du Florilegium Achridense par
M. Richard).
SUR UN PRÉTENDU DE TR1NITA TE DE THÉODORET 147

Le titre de De Trinitate donné à l’opuscule ne reflète que


partiellement son contenu, puisqu’il y est aussi longuement
traité de l’Incarnation et de la nature de l’homme. Il se justifie
pourtant plus qu’il n’y paraît, dans la mesure où la question
de l’union des natures y est abordée en référence étroite à la
théologie trinitaire et que le développement sur la nature de
l’âme humaine comporte lui aussi, mais de façon plus limitée,
une dimension trinitaire.
Quant à l’attribution du texte à Théodoret, elle relève sans
aucun doute du mouvement de littérature pseudépigraphe qui
se développe précisément à partir du vn* siècle pour assurer la
défense de l’orthodoxie, comme l’a souligné M. Richard. Elle se
justifie du reste partiellement du fait que le Livre V de son Haer.
fab. fournit la trame générale où s’insèrent des extraits d’une
autre provenance. La question se pose pourtant de savoir si le
travail est celui d’un véritable excerpteur, qui tire directement ces
différents extraits des œuvres originales ou celui d’un arrangeur
qui puise dans quelque florilège ? Nous serions tenté de retenir
la seconde solution, en raison notamment de l’absence de tout
emprunt aux chapitres de Y haer. fab. traitant de l’incarnation du
Verbe. Il serait étrange, en effet, qu’un excepteur, travaillant sur
le texte original, ait tiré des extraits des trois premiers chapitres
relatifs à chacune des personnes de la Trinité, puis du chapitre
9 traitant de l’homme, mais se soit abstenu de tout emprunt à
ceux où Théodoret traite de l’Incarnation (c. 11-15). On ne voit
pas en tout cas les raisons dogmatiques qui l’auraient poussé à
procéder de la sorte. L’utilisation d’un florilège, en revanche,
expliquerait mieux cette anomalie, d’autant qu’y figurait peut-
être déjà, sous le nom de Théodoret, le passage emprunté aux
Quaestiones et responsiones ad orthodoxos. Il ne restait plus qu’à
introduire sous son nom, dans cette collection de textes tenus
pour authentiquement siens, un développement manifestement
pseudépigraphe sur les « deux énergies » et les « deux volontés »,
pour permettre à ce nouveau florilège de servir la cause de
l’orthodoxie.
[333] Ce prétendu De Trinitate de Théodoret n’est donc
qu’un tardif assemblage de textes, réunis à des fins de propa­
gande, dont une partie seulement lui appartient. A-t-il jamais
du reste rédigé un traité sur la Trinité qui ait eu une existence
autonome ? Il est permis d’en douter. Il resterait pourtant à
mener une enquête comparable sur l’origine exacte de celui que
lui attribue le Breviarum de Liberatus de Carthage42.

42. PG 83, 1167-1172 et ACO II, 5, 150-154 (Collectio Sangermanensis 15).


'

•*

.
;

î-v
Recherches Augustiniennes 32 (2001), p. 39-74

27

VEXPOSITIO RECTAE FIDEI ET LE


TRAITÉ SUR LA TRINITÉ ET LTNCAR-
NATION DETHÉODORET DE CYR :
DEUX TYPES D’ARGUMENTATION
POUR UN MÊME PROPOS ?

Introduction

UExpositio rectaefidei, transmise sous le patronage du philo­


sophe et martyr Justin, et le De Trinitate et incamatione, conservé
sous le nom de Cyrille d’Alexandrie, furent, on le sait, tardive­
ment restitués àThéodoret par la critique. Dans cette restitution,
l’apport de la tradition indirecte a été décisif, notamment celui
de la tradition syriaque pour YExpositio. De fait, la Chaîne
sur Luc de Nicétas d’Héraclée avait permis à E. Schwartz de
confirmer la thèse d’A. Ehrhard de l’appartenance à Théodoret
du De incamatione, édité par A. Mai parmi les œuvres de Cyrille
d’Alexandrie1. Mais seul, comme l’a montré J. Lebon2, le Contre
Jean le Grammairien de Sévère d’Antioche apporte la preuve
décisive qu’il faut restituer aussi à l’évêque de Cyr, non seule­
ment le De Trinitate qui précède ce De incamatione dans l’unique

1. A. Ehrhard, Die Cyril von Alexandrien zugeschriebene Schrift Flepl rPjç


roO Kuptou èvavdpomYjocùjç ein Werke Theodorets von Cyrus, Diss.Tübingen
1888 ; Ed. Schwartz, « I. Die sogenannten Gcgenanathematismen des Nes-
torius ; II. Zur Schriftstellerei Theodorets », Jahrgang 1922, 1 Abhandlung,
München 1922. Voir aussi M. Richard, « Les citations de Théodoret conser­
vées dans la chaîne de Nicétas sur l’Évangile selon saint Luc », Revue biblique
43, 1934, p. 88-96 [= Opéra Minora II, n° 43]. Le texte, édité en 1833 par
A. Mai, une première fois dans Scrit. Veu Nova Collecrio, t. VIII, p. 59-103,
puis en 1834 avec une traduction latine dans la Nova Patrum Bibliothecay t. II,
p. 37-74, est reproduit en PG 75, 1148-1189 et 1420-1477.
2. J. Lebon, « Restitutions àThéodoret de Cyr », Revue d'histoire ecclésiastique
26, 1930, p. 523-550.
150 théologie et christologie

manuscrit du Vatican à faire connaître ces deux textes3, mais


surtout cette Expositio rectaefidei, éditée [40] par Th. Otto sous
le nom de Justin, dont l’appartenance était jusque-là l’objet de
controverses4.
Par leur sujet, ces deux traités offrent une évidente simili­
tude. Aussi la nature des questions abordées, celles notamment
touchant la doctrine de l’Incarnation, et le type d’argumentation
mis en œuvre retiendront-ils particulièrement notre attention.
Cet examen nous paraît revêtir un intérêt évident pour connaître
les positions doctrinales de Théodoret à une date proche de
celle du concile d’Éphèse. L’ensemble de la critique considère,
en effet, que les deux ouvrages ont été composés avant que
Théodoret ne s’engage, à la demande de Jean d’Antioche, dans
la lutte ouverte contre Cyrille. Dans la mesure du possible, on
tentera de préciser ce point et de vérifier si l’on trouve ou non,
dans les deux traités, un écho ou des traces des controverses
doctrinales qui ont fait s’affronter Cyrille et Nestorius.
Plusieurs questions se posent en effet : A qui leur auteur
destine-t-il ces deux traités et dans quel but ? Lequel des deux
ouvrages est antérieur à l’autre ? Doit-on considérer, et sur quels
critères, qu’ils sont presque contemporains ou au contraire que
plusieurs années les séparent ? Quels rapports peut-on établir ou
entrevoir entre eux et d’autres écrits doctrinaux de Théodoret,
directement dirigés contre Cyrille, qui précèdent ou suivent
immédiatement le concile d’Ephèse, comme la Réfutation des
Anathématismes, la Lettre aux moines dyEuphratésie ou encore le
Pentalogos ? Quelles que soient les réponses qui pourront être
données à ces questions, l’examen de ces deux traités doctri­
naux devrait fournir d’utiles indications sur la manière dont
Théodoret aborde les problèmes théologiques et christolo-
giques avant la crise nestorienne ou à l’époque de ses premiers
engagements contre Cyrille. Peut-être pourra-t-on ainsi mieux
apprécier l’importance de l’évolution qu’aurait subie, dans ses
écrits doctrinaux postérieurs, l’expression de sa christologie.
Pour la clarté de l’exposé, nous procéderons d’abord à
une présentation générale des deux traités. Ce sera l’occasion

3. Vaticanusgr. 841, ff. 176v-185v (= De Trinitate) et 185v-203 (= De incar-


natione) ; dans le même codex, sont reproduits sur des folios supplémentaires
(ff. 213-216v) les chapitrs 23-28 du De Trinitate et les chapitres 1-2 du De
incamatione.
4. On a tour à tour attribué le traité à Diodore de Tarse, à Théodore de
Mopsueste et à Apollinaire. Sur ces différentes attributions, voir M. Richard,
« L’activité littéraire deThéodoret avant le concile d’Éphèse », Revue des sciences
Philosophiques et theologiques 24, 1935, p. 83-106 (p. 84, n.6) [= Opéra Minora
il) n •
UEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL'INCARNATION 151

de mettre en relief, au-delà de plusieurs éléments de parenté


très visibles, ce qui fait la spécificité de chacun d’eux. Nous
chercherons ensuite à montrer, à partir de quelques exemples
significatifs, que leur originalité respective tient principalement
à la différence du mode d’argumentation utilisé dans l’un et
l’autre cas parThéodoret. Cela nous conduira à nous interroger
sur la nature des questions doctrinales abordées dans chacun
des deux traités, celles notamment touchant l’Incarnation, en
raison de l’importance qu’elles occupent dans le débat christo-
logique né de la crise nestorienne. Enfin, cette enquête devrait
permettre de dire, si, par-delà les apparences, le propos des deux
traités est bien le même.

[41] I. — Parenté et caractéristiques propres


des deux traités

A. D’évidentes similitudes
A première vue pourtant, leur sujet paraît identique : l’un
et l’autre traité sont conçus comme un exposé de la foi ortho­
doxe, distribué en deux parties bien distinctes, l’une concernant
la théologie trinitaire, l’autre l’Incarnation. Le passage de la
« théologie » à l’« économie » est du reste nettement souligné par
l’auteur dans les deux traités5. En outre, dans VExpositio comme
dans le De Trinitate et incamatione, on constate un relatif équilibre
entre ces deux grands ensembles, même si la section traitant de
l’Incarnation est chaque fois légèrement plus développée que
l’exposé trinitaire.
Outre la parenté du sujet et de la structure générale de
l’exposition, deux autres facteurs paraissent encore rapprocher
ces traités : d’abord, le fait que l’auteur prétende s’adresser à
des chrétiens orthodoxes, aux « enfants de la piété » et aux « fils
de l’Église » - expressions sur lesquelles nous reviendrons - et
en second lieu, ce qui est en quelque sorte le corollaire de cette
déclaration, l’affirmation hautement proclamée qu’il n’a d’autre

5. Expositio rectaefidei § 9, 31, éd.Th. Otto, Iustiniphilosophi et martyris opéra


quae feruntur ornnia, t. III, 1, Iena 1880, p. 2-67 [nos références sont données
aux paragraphes de cette édition avec pour subdivisions les appels de notes] ;
De Trinitate et incamatione, PG 75, 1420 B [pour alléger les notes, nos réfé­
rences seront souvent données dans le corps du texte avec mention du para­
graphe concerné, précédé du chiffre I pour la partie De Trinitate (PG 75,1148-
1189) et II pour le De incamatione (ibid., 1420-1477].
152 théologie et christologie

but que d’instruire et qu’il n’est par conséquent animé d aucune


intention polémique6. Ce qui reste à prouver.
A cela s’ajoute le fait que ces deux traités ont été conservés
sous un nom d’emprunt et que la tradition indirecte, qui en a
permis la restitution à Théodoret, concerne presque exclusive­
ment, dans chaque cas, la partie relative à l’Incarnation7. Sans
doute n’est-ce là qu’une parenté relevant de l’histoire du texte
et de sa transmission, dont on sait le caractère aléatoire. Mais
elle peut toutefois dire quelque chose, sinon de la destination
immédiate de ces écrits, du moins de leur réception à l’époque
post-chalcédonienne8.
[42]

B. Des différences assez marquées

1. Différences de structure
L’impression générale de similitude, que donnent au premier
abord les deux traités, est loin pourtant de se confirmer si l’on
pousse plus avant la comparaison. Le sujet a beau être identique,
au moins dans ses grandes lignes, la manière de le traiter diffère
assez nettement pour conférer à chaque ouvrage son originalité
propre. D’un point de vue purement extérieur, le volume du De
Trinitate et incamatione est nettement supérieur à celui de VExpo-
sitio rectaefidei. Pourtant celle-ci n’est pas un abrégé de celui-là.
Au-delà d’une composition d’ensemble bipartite, commune aux
deux traités, chacun possède en réalité une organisation qui lui
est propre. Ainsi par rapport à Y Exposition le De Trinitate et incar-
natione présente-t-il une structure à la fois plus rigide dans sa

6. Cela est particulièrement vrai dans le cas du De Trin. et incam. (cf. I,


2-3 ; II, 1).
7. Sévère d’Antioche, Contra impium Grammaticum III, 1, éd. J. Lebon,
CSCO 94, 1952 [1929], est seul en effet à indiquer en outre le titre des deux
ouvrages et à citer leur incipit. Pour le reste, les extraits qu’il donne, comme
ceux que reproduisent Nicétas ou Euthyme Zigabène, ou encore les collections
conciliaires, concernent tous le De incam. [La découverte par Istvân Pâsztori-
Kupân, dans le titre XI de la Panoplia Dogtnatica d’EuTHYMii Zigabène de cinq
extraits (PG 130, 653 BD ; 656 AD ; 656 D-657 B ; 657 BC ; 669 BC) du De
Tnn. de Théodoret, mis sous le nom de Cyrille d’Alexandrie, commande de
corriger cette affirmation ; voir I. Pâsztori-Kupân, « Quotations ofTheodoret’s
De saticta et vivifica Trinitate in Euthymius Zigabcnus’ Panoplia Dogtnatica »,
Augusiitiiatiutti42/2 (2002), p. 481-489.1
8. UExposition mise sous le nom du philosophe et martyr Justin, ne semble
pas avoir été suspectée autant que le De Trin. et incam. : sa transmission en
tradition directe est relativement large, et le texte a également circulé, toujours
sous le nom de Justin, sous la forme d’un abrégé. Un seul ms, en revanche,
conserve dans son intégralité, sous le nom de Cyrille d’Alexandrie, le De Trin.
et incam. ; attribué encore à Théodoret dans la chaîne de Nicétas (xie s.), il est
déjà placé sous le nom de Cyrille dans les extraits qu’en donne Zigabène un
siècle plus tard.
UEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL'INCARNATION 153

partie relative à l’exposé trinitaire et plus linéaire dans celle qui


traite de l’Incarnation.

1. Structure du DeTrinitate et incarnatione


Dans un bref exorde, Théodoret rappelle d’abord aux
chrétiens orthodoxes le devoir leur incombant de ramener dans
le droit chemin leurs frères égarés par l’hérésie (I, 1), avant
de préciser le caractère qu’il entend donner à son discours : il
n’aura d’autre but que d’enseigner les vérités de la foi (I, 2-3).
1.1.1. Aussitôt après, commence l’exposé trinitaire, distribué
sans grande surprise en trois parties, chacune traitant, mais de
façon très inégale, d’une personne de la Trinité9. En adoptant le
schéma traditionnel d’un symbole de foi - Père, Fils et Esprit -
et en choisissant, pour introduire chaque grand ensemble, des
formules qui s’apparentent à celles d’un symbole, Théodoret
semble vouloir souligner que son propos est bien de procurer
aux fidèles chrétiens un exposé doctrinal à la fois solide et concis.
Cette concision paraîtra peut-être même excessive, quand
il s’agit de définir la foi en Dieu le Père : Théodoret y consacre
seulement quelques lignes, en se contentant de rappeler que le
Père est sans commencement et que son caractère propre est
d’être à la fois inengendré et Père depuis toujours. En revanche,
la même concision n’est plus observée, et Théodoret s’en excuse
après coup (I, 10)10, lorsqu’il s’agit de préciser la théologie
relative au Fils. Il s’attache, en effet, successivement à établir
que le Fils est engendré du Père de toute éternité (I, 5-10) et à
démontrer son égalité avec le Père sous le rapport de la connais­
sance, de la puissance, de la souveraineté et de la dignité (I,
11-15), avant d’affirmer leur consubstantialité et de distinguer
l’unité de leur substance de [43] l’individualité de leurs hypos-
tases (I, 16-18). La dernière partie, consacrée à l’Esprit est plus
brève de moitié : après avoir affirmé que l’Esprit procède du Père
(1,19-20),Théodoret démontre sa consubstantialité avec le Père
et le Fils (I, 21-23), avant d’en tirer logiquement la conclusion
que l’Esprit est Dieu (I, 24-27). Un résumé de foi trinitaire sert
de conclusion à cette première partie du traité (I, 28).

9. Un seul paragraphe est consacré au Père (I, 4), treize au Fils (I, 5-18) et
six à l’Esprit (I, 19-27).
10. PG, 75, 1433 B. Cette manière de procéder est assez habituelle chez
Théodoret, y compris dans ses commentaires, dans la mesure où il annonce
souvent dans ses préfaces son intention d’être concis et de ne pas lasser son
lecteur par de trop longs développements. Voir aussi, la manière dont il marque
le retour à son sujet (I, 22), après la longue digression polémique contre Apol­
linaire (PG 75, 1460 B).
154 théologie et christologie

1.1.2. La seconde partie, consacrée à « l’économie », est


clairement présentée par l’auteur comme le complément logique
de l’exposé précédent (II, 1). Elle suit, dans ses grandes lignes,
un plan linéaire qui retrace l’histoire du salut depuis la création
du monde jusqu’à l’Incarnation (II, 2-7), en s’appuyant sur les
premiers chapitres de la Genèses puis de l’Incarnation jusqu’à
l’Ascension et l’envoi de l’Esprit, en passant par la Passion et
la Résurrection (II, 8-33), le récit évangélique fournissant alors
la trame de l’exposé. Le schéma linéaire de ce second ensemble
est toutefois interrompu à plusieurs reprises par des digressions
polémiques ou doctrinales. Ainsi les hérésies relatives à l’Incar­
nation et leur réfutation donnent-elles lieu à une première
digression (II, 9-10), suivie d’un exposé des raisons de l’Incarna­
tion (II, 11-14), puis d’une autre longue digression polémique,
uniquement dirigée cette fois contre Apollinaire et sa concep­
tion de l’humanité assumée par le Verbe (II, 15-22). De même
encore, la question de l’union des deux natures, dans l’unique
personne du Christ, est l’objet d’un excursus, qui trouve assez
logiquement sa place à la fin de l’exposé relatif à la vie terrestre
du Christ (II, 29-32).
L’ouvrage s’achève par une conclusion qui embrasse
l’ensemble du traité et se compose, comme lui, de deux parties
distinctes, l’une concernant la « théologie » (II, 34), l’autre
« l’économie » (II, 35). On a souvent considéré ce dernier
développement, où est abordée la question du Théotokos, comme
une adjonction postérieure de Théodoret. C’est à tort selon
nous ; mais nous aurons à revenir sur ce point.

1.2. Structure de VExpositio rectae fidei


L’Expositio rectae fidei présente, en comparaison, une struc­
ture à la fois moins conventionnelle dans sa partie consacrée à
l’exposé trinitaire et beaucoup plus sinueuse dans celle qui traite
de l’Incarnation. Au point que l’organisation générale de ce traité
est finalement fort différente de celle du De Trinitate et incama-
tione, en dépit de la division bipartite qui leur est commune.
1.2.1. Une brève introduction justifie l’entreprise : l’existence
de doctrines hétérodoxes concernant la Trinité rend nécessaire
l’exposé de la vraie foi. Au schéma en trois parties bien distinctes
— Père, Fils, Esprit -, est préféré ici un exposé plus synthétique,
qui permet d’établir conjointement que le Fils et l’Esprit ont
la même nature que le Père et qu’ils sont Dieu au même titre
que lui. Naturellement, après avoir rappelé l’existence d’un seul
Dieu à l’origine de tout ce qui existe (§ 2), l’auteur s’attache à
UEXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNATION 155

distinguer les trois hypostases, en précisant les notions d’inen-


gendré, d’engendré et de procession (§ 3-4). Cela posé, tout le
développement qui suit vise à démontrer l’identité de substance
des trois personnes divines, en faisant la preuve que le Fils et
l’Esprit ne sont pas des créatures, mais qu’ils partagent avec le
Père la même puissance et le même [44] rang (§ 5-7). Cette
première partie du traité s’achève sur le constat que le mystère de
la Trinité dépasse l’intelligence humaine. Pourtant cette impos­
sibilité d’atteindre une connaissance parfaite de Dieu ne doit
pas détourner d’une recherche pieuse, c’est-à-dire le contraire
d’une recherche indiscrète ou présomptueuse11. Ainsi l’image de
la lumière peut-elle aider à concevoir la Trinité (§ 8-9).
1.2.2. Ayant ainsi achevé l’exposé trinitaire, l’auteur aborde
la question de l’économie. L’histoire du salut et les raisons de
l’Incarnation sont rapidement présentées, mais l’accent est mis
fortement sur l’union des natures en un seul Fils et sur la néces­
sité de bien distinguer les vocables (§ 10). Les chapitres suivants
sont de fait tous consacrés à une réflexion sur la nature de
l’union. Bien que l’auteur se prétende incapable d’en préciser le
mode, tenu pour indicible, il ne renonce pas tout à fait, dans ce
cas encore, à exercer son intelligence : plusieurs comparaisons,
malgré leurs limites, permettent de s’en faire une idée (§ 11-12).
Une conclusion semble à cet endroit mettre fin à l’exposé.
Mais le discours rebondit - il s’agissait donc d’un artifice rhéto­
rique - et la réflexion entreprise sur la nature de l’union du Verbe
avec la chair se poursuit, mais d’une autre manière, sous la forme
d’un discours aporétique, relevant du genre des ÇTjrrjpaTa xal
Xôaeiç12. La question fondamentale, qui est de savoir comment
le Verbe peut être partout et aussi dans son « temple », fournit
à l’auteur l’occasion de réfuter la conception d’une union dans
laquelle la distinction entre les deux natures serait supprimée.
Aux différentes apories proposées à l’examen, la seule solution
possible est donc la foi et l’enseignement de l’Église (§ 13-16).
Néanmoins, un embryon de réponse est donnée à la question
initiale : le mode de présence du Verbe dans son temple diffère
de celui par lequel il est présent en tous les hommes. Une compa-
11. Le thème de la recherche indiscrète est souvent aussi mis en avant par
Jean Chrysostome. Ce qui paraît intéressant dans le cas de VExposition une fois
cette précaution prise (cf. aussi § 14. 16), c’est l’insistance de l’auteur sur la
nécessité d’exercer malgré tout son intelligence (cf. aussi § 11. 17).
12. Le vocabulaire utilisé (ÇYjrrçpoc, tcùç, Xüoiç, ÇïfcoûpEva, Xuaco, xô
Çriroupevov) renvoie très nettement à ce genre littéraire des Quaestiones et Res-
ponsiones (cf. G. Bardy, « La littérature patristique des ‘Quaestiones et Res-
ponsiones’ sur l’Écriture Sainte », Revue biblique 41, 1932, p. 210-236, 341-
369, 515-537 et Rbi, 42, 1933, p. 14-30, 211-229, 328-352), pratiqué par
Théodoret dans ses Quaestiones in Octateuchum et In Reges et Paralipomena
156 théologie et christologie

raison avec le soleil tente, comme dans le cas de la Trinité, de


faire comprendre ce mystère (§17).
Dans un paragraphe de conclusion, l’auteur célèbre sa
victoire sur ses adversaires — entendons les tenants des doctrines
jugées hérétiques sur l’Incarnation -, en rendant grâce à celui
qui l’accorde, le Christ et le Logos, dont est soulignée une
dernière fois la divinité (§18).

2. Différences stylistiques
A ces différences dans le mode d’exposition retenu, s’ajoute
une différence de style assez sensible, qui donne à chacun des
deux traités une tonalité propre. En [45] réalité, le De Trinitate et
incamatione porte assez nettement la marque deThéodoret : qu’il
s’agisse du style ou du vocabulaire, son écriture n’offre aucune
recherche d’effets particuliers. La surprise vient en revanche
de PExpositio. Nous venons de signaler, dans la seconde partie
du traité, l’artifice rhétorique qui permet au discours de mieux
rebondir après une fausse conclusion. Or, c’est précisément
cette manière de filer longuement, et un peu lourdement, la
métaphore d’un discours, dont le déroulement est assimilé à une
course dans le stade, qui est insolite sous la plume de Théodoret
(§ 13). Le discours auquel il prétendait vouloir mettre un terme
(eùvàoavreç), voilà que l’assistance le réclame de nouveau,
comme on rappelle un athlète, un cocher ou un attelage fameux
- l’identification est incertaine -, pour lui proposer une autre
course, avec le désir peut-être de vérifier si les tours précédents
(toÎç 7tpoXa6ooai ÔiaùXotç) n’ont pas épuisé ses forces. La
comparaison avec une source, dont les eaux sont d’autant plus
limpides qu’on y puise fréquemment, interrompt un instant la
métaphore pour assurer qu’il n’en est rien. En effet, comme un
cheval impatient de s’élancer dans l’arène, le discours n’attend
que le signal du maître de la course (oYjpavrYjp), autrement dit
la question (tô Çr/TYjpcc) que l’on voudra bien poser, pour voler
vers la victoire en triomphant de ses adversaires.
Au terme de l’argumentation qui ferme la bouche aux
contradicteurs, la métaphore reparaît (§ 16) : voilà de nouveau
le discours invité à descendre dans l’arène, mais cette fois
pour consacrer sa victoire - Mon discours, il te reste à entrer dans
l'arène™ —, comme pour une espèce de tour d’honneur. Il lui
reste, en effet, à recevoir la couronne du triomphe : aussi la
métaphore est-elle reprise une dernière fois, en conclusion du

13. Il y a, dans cette apostrophe dans laquelle on peut reconnaître un iambe


(voir sur ce point l’éd. de Otto, op. au, p. 62,28), une évidente grandiloquence.
VEXPOSmO ET UETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL'INCARNATION 157

traité (§ 18), et, par un effet de surimpression, se confond-elle


avec la métaphore paulinienne de 2Tm 4, 7-8 :
« Tu as vu comment mon discours, après avoir mené (à9Xrjaaç)
la course vient d’être proclamé vainqueur. Qu’il reçoive la
couronne, qu’il conduise le triomphe, qu’il soit paré des couronnes
de la victoire et qu’il emporte dans son triomphe (OpiapOeueTC*))
la défaite de ses adversaires ! Quant à nous, le Christ ouvrant
la marche, chantons à pleine voix le chant de victoire : « Tu as
combattu le bon combat, mon discours, tu as achevé la course, tu as
gardé la foi, désormais la couronne de la justice t'est réservée1*. »
Jamais, à notre connaissance, dans le reste de son œuvre,
Théodoret n’utilise, surtout avec une telle insistance, ce genre de
métaphore pour désigner le discours qu’il est en train d’écrire.
Quand il y fait référence, c’est d’ordinaire pour souligner, après
une digression, sa volonté de revenir à son sujet.
La manière dont il prend à témoin son lecteur ou l’apos­
trophe en recourant au tutoiement n’est pas davantage chez lui
un procédé d’écriture habituel, à la [46] différence de ce que
l’on constate chez un Jean Chysostome. Or, ce tour est assez
constamment utilisé dans la seconde partie de VExpositio15 - sauf
erreur, on ne le trouve pas dans l’exposé trinitaire -, et l’emporte
sur le « vous » ou le « nous », même si l’auteur déclare s’adresser
aux « fils de l’Église » (oi xïjç zxxXrjoiaç uleïç). Cette expres­
sion utilisée à quatre reprises, deux fois dans chaque partie du
traité16, prend de ce fait un certain relief. Or, on ne la rencontre
nulle part ailleurs dans les œuvres de Théodoret, qui utilise
plus volontiers, semble-t-il, une formule du type « les enfants
de la foi, les enfants de la piété » (ol rpocpipoi rrjç moTEcaç, rr)ç
zùozGziaç)17. Un autre trait de style, particulier à 1 'Expositio, est
l’utilisation, ici encore à quatre reprises18, également réparties
entre les deux sections du traité, du tour fj pév ... f| dé, au sens
de « dans la mesure où, en tant que », ce que Théodoret exprime

14. L’emploi du verbe OpuxpÔEUÉxto est vraisemblablement une référence


implicite à 2 Co 2, 14. Noter l’insertion de ô Xôyoç dans la citation de 2Tm 4,
7-8.
15. Cf. § 15 (etixctxE, XéyexE, èpctxc, EÏ7taxE, àiropEîç, 7uaxEÙEt<;, tuoxeue) ;
§16 (IXlyyiÔ^ Ôéôiac, 7tp6ocpEp£, où Ôeôîccxe, oùx àxrjxôaxE) ; § 18 (eïÔeç).
16. Expositio § 4, 44 ; 9, 24 ; 16,19 ; 17,17 ; voir aussi § 11,5, l’expression
voisine : 7tp6ç •jxoàôaç èxxXrioiaç.
17. V.g. In Isaiam 2, 187 ; 3, 226 (Jonathan) ; 7, 523 ; 10, 80 ; 17, 251
(xocüxyjç représente ici un èxxXYjotaç) ; 18, 312 ; 6, 229 (ol xfjç àoEÔEiaç
xpôcpipoO ; 7, 503 (ô xffë Ôixcaooùvrjç xpôcpijioç). Notons pourtant que la
formule ol xpocpipoi se rencontre une fois au début de VExpositio (§4, 16),
mais encore avec le complément xi)ç ExxXrjoîaç et une fois aussi au début du
De Trinitate et iticamatione I, 3 (PG 75, 1149 D), mais avec le complément rfy;
7t£cfXE(jûC|.
18. Expositio § 3, 10-11 ; 7,32-33 ; 10, 14-15.
158 théologie et christologie

ordinairement d’une autre manière, notamment par xcctcc ou coç


lorsqu’il s’agit de distinguer entre les deux natures du Christ.
Outre des traits de style inhabituels à Théodoret, YExpositio
présente aussi tout un vocabulaire singulier par rapport au reste
de son œuvre. On y relève en effet un grand nombre d'hapax
legomena, au moins une dizaine dans chacune des deux parties
du traité, et de nombreux autres termes, ne se retrouvent ailleurs
chez lui qu’une ou deux fois19. De la recherche effectuée sur
une quarantaine de mots jugés caractéristiques, il paraît ressortir
que le vocabulaire de YExpositio s’apparente plus nettement à
celui des écrits postérieurs au concile d’Éphèse, voire à celui
de Chalcédoine, qu’à celui de la Thérapeutique. Il serait bien
sûr nécessaire d’étendre l’enquête à un plus grand nombre de
termes pour le vérifier. On se gardera toutefois d’en tirer trop
vite des conclusions sur la date du traité : elles pourraient bien
se révéler aussi fragiles que celles qui, en l’absence du témoi­
gnage de Sévère d’Antioche, fonderaient sur la critique interne
l’authenticité de son attribution !

[47] 3. Deux dossiers scripturaires différents


Enfin, les dossiers scripturaires des deux traités sont diffi­
cilement comparables. Celui de YExpositio est nettement plus
réduit que celui du De Trinitate et incamatione, même si l’on tient
compte de la dimension respective des deux ouvrages, et les
citations communes sont rares. Sur les 23 citations relevées dans
l’exposé trinitaire de YExpositio, cinq seulement figurent dans
la partie correspondante du De Trinitate et incamatione, toutes
dans la section relative à la théologie de l’Esprit20. Le bilan
est encore plus mince pour le dossier scripturaire concernant
l’Incarnation : une seule des huit citations de YExpositio reparaît
dans le De Trinitate et incamatione, et encore dans un contexte
sensiblement différent. Ici (II, 20), Col 2, 9 « Lui en qui habite
la plénitude de la divinité » sert à prouver la divinité parfaite du
Christ, alors que, dans YExpositio (§ 13 et 17) le verset permet

19. Principaux hapax relevés, en Expositio § 1-9 : lÔiaÇôvxwç, àcpopiaxixôç,


ôiaxaeç (xô). Ô7toXip7tàvG), xcuptcoxaxoç, ouvYjjipévcoç, 7tEpi.8pàxxo[iou,
aôieÇixTjxoç.èxTcopEuxüç, -xôç ÔiEu0uv£iv xà 0EÎCC ; en Expositio § 10-18 :
£PEü)ote(o, àxovéco, aûiiTnjÇiç, ôpoiOTrctâeia, 7rpo8iojioXoY£opat, EÙvâa),
E7ravcx7rca)otç, Elaôo^r), eXXitcyiç. Termes une seule fois présents dans d’autres
œuvrcsde Théodoret, en Expos. § 1-9 : àxaxovôpaoxoç, xàxoxoç, auvELaâyw.
ô xt£ uTtapÇcwç xpôxoc, ^utcoûv ; en Expos. § 10-18 : oùotdto, 0EOOY)pE£a,
aPX^yovoç, Oeoikxxoç CyXûooa), 7tpoîoxw, àTcoOEÔco, ôimoOv. Plusieurs
autres mots ne se rencontrent que deux fois dans une autre œuvre deThéodo-
ret, presque toujours une œuvre nettement postérieure à 431.
20. Ce sont au § 5 : Mt 28, 19 ; 2 Co 13,13 ; 1 Co 2, 12 (avec une variante
textuelle entre les deux traités) ; au § 6 : 1 Co 12,11 ; au § 8 : 1 Co 13,12.
VEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉETL'INCARNATION 159

d’établir que le Verbe est présent dans son « temple » d’une


manière particulière, différente de sa présence dans les autres
créatures. On est presque surpris, dans un tel débat, de ne pas
retrouver Jn 2, 19 « Détruisez ce temple... », une citation que
Théodoret utilise constamment dans le débat christologique
pour justifier la distinction des natures et dont il tire bien sûr
argument dans son De Trinitate et incamatione (II, 18).
Les deux traités, fortement apparentés à première vue
par leur sujet, leur structure générale et leurs destinataires, se
révèlent à l’examen assez différents, qu’il s’agisse du plan des
exposés trinitaires et christologiques, des caractères stylistiques
ou du recours à l’Écriture. Plus fondamentale encore nous paraît
cependant la différence de nature entre les deux argumentations.

II. - Deux types d’argumentation

A. L’argumentation rationnelle et philosophique de


VExpositio
A la différence de l’argumentation du De Trinitate et incar-
natione, essentiellement scripturaire, celle de VExpositio est
surtout rationnelle et philosophique. Cela explique, en partie, la
pauvreté du dossier scripturaire, que nous venons de souligner,
et peut avoir contribué à faciliter l’attribution du traité au philo­
sophe Justin.

1. L’exposé trinitaire
Sans doute faut-il se garder de durcir cette présentation des
choses : l’argument scripturaire joue un rôle non négligeable, au
moins dans la première partie du traité. Mais il importe, nous
semble-t-il, de noter qu’il se trouve [48] presque constamment
en dépendance d’une argumentation dialectique ou du moins
en relation étroite avec elle. Ainsi l’auteur affirme-t-il, au début
du traité, que l’Écriture et les Pères enseignent à n’adorer qu’un
seul Dieu21 ; mais il est significatif qu’il commence par démon­
trer de manière rationnelle l’impossibilité d’admettre une autre
cause originelle que Dieu, même si cette impossibilité n’existe en
définitive que dans la mesure où ce serait contredire l’Écriture.
L’Écriture a beau constituer l’autorité suprême, elle commande
pourtant si peu l’argumentation que l’auteur prend soudain

21. Expositio § 2, 1-2 : "Eva toévuv 6eôv oéGelv •fyiâç aï te 0£toci ypacpal
ÔiÔâaxouoiv xal al tôv TCaxéptov ÔiÔaaxaXiai 7taiaoEuouotv.
160 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

conscience qu’il ne saurait, en s’adressant à des chrétiens, se


contenter de « raisonnements humains »22.

1.1. L'analyse de concepts


Sans doute faut-il faire là encore la part de la rhétorique.
Pourtant la manière dont il analyse les notions d’« inengendré »,
d’« engendré» et de «procédant» -àyévvrïroc;, Y£VVyît6ç et
èx7Topeirc6ç - et opère une distinction entre la substance (ouata)
et la « subsistence » (urcapÇtç) ou hypostase (ùizôoTaoïc;) est
révélatrice d’un goût certain pour ce type d’analyses philosophico
-théologiques et d’une maîtrise dans le maniement des concepts,
que l’on peut rapprocher de celle de Cyrille d’Alexandrie23. Le
« raisonnement humain » est ici seul à intervenir pour faire la
preuve que les termes d’« inengendré », d’« engendré » et de
« procédant » ne se rapportent pas à la substance, mais seule­
ment au mode d’existence : ils ne disent donc rien de l’essence
de Dieu, mais caractérisent la singularité (lÔiaÇôvTCoç) des trois
hypostases divines, en désignant immédiatement chacune par
son mode d’existence propre. Pour démontrer que le terme
« inengendré » ne définit pas la nature divine24, mais indique
seulement ce qui est le propre du Père, l’auteur a recours à une
analogie. La venue à l’existence d’Adam, modelé à partir de la
glaise, diffère de celle des autres hommes qui, eux, ont été engen­
drés ; or, cette diaplasis caractérise son mode de venue à l’être
et non son essence, puisque le « substrat » (xô ÛTCOxeipevov),
commun (rtpôç xoivcovtav) à Adam et aux autres hommes, est
précisément ce qui fait l’homme. Comme dans le cas d’Adam,
il faut donc distinguer, s’agissant du Dieu Père, entre son mode
d’existence (ô xfjç Ô7tccpÇe6)ç xpÔTtoç), qui est d’être inengendré,
[49] et son essence (ô xfjç oùaiaç xpôrcoç;), qu’il partage (7tpôç
xoivcovtav) avec le Fils et l’Esprit. L’application mise à distinguer
le propre et le commun, l’utilisation de notions et d’un vocabu-

22. Ibid. §4, 16: Ôet yàp 7tpôç xoùç rfy; èxxXyjoÉaç xpocptpouç pï]
ÂOYiofioïç àvOpcomvotç Ôieu9ùvav xà 0eta.
z3. Voir à ce sujet, M.-O. Boulnois, Le Paradoxe trinitaire chez Cyrille
d’Alexandne. Herméneutique, analyses philosophiques et argumentation théologique,
Coll.des Etudes Augustiniennes, SA 143, Paris 1994, p. 72-75 et surtout p. 181-
331. On retrouve ce type d’analyses et de distinctions chezTHÉODORET dans les
extraits de scs écrits relatifs aux questions trinitaires conservés dans en ACO I,
2> 5, p., 150-154, Coüectio Satigermanensis 15 et, dans une moindre mesure,
dans VEranistès (v.g. la distinction entre oùota et uttôotccctlç en Éran. I, PG 83,
33 AB ; éd. G.H. Ettlinger, Oxford 1975, p. 64, 9 s. : "Exet Ttvà Stacpopàv yj
ouata 7tpoç rrjv UTtooxaaiv).
24. La démonstration a pour but de réfuter l'affirmation des eunomiens qui
faisaient du terme « inengendré » la caractéristique de la nature divine et en
concluaient que le Fils « engendré * ne pouvait pas être de même nature que
le Père.
UEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL INCARNA TION 161

laire philosophiques, le mode même du raisonnement, tout est


ici représentatif d’une argumentation volontairement technique
et rationnelle. Il s’agit, en effet, de ruiner les affirmations des
eunomiens, qui fondaient sur l’appellation d’« inengendré »,
considérée comme le caractère propre de Dieu, leur refus de
reconnaître la divinité du Fils et de l’Esprit.

1.2. La distinction de catégories


C’est un raisonnement du même type qui sert à démontrer
l’identité de substance du Père, du Fils et de l’Esprit, à partir
encore d’une analogie et d’une répartition des êtres en deux
catégories distinctes (§ 4). L’analogie avec ce que l’on constate
dans l’ordre commun des choses permet d’affirmer l’identité
de substance entre celui qui est engendré et celui dont il est
engendré. Mais cette analogie n’est pas vraiment développée.
L’auteur préfère établir une division, qui sert ensuite de cadre
à toute sa démonstration, en répartissant tous les êtres en deux
catégories, celle de l’incréé et celle du créé, chacune possédant
ses caractères propres. C’est à l’intérieur de ce cadre qu’inter­
vient le recours à l’argument scripturaire : une première série de
citations, tenant lieu de preuve négative ou de démonstration
par défaut, permet d’établir que le Fils et l’Esprit n’appar­
tiennent pas à l’ordre de la création25 ; leur appartenance à
l’ordre de l’incréé, et par conséquent du divin, est ensuite
attestée, de manière positive cette fois, par toute une autre série
de citations26, qui permettent de mettre en évidence la conjonc­
tion des trois personnes divines, constamment présentées et
« rangées » ensemble27 pour attester qu’elles participent d’une
unique divinité ; une troisième et dernière série de citations
prouve l’identité d’opération et de puissance des trois personnes
divines et conduit encore à la même conclusion28. L’auteur
peut alors revenir à la distinction posée au point de départ de
sa démonstration et montrer que « l’argument du rang » (Trjç
aovràÇetoç ô Xôyoç), loin d’être une digression, en constitue

25. Expositio § 4. Sont cités à titre de preuve négative Ps 148, et Rm 8, 38-


39 ; l’auteur ajoute, comme le fait souvent Théodoret, qu’il pourrait apporter
encore d’autres témoignages scripturaires ; mais il renonce à les fournir, dans
la mesure où il s’adresse à des chrétiens et aussi par souci de concision.
26. Expositio § 5. Les citations sont ici plus nombreuses : Mt 28, 19, 2 Co
13, 13, Ep 2, 20-22, Ep 3,14-17, 2 Co 1, 21-22, Ga 4, 6, 1 Co 2, 12, Jn 14, 17
Qn 15, 26; 16, 13).
27. Vocabulaire exprimant l’unité de nature des trois personnes :
ouvYjpjiévtüç, ouvrcrrcü), ao^EÛyco, auvâcpeicx, ai)ji7t£ptXap6(xvü>, auvà7rc<x>.
28. Expositio § 6. Ce sont : Ps 101, 25, Ps 32, 6, Ps 113, 3, Mt 8, 3, 1 Co 12,
11. L’identité de substance est une nouvelle fois soulignée par l’adverbe
ouvrjppévüiç.
162 théologie et christologie

au contraire une étape essentielle, dans la mesure où il permet


d’établir l’identité de substance (tô Tfjç oùatocç tccôtôv) du Père,
du Fils et du Saint-Esprit. De fait, si tous les êtres appartiennent
nécessairement à l’une des deux catégories reconnues, celle de
l’incréé ou celle du créé, et s’il n’existe aucun état intermédiaire
entre ces deux catégories, si d’autre part il a été démontré que
le Fils et l’Esprit sont constamment rattachés [50] (auÇeuyto) à
la nature incréée du Père, qu’ils sont toujours rangés et comptés
(oovaptOpéto) avec lui, c’est qu’ils appartiennent à la catégorie
de l’incréé et partagent donc avec le Père une communauté de
substance (xoivcovta, xoivcoveîv)29.

1.3. Le recours à l'image


La démonstration, dont l’auteur prend soin de souligner les
articulations et qu’il demande à son lecteur de considérer dans
son intégralité30, conscient qu’il est de sa structure logique et de
son caractère contraignant, s’achève par une formule résumant
le contenu orthodoxe de la foi trinitaire : un seul Dieu en trois
personnes, une communauté de substance en trois hypostases.
La raison se heurte ici à un mystère qui dépasse toute intelli­
gence humaine, et il serait audacieux de prétendre, à l’imitation
des eunomiens, que l’on peut parvenir à une connaissance
parfaite de Dieu. Cela ne doit pas pour autant détourner d’une
recherche prudente ni du désir d’exercer son intelligence, non
certes dans le vain espoir de saisir Dieu qui est insaisissable, mais
dans celui de lui être uni (auvaTrcovraç), pour autant que, par la
contemplation (Ôià rfy; Oewptocç), il est donné de le concevoir.
Telle est la fonction dévolue à l’image, comparable en cela au
rôle du mythe chez Platon. Celle de la lumière doit permettre de
concevoir la génération du Fils par le Père. Au terme de l’exposé
trinitaire (§ 9), elle illustre et résume tout à la fois la démonstra­
tion qui précède, en permettant d’établir la coéternité du Fils et
de l’Esprit avec le Père, leur identité de substance, l’impassibi­
lité de la génération du Fils et celle de la procession de l’Esprit.
En effet, la lumière qui jaillit de la lumière — la référence impli­
cite au prologue johannique est évidente - n’est séparée de
sa source par aucun intervalle de temps31 et elle provient de
manière impassible - c’est-à-dire sans coupure, écoulement
29. L attention est presque entièrement monopolisée par la question de
1 identité de substance, autrement dit par des préoccupations antiariennes, et
très peu par la critique du modalisme sabellien.
, Expositio § 7, 24-25 : xaXôv y&P àvaXaQetv Ttpôç èvreXcoTÉpav
arcooet^tv.
31. Le concept de Ôiàorrçjia ^est en quelque sorte inhérent à la création.
Voir a ce sujet, J. Daniélou, L'Etre et le Temps chez Grégoire de Nysse, Leyde
L’EXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNATION 163

ou séparation32 - de la même substance. Sans doute n’est-ce là


qu’une image dont on voit les limites, mais elle permet dans une
certaine mesure de concevoir le mystère d’un Dieu unique en
trois hypostases.

2. Le mystère de VIncarnation
Dans la seconde partie du traité (§ 10-18), l’argumentation
est presque uniquement rationnelle, la démarche dialectique
laissant très peu de place à l’argument scripturaire. L’affirmation
liminaire de l’union étroite (xcct axpocv [51] ëvwoiv) des deux
natures en un seul Fils conduit rapidement à la question du mode
de l’union, si bien que ce sujet occupe, comme nous l’avons
dit, toute cette seconde partie. De fait, tout en protestant de
son incapacité à apporter une réponse, s’agissant d’un mystère
indicible, l’auteur entend bien, une fois ces précautions prises,
appliquer son intelligence à la compréhension du mystère. Il le
fait ici encore en ayant recours à des analogies.

2.1. La comparaison avec Vunion de Vàme et du corps


L’union du corps et de l’âme chez l’homme fournit, en effet,
une première analogie (TtapccÔeLypa), que d’autres auteurs
(xivéç)33 ont déjà utilisée. En partie recevable34, cette analogie
appelle pourtant de sérieuses réserves, que l’auteur s’attache à
mettre en évidence.
De fait, si l’homme est le résultat de l’union de deux natures
- le corps et l’âme -, il est par rapport à ces deux éléments un
composé original, une sorte de tertium quid (Tptxov àXÂo)35.

1970 et l’introduction de F. Vinel à son édition des Homélies sur TEcclésiaste de


Grégoire de Nysse, SC 416, p. 60-61.
32. Remarque du même type en De Trin. et incam. I, 9 (PG 75, 1157 C).
33. Cette analogie, devenue traditionnelle, était notamment dévelop­
pée par Théodore de Mopsueste (cf. Adversus Apollinarem, fragment IV,
éd. H.B. Swete, Cambridge, 1880-1882, t. II, p. 318 s.), qui utilise aussi celle
de l’union conjugale, dans laquelle l’homme et la femme ne forment plus
qu’une seule chair (cf. Mt 19, 6), tout en conservant chacun leurs caractères
propres (cf. De incamatione VIII, fragment grec transmis par Léonce de By­
zance, ibid., p. 299). L’analogie de l’union de l’âme et du corps chez l’homme
est également utilisée par Augustin (ep. 137, 11). Sur l’utilisation de cette
analogie en christologie, voir le dossier réuni par K.H. Uthemann, CCG 8,
p. 273-275 (sur Anastase).
34. L’auteur, tout en soulignant les limites de cette comparaison, sur les­
quelles il revient longuement ensuite, lui reconnaît malgré tout une certaine
adéquation avec l’union des natures dans le Christ : xal ccppôôtôv ye xô
TTapâÔEiyiicx, el xai prj xaxà uàvxa, xaxà xi yoûv (Expositio § 11, 9-10).
L’activité de l’âme intellective qui conçoit la construction d’un navire et celle
du corps qui la réalise offre un parallèle avec ce qui, dans l’activité du Christ,
relève de sa nature divine - les miracles - ou au contraire de sa nature humaine
- les traits d’humilité et le caractère passible.
35. Telle était aussi la conception de Plotin et de Porphyre ; cf. Némésius
164 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Deux comparaisons emboîtées dans le raisonnement le font


comprendre. Le corps humain est constitué de quatre éléments
-l’air, le feu, l’eau, la terre36-, et pourtant le composé qui en
résulte ne peut être assimilé à aucun d'entre eux. Mieux encore
une maison est un assemblage (auÇeuÇiç) de plusieurs matériaux
différents, mais elle est autre chose que des pierres ou du bois. De
fait, lorsqu'elle est détruite, les différents matériaux sont encore
reconnaissables, mais la maison qui résultait de leur assemblage
n’existe plus. Il en va de l’homme comme de la maison : il est
un tertium quid résultant de la conjonction (auvdcpeta) de l’âme
et du corps37. Du reste, lorsque la mort [52] survient, ces deux
éléments constitutifs subsistent séparément, mais l’homme en
tant que tel, que produisait cet assemblage (auÇeuÇiç), a disparu.
Or, à la différence de l’homme, le Christ n’est pas le résultat
de l’union de la nature divine avec la nature humaine, dans le sens
où il serait un tertium quid par rapport à ces deux composantes :
il est à la fois Dieu et homme, sans qu’il y ait confusion des
natures. En outre, dans la mesure où l’âme éprouve la souffrance
du corps, en même temps que lui, et parfois même avant et après
ce dernier38, on ne peut assimiler la divinité impassible du Christ
à l’âme de l’homme. La comparaison a donc ses limites.

2.2. La lumière et le soleil


Après un nouvel aveu d’ignorance, l’auteur propose
néanmoins, en recourant à une comparaison plus haute, inspirée
du prologue johannique (Jn 1, 9) comme celle qui conclut
l’exposé trinitaire, un autre exemple de cette union : celui de
la lumière (§ 12). Le Verbe divin est donc assimilé à la lumière
primordiale (àpxéyovov), dont il tire son origine, et le corps
humain auquel il s’est uni (y|vco9y)) d’une manière indicible, au

d’Émèse, De naiura hominis 3, § 139-141 (éd. M. Morani, 1967) ; voir à ce


sujet A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne. De l’âge apostolique à
Chalcèdoine (451), Paris 1973, p. 347.
36. Cf. aussi Quaest. in Reg. IV, 19 (PG 80, 757 BC ; éd. N. Fernândez-
Marcos - J.R. Busto Saiz, Madrid 1984, p. 207, 1-5).
37. On voit, par ces exemples, que le mot auvâcpeux à la différence de ëvcooiç
désigne une union qui peut se défaire par séparation des éléments constitutifs
de l’homme ou d’une maison. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l’auteur
de l’Expositw n’utilise jamais cruvàcpeict pour désigner l’union des deux natures
dans le Christ.
38. Expositio § 11, 48 s. L’auteur prend l’exemple d’une amputation : avant
qu’elle n’ait lieu, l’âme, par appréhension et anticipation, éprouve de la dou­
leur, et ce phénomène douloureux peut se produire encore après l’interven­
tion : l’âme est donc passible, dans la mesure où elle éprouve la souffrance du
corps, parfois même plus que ce dernier (on pense à la puissance trompeuse
qu’est pour Pascal l’imagination). Assimiler la nature divine du Christ à l’âme
humaine aboutirait donc à reconnaître la passibilité de cette nature : telle est
précisément l’erreur dans laquelle est tombé Apollinaire.
VEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ
^ ^'CARNATION i65

soleil. Or, fait-il remarquer, le soleil n’est


par rapport à la lumière primordiale, mêrn« a.Utre
lement de deux éléments distincts : car la lumièrf* ?ngl”el“
partout à l’origine a pour ainsi dire été condensée diîteSïf
Toutefois, apres cette union ([met vqv ëvwotv) de la lumière
primitive avec le corps solaire, on ne peut plus les séparer l’un de
l’autre, ni les nommer séparément. Il en va de même dans le cas
de celui qui est « la lumière véritable » et de son corps39 : après
l’union (\ieTà tyjv ëvcoaiv), on ne peut plus nommer séparément
« Fils » le Verbe divin et « fils », l’homme, mais on doit conce­
voir l’un et l’autre comme unique et le même, à la manière du
soleil et de la lumière. Comme là bien sûr, la distinction des
natures subsiste, mais on ne peut plus les séparer, sinon de façon
purement intellectuelle (tcô Adycp), en reconnaissant à laquelle
des deux appartient en propre telle activité. Sans prétendre avoir
expliqué le mystère de cette union, l’auteur a conscience d’en
avoir donné, avec cette comparaison, une idée suffisante40.

[53] 2.3. Lanalogie comme réponse ultime à Vaporie


Pourtant, on le sent bien, si la comparaison de la lumière
primordiale d’abord répandue partout, puis condensée dans le
corps solaire, aide à comprendre l’union du Verbe avec le corps
assumé, elle répond très imparfaitement à la question de savoir
comment le Verbe peut être à la fois partout selon la substance
et aussi dans son « temple ». Pour résoudre cette aporie, l’auteur
n’apporte en réalité d’autre réponse que la foi41. Il fait preuve
d’une plus grande habileté dans le débat dialectique qui lui
permet de montrer l’impossibilité de concevoir l’union comme
un mélange et une confusion des natures ou encore comme un
changement affectant l’une d’elles sous l’influence de l’autre
(§ 15-17). On ne peut admettre en effet que le Verbe ait quitté
les cieux pour se changer en chair, car il est impossible alors
de concilier la notion de « demeurer » avec celle de « devenir »42.
39. UExpositio présente assez souvent, surtout dans sa partie finale, un
schéma christologique «Verbe/corps », à côté du schéma «Verbe/homme *,plus
fréquent dans la première partie.
40. L’auteur laisse à d’autres le soin de fournir, le cas échéant une meilleure
explication : ei Ôé xi [laKKov eôoeQèç nap aXAoo pEpà07]xaç, aùxôv 7tàXtv
àvûpvet xôv XYiSepôva (Expositio § 12, 56-57). Le thème est courant chez
Théodoret.
41. Expositio § 14, 12 (xcù Tttortç àptpoxspcov Xôoiç) ; 15, 14-15
(tcioxeueiç, moxeoe) ; 16, 4-5 (7tpôo(pEp£ xolç ^rjxoupévotç éxoïprrv Xumv
xt)v tuoxiv). Cf. Thérapeutique I et mon étude « Foi et raison dans la démarché
apologétique d’Eusèbe et de Théodoret », in Les Apologistes chrétiens et la culture
grecque (sous la direction de B. Poudcron et J. Doré), Paris 1998, p. 383-402.
42. On retrouve ici l’argument du xè rjv et du xô èyévexo, utilisé également
dans le De Trin. et incam. (cf. infra B. 1.1., p. 54-55).
166 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Mais on ne peut pas davantage admettre que le Verbe, après


l’union, ait changé le corps en sa propre essence divine, car il
y aurait alors addition et il faudrait en déduire l’imperfection
de sa nature divine. Inversement, refuser de parler d’addition,
ce serait dire que rien ne s’est produit ; mais on se trouve alors
dans l’incapacité d’expliquer comment ce rien s’est changé en
une nature divine ! Quant à dire que le Verbe n’a pas changé
le corps en sa propre essence, mais en une essence divine, ce
n’est pas une réponse plus satisfaisante : ou bien cette nouvelle
essence est semblable à celle du Verbe, et il faut alors admettre la
présence en lui de deux essences divines ; ou bien il s’agit d’une
autre essence, et ce ne peut être dans ce cas qu’une essence
créée, puisqu’il ne saurait y avoir de milieu entre la divinité et
la création, comme cela a été démontré dans l’exposé trinitaire
(§ 4). Seule la foi fournit donc une solution (Xôoiç) à ces apories
(ÇrfTOupeva) : le Verbe, présent en tous les êtres, l’est aussi dans
son « temple », mais d’une manière différente (oux ôpoitoç).
Une dernière image ici encore le fait mieux comprendre
(§ 17,17 s.). Le soleil brille pour tous de la même manière, avec
une égale intensité, mais il est perçu de façon différente par
chaque individu, en fonction de son acuité visuelle ; de même,
le Verbe, soleil de justice, est présent à tous selon son essence43,
mais l’homme aveuglé par le péché n’a pas la capacité d’accueillir
sa lumière, à la différence de l’œil parfaitement clair qu’est son
« temple »44 : aussi [54] le Verbe est-il présent d’une manière
différente dans les autres êtres et dans son propre temple (oùx
ÔpOLOûÇ TOÏÇ aXXoïÇ XOtl TÛ olXEtCO VCCG>).
On aura noté, dans l’économie du traité, le rôle de ces
métaphores de la lumière, rencontrées à trois reprises : au terme
de l’exposé trinitaire (§ 9,7 s.), à la fin de l’exposé christologique
relatif au mode de l’union (§ 12), et à la fin du prolongement
qui lui est ici donné avec ces apories touchant le devenir des
natures après l’union (§ 17). Chaque fois ces images viennent
se substituer au raisonnement dialectique, lorsqu’il atteint ses
limites, pour dire autrement, grâce à l’analogie, quelque chose
du mystère. Leur place le prouve, cela relève d’une composition
très concertée, qui n’est pas sans rapport avec le mode d’argu­
mentation mis en œuvre dans l’ensemble du traité.

43. En affirmant que le Verbe est présent en toute les créatures par sa subs­
tance (x<xt oùatav) et non par accident (xaxà ou|i0e(3y)xôç), l’auteur s’oppose
nettement ici à Théodore de Mopsueste (De incam. VII, H.B. Swete, t. II,
p. 293 s.), pour qui il est impensable que Dieu habite en tous selon la subs­
tance ou même par l’opération (èvépyeia) : il ne le fait que par complaisance,
selon son bon vouloir (eùôox(a).
44. C’est-à-dire l’humanité assumée tout entière à l’exception du péché.
L’EXPOSITIO ET UETRAITÉ SUR LA TRINITÉ
^CARNATION i67

B. L’argumentation scripturaire du n» -r ■ •
incarnatione M Ue Tnmtate et
L’impression laissée par la lecture du De Trinité,
tione est bien différente : l’argument scripturaire tientiri nrelmt
toute la place. La citation n’est plus seulement une illustration
ou une confirmation de la these defendue : elle commande toute
la démonstration. C’est elle qui structure le raisonnement et non
ce dernier qui l’introduit à titre de preuve. Du même coup, ce
rôle dévolu à l’Ecriture apparente parfois étroitement le traité à
un commentaire exégétique.

1. Dans Vexposé trinitaire


Il est facile de mettre en évidence ce type d’argumentation
dans l’exposé de la théologie trinitaire relatif au Fils et à l’Esprit.
La démonstration de la consubstantialité du Fils avec le Père se
fonde essentiellement sur quelques versets de Y Évangile de Jean,
tandis que la divinité de l’Esprit est établie surtout à partir de
1 Corinthiens et des Actes.

1.1. Largument du rà y\v et du rà èyévexo


Le verset de Jn 1, 1-2 « Au commencement était le Verbe... *
fournit à Théodoret l’argument du xô pour démontrer la
coéternité du Fils avec le Père (I, 6-8). La raison ne peut, en
effet, dépasser ce « il était » et remonter au-delà de ce « commen­
cement ». Aucun intervalle de temps ne sépare donc le Fils du
Père, à moins d’admettre - ce qui entrerait en contradiction avec
Jn 1, 3 et He 1, 2 et aboutirait à une absurdité - que la création
est antérieure à son créateur ! L’argument du xô rjv, étayé par un
petit dossier scripturaire45, se trouve renforcé du fait que l’argu­
ment du xô èyévexo, qui pourrait lui être opposé - notamment
par les ariens -, n’est pas valide. De fait, et Théodoret insiste
fortement sur ce point, en reprenant les différentes citations
scripturaires déjà produites, on ne rencontre jamais èyévexo
employé en relation avec la divinité du Fils. Il importe par
conséquent de bien distinguer entre le xô r)v, qui concerne la
théologie et le [55] xô èyévexo, qui concerne l’économie46. Cette
distinction interdit, en effet, de faire du Verbe une créature ou le
résultat d’une création et ruine de ce fait la thèse arienne.

45. He 1, 3 ; Ph 2, 6 ; 1,4. 9. 18 ; 1 Jn 1,1.


46. Cf. Théodore de opsueste et son analyse des différentes acceptions
de Yéveoôai/èyÉveTO dans l’Écriture : De iticam. IX (la reconstitution de l’ou­
vrage et la répartition des fragments entre les différents livres sont en partie
hypothétiques), fragments syriaques réunis et traduits par E. Sachau, Theodori
Mopsuestenifragmenta syriaca, Leipzig 1869, p. 28-30.
168 théologie et christologie

1.2. Les notions de supériorité et d’infériorité : un


argument irrecevable
De la même manière, c’est Mt 11, 27 « Personne ne connaît
le Fils, si ce n’est le Père ; et personne ne connaît le Père, si ce
n’est le Fils » qui sert à démontrer l’égalité du Père et du Fils
sous le rapport de la connaissance (I, 11) et structure en réalité
toute la suite du raisonnement jusqu’à son terme : l’affirmation
de leur consubstantialité (I, 15-18). Véritable leçon d’exégèse
doctrinale - même le sens littéral montre l’absurdité du raison­
nement des hérétiques47-, cette première démonstration se
poursuit, en effet, sur le même mode, avec celle de l’égalité du
Père et du Fils sous le rapport de la puissance (I, 12), de la
souveraineté (1,13) et de la dignité (I, 14-15), en se fondant sur
plusieurs versets johanniques, principalement Jn 10, 27-30 et
37-38, puis Jn 8, 14-19. Ces citations, reliées entre elles par une
logique déductive, une akolouthia48, aboutissent à la démonstra­
tion de la consubstantialité du Père et du Fils, elle aussi établie
à partir de versets johanniques, surtout Jn 12, 44-45 et 14, 6-12
- l’entretien avec Thomas et Philippe -, puis Jn 17, 1.5 et 6.12.
Or ces diverses exégèses conduisent toutes à ruiner l’argu­
ment des ariens, selon lequel le Fils serait inférieur au Père.
Invariablement, en effet, chacune de ces démonstrations fondées
sur l’Écriture conduit à exclure du raisonnement les notions de
supériorité et d’infériorité, de plus grand et de plus petit, de
serviteur et de maître. L’argument du xô fxeîÇov xod xô ëXaxxov,
invoqué par les ariens ne tient pas : il n’a aucune consistance,
aucun fondement scripturaire, quel que soit le type de lecture
retenu. Tel est le leitmotiv qui conclut chaque développement :
« Quelle place y a-t-il ici pour les notions de supériorité et d’infé­
riorité ? »49. Ce qu’il importe de noter, c’est que Théodoret ne
part pas d’un raisonnement [56] abstrait pour construire une
47. De Trin. et incam. I, 11, PG 75, 1161 D : El-rcàxuoav ol xfjç aky]deîaç
èydpoL nüç vpr] xijv 0e(av àvayivcûoxeiv ypct(pVjv, xûj ypocppaxi oxépyav
xyjv ëwotav èpeuvâv ;
48. I, 12 : « Ceux-là donc qui sont à égalité de connaissance sont aussi à
égalité de puissance. * j I, 13 : * Que <le Fils> a les mêmes pouvoirs que le
Père, on peut l’apprendre encore d’autres passages. » ; I, 14 : « Cette égalité,
notre Maître le Christ nous l’enseigne encore ailleurs... » ; I, 15 : « Par là, nous
apprenons aussi que le Pcre et le Fils sont à égalité d’honneur. Mais un autre
passage encore permet de l’apprendre... * ; I, 16 : « Mais pour démontrer à
partir encore d’un autre passage leur consubstantialité, écoutons le Seigneur
lui-même... * ; I, 17 : « Cette égalité, un autre passage encore peut nous l’ap­
prendre. * ; I, 18 : « Puis, pour montrer qu’il n’est pas seulement glorifié, mais
bien qu’il glorifie, il a ajouté... *.
_ 49., I, 11 : « Quelle place y a-t-il ici pour les notions de supériorité et d’infé­
riorité ? * ; I, 12 : « Où sont donc les notions de supériorité et d’infériorité ?» ;
I, 13 : * Or, il est impossible de rencontrer cette situation dans le cas où l’on
a un plus grand et un plus petit. * j I, 16 : « Où sont les notions de supérieur
VEXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL'INCARNATION 169

démonstration que viendrait renforcer la preuve scripuraire ; la


démarche logique est inverse : l’Écriture est ici à l’évidence l’élé­
ment structurant de la démonstration.

1.3. La divinité et la consubstantialité de VEsprit Saint


Théodoret procède de façon identique pour établir la
divinité et la consubstantialité de l’Esprit avec le Père et le
Fils. A première vue, l’argumentation scripturaire paraît moins
contraignante que dans le cas précédent, car l’enchaînement
logique des versets, produits à des fins démonstratives, n’y a pas
immédiatement la même netteté. Elle en reproduit pourtant le
schéma général, mais en partie inversé. La démonstration de
l’éternité de l’Esprit ne constitue plus ici, comme dans le cas du
Fils, le point de départ de la démonstration, mais son aboutisse­
ment, lorsqu’ont été établies sa consubstantialité et sa divinité.
En faveur de la consubstantialité, l’exégète cite d’abord Mt 28,
19 et 2 Co 13,13, pour attester que l’Esprit est toujours compté
et « rangé » avec le Père et le Fils50, un argument plus longuement
développé, on l’a vu, dans YExposiiio et avec un dossier scriptu­
raire plus fourni. Il démontre ensuite, à partir surtout de 1 Co et
de Rm, l’existence d’une identité de puissance, de souveraineté
et de connaissance entre l’Esprit et les deux autres personnes
divines, comme il l’a fait pour le Fils, et en déduit logiquement
leur communauté de nature et de substance (I, 21-23). Cette
participation de l’Esprit à la nature divine, du fait même qu’il
tient de Dieu son existence51, autrement dit sa consubstantialité
(ôjxoouatov), fournit la preuve de sa divinité (1,24-26) et, terme
de la démonstration, celle de son éternité (I, 27). On retrouve
donc bien, repris en chiasme, le schéma d’argumentation utilisé
pour le Fils : égalité, divinité, éternité.
Du Fils, toutefois, il s’agissait avant tout de montrer qu’il
n’était pas un Dieu inférieur au Père ; dans le cas de l’Esprit
Saint, il faut faire la preuve qu’il n’est pas une créature, mais
Dieu. D’où l’importance accordée par Théodoret à cette
démonstration, tout entière structurée par la citation de 1 Co 6,
19-20 et ce que l’on pourrait appeler « l’argument du temple » (I,
24). Le temple suppose un Dieu qui l’habite ; or, si les hommes
deviennent « les temples de Dieu » par le baptême, en recevant la
grâce de l’Esprit, c’est bien la preuve que l’Esprit Saint est Dieu,

et d’inférieur ?» ; I, 17 : « Quelle place pourrait-il y avoir pour les notions de


supériorité et d’infériorité ? »
50. Ainsi est affirmée l’égalité de dignité de l’Esprit avec le Fils et le Père
0, 20).
51. I, 23 : èx tou 0eoù rijv ÛTtapÇiv ëxov- xàxetvrjç Ô7tàpxov r?)ç (puaewç.
170 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

qu’il possède la nature divine et qu’il est consubstantiel au Père


et au Fils. Cette « inhabitation » (èvo£xrjoiç) de l’Esprit dans les
temples que sont les baptisés est ensuite prouvée par l’exégète,
essentiellement à partir de plusieurs passages des Actes : d’abord
(1,25) avec l’épisode de la fraude d’Ananie (Ac 5, 3-4) ; puis (I,
26) avec les miracles accomplis par Paul et Barnabé au cours de
leur mission (Ac 13-15). Tous ces signes et prodiges, accomplis
par des hommes qu’habite la grâce de l’Esprit52, la diversité des
dons qu’il met en œuvre en chacun, selon 1 Co 12 [+ 1 Co 14],
sont autant de preuves manifestes de sa divinité. « L’argument
du temple », introduit par 1 Co 6,19-20, est repris en conclu[57]
sion de tout ce développement, avec les citations de 1 P 4, 14
et de 1 Jn 4, 13. La démonstration, en définitive très fortement
structurée, s’achève avec l’affirmation de l’éternité de l’Esprit
Saint, tirée d’He 9,13-14, et, par la reprise de l’argument initial
du « rang », sous la forme d’une invitation faite au lecteur de
rechercher par lui-même d’autres témoignages scripturaires53
attestant que l’Esprit est toujours rangé (aovreTaypévov) avec
le Père et le Fils.

2. Dans lyexposé christologique


L’histoire du salut, retracée dans la seconde partie du traité,
est une relecture de l’A.T., depuis la création et la chute jusqu’à
l’Incarnation, puis du N.T., depuis la naissance du Christ jusqu’à
son Ascension et à l’envoi de l’Esprit. Le déroulement linéaire
de cette composition narrative est pourtant, à plusieurs reprises,
interrompu par une discussion directement christologique.
Là encore, l’auteur procède en exégète, et son argumentation
demeure le plus souvent uniquement scripturaire.

2.1. Ph 2, 5-7 et la doctrine de Vîncarnation


Ainsi l’exégèse de Ph 2, 5-7 lui permet-elle successivement
de rappeler la doctrine orthodoxe de l’Incarnation et, beaucoup
plus longuement, de réfuter l’utilisation que font du verset les
hérétiques (II, 8-10). Tout en soulignant avec force que le Verbe
n a subi aucun changement dans sa nature divine, Théodoret
msiste davantage encore sur le fait qu’il a assumé un homme

refai^ut^T 'om*8 t^Pÿgnages tirés des Actes ou des épîtres de Paul,Théodo-


53 ï 271-.2SoCC W du, Chfist lui-même en Mt 12, 28.
ment à la fois Dieu eS t^m°l8na8es relatifs au Saint-Esprit, qui le procla-
et le Fils laissons o.Ct .gneur et le déclarent dans le même rang que le Père
au sujet du Fils I î s 3m?S de 1>étude Ie soin de les rassembler. » : cf. plus haut,
prophètes les eem n?*.,’ *Je renvoie donc aux livres mêmes de l’Évangile et des
Comparer aussi avec livres SOnt remPlis de la théologie sur le Fils. *
VEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ :
& ^CARNATION 17,
=
=
complet. Son raisonnement se fonde sur la symétrie f -
utilisées par Paul : si l’on convient que « la forme D°""ul“ -
nécessairement entendre la substance de Dieu, puisque Dieu es
sans figure et sans forme, il faut pareillement reconnaître aue
« la forme de l’esclave » désigne la substance de l’homme
à-dire une nature humaine parfaite54. C’ C est_
Or, les hérétiques - ariens et apollinaristes - invoquent Ph
2, 5-7 pour nier que le Verbe ait assumé une humanité parfaite
ou même, s’agissant des docètes, pour prétendre qu’il n’a pris
qu’une apparence humaine. Théodoret entend montrer que leur
exégèse est erronée. Chacun des termes pauliniens est donc
repris et commenté de manière à justifier les choix de l’Apôtre
contre l’interprétation qu’ils en donnent. La réfutation dépasse
même ce qui avait été annoncé, puisque Ph 2, 5-7 fournit aussi
à l’exégète l’occasion de réfuter les conceptions trinitaires des
ariens et des sabelliens, et celle de Paul de Samosate touchant
la génération du Sauveur avant les siècles. C’est pourtant d’éco­
nomie qu’il s’agit [58] avant tout. Or, pour prouver que le Verbe
a véritablement assumé un homme complet, l’exégète a besoin
d’expliquer, en Ph 2, 7, le sens des formules « en devenant à
la ressemblance d’un homme, en se montrant par son apparence
comme un homme » ou, en Rm 8, 3-4, celui de l’expression
« dans la ressemblance d’une chair de péché », appliquées au Fils
de Dieu envoyé par le Père. Toute l’argumentation vise donc à
justifier le choix de ces formules qui pourraient suggérer une
humanité incomplète ou apparente : elles servent à souligner
d’une part que la nature humaine assumée par le Verbe - « la
forme de l’esclave » - est exempte du péché, d’autre part que la
nature divine du Verbe, en assumant une chair animée et raison­
nable, qui l’a rendu visible en tant qu’homme, n’a subi aucun
changement55.

2.2. La réfutation d'Apollinaire


2.2.1. Les tentations du Christ (Mt 4)
Reprenant le cours de son exposé, après cette première
digression doctrinale, Théodoret s’interroge sur les raisons de
l’Incarnation : comme l’atteste Rm 8,3-4, elle avait pour but de
justifier non pas l’homme assumé, qui était sans péché56, mais

54. Il, 8 : PG 75, 1428 A : wcmEp yàp tj toü 0eoü [lopcpYj tou 0eoü tyjv
oüoéccv cnpodvei ... oütcoç rj toü ôoüXou popfpy). où tô ôpwjiEvov toüto
pôvov. àXXà Trâoav toü ctv8p(07tou ÔtjXoî rrçv oùatav.
55. Toute l’argumentation tend à montrer en quel sens - orthodoxe - il faut
entendre ce comme et et ce dans la ressemblance.
56. Le point est acquis après l’explication du sens qu’on doit donner à l’ex-
172 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

toute la nature humaine condamnée en Adam. Aussi le Christ,


nouvel Adam57, engage-t-il une lutte victorieuse contre le diable.
Par anticipation,Théodoret aborde alors l’épisode de la tentation
au désert (II, 13-15), sur lequel il revient plus loin brièvement,
quand il reprend par ordre les différentes étapes de l’économie
(II, 23-24). L’exégèse de Mt 4 trouve sa véritable finalité dans la
longue digression polémique contre Apollinaire qui lui fait suite :
il s’agit en réalité de montrer, à partir de la scène des tentations,
que Verbe a bien assumé une humanité parfaite, un homme avec
une âme rationnelle, puisque c’est l’homme assumé et non le
Verbe divin qui repousse les assauts du Tentateur58.

2.2.2. L'argument du temple (Jn 1,14)


Théodoret poursuit sa démonstration en contestant à Apollinaire
le droit d’invoquer Jn 1,14 « Le Verbe s’est fait chair et il a habité
en nous » en faveur de sa théorie. D’autres citations scripturaires
attestent, en effet, que le mot « chair » est utilisé ici par métonymie
et désigne bien l’homme tout entier59. De [59] même, « Le Verbe
s’est fait chair » ne signifie pas un changement subi par sa nature
divine, une transformation de la substance divine en chair,
mais l’assomption de la nature humaine60. Quant à l’inhabita-
tion du Verbe en l’homme - « il a habité en nous » -, elle trouve
une confirmation en Jn 2, 19 : « Détruisez ce temple et, en trois
jours, je le relèverai », une déclaration interprétée par Théodoret
comme la preuve que le Verbe n’a pas assumé un homme sans
âme et sans intelligence61. La même démonstration se poursuit
à partir d’autres témoignages scripturaires62.

2.3. La dualité des natures et l'unité de la personne


La perfection de la nature divine du Verbe, établie dans la
première partie du traité, est naturellement rappelée (I, 20),

pression paulinienne : « dans la ressemblance d’une chair de péché ».


57. Théodoret introduit ici (H, 12) plusieurs références pauliniennes : Rm
5, 15. 18 ; 1 Co 15, 22 ; Rm 8, 29-30. 17 ; 2Tm 2,12 et évangéliques : Le 10,
18 jMt 12, 29 ; Jn 16, 33 ; 12, 31-32 ; 16, 11 ; 14, 10; Le 10, 19.
58. Cf. II, 24 : « Il l’emporte sur l’Adversaire grâce à son endurance
d’homme et non par le pouvoir de sa divinité *.
59. II, 18 : « En maints passages, la divine Écriture nomme le tout par la
partie * ; à preuve : Gn 46, 27 ; Ez 18, 4 ; Gn 6, 3. 41 ; Is 40, 6 ; Ps 77, 39 ;
Ga 1,15.
60. II, 18 : reprise de l’argument xô rjv/xô èyévcxo.
61. Théodoret, dans sa controverse contre Cyrille et plus généralement dans
la discussion chnstologique, utilise fréquemment cet argument, développé de
manière presque toujours identique : cf. Lettre aux moines d’Orient (ep. 4, 94-
106, SC 429) ; Réfutation des Anathêmatismes II (PG 76, 400 BC) ; Pentalogos,
ACOI, 2, 5, n° 41, 7 ; Eranistès III (PG 83, 269 A ; Ettlinger, p. 220, 16 s.).
62. II, 19 : Ac 2, 27 ; Mt 26, 38 ; Jn 10,18 j Is 7,14 ; Col 2, 9 ; Le 2, 40. 52.
VEXPOSITIO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNATION 173

même si l’accent est mis désormais sur la perfection de la nature


assumée. Reste à aborder la délicate question de l’union de ces
deux natures parfaites dans la personne du Christ. Théodoret
choisit de le faire par le biais d’une exégèse de 1 ’Épitre aux
Hébreux (II, 21-22)63. Elle lui permet de mettre en évidence
la dualité des natures, distinctes par leurs opérations, mais
unies dans la personne du Christ64, de telle manière qu’on ne
peut reconnaître qu’un seul Fils (He 13, 8 ; cf. II, 31), comme
l’attestent aussi 1 Co 8, 6 et 1 Tm 2, 5.
Ainsi s’achève l’exposé doctrinal sur l’Incarnation, entre­
pris avec Ph 2, 5-7 : en dépit d’apparentes digressions, il a
bien une réelle unité. De fait, toutes les questions essentielles
sont abordées par Théodoret, mais en exégète, si bien que
son argumentation est presque exclusivement scripturaire. La
suite du traité présente les mêmes caractéristiques, mais désor­
mais Théodoret s’en tient plus étroitement à une présentation
linéaire de l’histoire du salut, depuis la naissance virginale du
Christ jusqu’à son Ascension (II, 23-33). Il s’y montre pareille­
ment attentif à souligner, à partir de l’Écriture, la perfection de
la nature assumée (II, 29), à distinguer les natures (II, 24 s.) et à
affirmer l’unité de la personne du Christ (II, 30-31).
[60]

C. Deux argumentations différentes, mais non


exclusives Tune de l’autre
A l’évidence, VExpositio et le De Trinitate et incamatione
présentent donc deux types d’argumentation nettement diffé­
rents. Reconnaissons toutefois qu’ils ne sont pas exclusifs l’un
de l’autre. Nous avons signalé la place, modeste mais réelle,
occupée par l’argument scripturaire dans VExpositio et la manière
dont l’auteur juge nécessaire d’y recourir dans un discours qui
s’adresse à des chrétiens65. De même, l’argumentation ration­
nelle n’est pas totalement absente du De Trinitate et incamatione.
Ainsi la manière dont Théodoret prouve, à partir des noms de

63. Comparer cette exégèse avec celle de son Commentaire sur les Êpîtres de
Paul ; cf. A. Viciano, Cristo el autor de nuestra salvacion, Pamplona, 1990, p. 85-
89 et passim.
64. Le témoignage de Sévère d’Antioche le prouve, on doit lire le titre du
chapitre II, 21 comme suit : «Démonstration tirée de l’Épître aux Hébreux
concernant la distinction des natures et l’union de la personne *. Le titre don­
né par Mai et repris en PG 75, 1456 A : « l’union du Verbe * est une résolution
fautive de l’abréviation du manuscrit. De ce fait, l’argumentation que J. Lebon
(« Restitutions à Théodoret de Cyr », op. cit., p. 534-535) fonde sur ce qu’il
croit une correction d’origine néochalcédonienne, dictée par le désir de se
couvrir de l’autorité de Cyrille, ne peut pas être retenue.
65. Cf. supra, I.B.3, Expositio § 4-6.
174 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

« Père » et de « Fils », la génération éternelle du Fils par le Père et


sa coéternité, procède d’un raisonnement purement dialectique
(I, 4-5)66. De même, l’analogie avec la production de la parole
par le cerveau humain, plusieurs fois utilisée parThéodoret dans
ses écrits67, fait entendre le caractère impassible de la généra­
tion du Verbe (I, 10). On pourrait encore mentionner celle qui
lui permet d’affirmer que seules deux substances identiques
peuvent se faire connaître parfaitement l’une par l’autre,
mais dans ce cas l’analogie n’est qu’une explicitation, à l’aide
d’exemples concrets, de Jn 8, 19 qui structure toute la démons­
tration (I, 15). Ce type d’argumentation joue toutefois un rôle
très modeste dans cette première partie du traité.
A deux reprises, il est nettement plus important dans sa
seconde partie : une première fois, lorsque Théodoret démontre
contre Apollinaire qu’il est absurde de prétendre que Verbe a
assumé une nature humaine sans intelligence (II, 15-17)68 ; la
seconde, lorsqu’il rejette toute idée de mélange en parlant de
l’union des natures, ce qui introduirait nécessairement, selon lui,
les notions de confusion et de changement (II, 32). Il reprend
dans ce dernier cas, pour étayer son argumentation, l’image
de l’union du corps et de l’âme aboutissant à un composé
humain unique, utilisée dans YExpositio (§ 11) : on distingue
les deux natures par leur nom respectif - l’âme et le corps -,
mais le résultat de leur union est appelé encore d’un autre nom
- l’homme. Si, dans le cas de l’homme, on admet cette distinc­
tion des natures, à plus forte raison69 faut-il la maintenir dans
le cas du Christ, un nom qui exprime par lui-même l’union de
la divinité et de l’humanité. Le bilan reste donc, malgré tout,
assez mince et n’autorise pas à [61] remettre en cause la distinc­
tion que nous avons faite entre l’argumentation dialectique de
YExpositio et celle majoritairement scripturaire du De Trinitate et
incamatione.

66. On a le même type d’argumentation chez Cyrille : voir M.-O. Boulnois,


op. cit.ip. 346.
67 . Elle est notamment développée dans YHaer. fab. V, 2 (PG 83, 453 A)
et dans ses Quaesiiones in Gen. 20 (PG 80, 108 AB ; éd. N. Fernândez-Mar-
cos - A. Saenz-Badillos, Madrid, 1979, p. 26, 19-27, 3).
68. Comment le Verbe aurait-il consenti à assumer un corps doté d’une âme
privée de l’intelligence, alors que celle-ci est non seulement la partie la plus
noble de l’homme, mais celle précisément qui a été atteinte par le péché.
69. II, 24. L’absence de ce a fortiori dans YExpositio (§ 12) est relevée par
M. Richard, « L’activité littéraire de Théodoret... », op. cit.} p. 86, comme un
indice en faveur d’une datation haute du texte.
UEXPOSmO ET LETRATTÉ SUR LA TRINITÉ ETL'INCARNA IKON 17 5

III. Un même propos ?


La question posée s’en trouve renforcée : les deux traités
ont-ils bien le même propos ? Ce qui semblait une évidence au
regard de leur structure d’ensemble - un exposé trinitaire suivi
d’un exposé doctrinal sur l’Incarnation -, l’est beaucoup moins
quand on considère de plus près leur contenu respectif.
Il suffit, par exemple, de comparer l’importance accordée
par l’auteur de YExpositio à l’analyse des notions d’« inengendré,
engendré et procédant », pour définir les rapports du Père, du
Fils et de l’Esprit, à la simple mention de ces épithètes dans
l’exposé trinitaire du De Trinitate et incamaiione. Elle n’est ici
(I, 4) qu’un article du symbole énoncé sans commentaire et ne
contribue nullement à établir, comme dans YExpositio, la distinc­
tion fondamentale entre la substance (ouata) et la « subsistence *
ou l’hypostase (u7tapÇiç/Ô7tôa9aaiç), nécessaire pour réfuter
les thèses eunomiennes. Il faut attendre la conclusion générale
du traité (II, 34) pour que Théodoret donne un peu de relief
à ces termes et en fasse pressentir l’importance dans le débat
doctrinal70. De même, la grande distinction, opérée dans YExpo­
sitio, entre la catégorie de l’incréé et celle du créé, dont on a vu le
rôle structurel dans l’économie du traité, est totalement absente
du De Trinitate et incamatione.
Toutefois, compte tenu du contexte doctrinal à l’époque
où écrit Théodoret, ce n’est pas dans la partie trinitaire de ces
traités que l’on peut espérer trouver des éléments de réponse
à la question posée, même si la théologie du Verbe est insépa­
rable des questions proprement christologiques. En relisant
les exposés sur l’Incarnation et en essayant de voir comment
ils se situent par rapport au débat doctrinal ouvert par la crise
nestorienne, peut-être trouvera-t-on des indices suffisants pour
préciser la date respective de ces deux traités et leur destination
exacte dans l’esprit de leur auteur.

A. Une christologie aux accents différents


Les deux traités portent indiscutablement la marque antio-
chienne d’une christologie soucieuse de préserver, dans la
personne du Christ, la dualité des natures et de récuser toute idée
de mélange ou de confusion, s’agissant de leur union. Mais, si les

70. Il, 34 : « Cessons de nous mêler indiscrètement de la génération


du Monogène, d’en rechercher le mode, de trancher de Pinengendré et de
l’engendré, et de mesurer ce qui est incommensurable. » Avouons que c’est
tout de même bien peu en comparaison de l’importance qu’accorde à ce point
YExpositio.
176 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

conceptions christologiques qui s’y expriment sont à l’évidence


fon[62]damentalement identiques, on constate néanmoins d’un
traité à l’autre une nette différence d’accent. Une fois rappelée
avec clarté et vigueur la doctrine de l’Incarnation (§ 10), l’intérêt
de l’auteur de YExpositio se porte presque exclusivement sur
l’union des deux natures ou, pour être plus précis, sur le mode
de cette union dont il présente diverses analogies. Dans le De
Trinitate et incamatione, en revanche, sa préoccupation majeure
est d’affirmer l’assomption par le Verbe d’une nature humaine
parfaite et de montrer la nécessité de la distinction des natures ;
la question du mode de l’union passe du même coup au second
plan. Même si Théodoret insiste sur l’unité de la personne, en
refusant énergiquement l’idée d’une séparation en deux prosôpa
ou l’existence de deux Fils, il ne le fait en réalité que pour mieux
affirmer la dualité des natures.
La terminologie des deux traités présente également des
iifférences notables. Ainsi ne rencontre-t-on jamais dans YExpo-
îitio, pour désigner les deux natures, les formules concrètes
opposant « l’homme assumé » au Verbe assumant », « l’homme
visible » au « Dieu invisible » ou « celui qui habite » à « celui qui
est habité », et pourtant nous avons vu l’importance accordée à
la question de savoir comment le Verbe pouvait être en même
temps partout et dans son temple ! On n’y rencontre pas
davantage, et cela est encore plus surprenant, étant donnée la
fréquence de cette terminologie dans les écrits doctrinaux de
Théodoret, les expressions pauliniennes, empruntées à Ph 2 :
« la forme de Dieu, la forme de l’esclave ». Le verbe « assumer »
(AàpQavco), si fréquent chez Théodoret et dans le De Trinitate et
incamatione pour exprimer l’acte d’incarnation, ne se rencontre
qu’une seule fois dans YExpositio (§ 10, 8)71. Les expressions
abstraites « la nature divine, la nature humaine »72 ; les formules
au neutre du type : « ce qu’il était, ce qu’il n’était pas, ce qui a été
assumé à partir de nous, etc. », en sont absentes , tout comme le
terme « prémices » (à7iotpxrj) pour désigner la nature humaine
assumée. Seule l’appellation métaphorique de « temple » se
retrouve en ce sens dans les deux traités, et l’expression concrète
- « l’homme parfait » - qui en commente le premier emploi dans
YExpositio est la seule de ce type dans tout le traité73. Le nombre
restreint de formules opposant de façon symétrique la nature
71. Au lieu du verbe àvocXajiGàva), le plus souvent utilisé en ce sens, on a ici
le verbe simple Xoc|i0dcvG) : pépoç tl XaStbv tï|ç èxetvr)ç (puaecüç.
72. On en relève un seul emploi : Expositio § 10, 20-21.
73. Expositio § 10, 8. Ces expressions concrètes sont en revanche nom­
breuses dans le De Trin. et incam., à côté des expressions abstraites,Théodoret
ne semblant pas faire de différence entre les deux modes de désignation.
L'EXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ
^^'CARNATION 177

divine à la nature humaine s’explique du fait que l’accent


mis en priorité sur l’union74. y est

une fois selon un mode de désignation habituel àThéod d


Mopsueste : xcrf axpav ëvcoaiv”. Le terme [63] aoJZJ
suspect de traduire une union relâchée aux yeux de Cyrille
d’Alexandrie, n’apparaît qu’une fois dans YExpositio, mais seule­
ment pour parler de l’« union-conjonction » de l’âme avec _ le
corps76, dont le résultat est l’homme. L’utilisation de ouvdccp eia
et du verbe aova^Tco est, en revanche, relativement fré quente
dans le De Trinitate et incamatione, mais les deux termes y sont
le plus souvent employés en coordination étroite (te xcu) avec
ceux d’evcoatç/évôco, comme siThéodoret entendait par là souli­
gner leur exacte synonymie77.
Qualifiée de très étroite dans YExpositio, l’union des natures
est réputée inséparable (àxcopicrtwç) dans les deux traités78. A la
vérité le thème est surtout développé dans YExpositio (§ 12), où
l’auteur insiste sur le fait qu’il n’est plus possible, après l’union,
de séparer les natures dans le Christ autrement que de manière
purement intellectuelle (tw Xoycp). On ne peut plus, dit-il,
après l’union du Verbe avec son corps, nommer séparément
(xexcopiapévctx;) Fils le Verbe divin et fils, l’homme : on doit
concevoir l’un et l’autre élément comme un et le même (ëva
xal tôv aùxôv éxàxepa voyjaei)79. Le De Trinitate et incamatione
ne contient aucune déclaration aussi nette. Certes Théodoret
y récuse ouvertement l’« hérésie des deux Fils » et, en faisant
du nom de « Christ », avec celui d’« Emmanuel », un des noms
propres à signifier l’économie, il déclare :
« Il n’est pas pieux, après sa venue au monde, de lui donner
seulement le nom de Dieu Verbe ou le nom d’homme dépouillé
de la divinité, mais il faut lui donner celui de Christ, qui fait
voir chacune des deux natures, la nature assumante et la nature
assumée » (II, 24).

74. Expositio § 10, 14-15. 16 ; 11, 17. Encore avons-nous souligné la diffé­
rence du tour grammatical utilisé (f] pèv ctvOpWTtoç ... ^ Ôè 0e6ç) avec ce qui
est la pratique habituelle de Théodoret (wç avôpWTtoç... wç ôeôj).
75. Expositio § 10, 10-11.
76. Ibid. § 11,39.
77. II, 2 l(x 2) ; 29 ; 30 ; 32 ; 34 (à Ivcooiç et oovacpEia, tenus pour une
désignation orthodoxe de l’union,Théodoret ajoute ici xoivtovîoc).
78. Expositio § 12, 35-36 (oùx ... xexwpiopévtüç). 44-47 (oùx &v Ttç
Xwptoeiev) ; De Trin. et incam. II, 29 (àxwpîorcoç).
79. Expositio § 12, 37-38.
178 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Il semble toutefois y avoir dans cette déclaration, reprise


en des termes voisins deux autres fois dans le traité80, quelque
chose d’assez différent de la distinction seulement intellectuelle
des natures dont parle VExpositio61. Sans doute est-ce la raison
qui pousse Théodoret à souligner, à plusieurs reprises, l’unicité
de l’adoration : « Dans chacune des deux natures nous adorons
le Fils unique82. » Son insistance à distinguer les natures83 le
conduit, en effet, à mettre [64] en évidence leurs propriétés
d’une manière qui pourrait paraître fragiliser l’union, alors que
1 ’Expositio se borne à rappeler, dans l’exposé liminaire, la néces­
sité de répartir les vocables (xàç èvocvriaç cpwvàç) entre les deux
natures (§ 10).
Sans que l’on puisse parler d’une véritable communication
des idiomes, l’union s’est pourtant réalisée d’une manière si
étroite qu’une sorte d’échange s’est produit entre les natures :
elle justifie que le Verbe incarné puisse être appelé « Fils de
l’homme » et qu’inversement l’humanité assumée puisse
recevoir des noms qui la dépassent, ceux notamment que donne
Isaïe à l’enfant dont il annonce la venue (II, § 29-30)84. Cette
manière de signifier l’union des natures, dans le De Trinitate
et incamatione, ne laisse bien entendu aucune place aux idées
de mélange et de confusion, que l’auteur combat au contraire
énergiquement.
Il le fait du reste avec la même force dans YExpositio : le
Verbe ne s’est pas changé en chair, ni la chair en la substance du
Verbe85. S’interrogeant alors sur le processus de déification du
corps après l’union, et la preuve étant faite qu’il ne peut aucune­
ment s’agir de sa transformation en une substance divine, il
montre que la seule solution raisonnable est d’admettre qu’il
tient son incorruptibilité et son immortalité de son union avec
le Verbe. Ce qu’il ajoute précise le mode de l’union : le corps est

80. II, 30 : « Le nom de Christ fait voir non seulement celui qui a été assu­
mé, mais également le Verbe assumant avec celui qui a été assumé... » ; II, 32 :
« Jamais n’ont été appelées Christ par les Docteurs ni la forme de Dieu seule
ni la forme de l’esclave sans la divinité ».
81. Comparer aussi avec De Prov. X (PG 83, 748 D) : « Lorsque tu entends
‘Christ’, comprends le Verbe, Fils unique engendré du Père avant les siècles,
revêtu de la nature humaine ».
82. II, 21. 32 ; cf. Réfut. Anath. 5 (PG 76,420 A).
83. Notamment en ce qui concerne la question de la passibilité et de l’im­
passibilité (II, 13. 15. 19. 21. 28. 32). Or, ce thème de la nature divine impas­
sible à l’opposé de la nature humaine passible est à peine effleuré dans VExpo-
sttio § 11, 51-52 (dire que la divinité tient, dans le Christ, le rôle de l’âme dans
le composé humain reviendrait à lui conférer la passibilité).
84. Is 9, 6 : « Emmanuel, Messager du grand conseil, Prince de la paix, Père
du siècle à venir, Fils du Très-Haut, Sauveur, Seigneur et Créateur de l’uni­
vers. »
85. Exposition 15.
UEXPOSmiO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNA TION 179

resté un corps, mais il a eu part à la dignité de Dieu, non à sa


nature, par l’effet du bon vouloir du Verbe. L’auteur rejette donc
ici, sans insister il est vrai, mais clairement, la conception d’une
union « selon la nature » (xoctoc (puoiv) au profit d’une union
de « complaisance » (xfj eùôoxtoc). Il rejoint ainsi une position
vigoureusement défendue par Théodore de Mopsueste et par
Nestorius86.
Quant à la question du Théotokos, rapidement devenue emblé­
matique dans le conflit entre Cyrille et Nestorius, elle n’est pas
abordée dans YExpositio87. Elle l’est, en revanche, à la fin du De
Trinitate et incamatione, dans la logique de tout l’exposé, centré
sur la distinction des natures. Ce n’est donc pas, comme on [65]
l’a dit parfois88, un appendice, ajouté après coup parThéodoret,
mais bien, selon nous, un élément de la conclusion générale du
traité pour la partie relative à l’Incarnation. Le titre de « Mère
de Dieu » et de « Mère de l’homme », décerné conjointement à la
Vierge, découle logiquement de la confession que le Christ, à la
fois homme et Dieu, est parfait en chacune de ses natures (xaff
éxàxepov tcXeiov). La justification qu’en donne Théodoret va
encore du reste dans le sens de la distinction des natures :
«Voilà pourquoi la sainte Vierge est appelée à la fois ‘Mère de
Dieu’ et ‘Mère de l’homme’ par les docteurs de la piété : cette
seconde appellation vient de ce qu’elle a enfanté son semblable
par nature, la première vient de ce que la forme de l’esclave possé­
dait aussi unie à elle (-rjvwpévriv) la forme de Dieu » (II, 35).
La manière dont l’auteur traite de l’Incarnation dans les
deux traités semble donc répondre à des préoccupations nette­
ment différentes : la question de l’union des natures occupant là
presque toute la réflexion, la nécessité de préserver leur dualité
au sein de l’union constituant ici l’affirmation la plus forte.
Cette différence pourrait s’expliquer par la date de composition
des deux traités.

86. Cf. Théodore de Mopsueste, De incamatione VII (Swete II, 293 s.).
87. On peut difficilement malgré tout en tirer argument en faveur d’une
datation haute, comme le fait G.M. de Durand (SC 429, p. 47, n. 3), car le
terme est pareillement absent du De Prov. X et de la plupart des écrits de
Théodoret avant 448, date à laquelle il l’emploie à plusieurs reprises dans sa
correspondance pour donner des gages de son orthodoxie. On le rencontre
encore en Haer. fab. IV, 12 (PG 83,436), dans la notice consacrée à Nestorius,
mais le terme ne reparaît pas en Haer. fab. V, 11-15, où Théodoret traite de
l’Incarnation. Le seul emploi du terme dans YEranistès II se rencçntre dans
une citation de Yep. 39 de Cyrille d’Alexandrie à Jean d’Antioche (Eranistès II,
PG 83, 212 B ; Ettlinger, p. 182, 15).
88. Telle est la position de M. Richard, qui suppose que Théodoret aurait
retouché son traité avant de l’envoyer à ses amis de Constantinople (« L’activité
littéraire de Théodoret... », art. citp. 98-99). Voir encore G.M. de Durand,
SC 429, p. 46 et la note 4.
180 théologie et christologie

B. La date de rédaction des deux traités

1. La date du DeTrinitate et incarnatione


Celle du De Trinitate et incarnatione est relativement facile à
déterminer. Avec des variations minimes, l'ensemble des critiques
considère que le traité a été composé avant le concile d’Éphèse
(431)89. La lettre de Théodoret Au peuple de Constantinople
(Coll. Cas. 129), datée de la première moitié de 432, fournit
un terminus ad quem. A cette lettre, en effet, Théodoret déclare
joindre plusieurs autres écrits pour compléter l’enseignement
doctrinal dont il vient de donner là une manière de résumé :
«Voilà ce que, de nouveau nous vous écrivons, en une sorte
de résumé (uelut in sumnà), sur les croyances de la foi ; nous vous
envoyons aussi ce que nous avons écrit aux très saints moines et
un ouvrage qui traite avec plus de détail des dogmes divins et
réfute clairement les opinions contraires. Je vous adresse en outre
le texte que j’ai lu devant l’assemblée très sainte et pleine d’amour
pour Dieu, ainsi que ce que nous avons dit pour les évêques très
chers à Dieu, qui ont voulu connaître la cause de ces troubles, car
ils nous ont demandé de la leur établir en toute clarté et en toute
netteté. Si, par ailleurs, j’en ai le loisir, je vous enverrai aussi ce que
j’ai [66] naguère écrit (olim a me scripta sunt) sur la sainte Trinité
et la divine Incarnation, non point point certes pour vous fatiguer
des mystères divins, mais pour enflammer votre désir et le rendre
plus ardent90. »
De ce dossier de textes, font donc partie, avec certitude, la
Lettre aux moines d’Orient91, datée de l’hiver 431/432 et, proba­
blement, le Pentalogos, ce traité en cinq livres, composé contre
Cyrille peu de temps après le concile d’Ephèse pour en contester
les décisions et dont il ne reste que des fragments92. Quant à
l’écrit « sur la sainte Trinité et la divine Incarnation », il n’est pas
douteux qu’il corresponde à notre traité, même si le titre sous

89. A. Ehrhard en situait la composition entre 430 et 437 ; Ed. Schwartz,


quant à lui, en se fondant sur la lettre Au peuple de Constantinople retenait une
date antérieure au concile d’Ephèse. Voir M. Richard, « L’activité littéraire de
Théodoret... », art. cit., p. 94.
90. Trad. Y.Azéma (ep. 5, 233 s., SC 429). Comparer la fin de ce passage
avec le début de De Tnn. et tncam. II, 1 : « Mais, puisque la grandeur des bien­
faits divins a d’ordinaire pour effet d’enflammer davantage le désir des fidèles
épris de Dieu et d’en faire des passionnés de Dieu plus fervents, je me vois
dans l’obligation d’aborder également ce sujet. »
91. Cf. ep. 4, SC 429.
92. Un petit nombre de fragments grecs, conservés dans la chaîne de Nicé-
tas et édités en PG 84, 68-85 (voir M. Richard, « Les citations de Théodoret
conservées dans la chaîne de Nicétas... », art. cit.) et plusieurs fragments trans­
mis en traduction latine dans les actes conciliaires (ACO I, 2, 51, n° 41-42,
p. 165-170).
LEXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRJNjtÉ
^L’MCARNATION 181

lequel le lit Sévère d’Antioche est légèrement différent


écrit est clairement donné comme antérieur à m i °r Cet
textes précédemment cités. Mais, pour fixer un Jw ^ autres
tout dépend de la valeur temporelle reconnue à l’adverb *
dont on peut supposer qu’il recouvre en grec un nâXai
un TtpwTiv. Plutôt que de donner à l’adverbe son sens d’« autre­
fois », qui conduirait à placer la composition du traité à une date
assez haute, la traduction par « naguère », retenue par Y. Azéma
nous paraît plus satisfaisante : pour nous, en effet, comme pour
M. Richard, la rédaction de ce traité n’est pas étrangère au conflit
entre Cyrille et Nestorius. On pourrait la situer à une date relati­
vement proche de 429/430, peut-être après les deux premières
lettres de Cyrille à Nestorius, en tout cas avant la Réfutation des
XII anathématismes (début 431).

1.1. Arguments de critique interne


Bien que Théodoret s’en défende - peut-être même avec
trop d’insistance -, son traité est loin d’être exempt de toute
intention polémique, notamment dans la partie où il traite de
l’Incarnation. Il est difficile, en effet, de croire que la vigou­
reuse réfutation des thèses d’Apollinaire est sans rapport avec
la crise nestorienne et qu’elle est seulement, à l’époque, un
développement obligé de tout exposé christologique, comme
la dénonciation des hérésies d’Arius et d’Eunome l’est de tout
exposé trinitaire. Si tel était le cas, on comprendrait mal la place
considérable que lui consacre Théodoret dans son traité94. Il
est plus vraisemblable de penser que, sous le nom d’Apolli­
naire, il vise en fait Cyrille [67] d’Alexandrie, qui, aux yeux des
Orientaux, reprend les thèses de l’hérésiarque en parlant d’une
unique nature95. Le lien de filiation, établi par Théodoret entre
l’hérésie d’Arius et d’Eunome et celle d’Apollinaire (II, 19),
dont Cyrille serait l’héritier, donne du reste à l’ensemble de cette
polémique du De Trinitate et incamatione une unité et une force
indéniables96. Le dessein polémique n’entre donc nullement en

93. D’après Sévère d’Antioche, le titre du traité aurait été : De theologia


sanctae Trinitatis et de oeconomia. Sévère le cite le plus souvent ailleurs sous la
forme : De oeconomia sive de vihumanatione, dans la mesure où il n’utilise à des
fins polémiques contre Jean le Grammairien que la seconde partie du traité.
94. II, 15-22.
95. C’était déjà l’opinion d’A. Ehrhard {op. cir., p. 652), comme le note
M. Richard, « L’activité littéraire de Théodoret... *, art. cit., p. 94.
96. La même relation entre les hérésiarques est établie de fait par Théodo­
ret dans sa Réfut. Atiath. 4 {PG 76, 409 B) : « Il veut, en effet, comme s’il y
avait un mélange, qu’il n’y ait aucune différence entre les paroles prononcées
dans les saints Evangiles et dans les écrits des apôtres, et cela quand il se fait
gloire peut-être de combattre Arius et Eunome et tous les autres hérésiarques. »
182 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

contradiction avec l’intention déclarée de vouloir instruire les


fidèles des vérités de la foi.
D’autre part, l’insistance mise par Théodoret à distinguer
les natures dans un seul Fils, à qui va une unique adoration, et
surtout la manière dont il justifie le parallélisme du double titre
décerné à la Vierge, dite à la fois Anthrôpotokos et Théotokos, se
comprendraient plus difficilement si l’on supposait ce traité sans
rapport avec les débuts de la crise nestorienne.

1.2. Arguments de critique externe


Une autre raison encore nous conduit à penser le contraire :
le traité présente, en effet, dans son argumentation et dans son
organisation même, des similitudes frappantes avec la Lettre au
peuple de Constantinople97. On y retrouve, en abrégé, la même
structure générale d’exposition : un exposé trinitaire, suivi
d’un exposé relatif à l’économie. Il n’est pas jusqu’à la transi­
tion, ménageant le passage de l’un à l’autre, qui ne présente des
signes évidents de parenté formelle98. Dans les deux cas, le ton
est le même et l’intention déclarée identique : le but de la lettre
comme celui du traité est d’instruire, non de combattre un adver­
saire. Pourtant, en adressant son instruction au peuple orphelin
de Constantinople depuis la déposition de Nestorius et l’instal­
lation d’un successeur tenu pour illégitime par les Orientaux,
Théodoret peut difficilement séparer l’enseignement dogma­
tique de toute visée polémique. Nous sommes tenté de penser
qu’il en va de même dans le cas du De Trinitate et incamatione.
Les parallèles que l’on peut établir avec la longue Lettre aux
moines d’Orient sont également nombreux, même si Théodoret
réfute ici ouvertement et de [68] manière très polémique les
Anathëmatismes de Cyrille99. La manière dont il souligne l’exis­
tence d’une parenté entre l’hérésie d’Apollinaire et celle d’Arius
et d’Eunome, et la rattache au docétisme de Marcion, Mani et
Valentin, avant de reprendre une seconde fois cette même liste
d’hérétiques en y introduisant les noms de Sabellius, Marcel et

97. Ci.ep. 5, SC 429.


98. Ep. 5 : « En voilà assez pour l’instant sur ce qui est à dire de la nature de
Dieu, puisque c’est pour un enseignement, non pour une discussion, que je me
suis entretenu avec vous et puisque notre enseignement est offert à des frères
et non point à des adversaires * (trad. Y. Azéma) ; De Trin. et incam. : « Dans la
mesure où notre discours sur la sainte Trinité s’adressait à une assemblée de
gens pieux et dociles aux enseignements de l’Évangile, il a reçu, à mon sens
une ampleur suffisante. Car notre dessein n’était pas, dans la circonstance
présente, de réfuter les gens impies, mais de présenter aux disciples des apôtres
un exposé de la foi. »
99. Ep. 4 {SC 429). Théodoret y fait explicitement référence à quatre ana-
thématismes et en critique plusieurs autres de manière non explicite.
VEXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNA TION 183

Photin, a son pendant presque exact dans le De Trinitate et incar­


nations100. Ici et là, c’est bien la même christologie qui s’exprime,
avec toutefois une différence notable : dans sa lettre, Théodoret
évite les formules concrètes et parle seulement de nature divine
et de nature humaine. Mais, comme dans le traité, il insiste sur
la perfection de ces deux natures, sur leur union sans confusion
ni mélange en un seul Fils et Christ à qui va une unique adora­
tion. On retrouve de part et d’autre « l’argument du temple »,
tiré de Jn 2, 19, pour prouver que l’union ne supprime pas la
distinction des natures101. Les différents épisodes de la vie du
Christ rapportés par l’Évangile, notamment les miracles et
la Passion, y sont relus à la lumière de cette distinction, pour
bien montrer ce qui relève de la divinité et ce qui se rapporte
à l’humanité. L’apparente opposition entre les appellations de
« Monogène » et de « premier-né » y est pareillement résolue, les
noms d’« Emmanuel » et de « Christ » y servent à fonder une
même christologie dualiste tout en sauvegardant l’unité de la
personne, et, conséquence logique de tout l’exposé, la légitimité
de l’appellation « Mère de l’homme », jointe à celle de « Mère
de Dieu », est défendue au terme de la lettre comme à la fin du
traité102. La parenté des deux textes semble donc incontestable,
au point que si la Lettre aux Orientaux n’attestait pas l’antériorité
du traité, on pourrait les croire contemporains.
Entre le De Trinitate et incamatione et la Réfutation des
XII anathématismes ou encore le Pentalogos> malgré le carac­
tère fragmentaire de ces deux écrits polémiques, on relève aussi
un certain nombre de similitudes103. Une même christologie
s’y exprime, souvent à partir des mêmes versets et exemples
scripturaires. Tout donne donc à penser que notre traité a été
rédigé dans les années qui précèdent immédiatement le concile
d’Éphèse, à un moment où le conflit doctrinal était déjà engagé
entre Cyrille et Nestorius. Il serait intéressant enfin de comparer
l’expression de la christologie de Théodoret dans ce traité et
dans le Livre X de son De Providentia, qui présente un schéma

100. De Trin. et incam. Il, 10. Les variations sont minimes : dans la Lettre
aux moines, Théodoret mentionne en outre les hérésies de Valentin et de
Bardesane. La présence de Sabellius, Marcel et Photin se justifie dans la me­
sure où non seulement ils confondent les hypostases trinitaires, mais font du
Christ un homme pur et simple.
101. Ep. 4, 95-104 ; De Trin. et incam. II, 18. Cet argument, développé
sans différences notables, est fréquemment utilisé par Théodoret : cf. Réfut.
Anath. 2 (PG 76, 400 BC) ; Pentalogos (ACO I, 2, 51, n° 41, 7).
102. Mais beaucoup plus longuement dans la Lettre {ep. 4, 352-380,
SC 429).
103. M. Richard en convient après l’avoir mis en doute (« L’activité litté­
raire de Théodoret... », art. ci'f., p. 95-97).
184 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

d’expo[69]sition comparable et des développements souvent


très proches 104.Théodoret y demeure fidèle à l’affirmation d’une
christologie résolument dualiste, notamment lorsqu’il traite
de la Passion, mais l’absence de formules concrètes105 est un
argument majeur pour situer après 431 la composition de ces
discours106. Cette comparaison fournirait donc un argument
supplémentaire pour placer la composition du De Trinitate et
incamatione avant le concile d’Éphèse.

2) La date de VExpositio rectae fidei


La date de VExpositio est plus difficile à déterminer. La
question n’a pas vraiment retenu l’attention de J. Lebon (1930),
occupé surtout à faire valoir les arguments en faveur de la resti­
tution du texte àThéodoret107. Pour M. Richard (1934), ce traité
est nécessairement antérieur au concile d’Éphèse et même au
déclenchement de la crise nestorienne : il en veut pour preuve
l’expression qu’y revêt la christologie108. Son examen l’amène à la
conclusion suivante : « Admettre que VExpositio rectae confessionis
a été composée après le concile d’Éphèse ce serait admettre que
Théodoret n’a rien appris de ses luttes contre saint Cyrille, alors
que tous ses autres écrits prouvent le contraire109. » Il y voit donc
l’un des tout premiers écrits de Théodoret, postérieur seulement
à la Curatio et à VAdversus Iudaeos auxquels la première phrase
du traité lui paraît faire ouvertement référence. Sans autrement
en préciser la date de composition, il considère que le traité a
été suivi d’une série d’ouvrages, aujourd’hui disparus, dirigés
contre les ariens, les macédoniens et les marcionites, précédant
eux-mêmes le De Trinitate et incamatione.

104. L’histoire du salut y est également retracée de manière linéaire (PG 83,
745 C-761 D). L’épisode des tentations du Christ est traité de manière très
voisine, au point que Théodoret donne l’impression de reprendre des dévelop­
pements tout faits. La manière différente dont il commente Is 53, 3 « C’était
un homme dans la douleur * - citation absente du De Trin. et incam. - dans sa
Rêfut. Anath. 12 (PG 76,449 BC) et en De Prov. X (PG 83, 753 D) ou encore
dans Vin Is. 17, 56-58 (SC 315), traduit en revanche l’évolution qui s’est opé­
rée dans son vocabulaire après le concile d’Éphèse.
105. Voir aussi, dans les deux écrits, les définitions données du nom
« Christ * : De Trin. et incam. U, 11 (PG 75, 1472 B) et De Prov. X (PG 83
748) et les observations de M. Richard à ce sujet (« L’activité littéraire de
Théodoret... *, art. du, p. 104-105).
106. La date a été discutée ; M. Richard et Y. Azéma retiennent celle de
435-437.
107. J. Lebon, « Restitutions àThéodoret de Cyr », art. cit.
108. M. Richard, « L’activité littéraire de Théodoret... », art. du
109. Ibid.y p. 89.
UEXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉETL’INCARNA TION 185

A l’opposé de cette datation haute, R.V. Sellers (1945) situe


la rédaction de YExpositio aux alentours de 447 no. Son argumen­
tation se fonde sur les dernières lignes de la lettre doctrinale,
adressée à l’évêque Timothée (ep. 131) et [70] datée approxima­
tivement, selon Sellers, de 448in.Théodoret y déclare, en effet,
joindre à sa lettre « la brève instruction (auvropov ÔiôaaxaXtcxv)
qu’[il a] écrite récemment (7tpcoY]v) à l’instigation du très
religieux et très saint homme de Dieu, le vénérable <le nom
manque>, instruction capable à elle seule d’enseigner l’authen­
tique doctrine des apôtres ». Il ajoute que, s’il disposait d’un
copiste, il lui ferait également tenir ses traités en forme de dialo­
gues (oc ôtaXoyixtôç auvéypa^a), dans lesquels on s’accorde à
reconnaître l’jEranistès. Or Sellers voit, dans la première phrase de
YExpositio, une allusion directe à YEranistès et affirme constater
une parenté de terminologie entre les deux traités. U émet en
outre l’hypothèse que le destinataire de la Lettre 131 serait Ibas
d’Édesse et voit dans les destinataires de YExpositio une commu­
nauté monastique de la région d’Edesse.
La thèse de Sellers a été réfutée pointpar point par M.F. A. Brok
(1951), qui reprend à son compte l’argumentation de M. Richard
concernant la date de YExpositio. Il ajoute avec raison qu’on ne
peut pas tirer argument de la Lettre 131, comme le fait Sellers,
pour justifier la date de 447, car la question doctrinale débattue
dans cette lettre et dans le troisième dialogue de Y Eranistès
- l’impassibilité de la nature divine - n’est même pas abordée
dans YExpositio. Or il est difficile d’admettre que Théodoret
puisse joindre à sa lettre un écrit qui serait sans rapport avec le
sujet traité. Il faut donc logiquement renoncer à voir dans cette
« brève instruction » (auvropov ÔtÔaaxaXiav) YExpositio112.
L’argumentation de Sellers en faveur de la date de 447 paraît
donc bien fragile et sa thèse n’a pas été retenue. Non que les
arguments avancés par Brok ou par Richard en faveur d’une
date antérieure au concile d’Éphèse soient tous également
convaincants. Certaines insuffisances relevées dans l’expres­
sion christologique de YExpositio sont parfois trop subtiles, de

110. R.V. Sellers, « Pseudo-Justin’s Expositio rectae fidei : a work ofTheodo-


ret of Cyrus », Journal oj Theological Studies 46, 1945,p. 145-160.
111. Cette date est retenue par M.F.A. Brok, «Tn e Date of Theodoret’s
Expositio rectae fidei », Journal of Theological Studies N.S. 2, 1951, p. 178-183 ;
Y. Azéma (SC 111) date la lettre du milieu de 450.
112. M.F.A. Brok et M. Richard considèrent qu’il s’agit de la Démonstra­
tion par syllogismes ; d’autres, avec J. Quasten, pensent qu’il pourrait s’agir de
l’opuscule Que même après TIncamation, notre Seigneur Jésus-Christ est un seul
Fils..Voir sur le sujet, M. Richard, « Un écrit deThéodoret sur l’unité du Christ
après l’Incarnation », Revue des sciences religieuses 14, 1934, p. 34-61 (= Opéra
Minora II, n° 44).
186 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

l’aveu même de M. Richard, pour servir de preuve113. De même,


l’affirmation de Brok, selon laquelle l’auteur de 1 ’Expositio, sans
professer le nestorianisme, utiliserait des arguments et une
terminologie ambigus, demanderait à être précisée114. De même
encore, le fait qu’on ne trouve dans YExpositio aucune allusion à
l’eutychianisme commande certes d’écarter la date de 447, mais
n’impose pas nécessairement de situer le traité avant 431.
D’autre part, le problème de l’union des natures du Christ,
qui occupe presque toute la place dans YExpositio, est bien le
problème majeur dans le débat ouvert [71] par la crise nesto-
rienne : on pourrait donc en tirer argument pour dater le traité
de la période qui suit le concile d’Éphèse. M. Richard l’a bien
vu115, mais juge la solution peu vraisemblable en raison des
insuffisances des solutions présentées par l’auteur, notamment
dans les comparaisons qu’il utilise. Seule pourtant la compa­
raison avec l’union de l’âme et du corps est reprise par lui, mais
plus brièvement, dans sa Réfutation des Anathêmatismes et dans
YÉranistès116 : or, de l’avis même de M. Richard, les rapproche­
ments que l’on peut établir avec YExpositio pour conclure à sa
rédaction avant 431 sont dans ce cas peu significatifs. La preuve
la plus forte demeure donc l’argument a silentio : Théodoret
aurait renoncé, après le concile d’Ephèse, à ces comparaisons
maladroites, comme il aurait renoncé à l’utilisation des formules
concrètes pour désigner les deux natures unies dans la personne
du Christ. De telles formules, nous l’avons dit, sont pourtant
pratiquement absentes de YExpositio, si l’on excepte la mention
de « l’homme parfait » au début de l’exposé christologique117.
D’autre part, dans un texte de Théodoret antérieur à Éphèse,
il est étonnant de ne jamais rencontrer le terme de cruvàcpsia
pour désigner l’union, mais seulement celui d’ëvcoaiç 118 OU
encore de noter l’absence de formules constamment utilisées
par lui dans ses écrits doctrinaux - « la forme de Dieu, la forme
de l’esclave » pour distinguer les deux natures. Enfin, l’utilisation
dans YExpositio d’un vocabulaire qui s’apparente à celui d’écrits
de Théodoret largement postérieurs à Ephèse plutôt qu’à celui

113. M. Richard, « L’activité littéraire de Théodoret... », art. cit.y p. 86.


114. M.F.A. Brok, «The Date... *, art. cit.y p. 178-179. M. Richard le fait
davantage.
115. M. Richard, « L’activité littéraire dçThéodoret... », art. cit.y p. 85 s.
116. Rèfut. Anath. 3 (PG 76, 404 C) ; Eranistès II (PG 83, 109-112. 145-
148 ; Etthnger, p. 114, 22 s., 138,21 s.).
117. Exposition 10.
118. Cela se comprendrait mieux d’un texte postérieur au concile d’Éphèse,
dans la mesure où Cyrille, qui a pourtant utilisé le terme avant le conflit avec
Nestorius, considère qu il pourrait laisser entendre, chez les partisans de Nes-
torius, une union relâchée.
UEXPOSmO ET LETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNA TION 187

de la Thérapeutique ou du De Trinitate et incamatione ne laisse


pas d’être troublant119. Sans doute ces quelques indices sont-ils
trop fragiles pour nous autoriser à dater le traité des années qui
suivent le concile d’Éphèse ou l’Acte d’union (433) et pour
remettre en cause la solution proposée par M. Richard. Ils font
pourtant apparaître la complexité du problème.
Une fois admise une date de composition antérieure à 431,
la difficulté de fixer un terminus a quo demeure : VExpositio
est-elle vraiment antérieure au début de la crise nestorienne,
comme le pense M. Richard ? Pour quelle raison, si c’est là
un des premiers écrits doctrinaux de Théodoret, aborde-t-il la
question de l’Incarnation, en centrant presque tout son discours
sur l’union ? Le fait est d’autant plus curieux qu’on ne retrouve
pas dans ses ouvrages postérieurs la même démarche dialec­
tique ni les mêmes spéculations théologiques sur ce point précis.
Entend-il contester seulement les synousiastes, à la manière de
Diodore de Tarse120 ? Ne peut-on pas voir dans sa dénonciation
[72] d’une union des deux natures, conçue comme un mélange
et une confusion, un moyen d’atteindre Cyrille à travers les
apollinaristes ? D’autant qu’est également dénoncée l’idée que
le Verbe aurait pu se transformer en chair, un grief fait à Cyrille
dans la Réfutation des Anathématismes121. Il est difficile de donner
une réponse catégorique.
Avant la restitution de VExpositio à Théodoret, grâce au
témoignage de Sévère d’Antioche, personne n’avait jamais songé
à lui en attribuer la paternité ; on pensait plutôt à Théodore de
Mopsueste, à Diodore de Tarse ou même à Apollinaire122. Il y a là
sans aucun doute un argument supplémentaire en faveur d’une
datation haute, qui, du même coup, interdirait d’établir un lien
avec le déclenchement de la crise nestorienne. VExpositio serait
donc « un ouvrage de jeunesse » de Théodoret. Cette solution,
avouons-le, ne nous satisfait qu’imparfaitement. Elle permet
pourtant d’expliquer le caractère singulier du traité par rapport
aux autres écrits doctrinaux de Théodoret et de justifier que son
écriture corresponde parfois si peu à la manière habituelle de
cet auteur. Sans le témoignage de Sévère d’Antioche, qu’aucune

119. R.V. Sellers fait lui aussi ce constat (« Pseudo-Justin’s Expositio... *,


art. cit, p. 159 et n. 3), mais exploite assez peu cet élément dans son argumen­
tation.
120. Des extraits de son traité Contre les synousiastes sont conservés dans
un florilège syrien (cf. M. Brière, « Fragments syriaques de Diodore de Tarse
réédités et traduits pour la première fois », Revue de l'Orient chrétien 10, 1946,
p. 231-283).
121. Cf. Réfut. Anath. 1 (PG 76,392).
122. Cf. supra} n. 4.
188 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

raison sérieuse ne permet de suspecter, l’attribution de YExpo-


sitio àThéodoret n’irait pas de soi.

C. Les destinataires des deux traités


Reste la question des destinataires de ces deux traités. En
dépit des déclarations de l’auteur qui prétend avoir seulement
en vue l’instruction des fidèles123, la dimension polémique des
deux ouvrages est évidente et s’explique assez bien : un exposé
de la foi orthodoxe doit nécessairement mettre en garde contre
les déviations dont cette foi est l’objet. Si, dans YExposition aucun
hérésiarque n’est nommé, l’auteur n’en combat pas moins les
thèses d’Arius et d’Eunome dans l’exposé trinitaire et celles
d’Apollinaire et des synousiastes lorsqu’il traite de l’union des
natures. L’hétérodoxie des premiers (§ 1 : twv éxEpocppôvcov)
est seulement rappelée et ils ne font jamais l’objet d’une attaque
directe ; en revanche, les seconds sont pris vigoureusement à
partie et accusés d’hypocrisie : ils feignent de prendre la défense
de la religion chrétienne (tôv xPtaTLavta^v ^rpecrôeueiv)
pour mieux supprimer la distinction des natures et intro­
duire les notions de mélange et de confusion (§ 15). Doit-on
conclure de la passion qui anime ici l’auteur qu’il a une raison
précise de dénoncer, sans les nommer, les partisans des thèses
d’Apollinaire ?
C’est en tout cas l’hérésie d’Apollinaire qui est encore le plus
longuement réfutée dans le De Trinitate et incamatione. Mais
cette fois l’hérésiarque est clairement désigné, comme le sont
aussi Arius et Eunome dont il est en quelque sorte l’héritier. Il
est donc difficile de dire si la manière dont procède l’auteur pour
dénoncer l’apollinarisme dans les deux traités traduit ou non des
préoc[73]cupations différentes. On ne peut donc pas vraiment
en tirer argument pour décider de la date de YExpositio124.
Du même coup, l’identité des destinataires demeure elle
aussi une question difficile à trancher. L’hypothèse de R.V.
Sellers, pour qui YExpositio serait adressée à un groupe chrétien
d’Édesse, n’est pas recevable, comme l’a montré M.F.A. Brok125.
Le fait que l’appellation « fils de l’Église », utilisée à plusieurs
reprises dans YExpositio, ne se retrouve dans aucune autre
œuvre de Théodoret, est certes curieux, mais ne constitue pas
123. Expositio § 1, 9-10 ; De Trin. et incam. I, 2-3.
124. De ce point de voie, YExpositio paraît assez proche dans sa conception
du traité De mcamatxone de Théodore de Mopsueste, où il n’est fait mention
d’aucun hérésiarque, ni dans les fragments grecs ni dans les fragments sy­
riaques, alors que de toute évidence les thèses d’Apollinaire y sont longuement
combattues.
125. M.F.A. Brok, «The Date... », art. cit., p. 181-183.
UEXPOSmO ET UETRAITÉ SUR LA TRINITÉ ETL’INCARNA TION 189

un argument décisif pour faire admettre que l’ouvrage s’adresse


à un autre public que celui du De Trinitate et incamatione.
Théodoret souligne là, en effet, qu’il destine son ouvrage « aux
enfants de la piété » (toîç Tpcxpiporç xfjç morecoç) et s’adresse
« à une assemblée d’hommes pieux »> (èv eùoeôôv ooXXôyo)) 126.
Or la première formule est présente une fois, sous une forme
approchante, dans VExposilio127. Faute d’arguments dirimants,
le plus raisonnable est donc d’admettre que l’auteur s’adresse
dans les deux cas aux fidèles de son diocèse et de la région
d’Antioche. Mais, en fonction de la date de composition retenue
pour chacun des deux traités, il est évident que son intention ne
peut pas être exactement la même. S’il s’agit dans les deux cas
d’instruire de la vraie foi, l'Exposilio le ferait par rapport à des
hérésies plusieurs fois déjà dénoncées, notamment par Théodore
de Mopsueste, tandis que le De Trinitate et incamatione aurait
plus directement pour but de prémunir les communautés
chrétiennes de la région d’Antioche contre une résurgence de
l’apollinarisme et de les mobiliser derrière leurs évêques pour
défendre la position doctrinale des Orientaux contre les innova­
tions de Cyrille d’Alexandrie.

Conclusion

En conclusion, ces deux traités doctrinaux ont surtout en


commun d’avoir été restitués à Théodoret grâce au témoi­
gnage de Sévère d’Antioche, de présenter un schéma général
d’exposition identique et de porter la marque de la christologie
antiochienne. Pour le reste, rien ne les apparente vraiment, ni le
style, ni la structure de l’exposé à l’intérieur des deux grandes
parties, ni le type d’argumentation utilisé. Dans les deux cas,
le propos de l’auteur ne semble pas exactement le même,
notamment s’agissant de l’Incarnation. La doctrine est fonda­
mentalement identique, nous l’avons dit ; mais la visée n’est pas
la même et répond sans doute à des objectifs différents.
[74] S’il est clair que le De Trinitate et incamatione doit
être mis en relation avec les débuts de la crise nestorienne et
rapproché du combat que mène Théodoret contre Cyrille,
avant et après Éphèse, et dont témoignent sa Réfutation des
Anathèmaiismes comme sa Correspondance, la situation de
YExpositio est plus difficile à cerner. Son utilisation par Sévère
d’Antioche contre Théodoret et la christologie des Orientaux
126. Cf. 1,3 et II, 1.
127. Expositio § 4 : toùç rfjç èxxXrjotaç Tpcxpipouç;.
190 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

pourrait donner à penser que le traité a joué un rôle dans le


débat doctrinal ouvert par la crise nestorienne. Mais l’argument
est bien fragile : Sévère peut verser cette pièce au dossier qu’il
réunit pour accabler Jean le Grammairien exactement au même
titre que celles qu’il emprunte, dans le même but, à Théodore
de Mopsueste : comme ces dernières, elle n’aurait alors qu’un
rapport a posteriori avec la crise nestorienne.
En l’absence de témoignages externes permettant de préciser
la date de composition de VExpositio et les circonstances qui lui
ont donné naissance, on peut seulement constater le caractère
singulier du traité dans l’ensemble de l’œuvre conservée de
Théodoret. Il offre notamment peu de points de contact signi­
ficatifs avec ses écrits doctrinaux sur l’Incarnation. La solution
d’en faire une « œuvre de jeunesse » fournit, faute de mieux,
une explication plausible de cette singularité. On peut, en effet,
imaginer que Théodoret pour rédiger cet exposé de foi demeure
encore largement tributaire de Diodore de Tarse et de Théodore
de Mopsueste, comme il l’est dans la Thérapeutique des apolo­
gistes antérieurs. Mais cela reste naturellement à prouver.
Munera amicitiae, Soveria Manelli 2003, p. 213-227

28

DE QUELQUES RÉFLEXIONS DE
THÉODORET DE CYR SUR LES
NOTIONS D’OUSIA ET D’HYPOSTASIS

A l’époque où écrit Théodoret, la terminologie trinitaire est


désormais fixée, grâce aux efforts accomplis, au siècle précé­
dent, notamment par les Cappadociens. C’est à eux que revient
le mérite d’avoir su établir une nette distinction entre les notions
d’ousia et d'hypostasis et d’avoir précisé le sens de chacun de ces
termes. Si Théodoret n’eut donc plus qu’à mettre à profit sur ce
point l’apport de ses devanciers, il dut cependant se trouver, à
plusieurs reprises, dans l’obligation de rappeler à son auditoire
ou à ses lecteurs ces nécessaires distinctions. Quand il prit en
charge le diocèse de Cyr, il y trouva, en effet, de nombreux
hérétiques, notamment ariens, qu’il s’efforça de ramener à
l’orthodoxie1. Il n’ignorait pas non plus que, parmi « les fils de
l’Église », la connaissance du mystère de la Trinité restait souvent
bien floue et que, faute d’entendre avec exactitude le sens de
certains termes, le risque était grand de retomber, sans presque
s’en rendre compte, dans les hérésies d’Arius ou de Sabellius.
De ses efforts pour expliquer et préciser un certain nombre
de termes techniques, utilisés dans les discussions théologiques,
nous pouvons encore juger à partir d’un écrit sur la Trinité,
conservé en tradition latine dans la Collectio Sangermanertsis,
qui pourrait dater des débuts de son activité littéraire, et d’un
passage de son Eranistès, une œuvre de la maturité, rédigée pour
réfuter les thèses monophysites d’Eutychès. L’examen de ces
deux textes devrait permettre d’apprécier à la fois les qualités

1. Théodoret, Episu 113 au pape Léon, SC 111, p. 62, 22 s.


192 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

didactiques deThéodoret et le contenu exact de sa propre termi­


nologie, dans les domaines trinitaire et christologique.
La distinction entre ousia et hypostasis, ici clairement établie,
dans un contexte de théologie trinitaire, est en réalité plus large­
ment opératoire : [214] l’auteur y fait plusieurs fois référence
dans son exégèse doctrinale, notamment pour réfuter des thèses
gnostiques, sans même avoir alors à redéfinir des notions,
supposées connues et admises par tous de façon univoque. Il
est toutefois des cas où la distinction paraît moins nette que
ne le laissent croire ces définitions, ou du moins plus difficile
à maintenir avec la même fermeté. Tel est celui d’He 1, 3, où
le Fils est dit « empreinte de l’hypostase » du Père. Grégoire de
Nysse, au terme d’un opuscule traitant de la différence entre
Yousia et Yhypostasis, avait bien senti la difficulté posée par ce
verset, qui semblait ruiner son analyse2. Il sera donc intéressant
de voir comment Théodoret, à son tour, parvient à le mettre en
accord avec la définition qu’il donne de ces termes.
On se demandera enfin si la netteté de la distinction qu’il
opère entre les notions d'ousia et d’hypostasis, et d’abord dans
une perspective trinitaire, n’a pas contribué à rendre plus
difficile pour lui le dialogue avec Cyrille, quand il s’est agi de
christologie. Son application à distinguer dans le Christ deux
natures, unies sans confusion ni mélange, dans la mesure où elle
procède, elle aussi, de cette même distinction, risquait, en effet,
de fragiliser l’unité de la personne. Théodoret l’a progressive­
ment mieux compris et, sans renoncer à bien distinguer les deux
notions, il a tenté d’y remédier.

I. La définition des notions


d’ousia et d9hypostasis

1. L’écrit sur laTrinité delà Collectio Sangermanensis


A quelle époque a-t-il rédigé le bref exposé sur la Trinité,
conservé en tradition latine dans la Collectio Sangermanensis3 ?
S’agit-il d’un petit opuscule ou plutôt, comme certains indices
sembleraient l’indiquer4, d’un fragment détaché d’un ouvrage
plus long, voire d’un florilège doctrinal, comme on en connaît
2. Cet opuscule de Grégoire fut plus tard introduit dans le corpus des lettres
de son frère Basile (epist. 38) ; voir à ce sujet, R. Pouchet, Basile le Grand et
son univers d’amis d’après sa correspondance, Rome 1992, p. 60. Basile avait, en
réalité, brièvement traité de la question dans sa Lettre 236, Ç 6, 1-28.
3. E. Schwartz, ACO 1,2, 5, n° 15, p. 150-154.
4. Le fait, par ex., que la première pnrase du texte contient une liaison par
autem (Salus autem est scientia existentis...).
LES NOTIONS D’OUSÎA ET D'HYPOSTASIS CHEZTHÉODORET

d’autxes attribués à cet auteur ? Quoi qu’il en s '


présente une grande unité et offre un bon résumé de la d
trinitaire orthodoxe. L’exposé s’organise de la manié oclnne
re suivante :
une réfutation de la doctrine trinitaire de Sabellius" suivie de
la réfutation de celle [215] d’Arius, destinées l’une
montrer que, faute d’avoir correctement entendu etd^roéte*
s
notions de « substance » (substantia = oùota) et de « subsistence »
(subsistentia = Ô7tôoTaoi<;), tous deux sont tombés dans l’erreur
même s’il s’agit de deux erreurs symétriquement opposées!
Ici prend place le développement que Théodoret consacre à la
distinction théorique des notions de « substance » et de « subsis­
tence » ; des exemples l’illustrent et permettent une application
à la Trinité. Le développement s’achève sur un nouveau rappel
de la nécessité qu’il y a à bien distinguer ces notions pour éviter
les erreurs d’Arius et de Sabellius. Par-delà ces distinctions
indispensables à la profession d’une théologie trinitaire ortho­
doxe, Théodoret invite « les fils de l’Église », en recourant à une
analogie - celle de l’intelligence humaine - à entrer davantage
dans la compréhension du mystère de la Trinité. Ceux dont
l’intelligence aura été purifiée ne se demanderont plus, comme
les sots, comment trois peut être un ou l’inverse. Avec la réfuta­
tion de cette objection, qui permet une dernière fois de préciser
les notions de « substance » et de « subsistence », s’achève ce
petit exposé trinitaire.
Tout du long, Théodoret y fait preuve d’un souci didactique
et pédagogique évident : il reprend avec insistance les mêmes
formules théologiques et veille constamment à en préciser
chaque terme technique par un synonyme qui en éclaire le
sens. Dès le début de sa réfutation de Sabellius, l’équivalence
subsistentia/persona (= ûnàoTCXOïç/Tzpôoomov) est posée, pour
confesser clairement uneTrinité de personnes, avec chacune une
existence propre (trinitatem personarum subsistentium), bien diffé­
rente de la Trinité purement nominale professée par Sabellius
(nomina solummodo sine subsistentiis tria in una persona comciens).
De la même manière, est affirmée l’unité de « nature » et de
« substance » (unus deus substantia atque naturay una natura atque
substantia = cpuatç xai ouata) de ces trois « subsistences » ou
« personnes ». Les mêmes équivalences de termes sont reprises
dans la réfutation d’Arius : son erreur est de comprendre
« nature et substance » (naturas et substantias3 una substantia seu
natura) au sens de « subsistence ou personne » (subsistentiae siue
personae) et d’introduire ainsi trois natures distinctes.
Le moment est venu, après ces deux exposés, symétriques
jusque dans l’opposition des formules théologiques qui carac-
194 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

térisent chaque hérésie, de préciser le sens, « pour ceux qui


l’ignorent», des termes «nature et substance», «personne
ou subsistence ». En deux phrases, d’une parfaite symétrie,
Théodoret établit une équivalence sémantique entre « nature/
substance » et « subsistence/personne », en soulignant que,
dans chaque cas, la différence entre ces termes est seulement
verbale (in nullo significa[216] tiuorum differunî nisi nominé). Il
s’en explique en recourant aux notions de « commun » et de
« propre », qu’illustre un exemple simple, appliqué ensuite au
cas de la Trinité : tous les hommes ont une commune nature
ou substance, ainsi Pierre, Jacques et Jean, mais chacun a une
personne ou « subsistence » propre, ce qui fait que Pierre est un
autre que Jacques ou Jean ; de même, le commun de la Trinité
est de posséder une « unique nature et substance », « mais non
une unique subsistence ou personne », puisque le Père, le Fils et
l’Esprit ont chacun une « subsistence » propre.
Un second exemple permet de pénétrer plus avant dans la
connaissance du mystère de la Trinité : la production par l’intel­
lect (intettectus, mens = voüç) de la parole/raison (ratio = Xôyoç)
dans le souffle (spiritus = 7tve0p<x) offre, en effet, une analogie
avec la relation existant entre les trois personnes divines, d’autant
que l’homme est « à l’image » de Dieu. Ici comme là, on peut
voir « l’unité de la substance » (unum substantia) et « la trinité des
propriétés » (tria proprietalibus = idi&rrfczc;)5.
Il reste à écarter l’objection de ceux qui ne comprennent
pas comment un peut être trois et inversement. Théodoret,
en montrant que tout dépend du point de vue selon lequel
(secundum quid = xoctoc t0 on envisage la Trinité, résume en
quelques formules insistantes toute sa démonstration : la Trinité
est une sous le rapport de la nature et de la substance, mais trine
sous le rapport des personnes (trinitas personis, non substantia ;
unitas substantia, non personis). Il conclut :
« Sous un rapport la Trinité est une trinité, et sous un autre
rapport l’unité est une unité. H y a, en effet, un, un autre et un
autre, car il y a trois subsistences ; mais il n’y a pas une chose,
une autre et une autre chose, car il y a unicité de nature et de
substance6. *

5. ACOI, 2, 5, p. 153, 8-22. Théodoret reprend cette analogie en Haer.


fab. V, 6 (PG 83, col. 452 C) et en Quaest. in Gen. 20 (éd. N. Fernandez Mar-
cos -A. Saenz-Badülos, Madrid 1979 = FM 1, p. 26, 19-27, 8 ), mais il en
souligne alors l’insuffisance : à la différence du Logos divin, le logos humain
cst^déjgourvu (Lune véritable hypostase (àvoTtôcrcaxoç).
LES NOTIONS EYOUSIA ET D’HYPOSTASIS CHEZTHÉODORET 195

2. L’exposé de YÉranistès
Bien que la version latine de cet exposé trinitaire laisse
aisément reconnaître son modèle grec, il est heureux que nous
ayons conservé, dans le texte original, un autre exposé de
TTiéodoret sur le sujet, au début de son Éranistès. Avant d’engager
le dialogue avec le Mendiant, l’Orthodoxe juge, en effet, indis­
pensable de définir les termes techniques de la théologie (itspl
tüv Getcov ôvopàxmv) qui seront utilisés au cours de la discus­
sion, et précise :
[217] « je veux parler de la substance (oùatccç), des hypostases
(Ô7TOcn:àa£Cüv), des personnes (7tpooa>7tG)v) et des propriétés
OÔiorrjTcov), »
son intention étant de définir en quoi consiste leur différence
réciproque (ôptacopcOa xiva è'xei Ttpôç aXKrjka Ôtacpopàv)7.
Avant d’aborder le dialogue proprement christologique,
l’Orthodoxe entend s’assurer qu’il partage avec son interlocuteur
la même foi trinitaire et n’a pas affaire à un arien : la question
lui est donc posée de savoir s’il reconnaît aux trois personnes de
la Trinité une unique substance. L’accord obtenu sur ce point,
il introduit une seconde question pour vérifier maintenant qu’il
n’a pas de tendances sabelliennes, dans le cas où l’hypostase ne
serait pour lui qu’« un autre nom de la substance » (trjç oùoùxç
exepov ôvopa). D’où l’interrogation du Mendiant et l’occa­
sion de l’exposé deThéodoret : «Y a-t-il une différence entre la
substance et l’hypostase ?» La réponse est brève :
« Selon la philosophie profane, il n’y en a pas. En effet,
la substance (ouata) désigne l’étant (tô ôv) et l’hypostase
(Ô7TÔomotç), l’existant (tô ôcpeoTÔç). Selon l’enseignement des
Pères, en revanche, la différence qu’il y a entre le commun et le
propre, ou entre le genre (tô yévoç) et l’espèce (tô etÔoç) ou l’indi­
vidu (tô ôtTopov), voilà la différence qu’il y a entre la substance et
l’hypostase8. »
Sans entrer dans toutes les considérations de Socrate sur
l’acception d’ousia et d’hypostasis chez les philosophes païens9,
Théodoret se contente de noter que les deux termes étaient pour
eux synonymes. Il aurait pu ajouter qu’il en fut longtemps de
même pour les Pères, et pour Athanase lui-même, jusqu’à ce que
s’impose la distinction opérée notamment par les Cappadociens,
celle à laquelle il se réfère ici. La définition abstraite qu’il donne
de ces termes, en recourant encore aux notions de commun et

7. Eran. 1, éd. G. H. Ettlinger, p. 63, 26-29.


8. Ibid.y p. 63,9-13.
9. Socr., Hist. eccl. 3,7, §§ 16-24, éd. G.C. Hansen, GCS3 p. 199.
théologie et christologie
196

, . distinction aristotélicienne entre le genre et


de propre, et est ensuite longuement illustrée par des
l’espèce ou 1 m ’ ont une meilleure compréhension de la
exemples ^U1 . • e ^nSi yanimal est un genre, à l’intérieur
terminologie ^ nombreuses espèces, qui se subdivisent à
leur Mur en individus. De même, homme est un terme générique
désignant tous les individus qui partagent cette meme nature
rfiaot xaÙTTK xotvwvoùat ri); (ponceoç), tandis que les noms
Paul ou Pierre ne désignent plus « le caractère commun de la
nature » (tô xoivôv Tfjç (pùaetoç), mais un individu particulier.
La démonstration se poursuit, avec à l’appui plusieurs citations
bibliques destinées à montrer que l’Écriture [218] confirme le
sens générique du mot homme, tel qu’il vient d’être établi par le
raisonnement. A la demande du Mendiant, qui a bien compris
la différence entre le commun et le propre, on revient alors à
la question de la substance et de l’hypostase : de même que
le mot homme désigne la nature humaine dans son ensemble,
la substance divine désigne la Trinité, tandis que l’hypostase
désigne la personne du Père, du Fils ou de l’Esprit, chacune en
fonction de son propre. D’où la conclusion de Théodoret :
* En accord avec les définitions données par les saints Pères,
nous disons que l’hypostase, la personne et la propriété désignent
la même chose. *
Plus brièvement que dans l’écrit sur la Trinité, Théodoret
opère là les mêmes distinctions fondamentales entre onsia et
hypostasisj en recourant à une argumentation qui repose à l’évi­
dence sur les mêmes schémas de pensée et à des analogies qui
lui sont d’autant plus familières sans doute qu’elles sont héritées
d’une déjà longue tradition.

IL Le recours aux notions d’ousia et


d'hypostasis dans l’exégèse doctrinale
Si, dans ces deux cas, la distinction entre ousia et hypostasis
intervient à l’occasion d’un exposé trinitaire, elle est toutefois
plus largement opératoire dans l’œuvre de Théodoret. L’enjeu
reste néanmoins presque toujours doctrinal.

1. La réfutation de thèses gnostiques


La notion tfousia est ainsi, à plusieurs reprises, utilisée par
l’exégète pour réfuter des thèses qui laisseraient supposer l’exis­
tence d’un dieu méchant à côté d’un Dieu bon. La manière dont
UES NOTIONS tYOUSIA ET D’HYPOSTASIS CHEZTHÉODORET 197

il répond, dans ses Quaestiones in Genesim, à Tinterrogation de


ceux qui jugent difficile de croire qu’un même Dieu ait pu créer
à la fois la lumière et les ténèbres, en est un bon exemple10.
Après avoir fait remarquer que les deux sont nécessaires et
utiles à l’homme, en refusant du même coup de considérer les
ténèbres comme quelque chose de mauvais, il entreprend de
démontrer que les ténèbres (tô oxotoç) n’ont pas de substance,
mais sont « un accident » (oùx oùotoc xitç èaxtv, àXXà 7rpàypa
aupGepYjxôç), l’ombre projetée de la terre et du ciel, qui s’éva­
nouit avec le lever du jour. En revanche, la lumière, assimilée
au soleil, est une substance dotée d’une réelle existence (tô Ôè
cpûç [219] oùata éoxl xai ôcpéorrixe). Dieu est donc étranger à
l’origine des ténèbres, dont l’apparition s’explique uniquement
par des lois physiques. Deux exemples aident à le comprendre :
l’ombre portée de notre corps exposé au soleil, l’obscurité
d’une maison sans lumière, que dissipe tout à coup la présence
de flambeaux. Contrairement au corps, au ciel et à la terre,
qui ont chacun une réalité substantielle (ouata xtç), l’ombre
est un simple accident (axta aupGcpyjxôç èaxtv, oùx ouata),
sans existence propre (où yàp utpéaxrjxev, àvu7tôaxaxov Ôè
XpŸ]pà èaxtv). De même, les ténèbres de la nuit ne sont ni une
substance incréée (ccyévYîTOç oùata), autrement dit un dieu-
ténèbres à côté d’un dieu-lumière, ni une réalité subsistant par
elle-même (yev^ xtç Ù7tôaxaatç) : elles sont un accident utile
- autre affirmation que les ténèbres ne sont pas un mal - qui tire
son origine de corps créés.
Théodoret recourt également aux notions d’ousia et d’hypos-
tasis pour réfuter la doctrine gnostique des éons et le fondement
scripturaire que pouvaient lui trouver ses auteurs. Il le fait à
deux reprises, de façon presque identique, à partir d’He 1,
1-2, dans son Commentaire de Vépître aux Hébreux et dans son
Histoire abrégée des hérésiesu. Uaiôn n’est rien d’autre, selon lui,
qu’une mesure du temps, avec diverses acceptions : l’intervalle
séparant la création du monde de sa fin, les limites de la vie
de chaque homme, la vie future ou encore, s’agissant de Dieu,
son éternité. En aucun cas, on ne saurait donc reconnaître a
Vaiôn une substance qui lui donnerait une véritable existence
ou « subsistence » (oùx oùata xtç èaxtv ùcpeaxwaa) . i est,
comme les ténèbres, dépourvu à la fois d’ousia et lypostasts

10. Théodoret, Quaest. in Gen. 7 (FM 1, P- , ,


59, PG 81, col. 1337 B : ei... axià tô oxôtoç eoti,
TcpâYlià èoxi ou[i6eBy]xôç. ,77 r_680 ; Haer. fab. V, 6,
11. Théodoret, Com. in Heb. 1, 2, pG 82, coll. 677 U
PG 83, coll. 465 D-468 C).
198 théologie et christologie

(oùx oùoia TCç èoxtv, àXX’ àvuTCÔaxocTOV XP^°0- Une telle


définition interdit par conséquent d’imaginer que les « siècles »
(éons) puissent être des puissances divines comparables à celles
de la Trinité. Partant de là, il est aisé pour l’exégète de citer les
versets de l’Écriture attestant que Dieu est antérieur aux siècles
et que le Fils lui-même est éternel, puisque, selon He 1, 2, « il a
fait les siècles ». Mais, Théodoret s’empresse de l’ajouter, le verbe
« faire » ici ne signifie pas que les siècles auraient la substance
d’une créature, non plus que le titre de « roi des siècles », décerné
à Dieu en 1 Tm 1,17, ne permet de leur attribuer une existence
propre (oùx èvi>7roen:àTOUç). Car on ne peut concevoir une
hypostase sans substance.

2. L’« empreinte de l’hypostase » en He 1, 3


Qu’il s’agisse de réfuter des thèses gnostiques ou les hérésies
trinitaires de Sabellius et d’Arius, Théodoret utilise les concepts
d’ousia et [220] d’hypostasis sans aucune ambiguïté, en s’en
tenant à la distinction établie par les Cappadociens. On le vérifie
encore dans l’interprétation qu’il donne d’He 1, 3, où le Fils est
dit « rayonnement de la gloire » du Père et « empreinte de son
hypostase ». Ici pourtant le maintien rigoureux de cette distinc­
tion est a priori difficile. De fait, l’auteur de la Lettre aux Hébreux
veut manifestement prouver l’identité de substance du Père et
du Fils, sans souci de distinguer les personnes, et, selon l’usage
du temps, sans opérer entre les termes ousia et hypostasis une
réelle différence. La difficulté n’avait pas échappé à Grégoire de
Nysse. Au terme de l’opuscule destiné à noter cette différence, il
lui faut justifier cet emploi d'hypostasis qui paraît contredire toute
sa démonstration, fondée sur la distinction entre le commun et
le propre12. Si l’hypostase désigne le propre, comment le Fils
peut-il posséder le propre du Père, à moins de lui donner le
nom de Fils à la manière de Sabellius ? Grégoire s’emploie à
résoudre l’« aporie » : le but de l’Apôtre, dit-il, est ici d’affirmer,
par les images du rayonnement et de l’empreinte, l’identité de
nature du Père et du Fils et non de distinguer les hypostases.
On l’admet volontiers ; mais Grégoire a visiblement plus de mal
à établir que « empreinte de Phypostase » est aussi une formule
capable de faire entendre l’individualité de l’hypostase du Fils.
Il a beau distinguer l’image de l’archétype, le visage de son reflet
dans le miroir, il parvient mieux à montrer la communauté de
nature du Père et du Fils qu’à établir, à partir de ce verset, une
nette distinction entre leurs hypostases.

12. Cf. supra, n. 2.


LES NOTIONS TfOUSIA ET D’HYPOSTASIS CHEZTHÉODORET

Chaque fois qu’il commente ce verset” Théodoret k fai,


également pour prouver, contre les ariens. l’idenrit^ a 1
du Père et du Fils. Il recourt lui aussi à la co^st^
tionnelle avec le feu et son rayonnement ou avec le soleil et
ses rayons, pour affirmer la coéternité du Fils avec le Père et
son homoousie. Jamais, en revanche, il ne relève, comme le fait
Grégoire, la difficulté que présente la formule « empreinte de
Phypostase », rapportée à la définition du terme qui est la sienne.
Il y voit au contraire une manière d’insister sur Phypostase du
Fils : le rayonnement du feu n’a pas de « subsistence » propre (oùx
ôcpéaTrçxe) ; or, le Dieu Verbe n’est pas « une énergie (èvépyetà
tiç) du Père, dépourvue d’hypostase (àvuttôoTaTOç), mais une
hypostase vivante (uTtôaTaoiç) et subsistant par elle-même (x<x0’
éauTTjv ôcpeoTàjaa) ». La preuve en est apportée pour Théodoret
par cette seconde image qui corrige, ou plutôt complète, ce qu’a
d’insuffisant la première, car « il est impossible, dit-il, d’enseigner
le [221] mystère de la théologie en usant d’une seule image ». Ainsi
Jean appelle-t-il le Fils « Verbe » pour faire entendre sa génération
impassible, comme l’est celle du verbe (parole) par notre intel­
ligence ; mais, pour éviter qu’on ne conçoive un «Verbe » privé
d’hypostase (<xvü7t6aTon:ov), il ajoute : « Et le Verbe était Dieu ».
Pour lui, He 1, 1-3 constitue un exposé progressif mais complet
de la théologie orthodoxe, et c’est à ses yeux la raison qui a
conduit les ariens à exclure cette épître du corpus paulinien. On
aurait sans doute aimé lui voir expliquer davantage les raisons qui
lui permettent d’entendre la formule « empreinte de l’hypostase »
comme une manière d’affirmer - contre Sabellius - la « subsis­
tence » propre du Verbe. Théodoret se contente d’affirmer ce que
Grégoire s’efforçait d’expliquer. Cela dit, on perçoit chez l’un
et l’autre la volonté de ne pas remettre en cause la distinction
durement acquise entre ousia et hypostasis, dussent-ils pour cela
faire violence au texte paulinien.

III. La référence aux notions d'ousia et


d’hypostasis dans le débat christologique
Clairement établie dans le domaine de la théologie trinitaire,
la distinction entre les deux termes aurait pu servir aussi à éclairer
le débat christologique dans lequel Théodoret se trouva engagé,
dès que Cyrille eut lancé ses Anathèmatismes contre Nestorius.
13. Il en donne deux interprétations très proches, dans son Coni. in Heb.,
PG 82, coll. 680 C-684 B) et dans VHaer. fab. 5, 6, PG 83, coU. 452 B-453 A ;
voir aussi, De incarn. 21, PG 75, col. 1456 A.
200 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Elle aurait pu lui faire comprendre plus facilement, par exemple,


ce que voulait dire Cyrille en parlant d’une union « selon l’hypos-
tase », et, inversement, faire reconnaître à ce dernier, avec moins
de réticence, que chacune des deux natures puisse conserver son
propre au sein de l’union. Il est donc intéressant de comparer la
terminologie christologique de Théodoret avec sa terminologie
trinitaire, afin de voir le rôle qu’y jouent les notions d’ousia et
d’hypostasis et de leurs équivalents respectifs, physis et prosôpon.

1. Remarques générales
Quelques observations préliminaires s’imposent. En dépit de
l’équivalence établie entre les termes ousia et physis^ on constate
chez Théodoret une nette préférence pour le second. Les
occurrences d'ousia sont surtout fréquentes dans un contexte
trinitaire, pour désigner l’essence divine commune aux trois
hypostases et insister sur leur « homoousie » (y] pioc oüota tfjç
TpiàÔoç/ôpooucnoç). Il arrive pourtant que physis entre alors en
concurrence avec ousia, à l’intérieur parfois d’une même phrase,
sans que l’on puisse décider de la raison qui pousse Théodoret
à choisir un terme [222] plutôt que l’autre, tant ils paraissent
interchangeables14. En d’autres cas, on croit percevoir la volonté
de marquer discrètement la distance qui sépare l’essence divine
du Verbe de la nature humaine assumée, selon un rapport et
une opposition entre les termes que l’on relève aussi quand
Théodoret distingue la nature du corps de l’essence de l’âme15.
Une chose est sûre, dans un contexte strictement théologique,
c’est toujours physis, et non ousia, qui est utilisé pour désigner
l’une et l’autre natures du Christ. On serait donc tenté de dire
qu’ousia se réfère à la théologie du Fils, tandis que physis renvoie
à l’économie du Verbe incarné.
Dans ce même contexte,Théodoret emploie assez largement
le terme morphè comme un équivalent de physis, en référence
explicite ou implicite à Ph 2, 11. Il utilise notamment ce verset
pour affirmer la perfection des deux natures du Christ, à la fois
contre les hérétiques ariens et les apollinaristes, et pour montrer
le fondement scripturaire de la distinction des natures. C’est
l’occasion pour lui d’affirmer la synonymie des termes morphè,
physis et ousia : si « la forme de l’esclave », dit-il, signifie « la

14. V.g.InPsal. 109,3, PG 80, col. 1772 A \ In Gant. 3, 3-4, PG 81, col. 116
,9 \ln Cr°L h15SibJ$' >C°L 597 B) 5 Quaest• in Ex. 60 (FM 1, p. 141, 2-4.
15. Vg. In ICo. 3, 22, PG 82, col. 253 A : ’Hlûv pèv yàp fivcoxai xaxà rijv
<pomv. Vjv cÀaQe 7rap r)|iûv^ xû ôè Ilaxpl xaxa tt]v Oeiav oôcrtav) ; Eran. 2,
p. 142, 28-29 : Eù yctp oôx âXX7jv xivà cprjç oùoLav xyjv xfiç ijjUYfjç 7tapà tyiv
tou ocopaxoç cpuotv;
LES NOTIONS WOUS1A ET V’HYPOSTASIS CHEZTHÉODORET
201

substance de l’esclave », de toute évidence « la fnrm ^ t%-

une physis divine, il prit une physis d’esclave »17. q Ut


D’autre
i part, . l’équivalence
- posée, en théologie trinitaire,
entre hypostasis et prosopon, ne se retrouve pas dans la termi­
nologie christologique
. „ . de
, Théodoret : dans ce c°ntexte, sunout
s’agissant de 1 union des natures, il est toujours question de
prosopon et jamais d’hypostase, comme si, aux yeux deThéodoret
et des Antiochiens, le vocable hypostasis, redevenant ici en
quelque sorte un synonyme à'ousia, conduisait nécessairement à
la reconnaissance d’une nature unique dans le Christ18.
Alors que la distinction entre les notions de substance/nature
et d’hypostase/personne demeure fondamentalement la même
dans les deux cas, on constate donc un écart sensible dans la
terminologie de Théodoret, selon qu’il traite de la théologie
trinitaire ou de l’Incarnation.

[223] 2. La distinction des natures justifiée par le


concept d’ousia
Néanmoins, le soin qu’il met à distinguer, même au sein de
l’union, la nature divine du Christ de sa nature humaine, paraît
découler directement de sa réflexion sur la notion d’ousia. Celle
que le Verbe partage en commun avec les deux autres personnes
de la Trinité étant reconnue immuable, son union avec une ousia
différente, celle de l’homme - car le commun de l’homme est
d’être mortel, tandis que le commun de la Trinité est d’être
immuable et sans changement19 -, est un mystère insondable et
indicible. Ceux qui ont tenté de l’expliquer, en se fiant à leurs
seuls raisonnements, sont tombés dans diverses erreurs, tantôt
pour avoir nié ou diminué la divinité du Fils, et tantôt pour avoir
nié l’assomption d’une humanité véritable ou parfaite.
Pour éviter de donner des armes aux ariens et surtout
pour réfuter les thèses d’Apollinaire, que Cyrille paraît accré­
diter en parlant d’« une seule nature du Dieu Verbe incarnée »,
Théodoret s’efforce de démontrer la nécessité qu’il y a à
maintenir une distinction nette entre les deux natures, également
parfaites. En vérité, le problème est moins celui de l’immutabi-

16. V.g. In Phil. 2, 11, K? 82, col. 572 D-573 A.


17. V.g. Ep. 4, 204-209 aux moines d’Euphratésie, SC 429.
18. C’est le sens qu’a le terme pour Théodoret, quand Cyrille parle
d’« union selon l’hypostase » ; voir Epist. 4,47, SC 429 ; Repr. anath. 2, PG 76,
col. 400 A.
19. Théodoret, Eran. 1, p. 66, 9-10.
202 théologie et christologie

lité de la nature divine dans l’Incarnation - l’accord est sur ce


point général - que celui de la permanence, au sein de l’union,
d’une nature humaine avec ses caractères propres. Cette union
ne saurait donc se concevoir comme un mélange, à la manière
d’un alliage entre deux métaux par fusion20, car Yousia divine du
Verbe perdrait alors son caractère immuable. Elle ne peut pas
davantage résulter du changement ou de l’altération de la nature
humaine assumée, au contact de la nature du Verbe. On est là au
cœur du débat, aux racines mêmes de la doctrine monophysite.
Plusieurs analogies permettent à Théodoret, par le truchement
de l’Orthodoxe, de le faire comprendre au Mendiant de YÉra-
nistès. Celle du fer rougi au feu est particulièrement significative :
le feu a beau pénétrer complètement la substance (ôt’ ôXrjç ye
xfjç oùai'aç) du fer, il n’en change pas et n’en altère pas pour
autant la nature (ty]v tpuaiv)21. L’Orthodoxe semble prendre un
malin plaisir à pousser le Mendiant dans ses retranchements,
en lui prouvant successivement, à partir de l’Ecriture, qu’un tel
changement n’est intervenu ni au moment de la conception,
quand s’est réalisée l’union, ni après la Résurrection, ni après
l’Ascension22, et que la distinc[224]tion subsiste jusque dans les
« symboles mystiques », puisqu’on les nomme corps et sang du
Christ23. La manière dont il démontre que la nature humaine n’a
pas été transformée en une autre substance ou nature après la
Résurrection, même si elle jouit désormais de l’incorruptibilité,
de l’impassibilité et de l’immortalité, fait référence à la distinc­
tion établie entre la notion de substance et celle d’accident. Le
corps, dit-il, possède une ousia, mais la santé et la maladie sont
des accidents (oü[i0e(3r]x6ç, au(i6a£vei) ; de même, la corrup­
tion et la mort sont eux aussi des accidents (aupQouvouoi,
à7toaup6atvouot)24 ; le corps du Ressuscité n’a donc pas changé
de nature.
Au Mendiant qui veut bien admettre deux natures avant
l’union, mais prétend n’en reconnaître qu’une seule ensuite
— « l’unique nature incarnée du Verbe»25 —, sous prétexte que la
nature (cpuoewç) humaine assumée aurait été transformée en
Yousia de la divinité (rrçv eiç 0eÔTrp:oç oùoiav pcTctÔoXrjv)26,

20. Eran. 2, p. 134, 6-8 ; cf. In Ez. 11,22-23, PG 81, col. 901 D : l’électrum
désigné ici métaphoriquement la nature humaine, et le feu, la nature divine,
unies en une seule personne.
21. Ibid., p. 144,30-145, 12.
22. Ibid., p. 145, 20 q. ((ietôc rfjv oôXXrjiJxv), p. 146, 9 s. (lietôc rnv èx
ù^ateoùp“voùç àvàx^lv)-
24. Ibid.yp. 148,25-149, 17.
25. Ibid., 136,21.
26. Ibid., 145,13-14.
LES NOTIONS D’OUSIA ET D’HYPOSTASIS CHEZTHÉODORET 203

TOrthodoxe montre donc sans peine la nécessité de répartir


entre les deux natures les déclarations de l’Écriture concernant
le Christ. L’amenant en outre à confesser, contre Apollinaire,
l’assomption par le Verbe d’une âme rationnelle (tj (Jjuxrç
<puoixri), il l’entraîne à introduire une distinction entre l’âme
et le corps, puisque chacun possède sa propre ousia, avant de
lui faire observer ironiquement qu’il est en train de distinguer
trois natures, lui qui refusait un instant plus tôt d’en reconnaître
deux27 !
Par-delà l’habileté d’une argumentation dialectique, qui
rappelle celle du Socrate de Platon, cet exemple montre bien que
l’application de Théodoret à distinguer deux natures parfaites,
conservant chacune son propre, dans l’unique personne du
Christ, procède fondamentalement de sa conception de Yousia.

3. L’unité de la personne
Opérer une telle distinction tendait toutefois à fragiliser l’unité
de la personne. Théodoret, on le sait, prit assez tôt conscience
du problème et renonça pour cette raison à utiliser une termi­
nologie concrète28 : parler du [225] « Dieu Verbe assumant » et
de l’« homme assumé » risquait, en effet, de faire entendre deux
hypostases dans le Christ, c’est-à-dire deux personnes, donc deux
Fils. Ce fut l’accusation portée contre Nestorius, celle dont eut
aussi à se justifier Théodoret. En recourant à la notion abstraite
de « nature », il diminuait le risque d’encourir ce reproche, sans
toutefois l’écarter complètement, tant il continuait à affirmer
la nécessité de distinguer les natures, même après l’union. A
preuve la déclaration du Mendiant dans YEranisiès : « Celui qui
dit deux natures, dit deux Fils » ; ce à quoi l’Orthodoxe rétorque
qu’à ce compte, lui qui distingue trois natures, dit trois Fils29 !
La réponse, il le sent bien, est pourtant un peu courte. Il lui faut
tenter d’expliquer un peu mieux comment la reconnaissance de
deux natures n’est pas celle de deux personnes.
L’analogie du fer rougi au feu, on l’a vu, lui permet d insister
sur l’étroitesse de l’union tout en sauvegardant la distinction des
natures, puisque le feu pénètre entièrement celle du fer, mais

27. Ibid., 142-143. Voir dans le même registre de l’ironie, pueraient


77, PG 43, col. 161 B ; GCS 25, p. 96, 20 s., contre ceux
quatre « hypostases » dans l’homme (le nous, la psyché, \tpne m hèse (431) i
28. Il semble l’avoir abandonnée au lendemain du c£n . ^ Richard,
c’est là un critère de datation pour ses œuvres, c?m™S/ ? « e , Rev. Sc. Philos.
• L’activité littéraire de Théodoret avant le concile d bp . . *jc Théodoret »,
Thèol. 24, 1935, p. 83-106 ; « Notes sur l’évolution doctnna
Rev. Sc. Philos. Thèol. 25, 1936, p. 459-481.
29. Théodoret, Eran. 2, p. 143, 10-11.
204 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

sans la supprimer ou la modifier substantiellement. Une autre


analogie traditionnelle, celle de l’union du corps et de l’âme,
peut aider à concevoir l’union, sans confusion ni mélange, de
la divinité et de l’humanité dans l’unique prosôpon du Christ.
Le corps et l’âme ont chacun une ousia différente et chacun
leurs propres (xà tôt a), et pourtant de leur union, dans laquelle
chaque nature conserve ses attributs, résulte un unique individu,
l’homme30. Selon le même raisonnement (xôv aùxôv xavôvcc),
on admettra que l’union sans confusion ni mélange des deux
natures dans le Christ n’entraîne nullement la reconnaissance
de deux prosôpa31. Ainsi peut-on distinguer entre l’âme et le
corps de Paul sans pour autant reconnaître deux Paul32.
Sans pouvoir ni vouloir préciser le mode de l’union des
natures, Théodoret affirme fortement l’unicité du prosôpon du
Christ et récuse hautement l’accusation portée contre lui de
professer deux Fils33. Il y veille en particulier lorsque, toujours
dans le dessein de montrer l’inconfusion des natures et notam­
ment de préserver l’impassibilité de la nature divine dans
l’union, il fonde sa démonstration sur l’interprétation de scènes
de l’Ancien Testament, retenues comme des figures de la passion
et de la résur[226]rection du Christ : le rite d’expiation avec les
deux boucs34, l’offrande de deux oiseaux pour la guérison de
la lèpre35, le sacrifice d’Abraham avec Isaac et le bélier36. Dans
chacun de ces cas, la figure ne correspond bien sûr qu’imparfai-
tement à la vérité, puisqu’un « type » ne saurait posséder tous les
traits de « l’antitype »37. En particulier, si la dualité des individus
est propre à exprimer la différence des natures, elle est incapable
de rendre compte de l’unité de la personne. C’est là une limite
que Théodoret note avec insistance, notamment dans le cas du
sacrifice d’Isaac :
« Isaac et le bélier s’accordent avec l’image s’agissant de la
différence de leurs natures (xcxxà pèv xô Ôtatpopov xwv tpuaeoov),
mais non plus s’agissant de la division de leurs hypostases séparées
(xaxà Ôè xô Ôtflprjiievov xs^pK^évcov xwv UTtoaxàoecov). Car
nous proclamons une union de la divinité et de l’humanité telle
30. Ibid, y p. 138, 17-29.
31. Ibid., p. 139,22-29.
32. Ibid.y p. 137,26-29.
. 33. On le voit surtout attentif à se défendre de cette accusation dans son
Eranistès et dans sa correspondance à partir des années 448-449.
34. Théodoret, Eran. 3, p. 210, 14-18 ; Quaest. in Levit. 22, FM 1, p. 172,
23-175, 18. Sur son interprétation de Lv 16, voir notre article, « L’exégèse du
bouc émissaire chez Cyrille d’Alexandrie et Théodoret de Cyr », Auzustinia-
num 28, 1988, p. 603-630.
35. Eran. 3, p. 211, 20-24 (sur Lv 14, 50-53).
36. Ibid.y p. 208, 21-210, 4 (sur Gn 22).
37. Ibid.yp. 209,22-23.
LES NOTIONS D-OUSIA ITT VHYIVSTASIS CHEZTHÉODORET 205

que nous concevons une unique personne (ëv npôooraov) indivi


sible et que nous reconnaissons que le même est Dieu et h

sKSsssnsttsaa&an:
les rapportons à l’unique personne (xùj TtpooÛTtu xw évi)3*.»
La précision apportée ici est d’autant plus intéressante
qu’elle offre l’unique emploi par Théodoret du vocable hypos-
tasis, dans un contexte christologique, au sens de prosôpon. Sans
doute le choix de ce terme lui est-il dicté par l’impossibilité
d’employer prosôpon pour le bélier et s’abstient-il de le reprendre
pour affirmer « l’unique personne » du Christ. Cela prouve
cependant qu’il aurait pu, sans trop de difficulté, transposer
cette terminologie trinitaire dans le domaine christologique et
peut-être comprendre plus facilement ce que voulait dire Cyrille
en parlant d’une « union selon l’hypostase »39.

[227] Conclusion

Dans le domaine de la théologie trinitaire, Théodoret n’avait


qu’à recueillir l’héritage du siècle précédent, transmis par les
Cappadociens. Sa réflexion sur les notions d’ousia et d'hypos-
tasis, de commun et de propre, de substance et d’accident, de
nature et de personne, n’est donc pas vraiment originale. Elle
se signale en revanche par la clarté de la démonstration et celle
des définitions. De toute évidence, Théodoret a conscience de
l’importance de l’enjeu et veille, tant dans son œuvre exégétique
que doctrinale, à définir chacun de ces termes.
Il a bien compris l’intérêt qu’il y a à recourir à ces notions,
philosophiques avant d’être théologiques, pour réfuter les
hérésies, surtout si elles prétendent se fonder sur une argumen­
tation rationnelle ou tirer de l’Écriture une confirmation e
leurs thèses. Elles lui servent, en effet, tour à tour, à combattre
les gnostiques, les sabelliens et les ariens. #
Le débat christologique, dans lequel il s’est trouve engage es
le début de la crise nestorienne, l’a vraisemblablement con or e

comme pour préciser et renforcer raffirmation de , ■ d’ÔTtôoxamç,


(clç ëv 7Tpôaco7rov xal ptav 67rôaxaotv). Voir sur c „ {^introduction du
l’important article, en deux livraisons, de M. Richard, ^ Science Reli-
mot ‘hypostase’ dans la théologie de l’Incarnation », Turnhout 1977).
gieuse 2,1945, p. 5-32 ; p. 243-270 (= Opéra Minora U, n ,
206 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

dans l’idée que ces questions de terminologie étaient essen­


tielles dans toute discussion théologique, comme l’atteste, dès
les premières lignes de VÉranistès, sa volonté de définir chacun
des termes techniques qui seront utilisés dans le dialogue. Sans
doute n’est-il pas véritablement parvenu à transposer dans le
domaine christologique sa terminologie trinitaire : en dépit des
équivalences retenues là entre ousia et physis ou hypostasis et
prosôpon, il n’est question que de la physis divine ou humaine
du Christ et de son prosôpon, jamais de ses deux ousiai ou de
son unique hypostasis. Peut-être a-t-il entrevu pourtant, comme
paraît l’avoir fait avant lui Théodore de Mopsueste, la possibi­
lité d’affirmer que les deux natures, à considérer leur union,
sont une seule personne et une seule hypostase, ce que décla­
reront les Pères de Chalcédoine, mais il n’a pas osé l’énoncer
de façon claire. Comme Cyrille, il a préféré lui aussi s’en tenir,
dans le domaine christologique, à l’expression qui lui était la
plus familière et professer l’union indissoluble de deux natures
(physeis) sans confusion ni mélange dans l’unique personne
(prosôpon) du Christ.
Vigiliae Christianae 39 (1985), p. 256-272

29

IA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR


DANS SON COMMENTAIRE
SUR LE CANTIQUE

Dans l’exégèse de Théodoret, le Commentaire sur le Cantique


reste une manière d’exception. La longueur de la préface1, une
légère tendance à la digression2, un certain abandon dans l’effu­
sion mystique3, et surtout la volonté délibérée de ne retenir dans
l’interprétation que le sens spirituel4, permettent difficilement

1. Aucun autre commentaire de Théodoret n’est aussi longuement intro­


duit ; même les préfaces de 17m Daniel, et de 17m Psalmos sont loin d’avoir la
même étendue. A cela, plusieurs raisons sans doute : avec 17m Canticum,Théo­
doret donne son premier commentaire et il entend naturellement préciser les
règles de son exégèse ; d’autre part, le choix d’une interprétation entièrement
fondée sur le sens métaphorique ou allégorique du texte rédame de la part de
cet Antiochien une justification, d’autant plus qu’il rejette les vues de Théo­
dore sur le Cantique ; enfin, il n’est pas interdit de voir entre le long prologue
d’Origène à son Commentaire du Cantique (A. Baehrens, Origenes Werke, GCS
8, Leipzig 1925, 61-88) et la dimension de cette préface une relation, puisque
la dépendance de Théodoret à l’égard d’Origène dans l’interprétation du Can­
tique est étroite ; cf. M. Simonetti, «Teodoreto e Origene sul Cantico dei Can-
tici », Letterature comparâtes Bologne 1981,919-930.
2. Théodoret cède parfois à la tentation d’accumuler les citations (PG 81,
97 AD. 104 BC) ou de les commenter en partie pour elles-mêmes (id., 121
BC), à celle aussi de multiplier les exemples (û£, 101 AC), quitte à s’exhorter
lui-même à revenir au commentaire immédiat du texte (id., 97 D. 113 C).
Dans ses commentaires postérieurs, ce genre de digression est pratiquement
absent ; Théodoret y observe davantage la concision dont il veut pourtant dès
17m Cant.s se faire une règle (id.3 169 A. 205 D).
3. Voir par ex. PG 81, 52 C. 53 CD. Le terme puortxûç revient du reste
plusieurs fois dans le commentaire. D’ordinaire l’exégèse de Théodoret est
plus sèche, plus « rationaliste ».
4. Déniant au Cantique toute dimension profane, Théodoret, à l’inverse
d’Origène, ne se préoccupe jamais de fournir du texte une interprétation
littérale ; grâce au sens métaphorique ou allégorique, il ne reconnaît au
Cantique qu’une signification spirituelle. Cela procède d’une volonté délibérée,
car il n’ignore pas que d’autres exégètes en ont présenté une interprétation
littérale ou réaliste ; mais il refuse de suivre même les moins extrémistes,
208 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

de reconnaître à travers cet ouvrage le type d’exégèse prati­


quée parThéodoret dans ses autres commentaires de l’Écriture.
Une telle singularité a même conduit le P. Garnier à douter de
l’appartenance de ce commentaire à Théodoret. Entre autres
raisons, il tire argument du silence de l’auteur sur cet ouvrage
dans les lettres où il demande instamment un examen de ses
écrits dogmatiques et exégétiques pour faire la preuve de son
orthodoxie5. Cette absence de mention serait, à son avis, surpre­
nante, si le Commentaire sur le Cantique de Théodoret était bien
celui que nous lisons sous son nom : « Nulle part, en effet, il n’a
présenté quelque chose de plus clair ou de plus conforme à (la
doctrine de) l’Église catholique6. » Il paraîtrait bien improbable,
dans ces conditions, que l’évêque de Cyr eût négligé de verser
cette pièce au dossier de l’examen de sa christologie.
L’argument n’est peut-être pas entièrement négligeable,
même si l’on ne conteste guère aujourd’hui à Théodoret la
paternité de l’ouvrage. Toutefois, en raison même de son
caractère péremptoire, ce jugement invite avant tout à mener
une enquête précise sur la christologie de Théodoret dans ce
commentaire. Premier en date de ses ouvrages exégétiques sur
l’A.T., YIn Canticum revêtirait à coup sûr une singulière impor­
tance, s’il offrait véritablement, comme l’affirme le P. Garnier,
une expression presque achevée de la christologie de son auteur.
Ce serait du même coup un élément important de datation,
car M. Richard a montré que l’évolution de la terminologie de
Théodoret permet de dater ses œuvres par rapport au concile
d’Éphèse7. Mais, quelle que soit [257] la teneur des formules
christologiques rencontrées dans YIn Canticum, leur étude
devrait permettre, semble-t-il, de déterminer avec une relative
précision sa date de composition, puisqu’aussi bien les indices
chronologiques font dans ce cas absolument défaut8. Un examen
minutieux de la christologie de Théodoret dans ce commentaire
présente de ce fait un double intérêt.

ceux par exemple qui ont vu dans l’Épouse le peuple, et dans l’Époux son roi
(PG 81, 29 AB).
5. Voir notamment les lettres 82 et 113 (Théodoret de Cyr, Correspondance,
t. III, -SC 111, Paris 1965) ; les lettres 116 et 146 renvoient de manière plus
générale à ses commentaires sur l’Écriture.
6. Garnier, De libris Theodoreti (PG 84, 219 A).
7. Voir à ce sujet les deux articles de M. Richard, « L’activité littéraire de
Théodoret avant le concile d’Ephèse *, RSPT 24 (1935), 82-106, et « Notes
sur l’évolution doctrinale de Théodoret », RSPT 25 (1936), 459-481. Ces deux
articles sont repris in M. Richard, Opéra minora II (Turnhout-Leuven 1977),
articles 44 et 45.
8. M. Richard, dont c'est l’opinion, semble pourtant considérer le Com­
mentaire sur le Cantique comme postérieur au concile d’Éphèse (M. Richard,
« Notes sur l’évolution doctrinale », op. cit., 470-471.
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 209

A. - Le matériel christologique
dans Vin Canticum

La fréquence relative des remarques christologiques dans


YIn Canticum n’est guère surprenante si l’on considère que
Théodoret, à la suite d’Origène et de l’ensemble de la tradition9,
voit dans l’Époux, le Christ, et dans l’épouse, l’Église ou l’âme
du chrétien10. Cette assimilation, qui commande d’un bout à
l’autre toute l’interprétation, conduit naturellement l’exégète
à envisager les rapports de cet Époux divin avec son Épouse-
Église, qui représente aussi toute l’humanité. De la sorte, les
questions relatives à l’incarnation du Verbe affleurent souvent
dans le commentaire et confèrent à cette exégèse une véritable
actualité à l’époque de Théodoret. Car, tout ce qui touche à
la nature humaine revêtue par le Verbe, à la permanence, sans
changement, de sa nature divine après l’Incarnation, à la dualité
des natures et à leur inconfusion dans le Christ, revêt au Ve siècle,
en raison même de la crise nestorienne, une importance capitale.
OrThéodoret, l’un des protagonistes de la longue querelle chris­
tologique qui opposa Antiochiens et Alexandrins, ne manque
pas, chaque fois que le texte l’y invite ou le lui permet, de mettre
son exégèse au service des conceptions défendues par Antioche :
il leur assure ainsi un indispensable fondement scripturaire11. Il
se garde pourtant de solliciter abusivement le texte, si bien que
ses remarques christologiques ne paraissent jamais gratuites,
mais découlent logiquement de l’interprétation générale du
verset. C’est dire qu’elles sont épisodiques et ne présentent ni la
même étendue ni le même intérêt : à côté de remarques presque
ponctuelles, dont le but est seulement de préciser comment tel
mot se rapporte au Christ, on rencontre de véritables dévelop­
pements sur un point de christologie précis et, le plus souvent,
litigieux. Malgré cette dispersion, nous pouvons, pour la
commodité de l’étude, déterminer deux grands ensembles de
remarques : les unes visent la nature humaine revêtue par le
Verbe, les autres établissent l’existence dans le Christ de deux

9. Théodoret se réclame en effet de toute une tradition qui, depuis Origène,


Eusèbe et Cyprien de Carthage, en passant par Basile, Grégoire de Nysse et
Grégoire de Nazianze, jusqu’à Diodore de Tarse et Jean Chrysostome, tient le
Cantique pour un livre inspiré et lui reconnaît un sens spirituel (PG 81, 32 B).
10. Théodoret ne fait que reprendre, de manière souvent synthétique,
l’interprétation d’Origène, pour qui les Époux sont d’une part le symbole du
Christ et de l’Église, et de l’autre, celui du Logos et de l’âme chrétienne ;
cf. M. Simonetti, «Teodoreto e Origene... », op. rir., 926 .
11. On sait en effet que les Antiochiens reprochaient à Cyrille d’utiliser des
formules que n’autorisaient ni les Écritures ni la tradition patristique (xa0*
ùnéaTaoiv, xaxôc (pûotv, xct0’ evwotv tpucuxrjv).
210 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

natures distinctes. Les remarques relatives à la nature divine


du Verbe sont infiniment plus [258] rares. Le fait est du reste
constant chezThéodoret12 et s’explique aisément : au Ve s., les
discussions théologiques portent moins sur la nature divine du
Verbe (ouata) que sur la nature humaine assumée et sur l’union
de ces deux natures dans le Christ.
D’autre part, aucune des remarques de Théodoret concer­
nant la christologie ne trahit une intention polémique : le ton
est ferme, mais toujours serein. A deux reprises pourtant13, les
hérétiques, Arius et Eunomius, Valentin, Manès et Montan, sont
directement mis en cause par Théodoret ; mais l’attaque reste
générale et ne porte pas sur le point précis de la christologie :
comme les faux prophètes, les faux apôtres ou les faux Christ,
les hérétiques et leurs sectateurs égarent, par leurs enseigne­
ments ou leur interprétation des Écritures, les simples fidèles.
A des titres divers, il est vrai, la plupart d’entre eux ont porté
atteinte à la doctrine de l’Incarnation, notamment en refusant
d’accorder au Christ une véritable nature humaine. Mais, si
Théodoret visait ce point particulier, ne devait-il pas logique­
ment ajouter à la liste des hérésiarques le nom d’Apollinaire14 ?
C’eût été du même coup ramener plus clairement le lecteur au
débat christologique du Ve siècle.
Force nous est donc de recourir à l’examen des seules
remarques christologiques glanées çà et là dans le commentaire
pour déterminer avec précision les positions de Théodoret. Mais,
si le ton reste neutre, il est bien évident que ces remarques ne
sont pas faites sans arrière-pensées polémiques et que demeu­
rent toujours présentes à l’esprit de l’exégète les divergences qui
opposent les thèses antiochiennes à celles des Alexandrins.

12. Voir J. Montalvkrne, Theodoreti Cyrensis doctrina antiquior de Verbo * in-


humanato » (a circiter 423-435), Rome 1948, 86-87.
13. PG 81, 73 BC et 109 A ; seul le premier passage précise l’identité de ces
hérétiques.
14. Apollinaire n’est nommément pris à parti par Théodoret dans ses com-
mentaires qu’à deux reprises : dans 17» Ezechielem (PG 81, 1248 C-1256 B,
et par allusion en 1217 A) et dans l'InAggaeum (PG 81, 1872 C-1873 A) ; or,
curieusement, ce n’est pas à sa christologie, mais à son interprétation de l’Écri­
ture que s’en prend Théodoret (à propos de l’invasion de Gog et de Magog).
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 211

* [B. - La nature divine du Verbe


Bien que, dans l’interprétation retenue par Théodoret,
l’Époux représente le Christ, et que sa nature divine soit presque
toujours évoquée en référence à sa nature humaine, il est au
moins un passage où l’exégète s’intéresse un peu longuement
à la nature du Verbe considérée isolément. De fait, l’Époux n’y
semble plus perçu tout à fait comme le Verbe incarné, mais bien
comme la seconde hypostase trinitaire. Aussi, plutôt que de
parler de nature ((puaiç), Théodoret préfère-t-il ici s’interroger
sur la substance du Verbe, sur son « ousie ». Le passage commenté
(Ct 3, 3-4) se prête assez bien à ce type de réflexion : l’Époux
s’est dérobé aux regards de l’Épouse qui le cherche vainement.
Dans son désir ardent de retrouver « celui qu’aime son âme »,
elle part à sa recher[259]che à travers la ville. Les gardiens de
la ville, c’est-à-dire les anges, la rencontrent au cours de leur
ronde ; elle les interroge :
« ...je leur dis : ‘N’avez-vous pas vu celui qu’aime mon âme ?*
C’est-à-dire : Celui dont j’ai désiré m’emparer, sans pouvoir y
parvenir, vous qui menez autour de lui des chœurs, vous les esprits
consacrés à son culte, n’auriez-vous pas contemplé de quelle sorte
est sa nature (ÔTtcoç (puaewç ïyzi), afin de me la faire connaître
à moi aussi ? Mais, même pour les saints anges, l’Époux dans
sa substance (ouata) est insaisissable (àxaxàXrpxxoç) et, pour
cette raison, ils ne donnèrent pas de réponse à ma question15 :
leur silence m’apprit que, même pour eux, il n’était pas saisis-
sable (xaxaX-rçTrxôv), lui qui est incréé (âxxtaTOv), alors qu’ils sont
créés ; aussi m’éloignai-je également d’eux pour me remettre à la
recherche de celui que je désirais. Et à peine m’étais-je éloignée
d’eux, que je trouvai ‘celui qu’aime mon âme’ : ‘Je l’ai saisi.’ Alors,
comme j’avais en peu de temps traversé grâce à l’intelligence le
monde de la création et la nature même des anges pour trouver
mon bien-aimé incréé - car il est mon bienfaiteur -, je l’ai possédé
grâce seulement à la foi, après avoir parcouru toutes les réalités et
après avoir été affermie par l’expérience elle-même dans la certi­
tude que celui qui est la cause de tout dépasse toutes les réalités
(Ô7tèp rcàvxa xà ôvxa) et qu’on ne peut le voir selon la substance
(xax’oùatav) dans aucune nature (èv oùôepià cpüoEi) sensible ou
intelligible, lui qui dépasse toute substance (Ô7tepoùoioç)16. »

15. On trouve dans YÉranistès (PG 83, 52 A ; G. H. Ettlinger, Theodoret of


Cyrus, Eranistes, Oxford 1975, 75,31-76,3) un passage tout à fait compa­
rable : « Car ils (les anges) ne voient pas la substance divine qui est impossible
à circonscrire, à saisir, à concevoir, qui embrasse tout l’univers, mais une gloire
proportionnée à leur nature. »
16. PG 81, 113D-116C.
212 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Sans que l’on sache exactement si l’Épouse représente ici


pour Théodoret l’Église venue des nations et passée de l’ido­
lâtrie à la connaissance du vrai Dieu17, ou l’itinéraire de l’âme
du croyant qui découvre Dieu au-delà des réalités sensibles (xà
ôvtog) et même des créatures spirituelles que sont les anges,
nous sommes dans un contexte plus « théologique » que « chris-
tologique ». L’essence du Verbe est celle-là même du Père ; on
s’étonne presque de ne pas trouver ici le mot d’homoousie. En
tout cas, le développement semble bien dirigé contre ceux qui
refusent la divinité du Verbe ou prétendent la diminuer18 : incréé
(ccxxicrcoç), au-dessus de la création (ü7tèp Ttdcvxa xà ôvxa)
et insaisissable par elle (àxaxàXy]7txoç), même si elle possède,
comme les anges, une nature spirituelle, le Verbe, en tant que
Dieu et comme lui, n’a pas une nature (9Ùatç) que l’on pourrait
cerner et définir. Le jeu sur les termes est à cet égard révélateur :
comme il n’y a pas une nature (cpuaiç) sensible et intelligible
du Verbe divin, Théodoret préfère parler de son « ousie », quitte
à déclarer presque aussitôt qu’il est ÔTrepoùmoç. Conscient de
toucher au mystère de Dieu et persuadé qu’il y aurait une impiété
comparable à celle des hérétiques à vouloir définir l’essence
divine, Théodoret conclut que le Verbe-Époux ne peut se saisir
que par la foi (maxet pôvrj) et par l’illumination que procure
la contemplation mystique19. Ainsi, la disparition momentanée
de l’Époux fournit-elle à Théodoret l’occasion d’insister sur la
divinité du Verbe.]
[260] Mais le Verbe s’est incarné, et c’est de lui, le Christ,
que parle surtout ce commentaire, si bien qu’un tel passage
présente l’Époux d’une manière assez inhabituelle et conserve
un caractère d’exception.

C. — La nature humaine revêtue par le Verbe

De l’Incarnation proprement dite, il est relativement peu


question dans YIn Canticum. En dehors de deux passages20
dont la finalité essentielle, nous le verrons21, est d’affirmer que
l’Incarnation n’a pas entraîné une modification de la nature
17. Au début du passage cité (PG 81, 116 A), l’Épouse confesse qu’ell e a
été jadis disciple des esprits de la perversité (pocO^rpiav tûv irveupaxcov rfy;
Tcov7]p(ccç), c’est-à-dire des démons représentant sans doute ici l’idolâtrie.
18. C’est-à-dire contre les disciples d’Arius et d’Eunomius, puisque c’est
contre eux que sont presque toujours dirigées les attaques de Théodoret dans
ses commentaires.
19. PG 81, 116 A : qxo-uÇeiv ôià OecopÉaç.
20. PG 81 ji 141 D-144 A et 156 D-157; voir aussi 200 C.
21. Voir infra, p. 263-264 (217-218).
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR le CANTIQUE

divine et que « le Verbe s’est fait chair» sans pour autant


« se
transformer» en homme, nous n’avons relevé qu’une
allusion à la naissance virginale du Christ. Encore procède-tdle
d’une citation empruntée au Ps 71, 6 : l’incarnation du Verbe y
est comparée à la pluie qui tombe sans bruit sur une toison de
laine, la Vierge22.
Beaucoup plus fréquentes en revanche sont les allusions à
la nature humaine assumée par le Verbe. Très souvent, l’exé­
gète se contente de signaler qu’il faut rapporter tel verset ou tel
mot à l’humanité du Christ. Ainsi, dans l’exemple précédent,
Théodoret constate que Salomon n’accomplit pas à la lettre le
Ps 71, 5, malgré le titre que David lui a donné : il faut donc
l’appliquer au Christ qui, « pour ce qui est de son humanité »
(xcxtôc tô àv0pco-7uvov), descend de Salomon. Cette formule
est de loin celle qu’utilise le plus volontiers Théodoret dans son
commentaire23, soit pour insister sur la descendance davidique
du Christ et son appartenance au peuple juif, soit pour justifier
telle appellation ou tel comportement que leur humilité rend
« indignes de Dieu »24. C’est donc une manière commode de
désigner la nature humaine du Christ sans autrement insister.

22. PG 81, 121 BC (Ct 3, 7-8): « ... Mais cela s’applique à Jésus-Christ qui
tire son origine de Salomon pour ce qui est de son humanité ; lui qui existait
avant les siècles, ‘il descendit comme une pluie sur une toison de laine, et
comme une goutte d’eau qui tombe sur la terre’ (Ps 71, 6). Or, il a donné ici
le nom de toison à la Vierge. Car, de même que la pluie tombe sans bruit sur
une toison de laine, de même cet enfantement salutaire se produisit à l’insu
de tous les hommes. » La comparaison peut sembler un peu gauche, mais, à
l’époque de Théodoret, ce type d’exégèse est sans aucun doute, pour ce verset,
devenu un lieu commun. Théodoret reprend la même interprétation dans son
commentaire du Ps 71, 6 (PG 80, 1433 A). En revanche, dans ses Quaest. in
Judic. 6, 38 (Interr. XV), il voit seulement un symbole de l’élection d’Israël,
puis de son rejet au profit des Nations, dans la toison qui, à la demande de
Gédéon, reçoit dans un premier temps la rosée, tandis que toute la terre reste
sèche, et qui, par la suite, se trouve dans la situation inverse (PG 80, 501 D ;
N. Fernandez Marcos - A. Saens-Badillos, Theodoreti Cyretisis Quaesnones in
Octateuchum, Madrid 1979, 300, 5-11).
23. Avec son doublet xaxà tô ocvOpcômvov ; cf. PG 81,81 A. 96 D. 109 CD.
121 BC. 125 D. 133 C. 141 A. 200 BD. On trouve aussi, au moins une fois,
xoctôc aàpxa (id., 81 A).
24. Voir par ex. PG 81, 109 CD, et surtout 200 BD ; Théodoret y note avec
insistance que le Christ s’est nourri des Écritures (symbolisées ici par le mot
« seins »), a reçu l’Esprit et s’est approché du baptême seulement xaxà tô
àv0pcû7teiov ; car il n’avait pas besoin, en tant que Dieu, de cette nourriture,
non plus que de recevoir l’Esprit qu’il possède en plénitude ou d’être purifié
par le baptême, puisqu’il est sans péché. Cela, il l’a fait par cpiXccv9pco7ua et
dans une intention pédagogique, pour montrer aux hommes quels étaient les
dons du baptême (Ô7toïcx toû pctTmopaToç tô ôûpa). Ce type de dévelop­
pement reparaît dans tous les commentaires de Théodoret (v.g. In Isaiam 12,
525-531, 559-570 ; 15, 231-236. 255.260. 276-278. 285-289. 347-361 ; 16,
116-119 ; 19, 316-318, in ,SC 276 et 315) chaque fois qu’est évoqué le bap­
tême du Christ ou que l’Évangile - celui de Luc notamment, et c’est le cas
214 théologie et christologie

Parfois cependant, Théodoret précise rapidement ce qu’est


cette nature. Elle est identique à celle de l’épouse, qui représente
à la fois l’Église et l’humanité ; pour cette raison, l’épouse peut
légitimement être appelée par l’Époux, « sa sœur » (Ct 4, 10) :
« Elle est donc sa sœur, son épouse et sa toute proche : sa toute
proche, en raison de cette parole : ‘Mon âme s’est pressée contre
toi’ ; son épouse, parce qu’elle reçoit de lui les semences de la
doctrine et qu’elle enfante le fruit de la piété ; sa sœur, parce qu’elle
est revêtue de la même nature que lui, selon son humanité25.»
La nature humaine revêtue par le Christ est ainsi une nature
en tous points semblable à la nôtre. D’un mot (Trjv aÔTYjV cpuaiv),
Théodoret rejette donc les conceptions ariennes et les thèses
apollinaristes26. Ces [261] dernières semblent encore plus directe­
ment visées dans le commentaire du passage où l’épouse retrouve
l’Époux disparu (Ct 3, 3-4) :
« C’est la Sagesse qui m’a conçue avant le commencement du
monde par un effet de son amour pour moi ; c’est aussi à cause de
moi qu’elle a revêtu totalement (7tavrwç) la nature humaine, ce
qui est la totalité de mon être (tô tzàv)27. »
La reprise insistante du 7tàvTcoç par le tô 7tôcv paraît bien être
intentionnellement dirigée contre les apollinaristes : le Christ n’a
pas seulement pris un corps (awpa) et une âme (t|>uxrj)5 comme
ils le prétendent en lui refusant un voüç humain ; il a pris la totalité
de notre humanité.
La netteté de ces déclarations interdit de suspecter l’ortho­
doxie d’autres formules plus approximatives. Ainsi trouve-t-on,
pour expliquer la comparaison de l’épouse à la cavale qui servit
à renverser les chars de Pharaon - c’est-à-dire le diable le
commentaire suivant (Ct 1,8):
« C’est donc à la cavale dont je me suis servi pour engloutir
les chars de Pharaon que je te juge semblable, toi qui es devenue
proche de moi et qui possèdes l’amour de moi. Il s’est servi
comme d’un char de la forme de l’esclave qu’il a assumée, après
s’être anéanti lui-même (Ph 2, 7), afin de préparer pour tout le
genre humain le salut. C’est donc à cette cavale qu’il compare
l’épouse28. *

ici parle de sa croissance, de sa fatigue, de son angoisse, etc. Ces Ta7tEivà ne


1^ ^UC re^Ver ?ature humaine du Christ.
26. Voir aussi PG 81, 200 C (Ct 8, 1-2) : frappée d’étonnement devant
« l’ineffable amour des hommes * (è>mXYîTTO|iévY] r/jv appYjrov cpiXav8p«7tiav)
que suppose l’Incarnation, l’Epouse souligne que le Verbe a assumé « sa na­
ture^* Oxuxôç tijvè^v cpûoiv avaXaQwv).
28! PG 81^ 76 C.
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 215

Du reste, la comparaison avec un char (c^cc) de la nature


assumée pose moins ici le problème de la réalité de cette nature
que celui de l’union dans le Christ des natures humaine et divine
Or, Théodoret ne paraît pas soucieux de préciser ce point. Qu’il
ne cherche pas à définir le mode de cette union est une chose29
qu’il ne prenne pas soin de faire remarquer que l’union est
étroite, moins relâchée en tout cas que ne l’est celle d’un cavalier
avec son char, est plus surprenant s’il faut dater le commen-
taire de la période post-éphésienne.Toutefois, ce n’est là qu’une
comparaison, et l’on ne saurait exiger de l’exégète une préci­
sion trop grande30. En revanche, une autre déclaration pourrait
à cet égard sembler plus imprudente ; Théodoret explique ainsi
pourquoi l’épouse peut appeler l’Époux son « neveu » (Ct 1,
12)31 :
« Donc, puisqu’elles étaient sœurs, la foule des Juifs et l’Église
venue des nations, et que le Christ est, selon la chair, le fils de la
première, l’épouse l’appelle tout naturellement son ‘neveu’, dans
la mesure où il est devenu le fils de sa propre sœur pour ce qui est
de son humanité. »
Ces formules n’ont en elles-mêmes rien d’hétérodoxe, mais
ceux qui ont prétendu que Théodoret distinguait dans le Christ
« deux fils » - le fils de l’homme et le fils de Dieu - pourraient
en tirer contre lui argu[262]ment. Au fort de la querelle chris-
tologique, Théodoret aurait sans aucun doute précisé que ce fils
selon la chair est bien le même que le Fils du Père32.
Ainsi donc, il suffit à Théodoret de souligner que le texte
s’applique au Christ xoctoc tô 6cv9poo7uvov pour affirmer chaque
fois, implicitement, l’existence en lui de deux natures distinctes,
la nature humaine et la nature divine33.
29. Théodoret rejette les formules utilisées par Cyrille d’« union selon
l’hypostase » ou d’« union physique », qui lui paraissent supposer une certaine
confusion des natures (xpâatç) ou faire entendre que le Verbe est devenu chair
par une espèce de nécessité ; pour sa part, il se refuse à préciser le mode de
l’union : il lui suffit d’affirmer qu’elle est étroite et de la désigner par ëvcootç.
30. On peut du reste considérer que le terme est tout aussi habilite à
désigner la nature humaine du Christ que les mots « temple, tabernacle, mai­
son *, etc. (v. g. PG 81, 69 C) dont Cyrille lui-même a reconnu la légitimité
CLettre à Acace de Mèlitène, PG 77, 182 s.).
31. Litt. : « le fils de sa sœur » ; on traduit ordinairement le terme par « bien-
aimé ». PG 81, 80 C-81 A.
32. Il le fait par ex. dans son In Isaiant (12, 579-581 ; 14,249-250 ; 15, 240-
243, in SC 295 et 315), et presque toutes les lettres écrites pour sa justification
reprennent ce point (voir lettres 21,82,84,85, in SC 98 et lettres 99,101,104,
105, 109, 116, 126, 144, 146, in SC 111). .
33. Théodoret le déclare lui-même dans l’£ra«istès (PG 83, 69 C ; Ettlinger,
op. cit.3 88, 10-15) : « II suffit de dire ‘selon la chair’ pour faire voir ouver­
tement la divinité qu’on ne nomme pas. Car, pour indiquer la filiation du
commun des hommes, je ne dis pas : ‘Un tel, fils d’un tel, selon la chair’, mais
simplement : ‘fils’. De même également le divin évangéliste a écrit la généalo-
216 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

D. — La dualité des natures


Mais, tout aussi souvent, la dualité des natures est claire­
ment exprimée et c’est à ce point surtout que l’exégète consacre
volontiers un développement. Tantôt, dans l’intention de
prouver le fondement scripturaire des thèses antiochiennes, il
s’attache à montrer qu’une lecture correcte du texte passe par
la reconnaissance de cette dualité : tel est le cas des passages
où il est dit que le Christ grandit, qu’il est fortifié par l’Esprit
ou qu’il reçoit le baptême, car le danger serait de ne voir en lui
qu’un homme34. Tantôt, c’est la valeur métaphorique reconnue
au texte scripturaire qui invite l’exégète à cette distinction. Ainsi
quand l’Époux déclare, en Ct 2,1, qu’il est « la fleur du champ,
le lys des vallées » :
« Car ‘je suis, dit-il, la fleur du champ, le lys des vallées.’
Tu as contemplé, dit-il, la beauté de mon apparence humaine
(eùpopcpiav), puisque ‘Personne n’a jamais vu Dieu (Jn 1, 18).’
Car je suis devenu ‘la fleur du champ’, c’est-à-dire : j’ai assumé un
corps terrestre (frçïvov) et j’ai grandi sur la terre, alors que j’étais
éternel (7tpoauovioç) et élevé (ô(J)y)X6ç) ou plutôt incommensu­
rable (àp£Tp7p:oç)35. »
Dans le Cantique, tout un vocabulaire métaphorique paraît
ainsi, selon Théodoret, avoir pour rôle de révéler et d’attester
l’existence de ce dyophysisme. Les images les plus fréquentes en
sont l’encens et la myrrhe, symboles respectifs de la divinité et
de l’humanité du Christ :
« Il est clair que l’encens était attribué à Dieu, selon la loi
mosaïque ; tandis que la myrrhe sert à oindre le corps des morts.
Ceux qui admirent la beauté de l’épouse laissent entendre par
ces termes que la cause de sa bonne odeur et de sa similitude
avec une vapeur de parfum tient au fait qu’elle adore conjoin­
tement l’humanité et la divinité (de l’Époux) et que, croyant à
sa mort, elle confesse aussi son existence avant les siècles. Ils
admirent donc en elle, entre toutes les créations du parfumeur, la
myrrhe et l’encens. Car elle possède aussi les autres vertus qu’elle
recueille pour ainsi dire d’un parfumeur, la divine Écriture ; mais
ses parfums de choix, ce sont la myrrhe et l’encens, c’est-à-dire la
théologie et l’économie36. »
Il faut souligner ici la manière irréprochable dont Théodoret
affirme la dualité des natures : outre l’emploi d’un vocabulaire
gie : ‘Car Abraham, est-il dit, engendra Isaac’, sans ajouter ‘selon la chair’ : car
Isaac était seulement homme. »
34. V.g. Ct 8, 12 (PG 81, 200 BD).
35. PG 81,85 C.
36. PG 81,120 C (Ct 3, 6) : voir aussi id.> 133 BD (Ct 4, 5-6). 144 A (Ct 4,
H).
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 217

abstrait [263] (àv9pw7i6TY]<^0£ÔTY]ç)37, l’unité de la personne


est proclamée : l’épouse adore conjointement les deux natures
du Christ et confesse conjointement sa mort en tant qu’homme
et son éternité en tant que Dieu. On ne saurait donc faire à
Théodoret le reproche adressé à Nestorius, celui d’adorer dans
le Christ seulement le Dieu et de n’accorder à l’homme qu’une
co-adoration. La formule finale réaffirme d’une autre manière
encore le dyophysisme : l’encens renvoie à la « théologie », c’est-
à-dire à la nature divine du Christ, la myrrhe à l’« économie »,
c’est-à-dire à l’humanité revêtue par le Verbe38.
La même image est reprise plus loin dans le commentaire
avec une variante : à « l’encens » qui représente la nature divine
répond « le cèdre » imputrescible, symbole de la nature humaine
exempte de péché revêtue par le Christ. Ainsi s’affirme une
nouvelle fois le tô ôitcAoüv tüv (poaecov39.
Une autre symbolique, empruntée non plus aux parfums,
mais aux couleurs, permet encore à Théodoret de mettre en
évidence le dyophysisme dans la personne de l’Époux. La décla­
ration de l’épouse : « Mon bien-aimé est blanc et roux » (Ct 5,
10) autorise ainsi le commentaire suivant :
« Elle a mis en premier le mot ‘blanc’ et en second le mot
‘roux’ ; car il était Dieu depuis toujours et il est devenu égale­
ment homme, sans abandonner ce qu’il était et sans non plus se
changer en homme, mais en revêtant une nature humaine. H est
donc blanc en tant que Dieu (cbç 0eôç) ; qu’est-il, en effet, de
plus éclatant que la lumière ? Or, il est la lumière véritable, selon
la parole des Évangiles : ‘Il était, est-il dit, la lumière véritable qui
illumine tout homme venant dans le monde (Jn 1, 9).’ Pourtant
il est non seulement ‘blanc’, mais également ‘roux’ ; car il est non
seulement Dieu, mais également homme ; or, le roux fait voir ce
qu’il a de terrestre (tô yrjïvov). C’est bien pourquoi en Isaïe40, les
puissances divines en le voyant monter de la terre vers le ciel décla­
rent aussi : ‘Quel est celui qui vient d’Édom, (quel est celui qui),
dans la rougeur de ses vêtements, (vient) de Bosor ? Celui-là est
beau dans sa robe, dans sa violence avec force’ ; et elles admirent

37. L’usage d’un vocabulaire abstrait permet de préserver pour chacune des
natures l’intégralité de sa substance (oooia), sans imposer l’idée de deux per­
sonnes distinctes, comme le ferait un vocabulaire concret du type : l’homme et
le Dieu, le Verbe assumant, l’homme assumé.
38. Cf. PG 81, 144 A : 0eoXoYtctç Ôè aûpGoXov ô XiQavoç. Les termes de
« théologie » et d’« économie », qui désignent respectivement, dans leur sens
général, la connaissance de Dieu dans son unité et dans sa trinité, et l’en­
semble de son dessein pour le salut de l’humanité, désignent souvent chez
les Pères, de façon plus étroite, la nature divine et l’Incarnation ou la nature
humaine du Christ.
39. PG 81, 164 AB (Ct 5, 15) ; voir aussi In Ezechielem (PG 81, 969 C).
40. Is 63, 1 ; cf. In Isaiatn 19, 571-581 (SC 315) où la même symbolique est
exploitée en référence précisément à ce verset du Cantique.
218 théologie et christologie

également sa beauté physique (tô èv awpcra xàXXoç) en l’appe­


lant sa robe. ‘Car il est beau d’une beauté qui dépasse celle des fils
des hommes’, en tant qu’homme (cbç avôpoircoç) ; car sa beauté
divine est incomparable, dans la mesure où elle est inaccessible41. »
Ce long développement mérite un rapide examen.
Irréprochable considéré dans son ensemble, il pourrait donner
prise à la critique, si l’on isolait certaines formules. Les
expressions concrètes s’y mêlent en effet imprudemment aux
expressions abstraites pour désigner chacune des deux natures,
au point qu’il ne serait pas impossible de prétendre, à qui voudrait
accuser Théodoret de nestorianisme, qu’il distingue dans le
Christ le Dieu (0eôç) et l’homme (avbpumoç). Si la formule
initiale : « Car [264] il était Dieu depuis toujours, et il est aussi
devenu homme » reçoit rapidement le correctif nécessaire qui
la rend inattaquable, la déclaration : « Car il est non seulement
Dieu, mais aussi homme » est plus imprudente : l’opposition
stylistique où pôvov... àXXà xcct contribue du reste à imposer
l’idée que Théodoret ne voit plus dans le Christ deux natures
(fpooeiç), mais deux personnes (7rpôaco7ta). Certes le contexte
le dément, et cette déclaration est elle-même encadrée par deux
formules extrêmement fréquentes dans le vocabulaire christolo-
gique de Théodoret - cbç 0e6ç, wç otvQpamoç - et parfaitement
orthodoxes, puisqu’elles ne disent pas autre chose que les
formules plus neutres : xaxà tô 6elov, xaxà tô àvbpcomvov. Il
reste pourtant que Théodoret s’apercevra progressivement de la
dangereuse ambiguïté de pareilles formules concrètes42.
A l’époque du commentaire sur le Cantique, cette prise de
conscience ne semble pas encore accomplie. Un autre passage
nous paraît le prouver. Théodoret commente la déclaration
de l’Époux à son épouse : « Et le parfum de tes vêtements est
comme le parfum de l’encens » (Ct 4, 11) :
« L’Époux est devenu lui-même un vêtement pour son épouse,
nous l’avons dit précédemment ; et le bienheureux Paul en est
témoin, lui qui déclare : ‘Vous tous qui avez été baptisés dans le
Christ, vous avez revêtu le Christ (Ga 3, 27).’ Or, l’Époux est à
la fois Dieu antérieur aux siècles (0eôç 7tpoai.covt.oç) et homme
(&v9pCù7toç) né, dans les derniers jours, de la sainte Vierge ; et,
tout en restant ce qu’il était (pévtov ô rjv), il a assumé ce qui nous
est propre (tô ripÉTEpov), et il a revêtu d’un vêtement l’épouse
qui jadis était nue. C’est pourquoi il lui dit : ‘Le parfum de tes
vêtements est comme le parfum de l’encens’ ; car elle a été revêtue
du Christ qui est Dieu et homme (ôç èozi 0eôç xai &v9pco7toç).

4L PG 81, 156 D-157 B ; voir aussi 157 D-160 A (Ct 5, 14) où Théodoret
prête la même valeur symbolique aux mots « or » et « pierre précieuse ».
42. Cf. M. Richard, « Notes sur l’évolution doctrinale... », op. cit.3 475.
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 219

L’encens symbolise la théologie (ÔEoXoytaç aujiGoXov), puisque,


selon l’ancienne Loi, il était présenté à Dieu43. *
Plus encore que dans l’exemple précédent, les expressions
concrètes prennent ici un singulier relief, et la seconde (« le
Christ qui est Dieu et homme ») plus que la première (« l’Époux
est à la fois Dieu et homme »). Malgré la présence de termes
abstraits pour désigner respectivement la nature divine (ô T]v)
et la nature humaine (tô YjpéTepov), un accusateur, désireux de
prouver queThéodoret distingue dans le Christ deux personnes,
trouverait là de quoi étayer son accusation44.
Pourtant, si Théodoret distingue avec autant d’application
deux natures dans le Christ, c’est d’abord pour mieux affirmer
la permanence sans changement de sa nature divine. Les deux
exemples cités à l’instant le prouvent nettement. En s’incarnant,
le Verbe n’a pas subi une modification de sa nature divine, « il n’a
pas abandonné ce qu’il était » (oùx &<pslç ô Y]v), mais « il est resté
ce qu’il était » (pévcov ô rjv) ; c’est dire [265] qu’il ne s’est pas
transformé en homme, au sens où il y aurait eu disparition de sa
nature divine. Tout en la conservant dans son immutabilité, il a
revêtu notre nature humaine (àv9pco7tetav èvôoaàpevcx; cpüoiv),
il a assumé ce qui nous est propre (■rcpoaéXaQs tô YjpeTepov)45.
Les deux natures subsistent donc dans le Christ sans confusion
ni mélange46. Voilà pourquoi l’exégète veille à distinguer dans
son texte ce qui se rapporte à la nature divine de ce qu’il faut
entendre de la nature humaine.

43. PG 81, 141 D-144A.


44. Notons toutefois la présence de ces mêmes formules dans YÊranistès ;
voir par ex. in PG 83, 69 D (Ettlinger, op. cit., 88, 17-21) : «Mais en parlant
de notre Maître le Christ, les hérauts de la vérité, voulant montrer à ceux qui
l’ignoraient sa filiation terrestre (xoctcü), ajoutent la précision ‘selon la chair’ :
ils font entendre par là la divinité et enseignent que notre Maître le Christ n’est
pas seulement homme, mais aussi Dieu antérieur aux siècles (oùx ctv9po)7toç
jiôpov, àXXà xai 0eôç Ttpocuamoç) » ; voir encore, icL, 44 D-45 A (Ettlinger,
op. cit., 72, 3 s.).
45. La formule de Théodoret semble faire directement écho à celles qu’uti­
lise Grégoire de Nazianze dans son Or. 29, 19,2-3 (SC 250) : « Ce qu’il était,
il l’est demeuré ; et ce qu’il n’était pas, il l’a assumé », et dans l’Or. 39 In Sancta
Lumina (PG 36, 349 A) : « Non pas en changeant ce qu’il était - car cela est
immuable -, mais en assumant ce qu’il n’était pas - car il est plein d’amour
pour l’homme »> ; voir à ce sujet les remarques de J. C. M. van Winden, Vigiliae
Christianae 34 (1980) 201. La rencontre n’est sans doute pas fortuite, même
si Théodoret, dans YEranistès, invoque d’autres passages de l’œuvre du «Théo­
logien » pour affirmer l’immutabilité du Verbe au moment de l’incarnation
(PG 83, 96 AD) et l’inconfusion des natures (id., 189 B-193 A). Cette parenté
plaide en tout cas fortement en faveur de son orthodoxie.
46. C’est pour cette raison que les Antiochiens refusaient d’admettre la for­
mule de Cyrille : « Une seule nature incarnée du Dieu-Verbe », qui leur sem­
blait supposer une confusion des natures.
220 théologie et christologie

L’inconfusion des natures permet notamment de rendre


compte de tout ce qui, dans le texte, serait indigne de la Divinité,
de tout ce qui, dans les paroles ou les actes du Christ, appar­
tient au domaine des T<X7teivà. Elle est surtout pour Théodoret
et les Antiochiens le seul moyen de préserver l’impassibilité de
la nature divine. Deux passages du Cantique, que Théodoret
interprète de la passion du Christ, illustrent cette conception.
Le premier commente le verset : « Car ma tête est couverte de
rosée, et mes boucles, des gouttes de la nuit » (Ct 5, 2) :
« Il fait entendre par ‘nuit’ l’attaque que les Juifs ont menée
contre lui, de nuit ; et par la ‘rosée’ et par les ‘gouttes’, la mort de
trois jours qu’ont subie les boucles de sa tête, mais que lui (oùx
ocùtôç) n’a pas subie47. *
Théodoret entend bien souligner par là que la mort n’a
atteint dans le Christ que l’extérieur, c’est-à-dire la nature
humaine, représentée ici par « les boucles de sa tête », mais qu’il
ne l’a pas subie lui-même, dans sa réalité profonde et cachée,
sa nature divine. Seulement, là encore, ce oùx ocùtôç, pourrait
paraître ambigu et donner des armes à ceux qui prétendent que
Théodoret distingue, dans le Christ, le Dieu et l’homme48.
L’occasion du second développement est fournie par une
citation d'Isaïe 63, 3 dans le commentaire du verset : « Mon
bien-aimé est blanc et roux » (Ct 5,10):
« Et tandis que je les foulais aux piedsy mes vêtements furent
éclaboussés (de sang) ; de fait, tandis que je remportais sur eux (les
démons) la victoire et que je ruinais leur puissance, je reçus des
gouttes de sang sur mes vêtements ; or, il fait voir (par là) sa mort
durant trois jours. Et l’on doit porter une grande attention au fait
qu’il ne dit pas : ‘J’ai été éclaboussé’, mais ‘tandis que je les foulais
aux pieds, mes vêtements ont été éclaboussés’, c’est-à-dire ‘mon
corps’ ; car la nature divine est impassible (à7ta9>fe), et c’est son
corps qui reçut la passion : bien qu’il se fût emparé de ce corps
et s’y fût uni, cela n’entraîna pas pour le Dieu Verbe de subir la
passion, puisque, par nature, la Divinité (tô 0etov) échappe à la
passion (Ô7téprepov 7td9ouç)49. »
Cette manière d’exprimer l’inconfusion des natures et
l’impassibilité de la nature divine paraît au premier regard
plus satisfaisante que dans l’exemple précédent. L’image du
« vêtement » pour désigner la nature [266] humaine du Christ
est tout à fait légitime, et Cyrille lui-même en reconnaît l’ortho-

47. .PG 81, 149 D.


48. Faut-il pourtant suspecter cet emploi de oùx aùxôç que l’on retrouve
par ex. dans YIn Isaiam 20, 781 : où yàp èuè èËexÉvxYjoav, àXX’ ô èvÔéÔuuai
o(ï)[icc. (SC 315) .
49. PG 81, 157 C.
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 221

doxie. De même, la distinction opérée entre la 0eux (pucnç et


le awpa exclut, grâce au vocabulaire abstrait, l’idée de deux
personnes dans le Christ. Qui plus est, la présence du verbe
évcodévTOç semble bien indiquer qu’au moment même de la
Passion l’union des deux natures subsiste50. Pourtant, et c’est
une maladresse qu’évitera plus tard Théodoret, dire que, pour
avoir pris un corps, le Dieu Verbe ne subit pas pour autant la
Passion, tendrait à faire croire à l’existence dans le Christ de
deux npôooma : le Verbe divin et l’homme. Que tel ne soit pas le
sentiment de Théodoret, l’ensemble du passage le prouve autant
que la reprise immédiate du 0eôç Aôyoç par l’abstrait tô 0e£ov,
mais l’ambiguïté de l’expression autorise au moins le soupçon.

L’examen de la christologie dans le Commentaire sur le


Cantique situe l’exégèse de Théodoret au cœur du conflit
doctrinal qui a divisé le Ve siècle. Les conceptions antiochiennes
y sont affirmées avec force, mais sans agressivité apparente :
Théodoret entend montrer qu’une lecture attentive de l’Écri­
ture apporte la preuve du dyophysisme et qu’une interprétation
correcte du texte oblige l’exégète à distinguer deux natures dans
le Christ. A cet égard, l’enseignement de Vin Canticum ne diffère
donc pas de celui qu’offre plus tard VEranistès : l’Incarnation
ne fait subir à la nature divine aucun changement ; cette nature
s’unit, sans se confondre, à la nature humaine et demeure du
même coup impassible ; on reconnaît aisément là le schéma
tripartite du dialogue : ’AxpeTrcoç, ÀaÙYXL)'c°Ç> ATOxOVjç51. De
même, beaucoup des formules christologiques utilisées dans
Vin Canticum, premier en date des commentaires de Théodoret
sur l’Écriture, se retrouvent dans ses commentaires posté­
rieurs. C’est le cas notamment de toutes celles qui désignent de
manière abstraite chacune des deux natures. Dès l’époque de
Vin Canticum, la christologie de Théodoret est donc bien définie
et ne subit, dans la suite, aucune modification fondamentale.
Toutefois, à côté de ces formules que Théodoret ne
cessera jamais d’utiliser, nous avons relevé des expressions
plus ambiguës ou quelque peu maladroites, capables de faire
soupçonner l’orthodoxie de sa christologie. Certes ce n’est déjà
plus tout à fait le vocabulaire concret utilisé dans ses premiers

50. Dans son Commentaire sur Isaïe 17, 56-58. 110-115 (SC 315),Thèodo-
RET paraît beaucoup plus soucieux de sauvegarder l’union des deux natures au
moment même de la Passion, sans pour autant envisager une communication
des idiomes.
51. Chacun de ces termes apparaît dans YIn Canticum (cf. les citations don­
nées ici ; pour &TpE7troç, cf. PG 81, 113 D).
222 théologie et christologie

écrits doctrinaux, antérieurs au concile d’Éphèse52, mais nous


avons pu noter, à plusieurs reprises, une récurrence atténuée de
ce vocabulaire. Or, cela disparaît totalement des commentaires
suivants.
[267] Autre fait notable : aucun des développements relatifs à
la dualité des natures ne s’accompagne d’une mention qui mette
en évidence, sans équivoque, l’unité de la personne du Christ53.
Cette absence est d’autant plus regrettable que des désigna­
tions concrètes, opérant une distinction entre le Dieu (0eôç) et
l’homme (àvdpomoç) ou le Dieu Verbe (0eoç Aôyoç) et le « fils
selon la chair », pourraient accréditer l’idée de deux 7ip6aama.
Or, quand Théodoret sera accusé d’hérésie et déposé, c’est de
ce grief surtout qu’il aura à répondre ; sa correspondance des
années 448-449 le prouve : tout en continuant à professer le
dyophysisme avec la même fermeté, il s’y défend sans cesse54
d’avoir enseigné « deux fils » et, pour se justifier, réclame que l’on
procède à l’examen de ses anciens ouvrages. S’il ne mentionne
pas ouvertement son commentaire sur le Cantique, c’est sans
doute de propos délibéré : cet ouvrage pouvait fournir des armes
à ses adversaires55.
Toutefois, en dépit de quelques formules contestables par
leur maladresse ou leur ambiguïté, l’orthodoxie de Théodoret
n’est pas à mettre en cause. Dès ses premiers écrits, comme le
souligne M. Richard56, Théodoret utilise concurremment les
formules concrètes et les formules abstraites pour exprimer
ses conceptions christologiques : il serait donc malhonnête de
ne considérer que les premières pour faire dire à Théodoret
ce qu’interdisent d’affirmer les secondes. Pourtant Théodoret
a perçu de lui-même, sans doute après le concile d’Éphèse, le
danger de ces désignations concrètes et les a progressivement
abandonnées.
Comme elles sont encore présentes dans Y In Canticum - en
petit nombre, il est vrai, et relativement discrètes -, nous situe­
rions volontiers la rédaction de ce commentaire juste avant le
52. Voir M. Richard, «Notes sur l’évolution doctrinale... », op. cit., 461-
463 ; il s’agit des formules du type : « l’homme assumé, l’homme visible », etc.
53. L’unité est seulement suggérée par un double xa( dans le commentaire
de Ct 3, 6 (PG 81,120 C) et notée, sans insistance, par le verbe évôco en Ct 5,
10-16 (id., 157 C) ; Théodoret ne consacre nulle part, dans ce commentaire,
un véritable développement à ce point pourtant essentiel à l’orthodoxie de sa
christologie.
54. CL supra, n. 32.
55. La raison est donc bien différente de celle qu’avance le P. Garnier pour
mettre en doute l’appartenance de ce commentaire à Théodoret. On ne sau­
rait, en effet, affirmer avec lui que Vin Canticum est celui des écrits de Théodo­
ret où se manifeste le plus clairement son orthodoxie.
56. M. Richard, « Notes sur l’évolution doctrinale... », op. cit., 457.
LA CHRISTOLOGIE DANS LE COMMENTAIRE SUR LE CANTIQUE 223

concile cTÉphèse ou dans les années qui l’ont immédiatement


suivi57. Les « imprudences » de vocabulaire s’expliquent mieux
si Ton retient cette date un peu haute : l’âpreté de la lutte, dans
les années suivantes, les fera éviter. D’autre part, ce premier
commentaire donne parfois l’impression d’une œuvre de
jeunesse ; il trahit notamment une influence d’Origène dont ne
témoignent pas au même degré les commentaires postérieurs.
Nous n’aurions donc aucune réticence à le considérer comme
antérieur au déclenchement des hostilités entre Antioche et
Alexandrie, à l’occasion du concile d’Éphèse.
Enfin, il n’est sans doute pas indifférent que Théodoret ait
choisi comme premier travail d’exégèse le texte du Cantique pour
aller au cœur du débat christologique de son temps : si le texte qui
est le plus suscepti[268]ble d’une interprétation « mystique »58
offre, sur la réalité des natures dans le Christ et sur l’Incarna­
tion, un enseignement parfaitement clair, à la lecture d’autres
textes le fondement scripturaire du dyophysisme professé par les
Antiochiens s’imposera nécessairement comme une évidence.

* (p. 211-212) Tout ce développement est à supprimer: le


texte sur lequel il se fonde (PG 81, 113 D-116 C) n’appartenant
pas à Théodoret, mais à « un exégète beaucoup plus tardif, forte­
ment influencé par la théologie de Grégoire de Nysse et de Maxime
le Confesseur », comme en a apporté la preuve Luciano Bossina
en étudiant la tradition manuscrite de Vin Cant. de Théodoret,
bouleversée par suite d’un accident matériel - interversion de
folios - dans le manuscrit le plus ancien de la chaîne dite des Trois
Pères, le Vind. theol. gr. 314 ; voir L. Bossina, Teodoreto restituito
(« Studi e Ricerche » 68), Alessandria 2008, p. 3-40 [34-35].

57. Peut-être aux alentours de 428, et sans doute avant l’Acte d’union (433)
dont Théodoret fut l’un des principaux artisans. Le P. Garnier le situe autoty
de 425 en se fondant sur la date de Vin Danielem, elle-mcmc tirce des indi­
cations fournies par Théodoret dans ce commentaire ; mais il n’est pas sûr
qu’on puisse accorder beaucoup de crédit aux indications chronologiques de
Théodoret (PG 84, 224 B).
58. En refusant tout sens littéral et historique, Théodoret privilégie volon­
tairement cette seule interprétation, à tel point que, si ce commentaire com­
portait douze livres et non quatre, on n’hésiterait pas à reconnaître en lui ce
« Livre mystique » dont parle Théodoret à deux reprises (Lettre 82, SC 98,
203 ; Haereticarum fabularum compendium, V, 18, PG 83, 152 C) et que l’on a
vainement cherché à identifier (cf. P. Garnier, PG 84, 362 A-363 A).
.
;

-V
•-
Autour de Lactance : Hommages à Pierre Monat, Besançon 2003,
p. 109-122

30

UNE « POMME DE DISCORDE »


À L’ORIGINE DE LA CRISE NESTORIENNE

En comparant les Anathématismes de Cyrille contre Nestorius


à une « pomme de discorde »,Théodoret ne croyait peut-être pas
si bien dire. Il n'avait en tout cas sûrement pas imaginé qu’il
fournirait ainsi au puissant patriarche d’Alexandrie l’occasion
d’une réplique cinglante, destinée à ruiner par avance la portée
de la Réfutation qu’il venait d’en achever, au début de l’année
431, à la demande de Jean d’Antioche. Pour la première fois,
par écrits interposés, Cyrille d’Alexandrie et Théodoret de Cyr
allaient donc se mesurer dans une querelle doctrinale, dont ni
l’un ni l’autre ne pouvait alors supposer qu’elle les conduirait à
s’affronter pendant près de dix ans.
A l’heure de ce premier engagement, les deux hommes, qui
vraisemblablement ne se sont jamais encore rencontrés, ne se
connaissent pas ou mal. Cyrille est loin sans doute d’imaginer
qu’il aura en Théodoret, au long de la crise nestorienne qui
vient de s’ouvrir, un adversaire redoutable. Dans un conflit où
les questions de personnes allaient tenir une si grande place,
la lettre de Théodoret à Jean d’Antioche1 et celle de Cyrille à
Évoptius2, la première servant de préface à la Réfutation des
Anathématismes, la seconde à la défense par Cyrille de ses [110]
douze « chapitres », offrent donc un éclairage intéressant sur
la personnalité des deux protagonistes et sur la manière dont

1. *CNRS UMR 5035. Notre texte était déjà sous presse, quand nous avons
eu connaissance de l’article de L.R. Wickham, « Cyril of Alexandria and the
appel of Discord », Studia Patristica 15 (1984), p. 379-392.-Théodoret, Lettre
à Jean d’Antioche, ACOL i, 6, p. 107-108 (= SC 429, p. 62-71).
2. Cyrille, Lettre à Evoptius, ACOI, i, 6, p. 110-111 (= PG 76, 385-388).
théologie et christologie
226

. ., f e À ce titre aussi, ces lettres méritent de retenir


chacun voit a rien ^ ^ crise nestorienne.
1 atunte°brève analyse de la lettre deThéodoret, indispensable
u- « oih.pr le débat et prendre la mesure des accusations
nnrrées contre Cyrille, permettra de mieux apprécier la « réponse »
de ce dernier, dans sa lettre à Evoptius. Le grief fait par Cyrille
à Théodoret d’avoir comparé ses Anathèmatismes à « la pomme
de la Discorde » retiendra tout particulièrement notre atten­
tion. L’indignation du patriarche d’Alexandrie se justifie-t-elle
ou a-t-il trouvé dans la comparaison utilisée par son adver­
saire un prétexte commode pour l’accabler et le disqualifier ?
Est-il vraiment déplacé de la part d’un écrivain ecclésiastique
d’introduire dans une lettre à sujet doctrinal, même de manière
allusive, une référence à la mythologie grecque, surtout si elle est
devenue commune ? En tout cas, les attaques de Cyrille contre
Théodoret sont doublement instructives : révélatrices de son
tempérament, elles sont aussi un témoignage précieux, même
s’il est à recevoir avec précaution, sur la notoriété du jeune
évêque de Cyr, au-delà de la sphère antiochienne, à la veille du
concile d’Ephèse.

I. Une « maladresse » de Théodoret


Pour apprécier à sa juste mesure la réaction de Cyrille, il
importe de rappeler comment Théodoret fut amené à inter­
venir dans le conflit entre le patriarche d’Alexandrie et celui
de Constantinople. En exigeant de Nestorius qu’il souscrive
aux douze anathèmatismes sur lesquels s’achevait sa lettre de
novembre 430, Cyrille outrepassait la mission qui lui avait été
confiée. Il pouvait donc s’attendre à une réaction vigoureuse de
la part des Orientaux. De fait, non seulement Nestorius refusa
de souscrire aux anathèmatismes qui lui étaient présentés, mais
il ne daigna même pas répondre cette fois à la lettre de Cyrille.
Il s’empressa probablement, en revanche, de faire connaître
à Antioche la manière dont il y était traité et d’accuser à son
tour Cyrille d’apollinarisme. Il savait sans aucun doute qu’il
pouvait compter sur le soutien du milieu antiochien, celui des
moines d’où il était issu et celui du clergé auquel il avait appar­
tenu, avant d’accéder en 428 au siège de Constantinople. De
fait, l’évêque Jean d’Antioche confia à André de Samosate et
à Théodoret de Cyr, sans doute en raison d’une réputation de
théologiens déjà reconnue, le soin de réfuter les anathèmatismes
de Cyrille. Chacun d’eux se mit rapidement au travail et rédigea
UNE « POMME DE DISCORDE * 227

une Réfutation des douze chapitres ou anathématismes de Cyrille


d’Alexandrie. Seules nous en font aujourd’hui connaître le
contenu les deux apologies que Cyrille se vit, à son tour, dans
l’obligation de composer pour [111] répondre à l’accusation
d’apollinarisme que lui avaient valu ses anathématismes de la
part d’André de Samosate et deThéodoret3.
Une fois son travail achevé, Théodoret le fit donc parvenir
à son commanditaire, en l’accompagnant, comme il se doit,
d’une lettre-préface destinée à présenter l’ouvrage4. Conservée
dans l’original grec et dans une traduction latine par les collec­
tions conciliaires, cette lettre mérite à plus d’un titre de retenir
l’attention : elle traduit l’état d’esprit dans lequel la lecture des
anathématismes a plongé Théodoret et nous livre presque « à
chaud » sa réaction ; elle fait entendre clairement, par avance,
que l’accusation d’apollinarisme sera au cœur de l’argumenta­
tion développée par lui contre Cyrille ; elle trahit les sentiments
d’un homme qui a du mal à maîtriser la passion qui l’anime et à
retenir les coups qu’il porte à son adversaire.
Doit-on pour autant douter de la sincérité de Théodoret,
quand il insiste sur la souffrance qu’il a éprouvée à la lecture
des anathématismes de Cyrille5 ? Ce n’est pas certain, même
s’il y a de sa part une évidente habileté rhétorique à présenter
les choses de la sorte, comme si aucune autre considération que
la défense de la saine doctrine n’entrait en ligne de compte,
comme s’il ne s’agissait pas de défendre aussi Nestorius, auquel
le liait une ancienne et solide amitié6, et, par-delà la personne
du patriarche de Constantinople, le parti des Orientaux.
Curieusement, en effet, cette lettre ne comporte aucune allusion
directe à Nestorius : il est en apparence absent d’un débat qui
se veut strictement doctrinal. Du reste,Théodoret paraît ne faire
rien d’autre que remplir la mission qui lui a été confiée par Jean
d’Antioche, dans un but précis : mettre en évidence le carac­
tère hérétique des Anathématismes de Cyrille7. Au service d’une

3. Cyrille, Apologia XII capitulorum contra Orientales (.ACO I, i, 7, p. 33-


65 = PG 76, 316-385) ; Apologia XII anathematismorum contra Theodoretum
CACO I, i, 6, p. 110-146 = PG 76, 385-452).
4. Cette lettre est datée du début 431.
5. La douleur exprimée au début de la lettre (Aiav ■rçX'pToa, rjXYY|oct Ôé :
SC 429, p. 62, 2. 5) va crescendo (petÇôvcoç YjvtaaEV : ibuLt p. 64, 18).
6. Théodoret, même après l’Acte d’union (433), conserva son amitié à
Nestorius et reftisa de prononcer contre lui l’anathème ; voir la lettre qu’il lui
adresse (Ep. 23a, SC 429) : tout en reconnaissant orthodoxe la confession de
foi faite par Cyrille dans sa lettre Laetentur caeli, Théodoret déclare avec force
à Nestorius qu’il ne se résoudra jamais à souscrire aux condamnations injustes
qui l’ont frappé.
7. C’est très exactement ce que lui a demandé Jean d’Antioche : àvctTpétjiai
toütouç rjpîv èyYpâcpwç xeXcuaaç xai ty|V alpetix^v aùxûv ëwoiav yupvYjv
228 théologie et christologie

cause, porte-parole commis d’office pour la défense non d’un


homme, mais de la foi orthodoxe, sa réaction ne semble donc
aucunement commandée par des sentiments personnels.
La souffrance qu’il exprime est celle de voir un évêque, dont
le rôle est d’être le gardien de la foi orthodoxe, se faire l’auxi­
liaire et le propagateur de [112] l’hérésie ; souffrance d’autant
plus grande, à ses yeux, que Cyrille occupe un siège impor­
tant8 et que les conséquences du mal dont il est responsable
risquent d’être considérables. Toute animosité de Théodoret à
son égard semble absente : il est habile de sa part de se poser
en victime dolente au nom de l’orthodoxie plutôt que d’adopter
d’entrée un ton agressif ou polémique. Pourtant les accusations
qu’il porte sont rudes : Cyrille est un mauvais pasteur, la carica­
ture du bon évêque. Loin de soigner, comme il le devrait les
brebis malades de son troupeau, il les infecte de son mal ; il
est le berger devenu loup. Pire encore, sous l’habit du gardien
du troupeau, qui rassure et invite à l’obéissance, il mène une
action pernicieuse : tandis que les loups et les bêtes sauvages
dispersent les brebis pour les dévorer plus facilement, lui se tient
au milieu du troupeau pour lui inoculer son mal insidieusement.
Jean Chrysostome ne parlait pas autrement des ariens installés
sur le siège d’Antioche, après en avoir chassé Eustathe9 ! Passant
à une autre métaphore, qui prolonge en fait la même accusa­
tion, Théodoret dénonce en Cyrille un ennemi de l’intérieur, un
traître qui livre la ville et se révèle en définitive plus dangereux
que les assaillants, les adversaires clairement identifiés.
Le moment est venu, après ce long préambule, de préciser
la nature du mal dont souffre ce mauvais pasteur, qui couvre
ses blasphèmes de l’apparence de la piété : Cyrille, dans ses
Anathématismes, ne fait que redonner vie à l’ancienne hérésie
d’Apollinaire, depuis longtemps condamnée10.Voilà ce qui afflige
Théodoret, dont la douleur est encore avivée du fait que Cyrille

ànaoi xaxaarr|oai (,ep. la, SC 429, p. 62, 3-4) ; Ôuvaxüç xüv alpEXtxûv
KpoQXmàxwv xyjv Xuatv è7toiTîoà[i£0a (ibid., p. 66, 52-53) ; la seconde décla­
ration fait du reste inclusion.
8. Ibid, y p. 62, 5-6 : àvrjp TtoipalvEiv Xax&v xal 7ro{|ivr]v xoaauxrjv
ttemoxeupévoç.Théodoret souligne ainsi l’importance du siège d’Alexandrie ;
cette remarque entraînera sans doute celle de Cyrille, dans sa lettre à Évoptius,
sur la petite ville (7toXtxviov) qu’est Cyr et dont il feint d’ignorer jusqu’au nom.
9. Mn Chrysostqmh, Panégyrique d'Eustathe d'Antioche 4, PG 50,604,1. 15 s.
10. Cf. Ep. la, A Jean d'Antioche (SC429, p. 64, 21-22) : xyjv itàXai
oGzodzloav ’A7toXivap£ou (pX^vatpov ôpoO xal ôuocteG?) ôtôaaxaXiav
ayayecoaaaBai. (le mot (pXrjvacpov a été malencontreusement oublié dans
l’édition de SC). L’hérésie d’Apollinaire avait bien été condamnée au concile
de Constantinople (381) ; elle n’avait pas pour autant perdu toute influence et
Théodoret lui-mêrçie déclare avoir dû la combattre dans son diocèse et par ses
écrits (cf. Ep. 82, A Eusèbe d'Ancyre, SC 98, p. 202, 14-15).
UNE « POMME DE DISCORDE • 229

a « osé jeter l’anathème sur ceux qui refusaient de blasphémer


avec lui ». Nestorius est évidemment de ceux-là, mais l’emploi
du pluriel l’indique clairement, la résistance au patriarche
d’Alexandrie dépasse sa seule personne. Les Anathématismes
sont en train de provoquer dans l’Église une profonde division,
entre partisans de Cyrille et ceux des Orientaux, qui font cause
commune avec Nestorius : ils sont une source de conflit, « une
pomme de discorde », aussi vaine mais aussi lourde de consé­
quences, semble dire Théodoret, que celle qui, selon la légende,
donna naissance à la guerre de Troie.
Pour atténuer peut-être la gravité des accusations portées
contre le patriarche d’Alexandrie, Théodoret feint d’imaginer
qu’il pourrait ne pas être [113] l’auteur de ces Anathématismes".
Est-ce prudence à l’égard d’un adversaire qu’il sait puissant ?
Est-ce lui offrir la possibilité d’un désaveu dont son amour
propre n’aurait pas à souffrir ? Il est permis d’en douter. Car,
si ces Anathématismes ne sont pas l’œuvre d’« un des ennemis
de la vérité », mais bien la sienne, c’est faire de lui « un ennemi
de la vérité ». Autrement dit, ce qui pouvait paraître une excuse
viendrait renforcer l’accusation.
Quoi qu’il en soit, leur contenu est hérétique. D a été demandé
à Théodoret d’en apporter la preuve ; il l’a fait, en fondant sa
démonstration sur l’Écriture, pierre de touche de l’orthodoxie12.
C’est sur elle encore que, selon l’enseignement de Paul, on doit
se régler en matière d’anathème : ce dernier ne se justifie qu’à
l’égard de ceux dont l’enseignement entre en contradiction
avec celui de l’Évangile et des apôtres. Or, telle est la situation
dans laquelle se trouve l’auteur des Anathématismes. C’est donc
lui qui mérite d’être frappé d’anathème pour les hérésies qu’il
répand, et non ceux qui suivent fidèlement les enseignements de
l’Écriture et des Pères.
La lettre s’achève par un bref exposé de la méthode suivie
par Théodoret : pour des raisons de clarté, il fera suivre chaque
anathématisme d’une réfutation qui en dégagera le caractère
hérétique.

11. Il le fait à deux reprises (ibid.3 p. 64, 24-26. 29 : eTnep àX-rçOtôç oorcoü
TocOta xà YEwrjuaTa, gîte èxeïvoç eïte aXXoç).
12. Ibid., p. 65 : «... je les (les opinions hérétiques) ai réfutées autant qu’il
était possible ; je leur ai opposé les enseignements de l’Évangile et des apôtres *.
230 théologie et christologie

II. Les attaques ad hominem de Cyrille

Il appartint évidemment à Jean d’Antioche de diffuser la


réfutation rédigée par Théodoret auprès de tous ceux de son
parti. En a-t-il fait parvenir également un exemplaire au patriarcat
d’Alexandrie ? Nous l’ignorons. Mais Cyrille devait avoir à sa
disposition des réseaux d’information suffisamment efficaces
pour lui permettre de disposer rapidement d’une copie. La lettre
qu’il adresse à Évoptius, l’évêque de Ptolémaïs, pour accompa­
gner son Apologie contre Théodoret, en apporte une preuve : c’est
Evoptius qui lui a fait tenir un exemplaire de la réfutation de ses
Anathèmatismes par Théodoret, sans aucun doute accompagné
d’une copie de la lettre-préface à Jean d’Antioche. Or, autant que
la réfutation elle-même, cette lettre paraît l’avoir fortement irrité.
Toute une partie de sa lettre à Évoptius est, en effet, une réplique
cinglante à la lettre de Théodoret. Par personnes interposées
- Jean d’Antioche et l’évêque de Ptolémaïs -, ces lettres mettent
déjà aux prises les deux futurs adversaires.
Le contraste est saisissant entre le début et la fin de la
lettre de Cyrille : s’ouvrant par un l’éloge appuyé de la charité
fraternelle à l’adresse d’Évoptius, elle s’achève par un éreintement
bien peu charitable de Théodoret ! En faisant [114] parvenir à
Cyrille la Réfutation des Anathèmatismes de Théodoret, Évoptius
l’accompagnait évidemment d’une lettre, dans laquelle il assurait
sans aucun doute le patriarche de son soutien13. Outre ces paroles
de réconfort et d’amitié, sa lettre contenait probablement des
informations sur la personnalité de Théodoret ; mais il se peut
aussi que Cyrille ait disposé d’autres sources d’information. Quoi
qu’il en soit, il paraît jusqu’alors ignorer presque tout de son nouvel
adversaire ou feindre l’ignorance pour mieux le déconsidérer par
des attaques ad hominem14. On perçoit un évident mépris de la part
du patriarche d’Alexandrie, dont l’importance et la notoriété sont
considérables, à l’égard de cet évêque dont le siège est si obscur
qu’il en ignorait, il y a peu, jusqu’au nom15 ! Quelle portée accorder

13. Voilà sans doute la raison pour laquelle Cyrille déclare que la charité
d’Evoptius s’est traduite, au-delà des mots, par $es actes, c’est-à-dire l’envoi
de l’ouvrage composé par Théodoret (.Lettre à Evoptius, ACO I, i, 6, p. 110,
13-14).
14. Les informations qu’il possède sur lui témoignent d’une connaissance
indirecte (ibid., p. 110, 21-22. 26 : XéyeTcxi, (pocoÉ, xocôà tpaai tcôv yva)p£pcov
Tivécr).
f.
1 Ibid.y p. 110, 21-22 (... ©coÔwpYiroç ô Kupotr xaXctaOai yccp °&TW
<paot tô 7toXtxviov). Cette manière de déconsidérer l’adversaire, en insistant
sur son insignifiance, que traduit la nature de son siège épiscopal, est sans
aucun doute une réplique directe à la remarque de Théodoret sur l’importance
de la position de Cyrille.
UNE « POMME DE DISCORDE » 231

par conséquent aux accusations d’un tel personnage ? Peuvent-


elles être autre chose que des calomnies ? Tel est le système de
défense adopté par Cyrille, qui se garde bien de préciser la nature
de l’accusation et de faire état du reproche d’apollinarisme qui lui
est adressé. À qui doit-on se fier ? Au titulaire d’un siège illustre
ou à l’évêque d’une modeste bourgade ?
Qui est donc l’homme qui ose ainsi réfuter ses Anathématismes ?
On le prétend cultivé, il aurait même une certaine réputation
d’exégète, et pourtant il n’aurait rien compris aux chapitres de
Cyrille16. La réputation qu’on lui prête serait-elle surfaite? Ne
serait-il en réalité qu’un ignorant ? Cyrille est plutôt d’avis que,
par esprit de parti et pour défendre une cause, celle de Nestorius,
il a feint l’ignorance et refusé de comprendre ce qui ne présentait
pourtant aucune difficulté17. Il y a donc chez lui une certaine
duplicité. Contre cet homme de peu d’importance, contre ses
calomnies et ses feintes ignorances, Cyrille se dit néanmoins obligé
de réagir et de se défendre une nouvelle fois - allusion évidente à
sa récente Apologie contre les Orientaux - pour éviter que de telles
attaques trouvent quelque crédit.
[115] Auparavant toutefois il achève de déconsidérer son
adversaire, en mettant en doute la sincérité de sa réaction :
elle serait loin d’être commandée par le seul désir de défendre
l’orthodoxie ! Autrement, aurait-il choisi, dans les accusations
qu’il porte, de faire référence aux fables des Grecs au lieu de s’en
tenir à l’Écriture, dont on le prétend un familier18 ? Assimiler les
Anathématismes à la pomme jetée par la Discorde est une compa­
raison absolument déplacée en un tel débat et sur un tel sujet.
Cyrille s’en dit offusqué : la confusion des genres, que traduit cette
intrusion du profane dans le sacré, est à ses yeux inadmissible ! Il
l’utilisera pourtant adroitement pour ridiculiser son adversaire.

16. Lettre à Évoptius, ibid., p. 110,26-111, 2 : « Ma conviction est faite : bien


que l’homme, aux dires de certains de ses familiers, ne soit pas sans expé­
rience de l’art du discours et qu’il ait peut-être acquis une connaissance non
médiocre des saintes Écritures, il a été si loin de comprendre le sens de ces
chapitres que, j’en viens à le croire et à le penser, il cherche à complaire aux
désirs de certains en feignant d’être ignorant. ».
17. L’incompréhension manifestée parThéodoret serait donc tactique et de
commande {ibid., p. 111, 2-3 : tccïç Ttvtov è7u9upîcuç xà Ôoxeïv rjYvoY]xévat
XapiÇETOu)- Pourtant si les formules christologiques utilisées par Cyrille avaient
été aussi claires qu’il le prétend, aurait-il eu un si grand besoin de les expliquer
et de les justifier ?
18. Ibid., p. 111, 7-12 : « Il lui aurait donc fallu, à lui qui a fréquenté assi­
dûment les Écritures inspirées, si précisément il avait uniquement pour but de
traiter de nos divins mystères, faire mention seulement des Lettres Saintes et
composer ainsi son exposé, d’une manière convenable à la sainteté du sujet,
au lieu d’introduire au beau milieu des fables anciennes et nauséabondes. Il
prétend, en effet, comparer mes propos à la pomme de la Discorde, peut-être
bien pour montrer, en faisant cela, la culture qui est la sienne ! »
232 théologie et christologie

In cauda venenum : Théodoret pensait-il ainsi faire étalage de sa


culture ? Ce serait alors une culture à bon marché, ironise Cyrille :
qui ne connaît l’histoire de la pomme de la Discorde à l’origine
de la guerre de Troie et le jugement de Pâris19 ? L’éreintement
est complet : un évêque obscur, un soi-disant connaisseur des
Écritures qui va chercher ses références dans la mythologie
grecque la plus commune, un homme à l’intelligence limitée
ou assez habile pour le faire croire, de manière à ne pas paraître
injurieux à l’égard de celui qu’il attaque, voilà celui qui a entrepris
de calomnier le patriarche d’Alexandrie en prétendant réfuter ses
Anathématismes.

III. Un mauvais procès fait par


Cyrille à Théodoret ?

Cette lettre révèle chez Cyrille le talent d’un redoutable


polémiste. À la comparaison utilisée par Théodoret pour traduire
le trouble provoqué par ses anathématismes et le danger qu’ils
constituent pour l’unité de l’Église, Cyrille donne une impor­
tance et un relief qu’elle n’a sans doute pas chez son auteur. Il
paraît plutôt se saisir d’un prétexte commode pour accabler son
adversaire, sans avoir à se justifier des accusations portées contre
lui, et de fait passées sous silence dès lors qu’elles sont réputées
calomnies. La question se pose de savoir si cette indignation
est justifiée ; autrement dit, si une telle référence mythologique
est déplacée sous la plume d’un évêque ou si elle n’est qu’une
manière usuelle et [116] presque banale de s’exprimer pour tout
individu frotté de culture grecque, qui veut indiquer la cause
originelle d’un conflit, sans pour autant recourir consciemment
« aux fables nauséabondes » des Grecs, pour reprendre les termes
de Cyrille20. Au-delà de ce cas particulier, une telle réaction invite
à s’interroger sur la légitimité, pour un auteur ecclésiastique, de
faire référence à la mythologie, quand il traite de questions doctri­
nales - les divins mystères - ou qu’il commente l’Écriture.
19. Ibid., p. 111, 13-15 : # Nous voilà donc plongés, nous aussi, dans l’admi­
ration la plus complète, la plus haute et la plus grande à son égard : manifeste­
ment il donne la preuve d’une éloquence et d’une instruction vraiment grandes,
puisqu’il n’ignore pas la pomme de la Discorde ni Pâris, le fils de Priam ! ». Le
jugement de Pâris est une scène bien connue et notamment représentée sur les
mosaïques d’Antioche (v.g. la mosaïque de la « Maison de l’atrium », Musée du
Louvre, Paris Ma 3443 ; cf. C. Kondoleon, Antioch. The lost ancient dry, Prince­
ton Univcrsity Press and Worcester Art Muséum 2000, p. 172-174.
20. Ibid., p. 111, 10-11 : puOouç àpxaiouç xai ôôtoôôxaç ; la même for­
mule est utilisée par Cyrille dans son In Isaiam (sur Is 18, 1-2) pour désigner
les « fables des Grecs » (PG 70, 441 D : ’HvayxàaueOa ôè pùôcov ôôcoôôxwv
xai YcyrjpaxÔTOv xai pôeXupîaç 'EXXrjvixfy; TcoirçaaoOai (ivrjp-rçv).
UNE « POMME DE DISCORDE * 233

À la décharge de Théodoret, on pourrait faire observer que la


référence incriminée par Cyrille ne figure pas dans la Réfutation
des Anathématismes, mais dans la lettre adressée à Jean d’Antioche.
Sans doute a-t-elle un contenu doctrinal par le sujet même qu’elle
aborde, mais on ne saurait l’assimiler à l’ouvrage qu’elle accom­
pagne, où Théodoret traite à proprement parler des « divins
mystères ». Il est donc pour le moins exagéré, de la part de Cyrille,
de prétendre qu’il porte atteinte à « la sainteté du sujet » en usant
ici d’une telle référence. Du reste, le genre de la lettre bénéficie
chez les Pères d’un statut particulier : on peut très librement,
même en abordant les sujets les plus sérieux, y laisser transparaître
sa culture profane en citant les poètes - Homère notamment -
ou en choisissant des allusions mythologiques en rapport avec le
sujet traité. La correspondance de Basile de Césarée ou celle de
Grégoire de Nazianze en fourniraient bien des exemples. Cela
tient d’un jeu entre lettrés, mais ne porte aucunement atteinte au
contenu de la foi ni au sérieux de ceux qui le pratiquent.
Cela dit, l’histoire de la pomme jetée par la Discorde, au
milieu des convives, présents aux noces de Thétis et de Pélée,
auxquelles elle n’avait pas été conviée, est bien une fable ancienne
et connue, même si Homère n’y fait référence que par allusion21.
Au n* siècle de notre ère, Lucien de Samosate est sans aucun doute
celui des auteurs grecs anciens qui nous fait connaître avec le plus
de précision cet épisode mythologique et celui du jugement de
Pâris, qui lui est étroitement associé. Il l’évoque en plusieurs de
ses dialogues, rappelant tour à tour l’intervention d’Eris au milieu
du festin de noces, le recours des déesses au jugement de Zeus
qui s’en décharge sur le berger Pâris, par l’entremise d’Hermès22.
Il ne s’agit là d’ordinaire, selon l’habitude de l’auteur, que de
conter l’histoire sur un mode plaisant ou satirique. Au livre X de
ses Métamorphoses, Apulée ne met en scène - au sens propre -
que le jugement de Pâris, sans aucunement évoquer l’action
de la Discorde, qu’il suppose [117] évidemment connue de ses
lecteurs23. Dans tous ces textes, on en reste donc à la narration ou
à l’évocation de la fable24.

21. Homère, //.V, 440-445.


22. Voir Lucien, Dialogues marins 5 (Teubner, vol. I, p. 122-123) ; Dialogue
des dieux 20 (ibid., p. 100-101) ; Charidème 12-13 (ibicL, vol. III, p. 430-433).
23. Apulée, Mètamophoses X, 30-33 (CW7, p. 131-134) ; le jugement de
Pâris est porté à la scène par des acteurs de pantomime sous le regard du
héros de l’aventure transformé en âne, sensible à l’érotisme qui se dégage de
la scène qu’il contemple.
24. Voir de même, Libanios, Narrationes 27 (éd. Foerster,Teubner, vol. VIII,
p. 50-51).
234 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Plus intéressants pour le sujet qui nous occupe sont deux


autres textes, l’un deTrogue Pompée, l’autre encore de Lucien,
où il est fait référence à la « pomme de la Discorde » pour rendre
compte d’une dispute provoquée par un fait de même nature.
Relatant la mort d’Alexandre, l’historien le montre entouré de
ses amis, à qui il dicte ses dernières volontés. Comme ils lui
demandent de désigner l’héritier de son empire, au lieu de
donner un nom, Alexandre se contente de dire que ce sera « le
plus digne »25. A ce mot, commente l’historien, ce fut « comme
s’il avait sonné la charge entre ses amis ou jeté la pomme de
la Discorde », chacun briguant sa succession et recherchant le
soutien de la troupe26. La dissension ne s’apaisera que six jours
plus tard, lorsque Alexandre, désormais incapable de parler,
remettra son anneau à Perdiccas.
La lettre du stoïcien Hétoimoclès joue un rôle compa­
rable dans Le Banquet ou les Lapithes de Lucien27. Hétoimoclès,
injustement évincé du banquet, comme la Discorde, fait donc
parvenir une lettre, avec mission pour le porteur d’en donner
publiquement lecture. Tout en se défendant de vouloir « jeter
le trouble à des noces »28, il atteint bien sûr le but qu’il recher­
chait en déclenchant un beau tumulte parmi les convives. Voici
la conclusion tirée de l’incident par Lycinos, le porte-parole de
Lucien :
Et il me semblait, pour faire la meilleure comparaison, que le
déroulement de ce banquet était tout à fait pareil à l’histoire d’Éris
contée par les poètes. On sait qu’elle n’avait pas été conviée aux
noces de Pélée, qu’elle lança la pomme parmi les convives réunis
et que cela provoqua une si grande guerre à Ilion. Il m’apparaissait
donc qu’Hétoimoclès, par l’envoi de sa lettre au beau milieu de
nous comme une sorte de pomme, avait été l’auteur de malheurs
non moindres que ceux de YIliade29.
[118] Même si Lucien a visiblement calqué cet épisode sur
le schéma que lui fournissait la légende, ce qui nous intéresse
ici, comme dans l’exemple emprunté à l’histoire de Trogue
Pompée, c’est que « la pomme de la Discorde » paraît être une
référence habituelle pour parler de différents facteurs à l’origine
d’une dispute ou d’un conflit. Sans doute n’est-ce pas encore

25. Trogue Pompée, Histoire universelle = Épitomê de Justin, Histoires Philip-


piques XV (Teubner, p. 100-101) : Respondit : « Dignissimum ».
26. Ibid.y XV, 11 (p. 101): Hac uoce ueluti bellicum inter amicos cecinisset aut
malum Discordiae misisset, tta omnes in aemulationem consurgunt et ambitione uulgi
tacitum fauorem militum quaerunt.
27. Lucien, Le Banquet ou les Lapithes 21-35 (CUF, p. 213-221).
28. Ibid.y § 26 (CUL, p. 216, 7 : où YP'n TOcpctTreiv èv vàuoiç).
29. Ibid. , § 35 (CUF, p. 221, trad. J. Bompaire).
UNE « POMME DE DISCORDE » 235

tout à fait l’expression proverbiale qu’elle deviendra plus tard30,


mais l’évolution qui y conduira semble amorcée dès le n* ou
le me siècle. Sans doute aussi les auteurs de l’antiquité tardive,
plus que l’homme d’aujourd’hui, gardent-ils présente à l’esprit
la scène mythologique qui lui a donné naissance, mais ce n’est
pas absolument certain. On peut donc difficilement s’interdire
de penser que Cyrille a trouvé, dans la comparaison utilisée par
Théodoret, l’occasion de lui faire un mauvais procès.
Il est vrai pourtant que les récits mythologiques dans les
écrits des Pères, autres que leurs écrits apologétiques destinés
précisément à en dénoncer la sottise ou l’immoralité, ne sont
guère admis. Un des reproches les plus habituels faits à Origène
est justement d’avoir dénaturé le contenu du texte biblique en
y transportant, par un recours abusif à l’allégorie, « les fables
des Grecs »31. Traiter, comme il le fait, le récit de la Genèse à
la manière d’un mythe grec, en mettant en doute la réalité du
paradis ou en voyant dans les « tuniques de peau » le corps dont
aurait été revêtu Adam après la faute, est jugé inadmissible par ses
adversaires32. Les mêmes lui reprochent tout autant l’interpréta­
tion allégorique qu’il donne des noms des filles de Job, Hémèra,
Cassia et Corne d’Amalthée33, en transposant ces noms grecs
et les mythes auxquels ils renvoient dans le domaine chrétien.
Peu importe pour notre propos que les accusations portées
contre Origène soient ou non fondées : elles montrent combien
il est dangereux de paraître introduire dans un commentaire de
l’Écriture des références à la mythologie grecque. Origène a beau
avoir critiqué, lui aussi, les mythes grecs, notamment dans son
Contre Celse, il n’a pas échappé à l’accusation d’« hellénisme ».
On ne doit expliquer l’Écriture que par l’Écriture, sans recourir

30. D’après Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, tome I


(sous la direction de A. Rey), Paris 1992, p. 610, le mot « discorde » n’entre
dans la locution « pomme de discorde » qu’au xvii* siècle avec La Fontaine
(i 680).
31. Ce reproche lui sera adressé notamment par Epiphane de Salamine
(v.g. Panarion 64, 6 : xyjv TxdcÂcxi 'EXXVjvcov puOcaÔrj ÛTXÔvotav cpavxaÇôpEvoç
riç xaùxa 8è xal aXXooç po8ouç èxxtOcxai. ; 63, 1 : Ôf ÈTxiTxXàaxoo èç
'EXXrjvixïfe ÔEioiÔaipovlaç xaxoT)9elaç ; 65, 5 : ôtà xà èv aol àrc’ àpj$ç
07xéppaxa xaxa0X7]9Évxa xfjç «7x6 xùv 'EXXrçvcov è9vo[iù9ou ÔiôaoxaXtaç,
xwv ’EXXnvtov ae eiç xoOxo àyaYÔvxtov xal 8iÔa£âvxtov ; 74, 9 : «7x6 xffc
TxpoEipyjpevTjç 'EXXrjvixîfë 7xatÔEiaç xu<pXù>9eIç x6v voùv) ; il est repris par
Eustathe d’Antioche et beaucoup d’exégètes se rattachant à la tradition antio-
chienne ; voir notre article, « L’École exégétique d’Antioche et ses relations
avec Origène » (à paraître dans Origeniana Octava [éd. L. Perrone en collabora­
tion avec P. Bernardino et D Marchini, Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum
Lovaniensium 164, vol. II, Leuven 2003, p. 1149-1166]).
32. Ce sont deux accusations récurrentes contre Origène, depuis au moins
le traite de Méthode d’Olympe, Aglaophon ou sur la résurrection (voir ibid.).
33. Eustathe, Sur la pythonisse d’Endor, 21,7.
236 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

[119] aux « fables des Grecs », car le danger serait grand alors
de lui reconnaître le même statut. Tel est du moins le principe le
plus généralement observé.
Pourtant, il arrive à Cyrille lui-même d’y déroger parfois
dans ses écrits exégétiques. Ainsi introduit-il, dans son commen­
taire d’Is 18, 2 (« Lui qui envoie des otages sur la mer et des lettres
sur papyrus au-dessus de l'eau »), un long développement relatif
au culte d’Adonis (Tammuz), dont il rappelle la légende, pour
justifier la lettre du texte scripturaire34. La pratique cultuelle
qu’il décrit, comme étant encore en vigueur à Alexandrie à son
époque, est sans aucun doute à rapprocher de celle que rapporte
Lucien de Samosate dans la Déesse syrienne15. La renaissance
d’Adonis serait, selon Cyrille, annoncée par les femmes d’Alexan­
drie à celles de Byblos au moyen d’un message enfermé dans un
vase et confié aux courants marins qui le porteraient jusqu’aux
rivages syriens. Au terme de ce développement, il est intéres­
sant de noter que Cyrille éprouve le besoin de se justifier d’avoir
introduit dans son commentaire des « fables nauséabondes et
séniles »36, ces récits infâmes des Grecs, mais dans le seul but de
rendre compte de la lettre du texte.
Dans son Commentaire sur Jonas, il fait brièvement allusion
au culte rendu par les Grecs au dieu de la mer Poséidon,
pour affirmer la souveraineté du Dieu de la Bible sur toute la
création37 ; en revanche, il rapporte plus longuement la légende
selon laquelle Héraclès, comme le prophète Jonas, aurait
été avalé par un monstre marin, puis rejeté par lui sans avoir
subi d’autres dommages que la perte de ses cheveux. Après
avoir cité deux vers de Lycophron qui illustrent cette légende,
Cyrille s’empresse de faire observer qu’il ne mentionne pas ces
récits mythologiques pour prouver la véracité du texte divin,
mais seulement pour confondre ceux qui la mettent en doute,
puisque aussi bien ils admettent sans aucune difficulté la réalité
de tels récits38. On a là un exemple d’argumentation tout à fait

34. Cyrille, In /s., PG 70, 440 C-444 A.


35. Lucien, Déesse syrienne 6 (Teubner, vol. III, p. 342-343). Sur le rituel
des Adonies (mort et résurrection d’Adonis) à l’époque hellénistique, voir
W. Atallah, Adonis dans la littérature et Pan grecs, Paris Klincksieck 1966,
p. 259-263 ; l’auteur exploite d’autres témoignages patristiques, ceux notam­
ment (POrigène, de Jérôme et de Procope de Gaza.
36 . À titre de comparaison, voir la réaction similaire de Diodore de Tarse,
après qu’il a expliqué, dans son Prologue sur le psaume 118 (L. Mariés, RSR 10,
1919, p. 90), la différence entre l’allégorie dans l’Écriture et l’allégorie selon
les Grecs, en empruntant plusieurs exemples à leur mythologie.
37. Cyrille, In lonam 1,16 (Pusey I, p. 576, 15-24).
38. Cyrille, In lonam 2, 1 (Pusey I, p. 578, 7-20). Pour accréditer la réa­
lité de l’aventure de Jonas, en montrant que tout est possible à Dieu, Cyrille
compare son séjour dans le ventre du poisson à celui du fœtus dans celui de sa
UNE « POMME DE DISCORDE * 237

comparable à ceux que Ton peut trouver dans son Contre Julien.
[120] À Julien qui ironise sur le serpent de la Genèse, doué de
la parole, et dénonce là une fable ridicule, Cyrille fait observer
que ce n’est pas plus incroyable que de faire prédire à un cheval
la mort d’Achille, de faire parler un fleuve ou un arbre39 ! Ce
type de références est pourtant moins surprenant ici, dans un
ouvrage polémique et apologétique, que dans un commentaire
scripturaire. À voir les précautions que prend Cyrille, les rares
fois où il fait appel aux mythes grecs dans ses ouvrages exégé-
tiques, on voit bien qu’il cherche à se défendre d’avoir indûment
introduit « les fables des Grecs » dans un discours où il traite des
« divins mystères ». L’Écriture sainte exige d’être expliquée par
elle-même : les mythes profanes n’y ont pas droit de cité. À cet
égard,Théodoret nous paraît, dans ses ouvrages d’exégèse, s’être
montré d’une rigueur encore plus grande que celle de Cyrille.
Lui faire grief d’avoir comparé, dans sa lettre, de manière incon­
venante, eu égard à la sainteté du sujet, ses Anathématismes à « la
pomme de la Discorde » paraît donc une accusation peu fondée.
Il s’agit, à l’évidence, d’un prétexte commode pour déconsidérer
son adversaire et ruiner par avance la portée de ses critiques.

Conclusion
Au-delà d’une certaine symétrie de composition, ces lettres
révèlent deux tempéraments assez différents. En se gardant
de toute attaque ad hominem, Théodoret n’en porte pas moins
contre Cyrille des accusations d’une extrême gravité. Le ton qu’il
adopte et la prudence qu’il observe, au moment même où il va
l’accuser d’hérésie, montrent qu’il a bien conscience de l’impor­
tance et de la puissance du patriarche d’Alexandrie. Il n’hésite
pas à le faire cependant, et avec netteté, quitte à mettre en doute,
aussitôt après, pour atténuer la portée de l’accusation, qu’il soit
l’auteur de telles erreurs doctrinales. Cyrille ne sera pas dupe du

mère(i&û£, 578, 20-579, 5) : lui aussi est enfermé dans un milieu aqueux, où il
lui est impossible de respirer, et pourtant il vit et y reçoit de Dieu sa nourriture.
Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que Dieu ait accompli pour Jonas, ce qu’il
réalise pour tout homme ?
39. Cyrille, Contre Julien III (PG 76, 632 B). On ne saurait, dit-il, com­
parer le subterfuge utilisé par le démon de la Genèse, agissant sous la figure
du serpent, aux « contes des Grecs », ceux d’HoMÈRE qui fait faire une pré­
diction à l’un des chevaux d’Achille, Xanthos (II. V, 420), ceux de Porphyre
ou de Philostrate qui font saluer leur héros, l’un par le fleuve Caucase (Vie
de Pythagore), l’autre par un arbre (Vie d’Apollonios de Tyane), sans parler du
chêne de Dodone ou du taureau de Zeus, dans l’île de Rhodes, selon Isigonos
de Kittion, eux aussi doués d’une voix humaine.
238 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

procédé : c’est bien lui que vise Théodoret et sur lui que, fort de
l’autorité de Paul, il fait retomber les anathèmes lancés contre
Nestorius. Le coup porté est rude, par lequel s’achève la lettre
de Théodoret.
Cyrille calquera sa réponse sur l’attaque : à son tour, en
épinglant la référence à « la pomme de la Discorde », il entend
terrasser son adversaire, en lui décochant un dernier trait. Mais
le ton général de sa lettre est bien différent : elle laisse transpa­
raître, nonobstant l’éloge initial de la charité fraternelle et le parti
pris de se poser en victime de la calomnie, l’attitude hautaine et
méprisante d’un supérieur à l’égard d’un inférieur. Cyrille veut
faire sentir la distance qui [121] sépare un patriarche d’Alexan­
drie d’un évêque de Cyr, le pasteur d’une métropole de celui
d’une bourgade. Son rang et son autorité semblent l’autoriser à
des attaques ad hominem contre l’audacieux qui a eu le front de
critiquer ses Anathématismes. Il paraît agacé par cette résistance
rencontrée du côté des Orientaux, qui l’oblige à une nouvelle
justification. Une telle réaction est peut-être le signe que les
positions doctrinales qu’il défend et les formules qu’il utilise
n’ont pas une aussi grande clarté qu’il le prétend.
Indépendamment de leur intérêt pour l’histoire de la crise
nestorienne, ces deux lettres nous renseignent aussi sur la
notoriété de Théodoret à la veille du conflit. À l’évidence, la
mission dont l’a chargé Jean d’Antioche prouve qu’il s’est acquis
déjà une solide réputation de théologien. La lettre de Cyrille,
précisément parce qu’elle comporte des attaques ad hominem
et veut discréditer l’adversaire, fournit en réalité des précisions
supplémentaires. Théodoret paraît déjà jouir, en 430, d’une
bonne réputation d’orateur et d’exégète40. Or, nous savons par
Théodoret lui-même qu’il avait prêché, à Antioche, « six années
durant, du temps de l’évêque Théodote », mort vers 429, puis
« pendant treize ans » encore sous l’épiscopat de Jean, et que sa
prédication y était fort goûtée et jugée parfaitement orthodoxe41.
La lettre de Cyrille confirme donc indirectement les déclara­
tions faites par Théodoret bien des années plus tard. Faut-il
en conclure qu’il avait aussi, dès avant 430, publié quelques-
uns de ses traités exégétiques42 ? Cela irait à l’encontre de

40. Malgré l’emploi de la litote, les informations recueillies par Cyrille


semblent le confirmer (voir, note 16).
41. Théodoret, ep. 83 (À Dioscore d’Alexandrie, date 448), SC 98, p. 208, 9 s.
42. Dans sa lettre à Eusèbe d’Ancyre (ep. 82, SC 98, p. 202,7 s. ; date 448),
Théodoret déclare avoir composé plusieurs ouvrages avant et après le concile
d’Éphèse ; même en s’aidant des indications données dans sa lettre au pape
Léon (ep. 113, SC 111, p. 64, 9 s. ; date fin 449), il n’est guère possible de
déterminer avec certitude la date de chacun des écrits mentionnés.
UNE « POMME DE DISCORDE * 239

l’opinion généralement admise, selon laquelle tous ses commen­


taires seraient postérieurs au concile d’Éphèse43. Sans exclure
totalement cette possibilité44, on peut aussi considérer que ses
homélies sur l’Écriture, données à Antioche, devant un évêque
réputé pour sa « science de la saine doctrine » ou un autre
« nourri dès l’enfance dans les saintes Écritures »45 suffisaient
à lui valoir [122] sa réputation d’exégète. Quant à sa culture
profane, que Cyrille tourne en dérision, la publication de la
Thérapeutique des maladies helléniques avait sans aucun doute, à
cette date, contribué à en faire mesurer l’étendue. Pour le reste,
sur la modestie du siège de Cyr et la petitesse de cette ville qui
n’offre rien de remarquable, Théodoret serait prêt à souscrire
à la manière dont en parle Cyrille pour laisser entendre le peu
d’importance de son évêque46.
Peut-être Théodoret a-t-il eu tort de qualifier les
Anathématismes de Cyrille de « pomme de la Discorde » et de
provoquer ainsi l’ire du puissant patriarche d’Alexandrie. Les
blessures d’amour propre sont souvent longues à se cicatriser,
d’autant que les accusations portées contre Cyrille étaient
lourdes. La comparaison utilisée par Théodoret n’en paraît pas
moins prémonitoire, aux yeux de l’historien de la crise nesto-
rienne : il ne pouvait sans doute pas prévoir que la durée du
conflit, entre le concile d’Éphèse (431) et celui de Chalcédoine
(451), serait égale à celle de la guerre de Troie et des errances
d’Ulysse. Il redoutait seulement que ces Anathématismes ne
soient la cause d’une profonde division dans l’Église. En cela,
il ne se trompait pas. Si nous ne craignions à notre tour d’intro­
duire des « fables nauséabondes » dans un tel sujet, nous oserions
comparer ces deux lettres aux défis que se lancent les héros
d’Homère avant de s’affronter.

43. À la suite de M. Richard (« L’activité littéraire de Théodoret avant le


concile d’Éphèse », RSPT 24, 1934, p. 83-106 ; « Notes sur l’évolution doctri­
nale de Théodoret », RSPT 25, 1935, p. 459-481), et en nous fondant comme
lui sur l’examen des formules christologiques employées par Théodoret dans
ses commentaires, nous sommes porté a croire que l’ensemble de son œuvre
exégétique est postérieur au concile d’Éphèse (voir notre étude, L'Exégèse de
Théodoret de Cyr, Théologie historique 100, Paris 1995, p. 48-63).
44. Les arguments tirés de la critique interne ne permettent pas, dans ce
cas, d’atteindre une certitude absolue, mais offrent seulement une forte pro­
babilité.
45. Cf. ep. 82, SC 98, p. 202, 7 s. Dans la préface de son In Daniel. (PG 80,
1257 Al 1),Théodoret se déclare lui aussi « nourri dès l’enfance * (7taiÔ69ev
gèv aÙTOÏç èvTpacpEtç) dans les saintes Écritures.
46. Théodoret, ep. 139 (Au patrice Anatole, date 450?), SC 111, p. 146,
13 s. (rfy; 7toXtxvrîç xr)V èprjptav) ; cf. ep. 81 (Au consul Nontus, date 448),
SC 98, p. 196, 15 s. (embellissements de la ville dus à Théodoret sur ses res­
sources personnelles).
ft-

•?.

;
'

'i'»
Comunicazione e ricezione del documente cristiano in epoca
tardoantica, Studia Ephemeridis «Augustinianum » 90, Roma
2004, p. 157-180

31

LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES


ÉCRITS DE CYRILLE D’ALEXANDRIE
D’APRÈS LE TÉMOIGNAGE DE
THÉODORET DE CYR

Évêque d’une ville bien modeste de Syrie, — une pauvre


bourgade, selon ses propres déclarations1 -, Théodoret de Cyr
aurait pu demeurer un personnage obscur, s’il n’avait acquis
très tôt, grâce à ses écrits et à son activité pastorale, une réputa­
tion qui le conduisit à jouer un rôle de premier plan dans la
vie de l’Église d’Orient, à la faveur de la crise nestorienne. De
son activité littéraire, l’ampleur de l’œuvre conservée témoigne
largement et dans presque tous les domaines. Son activité de
pasteur, de prédicateur et de chef de file des évêques orientaux
nous est surtout connue par sa Correspondance2. Plus encore que
ses autres écrits, elle nous introduit, en effet, de façon concrète,
au cœur de son activité d’évêque, d’exégète et de docteur. Elle est
riche d’enseignements concernant la rédaction et la diffusion de
ses propres écrits, précieuse pour se faire une idée de la manière
dont s’échangent et circulent les documents - lettres et écrits
privés ou documents à caractère officiel - entre correspondants
qu’unissent des liens d’amitié ou de voisinage, mais aussi entre

1. Théodoret parle de Cyr et de son territoire comme d’une petite ville


(TtoXt'xvY)), isolée (è'pmoç, èpY}|iia), dont les habitants sont peu nombreux et
pauvres (ôXiyouç oUiycopocç xal toùtouç 7nrù>xoüç) : voir ep. 32, SC 98, p. 92,
1.23-24 ; ep. 139, «SC 111, p. 146,1.13-15 ; ep. XV, SC 40, p. 86). De fait, à son
époque, Cyr a perdu de son importance stratégique au profit de Hiérapolis.
2. Cette Correspondance - collection de Patmos, collection Sirmond et col­
lections conciliaires - est éditée en quatre volumes dans la collection « Sources
Chrétiennes » {SC 40, 98, 111 et 429) auxquels nous renvoyons ici.
242 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

les sièges épiscopaux. Les aspects matériels de cette circulation


ou diffusion du document y sont évoqués à plusieurs reprises :
la difficulté de trouver un porteur ou un copiste, renvoi joint à
une lettre d’un dossier doctrinal, du double de lettres reçues ou
envoyées à un tiers, la constitution d’archives3. Ce n’est pas là
pourtant ce sur quoi nous avons choisi de nous arrêter.
[158] Compte tenu de l’implication de Théodoret dans le
conflit doctrinal ouvert par la crise nestorienne, nous avons
interrogé sa Correspondance sur un point précis : la réception
antiochienne des écrits de Cyrille d’Alexandrie, c’est-à-dire la
manière dont ils ont été accueillis, analysés et jugés par leurs
destinataires et, plus généralement, par tous ceux qui en ont eu
connaissance. Dans un contexte de controverse, il est naturel
que la production et la diffusion de documents s’intensifie et
que tout document - lettre ou traité - émanant d’un des prota­
gonistes du conflit soit soumis à la critique serrée du parti
adverse. Cet examen entraîne à son tour la réfutation ou la
défense du document reçu, sous les formes les plus diverses :
lettres, opuscules, traités4. Or, la Correspondance de Théodoret
offre un témoignage de tout premier ordre sur la manière dont
les écrits de Cyrille, liés à la crise nestorienne, ont été reçus en
milieu antiochien, même si elle ne prend en compte de façon
récurrente que trois textes : les douze Anathématismes, la
lettre à Acace de Bérée, qui ouvre un chemin vers l’union, et la
fameuse lettre Laetentur caeli, adressée à Jean d’Antioche pour
célébrer la communion retrouvée5. Ce sont là, il est vrai, trois
textes qui marquent trois étapes décisives dans un conflit, auquel
l’Acte d’union de 433 ne parviendra que difficilement et impar­
faitement à mettre un terme. A partir de l’analyse qu’en fait
Théodoret et des indications que nous fournit sa Correspondance
sur leur réception, il est possible de mieux comprendre les
3. Théodoret mentionne souvent la qualité et/ou le nom des porteurs de
ses lettres ou, plus rarement, des lettres de ses correspondants ; il le fait tout
particulièrement, et cela se comprend, quand il se trouve assigné à résidence
dans son diocèse (Ep. 96, 99, 100, 101, 103, 104, 106, 109) ou exilé en Apa-
mène (ep. 113, 116, 117, 133, 134, 142, 143) ; parfois la difficulté de trouver
un porteur sert d’excuse à son retard à écrire {ep. 133, 142).
4. Plusieurs lettres doctrinales de Théodoret, dépassant la longueur habi­
tuelle d’une lettre, sont en réalité de véritables opuscules ; il y joint parfois
l’envoi de tout un dossier ; voir par exemple, Lettre 4 aux moines d’Orient
{SC 429), Lettre 5 au peuple de Constantinople {ibid. ), Lettre 131 à l’évêque Timo­
thée {SC 111), Lettre 146 aux moines de Constantinople {ibid.), Lettre 147 à l’éco­
nome Jean {ibid.).
5. Nous renvoyons pour chacun de ces trois textes de Cyrille d’Alexandrie
à l’édition de E. Schwartz, ACO I, i, 33-42 ; ACO I, 7, 147-150 {Casinensis
145) ;ACO 1,4,25-20. On trouvera la traduction de ces textes en français dans
le volume de A.-J. Festugière, Ephèse et Chalcédoine, Paris 1982, p. 57-68 ;
626-632 ; 486-491 [cité ensuite : Festugière].
LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 243

raisons, humaines et doctrinales, qui rendirent si difficile à


accepter pour les Antiochiens, et pour Théodoret lui-même,
la paix avec Cyrille. Du même coup, le portrait du patriarche
d’Alexandrie qui s’en dégage est sujet à d’intéressantes varia­
tions sous la plume de l’évêque de Cyr. Il faudra pourtant bien
du temps et la résurgence du conflit doctrinal entre Antioche
et Alexandrie, pour que Théodoret, sans cesser d’être l’homme
d’un parti et sans renoncer à ses positions doctrinales, invoque
[159] contre Eutychès et Dioscore l’autorité de « Cyrille d’heu­
reuse mémoire » et celle de ses écrits.

1. La condamnation des « chapitres hérétiques »

Les débuts de la crise nestorienne fourniraient à eux seuls


une excellente illustration du fonctionnement de différents
réseaux d’information et de diffusion des documents qui ont
alimenté la controverse. A ceux dont disposait à Constantinople
le patriarche d’Alexandrie, font pendant ceux sur lesquels
pouvait compter Nestorius du côté antiochien. Chaque camp
s’emploie ainsi rapidement à rallier ses partisans et à trouver
des appuis, notamment auprès du siège romain ou du pouvoir
impérial.
Aux deux premières lettres de Cyrille, Nestorius avait
répondu6, non sans quelque hauteur et arrogance, pour justifier
son enseignement christologique et son refus de décerner à la
Vierge, sans autre précision, le titre de théotokos7. Il ne daigna
pas répondre à sa troisième lettre, qui s’achevait par les douze
anathématismes auxquels il lui était demandé de souscrire,
jugeant sans aucun doute insultante à son égard une telle
exigence, à moins peut-être qu’il ne fût conscient aussi d’avoir
affaire à trop forte partie. Loin de rester sans réagir, il s’empressa
vraisemblablement de faire connaître à ses amis et à ses parti­
sans la lettre de Cyrille, dont une copie dut être aussitôt envoyée
à Antioche8. C’est du moins ce qu’il faut admettre, puisque
Théodoret composa rapidement une Réfutation des XII anathé­
matismes, à la demande de Jean d’Antioche, comme l’atteste la
6. Ces deux premières lettres de Cyrille et la réponse de Nestorius se lisent
en ACO I, i, 23-25 et I, I, 25-28. 29-32 ; traduction Festugière, p. 45-46. 47
et 48-51. 52-56.
7. La réponse de Nestorius à la première lettre de Cyrille est brève et hau­
taine. C’est seulement dans la réponse à sa deuxième lettre qu’il expose sa
christologie et justifie, à partir de là, son refus du théotokos au profit de l’épi­
thète christotokos jugée, selon lui, plus exacte (§7).
8. En réalité, Cyrille avait pris soin de mettre en circulation ses douze ana­
thématismes en même temps qu’il adressait à Nestorius sa troisième lettre.
244 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

lettre qui accompagne l’envoi de l’ouvrage9. Du même coup,


le différend doctrinal qui opposait Cyrille à Nestorius prenait
une tout autre dimension : l’affrontement devenait celui de deux
« écoles » théologiques.

1.1. La lettre de Théodoret à Jean d’Antioche (début


431)
Dans sa lettre à Jean d’Antioche,Théodoret porte un jugement
très sévère sur les Anathématismes de Cyrille, un jugement sur
lequel il ne [160] reviendra jamais. La lecture qu’il en a faite était
certes, d’emblée, très orientée, puisque il lui était demandé d’en
établir clairement le « sens hérétique » et d’en faire une réfuta­
tion écrite, destinée à être diffusée10. Mais l’examen critique,
auquel il a procédé, l’a pleinement convaincu, dit-il, qu’il s’agis­
sait là de « propositions hérétiques »n qu’il lui fallait dénoncer et
combattre, en leur opposant les enseignements de l’Écriture et
de la tradition. L’accusation portée contre Cyrille de « redonner
vie à l’enseignement aussi stupide qu’impie d’Apollinaire » n’a
pas besoin ici d’être justifiée : la Réfutation des anathématismes
s’attachera à l’établir. Cette accusation constituera un grief
majeur contre Cyrille de la part des Orientaux et le principal
obstacle à la réconciliation tant que les explications de Cyrille
n’auront pas été jugées satisfaisantes à leurs yeux, c’est-à-dire,
en clair, tant qu’il n’aura pas renoncé à ses Anathématismes. Leur
caractère hérétique est si patent que Théodoret en vient à douter
qu’ils soient vraiment l’œuvre du patriarche d’Alexandrie ;
plus tard, dans une lettre adressée à Cyrille, Jean d’Antioche
ne cache pas, lui non plus, qu’il s’est interrogé sur l’authenti­
cité du document12. Mais chez Théodoret, ce prétendu doute
ne fait que renforcer l’accusation, puisque ces Anathématismes
sont tenus, quoi qu’il en soit de leur auteur, pour l’œuvre d’« un

9. Théodoret, ACOI, i, 1 (Collectio Vaticana 167) ; voir aussi l’édition de


SC 429, p. 62-67, à laquelle nous renvoyons uniquement désormais.
10. Théodoret, Lettre 1 à Jean d’Antioche, SC 429, p. 62,1. 2-4 : « (anathé­
matismes) que tu m’as envoyés, en nous demandant de les réfuter par écrit
(ocvaxpétjiai ... èYYPOKpwç) et de découvrir à tous leur sens hérétique (xr]v
alpexixrjv aùxôv ewouxv yt)|ivyjv anaai xaraoT^aai) ».
11. Ibid.y 1.20-21 (xàç alpexixàç xal SÀaocpVjpouç; : «paroles hérétiques
et blasphèmes »). 31 (xifé alpexixfjç xaxoooÇiocç : « opinions fausses et héré­
tiques *).
12. Théodoret, ibid., p. 64, 24-28 (d'uep àXrjOwç aùxoü xôc yevv^paxa) ;
cf. Lettre de Jean d’Antioche à Cyrille, (Casinensis 169), ACO 1,7, 151 (§ 2 : « ces
chapitres m’ont si fort étonné que j’ai pensé au début qu’ils n’étaient pas de
toi *, trad. Festugière, p. 632-635 ; Festugière cite également en note, p. 633,
un passage de la lettre de Jean d’Antioche à Firmus de Césarée, Casinensis 7,
3, allant dans le même sens, mais qui laisse supposer que son doute était bien
réel et non une simple formule rhétorique).
LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 245

des ennemis de la vérité », d’un blasphémateur qui voudrait


contraindre autrui à « blasphémer avec lui ».
Autant que le contenu, c’est le procédé et la forme même
de l’anathématisme qui commandent la réaction de Théodoret.
Sans jamais nommer ouvertement Cyrille, il le peint sous les
traits du mauvais pasteur, d’autant plus pernicieux qu’il « inocule
secrètement son mal » au troupeau dont il a la charge. Il est le
loup devenu berger, l’ennemi de l’intérieur auquel on ne prend
pas garde et, de ce fait, beaucoup plus redoutable qu’un adver­
saire clairement identifié. Sous le masque de la piété et profitant
de sa dignité de pasteur qui lui confère autorité et force le [161]
respect, il profère des « paroles hérétiques et des blasphèmes ».
Et voilà l’homme qui ose jeter l’anathème contre ceux qui ne
veulent pas partager son hérésie - entendons Nestorius et les
théologiens d’Antioche -, alors que, si l’on s’en tient à l’Écriture
et à l’enseignement de Paul, comme l’établit Théodoret, c’est lui
qui, pour ses déclarations, mérite d’être frappé d’anathème13.
Autant que Nestorius, mais en son nom propre et, d’une certaine
manière, au nom des Orientaux,Théodoret oppose donc une très
nette fin de non-recevoir aux douze anathématismes de Cyrille.

1.2. La lettre de Théodoret aux moines d’Orient


(hiver 431-432)
Le ton de sa Lettre aux moines d’Orient, écrite après le
concile d’Éphèse et la condamnation de Nestorius, l’échec
des pourparlers de Chalcédoine et l’accession de Maximien
au siège de Constantinople, est tout aussi sévère à l’égard des
Anathématismes et de leur auteur14. En recourant à la métaphore
classique du bateau dans la tempête, pour peindre et déplorer
l’état de l’Église et ses divisions15, Théodoret n’envisage en fait
aucun partage des responsabilités : seuls Cyrille et ceux qui
ont souscrit aux « chapitres impies », envoyés à Constantinople
« accompagnés d’anathèmes », sont « les responsables de cette
situation »16. Dans les idées que défendent ces nouveaux secta­
teurs d’Apollinaire, il affirme reconnaître aussi les thèses d’Arius

13. Théodoret, Lettre 1 à Jean d’Antioche, SC 429, p. 64,1. 39-49 (« Que ce­
lui qui est le père de tels discours recueille donc de la malédiction de l’Apôtre
le fruit de ses peines et les gerbes venues des semences de l’hérésie *)•
14. Théodoret, Lettre 4 (Ms. Basiliensis IIIA 4) aux moines d’Euphratèsie,
d’Osroène, de Syrie, de Phénicie et de Cilicie (SC 429) ; la lettre est datée de
l’hiver 431-432.
15. Théodoret file longuement cette métaphore (ibid., 1. 4-28).
16. Lettre 4, ibid., p. 98,1. 28-32.
THÉOLOGIE et christologie
246

Sans autrement nommer son adversaire, mais pour étayer ces


accusations, Théodoret procède ensuite à une brève réfutation
des quatre premiers « chapitres » de Cyrille, touchant le mode et
la réalité de l’Incarnation, l’union des natures et la distinction des
vocables, pour établir que le premier anathématisme reprend les
thèses de Marcion, Manès et Valentin ; le second et le troisième,
celles d’Apollinaire ; le quatrième, celles d’Arius et d’Eunome.
Puis, sans indiquer leur rang dans la série, il réfute le douzième
anathématisme, qui, à ses yeux, professe la [162] passibilité de
la divinité et surpasse de ce fait largement en impiété les thèses
ariennes les plus extrêmes, avant de conclure par la réfutation du
neuvième chapitre, relatif à la procession du Saint-Esprit, que
Cyrille rapporterait au Fils et non au Père, se situant ainsi dans
le prolongement des thèses d’Apollinaire et de Macédonius. Le
verdict est sans appel contre l’auteur de ces « blasphèmes » :
«Tels sont les fruits de l’Égyptien, fils véritablement plus pervers
encore d’un père pervers ! », c’est-à-dire le diable, le père du
mensonge. Jamais peut-être Théodoret n’est-il allé aussi loin
dans l’invective contre Cyrille19 et ses anathématismes.
En contrepoint de ces doctrines funestes, nées du raison­
nement humain20, Théodoret place ensuite un long exposé de
la foi orthodoxe, fondée sur l’Écriture et la tradition patris-
tique. Or c’est presque au terme de cet exposé qu’il aborde la
question du théotokos, passée sous silence, à dessein sans aucun
doute, dans sa critique du premier anathématisme. Il reconnaît
la légitimité de ce titre décerné à la Vierge à condition que l’on
s’entende bien sur l’usage qui en est fait : s’il s’agit, à la manière
17. Ibid.y 1. 34-38. Dans sa Lettre à Acace de Bérée, § 7 (Festugière, p. 629),
Cyrille se plaindra vivement d’avoir eu à subir de telles accusations.
18. Théodoret a beau écrire : « nos voisins rient de notre ivresse » {ibid.,
1. 26-27), « l’ivresse des pilotes » {ibid.,1. 9) semble surtout être celle de Cyrille
et de ses partisans.
19. Ibid., 1. 74-75. Ses partisans, « ceux qui ont accepté les chapitres impies *
0bid., 1. 31-35), ne sont pas mieux traités, eux qui ont souscrit à ces « doctrines
perverses et fatales à notre nature», puisqu’elles ruinent avec l’Incarnation
toute l’histoire du salut ; ils sont moqués par le titre même que leur donne
Théodoret : « ces nobles personnages (ol yevvocôcu) » (ibid., 1. 79). Théodo­
ret usera de la même ironie à l’égard de ceux qui l’ont condamné, ainsi que
d’autres évêques, lors du Brigandage d’Éphèse (cf. ep. 133, à Ibas d’Edesse : tûv
(pLAav9pG>7roT(XT(ov Icpécov; ep. 139, au patrice Anatole : rqv TtoXuOpùXrfxov
exetvTjv ouvoÔov. ol Ôixcuôtcctoi ôixccaxaO.
20. L’erreur de Cyrille et de ses partisans, comme celle de tous les héré­
tiques, est de ne pas s’en être tenu à l’enseignement des apôtres et d’avoir « osé
ajouter à la doctrine de l’Évangile un enseignement différent » {ibid., 1. 30-31 :
àXXôxoxov ôtÔaoxaXlav), issu de leurs propres logismoi. A l’inverse, Théodo­
re; affirme vouloir s’en tenir, quoi qu’il lui en coûte, à « la profession de foi de
l’Église », à « la doctrine de l’Évangile et des apôtres » {ibid., 1. 380 s.).
LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 247

des poètes, de composer en l’honneur de la Vierge un hymne


de louange, où l’hyperbole a sa place, l’épithète théotokos est
parfaitement recevable ; mais si l’on prétend donner un ensei­
gnement doctrinal, il faut logiquement lui adjoindre le terme
anthropotokos, puisque l’on confesse un Christ à la fois Dieu
et homme21. Tout en reprenant à son compte l’argumentation
développée par Nestorius dans sa réponse à la seconde lettre de
Cyrille, Théodoret se montre ici plus habile, en reconnaissant
la légitimité du terme théotokos, employé sans autre précision22.
De cela, dit-il, on aurait pu [163] s’expliquer si Cyrille et ses
partisans n’avaient pas refusé le débat, lors de la conférence de
Chalcédoine, de peur sans doute de voir leurs « mensonges » mis
au jour.
La finalité de cette longue lettre, en réalité un petit opuscule,
est comparable à celle qui accompagne sa Réfutation des anathé-
matismes. Mais, au lendemain du concile d’Éphèse, il importait
sans aucun doute davantage encore de dénoncer le caractère
hérétique des chapitres de Cyrille, de peur que beaucoup dans
le parti antiochien ne se laissent impressionner par l’autorité
du patriarche d’Alexandrie et les succès qu’il avait obtenus au
concile.

1.3. La lettre de Théodoret au peuple de Constan­


tinople (début 432)
Cette action, menée en direction des moines d’Orient,
Théodoret la poursuit, peu de temps après, en adressant pareil­
lement une longue lettre au peuple de Constantinople que
risquait de troubler la déposition de Nestorius et l’élection d’un
nouveau patriarche23. On y retrouve successivement la réfutation
du douzième anathématisme, qui, selon Théodoret, conduit à
admettre la passibilité de la nature divine, et celui du premier qui
suppose un changement intervenu dans cette nature au moment
de l’Incarnation24. On y retrouve aussi, indirectement, à travers
l’exposé de foi, la condamnation du neuvième anathématisme,
relatif à la procession de l’Esprit, et, par l’affirmation de l’exis­
tence de deux natures dans un unique Christ, celle du second25.
Théodoret peut être ici plus bref et se contenter de renvoyer de
manière moins précise aux Anathéniatismes de Cyrille, désigné

21. Ibid. 31. 352-380.


22. Voir aussi sa Lettre 16 à l'évêque Irènee {SC 98, p. 58,1.11-25), mais il
est vrai qu’elle se situe à une date beaucoup,plus tardive, après la déposition
d’Irénée et quelques mois avant le concile d’Éphèse de 449.
23. Théodoret, Lettre 5 au peuple de Constantinople (Casinensis /29), SC 429.
24. Ibid.y p. 142,1. 166 s.
25. Ibid.y p. 144,1. 190 s. et 148,1. 224 s.
248 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

avec ses partisans comme « ceux qui ont été à l’origine de cette
situation »26, c’est-à-dire la division de l’Église, car il joint à cette
lettre tout un dossier : sa Lettre aux moines d’Orient, le Pentalogos,
le texte lu devant l’assemblée de Chalcédoine et son exposé aux
évêques. Il promet même de faire suivre ce premier envoi, s’il le
peut, de son traité Sur la Trinité et TIncamations écrit quelques
années plus tôt27.

1.4. Autres lettres de Théodoret contres les


« chapitres » de Cyrille
Dans plusieurs autres lettres encore, antérieures ou posté­
rieures à l’Acte d’union (433),Théodoret réaffirme son rejet des
« chapitres [164] hérétiques », tenus pour la cause essentielle du
schisme28, en se contentant au besoin d’« épingler » tel ou tel
anathématisme. Sa Lettre à Jean d’Antioche, au lendemain du
synode de Zeugma, est celle qui, avec la Lettre aux moines d’Orient
de l’hiver 431-432, récapitule de la manière la plus complète les
propositions de Cyrille « étrangères aux semences apostoliques »
comme autant de « pousses issues de l’herbe mauvaise de
l’hérésie »29. On comprend pourquoi : l’assemblée de Zeugma
a confronté avec soin le texte de la lettre de Cyrille Laetentur
caeli avec celui des Anathêmatismes avant de se prononcer. Bien
plus tard encore, à l’époque du Brigandage d’Éphèse, Théodoret
continuera à dénoncer « le poison des douze chapitres »30. Ainsi
leur rejet et leur désaveu par Cyrille n’ont-ils jamais cessé d’être
pour lui la condition impérative du retour des Orientaux à la
communion avec Alexandrie.

2. Les lettres de « PÉgyptien »

2.1. La lettre de Cyrille à Acace (432)


L’obstacle majeur sur la route de l’union restait, pour Cyrille
aussi, ses Anathêmatismes : il ne lui était pas facile d’y renoncer
sans paraître se désavouer, d’autant qu’il s’était efforcé par deux

26. Ibid., p. 134,1.43.


27. Ibid., p. 148,1. 233 s. Le passage est d’un grand intérêt pour la connais­
sance et la datation des ouvrages de Théodoret.
28. Voir Lettre 9 (Casinensis 149) à Acace de Bérée (SC 429).
29. Voir Lettre 21 (Atheniensis 128) à Jean d'Antioche (SC 429). Théodoret
y évoque successivement le contenu des premier, second et troisième anathé-
matismes, puis celui du douzième et du quatrième ; à la différence de ce qu’il
fait dans sa Lettre aux moines de 431, il passe sous silence le neuvième anthé-
matisme, relatif à la procession de l’Esprit, et se contente de parler d’« autres
propositions étrangères aux semences apostoliques ».
30. Voir infra 3, 3.
LA RÉCEPTION ANTIOCHEENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 249

fois de les justifier pour répondre à la critique qu’en avaient


faite les Orientaux31. On comprend donc qu’il ait d’abord fort
mal réagi à la proposition de paix que lui avaient transmise, en
septembre 432, les Antiochiens, par l’intermédiaire d’Acace de
Bérée32, avant de reconsidérer sa position et de répondre à Acace
d’une manière qui pouvait paraître une avancée en direction de
la [165] paix33. Acace transmit cette lettre de Cyrille à Alexandre
de Hiérapolis et à Théodoret pour connaître leur sentiment34.
Or, contrairement à son métropolite, Théodoret vit dans cette
lettre « envoyée d’Alexandrie » - il se refuse encore, semble-
t-il, à prononcer le nom de Cyrille -, une ouverture propre à
permettre un rapprochement avec les Orientaux35.
S’il reconnaît avec satisfaction que les affirmations doctri­
nales de son auteur s’y opposent « à celles qui furent jadis
énoncées par lui » - c’est-à-dire aux Anathématismes -, et sont
en accord avec « l’enseignement des Pères » - entendons les
Pères de Nicée et donc la tradition -, il regrette que ce « change­
ment » soit masqué par le style et la tournure de cette lettre36. En
véritable critique littéraire, Théodoret en déplore les « circonlo­
cutions » et les « bavardages sans fondement », comme si Cyrille
avait voulu ainsi diluer le problème et ne pas donner l’impres­
sion qu’il rendait les armes. Il relève chez lui des « longueurs *
inutiles, qui risquent fort d’être autant d’obstacles à la paix, alors
que le document soumis à son approbation par les Antiochiens
était bref, les propositions clairement énoncées. Théodoret en
reprend presque textuellement les termes37 : s’en tenir à la foi de
Nicée, à la lettre d’Athanase à Épictète, mais rejeter, « comme
bouleversant la foi commune », « les croyances qui se sont

31. Il rédigea une première apologie pour répondre aux attaques d’André de
Samosate contre ses Anathématismes {Explicatio pro duodecim capitibus aduersus
orientales episcopos, PG 76, 315-385 ; ACO I, I, 7, 33-65), puis une seconde
pour répondre à celles de Théodoret, précédée de sa Lettre à Evoptius {Aduersus
impugnationem duodecim capitum a Theodoreto éditant, PG 76, 385-452 ;ACO I,
I, 6, 107-146). Il éprouva même le besoin de rédiger de lui-même une troi­
sième apologie de ses Anathématismes, en 431, tandis qu’il se trouvait en prison
à Éphèse {Explicatio duodecim capitum Ephesi pronuntiata, ACO I, 5, 116-142 ;
142-165 ; 15-25).
32. Cette lettre d’Acace à Cyrille est aujourd’hui perdue.
33. Cyrille, Lettre à Acace de Bérée {Casinensis 145), ACO I, 7, 147-150
(Festugière, Document 107, p. 626-632).
34. Acace, Lettre à Alexandre de Hiérapolis, ACO I, 7, 146 {Casinensis 144',
Festugière, Document 106, p. 625-626) ; Lettre à Théodoret, ACO I, i, 7, p. 147-
150 {Casinensis 145).
35. Théodoret, Lettre 9 à Acace de Bérée {Casinensis 149), SC 429 (p. 164,
1. 12 : in litteris qttae ab Alexandria directae sunt).
36. Ibid., p. 166,1. 13 s.
37. Voir ACO I, i, 7 (p. 146) et I, 4 (p. 92); cf. Festugière, Document 105,
p. 624.
THÉOLOGIE et christologie
250

récemment manifestées, soit dans des lettres38 soit à travers les


tæSæs&ætâL'ÏSS
1 tAt aue de revenir nettement sur « les causes essentielles du
schisme », réclamer la reconnaissance par les Orientaux de la
déposition de Nestorius. A celaThéodoret ne pouvait consentir.
C’est sans aucun doute ce qui lui fait dire que Cyrille « s’est
dérobé au chemin qui menait rapidement à la paix »39.
Dans toutes les lettres qu’il adresse ensuite à plusieurs
amis ou représentants du paru antiochien pour commenter la
lettre de Cyrille à [166] Acace, Théodoret réaffirme son refus
de souscrire à la condamnation de Nestorius40. Avec d’autant
plus de force sans doute qu’il veut amener ses correspondants à
reconnaître que les positions dogmatiques de Cyrille ont évolué
et sont désormais acceptables. Celui qu’il accusait naguère
de renouveler l’hérésie d’Arius et d’Eunome et celle d’Apolli­
naire les condamne aujourd’hui clairement, à ses yeux, comme
il condamne aussi la passibilité de la divinité du Christ — son
douzième anathématisme - ou « la confusion et le mélange des
deux natures »-ses anathématismes deux et trois41. Si la réponse
de Cyrille avait eu une telle évidence, et surtout s’il avait consenti
à souscrire, purement et simplement, à la formule proposée par
les Orientaux, Théodoret aurait-il eu besoin de déployer autant
d’efforts pour convaincre ses collègues que la réconciliation était
désormais possible ?
On sent bien, à travers les lettres qu’il adresse à Alexandre de
Hiérapolis, son métropolite, à Helladius de Tarse et à Himérius
de Nicomédie, qu’il lui faut se justifier lui-même de son change­
ment d’attitude à l’égard de Cyrille, consécutif à l’arrivée de
cette « lettre d’Égypte »42. Il choisit de le faire en protestant de
son attachement indéfectible à la personne de Nestorius — et
aux évêques dépossédés de leur siège -, dont il soutient qu’il n’a
cessé de professer la foi orthodoxe43, en rappelant que Cyrille
porte l’entière responsabilité de la division et du trouble qui
38. Il s’agit bien évidemment des lettres de Cyrille adressées à Nestorius,
dont nous trouvons ici la première et l’une des rares mentions dans la Corres­
pondance de Théodoret.
39. Théodoret, Lettre 9 à Acace de Bèrèe, SC 429, p. 166, 1. 21-22 : nescto
cuius rei causa multis uerbis usus effigit breuempacis uiatn).
40. C’est un leitmotiv des Lettres 9-15 (SC 429). Ce serait à la fois injuste et
impie, puisque cette condamnation conduirait à reconnaître les « hérésies » de
Cyrille qui la motivent.
41. Voir la Lettre 10 à André de Samosate (SC 429, p. 170).
42. Voir les Lettres 11,12 et 13 (SC 429). Ainsi demande-t-il à Helladius, à
la fin de la lettre qu’il lui adresse (Lettre 12, ibid., p. 184,1. 34 s.), d’intervenir
auprès d’Himérius pour le persuader qu’il n’a pas « trahi la foi ».
43. Théodoret, Lettre 10 à André de Samosate : « sa doctrine que nous savons
LA RÉCEPTION ANTUXTDENNE DES ÉCRTTS DE CYRILLE 251

agite l’Église44 et en jugeant les assurances données par sa lettre


encore insuffisantes et trop peu claires pour que l’on puisse
entrer en communion avec lui45. Cela dit, il ne cesse de répéter
à Alexandre comme à ses autres [167] correspondants que le
contenu dogmatique de la lettre de Cyrille à Acace de Bérée
est « absolument » opposé « tant à ses chapitres qu’à ses autres
écrits » - sans doute ses lettres à Nestorius et les deux Apologies
écrites pour la défense de ses Anathématismes - et qu’il n’y a rien
trouvé qui fut « étranger à la doctrine des Évangiles »46. Un tel
jugement, venant d’un homme qui n’a cessé de combattre les
« douze chapitres » -Théodoret rappelle évidemment à dessein
sa contribution personnelle à leur réfutation - ne saurait donc
logiquement être suspecté. Néanmoins Théodoret aura bien
du mal à convaincre les gens de son parti, et en particulier son
métropolite, d’entrer dans ses vues et de répondre favorable­
ment à l’ouverture que constituait la lettre de Cyrille à Acace.

2.2. La lettre de Cyrille à Jean d’Antioche (433)


Pour des raisons similaires, la réception par les Orientaux de
la lettre Laetentur caeli s’avéra, elle aussi, difficile, en dépit de la
volonté manifeste de l’évêque d’Antioche d’imposer la paix avec
Cyrille. Dès l’annonce de la conclusion de la paix et, semble-t-il,
avant même d’avoir pris connaissance de la lettre de « l’Égyp-
tien », Théodoret tient à mettre en garde Jean d’Antioche contre
une paix qui supposerait, sans contrepartie, la levée des sanctions
prises par les Orientaux contre Cyrille et Memnon, au concile

orthodoxe » {SC 429, p. 172,1. 21-22). En revanche, il se dit prêt à condamner


les positions christologiques que l’on prête indûment à Nestorius.
44. Cf. Lettre 12 à Helladius de Tarse : « Car ce serait une réelle injustice, et
digne du dernier supplice, que d’accorder le pardon à celui qui a bouleversé le
monde, a rempli la mer et la terre de désordres, et n’a accepté qu’aujourd’hui
et difficilement nos explications »> {SC 429, p. 184,1. 20-22).
45. Voir sa Lettre 11 à Alexandre de Hiérapolis {SC 429, p. 178,1. 20-22 : « ce
n’est pas que ces assurances me paraissent suffisantes pour qu’on puisse entrer
en communion avec lui ; il faut, en effet, que ces opinions soient clairement
exposées et éclairci leur rapport avec la foi de Nicée... *) ou encore sa Lettre 1
au même Alexandre {ibid. y p. 198,1. 17-19 : « Et toutefois, bien que j aie trouve
ces assurances dans la lettre, j’ai jugé tout à fait imprudent de ton er n
communion sur elles seules et j’ai pensé qu’il fallait que le sens de ce
devînt plus évident et tut expliqué avec plus de clarté... 0*jkutetois, p
moins réticent sur ce point dans sa Lettre 12 à Helladius de Tarse (* * ce.a3") •
1. 11-16) ou dans sa Lettre 13 à Himèrius de Nicomédie {ibid. y P- » * dépo^
il y met seulement une condition : il faudra auparavant que *®s 1qq_1q2,
sés aient recouvré leur siège {ep. 12, ibid.. p. 184,1. 31-33 ; ep. > P-
1. 63-72). 1,77 178 1 12-14).
46. Cf. Lettre 11 à Alexandre de Hiérapolis {SC 429, p- "exandre {ibid.,
Théodoret aurait aimé du reste pouvoir en débattre ave 11-15) et
1. 16-19). Voir aussi Lettre 12 à Helladius de Tarse {ibid., P- 5
Lettre 13 à Himèrius {ibid. y p. 190,1. 55-59).
252 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

d’Éphèse (431), et le pardon accordé « à des hommes qui ont


tout mis sens dessus-dessous » et déposé plusieurs évêques, dont
Nestorius. Il lui signifie très clairement qu’il ne consentira pas à
la paix et à rentrer en communion avec Cyrille, à moins que les
évêques déposés ne recouvrent leurs Églises47. En aucun cas, on
le voit bien,Théodoret ne voudrait passer pour traître à la cause
qu’il a toujours défendue ; or tel est bien le reproche que lui font
déjà certains, depuis qu’il a jugée orthodoxe la lettre de Cyrille
à Acace48.
[168] Il lui faut donc encore tenter de convaincre les gens
de son parti que Cyrille a changé et que la lettre Laetentur caeli
confirme son retour à des positions orthodoxes. Inlassablement,
Théodoret fait l’exégèse de la lettre de Cyrille pour montrer
qu’elle s’oppose point par point à ses Anathèmatismes, dont
elle constitue un évident désaveu : la reconnaissance des deux
natures au lieu d’une unique nature, l’inconfusibilité de l’union
des natures au lieu de leur confusion et de leur mélange, l’impas­
sibilité de la divinité, le rejet de la convertibilité en chair de la
nature divine, la distinction des vocables49. Sans doute choisit-il
ses arguments pour convaincre plus facilement ses correspon­
dants, en passant habilement sous silence d’autres points de la
lettre et les concessions consenties par Jean, dont la reconnais­
sance de la condamnation de Nestorius et de sa déposition n’est
pas la moindre. Pourtant, sauf en ce qui concerne la procession
de l’Esprit, on retrouve là tous les points qu’il épinglait dans
sa critique des « chapitres » de Cyrille, adressée aux moines
d’Orient, au lendemain du concile d’Éphèse.
Malgré tous ses efforts, joints à ceux d’André de Samosate,
Théodoret ne parviendra pas à persuader Alexandre de
Hiérapolis du changement de Cyrille. Il aura beau lui proposer
une rencontre, dans un lieu de son choix - ce sera finalement
Zeugma au début de l’été 433 - pour procéder à un examen
collégial de la lettre Laetentur caeli et décider « tous ensemble
de la conduite à tenir »50, ce sera peine perdue : Alexandre
refusera obstinément de rentrer en communion avec Cyrille. Et
pourtant, fidèle à la ligne de conduite qu’il n’a cessé de défendre,
Théodoret rappelle que la paix n’est possible qu’à la condition
que les sanctions prises contre Nestorius soient rapportées : il
serait absurde, dit-il, que Cyrille revienne « enfin » à « la vraie
47. Lettre 16 à Jean d’Antioche (SC 429, p. 204,1. 27-37).
48. Ainsi Himerius, comme Théodoret le rappelle dans sa Lettre à Jean
d’Antioche (ibid., p. 206,1. 41 -43).
49. Voir Lettre 17 à Théosèbe de Cios et Lettre 18 au peuple de Constantinople
(SC 429).
50. Lettre 19 à Alexandre de Hiérapolis (ibid.).
LA RÉCEPTION ANTIOCHEENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 253

doctrine » et qu’il continue à faire preuve de « malveillance *


! à l’égard de celui - entendons Nestorius - qui l’a toujours
professée et défendue. Si cela peut rassurer Alexandre, il se dit
même prêt à introduire cette clause de réserve dans la lettre
qui sera adressée à Jean d’Antioche pour lui rendre compte des
î
décisions du synode de Zeugma51. Elle le sera effectivement, et
sans ambiguïté52. Autant les positions doctrinales exprimées dans
[169] « la lettre de l’Égyptien » sont jugées recevables, autant les
exigences de Cyrille concernant Nestorius sont inacceptables.
Aussi est-il demandé à Jean d’Antioche de les rejeter53. D est hors
de question en tout cas qu’y souscrivent les Orientaux, d’autant
que Jean d’Antioche - cela lui est ouvertement rappelé - « a
\
promis maintes fois de n’y obliger personne contre son gré »54.
Malgré l’importance décisive du lien introduit parThéodoret
entre le règlement du cas de Nestorius et les nouvelles affir­
mations doctrinales de Cyrille, le synode de Zeugma avait
donc d’abord à se prononcer sur le contenu dogmatique de la
lettre Laetentur caeli. La relation qu’adresse Théodoret à Jean
d’Antioche des délibérations du synode55 fait bien voir que
l’assemblée a procédé à un examen minutieux (ocxpiGôiç),
conduit « en commun » (èv xoivcp), de « la lettre de l’Égyptien »,
que son contenu, comparé point par point à celui des « douze
chapitres », a été jugé en totale opposition au leur et, au contraire,
en accord avec les positions des Orientaux. La manière même
dont Théodoret commence par rappeler les principales proposi­
tions de ces « chapitres hérétiques » - la transformation en chair
du Dieu Verbe (anath. 1), l’union selon l’hypostase (anath. 2), la
conjonction selon l’union physique (anath. 3), la passibilité du
Verbe (anath. 12), le refus de distinguer les vocables (anath. 4) et

51. Cf. Lettre 18 au peuple de Constantinople (ibid., p. 218,1. 42 s. : uix tan­


dem) et Lettre 20 à Alexandre de Hièrapolis (ibid., p. 230,1. 20 s.).
52. Dans la seconde partie de cette Lettre 21 à Jean d'Antioche, conservée
seulement en traduction latine (Coll. Cas. 183, ibid., p. 238,1. 35 s.). Théodo­
ret souligne ici encore que le retour de Cyrille à des positions orthodoxes a
été lent - uix tandem - et que cela devrait lui interdire toute attitude hautaine,
notamment à l’égard de Nestorius, dont il exige que la doctrine soit frappée
d’anathème.
53. On sait qu’il n’en fera rien et que, pour faire la paix, il souscrira à la
condamnation et à la déposition de Nestorius. La lettre de Théodoret laisse
entendre que l’on s’attendait déjà chez les Orientaux à voir Nestorius aban­
donné par l’évêque d’Antioche.
54. Cf. Lettre 21 à Jean d'Antioche (SC 429, p. 241,1. 51-53 :* ... saepe pro-
misit nullum se contra uoluntatem ad ista compellere). Le non respect de cet enga­
gement sera à l’origine de la rupture momentanée de Théodoret avec Jean
d’Antioche et de la condamnation à l’exil d’Alexandre de Hièrapolis qui ne
voulut jamais se rendre.
55. Seule est conservée, dans l’original grec, cette première partie de la
lettre, relative aux questions doctrinales (ibid., p. 232-235).
254 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

d’« autres propositions étrangères » à la foi apostolique -, avant


de leur opposer les déclarations aujourd’hui contenues dans la
lettre de Cyrille, et qui leur sont « diamétralement (èvavuav èx
ÔtapéTpou) opposées »56, traduit bien la procédure de compa­
raison minutieuse des deux textes suivie pour cet examen.
[170] La reconnaissance de l’orthodoxie de Cyrille par le
synode de Zeugma, conformément à l’attente de Jean d’Antioche,
se heurta cependant à de vives oppositions parmi les Orientaux.
Les questions de personnes, et en particulier le sort de Nestorius,
pesèrent sans aucun doute aussi lourd que les questions doctri­
nales dans le refus de plusieurs d’entre eux, à commencer par
Alexandre de Hiérapolis, d’accepter la lettre Laetentur caeli.
Ainsi, auprès de Helladius de Tarse, prévenu par Alexandre
contre lui, Théodoret sera-t-il dans l’obligation de justifier sa
position : tout en se défendant d’être un « caméléon » qui change
de parti au gré des circonstances et en déclarant hautement qu’il
ne condamnera jamais Nestorius pour complaire à Cyrille57,
il motive son acceptation de « la lettre envoyée d’Égypte » par
la reconnaissance de son caractère orthodoxe58. A Nestorius
lui-même, il écrit dans le même sens, tout en l’assurant de son
indéfectible fidélité59.
Théodoret est donc de ceux qui, sans cesser de tenir Cyrille
pour responsable de la division60 et de refuser « le salaire criminel »
réclamé par lui pour prix de son retour à l’orthodoxie61, sait
faire taire ses sentiments personnels62 et reconnaître objective­
ment que « les chapitres hérétiques » sont démentis par la lettre

56. Bien que Théodoret n’ait pas rappelé, sinon de façon très vague (« autres
propositions étrangères aux semences apostoliques »), l’anathématisme 9,
relatif à la procession de l’Esprit, il prend pourtant soin de noter que, dans
sa lettre, Cyrille affirme « que l’Esprit Saint ne tire pas son existence du Fils
ou n’existe pas par le fait du Fils, mais qu’il procède du Père, tout en étant
nommé propre au Fils en tant que consubstantiel ». Tous les anathématismes
dont fait mention la Lettre aux moines d’Orient (ep. 4, SC 429) sont donc ici
abandonnés par Cyrille.
57. La Lettre 22 à Helladius (ibid'., p. 246) insiste à vrai dire surtout sur ce
point, preuve évidente que la condamnation des erreurs de Nestorius et l’ac­
ceptation de sa déposition constituaient l’obstacle majeur à la paix.
58. Ibidp. 246, 1. 27-28 (« nous avons accepté, parce que conforme à la
vraie foi, la lettre qui a été envoyée d’Égypte »).
59. Cf. Lettre 23 à Nestorius (ibid., p. 250 s.) ; pour justifier sa position et
se défendre d’apparaître comme un « polypode » ou un « caméléon » (ibid.,
p. 252, 26), Théodoret déclare n’avoir accepté « la lettre d’Égypte » qu’après
l’avoir soumise à un examen minutieux et l’avoir trouvée <« conforme à la vraie
foi *, « exempte de l’antique amertume de l’hérésie ».
60. Cf. Lettre 23 à Nestorius (ibid., p. 252, 1. 16-17 : « [Cyrille] responsable
des troubles du monde entier » [sieur totius mundiperturbation^ auctorem]).
61. Cf. Lettre 22 à Helladius (ibid., p. 246,1. 28 s. ; p. 249,1. 53-55 : « Notre
homme ... a réclamé un salaire pour l’orthodoxie de sa foi, et un salaire crimi­
nel et qui ne convient qu’à des bêtes assoiffées de sang. »).
62 . Cf. Lettre 23 à Nestorius (ibid., p. 252, 1. 15-17 : « encore que j’en
LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 255

à Jean d’Antioche63. La solution qu’il propose, et qu’il tentera


vainement de faire admettre aux adversaires les plus [171] déter­
minés de Cyrille, consiste donc à recevoir la partie doctrinale de
cette lettre, mais à en refuser la partie disciplinaire. Néanmoins,
puisque Jean d’Antioche s’est engagé à ne pas exiger des signa­
taires la condamnation de Nestorius64, le rétablissement de
l’union reste, à ses yeux, possible. L’abandon par Cyrille de ses
« chapitres hérétiques » avait été, depuis le début de la crise, la
condition mise parThéodoret et les Orientaux au rétablissement
de la communion entre Antioche et Alexandrie65. Cette condi­
tion est jugée désormais remplie.

3. Les écrits de « Cyrille d’heureuse


et sainte mémoire »

Comment celui que Théodoret accusait jadis d’avoir jeté


« une pomme de discorde » avec ses Anathématismes66, celui
dont il dénonçait l’audace, les blasphèmes et la présomption67,
haïsse l’auteur autant que personne » [dum certe oderim non minus aliis iüarum
patrem] »).
63. Cr. Lettre 30 à Heiladius (ibid., p. 297, 11 s.) : « dès le début j’ai dé­
claré orthodoxe la lettre qui nous a été adressée d’Egypte, et [que], à aucun
moment, je n’ai eu d’hésitation à ce sujet * (...) « les fameux chapitres héré­
tiques ont perdu de leur force, puisque l’on proclame deux natures au lieu
d’une seule [contre anath. 2] et que l’on a confessé l’impassibilité de la divinité
[contre anath. 12] ».
64. Cf. Lettre 21b à Jean d’Antioche (ibid., p. 241) ; Lettre 31 à Cyrille d’Ada-
na (ibid., p. 304,1. 9 s. : « il n’y a plus qu’une seule opinion dans l’Église, per­
sonne ne nous force à commettre l’injustice avec lui (= Cyrille) et personne
ne nous oblige à condamner un innocent »). Le prix payé par Jean d’Antioche
pour le retour à l’union - la condamnation et l’abandon de Nestorius - ne sera
donc pas exigé par lui de ceux qui le refuseraient. Théodoret, qui a d’abord
rompu avec Jean d’Antioche en raison de son abandon de Nestorius (cf. Lettre
27, p. 284, 1. 32-33 et Lettre 28, p. 288, 1. 32 s.), conseillera ensuite, mais en
vain, à Alexandre de Hiérapolis de souscrire au texte de la lettre adressée par
Jean à l’empereur et portant condamnation de Nestorius (ACO I, 4, p. 127-
128 = ACO I, i, 7, p. 157-158) : le texte est, à ses yeux, suffisamment ambigu
pour qu’on puisse le signer sans cesser de tenir pour orthodoxe l’enseignement
de Nestorius (cf. Lettre 28, ibid., p. 290,1. 39 s.). Du reste,Théodoret, comme
d’autres évêques (cf. Lettre 34 à Alexandre de Hiérapolis, ibid., p. 316,1. 14-15 :
« adicientes non se communicare depositioni sanctissimi episcopi Nestorii), est rentré
en communion avec Jean d’Antioche sans avoir souscrit à la déposition de
Nestorius. Théodoret ira même jusqu’à écrire à Nestorius pour lui demander
de faire pression sur Alexandre (!), et, devant l’entêtement de ce dernier, il sup­
pliera Jean d’Antioche de faire preuve de patience à son égard et de ne pas le
priver de son siège sous prétexte qu’il refuse de rentrer en communion avec lui.
Dans sa Lettre 36 (ibid., p. 324,1. 40 s.),Théodoret rappelle à Jean d’Antioche
les paroles qu’il a prononcées en faveur d’Alexandre de Hiérapolis, lors de leur
entrevue en 434 (olitn), comme pour mieux l’inviter à la clémence.
65. Cf. Lettre 3 à Alexandre de Hiérapolis (ibid., p. 82,1. 20-23).
66. Lettre 1 à Jean d’Antioche (ibid., p. 64,1. 26-28).
67. Lettre 18 au peuple de Constantinople (ibid., p. 216,1. 27 s.).
256 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

celui qu’il avait du mal à nommer autrement que « PÉgyptien »68


et dont il ne pouvait s’empêcher de parler avec une ironie
amère69, alors même qu’il constatait son retour à des positions
[172] orthodoxes, ou qu’il déclarait toujours « haïr autant que
personne »70, allait-il devenir pour lui, quelques années plus tard,
« Cyrille d’heureuse et sainte mémoire »71 ? Au-delà de son carac­
tère conventionnel et presque obligé pour parler d’un défunt, la
formule traduit-elle l’établissement de relations cordiales entre
Cyrille et Théodoret72 dans les années qui précèdent 444, ou
du moins une certaine normalisation de ces relations et l’ins­
tallation d’un climat plus serein entre Antioche et Alexandrie ?
En partie dicté par les circonstances, cet éloge posthume de
Cyrille nous paraît avant tout destiné à cautionner l’orthodoxie
de Théodoret.

3.1. Cyrille, garant de l’orthodoxie de Théodoret


(448)
Quatre ans après la lettre qu’il avait adressée à Dioscore, le
successeur de Cyrille d’Alexandrie, pour le féliciter de son éléva­
tion à l’épiscopat, Théodoret avait sans aucun doute bien des
raisons de regretter d’avoir fait l’éloge de sa modération et de
son humilité, fut-ce alors pour y inviter le nouveau patriarche73.
En 448, il se voit contraint de lui écrire pour se justifier des
calomnies répandues contre lui et auxquelles Dioscore semble
avoir accordé crédit, comme le prouve sa lettre à Domnus
d’Antioche74. Il y était reproché à Théodoret de « diviser en deux
fils notre unique Seigneur Jésus-Christ », c’est-à-dire de professer
une christologie séparatrice, une forme extrême de nestoria­
nisme, et de « prêcher cette doctrine à Antioche »75. Informé
68. Lettre 4 aux moines (ibid., p. 102,1. 74).
69. Lettre 22 à Helladius de Tarse (ibid., p. 248,1. 53 : « iste orthodoxiae assertor
seu praeceptor egregius »).
70. Lettre 23 à Nestorius (ibid., p. 252,1. 15-17).
71. Lettre 83 à Dioscore d’Alexandrie (SC 98, p. 216,1. 9).
72. La nature de leurs relations risque fort, selon nous, d’avoir été moins
cordiale que ne paraît le supposer Y. Azéma (ibid., p. 217, n. 5) en se fondant
sur les déclarations de Théodoret.
73. La Lettre 60 à Dioscore d’Alexandrie (SC 98, p. 136) a été écrite vraisem­
blablement vers la fin de l’année 444. Le ton en est curieux et l’éloge si appuyé
que l’on peut se demander si Théodoret n’a pas voulu plutôt inviter le nouveau
patriarche à acquérir les vertus qu’il lui prête.
74. Plutôt que d’écrire personnellement à Théodoret, comme Cyrille l’avait
fait avec Nestorius, Dioscore avait choisi de s’adresser à Domnus. Était-ce
refus de correspondre avec l’ancien adversaire de Cyrille ou bien habileté tac­
tique, pour obliger le siège d’Antioche à prendre clairement position dans le
débat ? En tout cas, comme nous l’apprend Théodoret (Lettre 83, ibid., p. 206,
1. 17 s.), Donmus lui a communiqué sans attendre la lettre qui mettait en cause
son orthodoxie. Voir aussi la Lettre 82 à Eusèbe d’Ancyre (ibid., p. 200,1. 26-29).
75. Ibid., p. 206,1. 21-208,1. 2.
LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 257

par Domnus des accusations dont il est l’objet, Théodoret


adresse donc à Dioscore une lettre destinée à faire la preuve de
son orthodoxie. Après avoir rappelé que son enseignement n’a
jamais été suspecté par aucun des trois évêques d’Antioche, en
présence desquels il a [173] prêché depuis vingt-six ans, ni par
aucun membre du clergé ou de la communauté des fidèles, après
avoir protesté de son attachement à la foi de Nicée et notam­
ment à la doctrine christologique exprimée alors par les Pères,
puis ouvertement reconnu la légitimité du titre théotokos décerné
à la Vierge, rejeté toute division du Christ en deux personnes
ou en deux fils et affirmé l’unité de la personne, étant sauve
la distinction des natures, Théodoret fournit à Dioscore une
preuve incontestable de son orthodoxie, administrée par Cyrille
lui-même. Il le renvoie, en effet, à lecture de YÉranistès, où il
utilise, dit-il, « les écrits des bienheureux Théophile et Cyrille *76
pour « fermer la bouche à ceux qui osent attaquer <son> ensei­
gnement », celui de toute la tradition patristique77. Dioscore
ne peut donc pas se réclamer de Cyrille contre Théodoret : ce
serait invoquer Cyrille contre Cyrille ! Les thèses monophysites
d’Eutychès et de Dioscore78 se trouvent donc condamnées par
« ces hommes admirables » plus encore que par Théodoret79.
Outre le florilège cyrillien de YÉranistès, produit comme
argument a fortiori de la rectitude de son enseignement,
Théodoret fait état dans cette même lettre de plusieurs échanges
épistolaires avec Cyrille er de deux autres écrits de l’Alexandrin,
son apologie Contre Julien et son écrit Sur Vémissaire80. En adres-

76. Ibid., p. 214, 1. 12-15. Théçphile d’Alexandrie est présent dans les Flo­
rilèges II (57-58) et III (58) de YÉranistès (voir l’éd. de G.H. Ettlinger, Oxford
1975), Cyrille seulement dans le Florilège II, mais avec un beaucoup plus grand
nombre d’extraits (87-95).
77. Ibid., p. 214,1. 8 s. Théodoret évoque cette tradition patristique par rap­
port à laquelle se situe son enseignement, en citant les noms d’AJexandre et
d’Athanase, les prédécesseurs de Dioscore sur le siège d’Alexandrie, et ceux
des Cappadociens, Basile et Grégoire - de Nazianze ou de Nysse, les deux
sont cités dans les florilèges de YEranistès -, mais sans leur donner ici l’impor­
tance du rôle attribué à Théophile et à Cyrille, alors que les citations qu’il leur
emprunte dans les trois florilèges de YÉranistès ont bien évidemment la même
fonction.
78. Ibid.y p. 214,1. 15-216,1. 8. Le résumé qu’en donne Théodoret montre
bien la parenté qu’elles entretiennent avec les Anathématismes de Cyrille
(anath. 1 notamment), tout comme la réfutation qu’en font, selon lui, Théo­
phile et Cyrille, correspond au contenu de la Lettre à Acace de Cyrille et de sa
Lettre * Laetentur caeli ».
79. La preuve apportée par Théodoret est en soi très forte, mais renvoyer
Dioscore à la lecture de YÉranistès, alors que l’ouvrage a sans aucun doute
beaucoup irrité Eutychès et ceux de son parti, avait quelque chose sinon de
provocateur, en tout cas d’imprudent.
80. Ibid., p. 216,1. 9-19. De cette correspondance entre Cyrille et Théodo­
ret, rien ne nous a été conservé.
258 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

sant ces deux ouvrages à Jean d’Antioche, Cyrille lui demandait


de les porter à la connaissance des « maîtres illustres de [174]
l’Orient ». C’est dire qu’il tenait à les leur faire lire ! Jean s’exé­
cuta donc « docilement » et les fit parvenir àThéodoret qui, après
les avoir lus, écrivit « à Cyrille d’heureuse mémoire » pour lui
faire part de son admiration. Ce dernier lui répondit à son tour
« en rendant témoignage », déclare Théodoret, « à notre exacti-
tude et à nos sentiments » - une lettre que l’évêque de Cyr dit
avoir conservée par-devers lui. Elle représentait, en effet, pour
lui un précieux brevet d’orthodoxie qu’il pourrait éventuelle­
ment produire81.
Ce passage fournit non seulement un bon exemple de la diffu­
sion des documents depuis Alexandrie ou Antioche ; il montre
aussi combien Cyrille tenait à faire connaître et approuver ses
positions doctrinales par les Orientaux. Dans le Contre Julien,
comme dans l’écrit Sur l’émissaire, il aborde, en effet, les
questions christologiques, le récit du rite sacrificiel présenté
par Lévitique amenant presque nécessairement l’exégète, qui le
rapporte au Christ, à traiter de l’unité de la personne et de la
dualité des natures, à partir de la figure du bouc sacrifié et du
bouc chassé au désert. Nul doute donc que Cyrille ait voulu
s’assurer de la christologie des Antiochiens à partir du commen­
taire qu’il proposait de tels passages. Selon toute vraisemblance
aussi, c’est ce genre d’exégèse qui a retenu en priorité l’atten­
tion de Théodoret à la lecture des deux ouvrages et qui a reçu
son assentiment82. Pour chaque parti, c’était là une manière de
vérifier que l’autre restait fidèle aux bases sur lesquelles s’était
réalisée l’union. Parmi toutes les preuves destinées à ruiner
les calomnies répandues contre lui et accueillies par Dioscore,
le témoignage de Cyrille « d’heureuse mémoire » en sa faveur
constitue à l’évidence un argument de poids83.

81. C’est bien ce qu’il veut faire entendre à Dioscore.


82. Il est probable que l’exégèse de Cyrille sur l’émissaire a influencé la
sienne (voir notre article, « L’exégèse du bouc émissaire chez Cyrille d’Alexan­
drie etThéodoret de Cyr pyAugustinianum 28,1988, p. 603-630) ; d’autre part,
il n’est pas indifférent de noter que, dans VEranistès, de peu antérieur à cette
lettre à Dioscore, Théodoret utilise l’épisode du bouc émissaire pour illustrer
les positions christologiques qu’il défend (Eran. III, Ettlinger, p. 210, 14-211,
17).
83. Théodoret ajoute encore (ibid., p. 218,1. 1 s.) qu’il a souscrit « par deux
fois aux tomes sur Nestorius publiés par Jean d’heureuse mémoire » il s’agit
donc encore de documents officiels aisément vérifiables, puis après une allu­
sion à ses ouvrages exégétiques et à ses traités contre les hérétiques ariens (il
s’abstient évidemment, comme dans la Lettre 113 au pape Léon, de mentionner
ses écrits contre Cyrille !), il redit son acceptation du théotokos et son rejet de
« deux fils ».
LA RÉCEPTION ANHOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 259

[175] 3.2. Cyrille, l’adversaire mis au nombre des


« hommes admirables » (449)
On comprend que, dans la nécessité où il se trouve alors
de justifier son orthodoxie, Théodoret ait voulu non seule­
ment prouver l’existence d’un total accord entre ses positions
doctrinales et celles de Cyrille, mais laisser entendre aussi que
s’étaient installées entre eux des relations confiantes, voire
cordiales. C’était peut-être en donner une image quelque peu
embellie, maintenant que Cyrille était mort ! A Antioche comme
à Alexandrie, on ne cessa jamais sans aucun doute, après l’Acte
d’union, de passer au crible les déclarations ou les écrits de ses
anciens adversaires.
La Correspondance de Théodoret reste pourtant discrète
sur ce point. On y trouve néanmoins une allusion claire à
l’ouvrage que Cyrille composa, vers 438, contre Diodore de
Tarse et Théodore de Mopsueste, coupables à ses yeux d’être
à l’origine de l’hérésie nestorienne, et à la réfutation qu’en fit
aussitôt Théodoret*1. La Lettre 16 à Vévêque Irénée, écrite à la
veille du concile d’Éphèse de 449, est, elle aussi, une lettre de
justification, mais cette fois Théodoret doit se justifier auprès
d’un ami et d’un ardent défenseur des positions antiochiennes85.
Il lui a été reproché, en effet, d’avoir omis, dans un catalogue
des Docteurs, les noms de Diodore de Tarse et de Théodore de
Mopsueste. Or, pour prouver que cette omission était unique­
ment tactique et « politique », commandée par la seule nécessité
où il se trouvait de produire pour sa défense des témoins que ses
juges ne puissent pas récuser86,Théodoret rappelle à Irénée qu’il
n’a pas hésité à réfuter les accusations portées contre eux « sans
craindre la puissance des accusateurs ni les pièges tendus contre
nous ». De toute évidence, il n’y avait aucune commune mesure
entre la puissance du patriarche d’Alexandrie et celle du modeste
évêque de Cyr ! Or, le seul fait de prendre la défense de ceux
que Cyrille accusait, fut-ce de manière totalement injustifiée,
pouvait entraîner la perte de l’audacieux. De cela, Théodoret
était sans aucun doute parfaitement conscient. En outre, il avait

84. De sa Défense de Diodore de Tarse et de Théodore de M°P ’ «s


réponse au traité de Cyrille Contra Diodorum et Theodorum, ne
que les extraits utilisés contre lui au Brigandage d’Ephese en • devenu
85. Lettre 16 à Tévêque Irénée (SC 98, p. 56 s.). Le co l’empereur, le 17
plus tard (vers 444) évêque deTyr, sera déposé, sur ordre
féwier 448. Voir Y. Azéma, SC 40, p. 29-30. , , et dans YÊranistès,
86. La même argumentation est présentée parlneo dans son flori-
composé vers 447, pour justifier qu’il s’abstiendra de Pr° ’j éd. Ettlinger,
lège patristique, des extraits de Diodore et de Théodore
P- 95, 5-12).
THÉOLOGIE et christologie
260

à signer l’Acte d’union dont il était pourtant


ÏÏn des principaux inspirateurs, et encore 1 avait-il fait sans
condamner [176] Nestorius et sans accepter sa déposition87. Or,
£ vrille qui avait trouvé en Théodoret un adversaire résolu dès
les premiers jours du conflit, avait de quoi se plaindre de cet
exégète théologien, devenu le porte-parole du parti antiochien.
En écrivant contre Diodore et Théodore, pouvait-il un instant
penser que ses attaques resteraient sans réponse ? C’était bien là
un « piège tendu » à Théodoret. Même si l’affaire ne semble pas
avoir eu de suites propres à remettre en cause l’union difficile­
ment retrouvée, elle dut au moins rendre plus tendues, pendant
quelque temps, les relations entre Antioche, Alexandrie et Cyr.
On peut donc sérieusement douter que Théodoret ait été enclin
à mettre Cyrille au nombre des « hommes admirables » avant que
sa mort ne lui valût d’être dit « d’heureuse et sainte mémoire »88.

3.3. Cyrille, témoin à charge contre Dioscore (449)


C’est encore pourtant à l’autorité de Cyrille que fait appel
Théodoret, non plus pour servir de garant à son orthodoxie,
comme dans sa Lettre à Dioscore, mais pour éviter que ne soit
remise en cause l’union réalisée en 433. A l’annonce de la convo­
cation du concile qui devait se tenir à Éphèse en 449, il écrit en
effet à Domnus, le successeur de Jean d’Antioche, pour le mettre
en garde contre les intentions du patriarche d’Alexandrie89,
surtout si ce dernier est amené à présider le concile : il tentera
vraisemblablement, dit-il, de faire approuver les Anathématismes
de Cyrille contre Nestorius et de prendre ainsi une revanche
sur les Orientaux qui avaient obtenu de leur auteur, en 433,
leur abandon. Empêché de se rendre au concile par le décret
impérial qui l’assigne à résidence dans son diocèse, Théodoret
transmet à Domnus un petit dossier de lettres échangées entre
Cyrille, Acace et Jean d’Antioche, y compris bien sûr une copie
de la lettre Laetentur caeliy pour bien attester qu’au moment de la

87. En 434, profitant de la concession faite par Jean d’Antioche pour réta­
blir la communion entre les Antiochiens et Alexandrie. Théodoret (cf. supra
2, 2) avait conseillé en vain à Alexandre de Hiérapolis et à d’autres évêques
d’adopter le même parti.
88. Cf. Lettre 83 à Dioscore (SC 98, p. 214,1. 9 s.). On voit bien par ailleurs
que Théodoret cherche à se concilier Dioscore en manifestant son admiration
pour les évêques qui l’ont précédé sur le siège d’Alexandrie : « Alexandre et
Athanase, ces sublimes hérauts de la vérité, qui ont illustré votre siège apos­
tolique *, les « bienheureux Théophile et Cyrille... ces hommes admirables »,
« Cyrille d’heureuse et sainte mémoire *, « Cyrille d’heureuse mémoire * ; en
quelques lignes, Théodoret accumule à dessein les épithètes louangeuses à
l’adresse des prédécesseurs de Dioscore.
89. Lettre 112 à Domnus d'Antioche (SC 111, p. 46 s.).
LA RÉCEPTION ANTIOCHENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 261

réconciliation Cyrille ne fit « aucune mention de ces chapitres fr90.


C’était là, du reste, un point [177] sur lequel les Orientaux ne
pouvaient transiger. Il lui faudra donc opposer à Dioscore,
textes à l’appui au besoin, la position de Cyrille, et refuser
d’approuver des Anathématismes que leur auteur lui-même a
déclaré vouloir effacer, une fois la paix conclue91. Le danger
est pourtant que certains évêques se laissent impressionner par
la dignité de Cyrille au point de ne pas voir « le poison <que>
renferment les douze chapitres » et accueillent favorablement la
proposition de Dioscore, comme d’autres avaient souscrit aux
Anathématismes de Cyrille lors du concile d’Éphèse de 43192.
Aussi Théodoret n’hésite-t-il pas à rappeler à Domnus leur
caractère hérétique, la manière dont il les a combattus jadis à
Éphèse et son refus d’entrer en communion avec leur auteur,
tant qu’il n’aurait pas « accordé sa doctrine à la <sienne>, sans
faire mention aucune de ces chapitres »93. Tout en lui faisant
un bref historique des événements et des diverses tractations,
depuis l’époque antérieure au concile d’Éphèse jusqu’à celle
où s’engagèrent des pourparlers en vue de l’union, il l’invite,
pour s’en convaincre et se remettre en mémoire toute l’affaire,
à consulter les actes conciliaires et les documents officiels94. Or,
chaque fois, on y voit dénoncée la présence, dans ces chapitres,
de la doctrine et des innovations d’Apollinaire95. Il importe donc
d’empêcher que les Anathématismes, qui furent à l’origine du
schisme et dont l’abandon par Cyrille a permis le retour à la
paix, ne soient approuvés par un nouveau concile. D’où l’invi­
tation pressante faite à Domnus par Théodoret de s’entourer
d’évêques sûrs, bien au fait de l’enjeu doctrinal, et d’utiliser la
lettre écrite par Cyrille « à l’heure de la réconciliation » pour
contrer les manœuvres de Dioscore96.
L’espoir de Théodoret d’utiliser, en quelque sorte,
Cyrille contre Cyrille, en lui faisant condamner ses propres
Anathématismes, lors du Brigandage d’Éphèse, sera déçu. Par
peur de perdre leur siège, bien des évêques, même dans le

lliâiissssplls
de la teneur exacte des Anathématismes ; sinon aurait-il ocsa , , jnV0quer
en mémoire toute l’affaire (ibid.y p. 52, 1. 14 : ouvxopwç P ”7* pour lui un
la bonne foi naïve d’évêques « d’autres provinces^ » est Pc
moyen élégant d’instruire Domnus sans en avoir l’air.
93. Ibid.y p. 50,1. 5-12.
94. Ibid, y p. 50,1. 12 s.
95. Ibid.y p. 50,1. 19-20 ; 52,1. 10.
96. Ibid.y p. 54, 2-8.
262 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

camp des Orientaux, cédant aux pressions de Dioscore, accep­


tèrent de condamner comme hérétiques ceux qui refusaient de
souscrire aux douze chapitres. A sa déposition, comme à celle de
[178] ses collègues, y compris Domnus, Théodoret ne voit pas
d’autre motif que ce refus97. Comment ceux qui avaient souvent
condamné ces chapitres, en y reconnaissant la trace des hérésies
de Valentin et d’Apollinaire, ont-ils pu admettre de les déclarer,
avec Dioscore et ses partisans, « dignes de toute louange » ?
Il faut avoir la nature des polypes ou des caméléons, s’écrie
Théodoret98, pour changer ainsi d’opinion au gré des circons­
tances. Telle n’est pas la sienne. Dût-il pour cela abandonner son
siège et se voir exilé, il ne cessera pas de confesser « la distinc­
tion des natures du Christ et le caractère inconfusible de leur
union », en rejetant ainsi « l’unique nature » défendue par les
Anathématismes.

Conclusion

Théodoret aura donc été l’homme d’un seul combat, celui


mené contre les Anathématismes de Cyrille d’Alexandrie dès
l’origine et jusqu’au concile de Chalcédoine. Sa Correspondance
tendrait même à faire croire que toute l’œuvre de Cyrille se
résume à ces seuls « chapitres », ou peu s’en faut, tant ils sont au
cœur du conflit doctrinal, dont elle se fait l’écho. A l’origine du
schisme entre Antioche et Alexandrie, ils sont encore présents
en creux dans toutes les tractations qui ont permis le retour à
l’union, avant de redevenir le cheval de bataille des monophy-
sites, enfourché par Dioscore et Eutychès. Du point de vue
doctrinal qui est celui de Théodoret, on comprend l’importance
qu’il leur accorde, au risque de donner de la réception des écrits
de Cyrille en milieu antiochien une vision déformée.
C’est par rapport aux « douze chapitres » que Théodoret
analyse et juge la lettre de Cyrille à Acace, qui ouvre la voie à
97. Flavicn de Constantinople fut déposé, dès la première séance du concile,
le 8 août 449 (ACO II, i, 1, p. 191) ; Ibas d’Edesse, Irénée,Théodoret et Dom­
nus le seront le 22 août 449. Il n’aura donc servi à rien à Domnus de souscrire
à la condamnation de Théodoret et de ses ouvrages. Ce dernier laisse percer, à
plusieurs reprises, son amertume d’avoir été trahi par ses proches et ceux qu’il
croyait scs amis : v.g. ep. 129 à Candide (SC 111, p. 108, 1. 13-14) ; ep. 131
à Vévêque Timothée (iibid., p. 110, 1. 19-21) ; ep. 139 au patrice Anatole (ibid.y
p. 144,1. 10-15) ; ep. 141 à Vincomale (ibid.y p. 150,1. 18-22).
98. Lettre 125 à Jean de Germanicie (SC 111, p. 96,1. 24-98,1. 3). Lorsqu’il
s’efforçait de persuader ses collègues du changement de Cyrille et de son re­
tour à l’orthodoxie, à partir de sa Lettre à Acace et de sa Lettre à Jean d*Antioche,
Théodoret avait à se défendre lui-même contre l’accusation d’être un « camé­
léon * (cf. supra, n. 59).
LA RÉCEPTION ANTIOCHIENNE DES ÉCRITS DE CYRILLE 263

la réconciliation, et sa lettre à Jean d’Antioche, qui célèbre la


paix retrouvée. Malgré ses efforts pour [179] démontrer à ses
correspondants l’abandon par Cyrille des positions qui faisaient
obstacle à l’union, tous ne se laisseront pas convaincre, et le
succès remporté au synode de Zeugma demeurera incomplet.
La division s’installera désormais entre les Orientaux, jusque-
là unanimes à condamner les Anathématismes et leur auteur.
De nouvelles défections se produiront dans leur camp, lorsque
Dioscore leur demandera plus tard de souscrire aux « douze
chapitres ». Sans doute la réception positive des Anathématismes
de Cyrille par des Antiochiens, à ce moment-là, est-elle à
mettre au compte de la lâcheté plutôt qu’à celui d’une véritable
adhésion à la doctrine qu’ils expriment ; mais cela montre bien,
comment, selon le caractère des individus et selon les circons­
tances, la réception d’un même texte peut être différente dans
un même milieu. Théodoret, pour sa part, maintiendra sans
concession la condamnation qu’il en avait faite dès l’origine,
mais, à la différence de plusieurs de ses collègues, et malgré le
peu de sympathie que lui inspire la personne de Cyrille, il saura
reconnaître le changement que traduit son abandon tacite des
Anathématismes : désormais, selon lui, sa doctrine a été mise en
accord avec celle des Orientaux".
En dehors de ces trois documents - les « douze chapitres »,
la lettre à Acace et la lettre à Jean d’Antioche étroitement
liés au déroulement du conflit, auxquels il faut ajouter le traité
Contre Diodore et Théodore, seules deux autres œuvres de Cyrille
sont mentionnées par Théodoret dans sa Correspondance : le
Contre Julien et l’écrit Sur Vémissaire. Nous savons pourtant,
par l’un des florilèges patristiques de VÉranistès, que d’autres
textes cyrilliens étaient connus de lui100. Mais, à la différence
des lettres de « l’Égyptien », parfaitement datées, et des deux
ouvrages de « Cyrille d’heureuse et sainte mémoire », envoyés
à Jean d’Antioche et communiqués à Théodoret, entre 434 et
441101, il est plus difficile de dire avec certitude à quel moment

99. Cf. Lettre 112 à Domnus d’Antioche (SC 111, p. 50, 1. 7-12). C’est de
Cyrille que les Orientaux ont toujours attendu des éclaircissements et le retour
à une position orthodoxe !
100. Dans le florilège dogmatique qui illustre la seconde partie du traité
(lnconfusus)iThéodoret cite en effet dix extraits de textes empruntes à Cyrille :
un extrait de sa troisième Lettre à Nestorius, deux de sa Lettre à Jean d’Antioche,
un de sa Lettre à Succensus, deux de son Commentaire sur l’èpître aux Hébreux et
trois de ses Scholies sur l’Incarnation. Ces cinq derniers textes ne sont du reste
connus que par cette tradition indirecte.
101. Les indications fournies par Théodoret permettent, en effet, de préci­
ser la date de composition de ces deux écrits. Cyrille n’a guère pu les trans­
mettre à Jean d’Antioche avant leur réconciliation en 433 ; or, Jean d’Antioche
264 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

il a pris [180] connaissance de ses commentaires Sur Vépître


aux Hébreux ou de ses écrits Sur l'Incarnation, dont VErantstès a
conservé plusieurs extraits. Peut-être peu avant la rédaction de
ce dialogue102. Mais il a pu se constituer des « dossiers » bien plus
tôt. Fort probablement, en effet, à partir du concile d’Éphèse de
431,Théodoret a-t-il suivi avec la plus grande attention l’activité
littéraire de Cyrille et soumis ses écrits à un examen minutieux :
avant 433, pour y débusquer des affirmations hérétiques en
relation avec ses Anathématismes ; plus tard, pour trouver chez lui
un garant de sa propre orthodoxie. Il est douteux, en revanche,
qu’il ait eu une connaissance approfondie des écrits de Cyrille
antérieurs au concile d’Ephèse, du moins n’en avons-nous pas de
preuves objectives. Pour lui et pour la majorité des Antiochiens,
le patriarche d’Alexandrie demeurera donc surtout connu pour
ses écrits directement liés à la crise nestorienne.

meurt en 441. D’autre part,Théodoret n’en aurait pas fait l’éloge avant d’avoir
souscrit à l’Acte d’union, en 434.
102. La première allusion transparente à YEranistès et à ces écrits de Cyrille
se trouve dans sa Lettre 83 à Dioscore, datée de 448 (SC 98, p. 214-215). On ne
peut rien conclure de leur présence dans ce florilège dogmatique sur leur date
de composition par Cyrille.
Augustinianum 38 (1988), p. 603-630

32

L’EXÉGÈSE
DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16)
CHEZ CYRILLE D’ALEXANDRIE
ET THÉODORET DE CYR

Même après l’Acte d’union (433), les relations entre


Théodoret et Cyrille continuèrent à être difficiles, sinon toujours
houleuses. Tout d’abord, Théodoret mit un certain temps à
accepter l’union, bien qu’il en eût avec André de Samosate élaboré
la formule1; puis vers 438, la controverse autour de Diodore
de Tarse et de Théodore de Mopsueste, accusés par Cyrille
d’être les ancêtres du nestorianisme, vint encore envenimer les
relations entre Antioche et Alexandrie. Théodoret, à la demande
de Jean d’Antioche, dut une nouvelle fois s’opposer à Cyrille, en
rédigeant contre lui une apologie des deux docteurs antiochiens2.
L’affaire n’eut pas de lendemain et la paix, difficilement acquise
après Éphèse, ne fut pas remise en cause. Mais il est difficile
de croire que toute défiance ait disparu entre deux adversaires
qui s’étaient si durement affrontés, et depuis tant d’années. De
part et d’autre, on devait sans doute s’observer et soumettre à
une analyse critique réciproque déclarations et ouvrages. Cela

1. Théodoret ne souscrivit à l’Acte d’union qu’en 434/435 et se réconcilia


alors officiellement avec Cyrille. Pour faciliter les choses, on s’abstint de lui
demander à cette occasion d’anathématiser Nestorius ; il ne consentira à le
faire qu’au moment du concile de Chalcédoine. Sur l’élaboration de l’Acte
d’union, cf. P. Évieux, « André de Samosate », dans Revue des études byzantines
32 (1974) 253-300.
2. De ce traité Pro Diodoro et Theodoro, mentionné par Théodoret dans sa
lettre 16 {SC 98, p. 60, 14-17), il reste seulement des fragments utilisés contre
lui au « Brigandage d’Éphèse » ou cités dans les actes du concile de Chalcé­
doine (Mansi DC, 252 D - 254 ; J. Flemming, Akten der ephesinischen Synod
vom Jahre 449 syrisch [Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften in
Gôttingen Ph hist. KL. N.F. 15,1], Gottingen 1917, p. 140 s.).
266 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

n’empêchait pas entre Cyrille et Théodoret des échanges de


lettres et pouvait même, dans une certaine mesure, les provo­
quer. Car soumettre à son correspondant un ouvrage, c’était
l’amener à prendre [604] position, à y reconnaître l’expression
de la foi orthodoxe et donc à en accepter les formules, sauf à
rompre l’union et à s’accuser mutuellement d’hérésie. De telles
relations épistolaires avec Cyrille, Théodoret fait état dans la
lettre qu’il adresse en 448 à Dioscore d’Alexandrie, précisément
pour s’y défendre des accusations calomnieuses portées contre
lui devant le patriarche d’Alexandrie3. Malheureusement, nous
n’avons rien conservé de cette correspondance. La lettre 83 nous
apprend seulement que Cyrille a écrit plusieurs fois (TtoXXàxiç)
à Théodoret et que ce dernier a conservé par-devers lui la
réponse de Cyrille à la lettre qu’il lui avait adressée, après avoir lu
« son traité contre Julien » et « ses écrits sur l’émissaire »4. Cette
réponse de Cyrille constitue visiblement pour Théodoret une
reconnaissance de son orthodoxie par le patriarche d’Alexan­
drie. On est en droit de penser que Théodoret avait dû, dans sa
lettre, approuver pleinement la christologie exprimée dans les
œuvres soumises à son examen, et que Cyrille, dans sa réponse,
outre les remerciements d’usage, devait se féliciter d’avoir reçu
l’approbation d’un des « maîtres illustres de l’Orient »5. On
comprend que Théodoret ait conservé précieusement la lettre
de Cyrille.
La lettre nous donne d’autre part la certitude que
Théodoret a lu avec soin, dans un cas au moins, l’exégèse de
Cyrille : elle a donc pu influencer sa propre interprétation du
« bouc émissaire ». Comme Cyrille traite aussi du même sujet
dans le Contre Julien6, il est probable que Théodoret a comparé
les deux interprétations. Or, si nous regrettons la disparition
des lettres échangées par Cyrille et Théodoret à cette occasion,
nous avons conservé son « écrit sur l’émissaire », c’est-à-dire la
lettre primitivement adressée, en 432, à Acace de Scythopolis7,
et le passage du Contre Julien sur le même [605] sujet. Si l’on
ajoute que le rite du bouc émissaire fait également l’objet d ’un
commentaire dans les Glaphyres8i nous disposons donc de trois

4 83V??98>P- 204.
5 Ad-216’11_1?'
coirrniuniauer^c^^01^1’ avait demandé à Jean d’Antioche de
principaux évêaues Ch *S * maîtres illustres de l’Orient », c’est-à-dire aux
qu’utilisait Cvrilif» J aont théodoret. La formule est sans aucun doute celle

?:*»«»:
ftSéi ?&gi&œ£M.
■iSrSgj;
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 267

termes de comparaison avec l’exégèse deThéodoret sur ce même


sujet dans VÉranistès9 et dans les Quaestiones in Leviticum10.
Outre la comparaison des exégèses d’un alexandrin et
d’un antiochien, notamment sur l’usage que fait chacun de la
typologie, nous avons là aussi l’occasion de confronter de façon
précise l’expression de leur christologie. Car, si dans sa lettre à
Dioscore Théodoret mentionne le traité de Cyrille « sur l’émis­
saire », c’est précisément en raison de la doctrine christologique
qu’il contient et de la réfutation qui y est faite de l’hérésie des
« deux Fils ». Or, s’il a approuvé sans réserve cet écrit, comme
le prouve indirectement la lettre de Cyrille conservée par lui, on
ne peut pas l’accuser, à moins de le calomnier, de professer à
son tour l’hérésie, « de diviser en deux fils notre Seigneur Jésus-
Christ, et de prêcher cette doctrine à Antioche, où plusieurs
dizaines de milliers d’auditeurs composent l’assemblée»11.
D’autre part, comme les trois écrits de Cyrille sur le sujet ont
été rédigés à trois périodes bien distinctes - les Glaphyres avant
42312, la lettre à Acace après Éphèse, mais avant l’union, en 432,
et le Contre Julien sans doute après 43913-, il sera intéressant
de voir si l’on [606] observe une évolution dans les formules
christologiques utilisées. De même, on se demandera si l’écrit de
Cyrille a amené Théodoret à modifier ses propres conceptions
ou son propre vocabulaire christologiques. Avant d’aborder ce
point, il convient pourtant de comparer les exégèses de Cyrille et
de Théodoret « sur le bouc émissaire », d’en souligner les points
d’ancrage, d’en noter les similitudes et les écarts, pour voir si
l’on a affaire à deux types distincts d’exégèse, ou si, dans ce cas
au moins, la distinction traditionnelle entre exégèse alexandrine
et exégèse antiochienne perd en partie son sens.
9. Cf. G. H. Ettlinger, Theodoret of Cyrus, Eranisies, Oxford 1975, p. 208,
26 - 211, 32 ou PG 83, 249 D- 256 B. _ J ^
10. Cf. N. Fernandez Marcos y A. Sàenz-Badiltos, 77zeod0r^ Gyrensu
Quaestiones in Octateuchum, Madrid 1979, p. 172,23 - 175, 18, ou PG 80, 3
A - 329 D. ,,, » j p__
11- Ep. 83, SC 98, p. 208, 1-2. Le passage prouve que 1 evcque de^yr,
dont la réputation de prédicateur était grande, avait continue a pr
lièrement à Antioche sous le patriarcat de Domnus, dont c est a p
année - comme il l’avait fait sous les patriarches Théodore et Je ^ ri
9-20) -, jusqu’à une date proche de sa relégarion dans son dioce
lettre 83 est, selon Azéma, antérieure à septembre 448. nremiers
12. Les Glaphyres qui font suite au De adora™"? son ^ $air£ Cyrille
ouvrages de Cyrille ; cf. G. Jouassard, « L’activité htu- hèse „ dans Mé-
d’Alexandrie jusqu’en 428. Essai de chronologie et de y 17qn
langes E. Podechard', Lyon 1945, p. 159-174 (particulV^nrreonse sans doute
13. Il est probable que la rédaction de cet ouvrage» années. Le passage
bien avant Éphèse, a occupé Cyrille pendant de longu . de la contro-
du livre IX qui nous intéresse porte en tout cas la trac julien, cf. SC 322,
verse avec Nestorius et les Orientaux. Sur la date du
p. 10-15.
268 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

I. Les exégèses de Cyrille et de


Théodoret sur 1*« émissaire »
On est tout d’abord tenté d’établir entre les ouvrages où
Cyrille et Théodoret développent leur exégèse de l’émissaire
un certain parallélisme : par son caractère polémique YÉranistès
s’apparente en effet au Contre Julien, comme les Quaestiones aux
Glaphyres. Mais, dans le premier cas, la visée propre à chaque
ouvrage - l’un dirigé contre un tenant du monophysisme, l’autre
contre le restaurateur de « l’hellénisme » - a pu inviter l’exégète
à traiter l’épisode du bouc émissaire en insistant sur l’aspect
qui convenait le mieux à son dessein général. Le parallèle
serait moins hasardeux dans le second cas : le genre d’exégèse
pratiqué ici et là est de forme assez voisine. Pourtant, à trop
accorder d’importance à ces similitudes extérieures et purement
formelles, on risquerait de minorer celle de la lettre 41, « l’écrit
sur l’émissaire », le seul dont on ait la certitude qu’il a été lu par
Théodoret. Or, si cette forme d’exégèse ne trouve pas chez lui
son pendant, elle risque malgré tout de l’avoir influencé plus
qu’une autre. Il vaut donc mieux, d’un point de vue méthodolo­
gique, examiner successivement les exégèses données par Cyrille
et Théodoret de l’épisode du bouc émissaire, et procéder à une
comparaison portant sur l’ensemble de leurs écrits. [607] On
soulignera toutefois, avant même d’entreprendre cet examen,
que les deux exégètes développent dans tous les cas une exégèse
figurative et fondamentalement christologique : les deux boucs
sont d’abord pour eux une figure du Christ14.

1. Les trois exégèses de Cyrille


Cyrille a donc à trois reprises traité du « bouc émissaire ».
Dans les Glaphyres, un de ses premiers ouvrages, en interprétant
des passages choisis du Pentateuque, il poursuit sous une autre
forme l’œuvre entreprise dans le De adoratione15, et s’attache
à montrer que tous les rites et institutions de l’A.T. sont les
préfigurations du Christ ou de l’Église. Son exégèse, dans cet

14. Cela tient sans doute à l’actualité du débat doctrinal qui provoque une
relecture christologique de l’Écriture. Origène, par exemple, ne reconnaît pas
une figure du Christ dans les deux boucs ; à ses yeux, ils représentent respecti­
vement « ceux qui s’approchent du Seigneur » et lui appartiennent, autrement
dit ceux qui font le bien, et ceux qui, esclaves de leurs passions, se détournent
de lui et méritent d’être conduits au désert (Origène, Homélies sur le Lévitique,
SC 287, hom. IX, 3-4).
15. Les Glaphyres sont en quelque sorte un complément sur le mode du
commentaire exégétique, pratiqué en suivant l’ordre des livres bibliques, au De
adoratione (PG 68) qui se présente comme un dialogue.
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 269

ouvrage, offre avec celle d’Origène un certain nombre de simili­


tudes, mais Cyrille n’hésite pas à se dégager de l’influence du
maître alexandrin, tant dans le détail de l’interprétation que
dans la visée générale de son exégèse, moins moralisante que
celle d’Origène et plus théologique. Ce que constate A. Kerrigan
dans son étude, notamment à propos du sacrifice offert pour la
purification de la lèpre16 se vérifie également dans le cas du bouc
émissaire.
Pour Cyrille, les deux boucs sont la figure du Christ, alors
qu’Origène distingue entre le bouc sacrifié qui est « la part du
Seigneur » et le bouc conduit au désert, image de ceux qui [608]
« méritent d’être rejetés et séparés de la victime du Seigneur »17
et qui sont emmenés au « ‘désert’, c’est-à-dire un endroit déserté,
déserté des vertus, déserté de Dieu, déserté de la justice, déserté
du Christ, déserté de tout bien »18. Le Christ est tout au plus
figuré pour Origène dans « l’homme prêt » qui conduit le bouc
au désert19 et qui en revient après avoir purifié ses vêtements - la
nature humaine revêtue20 - « pour monter auprès du Père et là,
être parfaitement purifié »21. Or, dans aucune des trois exégèses
de Cyrille, il n’est fait état de « l’homme prêt », grâce auquel
Origène donne à son interprétation une dimension christolo-
gique. Pour lui, comme pour Théodoret, la figure du Christ est
tout entière contenue dans les deux boucs.
Dans les Glaphyres, le commentaire de ce rite d’expiation
prend place à l’intérieur d’un développement invitant à passer
du but poursuivi (axo7rôç) par la Loi au mystère du Christ, de
la figure du sang des bêtes au sang du rédempteur ; et, de même
que le veau (pôoxoç) et le bélier (xpidç) sont sentis comme des
« types » du Christ, de même aussi les deux boucs22. L’explication
de Cyrille s’ouvre par la réfutation d’une interprétation de nature
« polythéiste »23, selon laquelle le bouc envoyé au désert serait
en réalité offert à un démon émissaire et impur (à7T07rop7tat(p

16. Cf. A. Kerrigan, St Cyril of Alexandria, interpréter of the Old Testament>


Roma 1952, p. 419-427, où l’auteur établit un parallèle entre les homélies
d’Origène et les Glaphyres ; voir surtout les pages 423-424, relatives a exe-
gèse donnée par Origène et par Cyrille des deux oiseaux offerts pour a P »
et la conclusion, p. 427 : «The chief différence between them résides m meir
leanings ; Origen prefers moralizing explanations, whereas Cyn
logical spéculations ». ., „
17. Hom. Lév. IX, SC 287, p. 80, 15-16 (traduction M. Borret).
18. /d, IX, p. 84, 5-7.
19. Id.s IX, 5-6. p. 86 s. _ nomre , à savoir de
20. Id.y IX, 5, p. 86, 5-7 : « Il a pris les habits de notre nature
notre chair et de notre sang. »
21. Id.y IX, 5, p. 90, 51-52.
22. PG 69, 585 BC.
23. M, 585 C - 588 A.
270 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Tiv! àxaôàpxo) Ôa{povi)j dans une intention apotropaïque.


Cette opinion relève pour Cyrille d’une « superstition absurde »
(èxTÔ7too ÔeuNÔatpoviaç) et tombe sous le coup de l’accusa­
tion de polythéisme - l’erreur des Grecs. Du reste, il faudrait
admettre que c’est la Loi qui pousse à pécher contre Dieu, alors
qu’elle détourne de bien des manières de l’erreur polythéiste et
qu’elle affirme l’unicité de la Divinité. L’absurdité d’une telle
interprétation ne résiste guère à l’examen de l’homme sensé :
comment admettre que [609] soit conduit à une puissance
mauvaise et adverse (rcovrjpâ xai ocvrixeipeva) Ôuvàpet.) le bouc
qui avait d’abord été amené à Dieu et sur lequel Aaron a imposé
les mains en le chargeant des péchés d’Israël ? A quoi serviraient
donc ces rites ? Ne serait-ce donc pas tenir des propos pleins de
folie (èpGpovrrçataç), pleins de l’impiété des Grecs et dépourvus
de logique ? Pour Cyrille, on ne saurait se tromper sur un rite
qui a un tel caractère d’évidence.
L’interprétation proprement dite insiste d’abord sur l’iden­
tité parfaite des boucs pour la beauté, la taille, l’âge, la couleur.
Puis Cyrille donne l’étymologie du mot « émissaire » ; par tirage
au sort, l’un des boucs, celui qui sera sacrifié au Seigneur, reçoit
le nom de « Seigneur » (Kùptoç), l’autre celui d’« émissaire »
(ctTC07rop7r<xïoç), « en raison précisément du fait qu’il était
envoyé au loin » (ôtoc toi tô à7t07tép7tea8at). Il ajoute pour que
tout soit clair : « Son nom venait de là, et n’allons pas penser
que YEmissaire était un démon, mais c’était l’animal lui-même
qui était appelé de la sorte24 ». Le rite d’expiation est ensuite
décrit : le bouc appelé Kyrios était alors sacrifié et, avec son sang,
on sanctifiait l’intérieur du Tabernacle et l’autel des holocaustes,
tandis que l’Émissaire était envoyé (èÇe7tép7t£To) dans la solitude
(eiç TYjv dGaxov) après avoir été chargé des péchés d’Israël. Ici
prend place l’interprétation christologique : « Les deux boucs
font entendre le Christ. » Celui qui est sacrifié figure sa mort en
tant qu’homme, qui sanctifie l’Eglise assimilée à l’intérieur du
Tabernacle. Reste à expliquer le sens du bouc émissaire : il est
aussi le Christ, lui qui a pris les péchés du monde. C’est donc
lui qui, sous l’apparence d’un bouc, porte nos péchés. Cyrille
conclut son développement en soulignant que l’identité parfaite
des deux boucs montre « en énigme » l’unicité de la personne du
Christ (tôv aôxôv)25. Enfin, comme pour légitimer son inter­
prétation en lui trouvant un parallèle, il rappelle que, pour la
guérison d’un lépreux, la Loi prescrivait aussi l’offrande de deux

24. Id.y 588 B.


25. Idy 588 B, 589 A.
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVTTIQUE 16) 271

oiseaux, dont l’un était sacrifié, l’autre lâché dans le [610] désert
(àveïxai xaxà ttjv è'pYjpov)26. Mais sans développer davantage,
il conclut : « Ainsi de mille manières très claires, la Loi nous a
enseigné le mystère du Christ. »
La lettre 41 àAcace, « l’écrit sur l’émissaire », a les proportions
d’un véritable petit traité exégétique. Après la citation du passage
concerné du Lévitique, elle s’ouvre, elle aussi, par la réfutation
de l’interprétation « polythéiste » donnée par « certains » du
sacrifice des deux boucs27. Beaucoup plus longue que dans les
GlaphyreSy cette réfutation suit néanmoins à peu près le même
schéma. L’interprétation combattue est jugée là encore stupide
et ridicule, quand toute l’Écriture proclame l’existence d’un
Dieu unique. Cyrille développe ici avec des citations précises
(Is 42, 8 ; Dt 6, 13 ; Mt 4,10 ; Ex 20, 3 ; Dt 12, 1-3) l’argument
scripturaire invoqué dans les Glaphyres, rappelle à titre d’exemple
l’épisode du veau d’or (Ex 32, 7-8), celui du culte de Belphégor
(Nb 25, 1-9) et la punition divine qui a suivi ces pratiques : c’est
la preuve que Dieu ne consent pas à de tels sacrifices, et qu’à
plus forte raison il n’irait pas prescrire un sacrifice à parts égales
avec Satan. En revanche, Cyrille ne revient pas sur l’étymologie
d’« émissaire », sinon de manière très indirecte et diffuse.
L’exégèse typologique affirme d’emblée sa dimension chris-
tologique : les deux boucs sont la figure du Christ, du « seul
et unique Fils et Seigneur28 ». Cyrille explique alors méthodi­
quement, avec une volonté de précision (àxpiGeta) affirmée,
comment le bouc offert pour le péché - image du pécheur, dans
la mesure où il est opposé à la brebis, image du juste (Mt 25,
31-33), animal stérile par opposition à la brebis féconde, et par
là figure de l’âme du pécheur - peut être une figure du Christ qui
s’est fait péché (2 Co 5,21) et victime pour les péchés du monde
(Is 53, 12, 5-6 ; 1 P 2, 24). On doit voir par conséquent dans le
bouc sacrifié l’Emmanuel subissant la mort dans sa chair pour
abolir la mort et le péché [611] (Ps 87,5) et dans le bouc relâché
(àcpiepévco) et laissé en vie, le même Emmanuel en tant qu’il
échappe à la mort par sa divinité, pour ressusciter et monter aux
deux. Au terme de son explication christologique, Cyrille insiste
à nouveau sur le fait que « dans les deux boucs était représenté
comme en peinture (ypacpôpevoç) le seul et unique Seigneur
Jésus-Christ dans la dualité de ses natures, l’une subissant la
mort, l’autre demeurant impassible et échappant à la mort ».

26. IcLy 589 B.


27. PG 77, 204 D . 208 A.
28. ld., 208 C. L’interprétation christologique se poursuit jusqu’en 213 A.
272 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Le parallèle avec les deux oiseaux offerts pour la lèpre,


qui n’était dans les Glaphyres qu’une simple référence, est ici
développé longuement et présenté comme « une autre manière
de figurer le mystère du Christ »29. Des deux oiseaux, en effet,
l’un est sacrifié, l’autre est relâché après avoir été teint du sang
du premier. L’oiseau est pour Cyrille « le Verbe venu d’en haut »
qui s’est incarné en devenant un homme parfait. Il a souffert
sa passion dans la chair, comme l’oiseau sacrifié, mais par sa
divinité il échappe à la mort, comme l’oiseau relâché. De même
que ce dernier est teint du sang de l’oiseau sacrifié, sa divinité
« s’approprie » les souffrances de la chair et en est en quelque
sorte marquée, d’où l’étonnement des anges à la vue de celui qui
vient d’Édom et de Bosor (Is 63, l)30. La conclusion est brève :
« De même que le mystère du Christ était clairement figuré dans
les deux boucs, de même il l’est encore dans les deux oiseaux31 ».
Il est bien évident que c’est la présence de deux boucs et de
deux oiseaux pour figurer le Christ qui oblige Cyrille à s’élever
énergiquement contre « l’hérésie de deux Fils ou de deux
Christ » qui pourrait trouver là son fondement32. Pour que tout
soit clair, il achève cette réfutation par une profession de foi sans
équivoque33, et insiste à nouveau sur l’identité parfaite des deux
boucs et des deux oiseaux, propre à faire comprendre, malgré les
limites inhérentes aux figures, l’unicité [612] de la personne du
Christ. La lettre s’achève par une réflexion sur la typologie, illus­
trée par un exemple - le sacrifice d’Abraham -, pour montrer
que le mystère du Christ ne pouvait pas s’exprimer autrement
qu’à travers deux boucs ou deux oiseaux34.
Dans le Contre Julien, l’exégèse du bouc émissaire vise à
montrer que la loi mosaïque, contrairement aux affirmations
de Julien, n’a pas prescrit de faire des sacrifices aux démons35.
Tout le développement tend donc à devenir une réfutation de
l’interprétation « polythéiste » du rite36. Cyrille conteste d’abord
à Julien la substitution du terme à7toTpo7rcûoç - qui introduit
plus immédiatement dans l’univers de l’hellénisme - au terme
scripturaire d’à7tOTCo[ji7taïoç pour désigner le bouc émissaire, et
l’invite à dépasser le voile de la lettre pour atteindre le mystère

29. 7d., 213 A . 216 A.


30. Id.y 216 B. «Bosor» est interprété par Cyrille comme une manière
de faire entendre la chair (oâpÇ) et « Édom », la terre ; cf.THÉODORET, In Is.,
31. Id., 2*16 C.
32. Id.y 216 CD.
33. Id.y 217 A.
34. Id.y 217 C - 220 C.
35. PG 76, 957 D - 960 A.
36. Id.y 960 C.
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 273

figuré (axiccypacpounEVOv) dans les deux boucs : le Christ offert


pour nos péchés, comme le bouc l’était pour les péchés du
peuple37. Il rejette d’entrée l’idée que les deux boucs pourraient
faire entendre « deux Christ ou deux Fils », et explique, peut-
être moins à l’adresse de Julien que des hérétiques, la nécessité
de représenter par deux boucs le Christ « mort selon la chair,
mais vivant selon l’esprit»38. Il passe ensuite à l’explication
du rite et donne l’étymologie d’« émissaire » - il est appelé
« émissaire » (à7t07to(i7toûoç) parce qu’il a échappé à l’égorge­
ment (6c7t07r£p.TCÔp.£V0ç tt)ç cKpayTjç)39 -, avant de proclamer à
nouveau que par les deux boucs est représenté un seul Christ
(elç ô Xpicrrôç). Il s’attarde ensuite un instant à expliquer le
sens du mot « désert » - la stérilité des Nations qu’irrigueront
les apôtres, les évangélistes et les docteurs40-, puis propose
une autre manière de comprendre la figure des boucs (xaô’
eTEpov Ôè TpÔTOv), déjà présentée dans la lettre 41 : le bouc
offert pour le péché [613] signifierait aussi ceux qui sont dans
le péché par opposition à la brebis qui désigne l’homme saint,
comme le prouve la scène du jugement en Mt 25, 31, 33, 34,
41 et la séparation des brebis et des boucs41. Ce n’est en fait
qu’un détour qui permet à Cyrille de revenir au Christ qui s’est
fait « semblable au péché » et même « péché » (2 Co 5, 21) pour
nous42. En figurant le Christ par les boucs, la Loi a donc voulu
souligner qu’il s’était bien fait l’un de nous en tant qu’homme
pour nous délivrer du péché par sa mort selon la chair. Les deux
boucs dont l’un était sacrifié, tandis que l’autre échappait au
sacrifice (£Î-£7t£p7t£TO Tfjç acpay^ç) - nouveau rappel de l’éty­
mologie d’« émissaire » - doivent donc s’entendre du seul Christ,
dernière affirmation de l’unicité de la personne, qui par sa mort
nous a rendus « émissaires », c’est-à-dire « délivrés de la mort et
de la corruption » (àTCOTtopTtaïot à7t£CpoiTrjaap£V OavaToo xat
cp9opccç)43. Tout se passe comme si Cyrille avait un peu oublié
Julien et sa lecture « polythéiste » du rite au profit de l’exposé
doctrinal en liaison étroite avec le débat christologique de son
temps44.

37. A*., 961 CD-964 A.


38. A/., 964 B.
39. AL 964 C.
40. AL 964 C - 965 A.
41. AL 965 A.
42. AL 965 CD.
43. AL 968 D.
44. Il revient, en effet, un peu artificiellement à Julien, en ironisant sur
le compte de ceux qui s’attachent à la lettre nue sans rien comprendre de sa
profondeur (û£, 968 A).
274 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Dans ces trois ouvrages, Cyrille suit en gros le même schéma


d’exposition ; il donne seulement plus d’ampleur aux divers
développements dans la lettre 41, mais les thèmes abordés restent
fondamentalement les mêmes. L’exégèse proprement dite y est
chaque fois précédée du rejet de l’interprétation polythéiste du
rite ; dans les trois cas, mais le développement change de place et
d’importance, Cyrille veille à écarter « l’hérésie des deux Fils »,
en notant que les deux boucs ne font entendre qu’« un seul
Christ » ; dans les trois cas aussi, il établit à partir de l’Écriture
que le Christ s’est fait « péché » ou qu’il a pris nos péchés45, pour
justifier que le bouc émissaire puisse en être la figure ; enfin, les
trois fois, l’exégèse [614] christologique, reconnaissant dans le
bouc sacrifié l’humanité du Christ subissant la passion et dans le
bouc relâché l’impassibilité de sa divinité, est fondamentalement
identique, bien que d’un texte à l’autre son expression subisse
des variations sur lesquelles nous aurons à revenir. En revanche,
c’est seulement dans les Glaphyres et dans la lettre 41 que le rite
du bouc émissaire est rapproché du sacrifice des deux oiseaux
pour la lèpre, et dans la lettre 41 qu’il est fait allusion au sacrifice
d’Abraham.

2. Les deux exégèses deThéodoret


Or curieusement, dans VÉranistès, l’exégèse relative au
bouc émissaire est précédée de celle du sacrifice d’Abraham46,
proposée au Mendiant pour prouver l’impassibilité de la divinité
- c’est le thème du troisième dialogue CA7roc0rjç) - et la néces­
sité de distinguer dans le Christ deux natures. Isaac et le bélier
sont des images propres à exprimer cette distinction, selon
Théodoret, puisque le premier, en échappant à la mort, est la
figure du Christ et de sa résurrection, tandis que le bélier sacrifié
préfigure sa passion selon son humanité. Or cette figure de « la
passion salutaire »,Théodoret prétend la retrouver dans les sacri­
fices de la loi mosaïque, et après une brève allusion à l’agneau
immolé en Égypte, puis à la vache rouge brûlée hors du camp47,
il présente l’exégèse du rite d’expiation en faisant des deux boucs
« l’image des deux natures du Sauveur, celui qui est relâché
étant l’image de sa divinité impassible, celui qui est égorgé, celle
de son humanité passible »48. Quelques lignes lui suffisent pour

45. La citation de 2 Co 5, 21 n’est pas donnée dans les Glaphyres où il est


seulement dit que le Christ a pris sur lui nos péchés et a été immolé pour nos
péchés (cf. 1 P 3, 18).
46. PG 83, 249 D - 232 D ; Ettlinger, 208, 21 - 210, 2.
47. PG 83, 253 A ; Etdinger, 210, 9-11.
48. PG 83,253 B ; Ettlinger, 210,14-18.
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 275

donner, de manière parfaitement orthodoxe, l’interprétation


christologique. Mais le Mendiant conteste la convenance du
type : comment sans blasphème oser comparer le Seigneur à des
boucs ? Théodoret écarte longuement l’objection en invoquant,
comme argument a fortiori, la figure du serpent d’airain : si cet
animal malfaisant peut être une figure de la passion salvatrice,
à plus forte raison le bouc qui est un animal pur au regard de la
[615] Loi49. A une seconde objection du Mendiant appuyée sur
l’Écriture représentant le Christ sous les traits d’un « agneau *
(ôcpvôç) ou d’une « brebis » (7tp66aTOv),- c’est-à-dire une figure
de juste -, Théodoret fait remarquer que Paul l’appelle « péché *
(ccpapTta) et « malédiction » (xaxàpa), ce qui explique que le
serpent puisse en être la figure en tant qu’il est « malédiction » et
le bouc en tant qu’il est « péché », car ce n’était pas un agneau,
mais un bouc que la Loi prescrivait d’offrir pour le péché.
Compte tenu du fait que le Seigneur dans les Évangiles assimile
les justes à des « agneaux » et les pécheurs à des « boucs », et qu’il
n’est pas venu seulement pour les justes, mais aussi pour les
pécheurs, son sacrifice est à bon droit préfiguré (TrpoôtaypàcpeO
par des « agneaux » et par des « boucs »50. La dernière objec­
tion du Mendiant permet à Théodoret de proclamer l’unité de
personne et la dualité des natures dans le Christ, autrement dit
de réfuter à son tour « l’hérésie des deux Fils » : les deux boucs
ne font pas entendre deux personnes, mais deux natures51.
Ce même enseignement, Théodoret prétend le tirer encore
d’un autre sacrifice : celui des deux oiseaux offerts pour la lèpre.
L’interprétation christologique offre en raccourci un parallèle de
la précédente52. Enfin, comme le Mendiant, se sentant battu,
prétend refuser « les discours figuratifs », Théodoret énumère
quelques-unes des figures reconnues par saint Paul dans l’A.T.,
et pense ainsi lui fermer la bouche53.
Par leur genre même, les Quaestiones sont destinées à expli­
quer les points obscurs du texte biblique, des rites surprenants,
ou seulement à fournir le renseignement grammatical, géogra­
phique ou historique nécessaire à l’intelligence du texte. L’épisode
du bouc émissaire est traité par Théodoret à [616] l’intérieur
de la question plus générale de savoir « quand le grand prêtre
49. PG 83, 253 BC ; Ettlinger, 210, 23-24.
50. PG 83, 253 CD ; Ettlinger, 211, 7-11.
51. PG 83, 253 D - 256 A ; Ettlinger, 211, 12-17.
52. PG 83, 256 A ; Ettlinger, 211, 17-24.
53. Ce sont : Agar, figure de l’A.T. et Sara, figure de la Jérusalem céleste,
Ismaël, figure d’Israël et Isaac, figure du peuple nouveau. « Accuse donc aussi,
conclut Théodoret, la grande trompette de l’Esprit - c’est-à-dire Paul -, parce
qu’il nous a à tous présenté des discours en énigmes * (PG 83, 256 B ; Ettlin­
ger, 211, 27-32).
276 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

entrait dans le Saint des Saints »54. Comme Cyrille, Théodoret


commence ici par réfuter l’interprétation « polythéiste » du rite,
selon laquelle 1 ’« émissaire » serait offert à un démon ou à un
faux dieu55. Il utilise lui aussi l’argument scripturaire en citant
Ex 20, 3, 5, puis il donne les variantes textuelles relevées chez
Symmaque et chez Aquila pour éclairer le sens d’à7to7C0^7T:aïo<;,
avant de proposer l’explication étymologique du terme : il
signifie seulement que le bouc était « relâché » (cocoXuôpevov)
et « envoyé » (à7t07tep7t6fie:voç) dans le désert, comme le
confirment les variantes textuelles relevées chez Symmaque et
Aquila56. Ainsi est-il donc bien établi que les deux boucs étaient
offerts à Dieu, mais recevaient chacun un traitement différent.
Pour expliquer le rite, Théodoret invoque ici le parallèle des
deux oiseaux offerts pour la purification d’un lépreux, dont l’un
était sacrifié et l’autre relâché (aTteXueTo), une fois teint du sang
du premier57. Il peut alors dégager la signification christolo-
gique du rite, qui offre une figure des deux natures du Christ, en
prenant soin de noter que les deux boucs ne sont pas à entendre
au sens de deux personnes, mais de deux natures, et qu’il fallait
nécessairement deux boucs pour exprimer dans sa totalité le
mystère du Christ, le caractère mortel (tô 0vy]t6v) et le carac­
tère immortel (tô à9àvaTOv) de sa personne58. Quant à l’envoi
au désert, il représente pour lui [617] le passage du Christ par la
mort, dont le désert est la figure59, comme le fait voir le Ps 67,
7-8. Comme dans YÉranistès où il s’agissait de répondre à une
objection du Mendiant, Théodoret a soin de montrer qu’il n’y a
rien d’inconvenant (àvocppoaTOv) à considérer les boucs comme
une figure de la passion du Sauveur, et il invoque le témoignage
de Jn 1, 29 parlant de 1*« agneau », pour ajouter aussitôt que le
Christ n’est pas venu seulement pour les justes, mais aussi pour
les pécheurs, assimilés par lui à de jeunes boucs (èptcpoiç) en

54. L’exégèse du rite d’expiation est donnée dans les Glaphyres à l’intérieur
d’un exposé de nature absolument identique : « Qu’Aaron ne pénétrait pas en
tout temps à l’intérieur du Saint des Saints » (PG 69, 580 A).
55. PG 80,328 BC ; Fernandez Marcos, 173, 15- 174,2. Il n’est pas impos­
sible qu’au nombre de ces exégètes (xivéç), il faille mettre Théodore de Mop-
sueste qui répugnait peut-être à voir dans les boucs une figure du Christ, et
considérait, comme on le fait aujourd’hui, que le bouc émissaire était envoyé à
un démon (Azazel) habitant le désert, mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse.
56. D’après Théodoret, Symmaque dit : Elç Tpàyov àTtepxôpevov, (ocrce
àTcooTclXat aùxôv elç tyjv à7t07topnf)v, et Aquila : Elç xpàyov à7toXo6|J.evov
elç tt]v ëprjpov (PG 80, 329 A ; Fernandez Marcos, 174, 2-5). L’étymologie
retenue par Théodoret n’est pas tout à fait celle de Cyrille.
57. PG 80, 329 A ; Fernandez Marcos, 174, 8-11.
58. PG 80, ibid. ; Fernandez Marcos, 174, 11-17.
59. 'H ôé ye ëprjpoç tou Ôavdxou TU7toç (PG 80, 329 B : Fernandez Mar­
cos, 174, 24-25).
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 277

Mt 25, 33 ; d’autre part, c’était aussi un bouc, rappelle-t-il, que


la Loi prescrivait d’offrir pour le péché60.
Enfin, toujours pour montrer la convenance du type, il intro­
duit comme argument a fortiori la figure du serpent d’airain,
légitimée par le Christ lui-même (Jn 3, 14-15)61.
Entre les deux interprétations successives de Théodoret,
on relève donc une grande similitude. Certes la réfutation de
l’interprétation polythéiste n’apparaît pas dans VÉranistès, mais
entre deux chrétiens la question n’avait pas vraiment lieu d’être
débattue, et l’exégèse du sacrifice d’Abraham lui est utilement
substituée. Si l’on excepte d’autre part le fait que, dans les
Quaestiones, le désert où est envoyé l’émissaire est donné comme
la figure du passage du Christ par la mort, et que cette interpré­
tation est absente de VÉranistès, tous les autres développements
sont communs aux deux interprétations : l’interprétation chris-
tologique du rite avec insistance sur la dualité des natures et
l’unité de la personne, le problème de la convenance du type, le
rapprochement avec le sacrifice pour la lèpre.

3. Relations entre les exégèses de Cyrille et de


Théodoret
Cette analyse devrait faciliter la comparaison entre les
exégèses de Cyrille et de Théodoret. Elles ont à l’évidence en
commun plusieurs développements essentiels, et d’abord le refus
[618] initial de l’interprétation polythéiste, fondé sur l’Écriture
et l’étymologie. Ensuite, l’interprétation christologique, avec
l’accent mis sur le rejet de « l’hérésie des deux Fils », et la justi­
fication de la figure du bouc émissaire trouvée dans l’Écriture
où il est dit que le Christ s’est fait « péché » et dans le fait que le
bouc est l’image de l’homme pécheur, d’où un certain nombre
de citations communes aux deux exégètes62. Enfin, le parallèle
avec les deux oiseaux offerts pour la lèpre. On serait donc tenté
de croire que Théodoret doit beaucoup à Cyrille.
Sans prétendre nier l’influence exercée sur sa propre inter­
prétation par la lecture de « l’écrit sur l’émissaire » ou du Contre
Julien, il est probable qu’un développement comme la réfutation
de l’interprétation polythéiste ait été ici un lieu commun de l’exé­
gèse, et l’on sait qu’Origène rapproche lui aussi de l’offrande des
deux boucs celle des oiseaux pour la lèpre63. Quant à l’interpré­
tation christologique, elle est bien sûr liée au contexte doctrinal

60. PG 80, 329 BC ; Fernandez Marcos, 175, 7-8.


61. PG 80, 329 C ; Fernandez Marcos, 175, 8-12.
62. Notamment Ex 20, 3-5 ; Mt 25, 33 ; 2 Co 5, 21.
63. Hom. Lév. VIII, 10, SC 287, p. 46, 63-67.
278 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

de la querelle nestorienne, et il eût été surprenant d’observer


entre Cyrille et Théodoret sur ce point une divergence fonda­
mentale à l’époque où sont rédigés YErartistes et les Quaestiones ;
mais chacun s’exprime à sa manière sur le sujet. D’autre part,
des différences notables dans le traitement exégétique du passage
invitent à penser que si Théodoret imite, il le fait très librement
et élague beaucoup son modèle64. Par exemple, il se contente
d’une allusion au sacrifice pour la lèpre dans les Quaestiones et,
dans YÉranistèSy d’une interprétation christologique qui n’a pas
l’ampleur de celle de Cyrille dans la lettre 41. D’autre part, son
insistance à justifier la convenance du type ne se retrouve pas
chez Cyrille, où aucune allusion n’est faite au serpent d’airain65.
[619] Par ailleurs, sur un point secondaire de l’exégèse, le sens
du mot « désert », l’interprétation des deux exégètes n’est pas
identique : Cyrille en fait, conformément à l’usage, l’image de
la stérilité des Nations66, et Théodoret, la figure du passage du
Christ par la mort. Enfin, rien ne correspond chez Théodoret au
« credo » de Cyrille dans sa lettre 41.
Est-ce à dire que Théodoret aurait lu Cyrille sans rien lui
emprunter ? Ce n’est peut-être pas un effet du hasard si l’exposé
relatif au bouc émissaire est précédé dans YÈranistès de l’exégèse
du sacrifice d’Abraham dont Cyrille fait état à la fin de sa lettre 41
pour montrer les limites de la typologie. Théodoret n’aurait-il
pas trouvé là l’idée de rapprocher le sacrifice d’Abraham du
sacrifice d’expiation, et choisi d’en donner l’exégèse, plutôt que
de développer comme Cyrille celle des deux oiseaux offerts pour
la lèpre ? Mais, sur un sujet que Cyrille traitait seulement en
théoricien de la typologie,Théodoret se livre à une exégèse chris­
tologique : dans Isaac, sauvé de l’égorgement et rappelé à la vie,
et dans le bélier égorgé, il reconnaît en figure les deux natures
du Christ, avant de lire la même figure dans les deux boucs67.
64. Les citations de l’Écriture sont plus abondantes chez Cyrille que chez
Théodoret ; leurs étymologies d’« émissaire » sont un peu différentes ; Théodo­
ret s’intéresse aux « versions », ce que ne fait pas Cyrille ; d’une manière géné­
rale enfin, tant dans l’exégèse proprement dite que dans ses développements
christologiques, Théodoret se montre plus concis que Cyrille.
65. De même encore, la relation entre les termes « agneau », « brebis » et
« bouc * n’est pas traitée de la même manière par les deux exégètes : Théodoret
l’introduit dans son interprétation comme une objection possible à la recon­
naissance du « bouc * comme figure du Christ, ce que ne fait pas Cyrille.
66. Dans son Contre Julien, PG 76, 964 C. Dans l’ensemble de son œuvre
exégétique, Théodoret fait habituellement (comme aussi Eusèbe de Césarée)
du « désert » le symbole des Nations non irriguées par les prophètes, et par
conséquent stériles.
67. Il y a peut-être une certaine faiblesse dans la démonstration de Théodo­
ret quand il rapproche le sacrifice des boucs de celui d’Abraham, après avoir
noté, pour justifier la dualité du type Isaac/bélier, l’impossibilité de représenter
la résurrection par le bélier, un animal privé de raison (àXôya>) et de la res-
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16)
279

D’autre part, c’est dans 1’Éranistès que, voulant montrer la conve­


nance du type,Théodoret fait directement référence à saint Paul
déclarant que le Christ s’est fait pour nous « malédiction » et
« péché »68, ce que Cyrille note à la fois dans le Contre Julien
et la lettre 41 en citant 2 Co 5, 2169. Cette référence disparais­
sant des Quaestiones, on peut penser qu’à l’époque où il rédigeait
YÉranistès, Théodoret [620] avait davantage encore présente à
l’esprit la lecture des deux ouvrages envoyés par Cyrille à Jean
d’Antioche. Dans YEranistès encore, le parallèle avec le sacri­
fice pour la lèpre est fait au terme de l’exposé, comme dans les
Glaphyres et la lettre 4170. Il se pourrait donc que Théodoret se
soit souvenu de sa lecture de Cyrille pour organiser son propre
exposé, plaçant en tête par un effet de symétrie inverse l’exégèse
du sacrifice d’Abraham par lequel Cyrille achevait sa lettre, et
substituant ainsi ce développement à la réfutation de l’interpré­
tation polythéiste devenue sans objet dans YEranistès. Pour libre
qu’elle soit, l’imitation de Théodoret est sans aucun doute réelle,
mais pratiquée avec quelque subtilité.

II. La christologie de Cyrille


et celle de Théodoret

La place accordée à la réflexion christologique dans les


interprétations de Cyrille et de Théodoret offre l’occasion d’un
rapide examen des formules utilisées par chacun d’eux pour le
cas où, d’un ouvrage à l’autre, on observerait, sinon une évolu­
tion doctrinale, au moins une modification de la terminologie.
Il n’est guère surprenant que l’interprétation christologique
soit peu développée dans les Glaphyres, antérieurs au déclen­
chement de la crise nestorienne. Cyrille y insiste avant tout sur
l’unicité de la personne du Christ, sans toutefois faire directe­
ment allusion à « l’hérésie des deux Fils », mais en soulignant
que « l’identité des boucs sous tout rapport et leur ressemblance
font voir en énigme que le Christ est le même (xôv ocùtôv) »71.
En revanche, il n’oppose pas clairement la nature humaine,
représentée par le bouc sacrifié, à la nature divine, figurée par

semblance avec Dieu (xïjç 0eüocç elxôvoç), cf. PG 83, 252 D ; Ettlinger, 209,
31-210,2.
68. « Mais le bienheureux Paul l’appelle ‘péché’ (2 Co 5, 21) et ‘malédic­
tion’ (Ga 3, 13) », PG 83, 253 CD ; Ettlinger, 211,3-4.
69. Contre Julien, PG 76, 965 C et Ep. 41, PG 77, 209 B.
70. On peut considérer en effet que le « credo » de Cyrille et sa réflexion
méthodologique sur la typologie constituent deux développements à part.
71. PG 69, 589 A.
280 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

l’émissaire. Le terme de « nature » n’est du reste pas employé :


Cyrille parle seulement du Christ mort « en tant qu’homme »
(d)ç ôcvffpomoç) [621] sous les traits du bouc sacrifié72, et du
Christ émissaire, « envoyé comme à partir des réalités qui sont
les nôtres vers la cité d’en haut pour se manifester à la face de
Dieu en notre faveur »73, faisant allusion par là à sa nature divine
ressuscitée avec son corps et à son ascension au ciel. On sent
bien que la question des deux natures du Christ n’est pas encore
au centre du débat.
Il en va tout autrement dans le Contre Julien et dans la
lettre 4L L’accent continue à y être mis par Cyrille sur l’uni­
cité de la personne du Christ, et « l’hérésie des deux Fils » y
est dénoncée avec vigueur à plusieurs reprises74, de peur que
certains, tout en reconnaissant dans les deux boucs une figure
du Christ, n’aillent le diviser en deux personnes. Ainsi, dans
le Contre Julien, l’hérésie est tour à tour rejetée sur un mode
négatif : les deux boucs ne doivent pas s’entendre « comme s’il y
avait deux Christ ou, comme le disent certains deux Fils »75, et
l’unicité de la personne affirmée fortement : celui qui est sacrifié
et celui qui échappe à la mort, c’est « le même », il y a « un seul
Christ », « un seul Christ est mort pour tous »76. De manière
peut-être encore plus insistante dans la lettre 41, le même vérité
est affirmée : « Les deux boucs désignent le seul et unique Fils
et Seigneur Jésus-Christ... Dans les deux boucs était figuré le
seul Seigneur Jésus-Christ »77, tandis que presque toute la fin de
la lettre est consacrée à une réfutation énergique de « l’hérésie
des deux Fils »78, et que la référence au sacrifice d’Abraham, elle
aussi, a pour but premier de montrer que d’image en image, il
s’agit toujours du même Abraham, du même Isaac, du même
âne, des mêmes serviteurs79. On le voit, l’unité de la personne
du Christ est au centre de l’exposé cyrillien.
La présence de « deux boucs » l’amène néanmoins à [622]
mettre en évidence la double composante de cette personne,
et de manière plus nette et plus insistante dans la lettre 41 que
dans le Contre Julien. Au terme de « nature », il préfère d’ordi-

72. /</., 588 B.


73. Id.y 588 D ; Cyrille complète par la citation de Jn 2, 1-2.
74. Par trois fois dans le Contre Julien (PG 76,964 B et C. 968 A) et cinq fois
dans la lettre 41 (PG 11 y 208 C. 213 A. 216 CD. 217 A. 220 C).
75. PG 76, 964 B.
76. PG 69, 589 A ; PG 76, 964 C. 968 A.
77. PG 11 y 208 C. 213 A.
78. Id.y 216 C - 220 C.
79. Id.y 220 BC.
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 281

naire l’opposition « chair/esprit »80, à une exception toutefois


dans le Contre Julien où l’on trouve l’expression « selon la
nature de sa divinité » faisant pendant à l’expression « selon la
chair »81. Proportionnellement, Cyrille fait un peu plus souvent
mention de l’humanité que de la divinité du Christ82, et il a
soin de préciser dans la lettre 41, pour écarter peut-être de lui
tout soupçon d’apollinarisme, que le Verbe a assumé la « chair »,
« c’est-à-dire un homme parfait (téXcioç av9pco7toç), sans pour
autant être terrestre (y^ïvoç) et choïque (xoïxôç) comme nous,
mais céleste et au-dessus du monde en tant qu’on le considère
comme Dieu »83. Dans la [623] lettre 41, Cyrille exprime encore
d’une autre manière la distinction des natures, en opposant
à deux reprises, une fois dans le cas des boucs, une fois dans
celui des deux oiseaux, les adverbes àvôpcomvcoç et Betxwç, afin
de souligner la passibilité de l’humanité et l’impassibilité de
la divinité 84; mais il est dit aussi dans le même passage que le
Christ mourait dans la chair, qu’il supportait la passion dans son
corps, sans la subir de manière divine. Deux passages surtout
méritent d’être cités qui expriment l’unité de la personne et
la distinction des natures au moment même de la Passion. Le
premier appartient à l’exégèse des boucs :
80. La distinction de Cyrille s’appuie du reste sur 1 P 3, 18, cité dans la
lettre 41 (PG 77, 216 A).
81. PG 76, 964 C (xaxà aàpxa/xaxà y£, cprjpt, ttjv Oeôxtîxoç (puoiv).
82. Pour désigner la nature humaine et la nature divine du Christ nous
avons relevé les formules suivantes : 1) dans les Glaphyres (PG 69) : èv iô'.a
(puoei xô à7tXY|ppeXè<; ôç 0eôç (584 C) ; à7to9àvcov pèv ôç âv9pco7toç (588
B) ; 2) dans le Contre Julien (PG 76) : xotç rïjç iôiac, (poaetoç à^iôpaoiv / xôv
xaxà aàpxa Oàvaxov (961 D) ; à7to9vyjoxovxa pèv xaxà oâpxa / Çôvxa
ôè xaxà 7tveûpa (964 B) ; àTroÔvVjaxcov ôîtèp rjpôv xaxà aâoxa / xtjv xffë
Oeôxttxoç cpûaiv (964 C) ; èv EtÔEt xô xa0’ rjpàç / xaxà ye xo ôpcxpuéç xe
xai ôpoEiÔèç àv9pÔ7TG) 7tpôç àv9ptorcov (965 D) ; xe9veôxo<; Ô7tèp -qpôv
xaxà aàpxa (968 D) ; dans la lettre 41 (PG 77) : ysïove oàpE, xooxéaxtv
àvôpcoTcoç (209 C) ; yevôpevov pèv èv 0avàxw oapxôç xôv EppavourjX
(212 B) • èv xô 7ra9eLv àv9pco7u'vtoç / prj nâcr/ovra 0eÎx(oç. èv xô xc9vàvat
aapx£ / (Oavàxou xpeCxxova) (212 C) ; ôç èv 7tà9Ei oapxôc LÔîaç / (xai è'^to
Tcà9oüç), Y£UOLi£vy|ç 0àvaxov xfjç àyiaç, aapxôç aùxoô / (xai {lEpévjjxsv
à7ca9-rçç), xoü loiou aôpaxoç xô ixà9oç (213 A) ; slç ô^oicoatv xyjv rcpôc; rjpàç
/ ÔoûXou popcpiQv (213 C) ; xa9ô voEtxai 0s6ç, oapxi rca96vxa / (peivavxa
ôè xai èrrEXEiva xoô 7ra9Eîv) (213 D) ; à7to9v7Taxovxa àv0p(o7uvcoç / Çôvxa
ôè 0EÎXCOÇ (0avaxco9i)vai pèv aapxt / Çocü7toir]9T}vai Ôè 7rveûpaxi), eIç iôtav
(pûotv à^xoïpoç yjv ô Xôyoç / olxEioüxai xô rcà9oç xr)ç éauxoù aapxôç, ô
liovoYevr)<; xoü 0eoü Àôyoç psxà xifë évarôEioT'jç aùxô aapxôç, (3ôoop = oàp|
(216 A) ; àxpE7rxoç y«P xai àvaXXotuxoç xaxà cpômv èaxîv, xaxà (puaiv ô
èx 0eoü rcaxpôç Xôyoç (217 A). On le constate, lorsque Cyrille emploie cpôaiç,
c’est pour désigner la nature divine, tandis que la nature humaine est habituel­
lement désignée par le mot aàpÇ. Les termes abstraits 0eôxt]ç et àv0p(O7TÔX7}ç
ne sont pas utilisés ici pour désigner les deux natures du Christ, mais seule­
ment pour opposer en général la nature de Dieu à celle de l’homme (PG 77,
217 B : xô pcxaHô 0£Ôxmôç xe xai àv9pa)7tôxnxoç).
83. PG 77, 213 D.
84. -W., 212 BC et 213 D-216 A.
282 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

« Dans les deux boucs, comme je l’ai dit, était figuré le seul et
unique Fils et Seigneur Jésus-Christ, en tant que sa chair éprouvait
la passion, et qu’il échappait à la passion, qu’il était dans la mort
et au-dessus de la mort. Le Logos de Dieu continuait à vivre, bien
que sa chair sainte goûtât la mort, et il est demeuré impassible,
bien qu’il s’appropriât (otxeioûpevoç) la passion de son corps et
qu’il la fît monter jusqu’à lui (elç éairuôv àvatpépcov aùxô)85. »
Le second, à celle des oiseaux :
« Il est donc possible de voir, dans les oiseaux comme dans les
boucs, qu’il a souffert la passion dans la chair, selon les Écritures,
tout en demeurant au-delà de la passion. Et il est mort en tant
qu’homme (àv9pa)7uvwç), mais il demeurait vivant en tant que
Dieu (0eïxÔ)ç) : car le Logos était la vie. C’est pourquoi le disciple
plein de sagesse déclare qu’il a été mortifié dans la chair, mais
qu’il a été vivifié par l’esprit (cf. 1 P 3, 18). Du reste, même si par
sa nature propre, le Logos était exempt du fait de subir la mort,
cependant il s’appropriait (oIxeioûtoci) la passion de sa chair,
comme je l’ai déjà dit. L’oiseau demeuré vivant était teint dans le
sang [624] de celui qui était mort et rougi de son sang, et presque
comme s’il participait à sa passion (xoivwvŸjoav toû 7tà9ouç),
il était envoyé dans le désert ; car le Monogène Logos de Dieu
remonta dans les deux avec la chair qui lui était unie (évarôeiarjç),
et c’était dans les deux un spectacle étrange86. »
Ces deux passages expriment de manière parfaitement
orthodoxe le maintien de l’union de la personne au moment
même de la Passion, tout en faisant clairement apparaître la
nécessaire distinction des natures. L’exposé, dans sa termino­
logie même et l’emploi du verbe olxziobodai notamment87, est
bien dans le droit fil de la doctrine et de la terminologie adoptée
après Éphèse au moment de l’Acte d’union. Un antiochien ne
pourrait qu’y souscrire pleinement. II trouverait peut-être seule­
ment un peu curieux et piquant de voir Cyrille utiliser ici un
vocabulaire concret dont il a parfois suspecté le caractère ortho­
doxe chez ses adversaires. Écrire, comme il le fait, que « le Logos
divin continuait à vivre » au moment où sa chair goûtait la mort,
que « le Logos était exempt » de la passion que subissait sa chair,
ou encore que « l’Emmanuel subissait la mort dans sa chair88,
seraient des formules qu’on ne manquerait pas de suspecter si
on les rencontrait après Éphèse chezThéodoret89. On trouvera

85. Id., 213 A.


86. Id.s 213 D - 216 A.
87. Ce verbe permet de refuser « la communication des idiomes », tout en
faisant entendre que l’unité de la personne n’est pas une union purement mo­
rale ; cf. Hésychius de Jérusalem, Homélies pascales, SC 187, p. 141, n. 26 et
Théodoret, In Isaiam, SC 315, 17? 58 et n. 3.
88. PG 77,212 B (Yevôpeyov pev èv Oavarcü oapxôç tôv Eppavou^X).
89. Or, après le concile d’Éphèse. comme l’a montré M. Richard (Notes sur
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVIT!QUE 16) 283

même surprenant que Cyrille mette tant de soin à combattre


« l’hérésie des deux Fils » et ne remarque pas l’ambiguïté de telles
formules, qui risquaient d’accréditer l’idée de deux personnes et
non plus de deux natures dans le Christ. Comme on n’imagine
pas qu’il ait pu consentir sur ce point à des concessions pour
complaire aux Orientaux, il faut bien convenir que sa christo­
logie n’a [625] pas toujours dans sa terminologie la rigueur qu’il
a parfois sévèrement exigée des autres90.
Dans l’exégèse de Théodoret, celle de VÉranistès surtout,
la réflexion christologique occupe une place prépondérante, et
si l’auteur veille à préserver l’unicité de la personne, il préfère
mettre l’accent sur la dualité des natures. Cela convient bien du
reste à son propos dans VÉranistès où il entend prouver le carac­
tère impassible (àTtafi-rçç) de la Divinité : le sacrifice d’Abraham,
celui des boucs et celui des oiseaux pour la lèpre sont donc
particulièrement adaptés au sujet, puisque ces figures présentent
chacune une dualité. S’il invite lui aussi à rapporter « la passion
à la chair » du Christ91, il préfère parler de deux « natures »> et
opposer 1 ’« humanité » à la « divinité », noter le caractère passible
de l’une et impassible de l’autre92. Il ne cesse du reste de s’en
tenir à ce vocabulaire abstrait, dont voici un exemple :

révolution doctrinale de Théodoret, dans Revue des sciences philosophiques et théo­


logiques 24 (1936) 459-481, repris dans ses Opéra minora II, Turnhout-Leu-
ven 1977, n° 46), Théodoret bannit les formules concrètes de son vocabulaire
christologique.
90. La crise nestorienne et les discussions avec les Orientaux, notamment
après Éphèse, ont sans aucun doute amené Cyrille à préciser ses positions et à
justifier l’emploi de certaines de ses formules christologiques. Dans les œuvres
qui précèdent Éphèse, il n’est pas rare de trouver chez lui des développements
dont les formules seraient loin d’être irréprochables après cette date, et qui
permettent mal de comprendre son attitude à l’égard des Orientaux quelques
années plus tard ; voir, par ex., dans ses Lettres festoies, Vhom. V, à propos du
sacrifice d’Abraham, des formules du type « le Logos de Dieu est monté sur
la croix », « il était dans le temple suspendu » (PG 77, 496 C ; mais il y est dit
égalemçnt que le Logos « s’appropriait » la passion : td., 496 D).
91. Eramstès, PG 83, 249 D. 252 B; Ettlinger, 208, 24-25 ; 209, 16, et
Quaestionesy PG 80, 329 8 ; Fernandez Marcos, 174, 16.
92. Voici la liste des expressions utilisées dans VEranistès (éd. Ettlinger) :
ri]v Oetav (pûaiv / Trçv oàpxa (208, 23-24) ; tô àîtaOèç tt)<; Oeôttttoç (209,
4) > xfi oapxi tô 7tà9oç / xi)<; OeÔTrçToç ttjv à7râ9eiav (209, 16-17) ; tô
Ôiàtpopov tûv cpuaecov / tô ôirjpTÎpevov xEXWptopévajv tùv ÙTrooTàoetov
(209, 24) ; Oeôtyjtoç xal àvOptorcôrrçTOç ëvaxnv (209, 26) ; tt)ç Oeôtyjtoç xal
Tîfë àv9pc»>TtÔTyjTOç SYjXcuTtxa (209,29) ; tûv §ûo toù awTfïpoç cpuoetov, Tffe
à7tcx9oôç Oeôttjtoç / Tf}ç 7T(x9Y]Ti}ç àvOpcüTTÔTTj-coç (210, 16-17) ; tô àrcaOèç
Tfjç 0e6ty]toç / tô tcoc9y)tôv tfjç àv9pa)7rô-n7TOç (211, 15) ; ttjv tûv ôuo
oûoEtov Ô^Xcoatv (211, 17) ; / tô Tifë 0eôtt}to<5 xal àv0pco7tÔTT}Toç tutcov
(211, 22- 23) ; et dans les Quaestiones (éd. Fernandez Marcos) : Ôuo cpûoeu;,
tô Ovtîtôv / tô àOricvaTov (174, 13-14) ; Tfjç aapxôç tô 7ta9r)TÔv / tô à7ta9èç
tfiç 0£Ôty]to<; (174, 16-17).
284 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

« Ces boucs préfigurent donc l’image des deux natures du


Sauveur, celui qui est relâché l’image de sa divinité impassible,
celui qui est égorgé celle de son humanité passible93. »
[626] Que la distinction des natures n’entraîne pas celle des
personnes, Théodoret le souligne nettement à propos du sacri­
fice d’Abraham :
« Isaac et le bélier sont des images qui conviennent pour
exprimer la différence des natures (xocrà pèv tô ÔLoetpopov twv
cpuaswv), mais non la séparation des hypostases (xoctôi ôè tô
Ôiflp^pevov xexwpiafiévcov twv ÔTtoaTaaewv)94. Nous procla­
mons, en effet, que l’union de la divinité et de l’humanité est telle
que nous entendons une seule personne indivisible et que nous
reconnaissons que le même est Dieu et homme, visible et invisible,
circonscrit et incirconscrit, etc.95 »
Même au moment où s’accomplit la Passion, malgré
la distinction des natures, l’unité de la personne est donc
maintenue, car Théodoret, comme Cyrille, juge que la divinité
s’approprie (oixetoOoffat) la passion de l’humanité, ce que
montre la figure de l’oiseau relâché une fois marqué du sang de
l’oiseau sacrifié96.
La même christologie s’exprime encore dans les Quaestiones :
« Ces réalités sont encore des figures (TU7toi) de notre Maître
le Christ : ces deux animaux n’étaient pas à entendre comme
deux personnes, mais comme deux natures. Car, puisqu’il n’était
pas possible de peindre (axioypc«pY]9rivoc!.) dans un seul bouc à
la fois le caractère mortel (tô Ovyjtôv) et le caractère immortel
(tô à9àvaTOv) de notre Maître le Christ - car le bouc est seule­
ment mortel -, nécessairement il a ordonné d’offrir deux boucs,
afin que le bouc sacrifié préfigu[627]rât (7upOT07rcoafl) le caractère
passible de la chair, et que le bouc relâché fît voir (ÔrjXcûOfl) le
caractère impassible de la divinité97. »
Aux yeux du plus exigeant des cyrilliens, la christologie de
Théodoret était là irréprochable, plus prudente même que celle de
Cyrille, puisqu’elle écarte tout vocabulaire concret pour désigner
les deux natures. Certes, à l’inverse de Cyrille, Théodoret met
plutôt l’accent sur la distinction des natures que sur l’unité de

93. Éranistès, PG 83, 253 AB ; Ettlinger, 210, 16-18.


94. Le terme d’« hypostase » dans cet emploi appartient plus au vocabu­
laire de Cyrille qu’à celui de Théodoret, qui d’ordinaire emploie prosôpon.
C’est Cyrille, en effet, qui parle de « l’union selon l’hypostase », formule que
les Orientaux avaient du mal à comprendre et à admettre, pour dire l’union
des natures en une seule personne, « un seul sujet d’attribution », comme l’ex­
plique J. Ljébaert, Vincarnation. I. Des origines au concile de Chalcédoine, Paris
1966, p, 196-197.
95. Éranistès, PG 83, 252 C ; Ettlinger, 209, 23-29.
96. Id., PG 83, 256 A ; Ettlinger, 211, 23-24.
97. Quaestiones, PG 80, 329 AB ; Fernandez Marcos, 174, 11-17.
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVTTIQUE 16) 285

la personne, mais cette unité est nettement affirmée ; et, même


si « l’hérésie des deux Fils » n’est pas nommément rejetée, on ne
voit pas comment on pourrait l’en accuser à moins de le calom­
nier, comme il le dit dans sa lettre à Dioscore. On a ainsi une
preuve supplémentaire que, depuis Éphèse jusqu’aux dernières
années de sa vie après Chalcédoine, sa terminologie n’a subi
aucune modification. De même, on ne constate pas de véritable
évolution dans celle de Cyrille. S’il accorde plus d’importance
au problème christologique dans le Contre Julien et dans sa lettre
à Acace que dans les Glaphyres, cela s’explique par la date de
ces ouvrages par rapport à la crise nestorienne. Il est par ailleurs
impossible de décider à partir de l’examen de sa christologie si
la rédaction du livre EX du Contre Julien est ou non antérieure à
celle de la lettre 41. Que la réflexion christologique soit plus riche
ici que là n’a rien après tout de surprenant, et ce n’est pas parce
que les formules de la lettre expriment de manière particulière­
ment satisfaisante la foi orthodoxe - l’unicité de la personne du
Christ, la distinction des natures (àvôptomvcoç / Geïxùç), l’unité
maintenue au moment de la Passion (oixcioDaflou) qu’elle est
nécessairement postérieure au Contre Julien. I^a comparaison
de YEranistès et des Quaestiones démentirait du reste une telle
analyse. Une seule conclusion s’impose : constater la proximité
de l’expression christologique chez Cyrille et Théodoret après
Éphèse et l’Union, même si chacun continue à mettre l’accent
sur ce qui, à ses yeux, est primordial, Cyrille sur l’unité de la
personne, Théodoret sur la distinction des natures.
[628]

III. La réflexion des deux


exégètes sur la typologie

Pour achever ce parallèle entre les exégèses de Cyrille et de


Théodoret sur le bouc émissaire, il faut aussi prendre en consi­
dération la réflexion de caractère méthodologique menée par
chacun d’eux sur la « typologie ». Ce pourrait être là encore un
trait de l’exégèse cyrillienne retenu par Théodoret. Mais, tandis
que ce dernier s’attache surtout à montrer la convenance du
type et sa légitimité, Cyrille en montre, lui, les limites et les
insuffisances.
Dans YÉranistès,Théodoret rappelle la validité reconnue à ce
moyen d’interprétation par S. Paul98 et par le Christ lui-même,

98. PG 83, 256 B ; Ettlinger, 211, 27-32.


286 théologie et christologie

dans le cas du serpent d’airain". Mais il veut surtout apporter


la preuve qu’il n’y a pas, entre le type et la réalité qu’il annonce,
d’inconvenance, d’incompatibilité de nature à ce que des boucs
soient la ligure du Christ : cette figure est pour le moins aussi
légitime que celle du serpent, de l’agneau ou des oiseaux, pour
ne pas les énumérer toutes. Tant dans VEranistès que dans les
Quaestiones, cette question de la convenance des types est longue­
ment débattue. Sans aucun doute est-ce la volonté de montrer
une telle convenance qui conduit Théodoret à établir, dans le
cas du sacrifice d’Abraham, la symétrie la plus parfaite possible
entre la figure et l’archétype, quitte à convenir que « l’image ne
peut pas exprimer toute la réalité de l’archétype »100. S’il a fallu
partager « la figure du mystère de l’économie » entre Isaac et le
bélier, c’est qu’il était impossible de représenter la Résurrection
par le bélier, un animal privé de raison (àXôyw) et de la ressem­
blance avec Dieu (rrjç Oelccç eixôvoç) : le bélier est donc égorgé à
la place d’Isaac qui revient à la vie - xumxcôç - le troisième jour,
grâce à l’intervention divine101. Ces mêmes limites inhérentes
au type expliquent la nécessité de deux boucs pour représenter
correctement la passion et la résurrection du Christ :
[629]
« Il n’était pas possible de préfigurer (7tpoxi)7tco9,rçvat) conjoin­
tement dans un seul bouc l’une et l’autre chose : le caractère
passible de l’humanité et le caractère impassible de la divinité. Car
le bouc sacrifié n’aurait pas pu faire voir la nature qui demeure
vivante. Voilà pourquoi on a pris deux boucs pour signifier les
deux natures102. »
Cyrille, de façon plus insistante que Théodoret, met lui aussi
en évidence l’insuffisance du type, car la dualité des boucs risque
d’accréditer la thèse de deux personnes dans le Christ. Dès les
Glaphyres, il note qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’exprimer le
mystère du Christ dans la mesure où « il était impossible que le
bouc une fois sacrifié revînt à la vie » pour figurer la Résurrection,
à moins d’un miracle. Dieu qui aime la simplicité a préféré, selon
lui, prendre deux boucs parfaitement semblables plutôt que de
recourir au prodige103. Mais c’est surtout à la fin de la lettre 41
que Cyrille se livre à une réflexion sur la typologie, en insistant
sur l’identité parfaite des deux boucs, « un exemple qu’il faut
comprendre selon la logique qui lui est propre », car « les types
99. PG 83, 253 BC ; Ettlinger, 210, 25-31.
100. PG 83, 252 C ; Ettlinger, 209, 22-23.
101. PG 83, 253 BC ; Ettlinger, 210, 25-31.
102. PG 83, 256 A ; Ettlinger, 211, 14-17.
103. PG 69, 589 AB (è'ôoçe yàp xspaxEta xiç etvai xô xp^pa, xal ëxcpov
oùÔév).
L’EXÉGÈSE DU BOUC ÉMISSAIRE (LÉVITIQUE 16) 287

sont inférieurs de beaucoup à la vérité et ne désignent qu’une


partie de cette réalité »104. Partant de l’affirmation que « la Loi
était ombre et type » (oxià xai tutcoç) et de la comparaison
traditionnelle avec la peinture105, il note à nouveau, comme dans
les Glaphyres, la nécessité pour la loi mosaïque de peindre le
mystère du Christ en usant de deux boucs ou de deux oiseaux
pour représenter la mort et la vie du Sauveur, et, dans son refus
de recourir au miracle, la nécessité d’un tel dédoublement106.
Pour bien faire comprendre la logique dont procède ce mode
de représentation (tôv èm TtpÔe Xoyov oi>x ëÇco pcuvovra toü
elxoxoç), il utilise alors l’exemple du sacrifice d’Abraham107. Si
l’on voulait, dit-il, traduire en images chaque épisode du ré[630]
cit, on aurait, sur chaque vignette ou panneau, plusieurs fois
Abraham, Isaac, l’âne, les serviteurs, etc., mais de toute évidence,
à la lecture de cette « bande dessinée », personne n’irait dire qu’il
y a plusieurs Abraham ou qu’Abraham n’est pas le même :
« Abraham n’était pas « un autre et un autre » (ëxepoç xai
ëxepoç), bien qu’il se fît voir de manière autre (éxepÔTtwç) dans
les très nombreux points de la peinture ; mais en tous points,
c’était le même (ô aÙTÔç), l’art du peintre s’adaptant sans cesse
aux nécessités de la réalité108. »
Ce n’est bien sûr qu’une comparaison, assez bien réussie du
reste, pour faire comprendre que la dualité des types ne met pas
en cause l’unicité de la personne et son unité. Et ce n’est pas
un hasard si le vocabulaire utilisé ici - ëxepoç xai ëxepoç / ô
aÙTÔç - est encore celui de la discussion christologique et de la
controverse avec Nestorius109.
La réflexion sur la typologie est donc inséparable chez les
deux exégètes du débat doctrinal qui mobilise leurs énergies. Si
Théodoret a pu emprunter à Cyrille l’idée d’une telle réflexion
méthodologique sur les limites d’un procédé d’exégèse, il faut
constater qu’en ce domaine, comme dans celui de l’exégèse
proprement dite de l’épisode du bouc émissaire ou dans l’expres­
sion de sa christologie, il se montre relativement indépendant
de son modèle et libéré de la lecture qu’il a faite un jour d’un
écrit de Cyrille sur le sujet. Cela dit, il reste que les exégèses de

104. PG 77, 217 B.


105. Id.y 217 C ; cf.Théodoret, In Is., SC 315, 19, 30-32.
106. Ibid. :Xva uri xepaTOKOtta axnvixyj ttcûç rivai x6 Ôpwpevov.
107. W., 217 D-220 C.
108. W., 220 C.
109. Cf. Ep. 40 à Acace {PG 77, 189 D), où Cyrille expose la conception
de Nestorius j voir aussi Hésychius de Jérusalem, Homélies pascales, SC 187,
hom. II, 3, p. 124-125 et le commentaire de M. Aubineau (n. 25).
288 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Théodoret et de Cyrille sont ici beaucoup plus proches l’une de


l’autre qu’elles ne le sont de celle d’Origène.
Correspondances. Documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive,
(Actes du colloque international, Université Charles-de-Gaulle-Lille 3,
20-22 novembre 2003), Lyon 2009, p. 437-459

33

UNE CONTRIBUTION À L’HISTOIRE


DE LA CRISE NESTORIENNE :
LA CORRESPONDANCE DE
THÉODORET DE CYR

Résumé
Les lettres de Théodoret conservées dans les collections conciliaires et dans
la Coüectio Sirmondiana constituent des documents de premier ordre pour
l’historien de la crise nestorienne et de ses avatars. Elles ne concernent toute­
fois que deux grandes périodes du conflit : celle du premier concile d’Éphèse
et de ses suites immédiates (431-435), et celle qui précède le concile de
Chalcédoine (448-451). L’histoire que permettent de retracer ces lettres est
donc fragmentaire et présentée d’un point de vue engagé, celui de l’évêque
de Cyr. Néanmoins l’importance de cette correspondance pour l’historien
tient au fait que Théodoret fut, depuis sa réfutation des anathématismes de
Cyrille contre Nestorius jusqu’au concile de Chalcédoine, l’un des principaux
acteurs du parti antiochien, constamment en première ligne pour défendre les
positions christologiques des Orientaux, d’abord contre Cyrille d’Alexandrie,
puis contre Eutychès et Dioscore. Son témoignage est donc particulièrement
précieux.
L’intérêt doctrinal de cette correspondance n’est pas moindre que son
intérêt historique. Aussi est-elle, de ce point de vue aussi, une contribution
importante à l’histoire de la crise nestorienne. L’étude en est donc menée
ici sous ce double aspect, événementiel et doctrinal. Fidèle aux positions
christologiques qu’il défend depuis le début du conflit, même si l’on peut
discerner une certaine évolution dans la manière de les exprimer, Théodoret
est loin pourtant de se trouver dans la même situation en face de Cyrille et
de Dioscore : véritable acteur du conflit contre Cyrille, il n ’en est plus que
le spectateur presque impuissant au temps d’Eutychès et de Dioscore. La
teneur et la tonalité de ses lettres s’en ressentent : la vigueur polémique de
290 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

celles de la première série, dénonçant les « chapitres hérétiques » de Cyrille, le


cède ensuite progressivement à une intense activité diplomatique pour faire
accepter Vunion par ceux de son parti ; en revanche, celles de la seconde série
sont presque toutes des lettres apologétiques, destinées à faire reconnaître son
orthodoxie. Ces deux ensembles forment comme une sorte de prolongement à
son Histoire ecclésiastique qui s'achève précisément avant le début de la crise
nestorienne.

[438]Abstract
Theodoret’s letters transmitted through the council collections and the
Collectio Sirmondiana are first-order documents for the historian of the
Nestorian crisis and its avatars. However, they concem only two main
periods of the conflict: the first council of Ephesus and its immédiate consé­
quences (431-435), and theyears before the council ofChalcedon (448-451).
The history that can be written from those letters is thus fragmentary and
presented from a politically committed viewpoint, that of the Bishop of
Cyrrhus. Nevertheless the importance of this correspondence for the histo­
rian rests upon thefact that Theodoret was, from the rime ofhis réfutation
of Cyril’s anathemas against Nestorius until the council of Chalcedon, one
of the main figures of the Antiochian party, constantly in the front line to
defend the christological positions of the Eastem Christians, first against
Cyril of Alexandria, then against Eutyches and Dioscorus. His letters are
thus particularly valuable.
The doctrinal aspect of this correspondence is not less interesting than its
historical aspect. Therefore, it is also an important contribution to the history
of the Nestorian crisis. This study aims A. T. this double aspect, descriptive
and doctrinal. Faithful to the christological beliefs with which he sides from
the beginning of the conflict, even if the zvay of expressing them changes
sloioly, Theodoret is yet far from being in the same situation with Cyril as
with Dioscoros; actually acting in the conflict against Cyril, he is only an
almost helpless spectator in the rime of Eutyches and Dioscoros. The content
and tone of his letters are affected; the polemical vigour of the first sériés,
denouncing the «heretical chapters» of Cyril, then progressively change to an
intense diplomatie activity to force those of his party to accept the union. But
the letters of the second sériés are almost ail apologeric, intended to démons-
trate his orthodoxy. These two sériés of letters form a kind of continuation of
his Ecclesiasrical History which ends just before the Nestorian crisis.
La Correspondance de l’évêque de Cyr constitue pour l’his­
torien de la crise nestorienne une source de documentation
particulièrement riche. Pendant la vingtaine d’années qui
sépare le concile d’Éphèse (431) de celui de Chalcédoine (451),
Théodoret s’est trouvé presque constamment en première ligne
dans le conflit qui divisa alors l’Église, d’abord en face de Cyrille
d’Alexandrie, puis du patriarche Dioscore, son successeur, et de
l’archimandrite Eutyches de Constantinople, qui avait l’oreille
du pouvoir impérial. Évêque d’une modeste ville de Syrie,
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 291

Théodoret doit sans aucun doute à sa réputation de théologien


et à sa science des Écritures d’avoir été l’un des évêques choisis
par Jean d’Antioche pour réfuter les anathématismes de Cyrille
contre Nestorius. Le rôle qui fut le sien, dès ce moment-là, le
conduisit naturellement à entretenir une abondante correspon­
dance, au caractère doctrinal fortement marqué, en dehors de
celle qui incombe alors habituellement à un évêque - lettres de
consolation, de félicitation, de recommandation, de requête,
d’échange de vœux à l’occasion des fêtes, etc.
Trois grandes collections nous ont transmis, en partie au
moins, cette correspondance : la Coüectio Patmensis ; la Coüectio
Sirmondiana ; les collections conciliaires1. À la [439] différence
des deux dernières, la Collectio Patmensis ne présente aucune
lettre à contenu doctrinal ou directement liée à la crise nesto-
rienne. Les raisons de ce choix, sans aucun doute délibéré,
nous échappent2. En revanche, les lettres conservées dans les
différentes collections conciliaires l’ont été bien évidemment
en raison de leur contenu théologique. Seule, en définitive, la
Collectio Sirmondiana se présente comme un recueil composite,
où lettres et billets de circonstance se trouvent mêlés aux lettres
qui témoignent de l’engagement de Théodoret dans le débat
doctrinal ouvert par la crise nestorienne. Ce sont aussi les plus
nombreuses et celles qui retiendront ici notre attention.
Jointes à celles des collections conciliaires, ces lettres consti­
tuent autant de documents pour écrire, certes de manière
fragmentaire et du point de vue nécessairement partial qui est
celui de Théodoret, une histoire de la crise nestorienne et de
ses avatars. En réalité, elles ne concernent que deux grandes
périodes du conflit : celle qui précède et suit le concile d’Éphèse,
c’est-à-dire les années 431 à 435, puis celle qui précède le concile
de Chalcédoine, c’est-à-dire les années 448 à 451. Sans doute
l’activité épistolaire de Théodoret dans le domaine doctrinal
ne s’est-elle pas totalement interrompue dans l’intervalle, mais
nous n’en avons pratiquement rien conservé3. Outre leur intérêt
proprement documentaire, ces lettres, dont certaines revêtent
les dimensions d’un opuscule, présentent un grand intérêt
doctrinal : les positions christologiques des Antiochiens y sont

1. Nous renvoyons à l’édition d’Y. Azéma dans « Sources Chrétiennes », res­


pectivement SC 40 pour la Coll. Patmensis ; SC 98 (ep. 1-95) et 111 (ep. 96-
147) pour la Coll. Sirtnotidiana ; SC 429 pour les coll. conciliaires.
2. Elles peuvent tenir aussi bien à l’usage réservé à ce recueil par ses auteurs
qu’à l’image « lisse » qu’ils voulaient donner de Théodoret. Cela ne facilite
guère, en tout cas, la datation de cet ensemble de lettres.
3. Ainsi en va-t-il de sa correspondance avec Cyrille d’Alexandrie, dont fait
état son Ep. 83 à Dioscore (SC 98, p. 216, 9 s.).
292 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

affirmées avec vigueur et constance, même si Ton peut discerner


une évolution dans la manière dont Théodoret les exprime et
les défend, pendant les vingt ans où il se fit, contre le Cyrille
des Anathématismes, puis contre le monophysisme eutychien, le
champion des Orientaux. Sous ce rapport aussi sa Correspondance
est une contribution à l’histoire de la crise nestorienne. Nous
l’envisagerons donc de ce double point de vue, événementiel
et doctrinal, en distinguant deux grands ensembles de lettres :
celles qui concernent la période qui va du concile d’Éphèse
de 431 jusqu’à l’Acte d’union de 433 et à sa réception par les
Orientaux ; puis celles qui, à partir de 448, intéressent la querelle
monophysite jusqu’au Brigandage d’Ephèse de 449 et au concile
de Chalcédoine. Le premier ensemble relève uniquement des
collections conciliaires ; le second de la Collectio Sirmondiana.

De la « pomme de discorde » à l’union (430-435)

La tragédie du concile d’Éphèse

La relation des évènements par Théodoret


Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous n’avons
conservé qu’une lettre deThéodoret relative au concile d’Ephèse,
celle qu’il adressa à son ami André [440] de Samosate pour lui
rendre compte des événements qui avaient conduit à la scission
entre Antioche et Alexandrie4. Encore cette relation est-elle
volontairement sobre et discrète pour des raisons de prudence
(nec dici sine periculo possunt) : c’est dire le climat délétère de
suspicion qui règne entre les deux partis, après des condamna­
tions réciproques ! Aucune allusion ici au cas de Nestorius. En
revanche, la situation des Orientaux, privés de lieux de culte par
le parti adverse, y est clairement évoquée, ainsi que la collusion
intervenue contre eux entre Cyrille, les évêques de Palestine,
du Pont, d’Asie, et même l’Occident5. L’intérêt de cette lettre
4. Bp. 2 (Coll. Cas. 108), SC 429 ; la maladie avait empêché André de se
rendre à Ephèse en compagnie deThéodoret et de Jean d’Antioche. Plusieurs
autres lettres, appartenant aux collections conciliaires, évoqueront plus tard le
souvenir odieux de ce concile et des désordres dont il fut la cause dans l’Église :
cf. ibid.y Ep. 12 (Coll. Cas. 159) ; 17 (CoU. Cas. 176) ; 19 (Coll. Cas. 185) ; 28
(Coll. Cas. 235). Voir aussi son Ep. 112 à Domnus d'Antioche (SC 111, p. 50,
7 s.).
5. Ibid.y 1. 19-21. Antioche est donc seule ou presque à défendre la vraie
foi, ce que Théodoret évoque métaphoriquement en déclarant que « l’Égypte
déraisonne à nouveau (comme au temps d’Arius) et lutte contre Moïse et Aa-
ron » avec pour la seconder dans son entreprise « la majorité d’Israël » (ibid.y
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 293

vient moins de la relation des événements faite parThéodoret à


son correspondant que du jugement sévère porté par lui sur ce
concile : une « dérision » (ludo), une mauvaise farce (mimorum
risus), une comédie sans pareille (comoediae scriptor, fabulant) y
ou plutôt une lamentable tragédie (tragoediae poeta, lamentaY
puisque l’unité de l’Église s’en est trouvée brisée.
On rapprochera de cette lettre celle qu’il adresse, quelques
mois plus tard, à son métropolite Alexandre de Hiérapolis pour
lui faire un compte rendu circonstancié de la conférence de
Chalcédoine7, convoquée par l’empereur Théodose pour tenter
une réconciliation entre cyrilliens et Orientaux. Jusqu’ici les
efforts déployés par Théodoret pour convaincre l’empereur et
son conseil du caractère hérétique des « chapitres » de Cyrille
sont restés vains. Il a pourtant fait valoir qu’aucun retour à la
communion avec Cyrille et Memnon n’était possible sans le
rejet de ces « chapitres ». Il n’a pas eu plus de succès en prenant
devant l’empereur la défense de Nestorius : l’empereur et son
entourage semblent acquis à la cause de Cyrille, dont « l’or »
a été un argument convaincant ! Toutefois, le soutien que les
Orientaux n’obtiennent pas de l’empereur, Théodoret déclare
le recueillir auprès du peuple par la prédication ; mais cela lui
vaut l’hostilité du clergé et des moines de Constantinople. Il lui
a même fallu se justifier devant l’empereur qui lui reprochait
de « tenir des assemblées irrégulières », en lui remontrant que
les deux partis devaient être traités à égalité ; ce à quoi l’empe­
reur [441] a finalement consenti8. Sans illusion pourtant sur
l’issue de la rencontre, Théodoret déclare avoir hâte de quitter
Chalcédoine.
Le rapport adressé à son métropolite sur le déroulement de
cette conférence contient donc des informations plus précises
que la relation adressée à André de Samosate sur le concile
d’Éphèse. Théodoret s’y montre à la fois un négociateur sans
complaisance, affirmant sans ambiguïté les conditions auxquelles
le retour à l’union pourrait s’envisager, et un prédicateur qui
6. Ibid., 1. 21-25. Le comte Irénée donnera, quant à lui, le titre de Tragédie à
l’ouvrage qu’il composera pour relater les événements survenus depuis Ephèse
jusqu’à l’Acte d’union (cf. Synodicon adversus Tragocdiam Irericiy PG 84, 553-
864) ; voir article « Irénée », DTCy VII, 2, Paris 1927, c. 2533-2536. C’est
encore ce terme de « tragédie » qu’utilise Théodoret pour parler du second
concile d’Éphèse (cf. Ep. 120 à Lupicius, SC 111, p. 82, 8-9 : « tragédie nou­
velle et inouïe »).
7. Cf. Ep. 3 (Coll. Atheti. 69). Théodoret y représentait Alexandre dans la
délégation antiochienne.
8. D’autant que Théodoret lui a fait remarquer que ces assemblées n’étaient
pas des célébrations liturgiques, à la différence de celles que tiennent « les hé­
rétiques » pourtant « retranchés de la communion *, mais une instruction sur
la foi (ibid.y 1. 59-85).
294 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

cherche à gagner les foules à son parti en les éclairant sur la vraie
nature du conflit doctrinal et ses conséquences pour la foi. Le
contenu des « discours sur la foi »9 qu’il tient devant le peuple
n’est pas précisé ; très probablement Théodoret y développe
les thèses qu’il défend depuis le jour où Jean d’Antioche lui
a demandé de réfuter les anathématismes de Cyrille contre
Nestorius. La lettre qu’il avait jointe à l’envoi de sa réfutation
dénonçait déjà avec vigueur « les opinions fausses et hérétiques »
de Cyrille, les « paroles hérétiques » et les « blasphèmes » de ses
anathématismes, qui semblaient redonner vie à l’hérésie d’Apol­
linaire et constituaient en tout cas « une pomme de discorde »10.
Au point que ce n’était pas Nestorius qui méritait l’anathème,
mais bien celui qui prétendait faire condamner l’enseignement
d’un homme resté fidèle « aux règles fixées par les hommes que
Dieu inspire » ! Selon toute vraisemblance, la prédication de
Théodoret devait donc reprendre ces deux thèmes : la réfutation
des anathématismes de Cyrille et l’injustice dont Nestorius avait
été victime11.

La poursuite de la lutte contre les chapitres hérétiques


de Cyrille
De retour à Cyr, Théodoret poursuit le même combat. Il
cherche tour à tour à s’assurer du soutien des moines de Syrie
contre Cyrille et à conforter le peuple de Constantinople dans
sa fidélité au patriarche déposé, en lui prodiguant un enseigne­
ment dogmatique destiné à combattre le contenu hérétique des
anathématismes. Il s’agit là de deux longues lettres doctrinales,
presque des opuscules, qui se situent dans le prolongement direct
de ses écrits anticyrilliens, la Réfutation des anathématismes et le
Pentalogos. Aux moines12, Théodoret commence par présenter
une réfutation des anathématismes de Cyrille, dont il souligne
la parenté avec les principales hérésies [442] christologiques
antérieures, avant d’exposer, plus longuement encore, le contenu
de la foi reçue des Pères, dont il entend conserver intact l’héri­
tage. Il réaffirme alors avec force les positions antiochiennes, en
présentant chaque fois à l’appui un important dossier scriptu-
9. Ibid. y 1. 48 (rcepl Tfjç tc£otegx:) et 1. 82 (tteo! Tfjç eùaEÔEÉaç).
10. Cf. Ep. 1 (Coll. Vat. 167) à Jean d'Antioche.
11. L’accent devait y être mis sur l’existence de deux natures dans le Christ,
puisque, est-il dit, l’empereur, son entourage et « les juges eux-mêmes sou­
tiennent à l’envi qu’il n’y a qu’une seule nature de la déité et de l’humanité *
(Ep. 3, ibid.y 1. 44). D’autre part, comme la cause de Nestorius semblait perdue
dans l’esprit et dans l’entourage du prince (ibid.yl 33-37), il importait de créer
en sa faveur un large mouvement d’opinion dans la foule.
12. Cf. Ep. 4 (Ms Basiliensis IIIA 4) aux moines d’Euphratésie, d’Osroène, de
Syrie, de Phénicie et de Cilicie.
LES LETTRES DETHÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 295

raire : la perfection des deux natures du Christ, leur union sans


confusion ni mélange dans l’unité de la personne, la nécessité de
répartir les vocables et donc la manière de trancher la question
du théotokos.
À la fraction du peuple de Constantinople, demeurée fidèle
à Nestorius, et en réponse à la lettre que cette communauté
lui a adressée, sans doute pour lui exprimer son désarroi au
lendemain de l’installation d’un nouveau patriarche, Théodoret
cherche d’abord à redonner courage ; puis, de manière didac­
tique et comme en un « résumé » (■velut in summa), il rappelle
à ces « nourrissons de la foi » la doctrine relative à la Trinité et
à l’Incarnation, une occasion pour lui de réfuter indirectement
plusieurs anathématismes de Cyrille13. On le voit donc attentif à
conforter, à Constantinople même, le parti favorable à Nestorius
et aux Antiochiens14.
Tout en menant le combat sur le plan doctrinal, Théodoret
intervient aussi en faveur d’évêques dépossédés de leurs sièges.
Le rapport circonstancié qu’il fait à son métropolite, Alexandre
de Hiérapolis, sur les manœuvres entreprises contre l’évêque
Euthérius de Tyane et les troubles publics qui s’en sont suivis,
donne une idée de la violence qui régnait alors dans l’Église et
de l’ampleur de la division15.

Le temps de la négociation

Le renoncement de Cyrille à ses chapitres hérétiques


Beaucoup plus nombreuses à nous avoir été conservées sont
les lettres de Théodoret qui ont trait à l’Acte d’union (433). Elles

13. Cf. Ep. 5 (Coll. Cas. 129) Théodoret joint à cette lettre l’envoi d’une
copie de sa lettre aux moines d’Orient (Ep. 4) et d’un ouvrage dont on a tout
lieu de penser qu’il s’agit du Pentalogos ; il promet d’envoyer aussi un exem­
plaire de son traité Sur la Trinité et ^Incarnation (ibid., 1. 234-246).
14. Une autre lettre, beaucoup plus brève, quelque temps plus tard (Ep. 8,
Coll. Cas. 136), semble avoir la même finalité (mais Théodoret peut avoir aussi
à rassurer les gens de son parti sur la fermeté de ses intentions au moment
où l’on commence sans doute à parler de négociations entre Jean d’Antioche
et Cyrille en vue de la paix) et témoigne des relations suivies entretenues par
Théodoret avec cette communauté « antiochienne * de Constantinople (saepius
scribentcs).
15. Dans cette même lettre (Ep. 7, Coll. Cas. 134), Théodoret attire aussi
l’attention de son métropolite sur le sort de Dorothée de Marcianopolis, mais
plus brièvement, car il lui transmet une copie de la lettre qu’il a reçue de l’inté­
ressé. Voir YEp. 6 (Coll. Cas. 131) au comte Candidien en faveur de l’évêque
Théophane. Dans la plupart de ces lettres, Théodoret use,de la métaphore de
la « tempête » pour décrire l’état dans lequel se trouve l’Église au lendemain
du concile d’Éphèse : voir Ep. 2,1. 30-31 ; Ep. 4,1. 5 s. ; Ep. 6,1. 10-11 ;Ep. 7,
1. 20-21 ; Ep. 8,1. 19-20 ; Ep. 17,1. 27-28. 56-57 ; Ep. 18,1. 6-7. 12 s. 19. 73-
74 ; Ep. 22,1. 6 ; Ep. 29,1. 31-32.
296 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

sont aussi de nature sensiblement différente. À la veille et au


lendemain du concile d’Éphèse, Théodoret cherche avant tout à
assurer contre Cyrille la cohésion du parti antiochien, en portant
à l’adversaire [443] les coups les plus rudes. Sans renoncer à
toute attaque polémique, il modifie nettement son attitude à
l’égard de « l’Égyptien », du jour où la lettre de Cyrille à Acace
de Bérée lui paraît ouvrir un chemin vers la paix16. Au temps
de la lutte frontale succède celui de la négociation : la diplo­
matie prend le pas sur l’hostilité déclarée et sans concession17.
Mais cela oblige du même coup Théodoret à justifier ce change­
ment d’attitude auprès des membres les plus intransigeants de
son propre parti. Désireux de voir rétablie la communion entre
Antioche et Alexandrie, il s’efforce alors de montrer que Cyrille
a renoncé à ses « chapitres hérétiques », tout en protestant
énergiquement qu’il ne consentira pas à faire la paix à n’importe
quel prix, c’est-à-dire en souscrivant à la condamnation et à la
déposition injustes de Nestorius. Tels sont, pour l’essentiel, les
deux thèmes récurrents dans cet ensemble de 28 lettres, à la fois
diplomatiques et apologétiques.
Dès réception de la copie de la lettre de Cyrille que lui a
transmise Acace de Bérée, Théodoret a donc procédé à son
examen. S’il se réjouit de voir que « l’Égyptien » - il ne peut
encore se résoudre, semble-t-il, à nommer son adversaire autre­
ment que de façon péjorative - a renoncé à ses anathématismes,
il regrette que son retour à l’orthodoxie ne s’y exprime pas avec
plus de clarté18. En revanche, il considère comme un obstacle
majeur à la paix le fait que Cyrille exige des Antiochiens qu’ils
souscrivent à la déposition de Nestorius. Il fait la même analyse
de cette lettre à son ami André de Samosate et à son métropolite,
Alexandre de Hiérapolis19. Est-ce parce qu’il pressent les fortes
réticences de ce dernier qu’il commence sa lettre en lui donnant
l’assurance qu’il ne consentira pas à la déposition de Nestorius,

16. Sur la réception des écrits de Cyrille en milieu antiochien, voir notre
article : « La réception antiochienne des écrits de Cyrille d’Alexandrie d’après
le témoignage de Théodoret de Cyr », in Communicazione e ricezione del docu­
mente) cristiano in epoca tardoantica (XXXII Incontro di studiosi dell’antichità
cristiana, Roma, 8-10 maggio 2003), Studia Ephemeridis Augustinianum 90,
Rome 2004, p. 158-180.
17. Sur le rôle joué par Théodoret dans le rétablissement de l’union entre
Alexandrie et Antioche, voir notre article « Rétablir l’unité après la déchirure :
Cyrille d’Alexandrie et Théodoret de Cyr, des modèles pour le dialogue entre
les Eglises ? », in Les Pères de l'Église dans le monde d'aujourd'hui (Actes du Col­
loque de Bucarest, octobre 2004), C. Bàdilità, C. Kannengiesser (éds), Paris
2005, p. 183-208.
18. Cf. Ep. 9 (Coll. Cas. 149) à Acace de Bérée.
19. Cf. Ep. 10 (Coll. Cas. 150) à André de Samosate et Ep. 11 (Coll. Cas. 155)
à Alexandre de Hiérapolis.
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 297

ce qui reviendrait à renier toute son action antérieure ? 20 Avec


beaucoup d’habileté diplomatique, tout en affirmant qu’à ses
yeux Cyrille a donné satisfaction aux Orientaux sur les questions
dogmatiques, il demande à son métropolite de le détromper au
cas où la lettre de Cyrille contiendrait quelque hérésie cachée21.
On sentThéodoret sur la défensive. Il lui faut en effet se défendre
de trahir la foi et d’abandonner son camp, sous prétexte qu’il
juge orthodoxe la lettre de Cyrille à Acace. Telle est la raison des
lettres à forte teneur apologétique qu’il adresse à Helladius de
Tarse, puis à Himérius de Nicomédie22 et surtout de ses deux
autres lettres à Alexandre de Hiérapolis, auprès duquel visible­
ment il est [444] devenu suspect23. Mais, siThéodoret y proteste
énergiquement de sa fermeté en ce qui concerne Nestorius et les
évêques déposés et fait du sort qui leur sera réservé la condition
de la paix, il n’en tient pas moins que, du point de vue doctrinal,
plus rien ne s’oppose à la réconciliation avec Cyrille.

Le refus d'une paix injuste


Prisonnier de ce dilemme, Théodoret n’apprend pas sans
inquiétude de Jean d’Antioche la proche conclusion de la paix24.
Il regrette la précipitation avec laquelle ce dernier semble
accepter les conditions posées par Cyrille et le met en garde
contre « une paix odieuse et indigne », qui ne serait qu’« une
illusion de paix » si les sanctions portées contre les respon­
sables de la division - Cyrille et Memnon - étaient levées, mais
si Nestorius et d’autres évêques du parti antiochien - « les plus
distingués des nôtres » - étaient déposés. A ces conditions, il
ne consentira pas à la paix. Voilà ce qu’il lui demande de faire
savoir à l’empereur ; voilà aussi les points sur lesquels il exige
des assurances de Jean d’Antioche, car il ne veut pas passer pour
« traître » aux yeux de son parti comme on l’en accuse déjà25.

20. Cf. Ep. 11,1. 3-11. Dans toutes les autres lettres relatives au même sujet,
il adopte le schéma inverse : a) la lettre de Cyrille à Acace est jugée orthodoxe ;
b) souscrire à la déposition de Nestorius et le déclarer anathème est impos­
sible.
21. Ibid y I. 18-19 ; cf. aussi Ep. 14,1. 5-7.
22. Cf. Ep. 12 (Coll. Cas. 159) et 13 (Coll. Cas. 160). Il demande du reste à
Helladius de certifier à Himérius qu’il n’a aucunement « trahi la foi ».
23. Cf. Ep. 14 (Coll. Cas. 161), 1. 3-4 : « Apparemment, je suis devenu sus­
pect à ta Sainteté, qui croit que j’ai trahi la foi » et Ep. 15 (Coll. Cas. 170) où
Théodoret déplore qu’Alexandre ait accueilli aussi facilement la rumeur selon
laquelle il serait prêt à toutes les compromissions pour conserver son siège.
24. Cf. Ep. 16 (Coll. Cas. 175), 1. 23-27 : « Si donc la paix dont on parle se
maintient solide... ».
25. Théodoret dit avoir reçu une nouvelle lettre d’Himérius qui lui fait ce
reproche (ibid., 1. 41-43).
298 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Le retour à la communion entre Antioche et Alexandrie,


célébrée par la lettre « Laetentur caeli » de Cyrille, posera le
problème avec urgence et acuité. D’un point de vue doctrinal,
Théodoret considère la lettre de Cyrille comme un désaveu de
ses anathématismes et donc un argument en faveur de la paix26.
Mais comment souscrire à l’Acte d’union, s’il faut conjointement
accepter la condamnation de Nestorius et le déclarer anathème ?
Il y aurait là, selon lui, non seulement une injustice, mais une
inconséquence, puisque « le retour à la vérité », même tardif (uix
tandem), de Cyrille et de ses partisans « réhabilite » en quelque
sorte « celui qu’ils avaient persécuté à cause de la vérité » 27 !
Aussi Théodoret parvint-il à obtenir de Jean d’Antioche la possi­
bilité de souscrire à l’Acte d’union sans condamner ouvertement
Nestorius. U lui restait à tenter de convaincre ses partisans, à
commencer par son métropolite, d’adopter cette solution.

[445] Le succès partiel du synode de Zeugma


Sa correspondance prouve que les négociations furent
longues et difficiles, et leur succès incomplet. Un premier lot de
lettres concerne la réunion du synode de Zeugma (été 433), dont
Théodoret attendait sans doute beaucoup pour faire accepter
la solution qu’il préconisait. Jugeant indispensable de rallier à
ses vues Alexandre de Hiérapolis, et fort du soutien d’André de
Samosate, il adressa deux lettres à son métropolite pour le presser
de réunir un synode, à Hiérapolis ou à Zeugma, qui déciderait de
la conduite à tenir à l’égard de Cyrille28. Pour mieux l’assurer de
sa fidélité à la cause de Nestorius, il lui propose même d’insérer,
dans la relation qui sera faite des décisions du synode à Jean
d’Antioche, une clause stipulant qu’il cesserait, pour sa part,
toute communion avec ceux qui jetteraient « l’anathème sur la
croyance de mon seigneur l’évêque très saint et très cher à Dieu
Nestorius ».
Le synode se tiendra finalement à Zeugma, en l’absence
d’Alexandre. Le compte rendu des délibérations et des décisions,

26. Sa lettre à Théosèbe de Cios (Ep. 17, Coll. Cas. 176) en apporte la
preuve.
27. Cf. Ep. 18 (Coll. Cas. 227) au peuple de Constantinople, 1. 30-35.Théo­
doret et les Antiochicns ont toujours considéré que l’hérétique était Cyrille
et non Nestorius ; cf. aussi, ibid., 42-48 : « ces hommes qui ont enfin et dif­
ficilement appris la vraie doctrine et à qui on a enseigné la règle et le canon
de l’Évangile, sont encore jusqu’ici pleins de malveillance à l’égard de celui-
là même [= Nestorius] qui les leur a enseignés et s’efforcent [...] d’attaquer
comme impie et ennemi celui qui les a délivrés de l’erreur et les a amenés à la
vérité... *.
28. Cf. Ep. 19 (Coll. Cas. 185) et 20 (Coü. Cas. 187).
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORTENNE 299

transmis à Jean d’Antioche par Théodoret29, fait apparaître que


l’assemblée a reconnu le caractère orthodoxe de la lettre de
Cyrille et son renoncement à ses « chapitres » hérétiques : sur ce
point Théodoret a donc incontestablement remporté un succès ;
mais elle refuse énergiquement de souscrire à la condamnation
de Nestorius et de jeter l’anathème sur sa doctrine : il faudra
donc, si l’on veut parvenir à la paix, que Jean d’Antioche, comme
il s’y est engagé, n’oblige personne à le faire30. Voilà pourquoi
Théodoret a choisi, en accord avec André de Samosate, de lui
adresser ces recommandations dans une lettre privée, et non
dans une lettre officielle, comme l’eût été une lettre synodale.
Cela lui permet aussi de l’inviter à user de patience à l’égard
d’Alexandre, dont il ne désespère pas qu’il consente lui aussi à
signer la paix31.

Un nouveau schisme : la rupture avecJean d'Antioche


Au lendemain du synode de Zeugma et bien qu’il n’ait
pas aussitôt souscrit à l’Acte d’union, Théodoret doit une fois
encore se justifier du soupçon, sans aucun doute entretenu par
Alexandre, d’avoir trahi son camp pour conserver son siège32.
Il ne se contente pas, du reste, de protester de sa loyauté à
l’égard de ses amis, et notamment de Nestorius33 ; il la prouve
peu après, en rompant avec Jean d’Antioche [446] qui, oublieux
de ses promesses, a procédé à des ordinations illégales 34 pour
remplacer des évêques qui se refusaient à signer la paix.
Un petit dossier de lettres concerne l’histoire de cette rupture
qui met Théodoret en porte à faux avec le patriarche d’Antioche
et le rend un peu plus suspect à l’égard du pouvoir impérial35,
sans qu’il retrouve pour autant, semble-t-il, l’entière confiance
de son métropolite. Il le tient pourtant régulièrement informé
des événements, des menaces dont il est lui-même l’objet et des
démarches qu’il a entreprises pour obtenir de Jean d’Antioche le
rétablissement sur leur siège des évêques injustement chassés36.
29. Cf. Ep. 21 (Coll. Athen. 128 et Coll. Cas. 183).
30. Seul le texte latin, transmis dans la Coll. Cas.3 fait connaître la seconde
partie de la lettre traitant du sort de Nestorius.
31. Cf. Ep. 21b (Coll. Cas. 183), 1. 59-65.Théodoret le croyait-il vraiment ?
En tout cas il donne l’impression de ne pas vouloir souscrire à l’Acte d’union
tant que son métropolite s’y refuse.
32. Cf. Ep. 22 (Coll. Cas. 198) à Helladius de Tarse.
33. Cf. Ep. 23 (Coll. Cas. 208) à Nestorius.
34. Cf. Ep. 24 (Coll. Cas. 216) a Mélèce de Nêocésarée. Ces ordinations sont
d’autant plus condamnables, selon Théodoret, qu’il s’agit d’hommes indignes.
Voir aussi Ep. 5, 27, 28.
35. Ainsi Théodoret est-il obligé de se justifier auprès du maître de la milice
(Ep. 25, Coll. Cas. 221).
36. Cf. Ep. 27 (Coll. Cas. 234) à Alexandre de Htérapolis.
300 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

De son côté, Alexandre le consulte pour savoir comment réagir


à la première lettre synodale que Proclus, le nouveau patriarche
de Constantinople, vient d’adresser aux évêques d’Orient37.
D’après les informations recueillies par Théodoret, l’ensei­
gnement de Proclus serait orthodoxe ; il appartiendra donc à
Alexandre de trancher, après examen de la lettre et compte tenu
du jugement positif porté sur elle par deux évêques dont il lui
communique la copie des lettres38. En l’invitant à avoir en cette
circonstance « autant que le souci de l’orthodoxie de la foi, celui
de la paix des Églises », Théodoret manifeste bien son désir de
voir son métropolite rejoindre le camp de la paix. Dans le même
esprit, si Alexandre le juge opportun « par égard à la paix de
l’Eglise », Théodoret se dit prêt à rencontrer Jean d’Antioche et
à rétablir avec lui la communion, à condition qu’il chasse les
évêques illégalement ordonnés. Enfin, tout en déplorant que Jean
d’Antioche, dans sa lettre adressée à l’empereur pour l’informer
de la paix rétablie avec Cyrille, ait entériné la condamnation de
Nestorius et lancé contre lui l’anathème, Théodoret fait remar­
quer à Alexandre que la rédaction de cet anathématisme est telle
qu’elle ne condamne pas explicitement la doctrine du patriarche
déchu39 ! C’est laisser entendre qu’il reste malgré tout une possi­
bilité de réconciliation avec Jean d’Antioche.

Le retour incomplet à Vunion


Ayant reçu l’assurance qu’il n’aurait pas à souscrire à la
déposition de Nestorius40 et sans doute obtenu satisfaction en ce
qui concerne les ordinations illégales d’évêques, [447] Théodoret
consentit pour sa part à se réconcilier avec lui vers la fin de
l’année 434 et du même coup à signer l’Acte d’union. Dès lors,
il n’aura plus qu’un objectif : obtenir de tous ceux qui ont mené
à ses côtés la lutte contre les anathématismes de Cyrille, et en
premier lieu d’Alexandre de Hiérapolis, qu’ils fassent à leur tour
la paix avec le patriarche d’Antioche41. À chacun il répète inlas-

37. UEp. 28 (Coll. Cas. 236) adressée par Théodoret à Alexandre est en réa­
lité une réponse à la lettre de son métropolite.
38. Il s’agit de la lettre d’Helladius adressée àThéodoret et de celle d’Euthé-
rius, dont Helladius lui a fait tenir une copie (ibid., 1. 19-28).
39. Ibid., 1. 39-44. Théodoret se fait ici un peu « casuiste »> pour tenter de
convaincre Alexandre de la possibilité d’une réconciliation !
40. Sur cet engagement de Jean d’Antioche, voir sa lettre à Théodoret,
Coll. Cas. 10, ACOI, i, 4, p. 153-154.
41. Outre les trois lettres qu’il adresse personnellement à Alexandre de Hié­
rapolis (Ep. 29, 33 et 34, Coll. Cas. 239, 254 et 256), il demande aussi à Mo-
cime, l’économe de l’Église de Hiérapolis (Ep. 32, Coll. Cas. 250) et à Nesto­
rius lui-même (Ep. 35, Coll. Cas. 258) d’user de leur influence pour obtenir de
lui sa réconciliation avec Jean d’Antioche. Il tente la même démarche auprès
LES LETTRES DETHÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 301

sablement que la lettre de Cyrille constitue un désaveu de ses


« chapitres hérétiques », que Jean d’Antioche n’exigera pas que
l’on souscrive à la déposition de Nestorius, qu’il y va de l’intérêt
des Églises de conserver à leur tête de véritables défenseurs de
l’orthodoxie. L’obstination d’Alexandre le désole visiblement,
mais ne le décourage pas de tenter, directement ou indirecte­
ment, d’obtenir de lui qu’il renonce à son « excessive rigueur ».
Malgré la fin de non recevoir qu’a reçu sa première lettre, il
en écrit encore deux autres ; il lui propose une rencontre, dans
l’idée qu’il pourra plus facilement que par lettre le persuader
d’agir dans l’intérêt des Églises ; pour mieux le convaincre que la
réconciliation avec Jean d’Antioche, et donc avec Alexandrie et
Constantinople, peut s’obtenir sans souscrire à la déposition de
Nestorius, il fait état du succès de son entrevue avec le patriarche
et invoque le précédent des évêques de Cilicie et d’Isaurie ; il lui
suffirait du reste d’approuver les « décisions prises en commun »
au synode de Zeugma. Bref, on le voit, Théodoret met tout en
œuvre pour « sauver » Alexandre malgré lui. Il ira même jusqu’à
demander à Nestorius son intervention pour le convaincre de
faire la paix ! Pressentant l’issue à laquelle allait conduire l’obs­
tination d’Alexandre, Théodoret tente une ultime démarche
auprès de Jean d’Antioche pour lui demander de surseoir encore
à sa déposition42. C’est l’aveu d’une défaite, puisque Alexandre
ne veut rien entendre, mais c’est aussi un plaidoyer en faveur
de son métropolite, dont il souligne l’orthodoxie reconnue par
Jean d’Antioche lui-même ; en outre la déposition d’Alexandre
risque de causer un grave préjudice à l’Église d’Antioche et de
provoquer d’autres divisions, voire des troubles, y compris à
Constantinople, car il est tenu par beaucoup pour « le défenseur
de la foi la plus pure ». Malgré tous ses efforts, Théodoret ne
parviendra pas à sauver Alexandre.
Ainsi s’achève, avec cet ensemble de huit lettres relatives
aux difficultés rencontrées par Théodoret et les partisans de
Nestorius à accepter l’Acte d’union, l’histoire de la crise nesto-
rienne dans sa phase initiale. Sans doute l’activité épistolaire
de Théodoret dans le domaine doctrinal n’a-t-elle pas cessé
brusquement après 435, mais sa correspondance n’apporte plus
vraiment d’informations utiles à la connaissance de la vie des
Églises après l’Acte d’union.

d’Helladius de Tarse (£/>. 30, Coll. Cas. 248) et de Cyrille d’Adana, dont il
sollicite l’intervention auprès d’Helladius (Ep. 31, ColL Cas. 249).
42. Cf. Ep. 36 (Coü. Cas. 258) à Jean d'Antioche.
302 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

[448] D’une tempête à l’autre (448-451)

Les assauts d’une nouvelle tempête


À la tempête suscitée par les anathématismes de Cyrille
et la condamnation de Nestorius au concile d’Éphèse de 431,
succède, à partir de 448, une autre tempête, déclenchée cette
fois par Eutychès et ses partisans, et d’autant plus violente
qu’elle bénéficie du soutien de Dioscore d’Alexandrie et du
pouvoir impérial. Le parti monophysite l’emporte et les évêques
d’Orient se trouvent une nouvelle fois pris dans la tourmente.
Certains par crainte de perdre leur siège ou simplement par peur
céderont devant les menaces et les intimidations ; d’autres, et ce
sera le cas deThéodoret, oseront résister à l’assaut des values et
seront finalement emportés et déposés lors du concile d’Ephèse
de 449, plus connu sous le nom de « Brigandage » que lui donna
le pape Léon. La tempête, qui semblait devoir tout emporter,
perdra pourtant brusquement de son intensité, aussitôt après
la mort de l’empereur Théo do se et l’avènement de Marcien. Le
retour au calme se laisse entrevoir dans les mois qui précèdent
le concile de Chalcédoine, si bien que Théodoret et les défen­
seurs de l’orthodoxie, bénéficiant à leur tour de la bienveillance
impériale, se reprennent à espérer voir enfin cesser le triomphe
des hérétiques.
La métaphore de la tempête est un thème récurrent dans une
grande partie de la correspondance de Théodoret. Déjà large­
ment présent dans les lettres des collections conciliaires, il l’est
plus encore dans celles de la Collectio Sirmondiana pour décrire
l’état dans lequel se trouvent les Églises et les défenseurs de la
vraie foi43. Au point du reste qu’en l’absence d’autres indices,
la mention de la « tempête » peut servir d’élément relativement
sûr de datation. Tel est le cas, par exemple, de toute une série
de lettres « festales »44, écrites autour de la fête de Pâques 449,
à une époque où la situation de Théodoret et celle de plusieurs

43. Cette thématique est récurrente dans la correspondance deThéodoret


à partir de 448 (SC 98 et 111) : voir Ep. 13, 16, 63 79-82, 86-87, 92-94, 96-
98, 101, 104, 106-107, 109, 113, 117-119, 123-125, 128-129, 131 ; elle a
généralement pour corollaire le souhait du retour au calme ; avec l’avènement
de Marcien, ce vœu semble en partie réalisé (cf. Ep. 133-134, 138-140, 142,
147). Sur la présence de ce thème dans les lettres conciliaires, cf. supra, n. 15.
44. Il s’agit de lettres de vœux échangés à l’occasion de la fête de Pâques et
non de lettres festales proprement dites -, ces dernières ont pour but de com­
muniquer aux Églises la date de Pâques, de fixer celle du début et de la rup­
ture du jeûne du Carême, et sont l’occasion d’une instruction (voir à ce sujet
l’introduction aux Lettres festales de Cyrille d’Alexandrie, SC 372).
LES LETTRES DETHÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 303

évêques du parti antiochien devient critique45. En réalité, c’est


dès le début de l’année 448, si l’on en juge d’après les infor­
mations fournies par sa correspondance, que la tempête semble
se lever et se faire violente. Combien de lettres débutent par
la peinture de ce sombre tableau pour décrire l’état de l’Église
ou s’achèvent avec la prière adressée à Dieu de voir la tempête
s’apaiser ! Ce ne sont pas là seulement des effets rhétoriques.
[449] Peut-être parce qu’il est directement frappé par l’assaut
des vagues 46, Théodoret juge-t-il cette seconde tempête plus
terrible que la première. Ainsi s’exprime-t-il, peu de temps après
sa relégation à Cyr, dans sa lettre au consul Nomus pour l’inviter
à faire tout ce qu’il peut en vue de l’apaiser : « Je demande à
votre Magnificence de prendre soin des affaires de l’Église et
d’apaiser la tempête qui s’est levée : car, réellement, pas même
dans les débuts du schisme (Ôiacrcàaecûç), on n’avait vu l’Église
en proie à une telle confusion (aoyxuaiç)47. »
Est-ce à dire qu’entre ces deux « tempêtes », l’Église a
bénéficié d’un calme parfait, qu’entre Antioche et Alexandrie
les relations sont demeurées sans nuages pendant la quinzaine
d’années qui séparent l’Acte d’union de l’entrée en scène d’Euty-
chès et de la querelle monophysite ?Tel ne fut pas le cas, nous le
savons, mais la correspondance de Théodoret reste sur ce point
quasi muette. À peine relève-t-on, dans une lettre adressée en
449 à l’évêque Irénée, une allusion au fait qu’il eut à défendre
la mémoire de Diodore de Tarse et de Théodore de Mopsueste,
accusés par Cyrille d’Alexandrie d’être les pères de l’hérésie
nestorienne ! Mais Cyrille n’est pas ici ouvertement nommé 48.
Inversement, dans la lettre qu’il écrit vers la même époque à
Dioscore, Théodoret n’hésite pas à faire clairement état de sa
correspondance avec Cyrille après l’Acte d’union, à souligner
leur plein accord du point de vue doctrinal et à présenter leurs
relations comme confiantes, voire cordiales ; mais Cyrille est
mort et Théodoret doit apporter à Dioscore des preuves de son
orthodoxie49 ! Qu’il ait cherché à entretenir de bonnes relations

45. Ainsi les Ep. 38-39, 54-56, 63 ; la formule utilisée par Théodoret dans
VEp. 63 (SC 98, p. 144) : «c’est là le prélude à l’apostasie générale» (rfy;
îtavreXoüç à7tooTacriaç 7rpooî[iiov) reparaît dans VEp. 125 (SC 111, p. 92,
13-14) ; elle est vraisemblablement empruntée à l’annonce du règne de TAnti-
christ précédant la Parousie en 2 Th 2, 3.
46. Cf. Ep. 107 au prêtre Thèodote (SC 111).
47. Cf. Ep. 81, SC 98, p. 198, 9-12; voir aussi Ep. 80, ibid., p. 188, 12-14.
48. Cf. Ep. 16, ibid., p. 60, 14-17. A l’époque où est écrite cette lettre, Cy­
rille est mort; il serait donc inconvenant d’attaquer ouvertement sa mémoire;
ce serait également dangereux pour Théodoret, déjà astreint à résidence dans
son diocèse.
49. Ep. 83, ibid., p. 216, 9 s. Il faut ici tenir compte du fait que Théodoret
304 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

avec Alexandrie, la lettre qu’il adresse à Dioscore, avec ses


félicitations, au lendemain de son élection comme successeur
de Cyrille, l’atteste, mais elle relève surtout d’un impératif à la
fois ecclésiastique et diplomatique50. S’il est fort douteux que,
pendant toutes ces années, Théodoret ait interrompu toute
activité épistolaire à caractère doctrinal, rien ne nous en a donc
été conservé. Aussi ne pouvons-nous en juger qu’à la faveur des
deux « tempêtes » successives qui ont secoué l’Église, la première
à partir de 431, la seconde à partir de 448.

« Le prélude à l’apostasie générale »

Les signes avant-coureurs de la tempête : l'affaire


Irénée
La publication de YÉranistès par Théodoret, en 447, n’est
évidemment pas étrangère à l’orage qui allait bientôt le frapper.
Dès ce moment-là, les accusations calomnieuses [450] répan­
dues contre lui commencent à circuler ainsi que la rumeur de sa
prochaine déposition. Il dit attendre l’épreuve d’un cœur ferme51.
S’il était tenté de se faire illusion sur le sort qui lui est réservé,
celui de l’évêque Irénée de Tyr, déposé en février 448 sur ordre
de Théodose, suffirait à le détromper. Sa correspondance nous
permet de suivre en partie l’affaire, car Théodoret paraît avoir
été très lié avec le métropolite de Phénicie Irc, à qui il adresse
plusieurs lettres et dont la situation le préoccupe dans plusieurs
autres. Il paraît l’avoir d’abord incité à ne pas abandonner son
siège malgré les pressions qu’il avait à subir52. Puis, aussitôt
informé de sa déposition, il lui a sans doute apporté son soutien.
C’est du moins ce qui ressort de la lettre qu’il adresse au patrice
Anatole, alors qu’il vient lui-même d’être contraint à la reléga­
tion : il juge cette mesure en partie liée au fait qu’il a ouvertement
déploré « la ruine des Églises de Phénicie » et probablement
dénoncé l’injustice du décret qui avait frappé Irénée53. S’il
n’a plus la possibilité d’agir directement en faveur de son ami,

présente cette apologie au lendemain du décret impérial de relégation qui l’a


frappé.
50. Ep. 60 {ibid.).Théodoret y loue la modération et l’humilité de Dioscore ;
on y verrait plutôt une invitation à pratiquer ces deux vertus dont Dioscore ne
semble pas avoir été le parangon !
51. Cf. Ep. 21 au scholasticus Eusèbe {ibid.) ; la lettre semble dater déjà de la
période de sa relégation (fin 448-début 449 selon Y. Azéma).
52. Cf. Ep. 3 {ibid.) ; il s’agit, semble-t-il, d’une lettre « cryptée » proposant
sous la forme d’un apologue la meilleure conduite à tenir dans la situation où
se trouve Irénée.
53. Cf. Ep. 79 {ibid.).
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 305

un soutien sûr du parti antiochien, il demande au patriarche


Domnus d’Antioche de le faire à sa place, au moment où Ton
parle de lui donner un successeur sur le siège de Tyr54. De cette
affaire, Théodoret veut croire que l’empereur ignore tout et que
seul un groupe de prêtres de Constantinople travaille à écarter
définitivement Irénée de son siège. C’est donc à eux qu’il faut
répondre. Dans ce but, Théodoret fournit à Domnus un petit
argumentaire, destiné à leur prouver que l’ordination d’Irénée
ne comporte pas le caractère d’irrégularité qu’ils invoquent pour
justifier sa déposition. A l’occasion d’une lettre de condoléances
adressée à l’intéressé lui-même, il loue « la force et la fermeté de
son caractère » qui l’ont rendu « capable de supporter les assauts
de tant de maux divers » au lieu de chercher à se dérober et
de renoncer à poursuivre la lutte pour défendre la vraie foi55. Il
est même sur ce point un modèle pour d’autres évêques, peut-
être plus timorés. Il saura donc à plus forte raison supporter le
deuil qui le frappe. Qu’il n’ait rien cédé sur le plan doctrinal à
ses adversaires, malgré les pressions et les sanctions dont il fut
victime, la réponse que fait à sa lettre Théodoret, à la veille du
concile d’Éphèse de 449, en apporte la preuve56 : ce dernier doit
s’y justifier du reproche que lui adressait Irénée d’avoir paru
renoncer à défendre ses positions, dans un écrit rédigé à des
fins d’apologie personnelle, en acceptant de nommer la Vierge
théotokos et en évitant de nommer Diodore de Tarse et Théodore
de Mopsueste dans le catalogue des docteurs. Au moment où
« la tempête qui agit [ait] l’Église », loin de s’apaiser, « enfl[ait],
pour ainsi dire, chaque jour davantage »57, certains pouvaient
croire, en effet, ou accréditer l’idée, que Théodoret cherchait à
user de complaisance à l’égard de ses adversaires par désir de
conserver [451] son siège. Il lui fallait donc détromper Irénée en
lui donnant les raisons qui avaient motivé la rédaction de l’écrit
apologétique incriminé.

L'assignation à résidence de Théodoret et la montée


des périls
En avril 448, peu de temps après la déposition d’Irénée, un
autre décret impérial assigne Théodoret à résidence dans son
diocèse. D’Antioche où il se trouvait, il regagne précipitamment
Cyr pour obéir à l’ordre qui lui est signifié, comme cela ressort
des lettres qu’il adresse aussitôt au patrice Anatole et au préfet

54. Cf.Ep. no (SC lll).


55. Cf.Ep. 12 (SC 98).
56. Cf. Ep. 16 (ibid.).
57. Ibid.y p. 56, 4-6.
306 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Eutrèque pour protester contre une mesure jugée injuste et


arbitraire58. Le motif invoqué pour la justifier, à savoir qu’il ne
cesserait de « réunir des synodes à Antioche et de jeter le trouble
parmi les orthodoxes », n’est selon lui qu’un prétexte fallacieux
forgé par ses délateurs59. Il tient à le faire savoir nettement au
consul Nomus, en certifiant qu’il n’a jamais réuni de concile à
Antioche « de [sa] propre initiative » et qu’il ne s’y est rendu que
pour répondre à l’invitation des patriarches Jean et Domnus60.
Même s’il évoque à demi-mot son rôle dans ces assemblées et
son activité de prédicateur dans la capitale antiochienne, on
devine que son influence devait être assez grande pour inquiéter
ses adversaires. On comprend qu’ils aient cherché à l’isoler.
S’il juge prudent d’obéir sans délai à l’injonction qui lui
est faite de demeurer à Cyr et de répéter qu’il n’entend pas
enfreindre l’ordre reçu, il est loin malgré tout d’accepter sans
protester une mesure qui le prive de sa liberté de manœuvre.
Contraint à un isolement relatif, il lui reste au moins la possi­
bilité de communiquer par lettres. Son activité épistolaire est
de fait considérable - près de soixante-dix lettres de la Collectio
Sirmondiana - durant les longs mois que dure sa relégation à
Cyr, entre avril 448 et la fin de l’année 449. On peut donc suivre
avec une relative précision l’évolution de sa situation personnelle
et, à travers elle, mesurer l’importance de la crise qui bouleverse
de nouveau l’Église et ravive les oppositions entre Antioche et
Alexandrie.
Aussitôt informé de la mesure qui le frappe, Théodoret
adresse un premier lot de lettres à plusieurs hauts fonctionnaires
ou dignitaires impériaux, dont il pense qu’ils lui sont favorables,
dans l’espoir qu’ils pourront obtenir de l’empereur que cette
mesure soit rapportée61. Il voudrait d’abord être certain de
l’exactitude [452] des ordres transmis62 et connaître les raisons

58. Cf. Ep. 79 au patrice Anatole et Ep. 80 au préfet Eutrèque (ibid.).


59. Ibid. Théodoret le répète encore à Eusèbe d’Ancyre (ep. 82). Le fait que
l’ordre de l’empereur l’ait atteint justement à Antioche pouvait néanmoins
accréditer l’accusation.
60. Ep. 81 (ibid.). Cette apologie adressée à Nomus paraissait sans doute
d’autant plus nécessaire à Théodoret que Nomus était l’ami de Chrysaphe,
tout puissant auprès de l’empereur et favorable à Eutychès.
61. De VEp. 79 (ibid.,p. 182,21-184, 2) au patrice Anatole^ qui fait référence
à une lettre antérieure, écrite dès communication du billet de l’empereur à
Théodoret, on peut déduire que plusieurs de ces lettres ne nous sont pas par­
venues. De plus, Théodoret déclare avoir écrit déjà à deux reprises au consul
Nomus, sans obtenir de lui une réponse (Ep. 81, ibid., p. 192, 5-6), ce qui
est peu étonnant, Nomus étant l’ami de Chrysaphe. Vraisemblablement est-ce
peu après VEp. 79 que Théodoret adresse à Anatole VEp. 111 pour se disculper
des calomnies répandues contre lui par les accusateurs d’Ibas d’Édcsse, une af­
faire dans laquelle il n’est nullement intervenu en raison de sa relégation à Cyr.
62. Il a accusé réception du billet impérial qui lui a été présenté, mais s’in-
LES LETTRES DETHÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 307

qui motivent la décision impériale. Il fait valoir aussi qu’en toute


justice il n’aurait pas dû être condamné sans avoir été entendu.
Aussi réclame-t-il une enquête, voire la réunion d’un concile,
pour mettre fin aux calomnies répandues contre lui et faire la
preuve de son orthodoxie. Il se sent victime d’une machination
et ne peut s’empêcher de rapprocher son sort de celui qui vient
d’être fait aux Eglises de Phénicie et de Palestine63. Quelques mois
plus tard, il adressera de nouveau à d’autres hauts fonctionnaires
de la cour les mêmes demandes et les mêmes justifications64,
preuve que ses premières démarches sont restées vaines.
Dans le même temps, ses accusateurs ont dû s’employer à
mettre en cause sa doctrine, en faisant courir le bruit qu’il ne se
contentait pas de reconnaître deux natures dans le Christ, mais
qu’il prêchait « deux Fils au lieu d’un ». Aussi est-il contraint de
rédiger une série de lettres apologétiques à l’adresse de plusieurs
évêques, au nombre desquels figure Dioscore d’Alexandrie, pour
détruire pareilles calomnies65. Ces lettres constituent autant de
documents fondamentaux pour apprécier sa christologie à la
veille du concile de 449. S’il juge opportun de se justifier aux
yeux de Dioscore, c’est qu’il voit bien que ses calomniateurs ont
entrepris de le desservir auprès de lui. Voici, par exemple, ce qu’il
écrit à Eusèbe d’Ancyre en décembre 448 : « Ces hommes sont
allés jusqu’à armer Alexandrie contre nous et bourdonnent aux
oreilles de tous, par le moyen de leurs agents, qui sont dignes
d’eux, que nous prêchons deux Fils au lieu d’un66. » Quelques
mois plutôt déjà, écrivant à Basile de Séleucie, il est obligé de
reconnaître qu’il n’est pas parvenu à détromper Dioscore et à le
persuader de son orthodoxie67, sinon aurait-il envoyé un de ses
émissaires à Constantinople pour enquêter sur lui et probable­
ment instruire contre lui un procès à charge auprès des milieux

terroge sur son authenticité : cf. Ep. 79, p. 184, 4-13. et Ep. 80, p. 188, 19-27
(qui donne le texte de l’édit impérial).
, 63. Cf. Ep. 79, p. 186, 12-17 et Ep. 80, p. 188, 13-15. Les majheurs des
Églises de Phénicie sont une allusion transparente à la déposition d’Irénée.
64. Cf. Ep. 88 au patrice Taurus ; Ep. 89 au patrice Florent ; Ep. 90 au maître
Lupicinus ; Ep. 91 au préfet Eutrèque (nouvelle lettre) ; Ep. 96 au patrice Nomus ;
Ep. 97 au comte Sporacius ; Ep. 98 à Pancharius.
65. Cf. Ep. 82 à Eusèbe dAncyre ; Ep. 84 aux évêques de Cilicie ; Ep. 83 à
Dioscore d’Alexandrie ; Ep. 85 à l’évêque Basile ; Ep. 86 à Flavien de Constanti­
nople.
66. Ep. 82, p. 200, 26-29. Il avait adressé auparavant une autre lettre à ce
même évêque, YEp. 109, où il se contente de résumer ses positions dogma­
tiques, car il lui envoie par le même courrier son opuscule « sur l’incarnation
du Monogène ». Cette lettre est contemporaine de celles écrites au moment de
l’envoi d’une délégation d’évêques syriens à Constantinople, puisqu’elle fait
mention de cette ambassade (cf. infra).
67. Cf. Ep. 85, p. 224, 17-21. Il pensait pourtant avoir «pleinement ras-
suré » Dioscore par son Ep. 83 (Si’ ^pexépcov ypappàxcov).
308 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

proches du pouvoir et favorables à Eutychès ? Sans doute


cherche-t-il encore dans cette lettre à épargner le patriarche
d’Alexandrie et à feindre de croire qu’il s’est laissé circonvenir
par ceux qui lui ont présenté un véritable tissu de calomnies68.
[453] Il en va tout autrement dans la lettre qu’il rédige, presque
au même moment, pour le compte de Domnus d’Antioche à
l’intention du patriarche Flavien de Constantinople69. L’espoir
de trouver « en la personne de l’évêque d’Alexandrie très cher
à Dieu, le Seigneur Dioscore, un allié et un soutien » contre les
monophysites a été déçu. À la lettre synodale que lui a adressée
le patriarche d’Antioche pour l’assurer qu’il restait « fidèle aux
accords passés au temps de Cyrille d’heureuse mémoire », il a
répliqué par une lettre mettant en cause la doctrine des évêques
d’Orient et portant contre eux condamnation. Malgré les
assurances données par les Antiochiens dans leur réponse à cette
lettre, Dioscore a continué à prêter l’oreille à la calomnie et à
accueillir ceux qui jetaient contre eux l’anathème70. « En outre »,
poursuit Domnus dont Théodoret tient la plume, « il est allé
jusqu’à envoyer certains de ses évêques chers à Dieu, ainsi que
nous l’avons appris, dans la ville impériale, espérant accroître le
tumulte qui s’élevait contre nous. » Après ce rappel des faits, la
lettre s’achève par la demande pressante adressée à Flavien de
prendre la défense de l’orthodoxie et de faire respecter les canons
par Dioscore : ce dernier ne doit s’occuper que des affaires de
l’Égypte et de rien d’autre ; or, en intervenant dans les affaires
du patriarcat d’Antioche, il outrepasse ses droits. Très sévère à
l’égard de Dioscore, la fin de la lettre fournit par ailleurs un
précieux témoignage sur l’évolution des rapports de préséance
entre les différents sièges patriarcaux : si Diodore manifeste
autant d’hostilité envers l’Église d’Antioche, c’est qu’il ne lui
pardonne pas d’avoir souscrit aux décrets synodaux de Proclus,
qui restreignaient les privilèges d’Alexandrie au profit du siège
de Constantinople71. « L’évêque très cher à Dieu Dioscore » fait
donc preuve d’une âme bien basse (ptxpocjjuxia) !
68. L’expression « l’évêque très cher à Dieu de cette ville » (ibtd., p. 224,
20) peut s’entendre toutefois par antiphrase (voir infra, Ep. 86), un procédé
que Théodoret utilise ausssi pour désigner ceux qui l’ont condamné sans l’en­
tendre lors du Brigandage d’Éphèse.
69. Sur cette lettre deThéodoret/Domnus à Flavien (Ep. 86), voir l’édition
d’Y. Azéma, SC 98, p. 226, note 1.
70. Cf. Ep. 86, p. 228, 5 s. : « Une lettre que n’aurait pas dû écrire un
homme à qui le Dieu de l’univers a appris à ne pas accueillir la parole men­
songère * ; Dioscore a donc fait preuve, aux yeux de Théodoret/Domnus d’un
sérieux manque de discernement. Théodoret souligne que la réponse des An­
tiochiens a été courtoise (généreuse/yevvaicoç = une preuve de leur désir de
faire la paix).
71. D:ans le différend qui oppose Alexandrie à Antioche, les questions doc-
LES LETTRES DETHÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 309

L’entrée en lice effective de Dioscore aux côtés des


monophysites eutychiens constitue incontestablement un
danger supplémentaire pour les Orientaux et pour Théodoret.
Aussi leur réaction ne se fait-elle pas attendre : à leur tour, pour
contrebalancer l’action des émissaires de Dioscore, ils envoient
à Constantinople une délégation d’évêques syriens, chargés
d’assurer leur défense et de rétablir la vérité. De [454] nouveau,
Théodoret multiplie les lettres pour inviter plusieurs hauts
fonctionnaires impériaux à faire bon accueil à ces évêques envoyés
par Domnus « pour y réfuter la calomnie lancée contre [lui ]72 ».
Il recherche aussi le soutien du clergé de Constantinople73, et en
premier lieu celui du patriarche Flavien. Par l’intermédiaire de
ces mêmes évêques syriens, il lui fait parvenir une lettre de justi­
fication, qui résume une fois de plus ses positions doctrinales74.
Il confie aux mêmes porteurs la lettre qu’il adresse à Alexandra,
une dame de la haute société de Constantinople, pour la remer­
cier de son soutien75. Il lui avait déjà adressé une longue lettre de
consolation après la mort de son mari, faute de pouvoir se rendre
auprès d’elle en raison de sa relégation à Cyr76 ; il se considère
désormais dans la position d’un exilé, d’autant plus sans doute
qu’il envisage sérieusement cette perspective depuis le début77.

trinales ne sont donc pas seules en cause. On devine la rivalité qui existe entre
les sièges : Antioche revendique pour elle une espèce de primauté sur Alexan­
drie, parce que Marc n’est somme toute que le disciple de Pierre ; Constan­
tinople a récemment obtenu que lui soit reconnue la préséance sur Antioche
et Alexandrie ; or Dioscore considère que les Antiochiens, en souscrivant aux
décrets de Proclus, ont trahi « les droits des Églises à la fois d’Antioche et
d’Alexandrie » (ibid., p. 230, 17-24). Rapprocher cette lettre de YEp. 113 au
pape Léon (SC 111) où Théodoret reconnaît au siège romain une espèce de
primauté sur tous les autres sièges.
72. Cf. Ep. 92 au patrice Anatole i Ep. 93 au patrice Senator ; Ep. 94 au préfet
Protogène ; Ep. 95 au préfet Antiochus ; Ep. 96 au consul Nomus (pourtant un
ami de Chrysaphe) 5 Ep. 99 à Vantigraphaire Claudien ; Ep. 103 au comte Apol­
lonius. Ces évêques semblent avoir pour seule mission de justifier Théodoret
des accusations portées contre lui, ce qui tendrait à prouver qu’il reste toujours
le chef emblématique du parti antiochien. La teneur de toutes ces lettres est la
même et Théodoret reprend inlassablement les mêmes formules.
73. Cf. Ep. 106 à réconome Abraham et sa lettre à la diaconesse Celerina
(Ep. 101). Les Ep. 105,107 et 108 adressées à l’économe Euloge et aux prêtres
Théodote et Acace doivent appartenir, elles aussi, à cette même série de lettres.
74. Cf. Ep. 104. Il s’agit en réalité d’une seconde lettre de justification
adressée à Flavien par Théodoret, comme le mentionne le début de la lettre
(« une autre lettre »).
75. Cf. Ep. 100.
76. Cf. Ep. 14, SC 98 (pe Ôpapcïv oùx èâ xà Ôeapâ) . Cf. sa lettre de conso-
lotion à Eugraphie (Ep. 69, ibid.), où il invoque également l’excuse de sa réclu­
sion à Cyr (xà xfjç àvâyxrjc; ôccrpà).
77. Cf. Ep. 100, SC 111, p. 18, 4 (xtôv Tcepitopiopévtov). Il fait, en effet, al­
lusion dans plusieurs lettres à un possible exil (cf. Ep. 87 à Domnus d’Apamée ;
Ep. 97 au comte Sporacius ; Ep. 111 au patrice Anatole), pensant sans aucun
doute au sort d’Irénée.
310 théologie et christologie

Le triomphe de Vhérésie ou Vapostasie générale

Le Brigandage d’Éphèse (449)


La condamnation d’Eutychès, en novembre 448, dont
une seule lettre de Théodoret se fait l’écho78, ne sera qu’une
brève éclaircie dans ce ciel d’orage. A Irénée comme à Domnus
d’Antioche, Théodoret écrit bientôt qu’il n’attend rien de bon
du concile qui se prépare79 et auquel il lui sera interdit d’assister.
Il juge toutefois utile d’adresser à Domnus un mémorandum, car
il pressent que la confrontation promet d’être rude et de tourner
au désavantage des Orientaux. Le risque est grand, selon lui, que
Dioscore tente de faire approuver les anathématismes de Cyrille
par un second concile d’Éphèse, [455] surtout s’il est amené
à le présider80. Il faut donc mettre en garde ceux des évêques
qui n’auraient pas une claire conscience de ce danger et qui, se
laissant impressionner par la réputation d’orthodoxie de Cyrille,
approuveraient sans difficulté ses « douze chapitres », faute d’en
voirle« poison »8,.AussiThéodoret fait-il, à l’adresse de Domnus,
un historique du conflit, destiné à prouver que, depuis l’origine,
les douze anathématismes de Cyrille ont été au cœur du débat
doctrinal : tour à tour cause du schisme et des condamnations
réciproques, puis obstacle à la réconciliation voulue par l’empe­
reur au lendemain du concile d’Éphèse lors de la conférence de
Chalcédoine, ils furent aussi au centre des pourparlers de paix
jusqu’à ce que Cyrille, renonçant enfin à les justifier, accepte
de n’en plus faire mention pour permettre la réconciliation
avec Jean d’Antioche. Ce résumé clair et bien documenté des
diverses phases du conflit permettra à Domnus d’instruire, à son
tour, les évêques des autres provinces, moins au fait des événe­
ments, des véritables enjeux doctrinaux de ce prochain concile.
Théodoret dresse en outre la liste des documents dont Domnus
devra se munir, ou qu’il devra consulter, pour se remettre en
mémoire toute l’affaire : les Actes du concile, les lettres adres-

78. Il s’agit de VEp. 11 à Flavien de Constantinople (SC 98).


79. La même expression revient dans la lettre adressée à Irénée (Ep. 16,
SC 98, p. 56, 4 : oùôèv 7ipooÔoxfjooa xprprôv) et dans celle adressée à Dom­
nus (Ep. 112, SC 111, p. 48,3-4 : oùÔèv yap ëcmv [...] TtpooÔox^oai. xp^JcraW
et 22 : oùôèv xapaÔoxoûoa XP>]crr6v).
80. Cf. Ep. 112, p. 50, 2-5. On sent ici combien Théodoret redoute les ma­
nœuvres de Dioscore qu’il \ juge prêt à tout pour parvenir à ses fins.
81. Ibid., p. 48, 22-25. Théodoret rappelle ce qui s’est produit au concile
de Nicée, mais en sens inverse, puisque des ariens notoires n’ont pas hésité
à « unir leurs votes * à ceux des orthodoxes et comment, après le concile, ils
parvinrent à mettre en place ceux de leur parti au détriment des orthodoxes ;
l’exil de Mélèce et le schisme d’Antioche sont, à ses yeux, une claire illustration
de ce type de manœuvre « politique » (ibid., p. 48, 6-20).
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 311

sées d’Éphèse à l’empereur, aux magistrats, aux clercs et au


peuple de Constantinople, mais aussi aux évêques d’Occident ;
il lui fait tenir également le double des lettres d’Acace et de Jean
d’Antioche, qui précisent à Cyrille les conditions auxquelles la
paix serait possible, et une copie de la lettre Laetentur caeli de
Cyrille qui scelle la réconciliation avec Antioche, bref tout un
dossier que devront avoir avec eux les délégués antiochiens au
concile. On verra ainsi « clairement ce qui a amené le schisme et
à quelle condition les partis opposés s’accordèrent ». Théodoret
invite enfin Domnus à s’entourer d’évêques et de clercs sûrs,
prêts à défendre avec courage l’orthodoxie.
De telles recommandations étaient loin d’être superflues !
Pour se montrer aussi précis dans ses instructions et aussi
pressant,Théodoret avait-il des doutes sur la fermeté de Domnus,
pressentait-il qu’il serait trahi par les siens ? Cela prouve en tout
cas que, malgré la réclusion qui lui est imposée, il reste auprès
de Domnus, comme il le fut auprès de Jean, le grand théolo­
gien de l’Église d’Antioche, celui qui a la meilleure connaissance
des dossiers. Dans le vain espoir de pouvoir sauver son siège,
Domnus n’hésitera pas cependant à accepter la condamnation
et la déposition de Théodoret par le concile.

L'appel à Rome
Abandonné par ceux qu’il croyait ses amis, mais qui ont
préféré, par lâcheté, approuver à Éphèse les anathématismes
qu’ils condamnaient il y a peu82, Théodoret, désespérant [456]
sans doute de trouver du soutien en Orient et de plus en plus
isolé, se tourne alors vers Rome. Le fait mérite d’être souligné,
car il y a là comme une reconnaissance de la primauté du siège
de Pierre ou, à tout le moins, du fait qu’il est désormais le seul
garant de l’orthodoxie. Par l’intermédiaire de ses chorévêques,
Théodoret fait parvenir à Rome plusieurs lettres pour représenter
à ses correspondants l’injustice dont il a été victime et solliciter
leur intervention en sa faveur auprès du pape83. L’une d elles est
adressée à Léon lui-même84 : Théodoret y fait l’éloge du Tome
à Flavien, dont il déclare partager pleinement l’enseignement
christologique, avant de dénoncer les agissements de Dioscore
lors du Brigandage d’Éphèse et de protester de sa propre or o
doxie en rappelant ce que furent jusqu’ici les vingt-six ans
« camé-
r 82. Ce sont de tels évêques que Théodoret qualifie de « polypes
83. ip.f'n ô'luprFtreRené fép. 117 à l'évêque Florent ]Ep.HSal archidiacre
de Rome.
84. Ep. 113 à Léon de Rome.
312 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

son épiscopat85. Il ne demande qu’à être entendu et jugé sur


ses écrits et sur son enseignement, et se dit prêt à se soumettre
à la sentence de Rome. Dans le même temps, il écrit une fois
encore au patrice Anatole, en lui demandant d’intervenir auprès
de l’empereur pour qu’on l’autorise à aller plaider sa cause à
Rome, ou sinon, à se retirer dans son monastère d’Apamène86.

Lettres d'exil
Théodoret pouvait-il se faire beaucoup d’illusion sur la possi­
bilité qui lui serait accordée de se rendre à Rome ? Dès la fin de
449, en tout cas, il envisage l’exil87 et s’apprête à quitter Cyr88.
Son activité épistolaire reste néanmoins soutenue, mais il est
souvent difficile de dire si ces lettres - adressées pour la plupart à
des évêques ou des clercs - sont expédiées de Cyr ou sont déjà des
lettres d’exil89. Ainsi en va-t-il de deux [457] longues lettres apolo­
gétiques et doctrinales, l’une adressée aux soldats, l’autre aux
moines de Constantinople, qui ne contiennent aucune allusion
claire à sa situation personnelle90.

85. Dans « la sentence inique portée contre [lui] sans jugement », dont
s’afflige un de ses amis, Théodoret trouve paradoxalement un réconfort, celui
de n’avoir fourni à ses adversaires aucun motif juste d’accusation (cf. Ep. 9,
SC 98).
86. Cf. Ep. 119 au patrice Anatole (SC 111).
87. L'Ep. 125 à Jean de Gemtanicie, qu’Y. Azéma date de l’exil en Apa-
mène, pourrait bien avoir encore été écrite de Cyr. La manière dont Théodoret
évoque le déroulement du concile d’Éphèse, sa condamnation et celle d’autres
évêques, ou encore la réhabilitation d’Eutychès, invite à penser que l’on est
encore proche de l’événement, que ce n’est encore que « le prélude à l’apos­
tasie générale » (ibid., p. 92, 13-14) ; quant à lui il se dit <« prêt à subir les exils
que l’on croit être terribles », mais qu’il acceptera volontiers (ibid., p. 98, 5-7).
88. Deux lettres adressées à des fonctionnaires impériaux - les Ep. 114 et
115 - ont pour objet de recommander un prêtre, qui est aussi médecin, que
le départ imminent de Théodoret incite à quitter Cyr, comme le font du reste
beaucoup d’autres (ttoXXoi ptèv xai ccXXot), solidarité avec l’évêque déposé ou
mesure de prudence ?
89. Par ex., Ep.t 120 à Lupicius ; Ep. 121 au patrice Anatole ; Ep. 122 et 123 à
Uranius évêque d’Émèse ; Ep. 127 à l’évêque Sabinien -, Ep. 128 au prêtre et archi­
mandrite Job (l’allusion au <« décret de l’empereur qui [le] garde ici - èv9ctÔe —
prisonnier » pourrait se rapporter aussi bien au décret de relégation qu’à la
condamnation à l’exil) ; Ep. 129 au prêtre et archimandrite Candide ; Ep. 130 au
prêtre et archimandrite Magnus Antoninus ; Ep. 131 à l’évêque Timothée (citation
de Mt 25, 36 qui pourrait se rapporter à sa situation de « prisonnier » à Cyr) ;
Ep. 132 à l’archimandrite Longin de Dolichèe ; Ep. 133 à Ibas d’Édesse (Théo­
doret déclare n’avoir pas pu trouver plus tôt un porteur pour sa lettre : sa
réclusion à Cyr ou son éloignement dans son monastère en sont-ils la cause ?).
90. Dans chacune de ces deux lettres (Ep. 145 et 146), pour conforter la
doctrine christologique qu’il défend contre les monophysites, Théodoret in­
voque, outre l’argument patristique, l’autorité du pape Léon ; mais il peut faire
référence aussi bien à l’enseignement de son Tome à Flavien qu’au synode de
Rome qui a annulé les décisions d’Éphèse. Les passages cités d’un écrit de
Léon dans la Lettre aux soldats (dont l’adresse paraissait déjà fort suspecte à
Tillkmont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique, tome XV, p. 305) sont
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 313

Une quinzaine de lettres seulement peut donc être datée


avec une relative certitude de sa retraite forcée en Apamène. Ce
petit nombre s’explique soit par la réclusion et le silence que
s’impose à lui-même Théodoret, peut-être pour ne pas aggraver
son cas et risquer comme Nestorius un exil encore plus lointain
et qu’il n’aurait pas choisi ; soit aussi par une difficulté accrue à
trouver des porteurs pour ses lettres ; soit enfin parce que l’abbé
de son monastère l’incite à rester discret pour éviter des ennuis.
Plusieurs de ces lettres d’exil - c’est là un élément de leur
datation - font état de sa satisfaction d’avoir retrouvé la tranquil­
lité, d’être désormais à l’abri de la tempête et libéré des tracas
inhérents à la charge épiscopale, bien que sa propre tranquillité
! ne suffise pas à le consoler des « malheurs de l’Église »91.
Bientôt cependant, il lui est permis de jouir plus complète­
ment de cette hésychia, voire d’« une joie parfaite »92.Tout un lot
de lettres fait état, en effet, du changement intervenu dans la
politique impériale avec l’avènement de Marcien : l’annulation
des mesures prises contre lui et d’autres évêques orientaux, lors
! du Brigandage d’Éphèse, y est interprétée comme « les prémices »
!
d’un retour au « calme dans les Églises battues par la tempête *,
i
1 du « triomphe de la foi sur les attaques qu’elle a subies *, de
« la victoire de la doctrine évangélique » sur l’hérésie93. Cela lui
importe plus, dit-il, que sa situation personnelle et la possibilité
qui lui est donnée de regagner Cyr94. Il n’en remercie pas moins
cependant tous les hauts personnages intervenus [458] en sa
faveur auprès de l’empereur et de l’impératrice95. Dans le même
temps, on le voit retrouver une nouvelle énergie combative, à la
fois pour inviter au discernement avant de rentrer en commu­
nion avec les évêques pusillanimes ou caméléons, dont les

inconnus par ailleurs ; ils ne fournissent donc pas d’élément précis de data­
tion. Selon Y. Azéma, ces lettres seraient probablement postérieures à la mort
de Théodose II, voire à la déclaration de nullité des décisions du Brigandage
d’Ephèse par le pape Léon.
91. V.g. Ep. 124 à Vavocat Marana ; Ep. 134 à Jean de Germanicie ; Ep. 139
au patrice Anatole ; Ep. 140 au consulaire et patrice Aspar ; Ep. 142 à Marcel, abbé
des Acémètes.
92. Cf. Ep. 138 à l’archimandrite Jean.
93. Cf. Ep. 139 au patrice Anatole (p. 142, 5-10). Voir aussi Ep. 134 à Jean
de Germanicie ; Ep. 142 à Marcel, abbé des Acémètes ; Ep. 144 au moine André de
Constantinople.
94. Cf. Ep. 138 à l’archimandrite Jean (p. 140, 20-22) ; Ep. 139 au patrice
Anatole (p. 146, 12-20). L’expression utilisée par Théodoret, dans YEp. 134 à
Jean de Germanicie (p. 128, 20-23), est vague LtEpi 8è xfjç cxùtôoe TtopEtaç) ;
fait-il allusion à un possible et prochain retour à Cyr, comme le pense Y. Azé­
ma, ou à son éventuel départ pour le concile de Chalcédoine ?
95. Cf. Ep. 139 au patrice Anatole ; Ep. 140 au consulaire et patrice Aspar ;
Ep. 141 au maître des offices Vincomale. Théodoret demande à chacun de
transmettre ses remerciements à toute la famille impériale.
314 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

convictions varient au gré des circonstances96, et pour réclamer


un concile où il pourra faire la preuve de son orthodoxie97.
L’occasion lui est ainsi donnée de revenir à nouveau sur l’injus­
tice des condamnations qui l’ont frappé, sur le déroulement du
concile d’Éphèse, sur la trahison de ses amis et l’iniquité de ses
juges. Aussi demande-t-il à ses amis haut placés d’user de leur
influence auprès de l’empereur pour que ce futur concile ne soit
pas, comme le précédent, une réunion d’évêques « factieux »,
mais une assemblée « d’évêques paisibles et instruits des choses
divines » 98 et pour que l’assistance de l’empereur lui-même
aux débats en garantisse la sérénité et empêche cette fois toute
violence. Du fond de son exil,Théodoret semble donc retrouver
le rôle qui fut le sien, dès le début de la crise nestorienne,
comme défenseur et porte-parole des positions christologiques
des Orientaux ; mais il ne peut l’assumer qu’en partie, puisqu’il
lui faut désormais faire la preuve de sa propre orthodoxie.
Avec ces lettres d’exil, qui laissent entrevoir les prolégomènes
du concile de Chalcédoine, s’achève aussi pour nous la corres­
pondance de Théodoret. Du concile qui le réhabilitera, aucun
témoignage direct n’a été conservé et nous n’avons aucune
certitude absolue sur la décision qu’il a pu prendre ensuite de
regagner Cyr ou de demeurer, au moins pour un temps, dans
son monastère d’Apamène".
Pour l’historien de la crise nestorienne, la correspondance
de Théodoret offre donc l’avantage de fournir un témoignage
personnel et de première main. Son intérêt vient de ce que
l’évêque de Cyr a joué, pendant vingt ans, du concile d’Éphèse
à celui de Chalcédoine, un rôle de premier plan dans le conflit

96. Cf. Ep. 136 à l'évêque Romule ; Ep. 138 à Farchimandrite Jean. Voir, dans
le même registre, Ep. 125 à Jean de Germanicie (ibid., p. 96, 24-98, 1-3).
97. Il adresse cette demande aux mêmes trois hauts fonctionnaires impé­
riaux qui sont intervenus en sa faveur auprès de l’empereur (Ep. 139, 140,
Mi).
98. La même expression se retrouve dans les trois lettres pour désigner les
évêques qui participèrent au concile de 449 : ouvoÔov py] TtocXtv TCcpaYcmoiGjv
xai ouyxXuÔcov àv9pw7tcûv TtETcXrjptopévYjv (Ep. 139, p. 146, 1-2) ; pyj 7tàXiv
x&v OopuGelv dcoBôxcov tô ouvéôpiov Taparcévrcov (Ep. 140, p. 150,4-5) ; pfj
xûv Tapaxo7toiüv, 7tàXiv àv9pco7t(ov Ôiaxuxoovrcov tôv aûXXoyov (Ep. 141,
p. 152, 20-21).
99. La dernière lettre de la Colleciio Sirmondiana, VEp. 147 à l’économe
Jean, est datée par Y. Azéma, à la suite de Tillemont, du carême 451 ; mais
elle pourrait être plus tardive, si l’on identifie « le très sage archidiacre » dont
les déclarations monophysites sont à l’origine de la lettre, non pas avec Aétios
mais avec André j dans ce cas il faudrait situer la rédaction de la lettre entre le
début 453 et le printemps 454 et admettre qu’à ce moment-là Théodoret n’a
pas encore regagné Cyr. Voir sur la question, notre article : « Doit-on glorifier
le Christ ou le Fils Monogène ? La défense parThéodoretde Cyr d’une doxo-
logie incriminée (Ep. 147) *, Revue d'études augustiniennes et patristiques 51, 2
(2005), p. 327-356.
LES LETTRES DE THÉODORET ET LA CRISE NESTORIENNE 315

qui opposa Antioche à [459] Alexandrie. Aucune autre corres­


pondance peut-être ne nous renseigne à ce point sur les débats
doctrinaux du moment et sur l’histoire des Églises d’Orient,
dans lesquels les questions de personnes ou l’ambition tinrent
aussi une grande place. A condition d’y adjoindre d’autres
documents épistolaires et les Actes conciliaires, on peut y suivre
avec précision chaque étape de la crise. Son intérêt documen­
taire se double le plus souvent d’un grand intérêt doctrinal : dès
l’époque du premier concile d’Éphèse, en effet, Théodoret s’y
révèle comme l’un des meilleurs théologiens d’Antioche et le
principal porte-parole des Orientaux.
D’une tempête à l’autre cependant, sa correspondance
témoigne d’un changement intervenu dans la manière dont il
remplit son rôle de théologien. Véritable acteur du débat au
temps du conflit avec Cyrille, il en devient ensuite pour ainsi
dire un spectateur presque impuissant. On y distingue de ce
fait deux ensembles de lettres de tonalité fort différente : nette­
ment polémiques quand il s’agit de dénoncer les « chapitres
hérétiques » de Cyrille, puis diplomatiques quand il lui faut
convaincre ceux de son parti d’accepter l’union sans pour autant
renier ses convictions ou trahir son camp, elles sont presque toutes
apologétiques, quand, victime des menées du parti monophy-
site, il doit faire la preuve de son orthodoxie contre ceux qui
l’accusent de nestorianisme. Dans les deux cas pourtant, cette
correspondance fournit un témoignage de premier ordre pour
l’histoire de la crise nestorienne et de ses prolongements avec
l’hérésie d’Eutychès. Dans les deux cas aussi, en raison de leur
contenu doctrinal, ces lettres éclairent l’ensemble du débat
christologique, dont elles permettent de suivre le déroulement
et l’évolution, du concile d’Éphèse à celui de Chalcédoine. Pour
l’historien de l’Église et des doctrines, comme pour le théolo­
gien, la correspondance de Théodoret est en quelque sorte le
complément indispensable apporté à son Histoire ecclésiastique
qui s’achève juste avant l’ouverture de la crise nestorienne.
■ . '

.
i,- . •• -V
Warszawskie studia teologiczne XX/2, Warszawa 2007, p. 117-129

34

UN NOUVEAU FRAGMENT
GREC DU PENTALOGOS
DETHÉODORET DE CYR

Dès que Jean d’Antioche eut chargé Théodoret de procéder


à la réfutation des douze anathématismes auxquels Cyrille
d’Alexandrie, au terme de sa troisième lettre, demandait à
Nestorius de souscrire, l’évêque de la modeste ville de Cyr se
trouva engagé dans un débat polémique très vif contre le puissant
patriarche d’Alexandrie1. Il ne pouvait sans doute pas imaginer
alors qu’il serait amené pendant une vingtaine d’années, de la
veille du concile d’Ephèse (431) au lendemain du concile de
Chalcédoine (451), à soutenir la lutte pour faire valoir contre
Cyrille le point de vue des Orientaux, puis à la poursuivre contre
son successeur Dioscore et le puissant Eutychès, avec l’obliga­
tion de défendre en même temps sa propre orthodoxie. De cette
seconde période du conflit témoignent surtout son traité dogma­
tique, 1*Eranistès, dirigé contre Eutychès et son monophysisme
radical, et une abondante correspondance à caractère doctrinal

1. A cette troisième lettre de Cyrille (nov. 430), Nestorius ne daigna pas


répondre, mais dut aussitôt alerter ses partisans. A la demande de Jean d’An­
tioche, Théodoret entreprit une réfutation des Anathématismes de Cyrille
(Reprehensio duodecim capitum seu anathematistorum Cyriüi), achevée proba­
blement début 431. L’ouvrage, condamné par le concile de 553, n’est plus
connu aujourd’hui que par YApologie contre Théodoret de Cyrille (Epistula ad
Euoptium aduersus impugnationem duodecim capitum a Theodoreto editamy PG 76,
385-452 ;ACO I, i, 6, p. 107-146). On doit aussi à l’apologie de Cyrille d’avoir
conservé la lettre adressée par Théodoret à Jean d’Antioche pour accompagner
la remise de son ouvrage (PG 76, 389 A-392 A ; ACOI, i, 6 [Acta graeca : Coll.
Vaticana 167], p. 107-108 ; voir aussi SC 429) ; sur cette lettre et la réaction
de Cyrille, voir notre article : « Une ‘pomme de discorde’ à l’origine de la crise
nestorienne », Autour de Lactance. Hommages à Pierre Monat3 Presses Universi­
taires de Franche-Comté, Besançon 2003, p. 109-122.
318 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

et fortement apologétique2. Au cours des quatre années de


son affrontement avec Cyrille, c’est-à-dire depuis 430 jusqu’à
l’Acte d’union de 433, [118] Théodoret semble avoir déployé
une activité plus grande encore dans le domaine doctrinal, en
rédigeant coup sur coup plusieurs traités, lettres ou opuscules à
forte teneur polémique.
La condamnation de ses écrits « anticyrilliens » au concile
de Constantinople de 553 n’a évidemment pas favorisé leur
transmission3. Certains n’ont dû de survivre, au moins partiel­
lement, que par les citations qu’en font ses adversaires : c’est
le cas de sa Réfutation des douze anathématismes, dont YApo­
logie contre Théodoret de Cyrille conserve de larges extraits4.
D’autres nous sont parvenus grâce aux vertus salvatrices de la
pseudépigraphie : tel est le cas de son traité Sur la Trinité et sur
Tlncamation, mis sous le patronage de Cyrille d’Alexandrie5 !
D’autres enfin ne nous sont connus que par de rares fragments

2. La rédaction, vers 447, de VEranistes uel Polymorphus (cf. éd. G.H. Ettlin-
ger, Theodoret of Cyrus, Eranistes, Oxford 1975 ; trad. anglaise, G.H. Ettlinger,
The Fathers of the Churh 106, Washington, D.C. 2003), rédigé vers 447, contri­
bua sans aucun doute à accroître contre son auteur l’animosité d’Eutychès et
de ses partisans. Us allaient obtenir successivement, son confinement dans son
diocèse (448), puis sa déposition (449) par le second concile d’Éphèse, plus
connu sous le nom de « Brigandage », et enfin son exil en Apamène, dans le
monastère de Nikertai où il avait vécu ses premières années de vie religieuse ;
il y demeura au moins jusqu’en 451, date du concile de Chalcédoine. A partir
de 448, la plus grande partie de la correspondance de Théodoret témoigne sur­
tout d’un homme sur la défensive, contraint de faire la preuve de son orthodo­
xie, tout en continuant à dénoncer le monophysisme eutychien. Elle est en cela
d’une tonalité nettement différente de celle des années de lutte contre Cyrille,
conservée dans les collections conciliaires ; voir notre article (sous presse),
« Une contribution à l’histoire de la crise nestorienne: la Correspondance de
Théodoret de Cyr », in Correspondances, documents pour l’histoire de l’Antiquité
tardive (Actes du XXVT Colloque international, Lille 20-22 novembre 2003).
3. Voir Facundus d’Hermiane, Défense des Trois Chapitres, SC 471,478-479,
484 et 499. Dans son traité en douze livres, Facundus traite surtout de la
condamnation deThéodore de Mopsueste et d’Ibas d’Édesse, mais mentionne
à plusieurs reprises celle de Théodoret : Praef.y 1 ; II, i, 10-11 ; iv, 14.17 ; v, 2
{SC 471) ; IV, u, 23 (SC 478) ;V,ra, 1-5.10-11.13-14.16.19-20.23-24.27.29 ;
iv, 1 {SC 479) ; voir aussi Contra Mocianum 5 ; 12 {SC 499).
4. Voir n. l;
5. Ce traité en deux parties, conservé dans un unique manuscrit, le Vati-
canus gr. 841 (xiv'-xv* s.), a été édité, sous le nom de Cyrille, par le cardinal
Angelo Mai à deux reprises, d’abord en 1833 {Scriptorum Veterum Nova Col-
lecttOy t.VIII, p. 59-103), puis en 1844, accompagné d’une traduction latine
{Nova Patrum Bibliotheca, t. II, p. 32-74). Il a été restitué à son véritable auteur
par A. Ehrhard, uniquement à partir de la critique interne du texte du De
incamatione {Die Cyrill von Alexandrien zugeschriebene Schrift ein Werk Theodo-
rets von Çyrt«,Tübingen 1888), puis de manière définitive par E. Schwartz, à
partir du témoignage externe de son appartenance à Théodoret, fourni par la
Chaîne sur l’Evangile de Luc de Nicétas {Sitzungsberichte der Bayerischen Akad.
Der Wissetischaften Philos, -philol. Und hist. Klasse> Jahrgang 1922, 1. Abhand-
lung. I. Die sogenannten Gegenanaihematismen des Nestorius, II. Zur Schriftsteüe-
rei Theodorets, München 1922).
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU PENTA LOGOS
319

grecs ou des extraits en traduction latine


transmis par des

concile d’Ephèse6. C’est a ce dernier que je voudrais m’arrêter


En effet, à partir d’un florilège dogmatique mis sous le nom de
Théodoret, je crois pouvoir ajouter un nouveau fragment grec
! au petit nombre de ceux qui nous ont été conservés.
La restitutionA à Théodoret
, . du traité Sur la Trinité et sur
Tlncamation, grâce au témoignage de la Chaîne sur Luc de
Nicétas d’Héraclée7, a eu pour effet de diminuer très sensible­
! ment le nombre des extraits réunis par le P. Garnier, sous le titre
de Theodoreti Pentalogium de încamatione, dans son Auctarium
Theodoreti publié en 1684 et reproduit dans la Patrologie grecque
de Migne8. Nicétas a d’ordinaire l’habitude de mentionner,
outre [119] le nom de l’auteur, celui de l’ouvrage d’où provient
l’extrait9. Ce n’est que partiellement vrai dans le cas du traité
Sur la Trinité et sur Tlncamation, puisque, sur les neuf citations
empruntées à la seconde partie du traité, trois seulement sont
i accompagnées de la mention « Théodoret, Sur l’Incarnation »
i (0eoÔG)pr|TOü, ÏÏepi èvav9pG07O]a£ù)ç)10. Bien qu’E. Schwartz
n’ait disposé que de deux manuscrits fort incomplets de la Chaîne
de Nicétas11, cela lui a néanmoins permis de reconnaître parmi
les 28 citations empruntées à Théodoret, plusieurs extraits de
son De incamatione et de restituer à son véritable auteur le traité
édité par le cardinal A. Mai, sous le nom de Cyrille d’Alexan­
drie, à partir de l’unique manuscrit qui l’a conservé, le Vaticanus
gr. 841. L’examen d’un manuscrit beaucoup plus complet de
la Chaîne, le Vaticanus gr. 1611, a permis à M. Richard de
compléter le travail de Schwartz en repérant vingt autres extraits

6. Trois fragments grecs ont été conservés par la Chaîne sur Luc de Nicétas
(cf. PG 84, 68 D7-69 AC. 72 AB ; 72 B11-C ; 85 Al 1-B) et des extraits plus
nombreux en traduction latine dans la Collectif) Palatina (ACO1,5, n° 41,1-17,
; p. 165-169), sous le titre : Eiusdem Theodoreti ex praefatione librorum quinque
quos aduersum beatum Cyrillum Alexandriae ciuitatis antistttem sanctumque conci-
lium Ephesenum a quo Nestorius damnatus est, diabolo instigante conscribsit. Inter
cetera. Sous la même rubrique (n° 42, 1-3, p. 169-170) figurent trois autres
extraits provenant en réalité du De incamatione.
7. Au témoignage de la Chaîne de Nicétas, il faut ajouter celui de Sévère
d’Antioche dans son Contra impium Gratmnaticum III, I, 5. 6. 15 (CSCO 94,
p. 46 s.) et III, II, 30 (CSCO 102, p. 80) et celui de Marius Mercator (Colkc-
tio Palatina, ACO I, 5, n° 42, 1-3, p. 169-170).
8. Voir PG 84, 65-85.
9. Un inventaire complet de la Chaîne a été dressé par Ch.Th. Knkonis,
Sunagôgè Patérôn eis to kata Loukan euaggelion, Byzantitia keitnena kai meletai 9,
Thessalonique 1973. Pour des raisons de commodité nos références seront
données aux numéros de cet inventaire.
10. Voir Krikonis, n° 131, 537 et 760.
11. Le Vindob. Theol. gr. 71 et le Monac. 473.
320 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

de Théodoret, dont trois sont encore des emprunts à son De


incamatione12. Il a donc fallu retirer, peu à peu, au Pentalogium de
încamaiione du P. Garnier la plus grande partie de sa substance,
la majorité des textes réunis par lui sous ce titre appartenant
en fait au traité Sur la Trinité et sur VIncarnation. Comme par
ailleurs toutes les citations attribuées à Théodoret ont pu être
identifiées13, il ne reste à mettre au compte du Pentalogos que les
trois citations qui, dans la Chaîne de Nicétas, portent effective­
ment cette mention14.
En annexe de l’édition du traité deThéodoret Sur la Trinité et
sur Tlncamation, que j’ai en chantier pour la collection « Sources
Chrétiennes », il m’a donc paru utile de faire figurer l’édition de
ces trois fragments grecs du Pentalogos, qui trouveraient diffici­
lement leur place ailleurs, et d’y adjoindre les extraits transmis
en traduction latine dans la Collectio Palatina. La parenté de la
thématique justifie, semble-t-il, une telle option. Pour l’édition
proprement dite du traité, j’ai été conduit à prendre en compte
une importante tradition indirecte, qui conforte ou permet
d’améliorer sensiblement, en plusieurs endroits, le texte transmis
par le Vaticanus gr. 841 : la Chaîne sur Luc de Nicétas, la Panoplia
dogmatica d’Euthyme Zigabène15, le Contra Gram\\2îS\maticum
de Sévère d’Antioche, les extraits antinestoriens de Marius
Mercator conservés dans la Collectio Palatina. Ma recherche
s’est tournée aussi vers deux florilèges dogmatiques attribués
à Théodoret. Le premier, qui se donne pour un écrit sur la
Trinité (0eoÔa>pyjrou èx tou 7tepi rrjç àyiaç TpiàÔoç), titre qui
ne correspond que très imparfaitement au contenu, aurait pu
contenir au moins quelques passages de la première partie du
traité, qu’ignore la Chaîne de Nicétas et que n’attestent en tradi-

12. Voir M. Richard, « Les citations deThéodoret conservées dans la chaîne


de Nicétas sur l’EvangUe selon saint Luc », Revue biblique 43 (1934), p. 88-96
(= Opéra minora II, n° 43,Turnhout 1977.
13. La seule citation deThéodoret que n’avait pas réussi à identifier M. Ri­
chard (n° 30, op. cil., p. 90), l’a été dernièrement par I. Pàsztori-Kupàn, en
annexe de son article « Quotations ofTheodoret’s De sancta et vivifica Trinitate
in Euthymius Zigabenus’ Panoplia Dogmatica », Augustinianum 42.2 (2002),
p. 481-489, sous le titre « A yet unidentified Excerpt ofTheodoret’s Quaestiones
in Exodum in Nicétas of Heracleia’s Catena of Luke » (ibid., p. 488-489).
14. Krikonis n° 503 (= PG 84, 68 D, 69 AC, 72 B : ’ApéXet ô TccQptYiX
- xal Ttpocprjrou xrjpoTropévrçv), 534 (= ibid., 72 C : "Oxav ouv àxouarjç
- xal XoyixYjv (j^xrjv ô 0e6ç Aoyoç) et 740 (= ibid., 85 AB : "Oxav xo£vuv
eupjiç - exocoTTj cpuaei wuXàxxtav xà tôia).
i 5. Dans le Titre XI ae sa Panoplia dogmatica, Euthyme Zigabène cite, sous
le nom de Cyrille d’Alexandrie, cinq extraits du De Trinitate de Théodoret
(PG 130, 653 BD ; 656 AD ; 656 D-657 B ; 657 BC ; 669 BC), comme l’a
récemment montré I. Pâsztori-Kupân (voir supra, n. 13), et dans le Titre XIV,
cinq autres extraits de son De incamatione, également sous le nom de Cyrille
(ibid., 905 D-909 D ; 909 D- 911 C ; 925 AB ; 925 BD ; 928 AD).
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU PENTALOGOS 321

tion indirecte que le Titre XI de la Panoplia d’Euthyme Zigabène


et une brève citation de Sévère d’Antioche16. Or, ce florilège,
qui a connu une certaine diffusion, puisqu’il est transmis par au
moins une douzaine de manuscrits, n’emprunte rien au traité
de Théodoret, mais se présente comme un assemblage de textes
qui n’appartiennent peut-être pas tous également à notre auteur,
même si plusieurs d’entre eux sont extraits de son traité Sur les
hérésies17.
Un second florilège, transmis par deux manuscrits presque
contemporains l’un de l’autre, YAmbrosianus gr. 1041 (xiii* s.)
et le Vaticanus gr. 2658 (xnT-xiv* s.), porte, quant à lui, sur
l’Incarnation18. Son titre très long : Extraits des écrits de Théodoret
de Cyr sur Vincamation du Sauveur et contre ceux qui prétendent
que la divinité du Christ et son humanité sont devenues une seule
nature, et qui rapportent la Passion à sa divinité, paraît annoncer
un opuscule en deux parties, un exposé doctrinal, suivi d’une
réfutation polémique. Telle est en effet, pour l’essentiel, la nature
de son contenu. Néanmoins il ne contient, lui non plus, aucun
extrait du De incamatione.
La première partie est presque tout entière un florilège de
ses Discours sur la Providence. En guise d’introduction, l’auteur
emprunte au début du premier Discours de Théodoret19 son
énumération des différents adversaires de la Providence, poètes
et philosophes, dont il entend réfuter les thèses, puis des princi­
pales hérésies, touchant la Trinité - la divinité du Verbe et celle
de l’Esprit (arianisme et macédonisme) - et l’Incarnation
(docétisme et apollinarisme). Mais, alors que Théodoret, au
terme de cette énumération, déclare renoncer pour l’instant à
la réfutation de ces hérésies, de manière à concentrer tous ses
« traits » contre les adversaires de la Providence20, l’excerpteur
omet ce passage et lui substitue un extrait du traité De incarna­

is. Sévère d’Antioche, Contra xmpium Grammaticum III, I, 5 (CSCO 94,


p. 46, 13-15).
17. Voir notre article, « Sur un prétendu De Trinitate attribué àThéodoret de
Cyr », in Ad Contemplandam Sapientiam. Studi di Filologia Letteratura Storia in
memoria di Sandro Leanza; Rubbettino 2004, p. 319-335.
18. Ces deux manuscrits présentent une collection, identique presque en
tous points, d’écrits et d’extraits patristiques. Le florilège attribué àThéodoret
figure dans VAmbrosianus gr. 1041 (H 257 inf, olitn A 28) aux ff. 122v-129v
(voir Martini-Bassi II, p. 1112) et aux fî. 209-220 du Vaticanus gr. 2658 (voir
la description détaillée de S. Lilla dans le catalogue des Codices Vaticani graeciy
Codices 2162-2254 (Codices Columnenses), Città del Vaticano 1985, p. 118-120).
19. Cf. PG 83, 557 D-560 D.
20. Ibid.j 560 D : « Cependant, laissons pour l’instant de côté toutes les
hérésies, car notre discours ne saurait, comme dans une habile bataille ran­
gée, lancer contre tout le monde à la fois les traits de ses arguments » (trad.
Y. Azéma, Théodoret de Cyr, Discours sur la Providence, Paris 1954, p. 103).
322 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

tione [121] Vnigeniti de Cyrille d’Alexandrie21. Cela lui permet


de compléter la liste des hérésies christologiques en y ajoutant
l’erreur de ceux qui divisent en deux personnes distinctes
- l’homme et le Dieu - « l’unique Christ » et pareillement celle
de ceux qui prétendent que le Verbe de Dieu s’est transformé
en « une nature d’os, de nerfs et de chair ». Ainsi le discours
tout entier peut maintenant rouler sur l’Incarnation, comme
l’annonce une phrase de transition, partiellement empruntée au
début du Discours X sur la Providence : « Ainsi donc, donnons
maintenant quelques brèves explications sur l’incarnation de
notre Sauveur et n’allons pas, comme ces gens-là, rejeter notre
Bienfaiteur22. » Commence alors la première partie de l’exposé,
qui reproduit environ les quatre cinquièmes du Discours X sur la
Providence23. Elle ne comporte donc pratiquement aucune mise
en cause directe des adversaires potentiels des positions que
défend Théodoret24.
Aussi, bien différent est le ton de la seconde partie de ce
florilège, dont une apostrophe fréquente chez Théodoret dans
le débat polémique souligne le début : « Mais qu’ils nous disent
(AXA* ei7t<rcoûaav) donc ceux qui rapportent la passion du Christ
à sa divinité...25 » Ce sera le ton utilisé jusqu’à la fin de cette
seconde partie26, sensiblement égale en longueur à la première,
le ton des écrits de Théodoret dans les premières années du
conflit avec Cyrille.

21. Il s’agit d’un assemblage de plusieurs extraits cyrilliens (cf. PG 75, 1193
BC; 1197 D), présentant quelques divergences par rapport au texte du traité.
22. CLThéodoret, Discours a sur la Providence, PG 83, 745 C8-10.
23. Pour un repérage précis de ces extraits, voir S. Lilla, Codices Vaticani
graeci, op. cit., p. 119.
24. Le ton du discours, celui de l’exposé doctrinal, n’est pratiquement ja­
mais polémique, si l’on excepte une mise en cause assez banale de ceux qui
font montre d’une « curiosité indiscrète » à l’égard de la Providence (PG 83,
764 A).
25. Très souvent, en effet, Théodoret interpelle de la sorte son adversaire,
qu’il s’agisse pour lui de contester une exégèse juive ou judaïsante ou les posi­
tions doctrinales de l’adversaire. Voir notre étude, L'Exégèse de Théodoret de
Cyr, «Théologie historique #100, Paris 1995, p. 511, n. 122.
26. Voici, à titre d’exemples, quelques-unes de ces formules : « Comment
donc pouvez-vous dire que la divinité du Monogène a souffert... », « Qu’ils
nous disent donc les inventeurs de cette nouvelle théologie... », « Dites-nous
donc... ». De même, l’auteur cherche constamment à enfermer son adversaire
dans un raisonnement contraignant jusqu’à l’absurde qui lui interdit toute
réponse : « Donc, puisque vous dites... et que vous affirmez avec force..., de
nouveau je veux vous faire cette demande : Dites-vous que s’est produite une
union de la nature assumée et de la nature assumante sans confusion, ou bien
une espèce de mélange et de confusion... ? Si donc c’est la seconde hypothèse,
dites alors quel élément l’a emporté... » ; « Si donc le mélange ne concerne
pas des natures incorporelles, mais des corps..., qu’ils disent, ceux qui nous
obligent à dire cela, comment il peuvent prétendre que Ta forme de Dieu’ et Ta
forme de l’esclave’ se sont mêlées... ».
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU PENTALOGOS
323

Il suffit de parcourir ce texte pour y reconnaît i •


thèmes récurrents de la polémique delltéodoreTcontteC8 ^
depuis l’époque de sa Réfutation des douze anathématismes Nous
ne saurions rendre compte ici de manière détaillée de Pa
mentation développée, mais il n’est peut-être pas inutile^ë
la présenter dans ses grandes lignes. Successivement, l’auteur
démontre donc que l’on ne peut rapporter la passion du Christ
à sa divinité sans nier sa consubstantialité avec le Père ou, si
l’on affirme cette consubstantialité, sans soumettre également
le Père à la Passion. D’où la conclusion de ce premier dévelop­
pement : « Si donc le Fils Monogène de [122] Dieu participe de
cette nature (i.e. la nature divine), il est de toute évidence sans
passion (aTCaôrjç), immuable (cnpeTCTOç) et sans changement
(àvaXÀOLCOTOç)27. » Après avoir écarté plusieurs erreurs relatives
à l’Incarnation - le docétisme, l’arianisme, l’apollinarisme -,
l’auteur établit que le Verbe divin a assumé un homme parfait et
conclut : « Donc un corps et une âme rationnelle et dotée d’un
intellect, unis et vivants, de quel nom l’appellerait-on à juste titre,
sinon de toute évidence du nom d’homme ?28 » Il en vient alors à
la question centrale, dans le débat entre les Orientaux et Cyrille,
celle de l’union des deux natures, et défend l’idée d’une union
sans confusion ni mélange. Il conteste pour cela l’argumentation
développée par les cyrilliens à partir de Jn 1,14 : Et le Verbe s'est
fait chair, dans la mesure où elle suppose, à ses yeux, un change­
ment incompatible avec la nature divine du Verbe29. L’analyse de
la notion de mélange, qui ne vaut que pour des réalités corpo­
relles, conduit à la conclusion suivante : « Il est donc clair qu’il
ne s’est pas produit un mélange ou une confusion des natures
qui se sont unies, mais que l’union s’est produite sans confusion
et que la spécificité de chaque nature est demeurée intacte, sans
relâchement de l’union30. » Cette union sans confusion justifie
par conséquent la reconnaissance des propriétés de chaque
nature au sein de l’union et la répartition des vocables, sans que
soit mise en cause l’unité de la personne du Christ. Du reste, le
Christ lui-même a opéré cette nécessaire distinction des natures,

27. El toIvuv tocutyjç ô MovoyevTjç olôç xoù 0soO (tou 0eoG ont. Vat. gr.)
{lETexei, àTraO^ç èoxi otjXovôtl xal axpETtxoç xal àvaXXoîuxoç (Ambrosianus
gr. 1041, f. 126v, 8-10 ; Vaticanus gr. 2658, f. 214v, 7-8).
28. Eûpa xotvuv xal tpuX'hv Xoyixtjv xal voepàv oi)VT][i|i£va xal Çûvxa,
xt av xiç eIxôxcoç xaXéoslev rj ôrjXovôxt av0pto7rov, (Ambrosianus gr. 1041,
f. 126v, 23-25 ; Vaticanus gr. 2658, f. 215, 1-3).
29. Voir infra, p. 126 (328).
30. Oùxoùv EÙÔYjXov ôç où xpâotç ooÔè oùyxuoiÇ ‘tûv évo>0eioûv èyévsxo
(pùosttv, àXX' àaoyYOxoç ëvcoaiç xal ëjietvE xïfé évtôostoç où Xuojiévrjç
ExâoxYjç cpùoEcoç f) (okSxyjç àx^paxoç (Ambrosianus gr. 1041, f. 127, 16-19 ;
Vaticanus gr. 2658, f. 215v, 13-16).
324 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

en annonçant sa mort et sa résurrection, quand il a dit : Détruisez


ce temple, et en trois joursje le relèverai Qn 2,19), pour bien montrer
la nature qui allait éprouver la Passion et celle qui assurerait sa
résurrection. L’auteur revient ensuite sur la notion de mélange
pour établir qu’il ne peut rien exister de tel entre incorporels et
corporels et affirmer une fois encore l’inconfusion des natures. D
entend le faire mieux comprendre en relevant d’abord les noms
du Christ qui se rapportent à sa nature divine, puis en montrant
la divinité cachée sous l’humanité assumée pour opérer le salut,
avant d’insister encore sur l’unité des natures sans confusion
et sur l’impassibilité de la nature divine. Puis il s’en prend de
nouveau vigoureusement à ceux qui prétendent rapporter la
souffrance de la Passion à la divinité du Christ, en interpré­
tant de manière erronée plusieurs versets scripturaires (Ac 3,
15 ; 1 Co 2, 3 ; Rm 10, 9), sans se rendre compte que certains
vocables, en raison de l’union, celui de « Seigneur » notamment,
sont devenus « communs » et ne sauraient, par conséquent,
être entendus de la seule nature divine. Une dernière attaque
est dirigée contre ceux qui prétendent que les deux natures
du Christ, après la Résurrection, seraient devenues une nature
unique et que leur distinction n’aurait plus lieu d’être. Une
brève conclusion reprend vigoureusement chacun des thèmes
développés dans cette seconde partie de l’opuscule. En voici les
premières lignes :
[123]« Que personne donc ne dise que se sont produits à l’égard
de la nature divine mélange ou confusion, souffrance ou mort,
que <personne> ne partage les sentiments de ceux qui blasphè­
ment contre le Fils et ne rapporte à la divinité ses souffrances, et
que <personne> ne dise que sont devenues une unique nature la
divinité du Monogène et l’humanité assumée : cela, c’est le fruit
absurde des enfantements d’Arius, d’Astérius, d’Aétius, d’Euno-
mius et d’Apollinaire31 !»
On a beau reconnaître dans toute cette seconde partie
du florilège des thématiques et un style caractéristiques de
Théodoret, on ne lui trouve de parallèles exacts dans aucune de
ses œuvres qui nous sont parvenues. Un des indices qui, à mon
sens, plaide le plus en faveur d’un ouvrage polémique datant des
premières années du conflit avec Cyrille m’a paru l’utilisation

31. Mrjôdç xofvuv Tp07cr)v Y) xpccoiv ^ auyxuoiv rj -rrâôoc rj Oàvaxov rcepl


ttjv 0elgcv (pûocv yEyEvflaQai ÀEyÉTco, pyjÔE xolç tôv ulov pXaa(prjp.oüoi
OÜ[X(ppOV£tTü> xal Tj) 0EÔDTTL OCÙTOÜ TOC 7tâ0T] 7rpOCTa7tTÉTO), py]Ô£ XeyETCO
ptav yEyEvfjoflai. cpuoiv xoù Movoysvoüç tyjv 0£ÔT/]Ta xal tyjv XyjcpÔEtaav
àv0çco7r6TTîTa- toùto yàp ’ApEiou xal ’AotEptou xal ’AetCoo xal Euvoptou
xal ArcoXcvaptou yévvripa xal àxÔTcr]p.a (Ambrosianus gr. 1041, f. 129v, 7-13 ;
Vaticanus gr. 2658, f. 220, 7-13).
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU PENTALOGOS 325

par Fauteur de l’argument tiré de Jn 2,19, « le signe du temple »,


pour légitimer l’expression de la théologie dyophysite défendue
par Théodoret et les Orientaux contre l’affirmation par Cyrille
d’une « unique nature ». Théodoret développe l’argument dès
sa Réfutation des anathématismes de Cyrille, et le reprend ensuite
sans grandes variations, dans sa Lettre aux moines d’Orient et dans
un chapitre de son De incamatione32. Il n’est donc pas surpre­
nant de le retrouver dans notre florilège33. L’étroite parenté
de ces différents passages ne peut faire douter que l’auteur du
florilège est bien Théodoret34. Contraint par les nécessités de la
polémique à multiplier les écrits doctrinaux, il puise visiblement
dans un même arsenal d’arguments et de citations sans grand
souci de renouvellement. Comme pour ses adversaires cyrilliens
l’argument tiré de Jn 1, 14 (Et le Verbe s*est fait chair), le « signe
du temple » serait même devenu pour lui, s’il faut en croire le
Mendiant de YEranistès35, l’un des princi[124]paux arguments,
sans doute un peu trop rebattu, que Théodoret et les Orientaux
auraient eu à opposer aux partisans de « l’unique nature ». Aucun
des trois écrits ci-dessus mentionnés où Théodoret développe
cette argumentation n’offrant une correspondance exacte avec le

32. Voir ces textes en Annexe.


33. Comme dans la Réfutation des anathématismes (Anath. II et XII : PG 76,
400 BC ; 449 C ; cf. aussi l’allusion à Jn 2,19 dans la réfutation de VAnath. VII,
ibid., 425 BC), cet argument y est utilisé à deux reprises, une première fois
dans le passage cité ci-dessous, et à la fin du florilège pour autoriser l’exégèse
présentée de Rm 10, 9, dont voici la traduction : « Si donc nous appliquons ici
le nom de ‘Seigneur’ à la divinité, on trouvera que c’est la divinité du Mono­
gène qui a été relevée par la divinité du Père, et, de toute évidence, nous trou­
verons que le blasphème d’Arius, d’Eunomius et d’Apollinaire s’est introduit
dans nos doctrines. Mais si, en raison de l’union, nous appelons ‘Seigneur’
l’humanité, et si nous croyons qu’elle a été relevée par la nature divine, la
promesse du Seigneur en sera renforcée, qu’il a faite aux Juifs en ces termes :
Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai » (Ambrosianus gr. 1041, f. 129,
27-35 ; Vaticanus gr. 2658, f. 219v, 10-19).
34. La parenté la plus étroite se constate entre la réfutation du deuxième
anathématisme de Cyrille et le passage cité ci-dessous de notre florilège (voir
Annexe) ; elle est très grande aussi dans la Lettre aux moines d’Orient (voir An­
nexe), dans la mesure même où Théodoret y reprend en partie l’argumentation
développée, dans sa Réfutation des anathématismes de Cyrille.
35. Cf. Ératiistès III, éd. Ettlinger, op. cit., p. 220, 16-22 : « Et où le Seigneur
a-t-il montré que c’était son corps qui était offert ? Ou bien allez-vous, de nou­
veau, nous produire le fameux témoignage : Détruisez ce temple, et en troisjours je
le relèverai et nous présenter avec hauteur l’explication de l’évangéliste : Il par­
lait du temple qu’était son corps, et lorsqu’il se fut relevé d’entre les morts, ses disciples
comprirent que c’était cela qu’avait dit Jésus et il crurent à l’Ecriture et à la parole
qu’avait dite Jésus. » Dans son Apologie contre Théodoret, sur VAnath. V (PG 76,
421 C ; ACOI, i, 6, p. 127, 29-31), Cyrille entend montrer qu’il ne méconnaît
pas l’argument, mais ne lui accorde pas la force que lui reconnaissent ceux oui,
comme Nestorius, réduisent, selon lui, l’union à une simple inhabitation (où
oxeTixrjv ènoLr\o(xxo rrjv èvotxrjotv).
326 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

passage de notre florilège, l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un


fragment du Pentalogos s’impose avec force.
Du reste, cette hypothèse a été déjà avancée par plusieurs
savants36, qui ont rapproché la seconde partie de notre flori­
lège d’une rubrique que Photius, dans sa Bibliothèque, consacre
à l’analyse d’un ensemble de vingt-sept livres de Théodoret37.
A lui seul, son titre présente en effet une grande similitude
avec l’indication fournie par Photius du contenu du premier
de ces vingt-sept livres dont il dresse l’inventaire38. A son tour,
le professeur Salvatore Lilla, au terme de sa description du
Vaticanus gr. 2658 et au vu du contenu doctrinal de ce texte sans
correspondant exact dans les écrits conservés de Théodoret, a
émis l’hypothèse qu’il pourrait provenir du Pentalogos39. Nous
pensons pouvoir en apporter la peuve définitive, au moins en
ce qui concerne, le passage relatif au « signe du temple ». Parmi
les extraits du Pentalogos, condamnés par le cinquième concile
œcuménique (553) et conservés en traduction latine dans la
Collectio Palatina, il s’en trouve un, dont on ne peut douter qu’il
soit la traduction fidèle de notre passage, en dépit de quelques
variantes mineures. Il suffit pour s’en convaincre de lire en paral­
lèle les deux textes.
El Ôè xpctoiç èyEyôvEi xai oôyxuaiç xat ^uaiç èÇ
àptpoïv è7reTEÂéo0Y], oute ô 0eôç ÈpEpEvrjxEi 0eôç oute ô vaôç
vaôç, àXXà xai ô 0eôç vaôç xai ô vaôç (puctEi 0eôç. Toûto yàp
f| xpaaiç èpyâÇerai. El Ôè toûto ootcoç elyzv, oûx elxôrcoç etprj*
Aôoare ràv vaàv toütov, eÔei yàp (pavai- « Aùoaxé pe xai
èv Tpioiv rjpepaîç èyepftVjoopai », eïtcep apa al Ôûo <pôoEiç Ôià
T7)ç xpàoecoç plav à7t£T£X£oav cpûoiv40.

36. Ainsi E. Schwartz, Zur Schriftstellerei Theodorets, op. du, p. 38-39 ;


H.G. Opitz, PW, col. 1785.
37. Photius, Bibliothèque, cod. 46 (éd. R. Henry, tome I, Paris 1959, p. 30-
32). Ces 27 livres ou logoi seraient, d’après les indications de Photius, répartis
en deux tomes ou biblia, l’un contenant les sept premiers logoi, et l’autre, outre
les 20 logoi suivants, les trois livres de 1 ’Êranistès.
38. Comparer le résumé que donne Photius du premier livre : « Le premier
combat ceux qui prétendent que le Verbe divin n’est qu’une nature unique
qui a reçu son principe de la semence de David et ceux qui attribuent des
passions à la divinité » (ô pèv 7tpd)TOç Xôyoç rcpôç toôç Xéyovxaç plav (pûoiv
ygyev^q9ai tôv ôeôv Xôyov xai tyjv èx artéppaToç AaOiô À-rjcpOeïaav ànapxw
xai 7tpoocatTQVTaç; tcc tcocOy; rÿ) 6e6rnm) avec le titre de notre florilège : èx
twv TCEpl Tf)ç ÉvavbpcoTajoEaiç tou ocox^poç xai Ttpôç toôç XéyovTaç plav
yEYEvf)o0ai cpuatv rrjv OEÔrrîTa toD XpiaxoD xai ttjv àvbpcoTtôTYjxa xai tô
Ttauoç 7tpoqà7TTQVTaç rr) ecénru ( Ambrosianus gr. 1041, f. 122, 39-122v, 2 ;
Vaticanus gr. 2658,1. 209, 13-14).
39. S. Lilla, Codices Vaticani graeci, op. cit., p. 120 : « Doctrinis inspectis
et comparatis conici fortasse potest, textum nostrum partem esse Theodoreti
operis quod Pentalogus inscribitur. »
40. Ce texte se lit au f. 127v, 5-11 de VAmbrosianus gr. 1041 et au ff. 216,
20-216v, 4 du Vaticanus gr. 2658.
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU PENTALOGOS 327

[125] Item ex eodem libro primo : Si permixtio aut confusio


fieret et una ex utraque substantia redderetur, neque deus
mansisset deus nec templum existeret templum, sed deus templum
et templum natura deus esset. Id enim operatur admixtio. Et si
hoc ita est, non conuenienter dominus ait : Soluite templum hoc,
et in triduo suscitabo illud. Oportebat enim ut diceret : « Soluite
me, et in tribus diebus resurgam *, si quidem duae naturae unam
permixtionis temperamento fecissent41.
L’indication fournie par la Collectio Palatina que cet extrait
appartiendrait au premier des cinq livres du Pentalogos semble
trouver une confirmation chez Photius (ô pèv 7tpwToq Xôyoç).
D’autre part, la même Collectio Palatina a conservé, en traduc­
tion latine, deux autres extraits du Pentalogos, tirés du livre II,
dont l’original grec nous est transmis par la Chaîne de Nicétas,
le premier accompagné de la mention « Pentalogos t*2. C’est
donc une raison supplémentaire de faire crédit aux indica­
tions fournies par cette collection conciliaire pour reconnaître
dans les extraits qu’elle présente et dans le texte en question de
notre florilège d’authentiques membra disiecta du Pentalogos de
Théodoret43.
Peut-on aller plus loin et faire l’hypothèse que toute la
seconde partie de ce florilège dogmatique est tirée du Pentalogos
comme la première l’est des Discours sur la Providence ? Nous
serions tenté de répondre par l’affirmative, mais en l’absence de
preuves dirimantes la prudence est de règle. Le seul fait que se
trouvent introduites dans la première partie du texte quelques
lignes empruntées à Cyrille d’Alexandrie suffit à y inviter44.
Tout au plus peut-on faire valoir que le fragment grec dont nous
pensons avoir apporté la preuve qu’il provient du Pentalogos
paraît s’insérer dans une démonstration parfaitement structurée
et que nous sommes là en présence d’un ensemble d’une seule
venue. Voici le passage :
« Nous croyons que notre Seigneur Jésus-Christ, dont nous
savons pour l’avoir appris qu’il est à la fois Dieu et homme, a
été crucifié et qu’il est ressuscité, que c’était bien évidemment
son humanité qui éprouvait la souffrance, tandis que sa divinité
ne recevait de là aucune souffrance, mais s’appropriait la
souffrance, comme étant celle de son temple. Elle consentait à

41. Ci.ACOl, 5,p. 166, n° 41, 3.


42. Ibid., p. 166-167, sous les n°’41, 4 et 41, 6, correspondant à Kriko-
nis 503 (= PG 84, 68 D-69C ; 72 AB) et 740 (= PG 84, 85 AB) dans la Chaîne
de Nicétas.
43. Néanmoins, à la fin de la même rubrique (Pentalogos), figurent de fa­
çon erronée trois textes provenant en réalité du De incamatione de Théodoret
(ibid., n° 42, 1-3).
44. Cf. supra, n. 21.
328 théologie et christologie

cette souffrance, en veillant au salut qui en découlerait pour toute


l’espèce <humaine>, mais elle était exempte de la souffrance,
selon la promesse qu’elle avait faite : Détruisez, est-il dit, ce temple,
et en trois jours je le relèverai (Jn 2, 19). Cela fait voir à l’évidence
qu’une chose est la nature du temple qui a été détruit et une autre
chose la substance de la divinité qui a relevé cette nature, mais que
notre Seigneur Jésus-Christ est de toute façon contemplé dans
son unicité.
En revanche, si s’étaient produits un mélange et une confusion,
et si de deux natures il en était résulté une seule, Dieu ne serait pas
resté Dieu, non plus que le temple, temple, mais tout à la fois Dieu
<serait> le temple et le temple <serait> Dieu par nature : car c’est
ce que produit le mélange. Pourtant s’il en allait ainsi, ce n’est pas
à juste titre qu’il a dit : Détruisez [126] ce temple, car il aurait dû
dire : ‘Détruisez-moi, et en trois jours je me relèverai’, si préci­
sément les deux natures, en raison du mélange, avaient eu pour
résultat une unique nature ; mais en réalité, pour montrer l’incon­
fusion des natures après leur union, il dit : Détruisez ce temple, et en
trois jours je le relèverai. »
Ce n’est pas l’unique passage à donner l’impression que
l’on se trouve en présence d’un texte d’une seule venue. On
note, en effet, à deux reprises, des renvois internes qui ont
leur cohérence45. Certes l’impression peut être trompeuse, et
l’excerpteur avoir été assez habile pour masquer les sutures entre
les différents extraits choisis46. On pourrait ainsi rapporter au
dixième livre deThéodoret, dont Photius dit qu’il « attaque ceux
qui mettent en avant avec des intentions mauvaises la parole :
Le Verbe s’est fait chair47, le passage de notre florilège où préci­
sément l’auteur réfute ce type d’argumentation, en ces termes :
« Est-ce la divinité qui, en l’emportant sur l’humanité, a trans­
formé en sa nature propre la nature de cette dernière ? Du reste,
comment pouvez-vous imaginer le contraire ? De fait, votre arme
la plus forte, votre rempart toujours prêt et votre grand syllogisme
contre la vérité, c’est le verset : Et le Verbe s’estfait chair (Jn 1, 14).
Or, s’il s’est fait chair par nature, il n’a pas transformé la chair
en sa propre nature, mais c’est lui en personne qui s’est changé
en la substance de la chair ; il n’est donc pas resté impossible à
circonscrire, s’il a subi un changement et s’il est devenu chair, car
cette dernière est circonscrite en un lieu et en un temps. En effet,

45. Ainsi deux renvois internes successifs au développement dans lequel


l’auteur précise les domaines dans lesquels peut s’appliquer la notion de « mé­
lange » (Ambrosianus gr. 1041, f. 127, 4 s. ; Vaticanus gr. 2658, f. 215, 12-21) :
* Par ailleurs, le nom de mélange, comme il a déjà été dit plus haut... » (Ambra-
sianus gr. 1041, f. 127v, 13-14 ; Vaticanus gr. 2658, f. 216, 7) et « Si donc le
mélange..., comme il vient d’être dit... » (Ambrosianusgr. 1041, f. 127v, 32-33 ;
Vaticanus gr. 2658, f. 217, 2).
46. On le vérifie du reste dans la première partie du florilège.
47. Photius, Bibliothèque, cod. 46, op. cit., p. 31, 18-19.
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU PENTALOGOS 329

comment celui qui subit un changement pourrait-il être appelé


sans changement48 ? »
Ou bien encore supposer que la mise en cause de ceux qui
professent une seule nature après la Résurrection est à rattacher
à ce que dit le même Photius du contenu du vingt-quatrième
livre de Théodoret, qui attaque « ceux qui suppriment la diffé­
rence des natures après la Passion et l’Ascension *49 :
« Mais ceux qui entreprennent des manœuvres frauduleuses
contre la vérité diront peut-être qu’après sa résurrection des morts
les deux natures sont devenues une unique nature. En effet, [127]
dit-on, puisque son humanité est également devenue impassible
et délivrée de toute espèce de corruption, la distinction n’a plus
lieu d’être50. »
On ne peut douter que, dans ces deux cas, l’on constate une
similitude de doctrine, mais les écrits de la période éphésienne
de Théodoret notamment sont là pour attester que les mêmes
thèmes sont inlassablement repris dans sa polémique avec
Cyrille. Pour le reste, rien dans cette seconde partie de notre
florilège ne paraît en désaccord avec les positions doctrinales
ou la terminologie de Théodoret. Comme dans son traité Sur
la Trinité et sur Tlncamation, expressions concrètes et abstraites
pour désigner les deux natures du Christ y sont indifféremment
employées, les expressions concrètes n’étant pas du reste les plus
nombreuses. Sans doute la controverse avec Cyrille a-t-elle déjà
conduit Théodoret, s’il s’agit bien de lui comme nous le croyons,
à insister davantage sur l’unité de la personne du Christ, dans le
temps même où il affirme avec vigueur la nécessité de distinguer
les natures et de répartir les vocables. Certaines des formules
utilisées - la distinction intellectuelle (èmvotot) des natures pour
bien montrer que l’on ne divise pas le Christ en deux Fils51 ou

48. 'H 0s6nrc TieptyevopévYj xifc àv9pw7TÔTrp:oç elç éaoTrjv rfy; èxeivrjç
pExrjyayE cpuaiv; Kai 7ttûç TtàXtv xàvavria SoÉ-oc^ete; Tô yàp toxopOTaxov
ôpûv ôttXov xai tô Ttpo^EipÔTaxov TtpôGXYjpa xai ô jiéyaç xaxa vfc aXrjQeiaç
auXXoytapôç, tô Kai o Aôyoç oàpÇ èyevero èartv. El Ôè aùxôç èyéveTO
cpuoei aàpl-, où rîjv oàpxa elç ty]v éauxoü (puoiv [iErrjyayEv. oAX' aùxôç
eIç tyjv exeîvyjç pETaGsQrjxev oùcn'av, où xoivuv pEjiÉvrjXEv àrc£pîypa7rco<;
eI Tpaitelç èyEVETO aâpH,- TtEptypaTrrrj yàp aurr) xai tôtcw xai xpôvcp. riûç
yàp àTpETTOÇ EixÔTwç ô TpoTTYjv Ù7top£Îvaç xXtjôeitj; (Atnbrosianus gr. 1041,
ff. 126v, 34-127, 3 ; Vaticanusgr. 2658, f. 215, 12-21).
49. Photius, Bibliothèque, cocL 46, op. cit., p. 31, 40-41.
^ 50. ’AXX' Tacoç oi xaxà tt\ç àX-qOEiaç xaxoxEYVEÎv £7UX£<-Poüvteç [icxà
yrjv èx VEXpûv àvàaxaoiv ptav àpcpco yEyEv^aoai xàç; cpùaEiç XéI-ouolv*
àTtaôouç yàp YEVopévYjç xai tî)ç àvQptüTtôxTjTOç xai <p9opàç à7iâo7j<;
ÈXEuOépaç, oùxetl xtipav Y) Ôiaipsotç, (prjoiv. exei. (Ambrosianus gr. 1041,
f. 129, 35-40 ; Vaticanus gr. 2658, f. 219v, 20-23).
51. «... en considérant cela dans l’unique Christ, nous reconnaissons les
propriétés de chaque nature et nous disons que les souffrances appartiennent
à la chair, tandis que nous croyons que l’activité miraculeuse appartient à la
330 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

l’appropriation (otxeicoaaiiévYjç) par la divinité de la passion


subie par son humanité52 - ne seraient pas désavouées par Cyrille
lui-même, et se rencontrent dans d’autres écrits deThéodoret53.
Tout nous porte donc à croire que l’ensemble du texte de ce
florilège a bien pour auteur l’évêque de Cyr. S’il nous est impos­
sible d’affirmer catégoriquement qu’il provient tout entier [128]
de son Pentalogos, il en fait connaître pourtant un nouveau
fragment grec et nous met en présence d’un écrit doctrinal, sans
autre correspondant exact dans ses écrits polémiques dirigés
contre Cyrille. A ce titre, il nous paraît utile de faire figurer le
texte de ce florilège en annexe de notre édition de son traité Sur
la Trinité et sur VIncamation.

divinité ; en opérant cette distinction par la pensée, nous ne divisons pas notre
unique Seigneur Jésus-Christ en deux Fils ou Seigneurs, mais nous recon­
naissons la différence des natures et, en croyant que l’union s’est produite de
manière indissoluble, nous lui présentons une unique adoration (... xaôxa èv
tw évl ôewpoüvreç Xpiaxw, yvwpiÇopEv xà éxàaarr]ç cpùaewç l'ôia, xal xÿjç
(icv aapxôç cîvat xà 7tà9rj (papev, xfjç Ôè 0e6ty)toç xàç 0aopaxoopYiaç
rivai maxeùopev, xai xaûxa xfj emvoia ôiaipoüvxeç oux elç ôùo otoùç
y) xupi'ouç xôv ëva xùpiov rjpwvlïjooôv Xpioxôv pEpiÇopev, àXXà xwv
<pùaewv yvwpi'Çopev xô Ôiâipopov, xal xr^v evwaiv àÔiai'pExov yeyevfia9ai
7uaxeùovT£ç piav aùxû 7tpoa<pépop£V xyjv Ttpoaxovrjaiv. Cf. Ambrosianus
gr. 1041, f. 127, 27-33 (Vaticanus gr. 2658, f. 216, 2-8).
52. « C’était bien évidemment son humanité qui subissait la souffrance,
tandis que sa divinité n’en recevait aucune souffrance, mais s’appropriait la
souffrance, comme étant celle de son propre temple » (... xfjç àv9pco7tôx7ixoç
ÔTjXovôxi Tca9ouoT]ç, xijç Ôè Oeôttjtoç 7tà9oç pèv èxeîôev où oe^apévYjç,
oixEiwaapévYjç Ôè xô 7tà9oç cbç olxeiou vaoü... Cf. Ambrosianus gr. 1041,
f. 127, 37-39 ; Vaticanus gr. 2658, f. 216, 12-14).
53. C’est vrai surtout du terme « appropriation » : v.g. In Psal. 49, 5 : ô
xà xwv àv9p(6rcwv olxEioùpevoç 7râ9^ (PG 80, 1164 O ; In Is. 17, 56-58
(Is 53, 3) : Av9pco7toç èv 7tXyiyfj wv. ''EÔeiÇe vr\v cpuaiv xrjv ÔE^apévrjv xô
7ia9oç- xô owpa yàp xw oxaupw 7tpooy)Xw9r], yj Ôè Ôeôxyjç wxeioüto xô
7tà9oç (SC 315) ; Lv 19 : ...xfiç (ièv aapxôç èeÇapevriç xôv Ôàvaxov, tttç
ôè 0£Ôtt]toç olxeiwaapÉvrjç xo xfjç àv9pco7tôxY)xoç 7i:à9oç. (FM I, p. 170,
15-17) ; Iti 1 Cor. 15, 27-28 : ... xal xà yjpÉXEpa olxEioùxai ... xrjv xôxe
ÔTtoxayyjv olxeioùxai (PG 82 B. C) ; In Hebr. 2, 5-8 : ... àppôxxEt Ôè xfj
èÇ rjp&v àTtapxfj, wç olxeioupévfl xà nâor\(; rÿjç cpùoEiûç. Tà ôè YjpéxEpa
olxEioùpEvoç oxôjia xÿjç (pùoEwç yEyovev (ibid., 692 A) ; Eranistes, III :
Kal yàp èvxa09a ôpwjiEV xôv xfjç Oeôxyjxoç xal xfjç àv9pa)7tôxY]xoç xùixov,
rijç |ièv 0uoji£V7]ç, xfjç Ôè olxEioupévyjç xô 7tà9oç. (Ettlinger, 211, 22-24) ;
ibid., Dent, per syll. 10 : El ... (prjaaiev ôè (pùaei 7tE7tovüEvai xtjv aàpxa,
xôv Ôé ye 0eôv Àôyov wxEicàaôai xô 7tà9oç wç iôiaç aapxôç... (ibid., 263,
5-8) ; jDent, per syll. 16 : ... ôôùvyjv pèv èx xoü 7tà9ooç où ôexopevYj, xô
Ôè 7tà9o^ olxEicoaapévT), wç vaoù ye lôioo xal aapxôç Yjvcopévyjç... (ibid..
UN NOUVEAU FRAGMENT GREC DU
pENTA LOGOS 331

Annexe

Réfutation de Vanathématisme U de Cyrille


(.PG 76, 400 BC ; /ICO I, I, 6, p. 114,18-24) ^
Xpy] Ôè neideodai z(ô Kupicp Ôeixvuvxi xàç Ôuo cpûactç xai
XérovTi xolç ’louÔaioiç' Auoaze zàv vaàv zoùzov. xai èv zptoiv
rjpépaiç èyepcô aùzôv. Et Ôè xpâaiç èyeyôvet, orne 0eôç èpepev^xEt
0eôç oûxs vaôç èyvcoptÇEXo vaôç, àXXà xai ô vaôç 0eôç xai ô 0eôç
vaôç. Toûxo yàp ô xijç xpaasuç PoûXcxai Xôyoç. Kal Ttepixtàç
ô Kôpioç situe xoïç ’louÔatotç ylucraTE xôv vaàv zoùzov, xai èv
zptoiv rjpépatç èyepcô aùzôv èypfjv yàp (pavai- « Auoaxé pc xai èv
xpiolv f)pépaiç syEpôVjaopai », etrcep àXT]9üç xpâaiç xiç èycyôvei
xat auyxuatç.
Mais il faut accorder foi au Seigneur qui fait voir les deux natures
et dit aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Or, s’il
y avait eu mélange, Dieu ne serait pas demeuré Dieu et le temple non
plus ne se serait pas fait connaître comme temple, mais tout à la fois
le temple serait Dieu et le Dieu temple. Voilà en effet la logique que
commande le mélange. Et le Seigneur aurait dit de manière superflue
aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai ; car il aurait
dû dire : « Détruisez-moi et en trois jours, je me relèverai *, s’il y avait
eu réellement mélange et confusion.

Lettre aux moines d’Orient


(SC 429, ep. 4,92-104 ; traductionY. Azéma légèrement modifiée)
Aiô sva Xpiaxôv, ëva Tlôv, ëva Kupiov ôpoXoyoüpEv oüxe yàp
xt]v ëvcoatv XôopEV, xai àaûyxoxov aùxrjv yeyevfjaÔai TuaxEÔopev,
zcô Kopia) 7UEi9ôpEvoi Xéyovxi xoïç ’louÔaioiç Auoaze zov vaàv
zoùzov, xai èv zptoiv rjpépatç èyepcô aùzôv. El Ôè xpàatç èyeyôvei
xai ouyyuoiç à7uexEXea9ï|, ExpYjv elicelv « Aûaaxé ps xai èv xpiaiv
Y]pÉpaiç èyep9yjCTopat ». NOv Ôè Ôstxvùç a>ç àXXo pèv ô 0eôç xaxà
tyjv cpôaiv, àXXo Ôè ô vaôç, elç Ôè Xpiaxôç àptpôxspa, Auoaze,
cpTjai, zàv vaàv zoùzov, xai èv zptoiv Yjpépaiç èyepcô aùzôv, oaqxôç
ÔiÔàaxtov coç ôxi oùy ô 0eôç rjv ô XuôpEvoç, àXX' ô vaôç. Kai xoù pèv
rj cpuaiç xrjv Xôaiv Ô7ueÔexeto,xoû Ôè tj Ôûvapiç yjyctpE xôv Xuôpevov.
Aussi, un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur, voilà ce
que nous confessons ; car nous ne détruisons pas l’union, mais nous
croyons qu’elle s’est opérée sans mélange, soumis en cela au Seigneur
qui disait aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. S’il
y avait eu mélange et confusion et si les deux natures n’en avaient plus
formé qu’une, il aurait dû dire : « Détruisez-moi, et en trois jours je
me relèverai. » Mais, comme il veut montrer qu’autre est le Dieu selon
332 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

le nature, et autre le temple, mais que les deux sont un seul Christ,
Détruisez [129] ce temple, dit-il, et en troisjoursje le relèverai, afin d’ensei­
gner ainsi clairement que ce n’était point le Dieu qui était détruit mais
son temple, que la nature de celui-ci était compatible avec la destruc­
tion, tandis que la puissance de l’autre relevait celui qui était détruit.

Sur VIncarnation, c. 18
(PG 75, 1452 BC)
"Exepoç Ôè ô xaxoïxrçaaç xaxà xôv Xôyov tfjç (puaecùç, xai exepoç
ô vaôç. Aiô xai xolç ’louôaioiç è'Aeye* Auoaze tôv vaôv toûtov,
xai èv zpioiv rjpépaiç èyepcô aùzôv. Auoiç ôè toû vaoù, t|>i>xfjç
xai owpaxoç y} ÔiàÇeuÇiç- Oàvaxoç yàp èaxi (J^xfjç ànà acopaxoç
àvaxwp-rjaiç- oùxoùv xtjv Auoiv xoû vaoü ô xfjç (|>i>x*ÏÇ èpyàÇexai
Xcopiapôç- el xoévov..., wç oùx àijjuxov oôôè àvoov, àAAà xeAeiov
av0pa)7iov ô 0eôç àveAà6exo Aôyoç- el yàp àvxi xfjç àfiavàxoo
(Jjuxijç, èv xâ) àvaXyj(p0évxi awpaxt, yéyovev ô 0eôç Aôyoç, ehtev ôcv
xolç ’louÔaioiç « Auaaxé pe, xai èv xpiaiv fjpépaiç àvaaxfjaopai • »
vûv Ôè ÔiÔàaxuv, xai xoû vaoû x6 xrçvixaüxa xô Gvrfuôv, xai xô
ôuvaxôv xfjç èvoixouoYjç ©eôrrçxoç, Aôoazs, tpyjoi, tôv vaôv toutov,
xai èv zpioiv rjpépaiç èyepco aùzôv' où yàp èyw, cpYjolv, ôcp' ôpcov
Xu0rjoopat, àXA' ô Ay](p0elç ùn èpoü vaôç.
Cependant, autre était celui qui a établi sa demeure selon
les normes de la nature <humaine>, et autre le temple. C’est bien
pourquoi il disait aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le
relèverai. Or, la destruction du temple, c’était la disjonction de l’âme
d’avec le corps : car la mort, c’est le retrait de l’âme loin du corps,
ainsi donc, la destruction du temple s’accomplit par la séparation
d’avec l’âme. Si donc..., ce n’était pas un homme sans âme et sans
intelligence, mais un homme parfait que le Dieu Verbe avait assumé.
Car si, au lieu de l’âme immortelle, c’était le Dieu Verbe qui s’était
trouvé dans le corps assumé, il aurait dit aux Juifs : « Détruisez-moi, et
dans trois jours je ressusciterai. » Mais en réalité, c’est pour enseigner
le caractère alors mortel du temple et la puissance de la divinité qui
l’habitait, qu’il déclare : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai.
Car ce n’est pas moi, dit-il, que vous détruirez, mais le temple que j’ai
assumé...
35

UNE LETTRE INÉDITE DE


THÉODORET DE CYR
CMOSCOU, BIBL. SYNOD. 509 [VLADIMIR 247])

La découverte d’une lettre inédite de Théodoret dans un


manuscrit de Moscou appartient au R.P. Joseph Paramelle, et
c’est à lui qu’aurait dû en revenir l’édition, si l’état de sa vue le
lui avait permis. Nous devons à sa générosité non seulement de
nous avoir signalé l’existence de cette lettre, mais de nous avoir
également communiqué la transcription du texte grec qu’il en
avait faite à partir d’un microfilm conservé à l’I.R.H.T. Qu’il
trouve ici l’expression de notre admiration et de notre gratitude.
Nous espérons seulement n’être pas trop indigne de l’édition
qu’il aurait su donner de ce texte.
Le manuscrit. - Le Mosquensis, Bibliotheca Synodalis 509
(Vladimir 247), un manuscrit papier tardif - XVIe s., in 4°, 220 x
143 mm., 244 ff., 29 lignes - se présente comme un recueil
disparate de textes patristiques. La lettre de Théodoret figure
aux ff. 189v, 1. 1-194v, 1. 10. D’écriture régulière, comportant
de nombreuses abréviations, le texte présente une majuscule
ornée en tête de chaque folio1, mais aucun alinéa. Si l’on
excepte quelques bévues dues au copiste ou à son modèle, il
semble avoir été copié avec soin : on note une seule omission
réparée dans la marge (f. 194 : èÔéÇocTo) et quelques corrections
apportées au-dessus de la ligne, sans qu’on puisse toujours
décider, à la lecture du microfilm, s’il s’agit de la même main.
La confusion assez fréquente entre voyelles longues et brèves ou

1. Parfois aussi à l’initiale d’un mot de la deuxième (f. 191) ou de la


troisième ligne (f. 193).
334 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

les cas d’iotacisme dans le traitement des diphtongues méritent


à peine d’être signalés, tant ce sont là des phénomènes courants.
On notera, en revanche, au f. 193v - de la même main,
semble-t-il, que celle du texte -, la présence de deux scolies
relatives à la citation de Jn 10, 34-38. La première, signalée par
un sèmeion devant les mots èv xcô vôp,w 6{xwv (§ 3,183), occupe
trois lignes dans la marge de gauche ; elle précise le sens de « loi »
dans la citation johannique (Jn 10, 34). La seconde, signalée par
un hèliakon, au début du verset suivant de cette même citation
(§3, 184 : ri ouv èxrivooç sine ôeouç), est nettement plus
longue et parfois difficile à déchiffrer sur le microfilm dont
nous avons disposé2 : elle occupe d’abord, au bas du folio, trois
lignes et demie qui outrepassent légèrement à gauche celles de
la lettre ; elle se prolonge ensuite, dans la marge, sur huit lignes
et demie, en dessous de la première scolie. Comme l’indique, au
bas du folio, la mention èfytfriOH;, elle offre une paraphrase de
Jn 10,35-36, destinée à souligner l’inconséquence des reproches
adressés au Christ par les Juifs : comment peuvent-ils, eux qui
ne sont appelés dieux que par grâce, lui faire grief de se dire
Dieu, quand il est Dieu par nature ? La même idée est reprise
dans la scolie marginale à laquelle renvoie, au terme de cette
première paraphrase, une espèce de D inversé.
Vauthenticité. - L’authenticité de l’attribution àThéodoret ne
fait aucun doute : l’occasion de la lettre, son contenu doctrinal,
sa structure et l’argumentation développée, les citations scriptu­
raires, le style même, tout l’apparente aux lettres de notre auteur,
écrites entre 448 et 450. Les nombreux parallèles que l’on
peut établir entre plusieurs de ces lettres et la nôtre devraient
permettre de proposer une datation plus précise.
Les destinataires. - En revanche, les destinataires, Helladès et
Théophile, donnés pour « prêtres et moines » par l’adresse de la
lettre, nous sont à ce jour inconnus. Aucun destinataire du nom
d’Helladès ne figure parmi les correspondants de Théodoret3,
et ce nom n’est pas davantage attesté jusqu’ici dans les proso-
pographies antiques. On trouve chez lui un destinataire du
nom d’Helladios4, mais il est exclu qu’il puisse s’agir du même

2. Nous tenons ici à remercier tout particulièrement Guillaume Bady, cher­


cheur (CNRS) à l’Institut des Sources Chrétiennes, de l’aide importante qu’il
nous a apportée pour déchiffrer ces scolies et, en plusieurs autres cas, pour
décider d’une leçon à adopter dans l’établissement du texte.
3. Voir Théodoret, Correspondance : SC 429 (collections conciliaires), SC 40
(collection de Patmos), SC 98 et 111 (collection Sirmondienne).
4. Il s’agit d’Helladios de Tarse, à qui sont adressées entre 432 et 434 trois
lettres, transmises par les collections conciliaires, les ep. 12, 22 et 30 (SC 429).
UNE LETTRE INÉDITE DE THÉODORET DE CYR
335

personnage dont le nom aurait été déformé • H^ii ,*• . .


partisan des Orientaux et un adversaire de Cvriii i etait 1111
Helladès paraît proche des mü.eux «nonopK^ ”
moins, enclin a leur prêter une oreille complaisante Le nom de
Théophile est nettement mieux attesté, mais le seul personnage
de ce nom cite ,usqu ici dans la correspondance de Théodoret
est l’oncle de Cyrille d Alexandrie5. La liste de ses correspon­
dants s’enrichit donc de deux nouveaux noms, sans que l’on
puisse faire autre chose que des hypothèses sur la localisation
géographique de ces destinataires, leurs relations avec notre
auteur et la part qu’ils ont pu prendre dans le conflit qui devait
aboutir à sa condamnation par le concile d’Éphèse de 449.
Datation. - La date de rédaction de cette lettre semble
pouvoir être déterminée avec une relative certitude, malgré
l’absence de tout critère de datation externe. En effet, bien
que Théodoret n’y fasse aucune allusion directe à sa situation
personnelle, tout porte à croire qu’elle a été écrite peu de temps
après sa relégation à Cyr, intervenue au printemps 448, en tout
cas, avant sa déposition par le concile d’Ephèse de 449. Plusieurs
critères internes convergents permettront peut-être de préciser
davantage.
Que Théodoret commence sa lettre en faisant état d’accusa­
tions mensongères répandues contre lui et de l’impossibilité dans
laquelle il se trouve de se défendre devant un « tribunal » pour
faire justice de ces allégations calomnieuses, offre un premier
indice propre à faire entendre qu’il est déjà à cette date assigné à
résidence, avec interdiction de franchir les limites de son diocèse.
Sans doute cela n’est-il pas dit explicitement, à la différence de
ce que l’on constate, à partir de 448, dans plusieurs lettres où
il proteste pareillement de son orthodoxie et réclame le droit de
se défendre. Or, rappelons-le, l’édit impérial lui interdisant de
quitter son diocèse ne met nullement en cause son orthodoxie : il
n’est motivé que par le « trouble à l’ordre public », prétendument
provoqué par les synodes que Théodoret réunirait à Antioche6.
L’accusation d’hérésie, portée contre lui, paraît donc n’avoir été
orchestrée que dans un second temps par ses adversaires, au
demeurant restés anonymes, à un moment où il n’avait plus la
possibilité de se déplacer pour aller plaider sa cause à Antioche
ou à Constantinople. Dès lors, pour se justifier et réfuter leurs
accusations, seule lui restait la ressource d’adresser des lettres à
5. Cf. ep. 83 (SC 98).
6. Cf. ep. 79 au patrice Anatole (SC 98, p. 184, 3-4) ; ep. 80 au préfet Eutrèque
(ibid., p. 188, 22-27) ; ep. 81 au consul Nomus (ibid., p. 192, 8-10) ; ep. 82 à
Eusèbe d’Ancyre (ibid., p. 200, 6-12).
théologie et christologie
336

™ collègues dans l’épiscopat, aux amis dont il espérait ou solli­


citait le soutien, à des magistrats impériaux capables d’intercéder
en sa faveur auprès de l’empereur. Tel paraît être le contexte et
l’état d’esprit, dans lesquels est rédigée cette lettre apologétique,
à l’adresse d’Helladès et de Théophile.
On y relève, en outre, toute une série de thèmes, de citations
scripturaires et d’arguments, également présents ou développés,
sans grande variété, dans la plupart de ses lettres écrites à partir
de 448. A commencer par la référence récurrente à la dernière
des Béatitudes (Mt 5, 11-12), intégralement citée au début de
notre lettre et à la fin de celle qu’il adresse, au début de l’été
448, à l’évêque Domnus d’Apamée, dont il aurait attendu une
marque de soutien7. Seule, dit-il ici, peut ternir la joie des
victimes de la calomnie, la douleur de voir aller à leur perte les
auteurs du mensonge8.
Pour autant, cette déclaration liminaire ne l’empêche pas
de dénoncer aussitôt l’injustice dont il est l’objet : on l’accuse
d’hérésie, mais on lui refuse la possibilité de se défendre, au
mépris de toutes les lois. On a là un autre thème récurrent de
sa correspondance au temps de sa relégation. Cependant, le
voir invoquer ici, comme dans sa lettre au consul Nomus, datée
du printemps 448, la conduite du gouverneur romain Festus
à l’égard de Paul, et citer également Ac 25, 16 pour montrer
l’équité de ce païen respectueux des droits de l’accusé, peut être
l’indice d’une rédaction, assez proche dans le temps, de ces deux
lettres9. La présence de la citation d’Ex 23, 1 (« N'accueille pas
un vain bruit »), dans notre lettre et dans celle adressée à Eusèbe
d’Ancyre10, pourrait fournir un autre indice de datation, mais
peut-être plus fragile, car cette citation reparaît dans une lettre
manifestement plus tardive11.

7. Cf. ep. 87, SC 98, p. 232, 5-9. Autres références par allusion à Mt 5, 11-
i06,4-5w 131 (ibid->p-n2’

8. Cf. ep. 133 à lias d’Edesse, invité à adopter la même attitude à l’égard de
ses adversaires, après sa déposition par le concile d’Éphèse de 449 (SC 111,
p. 124,21s.).
9. Cf. ep. 81, SC 98 ; Théodoret y souligne qu’il s’agit d’accusations
anonymes (ibid., p. 192, 9-10).
10. Cf. ep. 82, SC 98, p. 204, 3-8. La citation peut avoir ici valeur de
reproche autant que de mise en garde : Eusèbe semble avoir été, comme
Domnus d’Apamée (ep. 87, ibid.) ou Basile de Sélcucie (ep. 102, SC 111), un
de ces évêques timorés ou versatiles, dont Théodoret aurait espéré un soutien
qu’il se voit oblige de leur réclamer.
11. Cf. ep. 146 aux moines de Constantinople (SC 111, p. 198, 25 s.), datée de
450/451 (cf. M. Richard, « Un écrit de Théodoret sur l’unité du Christ après
l’incarnation *, RSR 14 ( 1934 ), p. 34-61 [52]).
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR
337

D’autres rapprochements, cette fois avec l’P


en 447, laissent supposer que Théodoret a encnr^’-publle
l’esprit ce qu’il écrivait dans son traité et plaident en feveur de
la datation proposée. On notera d’abord son refus d’invoauer
Jn 2, 19 pour légitimer sa christologie dualiste, sous prétexte
que l’« argument du temple », largement utilisé autrefois contre
Cyrille, a le don d’irriter les monophysites, alors qu’il veut les
convaincre12. Ensuite, pour la première fois après VÉranistès,
il utilise ici les paroles de l’institution de l’eucharistie comme5
argument en faveur de l’impassibilité de la nature divine du
Christ13.
Enfin, bien que l’argument stylistique soit à manier avec
précaution, il semble que l’on puisse tirer de l’emploi récurrent
de l’adjectif aniaros et du verbe correspondant (aniaô), dans
plusieurs lettres dont la datation paraît assurée, d’autres indices
pour établir la date de rédaction de notre lettre. Souligner que
la formule intensive, utilisée au début de la lettre pour exprimer
la douleur d’ordinaire ressentie par une victime de la calomnie,
se rencontre aussi, mot pour mot, dans une lettre de consolation
adressée à une femme qui vient de perdre son époux14, présen­
terait peu d’intérêt, si Théodoret n’y mentionnait explicitement
que son assignation à résidence l’a mis dans l’impossibilité de se
rendre auprès d’elle pour la réconforter15. La même raison est
avancée dans une autre lettre de consolation, datée elle aussi de
448-449, où l’on note également la présence, bien naturelle par
ailleurs en un tel contexte, de l’adjectif aniaros16. Plus remar­
quable sans doute est celle du verbe aniasein au début de la lettre
adressée à l’avocat Eusèbe, d’autant qu’il existe une parenté
évidente entre les idées exprimées là et au début de notre
lettre : ceux qui ont répandu contre lui une « immense rumeur *
- entendons une calomnie - en pensant l’« accabler de chagrin »
en seront pour leurs frais, déclare en substance Théodoret, qui
se dit rempli de joie à l’idée des épreuves que peut lui valoir son

12. Cf. Lettre § 3, 8 ; Eran. III, Ettlinger, p. 220, 17-18 ; 255, 3-5. Sur
l’abandon progressif de cet argument polémique après l’Acte d’union (433),
voir dans ce volume notre article (n° 38) «Théodoret et le signe duTemple... »
13. Cf. Lettre § 3, 8 ; Eran. I, Ettlinger, p. 78, 15-16 ; 79, 14-15 ; III, ibid.y
p. 221, 21-22. Argument repris dans Vep. 146 aux moines de Constantinople
(SC 111, p. 188, 1 s.), datée de 450/451.
14. Comparer Lettre § 1 : otviapôv x6 ouxocpavxeîoOai. xai Xtav àviapdv
et ep. 69 : «Je sais certes que c’est une chose pénible, très pénible même, que
la séparation » (wç àviapôv ô x^piap-dç, xai Xiav àviapôv), SC 98, p. 150,
19-20 ; la lettre est datée par Y, Azéma de 448-449.
15. Cf. ep. 69 à Eugraphia (SC 98, p. 150, 1.6); il en est empêché par les
liens (0eop.dc) qui le retiennent à Cyr : « Mais puisque j’ai été, malgré moi,
empêché d’acquitter ma dette... »
16. Cf. ep. 14 à Alexandra (SC 98, p. 48,19 ; 52,18-19 : Ôeopà).
THÉOLOGIE et christologie
338

dogmes divins ». Or, la lettre daterait de la fin


combat pour les 17
448 ou du printemps 449 * . .
Reste à savoir d’où est partie la calomnie qui paraît s’être
*
répandue tout à coup contre lui, du jour où il s’est trouvé
diocèse. Qu’elle ait été alimentée en sous-
main par Dioscore et Eutychès, que la publication de VÈranistès
ait contribué à lui attirer l’animosité de bien des partisans du
monophysisme eutychien - clercs, moines, évêques et fonction­
naires impériaux -, qui voyaient en ce théologien un adversaire
redoutable, cela n’est guère douteux. Peut-on préciser davan­
tage ? Deux lettres désignent, en effet, ouvertement les clercs
d’Osroène comme à l’origine des calomnies dont il est l’objet,
l’une adressée en avril-mai 448 au patrice Anatole18, l’autre, au
début de l’été de la même année, à l’évêque Domnus d’Apamée,
auquel est reproché son manque de soutien en de telles circons­
tances19. En toile de fond, l’affaire d’Ibas d’Édesse, métropolite
de POsroène, son conflit avec des prêtres de son clergé20, et
la sentence d’excommunication, aussitôt portée contre eux
par Ibas, puis temporairement levée grâce à l’intervention de
Domnus d’Antioche pour leur permettre de célébrer les fêtes
pascales. Après la fête de Pâques, qui tombait, cette année-là,
le 14 avril, un concile se réunit à Antioche, sous la présidence
de Domnus, qui déposa les clercs rebelles et accusateurs d’Ibas.
Or, à cette date, Théodoret avait déjà interdiction de quitter
son diocèse et n’a donc pas pu se rendre à Antioche pour parti­
ciper à ce concile. Il n’est donc pour rien, comme il le rappelle,
dans la sentence prononcée contre ces clercs21 qui, maintenant,
par ressentiment, répandent contre lui leurs calomnies. S’il n’a
pas participé au concile, c’est pourtant bien à Antioche qu’il se
trouvait, avant Pâques 448, quand le décret impérial, lui enjoi­
gnant de rejoindre Cyr et lui interdisant désormais de franchir
les limites de son diocèse, lui fut communiqué. On peut donc
penser qu’il a débattu alors avec Domnus de la conduite à tenir
dans cette affaire et de la solution à lui apporter. En outre, ami

17. On pourrait également retenir la datation de 448 pour l’une de ses lettres
festales (ep. 5, SC 98), où il évoque les « tribulations » au milieu desquelles il se
trouve et l’espérance de la délivrance de ses peines (r/jv TtavreXi} tô>v àviccpôv
7tpour}vtjouot Àùotv).
18. Ep. 111,50 111, p. 44-47.
19. Ep. 87, SC 98, p. 232-235.
20. Sur cette affaire, voir J. Héfélé-H. Leclercq, Histoire des conciles II. 1,
Paris 1908, p. 490-498 ; C. Fraisse-Coué, « D’Éphèse à Chalcédoine : la ‘paix
trompeuse’ (433-451) », in Histoire du christianisme, t. 3 (éd. L. Pietri), Paris
1998, p. 39-40.»
21. Cf. ep. 87 à Domnus d’Apamée (SC 98, p. 232, 22 s.) ; ep. 111 au patrice
Anatole (SC 111, p. 44,2 s.).
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR
339

d’Ibas, il menait avec lui le même combat « no„r i„ a-,


l’orthodoxie », ce qui lui valut d’être, comme lui Lt î
déposé au Brigandage d’Ephèse (449). Tout cela oeut ,.vTE **
l’animosité des clercs d’Osroène et des « gens d’EdesseT à "
son
endroit, y compris de ceux qui finalement étaient venus^ rérink
cence22. Helladès et Théophile appartiendraient-ils, eux-aussi
au clergé de l’Osroène ? En l’absence de toute indication sm
le lieu de leur activité, l’hypothèse ne peut être avancée qu’avec
prudence. La calomnie, qu’ils semblent avoir trop facilement
accueillie, sinon relayée, peut venir de plus loin ou de plus haut,
de clercs et de moines de la capitale par exemple, comme dans le
cas, semble-t-il, d’Irénée deTyr, déposé en avril 44823.
Quoi qu’il en soit de l’origine et du rôle des destinataires,
notre lettre fait partie, de toute évidence, du lot de celles que
rédige Théodoret au lendemain de sa relégation à Cyr24, lorsque
se répandent des accusations calomnieuses mettant en cause
son orthodoxie. Sa rédaction pourrait donc se situer à la fin du
printemps ou au début de l’été 448. Elle ne saurait être, en tout
cas, postérieure à la fin mars 449, date à laquelle est connue la
convocation du concile qui condamnera Théodoret in absentia25.
Contenu et structure. - Lettre à finalité apologétique, elle se
résume, pour l’essentiel, à un long exposé doctrinal, auquel est
assigné, en réalité, une double fonction : d’une part, Théodoret
veut apporter à ses correspondants, probablement prévenus
contre lui et peut-être prêts à relayer des accusations calom­
nieuses, la preuve que, s’il distingue, dans un unique Christ
et Seigneur, deux natures unies, de manière indissoluble, mais
sans confusion, il n’a jamais professé « deux Fils » ; d’autre
part, il entend contester la validité des thèses monophysites qui
pourraient les avoir séduits, en leur démontrant que la christo­
logie qu’il a toujours défendue au nom des Orientaux et dont
Cyrille d’Alexandrie lui-même a reconnu le caractère orthodoxe,
tient sa légitimité de l’Écriture et de la tradition de l’Église. Son
apologie personnelle est donc aussi un combat en faveur de
l’orthodoxie : autant que se justifier,Théodoret veut convaincre.
D’un contenu identique en substance à celui de toutes ses autres
lettres apologétiques datées des années 448-44926, celle-ci ne
22. Sont-ce les calomnies de ces mêmes clercs d’Osroène qui auraient été
colportées jusqu’à Alexandrie (cf. ep. 82, SC 98, p. 200, 26-29 ; ep. 85, ibid.,
p. 224, 17 s. ; ep. 86, ibid., p. 228, 1-4) et seraient, au moins indirectement, à
l’origine de la suspicion générale dont il est désormais l’objet ?
23. Cf. ep. 110, ibid., p. 40, 12-13.
24. Un groupe d’une quinzaine de lettres (cf. SC 98, p. 232, n. 2).
25. Cf. ep. 112 à Domnus d'Antioche (SC 111, p. 48, 3-6), datée de mai-juin
449.
26. La dénonciation de la calomnie dont il se dit victime est ordinairement

i
340 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

s’en distingue que par sa longueur, celle d’un petit opuscule,


qui l’apparente à certaines de ses lettres écrites au lendemain
du premier concile d’Éphèse27 ou après la mort de Théodose28.
Elle comporte trois grandes parties de longueur inégale :
1.Tout d’abord un assez long prologue (§ 1), destiné à
légitimer sa démarche apologétique (apologia).
2. Puis l’apologie proprement dite, sous la forme d’un long
exposé doctrinal, lui-même divisé en deux parties, selon un
schéma d’exposition habituel à notre auteur29 :
a) D’abord, un bref rappel de sa foi trinitaire, celle de Nicée (§ 2),
pour bien signifier son appartenance orthodoxe. La « théologie » du
Fils y tient la place centrale, celle du Père et du Saint-Esprit n’étant
que brièvement rappelée. Un bref commentaire d’He 1, 3, destiné à
ruiner successivement le modalisme sabellien et les thèses ariennes,
permet d’établir la perfection de la divinité du Fils et sa consubstanti­
alité avec le Père. Il se double d’une argumentation, devenue à cette
époque traditionnelle, en faveur de la coéternité du Père et du Fils :
l’image de la lumière et de son reflet, l’argument tiré des noms de
« Père » et de « Fils », la comparaison entre la génération du Verbe par
le Père et celle de la parole générée par le noüs ;
b) Après le résumé de sa « théologie »30,Théodoret aborde le sujet
qui est au cœur du débat doctrinal de son temps, l’« économie » (§ 3).
De cet exposé christologique, qui occupe l’essentiel de la lettre et dont
la visée est à la fois apologétique -Théodoret s’y défend de professer
« deux Fils » - et démonstrative - il entend définir la « vraie foi » et
réfuter les thèses monophysites -, voici, à grands traits, la structure :
• § 3, 1-2 : d’abord un commentaire de Ph 2, 5-9, destiné à
affirmer d’emblée la distinction des natures et l’unité de la personne
du Christ (« le même ») ;

suivie d’un exposé christologique, plus ou moins long, destiné à prouver son
orthodoxie, où figure presque toujours son refus de l’hérésie des « deux Fils * :
v.g. ep. 104 à Flavien de Constantinople (SC 111); ep. 109 à Eusèbe d’Ancyre
(ibid.).
27. V.g. ep. 4 aux moines d’Euphratésie... (SC 429), ep. 5 au peuple de
Constantinople (ibid.).
28. V.g. ep. 131 à Vévêque Timothée (SC 111), ep. 145 aux soldats (ibid.), ep.
146 aux moines de Constantinople (ibid.), ep. 147 à Véconome Jean (ibid.).
29. Cf. Expositio, De Trin. et incam., Haer. fab. V, 1-3.11-15) ; voir aussi
certaines de ses lettres « doctrinales » conservées dans les collections
conciliaires : v.g. ep. 4, 82 s. (SC 429) ; ep. 5,154 s. et 203 s. (ibid.). Le résumé
de foi trinitaire, même bref - une simple référence à la foi de Nicée peut en
tenir lieu (v.g. ep. 83, SC 98, p. 210, 10 s. ; ep. 84, ibid., p. 220, 23 s. ; ep. 86,
ibid., p. 226, 15-17 ; ep. 88, ibid., p. 234, 20 s.) -, centré sur la « théologie * du
Fils et la plénitude de sa divinité, est, en effet, le point nodal autour duquel
s’articule la christologie dualiste de Théodoret.
30. Cf. § 3,1 (ô)ç ev xetpaÂaÉcp).
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 341

• § 3, 3 : puis le récit des tentations et de la victoire du


Christ - nouvel Adam - sur le diable, pour rappeler le pourquoi de
l’Incarnation ;
• § 3, 4-10 : enfin, point central du débat, l’affirmation de
l’assomption par le Verbe d’une humanité parfaite et de l’union indis­
soluble de deux natures en un seul Christ (§ 3,4-6). La démonstration
suit le schéma tripartite adopté dans 1 ’Eranistès, en établissant succes­
sivement : l’immutabilité (aTp£7troç) de la nature divine du Verbe
dans l’Incarnation (§ 3, 6) ; l’union « sans confusion » (àouyx^oç)
des deux natures dans un unique Christ (§ 3, 7), ce qui autorise la
répartition des vocables ; l’impassibilité (à7ia0r|ç) de la nature divine
(§ 3, 8). En conclusion de tout le développement, et à des fins apolo­
gétiques, l’auteur réaffirme que la distinction des natures n’entraîne
nullement une mise en cause de l’union, autrement dit n’aboutit pas à
la profession de « deux Fils » (§ 3, 9-10)31.
3. Enfin, une conclusion générale (§ 4) : une dernière mise
en garde adressée à ses correspondants contre les erreurs
monophysites (Punique nature et la passibilité de la divinité),
suivie d’un catalogue de docteurs pour bien montrer que sa foi
est non seulement en accord avec les enseignements de l’Écri­
ture, mais avec toute la Tradition. La lettre s’achève par une
exhortation, plus traditionnelle, à lutter contre les véritables
ennemis de l’Église plutôt que de se déchirer entre chrétiens.
Edition du texte - Nous avons relu attentivement, sur micro­
film et sur tirage papier, le texte de cette lettre et nous avons
pu, à plusieurs reprises, compléter ou corriger la lecture précé­
demment effectuée par le P. Paramelle. En de rares occasions,
nous avons été amené à corriger le texte du manuscrit, quand il
était manifestement fautif, ou à risquer une conjecture, lorsque
la qualité du manuscrit ou de sa reproduction, rendait incer­
taine la lecture d’un mot. Comme il s’agit jusqu’ici d’un témoin
unique de cette lettre de Théodoret, nous avons jugé opportun
de signaler dans l’apparat critique mêmes les variantes orthogra­
phiques du manuscrit, bien qu’elles ne présentent d’ordinaire
aucun véritable intérêt pour l’établissement du texte. Enfin, le
manuscrit ne comportant aucun alinéa, nous sommes respon­
sable des divisions opérées pour faciliter la lecture et etu e e
cette lettre-opuscule.

31. A noter toutefois l’absence, dans cet expose, de P ^ n»y trouve


prosôpon », que Théodoret, il est vrai, utilise ass?zJJ ’j chez lui, de « deux
pas davantage le refus explicite, beaucoup plus haoi g surprenante, car
prosôpa ». L’absence de toute mention du thcotokos t >à époque du
l’épithète n’a plus alors le même caractère emblem
conflit avec Cyrille.
342 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

(Mosquensis, Synod. 509, ff. 189v-194v)


OeoôcopVjxou ènioxônoo Kopou
knunotâi npàç 'HXXàôyjv xai 0eo<piXov, TtpeaGuTEpouç
xai povàÇovxaç

1. Tolç psv xïjç à7roaxoXixŸ]ç xeXeiôxyjxoç oùÔE7tco


Yeyeopévotç àviapôv t6 auxo<pavxeto9ai, xai Xiav
àviapôv, xai pàpxuç ô 0Eiôxaxoç; Aauiô ôaxiç xoôxou
à7raXXayf]vaL xôv 0eôv Ixéteue Xéycov Aurpcooac
5 ps ànô ouxocpavriaç avOptincov*, xai 7cdtXiv Mrj
<juxo(pavTY]oâT(ôoâv pe oi ôneprjcpavoLb. Oi Ôè xfjç
Ô£a7toxixfjç àxrjxoôxEç cpcovfjç xrjç Xeyouoyjç Maxâpioi
èoTE ôrav oveibiocôoiv ôpâç xai ôtcoÇcocri xai eïtccôol
rcàv novrjpôv prjpa xad’ opiov ipsudôpevoc evexev
io êpoü, xatP£Te xccl àyaÀÀLàaÔE ôrt o pcodôç ôpcov
7TOÀUÇ èv rolç oupavotçc, où pôvov oùx àviûvxai xai
ôucTxepatvouatv, àXXà xai Yàvvuvxai xai EÙcppaCvovxai
xai xàç 0euxç àvxtÔôaEiç 7tpoa[i£VOuai xai èm Tÿjç
Xpï]axfjç èXra'Ôoç ôxoùpEVOt xôv xoiouxcov xopàxcov
15 xaxaYeXwai. 2. Ka9apàv Ôè ôpcuç xrjv yjôovriv xai
Eüôupiav èXeü9épav oùx exoüoiv, T^P vôpcp xfjç
àyânrjç 7tei96|ievoi, àXyoôoi xopiÔfj xooç aoxocpàvxaç
pXa7cxopevouç ôpôvxEç. Toioùxoç rjv ô paxàpioç
ïlaüXoç* popia yàp ùtcô ’louôaicov akysivà Ù7ropévcov
20 - 7tevxàxiç y«P xeaaapàxovxa 7iapà piav ütc’ aùxôv
èXa6ed -, xôv ’louÔatwv tjXyei Xiav xai yjvtâxo xai xyjv
àmaxtav aùxôv ôXotpùpExo, xai 'Pcopaioiç èmaxéXXttv

1, 3 : toutou correxi : tout<p cod. || 4 Ixeteôei codac. || 8 ôveiSrjocooiv


cod. || 9 : 6(iôv : yjh&v cod*c (add. postea u si) || 10 àyaXiâaOE cod. || 13
àvriôcôaiç cod. J | 22 ôXocpupeTO cod.
1. a. Ps 118, 134 b. Ps 118, 122 c. Mt 5, ll-12a d. cf. 2 Co
11,24
1. Dans presque toutes ses lettres, entre 448 et 450, Théodoret dénonce la
calomnie répandue contre lui par ceux qui l’accusent - entendons les mono-
physites - de distinguer dans le Christ, non pas deux natures, mais deux per­
sonnes, et, par voie de conséquence, de professer l’existence de deux Fils. Se­
lon Y. Azéma, la première mention de cette accusation mensongère apparaîtrait
dans sa lettre au patrice Anatole (ep. 111), datée d’avril-mai 448 (cf. SC 98,
ep. 88, p. 234, n. 3). Sur l’élément de datation que pourrait fournir le tour
stylistique retenu pour exprimer la douleur ressentie par les victimes de la
calomnie, cf. Introduction, p. 337.
2. La même citation figure à la fin de l’ep. 87 à Domnus d’Apamée (SC 98,
p. 234, 5-9), datée du début de l’été 448.
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 343

Lettre de Théodoret, évêque de Cyr,


à Helladès et Théophile, prêtres et moines

1. Pour ceux qui n’ont pas encore goûté à la


Prologue perfection apostolique, il est pénible, voire très
pénible d’être calomnié1, à preuve le très divin
David qui suppliait Dieu d’être délivré de cette épreuve en ces
termes : Libère-moi de la calomnie des hommes*, et encore : Que les
orgueilleux ne me calomnient pasb ! Mais ceux qui ont entendu la
voix du Maître déclarer : Heureux êtes-vous lorsqu'on vous outrage,
qu'on vous persécute et qu'on dit mensongèrement toute sorte de paroles
mauvaises contre vous à cause de moi, réjouissez-vous et soyez dans
l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les deuxc 2, non
seulement n’en sont ni peinés ni fâchés, mais sont radieux et se
réjouissent3 dans l’attente de la rétribution divine4,et, portés par
cette heureuse espérance, ils se rient de ces tempêtes5. 2. Leur
plaisir toutefois n’est pas sans mélange ni leur bonheur sans
ombre, car soumis qu’ils sont à la loi de la charité, ils souffrent
profondément de voir le tort que se font leurs calomniateurs6.
Tel était le bienheureux Paul. En effet, alors qu’il supportait
mille souffrances de la part des Juifs - n’avait-il pas reçu d’eux
quarante coups moins und ? -, grandes étaient pour les Juifs sa
souffrance et sa peine, et il déplorait leur incrédulité en s’adres­
sant aux Romains en ces termes : Je dis la vérité, je ne mens pas, ma

3. Cf. ep. 21 à l’avocat Eusèbe, datée de 448-449 (SC 98, p. 68, 15-18 et
p. 74, 17-21).
4. L’espérance en la justice divine - « le tribunal du Christ, du Maître * - est
un thème récurrent dans les lettres écrites entre 448 et 450, et s’accompagne à
plusieurs reprises de la citation de Mt 5, 11-12, Rm 8, 18 ; 14, 10 ou 2 Co 5,
10 : v.g. ep. 21 (SC 98, p. 68, 19 s.) ; 79 (ibid.y p. 186, 20 s.) ; 80 (ibid.y p. 190,
18-19) ; 90 (ibid.y p. 240, 10-13) ; 91 (ibid.y p. 242, 1-10) ; 92 (ibid.y p. 244,
8-9) ; 102 (SC 111, p. 22, 16-17).
5. Image récurrente dans les lettres écrites entre 448 et 450, pour désigner
les troubles qui divisent l’Église et mettent à mal la foi orthodoxe. Sur cette
métaphore dans la correspondance de Théodoret, voir notre article « Une
contribution à l’histoire de la crise nestorienne : la Correspondance de Théo­
doret de Cyr », in R. Delmaire, J. Desmulliez et P.-L. Gatier (éd.) Correspon­
dances. Documents pour l’histoire de l’antiquité tardive, Lyon, p. 437-459 [448 s.].
6. La même idée est reprise quelques lignes plus bas § 1, 3 (« Nous nous
lamentons et nous gémissons sur ceux qui s’attirent volontairement ce
dommage... ») et encore § 1, 6 (« le tort qui vous est fait * : cf. aussi, ep. 133 à
Ibas d’Edesse (SC 111, p. 124, 21 s.) et Introd., p. 336, n. 8.
344 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

ëXeyev ’AÀrjOeiav Àéyco, ou (peôôopat, ouppapTupouorjç


pot TŸjÇ OUV£tÔYjO£(x)Ç pOU £V OtytCO nV£UpCCZt, ÔTl XÔTT/]
25 pot èozi peyâ\r\ xod àdtàÀ£tnzoç ôôuvyj zfj xapdtqc
pou. Hùxàprjv yàp aùzàç èyo) àvàd£pa elvoci ànà
Xptozoü ùnèp tù)V âÔ£À(pâ)V pou rwv ouyysvcôv pou
zcôv xazà oâpxa otztV£Ç dolv ’IopccrjÀtxate xal toc éÇfjç.
3. Kal rjjjielç xoiyapoùv xàç xcôv àylcov ôôoôç ixveueiv
30 eùyô^evot, xal côç cpocTTycal ÔtÔaaxàXcp àxoXouOeïv
aTrouÔàÇovxeç, xatpopev xa0 ’ Yipcôv yiyvopévaç ÔiaQoÂctç
7tepl xcôv eùaeÔcôv Ôoypàxcov àxoôovxeç, Op-rçvoûpev ôè
xal ôXocpopôpeOa xoôç ttjv aùôatpexov xauTrçv (3XàGy)v
è7aa7tcopévooç xal acpïacv aôxoïç Xupaivopévouç,
35 oùx fjxiaxa Ôè toüç prjxe ÔtaXex^évxaç rpïv TttÔTcoxe
p7]xe 7Tü0opévouç ô xt cppovoopev, xal xa^à.ootv^ocç
xa0’ rjpwv, Tupocprjxixcôç elîtelv, xàç yXcôaaaç aùxcôv,
[f. 190] oüç è'ôei 7t£La0f)vai xal xcô 7caXaLcp vôpcp
ôtayopeoovxr ’Axorjv pccxaiàv pi] napaÔéÇrf xal Où
40 (p£UÔ0papTUp7]O£tÇ XOtzà TOU TïÀYjOLOU OOU pOtpXUptOtV
(p£udrj&, Ôeïaat Ôè xal xr)v Ôea7toxixY)v à7ieiXy]v xrjv èv
xoïç eoayyeXi'otç xeipévrjv Tnèp ocpyou yàp, cpr]ot,
Àôyou, Àôyov ôcooeze èv êxdvr] zfj Yjpépqch.
4. El Ôè xaoxa xéXeia xal 0eïa xôc ÔtÔàypaxa xal
45 tôpéxpov aùxcôv Ô7repQatvovxa, sÔel oùv xcô NixoÔVjpcp
7reio9fjvai ooÔétuù xfjç xeXeLÔxrjxoç yeuaapévcp àXX’ è'xi
xcô louôaïxcô yàXaxxt xpecpopévcpl, Ôç xoïç ôpocpùXotç
aùxoü èXeye- Mi] ô vôpoç r\p(bv xptv£t xàv âvdpomov,
èàv pi] àxouor] zi nap’ aùzoû npcôzov xal yvQ tC
50 Tzottif ; Kal xt Xéyco NtxôÔyjpov xôv xcôv ’louÔatcov
ÔtÔàaxaXovk; ’ExpŸ}v aùxooç atÔEaôfjvaL xoü Orjoxou
toc ^Yjixaxa, ôç elÔcôXotç Xaxpeùcov xal àmoxtav

1» 24 (ioi correxi : pou cod. || 25 àôtctXyjTcroç cod. || 28 elat cod. 11 42 ydcp


add. cod.11 || 48 rjptcôv : ôpûv cod. || xpCvrj cod. || 51 cpCoTOU cod.
e. Rm 9, l-4a f. Ex 23 1 g. Ex 20,16 ;Dt 5, 20 h. Mt 12, 36
(approximatif) i. ’cf. 1 Co 3, 2 ; He 5, 12-13. 14 j. Jn 7, 51
k.cf. 3,10

7. Tel semble être le cas des destinataires de notre lettre (cf. infra § 1, 6 ;
4j 1)-
8. Même citation, introduite en des termes voisins, dans Yep. 82 à Eusèbe
d’Ancyre (SC 98, p. 204, 7), datée probablement de décembre 448 : « ...per­
suade les langues déchaînées qui nous outragent... de ne pas croire à notre
sujet les mensonges qu’ils ont entendus de la bouche de mes calomniateurs,
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 345 :
I
conscience me rend témoignage dans l’Esprit Saint que j’ai un grand :
chagrin et une douleur incessante dans le cœur. J’aurais souhaité, en
effet, être moi-même anathème, séparé du Christ pour mes frères, ma
parenté selon la chair, eux qui sont Israélites% et la suite. 3. Ainsi
donc, nous aussi, qui souhaitons suivre la route tracée par les
saints et qui, en <vrais> disciples, nous efforçons de marcher à la
suite du Maître, nous nous réjouissons d’entendre les calomnies
lancées contre nous au sujet des dogmes de la piété, mais nous
nous lamentons et nous pleurons sur ceux qui s’attirent volon­
tairement ce dommage et se font du tort à eux-mêmes, surtout
sans avoir jamais discuté avec nous ni s’être enquis de ce que
nous pensons7, et qui, pour le dire avec le prophète, ont déchaîné
leur langue contre nous [f. 190], alors même qu’ils auraient dû
obéir aux prescriptions de la loi ancienne : Tu n’accueilleras pas
un vain bruit18 et Tu ne porteras pas contre ton prochain un faux
témoignageg, et redouter également la menace formulée par le
Maître dans les Evangiles : Pour une parole sans portée, est-il dit,
vous aurez à rendre compte en ce jour-làh9.
4. Toutefois, si ces enseignements sont parfaits, divins et trop
élevés pour eux, ils devraient du moins obéir à Nicomède qui,
sans avoir encore goûté à la perfection mais toujours nourri au
lait du judaïsme', disait à ses frères de race : Notre Loi condamne-
t-elle un homme sans qu’on l’entende d’abord plaider sa cause et
qu’on sache ce qu’il faiV 10 ? Et pourquoi parler de Nicodème,
le docteur juif* ? Il leur suffirait d’avoir égard aux paroles de
Festus11. Malgré le culte qu’il rendait aux idoles et la maladie de

mais d’obéir au Législateur qui s’écrie... » et encore à la fin de Yep. 146 aux
moines de Constantinople (SC 111, p. 200, 1-5), datée de 450/451, oùThéodoret
demande à ceux qui ont trop facilement accueilli les mensonges et calomnies
répandus contre lui de prêter au moins l’une de leurs deux oreilles à l’accusé
(cf. ep. 80, SC 98, p. 190, 5 ; 91, ibid., p. 242, 1-3).
9. La citation de Mt 12, 36 n’est qu’approximative ; le texte reçu est le
siüvant : Ttàv àpyôv ô XaXyjoouotv oi àv9pcoTcot, àKoôcoaouoiv Tcepi
aùxoü Xôyov Yjpépa xptaewç.
10. Pour mettre un terme aux calomnies répandues contre lui, Théodoret,
confiné à Cyr, ne cesse de réclamer, notamment auprès des magistrats impé­
riaux, d’être confronté à ses accusateurs et de pouvoir se défendre publique­
ment : v.g. ep. 79 au patrice Anatole (SC 98, p. 186, 2-4) ; ep. 80 et 91 au préfet
Eutrèque (ibid., p. 190, 4-15 ; p. 240, 24 s.) ; ep. 81 au consul Nomus (ibid.,
p. 192) ; ep. 89 au patrice Florent (ibid., p. 238, 7-11) ; ep. 90 au maître Lupici-
nius (ibid., p. 240, 2-8) ; ep. 94 au préfet Protogène (ibid., p. 246, 18-22). Toutes
ces lettres sont datées de l’année 448. Il élève la même protestation après sa
condamnation in absentia au concile d’Éphèse de 449 dans une autre série de
lettres (cf. ep. 113, SC 111, p. 62, 1 s. ; 119, ibid., p. 78,4 s. ; 139, ibid., p. 142,
10 s.; 146, ibid., p. 200, 3-5).
11. Cf. ep. 81 au consul Nomus (SC 98), datée d’avril 448 et Introd., p. 336,
n. 9.
346 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

voowv, (lôvov Ôè xôv xŸjç (pûaecoç èmoxàpevoç vôpov,


55 ’loüôaioiç TÔV paxàptov aixoûat IlaûXov airexpivaxo*
Oôx ëoxiv ëdoç 'Pupaioiç xaPL'aao6(XL' TLVa àvdpconov
7Zpiv rj ô xaxrjyopoupevoç xaxà npôoomov ë^et xoôç
xaxrjyôpouç xônov xs ànoAoyiaç ÀâGoi nepl xoü
èyxÀYipaxoç1. 5. Ilotcov xotvov 0prçvcov oôx àÇiov xô
60 ’louôatouç pèv xal "EXXyjvaç oütcoç àxXivôç xaxéxetv
xà xfjç Ôéxtjç Çuyà xal pr] 7cpoïeo9aL xoîç xaxr)y6poiç
xrjv àxorjv, àXXà xoû xaxrjyopoopévoü xy]v a7roXoyÉav
7tpoopéveiv xal oütcoç àvxixaXavxeoovxaç xà 7capà
xoüxcov xàxetvoo Xeyôpeva ôixai'av èxcpépeiv xy]v
65 cjjfjcpov, xoôç Ôè ànb Xptaxoû Tcpoaayopeüopévooç xal
xouxü) tw ôvôpaxi XapTtpüvopevouç, xoôç pèv par/jv
àxovàcv xaxà xwv ctÔeXcpcov xàç yXcoxxaçm xal xaôxaç
eiç ôiaxovtav 7tapéxetv xw xoü cjieüôoüç ôï]pioüpycô,
xoôç ôè xàç àxoàç Ô7téxetv xal xà 7tapà xoüxcov
70 xpoocpepôpeva Xlav eÙ7iexâ)ç xal (î>aÔücoç eiaôéxecrôai
xal prj àvapipvflaxea9ai xwv xfjç 0etaç ypacpfjç £r]pàxcov
Ôti Ouç pkv prjpaxa Ôiaxpwei, AâpuyÇ 8è olxa
yeôexai*. ’Oôuvwv àX7]9wç à^ia xaôxa xal xwv 'Iepepiou
xoü Ttpocprjxoü Oprjvcov, oô x«Ptv xàycb ôXocpupôpevoç
75 ÔtateXw xal pexà xoü 7tpocpV}TOü (3ow* Flôjç èyvôcpcooe
xupioç xrjv ôuyaxépa Eicov, xaxéppiipev èÇ oopavoù eiç
yfjv ôôÇaopa rIepouoaÀi]p xal oùx èpvfjodï] ûtcotcoôlou
[f. 190v] tcoôcûv aôxoü èv rjpépa opyrjç aùxoü°;
Apapxta yàp rjpapxev lepoooaÀrjp 8cà xoûxo eiç oâÀov
80 èyévexop, Ôià xoûxo oi ôcpdaÀpot pou xaxâyoooiv udaip,
ôxi èpaxpôvdrj àn êpoü à napaxaÀcôv pe\
6. Méxpi oüv xoü Trapôvxoç myfj xoôç Oprjvoüç
èxotoûpriv xal tôv xu7ixovxa xal lcopevovr Ixéxeuov
ôeo7rôxr|v Xu9r)vai xô 7uxpôv xoûxo xal ÇocpcoÔeç xfjç
85 èptôoç vécpoç* èTcetôrj Ôè rj ôpexépa eùXàGeia rj ùnô
xivcov èÇa7raxY)9elaa ÿj Û7rot|na nkrtftioa xa0’r]pwv
àôoXEoxeï, oûxe yàp oovxoyia elç rjpâç pexà xyjv

pu,2!'16 m. cf. Ps 63, 4 ; 139,4 n.JbI2,ll o. Lm 2, 1-2


9* Lm 1,16 r. cf. Dt 32, 39
aux Ju§et°anv r* in,ustice de ceux qui se disent chrétiens, l’équité reconnue
« aux Grecs prend ici valeur d’exemple a fortiori.
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR
347

l’incrédulité dont il souffrait, et sa seule connaîc ,


naturelle, il répondit aux Juifs qui réclamaient
Paul : Ce n’est pas la coutume des Romains de livrer qui
avant que l’accuse au eu confronte a ses accusateurs et ait obtenu
la possibilité de se defendre sur ce dont on lui fait grief. 5 Quelles
lamentations ne mérite donc pas le fait que des Juifs et des Grecs
tiennent de manière aussi impartiale la balance de la justice et
ne prêtent pas l’oreille aux accusateurs, mais attendent d’avoir
entendu la défense de l’accusé pour peser contradictoirement
les déclarations des deux parties et rendre alors une sentence
équitable, tandis que, chez ceux qui s’appellent du nom du
Christ et se font gloire de ce nom, les uns aiguisent en vain leur
langue contre leurs frères1" et la mettent au service de l’Artisan
du mensonge12, et que les autres prêtent une oreille complai­
sante et accueillent d’emblée, avec une extrême facilité13, les
accusations portées par les premiers, sans se rappeler les paroles
de la divine Écriture : L3oreille discerne les paroles, et le gosier goûte
les mets*. Il y a vraiment là de quoi s’affliger avec le prophète
Jérémie et reprendre ses lamentations ! C’est pourquoi je
ne cesse, moi aussi, de pleurer et de crier avec ce prophète :
Comment le Seigneur a-t-il pu enténébrer la fille de Sion, précipiter
à bas, de ciel en terre, la gloire de Jérusalem, et ne pas se souvenir de
l3escabeau [f. 190v] de ses pieds au jour de sa colère° ? Elle a grande­
ment péchéy Jérusalem, pour cela elle est devenue agitationp 14, c’est
pour cela que mes yeux ruissellent de larmes, parce que s3est éloigné
de moi mon consolateurq.
6. Jusqu’à présent, donc, c’est en silence que je me lamen­
tais et que je suppliais le Maître qui frappe et qui guérit' de
dissiper cet amer et ténébreux nuage de la querelle. Mais puisque
votre Piété, trompée par certains ou touchée par le soupçon,
déblatère contre nous - sans qu’il y ait eu ni rencontre avec nous

13. Tel serait ici le cas des deux correspondants deThéodoret (cf. Lettre § 4).
Manque de discernement, pusillanimité ou versatilité semblent pareillement
avoir été le lot de plusieurs de ceux sur lesquels Théodoret pensait pouvoir
compter. Ce sont sans doute de telles raisons qui lui font déplorer le silence
prudent de l’évcque Eusèbe d’Ancyre (ep. 82, SC 98, p. 198, 20 s.), pourtant
prié de « ne pas prêter l’oreille aux mensonges des délateurs * (ep. 109, SC 111,
p. 34, 22-25), ou celui de Domnus d’Apamée (ep. 87, SC 98, p. 232, 5 s.).
14. Par rapport au textus receptus de Lm 1,8 (ctpapriav jjpapTSv), la variante
ôcpocpria pourrait témoigner en faveur de l’utilisation parThéodoret d’un texte
« lucianique » (cf. L 51 : J. Ziegler, leremias, Gôttingcn 1957, p. 469).Toutefois
le verset est cité sous sa forme habituelle dans son In 1er. (In Thren.> PG 81,
781 CD), nonobstant une autre variante (YjnàprrçxEV au lieu de rjpaprev) ;
seule une édition critique de ce commentaire permettrait de s’assurer de la
forme textuelle connue de Théodoret. D’autre part, la variante eiç aXoya est
manifestement une mélecture du copiste ou de son modèle.
348 théologie et christologie

è'piv tocüt7)v y£Yévinça oüxe ôiàXe^iç oüxe 7reoatç


oute ànôxpioiç, àvayxaïov q)r]9rjv [irj 7rapcÔ£ïv ôpàç
90 pAa7TTO|i£vouç, àXXà X7j à7roXoYta ÔEtÇac ryjv xaxYïYoplav
xaoxYjv auxcxpavxcav. El y«P «ütôç ô xûv ôXcov 7rotY]ry]ç
xai ÔrjpioupYÔç mxo'Koxeï'zca xcô ntXàxq)8 xal poâ rcpôç
’Iouôououç XéYwv Tl ènoirjoâ ooi ij tl ooi napYjvôxArjcra ;
ànoxpidrjri poi\ xal TcàXtv Ôc’ éxépou 7rpo(prjroü- Te
95 eupov oi nazépeç ùpcbv èv èpoi nXr\ppéXr\pa, Ôrt
ànéozr\oav àn' èpou paxpàv xai ènopeôdrjoav ômoco
tûv paratcov xai èpaTauodrjoav0] Tiç oôtooç àXaÇcbv
xal Opaoùç cbç ôpocpôXcov xal ôpo7uaxcnv xaxacppovElv;
2. ’laxa) TOtYoepoûv V operépa EÙXàÔEia oyç Yjpelç
èxeCvrjv ttjv maxiv èxôpeda rjv oi ayioi pèv TCaxépEç ot èv
Nixata eÇe0£Vxo, xâ> Ôe àyCco xal aooTrjpLO) Pa7mapaxc
7tpoeX9ôvTeç p£pa9v5xap£V xal ôîtèp xaux7)ç, ôcrrçpépai,
5 xal "EXXyjoi xal ’louÔaiotç xal xoeç toc MapxÉcovoç xal
BaXEvxtvou (ppovouat xal xoïç Âpslou xal Eôvoptou
cpoiTY|xaiç Ôtax£XoD[X£V tcuxtsuovxeç, ôiÔàaxovxEç Ôè
xal iôta xal Ôyjpoota xoôç TtpocrrçYopto xoô ÔEaTtôxoo
Xpcaxoô xaXXcomÇofxsvooç, moreôeiv elç sva 0£Ôv
îo 7taxépa avapxov, àYévvYjTOV, àvatxtov, àel ebaauxeoç
è'xovxa, 7totrjTY]v xal ôrjpioupYÔv 7ràaYjç xxloecoç
ôpcopévrjç x£ xal àopàxoo, xal eêç sva ulèv auvaïÔcov
xoô YevvrjaavTOç, ôpooôaiov xoô Ttaxpoç. 2. Oôxco yàp
èSfôaÇsv rjpccç ô paxàpioç IlaôXoç *E6pa£oiç YP«9WV»
15 (pyjal y«P‘ 'Oç cou anauyaopa rfjç dôÇrjç xai xapaxTrjp
rfjç unooTaoeuç aùroü11, xal ôcà psv xoô 6t7Tat>Yàapotxoç
xô oovatÔcov eôecÇe, Ôta Ôè xoô x0tP0CXT^P°Ç
èvu7rôaxaxov èÔVjXcoaEv. ’EtcecÔy] yàp où* r\Ôovr\dr\ ôtà
(iiàç slxôvoç TCapaaxVjaacrôai toc 0£ïa, [f. 191] Ôôo

1,92 TCYjXàTü) cod. 11 95 eupcov cod.


2,4 ôcrrjjiépaL scripsi : wç fjpépaL cod. || 9 xaXXoTciÇopévouç cod. || 14
èôtÔaÇe cod.
s. cf. Jn 18, 36-37 ; 19,11 t. Mi 6, 3 u. Jr 2, 5
2. a. He 1, 3
15. Sur cette querelle et son lien probable avec l’affaire qui opposa Ibas
d’Edesse à un groupe de clercs de son diocèse, voir Introd., p. 338-339.
16. Au lieu de opetç, on attendrait plus naturellement Yjpôcç ; cette correction
banaliserait pourtant le texte, carThéodoret semble reprendre ici l’idée déve­
loppée plus haut (§ 1, 2), à savoir que les calomniateurs ou ceux qui prêtent
l’oreille à la calomnie se font d’abord du tort à eux-mêmes.
17. La référence à la foi de Nicée est une constante dans les lettres « apo­
logétiques * deThéodoret (v.g. ep. 86, 88, 89, 90, 94, etc.), et la structure du
symbole de foi nicéen commande, ici comme dans tous ses écrits doctrinaux, le
schéma tripartite - Père, Fils, Esprit - de son exposé « théologique ».
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 349

depuis cette querelle15, ni discussion, ni question, ni réponse -,


j’ai cru nécessaire de ne pas prendre à la légère le tort qui vous
est fait16, mais de me défendre en montrant que cette accusation
est une calomnie. En effet, si le créateur et démiurge de l’univers
lui-même se défend devant Pilate* et s’écrie à l’adresse des Juifs
en disant : Que t’ai-jefait, ou en quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moil,
et encore par la bouche d’un autre prophète : Quelle faute vos
pères ont-ils trouvée en moi, pour s’être détournés loin de moi et
marcher à la suite des vaines idoles et s’être eux-mêmes rendus
vainsu ?, qui peut être assez présomptueux et arrogant pour
mépriser ses frères de race et ses frères dans la foi ?
2. Que votre Piété sache donc que nous
Exposé
trinitaire
gardons la foi que les saints Pères réunis à Nicée17
ont définie, dont nous avons été instruit lorsque
nous nous sommes approché du saint baptême du salut, et
pour laquelle, autant de jours que Dieu fait, nous ne cessons de
combattre les Grecs et les Juifs, les partisans de Marcion et de
Valentin, et les sectateurs d’Arius et d’Eunome18, en enseignant,
en privé et en public, à ceux qui se glorifient d’être appelés
du nom de notre Maître le Christ19, à croire en un seul Dieu
Père, sans commencement, inengendré, sans cause, qui est ainsi
depuis toujours, créateur et démiurge de toute création visible et
invisible, et en un seul Fils, coéternel de celui qui l’a engendré,
consubstantiel au Père. 2. Ainsi nous l’a enseigné le bienheu­
reux Paul dans sa lettre aux Hébreux, par ces mots : Lui qui était
rayonnement de sa gloire et empreinte de son hypostasea ; par le mot
rayonnement il a montré sa coéternité, et par le mot empreinte il
a fait voir son hypostase20. En effet, dans l’impossibilité où il se
trouvait d’user d’une seule image pour faire entendre ces réalités

18. Comme dans d’autres lettres sensiblement contemporaines (v.g. ep. 81,
SC 98, p. 196, 19-24 ; ep. 82, ibid., p. 202, 12-15 ; ep. 82, ibid., p. 218, 14-15 ;
ep. 113, SC 111, p. 62, 22-64, 3 ; ep. 116, ibid., p. 70, 25-27), destinées à four­
nir la preuve de son orthodoxie, Théodoret aime à rappeler sa lutte contre les
païens, les juifs et différents groupes hérétiques. Des différents traités qu’il dit
avoir composés contre eux, seule nous est parvenue son apologie adressée aux
païens,(la Thérapeutique.
19. Écho d’Ac 11, 26, bien qu’il ne s’agisse plus ici d’un nom imposé de
« l’extérieur» aux disciples du Christ, mais revendiqué par les chrétiens eux-
mêmes. Comparer, d’un point de vue formel, cette affirmation de fidélité à la
foi de Nicée avec celle de sa lettre aux moines d’Euphratésie... (ep. 4, 82-85,
SC 429), datée de l’hiver 431-432.
20. Déjà brièvement produite dans son traité De Trin. 10 (PG 75, 1160 A),
cette argumentation à partir d’He 1, 3, destinée à prouver à la fois contre les
ariens la consubstantialité et la coéternité du Fils avec le Père, et contre les
sabelliens et autres modalistes, la réalité effective de sa personne, est également
développée, sans grande variation, dans son In Hebr. (PG 82, 680 D-681) et
dans VHaer. fab.V, 2 (PG 83, 452 B-453).
THÉOLOGIE et christologie
350

elxôai TOU [xovoyevoûç Yjpàç xrjv cpûatv


20 èÔ?ôaÇev!°’E7cetôrî yàp xb ocTrauyaaiLa àvuTrôaTaTov
etvai Ôox£t, è|xtppàxxcov SaQeXXtou x6 axô^ta èxàXeaev
aÙTÔv où Ixôvov ànaôyacpa ÔôÇrjç àAAà xal
ùnooxâoeaç xapaxTnpa, tva ôtà nèv xoû xapaxTfjpoç
25 [xà9w[iev d>ç oùx Ôvo[ia ^6vov èaxi TtpàyfLaxoç àpotpov
ô Movoyevyjç ïtôç àXA’ ÙTrôaxaatç Çôaa èx tou 7raxpô<;
7tpo£X9oûaa, tt)v ccùxyîv è'xouaa xô yevvYjaavTt cpûotv
ïva ôè TTàXtv ptrj XP^vov xtvà fiéaov yeyevfjaôai tou
yevvrj9évTOç xai xoû y£vvrjaavxoç U7ro7rxeüaco[jtev, xaÂel
30 aùxôv ànaoyaopa ôôÇrjç, ôtà xrjç etxôvoç ôtôàaxcov
t6 aovaîÔtov xa9a7T£p yàp, <py]at, xô cpcoxl auveaxt xô
àrcaûyao^a, oôxcoç ô MovoyevYjç Ytôç àel auveaxt xcj>
yEvvrjaavxi. Kai aùxr] ôè rj xoû YLoû Trpoay/yopta ou
[iôvov xoû Movoy£voûç xrjpûxxet xrjv <pûatv, àXAà xal
35 xô auvatôtov aùxô (iapTUpet’ el yàp àel 7taxy]p ô 0eôç
xal ou xpovw xoûxo yeyévrîxat, àel ôï]Xovôxt xal ô ulôç
auvatÔtoç xoû yevvyjaavxoç. 3. Atà xoûxo yàp xal Xôyov
aùxôv ô [xaxàpioç 7rpoa7]yopeuaev lwàvvyjçb, où povov
tva xô àxa9èç xyjç 6etaç ÔtôàÇr) yevvrçaecoç àXX’ tva
40 xal xô àxpovov xal auvatôtov èpp,r|veûayj' ôa7rep yàp ô
Xôyoç ou fiôvov a7ra9ôç èx xoû voû rcpôetatv, àXXà xal
è(i(ptXoxwpet xô vô xal auveaxtv, oûtgûç ô Movoyevrjç
xoû 0£oü Ytôç àîta9ôç ptèv èx xoû Tiaxpôç èyevv^Ôr],
auveaxt Ôè àel xô yevvrjaavxt xal oùx è'axtv Ù7tô xpovov
45 ô xôv atôvcov 7rotrîxVjç- et Ôè xpovcov ÙTtepxepoç, ÔyjXovôxt
xoû yevvrjaavxoç auvatÔtoç, xô yàp 7tpea6oxepov xal

2, 29 Û7t07txeuaopev cod. || 36 xoûxo correxi : xooxw cod. || 39 ÔiÔàEet


cod. || 40 épiiYjveuoet cod. || 41 7rpôïatv cod. || 42 aovèoxi cod.

b. cf. Jn 1,1 s.

21. Même remarque et développement en des termes voisins en Haer. fab.


V, 2 : ’E7retÔ7] y«P ot>x oîôv xe yjv eixôvt piâ acccpùç ÔiÔocÇca xà 0ela, ôià
7rXeôvuv elxévcov ouxw 7rwç xaûxa {lavOàvopev xxÂ. (PG 83,452 D-453 A).
22. Comme le pensent les ariens, pour qui le Fils est une créature. Cf. De
Trin. 6 (PG 75, 1152 C-l 153 A).
23. Pour traduire en un langage sensible le mystère de la génération du Fils
et sa coéternité avec le Père, Théodoret prend la comparaison du feu et de
son éclat dans son In Hebr. (PG 82, 680 D. 681 C), et lui ajoute, en Haer.
fab. V, 2, celle du soleil et de ses rayons (PG 83, 452 C) ; cf. aussi Expositio 9
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR
351

divines [f. 191] il a utilisé deux images pour nous enseigner la


nature du Monogene21. En effet, attendu qu’un
paraît dépourvu d’hypostase, pour fermer la bouche à SabeUiuT
ü l’a appelé non seulement rayonnement de sa gloire, mais aussi
empreinte de son hypostase, afin que nous apprenions par le mot
d'empreinte que le Fils Monogène n’est pas seulement un nom
dépourvu de réalité, mais une hypostase vivante qui provient
du Père et possède la même nature que celui qui l’a engendré •
inversement, afin que nous n’allions pas supposer l’existence
d’un intervalle de temps entre celui qui a été engendré et celui
qui l’a engendré22, il l’appelle rayonnement de sa gloire, en ensei­
gnant par cette image leur coéternité : de même, dit-il, que le
rayonnement coexiste avec la lumière23, ainsi le Fils Monogène
coexiste depuis toujours avec celui qui l’a engendré. D’autre
part, cette appellation même de Fils proclame non seulement
la nature du Monogène, mais témoigne aussi en faveur de sa
coéternité : en effet, si Dieu est Père depuis toujours et s’il ne
l’est pas devenu avec le temps, de toute évidence le Fils aussi est
depuis toujours coéternel de celui qui l’a engendré24. 3. Voilà
pourquoi le bienheureux Jean lui a précisément donné le nom
de Verbeb, non seulement pour enseigner le caractère impassible
de la génération divine, mais pour en exprimer aussi le carac­
tère intemporel et coéternel. Non seulement, en effet, le verbe
(parole) provient de façon impassible de l’intellect, mais a aussi
son siège dans l’intellect et coexiste avec lui25 ; pareillement, le
Fils Monogène de Dieu a été engendré du Père, mais coexiste
depuis toujours avec celui qui l’a engendré, et le créateur des
siècles n’est pas soumis à l’emprise du temps ; or, s’il échappe
aux temps, de toute évidence, il est coéternel de celui qui l’a

(éd. J.C.T. Otto, Iustini philosophi et martyris opéra quae ferumur omnia, t. III,
Iéna 1880, p. 30, 7 s.), où l’image de la lumière permet à l’auteur d’établir à
la fois, mais sans référence à He 1, 3, la coéternité, l’identité de substance et
l’impassibilité de la génération du Fils. Sur l’utilisation de ces analogie dans
le discours triadologique, cf. M.-O. Boulnois, Le Paradoxe trinitaire chez Cyrille
d'Alexandrie, Paris 1994, p. 121 s.
24. L’argument tiré de la relation existant entre l’appellation de Père et celle
de Fils pour affirmer la coéternité du Fils avec le Père est depuis longtemps
devenu traditionnel dans le discours trinitaire : cf. M.-O. Boulnois, Le Para­
doxe trinitaire, op. cit., p. 387 s.
25. Même comparaison utilisée en Haer. fab. V, 2, {ibid., 453 A7'14;
cf. 452 C8'1 °) pour souligner le caractère impassible de la génération du Fils.
Cf. le recours à une analogie voisine, dans les Quaest. in Gen. (QG 20, éd.
N. Fernandez Marcos - A. Saenz-Badillos, Madrid 1979, p. 26, 19-27, 5),
pour établir un parallèle, dontThéodoret souligne toutefois les limites, entre la
production de la parole chez l’homme {nous, logos, pneùma) - créé à l’image de
Dieu - et la génération du Fils par le Père et la procession de l’Esprit.
THÉOLOGIE et christologie
352

vecoxepov ô ypàvoç noLel' èv9a oùx èaTlv


ouôè alwv ô tôv XP6vwv TCspiXY)7trixôç <5t7tàvTG)v, oôôè
noeoQÔTSpov xai vEWTEpov Ôtôaaxopev. Totyapouv
50 maTEüetv «Tiavrac; ôeî cbç ôpooücnoç toü Traxpôç ô
Movoyevrjç ttôç xai aüvaîÔtoç toü yEvvVjaccvroç.
4. Kal tô Ttveupa 8è tô ayiov èx toü rcocTpôç pèv
èx7top£Ü£a0ai 7uax£üop£V, fj <py)aiv ô Seotcotyiç Xpiaxéç
Tô nvsüpa yàp, (prjoiv, ô èx toü narpôç èxnopeôerai^
55 x6 8è Ttôç où 7ioXü7Tpaypovoup£v, àXXoxpiav xfjç
TctaxEcoç xrjv 7roXü7rpaypoaüvr)v -rçyoüpEVOt, 7t£i9ôp£0a
8è xai tô paxapiw riaüXcp Xéyovri ôtl Oùôelç olôev
àvdpconcov [f. 191v] rà roO àvdpûnou et pr} rô nvsopa
tô èvoixoOv èv aÙTÔjd. Tfjç 0daç toivüv cpüaEcoç
60 ôpoXoyoüpEv tô iravayiov TcvEÜpa, 8iô siç TpiàÔa
TCtGTEUOpEV ÔpOOUGLOV.
3. IÏEpi pèv o5v Trjç 0£taç cpüaEcoç cbç èv xecpaXaicp tocütcc
8i8ax9évx£ç ÔLÔàaxopEv 7t£pi 8è Tfjç èvav9pa)7rrçGEcoç
toü povoyEvooç ülou toü 0£ou aÙTixa ^rjO^aeTat, Ô7tcoç
xai 7UOT£üop£v xai XYjpüTropEV. 2. ’HxoüaapEv toü
5 [xaxapioü IlaoXou OiXiTtîcrjatoiç ypàcpovToç* Toüro
(ppoveiodo) èv upïv ô xal èv Xpiorcp ÏyjgoOôç èv
popcpfj deoô ônapxcàv, où/ àpnaypôv r\yr\oaTO tô
eïvai ïoa Ôeû, âÀÀ’ éaurôv èxévcooe popcprjv ôoüàou
ÀaOcov, èv ôpoicôpaTL âvdpconcôv yevôpsvoç xai ox^pan
10 sôpedeiç d)ç âvdpoynoç èzaTzeivcoaev èauTÔv yevôpsvoç
ÙTzrjxooç péxpt davârou, davàzoo Ôè oraupov' ôtà xai
ô deàç aoTÔv Ù7ïspô(j)CôGs&. M£pa9yjxap£v Toiyapoüv

3, 2 èvav0po)7r£oetoç cod. || 8 èxévwaev edd. j | 12 oTcepotjjcûoev edd.

c. Jn 15, 26 d. 1 Co 2,11 ;cf.2Tm 1,14


3. a. Ph 2, 5-9
26. Ces notions n’ont pas de place ici. Pour renforcer son argumentation,
Théodore! aurait pu produire nombre de citations scripturaires, notamment
He 1, 2, comme il le fait ailleurs : cf. De Trin. 6, PG 75, 1152 C-l 153 A ; In
Hebr., PG 82, 680 BC ; Haer. fab.V, 2, PG 83, 452 B.
27. A la différence de l’exposé sur le Fils, noter la brièveté de celui sur
l’Esprit (ou le Père). Son refus de toute curiosité « indiscrète » relative
à la procession de l’Esprit renvoie, sur le mode mineur, à sa réfutation du
neuvième anathématisme de Cyrille, accusé (cf. aussi : ep. 4, 70-75 aux mornes
d’Euphratêsie..., SC 429 et ep. 5, 181 s. au peuple de Constantinople, ibid.) de
professer que l’Esprit « ne procède pas du Père, selon la parole de Notre
Seigneur (cf. Jn 15,26), mais tire son existence du Fils » ; sur la question, voir
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 353

engendré, car le temps fait un plus ancien et un plus jeune ; mais,


là, il n’y a pas de temps ni de siècle capable d’embrasser tous les
temps, et nous n’enseignons pas davantage un plus ancien et un
plus jeune26. Voilà donc pourquoi tous doivent croire que le Fils
Monogène est consubstantiel au Père et coéternel de celui qui
l’a engendré.
4. D’autre part, nous croyons aussi que l’Esprit Saint procède
du Père, selon la parole de notre Maître le Christ : L’Esprit,
dit-il, qui procède du Pèrec ; quant au « comment », nous n’avons
pas l’indiscrétion de le rechercher, considérant cette indiscré­
tion étrangère à la foi, mais nous obéissons aussi au bienheureux
Paul qui déclare que Nul parmi les hommes ne connaît [f. 191v] les
pensées de l’homme sinon VEsprit qui habite en luid 27. Nous confes­
sons donc la nature divine de l’Esprit très saint, et, de ce fait,
nous croyons en une Trinité consubstantielle28.
Exposé 3. Sur la nature divine, voilà donc, comme en
christologique résumé29, ce qui nous a été enseigné et ce que
nous enseignons ; sur l’inhumanation du Fils
Monogène de Dieu, on va dire maintenant à la fois ce que nous
croyons et professons. 2. Nous avons entendu le bienheureux
Paul s’adresser aux Philippiens30 : Ayez entre vous les mêmes senti­
ments quifurent dans le Christ Jésus : lui qui se trouvait dans la forme
de Dieu n’a pas considéré comme un bien indûment possédé le fait
d3être égal à Dieu, mais il s3est anéanti lui-même en prenant la forme
de l’esclave, étant devenu à la ressemblance des hommes et ayant été
trouvé comme un homme par son apparence, il s3est humilié lui-même
en se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix ; voilà
pourquoi Dieu l’a exaltéa. Ainsi donc nous avons appris que notre

M.-O. Boulnois, Le Paradoxe trinitaire, op. cil., p. 511-529 (voir aussi SC 429,
p. 102, n. 1 et p. 145, n. 4). En s’en tenant donc strictement à l’affirmation
johannique (èx7topeûei:a0>Théodoret se contente ici, comme déjà dans le De
Trin. 19 (JPG 75,1176 C) d’affirmer que l’Esprit procède du Père ; dans YHaer.
fab. V, 3, où figurent les deux mêmes citations, il n’est même pas question du
« comment » (PG 83, 456 A).
28. Noter que cette profession de foi nicéenne s’achève sur le mot homoou-
sios, devenu la pierre de touche de l’orthodoxie.
29. Sur la brièveté que doit respecter une lettre du genre, voir infra n. 56.
30. Le texte de Ph 2, 5-9 est l’un de ceux qu’invoque le plus volontiers
Théodoret pour légitimer sa christologie dualiste et expliquer - il le fait un peu
plus loin (§ 3, 6) - le sens véritable de Jn 1, 14, abusivement interprété, selon
lui, par les monophysites ; cf. De incam. 9-10 (Pj 75, 1428 B-1433 B) ; Erati. I
(éd. G.H. Ettlinger, Oxford 1975, p. 89, 26-90, 18) ; In Philip. (PG 82, 569
B-572 A) ; ep. 116 (SC lll,p. 72, 9-11), ep. 126 (ibid., p. 102, 7-11), ep. 131
(ibid.y p. 114, 16-19), trois lettres probablement postérieures à la nôtre.
354 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

ôxi ô xùpioç ripwv ’Ir|aoôç Xpiaxôç xal popcpr] 0Eoùb


ô aùxôç xal popcpyj ôoùXouc- poptpyjv 8s où toùto tô
15 ôpwpevov ô paxàpioç riaùÂoç èxàXeae, izoia yàp àv eït)
popcpr] toü à7tXoü xal àouv0éxou xal àaxïipaxiaxoü;
Oùxoùv si fj pop<pï) xoù 0eoù (pùaiç xal oùaia, xal tô
ôoùàou ôvopa oùx èm àÇtôpaxoç èvxaù0a eïpyjxat xô
paxapt'cp naùXcp àXX’ èm cpuascoç, ouxe yàp ôouXoç
20 ôi’ ôv rjpeîç xfjç ÔooÀeiaç à7raXXayévxEç xfjç èXeuÔEpiaç
xexoxVjxapev. '0 aùxôç xoiyapoùv xal popcprj 0eoù xal
poptpyj ÔoùXou, xooxéaxt, 0eôç xal àvôpcoTioç, xô pèv ôv
àei, xô Ôè rcpoaXaÔcov TipoaéXaQe ôs où xtjv olxelav
7rXr)pôv svôsiav, àvavÔerjç yàp ô xôv ôXcov 7toiyîxy]ç xal
25 ÔEa7rôxr|ç, àXXà xtjv rjpexépav àodéveiav ÙTCEpEiScov xal
xfjç rjpexépaç Ttpovooùpevoç acoTrjptaç.
3. ’E7ret.8ï) yàp 7roXXoïç ôcpX^paai xôv àv0pÔ7rcov
rj tpùaiç Tzepineooboa èxxtaai xô XP£°Ç oùx l'o^oe,
prj èxxivvùooaa ôè àvayxaicoç xô xoù Bavàxou
30 ôeapcoxrjptov ôxsi, olxovopet mxvaôcpcoç xtjv xoù xpéouç
àTtàÔooiv aùxôç ô xô XPé°Ç ô<peiXExo- èv ôpoLCDpan
yàp àvdpconou yEVÔpsvoç- xal oxwoctl eùpeQeiç
cbç âvdpconoç*, xooxéoxi xoù ÔoùXou TYjv popcprjv
èvSuaàpevoç xal ÔôÇaç èv àpx xô ôiaQôXcp xoùxo
35 pôvov etvai Ô7tep (paivexat, eXxei pèv aùxôv elç àyôva,
7rpoxpé7ret Ôè aùxôv 8ià xfjç 7t£LVï]ç eIç 7càXy]ve- oüxe
yàp vrjoxeùcov Ù7tEpé6y) XTjç àv0ptO7ràxy|xoç xà péxpa
àXXà xal xfjç ’HXiou* [f. 192] xal Mcoaécoçs vyjaxelaç
cpuXàÇaç xôv àpi0pôv auvEXÔprjaE xrj (pùaei 8éÇaa0ai
40 ttjç 7tetVY]ç xô 7rà0oç, tva prj cpùyr] xrjv 7tàXY)v ô SuopsvYîç
xô péye0oç xoù xexpuppévou xaxapa8ôv. Kal oxi
xaùxa oüxcoç ë'xei, xal aùry] papxùpexai xôv Ispôv

3, 13 ô (xùptoç) add. codu. || 20 SooXÉaç cod.


3. b. Ph 2,6 c. Ph 2,7 d.Ph2,7 e. cf. Mt 4, 1-11 ; Mc 1, 12-
13; Le 4,1-13 f.cf. 1R19,8 g. cf. Ex 34, 28 ; Dt 9, 9
31. « Le même * : manière habituelle chezThéodoret d’exprimer l’union de
la personne du Christ.
32. En établissant que morphè est ici chez Paul un synonyme de physis et
ousia, Théodoret fonde du même coup sur le verset paulinien son affirmation
de l’existence de deux natures dans le Christ. Cf. ep. 4 (ALS. Basiltetisis III
A 4) aux moitiés d’Euphratésie...(datée de l’hiver 431-432), 1. 206-209 : àvxl
tpûoewç yàp xai oùotaç poptprj 7tp6x£Lxat (SC 429).
33. Cf. De Provid. X : ’Ë7tei5y| ôtpeCXouaa IxtCveiv oùx ïo^uaev, aÙTÔc ô
AeoTtù-njç ooeptoç prî/avâtai tyjv toü ôcpX^paxoç ëxTtatv, xal tauTïjç oiôv
xiva x-ajpaxa xà péXrj XaGtov, xal xaùxa aoepûç xal Ôixa[a)ç olxovop^oaç.
UNE LETTRE INÉDITE DE THÉO
doret DE CYR 355

Seigneur Jésus-Christ est le même31 à la fois fen». ^ h


forme de l'esclave* ; mais le bienheureux Paul ^ ??
« forme » ce qui se voit - quelle pourrait être la formTdeÏÏ
qui est simple, sans partie et sans apparence ? Par conséquent s!
la forme de Dieu est une nature et une essence, le nom
d’« esclave » également n a pas été appliqué ici par Paul à une
dignité, mais à une nature32 - car il n’est pas esclave celui par qui
nous avons été délivrés^ de l’esclavage et avons obtenu notre
liberté. Ainsi donc, le même est à la fois forme de Dieu et forme de
l'esclave, c’est-à-dire Dieu et homme, étant l’un depuis toujours
et ayant assumé l’autre ; mais il l’a assumé non pas pour combler
un manque qui lui aurait été propre - car le créateur et maître de
l’univers est sans besoin -, mais pour soutenir notre faiblesse et
veiller à notre salut.
3. En effet, comme la nature humaine était tombée sous le
coup de nombreuses dettes et n’avait pas la capacité d’acquitter
sa créance, et que son insolvabilité la contraignait à habiter la
prison de la mort, celui à qui la créance était due procède, dans
son immense sagesse, à la remise de cette créance33 ; étant devenu
à la ressemblance des hommes et ayant été trouvé comme un homme
par son apparenced, c’est-à-dire ayant revêtu la forme de l’esclave
et paraissant, au début, pour le diable, n’être que ce qui se
laissait voir, il l’attire au combat et, par son jeûne, le provoque
à la lutte*34. En effet, sans dépasser dans son jeûne les limites
imposées à notre humanité, mais en s’en tenant à la durée du
jeûne d’Élief [f. 192] et de Moïse8, il permit à sa nature d’éprouver
le tourment de la faim, pour que l’Ennemi ne se dérobe pas
à la lutte en apprenant la grandeur de celui qui était caché35.
Que tels sont les faits, le récit des saints Évangiles, lui aussi,

à7t07tXy]poî tô XPÉoç xal tyjv <pùoiv èXeo9epoi (PG 83,753 C ; cf. aussi, ibid.,
756 D. 760 B).
34. Le récit des tentations du Christ fait l’objet d’un commentaire assez
proche dans le De incam. 13 (PG 75, 1437 D-1440 A) et dans le Discours X
sur la Providence (PG 83, 752 B-753 A). L’accent y est toujours mis sur la
victoire remportée par la nature humaine assumée par le Christ - une huma­
nité parfaite - et non sur sa divinité demeurée « cachée » : la victoire est celle
de l’homme, nouvel Adam, pour signifier aux hommes qu’ils ont, eux aussi,
désormais la capacité de remporter une victoire semblable sur le diable, en
usant comme le Christ de leur raison et de leur libre arbitre.
356 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

EÙayyEXicov i\ taxopia. Axooaaç yàp xfjç xcapà tôv


lopÔàvYjv oùpav69£v èvexPetog cpcovfjç- Oùxoç ear^y <5
45 oiôç pou à àyanYjTOÇ èv ô rjùôôxr]oah, xEoaapàxovxa
7tpoa£Ôpeùaaç rjpépaç, ÔEipaivcov ôiexeXei xai axévcov,
xai maxeucov pèv xfj cpcovfj xai rjyoùpEvoç a6x6v Etvai
ôv ol 7tpotpfjxai 7tpoy|yopeuaav, a7iô Ôè xfjç ôpcopevrçç
sùxEXstaç àpcpiGoXtav ôsxôpsvoç. EÏ7Cexo xoiyapoùv
50 pa9eïv àxpiGôç xà xax’ aùxôv ècpiépEvoç, xai où
7rpôxepov 7rpoaŸ)X9ev ecdç aùxôç ô ôegttôxyiç ÔEÔoixôxa
aùxôv 0eaaàpevoç Ôta xfjç 7teivï)ç 7rpo£xp£(J>£v £7teiôy) «
ôè oiôe TtEivôvxa, 7tpoa£XiqXü0E xai xôv rcaXaiôv Aôàp
eupyjxévat 7rpoaÔoxfjaaç xai xoùxou yàpiv xyjv nak-qv
55 Ôappfjaaç, àXÉaxExai xai xaxaÔàXXexat, xai XapÔàvEi
xtjv vtxrjv xôv àv9pÔ7tc>>v f] (pùaiç.
4. Toùxoi) xdpiv ô povoyevfjç xoù Oeoù oiôç èaapxôùr)
xai f]vav9pÔ7cy]aev, iva xai xoù ôiaQôXou xaxaXùaY]
xfjv xupavvtÔa xai xoù 0avaxoo naocrq xô xpàxoç xai
60 xfj cpùaet xôv àv9pÔ7rcov vixyjv ôpoù ôcopfjaYjxai xai
Çcofjv. Toùxoo x«Ptv xat axaopô 7rpocn]Xco9fjvai
aovExôpyjaEv, eiç Ô7i£p xai àvéXaGe aôpa Ô7iep aùxôç
èv xfj vrjôôi xfjç 7rap9£vou ôiaTuXàaaç èvEÔùaaxo x£ xai
^vcoasv éaoxô- aôpa 8è ôxav eÏ7tco, XEXsiav Xéyco xoù
65 àv9pÔ7roi) xf)v cpùatv, cptXov yàp xai xfj 0£ta ypacpfj èx
pépouç x6 nàv ôvopàÇEiv ôç Ôxav Xéyyj* Tlpàç ok nàoa
oàpÇ rjÇsi1 xai lFi>xr} âpaprâvouoa, auTYj ocnodavetrccO
xai ôaa xoiaùxa. 5. Oôxco dé ècmv r\ ëvcoaiç àÔiatpexoç,
ôxi xà xoüxo) aüp6E0yjxôxa xô aôpaxi eiç aùxôv
70 àvacpépExai* Xpiaxoù yàp <ô> axaupôç XéyExai xai
Xpiaxoù ô 0àvaxoç XY]puxx£xai xai Xpiaxoù f) àvàaxaaiç
EÙayyEXtÇExai, ô ôè Xpiaxôç oiôç xoù 0eoù povoyEvrçç
xai 7rpwxôxoxoç- povoy£vf]ç pèv ôç rcpô xôv aiôvcov
pôvoç ex pôvoo y£WY)9£iç xoù 7raxpôç, Ttpwxôxoxoç ôè ôç
75 £7r’ èayàxcov xôv f)p£pôvk èvav9pa)7if|aaç xai àÔEXcpoùç
xoùç eiç aùxôv 7T£7uax£ux6xaç ôvopàaaç [f. 192v] xai

3, 68 Ôé èaxiv cod. || 70 à (axaupôç) addidi || 75 èvCavOpcornjaaç) add.


cod-.
h.Mt3, 17 i. Ps 64, 2 j.Ezl8,4 k. cf. He 1, 2
35. Il est difficile ici d’opérer un choix entre le masculin et le neutre (xoù
xexpujipévou), entre le concret et l’abstrait - « celui ou ce qui était caché », Le.
sa divinité (cf. De Provid. X, PG 83,753A : xfjv OcôxYjxa xéwç àTioxpuîtxcov) —,
bien que Théodoret, après 431, abandonne pratiquement tout vocabulaire
concret pour désigner les deux natures du Christ (cf. M. Richard, « Notes sur
l’évolution doctrinale de Théodoret », RSPT 25, 1936, p. 459-481).
UNE LETTRE INÉDITE DE THÉODORET DE CYR 357

en témoigne. En effet, après avoir entendu, près du Jourdain,


la voix qui était venue du ciel : Celui-ci est mon fils bien-aimé en
qui je me suis compluh, et avoir fait un siège de quarante jours, il
ne cessait de craindre et de se lamenter : d’un côté, il accordait
foi à cette parole et pensait qu’il était celui qu’avaient annoncé
les prophètes ; d’un autre côté, il était en proie à l’incertitude
compte tenu de la simplicité de ce qu’il voyait. Il continuait donc
à chercher à savoir avec précision ce qu’il en était de lui, et ne
s’approcha pas avant que le Maître lui-même, le voyant dans
la crainte, n’utilisât la faim pour l’y inviter ; mais lorsqu’il sut
qu’il éprouvait la faim, il s’approcha, et, alors qu’il s’attendait à
trouver le vieil Adam et que cela lui faisait affronter résolument
la lutte, le voilà pris et jeté à terre, tandis que la nature humaine
remporte la victoire.
4. Voilà pourquoi le Fils Monogène de Dieu s’est incarné et
s’est fait homme, afin de renverser la tyrannie du diable, de faire
cesser le pouvoir de la mort et faire don à la nature humaine tout
ensemble de la victoire et de la vie. Voilà pourquoi il consentit
également à être cloué à la croix, ce pour quoi aussi il prit un
corps qu’il façonna lui-même dans le sein de la Vierge avant de
le revêtir et de l’unir à lui. Mais quand je dis « un corps », je
veux dire une nature humaine parfaite, car la divine Ecriture
aussi a l’habitude d’user de la partie pour nommer le tout,
comme lorsqu’elle déclare : Vers toi viendra toute chair* et Uâme
qui a péchéy celle-là mourraet nombre de paroles semblables36.
5. Or, l’union est à ce point indissoluble que les accidents subis
par ce corps lui37 sont rapportés : en effet, on dit « la croix du
Christ », on proclame « la mort du Christ », on annonce la bonne
nouvelle de « la résurrection du Christ »38, mais le Christ est Fils
Monogène de Dieu et premier-né : Monogène en tant qu’il a été
engendré avant les siècles, unique d’un Père unique ; premier-
né en tant qu’il s’est fait homme dans les derniers jours*, qu’il
a donné le nom de frères à ceux qui croient en lui [f. 192v] et
36. Précision nécessaire pour éviter toute méprise : l’emploi des termes « corps,
chair, âme » n’est qu’une métonymie, utilisée aussi par l’Ecriture, pour désigner
l’humanité parfaite assumée parVerbe. L’utilisation récurrente, et volontairement
insistante, du mot « corps » pour désigner la nature humaine du Christ, en par­
ticulier s’ü s’agit de la Passion (v. g. De Pwvid. X, PG 83, 757 B. 760 B-761 C ;
ep. 131, SC 111,p. 118,13-120, 16 \ep. 145,M.,p. 166, 8-168, 23), lui permet
de distinguer nettement sa nature passible de sa nature impassible.
37. C’est-à-dire au Christ (txùxbv) en tant que personne unique.
38 L’union des natures rend donc, d’une certaine manière, les noms
communs à l’une et à l’autre, sans que cette communauté des noms, comme
l’écrit ailleurs Théodoret (ep. 131, SC 111, p. 118,1-2), entraîne une confusion
des natures. Aussi le nom de « Christ » est-il, pour lui et les Orientaux en général,
le plus propre à exprimer cette union (cf. dans ce volume, « La christologie de
Théodoret. Essai de bilan », n° 39).
théologie et christologie
358

7roârroc xüoaç xàç àôïvaç xrjç àvaaxàaecoç. Aiô xal


Ôtà xoQ (JiaXfioO Xéyei* ^«77^6) ro ovo^à aoo xofç
àÔeAtpo^ xal ô [xaxàpLoç IlauAoç (3oà* Eiç rà
80
£<Vc« aôrov nparôxoxov èv noÀÀotç àôeÀcpoîç™. 6. 06
Ôüo yàp ul°i>ç Aéyopev, àXXov pèv xôv povoyevrj xal
ôcXXov xôv 7ipwtÔTOXOv, àXX’ aÙTÔv ôpoÀoyoüpev xal
povoyevrj xal 7tptoxôxoxov, où xaxà xô aôxô jxévxoi* ouxe
ô povoyevTjç xaôxyi Trpwxôxoxoç, ooxe ô 7rpcoxôxoxoç
ss xauxrj povoyevife, èvavxlov yàp n<ù<; eivat. ôoxel xcp
povoÿeveï x6 7rpcoxôxoxoç povoyevr)ç yàp ô pôvoç
yewYjôelç xaXelxat, 7ipa)x6xoxoç ôè ô ttoXXwv àôeAcpùv
Tcpcôxoç. '0 ôè Xpiaxôç à aôxôç xal povoyevrjç xal
7rpwxôxoxoç, àXXà povoyevrjç pèv cbç 0eoç, 7tpcoxôxoxoç
90 ôè cbç àv8po)7roç ô aôxôç* èyévexo ôè àv9pco7uoç où
Tpanelç à<p’ ou7tep rjv xal è'axt 0eôç, ôcXXà îrpoaXaQwv
xô rjpéxepov Âéyexat yeyevfjaôat avôpcoTcoç. Alô xal
ô (iaxàpioç IlaôXoç 7cpcôxov elne- popcpr\v ôoôàou
Aa6(ûvn, xal xôxe è7irjyayev èv ôpoLcopan âvOpconcov
95 yevôpevoç0 xal 7tpoet7rwv xô ÀaGùv, è9àpprjaev eforeîv
xô yevôpevoç xal ô eùayyeXtaxYjç ôè eO Àôyoç oàpÇ
èyévsvop elrccov, rjpprjveuaev ô sine xal £Ù9ôç è7r^yaye*
xal èaxrjvcooev èv rjpïv* où yàp xpa-rcdç èyévexo aàpÇ,
àXXà ax7)vajaaç èv fjptv Xéyexat yeyevŸjoôai aàpÇ,
100 xal è'petvev ônep yjv xal è'axiv ôrcep èyévexo. IIcôç ouv
xaXetxat 0eôç ô elç aàpxa xpaTieiç; El yàp èxpa7tY]
elç aàpxa, où pôvov 0eôç oùx àv elxoxcoç xXy]9ely),
àXX’ cbç où nacra oàpÇ rj aùrij oâpi;, ocAA* ocÀArj pèv
ixdôcov, àXkr\ ôè nrrjvcov, ocAÀrj ôè xTrjv&v*' el ôè xal
105 èaxi ôeôç xal xaXeïxai, xal àkr\divàç 0eôç axe ô?} 0eo6
3, 77 toôlvaç scripsi : ôÔuvàç cod. || 85-86 xô povoycvs! correxi : xôv
(lovoYEVf) cod. || 92 Yeyevvfia6at cod. || 97 épp^veuaev cod. || 104 ôè1 cor-
rexi : [ièv cod.
1. Ps 21, 23 (cf. He 2, 12 m.Rm 8, 29 n. Ph 2, 7a o. Ph 2,
7b p. Jn 1,14a q. Jn 1,14b r. 1 Co 15, 39
39. Ce qu’a d’obscur cette brachylogie s’éclaire grâce au parallèle fourni par
De Tnn. 10 (PG 75, 1160 C) ; opérant la même distinction entre les appella­
tions de « Monogène » et de « premier-né » et citant pareillement Rm 8, 29 et
Ps 21,22 (He 2,12 [à7rafYeXc5]),Théodoret y écrit : « . ..il est appelé ‘premier-
né’ en tant qu’il est le premier à avoir délivré des douleurs de l’enfantement
cjui conduit à la vie » (wç TCptoxoç xijç èrct xyjv Çcotjv (pepoucrrçç Yevvrjaecoç xàç
o)Ôlvaç Xuoaç). Voir aussi Grégoire de Nysse, In Cant., hom. 15 (GNO 6,
p. 389,20-390,2 : ô èx vexptôv Ttptoxôxoxoç ô Ttpwxoç Xuoocç xàç coôïvaç xoù
Oavàxou xal 7tâoi xôv èx vcxpûv xôxov ôooKoiVjoccç ôtà xf)ç àvaoxàoctoç) ;
C. Eunom. III, 2, 50 (GNO 2, p. 69, 1-3). Ces parallèles (cf. encore Tiiéodo-
ret, De incam. 18 : PG 75, 1452C ; In Col., PG 82, 600D-601A) nous ont
conduit à corriger en càôlvaç le texte du manuscrit (ôôuvccç).
40. Protestation appuyée, comme dans presque toutes ses lettres à partir
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 359

que, le premier, il a délivré des douleurs <qui précèdent> la


résurrection39 ; voilà pourquoi il déclare en citant le psaume :
J’annoncerai ton nom à mes frères‘, et que le bienheureux Paul
s’écrie : Pour être, lui, le premier-né d’une multitude de frèresm.
6. En effet, nous ne disons pas deux Fils40, dont l’un serait le
Monogène et un autre le premier-né, mais nous confessons qu’il
est à la fois Monogène et premier-né, non pas sous le même
rapport toutefois : le Monogène n’est pas pour autant premier-
né, et le premier-né n’est pas pour autant Monogène ; le terme
de premier-né semble, en effet, s’opposer en quelque manière
à celui de Monogène, car on appelle Monogène celui qui a été
engendré comme unique, et premier-né le premier de nombreux
frères. Or, le Christ est le même, à la fois Monogène et premier-
né, mais le même est Monogène en tant que Dieu, et premier-né
en tant qu’homme ; il s’est fait homme non parce qu’il a subi un
changement de ce qu’il était et de ce qu’il est - Dieu -, mais il
est dit s’être fait homme parce qu’il a pris ce que nous sommes41.
C’est bien pourquoi le bienheureux Paul a dit tout d’abord :
en prenant la forme de l’esclaven3 avant d’ajouter : se faisant à la
ressemblance des hommes°, et c’est après avoir dit en prenant qu’il
s’est enhardi à dire se faisant ; et l’évangéliste, après avoir dit :
Le Verbe s’est fait chairp, a interprété ce qu’il venait de dire en
ajoutant aussitôt : et il a habité parmi nousq ; car il ne s’est pas fait
chair en subissant un changement, mais il est dit s’être fait chair
en venant habiter parmi nous, et il est resté ce qu’il était et il est
ce qu’il s’est fait. Comment donc peut-on appeler Dieu celui qui
se serait changé en chair ? En effet, s’il s’était changé en chair,
non seulement c’est à juste titre qu’il ne serait plus appelé Dieu,
mais comme toute chair n’est pas la même chair, mais l’une celle
des poissons, l’autre celle des oiseaux, une autre celle des bestiauxr42 ;
mais s’il est Dieu et appelé de ce nom, et vrai Dieu, parce qu’il
de 448, contre l’accusation mensongère répandue contre lui. Distinguer deux
natures n’est pas reconnaître deux Fils, mais l’unité de la personne du Christ
- « le même » - n’exclut pas qu’il puisse se concevoir conjointement sous le
rapport de sa divinité et sous celui de son humanité.
41. Après l’affirmation préalable de l’union indissoluble des natures et la
reconnaissance d’un seul Fils, l’exposé se poursuit par la démonstration de
l’immutabilité de la nature divine du Verbe dans l’acte d’incarnation (àxpeTrxoç).
Argumentation fondée sur une exégèse conjointe de Ph 2, 7 et de Jn 1, 14 :
là Aa&ôv, ici èaxyjvcooev interdisent d’entendre Ysvôpevoç et èyevETO d’un
changement en chair de la nature divine, comme le prétendraient, selon
Théodoret, les monophysites eutychiens. Cf. déjà sa Réfuu anath. 1 de Cyrille
(ACOl.,1,6, p. 108-109 ; PG 76,392 BC) et Eran. I (Etthnger, p. 66,14-68,21).
42. Unique occurrence de cette citation chez Théodoret en dehors de son In
1 Cor. (JPG 82, 364 C) -1 Co 15, 38 est cité en Haer. fab.W, 19 (PG 83, 516 B :
Sur la résurrection) -, mais amputée de son premier membre (àAAà cÎAAtj pèv
àv6p(Ô7t(»)v) et avec un ordre des mots différent de celui du texte reçu : faut-il
imputer cela à Théodoret ou au copiste ?
théologie et christologie
360

àXr)9tvoü vlôç oùx àpa èxpàîtY) elç oàpxa àXXà aàpxa


àvéXaôe ÿutfp ëxoüaotv ^Y^v, xai xaùxYjv Ô7i£p tou
àv9pametou yévouç Tpeïç rjpépaç TtapaÔouç tw 0avàxcp
àvéaxYjas te xai e*Ç oùpavoôç àvifraYe xai èxà9ta£v èv
110 ÔeÇlôc xrjç [i^aXcôoùvriç èv ô(|>7)XoIç
7. "Oaa TOiYaP°^v to^elvcôç èv xfj 0sl<x Ypcccpr} <7repl
aÙTOÛ> eïpTjxat, cbç TTELVYjaavxoç5, cbç Ôup^oavroç1,
ûç Xu7tr)9évTOçu, wç 9o6r)9évroçv, wç axaoparôévxoç",
wç à7io9avàvxoçx, oç àvaaxàvxoçy, cbç otcô 0eoD
ns 6iJko9évto<;z, ôià xaùxa EÏpYîxat, où y«P à U(]hoxoç
6(|ko9e^, [f. 193] àXX’ rj aàpÇ xoô ôtJjLaxoo, cpùaiv psv
àv9pco7teiav è'xouaa, ÔàÇav 8è 0etav où ôeôopévrjv, êxi
piYjv xai peYaXo7rp£7r£iav èvÔoaapévrj. MtjÔe'iç xolvuv
Ô7rot|xaiç (JjEOÔéaL xa0’ yjpcôv X£XP^o9co prjôè Ôuo
120 üloùç Xeyeiv rjpâç auxocpavxELxa)* Etxa xà pèv 7tà0Y]
xpoaàTtxopev xfj àv9pco7tôxYîXL, xà Ôè 0aùpaxa xfj 0e6xy|xi
xai èv xû évi ulcô xcp xopi'cp fjpcôv Xptaxcp Ôuo cpuaEiç
àauYXÙxwç rjvcopévaç ôpûvxsç xà 7rpoacpopa èxaxépaiç
7rpoa(pépopev el 5è coy/pou; psxà xyjv svcoaiv Y^vr/xat,
125 oùôsxépa pepévYjXEV ÔTCEp rjv, oüxe yj 0Eta ouxe y\
àv9pco7reta. El 5e xai yj 0Eia p.EpsvY]xsv a7i£pi'Ypa7rxoç,
à7ta9r]ç xai àxaxàXY)7ixoç xai à7rEptôpiaxoç, xai yj
àv9pco7TELa à(p9apaiav xai à9avaai'av xai ÔôÇav 0siav
èvÔoaapévYî èv xolç olxsioiç ôpoiç èaxiv cbç xai pExà
130 xyjv àvàaxaalv ÔsîÇat xolç àîioaxôXoiç xôv xùpiov xai
Xeipaç xai 7rôÔaç xai TTÂEüpàv xai efacslv* xFY}À(X(prjcraTé
lie xal ïôets Ôtl nveupa oàpxa xai doréa oùx ëyzi
xaôcjç èpè decûpette E/ovra™, eüÔyjAov xai xolç Xiav
TraxuxàxoLç cbç rj xôv Ôuo cpùascov svcoaiç xai àÔiatpExoç
135 èaxi xai àaÙYXOxoç, ouxe Yàp eIç ôùo oloüç xôv ëva

3, lO8àv0pa)7t(oucod. || 109 àvéaxrjaév cod. |J 111 ypatpf) correxi : cpuoci


cod. || 111-112 Tcepi aùxoü addidi |j 115 ü(|>y|axoç cod. || 117 àvOpomlav
cod. | | êxouaa scripsi : ëxouaav cod. || 121 7rpoaa7txopev correxi :
7ipooaKTELv pèv cod. || 126 àv0pw7ita cod. || 128 àv0pa)7iCa cod. || 131
<J)7]Xc«pÉoaT£ cod. || 133 OecopeïxocE sic cod.

s. cf. Mt 4, 2 j Le 4, 2 t. cf. Jn 4, 7 ; 19, 28 u. cf. Jn 11, 33-35


v. cf. Mt 26, 37 ; 27, 46 ; Mc 15, 34 ; Le 22, 44 w. cf. Mt 27, 32-38 ; Mc
23-27 ; Le 23, 33-34 ; Jn 18, 16-18 x. cf. Mt 27, 50 ; Mc 15, 37 ; Le 23,
46 ; Jn 19, 30 y. cf. Mt 28, 6-7 ; Mc 16, 6 ; Le 24, 6 z. cf. Jn 3, 14 j
12,32-34 ; Ac 2,33; Mc 16,19
aa. Le 24, 39 bb. Le 24, 39

43. V.g. développement voisin dans Yep. 4 aux moines d’Euphratésie... (Ms.
Basiliensis 111A 4), 1. 236 s. (SC 429).
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 361

est réellement Fils du vrai Dieu, il ne s’est donc pas changé en


chair, mais a pris une chair dotée d’une âme rationnelle, et c’est
elle que, pour l’espèce humaine, il livra durant trois jours à la
mort, avant de la ressusciter, de la faire monter aux deux et
asseoir à la droite de la Majesté <divine> dans les hauteurs.
7. Ainsi donc, tout ce qui est dit de manière humble dans
la divine Ecriture <à son sujet>43, par exemple qu’il ressent la
faim® ou la soif, qu’il éprouve de l’affiictionu ou de la craintev,
qu’il est crucifiéw, qu’il meurex, qu’il ressusdtey ou qu’il est élevé
par Dieu2, est dit à cause de cela, car ce n’est pas le Très-Haut
qui peut être élevé, [f. 193] mais la chair du Très-Haut, elle qui
possède une nature humaine et qui a revêtu la gloire divine qui
ne lui avait pas été donnée, et qui plus est la majesté divine. Que
personne n’use donc contre nous de soupçons mensongers et
ne nous calomnie en déclarant que nous disons deux Fils ; et
cela, quand nous attribuons les souffrances à son humanité et
les miracles à sa divinité et quand, en voyant dans l’unique Fils
notre Seigneur le Christ, deux natures unies sans confusion, nous
rapportons à chacune d’elles ce qui lui revient44. Si une confu­
sion s’était produite après l’union, aucune des deux natures ne
serait demeurée ce qu’elle était, ni la nature divine ni la nature
humaine45. En revanche, si la nature divine est demeurée incir-
conscrite, impassible, insaisissable et sans limites, et si la nature
humaine, après avoir revêtu l’incorruptibilité, l’immortalité et la
gloire divine, reste à l’intérieur des limites qui lui sont propres,
de sorte que, même après la Résurrection46, le Seigneur peut
montrer aux apôtres ses mains, ses pieds et son côté et leur dire :
Touchez-moi et voyez qu’un esprit n’a ni chair ni os comme vous
constatez que j’en aia*, il est bien clair, même pour des esprits
très épais, que l’union des deux natures est indissoluble et sans
confusion, car nous ne divisons pas en deux Fils l’Unique, à

44. La répartition des vocables en fonction des propriétés (xà ïôta,


lÔLÔ-nTxat) de chaque nature - les tapeina rapportées à l’humanité du Christ,
les thaumata à sa divinité - implique une union des natures sans confusion, qui
ne met pas en cause l’unité de la personne (un « unique Fils *)•
45. Second temps de l’argumentation : l’inconfusion des natures au sein de
l’union ; cf. Eran. II (àouyxoxoç).
46. Contre les monophysites, pour qui, après la Résurrection, il n’y aurait
plus qu’une seule nature, la divinité ayant comme absorbé l’humanité, Théo-
doret affirme la permanence de deux natures unies sans confusion dans le
Christ : son corps n’a pas été changé en une autre essence (ouata), il n’est pas
devenu « esprit » (7tv£üpa). Cf. Eran. II, (Ettlinger, p. 132, i 0-21 ; 148,7-13) ;
Eran. III, (ibid., p. 221, 30-222, 3), où Le 24, 39 est pareillement cité comme
preuve ; cf. encore Eran., Syllog. II, 10 (ibid., p. 260, 15-21).
THÉOLOGIE et christologie
362

Siaipoünev, M Y^o^o, oins slç jxiav cpuatv xàç Suo


aovàvouev, àXXà xwv cpoaecov toc tÔia Xeyovxeç, xôv
g X5pl0v rjpwv Ttpoaxuvoùpev Xpiaxôv, èÔYjXcoae ôè
xàc ôùo «pûoeiç ô xùpioç pexà xyjv àvàaxaaiv Xéycov
140 Wrilamoaxé p£ cSere àri nveopa oâpxcc xai
ôaréa oôx ëx£L xa6^ è(2è d£ù)P£Îr£ £X<>vrahh• où yàp
ekev « ôvxa », àXX’ « ëxovxa », eoÔyjXov Ôè cbç aXXo
tô è'xov xaxà cpuatv xoci aXXo xô èxopevov. Kai p-rçôelç
TràXtv àcpopprjv auxocpavxiaç Xaôéxco* où yàp si7tov
ns âXXoç xai àXXoç àXXà aXXo xai aXXo. Taùxrjv yàp Y)pâç
rrçv Ôtatpeatv xai ô xptapaxàptoç èôtÔaÇe rpy]yàpioç.
8. Tô ôè à7ia8èç xfjç ôeÙTyjxoç TtàXiv eTepwOev ô
xùptoç èv xfj xcôv 0etwv puaxY|ptwv 7tapaô6aei- AâGere,
(pr}oCv, (payere, roürô èort rà oûpa pou rô ùnèp
150 ùpcôv xÀcopevovcc, xai roürô sort rà alpa pou rô
ùnèp ùpcôv èxxovvôpevov eiç âcpeoiv âpapncovdd.
EuôrjXov TOtyapoùv cbç xoü acopaxoç xô TiàOoç àXX’ où
XTjç eeôxycoç. Tooro yàp, cpyjat, rà oûpa pou rà ùnèp
ùptiv xAœpevovee> - rb yàp Aôoars ràv vaàv roürov
155 xai èv rpioiv rjpépaiç èyepü aùrôvff znl xoù 7tapôvxoç
atyco, [f. 193v] èTtetôyj acpôôpa ù[iàç à-rroxvaiet, xoùxo
xoû xuptou xô ^fjpa# 9. xrjv ôè Ôtatpeatv xcov cpùaecov
prjÔeiç upwv voptÇéxco xvjç évcoaecoç etvat Ôtatpeatv
- àxpyjxoç yàp èxetvrj xai àôtatpexoç xai àxcoptaxoç -,

3, 143 (tô) ëxov scripsi : (tô) è'xcov cod. || 148 7rapaÔcôaei cod. || 151
èxxuvôpevov cod.

cc. Mt 26,26 j 1 Co 11,24 ; Mc 14,22 ; Le 22,19 dd. Mt 26,28 ; Mc


14, 24; Le 22, 20 ee. 1 Co 11,24 ff. Jn 2,19

47. Ces lignes, qui s’achèvent sur l’affirmation de l’unité d’adoration ren­
due au Christ (contre la co-adoration professée par Nestorius) offrent un bon
résumé des positions christologiques de Théodoret.
48. Son rejet appuyé d’un vocabulaire concret est une manière de prouver
qu’il distingue deux natures et non deux personnes. Sur son abandon des
formules concrètes après 431, cf. M. Richard, «Notes sur l’évolution
doctrinale de Théodoret », op. cit. ; la correction (§ 3, 7,1. 19) de exwv en *X0V
paraît donc s’imposer ici.
49. Il s’agit très probablement ici de Grégoire de Nazianze {Lettre à Clèdo-
nios I, 10 : SC 208) ; toutefois Théodoret ne parlerait plus, comme Grégoire
à son époque, de sunkrasis pour désigner l’union, car pour lui toute idée de
mélange suppose nécessairement un changement. Sur l’identité de ce Gré­
goire, voir infra n. 57.
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR
363

Dieu ne plaise, et nous ne réduisons pas à une seule nature les


deux, mais en énonçant les propriétés des natures nn„c
notre unique Seigneur le Christ47. Du reste, c’est le Seigneurqri
nous a fait voir les deux natures après la Résurrection, par ces
mots : Touchez-moi et voyez qu’un esprit n’a ni chair ni ’
vous constatez que j’en ai bb ; en effet, il n’a pas dit « que je suis »,
mais « que j’ai » ; or il est bien clair qu’une chose est ce qui
possède par nature et une autre chose ce qui est possédé. Et que
personne de nouveau ne trouve là prétexte à la calomnie : je n’ai
pas dit « un autre et un autre », mais « une chose et une autre »48.
Nous devons cette distinction au trois fois bienheureux Grégoire
qui nous l’a enseignée49.
8. Quant à l’impassibilité de la divinité50, le Seigneur, à son
tour, <nous l’a enseignée> à partir d’un autre passage, lors la
transmission des divins mystères, en disant : Prenez, mangez, ceci
est mon corps rompu pour vous cc51 et ceci est mon sang versé pour
vous pour la rémission des péchésAA. Il est donc bien clair que la
souffrance est celle du corps, et non celle de la divinité, car,
dit-il, ceci est mon corps rompu pour vousee - je passe présentement
sous silence la déclaration : Détruisez ce temple, et en trois jours
je le relèveraiff [f. 193v], puisque cette parole du Seigneur vous
irrite au plus haut point52. 9. Toutefois, que personne d’entre
vous n’aille penser que la division des natures est une division
de l’union - celle-ci est insécable, indissoluble et inséparable -,

50. Troisième temps de l’exposé christologique : l’impassibilité de la nature


divine (artaO^ç) ; cf. Réfut. anath. 12 de Cyrille (/ICO I, I, 6, p. 144 ; PG 76,
449 BC) et Eran. III. Argumentation développée à partir des paroles de 1 ins­
titution de l’eucharistie, cf. Eran. I (Ettlinger,p. 79, 13-17 ; 78,15-16)i j.Eran.
III (ibid.y 221, 16-29 s.) ; ep. 131 à l’évêque Timothée, datée de 450 (SC 111,
p. 120, 12-16 : « Nulle part, lorsqu’il est parlé de la Passion, il n’est fait men­
tion de la divinité impassible *) ; ep. 146 aux mômes de Constantinople, datee
également de 450 (ibid., p. 188, 1-5). Seule la nature humaine, le «corps*
a éprouvé la Passion ; cf. encore ep. 145 aux soldats, postérieure à juillet 450
(ibid., p. 166, 8-24 : « le corps de Jésus » était seul capable de souffrir).
51. Théodoret cite à trois autres reprises le verset sous cette forme (In Cant.,
PG 81, 128 A ; In Ez., ibid., 1252 D ; In 1 Cor., PG 82, 316 D), et deux fois
en mentionnant la variante Ôiôôpevov (ÔiôôpEvov rj xXcopevov : Eran. III,
Ettlinger, p. 221, 19-20 ; ep. 131 à Vévêque Timothée [datée de 450], SC 111,
p. 120, 14-15). Curieusement, en commentant 1 Co 11, 24, il ne signale pas
la variante ÔtÔôpevov.
52. Prétermission destinée à ménager la susceptibilité de ses correspon­
dants, la citation de Jn 2, 19 faisant partie de l’arsenal traditionnel des Antio-
chiens depuis au moins l’époque du conflit avec Cyrille (cf. Réfut. anath. 2 et
12 : ACO I, i, 6, p. 114 et 144 ; PG 76, 400 AC et 449 C), mais progressive­
ment abandonnée par Théodoret après l’Acte d’union ; voir Eran. III (Ettlin­
ger, p. 220, 16-22) et, dans ce volume (n° 38), notre étude, «Théodoret et le
signe du temple... ».
364 théologie et christologie

160 àxv épprjvstav xûv éxaxspa (pùoei 7ipooôvxG>v. "Orav


yàp etTico xôv pèv 0eôv Aoyov èx xoü 7iaxpôç, xô ôè
acùpa èx o7iéppaxo<; Aaoi8, ôpoXoycôv xyjv ëvcootv,
éxaxépaç (puaewç xôv xapaxxfjpa ayjpatva), èrcel ei pyj
xaû0’ ouxcoç ëxet» ^ûç ô ÔeonÔTr\ç Xptoxôç xal xcp Ttaxpl
165 ôpooôatoç wç 0eôç xal r]plv d>ç àv9pco7toç ôpooôatoç;
nwç Ô’àv aoxôç EtYj xal 0eôç àXrjôwç xal avÔpamoç
àXy]9âjç, Et prj xcp Xôyw ôtsXôvxsç Et7tcop£v ôxt 0eôç pév
èaxtv ô èx 0eoô y£W7]0Etç, àvÔpcoTtoç 8e cbç èx 7tap9évoo
xexOeiç, xal àv9pa)7roç pév èaxt xaxà xo cpaivôpevov,
170 0eôç Ôe èaxt xaxà vooupEVOV, xal ôxt ôsôç pèv rjv àet,
av0pco7roç 8e èyévsxo, où Tponcelç elç àv9pco7rôxT7xa
àXX’ àv0pW7r£tav cpôatv XaQcov, xal ànadr\c, pév èaxtv ô
8eanôvf\(; Xptaxôç a>ç 0eôç, cbç àvOpamoç ôè xô 7rà9oç
U7lÉp£tVEV.

175 10. Atà xoüxo xal ô xoptoç rcepl pèv xoü 7tà0ouç
’louôatotç ÔtaXsyôpEVOÇ avOptorcov éauxôv covôpaÇe* Tl
yâp, (priai, ÿrjxeïxe pe ànoxxelvaL, âvÔpconov ôç xr\v
àÀrjdetav ùplv À£ÀâÀr]xa rjv rjxouoa napà toü deoùgg\
©aupaxoupyûv 8e ulôv éauxôv 7ipoaayop£U£t 0eoü-
180 Elpyjxôxcov yàp xcôv ’louôatwv* riepi xaÀou ëpyoo où
ÀidâÇopév os âÀÀà nepi pÀaocprjpi'aç, ôtl où âvdpcmoç
ôv noieïç oegcutôv deôvh\ à7tsxptvaxo ô xuptoç Xéycov
’Ev tù) vôpcp ùpôv yéypanxav ’Eyô etncr Ssol èoxén.
El ouv exelvouç sine deoùç npàç oüç ô Àôyoç xou Oeoù
185 èyévexo xal où ôuvaxai ÀuOfjvaL rj ypacprj, ôv 6 naxrip

3, 160 épp7jvelav correxi : ép|iY]vela cod. || 172 avOpcorclav cod. || 174


ÙTtépetve cod. J| 175 Ôta cod. || 183 schol. ad verba èv tû vôpco pertinens
add. cod.mg : vôpov èvxapOa Xéycov xal tr|v toü Àaulô pt(3Xov, ûoTtep xal
7tâoav AttXûç ttjv ypacprçv || èoxé : èaxal cod. || 184 schol. ad verba el ouv
xtX. pertinens, in duas partes partitum, add. cod., primum ab imo : è^rffqai^'
cl ol Yàptxt T7]v Oétooiv 7tpoaXapôvxec 6eoÊ elot xal oùx èyxaXoùvxat, 7tûç
èyco oixatcoç ÈTtixaXoûpat (?) ûcp’ upcôv ô cpùaei 9eôç ûv, ôv ô 7raTrjp
YjyCaoev, toutéotiv àcpwpcaEv ô Ttarîjp acpaytao9flvat Ô7tèp toü xôapou
(?). Aéyci (?) yàp xà àcpcoptapéva Xéyexat (?) xâ> 9ec5. npôÔr)Xov ôxt oùx
tooç xolç àXXotç dpi 9eotç àXXà 9eôç àXï]9tvôç- 9eoû yàp ôvxcoç (...) xal
oùx àv9pw7roü xàpixi ooi9évx(...) ; postea mg : el xolvuv èxelvot 7rpôç ouç
ô Xôyoç xoù 0EOÔ èyévexo, xouxéaxtv èyco (Xôyoç yàp èyco xou 9eoô, xa
èvotxrjoa) èv èxelvoiç (2 Co 6,16 ; cf. Lv 26,12 ; Ez 37,27), èxap£aapr)v
I
aùxolç^ xrjv ulo9eolav), el ouv èxelvot 9eol, 7toXXtô pàXXov èyco1 7tàayjc àv
etrjv aixtaç èxxôç, 9eôv xaXôv èpauxôv, ô xal cpùaet ûv xat xolç àXAotç
xouxo XocptÇôpevoç.

gg. Jn 8, 40 hh. Jn 10, 33 ü. cf. Ps 82, 6


UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 365

quand elle est une explication de ce qui est propre à chacune


des deux natures. En effet, lorsque je dis que le Dieu Verbe vient
du Père, et que le corps vient de la semence de David, tout en
confessant l’union, je souligne le caractère de chacune des deux
natures, car s’il n’en allait pas ainsi, comment notre Maître le
Christ pourrait-il être à la fois consubstantiel au Père en tant que
Dieu et consubstantiel à nous en tant qu’homme ? Comment
serait-il à la fois véritablement Dieu et véritablement homme, à
moins que nous ne disions, en opérant une distinction verbale53,
qu’il est Dieu, lui qui a été engendré de Dieu, mais homme en
tant qu’il est né de la Vierge ; qu’il est homme selon ce qui se
laisse voir, mais qu’il est Dieu selon ce qui se laisse concevoir ;
qu’il était Dieu depuis toujours, mais qu’il s’est fait homme, non
pas en se changeant en humanité54, mais en prenant une nature
humaine, et que notre Maître le Christ est impassible en tant
que Dieu, mais qu’il a subi la Passion en tant qu’homme.
10. Voilà pourquoi aussi, lorsque notre Seigneur parlait de
sa Passion aux Juifs, il se donnait le nom d’homme : Pourquoi,
dit-il, me cherchez-vous pour me faire périr, moi un homme qui vous
ai transmis par mes paroles la vérité que j’ai entendue de Dieu™ ?
En revanche, lorsqu’il accomplit des miracles, il se nomme Fils
de Dieu. Comme les Juifs venaient de lui dire : Ce n’est pas pour
une bonne œuvre que nous te lapidons, mais c’est pour un blasphème,
parce que, toi qui es un homme, tu te fais Dieuhh, le Seigneur leur
répondit par ces mots : Dans votre Loi il est écrit : ‘Moi, j’ai
dit : vous êtes des dieux’11. Si donc il a dit que sont des dieux ceux
à qui a été adressée la parole de Dieu et si l’Ecriture ne peut pas être

53. Cyrille a finalement reconnu que la distinction purement conceptuelle


ou verbale (xÇ> X<5yco) de deux natures parfaites permet de rapporter légiti­
mement à chacune d’elles ce qui lui est propre, sans mettre en cause l’union
(cf. ep. 40 à Acace de Mélitène, § 12 [wç èv èvvoiaiç ôéxopevot]. § 15 [toç èv
tJnXaîç xal pôvaiç èvvotaiç Ôcxo^évot] : ACOI, i, 4, p. 20-31 ; PG 77,192 D.
193 D).Théodoret s’exprime dans les mêmes termes dans VExposino 12 (éd.
Otto, op. cit.s p. 48, 45), dont la date de rédaction est controversée (cf. supra,
dans ce volume, n° 27, « UExpositio rectae fidei et le traité Sur la Trinité et l'In­
carnation deThéodoret de Cyr... »).
54. Autrement dit, la divinité n’est pas devenue humanité, au sens où les
monophysites eutychiens entendraient Jn 1, 14, selon Théodoret, d’une trans­
formation du Verbe divin en une autre nature (cf. supray n. 41).
366 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Yjyi'aoe xai ànéoreiÀev, ùpsïç ÀéysTE ôtl pÀccocprjpcô


ôtl etnov Yiôç deoû eipi; El où noiü rà è'pycc toù
nazpàç pou, pr] kloteôete pot’ ei de tzolcô, xàv êpol
prj moTeurjzs, tolç è'pyotç moreuoccTE l'va yvcôte xcd
190 moTEÔorjTE ôtl êyo) èv tcô nctTpi xai ô nazrip ev
èpoOl Kai èvxaü9a ulôv ôvopàaaç 0eoù 7tpoxeipévcov
0au[iàxa>v, olôv [ôè] àv9pco7too éaoxôv 7tpoaayopeùei
xoiç pa9r)xaïç nepi 7tà9ouç ôiaXeyôpevoç- lôoo yâp,
(prjotv, àvaÔaivopev eiç lepooôÀupcc xcà à oiôç toO
195 àvdpômou napaôodrioETocL eiç yefpaç àvdptôncov^. 'O
aùxôç xotyapoùv xai oiôç 0eoO xai ulôç àvÔpwTcou, àXX’
où xaxà xô aùxô* ô aùxôç xai àv9pco7ioç xai 0eôç, àÀÀ’
où xaxà xô aùxô. 'O aùxôç èxa9eùÔr)aev èv xa> axàcpei
xai xt]v 0àXaaaav xupaivouaav èxoipY]aevn, [f.194]
200 àXX’ où xaxà xô aùxô- ô aùxôç vexpoùç -rçyeipe mm xai
0àvaxov xaxeÔéÇaxo, àXXà xà pèv cbç àv9pco7ioç è'7ta9e,
xà ôè cibç 0eôç èvfjpyrjaev ô aùxôç. Aiô cpapèv xà pèv
ELvai xfjç àv0po)7côxY|xoç, xà ôè i'Ôia yvcopiapaxa xfjç
0eôx7]xoç.
4. Taoxa côç èv èmaxoXfjç pixpcp ypàcjjai ùpcov xfj
eùXaQetqc è7xi xoû Ttapôvxoç rjvayxàaôrjv, pa9tov upâç
où xa0’ éxôvxaç yjpwv pepvfjaéai, si napaoyoi Ôè ô 0eôç
aoyyevéaôat yjpâç àXXrjXotç Ôcà paxpoxepcov 7ieiaopev
5 ùpûv xrjv eùXàôeiav ôxi Xtav èaxi Ôuaaeôèç xfj 0eia
cpùoei TrpoaaTixELV xoù oxaopoû xai xoù 0avàxou xô
7cà0oç- ei Ôè xaùxrjv xcô ôvxt cpeùyexe xfjv pXaacprjptav,
prjôè piav cpùaiv xàç ôuo yeyevfjaôai maxeoexe* xooxco
yàp èxetvcp Ttàvx’ àxoXouôei. Ei yàp xai èxpà9r)oav
io al cpùoeiç xai pta èÇ àpcpoiv à7iexeXéa9rî, 7T£7tov9ev
àpa rj 0eia cpùoiç xai à-rccbXeae xf]v àrcà9etav ei Ôè où
7ré7Tov0ev, è'peivev ô£a7tep yjv, ècpùXa^e ôè àpa xai xfj
7rpooXy]cp9eia7] Tùv xaPaxT^Pa oixeîov àxyjpaxov.

Voo7xiTe^E,T<x!’ c°d-,c II 189 moxeuriTai cod.8C || yv&xat cod.,c


oloOcod £ secusi II 194 àvapaivwpev cod. || 195 àvôpcôrcoo correxi :
7 ^^YETarcoi^°f[e^:yi^0^c^id- 11 ™P«°X° cod. || 5 Ôuoepèç cod. ||

26 ‘JD ^4cf Le 7 o 20, 18 ; Mc 10, 33 ; Le 18, 31 11. cf. Mt 8,


■ Ct- u 7> 12-15 ; 8, 49-56 ; Jn 11, 11-44
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉOD
°RET DE CYR 367

fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas ; mais si k Tes
fais, quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en ces œuvres
afin que vous sachiez et que vous croyiez que je suis dans le Père et
le Père en moi”. Et après s’être donné ici le nom de Fils de Dieu,
en mettant en avant ses miracles, il se nomme Fils de l’homme,
quand il parle aux disciples de sa Passion : Voici, dit-il, que nom
montons à Jérusalem et que le Fils de Vhomme sera livré aux mains
des hommeskk. Ainsi donc, le même est Fils de Dieu et Fils de
l’homme, mais non au même titre ; le même est à la fois homme
et Dieu, mais non au même titre55. Le même a dormi dans la
barque et apaisé la mer déchaînée11, [f. 194], mais non au même
titre ; le même a ressuscité des mortsmm et reçu la mon, mais le
même a subi l’un en tant qu’homme, tandis qu’il a opéré l’autre
en tant que Dieu. C’est pourquoi nous disons que l’un relève
de son humanité, tandis que l’autre est le signe propre de sa
divinité.
4. Voilà ce que j’ai été contraint présentement d’écrire à
votre Piété, autant que le permettent les limites d’une lettre56,
parce que j’ai appris que vous n’avez pas fait mention de nous de
propos délibéré, mais si Dieu nous accorde la possibilité d’une
rencontre mutuelle, nous chercherons à persuader plus longue­
ment votre Piété qu’il est tout à fait impie d’attribuer à la nature
divine la souffrance de la croix et de la mort ; mais si vous fuyez
réellement ce blasphème, ne croyez pas non plus que les deux
natures sont devenues une seule : car de cela précisément tout
dépend. En effet, si les natures ont été confondues et si une seule
nature est résultée des deux, la nature divine a donc souffert et
a perdu son impassibilité ; mais si elle n’a pas souffert, elle est
restée ce qu’elle était et elle a donc conservé aussi à la nature
assumée le caractère sans mélange qui lui était propre.

55. En se nommant lui-même alternativement « homme » ou * Dieu », le


Christ fait entendre à la fois la dualité de ses natures et l’unité de sa personne :
il est bien « le même », mais non sous le même rapport, bien que le caractère
interchangeable des appellations qu’il se donne établisse une certaine « com­
munauté des noms ».
56. Une lettre, selon les lois du genre épistolaire, doit respecter une cer­
taine brièveté : cf. Grégoire de Nazianze, ep. 51 à Nicobule (CUF) ; voir aussi
Théodoret, ep. 21 (SC 98, p. 78,3-4) ; 109 (SC 111, p. 36,10-13) ; 126 (ibid.y
p. 102, 25) ; 131, (ibid.y p. 120, 22-23).
368 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

2. Taüxa Ttccpà xrjç àyiaç ypacpfjç è7ratôeu8r)pev,


15 xaOxa 7iapà xtôv ty)v ôetav ypacp^v épp.Y]v£uaccvrcx)v
èôtôàxôrjixev, xaOxa ô xptapaxàptoç ’lyvàxtoç XYjpoTrcov
ôteTéXeae, xaôxa ô yevvaïoç xfjç e6oe6eiaç à9XriT7]ç
A9avàaioç ô xrjç [xèv AXeÇavôpéwv èyxeipia9ei<; xoùç
otaxaç, èv patvopévrj Ôè xfj GaXàxxY) xoGepv^aaç xô
20 axàcpoç xal elç xooç eùÔiouç aôxô èyxa9oppiaaç Xipéva,
xauxa ô péyaç B aaiXeioç, àXr)9c5ç ô xfjç oLxoopévyjç
cpcoaT/jp, xauxa rpYiyopioç éxàxepoç èv xû àpEiavixw
ôtaXàp4>avxeç Çôcpa), xaOxa Aiôôwpoç ô xà aipexixà
ÇiÇàviaa 7ti)pôç Ôtxrjv èpTrp^aaç, xaOxa ’Igxxvvtiç
25 yj èXeu9épa cpcovr] ô xoO ôpovupoo xrjv Trappyjotav
ÇtjXcoaa- xai xt Ôeï îravraç xaxaXéyEiv xfjç zoozèziaç
xoOç aüVTjyôpooç ;
3. KaxaXsi'-xwv xooç aXXouç xooç aupcpcova xoùxotç
xai tppov^aavxaç xai ÔiÔàÇavxaç, 7rapaxaXco ouv tyjv
3o Opexépav eOXàQeiav tt}v èmaxoXrjv àvayvcùvai xoO Tfjç
AXsÇavôpscov èmoxônoo KoptXXou ècp’ fj tyjv eipYjvrjv
è7roiY]aàp69a' èxsl yàp eup^aexe xai xô Yîpéxspov
cppôvrjpa xai tyjv auxoO 7ipôç Yjpâç aopcpwvtav* ÿjv yàp
èÔéÇaxo è'x9eaiv xai puptoiç èaxscpàvaxjEV èyxcopioiç,
35 èyà) pèv èv ’Ecpéacp ÔTtYjyopEuaa, ÔTréypaipav Ôè TiavrEç
ol aov fjpïv àytwxaxot èraaxo7ioi* [f. 194v] èTiaiveîxat
8è xà YjpéxEpa cbç e5 Exovxa. ’EGeOaicoae xaOxa
paxpoxépoiç Xôyotç xàç 8uo cpoaeLç xYjpüxxcov xai xô

4, 20 èyxaOopLiTÎoaç cod. 11 22 éxocTcpoç correxi : éxàxepoi cod. 11 àpiavixû


cod. || 24 ÇyjÇocvux cod. || 34 èôéÇaxo add. cod.mg || 37 8e addi-
di || èpaipécoaE cod.
4. a. Cf. Mt 13,30

57. Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse (TpYjyôpioç éxàxepot, sic).


Le nom de Grégoire apparaît, avec celui de Basile de Césarée et d’autres Pères,
dans deux autres lettres, datées de 448 - Yep. 83 à Dioscore d'Alexandrie (SC 98,
p. 214,10) et Yep. 89 au patrice Forent (ibid., p. 236, 26) - sans que l’on puisse
décider avec certitude auquel des deux Grégoire, il est fait référence ;Y. Azéma
penche plutôt pour Grégoire de Nysse, mais le doute subsiste (cf. supra3 n. 49).
58. Sur Diodore, défenseur de la doctrine orthodoxe, notamment contre
les ariens, voir Théodoret, H. E. IV, 25, 6-8 ; 27, 1 ; V, 3, 18 ; 24, 1 (SC 530).
Noter, dans ce catalogue de docteurs, l’absence, surprenante à première vue,
de Théodore de Mopsueste, pourtant présenté par Théodoret dans son H. E.
(V, 42, 1) comme un vaillant adversaire de l’hérésie. Cf. ep. 16 (début 449) à
Irénée, où Théodoret se justifie auprès de son correspondant d’avoir omis le
nom des deux docteurs antiochiens dans un écrit destiné à servir d’apologie
personnelle, où il ne pouvait produire que des témoins incontestés par la partie
adverse (SC 98, p. 58, 26 s.).
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 369

2. Voilà ce que nous avons appris de la sainte Écriture, voilà


renseignement que nous avons reçu de ceux qui ont commenté
la divine Écriture, voilà celui que n’a cessé de proclamer le trois
fois bienheureux Ignace, celui d’Athanase, le valeureux athlète
de la piété, aux mains duquel fut confié le gouvernail de l’Église
d’Alexandrie, qui en guida le navire sur la mer en furie et le
conduisit au port à l’abri de la tempête, celui du grand Basile,
l’astre de l’univers en vérité, celui des deux Grégoire57 qui ont
brillé au milieu des ténèbres ariennes, celui de Diodore qui, tel
un feu, consuma l’ivraie3 de l’hérésie58, celui de Jean59, cette voix
libre, qui rivalisait avec son homonyme dans la liberté de parole,
et pourquoi faut-il énumérer tous les défenseurs de la piété ?
3. Passant sous silence tous les autres qui ont partagé avec
ceux-là les mêmes sentiments et le même enseignement60, j’invite
donc votre Piété à lire la lettre de l’évêque Cyrille d’Alexandrie,
aux termes de laquelle nous avons fait la paix61. Vous y trouverez
à la fois notre sentiment et celui qu’il partage avec nous : il a
reçu et couronné d’une foule d’éloges l’exposé <de foi> que j’ai
personnellement présenté à Éphèse62, et auquel ont souscrit tous
les très saints évêques qui étaient avec nous ; [f. 194v] d’autre
part, nos positions y sont louées comme étant justes. Il a confirmé
cela par de plus longs discours63, en proclamant les deux natures

59. Jean Chrysostome évidemment, tenu ici pour un nouveau Jean Baptiste
en raison de sa parrhèsia à l’égard du pouvoir impérial.
60. Comparer cette liste de docteurs, produits comme autant de garants de
son orthodoxie, avec celle de Yep. 146 aux moines de Constantinople, datée de
450 (SC 111, p. 188,24-190, 29) et celle du Quod unicus sit Filius (PG 83,1433
A-1440 D) : voir à ce sujet, M. Richard, « Un écrit deThéodoret sur l’unité du
Christ après l’incarnation », RSR 14 ( 1934 ), p. 34-61 ; cf. aussi ep. 83 (448)
Dioscore d’Alexandrie (SC 98, p. 214, 8-15) et ep. 89 (sept.-oct. 448) au patrice
Florent (ibid.y p. 214, 8 s.).
61. Argument a fortiori. Il s’agit ou bien de la lettre à Acace (Synodicon LV-
LVI) transmise à Alexandre de Hiérapolis et àThéodoret (cf. ep. 86 à Flavien>
datée de sept. 448, SC 98, p. 226, 13) ou de la lettre Laetentur caeli, qui rétablit
la communion entre Alexandrie et les Orientaux.
62. Une manière de souligner que les positions qu’il défend sont anciennes
et qu’elles n’ont jamais varié ; autrement dit : s’il déclare n’avoir jamais pro­
fessé deux Fils, mais toujours confessé l’union indissoluble de deux natures
distinctes en un unique Seigneur, le Christ, objet d’une unique adoration, son
discours ne doit rien aux circonstances ou au calcul.
63. A quels écrits de Cyrille, Théodoret fait-il allusion, Yep. 40 à Acace de
Mélitène (.ACO I, l, 4, p. 20-31 ; PG 77, 181 D-201 B) ou son Ecrit sur l’émis­
saire (= ep. 41 à Acace de Scythopolis : ACO I, i, 4, p. 40-48 ; PG 77, 201 B-221
A), mentionné par Théodoret dans son ep. 82 (448) à Dioscore (SC 98, p. 216,
370 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

àoùyxoTOv xfjç évcoaewç ôpoXoy6>v, àveGepaxioe Ôè xal


40 xoùç tô 7cà9oç xfj 6eta (puaei TcpoaaTtxeiv xoXpûvxaç.
4. ’Exdvrjv àvayvôvxeç rrçv èmaxoXr)v, pàôcxe rcap’
7|pwv a>ç rjpeiç xoùç prj ouxco cppovoûvxaç àXXoxpiouç
xfjç eùaeÔetaç rjyoôpeôa, xai Ttauoàpevot, xoü XoiÔopeïv
ftvôpaç xooç oùÔèv ôpâç rjôixrjxôxaç, xw
45 ÇVjXa) xa0’ 'EXXrjvcov, xaxoc ’loüÔatcov, xaxoc xûv xtjv
ôôÇav xoü povoyevoüç (3Xcca(py]pouvxG)v, xaxà Ttàvxcov
xcôv xfjç xaéoXtxfîç èxxXrjataç àXXoxptcov, xai 7ieta9rjxe
xû àTioaxôXcp Xéyovxi* Et de xal âÀÀrjAouç ôâxverE xal
xaTEodiETE, pXénEXE y.r} onà âÀÀrjÀcov âvaÀa)dfjz£b.

4,4,39 àve0e(iccTTjoe cod. || 41 àvccyvwvreç cod. || 45 xaxà scripsi : xax’


cod.

4. b. Ga 5j 15
UNE LETTRE INÉDITE DETHÉODORET DE CYR 371

et en reconnaissant le caractère sans confusion de l’union, et il a


également anathématisé ceux qui osent rapporter la Passion à la
nature divine. 4. A la lecture de cette lettre64, apprenez de nous
que nous tenons pour adversaires de la piété ceux qui n'ont pas
de tels sentiments, et cessez de faire des reproches à des hommes
qui ne vous ont fait aucun tort65, pour user de votre zèle contre
les Grecs, contre les Juifs, contre ceux qui blasphèment la gloire
du Monogène, contre tous les adversaires de l’Église catholique,
et laissez-vous persuader par la déclaration de l’Apôtre : Si vous
vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous
ne vous fassiez périr les uns les autresb.

64. Comme semble y inviter l’emploi du démontratif èxetvrjv, nous com­


prenons queThéodoret parle ici, non pas de la présente lettre, mais de celle de
Cyrille, à laquelle il vient de renvoyer ses correspondants.
65. Cf. supra n. 16.
.

.
.

•-

-•
Les Pères de l3Église dans le monde d'aujourd'hui, Paris 2006, p. 183-208

36

RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE :


CYRILLE D’ALEXANDRIE ET THÉODORET
DE CYR, DES MODÈLES POUR LE
DIALOGUE ENTRE LES ÉGLISES ?

« Si l’Église était restée sans divisions, je serais moi aussi


resté tranquille, car là où les événements ne fournissent pas de
matière, parler est superflu. » Ainsi Socrate se justifie-t-il d’avoir
entrepris de rédiger une Histoire de l'Église qui ferait suite à celle
d’Eusèbe de Césarée1. Au sein des premières communautés
chrétiennes déjà, les Actes des apôtres et les épîtres de Paul en
témoignent, les conflits de personnes furent parfois vigoureux,
même s’ils portaient moins alors sur des questions proprement
doctrinales que sur la nécessité d’imposer ou non à des païens
convertis les observances juives. Le « je lui résistai en face » de
Ga 2, 11, en dit long sur la vigueur du différend qui opposa Paul
à Pierre, lors de leur rencontre à Antioche, quoi qu’aient pu en
dire les Pères pour maintenir l’image d’une parfaite entente entre
les « deux colonnes » de l’Église2. La date de Pâque en Orient et
en Occident, le cas des lapsi, et bien d’autres questions relevant
de la discipline ecclésiastique furent, à plusieurs reprises, l’occa­
sion de conflits et de ruptures entre les Églises ou à l’intérieur
d’une même Église. Plus durables encore sans doute furent
les schismes nés à l’occasion de conflits doctrinaux, témoin le
schisme d’Antioche. Mais, que le différend soit disciplinaire ou
doctrinal, les questions de personnes jouent presque toujours un

1. Socrate,//. E. 1, 18, 15,SC477.


2. Voir notre article « L’apôtre Pierre dans la tradition antiochienne », in Pie-
tro e Paolo. Il loro rapporto con Roma nelle testimonianze atitiche (XXIX Incontro
di studiosi dell’antichità cristiana, Roma, 4-6 maggio 2000), Studia Ephemeri-
dis Augustinianum 74, Rome 2001, p. 509-541.
374 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

rôle capital dans l’histoire d’un conflit et d’une rupture, parfois


aussi dans le retour à la communion. La crise nestorienne en
offre, me semble-t-il, une bonne illustration.
[184] À la différence du schisme d’Antioche, qui n’a trouvé
son épilogue qu’en raison de l’extinction de l’un des deux partis3,
le rétablissement de l’union entre Antioche et Alexandrie, après
la rupture consommée au concile d’Éphèse (431), résulte d’une
volonté réciproque d’explication. C’est en cela que ce conflit
peut être dit exemplaire. Il vaut donc la peine de souligner la
violence d’un affrontement doctrinal, qui se doubla dès l’ori­
gine d’un conflit de personnes et d’une rivalité entre les deux
sièges épiscopaux, pour mieux apprécier la difficulté du retour à
l’union et les efforts de ceux qui en furent les artisans. Chacun
à sa manière, avec une autorité et des personnalités fort diffé­
rentes, Cyrille d’Alexandrie et Théodoret de Cyr peuvent
ici servir de « modèles », à condition de préciser l’acception à
donner à ce terme. Entre les deux protagonistes, qui, dès les
premiers échanges, se portèrent des coups redoutables, on ne
saurait affirmer que la réconciliation fût un jour complète et
sans arrière-pensées. Mais ils furent tous deux assez grands pour
faire taire leur animosité et leur ressentiment, et surtout pour
accepter d’entrer progressivement chacun dans les vues de son
adversaire. Ainsi ont-ils rendu possible le retour à l’unité entre
Antioche et Alexandrie et contribué à un approfondissement
réciproque du mystère de l’Incarnation.
Comme pour faire la preuve que rien n’est irréparable,
même si les coups portés de part et d’autre ont été rudes et les
blessures profondes, j’insisterai donc tout d’abord sur l’ampleur
de la déchirure et la rupture du dialogue entre Cyrille et les
Orientaux. Il sera utile ensuite de parcourir, avec les différents
acteurs du conflit, le chemin escarpé vers le retour à l’union
qu’aucun des deux partis ne peut se résoudre malgré tout à
voir rompue. On montrera enfin combien l’union officielle­
ment rétablie est difficile à faire accepter de ceux-là mêmes qui,
dans chaque camp, ont été le plus engagés dans le conflit et
combien cette union demeure fragile. À chacune de ces étapes,
on constatera l’importance que revêtent, dans le débat doctrinal,
les questions de personnes. Quitte à donner une vue partielle
du conflit, il fallait limiter le sujet. Aussi ai-je choisi de l’aborder
surtout à partir du rôle qu’y ont tenu Cyrille et Théodoret,
puisqu’ils en sont en définitive les deux grands protagonistes.

3. Sur l’histoire du schisme d’Antioche, voir F. Cavallera, Le Schisme d'An­


tioche (IVe- v* siècle), Paris 1905.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 375

[185] I. De l’impossible dialogue à la rupture


De façon inconsidérée assurément, Nestorius s’en était
pris au vocable théotokos qui lui paraissait entaché de l’hérésie
d’Arius et d’Apollinaire, et ses sermons avaient aussitôt jeté le
trouble dans Constantinople. Les réactions hostiles contre le
patriarche imprudent et provocateur n’avaient pas tardé. Lui qui
avait mené, depuis son entrée en fonctions, une guerre acharnée
contre toutes les hérésies se voyait à son tour désigné comme
hérétique. Sans doute, en refusant de nommer Marie « Mère de
Dieu » voulait-il seulement faire observer qu’en toute rigueur
de terme la Vierge n’avait pas enfanté la déité. Mais personne
n’entendait ce vocable au sens qu’il récusait. C’était donc un
combat inutile. Il ne serait pas vain malgré tout, puisque le débat
autour du théotokos allait obliger à approfondir la réflexion sur le
mystère de l’Incarnation.

1. Les premières passes d’armes


Les échos de la prédication de Nestorius et du scandale
qu’elle avait provoqué dans les milieux de la capitale parvinrent
rapidement à Alexandrie. Cyrille avait à Constantinople ses
informateurs et ses représentants. Peut-être ne voulut-il pas
immédiatement envenimer les choses ; en tout cas il s’abstint
tout d’abord de heurter de front Nestorius. Il préféra réagir en
abordant le sujet de manière détournée, d’abord à l’occasion de
sa Lettre festale de 429 et, peu après sans doute, en adressant aux
moines d’Égypte une longue lettre, destinée à conforter dans
la « foi droite et non falsifiée » ceux d’entre eux qu’aurait pu
troubler le débat autour du théotokos. Aucun des deux écrits ne
fait mention de Nestorius.
Dans sa Festale, Cyrille s’en tient à un exposé théologique en
apparence parfaitement neutre4. Il n’en constitue pas moins une
première réfutation des thèses de Nestorius. L’affirmation que
le Verbe en devenant homme n’a pas cessé d’être Dieu conduit
logiquement Cyrille à considérer le Christ comme étant « Dieu
aussi dans l’humanité » et à reconnaître de ce fait la Vierge
comme « Mère de Dieu »5. Mais il y a plus. En dénonçant la
sot[186]tise de ceux qui font du Christ un « homme théophore »
et de son humanité simplement celle d’un homme, Cyrille
reprend sur le mode mineur les accusations placardées sur les

4. Cyrille, Lettre festale XVII, SC 434.


5. Le terme théotokos, comme tel, n’apparaît pas dans cette lettre. Sur le
vocabulaire christologique de Cyrille dans cette Lettre, voir la note complé­
mentaire de B. Meunier (ibid.> p. 297-299).
THÉOLOGIE et christologie
376

nortes de Sainte-Sophie par Eusèbe, le futur évêque de Dorylée,


qui présentaient injustement Nestonus comme un sectateur de
Paul de Samosate6. . .
La mise en cause de Nestonus est encore plus nette dans
sa Lettre aux moines7 : l’exposé doctrinal s’y organise tout entier
cette fois autour du terme théotokos8. L’adversaire n’est pas
ouvertement nommé, mais les propos inconsidérés, les bavar­
dages futiles, le « poison » de la doctrine que certains colportent
parmi les moines y sont fermement dénoncés. « Je m’étonne,
écrit Cyrille, que des gens soient dans le doute sur le point de
savoir si la Sainte Vierge doit être dite ou non Mère de Dieu. »
À qui conteste l’usage de ce terme, parce qu’il serait privé de
fondement scripturaire ou de l’autorité d’un concile, Cyrille
veut en prouver la légitimité9. On voit bien à qui s’adresse la
démonstration et de qui il entend réfuter les objections. Qu’il
aborde la question du christotokos par rapport au théotokos, qu’il
tienne à préciser que la Vierge n’est pas la mère de la Divinité,
que le Verbe ne s’est pas transformé en chair, mais qu’il n’est pas
non plus venu habiter en l’homme comme dans un temple ou
dans les saints, que l’union du Verbe avec la nature humaine est
si étroite que la mort du Christ sur la croix ne peut pas être dite
seulement celle de l’homme, Cyrille construit tout son exposé
doctrinal en référence aux déclarations faites par Nestorius. H
est visiblement bien informé, sans aucun doute par Eusèbe de
Dorylée10.
C’était la fonction d’une lettre festale du patriarche
d’Alexandrie d’être diffusée, puisqu’elle fixait pour les Églises
la date de Pâques et le jeûne du Carême11. C’était beaucoup
moins celle de sa Lettre aux moines, dont des [187] exemplaires
circulèrent probablement aussitôt à Constantinople. La lecture
de cette lettre, au dire de Cyrille lui-même, provoqua contre

6. Cf. E. Schwartz, ACO I, i, p. 101-102 (cité ensuite ACO) ; voir aussi


(traduction du document) A.-J. Festugière, Ephèse et Chalcédoine. Actes des
conciles, Paris 1981, Document 18, p. 151-153 (cité ensuite Festugière, Docu­
ment 18, p. 151-153).
7. Cf. ACO 1,1,10-23 ; Festugière, Document 1, p. 27-44.
8. Ibid. Le terme sert d’introduction et de conclusion à toute la démonstra­
tion de Cyrille, qui a poqr objet d’en prouver la légitimité.
9. La manière dont l’Écriture ou les Pères de Nicée ont parlé de l’Incarna­
tion ne laisse aucun doute, selon lui, sur le fait qu’« est Dieu par nature celui
qui est né de la Sainte Vierge », bien que ni l’Écriture ni les Pères de Nicée
n’aient employé le terme théotokos.
10. Eusebe a probablement transmis à Cyrille un dossier identique à celui
qu’il a adressé à Rome, contenant les quatre sermons de Nestorius d’où il avait
extrait les propositions affichées sur les portes de Sainte-Sophje.
11. Sur l’objet des lettres festales, voir l’introduction de P. Évieux dans Cy­
rille d’Alexandrie, Lettres festales I-VI, SC 372, p. 73-118.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 377

lui Pirritation et l’animosité de Nestorius12. Ce dernier n’avait


eu évidemment aucun mal à reconnaître pour siennes les thèses
qu’elle réfutait ! Cyrille pouvait-il douter d’une telle réaction de
la part du patriarche de Constantinople ? Elle lui fournit en tout
cas l’occasion d’engager directement le débat avec Nestorius.
Le ton de sa première lettre est encore relativement modéré,
mais ferme : sa Lettre aux moines, dit-il, n’est pas la cause du
trouble, mais plutôt les déclarations de Nestorius et les écrits
qui circulent sous son nom, jusque et y compris à Rome qui s’en
émeut, elle aussi13. Si quelqu’un doit être «fâché», c’est bien
Cyrille ! Il s’alarme de ce que certains, s’autorisant des déclara­
tions de Nestorius, ne consentent plus à « confesser que le Christ
est Dieu », mais le tiennent pour un « homme théophore ». De
quel droit Nestorius peut-il l’accuser, quand ses déclarations ont
jeté le trouble dans l’Église ? C’est elles qu’il doit corriger pour
mettre fin au scandale. Le style propre à ce type de document ne
doit pas en masquer la teneur : Cyrille exige de Nestorius une
réfutation claire et publique de ses déclarations, dont la recon­
naissance du vocable thèotokos attestera la validité et la sincérité.
Rien ne le fera céder sur les différents points de la doctrine
qu’il défend ici et qu’il a antérieurement exposée dans un traité
encore inédit. Sa critique des thèses de Nestorius n’est donc pas
conjoncturelle et « politique », comme d’aucuns peut-être l’en
accusent14 !
Nestorius ne répondit que contraint et forcé aux propos de
Cyrille qu’il jugeait bien peu « empreints de charité fraternelle »15.
Visiblement il refu[188]sait de s’expliquer : il se contentait de se
poser en victime patiente. Cyrille revint donc à la charge avec
une deuxième lettre16. Le climat ne s’est pas apaisé : des propos
hostiles à Cyrille, qui ne sont pas pour déplaire à Nestorius,

12. Voir Cyrille, ep. 1 à Nestorius ; cf. ACO I, i, 23-25 ; Festugière, Docu­
ment 2, § 1, p. 45 : « Des hommes vénérables et dignes de foi sont arrivés à
Alexandrie et m’ont rapporté que Ta Piété est vivement irritée et remue ciel et
terre pour me fâcher. Et comme je voulais apprendre le motif du chagrin de Ta
Piété, ils m’ont dit que certains des Alexandrins font circuler la lettre que j’ai
écrite aux saints moines et que c’est là le motif de ta haine et de ton chagrin ».
13. Peut-être pour ménager la susceptibilité de Nestorius, Cyrille feint de
croire que ces écrits hérétiques lui ont été abusivement attribués (ibid., § 2 :
« certains mots qui ont été prononcés par Ta Piété ou qui ne l’ont pas été », « ce
qu’a dit Ta Piété ou ce qu’elle n’a pas dit, car je n’ajoute pas grande foi aux
papiers qui circulent ») ; de même, dit-il, le pape Célestin l’a interrogé pour
savoir si ces propositions étaient ou non les siennes (ibid., § 3).
14. Ibid., § 3-4. Cyrille se dit prêt à tout supporter pour la défense de
l’orthodoxie et récuse par anticipation les accusations qu’on pourrait porter
contre lui, sous prétexte que sa doctrine de l’Incarnation est récente et que sa
critique de Nestorius est seulement conjoncturelle.
15. ACO I, i, 25 ; Festugière, Document 3, p. 47.
16. ACO I, i, 25-28 ; Festugière, Document 4, p. 48-51.
378 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

continuent à circuler à Constantinople. Sa lettre n’en sera pas


moins dictée, dit-il, par le seul souci de la paix des Églises et
de la charité fraternelle. Sensible aux reproches que lui a valus
sa première lettre de la part de Nestorius, il a volontairement
changé de ton. Mais le propos reste aussi ferme : le Christ n’a
pas été enfanté comme « un homme ordinaire », sa Passion
et sa mort ne sont pas seulement celles du corps, l’adoration
qu’on lui rend n’est rendue qu’à un seul en raison de l’union
« selon l’hypostase » des deux natures17, et, pour la même raison,
la Vierge peut être dite légitimement théotokos18. Cette fois,
Nestorius répond longuement, mais sur un autre ton, lui aussi19.
Il a beau, à nouveau, se poser en victime20 et prétendre adresser
à Cyrille « une exhortation fraternelle sur la vraie religion », c’est
en fait une sévère leçon qu’il lui donne : Cyrille a de la tradi­
tion patristique une connaissance superficielle, il fait preuve
d’ignorance pour avoir lu trop vite, on doit lui mettre les points
sur les i. Sans doute reconnaît-il à juste titre la distinction des
natures, mais faute de la maintenir dans le Christ, il se contredit
sans s’en apercevoir ; et, « en attribuant au Verbe les propriétés
de la chair », le voilà qui s’égare, en reprenant à son compte
les hérésies d’Apollinaire, d’Arius et de bien d’autres, voire les
erreurs des païens21 ! Avec hauteur, Nestorius remercie Cyrille
de « prendre souci de ses intérêts » et de ceux qui « se scanda­
lisent » de ses propos, mais c’est Cyrille le malade, lui qu’il faut
soigner. Sa prétendue « médecine fraternelle »22, reconnaissons-
le, est bien rude ! Pas un mot toutefois du théotokos. Cette lettre
est déjà une fin de non-recevoir.
[189] La réaction de Cyrille sera vive23. S’autorisant de
Mt 10, 37, il abandonne désormais la modération qu’impose
la correction fraternelle pour accuser ouvertement d’hérésie
Nestorius et le sommer de désavouer ses « doctrines malsaines et
perverses » sous peine d’excommunication. Il lui fixe pour cela

17. Ibid., § 6 ; Cyrille refuse qu’on parle d’« une union de personnes » (§ 7),
car ce serait « tomber dans l’erreur de dire qu’il y a deux Fils ».
18. Ibid., § 7 ; une seconde fois, Cyrille parle d’« union selon l’hypostase ».
19. ACOI, i, 29-32 ; Festugière, Document 5, p. 52-56.
20. Nestorius déclare vouloir laisser de côté « les injures de ton étonnante
lettre » (ibid., § 1), mais cela ne peut s’entendre que de la première lettre de
Cyrille ; dans la seconde au contraire, Cyrille ne met en avant que la charité
fraternelle.
21. Ibid., § 7 ; ce seront des accusations récurrentes portées contre Cyrille
par les Antiochiens.
22. Nestorius file la métaphore médicale tout au long de sa lettre (ibid.,
§ 1 : les injures de Cyrille « ne méritent que la patience d’un médecin » ; § 2 :
♦ si tu prêtes l’oreille à ma médecine fraternelle... » ; § 7 : « esprit égaré, esprit
malade »).
23. Ep. 3 à Nestorius : ACO I, i, 33-40 ; Festugière, Document 6 A, p. 57-65.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 379

un délai. Sa position est forte, car il s’adresse à lui au nom du


synode de Rome, réuni par le pape Célestin24. La rupture est
déjà consommée, du fait que Cyrille se déclare « en commu­
nion » avec tous les opposants déposés par Nestorius25. On
attend donc de lui une confession de foi sans ambiguïté : il devra
« par écrit et sous serment » anathématiser sa « doctrine impure
et impie ». Cyrille lui dicte chacun des points auxquels il doit
souscrire : l’union hypostatique du Verbe et de la chair dès la
conception (§ 4), l’unité d’adoration (§ 6), l’appropriation par le
Verbe de la passion (§ 6), le refus de distribuer les vocables entre
deux hypostases ou personnes (§ 8), la nécessité de dire la Vierge
théotokos en raison même de l’union hypostatique (§ 11). À l’évi­
dence, Cyrille veut interdire à Nestorius toute échappatoire : la
relation n’est pas confiante. Sinon l’accuserait-il d’entendre le
symbole de Nicée « de façon perverse » et d’en confesser « de
bouche » seulement la lettre26 ? Aurait-il eu besoin d’adjoindre
à cette troisième lettre les douze anathématismes pour s’assurer
d’une réponse « sans aucun artifice » de la part de Nestorius27 ?
C’était outrepasser le mandat que lui avait confié le pape Célestin
et faire preuve d’autoritarisme.

2. La « pomme de discorde »
C’était surtout très maladroit. La réaction d’amour-propre
de Nestorius à cette mise en demeure fut conforme à celle qu’on
pouvait attendre28 : il ne daigna même pas répondre à Cyrille.
Il n’écouta pas davantage, semble-t-il, [190] les conseils que lui
donnait, avec beaucoup de déférence et une gêne manifeste,
l’évêque Jean d’Antioche29. Cependant l’affaire avait pris désor-

24. Cyrille est de fait « mandaté » par le pape Célestin pour obtenir de Nes­
torius qu’il anathématise ouvertement l’enseignement qu’il dispense (ibid.y
§ 2) ; cf. Lettre de Célestin à Nestorius (ACO I, I, 77-83 ; Festugière, Document
10, p. 116-124).
25. Ibid.y § 2 ; Cyrille ne fait en cela qu’adopter la même position que le
pape Célestin dans sa Lettre à Nestorius (cf. ibid.y§ 9. 17).
26. Ibid.y § 2 (« car tu ne le comprends pas et ne l’interprètes pas correcte­
ment, mais de façon perverse, même si tu en confesses de bouche la lettre »).
Nestorius et, avec lui, l’ensemble des Antiochiens, ne cesseront de dire qu’il
faut s’en tenir au symbole de Nicée sans rien y ajouter ni retrancher.
27. ACO I, i, 40-42 ; Festugière, Document 6 B, p. 66-68.
28. Au dire de l’historien Socrate, le personnage était assez vaniteux
(H.E. VII, 29, 6-7).
29. Voir la Lettre de Jean d’Antioche à Nestorius (ACO I, i, 93-95 ; Festu­
gière, Document 14, p. 139-143). Pour mettre fin au débat et ramener la paix,
Jean conseille à Nestorius d’accepter « sans hésitation de nommer la Sainte
Vierge théotokos », un titre que lui ont reconnu bien des Pères, sans l’entendre
stricto sensu, mais comme une manière d’exprimer avec piété le mystère de
l’Incarnation. L’acceptation de ce terme suffirait, selon lui, à apaiser le conflit
avec Cyrille et avec Rome. Il l’invite à prendre exemple sur Théodore de Mop-
380 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

mais une autre dimension : le pape Célestin et Cyrille avaient


multiplié les lettres aux Églises, à différents groupes religieux et
aux habitants de Constantinople pour dénoncer les erreurs de
Nestorius et les inviter à rompre avec lui la communion jusqu’à
ce qu’il vienne à résipiscence. Le conflit dépassait la personne de
Nestorius, il concernait maintenant l’ensemble de l’Église.
En faveur de Nestorius, les anathématismes de Cyrille
jouèrent sans aucun doute pour les Orientaux le rôle d’un
catalyseur. Comment expliquer autrement que Jean d’Antioche,
qui venait d’inviter Nestorius à accepter le théotokos, dans les
limites du délai imparti, avec l’aval d’un conseil dont faisait
partie Théodoret, confie presque aussitôt à André de Samosate
et à Théodoret le soin de les réfuter ? Cyrille avait fait de l’accep­
tation par Nestorius du théotokos la clef du conflit doctrinal ;
les Antiochiens allaient faire du renoncement de Cyrille à ses
anathématismes la condition d’un retour à l’union. Pour l’ins­
tant, Théodoret n’y voyait qu’une « pomme de discorde »30.
Cette appréciation lui vaudra les foudres du puissant patriarche
d’Alexandrie. Il est vrai que Théodoret ne ménage pas Cyrille
dans sa lettre adressée à Jean d’Antioche pour accompagner
l’envoi de sa réfutation des anathématismes. On lui a demandé
d’en dénoncer « le sens hérétique » : il a effectivement reconnu,
dans les « paroles hérétiques » et les « blasphèmes » de Cyrille
une résurgence de l’hérésie d’Apollinaire. Comme Cyrille et le
pape Célestin parlant de Nestorius, il déplore, à son tour, que le
loup soit entré dans la bergerie sous une apparence trompeuse
de piété31 ; comme [191] Cyrille encore dans sa première lettre
à Nestorius, il en vient à douter que l’évêque d’Alexandrie
soit l’auteur de ces anathématismes, mais c’est pour mieux en
dénoncer « les opinions fausses et hérétiques »32. Si quelqu’un
doit être déclaré anathème, conclut Théodoret, c’est bien
l’auteur de telles propositions ! D’accusateur, Cyrille se retrouve

sueste qui n’hésita pas à revenir sur une déclaration imprudente pour la cor­
riger {ibid., § 3).
30. Théodoret, ep. 1 à Jean d'Antioche, 1. 26-28, SC 429. Voir notre article,
* Une ‘pomme de discorde’ à l’origine de la crise nestorienne », Autour de Lac-
tance. Hommages à Pierre Monat, Presses Universitaires de Franche-Comté,
Besançon 2003, p. 109-122.
31. Théodoret, ep. 1 à Jean d'Antioche, 1. 9-14 {SC 429). La métaphore est
du reste utilisée conjointement par les deux partis (v.g. Lettre de Célestin à
Cyrille § 5 [ACOI, i, 83-90 ; Festugière, Document 9, p. 113] ; Lettre de Célestin
à Nestorius § 10 [ACO I, i, 77-83 ; Festugière, Document 10, p. 120] ; Lettre
de Célestin à Jean d'Antioche § 2 [ACO I, i, 90-91 ; Festugière, Document 12,
P- 134]).
32. Ibid., 1. 24-30 ; cf. Cyrille, ep. 1 à Nestorius § 2-3 (voir supra, n. 13).
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 381

donc en position d’accusé : il doit justifier ses anathématismes et


faire à son tour la preuve de son orthodoxie33.

3. La consommation de la rupture
Entre Cyrille et Nestorius, un véritable dialogue n’était pas
parvenu à s’instaurer : la suspicion de l’un, la vanité de l’autre,
leur désir réciproque de se poser en maîtres d’orthodoxie le
rendaient impossible. Les anathématismes et leur réfutation, la
défense qu’en fit Cyrille contribuèrent à leur tour à durcir les
positions et à renforcer l’incompréhension. Chacun tenait l’autre
pour hérétique, chacun cherchait aussi à atteindre personnelle­
ment son adversaire. On faisait de Nestorius un nouveau Paul de
Samosate, on ferait de Cyrille un nouvel Apollinaire ! Théodoret
voyait dans les anathématismes une « pomme de discorde »,
Cyrille ironisait avec morgue sur la culture « à bon marché » de
cet obscur évêque provincial34. Les blessures d’amour-propre
laissent des traces profondes. Elles réveillent aussi parfois
d’anciennes rivalités. Comment empêcher les Antiochiens d’éta­
blir un parallèle entre les attaques de Cyrille contre Nestorius et
celles de son oncle Théophile contre Jean Chrysostome35 ? Dans
sa lettre à Nestorius, Jean d’Antioche laisse entendre qu’Alexan-
drie, forte de l’appui de Rome, n’attend qu’un faux pas de la
part des Orientaux pour renforcer sur eux son autorité36. Que
Nestorius ne fournisse donc pas à Cyrille ce prétexte ! [192]
Entre Antioche et Alexandrie, on le sent bien, le climat n’est
pas à la confiance. Du reste, les questions doctrinales ne sont
pas seules en jeu : l’affaiblissement du siège de Constantinople,
soutenu par Antioche, ne serait pas pour déplaire à l’Egypte !
La conduite de Cyrille, lors du concile d’Ephèse, contribua
à renforcer l’image du « pharaon » donnée de lui par ses adver­
saires. Ce n’est pas le lieu ici de retracer le fil des événements
qui conduisirent à la rupture. Quand les Orientaux arrivèrent

33. Cyrille rédige coup sur coup deux apologies, la première contre la réfu­
tation de ses anathématismes par les Orientaux, faite par André de Samosate
(PG 76, 315-385), la seconde contre celle de Théodoret (ibid., 385-452). Il
composera une troisième apologie de ses anathématismes dans sa prison à
Ephèse, fin 431 (ibid., 29,3-312).
34. Cyrille, Lettre à Evoptius, ACOI, î, 6, p. 110-111.
35. D’autant que Cyrille accompagnait son oncle au synode du Chêne
(403) et assista à la condamnation de Jean Chrysostome.
36. Cf. Lettre de Jean d’Antioche à Nestorius § 4 (ACO I, I, 93-95 ; Festu-
gière, Document 14, p. 142-143) : <« Ne donne nulle place, nul lot à la rup­
ture. Si, avant que ces lettres n’eussent été envoyées, la plupart étaient effrénés
contre nous, maintenant qu’ils se sont saisis de la liberté de langage que leur
donnent ces lettres, demande-toi quels ils ne seront pas et de quelle licence ils
n’useront pas contre nous ».
382 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

enfin à Éphèse, l’affaire était réglée du point de vue de Cyrille :


Nestorius était condamné et déposé, le théotokos et la christo­
logie cyrillienne, acclamés. Rien n’illustre mieux la déchirure
que la tenue d’un concile parallèle par les Orientaux : on
s’excommunie mutuellement, on s’enferme, on s’exclut, on ne
se parle plus. L’évêque du lieu, Memnon, ardent soutien de
Cyrille, interdit même aux Orientaux l’accès aux lieux de culte
de la ville. Bientôt, pour mettre fin à une agitation grandissante,
l’autorité impériale fait arrêter Cyrille et Memnon37. Comédie
autant que tragédie, « concile par dérision », concile tenu par
une « Égypte qui déraisonne »,Théodoret n’a pas de mots assez
durs pour décrire à André de Samosate ce que fut l’assemblée
réunie par Cyrille38. Convoqué pour mettre fin à une dispute
dont l’empereur tenait Cyrille pour responsable39, ce concile
n’avait rien réglé. Certes Nestorius, condamné et déposé, serait
bientôt relégué à sa demande dans un monastère d’Antioche40,
mais Cyrille demeurerait pour les Orientaux un hérétique
tant qu’il n’aurait pas désavoué ses anathématismes. Il l’avait
emporté au plan disciplinaire, mais non au plan doctrinal. C’est
de lui désormais que les Orientaux attendaient des explications.

II. Le difficile chemin vers Vunion

À Éphèse, toute possibilité de discussion sereine entre les


deux parties était dorénavant exclue, comme l’avait constaté
l’émissaire de l’empereur, le comte Jean41. Pensant probable­
ment qu’il serait plus facile d’obliger Cyrilliens et Orientaux
à s’entendre, si sa présence se faisait plus proche, Théodose

37. Tous deux furent également déposés. Cyrille toutefois put regagner
Alexandrie le 30 octobre 431, où il fit un retour triomphal (« accuçilli comme
un nouvel Athanase *, dit J. Quasten, Initiation aux Pères de l’Église, t. III,
p. 177, trad. J. Laporte, Paris 19872).
38. Théodoret, ep. 2 à André de Samosate, SC 429 ; de fait, on ne peut appe­
ler concile une assemblée à laquelle l’Église d’Orient n’a pas siégé !
39. Voir la Sacra des empereurs (Théodose) à Cyrille (ACO I, i, 73-74 ; Festu-
gière, Document 8, p. 109-111) : « querelle », « tu as suscité, pour autant qu’il
est de toi, ce trouble et ces discordes dans les Églises », « Sache que tu as tout
perturbé comme tu n’aurais pas dû le faire, et il n’y a rien d’étonnant à ce que
quelqu’un qui est déjà sorti de la mesure n’arrête pas sa tentative aux Églises
et à ses collègues dans le sacerdoce... ». Cyrille proteste de la pureté de ses
intentions dans son Discours apologétique à Théodose 5 (ACO I, I, 3, 75-90 ;
Festugière, Document 118, p. 433 s.).
40. Il y demeurera pendant quatre ans, avant d’être exilé d’abord à Pétra
(435), puis en Égypte dans la Grande Oasis, où il mourut probablement peu
avant le concile de Chalcédoine (451).
41. Le comte Jean, dès son arrivée à Éphèse, constatant l’impossibilité
d’instaurer un dialogue entre les différents protagonistes, fait arrêter Nesto­
rius, Cyrille et Memnon.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 383

convoqua à Chalcédoine une délégation de chacun des deux


partis. L’absence de Cyrille, toujours aux arrêts à Éphèse, et celle
de Nestorius, renvoyé dans un monastère d’Antioche, pouvaient
a priori permettre plus facilement de trouver un terrain d’entente.

1. La recherche de l’union grâce à l’arbitrage du


pouvoir impérial
La Conférence de Chalcédoine sera un échec : l’arbitrage de
l’empereur et de son conseil n’auront servi de rien. A en croire
Théodoret, qui faisait partie de la délégation des Orientaux avec
Jean d’Antioche, le consistoire impérial se montra versatile : le
dernier qui parlait emportait l’adhésion42. Les conditions des
Orientaux pour un retour à l’union étaient pourtant claires : il
suffisait de condamner les « chapitres hérétiques » de Cyrille et
de s’en tenir à « la foi de Nicée » sans rien y ajouter ni retran­
cher43, de renoncer à rétablir dans leurs fonctions Cyrille et
Memnon44, tant qu’ils n’auraient pas rejeté les « chapitres
hérétiques », et enfin de réparer l’injustice commise contre
Nestorius45. Mais le consistoire paraissait acquis au rétablisse­
ment de Cyrille et de Memnon, il faisait preuve d’hostilité à
l’égard de Nestorius, et l’empereur lui-même ne voulait même
plus entendre prononcer ce nom46 ! La déception de Théodoret
est grande, qui [194] attendait sans doute beaucoup de cette
Conférence. S’il ne renonce pas à poursuivre une négociation de
plus en plus difficile, il n’en espère plus rien : les largesses dont
a fait preuve Cyrille à la cour de Constantinople ont retourné
l’opinion en sa faveur, plus aisément, semble-t-il, que ses expli­
cations doctrinales47 ! Loin de prendre fin, le schisme se durcit,
tandis que s’accentue sa dimension politique.

42. Voir la relation du déroulement de la négociation faite par Théodoret à


son métropolite, Alexandre de Hiérapolis (<ep. 3, SC 429). Elle corrobore en
tout point les pétitions successives adressées à l’empereur par les Orientaux ou
les relations qu’ils adressent à leurs confrères demeurés à Éphèse (voir Festu-
gière, Documents 62-70, p. 584-601).
43. Ce sera depuis le début la ligne de conduite et l’exigence des Orientaux ;
Cyrille, de son côté, ne dira pas autre chose, même s’il suspecte Nestorius et
peut-être d’autres Orientaux de ne pas entendre le symbole de Nicée en un
sens orthodoxe (voir supra3 n. 26).
44. Tous deux avaient été déposés et excommuniés par le concile des
évêques orientaux à Éphèse (26 juin 431).
45. Sur ce point, tous les Orientaux ne font sans doute pas preuve de la
même fermeté.
46. Théodoret, ep. 3 à Alexandre de Hiérapolisy 1. 30-37 (SC 429).
47. Théodoret pense, en effet, à regagner Cyr : « Il n’y a rien de bon à espé­
rer d’ici, du fait que l’or a donné satisfaction à tous et que les juges eux-mêmes
soutiennent à l’envi qu’il n’y a qu’une seule nature de la déité et de l’humanité *
(.Ibid., 1. 41-44) ; voir aussi sa Lettre attx moines3 SC 429, ep. 4,1.392-395. Com­
parer les déclarations de Théodoret avec la Troisième pétition des évêques Orien-
384 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

La division n’est pas seulement symbolique. Comme à


Éphèse, elle s’inscrit concrètement dans l’espace : là-bas se
tenaient deux assemblées conciliaires séparées, ici la délégation
orientale est confinée sur la rive asiatique du Bosphore et se
voit interdire l’accès à Constantinople48. Cela n’empêche pas le
peuple de la capitale, selonThéodoret, de traverser le détroit et de
venir en foule l’écouter prêcher la foi orthodoxe et dénoncer les
erreurs contenues dans les douze anathématismes de Cyrille. Au
cours d’une audience privée, l’empereur lui reprochera la tenue
de telles assemblées, mais Théodoret l’invitera à tenir la balance
égale entre les deux partis : il serait injuste, lui fait-il observer,
que « les hérétiques, qui ont été retranchés de la communion,
exercent librement le culte, et que nous qui luttons pour la foi et
qui, pour cette raison, les avons excommuniés, nous ne puissions
pas avoir accès à l’église ». L’empereur lui donnera satisfaction
sur ce point et les réunions pourront continuer. Cependant le
climat reste fortement tendu et des rixes éclatent, car le clergé
de Constantinople et des escadrons de « prétendus moines »
n’hésitent pas à agresser la délégation orientale49.

[195] 2. L’installation dans le schisme


L’arbitrage du pouvoir impérial s’est donc révélé impuissant
à mettre fin au schisme. De toute évidence cette voie n’était pas
la bonne : elle n’avait eu pour effet que de renforcer les opposi­
tions. Chaque parti campait maintenant sur ses positions et
cherchait à mobiliser ses troupes. A l’exemple de ce qu’avait fait
Cyrille au début du conflit, Théodoret adresse, lui aussi, une
longue lettre doctrinale aux moines de Syrie pour s’assurer de
leur soutien et leur exposer en quoi la doctrine de Cyrille est
hérétique50 : il procède pour cela à une réfutation précise des
« chapitres impies », sans pour autant passer en revue chacun des
douze anathématismes ; puis il expose, plus longuement encore,

taux à l'empereur (ACO I, i, 7, 75-76 ; Festugière, Document 64, p. 590-591)


et avec la lettre que ces mêmes évêques, dont fait partie Théodoret, adressent
à leurs coreligionnaires à Éphèse § 1-2 (ACO I, i, 7, 81 ; Festugière, Document
70, p. 600-601). A l’époque où le comte Jean arrivait à Éphèse, le pouvoir
impérial paraissait au contraire favorable aux Orientaux et tenir Cyrille pour
responsable des troubles et de la division dans l’Église.
48. Cf. Théodoret, Lettre à Alexandre de Hiêrapolis (ep. 3,1. 45 s.[61-65],
SC 429). Voir également, les pétitions successives des Orientaux (Festugière,
Documents 62-66, p. 584-594).
49. Ibid., ep. 3,1. 53-58. Voir aussi Festugière, Document 63, p. 589 (« nous
avons été lapidés par des esclaves revêtus de l’habit monastique ») et Document
65, p. 592 (« ni nous ni nos adversaires nous n’avons eu la permission d’entrer
à Constantinople à cause des séditions des bons moines »).
50. Théodoret, ep. 4 aux moines d’Euphratésie, d’Osroène, de Syrie, de Phéni­
cie et de Cilicie, SC 429.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 385

la doctrine orthodoxe, c’est-à-dire les points forts de la christo­


logie antiochienne51. Arguant du fait que le Christ est à la fois
Dieu et homme, et qu’il n’est pas seulement Dieu après l’Incar­
nation ni seulement homme52, bien que l’Écriture le désigne
parfois ainsi, mais que les deux natures sont unies sans confu­
sion dans un Fils unique, il faudrait être stupide, selon lui, pour
refuser de dire la Vierge à la fois « mère de l’homme » et « mère
de Dieu » quand on prétend délivrer un enseignement doctrinal.
En revanche, s’il s’agit d’exprimer un sentiment de piété et de
célébrer « la grandeur du mystère » et les louanges de la Vierge,
on peut tout à fait, à l’exemple de nombreux Pères, user du
vocable théotokos seul. Théodoret opère ainsi une distinction
intéressante, capable d’offrir à Nestorius et à ses partisans un
moyen d’accepter le terme sans avoir à renier leurs convictions53.
Peu de temps après, il adresse aussi au peuple de
Constantinople une longue lettre doctrinale54, toujours dans le
même but : lui offrir un résumé de foi et le mettre en garde contre
les erreurs contenues dans les anathématismes. Il y joint tout un
dossier, destiné à l’instruire le plus complètement possible de
l’enjeu et du déroulement du conflit : une copie de sa récente
lettre aux moines, un traité - sans doute le Pentalogos - et la copie
du [196] texte de plusieurs de ses interventions officielles. Cette
lettre, et d’autres qui suivront, ont évidemment pour fonction de
conforter à Constantinople le parti nestorien, désormais privé de
son chef de file55, et pour les Orientaux de s’assurer d’un soutien
non négligeable dans la capitale. Cyrille avait agi de même avant
et après le concile d’Éphèse. Le débat doctrinal comporte donc,
de part et d’autre, un important volet de « politique ecclésias­
tique », chaque parti tenant à renforcer ses positions.

51. Ibid., 1. 82 s.
52. Théodoret précise bien ainsi qu’il rejette l’hérésie de Paul de Samosate
au même titre que celle de ses prédécesseurs, Sabellius, Photin et Marcel (ibid.,
1.182 s.).
53. Ibid., 1. 346-378. Était-ce à une distinction de ce genre que pensait Jean
d’Antioche, lorsqu’il invitait Nestorius à accepter le théotokos, que d’autres
Pères, parfaitement orthodoxes, n’avaient pas hésité à employer ?
54. Théodoret, ep. 5 au peuple de Constantinople, SC 429.
55. Les Orientaux n’ont pas accepté la déposition de Nestorius et ne recon­
naissent donc pas son successeur, Maximien. Théodoret considère « orphe­
lin » le peuple de Constantinople ; par ses lettres et son enseignement, il a
conscience en quelque sorte de suppléer Nestorius.
386 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

3. La recherche de Punion par la voie du dialogue

3.1. La médiation d’Acace de Bérée


Entre Antioche et Alexandrie, le schisme paraissait donc
devoir durer. Tel aurait peut-être été le cas, si Pempereur n’avait
pas une nouvelle fois pris l’initiative de relancer la négociation.
Qui de Cyrille ou de Jean d’Antioche aurait accepté autrement
de faire le premier pas ? Mais l’ordre était donné aux deux
protagonistes de se rencontrer et de se réconcilier ! Or, Cyrille
avait parlé de Jean d’Antioche, notamment dans son Discours
apologétique à Théodose56, en des termes si peu amènes qu’il
était impensable que les deux hommes puissent se rencontrer
et négocier directement. De leur côté, les Orientaux, y compris
Théodoret, n’avaient pas épargné Cyrille en l’accusant de
« partager les opinions d’Apollinaire » et même celles d’Arius
et d’Eunome57. On choisit donc avec diplomatie la voie de la
médiation.
En confiant au vieil Acace de Bérée la mission de rétablir le
dialogue entre Jean d’Antioche et Cyrille, le pouvoir impérial
ne faisait pas un mauvais choix : outre son âge avancé et son
expérience, Acace avait l’oreille à la fois de Cyrille et des
Orientaux. Cyrille se souvenait qu’il avait pris parti contre Jean
Chrysostome, lors du concile du Chêne58, et, dès le début de
l’affaire nestorienne, il n’avait pas manqué de le tenir informé
de son action59. Acace, [197] il est vrai, lui avait répondu en
l’invitant à la prudence, lui faisant remarquer qu’une grande
partie de la population et du clergé de Constantinople, voire
d’Antioche, tenait la doctrine de Nestorius pour orthodoxe60.
Il lui accordait toutefois, en évoquant le cas d’Apollinaire, que
discuter publiquement de questions dogmatiques aussi subtiles
était fort imprudent. Par ailleurs, Acace n’avait pas participé au
concile d’Ephèse, et Paul d’Émèse, qui l’y représentait, avait
souscrit à sa place à la déclaration des Orientaux jugeant Cyrille
hérétique61. Il ne leur était donc pas suspect d’une bienveillance

56. Cyrille, Discours apologétique à Théodose § 18-25 (ACO I, i, 3, 75-90 ;


Festugière, Document 118, p. 443-449).
57. Ces accusations répétées ont visiblement blessé Cyrille ; cf. sa Lettre à
Acace de Bérée § 7 (ACO I, i, 7, 147-150 ; Festugière, Document 107, § 7,
p. 629).
58. Voir Cyrille, Lettre à Acace § 4 (Festugière, Document 107, p. 628).
59. Cf. Cyrille, Lettre à Acace de Bérée (ACO I, i, 98-99 ; Festugière, Docu­
ment 16,p. 146-147).
60. Cfi Acace, Lettre à Cyrille d’Alexandrie (ACO I, i, 99-100 ; Festugière,
Document 17, p. 148-150).
61. Cf. Acace, Lettre à Alexandre de Hiérapolis (ACO I, I, 7, 146-147 ; Fes­
tugière, Document 106, p. 625).
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 387

excessive à son égard. À sa demande, Jean d’Antioche, assisté


de plusieurs évêques, dont Théodoret, rédigea une proposition
qu’il fit parvenir à Cyrille. Elle était brève : les Orientaux décla­
raient s’en tenir au credo de Nicée et aux précisions qu’apportait
sur ce texte la lettre d’Athanase à Épictète ; ils rejetaient « les
dogmes récemment introduits ou par lettres ou par chapitres »
comme étrangers à « la croyance commune »62. Cyrille n’était
pas nommé, mais clairement désigné comme l’auteur de ces
nouveaux enseignements ; en revanche, aucune allusion n’y était
faite à Nestorius. Cyrille ne pouvait que réagir avec humeur.
Ce fut son premier mouvement63, encore très sensible dans la
longue lettre qu’il adresse à Acace64 : comment peuvent vouloir
sincèrement la paix ceux qui lui demandent de désavouer ses
écrits contre Nestorius ? C’est chose impossible, déraison­
nable, absurde ! Cela reviendrait à reconnaître l’orthodoxie de
Nestorius, déposé par le concile, et à le condamner à sa place !
Passé ce premier mouvement, qu’expliquent les attaques dont
il a été l’objet, Cyrille indique à son tour à quelle condition la
paix est possible, preuve qu’il ne refuse pas tout dialogue : il
suffira aux Orientaux de reconnaître la déposition de Nestorius
et d’anathématiser « ses blasphèmes et ses dogmes impies ». Puis
il ajoute une profession de foi capable de satisfaire les Orientaux,
dans laquelle il condamne clairement la doctrine d’Apollinaire,
et s’explique sur le but qu’il poursuivait avec ses « chapitres » :
ils ne visaient que « les dogmes de Nestorius ». C’est laisser
entendre qu’il ne fait [198] pas de leur reconnaissance une
condition à la paix. Mais qu’on ne lui demande pas non plus de
les désavouer ! Pour « recoudre la déchirure » sans en provoquer
beaucoup d’autres65, il faut parvenir à un accord clair : il attend
donc des Orientaux une réponse nette au sujet de Nestorius.
Transmise par Acace de Bérée à Jean d’Antioche et à
plusieurs évêques orientaux, dont Alexandre de Hiérapolis et
Théodoret de Cyr, la réponse de Cyrille fut l’objet d’un examen
attentif. Alexandre resta intraitable. En revanche, à la diffé­
rence de son métropolite et des autres évêques de sa province,
Théodoret sut reconnaître dans la lettre de Cyrille une ouverture
pouvant conduire à la réconciliation : il jugeait ses explications
christologiques satisfaisantes et ouvertement opposées à ses
affirmations antérieures, autrement dit aux « douze chapitres »

62. Cf. ACO I, I, 7, 146 ; Festugière, Document 105, p. 624.


63. Cf. la lettre de Cyrille à Rabbula d’Édesse (ACO I, 4, 140).
64. Cyrille, Lettre à Acace de Bérée (ACO I, i, 7, 147-150 ; Festugière,
Document 107, p. 626-632).
65. Ibid., § 10 (Festugière, Document 107, p. 631).
388 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

que n’avaient cessé de combattre les Orientaux. Il n’en regrettait


pas moins les « circonlocutions » et les « bavardages sans fonde­
ment » de cette lettre : vu la brièveté de la proposition qui lui
avait été faite66, Cyrille aurait pu, sans se dérober, emprunter « le
chemin qui menait rapidement à la paix ». Etait-ce une façon de
ne pas paraître rendre les armes trop facilement ? En tout cas,
la condition posée au rétablissement de l’union, à savoir que
les Orientaux souscrivent à la déposition de Nestorius, permet
peut-être à Cyrille de ne pas perdre la face, mais elle est jugée
inacceptable67. Cependant on sent chez Théodoret un sincère
désir de mettre fin au schisme. La preuve en est qu’il multiplie
les lettres pour faire admettre de ceux de son parti, et en parti­
culier de son métropolite, que la foi de Cyrille est désormais
« conforme à l’enseignement de l’Église et exactement contraire
aux douze chapitres » et à « leur caractère hérétique »68. Mais,
dans le même temps, pour bien prouver qu’il n’est pas traître à
son parti, il ne cesse d’affirmer qu’il ne saurait consentir, même
çour faire la paix, à souscrire à la condamnation de Nestorius.
A lire les lettres qu’il adresse à ses collègues dans l’épiscopat ou
au peuple de Constantinople, on mesure à la fois l’honnêteté
intellectuelle d’un homme qui sait reconnaître la réalité d’un
changement chez son adversaire de la [199] veille, et sa fidélité à
l’égard d’un ami qu’il estime injustement condamné. Sa position
est loin d’être confortable !

3.2. La médiation de Paul d’Émèse et l'Acte d'Union


(433)
Il est probable que Théodoret fut, à ce moment-là encore, un
conseiller très écouté auprès de Jean d’Antioche. Ce dernier aussi
vit dans la réponse de Cyrille à Acace la possibilité d’une avancée
vers la paix et un « heureux commencement » laissant espérer « la
fin de la discorde »69. Sa lettre sera transmise à Cyrille par Paul
d’Émèse, qui servira désormais de médiateur. Bien accueilli par
Cyrille et invité à prêcher en sa présence, Paul n’hésite pas à
reconnaître publiquement la légitimité du théotokos et à anathé-
66. Dans sa lettre à Acace (SC 429, ep. 9,1. 24-30), Théodoret en rappelle
les termes. Même remarque dans sa lettre à André de Samosate (ibidL, ep. 10).
67. Les Orientaux ne sauraient souscrire, dit Théodoret à Acace, à la dépo­
sition de celui dont ils n’ont pas été les juges, puisque l’affaire a été réglée par
Cyrille avant leur arrivée à Éphèse.
68. Cf. sa Lettre à Helladius de Tarse (ibid., ep. 12).
69. Lettre de Jean d'Antioche à Cyrille d Alexandrie (ACOI, i, 7, 151 ; Festu-
Giêre, Document 108, p. 632-635). Jean d’Antioche regrette malgré tout encore
des attaques inutiles de la part de Cyrille ; il fait surtout, à la fin de sa lettre, un
tableau pitoyable de la division de l’Église et de l’image qu’elle donne d’elle-
même au monde.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 389

matiser la doctrine de Nestorius. Cela lui vaut d’obtenir la


communion de Cyrille, qui la refuse encore à Jean d’Antioche,
car la lettre dont Paul est le porteur n’anathématise pas ouverte­
ment les dogmes de Nestorius et ne reconnaît pas sa déposition.
Or, Cyrille continue à en faire les deux conditions de la paix70.
Désormais pourtant la négociation est bien engagée : Cyrille
dicte à Paul d’Émèse un texte à soumettre à l’approbation de
Jean d’Antioche ; celui-ci le signe après y avoir apporté quelques
changements minimes qui n’en altèrent aucunement la teneur,
mais le rendent plus facile à faire accepter des Orientaux71. La
lettre qu’il fait parvenir à Cyrille72, toujours par l’intermédiaire
de Paul d’Émèse, comporte un exposé de foi relatif à l’Incarna­
tion, probablement inspiré parThéodoret et « rédigé, dit-il, d’un
commun accord » : la Vierge y est confessée théotokos, sans autre
qualificatif, et on y accepte que les vocables relatifs au Christ
soient rap [200] portés communément à une seule personne ou
bien réparas entre chacune de ses deux natures (§ 3). Enfin
Jean y donne satisfaction à Cyrille : il souscrit à la déposition de
Nestorius, anathématise « ses bavardages pervers et profanes », et
reconnaît Maximien comme son légitime successeur (§ 4). Cyrille
peut célébrer la paix retrouvée73 : la lettre transmise par Paul
d’Émèse contient, dit-il, « une profession de foi irréprochable »,
dont il retranscrit fidèlement les termes pour éviter toute contes­
tation (§ 4-5). Ce sera la formule d’union. Il complète cette lettre
de réconciliation en rejetant une fois encore les calomnies que
l’on colporte contre lui touchant la chair du Christ ou l’union du
Verbe avec la chair74, puis en proclamant sa fidélité au symbole de

70. Cf. la lettre de Cyrille à ses apocrisiaires à Constantinople (ACO I, i,


7, 154 ; Festugière, Document 117, p. 636-637) ; dans sa Lettre à Dunatos
§ 3 (ACO I, I, 4, 31-32 ; Festugière, Document 129, p. 506), Cyrille explique
pourquoi il n’a pas accepté la lettre de Jean d’Antioche qui se contentait de
l’exhorter à la communion, sans anathématiser les doctrines de Nestorius et
sans reconnaître l’ordination de son successeur, et comment il n’a admis à la
communion Paul d’Émèse qu’après que ce dernier eut anathématise les doc­
trines de Nestorius et reconnu sa déposition..
71. Cf. la Lettre de Jean d'Antioche à Cyrille (ACO I, i, 7, 155 ; Festugière,
Document 118, p. 638-639) : «n’ayant fait que quelques petits changements
dans les textes que Ta Sainteté a dictés, changements qui ne touchent pas au
sens, mais concernent la manière de traiter la chose ».
72. Cf. ACO I, i, 4, 7-9 ; Festugière, Document 123, p. 474-476.
73. Cyrille, Lettre (Laetentur caeli) à Jean d’Antioche (ACO I, i, 4, 15-20 ;
Festugière, Document 127, p. 486-491).
74. Ibid., § 7-8 : contre ceux qui l’accusent d’avoir dit que « la chair du
Christ serait descendue du ciel », il fait valoir qu’une telle affirmation ruine­
rait tout son combat en faveur du théotokos ; § 9 : contre ceux qui l’accusent
de concevoir l’Incarnation comme le mélange du Dieu Verbe avec la chair, il
affirme l’immuabilité et l’impassibilité de la nature divine du Verbe.
390 théologie et christologie

Nicée et aux enseignements des Pères, notamment ceux d’Atha-


nase dans sa Lettre à Épictète75.

III. La difficulté à faire accepter


l’union et sa fragilité
Visiblement Jean d’Antioche avait souhaité aboutir rapide­
ment à cette réconciliation, quitte à sacrifier Nestorius. On le voit
impatient d’annoncer àThéodoret la conclusion de la paix, alors
que Paul d’Émèse est encore en route76.Tout à sa joie de lui faire
partager « les bonnes nouvelles reçues d’Égypte », il présente
l’accord obtenu comme la victoire complète des Orientaux au
plan doctrinal : l’Égypte pense désormais comme les Orientaux !
Mais il ne dit rien de Nestorius et des concessions qu’il a faites
à Cyrille. La réponse de Théodoret est nettement plus circons­
pecte77 : il veut bien célébrer la paix comme l’y invite Jean, mais
à condition que [201] n’aient pas à en payer le prix ceux qui,
depuis le concile d’Éphèse ont mené la lutte à leurs côtés. Si
les évêques déposés en raison de leur soutien à Nestorius et
remplacés par des évêques favorables à Cyrille ne retrouvent pas
leur siège, Jean peut faire savoir à l’empereur qu’il ne signera pas
la paix. Il ne sera pas le complice d’une injustice, il ne sera pas
traître à « la lutte commune ».

1. Une union difficile à faire accepter

1.1. Par une partie du camp antiochien


Théodoret choisira pourtant sans hésiter le camp de la paix.
Loin d’adopter l’attitude de son métropolite, Alexandre de
Hiérapolis, qui rompt avec Jean d’Antioche à cause de l’abandon
de Nestorius, il cherche à trouver un compromis qui permet­
trait d’accepter l’union sans avoir à condamner Nestorius. La
voie choisie est étroite, il le sait. Mais l’honnêteté lui commande
de reconnaître que le Cyrille des lettres à Acace de Bérée et
à Jean d’Antioche n’est plus le Cyrille des anathématismes. Il
s’efforce d’en persuader ses correspondants, quitte à présenter ce

75. Ibid., § 10-11. Il profite de l’occasion pour faire tenir aux Antiochiens
une copie de la lettre d’Athanase exempte des adultérations introduites par les
nestoriens.
76. Jean d’Antioche, Lettre à Théodoret (Casinensis 174, ACO1,4,124-125).
77. Voir sa Lettre à Jean d’Antioche (ep. 16, SC 429). Théodoret continue
visiblement à être accusé d’être un traître à la cause des Orientaux (voir ce
qu’il dit de la réaction d’Himérius) depuis qu’il a reconnu l’orthodoxie de
Cyrille dans sa lettre à Acace.
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 391

changement, pour les besoins de la cause, comme une véritable


capitulation de Cyrille : voilà que l’Égyptien accepte enfin la
doctrine défendue par les Orientaux et par Nestorius lui-même78 !
La condamnation du patriarche déposé n’en devient que plus
injuste et véritablement absurde ! Visiblement Théodoret
s’efforce de faire échec à son métropolite qui tente d’entraîner
tous les évêques de sa province à rompre avec Jean d’Antioche
et à refuser l’union. Ses tentatives pour convaincre Alexandre de
revenir sur sa position resteront vaines. Secondé par André de
Samosate, il propose pourtant la réunion à Zeugma de tous les
évêques de la province pour examiner collégialement la lettre de
Cyrille et adopter une position commune79. L’orthodoxie de la
lettre de Cyrille y sera unanimement reconnue, mais Théodoret
le déclare très nettement à Jean d’Antioche, dans la relation qu’il
lui fait de ce synode80 : il ne devra pas exi[202]ger des évêques
qu’ils souscrivent à la condamnation de Nestorius, s’il espère
les voir accepter l’union. Ne s’est-il pas engagé du reste à les
dispenser de cette formalité81 ? Le succès obtenu par Théodoret
est pourtant incomplet : Alexandre ne s’est pas rendu à Zeugma
et restera jusqu’au bout inflexible, en dépit des efforts de l’évêque
de Cyr pour le convaincre de rétablir la communion avec Jean
d’Antioche et Cyrille82.
Tout ce travail en faveur de l’union faillit être compromis par
une maladresse de Jean d’Antioche. Excédé par la résistance de
deux évêques d’Euphratésie, sans doute soutenue par Alexandre,
il les avait déposés et illégalement remplacés, au mépris de la
législation ecclésiastique en vigueur. Ce n’était pas fait pour
améliorer ses relations avec le métropolite de Hiérapolis. A
son tour, du reste, Théodoret rompit la communion avec Jean
d’Antioche, en dénonçant l’illégalité de ces ordinations83.
Cela lui permit de reprendre le dialogue avec Alexandre et de
l’assurer qu’il était, en cette circonstance, entièrement de son

78. Voir sa Lettre au peuple de Constantinople (ep. 18, SC 429). En adoptant à


son tour la même tactique que Jean d’Antioche,Théodoret n’hésite donc pas à
exagérer la « victoire » remportée sur Cyrille par les Orientaux.
79. Voir ep. 19 et 20 à Alexandre de Hiérapolis (SC 429).
80. Cf. ep. 21a et 21b à Jean d'Antioche (ibid.). La version latine de cette
lettre (ep. 21b) est seule à faire connaître l’intégralité du document, la partie
concernant le sort de Nestorius et les engagements pris par Jean d’Antioche
étant omise dans le texte grec.
81. Ibid., ep. 21b, 1. 35-53.
82. Ibid.y ep. 21b, 1. 54-65. Théodoret, d’accord avec André de Samosate,
a préféré du reste adresser à Jean d’Antioche une lettre privée plutôt qu’une
lettre synodale pour éviter de durcir les choses ; il ne désespère pas encore de
convaincre Alexandre.
83. Toute une série de lettres de Théodoret évoque cette rupture (cf. ep. 24,
25,27,28).
392 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

côté. Théodoret lui-même n’échappait pas aux pressions et


aux menaces ; dans ces conditions, il n’était pas disposé à une
rencontre avec Jean d’Antioche pour mettre fin à ce nouveau
schisme84. Il en évoque pourtant l’éventualité dans sa corres­
pondance avec Alexandre, en ayant l’habileté de lui demander
son avis sur ce point : la condition en serait bien sûr la démission
des évêques illégalement ordonnés. Il profite aussi de l’occasion
pour lui faire valoir que, pour déplorable qu’elle soit, la manière
dont Jean d’Antioche a prononcé l’anathème contre la doctrine
de Nestorius n’est peut-être pas aussi radicale qu’il pourrait
le penser85. Cela devrait lui permettre de revoir sa position à
l’égard de la paix signée par Jean avec Cyrille.
[203] Le schisme sera de courte durée : la rencontre et la
réconciliation de Théodoret avec Jean d’Antioche interviendront
peu après. Théodoret reprend alors immédiatement son action
en faveur de la paix auprès des évêques encore réticents à la
signer, à commencer par son métropolite86. Il leur fait valoir qu’il
importe à la défense de la foi orthodoxe de continuer à occuper
leur siège plutôt que de l’abandonner, une fois déposés, à des
hommes aux doctrines incertaines. Il ne cesse de leur répéter
qu’il ne sera pas exigé d’eux, s’ils s’y refusent, de souscrire à
la déposition de Nestorius, que c’est là une assurance que lui
a renouvelée Jean d’Antioche lors de leur entrevue. La lettre
de Cyrille étant reconnue orthodoxe87, plus rien ne devrait les
retenir de rentrer en communion avec le patriarche d’Antioche
et d’accepter la paix. On sent combien serait important à ses
yeux le ralliement de son métropolite, non seulement parce qu’il
constituerait un signe fort pour toute la province d’Euphra-
tésie, mais parce que Théodoret a visiblement de l’amitié pour

84. Voir sa Lettre à Alexandre de Hiérapolis {ep. 27) ; les rapports de Théodo­
ret avec les moines sont à ce moment-là tendus, en raison de sa rupture avec
Jean d’Antioche {ibid., 1. 14-16 ; voir sur ce point M. Richard, «Théodoret,
Jean d’Antioche et les moines d’Orient », MSR 3, 1946, p. 147-156 [= Opéra
Minora, t. II, n° 47,Turnhout 1977]).
85. Voir Lettre à Alexandre de Hiérapolis {ep. 28) : Théodoret, pour convaincre
Alexandre, exploite ici toutes les ressources de la persuasion, en laissant en­
tendre que la formule d’anathème utilisée par Jean d’Antioche condamnerait
une doctrine attribuée à Nestorius, mais non la véritable doctrine de Nestorius
qu’il continuerait à tenir pour orthodoxe. Dans cette même lettre, Théodoret
fait valoir que la doctrine du nouvel archevêque de Constantinople, Proclus,
semble parfaitement orthodoxe et ne comporte « aucune adhésion aux mau­
vaises actions commises à Éphèse » ; ce serait donc une raison supplémentaire
de faire la paix.
86. Cf. ep. 29, 33 et 34 à Alexandre de Hiérapolis, et de même ep. 30 à Hella-
dius de Tarse, ep. 31 à Cyrille d’Adana et ep. 32 à Mocime, à qui Théodoret de­
mande d’intervenir auprès d’Alexandre pour le convaincre d’accepter la paix.
87. Sur ce point Théodoret n’a jamais varié : il en a reconnu l’orthodoxie
dès le début (voir ep. 30 à Helladius de Tarse).
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 393

ce combattant de la première heure et qu’il souffre de le voir


menacé à terme de déposition. Aussi multiplie-t-il les lettres pour
le convaincre et pour demander à d’autres évêques d’intervenir
auprès de lui dans le même sens. Il ira même jusqu’à demander
de le faire à Nestorius88 ! Et, quand il verra la vanité de toutes
ces démarches et la sanction près de le frapper, il écrira encore
à Jean d’Antioche de surseoir à la sentence, redoutant que la
déposition d’Alexandre, considéré par beaucoup « comme un
défenseur de la foi la plus pure », ne suscite dans l’Église de
nouvelles divisions89.

1.2. Par une partie des Cyrilliens


Comme Théodoret, Cyrille doit rassurer ses partisans et
faire la preuve qu’il n’a rien cédé aux Orientaux. Sa longue
lettre à Acace de Mélitène90 [204] montre bien les difficultés
auxquelles il se heurte, d’autant que des partisans de Nestorius
accréditent probablement l’idée d’un renoncement complet à
ses positions antérieures. Après un bref historique de la négocia­
tion, où Cyrille montre qu’il est resté de bout en bout le maître
du jeu et qu’il n’a consenti à l’union qu’après avoir reçu de Jean
d’Antioche une confession de foi sans ambiguïté, il certifie qu’on
ne peut lui reprocher d’être « dans des sentiments opposés » à
ceux qui étaient les siens au début du conflit. Contrairement
à ce qui est exigé des Orientaux, il n’a pas réclamé des siens
un exposé de foi, preuve qu’il n’a pas non plus « accepté un
exposé de foi ou un symbole nouveau » comme d’aucuns l’en
accusent. Cela dit, il entreprend de prouver que le document
fourni par les Orientaux et qui a servi de base à l’union est
parfaitement orthodoxe, conforme à la foi de Nicée91, et en tout
point opposé aux « bavardages de Nestorius »92. Une mise en
parallèle des déclarations du patriarche déposé et de celles des
Orientaux lui permet d’en faire la démonstration. Au passage,
comme pour mieux attester qu’il n’a pas varié et que ce sont au

88. Voir ep. 35 à Nestorius. Cette démarche ne peut se comprendre que si


l’on prend en compte l’existence de liens d’amitié étroits entre Théodoret et
Nestorius.
89. Cf. ep. 36 à Jean d’Antioche, 1. 27-34.
90. Cyrille, Lettre à Acace de Mélitène (ACO I, i, 4, 20-31 ; Festugière,
Document 128, p. 492-504).
91. Cyrille tient lui aussi à rappeler que le symbole de Nicée est le fon­
dement même de l’orthodoxie, comme cela fut rappelé au concile d’Éphèse
(ibid., § 7 ; Document 128, p. 496).
92. L’expression revient trois fois dans la lettre (ibid., §6.8. 18); Jean d’An­
tioche lui-même l’a utilisée dans sa lettre de réconciliation avec Cyrille § 4
(cf. supray n. 72). Cyrille insiste aussi à plusieurs reprises sur les « blasphèmes *
de Nestorius (ibid., 4. 5. 7).
394 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

contraire les Orientaux qui sont entrés dans ses vues, Cyrille en
profite pour faire référence à celui de ses anathématismes qui
concerne la répartition des vocables entre les deux natures93.
Mais il comprend désormais les motivations qui conduisent les
Orientaux à opérer une telle répartition, sans mettre en cause
l’unité de la personne du Christ, et les raisons qui ont pu leur
faire croire qu’il partageait les sentiments d’Arius et d’Apolli­
naire. Bien que désormais tout soit clair entre eux, Cyrille refuse,
quant à lui, d’adopter « ces façons de parler <qui> ne sont pas
les siennes »94.
La même crainte de voir certains esprits malveillants prétendre
qu’il a renié ce qu’il a autrefois « écrit contre les blasphèmes de
Nestorius » l’oblige pareillement à faire à Dunatos l’historique
de la négociation avec Jean d’Antioche jusqu’à la conclusion
de la paix95. Pour que tout soit clair, il lui [205] adresse une
copie de la lettre par laquelle Jean d’Antioche anathématise « les
blasphèmes de Nestorius » et reconnaît sa déposition.
De part et d’autre, on le voit, il est d’autant plus difficile
de faire accepter la paix que l’on a affaire à des évêques qui
se sont fortement engagés dans le conflit en prenant fait et
cause, les uns pour Cyrille contre Nestorius, les autres pour
l’évêque d’Antioche contre la déposition injuste du patriarche
de Constantinople. La réconciliation se heurte non seulement
à la résistance inflexible de certaines personnalités, comme
Alexandre de Hiérapolis, mais aussi aux rumeurs mensongères
que d’autres n’hésitent pas à répandre pour faire obstacle à la
paix, manœuvres dont font état les lettres de Cyrille à Acace de
Mélitène et à Dunatos96.

2. La fragilité de l’union retrouvée


Une crise de cette nature ne pouvait que laisser des traces
et des blessures mal cicatrisées. Les accusations réciproques,
voire les insultes, les injustices réelles ou supposées commises à
l’égard des personnes, la violence aussi ou la malhonnêteté des
moyens mis en œuvre pour l’emporter sur le parti adverse ne

93. Cf. ibid.y § 13 (référence au quatrième anathématisme). Cyrille fait du


reste un exposé très intéressant sur la répartition des vocables (§ 16-17) selon
qu’ils se rapportent à la nature humaine ou divine du Christ ou qu’ils sont des
vocables « communs » ou « mitoyens », mais toujours rapportés à une seule
personne ou hypostase.
94. Cf. ibid.y § 20.
95. Cyrille, Lettre à Dunatos (ACO I, i, 4, 31-32 ; Festugière, Document
129, p. 505-507.
96. Voir sa Lettre à Acace § 22 (Festugière, Document 128, p. 504) et Lettre
à Dunatos § 6 (Festugière, Document 129, p. 507).
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 395

pouvaient totalement être oubliées sous prétexte que la réconci­


liation s’était opérée et qu’à nouveau l’Égypte et l’Orient étaient
en communion. On pouvait, comme Théodoret, tenir la lettre
de Cyrille à Jean d’Antioche pour « conforme à la vraie foi » et
continuer à en « haïr l’auteur autant que personne »97 ! Tout cela
contribuait à rendre fragile la paix retrouvée.
On le vit bien, lorsque Cyrille crut bon de mettre en cause
Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste, en faisant des
deux grands docteurs antiochiens les inspirateurs des thèses
hérétiques de Nestorius98. L’attaque était injuste et particu­
lièrement odieuse aux yeux des Orientaux ; elle était contraire
à toute la tradition de l’Eglise : personne ne s’en était pris
jusque-là à des docteurs dont l’orthodoxie n’avait jamais été
contestée de leur vivant99. Une nouvelle fois, Théodoret dut
monter en première ligne pour [206] défendre la mémoire des
deux accusés100. Cyrille eut l’intelligence de ne pas poursuivre
le débat, et l’affaire en resta là. Elle est toutefois révélatrice du
climat de tension qui continuait probablement à exister entre
Antioche et Alexandrie.
Un autre exemple en est fourni par l’écrit Sur l’émissaire
que Cyrille adressa à Jean d’Antioche, en lui demandant de
le communiquer pour approbation à plusieurs évêques de son
entourage, dont Théodoret101. Or, dans cet écrit, Cyrille traite
longuement des deux natures et de l’unité de la personne du
Christ, en proposant un commentaire du rite d’expiation décrit
dans le Lévitique (Lv 16). Interprété comme une figure de la
mort et de la résurrection du Christ, le passage, en raison de la
présence de deux boucs, l’un figurant la nature humaine, l’autre
la nature divine, pouvait conduire à professer une christologie
dyophysite. Proposer ce texte à l’approbation des Orientaux était
sans aucun doute une manière pour Cyrille de s’assurer de leur
orthodoxie, preuve que continuait à exister une certaine suspi­
cion de sa part à l’égard de plusieurs d’entre eux. Théodoret,

97. CLThéodoret, Lettre à Nestorius (ep. 23a, 1. 15-16, SC 429).


98. L’ouvrage de Cyrille, Contra Dioaorum et Theodorum, ne nous est pas
parvenu dans son intégralité ; on en possède cependant de larges extraits en
grec et en syriaque.
99. Plus tard, lors de la querelle des Trois-Chapitres, Facundus d’Her-
miane développera longuement cette argumentation pour justifierThéodore de
Mopsueste des accusations d’hérésie portées contre lui (cf. Défense des Trois-
Chapitres, livres VIII-X, t. 3, SC 484 ; voir en particulier le livre X).
100. Il le fit dans un traité apologétique en faveur de Diodore et de Théo­
dore, aujourd’hui presque entièrement perdu, en dehors des extraits utilisés
contre lui lors du Brigandage d’Éphèse (449).
101. Théodoret, Lettre à Dioscore d’Alexandrie (ep. 83, SC 98, p. 216,9-19).
L’écrit Sur l’émissaire de Cyrille est sa Lettre à Acace de Scythopolis (PG 77,
201-221).
396 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

nous le savons, n’eut aucune difficulté à faire connaître à Cyrille


qu’il approuvait pleinement son texte ; il reçut de lui en retour
une lettre qui lui servira plus tard de brevet d’orthodoxie, lorsque
Dioscore, le nouveau patriarche d’Alexandrie, entreprit de
ranimer la querelle avec Antioche102. De cette correspondance
de Théodoret avec Cyrille, nous n’avons malheureusement rien
conservé. Fut-elle aussi amicale que l’ont cru plusieurs critiques
en se fiant aux déclarations de l’évêque de Cyr à Dioscore103 ? Il
est permis d’en douter. Il était déjà bien que les deux hommes
soient parvenus à rétablir entre eux la communion pour assurer
la paix de l’Église : pouvait-on exiger d’eux davantage ? L’amitié
indéfectible de Théodoret pour Nestorius104 rend fortement
[207] improbable la vraisemblance, dans le même temps, d’une
relation d’amitié avec Cyrille.

Conclusion

Quels enseignements tirer de l’histoire de cette crise, finale­


ment surmontée ? En quoi peut-elle servir, sinon de modèle,
du moins de référence pour le dialogue aujourd’hui entre les
Églises ? J’ai essayé de montrer la place que tiennent nécessaire­
ment dans un conflit de cette nature les questions de personnes.
Des accusations blessantes ou ce qui est perçu comme un abus
d’autorité suffisent à rendre le dialogue impossible. D’autre part,
les blessures d’amour-propre, souvent longues à se cicatriser,
peuvent fausser durablement le débat doctrinal.
Le plus difficile pour chacun est de parvenir à entrer dans les
vues de l’autre au lieu de chercher à imposer sa manière de voir
comme étant la seule légitime. On le constate ici : les mêmes
mots ne recouvrent pas nécessairement les mêmes concepts à
Antioche et à Alexandrie, en raison d’un héritage culturel et
philosophique différent, en raison aussi de la tradition propre à
chaque Eglise dans sa manière d’exprimer une même vérité de
102. Cf. ibid. Sur cet échange entre Cyrille et Théodoret et leur exégèse res­
pective de Lv 16, voir notre article, « L’exégèse du bouc émissaire chez Cyrille
d’Alexandrie et Théodoret de Cyr », Augustinianum 28 (1998), p. 603-630.
103. Voir, par ex., l’opinion drY. Azéma (ep. 83, SC 98, p. 207, n. 5).
104. Théodoret ne consentira à anathématiser Nestorius et sa doctrine que
contraint et forcé, peut-être en usant de la restriction mentale qu’il proposait à
Alexandre de Hiérapolis, lors du concile de Chalcédoine (451). Qu’était deve­
nu Nestorius à cette époque ? Était-il toujours en vie ? Théodoret déclare ce­
pendant, dans sa lettre à Dioscore (ep. 83, SC 98, p. 218, 1-3) avoir « par deux
fois souscrit aux tomes sur Nestorius publiés par Jean d’heureuse mémoire »,
mais il avait obtenu de lui l’assurance qu’il n’aurait pas à anathématiser Nes­
torius ; sur ces deux écrits de Jean d’Antioche, voir M. Richard, « Théodoret,
Jean d’Antioche et les moines d’Orient » (cf. supra, n. 84).
RÉTABLIR L’UNITÉ APRÈS LA DÉCHIRURE 397

foi. Cyrille lui-même le reconnaîtra au terme du conflit : mainte­


nant qu’il s’est clairement expliqué avec Jean d’Antioche, il juge
« absolument vain et inopportun le dissentiment <survenu>
entre les Églises»105. Peut-être fallait-il ce long détour pour
parvenir à l’union, mais c’est surtout la preuve, me semble-t-il,
qu’il ne saurait y avoir de véritable unité sans l’existence et le
respect des diversités. Cyrille continuera à user du vocabulaire
christologique qui lui était familier et les Antiochiens feront de
même, car les uns et les autres ont finalement reconnu qu’ils
exprimaient, avec des formules différentes, la même foi106.
[208] Enfin, la reconstruction de l’unité déchirée ne se fait
pas sans concessions réciproques, voire sans injustices à l’égard
de certains acteurs du conflit107. La manière dont fut traité
Nestorius ne grandit pas beaucoup ceux qui l’ont condamné,
même s’il importait probablement à la paix de l’Église de le priver
de toute influence en l’éloignant le plus possible de la capitale,
puis d’Antioche108. En tout cas, toute division dans l’Église
reste une « tragédie »109, dont les conséquences ne se mesurent
souvent que trop tard110. La crise nestorienne portait en germe
un autre conflit, celui que suscitèrent Eutychès et Dioscore et qui
obligea Théodoret à reprendre la lutte. Or,Théodoret le fit pour
défendre la paix difficilement acquise entre Cyrille et Antioche,
en invoquant contre Dioscore et des cyrilliens extrêmes l’auto­
rité du défunt patriarche d’Alexandrie. Mais Dioscore n’avait ni
l’envergure théologique de Cyrille ni son intelligence politique :
son caractère violent et ambitieux ne pouvait conduire qu’à une
nouvelle déchirure. On sait que le concile de Chalcédoine (451)
ne parviendra qu’incomplètement à la réparer.

105. Cf. sa lettre Laetentur caeli à Jean d'Antioche § 3 (ACO I, i, 4, 15-20 ;


Festugière, Document 127, p. 487.
106. Cela permettra du reste à chaque parti de prétendre qu’il n’a rien
cédé !
107. Peut-être est-ce en un double sens qu’il faut parler de la « passion » de
l’unité.
108. Cf. supra, n. 40.
109. Cf. le titre de «Tragédie » donné par le comte Irénée à son ouvrage
relatant le déroulement de la crise nestorienne.
110. L’une des conséquences de la crise nestorienne sera notamment de
freiner l’élan missionnaire de ces Églises et leur expansion vers l’Est.
I

:
Revue d*.Études Augustiniennes et Patristiques 51 (2005), p. 327-
356.

37

DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST


OU LE FILS MONOGÈNE ?
LA DÉFENSE PARTHÉODORET DE CYR
D’UNE DOXOLOGIE INCRIMINÉE (EP. 147)

Plus de la moitié des lettres de Théodoret de Cyr, réunies


dans la Collectio Sirmondiana, ont un contenu théologique et ont
été rédigées entre 447 et 450, c’est-à-dire dans les années où
sa dénonciation de l’hérésie d’Eutychès, entreprise avec VÉra-
nistes (447), s’est soldée, lors du Brigandage d’Éphèse (449),
par la condamnation, la déposition et l’exil‘.Théodoret n’aban­
donne pas pour autant la lutte, comme le prouve sa Lettre 147, la
dernière du recueil. Il y dénonce, en effet, une manœuvre adroite
des partisans d’Eutychès pour imposer leurs vues, consistant à
interdire de nommer le Christ dans les doxologies, sous prétexte
que seul le Monogène devrait être glorifié. S’il n’y a aucune
raison de mettre en doute la réalité de l’incident à l’origine de
la lettre, la défense par Théodoret des doxologies incriminées
dépasse toutefois le simple cadre liturgique où il s’est produit.
Cet incident sert, en fait, de prétexte à un long exposé doctrinal,
dirigé contre les partisans d’un monophysisme radical, à partir
d’une réflexion sur le vocable « Christ ». C’est ce qui donne à
cette lettre les dimensions d’un petit opuscule et en fait une pièce
importante à verser au dossier de l’histoire du monophysisme.
La nature de l’incident, tel qu’il a été rapporté à Théodoret,
est clairement exposée au début de lettre. Bien des incertitudes

1. Les lettres de la Collectio Sirmondiana ont été éditées dans la collection


« Sources Chrétiennes » par Y. Azéma (SC 98 et 111) ; ce dernier a également
édité, dans la même collection, le recueil de lettres transmises par le Codex
Patmensis 706 (SC 40).
400 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

demeurent pourtant qu’on aimerait pouvoir lever pour mieux en


apprécier la portée. Où et à quelle date se sont produits les faits
relatés ? Quelle est l’identité du destinataire de la lettre et surtout
celle du « très sage archidiacre » qui a mis en cause les formules
de doxologie utilisées par les prêtres pour conclure la prière ?
Peut-on préciser, d’autre part, la date et le lieu de rédaction de la
lettre deThéodoret ? On voit [328] l’intérêt qu’il y aurait à pouvoir
répondre à chacune de ces questions, puisque, de toute évidence,
l’argumentation développée par Théodoret pour légitimer les
doxologies incriminées répond à une situation concrète.
Cela dit, les proportions mêmes données à la lettre font douter
que Théodoret veuille s’en tenir à cette seule justification. Nous
serions tenté d’y voir une manière de De Christo, qui n’est pas
sans évoquer comme en réduction le De Spiritu Sancto de Basile
de Césarée.Toute la démonstration deThéodoret, en effet, dans
cette lettre-opuscule, vise à ruiner les thèses monophysites, en
établissant que le nom de « Christ » n’est en rien inférieur à celui
de « Monogène », qu’il ne dit rien d’autre, même s’il permet de
mettre plus fortement l’accent sur la réalité de l’incarnation du
Dieu Verbe. Dès lors, la glorification du Christ est aussi légitime
que celle du Fils Monogène. Pour établir cette équivalence entre
les deux termes, Théodoret fait tour à tour appel à l’Ecriture, à
la tradition patristique et aux pratiques liturgiques habituelles,
ruinant ainsi les arguments et les objections que pourraient lui
faire ses adversaires monophysites. Comme l’analyse de l’argu­
mentation le fera apparaître, sa lettre comporte donc une forte
dimension polémique : Théodoret y prolonge la lutte engagée
contre Eutychès avec YEranistès.
A voir cependant l’ardeur qu’il met à défendre la légiti­
mité du vocable « Christos » contre l’usage exclusif de celui
de « Monogénès » que veulent imposer les monophysites, on
peut se demander s’il n’y aurait pas là un indice des sympa­
thies nestoriennes qui lui ont été si souvent reprochées par ses
adversaires, une manière un peu suspecte d’utiliser le vocable
« Christos », comparable à celle de Nestorius quand il propo­
sait de nommer la Vierge « christotokos ». À partir de l’examen
des doxologies habituelles à Théodoret, de l’emploi chez lui des
termes « Monogène », « Christ » et « Fils », et de la relation qu’il
introduit entre chacun d’eux, nous tenterons de vérifier s’il est
possible ou non d’étayer ce type d’accusations.
doit-on glorifier le christ ou le fils monogène ? 401

I. - Le contexte historique de la lettre


Voici tout d’abord les faits qui obligent'Théodoret à sortir de
sa retraite silencieuse et servent de prétexte à cette longue lettre
doctrinale :
« Bien des gens, en effet, à ce qu’on dit (wç tiveç cpcxoïv),
répètent dans la ville (cv xfj 7tôXei) que, tandis que des prêtres
(7tpecrôüTépwv tivôv) avaient fait la prière et l’avaient achevée par
la formule habituelle, les uns ayant dit : ‘À toi convient la gloire
et à ton Christ et à ton Esprit Saint’, les autres : ‘Par la grâce et la
bonté de ton Christ, avec qui la gloire convient à toi et à ton Esprit
Saint’, le très sage archidiacre (ô ootptoTcxToç àpxiÔiàxovoç)
a déclaré qu’il ne fallait pas nommer le Christ, mais glorifier le
Monogène2. »
[329] Et Théodoret d’ajouter, comme il se doit, lorsqu’il
s’agit d’une information rapportée par un tiers : « Si cela est vrai,
voilà qui dépasse toute impiété3. »
Ce qui, dans ce rappel des faits, devait être parfaitement clair
pour le correspondant de Théodoret ne l’est pas pour nous au
même degré. Point n’était besoin pour lui que soient précisés le
lieu et l’identité des différents acteurs de la scène relatée : il les
reconnaissait sans hésiter, tandis que le texte reste pour nous
allusif.

A. L’économe Jean
Non seulement il nous est impossible d’identifier avec quelque
certitude les informateurs de Théodoret, mais nous ne savons
rien de l’économe Jean à qui la lettre est adressée ni du lieu où il
exerçait sa fonction. La logique voudrait que ce soit dans l’une
des Églises de la ville où l’incident s’est produit. Mais quelle est
cette ville ? Cet économe Jean partageait-il la position du « très
sage archidiacre », comme le pense Y. Azéma4, ce qui nous paraît
difficilement acceptable, ou s’est-il seulement laissé impres­
sionner par l’autorité de l’archidiacre, au point que Théodoret
ait éprouvé le besoin de le conforter dans la foi orthodoxe ? Ce
n’est pas impossible, mais nous inclinerions plutôt à penser
qu’il fait partie du nombre des amis fidèles dont Théodoret, du
2. Théodoret, ep. 147, SC 111, p. 200, 20-202, 1 (trad.Y. Azéma).
3. Ibid, j p. 202, 1-2. Cf. l’utilisation du même procédé, dans sa lettre à Jean
d’Antioche, concernant les douze Anathématismes de Cyrille d’Alexandrie et
leur auteur {ep. 1, 24-30, SC 429) ; voir de même la lettre de Jean d’Antioche
à Cyrille {ep. 169, 2, ACO I, I, 4, p. 115, 30-33).
4. Voir SC C 40, p. 41. Curieusement Y. Azéma semble, dans cette introduc­
tion, imputer à l’économe Jean lui-même les innovations à caractère monophy-
site dont Théodoret fait grief au « très sage archidiacre *, alors que, dans son
édition de la lettre 147 {SC 111), il assimile ce dernier à Eutychès.
402 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

fond de sa retraite, soudent le combat pour l’orthodoxie en leur


fournissant un dossier doctrinal qu’ils pourront utiliser contre
les monophysites. Il semble, en effet, s’adresser à lui comme à
un homme tout acquis aux positions qu’il défend, et tout porte
à croire qu’il est l’un de ces « hommes qui s’appliquent nuit et
jour à étudier la loi du Seigneur »5, ce qui dispense Théodoret
d’avoir à multiplier les témoignages scripturaires pour légitimer
les doxologies incriminées par l’archidiacre. Il faut se résoudre à
ne connaître de lui que son nom.

B. La datation de la lettre et le lieu de sa rédaction


En revanche, s’il était possible d’identifier cet archidiacre
avec certitude, tout deviendrait plus clair : la date de la lettre,
la ville où l’incident a eu lieu, le lieu même de la retraite de
Théodoret. Deux points pourtant semblent pouvoir être tenus
pour acquis. Au moment où il rédige cette lettre, Théodoret se
trouve retiré dans un monastère : déchargé des soucis inhérents à
la fonction épiscopale, il [330] apprécie de pouvoir goûter à cette
hésychia, dont il a été si longtemps privé, mais que la déposi­
tion et l’exil lui ont permis de retrouver6. D’autre part, « la dure
tempête » qui agitait l’Église depuis le Brigandage d’Éphèse,
et dont sa correspondance fait plus d’une fois mention, a
désormais pris fin7 : notre lettre est donc postérieure à juillet
450, date de la mort de l’empereur Théodose II. La politique
impériale, jusque-là favorable à Eutychès et au monophysisme,
est aussitôt abandonnée par Marcien, le nouvel empereur, et par
son épouse, Pulchérie. Cette réaction en faveur de l’orthodoxie

5. Ep. 147, p. 212,28 s.


6. Ep. 147, p. 200, 7-9. Vhésychia est souvent pour Théodoret une autre
manière de désigner la vie monastique. Ce n’est donc pas un hasard si ce
terme apparaît notamment dans ses lettres datant de sa relégation ou de son
exil : ep. 80, SC 98, p. 190,1-2 (rrçv yjooxtav àoraxÇopai) ; ep. 81, ibid., p. 194,
10-12 (id.) ; ep. 82, ibid.y p. 200, 11-12. 14-15 (rrçv Tpi7t69rp:ov fjaux^av) ;
ep. 119, SC 111, p. 80, 6-7 (tîjv rjauxtav ào7tctÇopou) ; ep. 134, ibid., p. 126,
25 (yjauxtav àyôvrwv). La formule rrçv yjooxtav àcKOc^opai apparaît aussi
dans Vep. 62 (SC 98, p. 142, 1), de date incertaine ; serait-ce un indice pour la
dater des années 448-450 ?
7. Ibid., p. 202,7-14. Le recours au thème de la « tempête » pour évoquer les
divisions de l’Église, déjà fréquent dans les lettres des collections conciliaires
(431-435), est récurrent dans celles des années 448-450 (une trentaine de
lettres) et fournit, du même coup, un élément relativement sûr de datation.
Dès la mort de Théodose (28 juillet 450), le « calme »> revient et la tempête
s’apaise. La lettre à l’économe Jean fait état du changement survenu (ep. 147,
p. 202, 8-14). Sur ce thème dans la Correspondance de Théodoret, voir notre
article, « Une contribution à l’histoire de la crise nestorienne : la Correspon­
dance de Théodoret de Cyr », in Correspondances. Documents pour l’histoire de
l’Antiquité tardive (éd. R. Delmaire, J. Desmulliez, R-L. Gatier), Lyon 2009,
p. 437-459.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 403

s’achèvera quelques mois plus tard par la convocation du concile


de Chalcédoine.
Ce terminus a quo est en réalité le seul élément assuré dont
nous disposions. Toutefois, il nous paraît bien peu vraisem­
blable que le monastère, dont Théodoret dit avoir fait interdire
l’accès pour préserver son hêsychia, puisse être différent de
celui de Nikertai, près d’Apamée, où il a trouvé refuge au
lendemain de sa condamnation à l’exil. Il est difficile, en effet,
d’admettre avec le P. Garnier qu’il pourrait s’agir d’un monas­
tère proche de la ville de Cyr, où Théodoret se serait retiré après
le concile de Chalcédoine et d’où, tout en ayant renoncé à sa
charge d’évêque, il continuerait cependant à se préoccuper de la
conduite des affaires dans son ancien diocèse8. Déjà Lenain de
Tillemont jugeait cette hypothèse dénuée de tout fondement9.
Mais, si Théodoret se trouve bien, comme nous le croyons, dans
son monastère d’Apamène, faut-il pour autant tenir cette lettre
pour antérieure au concile de Chalcédoine et la dater du carême
451, comme le propose Y. Azéma à la suite deTillemont10 ? Que
savons-nous avec certitude de la situation de Théodoret après
le concile de Chacédoine ? A-t-il regagné Cyr ? Ou bien a-t-il
préféré, pour un temps encore [331] au moins, le calme de son
monastère ? Nous verrons qu’il est difficile de répondre avec
certitude à cette question.

C. La ville où s’est produit l’incident


Il l’est peut-être moins d’identifier la ville où s’est produit
l’incident, bien que plusieurs solutions aient été avancées.
Tillemont tient qu’il s’agit de la ville de Cyr11. Mais cette
hypothèse nous paraît fragile. Serait-il vraisemblable alors que
Théodoret ait choisi de s’adresser à l’économe de cette Église
plutôt que de reprendre directement son archidiacre ?Tout porte
à croire, en revanche, que l’expression utilisée - èv xfj 7tôXei -
désigne ici Constantinople, la Ville par excellence, celle dont il
n’est nul besoin de préciser autrement le nom12, de même qu’il
suffît à un latin de dire l’Vrbs pour faire entendre sans ambiguïté
la ville de Rome. Théodoret aurait-il pu se contenter de désigner
8. J. Garnier, Historia Theodoreti XII, 4 (PG 84, 153 BD).
9. Lenain deTillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. XV,
art. 42, Paris 1711, p. 310-311.
10. Lenain deTillemont, ibid., art. 40, p. 304-305.
11. Lenain deTillemont, Note XI, ibid., p. 874. Il envisage, pour l’écarter,
l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de la ville d’Apamée.
12. Il la désigne pourtant, en d’autres lettres, de manière plus explicite :
ep. 81 (SC 98, p. 194, 9 : rrjv [ieyioTry ttôXlv) ; ep. 86 (ibid., p. 228, 22 : rr]V
PaoiXeuouoav) ; ep. 25, 57-59 (SC 429 : in regia urbe par opposition à Cyr,
apud nos).
404 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

ainsi la ville de Cyr, dont il souligne ailleurs la petitesse et le


peu de lustre13? D’autre part, quoi de plus naturel que de
situer la scène à Constantinople, quand on sait les sympathies
monophysites du patriarche Anatole, le successeur de l’évêque
Flavien, mort des suites des violences exercées contre lui lors
du Brigandage d’Éphèse14? Où, ailleurs qu’à Constantinople,
l’incident pouvait-il prendre un tel relief et alimenter à ce
point les conversations ? Quel autre archidiacre que celui de la
capitale15, pouvait occuper une position aussi en vue et détenir
une autorité comparable à la sienne pour que l’affaire ait pris
de telles proportions, qu’elle pousse Théodoret à sortir de son
silence et justifie une aussi longue épître doctrinale ?

[332] D. L’identité de l’archidiacre


Bien des incertitudes seraient donc levées si l’on parvenait à
identifier ce « très sage archidiacre ». Sous la plume de Théodoret,
il ne fait aucun doute que ce qualificatif est ici ironique16,
comme l’atteste la présentation du personnage donnée quelques
lignes plus bas : cet homme « qui occupe une première place
dans l’Église » (T?jç èxxÀ7)aiacmxÿjç 7rpoaTaT£Ùovra TaÇscoç)
est si loin d’être aocpcoTOtTOç qu’il paraît ignorer les nombreux
passages de l’Écriture qui condamnent son impiété17.

13. Sa ville (tj -rjpeTépa 7tôAt.ç) n’est en réalité qu’un gros bourg perdu
(èp^ia, êp7]|ioç) et faiblement peuplé, une pauvre noKîxvrl plutôt qu’une
véritable TtôXtç : ep. 32 (SC 98, p. 92, 23-24) ; ep. 139 (SC 111, p. 146, 13-
15) ; ep. 13 ; 17 ; 23 (SC 429, p. 186, 13-16 ; 208, 6-7 ; 250, 7-10). Théodo­
ret mentionne dans ses lettres les travaux d’utilité publique - deux ponts, des
portiques, un aqueduc, l’entretien des bains publics (ep. 81, SC 98, p. 196,
15-19) - qu’il a fait réaliser, en prenant sur ses revenus ecclésiastiques, pour
l’embellir ou plutôt, comme il l’écrit dans son ep. 139, pour en « dissimuler la
laideur ».
14. Lié à Cyrille d’Alexandrie, Anatole doit en partie à Dioscore son élec­
tion au siège de Constantinople. Sur le patriarche Anatole, voir M. Jugie, DTC
I. 1, Paris 1923, col. 1497-1500 ; A. De Nicola, DEÇA I, éd. fr., Paris 1990,
p. H8.
15. On connaît le rôle important joué par les archidiacres dans la conduite
des affaires de l’Église, à Rome comme à Constantinople (voir à ce sujet A. Di
Berardino, DEÇA I, éd. fr., Paris 1990, p. 221-222). Ils sont souvent amenés
à représenter l’évêque, voire à agir en son nom, et il arrive fréquemment qu’ils
lui succèdent. On ne peut exclure a priori que la ville en question soit Antioche,
mais rien ne vient selon nous étayer cette hypothèse.
16. Sa Correspondance offre d’autres exemples de ce mode de qualification
ironique ; ainsi Théodoret parle-t-il de ses « juges très justes et pleins d’équité *
(ep. 139, SC 111, p. 144, 5 ; ep. 141, ibid., p. 152, 4), de « la sentence très équi­
table prononcée par <ses> saints juges (ep. 140, ibid., p. 148, 15-16), de ces
prêtres « si pleins de philanthropie * qui l’ont condamné sans l’entendre, lors
du Brigandage d’Éphèse en 449 (ep. 133, ibid., p. 124, 22), ou encore de ces
hommes « excellents » ou « très sages », dont en réalité l’inconduite est notoire,
qui l’ont déposé et d’autres évêques avec lui (ep. 125, ibid., p. 94, 9 ; 96, 1-2).
17. Ep. 147, SC 111, p. 202, 18 s.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 405

1) Eutychès ?
Peut-être est-ce ce type d’accusation qui conduit Y. Azéma à
voir en lui Eutychès ? Cette identification ne nous paraît pourtant
pas recevable. Outre le fait qu’Eutychès, connu pour avoir
été l’archimandrite de son monastère, ne semble jamais avoir
occupé la fonction d’archidiacre, il ne peut plus être considéré
comme quelqu’un « qui occupe la première place dans l’Église »,
si la lettre est postérieure à l’été 450. Sa complète réhabilitation
par le Brigandage d’Éphèse lui permit certes de retrouver un
temps, grâce à l’appui de Chrysaphe et de l’empereur Théodose,
toute l’influence qui faisait de lui un personnage important dans
l’Église, mais il allait la perdre brutalement au lendemain de la
mort de Théodose. L’impératrice Pulchérie se débarrasse alors
aussitôt de Chrysaphe et fait annuler les décrets du Brigandage
d’Éphèse ; Eutychès est expulsé de son monastère et relégué
dans un faubourg de Constantinople. Un synode réuni par le
patriarche Anatole le frappera même bientôt à nouveau d’ana­
thème, puis le pape Léon, peu de temps avant l’ouverture du
concile de Chalcédoine, demandera à Pulchérie de l’exiler loin
de Constantinople. On ne pouvait donc plus dire que l’archi­
mandrite Eutychès occupait encore « une première place dans
l’Église» au printemps 451, date retenue par Tillemont et
Y. Azéma pour la lettre de Théodoret.

2) Aétios ?
En revanche, on connaît assez bien Aétios, l’archidiacre
en fonction à Constantinople à ce moment-là18. Il pourrait
donc s’agir de lui, comme le [333] pensait déjà le P. Garnier19.
Archidiacre du patriarche Anatole, il assiste en cette qualité
au concile de Chalcédoine et c’est à sa demande, sans doute
inspirée par Anatole et quelques autres, que les Pères conci­
liaires adoptèrent le canon qui réglait la situation hiérarchique
de l’évêché de Constantinople par rapport à celui de Rome,
cela malgré les protestations des légats du pape. Était-il cepen­
dant à ce point dévoué aux intérêts d’Anatole pour seconder les

18. Sur Aétios, voir M. Jugie, DTCI. 1, Paris 1923, col. 668-669.
19. J. Garnier, Historia Thcodoreti XII, 7-8 (PG 84, 155 B-156 C) ; mais le
P. Garnier considère que ces propos, mis au compte d’Aétios et à l’origine de
la lettre de Théodoret (data occasione Aetii ; archidiaconus Aetius, ut hominum
fama erat, novum quiddam in urbe ausus est proferre), lui ont été attribués à tort :
Mentita est hominum fama de Aetio viro catholicae fidei, ut sanctus Léo loquitur
(cf. Léon, ep. 57).Tillemont conteste qu’il puisse s’agir d’Aétios et que l’inci­
dent ait pu se produire à Constantinople après le concile de Chalcédoine ; il
traite de « pures conjectures * l’opinion du P. Garnier (Lenain de Tillemont,
op. du y Note XI, p. 875).
406 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

sympathies monophysites du patriarche, en voulant imposer une


doxologie qui pouvait servir le parti eutychien à Constantinople ?
Cela est difficile à croire et entrerait en contradiction avec ce
que nous savons de l’activité antérieure d’Aétios20. Il avait siégé
comme diacre et notaire de Flavien au concile de Constantinople
de novembre 448, qui avait condamné Eutychès, et il en avait
ensuite défendu les décisions, dont Eutychès contestait la
validité. Plus tard, lorsque le patriarche Anatole l’aura démis
de sa charge d’archidiacre au profit d’un eutychien notoire, le
diacre André, le pape Léon interviendra en sa faveur auprès
de l’empereur Marcien et de l’impératrice Pulchérie, si bien
qu’Anatole sera contraint de le rétablir dans sa charge. Cette
intervention du pape Léon, comme les nombreuses lettres que
continuera à lui adresser le pontife romain jusqu’en septembre
457, paraissent constituer à elles seules un brevet d’orthodoxie.
Cela rend peu crédible l’hypothèse qu’il ait pu seconder les vues
du patriarche Anatole.
Lui aurait-on alors indûment prêté de tels propos, comme
semble le penser le P. Garnier21 ? Mais comment l’aurait-on pu,
s’agissant d’un homme dont l’orthodoxie était notoire ? Cela
paraît peu vraisemblable. Ne pourrait-on pas penser toute­
fois qu’Aétios ait pu « céder aux circonstances », aux pressions
exercées sur lui par le patriarche, « par crainte de la puissance
des auteurs de l’hérésie », bien que Théodoret paraisse écarter
lui-même cette hypothèse22 ? On ne peut pas l’exclure absolu­
ment. Même si « la tempête qui agitait les Églises » s’est calmée
depuis l’avènement de Marcien, comme le déclare Théodoret,
il n’est pas interdit de penser que l’archidiacre Aétios ait dû
encore composer, à ce moment-là, avec Anatole, un person­
nage à l’orthodoxie fluctuante, pour [334] conserver sa charge.
Sans doute une telle attitude s’accorde-t-elle mal avec ce que
nous savons par ailleurs de la conduite d’Aétios, mais nous ne
pouvons pas prétendre tout connaître de sa personnalité. Il a
beau avoir servi les intérêts du patriarche de Constantinople,
lors du concile de Chalcédoine, il n’en fut pas moins démis de sa
charge d’archidiacre, peu de temps après, par le même Anatole.
Voilà qui en dit peut-être long sur la nature des relations entre

20. On ne peut donc pas vraiment tirer argument de son intervention au


concile de Chalcédoine, lors de la quinzième session, en faveur du 28e canon,
pour établir qu’il était désireux de complaire au patriarche au point de renon­
cer à ses propres convictions. Par-delà les intérêts d’Anatole, il est probable
qu’il servait plus encore, en cette circonstance, ceux du siège de Constanti­
nople.
S! Cf. supra, n. 19.
22. Cf. ep. 147, SC 111, p. 202, 7-10.
doit-on glorifier le christ ou le FILS MONOGÈNE ? 407

les deux hommes et sur les concessions qu’Aétios se trouvait


obligé de faire pour garder la confiance du patriarche.

3) André ?
Cela dit, il serait plus facile d’admettre que « le très sage
archidiacre » n’est autre qu’André, le successeur d’Aétios, élevé
à cette charge par Anatole après la destitution de ce dernier23. Ce
serait, en effet, plus cohérent avec ce que nous savons du person­
nage et de ses sympathies pour l’hérésie d’Eutychès. Comme
Aétios, il avait siégé, lui aussi, en qualité de diacre, au concile de
448 présidé par Flavien, qui avait condamné le puissant archi­
mandrite, mais il n’avait pas tardé à afficher la véritable nature
de ses sentiments. Pour cela, il fut même privé un temps de sa
dignité ; mais il fut assez habile pour donner au pape Léon des
gages d’orthodoxie et obtenir la faveur du patriarche Anatole,
qui lui confia la charge d’archidiacre retirée à Aétios24.
Le début de la lettre fournit peut-être même un argument
pour soutenir cette identification. Théodoret dit avoir été poussé
à sortir de sa retraite et de son silence en raison des « nouveautés »
(xoavoTopiccv, xaivoropelofiai) répandues « contre la foi de
l’Évangile », dont il vient d’être informé25. On comprendrait mal
qu’il s’exprime de la sorte, s’il voulait seulement faire allusion
aux déclarations d’Eutychès, dont il a déjà eu l’occasion, à
maintes reprises, de dénoncer le caractère hérétique : elles ne
sont plus des « nouveautés », dans la mesure même où elles ont
déjà été condamnées et, d’autre part, leur auteur a [335] perdu
à la cour le crédit qui permettait à ses propos de trouver un
large écho. Inversement, si la lettre est postérieure au concile
de Chalcédoine, les déclarations du « très sage archidiacre »,
touchant les doxologies, revêtent un caractère de nouveauté,

23. Sur André, voir M. Jugie, DTC I. 1, Paris 1923, col. 1606. La desti­
tution d’Aétios dut intervenir soit à la fin de l’année 452 soit au tout début
de l’année 453. Sa mise à l’écart prit les allures d’une promotion : Anatole
lui confia la direction d’un cimetière de Constantinople après l’avoir ordonné
prêtre (Cf. Hefele-Leclercq, Histoire des concilesy tome II, Paris 1908, p. 851).
Aétios sera rétabli dans sa charge par Anatole, désireux de rentrer en grâce
auprès du pape Léon, au printemps 454 (ibid.s p. 855)
24. Les sympathies d*Anatole pour le monophysisme, en dépit de sa
condamnation d’Eutychès, sont avérées et le pape Léon lui-même ne nourris­
sait aucune illusion sur la fermeté de son orthodoxie (v. g. Hefele-Leclercq,
Histoire des conciles, tome II, p. 839-843).
25. Cf. ep. 147 (SC 111, p. 200, 10. 18). Théodoret toutefois qualifie or­
dinairement de « nouvelle hérésie » la doctrine professée par Eutychès et ses
partisans ; cf. ep. 119 ; 121 ; 126 ; 135 ; 141 ; 143 ; 144 (SC 111, p. 80, 8 ; 84,
21 ; 100, 6-7 ; 132, 9 ; 152,23-24 ; 156,16 ; 160,15) ; comme Cyrille avec ses
Anathématismesy ils ne font que redonner vie à d’anciennes hérésies : cf. ep. 82
(SC 98, p. 200, 1) ; ep. 146 (SC 111, p. 174, 17 ; 182, 17-18) ; ep. 147 (ibid.,
p. 202, 6-7).
408 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

puisqu’elles tendent, de manière détournée, à remettre en cause


les définitions conciliaires. Elles constituent même, au dire de
Théodoret, un degré que n’avaient pas franchi jusqu’ici les
tenants de l’hérésie monophysite, puisque même eux « n’ont pas
défendu, dit-il, de célébrer notre Maître le Christ », une manière
de souligner de nouveau l’innovation que prétend introduire « le
très sage archidiacre ». Une telle « nouveauté » pourrait donc
bien être le fait de l’archidiacre André, connu pour ses sympa­
thies monophysites.
Ce qu’ajoute aussitôt après Théodoret : « et cela, il est facile
de l’apprendre de la bouche de ceux qui sont revenus de là-bas »
(7tapà t&v èxeî9ev è7taveXrjXu9ÔTC0v)26, comme pour attester
la véracité de son affirmation - à savoir que personne jusqu’ici,
même parmi les hérétiques, n’a interdit de glorifier le Christ -,
fait toutefois s’interroger sur la validité de cette identifica­
tion. Tout dépend, en fait, de la manière dont il faut entendre
l’adverbe èxeïôev : s’agit-il d’Éphèse ou de Chalcédoine ?
Y. Azéma, qui date la lettre du printemps 451, retient logique­
ment la première hypothèse : il s’agit donc, selon lui, des évêques
qui ont siégé au Brigandage d’Éphèse et souscrit, par lâcheté ou
sous la contrainte, aux formules monophysites d’Eutychès et de
Dioscore. Ne peut-on pas admettre cependant que Théodoret
fasse ici référence au concile de Chalcédoine, où les thèses
monophysites ont été examinées et condamnées, sans que l’on
ait pu faire grief à leurs auteurs d’avoir « défendu de célébrer
(ôpveïafiai) notre Maître le Christ » ? Ici encore, le texte de
Théodoret demeure pour nous trop allusif pour permettre de
trancher avec certitude.

E. La situation de Théodoret
Si l’on retient pourtant cette dernière hypothèse, il faut alors
situer la rédaction de la lettre de Théodoret, non plus avant,
mais après le concile de Chalcédoine. Or, cela pose d’autres
problèmes. Il faudrait admettre notamment que Théodoret n’ait
pas regagné Cyr au lendemain du concile de Chalcédoine et de
sa réhabilitation27, mais qu’il ait préféré renoncer à l’épiscopat
et rejoindre aussitôt, pour un temps ou définitivement, son
monastère d’Apamène. Cela s’accorderait bien avec les décla-
26. Cf. ep.y 147, SC 111, p. 202, 16-17 (trad.Y. Azéma légèrement modi­
fiée).
27. Le décret rendu par l’empereurThéodose, après le Brigandage d’Ephèse,
contre Flavien, Eusèbe de Dorylée et Théodoret, ne sera abrogé que par l’édit
de Marcien du 6 juillet 452 (voir Hepele-Leclercq, Histoire des conciles, tome
II, p. 845), mais les mesures prises contre Théodoret semblent avoir été rap­
portées au début de 451 (cf. ep. 139 ; 140 ; 141).
doit-on glorifier le christ OU le FILS monogène ? 409

rations qu’il avait faites maintes fois après sa déposition et son


exil, et même encore, lorsque l’empereur Marcien eut rapporté
les mesures prises contre lui. Il ne souhaitait, disait-il, qu’une
seule chose : faire reconnaître son orthodoxie et l’iniquité de la
sentence qui l’avait frappé. L’activité qu’il déployait en ce sens,
notamment par les courriers qu’il adressait [336] à ceux dont
il espérait qu’ils puissent intervenir en sa faveur, n’avait pas
d’autre but : elle n’était nullement dictée en tout cas par le désir
de recouvrer son siège ou celui des honneurs28. On pourrait donc
admettre, sans trop d’invraisemblance, que Théodoret, une fois
son orthodoxie reconnue par le concile, ait choisi de se retirer
dans son monastère et de s’y consacrer à l’étude. Telle était
déjà l’opinion du P. Garnier, pour qui les motivations qu’avait
Théodoret de faire ce choix sont évidemment plus mesquines29,
et qui l’imagine retiré dans un monastère proche de Cyr, d’où
il continue, par chorévêques interposés, à garder l’œil sur la
conduite des affaires du diocèse. Tillemont a raison, selon nous,
de contester une partie de ces affirmations et de les considérer
comme de « pures conjectures »30, mais il n’apporte lui-même
aucune preuve dirimante que Théodoret soit un jour revenu à
Cyr pour reprendre possession de son siège épiscopal31.
En conclusion, une seule chose peut être tenue pour
assurée : Théodoret a rédigé sa lettre après la mort de Théodose,
alors que l’empereur Marcien et l’impératrice Pulchérie avaient
déjà pris des mesures favorables à l’orthodoxie ; mais on ne
saurait affirmer qu’elle est antérieure ou postérieure au concile
de Chalcédoine. Dans un cas comme dans l’autre, il est exclu

28. Théodoret le répète à plusieurs reprises : voire/). 16(SC98,p. 60,21-62,


1 );ep. 111 ; 113; 119; 125; 133 ; 138 ; 139 (SC 111, p. 46, 12-14 ; 64, 26-
66,7 ; 80,17-23 ; 98,3-7 ; 126,3-5 ; 140,20-22 ; 146,12-20). Déjà à l’époque
où il œuvrait en faveur de l’union et s’efforçait de faire admettre à ceux de son
parti que Cyrille d’Alexandrie avait donné, dans sa lettre à Jean d’Antioche,
des gages suffisants de son orthodoxie, il se défendait devant eux d’avoir trahi
la cause des Antiochiens par désir de conserver son siège : cf. ep. 15 ; 23 ; 27
(SC 429, p. 200, 3-9 ; 250, 3-10 ; 282, 17-19).
29. Le 3?. Garnier (Historia Theodoreti XII, 1, PG 84, 152 B), que l’on sait
peu favorable àThéodoret, imagine qu’il peut avoir choisi de se retirer dans un
monastère par orgueil, pour ne pas avoir à affronter les témoins de sa défaite,
puisqu’il a été obligé de condamner Nestorius.
30. On ne voit pas, en effet, ce qui permet au P. Garnier (Historia Theodoreti
XII, 4-5, PG 84, 153 CD) de supposer que Théodoret se serait retiré dans
un monastère proche de Cyr, et Tillemont a raison de souligner ce qu’aurait
d’extraordinaire le gouvernement de son diocèse par l’intermédiaire de ses
chorévêques (Tillemont, op. cit., art. 42, p. 310-311 : « diverses conjectures,
mais toutes fort faibles »)•
31. Tillemont (ibid., p. 310) fait certes valoir un argument a silentio (au­
cun auteur ancien ne déclare que Théodoret aurait renoncé à l’épiscopat) et il
ajoute que le titre d’évêque est encore décerné à plusieurs reprises àThéodoret
après le concile de Chalcédoine.
410 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

qu’Eutychès puisse être le « très sage archidiacre ». Il nous paraît,


en revanche, vraisemblable d’admettre qu’il s’agit d’un archi­
diacre de Constantinople. Or, par chance, nous connaissons
les noms de deux d’entre eux : celui d’Aétios conviendrait bien
du point de vue de la chronologie, que l’on date l’incident des
mois qui ont précédé le concile de Chalcédoine ou de ceux qui
l’ont suivi, mais moins bien d’un point de vue psychologique ;
celui d’André s’accorderait parfaitement à ce que l’on sait du
personnage et aurait pour cela notre préférence. Mais cela oblige
à situer la rédaction de la lettre de Théodoret entre le début
453 et le printemps 454, et à [337] admettre, par voie de consé­
quence, le renoncement définitif ou momentané de l’évêque de
Cyr à son siège épiscopal et sa retraite dans un monastère de son
choix. L’une ou l’autre solution comporte sa part de conjecture ;
la prudence commande de laisser la question ouverte.

IL- Un petit traité De Christo

Quoi qu’il en soit des circonstances exactes à l’origine de


cette lettre, Théodoret saisit l’occasion qui lui est donnée pour
combattre les thèses monophysites en offrant à son correspon­
dant, comme en raccourci, un petit traité De Christo32.

A. Un De Christo inspiré du De Spiritu Sancto de


Basile de Césarée
Cette lettre-opuscule présente, en effet, d’évidentes simili­
tudes avec le De Spiritu Sancto de Basile de Césarée, non pas
bien sûr d’un point de vue formel, mais en raison des circons­
tances qui ont poussé Théodoret à adresser à l’économe Jean ce
long enseignement doctrinal et aussi d’une parenté dans l’argu­
mentation. Dans les deux cas, il s’agit d’une doxologie contestée
par des adversaires de la foi orthodoxe : là, des hérétiques ariens
et eunomiens pour qui l’Esprit ne doit pas être glorifié avec le
Père et le Fils et qui, en refusant à l’Esprit cette homotimie,
contestent en réalité sa divinité33. Ici, des hérétiques euthychiens
qui, en interdisant de glorifier le Christ avec le Père et l’Esprit et
en exigeant de glorifier seulement le Fils Monogène, prétendent
légitimer leurs thèses monophysites et les imposer insidieuse­
ment aux fidèles par le biais de la liturgie. En déclarant qu’« il
ne faut pas nommer le Christ, mais glorifier le Monogène », le

32. Cf. Lettre 5 au peuple de Constantinople (SC 429, p. 148,1. 232 s. : Haec
uobis iterurn, uelut in surnma, de dogmatibus pietatis scripsimus).
33. Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit 1, 3, SC 17 bis, p. 256 s.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 411

« très sage archidiacre » semble donc se faire l’écho de « ceux qui


disent qu’on ne doit pas glorifier l’Esprit au point de l’exalter en
nos doxologies »M. L’occasion est ainsi offerte à Basile comme
à Théodoret d’un véritable exposé doctrinal, sans aucun doute
depuis longtemps mûri, qui dépasse la seule justification des
doxologies incriminées.
Au-delà de cette similitude qui est la plus visible, on peut
relever aussi des parallèles dans l’argumentation. L’appel aux
témoignages scripturaires, majoritairement pauliniens, invoqués
par Théodoret pour prouver que le Christ a droit à une glori­
fication égale à celle du Père et de l’Esprit, au même titre que
le Fils Monogène, n’est pas sans rappeler l’argumentation de
Basile, accumulant les [338] preuves scripturaires pour prouver
l’homotimie de l’Esprit avec le Père et Fils. De même, l’un et
l’autre font appel à l’autorité de la tradition patristique35 ; or
ce n’est sans doute pas un hasard si Théodoret cite à ce propos
un témoignage emprunté au De Spiritu Sancto de Basile36. Cela
contribue, selon nous, à renforcer l’impression qu’il est conscient
de mener sur le terrain de la christologie un combat qui s’inspire
de celui du grand Cappadocien dans le domaine de la théologie
trinitaire.

B. L’argumentation de Théodoret
En effet, de même que toute l’argumentation de Basile dans
son De Spiritu Sancto tend à prouver que le Saint-Esprit doit
être légitimement glorifié avec le Père et le Fils, la démonstra­
tion de Théodoret tout entière entend légitimer l’emploi du nom
« Christ » dans les doxologies mises en cause par « le très sage
archidiacre ».

1) Démonstration
Il lui faut pour cela démontrer que le nom de « Christ » ne
désigne pas un autre Fils que le « Monogène », et établir entre
ces deux vocables une équivalence parfaite, quitte à souligner la
spécificité de chacun d’eux. En réalité, la première partie de sa
démonstration consiste à accumuler les citations scripturaires,
majoritairement pauliniennes, pour faire la preuve que le Christ
est constamment « connuméré » (aovapL0poùaiv) tantôt avec

34. Id., Sur le Saint-Esprit XIX, 48, ibid., p. 416 s. ; cf. aussi, ibid., XXIV
(« Où l’on réfute l’extravagance de ceux qui ne glorifient pas l’Esprit, par com­
paraison avec les créatures dont on célèbre la gloire »)•
35. Id., Sur le Saint-Esprit XXIX, ibid., p. 501 s.
36. Cf. ep. 147, SC 111, p. 224,1-5 ; la citation est empruntée au De Spiritu
Sancto XII, 28.
412 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

le Père, tantôt avec l’Esprit, qu’il est « rangé » (auvrà-rrouaiv)


à égalité avec eux, qu’il est même à plusieurs reprises nommé
avant le Père ou avant l’Esprit, voire avant les deux37. L’un
et l’autre arguments, déjà largement utilisés par Basile pour
affirmer l’homotimie de l’Esprit avec les deux autres personnes
trinitaires38, sont repris ici parThéodoret pour démontrer que
le Christ fait pleinement partie de la Trinité : la place qu’il
occupe en son sein n’est autre que celle du Fils Monogène39.
Sous des vocables différents, c’est « le même » qui est nommé,
comme l’atteste la citation de 1 Co 8, 6 « Il n’y a qu’un seul Dieu,
le Père, de [339] qui viennent toutes choses, et un seul SeigneurJésus-
Christ, par qui tout existe », rapidement commentée en ce sens
parThéodoret. L’équivalence établie ici entre les noms « Christ,
Jésus, Seigneur et Créateur de l’univers » le sera plus loin entre
les termes « Christ, Fils et Monogène ». Pour l’heure, Théodoret
s’attache surtout à mettre en évidence, en utilisant principale­
ment les doxologies des épîtres pauliniennes, qui leur servent
d’exorde ou de conclusion, la prédilection de l’Apôtre pour le
nom de « Christ ». Qu’il le nomme en second (2 Th 3, 11-12)
après le Père et avant l’Esprit, ou avant le Père (2 Th 2, 15)
ou encore avant l’Esprit (Rm 15, 30), voire seul (1 Co 1, 10),
Théodoret y voit la preuve que « l’ordre des noms ne signifie
pas une différence des dignités ou des natures », que le Christ
n’est pas « un autre à côté du Fils », autrement dit que ce
nom désigne bien « le même » que la seconde personne de la
Trinité. Par conséquent, l’exorde et la fin des épîtres où Paul
« fait resplendir » ce vocable40 constituent une légitimation suffi­
sante des doxologies que les monophysites prétendent interdire,
comme suffirait aussi à le faire la formule trinitaire empruntée
à 2 Co 13, 13 qui, « dans toutes les Eglises », sert d’ouverture à
la célébration liturgique et qui pourtant nomme le Christ avant
le Père et avant l’Esprit. A moins bien sûr, ajoute ironiquement

37. Ibid., p. 202,20. 23; 204,7-11. 19-21.29-31.


38. Cf. Basile, Sur le Saint-Esprit XVII (SC 17 bis) : « À ceux qui disent
que le Saint-Esprit ne doit pas être connuméré avec le Père et le Fils, mais
subnuméré. Où l’on donne aussi un aperçu sommaire de la foi en la pieuse
connumération » (voir aussi, ibid., index, sub v. ouvapiôiictv, auvapi'OpYjaiç) ;
VI : « On répond à ceux qui déclarent que le Fils n’est pas avec le Père, mais
après le Père *. On sait l’utilisation que fait Basile de ce type d’argument dans
son traité où la grammaire est abondamment mise au service de la théologie.
39. L’argument tiré de la place des mots est utilisé parThéodoret, à la suite
de bien d’autres Pères, notamment dans le débat doctrinal contre les héré­
tiques ariens : v.g. In epist. Pauli (PG 82,457 CD ; 669 A), De Trin. 12 (PG 75,
1164 D).
40. Ibid, y p. 206, 5 (t^Ôe xfj TipocnTyopÉcx Xoc{j.7tpuvet)- Théodoret cite suc­
cessivement : Rm 1, 1; 1 Co 1, l;Ti 1, 1, Rm 1, 7; Rm 16, 24.
doit-on glorifier le christ ou le fils monogène ? 413

Théodoret, que l’on veuille aussi rayer le nom de « notre Dieu et


Sauveur Jésus-Christ » de la liturgie eucharistique !
La conclusion à tirer de cette première série de citations
scripturaires41 est donc, pour reprendre les termes mêmes de
Théodoret que « Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas une
autre personne à côté du Fils achevant la Trinité » : la Trinité
reste bien trine, la personne du Christ ne fait pas d’elle, comme
il le dit en d’autres lettres, une « Quaternité »42. U aborde par
là le second point de sa démonstration, consacré à expliquer
le rapport entre théologie et économie, entre le vocabulaire
trinitaire et celui de l’Incarnation, pour montrer que, sous des
vocables différents, c’est « le même » qui est nommé : celui qui
« était avant les siècles Fils Monogène et Verbe de Dieu » n’est pas
un autre mais le même que celui qui « a reçu le nom de Jésus et
de Christ après l’incarnation ». L’étymologie du nom théophore
«Jésus», rappelée en Mt 1, 21, dispense Théodoret d’avoir à
justifier davantage le terme ; il lui faut en revanche préciser plus
longuement l’acception de celui de « Christ », qui est au cœur
du débat. Ici encore l’étymologie sert la démonstration : le Verbe
de Dieu est « Christ », parce qu’il a reçu « sous le rapport de son
humanité » (xaTOt ib àv9pW7t£iov) l’onction de l’Esprit Saint ».
C’est à ce titre qu’il reçoit aussi, dès l’Ancien Testament, les [340]
noms de « pontife, apôtre, prophète et roi »43 : car la puissance
qu’il possède « en tant que Dieu » à l’égal du Père, les prophètes
la lui attribuent déjà ou il se l’attribue lui-même, par anticipa­
tion, « en tant qu’homme » et en tant qu’« Oint/Christ *44. Ce
serait donc « folie de croire que le Christ est quelqu’un d’autre à
côté du Fils Monogène » !
La phrase fait inclusion avec le début de la démonstration ;
mais, comme la précédente, cette conclusion à son tour permet
à Théodoret d’aborder la délicate question du rapport entre les

41. À son habitude, Théodoret déclare que l’on pourrait multiplier ces cita­
tions ; voir aussi, ibid., p. 212, 28.
42. Ibid., p. 206, 16-17. Sur le refus de Théodoret de transformer la Trinité
en « Quaternité », voir ep. 144 et 146 (SC 111, p. 160, 3-4 ; 196, 9-11) et infra
n. 109-110.
43. Théodoret accumule les citations qui illustrent chacun de ces termes :
Dt 18, 15 (prophète) ; Ps 109, 4/He 7, 21 (prêtre) ; He 4, 14 (grand pontife) ;
Ps 44, 7 (roi avant les siècles). Chacun de ces versets, à moins de procéder,
comme le propose Théodoret, à une correcte répartition des vocables, fourni­
rait des armes aux ariens pour contester la divinité du Fils
44. Ibid., p. 208, 6-28 s. Ainsi, dans un même psaume, le prophète parle-t-
il du Christ alternativement en tant que Verbe de Dieu et en tant qu’homme
(Ps 44, 7-8), ou inversement en tant qu’Oint et Fils exécuteur des volontés
du Père et en tant que Christ égal et uni au Père (Ps 2, 6-8. 1) ; noter dans ce
dernier cas l’emploi par Théodoret du verbe ouvéxcd-ev pour souligner l’idée
de connumération.
THÉOLOGIE et christologie
414

termes « Christ » et « Fils ». On est là au cœur du débat, puisqu’on


Vareuse de « prêcher deux Fils » sous prétexte qu’il distingue
deux natures dans le Christ45. .Une fois . encore
, . Théodoret
- . s’en
tient à une argumentauon scripturaire, dont la confession de
Pierre en Mt 16, 16 : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », lui
fournit le point de départ et établit en même temps une relation
d’égalité entre les deux termes. Grâce au léger glissement de
sens qu’opère ensuite son interprétation de la réplique du Christ
à Pierre, il peut alors montrer, en accumulant les citations pauli-
niennes, que l’Église n’a pas d’autre fondement que le Christ
(1 Co 3, 10-11). Les citations retenues sont choisies à dessein
pour démontrer que Paul « s’enorgueillit de ce nom de Christ »
(TauTfl Tfl npoortfopiq Xap7tpùveToe0463 qu’il en fait cas autant,
sinon plus, que du nom de « Fils »47. Théodoret n’hésite pas à
le souligner : Paul aurait pu, par exemple, s’exprimer autre­
ment en s’adressant aux Corinthiens (1 Co 1, 23), et leur dire
« nous prêchons le Fils » au lieu d’écrire, comme il le fait, « nous
prêchons le Christ crucifié ». Il l’aurait dû, s’il n’avait eu la certi­
tude que « Jésus, Christ, Seigneur, Monogène, Verbe de Dieu
étaient le même (tôv ocùtov) »48. Tout aussi souvent du reste,
fait remarquer Théodoret, Paul [341] utilise conjointement les
noms de Christ et de Fils et, s’il établit une distinction verbale
entre le Fils de David et le Fils de Dieu, entre le Christ issu des
patriarches et des Juifs selon la chair et celui qui est Dieu de
toute éternité, c’est pourtant toujours « au même » qu’il donne
chacun de ces noms49. On pourrait ici encore, dit-il, multiplier
les exemples, mais ceux-là suffisent « à dissuader même les
plus durs à convaincre de diviser les noms de Dieu (tôcç 6eûxç
7tpoaY|Yopiaç) »> autrement dit à leur faire admettre que le nom
de « Christ » exprime autant la divinité du Verbe incarné que

45. À partir de 447, dans VÊranistès, puis dans sa correspondance, notam-


ment à partir de 448, Théodoret ne cesse de réfuter une accusation qu’il juge
calomnieuse et d’affirmer sa foi en un seul Fils : v.g. ep. 21 ; 82 ; 83 ; 84 ; 85
(SC 98) ; 99 ; 101 ; 104 ; 105 ; 109 ; 116 ; 126 ; 144 ; 146 (SC 111).
46. Ibid.,p. 210,15-16.
47. Parmi toutes les citations présentées (1 Co 3, 10-11 ; Ga 2, 19 ; Ph 1,
21 ; 1 Co 2,2 ; 1 Co 1,23), seule la citation de Ga 1,15 contient le mot « Fils »,
mais le fait mérite d’être relevé : si Paul dit ici qu’il a reçu mission d’annoncer
le Fils, alors que partout ailleurs il dit « le Christ » ou « Jésus-Christ », c’est
qu’il établit entre les deux termes une parfaite synonymie.
48. Ibid., p. 212, 1-4. Cf.ep. 131, p. 112,23-28.
49. Ibid. : « Et il a donné au même les noms de Jésus-Christ, de Fils de
David selon la chair, de Fils de Dieu, en tant que Dieu et maître de l’univers » ;
« Et s’il dit que le même a tiré son origine des Juifs selon la chair, il dit aussi
qu’il est Dieu éternel et Seigneur de toute la création » ; « Ainsi au même il a
donné les noms de Sauveur, de grand Dieu, de Jésus-Christ ». Ainsi Théodoret
pense-t-il légitimer la manière dont il veille à répartir les vocables entre les
deux natures d’un unique prosôpon.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 415

celui de « Fils » ou de « Monogène ». Il n’y a donc pas lieu d’inter­


dire de nommer le Christ dans les doxologies, sauf à introduire
entre les noms divins de la deuxième personne de la Trinité une
hiérarchie et une division que démentent l’Écriture et la tradi­
tion de l’Église.

2) Réfutation d'une première objection


La démonstration pourrait s’achever là, si Théodoret n’avait
à réfuter la raison avancée, lui dit-on, par « le très sage archi­
diacre » pour justifier sa décision d’interdire de nommer le
Christ dans les doxologies, à savoir qu’il y aurait « beaucoup
de christs (oints), mais un seul Fils ». Seule l’ignorance de cet
homme en matière scripturaire peut, selon lui, expliquer une
telle affirmation. Aussi lui administre-t-il longuement, la preuve
que l’objection est sans fondement50 : non seulement le nom
de « fils » est donné par l’Écriture à bien d’autres qu’au Fils
Monogène, mais il en va de même pour le nom de « dieu » ou
encore pour celui d’« esprit », attribués à d’autres qu’au Dieu
véritable et au Saint-Esprit. Or, s’il faut renoncer à glorifier le
Christ comme Dieu, sous prétexte que le nom de « christ » a
été reçu en partage par d’autres que le Verbe incarné, il faut
logiquement renoncer aussi, pour la même raison, à glorifier
le Fils Monogène, Dieu le Père et le Saint-Esprit. Voilà donc à
quelles extrémités conduirait la prise de position de l’archidiacre
s’il fallait entrer dans ses raisons !
Théodoret ne se contente pas toutefois de réfuter par la
négative l’objection avancée. Dans le même temps, pour sortir
du dilemme dans lequel il enferme son adversaire, il propose
la solution qui permet de légitimer pareillement chacun de ces
noms, en faisant valoir que « l’identité des noms ne constitue
pas un obstacle pour le croyant » et « ne blesse pas l’homme
pieux »51. Celui dont la foi est droite sait faire la distinction
entre les êtres qui participent d’un de ces noms, parce qu’ils
sont « communs », et celui qui seul est par nature Dieu, Fils
[342] ou Esprit Saint. Et Théodoret de marteler une seconde
fois, en des formules symétriques, la même idée pour conclure
cette longue réfutation et prouver qu’on ne peut pas traiter le
vocable « Christ » autrement que ceux de « Dieu » et de « Père »,
de « Fils » ou d’« Esprit » :
« N’allons donc pas, sous prétexte que d’autres portent le nom
de christs, nous priver d’adorer notre Seigneur Jésus-Christ. Car

50. Ep. 147, p. 214, 2-224, 10.


51. Ibid., p. 218,21-22.
416 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

de même que si beaucoup ont été nommés dieux et pères, il n’y


a toutefois qu’un seul être qui soit Dieu par-dessus tout et Père
avant les siècles ; que si beaucoup ont été nommés fils, il n’y a
qu’un seul Fils véritable et par nature ; que si beaucoup ont reçu
le nom d’esprits, il n’y a cependant qu’un seul Esprit Saint ; de
même, si plusieurs ont été nommés christs, il n’y a toutefois qu’un
seul Seigneur Jésus-Christ, par qui tout a été fait52. »
Un dernier argument achève de réfuter l’objection présentée
par l’archidiacre : celui de l’attachement que l’Église n’a cessé de
porter au nom de « Christ » depuis l’origine. Une nouvelle série
de témoignages pauliniens en fournit la preuve. Attachement
bien compréhensible, puisque les chrétiens tiennent leur nom
du Christ53, mais peut-être plus encore parce que ce nom est
celui que reçut « le Fils Monogène de Dieu au moment où il
se fit homme » et marque de ce fait pour l’humanité une étape
essentielle dans l’histoire du salut, celle qui s’accomplit avec
l’Incarnation. L’équivalence que Théodoret établissait entre les
termes « Monogène » et « Christ », au tout début de sa démonstra­
tion, est maintenant réaffirmée en guise de conclusion générale :
il s’appuyait là sur une série de témoignages scripturaires, il
invoque ici la Tradition. En faisant remarquer que « les docteurs
de l’Église ont toujours utilisé indifféremment (àôta(p6pcoç)
les noms du Monogène, puisque tantôt ils glorifient le Père et
le Fils et le Saint-Esprit, tantôt le Père avec le Christ et avec le
Saint-Esprit », il apporte la preuve qu’il n’y a pour eux « aucune
différence de sens » entre ces deux formes de doxologies, que le
nom de « Christ » n’est qu’un des noms du « Monogène »54. Il en
voit une autre preuve dans le fait que le Seigneur prescrit aux
apôtres de « baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit »
(Mt 28, 19) et que Pierre propose de le faire seulement « au nom
de notre Seigneur Jésus-Christ » (Ac 2, 38), « comme si ce nom »,
ajoute Théodoret, « contenait toute la puissance du commande­
ment divin ». La remarque sert en fait à introduire une citation,
empruntée au De Spiritu sancto de Basile de Césarée, selon qui
le nom de Christ, à lui seul, manifeste toute la Trinité55. Ainsi

52. Ibid., p. 220, 3-10 (trad.Y. Azéma).


53. Notons que Théodoret ne fait pas ici référence au texte des Actes, mais
à l’annonce par Isaïe du « nom nouveau » qui serait donné par Dieu à ses ser­
viteurs (Is 65, 16). Cf. In Is. 20, 398-407 (SC 315). De ce fait, ce nom leur est
particulièrement cher (è7répctaxov).
54. Ibid., p. 222, 18-23 (trad.Y. Azéma légèrement retouchée).
55. Ibid., p. 222, 23-224, 5. La citation du De Spiritu sancto XII, 28
(SC 17 bis) par Théodoret reproduit à quelques variantes près le texte de Ba­
sile retenu par les Mauristes et par C.F.H. Johnston (une inversion ; l’omission
d’un te ; l’adoption de la leçon riaxépa, du reste donnée par le manuscrit H,
au lieu de 0eôv ; xô IlvEÜpa xô aytov q> èxptaOrj au lieu de xô xpfoPa tô
Ilveûpa). Certes Théodoret ne sollicite pas la citation de Basile, même si ce
doit-on glorifier le christ ou le FILS MONOGÈNE ? 417

[343] Théodoret a-t-il pour lui l’autorité de la tradition patris-


tique représentée par le grand Cappadocien. Il revendique aussi
celle des Pères de Nicée dont la formule de foi enseigne sans
ambiguïté « que le Seigneur Jésus-Christ est précisément (gcùtôç)
le Fils Monogène de Dieu »56. En comparaison, quel est le poids
des interdits que prétend imposer rarchidiacre ?

3) Réfutation d’une seconde objection


Doit-on penser que ce dernier motivait son refus des doxolo-
gies où le Christ est nommé par l’argument « qu’après l’Ascension
notre Maître le Christ n’est plus Christ mais Fils Monogène » ?
Ce n’est pas certain. Théodoret devait néanmoins savoir que
des monophysites avançaient cet argument et cela lui suffit pour
juger nécessaire de le réfuter lui aussi longuement57. Une telle
affirmation revenait en fait à nier l’Incarnation, à la présenter
comme un état passager, à professer de manière radicale une
seule nature, en laissant entendre que le Christ, autrement dit le
Dieu Verbe incarné, avait pour ainsi dire retrouvé, après l’Ascen­
sion, son état premier, celui qu’il possédait avant l’Incarnation.
Or cette affirmation ne tient pas : elle est démentie par le fait
que les Evangiles, les Actes des apôtres et les Epîtres de Paul ont
tous été composés bien après l’Ascension et que le nom de Jésus-
Christ se rencontre dans tous ces textes pour parler du Christ
ressuscité et désormais dans la gloire de Dieu.
Théodoret réunit, ici encore, tout un dossier scripturaire,
majoritairement paulinien lui aussi, pour attester que celui qui
est monté aux deux est bien le Christ, c’est-à-dire le Verbe divin
revêtu de la nature humaine assumée au moment de l’Incarna­
tion : Jésus-Christ n’est donc pas « une autre personne à côté du
Fils achevant laTrinité »58. L’annonce de la parousie par le Christ
lui-même ou par l’apôtre Paul en fournit une autre preuve : ce
second avènement sera « l’avènement de notre Seigneur Jésus-
Christ », « l’avènement du Fils de l’homme » avec sa nature
visible, et le tribunal devant lequel nous paraîtrons tous sera « le
tribunal du Christ »59. Le Christ ressuscité, même après l’Ascen-

demier, en précisant le contenu trinitaire du nom « Christ », utilisé seul dans


plusieurs formules pauliniennes relatives au baptême, veut d’abord combattre
l’opinion de ceux qui prônent un baptême en son seul nom, à l’exclusion du
Père et surtout de l’Esprit.
56. Ibid.3 p. 224, 5-10.
57. Ibid.y h. 224,,11-230,3.
58 . Théodoret cite successivement : He 4, 14 ; 9, 24 ; 6, 19-20. Sa démons­
tration renvoie à celle qu’il a faite plus haut, comme le prouve la reprise de la
citation d’He 4,14 : le Christ n’est pas un autre Fils, une autre personne à côté
de celle du Monogène.
59. Les citations concernant le second avènement du Christ sont les plus
418 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

sion, ne s’est [344] donc pas dépouillé de sa nature assumée : il


n’est pas « sans corps », comme certains pourraient le prétendre
en se fondant sur une déclaration de Paul mal comprise, mais
il possède désormais « un corps divin et glorifié par la gloire
divine »60. Le nier reviendrait à mettre en cause la réalité du salut
opérée par l’Incarnation. Or, l’immortalité promise à l’homme
ne sera pas une immortalité « sans corps », car le Christ « nous a
enseigné à croire que même sa nature visible est incorruptible,
immortelle et glorifiée de la gloire divine ». Sa nature humaine
est donc le gage de notre propre résurrection et de notre parti­
cipation à la gloire de Dieu. Aussi n’avons-nous aucune raison,
conclut Théodoret, de renoncer à glorifier « le nom auquel nous
devons notre salut ».

4) Glorifier le nom du Christ


Telle est sa réponse à l’interdiction faite par l’archidiacre de
nommer le Christ dans les doxologies61. Elle pourrait servir de
conclusion à toute la démonstration. Mais, pour rendre incon­
testable la légitimité de son affirmation, Théodoret choisit
d’accumuler une série de doxologies pauliniennes où le nom du
Christ est associé à celui de Dieu le Père. Tirées le plus souvent
de la fin des épîtres62, ces doxologies font écho à celles qu’il
empruntait à leurs exordes, au début de sa démonstration, et
forment comme un hymne final à la gloire du Christ.
Cette longue lettre doctrinale s’achève par deux autres
citations63, l’une empruntée à Mt 1, 1, l’autre à Jn 1, 1-3. En
évoquant ainsi successivement la généalogie humaine du Christ
et sa condition de Verbe éternel, Théodoret résume donc toute
sa démonstration : il laisse entendre que Jésus-Christ n’est pas
un autre à côté du Verbe divin et que le Fils de l’homme est bien
le même que le Fils de Dieu. Il est donc aussi légitime de glori­
fier le Christ que de glorifier le Monogène.
[345]
no mbreuses, car elles attestent manifestement que le Christ siège bien auprès
19C’opension, avec son corps glorieux :Tt 2,13 ; 1 Th 1,9-10 ; 3,
60 Poin^rifii! 8 5 14, 10 ; Mt 24, 23. 27
le «pnc h* reftlter une interprétation erronée de 2 Co 5,16,Théodoret éclaire
4 ; 1 Co 15e^|r-SphP^2^US*eurs autres citat*ons pauliniennes : 2 Co 5, 17 ; 5,
Yoftvà/xü’e-m 23. Au « Il ne faut pas nommer le Christ... » (prj
peur de le^faireT \$?L?T(^V) de l’archidiacre,Théodoret répond : N’ayons pas
auquel nous devons not^salu? ^ n°m ^ T(*VÜV rcpoCTTjYoptav)
4.619';^c°13O20 îi*.': Rm 16, 25-27 ; Ep 3, 20. 14 ; 5, 20 ; Ph
63. Contrairement à Tm 4-’ 1 5 lTrn 6,13-16.
CStPrivée“Wvéntatl^rm4dePSnqdustonbimelledell,éod0ret’‘8 ****
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 419

III. La défense du vocable


« Christos » : un indice des sympathies
nestoriennes de Théodoret ?
Autant d’ardeur mise à défendre la légitimité du vocable
« Christos » ne serait-elle pas le signe chez Théodoret de sympa­
thies nestoriennes et propre à justifier les accusations de ses
adversaires ? Pour mieux affirmer sa christologie dyophysite
ne procéderait-il pas, à son tour, comme les monophysites
eutychiens qui prétendent imposer leurs vues en prônant l’usage
exclusif du vocable « Monogénès »? La question mérite d’être
posée, même si la défense par Théodoret du vocable « Christos *
doit se comprendre dans le contexte qui est celui de cette lettre
et si l’utilisation de ce vocable n’est jamais exclusive d’autres
appellations tenues pour légitimes et parfaitement orthodoxes.

A. Les différentes doxologies utilisées par Théodoret


Cela dit, l’examen des doxologies utilisées aussi bien dans
ses écrits les plus anciens que dans ceux quasi contemporains de
notre lettre, fait apparaître une nette préférence pour les formules
contenant le vocable « Christos ». Parmi les doxologies les plus
fréquentes, on relève :« Dans le Christ Jésus notre Seigneur... »M,
« Par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus-Christ... *65,
« Par la grâce du Christ qui nous a sauvés, de notre Sauveur
le Christ, de notre Seigneur Jésus-Christ... »66, le plus souvent
avec mention du Père et de l’Esprit. En revanche, les doxolo­
gies avec « Monogénès » ou « le Fils Monogène » sont rares ; on
en relève seulement cinq exemples, dans ses commentaires67.
La doxologie « Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit »
n’apparaît qu’une fois, dans le Commentaire sur Isaïe68. Cela peut
paraître surprenant, si l’on pense à l’usage liturgique qui est fait
de cette formule, usage qu’invoque Théodoret lui-même dans sa
lettre 146, adressée aux moines de Constantinople et datée de
451, pour se défendre de l’accusation calomnieuse de prêcher

64. Utilisée à 17 reprises, cette doxologie est présente dans Vin Dan. (2/\0),
1’/» Ez (5/16), YIn Psal (1/1), Vin Is. (1/20), 17» 1er. (2/12), 1 In XIV eptsL
Pauli. (5/24), le De Prov. (1/10). . . _ ,
65. Avec 30 occurrences, c’est la doxologie la plus frequente : In uw. K h
In Dan. (6/10), In XIV epist. Pauli. (7/24), In Is. (5/20), In Ier. (7/12), In XII
est utilisée à 9 reprises par

(SC 315 ; povoyevel est ici restitué) ; In Os., PG 81, 1632 CD , •>
708 B.
68. In Is. 1, 431-432 (SC 276).
420 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

deux Fils69. Il faut donc reconnaître que seule la doxologie avec


« Christos » est chez lui habituelle. Mais peut-on y voir l’indice
d’une adhésion aux thèses nestoriennes ? Un regard [346] sur
l’emploi qu’il réserve aux termes « Monogénès », « Christos » et
« Fils » et sur la relation qu’il établit entre eux devrait permettre
de répondre à cette interrogation.

B. Les emplois de « Monogénès »


Si on les compare à celles de « Christos », les occurrences
de « Monogénès » sont relativement peu nombreuses dans
l’ensemble de son œuvre. On en compte une centaine dans ses
écrits exégétiques et moins encore dans ses ouvrages doctri­
naux70. Leur examen fait apparaître que le terme « Monogénès »
est presque exclusivement employé dans un contexte trini-
taire71 ou en relation avec l’acte d’incarnation. Il s’agit souvent,
dans le premier cas, d’affirmer contre les hérétiques ariens ou
eunomiens la divinité du Fils Monogène et sa consubstantialité
avec le Père72. Les emplois les plus fréquents sont toutefois ceux
qui concernent l’incarnation du Verbe, autrement dit le passage
du domaine de la « théologie » à celui de l’« économie »73. De
même, pour rendre compte du statut du Verbe incarné et réfuter
l’interprétation que pourraient donner les ariens de certains
versets scripturaires, l’exégète établit souvent une distinction
69. Ep. 146, SC 111, p. 178,9-18.
70. Compte non tenu des citations scripturaires, « Monogénès » apparaît
surtout dans Vin XIVepist. Pauli (43 occurrences), et en proportion nettement
moindre dans les autres commentaires : In Cant. (1), In Psal. (21), In Dan. (1),
In Ez. (2), In Is. (11), In Ier. (5), In XIIproph. (5), Quaest. (11). On en compte
moins de 90 occurrences dans ses écrits doctrinaux : Expositio rectae fidei (2),
De Trin. et incam. (15), De Prov. (5), Éran. (29), Haer. fab. (31) ; les 47 occur­
rences relevées dans sa Correspondance se répartissent ainsi : 7 dans sa lettre
aux moines d’Euphratésie, datée de 431-432 (SC 429) ; 40 dans les autres
lettres, principalement dans celles écrites à partir de 448.
71. IÎ est significatif, par exemple, que Ton relève 11 occurrences du terme
dans le De Trin. et seulement 4 dans le De incam.
72. C’est notamment le cas dans Vin XIV epist. Pauli : PG 82, 64 C ; 105
B ; 356 C ; 357 A ; 456 B ; 461 BC ; 509 A ; 600 A ; 676 A ; 693 BC ; 793
D j voir aussi, In Psal., PG 80, 1373 CD ; 1524 B ; In Dan., PG 81, 1260 B ;
In 1er., ibid., 1196 C ; In Is. 12, 568 ; 15, 360 ; De Prov. I, PG 83, 560 D ;
De Trin. et incam., PG 75, 1169 C -, 1176 A ; 1476 B ; Hist. monac. 10, 1 ;
12, 11 (SC 234) ; ep. 4, 60 (SC 429) ; ep. 21 (SC 98, p. 76, 23) ; Eran. II, éd.
G.H. Ettlinger, Oxford 1975, p. 117, 32 ; 139, 23 ; 143, 2 s. ; (Syüog. 3, 12)
263, 26 ; Haer. fab., PG 83, 397 B ; 416 C ; 420 B ; 421 D ; 448 BC ; 452 B ;
453 A.
73. A titre indicatif : In Psal. (11 occurrences) ; In XII proph. (4) ; In Is (1) ;
In ler.f 1) ; In XIV epist. Pauli (11) ; Quaest. (6) ; Thérap. (1 ); De Trin. et incam.
(1) ; Éran. (4) ; Haer. fab. (4) ; Correspondance (passim dans 10 lettres). Parmi
les formules le plus habituellement utilisées : « après/avant l’incarnation du
Monogène », « la nature humaine assumée/revêtue par le Monogène », « le Fils
Monogène qui s’est incarné/qui a revêtu la nature humaine », « l’économie du
Fils Monogène ».
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 421

entre « Monogène » et « Premier-né », une manière pour lui


de souligner l’importance de la distinction des natures dans le
Christ74.
[347] Toutefois, siThéodoret réserve généralement le terme
« Monogène » à un usage trinitaire, pour désigner le Verbe divin
dans l’état qui était le sien avant l’Incarnation, il affirme aussi
que le Verbe incarné, « même après l’Incarnation, conserve les
appellations d’avant l’Incarnation, puisque sa nature est à l’abri
du changement et immuable ». Il est donc légitime, « même
après l’Incarnation », d’appeler le Christ « Dieu Verbe, Seigneur,
Tout-Puissant, Fils Monogène, Créateur, Démiurge »75. De
telles affirmations, même en petit nombre et dans des écrits
relativement tardifs, ont le mérite de la netteté. Théodoret met
cependant en garde contre le danger qu’il y aurait à prendre
prétexte de cette « communauté des noms » pour conclure à la
« confusion des natures ». Il importe donc toujours, selon lui, de
distinguer parmi ces noms ceux qui conviennent au Christ en
tant que Dieu et ceux qui lui conviennent en tant qu’homme76,
autrement dit ceux qui appartiennent au « Monogène » de ceux
qui appartiennent au « Premier-né ».

C. Les emplois du nom « Christ »


Le nom de « Christ » est ainsi celui qui, à la fois, exprime le
mieux la réalité de l’Incarnation et préserve la nécessaire distinc­
tion des vocables. Sur ce point la position de Théodoret n’a pas
varié depuis l’époque de la rédaction du traité Sur la Trinité et
ITncamation jusqu’à celle de VÊranistès. Après l’Incarnation,
écrivait-il vers 430, on ne peut plus parler seulement du « Dieu
Verbe », comme s’il n’avait pas revêtu la nature humaine, ou de
l’homme, comme s’il n’était pas uni à la divinité : il faut donner
au Verbe incarné « le nom de Christ, qui fait voir chacune des
deux natures, la nature assumante et la nature assumée »77. Il le

74. Voir In Psal.3 PG 80, 1020 AB ; 1588 BC ; In XIV epist. Pauli, PG 82,
141 C ; 597 CD ; 685BC ; 781 B ; De Trin. et incam. 3 PG 75, 1160 AD ; ep. 4,
331 s. (SC 429) ; ep. 83 (SC 98, p. 218, 19).
75. Cf. ep. 131 (SC 111, p. 114, 13-21), datée de 450; voir aussi Haer.
fab. V, 12 (PG 83, 489 B).
76. Cf. ep. 131, p. 118,2-9.
77. De incam. 24, PG 75, 1461 B : «Voilà comment fut mis au monde notre
Maître le Christ : il n’est pas pieux, en effet, après sa venue au monde, de
lui donner seulement le nom de Dieu Verbe ou le nom d’homme dépouillé
de la divinité, mais il faut lui donner celui de Christ, ce qui fait voir chacune
des deux natures, la nature assumante et la nature assumée * ; cf. aussi § 30,
ibid.y 1472 AB (« Jésus » et « Christ » sont les noms de l’économie). § 32, ibid.3
1472 D (Christ : ni la forme de Dieu seul, ni l’humanité seule). Voir également
Eran.3 p. 216, 25-29. 32-33 (ce qu’expriment les noms « Christ *, * Emma­
nuel *, « Dieu Verbe »)• La définition de « Christ * donnée dans le De incam.
422 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

redit dans ses Discours sur la Providence : « Lorsque tu entends le


mot ‘Christ’, comprends qu’il s’agit du Verbe, le Fils Monogène
engendré du Père avant les siècles, revêtu de la nature humaine
et ne va pas penser qu’est proclamée la nature même de Dieu78. »
De même, au Mendiant de YÉranistès, désireux d’apprendre si
le nom « Jésus-Christ » désigne « l’homme ou le Dieu », [348]
Théodoret répond par la bouche de l’Orthodoxe : « Ni l’un sans
l’autre, mais les deux ensemble. Car le Dieu Verbe, après son
incarnation, a été appelé Jésus-Christ », affirmation soutenue
par les citations de Mt 1,21 et de Le 2,11. Il lui rappelle ensuite
les noms qui étaient les siens « avant l’Incarnation » - « il était
appelé Dieu, Fils de Dieu, Monogène, Seigneur, Dieu Verbe et
Créateur » - et qui soulignent sa nature divine, comme l’attestent
plusieurs versets du prologue johannique On 1,1. 3. 4. 9), avant
de conclure que « le même » a reçu, après l’Incarnation, le nom
de « Jésus » et de « Christ »79. Refusant de comprendre ce que
veut dire l’Orthodoxe, à savoir que « Jésus-Christ » est désormais
le nom du Monogène incarné, le Mendiant tente d’interpréter
ce « le même » dans un sens monophysite - « Ainsi donc le
Seigneur Jésus est seulement Dieu » -, ce qui oblige l’Ortho­
doxe à une nouvelle mise au point. La difficulté du Mendiant à
accepter, dans son sens plénier, le nom « Christ » et sa volonté
de l’entendre du seul Dieu Verbe sont du reste récurrentes dans
tout le dialogue. Dans sa lettre à l’évêque Timothée, datée de
450, Théodoret reprend cette même distinction entre les noms
du Fils Monogène antérieurs à l’Incarnation - en un temps
où « il n’était appelé ni Christ ni Jésus » - et ceux qui sont les
siens après l’Incarnation ; avec pourtant la différence notable
que nous avons dite : « même après l’Incarnation, il conserve les
appellations d’avant l’Incarnation »80.
L’insistance mise par Théodoret à rappeler la nécessité de
distinguer les vocables et l’habitude qui est la sienne de réserver
le terme « Monogène » pour désigner le Verbe avant l’Incarnation,
n’introduisent pas cependant une solution de continuité entre
24 est très proche de celle qu’on attribue (<pyjor£) à Nestorius et qui lui sert à
justifier l’emploi de l’épithète christotokos de préférence à celle de théotokos :
* Le nom de Christ, dit-il, est propre à signifier les deux natures, la divinité du
Monogène et son humanité » (Haer. fqb. IV, 12, PG 83, 436 B).
78. Discours X, PG 83, 748 D. Cf. Eran. (Syllog. 3, 11), p. 263, 112-13.
79. Eran. II, p. 113, 34-114, 12. Formule similaire dans ep. 147, SC 111,
p. 206, 19-21.
80. Ep. 131, SC 111, p. 112,19-28. Dans cette lettre toutefois (ibid., p. 114,
21-22), comme dans YEran. III, p. 216, 14-31, Théodoret fait remarquer que
l’Écriture n’emploie jamais le nom de Dieu quand il s’agit de la Passion, d’où
la nécessité pour lui de contester l’équivalence posée par le Mendiant entre les
termes « Christ » et « Dieu Verbe », qui l’autoriserait à dire, comme Cyrille dans
ses Anathématismes, que la divinité a éprouvé la souffrance et la mort.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 423

les termes « Fils Monogène » et « Christ ». Une espèce d’équi­


valence « sémantique » semble même s’établir entre les deux
termes, quand Théodoret parle du « corps du Monogè ne » ou
des « deux natures du Monogène »81. Plus souvent toutefois, il se
montre attentif à préciser le contenu du terme « Christ », dont il
fournit pour ainsi dire une définition doctrinale : « notre Maître
le Christ, le Verbe Monogène de Dieu, lui qui existait avant les
siècles, ... a livré à la mort son propre corps qu’il avait assumé
pour nous » ; « notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils Monogène
de Dieu, le Verbe de Dieu fait homme » ; « il n’existe qu’un seul
Seigneur Jésus-Christ, Fils Monogène de Dieu..., incarné et fait
homme » ; « notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant,
le Dieu Verbe incarné » ; « Punique Monogène, je veux dire notre
Maître [349] le Christ »82. On notera toutefois que ce type de
précisions apparaît surtout dans sa correspondance à partir de
448. La raison en est simple : il lui faut alors se défendre contre
l’accusation de prêcher « deux Fils ». Or, souligner que « Christ *
n’est que l’autre nom du Monogène incarné revient à affirmer
l’unité de la personne.

D. L’unicité de la personne et la dualité des natures


Sous la pression d’accusations jugées calomnieuses,
Théodoret ne cesse donc de répéter que distinguer deux natures
dans le Christ ne revient pas à diviser l’unique Monogène
et à reconnaître « deux Fils »83. Certes le Christ est à la fois
Monogène et premier-né, l’un en tant que Dieu et l’autre en tant
qu’homme, mais il n’est pas un « autre » que le Fils Monogène :
il est « le même », bien qu’il ait reçu, après l’Incarnation, les
noms de Jésus et de Christ et qu’il se nomme lui-même « tantôt
Fils de Dieu et tantôt Fils de l’homme » pour signifier la nature
qui est la sienne depuis toujours et celle qu’il a assumée en
se faisant homme84. Il n’y a donc qu’un seul Seigneur Jésus-
Christ comme il y a un seul Monogène, et c’est un seul et
même Fils85. Toutefois, si l’union étroite de l’humanité et de la
divinité, réalisée par l’Incarnation dans la personne du Christ,

81. V.g. ep. 144 (SC 111, p. 160, 5) ; 145 (ibid., p. 166, 13-14) ; 146 (ibid.,
p. 198, 5-6) ; Quaest. in Numbr. 38 (FM I, p. 217, 14).
82. Cf. ep. XLVII (SC 40, p. 112, 9-15) ; ep. 21 (SC 98, p. 74, 27-76, 1) ;
ep. 144 (SC 111, p. 160, 6-7) ; 146 (ibid., p. 180, 8-10) ; Eran. U, p. 137, 16-
17.
83. Cf. supra, n. 45.
84. V.g. Eran. II, p. 137, 16 s. ; ep. 146 (SC 111, p. 180, 9-10) ; cf. aussi,
bien des années auparavant, De incam. 29 (PG 75, 1469 C).
85. L’affirmation, ici destinée à affirmer son refus de « l’hérésie des deux
Fils », est reprise dans VHaer. fab. dans un autre contexte pour dénoncer l’hé­
résie de Valentin et d’autres gnostiques qui considèrent comme des entités
424 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

est indissoluble, Théodoret juge indispensable de distinguer les


propriétés des natures pour préserver le caractère impassible
de la divinité. Contrairement à l’accusation répandue par ses
adversaires, cela ne porte aucunement atteinte à l’union, mais
prend seulement en compte le fait que cette union s’est opérée
sans confusion ni mélange. Le Monogène et le Christ sont « le
même » en ce sens que le Monogène en s’incarnant n’est pas
devenu « un autre » - un tertium quid - et que, « après l’Incarna­
tion, la divine Écriture rapporte à une seule personne (tco évi
7tpooco7ta)) à la fois ce qui est élevé et ce qui est humble »86.
Il appartient toutefois à l’exégète et au théologien d’attribuer
à chaque nature ce qui relève de ses propriétés et de ne pas
entendre « le même » au sens où le veut l’Éranistès, sous prétexte
que le Verbe divin s’est incarné sans subir de changement. Une
telle conception ne pourrait que conduire à admettre la passi-
bilité du Verbe. Or, telle est bien l’idée de l’Éranistès, quand il
affirme que, selon l’Écriture, « c’est le Fils de Dieu qui a subi la
Passion », reprenant ainsi à son compte l’impiété contenue, selon
Théodoret, dans le douzième anathématisme de [350] Cyrille87.
Aussi, lorsque l’Éranistès, fort de l’autorité de Rm 8, 32, pense
avoir gagné la partie en demandant : « Quel Fils a été livré ? »,
s’entend-il répondre par l’Orthodoxe : « Silence, mon ami ! Il
n’y a qu’un seul Fils de Dieu ; voilà précisément pourquoi il est
appelé Monogène »88.
De fait, Théodoret n’a jamais cessé d’affirmer l’unité de
la personne, même au moment de la Passion. Il se trouvait
néanmoins confronté à un problème délicat dès lors qu’était
posée la question du sujet qui subissait la Passion et éprouvait
les faiblesses inhérentes à la nature humaine. Jusqu’où pouvait-
on aller dans la distinction des natures et de leurs propriétés
sans mettre en cause l’unité de la personne ? À l’époque du
De incamatione, pour sauvegarder le caractère impassible de la
nature divine, il parlait d’un « retrait » de la divinité qui laissait
seule l’humanité du Christ éprouver l’angoisse et les souffrances
de la Passion89. Pour la même raison, le combat de Jésus au
désert contre les tentations était d’abord celui d’un homme :
sans cesser de rester étroitement unie à la nature humaine et de

distinctes le Monogène, le Verbe, le Christ à l’intérieur du plérôme, Jésus et le


Christ visible (PG 83, 448 B. 488 D).
86. Cf. Eran. III, p. 227, 24-25
87. Cf. Ibid.y p. 200, 13 s.
88. Cf. Ibid.y p. 207, 34-208, 2.
89. Cf. De Tnn. et incarti. 21, PG 75, 1457 D (rrjç èvoixoùarjç OeÔTrjroç tô
cpôQcp 7tapaxcopou<rriç). Il défend la même idée dans sa réfutation du 4e Ana­
thématisme de Cyrille (PG 76,412 D : xcopav Ôeôcoxwç Tfi ôetXtqt).
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 425

la soutenir dans son combat, la nature divine se trouvait là aussi


comme occultée et en retrait90. A la même époque pourtant, il
écrivait déjà que, par rincarnation, le Verbe divin s’était « appro­
prié » l’humilité de la nature humaine91. Il reprendra plus tard
la même formule, dans ses commentaires exégétiques et dans
YÉranistès92, pour affirmer que la nature divine « s’appropriait »
les souffrances et les faiblesses de la nature humaine, sans
préciser toutefois en quoi consistait cette appropriation. Son
commentaire d’Is 53, 2 (« C’était un homme dans la douleur »)
n’en demeure pas moins très représentatif de sa pensée profonde
sur l’unité de la personne : rien n’obligeait ici l’exégète à
mentionner que « la divinité s’appropriait la Passion * supportée
par la nature humaine93. Nous avons donc là la preuve manifeste
de son refus d’une christologie séparatrice qui lui ferait distin­
guer deux personnes, le Dieu et l’homme, et partant deux Fils.
La même conception se trouve exprimée, d’une autre manière
encore, dans YÉranistès : tout en affirmant que la Passion relève
du corps passible, Théodoret refuse de dire que le corps seul
est à l’origine du salut, car il n’est pas celui d’un homme qui ne
serait qu’un homme, mais le corps « de notre Seigneur Jésus-
Christ, le Fils Monogène de Dieu »94. C’est [351] donc en ce sens
aussi qu’il faut entendre la déclaration de Pierre, selon qui « le
Christ a souffert dans la chair » (1 P 4, 1) : la souffrance n’est pas
celle du Dieu Verbe, car le nom « Christ » ne désigne pas le Dieu
Verbe privé d’un corps, mais incarné95 ; elle n’est pas non plus
celle du corps seul, car « lorsque nous disons que le corps ou la
chair ou l’humanité ont souffert », écrit Théodoret, nous ne les
séparons pas de la nature divine »96. Pour signifier cette unité de
la personne, que ne remet pas en cause la distinction des natures
et qui s’exprime par le nom de « Christ », Théodoret a recours
à l’analogie de l’union de l’âme et du corps, qui reçoit le nom
d’« homme », sans que l’on confonde pour autant l’âme immor­
telle avec le corps périssable97. Reconnaître deux natures dans

90. De Trin. etincam. 14 {PG 75, 1441 A).


91. Ibid., § 30 (ibicL, 1469 D : oixeioÛTaO.
92. In Psaly PG 80, 1164 C ; In XIV epist. Pauli, PG 82, 360 BC; 692 A ;
QL 19 (FM I, p. 170, 6) ; Êran. III, p. 211, 22-24 ; (Syllog. 3, 10) 263, 5-7;
264, 32-265, 2.
93. Iflls. 17,56-58 (SC 315).
94. pran. III, p. 200, 21-22.
95. Eran. (Syllog. 3, 11), p. 263, 11-23.
96. Ibid., (Syllog. 3, 16), p. 264, 27-28.
97. Dès YExpositio rectae fidei 11 (Ps.-Justin, Opéra III, éd. Otto, Iéna 1880,
p. 38. 42), il souligne que ce n’est qu’une analogie, utilisée par d’autres avant
lui (Théodore de Mopsueste notamment), mais que l’on ne saurait pousser
trop loin pour rendre compte de l’union en Christ de la divinité et de l’huma­
nité. De fait, le Christ n’est pas le résultat de l’union de ces deux natures,
426 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

le Christ ne revient donc pas à « diviser en deux Fils l’unique


Monogène », comme le prétend l’Éranistès, sinon il lui faudrait
reconnaître aussi « deux Paul » dans l’unique Paul, sous prétexte
qu’il est composé d’une âme et d’un corps98 ! Qu’il n’accuse
donc pas son interlocuteur orthodoxe de défendre la thèse de
deux Fils, sous prétexte que dire « deux natures » reviendrait
à dire « deux Fils », ou alors qu’il admette professer lui-même
« trois Fils », puisqu’il a reconnu dans le Christ l’existence de
trois natures - la chair, l’âme et l’intellect "!
Contre ses calomniateurs qui l’accusent de « prêcher deux
Fils », Théodoret réclame l’examen de ses écrits, invoque le
témoignage de son enseignement et de son activité pastorale100.
Il enseigne aux catéchumènes la foi de Nicée au [352] Père, au
Fils et à l’Esprit101 et c’est au nom du Père, du Fils et du Saint-
Esprit qu’il leur confère le baptême. C’est aussi le Père, le Fils
et l’Esprit qu’il glorifie au cours des célébrations et des prières
liturgiques. Or, s’il professait deux Fils, lequel glorifierait-il et
lequel laisserait-il privé d’adoration102 ? L’absurdité de l’accusa­
tion est manifeste ! Dès sa Réfutation des anathèmatismes et le De
incamatione, Théodoret affirme, en effet, l’adoration d’un seul
Fils dans le Christ en qui sont unies la nature divine du Verbe
et la nature humaine assumée103. Il le répète dans sa lettre aux

comme s’il était un autre par rapport à elles : contrairement à l’homme, il n’est
pas un tertium quid (cf. notre article, « UExpositio rectaefidei et le traité Sur la
Trinité et TIncarnation de Théodoret de Cyr : deux types d’argumentation pour
un mêrpe propos ? », RecAug. 32, 2001, p. 51-52).
98. Eran. II, p. 137, 28. Théodoret utilise la même argumentation, début
451, dans son ep. 146 aux moines de Constantinople (SC 111, p. 180, 2-12).
Cf. aussi ep. 131 (ibid., p. 116, 9-20 : l’homme est un, même si cette unicité
résulte de l’union sans confusioi) de l’âme et du corps).
99. Eran. II, p. 143, 9-11 ; l’Eranistès a été effectivement amené par l’Or­
thodoxe à distinguer « trois natures » pour combattre tour à tour les hérétiques
qui nient l’assomption par le Verbe d’une chair véritable, d’une chair animée
ou d’une âme privée de l’intellect (ibid., p. 142, 31-143, 2).
100. Nombreuses sont les lettres dans lesquelles Théodoret, pour preuve de
l’orthodoxie de son enseignement, réclame l’examen de ses écrits ou bien fait
valoir que sa prédication, au sein des assemblées liturgiques ou de réunions
théologiques, a toujours reçu l’approbation des évêques présents et de l’audi­
toire ; il rappelle de même sa lutte contre les hérétiques dans son diocèse et son
activité catéchétique ; voir, par ex., ep. 21 ; 80-83 ; 88-91 ; 94 (SC 98) ; 99 ;
101-102 ; 104-105 ;109 ; 113 ; 116 ; 121 ; 125 ; 132.139 ; 144 ; 146 (SC 111).
101. Dans YEran. III (p. 227, 18 s.), Théodoret réfute longuement l’argu­
mentation que l’Éranistès tente de fonder sur l’enseignement de Nicée afin de
prouver que « c’est le Monogène lui-même, vrai Dieu, consubstantiel au Père,
qui a souffert et a été crucifié ». Il n’envisage pas ici cette objection.
102. Ep. 146, SC 111, p. 178, 6-18.
103. Dans sa réfutation du 5e Anathématisme (PG 76, 420 A), Théodoret
déclare user du terme « Christ » qui exprime à la fois la nature divine et la
nature humaine pour traduire l’adoration qu’il rend à un unique Fils et, dans
sa réfutation du 8e Anathématisme (ibid., 428 D), il affirme attribuer au Christ
« une unique glorification ». Voir aussi De incam. 32, PG 75, 1472 D.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 427

moines d’Euphratésie et de Syrie104 au lendemain du concile


d’Éphèse de 431 et, plus tard, dans ses commentaires exégé-
tiques105. Il le redira au temps de l’exil en écrivant à l’évêque
Timothée et aux moines de Constantinople106. Or, professer
un unique sujet d’adoration et de glorification, c’est refuser la
co-adoration de l’homme reprochée à Nestorius107, la division
du Christ en deux personnes, la reconnaissance de deux Fils.
Conjointement, Théodoret développe, à partir de 450,
un autre argument, destiné à prouver qu’il ne mérite pas les
calomnies répandues contre lui, et recourt à la théologie mili­
taire pour justifier sa christologie. Sa reconnaissance d’« un
seul Fils » est attestée par le fait qu’il confesse, en paroles et
en actes108, que « l’incarnation du Monogène n’a pas accru au
sein de la Trinité le nombre des personnes et [que] la Trinité
est demeurée Trinité même après [353] l’incarnation»109. Elle
n’est donc pas devenue « Quaternité »110. Du fait de l’incarna­
tion du Fils Monogène en «notre Seigneur Jésus-Christ»111,
la Trinité n’a subi en effet ni accroissement ni diminution.
Théodoret s’en explique clairement dans plusieurs lettres où,
comme dans sa lettre à l’économe Jean, il développe le même
type d’argumentation112 : ceux qui attribuent la souffrance à la
divinité du Monogène, c’est-à-dire « ceux qui osent réunir en
une seule les deux natures du Monogène », diminuent le nombre
des personnes de la Trinité, comme le font Arius et Eunomius
104. Cf. ep. 4, SC 429, 344-346 : « C’est ainsi que, tout en confessant les
deux natures, nous adorons l’unique Christ et ne lui portons qu’une seule
adoration ». Voir argumentation a contrario dans Yep. 147, SC 111, p. 216, 3-6.
105. V.g. In Is. 4, 488-490 ; In PsaL, PG 80, 1645 D-1648 A.
106. Cf. ep. 131, SC 111, p. 116, 18-118, 1 ; voir aussi, ibid., ep. 99 (p. 16,
6-8) 104 (p. 28, 23-25) ; 146 (p. 178, 2-4) ; 147 (p. 202, 1-7. 220, 3-4).
107. Son commentaire de Rm 8, 29 (PG 82, 141 C) pourrait certes s’en­
tendre dans le sens d’une co-adoration de type nestorien, mais Théodoret af­
firme ailleurs si souvent et si nettement l’unité d’adoration qu’il serait injuste
de retenir contre lui ce seul passage.
108. Sa foi en un seul Fils est conforme à l’enseignement reçu de l’Eglise ;
elle est celle de son baptême, celle qu’il prêche, celle en qui il confère à son
tour le baptême aux catéchumènes (ep. 144, SC 111, p. 156, 24-158, 3).
109. Théodoret utilise à deux reprises cette formule, dans Yep. 143 et dans
Yep. 146 (ibid., p. 156, 22-24 ; 196, 9-12), en ajoutant dans Yep. 146 que la
Trinité n’est pas devenue une Quaternité.
110. Cf. ep. 144, ibid., p. 160, 3-4 et ep. 146, ibid., p. 196, 9-12. Dans son
Tractatus in Marci euangelium VII (CCL 78, p. 487, 81-93), Jérôme, en se dé­
fendant lui aussi contre des « calomniateurs » de diviser le Christ et de recon­
naître en lui deux personnes, quand il distingue deux natures et leurs attributs
respectifs, déclare sa foi en la Trinité et non en une Quaternité. Son argumen­
tation est très proche de celle que reprend Théodoret dans cette série de lettres.
111. Théodoret aurait pu ici développer la même argumentation que dans
Yep. 147 pour affirmer que le Christ, après l’Ascension, conserve de plein droit
son nom et ne doit pas être appelé seulement « Fils Monogène ».
112. Outre cette dernière (ep. 147), voir, ibid., les ep. 126 (p. 100, 8-12) ;
143 (p. 156, 22-24) ; 144 (p. 160, 3-4) ; 146 (p. 196, 9-12).
428 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

et, d’une autre manière, « les sectateurs d’Apollinaire » ; pareil­


lement, « ceux qui osent introduire un autre Fils » et « divisent
en deux Fils notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant,
le Dieu Verbe incarné », en augmentent le nombre et transfor­
ment la Trinité en « Quaternité ». Pour sa part, Théodoret se
défend d’avoir jamais professé une telle doctrine, si tant est que
d’autres l’aient réellement fait113 : l’accusation dont il est l’objet
n’est qu’une calomnie forgée par « les excellents défenseurs de
la nouvelle hérésie », autrement dit Eutychès et ses partisans114.
Si donc la Trinité demeure Trinité, même après l’Incarnation,
quelle meilleure preuve peut-il donner de ce que, pour lui, le
Fils Monogène de Dieu et le Fils de l’homme sont « le même »
et « un seul » ?

Conclusion

On ne saurait donc interpréter sa défense de l’utilisation du


vocable « Christos » dans les doxologies, contre l’usage exclusif
de celui de « Monogénès » que prétend imposer « le très sage
archidiacre », comme un indice de prétendues sympathies nesto-
riennes. Sa démarche peut sembler a priori assez comparable à
celle de Nestorius proposant de nommer la Vierge « christo-
tokos » [354] pour éviter d’avoir à la dire seulement « théotokos ».
Si elle procède effectivement de la même conviction, à savoir
que le nom de « Christ » est celui du Monogène incarné et le
plus apte à signifier l’union des deux natures, ni l’intention ni le
contexte ne sont les mêmes : Nestorius cherche un moyen terme
qui, sans l’obliger à renoncer à ses positions, puisse satisfaire
Cyrille d’Alexandrie ; Théodoret, sans contester que le Christ,
même après l’Incarnation, conserve les appellations qui étaient
les siennes avant l’Incarnation et qu’il est donc bien le Fils
Monogène, dénonce la manière insidieuse dont un haut respon­
sable de l’Église tente d’imposer un monophysisme radical. Son
combat s’inscrit dans la continuité de celui qu’il a engagé contre
les Anathématismes de Cyrille, dès avant le concile d’Éphèse de
431, puis repris contre Eutychès, en 447, avec VÉranistes, et
poursuivi après le Brigandage d’Éphèse (449), malgré la déposi­
tion et l’exil.
Sa constance à défendre le vocable « Christos », au nom de
la foi de l’Église et de la Tradition, fondées sur l’Écriture, ne

113. Il se refuse à croire que telle ait été la christologie professée par Nesto­
rius (cf. ep. 144, ibid., p. 160, 8-11).
114. Ibid.y p. 160, 14-15. Noter l’ironie amère de la formule.
DOIT-ON GLORIFIER LE CHRIST OU LE FILS MONOGÈNE ? 429

procède donc pas chez lui d’un esprit de parti, même si sa chris­
tologie porte nécessairement la marque du milieu antiochien
où elle s’est formée. Comme d’autres hérésies christologiques,
depuis le docétisme jusqu’à l’hérésie d’Apollinaire, le monophy­
sisme eutychien met en cause la réalité de l’histoire du salut.
Refuser de nommer le Christ dans les doxologies et obliger à
glorifier le seul Monogène revient, dans l’esprit des promoteurs
de « cette nouvelle hérésie », à nier l’incarnation du Monogène
et « à supprimer la possibilité même de notre salut »115. Sans
l’assomption par le Verbe divin d’une nature humaine parfaite,
désormais unie de manière indicible à sa divinité, la nature
humaine ne saurait, à ses yeux, être rachetée ni, à plus forte
raison, déjà introduite avec le Christ dans la gloire de la Trinité.
Son insistance à maintenir, dans le Christ, la distinction des
natures et à répartir les vocables entre le « Fils Monogène * et
le « Premier-né », s’accompagne, dès ses premiers écrits doctri­
naux, de l’affirmation de l’unité de la personne. A partir de 447,
pour répondre aux calomnies répandues contre lui, il lui faut
sans relâche le réaffirmer, en répétant que distinguer les natures
ne revient pas à reconnaître deux personnes ou à prêcher « deux
Fils ». La Trinité ne se transforme pas en une Quatemité avec
l’incarnation du Fils Monogène ni non plus après l’Ascension
du Christ ressuscité, alors même que la nature divine et la
nature humaine demeurent indissolublement unies. Il est donc
légitime de continuer à glorifier le Christ, comme l’a toujours
fait l’Église, malgré l’interdit prononcé par un archidiacre aussi
impie qu’ignorant des Écritures et visiblement acquis à l’hérésie
monophysite.
Au regard du contenu doctrinal de cette lettre-opuscule,
sa datation ou l’identification de l’archidiacre peuvent paraître
des questions secondaires. Elles méritent pourtant de retenir
l’attention. L’historien de la crise nestorienne et du monophy­
sisme eutychien souhaiterait pouvoir situer avec précision ce
document [355] par rapport aux autres « lettres théologiques »
rédigées parThéodoret à partir de 448. D’autre part, selon que
l’on retient une date antérieure ou postérieure au concile de
Chalcédoine, les conséquences ne sont pas les mêmes pour la
carrière de Théodoret. Tout dépend, nous l’avons vu, de l’iden­
tification qui est faite du « très sage archidiacre ». S’il s’agit bien
de l’archidiacre de Constantinople, comme nous le pensons, ce
ne peut être Eutychès lui-même qui perd tout crédit auprès du

115. Cf. ep. 126, SC 111, p. 100, 19-22 (un texte particulièrement impor­
tant pour la christologie de Théodoret).
THÉOLOGIE et christologie
430

pouvoir impérial après la mort de Théodose en juillet 450. Deux


candidats restent en lice : Aéuos et André. Démis de sa charge
fin 452 au profit d’André, un eutychien notoire, Aétios est peu
suspect de sympathies à l’égard du parti monophysite. Nous
serions donc porté à croire, même en l’absence d’argument
dirimant, que la lettre de Théodoret est postérieure au concile
de Chalcédoine et à la dater de 453. Il faudrait alors admettre
que Théodoret n’a pas regagné Cyr, au lendemain du concile
qui l’a réhabilité, mais qu’il a préféré demeurer - pour un temps
encore ou définitivement - dans son monastère de Nikertai où
il s’était retiré après sa condamnation à l’exil. Il n’en restait pas
moins attentif, cette lettre le prouve, au débat doctrinal qui
agitait et divisait à nouveau l’Eglise depuis la mort de Cyrille et
l’entrée en scène d’Eutychès, conscient sans aucun doute que
le concile de Chalcédoine n’allait pas d’un coup mettre fin à la
crise et faire taire les passions.

Abstract
Above ail, this article tries to enlighten the historical context in which
Theodoret of Cyr wrote ep. 147 of the Collectio Sirmondiana. It seems assured
that it happened after the death of Emperor Theodosius II (in July 450), but
it is hard to assert a very précisé date because of the uncertainty surrounding
the definite identification of the archdeacon responsible for the incident that
caused turmoil amongst the orthodox of Constantinople. Different hypothesis
lead us to conclude the drafting of this letter is likely to hâve taken place
after the Council of Chalcedon (451)y even though no argument can be
unequivocal. Doctrinally, much of its interest résides in the extern to which
Theodoret seizes the opportumty offered by the déclarations of an archdeacon
- obviously supporting the monophysite thesisfrom Eutyches — to reasset his
stand regarding Christology. If he insists on the fact that the name « Christ »
does not designate another Son than the « Monogenes », he attempts to show
that this name has the advantage of expressing both the humane and divine
nature of the Word incarnate. His vigourous plea for the legitimization of the
term * Christ » in doxologies is indeed marked by an Antiochian christology,
but it would be unfair to see in that a means to support Nestorius3 thesis.
38

THÉODORET DE CYR ET LE SIGNE


DUTEMPLE QN 2,19)
DANS LE DÉBAT CHRISTOLOGIQUE
DE SON TEMPS

Le verset de Jean 2, 19 « Détruisez ce temple, et en trois jours


je le relèverai » a connu une fortune toute particulière dans la
querelle christologique du Ve siècle1. Il y sert d’argument aux
Antiochiens en faveur de la distinction des natures dans le
Christ2 et devient, de ce fait, une manière de contester l’affir­
mation par Cyrille d’Alexandrie et ses partisans d’une « unique

1. Mt 26, 61 (Ôûvapat xaxaXüaat tôv vaôv xoü 0eoù xai 8ià xpiüv
yjjiepûv OLxoSopfioaO ou Mt 27, 40 (ô xaxaXôcov xôv vaôv xai èv xptolv
yjpépatç oixoÔopàv, oùaov ocauxôv) auraient permis une argumentation
comparable. Théodoret ne les utilise jamais dans le débat christologique avec
Cyrille d’Alexandrie ou avec Eutychès ; on relève chez lui deux seules occur­
rences de Mt 27, 40 (Jn Psal. 108, 25 : PG 80, 1764 B ; In Is. 1, 93-94 sur Is 1,
4 : SC 276) pour souligner la moquerie dont fut l’objet le Christ en croix, mais
aucune de Mt 26, 61. La préférence accordée à Jn 2, 19 (Xuaaxe xôv vaôv
xouxov, xai èv xpiaiv Yjgépaiç èyépco aùxôv) s’explique probablement en
grande partie par l’interprétation que donne du verset l’évangéliste lui-même
en Jn, 2, 21 (èxeîvoç Ôè e'Xeyev 7tEpi xoô vaoû xoù acouaxoc; aùxoù).
2. Nestorius utilise l’argument dans sa réponse à la deuxième lettre de Cy­
rille (ep. 2, 5 à Nestorius, PG 77, 48 A ; ACOI, I, p. 27, 14-28, 2) qui lui paraît
remettre en cause l’impassibilité du Verbe, une fois opérée sa « conjonction
avec le temple » : « Celui en effet qui avait été d’abord proclamé impassible et
non susceptible d’une seconde génération, ce reste de ton discours l’a présenté
de nouveau, je ne sais comment, comme passible et nouvellement créé, comme
si les qualités inhérentes au Dieu Verbe avaient été détruites par la conjonction
avec le temple ou que ce fût peu de chose aux yeux des hommes que le temple
sans péché et inséparable de la nature divine eût subi génération et mort pour
les pécheurs ou qu’il ne fallût pas croire à la voix du Seigneur criant aux Juifs :
Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai et non point : ‘Détruisez ma
déité, et en trois jours elle se relèvera’ * (Nestorius, ep. 2,6 à Cyrille, PG 77,53
A ; ACO I, i, p. 30, 24-31 [29-31 ] ; trad. A. J. Festugière, Èphèse et Chalcédoine.
Actes des conciles, «Textes, dossiers, documents * 6, Paris 1982).
théologie et christologie
432

nature du Dieu Verbe incarnée »3. Il n’est donc pas surprenant


de le trouver fréquemment cité dans les écrits de Théodoret de
Cyr et utilisé par lui dans un contexte de polémique doctrinale.
Il convient pourtant de distinguer entre l’utilisation fréquente
de ce verset dans ses écrits doctrinaux datés du début de la
crise nestorienne et de l’affrontement avec Cyrille, c’est-à-dire
des années qui précèdent ou suivent immédiatement le concile
d’Éphèse (431), et celle beaucoup plus limitée dont témoignent
ses écrits postérieurs, en particulier ses commentaires exégé-
tiques. Ce constat traduit-il une évolution consécutive à une
prise de conscience progressive, au cours de la controverse, de la
difficulté qu’il y avait à maintenir l’unité du sujet à trop séparer
le « temple » du « je », autrement dit la nature humaine du Christ
de sa nature divine ? Ne peut-on voir aussi dans l’abandon de
l’argument du temple une volonté d’apaisement, une fois rétablie
la paix avec Cyrille, ou le mettre au compte de la prudence,
Théodoret voulant éviter de donner prise à ses adversaires ?
Nous serions tenté de croire que les causes de cette évolution
sont multiples. En effet, il nous semble difficile de considérer
comme un pur hasard le fait que Théodoret renonce, dans
une certaine mesure, non seulement à produire ce verset pour
légitimer la distinction des natures et la répartition des vocables,
dans ses écrits postérieurs au concile d’Éphèse de 431, mais tout
autant à utiliser le terme de « temple » pour désigner la nature
humaine assumée par le Verbe, alors même que cette désigna­
tion était consacrée par la tradition.

I. L’utilisation de Jean 2, 19 par Théodoret


dans sa polémique avec Cyrille

S’il fallait une preuve de l’utilisation de Jn 2, 19 par les


théologiens d’Antioche, dans la controverse avec Cyrille et
ses partisans, comme argument contre leur thèse de l’unicité
3. Empruntée à la Lettre àjovien d’ApoLUNAiRE (Lietzmann, 250-251), et
non à un prétendu traité d’Athanase sur l’Incarnation, comme le croyait à tort
Cyrille, la formule (ita tpûotç toü 0eoü Aôyou aeoapxcopévyj apparaît dans le
De recta fide ad Dominas (PG 76, 1212 A ; ACO I, i, 5, p. 65,1. 22-27) et, sous
une forme légèrement différente, dans le Quod unus sit Christus (PG 75, 737
A î SC 97 et Pintrod. de G. M. de Durand, p. 134 s. ; cf. ep. 40, 12 à Acace de
Mélitène (PG 77,192 D-193 A \ACO I, i, 4, p. 26,1. 8-9) ; ep. 45,7 à Succensus
(PG 77, 232 D ; ACO I, I, 6, p. 153, 21-23) ; ep. 46, 2. 3 à Succensus (PG 77,
240 A. 241 A ; ACO I, I, 6, p. 158, 9-10 et 159, 9). Après s’être efforcé de
justifier cette formule, qui demeure emblématique de sa christologie, Cyrille
préféra ensuite renoncer à l’utiliser, comme il le fit du reste des formules, tout
aussi ambiguës ou contestables, d*« union naturelle » ou « selon l’hypostase »,
qu’il employait au début dans sa controverse avec Nestorius et les Orientaux.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE (JN 2, 19) 433

de la nature du Christ, on la trouverait dans la bouche du


Mendiant, mis en scène par Théodoret dans le dialogue qui
porte son nom, YEranistès. Le Mendiant demande, en effet, à
l’Orthodoxe, porte-parole de Théodoret, si, pour fonder son
argumentation, il va avoir recours « de nouveau » (7ràXtv) au
« fameux » (TioXuôpùXXrrcov) argument que constituerait à ses
yeux la déclaration du Christ : « Détruisez ce temple, et en trois
jours je le relèverai ». Cette réaction du Mendiant intervient dans
la troisième partie du dialogue, qui traite de l’impassibilité de la
nature divine du Christ. L’Orthodoxe vient d’établir que l’âme
assumée par le Verbe en même temps que le corps4 - une façon
de souligner contre les apollinaristes que le Verbe a assumé un
homme parfait - a pu « compatir » (aup7ràox£tv) à la souffrance
du corps, mais qu’en aucune façon elle n’a pu mourir avec lui
(üUvaTtoôvfjaxeiv), puisque l’âme est immortelle ; si donc l’âme
humaine du Christ n’a pas partagé la mort du corps (ooÔè xtjv
(Jjux^v toü acoxfjpoç... xcp aoopaxi xotvcovfjaat 0avàxou), à plus
forte raison on ne saurait admettre le blasphème de ceux de
votre parti, déclare l’Orthodoxe, qui osent prétendre que la
nature divine a eu part à la mort (pexaXccx^v)- Voici le texte :
« — Orthodoxe. Comment pourrait-on tolérer le blasphème
dont vous avez l’audace et qui ose vous faire dire que la nature
divine a eu part à la mort ? Et cela, quand le Seigneur a montré
que c’était tantôt son corps qui était offert (cf. He 10, 10), tantôt
son âme qui était troublée (cf. Jn 12, 27).
— Mendiant. Et où le Seigneur a-t-il montré que c’était son
corps qui était offert ? Ou bien allez-vous, de nouveau, nous
produire le fameux témoignage : Détruisez ce temple, et en trois jours
je le relèverai et nous présenter avec hauteur l’explication de l’évan­
i
I géliste : Il parlait du temple qu'était son corps, et lorsqu'il se fut relevé
» d'entre les morts, ses disciples comprirent que c'était cela qu'avait dit
i Jésus et il crurent à l'Ecriture et à la parole qu'avait dite Jésus''. *
!
! Avant de fournir au Mendiant les justifications deman­
:
dées, l’Orthodoxe lui fait remarquer qu’il ne peut pas écarter
avec une telle désinvolture les paroles mêmes du Seigneur (pr)
! xcopcpÔeïxe toü SecnréTou toi ^rjpaxa), et l’invite à s’attacher au
i
i témoignage des apôtres « qui ont cru, après la résurrection, que

‘ c’était la divinité qui avait relevé le temple qu’avaient détruit


!
f
4. Il s’agit évidemment d’une âme rationnelle, celle que possède tout
homme. Théodoret n’adopte pas l’anthropologie trichotomiste d’Apollinaire
et ironise même parfois sur la distinction qu’il prétend opérer entre l’âme « vi­
tale * et une âme rationnelle assimilée au voùç (cf. De incam. 19, PG 75, 1452
D-1453 A).
5. Eranistes uel Polymorphus III, éd. G.H. Ettlinger, Oxford 1975, p. 220,12-
22 (ensuite Êran. III, p. 220).
434 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

les Juifs »6. Notons que le verset johannique n’est pas ici autre­
ment commenté. En outre, on ne le trouve nulle part cité, sous
la plume de Théodoret, dans le dialogue : il n’apparaît que dans
les florilèges patristiques qui accompagnent chacune de ses
trois parties7. La remarque du Mendiant prouve néanmoins,
notamment par l’emploi de l’adjectif 7toAu9puÀXY|TOV dont la
connotation péjorative semble ici évidente, que le verset fait
partie de l’arsenal habituel des Antiochiens dans le débat chris-
tologique de cette époque, au point de passer pour un argument
ressassé et un peu usé8.
On le constate, en effet, sans peine dans les écrits de
Théodoret qui datent des débuts de sa polémique avec Cyrille,
même si plusieurs d’entre eux ne nous ont été conservés que très
partiellement.
1. L’argument du temple est ainsi utilisé à plusieurs reprises
par Théodoret dans sa réfutation des Anathématismes de Cyrille9.
Il intervient notamment dans la réfutation du deuxième anathé-
matisme pour contester sa formule d’« union selon l’hypostase »,
qui non seulement n’a, pour Théodoret, aucun fondement
scripturaire ou patristique, mais risque, à ses yeux, d’accréditer
l’idée - le « blasphème » - que cette union est le résultat d’« un
mélange de la chair et de la divinité »10. Voici le texte :

6. Eran. III, p. 220, 26-29.


7. Les citations de Jn 2, 19 sont empruntées respectivement à Eustathe
d’Antioche (Éran. I, n° 33, p. 101, 12-13), Ambroise (II, n° 29, p. 162, 14-
15), Athanase (III, n° 27 et n° 31, p. 236, 5-6 et 237, 6-7), Amphiloque (III,
n° 54, p. 243, 21-22), Jean Chrysostome (III, n° 60 et n° 61, p. 245, 11-12.
17-18), les plus nombreuses figurant dans le florilège de la troisième partie du
dialogue qui traite de l’impassibilité de la nature divine du Christ.
8. Les Antiochiens, et Théodoret lui-même, paraissent avoir adressé le
même grief à leurs adversaires pour l’usage qu’ils faisaient de Jn 1, 14 « Et
le Verbe s’est fait chair » afin de prouver l’unicité de la nature du Dieu Verbe
incarnée ; voir Théodoret, Flortlège dogmatique (inédit ; infra I, 4) : <« De fait,
votre arme la plus forte, votre rempart toujours prêt et votre grand syllogisme
contre la vérité, c’est le verset : Et le Verbe s’est fait chair » (Ambros. gr. 1041,
ff. 126v, 34-127, 3 ; Vat. gr. 2658, f. 215, 12-21). Rapprocher ce passage du
résumé donné par Photius du dixième des vingt-sept livres {logoi) de Théodo­
ret « contre diverses propositions », qu’il dit avoir lus : « Le dixième attaque
ceux qui mettent en avant avec des intentions mauvaises la parole : Le Verbe
s’est fait chair » (Photius, Bibliothèque, cod. 46 (éd. R. Henry, CUF, tome I,
Paris 1959, p. 31, 18-19).
9. De l’ouvrage composé par Théodoret, à la demande de Jean d’Antioche,
pour réfuter les anathématismes de Cyrille adressés à Nestorius, ne subsistent
que les citations faites par Cyrille dans son Apologie contre Théodoret en faveur
des douze chapitres (PG 76, 391-452 \ACO I, i, 6, p. 107-146).
10. La notion de mélange (ouyxpaaïc;, xpàotç, àvocxepàvvupi, auy-
xepàwupt, piÊ-iç, ptyvupi, ouyxuou;, ouyxéco), pourtant couramment utili­
sée par Grégoire de Nazianze (cf. ep. à Clédonios I, 21. 36. 39. 46. 49 ; ep. à
Clédonios II, 9) et Grégoire de Nysse (passim, cf. Lampe, s.v. àvaxepàvvupt,
èTupiÇta) pour désigner l’union des deux natures dans le Christ (cf. J. R.
Bouchet, « Le vocabulaire de l’union et du rapport des natures chez Gré-
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE (JN 2, 19) 435

« Mais il faut accorder foi au Seigneur qui fait voir les deux
natures et qui dit aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le
relèverai. Or, s’il y avait eu mélange, Dieu ne serait pas demeuré
Dieu et le temple non plus ne se serait pas fait connaître comme
temple, mais tout à la fois le temple serait Dieu et le Dieu temple
- voilà en effet la logique que commande le mélange - et le Seigneur
aurait dit de manière superflue aux Juifs : Détruisez ce temple, et en
trois jours je le relèverai ; car il aurait dû dire : ‘Détruisez-moi, et en
trois jours je me relèverai’, s’il y avait eu réellement mélange et
confusion. Mais en réalité il fait voir le temple détruit et Dieu qui
le redresse. Elle est donc superflue l’union selon l’hypostase qu’ils
nous présentent en la substituant, à ce que je crois, au mélange. Il
suffit de dire l’union : celle-ci, tout à la fois, fait voir les propriétés
des natures et enseigne à adorer un seul Christ11. »
L’argument est repris, mais de façon plus allusive, dans
la réfutation du septième anathématisme qui revient, pour
Théodoret, à nier la distinction des natures, s’il faut renoncer à
rapporter à Jésus en tant qu’homme ce qui relève de sa nature
divine et la gloire du Fils unique.
« Si la nature humaine est mortelle, mais si le Dieu Verbe est
la vie et celui qui donne la vie, s’il a relevé le temple qui avait été
détruit par les Juifs et l’a fait monter dans les deux, comment
la forme de l’esclave n’a-t-elle pas été glorifiée par la forme de
Dieu12 ? »
Il reparaît enfin dans la réfutation du douzième anathéma­
tisme, celui sur lequel se cristallise le différend avec Cyrille,
plus encore peut-être que sur la question du thêotokos, puisque
Cyrille y affirme, aux yeux de Théodoret, la passibilité du Verbe
de Dieu. Dans ce cas surtout, Théodoret juge indispensable
de distinguer les deux natures du Christ, d’insister sur ce qui
relève en lui de son humanité (« l’homme assumé ») et sur ce
qui appartient à sa nature divine (« le Verbe de Dieu »). Aussi
les deux premières citations où figure le mot « homme » sont-
elles choisies à dessein, tandis que la citation de Jn 2, 19 vient
apporter la preuve que la divinité, loin de supporter la Passion,
est la nature qui a relevé « le temple ».

goire de Nysse », Revue thomiste 68, 1968, p. 533-582 [566-577]), alors même
qu’ils réfutaient les thèses christologiques d’Apollinaire, paraîtront suggérer,
à l’époque de Théodoret, soit un changement dans la nature immuable du
Verbe au moment de l’Incarnation, soit une altération de la nature humaine
assumée, et avoir de ce fait un net relent d’apollinarisme ; pour cette raison,
les Orientaux les banniront du vocabulaire christologique et accuseront Cy­
rille de concevoir l’union comme un « mélange *, lorsqu’il parle d’une « unique
nature ».
11. Théodoret, Reprehen. anath. 2 : PG 76, 400 BC ; ACO I, i, 6, p. 114,
18-115,3.
12. Id., Reprehen. anath. 7, PG 76, 425 BC ; ACO I, I, 6, p. 130, 5-7.
THÉOLOGIE et christologie
436

« Ainsi donc ce n’est pas Dieu qui a souffert, mais l’homme


assumé à partir de nous par Dieu. C’est pourquoi le bienheureux
Tcqïp s’écrie dans sa prophétie : C'était un homme dans la douleur
et qui savait supporter la faiblesse (Is 53, 3)13. Et notre Maître le
Christ lui-même disait aux Juifs : Pourquoi me cherchez^vous pour
me tuer, moi un homme, moi qui vous ai dit la vérité ? (Jn 8, 40). Or
ce n’est pas la Vie elle-même qui est tuée, mais celui qui possé­
dait la nature mortelle. Et, enseignant cela en un autre passage,
le Seigneur a dit aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je
le relèverai (Jn 2, 19). Ainsi donc a été détruit ce qui est issu de
David, mais celui qui a relevé ce qui avait été détruit, c’est le Verbe
Monogène de Dieu, lui qui a été engendré du Père, de manière
impassible, avant les siècles14. »
2. En des termes qui s’apparentent étroitement à ceux
utilisés dans la réfutation du deuxième anathématisme de Cyrille,
Théodoret reprend la même argumentation doctrinale dans son
traité Sur la Trinité et sur l3Incarnation. Sans doute le patriarche
d’Alexandrie n’y est-il pas directement mis en cause, car l’objet
immédiat de la démonstration est de réfuter les thèses d’Apolli­
naire en prouvant l’assomption par le Verbe d’un homme parfait,
c’est-à-dire d’un corps et d’une âme rationnelle ; mais, dans la
mesure où, avec ses Anathématismes, Cyrille parut redonner vie à
cette ancienne hérésie15 ‘.Théodoret pourrait aussi bien viser ici
indirectement ses positions doctrinales16.

13. Comparer avec son commentaire du même verset dans Vin Is., où Théo­
doret utilise une terminologie abstraite pour désigner chacune des deux na­
tures, alors même que le texte scripturaire pouvait l’inciter à utiliser un voca­
bulaire concret : « Il a montré la nature qui a reçu la Passion : c’est son corps
qui a été cloué à la croix, tandis que sa divinité s’appropriait (wxetoûxo) la
Passion » (In Is. 17, 56-60, SC 315).
22 30Th^odoret’ Reprehen. anath. 12, PG 76, 449 BC ; ACO I, i, 6, p. 144,
15. Théodoret, Lettre à Jean d'Antioche 1, 18-22 (SC 429) : « Mais ce qui
m’a encore plus affligé c’est que, sous le nom et l’apparence de piété... il ait
redonné vie à l’enseignement aussi stupide qu’impie d’Apollinaire, depuis
longtemps éteint. »
16. Tout dépend évidemment de la date retenue pour la composition de
ce traité ou des retouches postérieures qui pourraient lui avoir été apportées
par Théodoret (cf. infra, n. 18). Théodoret mentionne explicitement ce traité
à la fin de la lettre qu’il adresse, dans la première moitié de 432, Au peuple
de Constantinople (Coll. Cas. 129 = Synodicon 40, PG 84, 647 B = SC 429,
ep. 5, 242-244) : « Si, par ailleurs, j’en ai le loisir, je vous enverrai aussi ce que
j’ai naguère (ohm) écrit sur la sainte Trinité et la divine Incarnation »> (trad.
Y. Azéma), mais la date de sa rédaction dépend de la valeur accordée à l’ad­
verbe ohm (= 7tàXai). Notons toutefois que Cyrille, dès le début de l’affronte­
ment avec Nestorius, affirme clairement l’assomption par le Verbe d’une chair
(corps, homme) animée et d’une âme raisonnable (Lettre aux moines 9. 12 :
ACO I, i, 13, 32-33 ; 15,11-12 ; Lettre 2 à Nestorius 3. 7 : ACO I, I, 26, 25-28 ;
28, 20-21 ; Lettre 3 à Nestorius 8 : ACO I, i, 38, 16-18), autrement dit d’un
homme complet (Adresse à Théodose 17. 20-21 : ACO I, I, 52, 33-53, 10 ; 54,
25 s.; 55, 14-15), et condamne la conception apollinariste de l’Incarnation
(Adresse à Théodose 17, ibid. ; Sur l'incarnation du Monogène, PG 75, 679 CD ;
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2,19) 437

« Cependant, autre était celui qui a établi sa demeure selon les


normes de la nature <humaine>, et autre le temple. C’est bien
pourquoi il disait aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je
le relèverai. Or, la destruction du temple, c’était la disjonction de
l’âme d’avec le corps : car la mort, c’est le retrait de l’âme loin
du corps ; ainsi donc, la destruction du temple s’accomplit par
la séparation d’avec l’âme. Par conséquent, si les Juifs ont détruit
le temple en le livrant à la croix et à la mort, et si la destruc­
tion du temple c’est la séparation d’avec ce qui lui était uni, si
le Dieu Verbe l’a ressuscité après sa destruction, il est clair, je
pense, pour les gens sensés, que ce n’était pas un homme sans
âme et sans intelligence, mais un homme parfait que le Dieu Verbe
avait assumé. Car si, au lieu de l’âme immortelle, c’était le Dieu
Verbe qui s’était trouvé dans le corps assumé, il aurait dit aux
Juifs : ‘Détruisez-moi, et dans trois jours je ressusciterai.’ Mais en
réalité, c’est pour enseigner le caractère alors mortel du temple et
la puissance de la Divinité qui l’habitait, qu’il déclare : Détruisez ce
temple, et en trois jours je le relèverai. Car ce n’est pas moi, dit-il, que
vous détruirez, mais le temple que j’ai assumé...17 *
La similitude de l’argumentation est un des indices qui
conduisent à situer la rédaction de ce traité à une date qui ne
serait pas trop antérieure à celle de la Réfutation des anathéma-
tismesy sans qu’on puisse déterminer avec certitude s’il a été
achevé avant ou peu après le concile d’Éphèse de 43118.

SC 97, p. 192, 21-29), même s’il n’insiste pas encore à ce moment-là, comme
le note G. M. de Durand, « sur le point névralgique de l’hérésie sous sa forme
dernière : la substitution du Verbe au nous humain dans le Christ * (SC 97,
p. 192-193, n. 1).
17. Théodoret, De incam. 18, PG 75, 1449 AB; transmis en tradition
directe par un unique manuscrit ( Vaticanus gr. 841) sous le nom de Cyrille
d’Alexandrie et publié avec cette attribution par le cardinal A. Mai (Scriptorum
Veterum Nova Collection t. VIII, livre III, Rome 1833, p. 27-58 ; Nova Patrum
Bibliotheca, t. II, Rome 1844, p. 32-74.), le traité Sur la Trinité et l'Incarnation
- un unique traité en deux parties - a été depuis restitué de manière certaine à
son véritable auteur grâce à la tradition indirecte (Chaîne sur Luc de Nicétas et
Contra Gramniaticum de Sévère d’Antioche) ; voir M. Richard, « Les citations
de Théodoret conservées dans la chaîne de Nicétas sur l’Évangile selon saint
Luc », Revue Biblique 43 (1934), p. 88-96 (= Opéra minora II, Leuven-Turn-
hout 1977, n° 43) ; J. Lebon, « Restitutions à Théodoret de Cyr », RHE 26,
1930, p. 523-550. Une édition critique du traité est en préparation par mes
soins pour la collection « Sources Chrétiennes *.
18. Après A. Ehrhard (Die Cyrill von Alexandrien zugeschriebene Schrift ,
ein Werk Theodoret's von Cyrus, Tübingen 1888), qui situait la rédaction du
traité entre 430 et 437, et E. Schwartz (Sitzungsberichte der Bayerischen Akad.
der Wissenschajten. Philos, -philol. und hisL KJasse, Jahrgang 1922, I. Abhan-
lung. I. Die sogenannten Gegenanathematismen des Nestorius, II. Zur Schiftstellerei
TheodoretSyÊ München 1922), qui, contrairement à Ehrhard, la situait avant le
concile d’Éphèse de 431, M. Richard a repris l’examen de la question dans
son article sur « L’activité littéraire de Théodoret avant le concile d’Éphèse*,
RSPT 24 (1935), p. 83-106 [93-99] (= Opéra minora II, n° 45). Malgré les
critiques de Schwartz, les arguments avancés par Ehrhard lui paraissent devoir
être pris en compte ; il se rallie néanmoins à la datation haute retenue par
Schwartz, en avançant l’hypothèse, pour justifier la présence de passages du De
438 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

3. Cette datation se trouve en quelque sorte confortée par la


lettre queThéodoret écrit aux moines d’Orient19, après l’échec
des pourparlers de Chalcédoine qui ont suivi le concile d’Éphèse,
et que l’on peut dater de l’hiver 431-432. Théodoret y reprend
ouvertement sa Réfutation des anathématismes pour en expliquer
le bien-fondé à ceux qui pourraient s’étonner de cette hostilité
contre Cyrille. Après avoir fait directement référence à plusieurs
des anathématismes20, il présente une confession de foi dans
laquelle l’argument du temple est longuement développé pour
affirmer la nécessité de reconnaître, au sein même de l’union et
de la personne unique du Christ, la présence de deux natures
distinctes et combattre l’idée de mélange.
« Aussi, un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur, voilà ce
que nous confessons ; car nous ne détruisons pas l’union, mais
nous croyons qu’elle s’est opérée sans mélange, soumis en cela au
Seigneur qui disait aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le
relèverai. S’il y avait eu mélange et confusion et si les deux natures
n’en avaient plus formé qu’une, il aurait dû dire : ‘Détruisez-moi,
et en trois jours je me relèverai.’ Mais, comme il veut montrer
qu’autre est le Dieu selon la nature, et autre le temple, mais que les
deux sont un seul Christ, Détruisez ce temple, dit-il, et en trois jours
je le relèverai, afin d’enseigner ainsi clairement que ce n’était point
le Dieu qui était détruit mais son temple, que la nature de celui-ci
était compatible avec la dissolution, tandis que la puissance de
l’autre ressusciterait celui qui était dissous. Quand nous confes­
sons le Christ Dieu et homme à la fois, nous ne faisons que suivre
les divines Ecritures21. »

incam. plaidant en faveur de la datation proposée par Ehrhard, de retouches


opérées par Théodoret sur son traité au lendemain du concile d’Éphèse. Sans
revenir en détail sur la question, dans ses <« Notes sur l’évolution doctrinale de
Théodoret », RSPT 25 (1936), p. 459-481 (= Opéra minora II, n° 46), il réaf­
firme que le traité a été composé « avant que l’évêque de Cyr ne se soit laissé
entraîner, à la suite de Jean d’Antioche, dans l’affaire nestorienne ». Nous se­
rions tenté d’être plus circonspect.
19. Théodoret, Lettre 4 aux moines d'Euphratèsie, d’Osroène, de Syrie, de Phé­
nicie et de Cilicie, SC 429.
20. Ibid., I. 39-45 (anath. 1) ; 46-52 (anath. 2 et 3) ; 52-57 (anath. 4) ; 64-66
(cf. anath. 12) ; 70-72 (cf. anath. 9).
21. Ibid., 1. 92-106. La citation de Jn 2, 19 reparaît plus loin dans cette
même lettre, au terme d’un passage où Théodoret passe en revue les événe­
ments marquants de la vie du Christ, depuis sa naissance jusqu’à sa Résurrec­
tion, et, comme pour réfuter encore le quatrième anathématisme de Cyrille,
répartit les idiomes entre sa nature humaine (faim, soif, fatigue, sommeil, peur,
sueur, prière, ignorance, etc.) et sa nature divine (miracles) : « Il a brisé les portes
d'airain, fracturé les verrous de fer (Ps 106, 16), détruit la puissance de la mort
et, en trois jours, a relevé son temple : voilà bien les signes de la condition
de Dieu (rixoû Oeoû nopcpfjç), suivant l’enseignement de Notre Seigneur :
Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Ainsi, en l’unique Christ, à tra­
vers les tourments nous voyons l’humanité, mais, à travers ses miracles, nous
saisissons sa divinité. Car des deux natures nous ne faisons pas deux Christs *
(ibid.,1 288-296).
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE (JN 2, 19) 439

C’est à peu de chose près, ce queThéodoret écrivait dans sa


réfutation du deuxième anathématisme. Il n’est pas surprenant
non plus que l’on retrouve, plus loin dans la même lettre22, pour
prouver que « le Christ est aussi appelé homme après l’incarna­
tion », encadrant d’autres citations scripturaires, la citation de Jn
8, 40 et celle d’Is 53, 3-4, produites l’une et l’autre, mais dans
l’ordre inverse, dans la réfutation du douzième anathématisme23.
On voit bien que, dans cette phase d’hostilité déclarée contre
Cyrille, l’auteur dispose d’un florilège de citations scripturaires
réunies pour les besoins de la polémique et qu’il a mis au point
un certain type d’argumentation, dont l’argument du temple est
sans aucun doute l’un des plus représentatifs.
4. Il y a encore recours, en des termes qui reprennent une
fois de plus ceux de sa réfutation du deuxième anathématisme,
dans son Pentalogos dont la Chaîne sur Luc de Nicétas nous a
conservé de rares fragments grecs, auxquels s’ajoutent ceux, plus
nombreux, transmis en version latine par les collections conci­
liaires (Çollectio Palaiina)24. C’est l’un de ces fragments latins,
tiré au dire de l’excerpteur du premier livre de cet ouvrage dirigé
contre Cyrille, qui nous intéresse ici.
Or, à quelques détails près, le même passage figure, mais
en grec cette fois, dans un florilège dogmatique, transmis par
deux manuscrits au contenu identique et presque contempo­
rains - YAmbros. gr. 1041 et le Vat. gr. 2658 et mis sous le
nom de Théodoret. La première partie de ce florilège est, en
effet, pour l’essentiel un assemblage d’extraits de ses Discours sur
la Providence, relatifs à l’Incarnation25 ; toute la seconde partie,
beaucoup plus polémique, et jusqu’ici sans correspondant exact
dans les écrits conservés de cet auteur, nous ramène indiscu­
tablement aux questions débattues à l’époque de sa Réfutation
des anathèmatismes et du Pentalogos. L’auteur y affirme avec
vigueur une union des natures sans mélange, la nécessité de les
distinguer, même après la Résurrection, et celle de la réparti­
tion des vocables. Le début de cette seconde partie de l’exposé

22. Ibid., 1.150-181.


23. Cf. Théodoret, Reprehen. anath. 12, PG 76, 449 BC ; ACO I, i, 6,
p. 144, 22-26.
24. La Chaîne de Nicétas transmet seulement trois fragments du Pentalogos
- YAuctarium de Garnier mettant sous ce nom plusieurs fragments provenant
en réalité du De incam. ou de YHaer. fab. ([PG 84, 68 D-69 AC ; 72 BC). Les
fragments transmis par la Çollectio Palatina recoupent parfois ceux transmis en
grec par la Chaîne de Nicétas, mais surtout font références aux livres du Penta­
logos d’où sont tirés les fragments cités (ACO I, 2, 5, n° 41, 1-17, p. 165-169).
25. Pour une analyse précise du contenu de cette partie du florilège, voir
S. Lilla, Codices Vaticanigraeci, Codices 2162-2254 (Codices Columnetises), Cit-
tà delVaticano 1985, p. 118-120.
440 théologie et christologie

donne le ton de l’ensemble : « Mais qu’ils nous disent donc ceux


qui rapportent la passion du Christ à sa divinité : selon eux, le
Fils Monogène de Dieu est-il consubstantiel à Dieu le Père ou
est-il d’une autre substance26 ? » C’est dans cet ensemble, qui
porte indéniablement la marque deThéodoret, que trouve place
l’argument du temple, destiné à établir que seule l’humanité du
Christ a éprouvé la souffrance, bien que sa divinité se l’appro­
priât (oixeujùaccpévrjç) sans pour autant l’éprouver elle-même,
comme le souligne avec insistance l’auteur du florilège dans les
lignes précédant immédiatement le passage qui nous intéresse
ici27. La similitude constatée entre le texte grec et le texte latin
de la Collectif) Palalina conduit logiquement à penser que le
second est la traduction du premier. Or, le texte latin étant claire­
ment identifié par l’excerpteur comme provenant du Pentalogos,
et deux autres extraits du même ouvrage ayant leurs corres­
pondants exacts en grec, dans la Chaîne sur Luc de Nicétas,
le premier avec la mention Pentalogos28, on peut logiquement
conclure que nous avons affaire à un nouveau fragment grec de
cet ouvrage presque entièrement disparu29. Il suffit de placer les
deux textes en vis-à-vis pour s’en persuader :

26. Ci.Ambros.gr. 1041 (H 257 inf, olim A 28), f. 126,21-24 ; Vat.gr. 2658,
ff. 213v, 21-214, 2. Sur ce tour stylistique fréquent chez Théodoret, surtout à
l’encontre des Juifs, voir J.-N. Guinot, L'Exégèse de Théodoret de Cyr, Théologie
historique 100, Paris 1995, p. 511, n. 122 (ajouter : In Psal., PG 80, 1205 B2 ;
In epist. Pauli, PG 82, 360 A13 ; 828 A10 ; In Is. 13, 321 .322 ; 14, 288 ; 19, 52.
467 ; 20, 523 : SC 295 et 315).
27. Voici le texte : «Voilà les sentiments que nous avons appris à avoir ...
concernant la croix, la passion et la mort, et nous croyons que notre Seigneur
Jésus-Christ, dont nous savons pour l’avoir appris qu’il est à la fois Dieu et
homme, a été crucifié et qu’il est ressuscité, son humanité bien évidemment
éprouvant la souffrance, tandis que sa divinité ne recevait de là aucune souf­
france, mais s’appropriait la souffrance, comme étant celle de son temple. Elle
consentait à cette souffrance, en veillant au salut qui en découlerait pour toute
l’espèce <humaine>, mais elle était exempte de la souffrance, selon l’annonce
qu’elle avait faite : Détruisez, est-il dit, ce temple, et en trois jours je le relèverai.
Cela fait voir à l’évidence qu’une chose est la nature du temple qui a été détruit
et une autre chose la substance de la divinité qui a relevé cette nature, tandis
que notre Seigneur Jésus-Christ est de toute façon contemplé dans son uni­
cité * (Ambros. gr. 1041, f. 127, 34-127v, 5 ; Vat. gr. 2658, f. 216, 9-20).
28. D’après les indications fournies par la Collectio Palatina, ces deux ex­
traits - n° 41, 4 et n° 41, 6 (ACO I, 2, 5, p. 166-167) - appartiendraient au
livre II du Pentalogos ; ils correspondent aux deux fragments, n01 503 (= PG 84,
68 D-69 C ; 72 AB) et 740 (= ibid., 85 AB) de l’inventaire de la Chaîne de
Nicctas par Ch. Th. Krikonis (Sunagôgè Patérôn eis to kata Loukan, Byzatititia
keimena kai meletai 9,Thessalonique 1973).
29. Cette seconde partie du florilège, selon S. Lilla (Codices Vaticani graeci,
op. cit., p. 118-120), pourrait même avoir conservé un ensemble d’extraits,
jusqu’ici inconnus, du Pentalogos. Voir notre article, « Un nouveau fragment
grec du Pentalogos deThéodoret de Cyr », Warszawskie Studia Teologiczne XX/2
(2007), p. 117-129.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE ON 2, 19) 441

El Sè xpâaiç èyeyôvEi « [Item ex eodem libro


xal oùX/poiq xa! pla cpuaiç primo :] Si permixtio aut confusio
èÇ àp<poïv èTreTeXéo&T), oute fieret et una ex utraque substantia
ô 0eôç èpEpsvYjXEi 0eôç oüte redderetur, neque deus mansisset
ô vaôç vaôç, àXAà xal ô deus nec templum existeret
0eôç vaôç xal ô vaôç <puaei templum, sed deus templum et
0eôç. Toüto yàp rj xpâatç templum natura deus esset. Id
èpyàÇexai. El Sè toüto outcoç enim operatur admixtio. Et si hoc
eiXev, oùx eIxôtmç e<pir|- ita est, non conuenienter dominus
Aùoave tôv vaôv toôtov, ait : Soluite templum hoc, et in triduo
ëÔei yàp (pavai* AuaaTÉ suscitabo illud. Oportebat enim ut
pe xal èv Tpialv ypspaïç diceret : ‘Soluite me, et in tribus
èy£p0riaopai, EÏTtEp apa al diebus resurgam*, si quidem
Ôuo (puasiç Ôià Tfjç xpàascoç duae naturae unam permixtionis
piav àTTETÉXeaav cpuaiv30. temperamento fecissent31. »
En revanche, si un mélange [Encore tiré du même livre
et une confusion s’étaient premier :] « S’il y avait mélange
produits, et si, de deux natures, ou confusion, et si une seule
il était résultée une seule substance résultait de deux,
nature, Dieu ne serait pas Dieu ne serait pas resté Dieu et
resté Dieu, non plus que le le temple n’existerait pas comme
temple temple, mais tout à la temple, mais tout à la fois Dieu
fois Dieu <serait> le temple serait le temple et le temple serait
et le temple <serait> Dieu par Dieu par nature : c’est en effet ce
nature : c’est en effet ce que que produit le mélange. Et s’il en
produit le mélange. Pourtant va ainsi, le Seigneur ne déclare
s’il en allait ainsi, ce n’est pas pas d’une manière logique :
à juste titre qu’il aurait dit : Détruisez ce temple, et en trois jours
Détruisez ce temple ; il aurait je le relèverai. Il lui fallait dire en
dû dire : ‘ Détruisez-moi, et en effet : ‘ Détruisez-moi, et en trois
trois jours je me relèverai’, si jours je me relèverai ’, si précisé­
précisément des deux natures, ment la combinaison résultant
en raison du mélange, il était du mélange avait fait des deux
résulté une nature unique ; natures une nature unique. *
mais en réalité, pour faire voir
l’inconfusion des natures unies,
il dit : Détruisez ce temple, et en
trois jours je le relèverai. »

Cet ensemble de textes justifie amplement la réaction du


Mendiant de VÉranistès : l’argument du temple, avancé par les
défenseurs d’une christologie dyophysite, dont Théodoret s’est
fait le champion contre Cyrille, paraît avoir été utilisé si souvent
au cours de la phase la plus aiguë des hostilités, c’est-à-dire dans

30. Ambros.gr. 1041, f. 127 v, 5-11 ; Vat. gr. 2658, ff. 216, 20-216;, 4.
31. ACOI, 5, p. 166, n° 41,3 , cf. Reprehen. anath. (Coüectio Palatina)y ibid.3
p. 146, n°40, 17, 20-25.
442 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

les années qui ont immédiatement précédé ou suivi le concile


d’Éphèse (431), que leurs adversaires ont pu le juger éculé. Cela
invite à vérifier la place et le rôle du verset johannique dans les
écrits postérieurs de Théodoret, notamment dans ses commen­
taires exégétiques.

II. L’utilisation de Jn 2, 19 dans les écrits de


Théodoret postérieurs à l’acte d’union (433)

1. Citations de Jn 2,19 dans ses écrits exégétiques


Autant que l’on puisse les dater, les travaux exégétiques de
Théodoret semblent tous avoir été rédigés à une date posté­
rieure au concile d’Éphèse32. La place accordée aux questions
doctrinales, en particulier à la christologie, ou à la polémique
contre différentes hérésies est variable d’un commentaire à
l’autre33. D’autre part, un commentaire exégétique ne saurait se
confondre avec un traité doctrinal. Enfin, à la différence de Cyrille
d’Alexandrie ou de Théodore de Mopsueste, Théodoret n’a pas
commenté l’Évangile de Jean34. Ce rappel est nécessaire pour
marquer les limites de notre enquête. Il paraît toutefois légitime
de s’interroger sur l’utilisation que fait notre auteur de Jn 2,
19 dans son œuvre exégétique. Non seulement aucune position
doctrinale ne peut trouver de fondement solide en dehors de
l’Écriture - souvenons-nous du grief fait sur ce point à Cyrille
parlant d’« union selon l’hypostase »35 -, mais il est impensable
qu’un théologien aussi engagé que Théodoret dans le débat
christologique de son temps, depuis le concile d’Éphèse (431)
jusqu’à celui de Chalcédoine (451), ait renoncé à tirer parti,
32. Voir sur ce point, M. Richard, « Notes sur l’évolution doctrinale de
Théodoret», op. du, p. 470-471. 477, et «L’activité littéraire de Théodo­
ret avant le concile d’Éphèse », op. dt., p. 105-106 ; voir aussi J.-N. Guinot,
L’Exégèse de Théodoret, op. dt., p. 48-63.
33. Cf. J.-N. Guinot, L’Exégèse de Théodoret, op. dt., chap. VII et VIII.
34. Son seul commentaire néotestamentaire est celui de l’ensemble du cor­
pus paulinien.
35. Voir Théodoret, Reprehen. anath. 2 : « Nous confessons un seul Christ,
en accordant foi aux enseignements des apôtres et nous nommons le même,
à cause de l’union, à la fois Dieu et homme, mais nous ignorons absolument
l’union selon l’hypostase, en tant qu’elle est étrangère et inconnue aux divines
Écritures et aux Pères qui les ont interprétées. Or si, par union selon l’hypos­
tase, celui qui est l’auteur de cette formule veut dire qu’il y a eu un mélange
de la chair et de la divinité, nous mettrons toute notre ardeur à le réfuter et
nous le convaincrons de blasphème » (PG 76, 400 A. C ; ACO I, i, 6, p. 114,
11-12 et p. 115, 1). Cf. M. Richard, « L’introduction du mot ‘hypostase’ dans
la théologie de l’incarnation » MSR 2 (1945), p. 243-270 [245-252] (= Opéra
minora, n° 42.2).
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2, 19) 443

dans ses commentaires, de versets scripturaires qui lui parais­


saient les plus à même d’autoriser la christologie dyophysite des
Antiochiens, étant sauve l’unité de la personne du Christ. Qu’il
ait jugé opportun de modifier son vocabulaire, notamment en
renonçant aux formules concrètes36, qui pouvaient faire croire à
la simple conjonction de deux personnes distinctes - l’homme et
le Dieu -, est une chose, mais qu’il ait renoncé à ce qui était pour
lui l’essentiel en est une autre. Il ne cesse, en effet, d’affirmer son
opposition à toute idée de mélange ou de confusion des natures
et, s’il prend soin de distinguer les vocables, même après l’union,
c’est afin d’écarter l’idée que la divinité ait pu éprouver la
souffrance et connaître la mort. Seule les a supportées la nature
humaine assumée, bien que la nature divine qui lui demeurait
indissolublement unie, même au moment de la Passion, ait pu
en quelque sorte se les « approprier »37.
A la différence de ce que l’on constate dans les écrits
dirigés contre Cyrille ou directement liés à la crise nestorienne
et au concile d’Éphèse de 431, Théodoret utilise assez peu la
citation de Jn 2, 19 dans ses commentaires exégétiques. Le plus
souvent, du reste, elle semble y perdre le caractère d’argument
polémique qu’elle avait alors. On ne relève ainsi aucune occur­
rence de la citation johannique dans Vin Canticum, qui paraît
avoir été le premier de tous ses commentaires scripturaires38 et
dont la rédaction pourrait se situer à une date proche de celle
de l’Acte d’union (433). Pourtant les développements christo-
logiques y occupent une place non négligeable39. Théodoret ne

36. Voir M. Richard, « Notes sur l’évolution doctrinale de Théodoret *,


op. cit.jp. 470-471.
37. Tout en affirmant l’impassibilité de la nature divine, Théodoret affirme
également, dès ses premiers écrits - De incam. 30 (PG 75, 1460 DI2) et Rèfu-
tation anath. 12 (PG 76,459 B11) -, que celle-ci, en raison de l’union (Ôià rrjv
ëvtoatv), s’approprie (otxeioùaOat) les nâdr\ et tout ce qui est constitutif de la
nature humaine assumée (xà xtâv àv9pCD7tcov iràOTj, xà T)uéxepa, xà rcaen^ rfy;
cpuoEtoç), et en particulier les souffrances de la Passion (xô 7td9oç) : In Is. 17,
58 sur Is 53, 3 (SC 315) ; In Psal. (Ps 40, 5), PG 80, 1164 C ; In 1 Cor. 15,27-
28, PG 82, 360 B7. C3 ; In Hebr. 2, 5-8, PG 82, 692 A10-15 ; Eran. III, éd. Ettlin-
ger, p. 211, 23 ; id.3 Appendix3 syllog. 10, ibid., p. 263, 7 et syllog. 16, p. 265, 2 ;
QL 19, PG 80, 324 B6 = éd. Fernandez Marcos - Saenz Badillos, p. 170, 16.
Nulle part il n’émet au sujet de cette « appropriation * les réserves que faisait
Nestorius dans sa réponse à la deuxième lettre de Cyrille (Ad Cyrillum 2, 7 :
ACO I, i, 31, 24-32, 4), qui revient sur ce point dans sa troisième lettre à
Nestorius (Ad Nestorium 3, 6 : ACO I, i, 37, 11-12) en déclarant que « le Fils
et Dieu Monogène..., bien qu’il soit impassible par nature, a souffert dans sa
chair... et a été crucifié dans son corps, en s’appropriant impassiblement (xà
xfjç iôi'ocç occpxôç à7ta9ûç oixEioupEVOç rcaOT]) la passion de sa propre chair ».
38. Sur l’ordre de composition des commentaires de Théodoret et leur data­
tion, voir J.-N. Guinot, L'Exégèse de Théodoret, op. rit., p. 43-63.
39. Voir notre étude, « La christologie de Théodoret de Cyr dans son com-
mentaire sur le Cantique », Vigiliae Christianae 39 (1985), p. 256-272.
444 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

cite pas davantage Jn 2, 19 dans ses commentaires In Daniel, ou


In Ezechiel., qui appartiennent eux aussi à cette même période.
Dans YIn XII proph., dont la rédaction est postérieure à celle des
deux commentaires précédents, la citation de Jn 2, 19 apparaît
une seule fois dans l’explication fournie par Théodoret de la
péricope de Ml 3, 1 : « Voici que je vais envoyer mon messager, et il
jettera les yeux sur le chemin devant ma face, et soudain le Seigneur
entrera dans son temples ainsi que le messager de Valliance que vous
désirez. » Théodoret voit là une prophétie messianique, l’envoi
du messager annonçant la venue de Jean Baptiste - la citation
des paroles de Zacharie en Le 1, 76 vient renforcer cette inter­
prétation -, et l’entrée du Seigneur dans son temple annonçant
l’Incarnation. Voici la partie du texte qui nous intéresse :
« Il a appelé ‘temple’ la nature humaine que le Dieu Verbe
a assumée. C’est ainsi que notre Maître le Christ en personne
a déclaré : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Et
l’évangéliste interprète cette déclaration en ajoutant : Il parlait du
temple de son corps ; et lorsqu’il fut relevé d’entre les morts, ses disciples
comprirent que c’était cela qu’avait voulu dire Jésus, et ils crurent en
l’Ecriture et en la parole que leur avait dite Jésus™. »
A l’évidence, la citation de Jn 2, 19. 21-22 ne joue pas ici
le rôle qu’elle remplit dans le débat avec Cyrille et n’a pas le
caractère d’un argument polémique : elle n’est là, semble-t-
il, que pour fournir une preuve difficilement contestable de la
légitimité de l’interprétation messianique retenue. En outre, elle
semble commandée par la présence du mot « temple » dans le
verset de Malachie ; elle n’est pas pour autant indispensable,
puisqu’une longue tradition patristique, qui s’origine précisé­
ment dans le verset de Jn 2, 19, a fait du mot « temple » une
manière habituelle de désigner le corps, la chair ou, comme le dit
Théodoret, la nature humaine assumée par le Verbe au moment
de l’Incarnation.
Dans le long commentaire In Psal., on relève seulement
trois occurrences de Jn 2, 19, mais toutes n’ont pas le même

40. Cf. PG 81, 1977 AB. L’interprétation de Théodoret sur Ml 3, 1 est à


rapprocher de la première de celles que propose Cyrille d’Alexandrie sur le
même verset : « En outre il est dit qu’il viendra dans son temple, ou bien parce
que le Verbe est devenu chair et qu’il a habité dans le corps qu’il a pris de la
très sainte Vierge comme dans un temple, c’est-à-dire dans un homme parfait,
je veux dire composé d’une âme et d’un corps, auquel nous croyons qu’il s’est
uni immédiatement et selon le dessein de l’économie ; ou bien simplement il
nomme ‘temple’ la ville très sainte qui lui est consacrée, à savoir Jérusalem,
c’est-à-dire l’Église, comme en une figure qui la désigne » (PG 72, 332 A).
Théodore de Mopsueste se contente, quant à lui, d’entendre la prophétie de
la manifestation du Christ à qui Jean-Baptiste, le précurseur (« mon ange *), a
rendu témoignage (PG 66, 620 C).
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE (JN 2,19) 445

intérêt pour notre sujet. Dans l’interprétation du Ps 40, tout


entier rapporté au Christ et à sa Passion parThéodoret, confor­
mément à une tradition patristique relativement uniforme, la
citation johannique vient, avec celle de Mt 20, 18-19, prolonger
et enrichir la paraphrase du verset 9 : « Celui qui est couché ne se
relèvera-t-il pas ensuite ? ». On ne saurait donc prétendre qu’elle
est ici particulièrement représentative de la christologie de
Théodoret ou la mettre en relation avec le débat doctrinal de
son temps :
« Même si je subis la mort, dit-il, ne me relèverai-je pas ensuite,
en dispersant ceux qui me l’ont préparée ? Cela aussi ressemble
à la parole de l’Évangile : Détruisez ce temple, et en trois jours je le
relèverai (Jn 2, 19). Et encore : Voici que nous montons à Jérusalem,
et le Fils de l'homme sera livré aux mains des pêcheurs, et il le tueront, et
le troisième jour il se relèvera (Mt 20, 18-19). Voilà pourquoi, à juste
titre, il a appelé ‘sommeil’ la mort41. »
En va-t-il autrement de la citation de Jn 2,19 que Théodoret
introduit dans son commentaire du Ps 117, 26 « Nous vous avons
béni depuis la maison du Seigneur » ? Rien de moins certain. Il serait
injuste en tout cas de prendre prétexte de cette citation, faisant
suite à celle de Jn 1, 14 et servant, comme elle, à faire entendre
en un sens christologique les mots « maison du Seigneur », pour
accuser Théodoret de professer une christologie de l’« inhabi­
tation »42. Le terme de « maison », comme celui de « temple *

41. Cf. In Psal., PG 80, 1165 B.


42. Comparer avec le commentaire du Ps 21, 4 (entendu parThéodoret
avec l’ensemble de la tradition patristique de la passion et de la résurrection du
Christ) où, de manière identique, l’exégète est conduit par les termes mêmes
du verset à parler de l’Incarnation comme d’une « inhabitation * : « Mais toi,
tu habites (xcitoixeîç) dans le sanctuaire (ou le saint, èv cqav)> tQl la louange
d’Israël. Voilà, dit-il, ce qui est le plus étonnant de tout : alors que toi, tu
habites dans ce saint corps (xoctoixoûvtoç èv tû àyîcp toutco ocôpaTt), la
Passion s’accomplit » (In Psal., PG 80, 1012 C). Les cas où l’utilisation des
verbes èvoixeïv ou xcccoixelv, pour désigner la nature divine du Christ, ne
semble pas commandée par le verset biblique, sont extrêmement rares dans
les écrits de Théodoret postérieurs à 431-433 : v.g. le commentaire de Ps 15,
7 (In Psal, PG 80, 961 C) où Jésus est dit être instruit « par la divinité inha­
bitante » (7tcxpà vfiç èvotxoûoTjç OeÔ'dttoç èooqnÇsto) et celui d’Ez 1, 27-28
([In Ez., PG 81, 836 C) : « L’humanité du Dieu-Verbe a été rendue brillante
et éclatante, glorieuse, immortelle et incorruptible, par la nature qui l’habite
(Ù7tô tt)ç èvoLXOüOTjç (pùoEtoç). »Tout se passe donc comme si Théodoret avait
renoncé, après le concile d’Éphèse, à une terminologie qu’il utilisait largement,
et de manière plus contestable quand elle s’accompagnait d’un vocabulaire
concret, à l’époque du De incam. (PG 75, 1433 A ; 1444 A ; 1452 A ; 1452 B ;
1457 A ; 1457 D ; 1468 D). Pourtant cette terminologie n’avait guère troublé
les théologiens ni Cyrille lui-même jusqu’en 430, avant qu’il ne condamne
l’idée d’« inhabitation * que lui paraissait défendre Nestorius (cf. sa Lettre aux
moines 14, ACO I, i, 1, p. 16, 21-32 ; trad. Festugière, op. cit., p. 35-36) ; de
fait, dans le seul Commentaire sur S. Jean, les occurrences du verbe èvoixeîv
pour désigner - souvent de manière concrète - l’incarnation du Verbe ou son
union avec la chair sont fréquentes (v.g. Pusey I, 568, 24 ; 569, 5 ; 582, 26 ;
446 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

en Ml 3, 1, ne lui fournit ici qu’une occasion supplémentaire


de trouver dans le texte une annonce voilée de l’Incarnation.
Comme souvent, Théodoret passe ici de la situation historique
vétérotestamentaire - l’action de grâces des exilés après leur
retour d’exil - à l’annonce voilée de ce qui se produira pour les
chrétiens après le temps des persécutions, et du temple de pierre
de Jérusalem à celui qu’a assumé le Verbe :
«Voilà ce que disent à leurs amis ceux qui ont remporté la
victoire : Nous vous apportons la bénédiction de cette pierre qui
est devenue la maison du Dieu Verbe, celle en qui il demeure : Car
le Verbe s’est fait chair, est-il dit, et il a habité parmi nous (Jn 1, 14).
Et le Seigneur a dit aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je
le relèverai (Jn 2, 19)43. »
Le commentaire du Ps 131, 6 fournit la troisième occur­
rence du verset à prendre en compte. Dans ce psaume que
Théodoret entend à la fois du retour des exilés de Babylone et
du Christ issu de la race de David, il reprend la distinction entre
le temple matériel, celui de David et de Salomon, et celui qu’a
assumé le Verbe divin, autrement dit la nature humaine. Mais là
encore, il serait peu légitime de tirer argument de la présence de
Jn 2, 19 pour donner au commentaire une quelconque portée
polémique :
« <David> demandait de construire un temple pour Dieu ;
mais le Verbe Monogène de Dieu a promis que, du fruit de ses
reins, il se construirait pour lui-même un temple animé et doué
de raison. C’est pourquoi la prophétie déclare : Voici que nous
avons entendu parler de lui [le tabernacle] en Éphratay nous l’avons
trouvé dans les Champs-du-bois. La ville appelée aujourd’hui
Bethléem était alors nommée Éphrata. C’est là en effet qu’a été
enfanté notre Maître le Christ qui désigna son corps aux Juifs
en leur disant : Détruisez ce temple (Jn 2, 19). Il appelle ‘Champs-
du-bois’ l’emplacement désert et sans construction du temple de
Jérusalem. C’est là en effet que le grand David, grâce à ses prières
à Dieu, arrêta l’ange exterminateur, puis dressa un autel, offrit
un sacrifice et consacra le lieu pour y construire le temple. Mais,
puisqu’il y avait deux tabernacles, l’un fait de pierres et de bois,
l’autre d’un corps et d’une âme, que l’un fut réalisé par Salomon
à Jérusalem et l’autre confectionné à Bethléem par la grâce du
très saint Esprit, et que les hommes pieux d’alors voyaient l’un et
espéraient l’autre, la parole du prophète dit à juste titre : Voici que

Pusey II, 201, 6 ; 320, 22 ; 402, 15), un des passages les plus remarquables à
cet égard étant son commentaire de Jn 2,21-22 où Cyrille distingue <« l’inhabi-
tation du Dieu Verbe Monogène » dans le « temple » qu’est son corps de cette
autre forme d’« inhabitation » qui fait des baptisés les temples de Dieu en rai-
son du Saint-Esprit qui les habite (Pusey I, 212, 5-213, 7).
43. Cf. In Psal.} PG 80, 1817 CD.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2, 19) 447

nous avons entendu parler de lui [le tabernacle] en Éphrata - c’est-à-


dire le tabernacle que réalisera l’Esprit Saint -, nous Pavons trouvé
dans les Champs-du-bois - celui qu’a construit Salomon selon la
promesse de l’Esprit44. »
Pas plus dans son commentaire In Is., dont la rédaction est
postérieure à celle de YIn Psal., que dans Y In 1er., le dernier
de ses commentaires sur l’Ancien Testament45, Théodoret ne
cite Jn 2, 19. On le trouve cité en revanche, à deux reprises,
dans son Commentaire des épîtres de Paul, dont la datation est
incertaine46, une fois en Rm 6, 4 et une autre en 2 Co 13, 4.
Dans les deux cas, le contexte est polémique, mais il s’agit d’une
polémique antiarienne. Le débat porte sur la question de savoir
si le Christ s’est ressuscité lui-même ou s’il a été ressuscité par
le Père (cf. Ac 2, 32). Les ariens tiennent naturellement pour la
seconde hypothèse qui leur permet d’affirmer l’infériorité et la
dépendance du Fils par rapport au Père.Théodoret veille donc à
leur interdire de s’autoriser des versets pauliniens pour défendre
leur thèse, et, pour ce faire, l’appel à la citation de Jn 2, 19 est à
ses yeux un argument de poids. Voici son commentaire de Rm 6,
4, dont on voit bien le parti que pouvaient tirer les ariens :
« Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la
mort, afin que, tout comme le Christ a été éveillé dyentre les morts par la
gloire du Père, nous marchions nous aussi dans une vie nouvelle. (...)
Il appelle ‘gloire du Père’ la divinité du Christ, car il déclare aussi
dans une autre épître : Que le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ,
le Père de la gloire... (Ep 1, 17). Et le Seigneur dans les Évangiles :
Détruisez donc ce temple, et en trois jours je le relèverai. Mais si les
hérétiques refusaient d’accepter cette interprétation, même alors
ils ne porteront pas atteinte à la gloire du Monogène. En effet,
même si c’est le Père qui l’a éveillé, il l’a éveillé en tant qu’homme,
car c’est en tant qu’homme qu’il a supporté la Passion47. *

44. Cf. In Psal., PG 80, 1905 AB.


45. Ces trois commentaires semblent avoir été rédigés au cours des années
qui précèdent et suivent la mort de Cyrille d’Alexandrie (444), c’est-à-dire
approximativement entre 441-447.
46. P. M. Parvis, TheodorePs Commentary on the Epistles of St. Paul ; histo-
rical setting and exegetical practice, Diss. pro nianuscripto, Oxford 1975 et, à sa
suite A. Viciano (Cristo el autor de nuestra salvacion. Estudio sobre el Commento
de Teodoreto de Ciro a las Epistolas paulinas, Pamplona 1990, p. 21) proposent
de le dater des années qui suivent immédiatement l’Acte d’union (433-436),
alors qu’on le considérait généralement jusque-là - c’est encore récemment
l’opinion défendue par R. C. Hill contre Parvis et Viciano (Theodoret of
Cyrus, Commentary on the Letters of St. Paul, vol. I, Brookline (Mass.), p. 2.
301, n. 13) - postérieur à ses commentaires vétérotestamentaires. Seules les
Lettres 1 et 2 de la Collection Sirmondiana (SC 98) auraient pu fournir sur la
question un argument dirimant s’il était possible de les dater avec certitude
(Y. Azéma, ibid., p. 21, n. 1 les juge écrites « peu avant 448 *, ce qui placerait la
rédaction de ce commentaire après celle de rÉra;mrès).
47. Cf. In Rom., PG 82, 105 AB. Voir sur ce même verset de Rm 6,4 l’inter-
448 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Dans le cas présent, la valeur argumentative du verset a


pourtant ses limites. En effet, si le Christ se déclare ouverte­
ment en Jn 2, 19 le propre acteur de sa résurrection, des ariens
pouvaient néanmoins contester l’interprétation de l’expression
«la gloire du Père», que Théodoret fonde sur Ep 1, 17. Le
recours à la distinction des natures se révèle alors une parade
efficace48. Mais si la référence à Jn 2,19 est, en d’autres circons­
tances, une manière de légitimer cette distinction, ce n’est pas ici
le rôle premier dévolu à la citation. On ne saurait croire pourtant
qu’elle est étrangère à la dernière partie de l’argumentation, bien
qu’elle ne la commande pas directement.
Avec le même arrière-plan de polémique antiarienne, l’argu­
ment du temple fourni par Jn 2, 19 est de nouveau produit par
Théodoret pour commenter 2 Co 13, 4 : là encore il s’agit de
prévenir une interprétation arianisante du verset qui attribue
la résurrection du Christ à « la puissance de Dieu ». Pourtant,
après avoir affirmé comme précédemment que le Christ, en tant
qu’il est Dieu, est le propre auteur de sa résurrection, Théodoret
n’a pas recours cette fois à la distinction des natures pour
convaincre ceux qui refuseraient que les mots « la puissance de
Dieu » désignent la divinité du Christ, autrement dit celle du
Fils, et voudraient les entendre du Père. Il invoque seulement
une constante de l’Ecriture49, qui fait indifféremment de l’un
ou de l’autre l’auteur des actions divines - l’acte de création
par exemple -, une manière de souligner l’égalité de puissance
du Père et du Fils. Ce mode d’argumentation a l’avantage de
préserver plus fortement, dans ce cas, l’imité de la personne du
Christ.
« En effet, s'il a été crucifié en raison de sa faiblesse, il vit pourtant
en raison de la puissance de Dieu. En effet, même s’il a supporté la
passion de la croix à cause de la nature mortelle de son corps, il
vit pourtant, et il est la vie en tant que Dieu et Fils de Dieu. A
cela ressemble la déclaration : Détruisez ce temple, et en trois jours
je le relèverai. Or, si c’est tantôt la divinité du Monogène qui est

prétation de Cyrille, qui cite lui aussi Jn 2,19 : « Il promet d’éveiller son propre
temple, bien que l’on dise que c’est Dieu le Père qui l’a ressuscité » (Pusey III,
p. 190, 7-8) et le commentaire de B. Meunier, Le Christ de Cyrille d'Alexan­
drie. L'humanité, le salut et la question monophysite, Théologie historique 104, Paris
1997, p. 212-213.
48. C’est la raison pour laquelle Théodoret y tient tant : elle permet de pré­
server l’impassibilité de la divinité, en faisant valoir que, dans l’Incarnation,
la nature divine du Verbe ne s’est en rien mêlée ou confondue avec la nature
humaine assumée, mais qu’elle est demeurée immuable.
49. Sur l’importance de la notion d'éthos, des constantes ou des particu­
larités du discours scripturaire dans l’exégèse patristique, antiochienne no­
tamment, voir J.-N. Guinot, L'Exégèse de Théodoret, op. cit., p. 346 s. et p. 849
(Annexe II, s. v.).
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2,19) 449

dite avoir ressuscité le corps, et tantôt le Père, il n’y a là aucune


différence. En effet, la divine Écriture attribue souvent au Père
ce qu’accomplit le Fils. Ainsi le Monogène est-il le démiurge de
l’univers, mais son Père aussi est en retour appelé démiurge50. »
La référence à Jn 2,19 se retrouve encore dans les Quaestiones,
dont la rédaction est postérieure au concile de Chalcédoine
(451). Dans la Quaest. 58 in Gen.s il s’agit non d’une citation
proprement dite, mais d’une allusion transparente, destinée à
montrer que la prédiction faite à Sem en Gn 9, 26-27, lorsque
Noé se réveilla de son ivresse, n’a trouvé son plein accomplisse­
ment qu’avec l’Incarnation :
« Béni soit, dit-il, <le> Seigneur le Dieu de Sem ; et Canaan sera
son esclave. Ce n’est pas aux deux (i.e. Sem etjaphet) qu’il a soumis
ce dernier, mais seulement à Sem ; puis il a prédit la nombreuse
descendance de Japhet, mais la piété de Sem. Il a prédit, en effet,
que Dieu habiterait dans les tentes de Sem (cf. Gn 9, 27). Or, il
a habité dans les patriarches issus de Sem, et dans les prophètes
qui tirent d’eux leur origine ; d’abord dans la tente, et plus tard
dans Jérusalem. Mais la prophétie s’est pleinement accomplie
avec le mystère de l’économie, lorsque le Dieu Verbe lui-même,
le Fils Monogène du Dieu Père, a pris chair et s’est fait homme
et a appelé son temple (cf. Jn 2, 19) la chair qu’il a assumée de
la semence de David et d’Abraham ; car c’est de Sem que ces
derniers tirent leur race51. »
En revanche, dans le commentaire du « testament de Jacob »
relatifàJuda(Gn49,8-12 [9]), auquel est consacrée la Quaest. 112
in Gen., la citation de Jn 2, 19 est introduite pour expliquer
l’interrogation « Qui Réveillera ? » (Gn 49, 9). Or, manifestement
elle n’a ici d’autre fonction que de souligner, comme dans les
deux exemples précédemment cités du commentaire In epist.
Pauli52, le fait que le Christ a usé de sa propre puissance divine
pour opérer sa résurrection. Si polémique implicite il y a, elle
n’est plus comme auparavant dirigée contre Cyrille et les défen­
seurs des thèses monophysites, mais contre des arianisants qui
prendraient prétexte de ces mots pour faire du Christ un Dieu
inférieur. Que Théodoret, pour qui la bénédiction de Juda tout
entière est une prophétie dont la réalisation parfaite s’accom­
plit avec le Christ, distingue soigneusement, dans les lignes qui
précèdent la citation de Jn 2, 19, ce qui se rapporte à sa nature
humaine de ce qui relève de sa nature divine, n’a rien de surpre­
nant, mais le verset johannique a ici une autre fonction :

50. Cf. In 2 Cor., PG 82, 456 AB.


51. Cf. QG 58, PG 80, 164 BC ; FM I, p. 55, 12-22.
52. Cf. supra, p. 447 et 448.
450 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

« Mais la prédiction a reçu son accomplissement exact avec


notre Maître le Christ, qui a crû d'un germe, selon la déclaration
du patriarche Jacob (Gn 49, 9) et celle du prophète Isaïe : Un
rameau sortira de la racine dejessé et une fleur est montée de sa racine
(Is 11, 1). Or, c’est à lui que se rapportent à la fois les mots ‘en
se couchant, il a dormi comme un lion et comme un petit de lion. Tout
comme le lion, même quand il dort, reste effrayant, ainsi la mort
de notre Maître est-elle devenue effrayante et pour la mort et pour
le diable. Il l’a appelé ‘lion’ et ‘petit de lion’ en tant qu’il est roi
et fils de roi, Dieu et Fils de Dieu ; car, selon son humanité, c’est
de David qu’il a germé, et en tant que Dieu, c’est du Père qu’il
a été engendré avant les siècles. Quant aux mots Qui l'éveillera ?
(Gn 49, 9), ils font voir le caractère ineffable de sa puissance ;
de fait, il s’est ressuscité lui-même, selon sa propre prédiction :
Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai Qn 2, 19)53. »
Enfin, dans la Quaest. 21 in 2 Regla citation de Jn 2, 19 est
presque tout naturellement amenée par le texte scripturaire où il
est dit que « le Seigneur se construira une maison ». Cet exemple
est donc très proche de celui cité plus haut, où la mention des
« tentes de Sem » entraînait la même référence. On ne saurait
donc verser au dossier du débat christologique ouvert par la crise
nestorienne ces deux références à Jn 2, 19 : elles ne procèdent à
l’évidence d’aucune intention polémique contre les tenants de
l’unique nature, mais semblent uniquement commandées par
la présence de termes - « tente, maison » - qui, par leur parenté
avec celui de « temple » dans le verset johannique54, autorisent
une lecture messianique du texte vétérotestamentaire.
« Puis il s’engagea à construire pour eux un temple rationnel,
divin et salutaire : Et le Seigneur, est-il dit, t'annoncera qu'il se
construira pour lui une maison (2 Rg 7, 11). Or, il s’est lui-même
construit la chair qu’il a prise de la sainte Vierge, et il s’est
lui-même appelé ‘temple’, comme l’évangéliste Jean nous l’a
enseigné en rapportant dans sa rédaction des saints Évangiles la
question des Juifs et la réponse de notre Maître le Christ. En effet,
comme les Juifs lui avaient demandé : Quel signe peux-tu nous faire
voir pour agir ainsi? (Jn 2, 18-19), le Seigneur répondit par ces
mots : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai (Jn 2, 19).
Comme les Juifs pensaient qu’il disait cela du Temple matériel,
l’évangéliste a ajouté : Il parlait du temple de son corps. Et lorsqu'il
se fut relevé d'entre les morts, ses disciples comprirent que c'était cela
qu'avait dit Jésus, et ils crurent à l'Ecriture et à la parole qu'avait
53. Cf. QG 112, PG 80, 217 BC ; FM I, p. 93, 12-25.
54. C’est souvent en effet à l’instigation du texte scripturaire queThéodo-
ret utilise ces termes de « tente, maison, temple, vêtement » pour parler de la
nature humaine du Christ ; on ne saurait par conséquent affirmer qu’il le fait
avec l’intention d’introduire une idée d’inhabitation ou celle d’une union relâ­
chée des deux natures ; voir sur ce point, mon étude, L'Exégèse de Thêodoret,
op. cit., p. 605-612 et la troisième partie du présent article.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE QN 2,19) 451

dite Jésus Qn 2, 21-22). Quant au divin Apôtre, il a appelé aussi


‘maison de Dieu’, la communauté des croyants, quand il dit : Le
Christ en tant que Fils, à la tête de sa maison, celle que nous sommes
(He 3, 6). Voilà ce qu’a prédit le prophète : Et le Seigneur t'annon­
cera qu'il se construira pour lui une maison. En revanche, concernant
le temple fait de main d’homme, il a parlé ainsi...55 *
Cette dernière occurrence de Jn 2, 19 dans le corpus
exégétique de Théodoret est aussi celle où il rapporte le plus
longuement l’échange entre les Juifs et Jésus, suivi de l’exégèse
que dorme l’évangéliste de la réponse de Jésus. Aucune utili­
sation polémique n’est faite du verset, mais le dyophysisme
christologique qu’il permet d’affirmer est souligné par avance,
puisque Théodoret, avant de citer Jn 2, 18-22, déclare que le
Seigneur est lui-même l’auteur de son temple, la chair prise de
la Vierge. La déclaration est donc à rapprocher de celles où, dans
son commentaire paulinien et dans ses Quaestiones, il présente le
Christ comme l’auteur de sa propre résurrection en raison de sa
nature divine.

2. Citations de Jn 2, 19 dans ses écrits autres


qu’ exégétique s après 433
Largement utilisé au cours de la période où Théodoret fut
amené à contester, au nom des Orientaux, les affirmations
de Cyrille et sa mise en cause de la christologie antiochienne,
plus ou moins assimilée par lui à celle de Nestorius, « l’argu­
ment du temple » fourni par Jn 2, 19 cesse, semble-t-il, de jouer
dans ses écrits un rôle significatif, une fois la paix rétablie entre
Alexandrie et Antioche, alors même que la réflexion christolo­
gique se poursuit et que le débat n’est pas clos. L’examen de ses
écrits exégétiques vient d’en apporter une première preuve. Ses
écrits doctrinaux ou polémiques, rédigés entre 433 et 451, ainsi
que ses nombreuses lettres, à forte teneur doctrinale, datant des
années qui suivent la mort de Cyrille (444) et voient s’affirmer
le monophysisme eutychien, renforcent encore cette impression.

2.1. Écrits doctrinaux


La citation de Jn 2, 19 est, en effet, absente de ses Discours
sur la Providence, composés entre 435 et 437. On aurait pu
s’attendre à la rencontrer dans le Discours X, où Théodoret
traite de l’Incarnation et retrace les principales étapes de la vie
du Christ depuis sa naissance jusqu’à son Ascension56. Mais
le mot « temple » lui-même - nous y reviendrons - n’y figure
55. Cf. QR II, 21, PG 80, 616 C-617 A ; FM II, p. 80, 12-81, 5.
56. Cf. De Prov. X, PG 83, 745 C-761 D. Sur la manière dont sont rappelés
452 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

pas lorsque Théodoret expose le mystère de l’Incarnation en


insistant sur l’union de la nature divine du Verbe avec la nature
humaine, ni lorsqu’il traite de la Passion en soulignant que le
Christ, en tant que Dieu, demeurait impassible, tandis que sa
nature humaine - son corps57 - subissait seule les souffrances de
la Passion, ni enfin lorsqu’il attribue au Christ la résurrection de
son propre corps58, gage de la résurrection universelle. Comme
ses commentaires exégétiques, ce Discours, d’où toute préoccu­
pation polémique paraît absente, fournit donc sur l’expression
de sa christologie, après l’Acte d’union et avant l’engagement de
la lutte contre Eutychès, un témoignage précieux.
Plus représentatif encore de l’évolution qui s’est produite
chez Théodoret, depuis l’affrontement avec Cyrille, concernant
l’utilisation de « l’argument du temple », est le cas de YÉra-
nistès. La citation de Jn 2, 19 n’y apparaît qu’une seule fois, et
encore est-elle mise dans la bouche du Mendiant59, le porte-
parole d’Eutychès en quelque sorte et le tenant de la christologie
monophysite qui allait bientôt triompher au concile d’Éphèse
de 449. Sans doute est-ce là un artifice habile de la part de
Théodoret qui, par l’entremise de l’Orthodoxe, mène le jeu : on
ne saurait l’accuser de rouvrir la polémique engagée naguère
contre Cyrille, mais l’occasion lui est donnée de montrer la perti­
nence de l’argument dans le débat touchant l’impassibilité de la
nature divine au moment même de la Passion. L’avantage est
donc double. En réagissant avec vigueur aux propos ironiques
du Mendiant, l’Orthodoxe apporte la preuve que Théodoret n’a
pas cessé de considérer Jn 2, 19 et son commentaire en Jn 2,
21-22 comme un argument de poids dans le débat, puisqu’il est
précisément « parole d’Evangile » :
« Si vous avez à ce point une telle haine pour les paroles
divines qui proclament la grandeur du mystère de l’économie,
pourquoi donc, à l’exemple de Marcion, de Valentin et de Mani,
ne supprimez-vous pas de telles paroles ? C’est exactement ce que
ces gens-là ont fait. En revanche, si cela vous semble téméraire

à grands traits les principaux événements de la vie du Christ, depuis sa nais­


sance jusqu’à la Passion, cf. De incam. 24-27 (PG 75, 1461 B-1468 B).
57. Noter, dans ce développement relatif à la Passion et à la Résurrection
(PG 83, 756 C-761 B), l’emploi presque exclusif du mot « corps » pour dési­
gner la nature humaine, dont Théodoret use nettement moins dans ses autres
exposés christologiques, bien qu’il tienne les mots aùpa, oàpÇ et àv0pa)7t6TY]ç
pour synonymes (cf. Eran., Appendix 3, syllog. 16, Ettlinger, op. cit.y p. 264, 27-
28, où il apporte une précision intéressante pour sa christologie sur leur utilisa­
tion dans un contexte relatif à la Passion : « Lorsque nous disons que le corps,
la chair ou l’humanité a souffert, nous n’en séparons pas la nature divine »).
58. Cf. De Prov. X, PG 83,760 C-761 A ; sur la résurrection opérée de son
propre corps par le Christ (et non par le Père), voir supra, p. 447-449.
59. Eran.j p. 220, 16-22 (cf. supra I, p. 437).
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2, 19) 453

et impie, ne vous moquez pas des déclarations du Maître, mais


suivez <plutôt> les apôtres qui, après la Résurrection, ont cru que
la divinité avait relevé le temple que les Juifs avaient détruit60. *
Récuser l’argument, c’est donc rejoindre le bataillon des
hérétiques61. Du procédé rhétorique qui consiste à le faire intro­
duire par le Mendiant, il faut rapprocher les citations de Jn 2,
19 dans les florilèges patristiques qui, au terme des trois dialo­
gues de VEranistès, fournissent au Mendiant les preuves qu’il
réclame à l’Orthodoxe de ce qu’il avance : l’argument n’est plus
seulement alors celui des adversaires de Cyrille ou d’Eutychès,
mais celui de toute la Tradition. Comment le récuser sous la
plume d’Eustathe d’Antioche, mort en exil pour n’avoir pas
cédé devant les ariens, sous celle d’Ambroise de Milan ou de
Jean Chrysostome, ou à plus forte raison sous celle d’Athanase
d’Alexandrie dont se réclamait Cyrille lui-même ? Présente dans
les trois florilèges, la citation de Jn 2, 19 ne figure qu’une seule
fois dans chacun des deux premiers destinés, l’un à apporter
la preuve que la nature divine n’a pas subi de changement lors
de l’Incarnation (ctTp£7rcoç)62, l’autre que ne s’est opéré ni
mélange ni confusion entre elle et la nature humaine assumée
(àauYXÜT°Ç)63 j en revanche, elle apparaît à quatre reprises
dans le troisième florilège visant à établir que la nature divine
du Christ est demeurée impassible (àTtocflïjç) et n’a supporté ni
les souffrances, ni la passion et la mort qu’a seule éprouvées sa
nature humaine - son « temple »64.

60. Ibid., p. 220,23-29.


61. En rattachant en quelque sorte le Mendiant et ses thèses monophy-
sites à des hérétiques notoires, Théodoret recourt à un procédé habituel chez
les hérésiologues : cf. A. Pourkier, L’Hêrèsiologie chez Epiphane de Salamine,
« Christianisme antique » 4, Paris 1992, p. 58. 62 (la théorie des ÔtaÔoxou chez
Justin et Irénée). S’agissant de Marcion qui rejetait entièrement l’A.T., ne
reconnaissait qu’un seul Évangile, celui de Luc, et encore expurgé de ses réfé­
rences au Dieu de l’A.T., et qui « adultérait » pareillement les dix seules Épîtres
de Paul tenues par lui pour authentiques (cf. Tertullien, Contre Marcion IV
et V), on comprend bien l’attaque de Théodoret ; cela est moins clair dans le
cas de Valentin et de Mani, qui ne sont pas d’ordinaire accusés d’avoir adultéré
les Écritures. En revanche, traditionnellement tenus pour des docètes, ils sont
très souvent cités en compagnie de Marcion ou d’autres gnostiques par Théo­
doret (v. g. ep. 82 : SC 98, p. 198, 24-200, 1 ; ep. 126 : SC 111, p. 100, 24-25 ;
cf. aussi ep. 146 : SC 111, p. 48, 22-50, 5 : Marcion, Valentin, Basilide, Barde-
sane). Or, récuser l’argument du temple, comme prétend le faire le Mendiant,
revient à nier la réalité de l’Incarnation et à faire de lui et des monophysites
eutychiens de nouveaux docètes (voir infra, n. 73).
62. Eran., floril. I, n° 33 (Eustathe d’Antioche, Sur Prov. 8, 22), p. 101,
14-20 [12-13].
63 . Ibid.,floril. II, n° 29 (Ambroise, Expositio fidei), p. 161,19-163,12 [162,
H-15].
64. Notamment dans deux extraits d’Athanase : ibid.,floril. III, n° 27 (Atha-
nase, Sertno maior de fide), p. 235, 28-236, 11 [236, 5-6] ; n° 31 (Athanase, De
incam. 9), p. 237, 3-12 [6-7] ; n° 54 (Amphiloque, De Filio), p. 243, 16-24
454 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

A ces citations « indirectes », il faudrait encore ajouter, sous


la plume de Théodoret cette fois, une allusion transparente à Jn
2, 19 dans la Démonstration par syllogismes, qui résume les acquis
doctrinaux du dialogue65 : elle vient en complément de la citation
de Jn 1, 14, destinée à prouver l’immutabilité (ôcTpeTtToç) du
Verbe dans l’incarnation, le glissement se faisant tout naturelle­
ment de sarxJskènè (ècno^vcooev) à sômaJnaos.
Dans les écrits doctrinaux de Théodoret postérieurs à YÉra-
nistès, « l’argument du temple » ne reparaît plus, fut-ce de manière
allusive. On aurait pu s’attendre à rencontrer la citation de Jn
2, 19 dans les chapitres du livre V de YHaer. fabul. compendium
qui traitent de l’Incarnation66 et, plus encore peut-être, dans
celui (chap. 15) qui concerne la Passion et la Résurrection67.
Or, si Théodoret affirme avec force que « l’humanité » du Christ
« n’a été séparée de son humanité, ni sur la croix, ni dans le
tombeau », il souligne tout aussi fortement que « du fait de son
immortalité et de son immutabilité, elle n’a été soumise ni à la
mort ni à la souffrance », que seule éprouvait la nature humaine
assumée. Et il en veut pour preuve que, dans les Évangiles, il
n’est question que du « corps » de Jésus, que Joseph d’Arima-
thie réclame à Pilate, qu’avec son accord on détache de la croix,
qu’on enveloppe d’un linceul et qu’on met au tombeau : cette
répétition du mot « corps » suffit, à ses yeux, à fermer la bouche
aux blasphémateurs qui oseraient prétendre que la divinité a
souffert68. « L’argument du temple » aurait parfaitement pu
trouver place ici, mais de « temple » il n’est même nullement
question.

2.2. Correspondance
Dans la correspondance, à teneur fortement doctrinale,
qu’entretient Théodoret avec des hommes d’Église ou des
magistrats impériaux, après la mort de Cyrille, notamment à
partir de 447 jusqu’à la veille du concile de Chalcédoine, il n’est
fait aucune référence à Jn 2, 19, ni sous forme de citation, ni

[21-22] ;n° 60 et 61 (Jean Chrysostome, Hom. 9, 2 in illud : « Pater meus usque


modo operatur), p. 245,8-13 [11-12] et 14-20 [17]. A ces quatre occurrences, il
faut ajouter, la citation du commentaire que fait Apollinaire de Jn 2, 19, cité
comme un témoignage a fortiori (ibid., n° 66, p. 247, 20-24 [21-22]).
65. Ibid., Syll. 5, p. 254, 30-255, 6 [255, 3-5] ; la présence de cet appendice
est annoncée par Théodoret, à la fin du prologue de YEranistès (ibid., p. 62,
29-32).
66. Cf. PG 83, 488 CD-504 B (chap. XI-XIV).
67. Cf. ibid., 504 B-505 A (chap. XV).
68. Cf. ibid., 504 D-505 A. Sur cette répétition du mot « corps » pour dési­
gner la nature humaine assumée, cf. supra II, 2.1 (Discours X sur la Providence),
p. 456, n. 57.
THÉODORET de CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE ON 2,19) 455

sous forme d’allusion. Dès 447, Théodoret se sent menacé par


les menées d’Eutychès : il est obligé de se défendre des accusa­
tions portées contre lui et de protester de son orthodoxie. Cela
n’empêchera pas sa relégation (448), puis sa condamnation et
sa déposition, lors du « Brigandage d’Éphèse *> (449), et enfin
l’exil69. Dès lors, il n’aura plus qu’une préoccupation : faire
reconnaître son orthodoxie, et par là continuer la lutte contre des
adversaires monophysites qui ont l’oreille et l’appui de l’empe­
reur. En s’abstenant de recourir à « l’argument du temple » dans
ses exposés christologiques, destinés à apporter la preuve de son
orthodoxie, Théodoret a-t-il voulu éviter d’accréditer les calom­
nies répandues contre lui par ses adversaires qui l’accusaient de
professer une christologie séparatrice et l’obligeaient, en retour,
à se défendre d’avoir jamais professé l’hérésie de « deux Fils »70 ?
S’il est probable qu’une prudence bien compréhensible lui ait
fait opérer un choix dans les citations scripturaires qu’il produi­
sait à l’appui de sa démonstration, ce n’est peut-être pas l’unique
raison de cet abandon.
Quoi qu’il en soit, il faut attendre la Lettre 146, adressée
aux moines de Constantinople, écrite probablement dans la
première moitié de 451, après que le pape Léon le Grand eut
déclaré nulles les décisions prises contre lui au Brigandage
d’Ephèse et que l’empereur Marcien l’eut autorisé à regagner le
diocèse de Cyr, pour trouver l’unique citation de Jn 2, 19 dans
la correspondance de Théodoret postérieure à l’Acte d’union71.
Or, si l’on voit manifestement, dans cet exposé christologique, la
69. Théodoret se retire alors en Apamène, sans doute dans son monastère
d’origine à Nikertai.
70. A l’époque de la controverse avec Cyrille,Théodoret ne paraît pas avoir
eu à se justifier de l’accusation de professer « deux Fils * ; sans doute veille-t-il
à affirmer qu’il confesse « un seul Christ, un seul Seigneur, Fils de Dieu, un
seul Fils », tout en distinguant « dans cet Unique deux natures * (v.g. ep. 5,
223-232 au peuple de Constantinople, SC 429, p. 148), mais il éprouve rarement
le besoin de lancer l’anathème contre « ceux qui divisent en deux Fils l’Unique,
notre Seigneur Jésus-Christ» (v.g. ep. 10a, 16-18 et 10b, 16-18 à André de
Samosate, ibidp. 172 et 174 ; De incam. 31, PG 75, 1472 C). En revanche, à
partir de 448, cela devient un leitmotiv de sa correspondance, preuve que ses
adversaires l’accusent de professer « deux Fils », sous prétexte qu’il distingue
deux natures dans la personne du Christ : v.g. ep. 21 (SC 98, p. 74, 24 s.) ; 82
(ibid., p. 198, 22 s.) ; 83 (ibid., p. 204, 19 s. ; 206, 21 s. ; 212, 5-8) ; 84 (ibid.,
p. 220, 1 s.) ; 85 (ibid., p. 224, 7-24) ; 90 (ibid., p. 238) ; 99 (SC 111, p. 16,
1 s.) ; 101 (ibid., p. 18, 14-20) ; 104 (ibid.,p. 24, 9-25) ; 105 (ibid.,p. 30) ; 109
(ibid., p. 34, 22 s.) ; 116 (ibid., p. 72, 1-17) ; 126 (ibid., p. 100, 25-102, 3) ;
144 (ibid., p. 160, 2-15) ; 146 (ibid., p. 174, 21-22 ; 178, 15-17. 21-23 ; 178,
25-180, 1). Se disant victime de la calomnie (ouxotpavria. ouxocpavrEïv), il
ne cesse de rejeter cette accusation en confessant un seul Fils, en affirmant sa
fidélité à la foi de Nicée et à l’enseignement des apôtres.
71. Ep. 146, SC 111, p. 172-201. Peut-être la présence de cette citation est-
elle l’indice du soulagement éprouvé par Théodoret de voir le danger s’éloi­
gner...
456
THÉOLOGIE et christologie

volonté de rejeter la conception apollinariste de l’Incarnation et


celle d’affirmer l’existence de deux natures dans le Christ, l’une
immortelle et impassible, l’autre mortelle et passible, le contexte
dans lequel s’insère la citation de Jn 2, 19 est fort différent de
celui où elle apparaissait, en 431/432, dans la Lettre aux moines
d’Orient, quand Théodoret était encore tout occupé à dénoncer
les erreurs contenues, à ses yeux, dans les Anathêmatismes de
Cyrille72. Elle ne joue pas non plus ici tout à fait le même rôle
dans l’argumentation : elle servait là à affirmer que l’union des
deux natures s’était opérée sans mélange ni confusion en un seul
Christ et un seul Seigneur, et interdisait donc de parler d’une
nature unique ; elle a ici pour but premier d’apporter la preuve
que la Résurrection s’est opérée par la volonté de la nature
divine du Christ73, autrement dit celle du Verbe qui a assumé
un homme parfait, doté d’un corps et d’une âme immortelle74.
Sans doute Théodoret veille-t-il à souligner ensuite la nécessaire
distinction entre la nature passible et la nature impassible, mais
les citations qui suivent ont d’abord pour fonction d’attester, les
unes le rôle d’acteur du Christ dans sa passion et sa résurrec­
tion, les autres que le Verbe a bien assumé un homme parfait,
d’où l’insistance sur l’âme et sur le corps du Christ :
« Par ces quelques mots (Ac 2, 30-31), il nous a enseigné en
même temps bien des choses.Tout d’abord, que la nature assumée
tire son origine du sang de David ; ensuite, que <le Verbe> a pris
non seulement un corps mais une âme immortelle ; en outre, qu’il
les livra à la mort, les reprit à nouveau et les ressuscita selon sa
volonté. C’est, en effet, lui-même qui dit : Détruisez ce temple, et
en trois jours je le relèverai. Nous savons, d’autre part, que la nature
divine est immortelle. Car ce qui pouvait souffrir a souffert, ce qui
ne pouvait souffrir n’a pas souffert. Le Verbe de Dieu, en effet,
s’est fait homme non pour rendre passible la nature impassible,
mais pour faire don, par sa souffrance {celle de la nature passible),
de l’impassibilité à la nature passible. Le Seigneur lui-même, dans
les saints Évangiles, dit ici : J’ai le pouvoir de donner ma vie etj’ai le
pouvoir de la recouvrer. Personne ne me l’enlève, mais c’est moi qui la
donne de moi-même pour la recouvrer, et là : C’est pour cela que le Père
72. Cf. supra I, 3, p. 439.
73. Le rôle de la citation de Jn 2, 19 est donc ici à rapprocher de celui
qu’elle joue dans les deux passages de ses commentaires sur Rm 6, 4 et 2 Co
13, 4 étudiés plus haut.
74. Noter pourtant qu’après avoir cité Ac 2, 30-31, où il n’est question que
du « Clyist », Théodoret évoque l’Incarnation sans exprimer le sujet attendu
de celui qui en est l’auteur, le Verbe divin, et que le pronom d’appartenance
aÙTOÜ qui introduit la citation de Jn 2, 19 renvoie à la personne du Christ.
Ce n’est qu’ensuite qu’il est fait mention expresse du « Verbe de Dieu » fait
homme, puis du « Seigneur lui-même, dans les saints Évangiles », une alter­
nance de sujets qui tendrait à prouver que Théodoret ne distingue pas deux
sujets agissants dans le Christ.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE (JN 2, 19) 457

m'aime, parce que je donne ma vie pour mes brebis Qn 10, 17-18). Et
de nouveau : Mon âme est troublée Qn 12,27). Et encore : Mon âme
est triste jusqu'à la mort (Mt 26, 38). Et au sujet de son corps il dit
de même : Le pain que je donnerai, c'est ma chair, c'est ma chair que
je donnerai pour la vie du monde Qn 6, 51)75, etc. *
Au terme de ce développement, plus encore que sur l’âme
humaine du Christ - pour rejeter la christologie d’Apollinaire -,
c’est sur la réalité du corps assumé qu’insisteThéodoret. En effet,
dans la manière dont les tenants d’un monophysisme radical ont
tendance à faire du corps du Christ, uni à sa divinité, un « corps
spirituel », il voit une dangereuse résurgence du docétisme et du
« corps céleste » dont parlait Marcion76. D’où son insistance à
affirmer que, même le corps du Ressuscité n’a pas été changé en
une autre nature, mais qu’il a conservé ses propriétés77. Aussi,
comme il le fait déjà, et presque dans les mêmes termes, dans
deux lettres de peu antérieures à celle-ci - la Lettre 131 adressée
à l’évêque Timothée78, datée de 450, et la Lettre 145 adressée
aux soldats79, postérieure sans doute à la mort de Théodose en
juillet 450 -, il met l’accent sur la réalité de ce corps :
« Et on pourrait trouver mille autres textes semblables tant
dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, qui montrent que
le corps et l’âme tout à la fois ont été assumés et qui prouvent
qu’ils tirent leur origine d’Abraham et de David. Joseph d’Arima­
thie, lui aussi, venant trouver Pilate, demanda le corps de Jésus.

75. Lettre 146, SC 111, p. 187 (trad.Y. Azéma).


76. A plusieurs reprises Théodoret introduit une relation entre les diverses
hérésies docètes du passé et celle d’Eutychès qui paraît leur redonner vie (v. g.
ep. 82 : SC 98,p. 199,22-200,2 \ep. 146 :SC 11 l,p. 174,11-22 ; 182,15-21),
comme il soulignait, à l’époque où il réfutait les anathématismes de Cyrille la
filiation entre ses positions et celles d’Apollinaire, accusé d’avoir prétendu que
la chair du Christ était « céleste » (cf. Grégoire de Nazianze, Lettre à Clédotiios
I, 30 : SC 208) et d’avoir parlé de lui comme d’un « homme céleste * (cf. Gré­
goire de Nysse, Antirrheticus, GNO, p. 138,25-29 : ccv9pca7toç È7toupâvioç).
77. Lettre 146, SC 111, p. 195.
78. Lettre 131 à Timothée, SC 111, p. 119 (trad.Y. Azéma) : « Mais comme
la divine Écriture proclame manifestement la souffrance du corps, il est facile
à qui le veut d’ouvrir les quatre saints Évangiles et d’y apprendre comment
Joseph d’Arimathie alla trouver Pilate et lui demanda le corps de Jésus, com­
ment Pilate ordonna que le corps de Jésus lui fut remis, comment Joseph ôta
le corps de Jésus de la croix, comment il enveloppa dans le linceul le corps de
Jésus et comment il le déposa dans son sépulcre neuf. Voilà ce que les quatre
évangélistes ont écrit en faisant maintes fois mention du corps. *
79. Lettre 131 d Timothée, SC 111, p. 167 (trad. Y. Azéma) : « Cependant,
que ce n’est point la nature divine qui a été clouée à la croix, mais bien le corps
assumé, c’est ce dont les quatre évangélistes témoignent. Car tous sont una­
nimes à nous enseigner que Joseph d’Arimathie, étant allé trouver Pilate, lui
demanda le corps de Jésus, que celui-ci descendit de la croix le corps de Jésus
et que, l’ayant roulé dans un linceul, il déposa dans son propre sépulcre, qui
était neuf, le corps de Jésus, et que les compagnes de Marie-Madeleine vinrent
au sépulcre chercher le corps de Jésus et, n’ayant pas trouvé le corps de Jésus,
coururent vers ses disciples pour leur annoncer les faits. *
THÉOLOGIE et christologie
458

saints évangélistes nous enseignent expressément


Comment Tprit le corps, comment il le roula dans le linceul et
comment il le déposa dans le tombeau80. »
Ce même développement sera repris, une fois encore,
presque mot pour mot, dans YHaer. fabul. compendL81, preuve
de l’importance que lui attache Théodoret dans ces années qui
précèdent ou suivent immédiatement le concile de Chalcédoine
où la doctrine monophysite d’Eutychès fut condamnée.

III. L’utilisation par Théodoret du vocable


« temple » pour désigner la nature assumée

L’évolution constatée concernant le recours à « l’argument


du temple » dans les écrits de Théodoret datant de l’affronte­
ment avec Cyrille et ceux postérieurs à l’Acte d’union, invite à
prolonger l’enquête pour vérifier si l’emploi du mot « temple »,
comme désignation de la nature humaine assumée par le Verbe,
laisse entrevoir entre ces deux mêmes groupes d’écrits une
évolution comparable. Si tel est le cas, cela conforterait notre
impression qu’il s’agit, de la part de Théodoret, d’un choix
délibéré de s’abstenir d’une terminologie christologique pourtant
traditionnelle et légitimée par l’Acte d’union lui-même82. Il
faudrait alors en chercher la raison.

80. Lettre 146, SC 111, p. 189.


81. Voir supra, n. 66.
82. Dans la lettre que Jean d’Antioche fait parvenir à Cyrille, et qui contient
la Formule d’union, figure le vocable « temple » : « En raison de cette notion de
l’union sans mélange, nous confessons que la Sainte Vierge est Mère de Dieu
parce que le Dieu Verbe s’est incarné et s’est fait homme et que, dès le moment
de la conception il s’est uni à lui-même le temple qu’il a tiré de la Vierg e »
CLettre de Jean d’Antioche à Cyrille 3, ACO I, i, 4, p. 9, 3-5 ; trad. Festugière,
°p. cit., p. 475). cf. Denziger, Symboles et définitions de la foi catholique, Paris
1997, p. 97). Paul d’Emèse, porteur de la lettre de Jean d’Antioche et émissaire
des Orientaux auprès de Cyrille pour mener les négociations, utilise aussi ce
même vocable dans les deux homélies qu’il prononce en présence de Cyrille,
respectivement le 25 déc. 432 et le 1er janv. 433 : « Marie Mère de Dieu a donc
enfanté pour nous l’Emmannuel (...) Ayant en effet complètement assumé
notre nature, s’étant approprié dès le début de la conception les qualités hu­
maines et s’étant fabriqué comme temple notre corps, il est sorti de la Mère de
Dieu Dieu parfait et le même, homme parfait » (Sermon 1,3: ACO I, i, 4, p. 10,
15-20 ; trad. Festugière, op. cit.} p. 478) ; « Autre chose est l’habitacle (oxr)vVj)
et autre chose ce qui habite (tô oxrjvoùv) ; autre chose le temple et autre chose
Dieu qui demeure dans le temple (ô èvoixûv 0e6ç) » (Sermon 2, 4 : ACO I, I,
4, p. 13,12-13 ; trad. Festugière, op. cit.y p. 482). En reprenant les termes de la
formule d’union dans sa Lettre à Jean d’Antioche 4-5 (ACO I, I, 4, p. 17, 1-20
[17]), Cyrille reconnaît du même coup la légitimité de cette terminologie ; il
s’abstient toutefois de l’utiliser dans sa Lettre à Acace de Mélitène (ACO I, i,
4, p. 20-31), où il se justifie aux yeux de ses partisans d’avoir accepté l’union.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDUTEMPLE QN 2,19) 459

En dehors des cas précédemment répertoriés où le terme


accompagne une référence à Jn 2, 19, les occurrences de naos
avec sa valeur christologique sont effectivement plus fréquentes
dans les écrits de Théodoret antérieurs à l’Acte d’union, excep­
tion faite de la Thérapeutique*3, que dans ses écrits postérieurs à
433. Ainsi, en l’absence de toute référence explicite ou allusion
à Jn 2, 19, le terme figure à plusieurs reprises dans YExpositio
rectaefidei, dans la partie du traité relative à l’Incarnation84. C’est
même uniquement le mot « temple », accompagné d’un vocabu­
laire évoquant le « façonnage » et le « modelage » (tiXocttei,
Ôioc7tXaaiv), qui y est retenu pour parler de la nature humaine
revêtue par le Verbe divin :
« Pour les besoins de l’économie, il se servit de rentremise
d’une vierge, qui était de la descendance de David, en raison des
promesses qui avaient été faites à ce dernier, et, après avoir pénétré
en son sein comme une semence divine, il se façonne un temple,
l’homme parfait, en prenant une partie de cette nature <virgi-
nale> et en la faisant servir (oùauuaocç) au façonnage du temple.
Après avoir revêtu ce temple selon une union réalisée au plus haut
degré et s’être avancé, Dieu et homme en même temps, il a de
cette manière mené à son terme son économie parmi nous85. *
Dans tous les passages du traité où reparaît le mot « temple »,
la seule question débattue, celle qui retient l’attention de l’auteur
pour répondre aux interrogations d’un auditoire fictif, est de

83. La rédaction de la Thérapeutique précède probablement de plusieurs an­


nées le déclenchement de la crise nestorienne ; P. Canivet la situe entre 419-
423 et retient pour terminus ad quem une date proche de 426 (Histoire d'une
entreprise apologétique au Ve siècle, Paris 1958, p. 3-21 ; cf. son Introd. à l’édition
de la Thérapeutique, SC 57.1, p. 28-31 ; voir aussi M. Richard, « L’activité lit­
téraire de Théodoret avant le concile d’Éphèse », op. cit., p. 83. 90-92). Les
questions christologiques n’y occupent qu’une place modeste, et aucune des
quatre occurrences de naos - dont une dans la citation de 2 Co 6, 14-16 - ne
concerne la christologie.
84. Transmis sous le nom de Justin, le texte de l’Expositio a été édité par
J. C. Th. Otto, Corpus Apologetarum Christianorum III, iv. 1 : (Pseudo-)Justini
Philosophi et Martyris Opéra, 3e éd., Iéna 1880, p. 2-67. Après avoir été attri­
bué à divers auteurs, le traité a été définitivement restitué à Théodoret par
J. Lebon (« Restitutions à Théodoret de Cyr », RHE 26, 1930, p. 523-550)
grâce au témoignage de Sévère d’Antioche. La date de sa composition a, elle
aussi, divisé la critique. R.V. Sellers (« Pseudo-Justin’s Expositio Rectae Fidei :
A Work ofTheodoret of Cyrus »,JThS 46, 1945, p. 145-160) en fait un écrit
contemporain de YÊranistès et le date de 447 ; ses arguments ont été réfutés par
M.F.A. Brok («The Date ofTheodoret’s Expositio Rectae Fidei »,JThS, n. s. 2,
1951, p. 179-183), qui rejoint les positions de M. Richard (« L’activité litté­
raire de Théodoret avant le concile d’Éphèse », op. cit., p. 84-89) et de J. Lebon
(op. cit., p. 541-542) en retenant une date antérieure au déclenchement de la
crise nestorienne. On relève 12 occurrences de naos dans la seconde partie
du traité : Expositio 10 (3) ; 13 (3) ; 14 (1) ; 15 (1) ; 17 (4) ; dans sa première
partie, concernant l’exposé sur la Trinité, la seule occurrence du terme figure
dans la citation d’Ep 2, 20-22.
85. Expositio 10 (Otto, op. cit., p. 34).
460 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

savoir si « le Verbe peut, selon la substance, être à la fois partout


et dans son temple » ou si, comme le laisserait entendre Col 2,
986, il se trouve davantage dans son temple qu’il n’est en tous :
« Comment donc le Logos, disent ces gens-là, peut-il être
partout selon la substance et dans son temple ? En effet, s’il y est
comme il est en tous, le temple ne possédera rien de plus que tous.
Alors que ferons-nous de la déclaration : <Lui> en qui habite toute
la plénitude de la divinité corporellement (Col 2,9) ? Pourtant, si l’on
convient qu’il est davantage dans le temple, il n’est plus présent à
tous selon la substance : or cela est le propre de Dieu87. »
Au terme de cette interrogation, ici récurrente88, alors que
Théodoret ne lui accorde ailleurs, dans ses exposés christolo-
giques, aucune attention, la solution retenue est que le Verbe,
qui est « présent en tous selon la substance », n’est pas présent
dans les autres et dans son temple « de manière identique »89.
Alors que le mot « temple » est d’un usage relativement
fréquent dans les premiers écrits doctrinaux de Théodoret
pour désigner la nature humaine assumée par le Verbe, comme
l’attestent le De incam. et les écrits contemporains de l’affron­
tement avec Cyrille90, il disparaît presque de son vocabulaire
christologique après 433. De fait, son œuvre exégétique n’offre
que de rares occurrences de naos en ce sens particulier. On en
relève une seule dans son commentaire In Is.3 où le terme est
suivi d’une autre désignation, elle aussi d’origine scripturaire,

86. La citation de Col 2, 9 reparaît plus loin dans le traité (§ 17), dans le
même contexte. On la retrouve aussi dans le De incam. 20, dans la Réfutation
de l’anathématisme 1 de Cyrille, dans un fragment du Pentalogos {PG 84, 72
A) et dans Vin Cant. sur Ct 1, 2 (PG 81, 60 A). Cela pourrait être un indice
supplémentaire pour inviter à voir dans VExpositio l’un des premiers écrits de
Théodoret, et à en placer la rédaction à une date antérieure à 430 ; mais il est
vrai que, dans aucun des écrits cités, Col 2, 9 ne vient étayer une argumenta­
tion comparable à celle qui est développée dans VExpositio.
87. Expositio 13 (Otto, p. 52).
88. Ct. ibid., 14 (Otto, p. 52) : « Alors, puisque, selon la substance, sa puis­
sance était présente à tout ce qui fut amené à l’existence, est-ce donc que ce
qui fut appelé ‘temple’ ne possédait rien de plus que cela ?» ; 15 (Otto, p. 54-
56) : « Mais tu crois que, tout en demeurant, il est devenu : crois également
que le Logos est présent partout selon la substance et que, selon un mode par­
ticulier, il se trouve présent dans son temple » ; 17 (Otto, p. 62) : « Comment,
dit-on en effet, le Logos peut-il être dans son temple selon la substance et dans
tous les êtres pareillement, et qu’aura le temple de plus qu’eux tous ? ».
89. Ibid, y 17(Otto,p. 62).
90. De incam. 13. 19. 21. 23. 28. 30. 31 (PG 75, 1437 D ; 1453 A ; 1457
A ; 1460 D ; 1468 C ; 1472 B ; 1472 C) ; Reprehen. anath. 1.7 (PG 76, 393
AB ; 425 B ; ACO I, 5, [Collection Palatina], p. 143, 26-144, 22 et ACO I, i,
6, p. 130, 5-6) ; Ep. au peuple de Constantinople 5, 123. 216 {SC 429) ; ep. à
Jean d’Antioche 21, 24 {ibid.). Toutefois, le terme naos n’y est jamais exclu­
sif d’autres désignations - « chair, corps, tente, prémices (àrcapxyj), forme de
l’esclave », « l’homme assumé », « la nature humaine » -, au moins aussi fré­
quentes, sinon plus.
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2, 19) 461

habituelle chez Théodoret, « la forme de l’esclave »91 ; une seule


également dans Vin Ez., avec le mot « chair »92 ; une seule encore
dans Vin XII proph. pour introduire, nous l’avons vu, la citation
de Jn 2, 1993 ; aucune dans Vin XIV epist. Paulin en dehors des
deux passages où figure la citation de Jn 2, 1994 ; aucune non
plus dans les Quaestiones, en dehors des deux seules signalées
plus haut95.
Dans Vin Psal., outre les trois occurrences du mot « temple »
5
1 appelées par la citation de Jn 2, 1996, on ne relève que six autres
emplois du terme avec son sens christologique. Le premier, dans
le commentaire du Ps 8, 8-9, où naos est enchâssé entre deux
autres termes - aparchè et sarx -, courants chez Théodoret pour
désigner la nature humaine assumée, pourrait encore s’expli­
quer par une référence implicite à Jn 2, 19 ; on ne saurait donc
lui accorder une attention particulière, d’autant que Théodoret,
i en commentant le verset, veut affirmer la domination du Verbe
i
incarné sur toute la création et non la distinction des natures :
;
1
« Mais, lorsque le Verbe divin eut assumé les prémices de notre
nature, qu’il en eut fait son temple, qu’il l’eut nommé sa chair
et qu’il eut réalisé cette union indicible, il s’est assis au-dessus
de tout principe, puissance et domination, et au-dessus de tout
nom qui est donné, non seulement en ce siècle, mais encore dans
le siècle à venir, et il a tout mis sous ses pieds, non seulement la
totalité des brebis et des bœufs, mais toute la création visible et
invisible97. »
!
Quatre autres de ces emplois paraissent directement
commandés par un mot du verset à commenter, comme nous
l’avons noté aussi pour Jn 2, 19 : le mot « saint » en Ps 67,
2598, « temple » en Ps 67, 29-3099, « sanctuaire » en Ps 95,

91. Cf. In Is. 4, 362 sur Is 11, 1 (SC 295).


92. Cf. In Ez., PG 81, 969 A (sur Ez 17, 22-23).
93. Cf. In Mal., PG 81, 1977 A (sur Ml 3, 1).
: 94. Cf. supra, p. 447-448.
95. Cf. supra, p. 449-450.
96. Cf. supra, p. 445-446.
97. In Psal., PG 80, 917 D-920 A.
98. Cf. ibid., 1392 B ; les mots « les venues de mon Dieu, de mon roi, qui est dans
le saint » (Ps 67,25) entraînent le commentaire suivant : « Il appelle ‘venues du
saint’ les économies, et ‘saint’ le temple assumé de la semence de David. *
99. Ibid., 1393 C-1396 A : « Commande, mon Dieu par ta puissance ; affermis,
i mon Dieu ce que tu as accompli en nous. Depuis ton temple au-dessus de Jérusa­
lem » (Ps 67, 29-30) ; Théodoret signale la variante de Symmaque : « à cause de
ton temple qui est au-dessus de Jérusalem », avant de commenter ainsi le verset :
« Confirme, Deigneur, dit-il, la grâce dont tu nous as fait le don, à cause de
i ton temple, celui que tu as assumé de nous, que tu as placé au-dessus de tout
principe, pouvoir et puissance et au-dessus de tout nom qui est donné non
seulement en ce siècle, mais encore dans le siècle à venir. (...) Ils demandent
donc, à cause de leur parenté avec le temple, que soit confirmée la grâce qui
462 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

6100j « lampe » en Ps 132, 17101. Seul l’emploi de naos3 dans le


commentaire du Ps 79, 15-16, semble donc devoir être mis
uniquement au compte deThéodoret102.
Ses Discours sur la Providence, probablement rédigés entre
435 et 437103 ne présentent aucune occurrence de naos avec son
acception christologique, non plus du reste qu’aucun de ses écrits
historiques ou doctrinaux postérieurs, à l’exception de YÈra-
nistès. Encore faut-il noter que, dans ce dialogue dirigé contre
Eutychès et ses partisans, le terme n’est mis qu’à deux reprises
dans la bouche de l’Orthodoxe, porte-parole de Théodoret. En
réalité, ne lui appartient en propre que l’emploi de naos figurant
en un passage visant à écarter une interprétation de Jn 1, 14 qui
laisserait entendre qu’un changement s’est opéré dans la nature
du Verbe au moment de l’Incarnation104 :

leur a été donnée, et que, à cause des prémices <de notre nature> la masse
entière bénéficie du don accordé. »
100. Ibid., 1645 D-1648 A : « Confession et beauté devant lui, sainteté et magni­
ficence dans son sanctuaire » (Ps 95,6) ; commentaire deThéodoret : « Et de fait,
après avoir assumé la nature humaine et s’être par elle manifesté aux hommes,
il fait resplendir les rayons de sa magnificence et entraîne tous les hommes à
l’adorer. Car il a appelé son ‘sanctuaire’ le temple qu’il a assumé. » A noter
que la tradition manuscrite présente ici d’intéressantes variantes, laissant sup­
poser une intervention de caractère doctrinal, notamment le remplacement
du mot « temple * par l’expression « l’Église issue des nations » (tyjv èÇ èôvcôv
èxxXrjoÊav) et la suppression des mots ôv àveÉXrjcpe.
101. Ibid., 1909 C : « J’ai préparé une lampe pour mon Christ » (Ps 132, 17) ;
commentaire de Théodoret : « De nouveau le discours prophétique donne le
nom de ‘lampe’ au temple qui est issu de David, lui qui a reçu la lumière de
la divinité. »
102. Ibid., 1516D-1517A:« Dieu des puissances, reviens, je t’en prie, regarde
du haut du ciel et vois ; visite cette vigne et restaure-la, elle que ta droite a plantée. »
(...)« Et sur le Fils de l’homme que tu as confirmé pour toi-même » (Ps 79, 15-16) ;
commentaire de Théodoret : « Il enseigne ici le fruit que fera croître la vigne,
notre Maître le Christ. Il adresse, en effet, une supplication pour que la vigne
soit jugée digne de sollicitude à cause du temple qui sera assumé à partir d’elle,
lui qu’il a appelé clairement ‘Fils de l’homme’. »
103. Donc après la paix avec Cyrille et avant que Théodoret ne se trouve
obligé de défendre contre ses attaques la mémoire de Diodore de Tarse et de
Théodore de Mopsueste. Sur la date de ces Discours, voir Y. Azéma, Théodoret
de Cyr, Discours sur la Providence, Paris 1954, Introd., p. 15-22.
104. Théodoret entend réaffirmer ici contre Eutychès ce qu’il énonçait déjà
dans sa réfutation du premier anathématisme de Cyrille : « Le Dieu Verbe n’est
pas devenu chair par nature, et il ne s’est pas non plus transformé en chair :
car la divinité est immuable et sans changement » (PG 76, 391 B ; ACO I, 5,
[Collectio Palatina], p. 143, 26-28). En effet, Eutychès et Dioscore ne veulent
rien d’autre, selon lui, que faire reconnaître l’orthodoxie des douze chapitres
de Cyrille (cf. ep. 112 et 125 : SC 11 l,p. 50, 5-54,8 et p. 94, 8-12) ; telle est la
raison pour laquelle Théodoret fait reprendre à son compte par le Mendiant de
YEranistès toutes les formules de Cyrille qu’il a combattues dans sa Réfutation
des anathêmatismes (• le Verbe s’est fait chair » entendu comme une transfor­
mation de sa nature ; « l’unique nature du Dieu Verbe incarnée » ; « la divinité
a subi la Passion dans la chair tout en demeurant impassible »)• Enfin, comme
le mot « temple *, dans son acception christologique, figure dans la Formule
d’union de 433 et que sa légitimité s’en trouve pour ainsi dire officiellement re-
théodoret de cyr et le SIGNEDUTEMPLE ON 2,19)
463

«Tu n’as pas besoin d’une explication venue du dehors : l’évan-


gehste lui-meme la fournit. En effet, après avoir dit : U Verbe s’est
fait chair., ü a ajoute : et ü a habite parmi nous, c’est-à-dire • il e«r
dit s’être fait chair, car il a habité parmi nous et s’est servi comme
d’un temple de la chair qu’il a assumée de nous. Et pour enseigner
qu’il est demeuré sans changement, il a ajouté : Et nous avons vu
sa gloire, gloire héritée du Père en tant que Fils unique, plein de grâce et
de vérité. En effet, bien qu’il fût revêtu de la chair, ü faisait paraître
la noblesse de son Père, il resplendissait des rayons de sa divinité
et émettait l’éclat de sa puissance seigneuriale en dévoilant par ses
miracles sa nature cachée105. *
Toutes les autres occurrences de naos, en effet, appartiennent
aux florilèges patristiques, les plus nombreuses figurant, comme
cela a été vérifié pour la citation de Jn 2, 19, dans le troisième
florilège destiné à prouver que toute la tradition patristique
affirme l’impassibilité de la nature divine du Christ106. C’est
du reste, après avoir produit une série d’extraits d’Apollinaire,
comme autant d’exemples a fortiori, que l’Orthodoxe reprend à
son tour le terme naos, mais uniquement en raison de son emploi
par l’hérésiarque, pour attester qu’Apollinaire, en distinguant
ainsi les natures, a préservé l’impassibilité de la divinité107 :
«Tu as vu assez longuement un des maîtres de votre vaine
hérésie proclamer sans détour l’impassibilité de la divinité, appeler
« temple » le corps108 et certifier hautement que c’est le Dieu Verbe
qui l’a ressuscité109. »

connue, on ne saurait exclure queThéodoret en use ici parce que, précisément,


le monophysisme eutychien revient en définitive à contester l’Acte d’union.
105. Eran. I, p. 89, 17-26. „
106. On relève 5 occurrences dans le Florilège I, compte non tenu de celle
liée à la citation de Jn 2, 19 par Eustathe d’Antioche (n° 33) : nJ4 (Fla-
vien d’Antioche, Eran., p. 93, 19), n° 5 (Gélase de Cesaree, ibid., p. 93, 26),
n° 54 (Flavien d’Antioche, ibid., p. 106, 27), n°* 59 et 60 (Jean Chrysostomb,
ibid., p. 108, 10. 22 ; 3 occurrences dans le Florilège II, compte non tenu de 4
autres liées à la citation de Jn 2, 19 par Ambroise (n° 29) : n° 26 (Athanase,
ibid., p. 160, 29), n° 29 (Ambroise, ibid., p. 162, 3, 163, 2), n° 88 (Cyrille
d’Alexandrie, ibid., p. 182, 17) ; 7 occurrences dans le Florilège III : n°* 15,
18, 19 et 21 (Eustathe d’Antioche, ibid., p. 233,3. 32 ; 234, 5. 7. 19), n°* 21,
24 et 33 (Athanase, ibid., p. 235, 21 ; 237, 24. 33), compte non tenu de deux
autres occurrences directement liées à la citation de Jn 2, 19-21 par Jean
Chrysostome (n° 61) et par Apollinaire (n° 66).
107. Théodoret le déclare dans la conclusion du traite a 1 adresse de son
interlocuteur : il faut savoir, comme le font les abeilles, tirer profit de ce qu’ont
pu dire de juste même des hérétiques.
108. Théodoret fait ici référence au premier extrait cité d’ApoLUNAiRE (III,
66) : « Jean a parlé du temple qui a été détruit, c’est-à-dire le corps de celui
qui le relève ».
109. Eran. III, p. 248, 31-33. Pour faire bonne mesure, Théodoret ajoute
encore deux longs extraits d’Eusèbe d’Émèse, dont se réclament parfois les
tenants de l’hérésie monophysite, pour preuve que ce dernier rejette également
toute idée de passibilité de la divinité.
THÉOLOGIE et christologie
464

A ces deux occurrences de naos imputables à Théodoret,


il faut en ajouter une troisième, celle qui figure dans l’un des
syllogismes mis en appendice au dialogue, qui a trait encore
à Pimpassibibilité de la nature divine. Cette dernière, dit-il,
unie à la nature humaine, « n’a pas éprouvé les souffrances de
la Passion, mais s’est appropriée (oixeuoaapévr}) la Passion,
comme celle de son temple et de la chair qui lui était unie »110.
En définitive, dans ses écrits postérieurs au conflit avec
Cyrille, Théodoret utilise donc peu le vocable « temple » pour
désigner la nature humaine assumée. Cet abandon presque
complet d’un terme que légitimaient pourtant l’Écriture et la
tradition a quelque chose de surprenant. Or, comme Théodoret
paraît renoncer simultanément, et de manière plus nette encore,
à utiliser « l’argument du temple », emprunté à Jn 2, 19-21 pour
justifier la christologie dyophysite des Orientaux, on doit s’inter­
roger, au terme de cette enquête, sur les raisons de l’évolution
constatée dans son discours argumentatif et dans sa terminologie.
Il semble, en effet, qu’il faille bien parler d’évolution, sinon
dans le fondement même de sa christologie, du moins dans son
expression. Sa manière de recourir à Jn 2,19 à l’époque du conflit
avec Cyrille, puis dans ses écrits postérieurs au rétablissement
de la paix entre Antioche et Alexandrie, paraît en apporter une
preuve manifeste. Ce qui, dans le débat polémique, constitue
un argument récurrent, à opposer de manière irréfutable à
« l’unique nature du Dieu Verbe incarnée », ne joue plus par la
suite le même rôle. Non seulement, après 433, les citations de
Jn 2,19 chez Théodoret se font rares, mais elles ont une tonalité
différente. Quand la citation figure encore dans un contexte
polémique, comme c’est le cas dans les deux occurrences du
commentaire In XIV epist. Paulin elle ne remplit pas la même
fonction. Il ne s’agit plus alors de prouver l’absence de mélange
ou de confusion entre « le temple » et la nature divine qui lui
est unie, ou la passibilité de la seule nature humaine assumée
opposée à l’impassibilité de la nature divine, ni à plus forte raison
d’introduire une distinction radicale entre le temple et la divinité
qui l’habite, comme au temps de la réfutation des anathéma-
tismes de Cyrille. Théodoret veut seulement souligner là, en
citant Jn 2, 19, que le Christ, en raison de sa nature divine, est
le sujet agissant de sa propre résurrection111. Sans doute est-ce
110. Eran., Appendice III, 16, p. 265, 2.
111. C’est aussi le but premier de la citation dans Yep. 146 (SC 111, p. 186,
11-16), même si Théodoret la commente ensuite en soulignant la nécessité de
distinguer la nature humaine passible de la nature divine impassible : « Nous
savons, d’autre part, que la nature divine est immortelle. Car si ce qui pouvait
souffrir (tô 7ra9i7T6v) a souffert, ce qui ne pouvait souffrir (tô à7ta8éç) n’a pas
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE (JN 2,19) 465

là encore une manière d’affirmer la permanence en lui de deux


natures, mais sans établir entre elles une séparation qui condui­
rait à concevoir deux sujets distincts. Enfin, dans la majorité
des cas, la citation de Jn 2, 19 n’est introduite parThéodoret
qu’en raison de la présence, dans le texte scripturaire, du mot
« temple » ou d’un terme similaire lui permettant de rapporter la
prophétie au Christ112. Sa fonction est donc plus exégétique que
christologique, puisqu’elle légitime une interprétation messia-
nique du texte.
L’enquête menée sur l’emploi du vocable « temple » pour
désigner la nature humaine assumée offre des résultats tout à
fait comparables. Les rares emplois relevés dans ses commen­
taires exégétiques sont majoritairement commandés par le texte
scripturaire à commenter113. Si tel n’est pas le cas, le terme
se trouve le plus souvent explicité par une autre désignation
de la nature humaine assumée (« prémices, chair, forme de
l’esclave »)114. Tout se passe donc comme si Théodoret, après
433, sans renoncer totalement à user d’un terme que la tradition
patristique a depuis longtemps consacré en ce sens, l’écartait
volontairement de son vocabulaire christologique.
Sans doute peut-on comprendre qu’il ait souhaité, après
l’Acte d’union, s’abstenir de recourir à « l’argument du temple »,
trop marqué par l’affrontement avec Cyrille pour ne pas sembler
remettre en cause la paix difficilement acquise. Pareillement,
à l’époque où il dénonce le monophysisme radical d’Euty-
chès, recourir à cet argument aurait pu être contreproductif,
en faisant passer le puissant archimandrite pour un nouveau
Cyrille115. D’autant qu’à partir des années 447, après la publi­
cation de 1 ’Êranistès3 Théodoret est conscient de la montée des
périls, qu’il voit son orthodoxie suspectée et qu’il est bientôt
obligé de se justifier. Produire « l’argument du temple » contre
ses adversaires n’aurait donc servi qu’à le rendre davantage
suspect de professer une christologie séparatrice, proche de
celle de Nestorius, en laissant entendre que la divinité habitait
souffert. La Verbe Dieu, en effet, s’est fait homme non pour rendre passible la
nature impassible, mais pour faire don, par sa souffrance de l’impassibilité à la
nature passible » (ibid., p. 186, 16-21).
112. Sur l’introduction de la citation de Jn 2, 19 dans le commentaire de
Ml 3,1 (« temple *>), de Ps 40, 8-9 (« Celui qui est couché ne se relèvera-t-il pas
ensuite ? »), de Ps 117, 26 (« maison du Seigneur *), de Ps 131,6 (« temple *),
de Gn 9, 27 (« tentes de Sem »), de 2 R 7, 11 (« maison »), voir supra, p. 444-
446.
113. Voir commentaire de Ps 67, 25 («son saint»)» Ps 67, 29-30 («ton
temple »), Ps 95, 6 (« son sanctuaire »), Ps 132, 17 (« lampe *).
114. Voir Is 11, 1 ; Ez 17, 22-23 ; Ps 8, 8-9.
115. Toutefois, son Eran. offre de nombreux points de convergence avec sa
Réfutation des anathématismes de Cyrille, voir supra note 104.
466 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

dans son temple, comme elle habite en chaque homme par le


don de l’Esprit116. Qu’il ait professé le contraire dès ses premiers
écrits n’aurait servi de rien117. Si l’on en juge par la difficulté
qu’il eut à faire admettre - toute la correspondance des années
448-450 en témoigne - qu’il ne professait pas « deux Fils »118,
parce qu’il distinguait, dans le Christ, deux natures, tout
en affirmant l’étroitesse de leur union depuis l’instant de sa
conception jusqu’après sa résurrection et son ascension, on peut
imaginer le parti qu’auraient tiré ses adversaires de son recours
à « l’argument du temple ». Voilà pourquoi, semble-t-il, il laisse
au Mendiant de YÉranistès le soin de le produire, en se bornant
à faire observer qu’on ne peut l’écarter sans traiter l’Écriture et
les paroles mêmes du Christ à la manière des hérétiques.
Aurait-il pour des raisons identiques progressivement écarté
de sa terminologie christologique le mot « temple » pour désigner
la nature humaine du Christ? Nous le croirions volontiers.
Plus que tout autre, l’utilisation de ce terme pouvait suggérer,
en effet, une union relâchée des deux natures et l’idée d’une
inhabitation du Verbe divin en l’homme assumé. On pourrait
objecter que Cyrille d’Alexandrie lui-même utilise couramment
cette métaphore pour désigner la nature humaine du Christ, et
beaucoup plus fréquemment, semble-t-il, queThéodoret119. Dès
lors, dira-t-on, pourquoi ce vocable serait-il moins suspect chez

116. Dans ses écrits contre Cyrille, antérieurs et immédiatement posté­


rieurs au concile d’Éphèse, la manière dontThéodoret utilise « l’argument du
temple * est très proche de celle de Nestorius dans sa réponse à la deuxième
lettre de Cyrille (cf. supra, n. 2). Au sujet de l’« inhabitation », cf. supra n. 42.
117. Dans son entreprise d’apologie personnelle,Théodoret invite ceux dont
il espère un soutien, à lire ses écrits doctrinaux, même les plus anciens, pour y
vérifier la pureté de sa foi orthodoxe : voir ep. 82 (déc. 448) à Eusèbe d’Ancyre,
SC 98, p. 202, 7-20 ; ep. 113 (sept.-oct. 449) à Léon de Rome, SC 111, p. 64,
9-18 ; ep. 146 (lre moitié de 451) aux moines de Constantinople, ibid., p. 176,15-
178, 4 ; c’est ne pas sembler concevoir que certaines formules du De incam.,
par exemple, sans parler de plusieurs lettres écrites au lendemain du concile
d’Éphèse, pouvaient lui être reprochées et exploitées contre lui !
118. Cf. supra, p. 455, n. 70.
119. Aussi est-il un peu surprenant queThéodoret ne lui emprunte qu’une
seule citation où figure le mot naos dans le florilège de YEranistès sur l’incon-
fusion des natures (eran. II, n° 88, p. 182, 17). Les emplois de naos avec son
acception christologique sont particulièrement nombreux dans Vin lohan. :
Pusey 1,21, 3 ; 140,17 ; 209 11-212, 18 (Jn 2,19) ; 224, 18 ; 442, 21. 24 j 530
1 ; 537, 17 ; 539, 3 ; 564, 15 ; 581, 21 ; 600, 14 ; 713, 7 ; Pusey II, 34, 25 ; 80,
2 ; 158, 5 ; 200, 5. 15 ; 381, 27 ; 401, 24 ; 487, 8 j 505, 22 ; 640, 21 ; 643, 2
(Mt 27, 40) ; 677, 29 ; 707, 19 ; 726, 21. 24 ; 727, 7. 12 ; 735, 6 ; Pusey IH, 2,
4 ; 105, 26 ; 113, 3 ; 126, 7. 22 ; 127, 5 ; 127, 31 ; 142, 25 ; 145, 7 ; 155, 15 ;
voir sur ce point les remarques de B. Meunier, Le Christ de Cyrille d'Alexan­
drie, op. ciu, p. 117, n. 10. 134-135. 144. 212. Voir aussi In Isaiam, PG 70, 256
D ; 257 A (Jn 2, 19) ; 452 B ; 1096 D (Jn 2, 19) ; De incam. unigeniti, SC 97,
p. 192,25-29 ; 224,10-13 ; 224,35-226,1 ;250, 17-19 ; 294,14-17 (= PG 75,
679 D ; 689 B.D ; 698 BC ; 712 BC) ; Quod unus sit Christus, SC 97, p. 476,
2-4 ; 478, 39-42 (= PG 75, 767 A. E)
THÉODORET DE CYR ET LE SIGNEDU TEMPLE ON 2, 19) 467

l’un que chez l’autre, puisque tous deux prennent également


soin de souligner l’existence d’une union étroite entre le temple
et la nature divine du Verbe qui en a fait son corps120 ? Dans
l’emploi que chacun d’eux fait du mot « temple » en parlant de
l’Incarnation ou de la Résurrection121, on ne saurait même le
plus souvent entrevoir une réelle différence. Pourtant ce que
pouvait sans crainte s’autoriser Cyrille en continuant, même
après l’ouverture de la crise nestorienne, à user de ce vocable,
était plus difficile pourThéodoret. Ses liens avec Nestorius et le
fait qu’il avait été, contre Cyrille, le porte-parole et le défenseur
de la christologie antiochienne l’obligeaient à une plus grande
circonspection : il aurait beau faire, le terme chez lui risquait
de conserver la connotation qu’il avait prise au cours de la crise
nestorienne. Mieux valait donc s’en abstenir plutôt que de
fournir à ses adversaires des arguments supplémentaires pour
l’accuser de diviser le Christ, de professer deux Fils ou de conce­
voir l’incarnation du Verbe comme une simple inhabitation de la
divinité dans son temple.
Son renoncement progressif à user de « l’argument du
temple » et du vocable naos, après 433, serait donc à rapprocher
de l’abandon qu’il fit du vocabulaire concret, au lendemain du
concile d’Ephèse, pour désigner les deux natures du Christ122.
L’un et l’autre peuvent avoir été commandés par des raisons de
prudence, mais aussi par une prise de conscience des ambiguïtés
que comportaient ce mode de désignation et ce type d’argu­
ment. Sans renoncer à la distinction des natures dans l’unique

120. Sur l’emploi du mot « temple » par Cyrille dans ses Dialogues christo-
logiques et la justification qu’il en donne dans son Apologie contre Thcodorei:,
voir la remarque de G. M. de Durand (SC 97, p. 476-477, n. 2) : « On voit
que S. Cyrille n’a jamais renoncé à la métaphore du ‘temple’ pour désigner le
corps du Christ : elle était autorisée par trop de témoignages scripturaires pour
qu’un exégète comme lui pût la répudier. Il l’explique rapidement dans ApoL
c. Th. 5,421 C, ACO1,1,6, p. 127,1.29-31 : il suffit pour la rendre admissible
de stipuler qu’il ne s’agit pas d’une inhabitation par relation (oxeTixVj : telle
que nous la possédons par un don du Saint-Esprit), mais d’une union. Pour
d’autres emplois de la métaphore après 428, cf. Hom. P. XX, 841 C... Avant
428, l’expression est encore plus courante, alors que, remarque M. Liebaert,
Doctrine christologique, p. 200, n. 4, elle est plutôt rare chez S. Athanase, au
moins dans les Discours contre les Ariens. ».
121. Rapprocher le commentaire de Théodoret sur Is 11, 1 (In Is. 4, 362,
SC 295) de la citation dans YÉratiistès (Flor. II, n° 88, p. 182, 14-16) d’un ex­
trait de la Lettre de Cyrille à Jean d’Antioche (ep. 39).
122. Pourtant, couramment utilisée jusque-là par les Pères, cette terminolo­
gie concrète - « l’homme assumé » et « le Verbe assumant » - pouvait paraître,
au lendemain de la crise nestorienne, accréditer l’idée d’une distinction, non
plus de deux natures mais de deux personnes dans le Christ, et faire suspecter
leur auteur de distinguer « deux Fils ». Sur l’abandon de cette terminologie
concrète comme critère de datation pour les écrits de Théodoret, cf. supra,
n. 36.
468 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

personne du Christ, Théodoret a sans aucun doute senti


progressivement la nécessité d’abandonner des formules ou des
références trop marquées par le conflit avec Cyrille, d’autant
qu’elles pouvaient autoriser une interprétation critiquable du
mystère de l’Incarnation. On pourra sans doute toujours consi­
dérer que Théodoret, en raison de son héritage antiochien,
n’est pas parvenu à penser aussi nettement que Cyrille l’« unité
personnelle » du Christ123, même lorsqu’il parle de l’union des
deux natures en un seul et unique prosôponX2A. Mais, plutôt que
de mettre au compte d’un simple opportunisme l’évolution
constatée, entre Éphèse et Chalcédoine, dans sa terminologie et
son argumentation christologiques, nous serions porté à y voir
la marque de l’approfondissement doctrinal auquel l’a conduit
le débat avec Cyrille, puis avec Eutychès.

123. Voir A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne. De l’âge apos­


tolique à Chalcédoine (4SI), Paris 1973, p. 491.
124. L’emploi du terme npéacoTrov dans son acception christologique est
du reste chez lui relativement limité. On n’en relève aucune occurrence dans la
Thérapeutique, ni dans VExpositio, ni plus curieusement dans VHaer. fab.3 pour­
tant postérieur au concile de Chalcédoine. En revanche, le terme est plusieurs
fois utilisé dans le De incam. (PG 75, 1456 A ; 1460 A ; 1472 C ; 1473 B), la
seule occurrence de la formule ëv 7tp6oco7tov figurant dans un titre de chapitre
(c. 31) dont l’appartenance à Théodoret n’est pas assurée. Ses commentaires
présentent cette même formule à quatre reprises (In Ez. 11, 22-23, PG 81, 901
DI lin Rom. 8,32, PG 82, 144 C2 ; In Hebr. 3,4, ibid.3 697 D3 ; QG 19, FM I,
p. 22, 23), et une seule autre occurrence de 7tpôoco7tov intéressant la christo­
logie, pour nier que la distinction des natures entraîne la division de l’unique
Fils ou Christ en deux 7tp6a<07ta (QL 22, FM I, p. 174, 12 : oùx elç duo
TtpôawTta). Dans sa correspondance datant des années 448-450, à l’exception
de Yep. 83 à Dioscore où Théodoret emploie l’expression xô ëv TtpôacoTtov
(SC 98, p. 212, 21), c’est le tour négatif qui est partout ailleurs utilisé pour
affirmer l’unicité du Fils (voir ep. 21, SC 98, p. 76, 9-10 ; ep. 104, SC 111,
p. 26,9-10 ; ep. 131,ibid.3p. 116,7-9 ;ep. 146,ibid.3p. 198,6-8 3ep. 147,ibid.3
p. 206,17-18). Dans YEran. enfin, on relève : cinq occurrences de l’expression
ëv 7tpôoG)7tov mises dans la bouche de l’Orthodoxe (Eran. III, op. cit.3 p. 202,
10 209,27. 30 ; 227, 24. 31-32) et une dans celle du Mendiant pour approu­
ver ce qu’il vient d’énoncer en d’autres termes (ibid., II, p. 139, 17) ; deux
refus explicites de l’Orthodoxe de diviser le Christ en deux 7tpôaco7ta (ibid.3
n, p. 147, 1 ; III, p . 228, 5-6), et deux objections faites par le Mendiant à la
distinction des natures qui donnerait entendre, selon lui, deux 7tp6crco7toc (ibid.3
II, p. 135, 12 ; III, p. 21, 12). Pour affirmer l’unicité de la personne du Christ,
Théodoret utilise donc concurremment plusieurs formules, avec peut-être une
légère préférence pour les tours lui permettant d’opposer à une division en
deux 7tpôo(07toc, qu’il rejette énergiquement, « l’unique Fils Monogène ».
39

LA CHRISTOLOGIE DE
THÉODORET DE CYR
ESSAI DE BILAN ILLUSTRÉ PAR
UN FLORILÈGE DE TEXTES

Cadre historique

Lorsqu’il lança ses douze Anathématismes contre Nestorius,


Cyrille d’Alexandrie ne s’attendait probablement pas à rencon­
trer enThéodoret un adversaire à sa mesure1. Jean d’Antioche
devait, quant à lui, bien connaître les qualités du jeune évêque de
Cyr pour le charger d’en faire aussitôt une réfutation2. Dès lors,
Théodoret va jouer un rôle de premier plan dans la crise nesto-
rienne : acteur de toutes les phases du conflit - concile d’Éphèse
(431) et Conférence de Chalcédoine (sept.-oct. 431), tractations
pour aboutir à l’Acte d’union (433) et difficultés rencontrées
pour le faire accepter au sein même de son parti -, il devint
rapidement l’un des principaux porte-parole des Orientaux.
Cette activité se double d’une importante production doctrinale
dont témoignent plusieurs traités et aussi sa correspondance3.

1. Ces douze anathématismes (cf. PG 77, 120-121 ; E. Schwartz, ACOI, i,


1, p. 40-42) accompagnaient sa troisième lettre à Nestorius (novembre 430).
2. Cf. la lettre-prcface de Théodoret à Jean d’Antioche (ACO I, I, 6, p. 107-
108 ; SC 429). L’ouvrage ([Reprehensio XII anathematismorum Cyrilli) n’est que
partiellement transmis dans la réfutation qu’en fit à son tour Cyrille : Epis-
tula ad Evoplium aduersus impugnationem duodecim capitum a Theodoreto editam
{PG 76, 385-452 ;ACO I, i, 6, p. 108-146) ; il en va de même de la réfutation,
également demandée par Jean d’Antioche à André de Samosate, conservée
par Cyrille dans son Apologie contre les Orientaux (PG 76, 316-385 ; ACO I, I,
7, p. 33-65).
3. En priorité naturellement les lettres conservées dans les collections conci­
liaires {SC 429), mais aussi une grande partie de celles de la Collectio Sirmon-
diana {SC 98 et 111) ; en revanche, aucune des lettres réunies dans le Codex
Patmensis - cinq d’entre elles figurent aussi dans la Coll. Sirm. - ne présente un
contenu doctrinal.
470 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Avec l’Acte d’union et la paix officiellement rétablie entre


Antioche et Alexandrie s’ouvre une période de calme relatif, sans
que les adversaires de la veille cessent pour autant de s’observer,
les questions christologiques demeurant un sujet sensible.
Théodoret la consacre pour l’essentiel à des ouvrages d’exégèse
et à la prédication4, en se montrant attentif, dans le respect de
l’accord obtenu, à défendre les positions christologiques antio-
chiennes et à mettre en évidence, chaque fois que le texte s’y
prête, leur fondement scripturaire. Mais on observe alors une
modification significative de sa terminologie et de ses formules
christologiques par rapport à celles de ses traités dirigés contre
Cyrille au cours de la période précédente.
Un nouveau conflit doctrinal, avatar de la crise nestorienne,
suivit la mort de Cyrille (444) : Théodoret s’y trouva de nouveau
directement impliqué, mais cette fois en position d’accusé.
Pour la défense de l’orthodoxie et la préservation de l’Acte
d’union, il avait jugé nécessaire de dénoncer dans un dialogue
christologique, YÉranistès (447), le monophysisme professé à
Constantinople par l’archimandrite Eutychès, un personnage
puissant et redoutable dans la mesure où il avait le soutien de
Dioscore d’Alexandrie, le successeur de Cyrille, et l’oreille du
pouvoir impérial grâce à l’eunuque Chrysaphe. Il allait en payer
le prix, et sans doute aussi celui de ses attaques autrefois portées
contre Cyrille : d’abord la relégation dans son diocèse Ç448)5,
puis sa condamnation et sa déposition par le concile d’Éphèse
de 449, plus connu sous le nom de « Brigandage », enfin l’exil
en Apamène. Accusé d’hérésie, il doit à son tour fournir des
preuves de son orthodoxie. Tel est pour l’essentiel, entre 448
et sa réhabilitation par le concile de Chalcédoine (451), l’objet
de sa correspondance. De caractère presque exclusivement
doctrinal et apologétique, celle-ci permet de reconstituer de
4. Tous ses commentaires exégétiques semblent avoir été rédigés entre 431
et 447, soit après le premier concile d’Éphèse (voir M. Richard, « Notes sur
l’évolution doctrinale de Théodoret », RSPT 25 (1936), p. 459-481 ; cf. J.-N.
Guinot, L’Exégèse de Théodoret de Çyr, Théologie historique 100, Paris 1995,
p. 48-63), à l’exception des Questions sur l’Octateuque (éd. N. Fernandez Mar-
cos - A. Saenz-Badillos, Madrid 1979 = FM I) et sur les Règnes et les Parali-
pomènes (éd. N. Fernandez Marcos - J.R. Busto Saiz, Madrid 1984 = FM II),
dont la rédaction est postérieure au concile de Chalcédoine (451). Quant à ses
Discours sur la Providence, il seraient à dater des années 435/437.
5. Le texte de l’édit impérial qui lui interdit de quitter la ville de Cyr est
rapporté par Théodoret dans sa Lettre au préfet Eutrèque (ep. 80, SC 98, p. 188,
22-27) ; la date de cet édit n’est pas assurée, aucune information n’étant four­
nie sur ce point ni dans le Code Théodosien, ni dans le Code Justinien, ni dans
les actes conciliaires, comme le note Y. Azéma (cf. ep. 79, SC 98, p. 184, n. 1) ;
il semble enclin à le dater du printemps 448, tandis que d’autres, comme
A. Martin (cf. Introduction à Y Histoire ecclésiastique de Théodoret, SC 501,
p. 25), le datent de mars 449.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 471

manière précise les étapes du conflit et d’éclairer ses positions


christologiques. Ses ouvrages exégétiques ou doctrinaux, posté­
rieurs au concile de Chalcédoine, ne font que confirmer sur ce
point l’enseignement de ses autres écrits.
De la période qui précède le déclenchement de la crise nesto-
rienne et le concile d’Éphèse de 431 à celle qui suit le concile de
Chalcédoine et la condamnation du monophysisme eutychien,
Théodoret est donc un témoin majeur du débat doctrinal qui a
marqué le Ve siècle. Pour rendre compte de ses positions chris­
tologiques, on distinguera deux grandes périodes : celle de
l’affrontement avec Cyrille, de 430 à 433, et celle de l’affronte­
ment avec Eutychès et les tenants d’un monophysisme radical,
de 447 à 451, séparées par la période de paix relative qui suit son
acceptation de l’Acte d’union (en 435)6. La prise en compte de
l’activité du théologien engagé que fut Théodoret, durant plus
de vingt ans, permettra de mettre en évidence les constantes
de sa christologie, mais aussi des évolutions consécutives aux
controverses.
Avant d’aborder cette étude, il importe de rappeler que ses
exposés doctrinaux- traités ou lettres - relèvent presque toujours
du même schéma : un exposé trinitaire - la « théologie » -, suivi
d’un exposé christologique -1’« économie » -, les deux formant
un tout indissociable7. La partie trinitaire se résume d’ordinaire
à un rappel bref, mais ferme, du contenu de la foi de Nicée ;
elle ne présente de ce fait, pour l’histoire des doctrines, qu’un
intérêt limité, la problématique doctrinale du Ve siècle n’étant
plus à proprement parler trinitaire, mais christologique. Du
reste, c’est surtout la « théologie » du Fils que développe alors
Théodoret en rappelant que le Fils, « engendré » et doté d’une
hypostase propre, partage pleinement la nature divine du Père
— « homoousie » (ôpooùoioç) -, et en possède par conséquent
toutes les propriétés - coéternité (ouvocîôioç) immutabilité
(êcTpeTCTOç) et impassibilité (à7r<x9yjç) - et tous les attributs
- puissance, souveraineté, gloire, etc. En tant que Fils consubs­
tantiel au Père, le Verbe de Dieu possède donc une nature
divine parfaite et reçoit même adoration et même gloire. On
voit bien l’importance de ce rappel avant que ne soit abordée la
question, qui est au centre du débat doctrinal du Ve siècle, celle
de l’union des natures dans la personne du Christ. Qu’il s’agisse

6. Théodoret a tardé à signer l’Acte d’union dont il était pourtant l’un des
principaux rédacteurs, peut-être en raison du sort infligé à Nestorius qu’il ne
pouvait se résoudre à abandonner.
7. V.g. YExpositio rectae fidei, le traité Sur la Trinité et VIncarnation, sa Lettre
au peuple de Constantinople (ep. 5, SC 429).
472 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

de réfuter les thèses ariennes ou de contester celles des parti­


sans de « l’unique nature du Dieu Verbe incarnée », l’affirmation
préliminaire de l’immutabilité et de l’impassibilité de la nature
divine, autant que celle de la consubstantialité du Père et du Fils,
semblent indispensables à son argumentation où « théologie » et
« économie » interfèrent continuellement.

Écrits antérieurs à la crise nestorienne : une


terminologie christologique héritée des anciens
antiochiens
Dès la Thérapeutique des maladies helléniques, probablement
l’un de ses tout premiers écrits8, la manière dont Théodoret
présente l’Incarnation et l’union des deux natures dans le
Christ porte la marque de la christologie antiochienne, héritée
de Théodore de Mopsueste : nature humaine assumée par le
Verbe assimilée à une « habitation »9, terminologie concrète
pour désigner les deux natures (« l’homme et le Dieu »), affirma­
tion d’une union sans « mélange » - chaque nature conservant
ses propriétés - et de l’unité de la personne (« le même »), sans
doute encore incomplètement satisfaisante, car elle semble
exclure l’unité d’adoration :
... il construisit sa demeure humaine dans un sein virginal d’où
il sortit, homme que l’on voit et Dieu qu’on adore : le même, qui
est engendré avant tous les siècles de la substance du Père et qui
a pris de la Vierge ce qui se voit, est à la fois nouveau et éternel.
L’union, en effet, n’a pas mélangé les natures ; elle n’a pas assujetti
non plus au temps l’auteur des temps - sans vouloir dire toute­
fois que ce qui est né dans le temps fût antérieur au temps. Au
contraire, chacune des deux natures est demeurée intacte ; l’une
supporte les faiblesses de la nature, c’est-à-dire la faim, la soif,
le sommeil, la fatigue, la croix, la mort ; l’autre opère les actions
divines, fait tout naturellement des miracles...10.
Chacun de ces traits se retrouve dans Y Exposé de la foi ortho­
doxes dont la date est discutée, mais généralement tenue pour

8. Sur la date de le Thérapeutiques voir P. Canivet (.Histoire d’une entreprise


apologétique au v* siècle, Paris 1958, p. 40) qui place sa rédaction avant 423,
c’est-à-dire avant son accession à l’épiscopat.
9. Le terme èvotxrjaiç dans une acception christologique est rare chez Théo­
doret ayant le concile d’Éphèse de 431 : une seule occurrence avec evcootç
en De xncam. (PG 75, 1433 A), et seulement trois du verbe èvotxéo) (ibid.,
1444 A ; 1457 A9 ; 1468 D [avec évôto]) ; le terme ne se trouve plus ensuite
que dans les florilèges patristiques de YEran. (I, n° 4 : Flavien d’Antioche ;
ÜI, n° 32. 35 : Athanase d’Alexandrie ; n° 74 : Eusèbe d’Émèse), une manière
peut-être d’en montrer l’enracinement dans la tradition. Théodore use nette­
ment plus volontiers du mot « temple ».
10. Thèrap. VI, 79-80, SC 57.1 (trad. P. Canivet).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 473

antérieure à la crise nestorienne11. Le «temple» (vaôç) - les


occurrences du terme sont ici nombreuses12 - y est ouvertement
présenté comme une manière de désigner « l’homme parfait *
assumé par le Verbe. Une place importante est réservée dans
l’opuscule à la question de l’union des natures. Sans prétendre
expliquer le mode de l’union et pénétrer un mystère insondable,
l’auteur tente de faire comprendre l’union indissoluble de deux
natures parfaites, celle du Dieu Verbe et celle de l’homme, dans
la personne du Christ, à l’aide d’analogies : l’union de l’âme et
du corps dans l’homme13, celle des matériaux de construction
d’une maison14, et celle de la lumière primordiale condensée
dans le soleil15. Mais il en souligne lui-même les insuffisances :
à la différence de l’homme, le Christ n’est pas un tertium quid
résultant de l’union de deux natures :
En revanche, le Christ ne résulte pas en tant que Christ de la
divinité et de l’humanité, comme s’il était un autre par rapport à
ces deux composantes, mais il se trouve être l’un et l’autre, à la
fois Dieu et homme, se laissant concevoir comme Dieu en raison
de la puissance de ses prodiges et se laissant voir comme homme
en raison de la conformité de ses affections avec celles de notre
nature16.
Aussi ne peut-on plus, après l’union, distinguer deux Fils
dans le Christ et les nommer séparément17, comme le fait
comprendre, mieux que les deux autres, l’analogie avec l’union
de la lumière primordiale et du soleil :
En effet, de même qu’après l’union de la lumière primitive
avec le corps solaire, on ne saurait plus les séparer l’un de l’autre,
ni nommer individuellement l’un « soleil » et l’autre de son côté
« lumière » séparément, mais que la lumière avec son corps est

11. Placée sous le patronage de Justin et éditée sous son nom par Th. Otto
(Iustiniphilosophi et martyris opéra quaeferuntur omnia, t. III, Iéna 1880, p. 2-27),
YExpositio n’a été que tardivement restituée à Théodoret grâce au témoignage
de Sévère d’Antioche (voir M. Richard, « L’activité littéraire de Théodoret
avant le concile d’Éphèse », RSPT 24, 1935, p. 82-106 [84]). La date de rédac­
tion de cet opuscule demeure incertaine, M. Richard le considérant conune
nécessairement antérieur au concile d’Éphèse, alors que R.V. Sellers en situe
la rédaction vers 447, datation contestée par M.F.A. Brok (voir sur ce sujet,
mon article « UExpositio rectae fidei et le traité Sur la Trinité et l'Incarnation de
Théodoret de Cyr : deux types d’argumentation pour un même propos ? »,
Recherches augustitiiennes 32 [2001], p. 39-74 [69-72]).
12. On en relève 12 occurrences dans la seconde partie du traité, relative à
l’Incarnation : Expositio (éd. Otto) § 10 (3) ; 13 (3) ; 14 (1) ; 15 (1) ; 17 (4).
13. Ibid., § 11, p. 38, 9 - 40, 14.
14. Ibid., § 11, p. 40, 14-42,9.
15. Ibid.,l 12, p. 44, 10-50, 1.
16. Ibid., § 11, p. 42, 9-14.
17. L’affirmation de l’unité de la personne est ici plus nette que dans le
passage de la Thérapeutique cité plus haut (cf. n. 10).
474 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

appelée uniquement « soleil », de même, dans le cas de la lumière


véritable et de son saint corps, personne n’irait dire, après l’union,
Fils de façon autonome, le Verbe divin, et, de son côté, fils,
l’homme, mais on concevra l’un et l’autre comme unique et le
même, tout comme sont une seule lumière et un seul soleil, la
lumière qui a été reçue et le corps qui l’a reçue. De même encore
qu’il y a une seule lumière et un seul soleil, mais deux natures,
celle de la lumière et celle du corps solaire, de même ici aussi il y
a un seul Fils, Seigneur, Christ et Monogène, mais deux natures,
l’une qui nous dépasse, l’autre qui nous appartient18.
Voilà pourquoi Théodoret ne cessera d’affirmer, dès l’époque
du conflit avec Cyrille jusqu’au lendemain du concile de
Chalcédoine, pour s’opposer au monophysisme eutychien, que
l’appellation de Christ, après l’Incarnation, est la plus adaptée,
et finalement la seule recevable, pour exprimer à la fois l’unicité
de la personne et l’inconfusion des natures.

L’affrontement avec Cyrille (430-433) :


le durcissement des positions

Durant toute la durée de l’affrontement avec Cyrille, de 430


à l’Acte d’union (433), Théodoret déploie une intense activité
doctrinale dont témoignent : sa Réfutation des Anathématismes,
en partie conservée dans YApologie que Cyrille se vit contraint de
rédiger en retour19 ; le traité Sur la Trinité et VIncarnation, de peu
antérieur probablement au concile d’Éphèse20 ; un ensemble de
lettres, dont la lettre-opuscule aux moines d’Euphratésie et des
contrées environnantes21 ; une longue réfutation de la christologie
cyrillienne, le Pentalogos, dont ne subsistent que des fragments22.

18. Expositio § 12, p. 46 , 22 - 47,12.


19. Cf. supra, n. 2.
20. La date de rédaction de ce traité est difficile à préciser. Nous serions ten­
té d’en situer la rédaction à une date proche du début de la crise nestorienne
430, peu de temps avant ou peu après le concile d’Éphèse de 431 ; M. Richard
(« L’activité littéraire de Théodoret avant le concile d’Éphèse », op. cit.3 p. 93-
99 ; « Notes sur l’évolution doctrinale de Théodoret », RSPT 253 1936, p. 459-
481 [461.467]) pense, au contraire, qu’il aurait pu être rédigé assez longtemps
avant le concile d’Éphèse et aurait pu subir a posteriori un certain nombre de
modifications de la part de Théodoret.
21. Cf. SC 429, ep. 4.
22. La Chaîne sur Luc de Nicétas a conservé trois fragments grecs de ce
traité polémique, auxquels il faut probablement ajouter un autre long fragment
transmis dans un florilège mis sous le nom de Théodoret par deux manus­
crits, YAmbrosianus gr. 1041 (xiii* s.) et le Vaticanus gr. 2658 (xiii'-xiv* s.) ; voir
notre article « Un nouveau fragment grec du Pentalogos de Théodoret de Cyr »,
Warszaivskie Studia Teologiczne (« Mélanges Marek Starowieyski ») XX/2, 2007,
p. 117-129. Des fragments plus nombreux ont été conservés en latin dans la
Collectio Palatina (cf. E. Schwartz, ACO I, 5, n° 41, 1-17, p. 165-169).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 475

Il faudrait encore y ajouter Y Apologie pour Diodore et Théodore,


que Théodoret rédigea en 438, pour défendre la mémoire des
deux grands docteurs antiochiens, Diodore de Tarse et Théodore
de Mopsueste, accusés par Cyrille d’être les ancêtres de l’hérésie
nestorienne, mais dont il ne reste pratiquement rien23. L’assise
est toutefois suffisamment large et l’ensemble particulièrement
cohérent pour permettre une juste appréciation de la christo­
logie de Théodoret à l’époque du concile d’Éphèse.
Convaincu que Cyrille, en parlant d’« une seule nature du
Dieu Verbe incarnée » ou d’« union selon l’hypostase *, terme
dont il fait un équivalent de « nature », redonne vie, sous d’autres
formes, à l’hérésie d’Apollinaire, Théodoret réagit en affirmant
l’union sans confusion dans le Christ de deux natures parfaites,
seule manière à ses yeux de se garder à la fois de l’hérésie d’Arius
et d’Eunomius qui diminue la nature divine du Verbe, et de celle
d’Apollinaire qui ampute la nature de l’homme assumé. Or, les
formules de Cyrille lui paraissent porter atteinte à l’intégrité de
l’une et l’autre nature, en introduisant l’idée de mélange ou de
confusion qui entraîne, à son tour, celle de changement. D’où
l’accusation portée contre Cyrille d’entendre le verset johan-
nique Le Verbe s’est fait chair dans le sens d’une transformation
de la nature divine en une nature de chair, accusation récurrente
dans la Réfutation des Anathëmaiismes et dans les écrits anticy-
rilliens postérieurs ou contemporains :
Si donc la divinité est immuable et sans changement, elle ne
peut pas admettre une mutation et un changement. Or, s’il est
impossible que ce qui est immuable subisse une mutation, le Dieu
Verbe ne s’est pas fait chair, en subissant une mutation, mais il
a assumé la chair et il a habité parmi nous, selon la parole des
Évangiles. (...) Il est donc clair d’après ce qui vient d’être dit que
la forme de Dieu ne s’est pas changée en la forme de l’esclave,
mais que, tout en demeurant ce qu’elle était, elle a pris la forme
de l’esclave. Ainsi donc le Dieu Verbe n’est pas devenu chair, mais
il a assumé une chair animée et raisonnable (Rëfut. anath. I)24.
Le Verbe s’est fait chair (...) Cela ne veut pas dire que s’est
produit un changement quelconque de la substance divine
en chair, mais proclame que le Dieu Verbe a assumé la nature
23. Cf. ACO IV, i, § 31-34, p. 94-95
24. PG 76, 392 C-393 A ; ACO I, I, 6, p. 109, 3-12. Cf. Rèfut. anath. 2 :
« Si, par union selon l’hypostase, celui qui est l’auteur de cette formule veut
dire qu’il y a eu un mélange de la chair et de la divinité, nous mettrons toute
notre ardeur à le réfuter et nous le convaincrons de blasphème. Car, nécessai­
rement, le mélange entraîne la confusion ; or, une fois introduite, la confusion
prive chaque nature de son caractère propre. De fait, les éléments qui ont été
mélangés ne demeurent pas ce qu’ils étaient auparavant. Or, dire cela du Dieu
Verbe et de celui qui est issu de la semence de David serait une des choses les
plus absurdes » (PG 76, 400 AB ;ACO I, i, 6, p. 114, 13-18).
THÉOLOGIE et christologie
476

humaine. (...) Les mots : Le Verbe s’est fait chair n’expriment pas
la mutation qu’aurait subie la divinité, mais l’assomption de la
nature humaine (De incam. 18)
En réalité, cette même accusation se rencontre déjà dans
pExpositio. Peut-être ne vise-t-elle là que les seuls apollina-
ristes, si l’on retient une date haute, mais pourrait tout autant
viser Cyrille, comme il en va sans doute des attaques contre
Apollinaire dans le De incam.26 :
Dites-nous, en effet, vous qui feignez la sollicitude à l’égard
de la religion chrétienne, vous qui recherchez et alléguez de
semblables raisons en vue de supprimer les deux natures, vous qui
vous employez à parler de mélange et de confusion, de change-
ment du corps en divinité et à soulever de semblables questions,
vous qui dites tantôt que le Logos est devenu chair et tantôt que
la chair a pris la substance du Logos, et qui, à cause de semblables
égarements de votre intelligence, ne parvenez même pas à montrer
clairement ce que vous pensez. Dites-nous donc comment le Logos
est devenu chair sans quitter les deux, etc. (Expositio § 15)27.
De la nécessité de maintenir l’inconfusion des natures
découle aussi l’obligation de répartir les vocables entre chacune
d’elles qui, au sein de l’union, conservent leurs propriétés, la
nature divine son immutabilité et son impassibilté, la nature
humaine sa faiblesse et tout ce qui l’affecte :
Il (Cyrille) veut en effet, comme s’il y avait un mélange, qu’il
n’y ait'aucune différence entre les paroles prononcées dans les
saints Evangiles et dans les écrits des apôtres, et cela quand il se fait
gloire peut-être de combattre Arius et Eunomius et tous les autres
hérésiarques. Qu’il nous dise donc, ce docteur averti des dogmes
divins, comment il peut réfuter le blasphème des hérétiques en
rapportant au Dieu Verbe ce qui est dit d’une manière humble et
qui convient à la forme de l’esclave. Car ces gens-là, en procédant
de la sorte, établissent que le Fils de Dieu est inférieur, qu’il est
une créature, une œuvre créée, un esclave et qu’il appartient à la
catégorie des non-existants. (...) Ainsi donc les paroles et les actes

25. PG 75, 1449 BC. Voir aussi De incam. 32 (ibid., 1472 D) : « Nous ne
confondons donc pas les natures et nous ne professons pas un mélange du
Créateur avec la création, et nous attribuons au terme de mélange l’idée de
confusion. (...) Quant à ceux qui parlent de mélange, ils introduisent par le
terme de mélange l’idée de confusion ; et par l’idée de confusion, on introduit
l’idée de changement. Or, une fois admise l’idée de changement, Dieu ne sau-
rait demeurer dans sa nature propre, non plus que l’homme dans la sienne.
Car nécessairement chacun des deux sortirait alors des bornes qui définissent
sa substance : Dieu ne serait plus reconnu en tant que Dieu, ni l’homme en
tant qu’homme, *
26. Cf. De incam. 10 (PG 75, 1432 AB) ; l’incertitude touchant la date de
rédaction de VExpositio, plus encore que celle du De incam. (cf. supra, n. 11),
ne permet de faire sur ce point que des hypothèses.
27. Cf. Otto, op. cit., p. 54, 4-12.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 477

qui sont dignes de Dieu, nous les rapporterons au Dieu Verbe ;


mais les paroles et les actes qui sont humbles, nous les applique­
rons à la forme de l’esclave, de peur que nous ne soyons atteints
du mal qu’est le blasphème d’Arius et d’Eunomius (Réfut. anath.
4)28.
Pour justifier ses vues,Théodoret recourt alors constamment
à « l’argument du temple » qui trouve en Jn 2,19 son fondement :
Il faut accorder foi au Seigneur qui fait voir les deux natures et
qui dit aux Juifs : Détruisez ce temple et, en trois jours je le relèverai.
Or, s’il y avait eu mélange, Dieu ne serait pas demeuré Dieu et le
temple non plus ne se serait pas fait connaître comme temple, mais
tout à la fois le temple serait Dieu et le Dieu temple - voilà en effet
la logique que commande le mélange - et le Seigneur aurait dit de
manière superflue aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je
le relèverai ; car il aurait dû dire : « Détruisez-moi, et en trois jours
je me relèverai », s’il y avait eu réellement mélange et confusion.
Mais en réalité il fait voir le temple détruit et Dieu qui le relève.
Elle est donc superflue l’union selon l’hypostase qu’ils (Cyrille et
ses partisans) nous présentent en la substituant, à ce que je crois,
au mélange ; il suffit donc de dire l’union, elle qui, tout à la fois,
fait voir les propriétés des natures et enseigne à adorer un seul
Christ (.Réfut. anath. 2)29.
Aussi, un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur, voilà ce
que nous confessons ; car nous ne détruisons pas l’union, mais
nous croyons qu’elle s’est opérée sans mélange, soumis en cela au
Seigneur qui disait aux juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le
relèverai. S’il y avait eu mélange et confusion et si les deux natures
n’en avaient plus formé qu’une, il aurait dû dire : « Détruisez-moi
et, en trois jours je me relèverai. » Mais comme il veut montrer
qu’autre est le Dieu selon la nature, et autre le temple, mais que les
deux sont un seul Christ, Détruisez ce temple, dit-il, et en trois jours
je le relèverai, afin d’enseigner aussi clairement que ce n’était point
le Dieu qui était détruit mais son temple, que la nature de celui-ci
était compatible avec la dissolution, tandis que la puissance de

28. PG 76,409 BC... 413 A ;ACO1,1,6, p. 121,2-9 ; 122,25-27.Voir aussi


Pentalogos : « Écoutez donc le Maître de la vérité qui prescrit à bon droit de
distinguer entre les vocables de l’Évangile et de l’Apôtre et de rapporter certes
à la divinité ceux qui sont sublimes, mais d’imputer à l’humanité ceux qui sont
humbles, et cessez, à la fin, de vous opposer à cette distinction pieuse et n’ins­
pirez pas de la peur aux plus simples par la crainte de l’anathème »(ACO I, v,
§ 12, p. 168).
29. PG 76, 400 BC ; ACO I, I, 6, p. 114, 18-115, 3. Voir encore Pentalogos :
« S’il y avait mélange ou confusion, et si une seule substance résultait de deux,
Dieu ne serait pas resté Dieu et le temple n’existerait pas comme temple, mais
tout à la fois Dieu serait le temple et le temple serait Dieu par nature. Voilà
en effet ce que produit le mélange. Et s’il en va ainsi, le Seigneur ne déclare
pas d’une manière logique : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Il
lui fallait dire en effet : ‘Détruisez-moi et, dans trois jours je ressusciterai’, si
précisément la combinaison résultant du mélange avait fait des deux natures
une nature unique » (ACO I, v, 1, § 3, p. 166).
478 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

l’autre ressuscitait celui qui était dissous. Quand nous confessons


le Christ Dieu et homme à la fois, nous ne faisons que suivre les
divines Écritures (Lettre aux moines d’Euphratésie...)30.
Ce dernier exemple le prouve, dans le temps même où il
insiste sur l’inconfusion des natures, Théodoret s’efforce de
préserver l’unité de la personne. Pour cela il affirme que l’union
des natures dans le Christ, effective dès sa conception virginale,
est indissoluble et subsiste même au moment de la Passion31.
Mais vouloir la caractériser comme prétend le faire Cyrille en
parlant d’« union selon l’hypostase » ou « naturelle » lui confé­
rerait un caractère de nécessité, incompatible avec le caractère
volontaire et libre de l’Incarnation du Verbe. Mieux vaut donc
admettre son caractère indicible et se contenter de parler
d’« union » :
Si donc est « naturelle la réunion consécutive à l’union » qui
s’est produite de la forme de Dieu et de la forme de l’esclave,
c’est sous la contrainte de quelque nécessité et non en usant de
son amour pour les hommes que le Dieu Verbe a été conjoint à la
forme de l’esclave ; on trouvera alors que le Législateur de l’uni­
vers obéit à des lois contraignantes. (...) Si donc il s’est uni par
décision propre et par volonté à la nature qui a été assumée en
nous l’empruntant, l’adjonction du mot « naturelle » est superflue,
car il suffit de confesser l’union (Réfut. anath. 3)32.
Néanmoins l’utilisation fréquente d’un vocabulaire concret
- le Dieu Verbe assumant et l’homme assumé, celui qui assume
et celui qui est assumé, le temple et celui qui l’habite -, même en
concurrence avec une désignation abstraite des natures, fragilise
l’affirmation de l’unité de la personne. N’est-ce pas faire entendre
une union relâchée, une simple conjonction (auvàtpetoc) de deux
natures33, voire une simple inhabitation du Verbe divin dans
l’homme assumé, conduisant à réduire le Christ à un homme

30. Ep. 4, 92-106, SC 429 (trad.Y. Azéma, légèrement retouchée).


31. La divinité condescend alors aux souffrances de la nature humaine et,
en quelque sorte, se les « approprie » ; voir, par ex., Réfutation Anath. 12 : « Les
souffrances sont le propre de ce qui est passible ; car celui qui est impassible
est au-dessus des passions. C’est donc la forme de l’esclave qui a souffert la
Passion, tandis que la forme de Dieu, bien évidemment était jointe à elle,
condescendait à sa souffrance, à cause du salut engendré par les souffrances,
et s’appropriait (otxEioupévYjç) les souffrances en raison de l’union » (PG 76,
449 B ;ACO I, i, 6, p. 144, 19-22).
32. PG 76, 404 AB ; ACO I, I, 6, p. 117, 3-10 j cf. supra, Réfut. anath. 2,
n. 29.
33. Bien que Cyrille eût utilisé ce terme pour désigner l’union, il le condam­
na par la suite, en soupçonnant Nestorius de faire entendre ainsi une union
relâchée ; inversement, pour Nestorius, evcûoiç semblait aller dans le sens de
l’affirmation par Cyrille d’une seule nature. Théodoret, pour sa part, juge
infondée la suspicion de Cyrille et tient le terme pour un exact synonyme
d’« union » (Réfut. anath. 3 : PG 76, 401 D yACO I, i, 6, p. 116,15-19).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 479

« théophore »34 ? Comment ne pas donner à entendre « deux


Fils » dans le Christ, le Fils de Dieu et le fils de l’homme ? Une
formule maladroite du Pentalogos semblerait y inviter en suggé­
rant l’idée de co-adoration, telle qu’a pu l’exprimer Nestorius :
Or, lorsque tu entends parler du descendant de Jacob et
d’Israël, ne va pas penser qu’il est un homme dépouillé de la
divinité, mais dans le temple visible, adore le Dieu invisible, en
conservant à chaque nature ses propriétés (Pentalogos)39.
Il ne faudrait pas cependant accorder à cette formule trop
d’importance, carThéodoret parle clairement, dès cette époque,
et bien davantage, d’unité d’adoration ou de glorification et d’un
seul Christ, « le même » (ô cxùtôç) étant pleinement homme et
pleinement Dieu, une manière de refuser la distinction opérée
par Nestorius entre « un et un autre » (eTepoç pév... ëxepoç dé) :
Nous attribuons à notre Maître le Christ une unique glorifi­
cation, comme je l’ai dit à maintes reprises, et nous confessons le
même à la fois Dieu et homme, car c’est ce que nous a enseigné
la raison de l’union ; mais nous ne renoncerons pas à parler des
propriétés des natures (Réfuu anath. 8)36.
C’est ainsi que, tout en confessant les deux natures, nous
adorons l’unique Christ et ne lui portons qu’une seule adoration.
Nous croyons, en effet, que l’union s’est opérée dans le sein très
pur de la Vierge dès l’instant de la conception...(Lettre aux moines
d’Euphratésie...) 37.
Le nom de « Christ » est, à ses yeux, celui qui, tout en préser­
vant la dualité des natures, exprime de la manière la plus juste
l’imité de la personne38. Théodoret ne variera jamais sur ce
point :

34. SiThéodoret défend contre Cyrille la légitimité d’une appellation consa­


crée par la tradition, et notamment par Basile de Césarée (Rêfut. anath. 5 :
PG 76, 420 AB ; ACO I, i, 6, p. 126, 13-16), le terme ne fait pas partie de
sa propre terminologie (on ne le rencontre ensuite que dans un florilège de
YEran. sous la plume du même Basile : I, n° 44 et 45).
35. Pentalogos, PG 84, 85 B.
36. PG 76, 428 D ; ACO I, I, 6, p. 132, 1-3 ; voir aussi Réfut. anath. 3 : « Si
donc chacune des deux natures possède la perfection et si les deux natures se
sont réunies dans le même, la forme de Dieu bien évidemment assumant la
forme de l’esclave, il est pieux de confesser une seule personne et un seul Fils
et Christ » (PG 76, 404 B ;ACO I, i, 6, p. 117, 15-17).
37. Ep. 4, SC 429, p. 122,344-346 (trad.Y. Azéma) ; voir aussi, ibid., p. 118,
293-296 : « Ainsi, en l’unique Christ, à travers les tourments nous voyons
l’humanité, mais à travers ses miracles, nous saisissons sa divinité. Car des
deux natures nous ne faisons pas deux Christs. » A noter que dans aucun des
passages cités, Théodoret n’emploie le mot prosôpon, signe sans doute de sa
difficulté à approfondir alors l’unité substantielle du Christ.
38. Sur l’appellation de « Christ » préféré par Théodoret et les Orientaux
à celle de Verbe après l’Incarnation, voir la position de Cyrille d’Alexan­
drie dans son traité Le Christ est un (PG 75, 754 a-758 b; SC 97, Introd. de
G. M. de Durand, p. 119-120) et sa Lettre aux moines § 10-11. 16. 18-19. 20
480 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Il n’est pas pieux, en effet, après sa venue au monde, de lui


donner seulement le nom de Dieu Verbe ou le nom d’homme
dépouillé de la divinité, mais il faut lui donner celui de Christ, ce
qui fait voir chacune des deux natures, la nature assumante et la
nature assumée {De incam. 24)39.
Après l’Incarnation, d’un point de vue rigoureusement
théologique, on ne peut donc plus parler du Verbe seul pour
désigner la personne du Sauveur, non plus évidemment l’appeler
seulement homme40.
Si Théodoret tient tant à cette appellation de « Christ »41,
c’est naturellement aussi pour écarter la formule de Cyrille
d’« une seule nature du Dieu Verbe incarnée » ou, plus tard, pour
s’élever contre le monophysisme radical des eutychiens, qui
voudraient interdire de nommer le Christ dans les doxologies au
profit du seul Fils Monogène42.
Enfin, en raison de l’étroitesse de l’union des natures
dans l’unique Christ, Théodoret consent à appeler la Vierge
thêotokos43, bien qu’il préfère encore, à l’époque du débat avec

(ACO I,i, 1, p. 10-23 ; trad. A.-J. Festugière, Éphèse et Chalcédoine. Actes des
conciles, Paris 1982).
39. PG 75, 1461 B ; voir aussi De incam. 30 {ibid., 1472 B) : « Le nom de
« Christ » fait voir non seulement r<homme> assumé, mais aussi le Verbe
assumant en même temps que r<homme> assumé - car ce nom est propre
à signifier le Dieu et l’homme -, et, pour cette raison, Paul attribue aussi à
celui qui est visible la création et l’organisation de l’univers, en raison de son
union avec celui qui est caché » ; De incam. 32 {ibid., 1472 D) : « Mais, tout en
sachant identifier la nature du Dieu Verbe et tout en reconnaissant la substance
de la forme de l’esclave, nous adorons chacune des deux natures en tant que
Fils unique : car c’est tour à tour l’un ou l’autre élément qui reçoit le nom
de Christ, et ni la forme de Dieu à elle seule, ni la forme de l’esclave, nue et
dépouillée de la divinité, cela n’a jamais été appelé de ce nom par les maîtres
de la piété. *
40. Ainsi, au Mendiant de YEranistès, demandant si le nom de «Jésus-
Christ » désigne « l’homme ou le Dieu », Théodoret réplique par la bouche de
l’Orthodoxe : « Ni l’un sans l’autre, mais les deux ensemble. Car le Dieu Verbe,
après son incarnation, a été appelé Jésus-Christ » {Eran. II, éd. G.H. Ettlin-
ger, Theodoret of Cyrus, Eranistes, Oxford 1975, p. 113, 34-114, 2). Toutefois,
l’union des natures en une seule personne entraîne une « communauté » des
noms et des propriétés (cf. déjà Expositio § 12, supra, n. 18), qui rend légitime
aussi bien l’appellation de « Seigneur de gloire » ou de « Fils Monogène » que
celle d’« homme », avant comme après la Résurrection et l’Ascension, pour
désigner le Christ (v.g. Eran. II, p. 127, 17-128, 24 ; 139, 8-16 ; III, p. 226,
21-32 \ep. 131, à l'évêque Timothée, SC 111, p. 114, 13-21).
4L Cf. Eran. III, p. 216, 25-28 ; 228, 9-11 (« Le nom de ‘Christ’ contient
tout »).
42. Cf. ep. 147, à l'économe Jean {SC 111).
43. Cf. Rèfut. anath. 1 : «Voilà précisément la raison qui nous fait appeler
cette Vierge sainte ‘Mère de Dieu’, non parce qu’elle l’a enfanté en tant que
Dieu par nature, mais en tant qu’homme, uni à Dieu qui l’a façonné. (...) Mais
puisque <la forme de l’esclave> n’était pas dépouillée de la forme de Dieu,
mais qu’elle était un temple qui contenait le Dieu Verbe inhabitant (...), nous
ne donnons pas à la Vierge le nom de ‘Mère de l’homme’, mais celui de ‘Mère
de Dieu’, en appliquant la première appellation au façonnage, au modelage
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 481

Cyrille, adjoindre au qualificatif de « Mère de Dieu » celui de


« Mère de l’homme », ce qu’il juge - comme Nestorius - une
expression théologique plus exacte. Sans doute, s’il s’agit seule­
ment par piété de louer la Vierge, il admet volontiers l’utilisation
d’épithètes hyperboliques, mais si l’on prétend tenir un discours
théologique rigoureux, la précision s’impose44. Comme celle
de Cyrille, mais avec un fondement différent, sa mariologie est
donc l’exact reflet de sa christologie :
Nous croyons, en effet, que l’union s’est opérée dans le sein très
pur de la Vierge dès l’instant de la conception, et voilà pourquoi
nous appelons la Vierge sainte à la fois « mère de Dieu * et « mère
de l’homme », puisque le Christ notre Maître, lui aussi, est appelé
Dieu et homme par la divine Écriture et qu’il n’est pas jusqu’au
nom d’Emmanuel qui ne proclame l’union des deux natures. Or,
si nous confessons et si nous affirmons que le Christ est à la fois
Dieu et homme, qui donc est assez stupide pour éviter le vocable
de « mère de l’homme » uni à celui de « mère de Dieu » ? Car si
nous donnons au Christ notre Maître deux noms et si c’est pour
cela que la Vierge a été honorée et appelée « pleine de grâce », quel
est donc l’homme sensé qui refusera d’appeler par les noms du
Sauveur la Vierge qui est glorifiée par les fidèles justement à cause
de lui ? Car ce n’est pas le Sauveur né de la Vierge qui est adoré
à cause d’elle, mais c’est elle qui est louée par les noms les plus
glorieux à cause de celui qui est né d’elle (Lettre aux moines)45.
Les nécessités de la controverse expliquent sans aucun doute
l’insistance avec laquelle Théodoret reprend inlassablement
les mêmes formules, durant toute la période de l’affronte-

et à la grossesse, mais la seconde à l’union » (PG 76, 393 A...C ; ACO I, I, 6,


p. 109, 17-29).
44. Cf. Lettre aux moines d’Euphratésie... : « Si donc le Christ est seulement
Dieu et s’il a reçu de la Vierge le principe de son existence, dès lors la Vierge
ne peut être nommée et appelée que « mère de Dieu », puisqu’elle n’a enfanté
qu’un Dieu par nature. Mais si le Christ est à la fois Dieu et homme, s’il était
de toute éternité (...), tandis qu’il a germé de la nature humaine à la fin des
temps, celui qui voudra enseigner dogmatiquement les deux devra tresser pour
la Vierge les noms qui montrent quels sont ceux qui conviennent à la nature et
quels sont ceux qui conviennent à l’union. Mais si quelqu’un veut parler pom­
peusement, composer des hymnes, proférer des louanges, s’il veut employer
nécessairement les termes les plus glorieux - sans avoir l’intention de donner
un enseignement doctrinal, comme je le disais, mais pour louer et admirer
comme il convient la grandeur du mystère -, qu’il donne libre cours à son
désir, use de grands mots, qu’il loue et qu’il admire, car nous trouvons bien des
choses semblables chez les maîtres orthodoxes, mais que, dans tous les cas, on
garde la mesure » (ep. 4, 362-378, SC 429 ; trad. Y. Azéma).
45. Ep. 4, 346-361 (ibid.). Voir aussi De incam. 35 (PG 75, 1477 A) : * ...
que le Christ, né de la Vierge, à la fois Dieu et homme simultanément, il le
confesse parfait en chacune de ses natures. Voilà pourquoi la sainte Vierge est
appelée à la fois ‘mère de Dieu’ et ‘mère de l’homme’ par les maîtres de la
piété, cette appellation venant de ce qu’elle a enfanté selon les lois de la nature
celui qui avait l’apparence de l’esclave, tandis que la première vient de ce que
la forme de l’esclave possédait unie <à elle> la forme de Dieu. »
482 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

ment avec Cyrille, pour légitimer les positions antiochiennes


et rejeter catégoriquement, comme une résurgence de l’apol-
linarisme, la formule cyrillienne d’« une seule nature du Dieu
Verbe incarnée ». D’où l’affirmation récurrente de la nécessité
de distinguer dans le Christ deux natures et de répartir entre
elles les vocables, seule manière à ses yeux de réfuter à la fois
les thèses d’Arius et celles d’Apollinaire ; seule manière aussi de
sauvegarder l’immutabilité et l’impassibilité de la nature divine,
en écartant toute idée de mélange ou de confusion.
Sa défense de la christologie dyophysite des Antiochiens
ne saurait toutefois échapper totalement aux critiques que lui
adressent alors Cyrille et ses partisans, en raison de l’utilisa­
tion d’un vocabulaire concret, qui risque de donner à entendre
deux personnes et non plus seulement deux natures dans le
Christ. Risque limité en réalité, car Théodoret utilise concur­
remment des expressions abstraites - la nature divine/la nature
humaine, l’humanité/la divinité, la « forme de Dieu »/la « forme
de l’esclave » (cf. Ph 2), des tours faisant entendre que le Christ
agit « en tant que Dieu » ou « en tant qu’homme »46 - qui lèvent
l’ambiguïté que pouvait comporter un vocabulaire concret - le
Verbe assumant/l’homme assumé, le Dieu/l’homme (en position
de sujet), le Dieu Verbe inhabitant...
Sans doute relève-t-on aussi chez lui des expressions
maladroites pouvant laisser croire à une union relâchée qui ne
serait qu’une espèce d’« inhabitation » de Dieu dans l’homme
et ferait du Christ « un homme théophore »47. Mais il serait
injuste de leur accorder une trop grande importance, tant est
fréquente l’affirmation de l’unité de la personne, exprimée par
des formules invitant à reconnaître « un unique Christ », « un
seul Fils » ou que « le même » est à la fois Dieu et homme,
beaucoup plus habituelles chez lui, il est vrai, que la formule
« un unique prosôpon ». D’autre part, pour désigner l’union, il
fait de hénôsis un emploi au moins aussi fréquent que celui de
sunaphéia, dont il a défendu la légitimité contre Cyrille48, et tient
cette union pour « indicible », refusant ainsi de la caractériser
comme prétendait le faire Cyrille49.

46. Voir J.-N. Guinot, L’Exégèse de Théodoret, op. cit., p. 593 s.


47. Sur la légitimité de cette appellation pour Théodoret, cf. supra, n. 34.
48. Cf. supra, n. 33.
49. Il rejette énergiquement les formules de Cyrille, au relent apollinariste,
d’« union selon l’hypostase » ou d’« union naturelle », qui lui paraissent com­
porter un caractère de nécessité inconciliable avec la conception d’un Dieu im­
muable et impassible (Réfut. anath. 2 et 3 : PG 76, 400 A et 404 AB ; ACO I,
I, 6,p. 114,11-13 et 117, 3-6)
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 483

De l’acte d’union (433) à VÉranistès (447) :


l’approfondissement de la
réflexion christologique
Au lendemain de l’Acte d’union, si l’on excepte YApologie
pour Diodore et Théodore (438), destinée à répondre aux accusa­
tions portées par Cyrille contre les deux docteurs antiochiens,
s’ouvre pour Théodoret, de 433 à 447, une période de calme
relatif, presque uniquement consacrée à des travaux d’exégèse50
et à la prédication, dont ses Discours sur la Providence peuvent
donner une idée51.

1. Le temps de l’exégèse
Presque tous les commentaires exégétiques de Théodoret
sur l’Ancien et le Nouveau Testament semblent avoir été rédigés
entre 431 et 448, à l’exception de ses Questions sur TOctateuque et
les Règnes, postérieures au concile de Chalcédoine. C’est pour le
théologien l’occasion de vérifier sur l’Ecriture, dans le respect des
termes de l’union, le bien-fondé de ses positions christologiques.
Pour la connaissance de sa christologie, tous ses commen­
taires n’ont pas le même intérêt. Les remarques les plus
nombreuses sur le sujet figurent dans les commentaires sur le
Cantique, Isaïe, le Psautier et le corpus des épîtres pauliniennes,
son seul commentaire sur le N.T. On y retrouve toutes les carac­
téristiques de la christologie antiochienne, que l’affrontement
avec Cyrille a mises en évidence : l’insistance sur l’assomption
par le Verbe divin d’une nature humaine parfaite, l’application
à distinguer les natures du Christ et à répartir les vocables,
selon qu’ils conviennent à sa divinité (dzoTZQEneïç) ou que leur
humilité (T0C7re{.vÔT7]ç, toctceivoc) impose de les rapporter à son
humanité, l’affirmation d’une union indissoluble des natures
dès la conception, étant sauve l’impassibilité de la nature divine,
enfin l’affirmation de l’unicité du Christ et d’« un seul Fils ».

50. Sur la date de rédaction de ses traités exégéticmes, cf. suf>ra3 n. 4.


51. Ces Discours ont-ils été réellement prononcés 7 De la prédication effec­
tive de Théodoret, nous ne pouvons juger qu’à partir de rares fragments grecs,
ceux de ses cinq Sermons surJean Chrysostome (cf. Photius, Biblioth.y codex 273,
éd. R. Henry, t. VIII, CUF> p. 106-111 ; ACO I, I, 7, p. 82-83) et d’une homé­
lie prononcée à Chalcédoine, en sept.-oct. 431 (PG 84, 53 C-58), également
transmis en latin (cf. CPG III, n° 6226-6230), et de ce qu’il dit lui-même de sa
prédication à Constantinople/Chalcédoine au lendemain du concile d’Ephèse
(cf. ep. 3, à Alexandre de Hièrapolis, SC 429, p. 84, 45-53 et p. 88, 83-85) ou à
Antioche, à l’invitation des évêques du lieu (cf. ep. 83, à Dioscore d'Alexandrie,
SC 98, p. 208, 9-15).
484 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Naturellement aucun de ces commentaires n’offre un exposé


systématique, mais les développements christologiques y sont
assez nombreux pour attester que l’exégète, chaque fois que l’y
invite le texte scripturaire, entend souligner le bien-fondé des
positions qui étaient celles des Orientaux dans le conflit avec
Cyrille.

Distinction des natures et répartition des vocables

C’est à celui qu’il a appelé « serviteur » qu’il dit cela et


il s’adresse à lui comme s’il s’adressait à un homme. Or, nous
trouvons également dans les divins Evangiles bien des passages
d’une semblable humilité : Car le jeune enfant:, est-il dit, grandis­
sait et son esprit s*affermissait et la grâce de Dieu était sur lui ( Le 2,
40), ou encore : Jésus croissait en âge, en sagesse et en grâce devant
Dieu et devant les hommes (Le 2, 52) ; de même, dans sa prière, il
disait : Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi
(Mt 26, 39). Mais, que cela concernait son humanité, je pense
qu’en conviennent eux aussi les gens qui combattent la divinité
du Fils unique et qui ont l’audace de la traiter de créature. Ici
aussi, c’est donc comme s’il s’adressait à un homme qu’il fait cette
déclaration : Je t’ai donné pour être l’alliance d’une race, pour être la
lumière des Nations52.
Il a été envoyé, non pas en tant que Dieu, mais en tant qu’homme ;
car, en tant que Dieu, il est à égalité d’honneur avec celui qui l’a
engendré. Car, est-il dit, moi je suis dans le Père et le Père est en moi
Qn 14, 10). Et : Le Père qui demeure en moi accomplit lui-même les
œuvres (ibid.). Et : Celui qui m’a vu a vu le Père (Jn 10, 30). Il est
donc envoyé en tant qu’homme, pour accomplir en notre faveur
l’économie, sans diminution de sa nature divine53.

52. In Is. 12, 559-570, SC 295 (cf. Pentalogos, PG 84, 72 BC). Cf. aussi In
Is. 15, 231-243, SC 315 : « Et il m’a dit : Tu es mon esclave, Israël, et en toi je
me glorifierai. Il faut entendre cela aussi selon la nature humaine : car, selon
la nature humaine, il est appelé Israël, Jacob, David, fils de David, descen­
dant d’Abraham et de tous les noms de cette espèce. Or, il l’appelle ‘esclave’,
puisque c’est d’une nature servile que vient la forme de l’esclave que le Dieu
Verbe a assumée. Mais le texte fait bien voir qu’il en a assumé non pas la
condition, mais la nature : car la forme de l’esclave n’est pas l’esclave. Car il
lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, c’est-à-dire le fait d’être Fils. De
même, en effet, qu’en tant que Dieu, notre Maître le Christ était Fils depuis
toujours, de même il reçoit en tant qu’homme le fait d’être Fils. Car le premier
n’est pas un Fils et le second un autre, mais c’est le même qui est Fils en tant
que Dieu et qui reçoit le fait d’être Fils en tant qu’homme »> ; à noter queThéo-
doret se prémunit ici contre l’accusation de professer « deux Fils ».
53. In Zach., PG 81, 1889 AB ; cf. De Trin. 15 (PG 75, 1168 BD) où est
réfuté l’argument des ariens, selon lequel « celui qui est envoyé » serait infé­
rieur à « celui qui envoie ».
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 485

Union des natures dès la conception et jusque dans


la Passion
De fait, le très saint Esprit a façonné dans le sein de la Vierge
le temple du Dieu Verbe, la forme de l’esclave que, dès l’époque
même de la grossesse, le Dieu Verbe a assumée en l’unissant à sa
propre personne54.
De même il dit aussi par l’intermédiaire de Zacharie l’inspiré :
Ils me verront avec ce qu’ils ont transpercé, c’est-à-dire avec le corps
qu’ils ont crucifié : car ce n’est pas moi qu’ils ont transpercé, mais
le corps que j’ai revêtu55.
Car son humanité était égorgée et sa divinité semblait pour
ainsi dire dépouillée de la toison que constituait son humanité,
sans qu’elle en fût séparée même au moment de la Passion, et sans
que, évidemment, elle subît en propre la Passion56.
Il a montré la nature qui a subi la Passion : son corps, en effet,
a été cloué à la croix, et sa divinité s’appropriait (cûxetoûxo) la
Passion57.

54. In Is. 4, 361-364 (SC 295).


55. In Is. 20, 779-781 (SC 315). Il paraît difficile de traduire ici le oùv £>
autrement que par un tour neutre, bien que toutes les autres occurrences du
verset de Za 12, 10 chezThéodoret offrent une variante avec un texte au mas­
culin CO^ovrat 7rpôç pe elç ôv è^exéTTjaav (« vers celui qu’ils ont trans­
percé ») : cf. In Dan., PG 81, 1485 B ; In Zach., ibid., 1949 A4 ; 1977 B13 ;
Eran II, Ettlinger, p. 150, 9-10.
56. In Is. 17, 112-115 (SC 315). Voir aussi, In Psal., PG 80, 964 A : « Notre
Maître le Christ déclare donc ici de manière humaine : Sans cesser d’être sou­
tenu par la nature divine, je m’approche de la passion salutaire, et, dans l’espé­
rance de la résurrection, je me réjouis. Car mon âme ne sera pas abandonnée
dans l’Hadès, et ma chair ne subira pas la corruption liée à sa nature. J’obtien­
drai rapidement la résurrection et je reviendrai à la vie pour indiquer à tous les
hommes cette route »> ; In Psal., ibid., 1009 BC : « Dieu, mon Dieu, prends soin de
moi : pourquoi m’as-tu abandonné ? C’est alors qu’il était cloué au gibet que le
Maître poussa ce cri, en usant précisément de la langue hébraïque : Hèli, Héli,
lema sabachthani ? Comment donc est-il possible de récuser le témoignage de
la vérité même ? S’il dit qu’il a été abandonné, c’est que, sans avoir commis
aucun péché, il a été soumis au pouvoir de la mort, qui avait reçu d’exercer sa
puissance contre les pécheurs. Il appelle donc ‘abandon’ non pas la séparation
de la divinité qui lui était unie, comme certains l’ont supposé, mais le consen­
tement donné à la passion. Car la divinité était bien aux côtés de la forme de
l’esclave qui supportait la passion, et a consenti à sa passion, pour procurer à
toute la nature humaine le salut. La divinité toutefois n’éprouvait pas de ce fait
une atteinte de la passion : comment serait-il possible, en effet, que la nature
impassible subisse la passion ? Notre Maître le Christ prononce donc ces pa­
roles en tant qu’homme, et, puisqu’il était les prémices de la nature humaine,
c’est en faveur de toute la nature humaine qu’il parle dans la suite du passage. *
57. In Is. 17,56-58 (SC 315) ; on notera ici la présence du verbe oixsioùoBcu,
déjà utilisé parThéodoret dans sa Réfut. anath. 12 (cf. supra, n. 31), qui laisse
entendre une certaine « communication des idiomes ».
486 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Unicité de la personne du Christ


C’est le même qui descend des Juifs selon la chair et qui est
Dieu au-dessus de tout, parce qu’engendré de Dieu et du Père
avant les siècles58.
On ne doit pas toutefois concevoir un autre fils à côté de celui
qui est Fils par nature, mais que le même est à la fois Fils par
nature et reçoit aussi le même titre en tant qu’homme59.
Sur le fond, les commentaires n’apportent donc rien de plus
que ce que font connaître les écrits anticyrilliens. Il en va autrement
de la manière dontThéodoret formule désormais sa christologie.
En premier lieu, il renonce à toute attaque polémique, directe ou
indirecte60, contre Cyrille et les tenants d’une « unique nature ».
A l’exception de quelques traits décochés contre les gnostiques,
Sabellius et les pneumatomaques, seuls les ariens sont pris pour
cible, au point que Théodoret donne l’impression de s’être
trompé d’époque et d’adversaires61. Toutefois, l’affirmation
contre les ariens de la divinité parfaite du Fils, consubstantiel au
Père, et d’une humanité parfaite assumée par le Verbe rejoint bien
le débat christologique du Ve siècle, puisqu’elle exige la distinc­
tion des natures et la juste répartition des vocables. En second
lieu, le débat avec Cyrille a fait prendre conscience à Théodoret
de l’ambiguïté ou de l’insuffisance de certaines de ses formules :
la volonté de respecter les termes de l’Acte d’union le conduit à
y renoncer. Ainsi abandonne-t-il les désignations concrètes - le
Verbe assumant/l’homme assumé, le Dieu/l’homme - jusque-
là utilisées pour désigner la nature divine du Verbe et la nature
assumée au profit des seules désignations abstraites - la nature
divine/la nature humaine, la divinité/l’humanité -, de tours
au neutre - l’élément divin/l’élément humain - des désigna-

58. In Is. 12, 579-581 (ibid.) ; voir aussi In Psal., PG 80,1768 A : « Le même
est fils de David selon la chair et son Seigneur en tant que Dieu et démiurge ».
59. In Hebr.y PG 82, 733 C ; voir aussi In Is. 15, 238-243 (.SC 315) : « Car
il lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, c’est-à-dire le fait d’être
Fils. Car, de même qu’en tant que Dieu, notre Maître le Christ était depuis
toujours le Fils, de même en tant qu’homme, il reçoit le fait d’être Fils. Car le
premier n’est pas un Fils et le second un autre, mais c’est le même qui est Fils
en tant que Dieu et qui reçoit le fait d’être Fils en tant qu’homme » ; In Rom.,
PG 82, 141 C : « Il est nommé ‘premier-né’ en tant qu’homme ; car, en tant
que Dieu, il est Monogène. De fait, il n’a pas de frères en tant que Dieu, mais
il appelle ‘frères’ ceux qui ont cru. C’est de ceux-là qu’il est le ‘premier-né’,
sans pour cela être ‘un autre’ par rapport au Monogène, mais le même est à la
fois Monogène et premier-né. »
60. Apollinaire est désormais absent du débat christologique, lui dont le
Cyrille des anathématismes était accusé de renouveler l’hérésie.
61. Voir toutefois l’introduction de G.M. de Durand aux Dialogues sur la
Trinité de Cyrille, concernant sa polémique antiarienne (.SC 231, chap. pre­
mier).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR
487

dons pauliniennes - la forme de Dieu/la forme de l’esclave*


Pardculièrement significatif aussi, l’abandon e *
du recours à « l’argument du temple », pourtant Emblématique
de sa polémiqué contre Cynlle et presque aussi représentatif
des positions antiochiennes que le Théotokos l’était de celles
des alexandrins63. Sans que l’abandon soit total, Théodoret
évite désormais les termes de «temple, tente, habitation»
pour désigner la nature assumée, à moins d’y être invité par
le texte biblique, preuve qu’il craint probablement désormais
que cette terminologie fasse entendre une union relâchée ou *
une simple inhabitation du Verbe dans l’homme assumé. Enfin,
pour désigner l’union, le terme synaphéia est, lui aussi, presque
totalement écarté au profit du seul hènôsis, alors que Théodoret
en défendait la légitimité contre Cyrille dans sa Réfutation des
Anathêmatismes, en le tenant pour l’exact synonyme de hènôsis,
et qu’il utilisait concurremment les deux termes64.
Sans doute peut-on relever encore des formules qui ne sont
pas totalement irréprochables. Leur rareté doit pourtant moins
les faire juger suspectes que mettre au compte de la maladresse
ou de la difficulté à s’abstenir d’un mode d’expression longtemps
utilisé sans malice. Ainsi serait-il injuste d’accuser Théodoret de
concevoir l’Incarnation du Verbe comme une simple inhabita­
tion sous prétexte que l’on trouve dans ses commentaires deux
emplois du verbe « inhabiter », le second n’étant que la reprise
du terme biblique présent dans le passage commenté :
L’humanité du Dieu Verbe a été rendue brillante et éclatante,
glorieuse, immortelle et incorruptible, par la nature qui l’habite65.
Toi pourtant tu habites dans le sanctuaire, <toi> la louange dTsraël
(Ps 21,4) .Voilà ce qui est, dit-il, le plus étonnant de tout : alors que
toi, tu habites dans ce saint corps, la Passion peut s’accomplir66.
Pareillement, bien que Théodoret confesse dès l’époque
de l’affrontement avec Cyrille « une unique adoration portée à
l’unique Christ »67, la manière dont il exprime parfois cette unité
d’adoration dans ses commentaires prouve qu’il a malgré tout
du mal à concevoir l’unité ontologique du Christ :

62. Sur ces différents modes de désignations, voir J.-N. Guinot, UExégèse
de Théodoret, op. cit., p. 593 s.
63. Voir dans ce volume, l’article précédent, «Théodoret de Cyr et le signe
du temple (Jn 2, 19) dans le débat christologique de son temps *.
64. Cf. supra, n. 33.
65. In Ez., PG 81, 836 C.
66. InPsaLyPG 80, 1012 C.
67. Cf. ep. 4, 344-346, aux moines d’Euphratéste..., SC 429 ; Réfut. anath. 8
(PG 76, 428 D ; ACO I, I, 6, p. 132, 1-2) ; De incam. 21. 32 (PG 75, 1456
D ;1472 D).
488 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Puisque, en effet, la nature divine est invisible, mais que le corps


est visible, c’est comme dans une image qu’elle est adorée par
l’intermédiaire du corps68.
En outre, bien que le Christ soit placé en position de sujet
agissant, et non le Verbe ou l’homme, dès lors qu’est envisagée
l’union, qu’il soit toujours appréhendé dans son humanité ou
sa divinité, s’il faut répartir les vocables, et qu’il soit toujours
question d’un seul Fils, on ne trouve qu’à trois reprises dans ses
commentaires antérieurs au concile de Chalcédoine la formule
« une unique personne » (sv 7tpoaw7rov) :
Puisqu’en effet notre Maître le Christ est à la fois Dieu et homme,
mais que l’une et l’autre réalité se contemplent en une seule personne,
il est nécessairement contraint de dire à son sujet à la fois des choses
élevées et des choses humbles, pour faire voir ses deux natures69.
Enfin, nulle part ne s’y rencontre l’épithète théotokos.

2. Les Discours sur la Providence


Elle ne figure pas davantage, non plus que le terme prosôpon,
dans le Discours X sur la Providence, où Théodoret s’attache à
montrer que l’Incarnation constitue « le suprême couronnement
de la sollicitude de Dieu à l’égard des hommes ». Reprenant
brièvement le schéma d’exposition développé dans le De incam
il y retrace les principales étapes de la vie du Christ, depuis
l’Incarnation jusqu’à l’Ascension. Aussitôt après avoir insisté
sur le fait qu’il est né, comme tout homme, d’une femme, mais
celle-là eut le privilège de conserver sa virginité, il prend soin de
préciser la valeur doctrinale exprimée par le nom de « Christ » :
En outre, lorsque tu entends prononcer le nom du Christ,
mets-toi bien dans l’esprit qu’il s’agit du Verbe, Fils unique de Dieu,
engendré du Père avant les siècles, qui s’est revêtu (7tepiX£Lpevov)
de la nature humaine, et ne va pas croire que cette incarnation de
Dieu, que nous proclamons ici, constitue pour lui une souillure
indigne : car rien ne saurait souiller cette nature qui est à l’abri de
toute souillure. Et si, en effet, le soleil, qui est un corps matériel
- puisqu’il est visible et sujet à la décomposition -, ne contracte
aucune souillure de son passage à travers des cadavres, une boue
nauséabonde et maints autres objets malodorants, à plus forte
raison Celui qui est le créateur de ce soleil et l’auteur de toutes
choses, qui est incorporel, invisible, immuable, éternellement le
même, ne peut-il être souillé par rien de cela70.

68. In Rom., PG 82, 141 C.


69. In Hebr., PG 82, 697 D ; cf. aussi In Ez., PG 81, 901 D ; In Rom.,
PG 82, 144 C.
70. De Prov. X, PG 83,748 D (trad.Y. Azéma, Théodoret de Cyr, Discours
sur la Providence, Paris 1954, p. 317-318).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 489

La précision paraît d’autant plus justifiée que Théodoret


met ensuite fortement l’accent sur l’humanité de Jésus quand
il décrit sa petite enfance ou aborde l’épisode des tentations, un
développement proche de celui qu’offre le De incam. Comme là,
il s’attache à montrer que le Christ l’emporte sur le diable, non
pas en usant de sa puissance divine - il « cache sa divinité »71 -,
mais de raisonnements dont tout homme est capable, preuve
qu’il a revêtu une humanité parfaite.
Après une rapide évocation des miracles accomplis par le
Christ - Cana, la multiplication des pains, diverses guérisons, la
résurrection de Lazare -, comme autant de preuves de sa nature
divine, le long développement consacré à la Passion est celui
qui présente le plus d’intérêt pour sa christologie. Ici encore,
l’accent est mis en priorité sur l’humanité du Christ - son
corps -, de manière à désigner la nature qui a subi la passion,
comme l’atteste le bref commentaire d’Is 53, 3 :
...c’est Isaïe qui s’écrie de loin : Homme de douleur et familier de
la souffrance, donnant, en effet, au Christ le nom de ce qu’il voit,
parce que ce qu’il voit était dans la souffrance72.
En soulignant que la vision du prophète ne va pas au-delà
de ce qu’il voit - d’où l’appellation d’« homme » -, Théodoret
laisse entendre l’absence de séparation des natures au moment
de la Passion, même s’il ne parle pas ici d’« appropriation » par
la divinité des souffrances de la nature humaine, comme il le
fait dans son Commentaire sur Isaïe73. Poursuivant l’exégèse d’Is
53, il opère comme là, et en des termes voisins, une distinc­
tion entre la brebis égorgée - le Christ subissant la mort en tant
qu’homme - et l’agneau tondu, figure de sa nature divine impas­
sible, puisqu’il n’est privé que de sa toison de laine, figure de sa
nature humaine :
C’est donc comme brebis qu’il s’est fait aussi victime et s’est
offert en sacrifice pour tout le genre humain, et ce n’est pas sans
raison que le prophète a parlé à la fois de brebis égorgée et d’agneau
tondu. Mais, comme cette victime était à la fois Dieu et homme,
et que, bien que le corps fut immolé, la nature divine demeura
impassible, nécessairement aussi le divin Isaïe nous a montré que
cette brebis a été égorgée et que cet agneau a été tondu : car, dit-il,
il n’a pas seulement été égorgé, mais il a été aussi tondu. Et, en

71. Ibid., 753 A; cf.De incam. 14 (PG 75, 1441 A12). A rapprocher de
l’emploi ici de 7tEpiXEip£voç : ibid., 748 D (àvôpcü7t£iocv 7i£piXEip£vov cpùotv) ;
752 Cl 1-12 (xôv toü ’AÔàp 7tOLY}ri]v rrjv toü ’AÔàg 7t£pixEi'pevov cpuoiv) ;
voir aussi, ibid., 756 B12 (toü KpoflcxTOU ttjv cpuoiv ocxcpcoç èvôuocxjiEvoç) ;
sur la légitimité de cette terminologie, voir infra, n. 152.
72. PG 83, 753 D.
73. Cf. supra, n. 57.
490 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

effet, si, selon la nature humaine, il a subi la mort, par ailleurs,


demeurant toujours, en tant que Dieu, vivant et impassible, il a
donné la laine de son corps à ceux qui l’ont tondu. Tels sont les
termes dont le bienheureux Isaïe s’est servi pour nous montrer ces
souffrances salutaires et nous en faire connaître les causes74.
Même s’il renonce ici à toute polémique, Théodoret n’en
continue pas moins à souligner l’impassibilité de la nature divine
du Christ, qui n’a subi ni changement ni transformation du fait
de l’Incarnation, et à maintenir, comme au temps du conflit
ouvert avec Cyrille, la distinction fondamentale entre « devenir »
et « assumer/revêtir », le second terme excluant tout changement
et l’idée même d’une « unique nature »75.
Tous, en effet, dit le prophète, nous errions comme des brebis,
l’homme s’est détourné de sa propre voie. Voilà pourquoi il a été conduit
au sacrifice comme une brebis et est resté silencieux comme un agneau
devant celui qui le tond (Is 53, 6-7). Il convenait, en effet, à ce
Sauveur de guérir le semblable par le semblable et, par le moyen
d’une brebis, de ramener les autres brebis de leur égarement. Mais
s’il devient brebis, ce n’est point en se transformant en brebis,
ni en subissant un changement, ni en quittant sa nature propre :
c’est en se revêtant manifestement de la nature de la brebis et - de
même que le bélier marche en tête du troupeau - en se faisant,
lui aussi, le chef des brebis et en faisant en sorte que toutes le
suivent76.
Sa prédication comme ses commentaires exégétiques confir­
ment donc que, s’il a renoncé à toute polémique ouverte contre
ses anciens adversaires et respecte scrupuleusement les termes de
l’Acte d’union, il n’a pour autant nullement renoncé à défendre
les positions christologiques qui étaient les siennes au temps de
l’affrontement avec Cyrille. Il s’attache au contraire à montrer
le fondement scripturaire d’où elles tirent leur légitimité. Il le
fait désormais en s’abstenant volontairement d’user de formules
concrètes pour désigner les deux natures, un abandon qui ne lui
coûte guère sans doute, mais lui permet de lever les soupçons
qu’elles faisaient peser sur sa conception de l’unité du Christ.
Enfin, l’absence du terme théotokos dans ses écrits postérieurs
au rétablissement de l’union avec Alexandrie peut s’interpréter
comme un désir de ne pas rouvrir le débat sur ce point, mais
tout autant, et peut-être davantage, comme la marque d’un refus
tacite de paraître accréditer par son emploi les thèses d’un adver-
74. De Prov. X, PG 83, 756 C (trad. Y. Azéma, p. 325) ; cf. In Is. 17, 109-
75. Sur ce point, Théodoret n’a jamais varié, depuis sa réfutation des ana-
thématismes de Cyrille ; il renouvelle cette distinction en Eran. I, Ettlinger,
p. 68, 13-19 (èYévETo/ëXaQev).
76. De Prov. X, PG 83, 756 B (trad. Y. Azéma, p. 325).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 491

saire qui en avait fait un emblème dans le conflit avec Nestorius


et une pierre de touche de l’orthodoxie.

Le combat pour l’orthodoxie (447-451)

Beaucoup de partisans de Cyrille n’avaient accepté l’Acte


d’union qu’à contrecœur et du bout des lèvres. Ainsi l’archiman­
drite Eutychès dont l’autorité morale s’exerçait sur les moines
de Constantinople, qui, dès le début de la controverse nesto-
rienne, avaient pris fait et cause pour Cyrille, en se faisant les
défenseurs de ses anathématismes. Au lendemain de la mort de
Cyrille (444), fort d’un tel garant et du soutien que lui accordait
le pouvoir, Eutychès se mit à professer un monophysisme radical
et à diffuser largement ses idées au point d’inquiéter les tenants
de l’union et les défenseurs de l’orthodoxie.

La réfutation du monophysisme eutychien : YÉranistès


Aussi Théodoret jugea-t-il nécessaire d’intervenir en
publiant, en 447, YÉranistès, un dialogue dont les trois parties
reprennent pour l’essentiel l’argumentation développée dans
sa Réfutation des anathématismes. Le dialogue en diffère toute­
fois par un ton généralement amène : d’un commun accord, les
deux débatteurs - l’Orthodoxe, porte-parole de Théodoret, et le
Mendiant (Éranistès), représentant des thèses monophysites -
refusent toute polémique agressive77. L’objectif de l’Orthodoxe
est de convaincre son adversaire que le Verbe divin en s’incar­
nant, est resté immuable {Dialogue I), que l’immutabilité de la
nature divine exige de confesser dans le Christ une union des
natures sans confusion {Dialogue II) et, par conséquent, l’impas­
sibilité de la nature divine {Dialogue HT). A la fin de chaque
dialogue, un florilège patristique confirme la démonstration de
l’Orthodoxe, en la validant par le sceau de la Tradition.
Pour combattre le monophysisme eutychien hérité de
Cyrille, Théodoret choisit de le ramener à trois affirmations
essentielles, trois formules reprises par le Mendiant à la manière
d’un leitmotiv, qui structurent chacun des trois Dialogues. Ainsi
cherche-t-il, d’abord, à faire préciser par le Mendiant le sens
qu’il donne au verset johannique « Le Verbe s'est fait (èyéveTo)
chair », car il le soupçonne d’entendre ce « devenir chair » au sens
d’un changement de nature.Telle était du reste l’accusation qu’il
portait déjà contre Cyrille au temps de la réfutation de ses anathé-

77. Cf. Eran. I, éd. G.H. Ettlinger, op. cù., p. 32,6 (Ôîxa tivôç ëpiôoç).
492 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

matismes. Or, si la nature du Verbe divin est immuable, comme


le Mendiant le confesse dès le début du Dialogue78, il lui faut
admettre aussi qu’elle l’est restée au moment de l’Incarnation.
Voilà pourquoi, pour être certain que le verset johannique n’est
pas entendu en un sens hétérodoxe, il tente de lui faire admettre
la formule, caractéristique de la christologie antiochienne :
« Le Verbe a assumé (ëXaQev) la chair ». On voit clairement là, à
travers l’opposition entre les deux termes - èyevexo et ëXaQev
(àvéXaGev) - s’opposer deux formes de christologie :
Orth. Ainsi donc le Fils Monogène est également immuable,
comme le sont aussi le Père qui l’a engendré et le Saint-Esprit.
Eran. Il est immuable.
Orth. Alors, lorsque vous alléguez ce fameux verset évangé­
lique Le Verbe s'est fait chair, comment pouvez-vous attribuer un
changement à la nature qui est immuable ?
Eran. Nous ne disons pas qu’il s’est fait chair en vertu d’un
changement, mais comme il est seul à le savoir.
Orth. Si l’on dit qu’il s’est fait chair sans assumer la chair, il est
inévitable d’affirmer de deux choses l’une : ou bien qu’il a subi
une transformation en chair, ou bien qu’il s’est fait voir tel en
apparence, mais que, à vrai dire, il est Dieu sans chair.
Eran. C’est là l’opinion des Valentiniens, des marcionites et des
manichéens. Mais pour ce qui est de nous, il nous a été enseigné
de manière unanime que le Dieu Verbe s’est fait chair.
Orth. Qu’entendez-vous par « se faire chair » ? Assumer
(XaQeîv) la chair ou bien se transformer (Tpotttfjvai) en chair ?
Eran. Ce que nous avons entendu dire par l’évangéliste : Le
Verbe s'est fait (èyévETo) chair.
Orth. Mais comment entendez-vous ce il s'est fait ? Qu’il s’est
fait chair en subissant la transformation en chair ?
Eran. Je l’ai déjà dit : comme il est seul à le savoir ; quant à
nous, nous savons qu’il peut absolument tout79.

Orth. Si donc vous dites que le Dieu Verbe a subi la transfor­


mation en chair, pourquoi alors l’appelez-vous Dieu et non chair ?
Car le changement d’appellation convient à la transformation de
la nature. (...)
Eran. Je l’ai dit bien des fois, il n’est pas devenu (èyéveTo) chair
en vertu d’un changement, mais tout en demeurant ce qu’il était,
il est devenu ce qu’il n’était pas.
Orth. Mais ce « il est devenu » (YÉyovev), à moins que l’on
puisse le clarifier, suggère un changement et une transformation.

78. Ibid., p. 66, 7-13.


79. Ibid., p. 66, 11 -67,2.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 493

S’il n’est pas devenu chair en assumant la chair, il est devenu chair
par suite d’un changement.
Eran. Ce verbe « il a assumé * (eXaÔev), c’est votre invention !
Car l’évangéliste dit : Le Verbe s’est fait chair.
Orth.Tu me parais ou bien méconnaître la divine Écriture, ou,
si tu la connais, faire preuve de mauvaise foi80.
Au terme de ce premier échange, l’Orthodoxe montre qu’il
suffit de replacer le verset johannique dans son contexte pour
l’entendre correctement, c’est-à-dire non d’un changement,
comme sont soupçonnés de le faire les monophysites, mais d’une
assomption de la nature humaine par le Verbe divin demeuré
immuable, comme l’affirment les orthodoxes et les théologiens
antiochiens :
Eran. Tu as passé en revue de nombreuses et véridiques décla­
rations, mais je voulais connaître le sens de la parole évangélique.
Orth. Tu n’as pas besoin d’une explication venue du dehors :
l’évangéliste lui-même la fournit. En effet, après avoir dit : Le Verbe
s’est fait chair, il a ajouté : et il a habité (èaxVjvcoaev) parmi nous,
c’est-à-dire : il est dit s’être fait chair, car il a habité (axrjvcooaç)
parmi nous et s’est servi comme d’un temple (olôv xtvi vaô) de la
chair qu’il a assumée de nous. Et pour enseigner qu’il est demeuré
sans changement, il a ajouté : Et nous avons vu sa gloire, gloire
héritée du Père en tant que Fils unique, plein de grâce et de vérité Qn
1, 14). En effet, bien qu’il fût revêtu de la chair, il faisait paraître
la noblesse du Père, il resplendissait des rayons de sa divinité et
émettait l’éclat de sa puissance seigneuriale, en dévoilant par ses
miracles sa nature cachée81.
Obstinément cramponné à la formule de Cyrille « une seule
nature du Verbe incarnée »82, le Mendiant tente vainement, dans
le second Dialogue, de résister à la démonstration de l’Ortho­
doxe qui entend lui prouver la nécessité de reconnaître dans le
Christ deux natures unies sans confusion si l’on veut préserver
le caractère immuable de la nature divine du Verbe. Contraint de
battre en retraite, il doit admettre successivement :
- la légitimité de l’appellation « homme » appliquée au Christ,
avant comme après sa Résurrection et son Ascension, alors qu’il
prétendait ne le désigner que par sa « nature supérieure » en
l’appelant « Dieu » :
Orth. Dis-moi donc, si tu es d’accord avec moi pour dire qu’il
faut appeler également homme notre Sauveur le Christ.
Eran. Pour ma part, je l’appelle Dieu, car il est Fils de Dieu.

80. Ibid., p. 68, 2-21.


81. Ibid.,p. 89, 15-26.
82. Il la revendique en Eran. II, p. 136, 21-22.
494 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Orth. Si tu l’appelles Dieu, puisqu’on t’a enseigné qu’il est le


Fils de Dieu, appelle-le aussi homme, car il s’est souvent désigné
lui-même comme le Fils de l’homme. (...)
Eran. C’est avant la Passion qu’il était appelé homme ; mais
après la Passion, il ne l’est plus.
Orth. Et pourtant c’est après la Passion et la Résurrection que
le divin Apôtre a écrit sa lettre à Timothée, dans laquelle il a appelé
homme (âv0pco7tov) notre Sauveur le Christ. C’est après la Passion
et la Résurrection que, parlant devant le peuple d’Athènes, il l’a
appelé homme (avôpa). C’est après la Passion et la Résurrection
qu’il s’écrie dans sa lettre aux Corinthiens : Puisque c’est par un
homme qu’est venue la mort, c’est aussi par un homme qu’est venue la
résurrection des morts (1 Co 15, 21). Et pour enseigner plus claire­
ment de quoi il veut parler, il a ajouté : De même que tous sont morts
en Adamy de même aussi c’est en Christ que tous seront rendus à la
vie (1 Co 15, 22). C’est après la Passion et la Résurrection que le
divin Pierre, en s’adressant aux Juifs, l’a appelé homme (àvSpa)
(cf. Ac 2, 22). C’est après son Ascension dans les cieux que le
victorieux Étienne déclara aux Juifs qui le lapidaient : Voici que je
contemple les cieux ouverts et le Fils de l’homme se tenant debout à la
droite de Dieu (Ac 7,56). Ne nous pensons donc pas plus sages que
les grands hérauts de la vérité83.
- Pexistence dans le Christ d’une seule nature avant l’union
- la nature divine du Verbe - mais de deux natures après l’union,
en raison de l’assomption par le Verbe de la nature humaine :
Orth. Ainsi donc, s’il n’y a pas eu le plus petit intervalle de
temps entre l’assomption de la chair et l’union, et si la nature
assumée ne préexistait pas à l’assomption et à l’union - incar­
nation (aàpxcoaiç Te xal ëvwotç) et union signifient la même
chose -, il y avait de toute évidence une seule nature avant l’union
ou incarnation (aapxwaecoç) ; mais après l’union, il convient de
parler de deux natures, la nature assumante et la nature assumée.
Eran. Je dis que le Christ est de deux natures, mais je ne dis
pas deux natures.
Orth. Explique-nous en quel sens tu dis « de deux natures » :
comme l’argent doré, comme la constitution de l’électrum,
comme l’alliage qui mêle le plomb et l’étain ?
Eran. Cette union, dis-je, ne ressemble à aucun de ces exemples :
elle est indicible et inexprimable et dépasse tout entendement.
Orth. Je confesse moi aussi que concevoir le mode de l’union est
hors d’atteinte. Mais j’ai appris de la divine Écriture que chacune
des deux natures, même après l’union, est restée intacte84.

83. Eran. II, p. 127, 22 - 128, 22.


84. Ibid.y p. 133,33- 134, 13.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 495

- l’inconfusion des natures et la répartition entre elles des


vocables, la communauté d’attribution de leurs propriétés à
l’unique personne du Christ préservant l’unité du sujet :
Orth. C’est donc ainsi qu’il convient de raisonner aussi
au sujet de notre Maître le Christ, et, quand nous parlons des
natures, d’attribuer à chacune ce qui lui revient et de savoir ce
qui est propre à la divinité et ce qui est propre à l’humanité. Mais
quand nous traitons de la personne, il faut rendre communes
les propriétés des natures et rapporter les unes et les autres au
Christ Sauveur, et appeler le même Dieu et homme, Fils de Dieu
et Fils de l’homme, Fils de David et Seigneur de David, semence
d’Abraham et créateur d’Abraham, et tout le reste de la même
manière85.
L’impassibilité de la nature divine du Christ, unie sans confu­
sion à sa nature humaine, fait l’objet du troisième Dialogue, où
le Mendiant mène le jeu86. La réfutation par l’Orthodoxe du
nouveau leitmotiv du Mendiant, « le Verbe a subi la Passion », y
fait écho cette fois à la réfutation du douzième anathématisme
de Cyrille.
Eran. Qui, d’après toi, a subi la Passion ?
Orth. Notre Seigneur Jésus-Christ.
Eran. C’est donc un homme qui nous a procuré le salut ?
Orth. Sommes-nous tombés d’accord pour dire que notre
Seigneur Jésus-Christ était seulement un homme ?
Eran. Précise donc maintenant ce que tu crois être le Christ.
Orth. Le Fils du Dieu vivant qui s’est s’est incarné.
Eran. Le Fils de Dieu est-il Dieu ?
Orth. Il est Dieu et possède la même nature que le Père qui l’a
engendré.
Eran. C’est donc Dieu qui a subi la Passion.
Orth. S’il a été cloué à la croix sans corps, applique la Passion
à la divinité ; mais s’il s’est incarné en assumant la chair, pourquoi
donc laisses-tu impassible ce qui est passible pour soumettre à la
Passion ce qui est impassible ?
Eran. Mais il a assumé la chair dans le but de permettre à ce
qui était impassible de subir la Passion grâce à ce qui était passible.
Orth.Tu l’appelles impassible, et tu lui appliques la Passion87 !
Contraint de battre en retraite, le Mendiant tente de défendre
sa position,

85. Ibid.y p. 139,8-16.


86. Il demande, en effet, d’intervertir les rôles, et de poser à son tour les
questions ; l’Orthodoxe y consent {Eran. III, p. 189, 12-18).
87. Eran. III, p. 189, 19 - 190, 3.
496 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

- d’abord en reprenant les termes mêmes de Cyrille : « le


Verbe a subi la Passion dans la chair » et en invoquant l’autorité
de 1 P 4, 1 :
Eran. En tout cas, je n’accepterai pas de rapporter la Passion
uniquement à la nature humaine ; mais il me semble cohérent de
dire que le Dieu Verbe est mort dans la chair.
Orth. Nous avons montré à plusieurs reprises que ce qui est
par nature immortel ne peut en aucune façon mourir. Si donc il
est mort, il n’est évidemment pas immortel. Mais à quels grands
dangers nous exposent tes paroles blasphématoires !
Eran. Il est par nature immortel, mais du fait de son incarna­
tion il a souffert la Passion.
Orth. Ainsi donc il a subi un changement. Comment aurait-il
pu autrement éprouver la mort, puisqu’il était immortel ? Mais
pourtant nous sommes tombés d’accord pour dire que l’essence
de la Trinité est immuable ; donc, puisqu’il possédait une nature
qui échappe au changement, il n’a pas eu le moins du monde part
à la mort.
Eran. Le divin Pierre a dit : Le Christ ayant donc souffert pour
nous dam la chair (IP 4, 1).
Orth. Ce que nous disons s’accorde avec cela, car c’est de la
divine Écriture que nous avons appris la règle de foi.
Eran. Comment donc pouvez-vous nier que le Dieu Verbe a
subi la Passion dans la chair ?
Orth. Parce que nous n’avons pas trouvé cette parole dans la
divine Écriture.
Eran. Et pourtant je viens de te présenter une citation semblable
du grand Pierre.
Orth. Tu ignores, à ce qu’il me semble, la différence à opérer
entre les termes.
Eran. Entre quels termes ? Notre Maître le Christ ne te paraît
pas être le Dieu Verbe ?
Orth. Le nom de Christ appliqué à notre Seigneur et Sauveur
fait voir le Dieu Verbe incarné ; le nom d’Emmanuel, Dieu avec
nous, le Dieu et l’homme ; mais le nom de Dieu Verbe employé
ainsi fait entendre la simple nature, celle qui est antérieure au
monde, antérieure au temps et incorporelle. Voilà précisément
pourquoi le très saint Esprit qui a parlé par les saints apôtres n’a
nulle part rapporté la Passion et la mort à cette appellation.
Eran. S’il applique la Passion au Christ, et si le Dieu Verbe
incarné a reçu le nom de Christ, je ne pense faire rien d’anormal
en disant que le Dieu Verbe a subi la Passion dans la chair88.

88. Ibid, j p. 216, 3-34.


LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 497

- puis en affirmant que « le Verbe a subi la Passion en demeu­


rant impassible » :
Orth. Et quel châtiment mériteriez-vous, vous qui dites que
l’âme qui possède une nature créée est immortelle, mais qui
rendez mortelle l’essence divine qui appartient au Verbe ? Et, tout
en disant que l’âme du Sauveur n’a pas goûté la mort dans la
chair, vous osez dire que c’est le Dieu Verbe lui-même, le créateur
de l’univers, qui a subi la Passion ?
Eran. Nous disons qu’il l’a subie en demeurant impassible.
Orth. Et quel homme sensé pourrait accepter ces ridicules
propos alambiqués ? Personne n’a jamais entendu parler de
Passion impassible ni de mort sans mort. Car ce qui est impassible
n’a pas souffert, et ce qui a souffert n’a pas pu rester impassible89.
- enfin en se bornant à dire que « la nature divine a eu part
à la souffrance du corps », une formule au relent d’apollinarisme
aux yeux de l’Orthodoxe. Le recours à P« argument du temple »,
si souvent utilisé à l’époque de la controverse avec Cyrille, pour
prouver l’impassibilité de la nature divine et la nécessaire distinc­
tion des natures, retrouve ici toute sa force, mais Théodoret a
l’habileté de le faire introduire par le Mendiant90 !
En dernier recours, au terme du Dialogue, le Mendiant
croit pouvoir invoquer en sa faveur le Symbole de Nicée. Peine
perdue ! Théodoret lui démontre qu’il en fait une lecture incom­
plète et fautive.
Orth. Donc, comme tu l’as dit, de même que la nature divine
est descendue des deux et que, à cause de l’union, comme tu l’as
affirmé, elle a été appelée Fils de l’homme, de même il convient
de dire que la chair a été clouée à la croix, mais de confesser que
la nature divine n’était pas séparée d’elle, ni sur la croix, ni dans
le tombeau, qu’elle ne recevait pas d’elle la Passion, puisqu’elle
n’est par nature ni passible ni mortelle, mais qu’elle possède une
essence immortelle et impassible. C’est ainsi que <Paul> a appelé
Seigneur de gloire (1 Co 2, 8) celui qui était crucifié, en attribuant
le nom de la nature impassible à la nature passible, puisque préci­
sément il l’a appelée son corps. (...)
Eran. Cela est en quelque sorte vraisemblable. Mais la doctrine
de foi des Pères réunis à Nicée dit que le Monogène lui-même,
Dieu véritable, consubstantiel au Père, a souffert la Passion et a
été crucifié.
Orth.Tu as oublié, à ce qu’il semble, ce sur quoi nous sommes
tombés d’accord à plusieurs reprises.
Eran. Sur quoi donc ?

89. Ibid, j p. 218, 24-33.


90. Ibid.j p. 220, 16-22.
498 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Orth. Sur le fait que la divine Écriture, après l’union, rapporte


à une seule personne à la fois ce qui est sublime et ce qui est
humble. Mais peut-être as-tu ignoré aussi ceci, à savoir que les
vénérables Pères ont dit qu’il s’était fait chair, qu’il s’était incarné,
avant d’ajouter ensuite qu’il a souffert, qu’il a été crucifié, et qu’ils
; ont montré la nature capable de recevoir la Passion, avant d’intro­
: duire alors dans leur discours la Passion.
Erati. Les Pères ont dit que le Fils de Dieu, que la lumière
née de la lumière, que celui qui est de l’essence du Père a subi la
Passion et a été crucifié.
Orth. J’ai dit maintes fois que l’unique personne reçoit à la fois
les attributs divins et humains. C’est pourquoi les Pères trois fois
bienheureux, après avoir enseigné comment il faut croire au Père,
et passant ensuite à la personne du Fils, n’ont pas dit aussitôt
« et au Fils de Dieu » (...), mais ils ont voulu nous délivrer simul­
tanément l’enseignement relatif à la théologie et celui relatif à
l’économie, pour que l’on n’aille pas penser qu’une est la personne
de la divinité et une autre celle de l’humanité (aXXo pév ... aXÂo
Ôè 7tpôaco7tov). Voilà pourquoi, après les déclarations relatives au
Père, ils ont ajouté qu’il fallait croire aussi en notre Seigneur Jésus-
Christ, le Fils de Dieu. Or, après l’incarnation, le Dieu Verbe a été
appelé Christ. Ce nom donc contient tout, à la fois tout ce qui est
le propre de la divinité et tout ce qui est le propre de l’humanité.
Nous reconnaissons cependant ce qui relève de cette nature et ce
qui relève de celle-là ; et cela, il est aisé de l’apprendre aussi du
symbole de foi lui-même91.
Sur un mode mineur, YÉranistès s’apparente donc bien à la
réfutation des anathématismes de Cyrille, même si le ton adopté
est différent. Ici plus d’attaques polémiques, plus d’agressivité
manifeste à l’égard de l’interlocuteur, tout au plus une ironie
qui rappelle celle des dialogues socratiques et un malin plaisir
à enfermer le Mendiant dans ses contradictions. Théodoret
veut avant tout amener ce disciple d’Eutychès à abandonner
les positions christologiques qu’il défend avec entêtement et
le convaincre de leur caractère hérétique. Sa démonstration en
trois temps lui permet de réaffirmer, mieux encore qu’il ne le
faisait en réfutant les anathématismes de Cyrille, les trois fonde­
ments de la christologie orthodoxe : l’immutabilité de la nature
divine, demeurée sans changement lors de l’Incarnation ; l’étroi­
tesse de l’union sans confusion des deux natures du Christ, et
l’impassibilité de la nature divine qui en résulte. Les florilèges
patristiques placés au terme de chacun des trois dialogues sont
là pour attester, contre les tenants du monophysisme, que telle
est la tradition de toute l’Église. Notons pour terminer que, dans

91. Ibid., p. 226, 33 - 228, 13.


LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 499

ce traité où le Mendiant reprend à son compte trois arguments


cyrilliens dont la réfutation structure chacun des trois dialogues,
le débat autour de l’épithète théotokos est totalement évacué92,
et qu’il n’y est fait mention ni de l’« union selon l’hypostase *93,
ni du terme sunaphéia dont Cyrille reprochait l’utilisation à
Nestorius94.Théodoret paraît avoir voulu concentrer son exposé
dogmatique sur l’essentiel, mis en cause par Eutychès.

La réfutation d’accusations calomnieuses : le


témoignage de la Correspondance
Malgré le ton amène du dialogue, la publication de YÉranistès
marque la fin de la paix relative instaurée par l’Acte d’union.
En dénonçant les thèses monophysites d’Eutychès, Théodoret
déchaîne contre lui la « tempête » qui devait l’emporter et
bientôt le contraindre à faire la preuve de sa propre orthodoxie.
Dès 448 et son assignation à résidence95, puis sa déposition
par le concile d’Ephèse de 449, jusqu’à sa réhabilitation par le
concile de Chalcédoine, il déploie une intense activité épistolaire
pour dénoncer les « calomnies » répandues contre lui auprès de
l’empereur96 et de Dioscore97, le successeur de Cyrille sur le
siège d’Alexandrie, et protester de son orthodoxie.
Contraint par les accusations de ses adversaires d’avoir à se
justifier, il se défend énergiquement d’avoir jamais prêché « deux
Fils » : ses dénégations ne laissent sur ce point aucun doute et
attestent du caractère calomnieux des attaques portées contre lui.
Sans ignorer qu’elles trouvent leur fondement dans son applica­
tion à distinguer les natures, même après l’union, et à répartir
entre elles les vocables, fidèle aux positions qu’il a toujours
défendues, il n’en continue pas moins à affirmer la nécessité
d’une telle distinction, mais refuse qu’elle soit assimilée à une
division de l’unique personne du Christ. Sans grande variété,
dans plus d’une vingtaine de lettres, depuis l’année de sa reléga­
tion à Cyr jusqu’à la veille du concile de Chalcédoine, quand
l’empereur Marcien lui a accordé l’autorisation de regagner son

92. La seule occurrence du terme se rencontre dans une citation de Cyrille,


en Eran. II (ftoril. II, 88, ibid., p. 182, 15)
93. En Eran. II (ibid., p. 116, 11), l’Orthodoxe parle bien d’« union phy­
sique # (tpuaix'rç tiç ëvcootç) et de « conjonction * (auvacpcia), mais il s’agit
ici de celle de l’âme et du corps de l’homme, non des deux natures du Christ.
94. N’appartiennent à Théodoret, que trois occurrences du terme (Eran. II
et III, ibid., p. 116, 12 ; 133, 28 ; 190, 21) ; le dernier exemple (rifë ouvoupetaç
rjYouv évcooeox;) atteste qu’il fait des deux termes des synonymes.
95. Sur la date de ce confinement à Cyr, cf. supra, n. 5.
96. Cf. ep. 82, à Eusèbe, évêque d'Ancyre (déc. 448), SC 98, p. 200, 2-6.
97. Cf. ep. 82, ibid., p. 200, 26-29 et ep. 83, à Dioscore, évêque d'Alexandrie
(448), ibid., p. 206, 17 - 208, 2.
500 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

évêché, il ne cesse de condamner l’hérésie dont on l’accuse et de


maintenir l’affirmation de la dualité des natures.
Je crois juste, en revanche, de réfuter la calomnie que l’on a
forgée contre nous. Quels moyens ont-ils de démontrer que nous
affirmons l’existence de deux Fils ? Si nous étions, en effet, de
ceux qui gardent le silence, peut-être y aurait-il place pour le
soupçon. (...). Or si, comme ils le prétendent en nous calomniant,
nous prêchons deux Fils, lequel glorifions-nous ? Lequel laissons-
nous sans adoration ? Car ce serait la pire folie, tout en croyant à
l’existence de deux Fils, de n’appliquer la formule de glorification
(ôoÇoXoyia) qu’à un seul. Qui donc, alors qu’il entend le divin
Paul s’écrier : Un seul Seigneur Jésus-Christ par qui tout a été fait
(1 Co 8, 6), a l’esprit assez égaré pour instituer une loi opposée à
l’enseignement de l’Esprit et pour divise en deux le Fils unique ?
(...) Car même ces hommes, bien que nourris dans le mensonge,
n’osent prétendent qu’ils nous ont jamais entendu tenir ce
langage ; seulement, parce que nous confessons les deux natures
du Christ notre Maître, nous prêchons, disent-ils, deux Fils ! Et ils
ne veulent pas prendre en considération le fait que si tout homme
possède à la fois une âme immortelle et un corps mortel, personne
jusqu’ici n’a vu en Paul deux Pauls, sous prétexte qu’il possède
à la fois une âme et un corps, ni en Pierre deux Pierres, et de
même d’Abraham et d’Adam98. Chacun, au contraire, sait distin­
guer les natures et personne ne voit deux Pauls dans l’unique
Paul. De la même manière donc pour notre Seigneur Jésus-Christ
aussi, ... nous ne prétendons pas qu’il représente deux Fils, mais
nous reconnaissons les propriétés de sa divinité et celles de son
humanité. Tandis que ces gens-là {les partisans d’Eutychès), parce
qu’ils nient que la nature humaine ait été assumée, supportent
mal de nous entendre parler ainsi99.
Non seulement Théodoret condamne avec fermeté l’hérésie
des « deux Fils » à titre personnel et chez ceux qui pourraient
professer une telle doctrine100, « si toutefois », dit-il, « il existe de
telles gens » - ce qu’il se refuse à croire101 -, usant même pour
cela, au terme de sa lettre à Dioscore, de l’anathème102, mais il

98. La meme argumentation par l’analogie - l’homme, composé d’un corps


et d’une âme raisonnable, mais « conçu comme un être unique » - est utilisée
dans Yep. 21, à Vavocat Eusèbe (SC 98, p. 76,7-13) et Vep. 131, à Vévêque Timo­
thée (SC 111,jp. 116, 9-17).
99. Ep. 146, aux moines de Constantinople (450/451), SC 111, p. 176, 5 ...
180, 14 (trad. Y. Azéma).
100. V.g. ep. 21, 84, 85 (SC 98) et ep. 144 (SC 111).
101 . Cf. ep. 144, à André, moine de Constantinople (450/451), SC 111,
p. 160, 8-9.
102. Cf. ep. 83 (448), SC 98, p. 218, 16-21 : l’anathème vise à la fois ceux
qui refuseraient à la Vierge le titre de thèotokos ou qui diviseraient en deux fils
l’unique Monogène, et renforce la condamnation faite plus haut (ibid., p. 212,
2-8) de ces deux positions, une manière pour Théodoret de donner à Dioscore
des gages de son orthodoxie ; rapprocher de Vep. 85, à Tévêque Basile (448),
postérieure à la précédente, où Théodoret déclare avoir exhorté les évêques de
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 501

va même jusqu’à juger excessive la distinction des natures chez


certains Pères nicéens désireux de prévenir ainsi toute interpré­
tation arianisante de l’Ecriture. Il est donc bien conscient qu’un
dualisme christologique trop marqué ou insuffisamment contre­
balancé par l’affirmation de l’unité de la personne peut donner
à entendre une christologie divisive ou y conduire.
Car ceux qui de nos jours renouvellent l’hérésie de Marcion,
de Valentin, de Manès et des autres docètes, supportant mal de
nous voir flétrir ouvertement leur hérésie, ont tenté d’abuser
complètement les oreilles de l’empereur, en nous donnant le nom
d’hérétique et en nous accusant faussement de diviser en deux
Fils notre unique Seigneur Jésus-Christ, le Verbe de Dieu fait
homme. (...) Ces hommes-là sont ailés jusqu’à armer Alexandrie
contre nous et bourdonnent aux oreilles de tous, par le moyen de
leurs agents, qui sont dignes d’eux, que nous prêchons deux Fils
au lieu d’un. Cependant je suis, pour ma part, si éloigné de cette
infâme croyance qu’ayant trouvé que certains des saints Pères qui
s’étaient réunis à Nicée et qui luttaient dans des ouvrages contre
la folie d’Arius, étaient contraints par les nécessités de la lutte
contre ces gens-là d’établir une trop grande distinction dans le
Christ, j’en suis attristé et n’admets pas semblable distinction :
car je sais ce que c’est la nécessité qui a amené un excès dans la
distinction103.
Aussi, sans cesser d’affirmer l’existence de deux natures
et le caractère inconfusible de leur union, chacune conservant
intactes ses propriétés et ses attributs104 - ce qui autorise la
répartition des vocables -, veille-t-il soigneusement à préserver
l’unité de la personne et à donner des gages de son orthodoxie.
C’est souvent, en effet, que <ta Magnificence> nous a entendu
prêcher dans l’assemblée, proclamer l’unicité du Christ Jésus
et montrer les propriétés particulières de la divinité et celles de
l’humanité. Car, loin de diviser en deux Fils l’unique Fils, adorant
un seul Monogène, nous démontrons la distinction entre la chair
et la divinité105.
... Sache donc que personne ne nous a jamais entendu prêcher
deux Fils. Car c’est là réellement une opinion qui me paraît
exécrable et impie. Il n’y a, en effet, qu’un seul Seigneur Jésus-
Christ, par qui sont toutes choses (1 Co 8, 6). Je sais, quant à
moi, que celui-ci est Dieu de toute éternité et fut homme à la fin

Cilicie à rechercher s’il y avait vraiment des gens « qui divisaient en deux Fils
l’unique Seigneur Jésus-Christ » et, si tel était le cas, leur avoir demandé soit
de « les redresser par un avertissement », soit de « les retrancher de l’assemblée
des frères » (SC 98, p. 224, 4-9).
103. Ep. 82, à Eusèbei, évêque d’Aticyre (déc. 448), SC 98, p. 198, 22 ... 202,
6 (trad.Y. Azéma).
104. V.g. ep. 83, 85 (SC 98), 99, 101, 104, 109, 146 (SC 111).
105. Ep. 99, à l’antigraphaire Claudien (fin 448), SC 111, p. 16, 4-6 (trad.
Y. Azéma).
!
i

502 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

des temps et je ne lui rends qu’une seule adoration puisqu’il est


Monogène. J’ai cependant appris à reconnaître en lui la distinction
de la chair et de la divinité : car l’union est sans confusion. Ainsi
équipé contre la rage d’Arius et d’Eunomius, c’est très facilement
que nous réfutons le blasphème qu’ils osèrent proférer contre le
Monogène, attribuant au Christ en tant qu’homme les paroles
humbles prononcées par le Maître et qui conviennent à la nature
assumée, mais au Christ en tant que Dieu ce qui convient à Dieu
et révèle cette nature divine, sans le diviser en deux personnes,
mais en enseignant que les premiers comme les seconds attributs
appartiennent à l’unique Monogène : les uns au Christ Dieu,
Créateur et Maître de l’univers, les autres au Christ fait homme
pour nous106.
S’il préfère user d’un tour négatif pour affirmer qu’il ne divise
pas en deux personnes ou en deux fils l’unique Fils107, plutôt
que de parler d’un « unique prosôpon »108, il donne bien d’autres
preuves de son orthodoxie. Le Christ, né de la Vierge, n’est pas
«un autre» par rapport au Verbe divin, mais «le même»109.
Pareillement l’incarnation du Fils Monogène n’a pas transformé
la Trinité en une Quatemité110.
Voilà pourquoi, même après l’incarnation, le Christ conserve
de plein droit les appellations qui étaient celles du Verbe divin
avant son incarnation. De cette communauté des noms et
des attributs111 témoigne le vocabulaire utilisé par Théodoret
pour affirmer l’unicité de la personne : « l’unique Seigneur
Jésus-Christ»112, «le Fils Monogène de Dieu»113, «l’unique

106. Ep. 104, à Flavien de Constantinople (nov. 448), SC 111, p. 24, 22 - 26,
12. (trad.Y. Azéma).
107. L’expression elç Ôuo olouç est nettement plus fréquente {ep. 21,
SC 98, p. 74, 24-25 et 76, 3 ; ep. 82, ibid., p. 200, 28, 29 ; ep. 83, ibid.y p. 206,
21-22 ; ep. 84, ibid.y p. 220, 4 ; ep. 85, ibid.y p. 224, 7 ; ep. 99, SC 111, p. 16,
7 ; ep. 101, ibid.y p. 18, 15 ; ep. 104, ibid.y p. 24, 23 ; ep. 105, ibid., p. 30, 9 ;
ep. 109, ibid., p. 34, 26 et 36, 2 ; ep. 144, ibid., p. 160, 8 ; ep. 146, ibid., p. 174,
21-22 et 180, 1) que l’expression riç ôuo 7tpôo(07ta (cf. ep. 21, SC 98, p. 76,
9-10 ; ep. 84, ibid., p. 220, 7-8 ; ep. 131, SC 111, p. 116, 8).
108. Cf. ep. 83, a Dioscore d’Alexandrie (448), SC 98, p. 212, 21 (il y affirme
aussi, à trois reprises, qu’il ne divise pas « en deux fils » ni « en deux personnes,
ou en deux fils ou en deux seigneurs notre unique Seigneur Jésus-Christ »,
comme on l’en accuse calomnieusement, ibid., p. 206, 21 ; 213, 5-6 ; 218, 18-
109. V.g. ep. 83, ibid., p. 212, 24-25 ; ep. 147, SC 111, p. 207, 19.
110. Cf. ep. 126, SC 111, p. 100, 8-9 ; ep. 144, ibid., p. 160, 2-4 ; ep. 146,
ibid., p. 196, 9-12 : « Car l’incarnation du Monogène n’a pas augmenté le
nombre des personnes de la Trinité et n’a pas fait de la Trinité une Quatemité,
mais la Trinité est restée Trinité, même après l’incarnation » (trad.Y. Azéma).
111. V.g. ep. 131, ibid., p. 118, 2 (xè xcôv ôvopàxoov xoivôv) ; ep. 104, ibid.,
p. 26, 10 (xû évl Movoyeveï xocl xaûxoc xàxeïva 7tpooYixeiv) ; ep. 147, ibid.,
p. 222, 18-22 (àôuxœôpwç).
112. V.g. ep. 21, SC 98, p. 76, 3 ; ep. 83, ibid, p. 212, 6 ; ep. 85, ibid., p. 224,
8. 12 ; ep. 101, SC 111, p. 18, 15.
113. Cf. ep. 84, SC 98, p. 220,4-5 (les deux appellations sont ici conjointes :
« notre unique Seigneur Jésus-Christ, le Fils Monogène de Dieu »).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 503

Monogène»114, «le Dieu Verbe fait homme115, «le Monogène


incarné»116, etc. Or, si « la communauté des noms n’entraîne
pas la confusion des natures »117, c’est en revanche à « l’unique
Fils» et à «un seul Monogène» que vont l’adoration118 et la
glorification119. Telle est aussi la raison qui lui permet d’affirmer
à Dioscore qu’il reconnaît à la Vierge le titre de « mère de
Dieu » (fieorôxoç) et qu’il tient pour hétérodoxes ceux qui le lui
refusent - ou s’obstineraient à lui adjoindre celui de « mère de
l’homme »120.
Je crois aussi qu’il n’existe qu’un seul Seigneur Jésus-Christ,
Fils Monogène de Dieu, engendré du Père avant les siècles, splen­
deur de sa gloire, empreinte de la substance du Père, incarné et
fait homme pour le salut des hommes et né selon la chair de la
Vierge Marie. (...) C’est pour cette raison que nous appelons
aussi mère de Dieu la Vierge sainte et que nous considérons comme
étant en désaccord avec la foi ceux qui lui refusent ce titre. De la
même manière aussi ceux qui divisent en deux personnes, ou en
deux Fils, ou en deux Seigneurs, notre unique Seigneur Jésus-
Christ, nous les appelons falsificateurs et nous les retranchons de
la communauté chrétienne121.
Toutefois, la condamnation de « l’hérésie des deux Fils »
parThéodoret a le plus souvent pour corollaire celle, tout aussi
ferme, du monophysisme eutychien : l’« impiété » est, à ses yeux,
aussi grande de ceux qui divisent en deux Fils l’unique Seigneur
et de ceux qui professent une seule nature122. Malgré la suspi­
cion dont il est l’objet, puis la condamnation in absentia dont il
est frappé, Théodoret ne se contente donc pas d’une attitude
défensive : il maintient les positions qui étaient les siennes à
l’époque du conflit ouvert avec Cyrille et dont l’Acte d’union
a reconnu la légitimité123. Il le fait courageusement, dès la fin
de l’été 448, dans la lettre adressée à Dioscore d’Alexandrie
pour se justifier de l’accusation de diviser le Christ en deux Fils,

114. V.g. ep. 83, SC 98, p. 219, 19 ; ep. 99, SC 111, p. 16, 7 ; ep. 104, ibid.,
p. 26, 10.
115. V.g. ep. 84, SC 98, p. 220, 8 ; ep. 85, ibid.,p. 222, 26 ; ep. 109, SC 111,
p. 34, 28.
116. Cf. ep. 126, SC 111, p. 100, 13-14.
117. Cf.ep. 131, ibid., p. 118, 1-2.
118. V.g. ep. 99, SC 111, p. 16, 7-8 ; ep. 104, ibid., p. 26, 2 ; ep. 131, ibid.,
p. 116 ; 24 ; ep. 146, ibid., p. 178,16-17.
119. Cf. ep. 146, ibid., p. 178, 16 ; ep. 147, ibid., passim.
120. Comme paraît l’avoir fait l’évêque Irénée, cf. ep. 16, ibid.,p. 58, 19-25.
121. Ep. 83, à Dioscore d'Alexandrie, SC 98, p. 212, 2-4 ; 218, 16-17. (trad.
Y. Azéma).
122. Cf. ep. 109, à Eusèbe d'Ançyre, SC 111, p. 36, 1-5 ; ep. 144, à André,
moine de Constantinople, ibid., p. 160,4-8.
123. Cf. ep. 86, à Flavien de Constantinople, SC 98, p. 226, Ils.
504 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

non sans ignorer sans doute que Dioscore partage déjà les vues
d’Eutychès :
Ceux, en effet, qui refusent de distinguer la chair du Seigneur
de sa divinité, et disent tantôt que c’est la nature divine qui est
devenue chair, tantôt la chair qui s’est transformée en nature
divine, nous nous appliquons à les guérir par les remèdes que
nous offrent ces hommes admirables124. Car ils nous enseignent
clairement la distinction des deux natures, proclament l’immuta­
bilité de la nature divine et appellent divine la chair du Seigneur
en tant qu’elle est devenue chair du Verbe Dieu, mais, qu’elle ait
été changée en la nature divine, c’est une opinion qu’ils rejettent
comme impie125.
S’il est assez piquant de voirThéodoret invoquer ici le patro­
nage de Cyrille en faveur de la distinction des natures126, alors
que les formules utilisées pour condamner le monophysisme
eutychien rappellent celles de sa Réfutation des anathématismes,
il faut bien en comprendre la raison. C’est au Cyrille de l’Acte
d’union que fait ici référence Théodoret, à celui qui a désavoué,
au moins tacitement, ses anathématismes pour permettre le
retour à l’unité, non à celui qui sommait Nestorius d’y souscrire.
Or il est clair pour lui que le but d’Eutychès, de Dioscore et
de leurs partisans n’est autre que de faire approuver par un
nouveau concile la doctrine contenue dans les douze chapitres
de Cyrille, autrement dit une forme renouvelée de l’hérésie
d’Apollinaire. C’est ce qu’il explique à Domnus d’Antioche à la
veille du second concile d’Ephèse, où il n’est pas autorisé à se
rendre, pour qu’il en voie bien les enjeux et veille à défendre les
acquis de l’Acte d’union.
Car ceux des autres provinces ne savent pas quel poison
renferment les douze chapitres et ne considérant que l’éclat de
celui qui les a écrits, ils ne soupçonnent aucun mal ; et j’imagine
que celui qui lui a succédé sur ce siège met tout en œuvre pour
les faire approuver par un second concile. L’homme, en effet, qui,
par ordre, rédigea récemment de tels écrits et jeta l’anathème à
ceux qui refusaient de s’y tenir, que ne ferait-il pas s’il présidait un
concile œcuménique ?(...)

124. Les défenseurs de la foi orthodoxe, dont il vient de citer les noms :
Alexandre et Athanase d’Alexandrie , Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze
(ou de Nysse?),Théophile et Cyrille d’Alexandrie.
125. Ep. 83, à Dioscore d’Alexandrie, SC 98, p. 214,15 - 216,8 (trad.Y. Azéma).
126. Dans son Écrit sur l’émissaire, mentionné ici par Théodoret (ibid.,
p. 216,12-13), Cyrille opère, il est vrai, une telle distinction, à laquelle oblige
le « type », même s’il insiste sur l’unité de ce dont il est la figure ; voir, notre
article, « L’exégèse du bouc émissaire chez Cyrille d’Alexandrie et Théodoret
de Cyr *, Augustinianum 28, 1988 p. 603-630.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 505

En effet, bien que ces chapitres eussent déjà trouvé plusieurs


Pères pour les sanctionner, nous nous sommes dressé contre eux
à Éphèse et nous ne sommes pas entré en communion avec leur
auteur avant le jour où, consentant aux opinions que nous avions
nous-même exposées, il eut accordé sa doctrine à la nôtre, sans
faire mention aucune de ces chapitres. (...)
Car, avant même notre départ pour Éphèse, le bienheureux
Jean avait écrit à ceux qui accompagnaient les évêques très chers
à Dieu Euthérius de Tyane, Firmus de Césarée et Théodote
d’Ancyre, pour dénoncer dans ces chapitres la doctrine d’Apol­ !
linaire. A Éphèse également la déposition que nous avons faite
des évêques d’Alexandrie et d’Éphèse n’eut pas d’autre cause que
la lecture et l’approbation de ces chapitres. (...) Sur ces mêmes
questions nous avons écrit aussi aux évêques très chers à Dieu de
l’Occident - j’entends ceux de Milan, d’Aquilée et de Ravenne -
leur prouvant que ces chapitres étaient pleins des innovations
d’Apollinaire ; il n’est pas jusqu’à leur auteur à qui le bienheureux
Jean, écrivant par l’intermédiaire du bienheureux Paul (d’Émèse),
ne les ait reprochés ouvertement, et de même Acace d’heureuse
mémoire127.
Au lendemain de sa déposition et de celle de Domnus par
le concile d’Éphèse de 449,Théodoret continue à dénoncer « le
poison des douze chapitres » et à affirmer que le retour à la paix
dans l’Église passe, comme au temps de Cyrille, par leur rejet et
la confession de la doctrine qu’il a toujours défendue, celle de
l’union inconfusible de deux natures distinctes.
Car si le vénérable Domnus lui-même fut déposé par ces
excellents hommes, c’est pour n’avoir pas souscrit aux chapitres
qu’ils déclaraient, eux, dignes de toute louange et auxquels ils
proclamaient rester fidèles. J’ai lu, en effet, pour ma part, leurs
déclarations : moi, c’est comme chef (ëÇapxov) de l’hérésie qu’ils
m’ont rejeté et c’est également pour le même motif qu’ils ont
chassé les autres. (...)
D’ailleurs, si les choses ne sont point telles, qu’ils nous disent
alors quelles ont été les raisons de leurs meurtres, qu’ils confessent
par écrit la distinction des natures du Christ et le caractère incon­
fusible de leur union ; qu’ils déclarent que même après leur union
la divinité et l’humanité sont restées sans mélange. On ne se
moque pas de Dieu (cf. Ga 6,7). Qu’aujourd’hui enfin ils rejettent
les chapitres, qu’ils avaient certes souvent condamnés, mais qu’ils
viennent d’approuver à Éphèse128.
Au fond, Théodoret reste fidèle à l’analyse qu’il faisait deux
ans plus tôt dans YÊranistès. Comme là, de lettre en lettre, il
affirme l’immutabilité de la nature divine et rejette toute idée

127. Ep. 112 à Domnus d'Antioche, SC 111, p. 48,22 -52,13 (trad. Y. Azéma).
128. Ep. 125 à Jean de Germanicie, ibid., p. 94, 8 - 96, 9 (trad. Y. Azéma).
506 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

de changement toute transformation de la divinité en chair129,


refusant comme là l’argument selon lequel « Dieu peut tout »130,
ou encore tout changement de la nature humaine assumée en
une nature divine, même après la Résurrection131. Et s’il insiste
sur la nécessité de maintenir l’inconfusion des natures, même
après l’union, c’est non seulement pour réfuter les arguments
que les ariens croient pouvoir tirer de l’Écriture, mais plus
encore pour s’élever contre les partisans de l’unique nature qui
mettent en cause à ses yeux l’impassibilité de la divinité.
Par ailleurs, tu n’écriras pas à un homme qui professe des
croyances différentes des tiennes, mais à un homme qui a été
nourri de l’enseignement des apôtres, à un héraut de la Trinité,
non de la Quatemité. Car j’ai réellement considéré comme d’une
impiété presque égale et ceux qui osent réunir en une seule les
deux natures du Monogène et ceux qui entreprennent de diviser
en deux Fils notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant, le
Dieu Verbe incarné, si toutefois il existe de telles gens, car pour ma
part je ne le pense pas ; mais c’est là la calomnie que les partisans
d’Arius et d’Eunomius, comme aussi les sectateurs d’Apollinaire,
ont tissée avec impudence contre l’Église132.
De même donc, lorsque nous confessons que Dieu est
immuable, impassible, immortel, nous ne pouvons attribuer à
cette nature ni changement, ni souffrance, ni mort. Si, d’autre
part, ils disaient : Dieu peut tout ce qu’il veut, il faudrait leur dire
qu’il ne veut rien faire qui soit contraire à sa nature : il est bon
par nature... il est juste par nature... il est vrai par nature... il
est immuable par nature, il n’admet donc pas le changement et,
s’il n’admet pas le changement, il est donc toujours identique à
lui-même. (...) Or, s’il est le même, il n’a pas subi de changement ;
et s’il n’est pas atteint par le changement et ne subit pas de trans­
formation, d’immortel il n’est pas devenu mortel, ni d’impassible
passible. Car si cela avait pu être, il n’aurait point assumé notre
nature. (...) Et comme le corps qui fut assumé a été nommé corps
du Fils Monogène de Dieu, il rapporte à lui-même (elç éauxôv
àvacpépei) la souffrance du corps. Cependant, que ce n’est point
la nature divine qui a été clouée à la croix, mais bien le corps
assumé, c’est ce dont les quatre évangélistes témoignent133.
Tout en reconnaissant qu’il y a bien « appropriation » par la
nature divine du Christ des souffrances de la Passion - toutefois
le terme oixeioüofrai n’apparaît pas dans la Correspondance -,

129. V.g. ep. 83, SC 98, p. 216, 1-2 ; ep. 85, ibùL, p. 224, 10-11 ; ep. 99,
SC 111, p. 16,10 ; ep. 101,M.,p. 18,19-20\ep. 104,iWd.,p. 26,13 ;ep. 126,
ibid., p. 102, 1-3.
130. Cf. ep. 145, ibid.y p. 164, 24-26.
131. Cf. ep. 146, ibid. yp. 192, 24-27.
132. Ep. 144, à André, moine de Constantinopley ibid., p. 160, 2-11 (trad.
Y. Azéma).
133. Ep. 145 aux soldatSy ibid.y p. 164, 21 - 166, 15 (trad. Y. Azéma).
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 507

il refuse énergiquement d’admettre, comme au temps où il


réfutait le douzième anathématisme de Cyrille, qu’on puisse dire
passible « la divinité du Monogène ». Il a pour lui sur ce point
toute la tradition de l’Église, que le Tome à Flavien du pape Léon
vient encore de rappeler134.
Lequel des anciens maîtres, en effet, depuis que l’Évangile a été
annoncé jusqu’à la nuit qui aujourd’hui nous enveloppe, a entendu
quelqu’un prêcher que chair et divinité ne formaient qu’une nature
ou a jamais osé appeler passible la divinité du Monogène ? Or c’est
cela que quelques-uns aujourd’hui ont l’audace d’affirmer ouver­
tement et que d’autres, indifférents, laissent dire, en se faisant par
leur silence les complices du crime135.

L’écrit sur l’unité du Christ après l’Incarnation


Étroitement lié à cette correspondance, l’écrit sur l’unité
du Christ, queThéodoret joint à sa lettre à Eusèbe d’Ancyre136,
fournit un bon résumé de son enseignement christologique.
Contre l’accusation calomnieuse de diviser en deux Fils l’unique
Seigneur Jésus-Christ, il confesse d’emblée sa foi en un seul Fils,
le Verbe de Dieu fait homme, auquel va une unique adoration.
Cela posé, il expose sa doctrine de l’Incarnation : le Verbe s’est fait
homme non par un changement (xf} xpoTTf)) de sa nature divine
- car elle est immuable (aTp£7tTOv) et étrangère au changement
(àvaXXotcoTOv) -, mais par l’assomption de la nature humaine.
Autrement dit, la nature divine ne s’est pas transformée en chair
au moment de l’Incarnation, contrairement à ce que prétendent
les hérétiques. Cela conduit nécessairement à distinguer dans
le Christ, Verbe incarné, une dualité de natures, chacune avec
ses attributs propres, conformément à la déclaration du Christ
en Jn 2, 19, «l’argument du temple», cher aux théologiens
d’Antioche et à Théodoret au temps de l’affrontement avec
Cyrille. Si la nature humaine du Christ, passible et mortelle
jusqu’à la Passion, bénéficie, elle aussi, après la Résurrection,
de l’impassibilité, de l’immortalité et de l’incorruptibilité, elle
conserve néanmoins les caractères propres à sa nature : le corps
du Christ est circonscrit, il conserve les marques de la Passion.
Autrement dit, la nature humaine n’est pas transformée en une

134. De sa lecture du Tome à Flavien> dont fait état sa Lettre au pape Léony
Théodoret retient les trois affirmations christologiques qu’il réitère lui-même
sans cesse : la dualité des natures, l’unicité du Fils Monogène et l’impassibilité
de sa nature divine (ep. 113, ibid.> p. 58, 15 - 60, 8).
135. Ep. 127 à l’évêque Sabinien, ibûL, p. 104, 14-20 (trad.Y. Azema).
136. Cf. ep. 109, ibid.3 p. 36, 11 s. ; le texte de cet opuscule (Quod unicus
Filius sti) figure en PG 83, 1433 A-1440 D.
508 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

nature divine après la Résurrection, contrairement à ce que


prétendent les disciples d’Eutychès137.
En prenant soin de réaffirmer que son adoration est rendue
à un unique Fils, Théodoret consacre le second temps de son
exposé à montrer que l’unité d’adoration n’est nullement incom­
patible avec la reconnaissance de deux natures parfaites, la nature
assumante et la nature assumée, ou l’emploi des appellations de
« Dieu » et d’« homme », simultanées ou non, comme l’atteste
l’Écriture. On peut adorer un unique Fils de Dieu, tout en
distinguant ce qui relève de la chair et ce qui relève de la divinité.
D’où la double condamnation qu’il porte, à la fois contre « ceux
qui divisent en deux Fils notre unique Seigneur Jésus-Christ »
et contre ceux qui professent « une unique nature » en tombant
dans l’erreur opposée. Ainsi s’achève son exposé christologique,
sinon son apologie :
Voilà ma pensée (taÜTa cppovoüpev), voilà mon enseigne­
ment (Taîmx XY]pUTTO(iev), voilà mon combat (ôîtèp toutcov
ccYGmÇôpeôa tûv ÔoypàTcov) pour la défense de ces points de
doctrine138.
En effet, Théodoret procède ensuite à la réfutation des
calomnies répandues contre lui : sa fidélité à la foi de Nicée,
la manière dont il administre le baptême, l’usage qu’il fait des
doxologies dans la liturgie139, tout atteste qu’il reconnaît un seul
Fils. Faut-il une autre preuve ? Il appelle la Vierge théotokos, et
il s’en explique ici assez longuement140. Ce titre lui revient pour
la raison qu’elle a enfanté l’Emmanuel, dont le nom signifie
« Dieu avec nous » (Mt 1, 23), et qu’elle a part à l’honneur de
celui qu’elle a enfanté, l’enfant qu’annonce Isaïe en l’appelant
« Dieu fort » (Is 9, 5-6) : elle est la mère du Christ en tant qu’il
est homme, mais sa servante en tant qu’il est Maître, Créateur
et Dieu. S’il n’est plus question de préciser l’épithète théotokos
en lui adjoignant celle d’anthropotokos, Théodoret n’hésite donc
pas à rappeler qu’une exacte compréhension de ce titre, d’un
point de vue théologique, exige de reconnaître la distinction des
natures. Il le fait comprendre avec quelque insistance en ratta­
chant à ce commentaire de théotokos celui d’He 7, 3 : faire de
Melkisédek, « sans père, sans mère, sans généalogie, sans début
et sans fin », une figure du Christ commande aussi de distinguer
les vocables (tûv (pwvwv tyjv Ôioccpopàv). L’opuscule apologé­
tique s’achève par une liste de docteurs de l’Église d’Orient

137. Cf. sur ce point le débat d’Eran. II, Ettlinger, p. 145,13 - 148, 24.
138. PG 83, 1437 A4-6.
139. Cf. ep. 147, SC 111.
140. Cf. PG 83, 1437 BC.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 509

et d’Occident, dont Théodoret se réclame pour attester que


sa christologie s’inscrit dans la tradition de l’Église depuis les
prophètes et les apôtres141.

En position d’attaquant avec YÉranistès pour dénoncer


l’hérésie eutychienne, Théodoret s’est donc peu après retrouvé
en position d’accusé. Presque toute sa correspondance, à partir
des années 448 jusqu’à la veille du concile de Chalcédoine, n’est -
pratiquement qu’une longue apologie : c’est à lui désormais de
faire la preuve de son orthodoxie, de donner des gages de sa
« bonne foi » non seulement à ceux qui veulent et obtiennent
sa condamnation, mais aussi à ceux qu’ils croyaient ses amis
et qui, par calcul ou pusillanimité, jugent prudent de prendre
leur distance, voire de l’abandonner. Voilà que sont reprises
contre lui des accusations qui le ramènent au temps de l’affron­
tement le plus dur avec Cyrille, au début de la crise nestorienne.
Aussi doit-il inlassablement se justifier des mêmes griefs : non
il ne confesse pas deux Fils, non il ne divise pas le Christ en
deux personnes quand il lui reconnaît deux natures unies sans
confusion ! Il n’y a pour lui qu’un seul Fils et un seul Christ, le
Christ et le Verbe sont « le même », un unique Fils, et la Vierge
a pleinement droit pour cette raison au titre de théotokos. D lui
faut maintenant réaffirmer un point dont Cyrille faisait contre
Nestorius la pierre de touche de l’orthodoxie et condamner à
son tour ceux qui refusent à la Vierge ce titre. Toutefois, avec
détermination, il continue à défendre les positions qui ont
toujours été les siennes, dans le respect des termes de l’Acte
d’union. Son apologie n’est jamais la recherche d’un compromis
qui lui vaudrait de conserver ou de recouvrer son siège : il veut
seulement faire reconnaître son orthodoxie, et cela passe par la
contestation des thèses de ses adversaires. Aussi cette corres­
pondance, à laquelle il faut joindre son écrit sur l’unité du
Christ après l’incarnation, constitue-t-elle, malgré son caractère
répétitif, un document de première importance pour juger de sa
christologie à la veille du concile de Chalcédoine.

141. Cf. PG 83, 1440 AD. Cette liste, qui joue un rôle comparable aux flo­
rilèges de YEran., est à rapprocher de celle qui figure dans la Lettre 146, aux
moines de Constantinople (SC 111), de peu postérieure sans doute à la lettre
adressée à Eusèbe d’Ancyre (ep. 109) ; voir à ce sujet M. Richard, « Un écrit
de Théodoret sur l’unité du Christ après l’Incarnation », op. ciu> p. 46-52.
510 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

Du concile de Chalcédoine
à la mort de Théodoret (vers 460)
La reconnaissance par le concile de son orthodoxie et sa
réhabilitation, acquise au prix de la condamnation de Nestorius
exigée de lui par ses adversaires142, ne mirent pas un terme à son
activité de théologien. Non seulement il demeura en relation
avec le pape Léon143, dont le Tome à Flavien servit de référence
au concile pour définir la foi orthodoxe en matière de christo­
logie, mais il continua sans aucun doute à se montrer vigilant à
l’égard de toute tentative visant, directement ou indirectement,
à promouvoir le monophysisme eutychien.

La Lettre 147 à T économe Jean


De cette vigilance, sa lettre adressée à l’économe Jean144
apporterait une preuve manifeste, s’il était possible de la tenir
avec certitude pour postérieure au concile de Chalcédoine. Or,
tel n’est pas le cas : postérieure à la mort deThéodose (juillet 450)
et aux mesures prises par l’empereur Marcien, dès son avène­
ment, contre Eutychès, Théodoret l’écrit depuis le monastère
d’Apamène où il a trouvé refuge après sa condamnation à l’exil ;
on ne peut exclure toutefois qu’il y soit demeuré quelque temps
encore après sa réhabilitation par le concile de Chalcédoine145.
Quoi qu’il en soit, il sort de sa retraite, jugeant la foi menacée par
les déclarations de l’archidiacre de Constantinople (?), qu’on lui
a rapportées : ce dernier voudrait, en effet, interdire l’usage du
nom de « Christ » dans les doxologies et exigerait de lui substituer
celui de « Monogène ». Théodoret voit là, ou bien une manière
de « diviser en deux Fils notre Seigneur Jésus-Christ » - en
retournant, avec malignité, contre l’archidiacre une accusation
maintes fois portée contre lui -, car cela reviendrait à considérer
le Monogène comme le seul Fils authentique, ou bien un moyen
d’accréditer l’hérésie eutychienne, autrement dit un monophy­
sisme radical. Cette lettre, en réalité un véritable petit opuscule,
est importante pour juger de la christologie de Théodoret à la
142. Lors de la séance du 26 octobre 451. Peut-être le fit-il en opérant
mentalement une distinction entre les thèses prêtées à Nestorius - jugées par
lui condamnables - et la véritable pensée christologique de son ami, qu’il a
toujours tenu pour orthodoxe.
143. Cf. Lettre du pape Léon le Grand à Théodoret (11 juin 453), ACOII, 4,
p. 70-71. C’est au pape Léon qu’il avait fait appel de sa propre condamnation
par le second concile d’Ephèse (449).
144. Cf. SC 111.
145. Voir notre article, « Doit-on glorifier le Christ ou le Fils Monogène ?
La défense par Théodoret de Cyr d’une doxologie incriminée (ep. 147) », Re­
vue d’études augustinienties et patristiques 51 (2005), p. 327-356.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 511

veille ou au lendemain du concile de Chalcédoine. Non qu’il y


développe des vues nouvelles par rapport à ce qu’il n’a cessé de
répéter depuis des années, mais on mesure ici, devant l’ampleur
du dossier scripturaire réuni, combien le théologien est chez lui
inséparable de l’exégète.
Toute sa démonstration tend à établir, contre les préten­
tions de l’archidiacre, une équivalence parfaite entre les noms
de « Christ » et de « Monogène » : le Christ Jésus « n’est pas une
autre personne à côté du Fils achevant la Trinité », il est « le
même » et non un autre. De ce fait, avec le Père et l’Esprit, il
constitue bien une Trinité et non une Quaternité. Cela dit, si « le
même » reçoit tour à tour dans l’Écriture les noms de « Christ,
Jésus, Seigneur et créateur de l’univers », ou de « Christ, Fils
et Monogène », et si ces noms sont pour ainsi dire communs à
une même et unique personne, ceux de « Jésus » et de « Christ *
sont les noms que reçoit, après l’Incarnation, celui qui « était
avant les siècles Fils Monogène et Verbe de Dieu ». L’étymologie
du nom de « Jésus » renvoie néanmoins à la nature divine du
Sauveur, tandis que le nom de « Christ » lui est donné en raison
de l’onction reçue de l’Esprit Saint « sous le rapport de son
humanité », comme l’ont par avance annoncé les prophètes.
Mais parce que « le même » est désigné par l’une ou l’autre de
ces appellations, dire « Christ » ou « Fils Monogène » est égale­
ment légitime dans une doxologie. Il n’y a donc aucune raison
à vouloir imposer de manière exclusive le second de ces termes,
comme le prétend l’archidiacre, sauf à vouloir faire entendre
que le Fils Monogène incarné possède une unique nature, ou
qu’après l’Ascension il a cessé d’être « Christ » pour retrouver sa
condition de Verbe divin, antérieure à l’Incarnation.
Quelle que soit la date à laquelle fut rédigée cette lettre, on
sent bien, à son ton polémique, que le débat demeure encore
vif. Mais, à l’évidence, Théodoret n’a plus désormais à se justi­
fier et à repousser les attaques calomnieuses lancées contre lui,
comme il le faisait dans toutes ses lettres à partir de 448 : bien
au contraire, il parle avec l’autorité d’un docteur qui dénonce
l’erreur et expose avec fermeté ses positions, dont l’Ecriture
atteste la légitimité.

L*Haereticarum fabularum compendium


Quelques années plus tard, vers 453 probablement,Théodoret
reprend une partie du contenu doctrinal de cette lettre au livre V
de son Abrégé des fables hérétiques, dans les chapitres traitant de
512 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

« l’économie »146. C’est là le dernier exposé systématique de sa


christologie147.
Après avoir passé en revue, au chapitre 11, toute une série
d’hérésies touchant l’Incarnation, depuis celle de Valentin
jusqu’à celle d’Apollinaire148, il oppose à ces christologies, toutes
plus ou moins séparatrices - en ce qu’elles font « un autre » du
Monogène, du Logos et de Jésus, ou que, pour préserver la
divinité du Verbe, elles nient en totalité ou en partie la réalité de
l’Incarnation -, « la vérité de l’Église » qui reconnaît « le même »
sous ces différentes appellations :
L’Église, en effet, appelle le même à la fois Fils, Monogène,
Dieu Verbe, Sauveur et Jésus Christ. Il était appelé Fils Monogène,
Dieu Verbe et Seigneur avant l’Incarnation, et il l’est de la même
manière après l’Incarnation. Mais le même a été appelé Jésus
Christ après l’Incarnation pour avoir reçu des faits eux-mêmes
ces appellations. « Jésus », en effet, signifie « le Sauveur », comme
en témoigne Gabriel déclarant à la Vierge : Tu l’appelleras du nom
de Jésuss parce qu’il sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1, 21) ; et
il a reçu le nom de « Christ » à cause de l’onction (xô xp^pa)
de l’Esprit149. [...] Mais il a été oint (èxptoÔYj) non en tant que
Dieu, mais en tant qu’homme. Or, s’il a été oint en raison de son
humanité (xaxà tô àv9pco7tetov), c’est après l’Incarnation qu’il a
été également appelé Christ. Néanmoins le Dieu Verbe n’est pas
un autre et un autre le Christ : car le Dieu Verbe une fois incarné
a été appelé Jésus Christ. Or, il s’est incarné afin de renouveler la
nature qui avait été corrompue par suite du péché. Voilà pourquoi
il a assumé dans sa totalité la nature pécheresse afin de la guérir
dans sa totalité150.
Théodoret poursuit en affirmant, contre Arius et Eunome
et surtout contre Apollinaire et sa conception tripartite de
l’homme, l’assomption par le Verbe divin non seulement d’un
corps véritable, mais aussi d’une âme rationnelle, autrement
dit d’une nature humaine parfaite (TeXetav ttjv ocv8pco7teiav
tpümv), ce qui justifie pleinement l’appellation d’« homme » et de

146. Il s’agit des chapitres 11-15 (PG 83,488 D-505 A). Il serait intéressant
de comparer les deux textes et leurs dossiers scripturaires.
147. Cf. PG 83, 488 D.
148. Il y reprend, de façon plus détaillé, ce qu’il a dit dans le chapitre (V, 2)
consacré à la « théologie » du Fils (ibid.> 448 B). La structure de l’exposé est
identique : après avoir rappelé notamment la manière dont Valentin opère une
distinction entre le Monogène, le Verbe, le Christ et Jésus, il affirme que <« le
même est à la fois Seigneur Monogène, Dieu Verbe, Sauveur et Jésus » (cita­
tions de Mt 16, 15-16 et Jn 1, 1-2).
149. Suit un petit dossier scripturaire - Ps 44, 8 ; Is 61,1 ; Le 4, 21 ; Ac 10,
37-38 - destiné à prouver que le nom de « Christ » donné au Verbe incarné l’a
été en raison de l’onction de l’Esprit.
150. PG 83, 489 Al4-D.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 513

« prémices » (à-rcapx'rç), utilisée par l’apôtre Paul pour désigner


le Sauveur151.
Après cet exposé liminaire, où est mise en relief l’unité de
la personne par-delà des appellations différentes - bien que
l’expression ev Ttpoaa)7tov n’apparaisse pas ici Théodoret
développe, dans les chapitres suivants, chacun des points
énoncés. De façon didactique, il traite d’abord de l’assomption
par le Verbe divin d’un corps soumis aux mêmes exigences que
le nôtre (chap. 12), puis d’une âme rationnelle, sujette elle aussi
aux affections communes à tout homme (chap. 13). La réfutation
appuyée du docétisme, au chapitre 12, ne mériterait guère qu’on
s’y attarde, si elle n’offrait à Théodoret l’occasion de justifier, à
partir de l’Écriture, l’emploi des termes « revêtir » et « vêtement »
pour désigner la nature humaine assumée. Par-delà les docètes,
cette mise au point pourrait viser aussi ceux qui lui ont fait grief
d’user d’un vocabulaire susceptible de faire entendre une union
relâchée152 :
Il a fait voir ouvertement par ces mots (He 2, 14-15) qu’il
a revêtu la même nature que la nôtre. Si toutefois quelqu’un
s’offusque du terme « vêtement » (TtepiQoXVjv), qu’il écoute la
prophétie du patriarche Jacob (Gn 49, 11) : Il lavera dans le vin sa
tunique (cjToXVjv) et dans le sang de la grappe son vêtement (TtepiÔoXrçv).
Qu’il écoute aussi le divin Paul s’écrier (He 10, 19-22) : Ayant
donc, frères, assurance d'accéder au sanctuaire par le sang de Jésus,
route nouvelle et vivante qu'il a inaugurée pour nous à travers le voile
(xaTa7T£Tàa|jUXTOç), c'est-à-dire sa propre chair, et un grand prêtre
établi sur la maison de Dieu, avançons-nous avec un cœur sincère dans
la plénitude de la foi, etc. Il a appelé « voile • (xctTarcÉTaopa) sa
chair que le patriarche Jacob a appelée « tunique » et « vêtement *
(oxoXrjv xai 7tept0oX7jv). Mais U est superflu de prolonger mon
propos sur ce point, car tout ensemble le Nouveau et l’Ancien
Testament attestent ouvertement le corps du Seigneur153.
Du chapitre traitant de l’assomption par le Verbe d’une âme
rationnelle, on retiendra aussi, comme représentatif de la chris­
tologie dualiste de Théodoret, son commentaire de Jn 10, 18,
notamment la manière appuyée dont il souligne qu’il distingue

151. L’exposé est une sorte de petit commentaire de Rm 5 et Rm 2.


152. Noter le caractère intentionnel de cette mise au point justificative :
quand rien ne l’y obligeait, Théodoret introduit à dessein, dans son commen­
taire de la citation d’He 2, 14-15, le terme «revêtir* (îiepieOaXeTo). Il ne
fait, du reste, que reprendre ici, avec le même dossier scripturaire, l’essen­
tiel de la démonstration faite en Eran. I (Ettlinger, p. 76, 5-77, 7) à l’adresse
du Mendiant qui lui conteste comme une « innovation » l’emploi du terme
7tctpaKÉTaojia pour désigner la manière dont le Verbe divin, après l’Incarna­
tion, a usé du « voile (TtpoxaXùjipaTi) d’une chair véritable et vivante * pour se
manifester. Cf. aussi le développement de QG 112 (FM I, p. 95, 19-30).
153. PG 83, 497 A.
514 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

deux natures et non deux personnes, alors même qu’il utilise


un vocabulaire abstrait qui ne devrait pas inquiéter d’éventuels
censeurs154 :
Il a fait voir ouvertement par ces mots qu’autre est l’âme qui est
déposée et reprise, et autre la divinité qui la dépose et la reprend.
J’ai dit « autre » et « autre », non pour diviser en deux personnes,
mais pour faire voir la distinction des natures155.
Enfin, de même qu’il a pris soin de noter, pour prouver
l’assomption par le Verbe d’un corps véritable, que « la divinité
qui lui était unie » (Trjç yjvcopevrjç OeÔTrçroç) a consenti
(7tapexk>pe0 à lui laisser éprouver les besoins inhérents à sa
nature - faim, soif, sommeil, fatigue -, quand elle aurait très bien
pu l’y soustraire156, il note pareillement que « la nature divine
qui lui était unie » (rrjç toü MovoyevoOç Yjvtü[iévY]ç 0eôtyîtoç) a
consenti (auyxcûpoücrrjç) à ce que son âme éprouvât trouble et
angoisse, au point de laisser un ange le réconforter, pour prouver
l’assomption d’une âme rationnelle157.
L’union sans confusion des natures fait l’objet du chapitre
suivant (chap. 14), qui se résume presque à un dossier scriptu­
raire brièvement commenté. L’accent est mis là encore sur la
perfection de la nature humaine assumée, d’où les appellations
« homme, Fils de l’homme, semence d’Abraham, fils de David »
données au Christ. Cela dit, la mention « selon la chair », utilisée
par Paul en Rm 1, 1-3, suffit à « faire voir que notre Seigneur
Jésus-Christ était également Dieu antérieur aux siècles » et
appelé « Fils de David selon sa nature humaine ». Mais surtout,
en s’autorisant de Rm 9, 5 pour justifier la distinction des
natures, Théodoret affirme ici, cette fois, leur union en une seule
personne :
Et dans une unique personne (èv tco évl Ttpoodmtû), il (Paul) a
fait voir la différence des deux natures : né des Juifs selon la chair,
mais Dieu au-dessus de tout en tant que Dieu et béni pour les
siècles158.
Puis, après avoir produit un dernier témoignage (2Tm 2,8-9),
parmi beaucoup d’autres possibles, pour attester « la parenté de
notre Sauveur selon la chair », il conclut sur la perfection des
deux natures du Christ, condition nécessaire à la réalisation du
salut de l’humanité :
154. Peut-être une manière de faire entendre qu’il ne disait pas autre chose
à l’époque où il utilisait encore un vocabulaire concret dans des formules
presque identiques.
155. Ibid., 497 C.
156. Ibid., 496 C.
157. Ibid., 500 A.
158. Ibid., 504 A.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 515

Mais il suffit de ces témoignages pour enseigner qu’il a assumé


une nature humaine parfaite, et c’est la raison pour laquelle il a
été appelé « fils de David et fils d’Abraham, fils de l’homme et
homme, Adam, Jacob et Israël ». En effet, de même qu’il était
un Dieu parfait, de même aussi c’est en homme parfait qu’il a
procuré un salut parfait aux hommes159.
La question du salut, assuré par la mort et la résurrection
du Christ, conduit tout naturellement Théodoret à aborder
dans un dernier chapitre (chap. 15) celle de l’impassibilité de la
nature divine au sein de l’union, un point central dans le débat
christologique du Ve siècle. Notons qu’il le fait ici en partant
de la résurrection de la nature assumée - plusieurs témoignages
scripturaires (Le 24, 39 ; 1 Jn 1, 1 ; Ac 2, 29-31) apportant la
preuve que « la résurrection n’est pas celle de la divinité, mais
celle du corps et de l’âme » -, et non de l’impassibilité de la
nature divine au moment de la Passion, comme on aurait pu s’y
attendre :
La résurrection est celle des éléments qui précisément ont subi
la Passion, non que l’âme ait péri en même temps que le corps
- car l’âme de l’homme est immortelle -, mais parce que le corps
a reçu la mort du fait de sa séparation d’avec l’âme. Quant à la
divinité, elle n’a été séparée de l’humanité ni sur la croix ni dans
le tombeau, mais étant immortelle et immuable, elle n’a subi ni
la mort ni la Passion. En effet, si l’âme, en raison de l’immortalité
qui lui est innée, n’a pas eu part à la mort du corps, comment se
pourrait-il que la nature incirconscrite eût été clouée au bois ou
livrée au tombeau160?
Seul le corps, conclut Théodoret, a donc réellement subi la
Passion, comme l’atteste l’emploi récurrent de ce mot dans le
récit des quatre évangélistes161. On regrettera sans doute que
Théodoret se borne ici à souligner la permanence de l’union, sans
parler de l’« appropriation » par la nature divine des souffrances
de la nature humaine, comme il le fait en d’autres occasions,
et dès sa Réfutation des anathématismes de Cyrille. On trouvera
plus surprenant encore que, dans cet exposé christologique,
même s’il s’agit d’un compendium, il ne souligne nullement, en
traitant de l’Incarnation, que le Verbe est resté sans change-

159. Ibid., 504 B.


160. Ibid., 504 D-505 A.
161. Ibid. : « Pour signifier cela, les quatre évangélistes ont fait mention de
Joseph d’Arimathie et déclarent qu’il est allé trouver Pilate, qu’il lui a réclamé
le corps de Jésus et que Pilate le lui a accordé, qu’il a descendu le corps du
bois, qu’il l’a enveloppé d’un linceul et qu’il a confié le corps au tombeau. Et
ils ont employé le mot ‘corps’ à de nombreuses reprises pour fermer la bouche
impudente de ceux qui blasphèment grâce à l’évidence et à la clarté de ces
témoignages. »
516 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

ment (aTp£7tTOç), et ne cherche pas à prévenir, comme il le fait


d’ordinaire, une interprétation monophysite de Jn 1, 14162, en
reprenant la distinction entre « assumer la chair » et « devenir
chair ». L’absence du terme théotokos est moins étonnante. Enfin,
tout cet exposé christologique paraît commandé par la néces­
sité d’affirmer l’assomption par le Verbe d’une nature humaine
parfaite, la distinction des natures et leur union en une seule
personne n’étant soulignées que pour corroborer cette affir­
mation. Peut-être faut-il en chercher la raison dans le fait que
Théodoret veut ici en priorité réfuter des hérésies qui mettent
toutes en cause la perfection de l’humanité assumée par le Verbe.

Les Questions sur l’Octateuque et les Règnes


Postérieures au concile de Chalcédoine, et vraisemblablement
dernier ouvrage de Théodoret, ses Questions sur VOctateuque,
sur les Règnes et les Paralipomènes ne font que confirmer ce que
ses écrits antérieurs font connaître de sa christologie. Attentif à
distinguer les natures, chaque fois que l’occasion s’en présente,
Théodoret, on le sait, a renoncé depuis longtemps à utiliser
un vocabulaire concret163. Conformément à ce qu’attestent en
général ses écrits postérieurs à l’Acte d’union, il s’abstient aussi
presque totalement d’utiliser ici le terme naos pour désigner
la nature humaine assumée, ou de recourir à « l’argument du
temple » (Jn 2,19) pour affirmer l’inconfusion des natures, et s’il
le fait, son discours a perdu le caractère polémique qu’il avait à
l’époque de l’affrontement avec Cyrille164.

162. Curieusement, Jn 1, 14 n’est jamais cité dans cet ensemble de cha­


pitres. Il l’est, en revanche, au chapitre 2, où Théodoret, traitant de la personne
du Fils au sein de la Trinité (PG 83, 448 C), évoque brièvement l’Incarnation
en des termes qui établissent seulement de façon indirecte l’immutabilité de
sa nature divine : « Car la nature de la chair n’a pas diminué la dignité de sa
divinité ; mais, même revêtu de la chair, il faisait paraître la noblesse qu’il
tenait de son Père. »
163. Voir par ex., QG 83 (FM I, p. 74,21 - 75, 5) : la rosée faisant entendre
(alvfrcexcu) la nature divine invisible, et l’épaisseur de la terre qui la reçoit, sa
nature humaine (cf. Ps 71,6) ; QG 112 (ibid., 93,21-22) : incarnation du Dieu
Logos, fils de David selon la chair, mais antérieur aux siècles en tant que Dieu,
etc. Du reste, la seule mention « selon la chair » ou « selon son humanité » fait
entendre la dualité des natures (QG 98, ibid., p. 84, 19 ; QN 47, ibid., p. 223,
19 ; QD 44, ibid., p. 263, 16-17).
164. On ne relève dans les Quaest. que trois occurrences de naos à mettre au
compte deThéodoret, l’une en QG 58 (FMI, p. 55,21), les deux autres, suivies
delà citation de Jn 2,19, en QRII, 21 (FM II, p. 80,12-13. 15) ; elles semblent
directement appelées par le texte à commenter : les tentes de Sem en Gn 9,27,
et le « temple » [oîxoç] dont le prophète Nathan enjoint à David la construc­
tion en 2 S 7, 3. De même, la citation de Jn 2, 19 en QG 112 (FM I, p. 93, 24-
25) paraît directement liée au commentaire de Gn 49, 9 (« Qui l’éveillera ? »)
et ne comporter, elle non plus, aucun caractère polémique. Malgré l’origine
scripturaire du terme, Théodoret semble avoir progressivement écarté de son
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 517

L’union des natures en une seule personne s’y exprime de


différentes manières,Théodoret notant, selon un tour qu’il affec­
tionne, que « le même » est appelé à la fois homme et Dieu165,
ou que la distinction de deux natures n’entraîne pas la recon­
naissance de deux prosôpa166. On ne saurait lui faire grief de ne
pas apporter cette précision dans tous les cas où, comme dans
celui des deux boucs du rite expiatoire relaté en Lv 16, la figure
comporte une dualité de sujets. Traitant du sacrifice d’Abraham,
il se contente par exemple de distinguer entre la nature divine
du Christ dont Isaac est la figure, et sa nature humaine repré­
sentée par le bélier offert en sacrifice167. S’il n’insiste pas
davantage sur l’unité de la personne en faisant du sacrifice de
deux oiseaux pour la purification de la lèpre (Lv 14, 4 s.), il
l’affirme néanmoins fortement, de façon indirecte, en notant
« l’appropriation » (oLxctcoaapévrjç) par la nature divine de la
Passion qu’a seule subie la nature humaine168. Aussi ne peut-on
pas le soupçonner de concevoir une union relâchée parce qu’il
use du terme TTEpifiépevoç pour parler de l’assomption par le
Verbe divin de la nature humaine, quand il fait de Hoshéa, l’un
des espions envoyés par Moïse en reconnaissance en Canaan,
qui reçoit ensuite le nom de Jésus (Nb 13, 16), une figure du
véritable Jésus169. Autant vaudrait l’accuser de docétisme ! Ce
terme, dont il a montré ailleurs la légitimité170, n’est ici choisi,
semble-t-il, comme celui de oxfj(za, que pour souligner la néces­
saire parenté entre le « type » et la « vérité » qui l’accomplit171.

discours christologique le mot « temple », craignant qu’il puisse accréditer


l’idée d’une simple inhabitation du Verbe en l’homme et d’une union relâchée.
165. Ainsi dans son commentaire de la lutte de Jacob avec l’ange (QG 93)
en se fondant successivement sur Gn 32, 26 et Gn 32, 28 (FM I, p. 82, 8-10)
166. Cf. QL 22 (FM I, p. 174, 12-13), son commentaire du rite expiatoire
de Lv 16, rapporté à la passion et à la résurrection du Christ, les deux boucs fi­
gurant les deux natures du Christ et non deux prosôpa (Théodoret souligne les
limites de la figure). Exemple particulièrement intéressant en raison de l’écrit
de Cyrille Sur l’émissaire communiqué pour « approbation » aux Antiochiens
et à Théodoret ; cf. J.-N. Guinot, « L’exégèse du bouc émissaire chez Cyrille
d’Alexandrie et Théodoret de Cyr », Augustinianum 28 (1988), p. 603-630.
167. Cf. QG 74 (FM I, p. 69, 5-7). Dans son écrit Sur l’émissaire, Cyrille
utilise le sacrifice d’Abraham pour noter les limites du type et montrer que la
dualité des figures n’entraîne pas une dualité des personnes.
168. Cf. QL 19 (FM I, p. 170, 16). La première occurrence du terme chez
Théodoret figure dans sa Réfut. anath. 12 de Cyrille (PG 76,449 B11 ;ACO I,
I, 6, p. 144,21).
169. Cf. QN 25 (FM I, p. 209, 15). Voir sur ce point, les observations de
R. Hill et J. Petruccione (Theodoret of Cyrus, The Questions on the Octateuch I,
Washington 2007, Introd., p. XLVU).
170. Cf. supra, n. 153.
171. Sur cet emploi de voir J.-N. Guinot, L’Exégèse de Théodoret
de Cyr, op. cit.} p. 583, n. 61 (vocabulaire « tente, vêtement, manteau », etc.) ;
l’emploi du verbe 7tept0épevoç est à rapprocher de celui de 7tEpixe£pevov en
Prov. X (PG 83, 752 CIO) employé pour signifier que le « créateur d’Adam * a
518 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

On ne saurait donc établir entre le vêtement et le parler adoptés


par les espions pour passer inaperçus, et l’assomption par le
Verbe de la nature humaine une concordance parfaite.
Notons enfin, dans ses Quaestiones, pour exprimer l’union
des deux natures en une seule personne, l’utilisation de la
formule ëv 7ipôoa)7tov, par ailleurs assez peu fréquente chez lui,
renforcée ici par l’affirmation de l’unité d’adoration. Dans son
commentaire théologique de la « création à l’image » (Gn 1, 26),
Théodoret choisit ainsi d’introduire comme un résumé de sa
doctrine christologique :
Le Dieu de l’univers voyait par avance toutes choses, ce qui
n’était pas encore advenu comme déjà advenu, et contemplait par
avance l’incarnation et l’inhumanation du Monogène (oocpxwoiv
te xai èvav9pco7n)aiv) m, <sachant> qu’il prendrait de la Vierge
cette nature, qu’il l’attacherait et l’unirait à lui (éaoTû auvàijjei xe
xai évcoaei)173 de manière à faire concevoir une unique personne
(ëv 7tpôacorcov) du Dieu et de l’homme, et à lui (aùxw) faire rendre
une unique adoration par la création tout entière ; aussi est-ce
tout naturellement qu’il a jugé digne d’un très grand honneur le
fondement même de notre origine174.
Si l’on voit bien, par le duplication même des termes choisis
pour désigner l’Incarnation et l’union des natures, par l’étroi­
tesse du lien établi entre ces termes grâce à la coordination
par un te xai, et par le refus de toute idée de coadoration,
que Théodoret veille ici à s’exprimer de manière parfaitement
irréprochable, il est clair aussi qu’il n’éprouve plus désormais
le besoin de repousser les accusations mensongères portées
naguère contre lui175. La reconnaissance de son orthodoxie par

revêtu « la nature d’Adam » (cf. supra, n. 71). Sur la nécessaire similitude entre
le type et la « vérité », voir J.-N. Guinot, « La typologie comme système her­
méneutique », dans Figures de VAncien Testament chez les Pères, Cahiers de Biblia
Patristica 2, Strasbourg 1989, p. 1-34.
172. Noter le redoublement des termes (cf. QG 58 : FM I, p. 55, 20 ;
Eran. II, Ettlinger, p. 133, 4 ; 137, 7-8 ; III, p. 227, 26). Toutefois Théodoret
use peu des termes odpxo)oiç/-x6to pour désigner l’Incarnation (une seule
occurrence dans sa correspondance : ep. 143, SC 111, p. 156, 24) - il leur pré­
fère nettement èvav9pd)7t^oiç/-7téa) -, en dehors de Y Eran. où le terme, si l’on
excepte les florilèges patristiques, est mis le plus souvent dans la bouche du
Mendiant et repris à sa suite par Théodoret.
173. Noter l’association des deux termes, Théodoret ayant toujours dé­
fendu contre Cyrille la légitimité du terme ouvdtpeia pour exprimer l’union,
même s’il s’abstient de l’employer seul après l’Acte d’union.
174. QG 19 {FM I, p. 22, 20-26). Pour les autres occurrences de la formule
ëv Tcpôooj7tov dans ses traités exégétiques antérieurs à Chalcédoine, cf. supra,
n. 69, et sur l’emploi restreint de cette formule dans ses autres écrits, voir
dans ce volume l’article n° 38, «Théodoret de Cyr et le signe du Temple (Jn 2,
19)...»,n. 124.
175. Jamais, dans ses Quaest.,Théodoret n’éprouve le besoin de se défendre
contre les calomnies d’adversaires qui l’accuseraient de professer « deux Fils »,
quand il distingue seulement deux natures dans le Christ.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 519

le concile de Chalcédoine confère de ce fait à tous les dévelop­


pements christologiques de ses Quaestiones un ton parfaitement
serein.

De la Thérapeutique aux Quaestiones, soit pendant une bonne


trentaine d’années, dont les vingt années qui séparent le premier
concile d’Éphèse de celui de Chalcédoine sont marquées par 1
une abondante production exégétique et doctrinale, on peut
donc suivre chez Théodoret l’approfondissement de la réflexion
christologique. Durant tout ce temps, depuis le jour où Jean
d’Antioche lui a demandé de réfuter les anathématismes de
Cyrille d’Alexandrie, l’évêque de Cyr n’a cessé de défendre
les positions qu’il partageait en matière de christologie avec
l’ensemble du parti antiochien. Sans rien céder sur le fond, il
a pourtant cherché, autant que le lui permettait son héritage
philosophique et théologique, à entrer dans les vues de son adver­
saire. Cela l’a conduit assez rapidement, par exemple, à prendre
conscience des limites de la terminologie concrète qu’il utilisait
jusqu’alors pour désigner les natures du Christ et à l’abandonner
définitivement après l’Acte d’union de 433. Il serait toutefois
réducteur de considérer que le débat avec Cyrille, puis la lutte
engagée contre le monophysisme eutychien n’aient entraîné
chez lui qu’une évolution de sa terminologie, sans conséquence
aucune sur ses positions christologiques initiales.
Sans doute sa christologie reste-t-elle nettement dyophysite,
en raison même des présupposés théologique et anthropologique
qui la fondent : l’union dans le Christ d’une nature divine, par
essence immuable et impassible, celle du Verbe divin, consubs­
tantiel au Père, et d’une nature humaine assumée par lui dans
sa plénitude, et soumise de ce fait à toutes les affections qui lui
sont propres. Dès lors qu’il faut sauvegarder la notion de deux
natures parfaites - contre les ariens, la plénitude de la divinité du
Fils et son égalité avec le Père, et contre eux encore, mais aussi
les docètes, et surtout contre Apollinaire, la réalité et la perfec­
tion de la nature humaine -, il faut aussi admettre une union
sans confusion et sans mélange. D’où le soin mis par Théodoret
à distinguer les vocables et à répartir entre chacune des deux
natures ce qui, dans l’Écriture, est dit du Christ ou accompli
par lui. De ce fait, on comprend que la formule de Cyrille « une
seule nature du Dieu Verbe incarnée » et sa manière de quali­
fier l’union de « physique » ou d’« hypostatique » lui aient paru
520 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

renouveler l’hérésie d’Apollinaire, car elles semblaient priver à la


fois la nature divine de son immutabilité et de son impassibilité,
et la nature humaine de sa perfection. La répartition des vocables
lui permet à l’inverse de préserver les propriétés de la nature
divine et d’insister sur la perfection de la nature assumée : elle
ruine l’argumentation que les ariens tire des tapeina concernant
le Christ pour nier sa divinité, tandis qu’elle met en évidence
contre les apollinaristes sa véritable humanité. Indéniablement,
le principal apport des antiochiens et deThéodoret à la réflexion
christologique de leur temps est d’avoir mis l’accent sur l’huma­
nité du Christ, sur la réalité et la plénitude de l’Incarnation. On
ne le voit jamais mieux peut-être que dans le commentaire fait
parThéodoret, à plusieurs reprises, du récit des tentations : c’est
en tant qu’homme que le Christ déjoue les pièges du diable,
comme Adam aurait pu le faire et comme tout homme en a la
capacité.
La volonté de Théodoret de maintenir l’inconfusion des
natures au sein de l’union explique aussi sa réticence, à l’époque
du conflit avec Cyrille, à admettre le titre de thêotokos attribué
à la Vierge sans lui adjoindre celui d’anthropotokos. Sur ce point
précis, il rendra les armes et invitera d’autres membres de son
parti à faire de même (l’évêque Irénée deTyr). Est-ce à dire qu’il
a pour autant complètement renoncé à la distinction qu’il faisait
autrefois entre ce qu’il est légitime d’admettre dans une hymne
de louange et ce qu’il convient d’énoncer dans un discours stric­
tement doctrinal ? Ce n’est pas absolument sûr. Mais le fait est
qu’il s’est résolu à user du terme sans autre précision, même si
les occurrences en sont rares dans ses écrits176.
Cela montre la difficulté qui est la sienne, et celle des
Antiochiens en général, à concevoir l’unité ontologique du
Christ. Théodoret a beau affirmer l’étroitesse et l’indissolubilité
d’une union réalisée dès la conception, subsistant jusque dans
la Passion et permettant au Christ ressuscité d’introduire les
« prémices » de notre nature dans la Trinité sainte sans la trans­
former en une « Quaternité », il lui faut néanmoins toujours
ou presque se défendre de distinguer dans le Christ deux
« personnes » (7rpôaco7toc) et d’avoir jamais professé l’hérésie de
« deux Fils ». L’abandon des formules concrètes pour désigner les

176. Deux occurrences dans sa lettre à Irénée (ep. 16, SC 98, p. 58, 12. 23)
pour l’engager à accepter le terme sans l’adjonction d’àvÔpajKorôxoç ; deux
autres dans sa lettre « apologétique » à Dioscore (ep. 83, ibid., p. 212, 2 ; 218,
17) ; une dans sa lettre à Donmus pour la défense d’Irénée de Tyr (ep. 110,
SC 111, p. 40, 19). En revanche, le terme n’apparaît pas dans §es commen­
taires exégétiques, ni dans ses Discours sur la Providence, ni dans YEranistès (sauf
dans un florilège), ni dans ses écrits postérieurs au concile de Chalcédoine.
LA CHRISTOLOGIE DETHÉODORET DE CYR 521

deux natures du Christ- le Verbe assumant et l’homme assumé -,


celui de synaphéia au profit du seul hénôsis pour désigner l’union
(ou l’emploi coordonné des deux termes pour bien signifier que
le premier n’est pas à entendre d’une simple « conjonction » des
natures, mais d’une union véritable), l’abandon presque total
aussi de tous les termes qui pourraient faire concevoir une union
relâchée - ceux de « temple » ou de « vêtement » notamment -,
tout cela témoigne des efforts déployés par Théodoret pour
affirmer l’union de deux natures et non de deux sujets agissants. :
Un nom, celui de « Christ », est à ses yeux le plus juste pour
exprimer l’union des natures, non que le Christ soit un tertium
quid, comme il est dit dans VExpositio177, mais une personne
unique en qui se laissent reconnaître la nature du Verbe divin
et celle de l’homme assumé. Aussi ne serait-il plus possible, en
toute rigueur de termes, après l’Incarnation, de parler du Verbe
seul, non plus évidemment que d’un homme seul. En parlant
du Christ, il est bien évident que Théodoret conçoit une unité
de sujet et d’action. Pourtant, comme il veille constamment à
distinguer entre ce qu’il dit ou accomplit en tant que Dieu et en
tant qu’homme, on sent bien qu’il ne parvient pas de manière
satisfaisante à envisager une véritable unité ontologique, quand
bien même il écarte l’idée de deux prosôpa ou affirme l’unicité
de la personne.
S’il est vrai que la formule « une seule personne » (ëv
7tpôa(x)7tov) ne recouvre pas exactement chez lui ce qu’y mettrait
un Cyrille d’Alexandrie, elle signifie peut-être plus, malgré tout,
que l’addition de deux prosôpa, comme on le prétend d’ordinaire
pour souligner les insuffisances de la christologie antiochienne de
Théodoret par rapport à la christologie alexandrine. Conscient
de la difficulté à concevoir l’union en un seul sujet de deux
natures parfaites, conservant chacune sans confusion ses attri­
buts et ses propriétés, Théodoret a cherché néanmoins, autant
qu’il le pouvait, une solution à ce paradoxe. S’il déclare qu’on
ne peut plus, après l’Incarnation, parler du Verbe seul, comme
prétendaient le faire les monophysites eutychiens, il recon­
naît pourtant, même s’il a une nette préférence pour le nom
de « Christ », que, s’agissant de la personne, les propriétés de
chaque nature sont désormais communes et qu’en conséquence
il existe une communauté des noms, qui permet d’appeler « le
même, Dieu et homme, Fils de Dieu et Fils de l’homme, Fils
de David et Seigneur de David, semence d’Abraham et créateur

177. L’idée n’est guère reprise par Théodoret dans ses autres écrits.
522 THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE

cTAbraham »178. Plus nettement encore, traitant de la Passion du


Christ, il souligne non seulement que sa nature divine n’était
pas alors séparée de sa nature humaine, mais qu’elle « s’appro­
priait » (oixeioûaôaOs sans pourtant les éprouver, les souffrances
de cette nature. Malgré le petit nombre d'occurences de ce
terme dans les écrits de Théodoret, sa présence, dès la réfuta­
tion du douzième anathématisme de Cyrille et jusque dans les
Quaestiones, semble indiquer chez lui une réflexion christolo-
gique déjà capable d’envisager une certaine communication des
idiomes.
Aurait-il poussé aussi loin sa réflexion sur le mystère de
l’Incarnation, s’il n’y avait été en quelque sorte obligé par la
crise nestorienne et l’affrontement avec Cyrille ? Il l’a fait en
tout cas le plus honnêtement possible, dans la fidélité à la foi
de Nicée, sans jamais rien renier de son héritage antiochien. Sa
christologie demeure, en effet, fondamentalement dyophysite,
mais on ne saurait la qualifier de séparatiste : Théodoret s’est
efforcé, du mieux qu’il a pu, de préserver l’unité de la personne
du Christ, tout en veillant scrupuleusement à distinguer les deux
natures. Les attaques dont il a été l’objet prouvent la difficulté
qu’il y avait à se tenir sur ce chemin de crête. Cette attitude
lui a paru toutefois la seule réponse adaptée pour écarter la
solution imaginée par Apollinaire, que semblait faire sienne
Cyrille, ou celle d’Eutychès, qui toutes deux aboutissaient à la
fois, selon lui, à nier le caractère immuable et impassible de la
divinité et à amputer la nature humaine du Christ de sa part la
plus éminente, le nous. Malgré ses limites, cette réponse, que
Théodoret s’applique à fonder sur l’Écriture et la tradition
patristique, représente un effort de réflexion christologique
particulièrement abouti. En face de Cyrille du côté alexandrin,
le dernier grand exégète d’Antioche a montré qu’il avait aussi la
stature d’un véritable théologien.

178. Cf. supray notes 85 et 111.


TABLE DES MATIÈRES

Volume I

Tabula gratulatoria 7
Bibliographie 9

Introduction 17

1. L’ÉCOLE EXÉGÉTIQUE D’ANTIOCHE

1. Un évêque exégète iThéodoret de Cyr 23

2. L’école exégétique d’Antioche et ses


relations avec Origène.................. 51

3. L’exégèse allégorique d’Homère et celle


de la Bible sont-elles également légitimes ? 75

4. Muthos et récit biblique chez Origène 99

5. La perception du temps dans l’exégèse


PATRISTIQUE.............................................................. 115

6. La place et le rôle de l’histoire événemen


TIELLE DANS L’EXÉGÈSE DEThÉODORET DE CYR 145

7. L’exégèse figurative de la Bible chez les


Pères de l’Église......................................... 161
524 TABLE DES MATIÈRES

8. L’exégèse de Cyrille d’Alexandrie et de


Théodoret de Cyr : un lieu de conflit ou
DE CONVERGENCE ?................................................... 181

2. HÉRITAGE ET OPPOSITIONS

9. L’importance de la dette de Théodoret de


Cyr à l’égard de l’exégèse de Théodore
de Mopsueste................................................. 219

10. La cristallisation d’un différend :


ZOROBABEL DANS L’EXÉGÉSE DE THÉODORE
de Mopsueste et de Théodoret de Cyr.... 257

11. L' In Psalmos de Théodoret : une relec­


ture critique du commentaire de
Diodore de Tarse....................................... 277

12. Théodoret a-t-il lu les homélies


d’Origène sur l’Ancien Testament ? 307

13. Théodoret imitateur d’Eusèbe : l’exégèse


de la prophétie des « soixante-dix semaines »
(Dan. 9,24-27)................................................ 331
14. Les sources de l’exégèse de Théodoret
de Cyr............................................................. 367

15. Théodoret de Cyr : exégète ou compila­


teur ?............................................................... 395

3. LA BIBLE ET SON INTERPRÉTATION

16. Théodoret de Cyr : une lecture critique


DE LA SEPTANTE...................................................... 417

17. La fortune des Hexaples d’Origène


AUX IVe ET Ve SIÈCLES EN MILIEU ANTIOCHIEN .... 431

18. Qui est « le Syrien » ? dans les commen­


taires de Théodoret de Cyr...................... 445
TABLE DES MATIÈRES 525

19. Le Commentaire deThéodoret de Cyr


Sur le Cantique : est-il un opus mysticum ? 459

20. Analyse textuelle et libre arbitre :


l’exégèse patristique grecque de Rm 9,20
AUX IIIe - Ve siècles ................................................ 485

Table des matières 503

Volume II

1. APOLOGÉTIQUE ET POLÉMIQUE

21. Foi et raison dans la démarche apologé­


tique d’Eusèbe et deThéodoret............... 9

22. Les fondements scripturaires de la polé­


mique entre Juifs et Chrétiens dans les
commentaires de Théodoret de Cyr......... 25

23. La présence d’Apollinaire dans l’œuvre


exégétique deThéodoret de Cyr............ 51

24. Théodoret et le millénarisme d’Apollinaire 59

25. Eschatologie et Écriture en milieu antiochien


à partir du IIe siècle..................................... 87

2. THÉOLOGIE ET CHRISTOLOGIE
SUR FOND DE CRISE NESTORIENNE

26. Sur un prétendu De Trinitate attribué à


Théodoret de Cyr........................................ 129

27. L’ Expositio rectae fidei et le traité Sur


la Trinité et lTncarnation deThéodoret
de Cyr : deux types d’argumentation pour
UN MÊME PROPOS ?.................................................... 149
526 TABLE DES MATIÈRES

28. De quelques réflexions deThéodoret de


Cyr sur les notions d’ousia et d'hypostasis 191

29. La christologie deThéodoret de Cyr dans


son Commentaire sur le Cantique............. 207

30. Une « pomme de discorde » À l’origine de


la crise nestorienne..................................... 225

31. La réception antiochienne des écrits de


Cyrille d’Alexandrie d’après le témoignage
deThéodoret de Cyr................................... 241

32.L’exégèse du bouc émissaire (Lévitique 16)


chez Cyrille d’Alexandrie etThéodoret
de Cyr.............................................................. 265

33. Une contribution à l’histoire de la crise


nestorienne : la correspondance deThéo­
doret de Cyr................................................. 289

34. Un nouveau fragment grec du Pentalogos


deThéodoret de Cyr.................................. 317

35. Une lettre inédite deThéodoret de Cyr


(Moscou, Bibl. Synod. 509 [Vladimir 247]) 333

36. Rétablir l’unité après la déchirure :


Cyrille d’Alexandrie etThéodoret de Cyr,
DES MODÈLES POUR LE DIALOGUE ENTRE LES
Églises? ........................................................ . 373

37. Doit-on glorifier le Christ ou le Fils


Monogène ? La défense parThéodoret
de Cyr d’une doxologie incriminée (ep. 147) 399

38. Théodoret de Cyr et le signe du temple


(Jn 2,19) dans le débat christologique de
SON TEMPS............................................................................ 431

39. La christologie deThéodoret de Cyr.... 469

Table des matières 523


Cet ouvrage a été achevé d'imprimer en juin 2012
sur les presses numériques de l'Imprimerie Maury S. A. S.
Z.I. des Ondes — 12100 Millau

N° d'édition: 15563
N° d'impression : DI2/47633 T
Dépôt légal : juin 2012
chrislicmifmc

évê|uèede C°vr° W23l' ta."îf” * ,héol°8i™, Théodore.,


l'éonh. -le dem,M Sr“d représentant dé
I ecolë d Antioche. Sa réputation était telle que, en 430
1 eveque d'Antioche lui demanda de réfuter les am'héml,:
tismes auxquels Cyrille d'Alexandrie sommait Nestorius de
souscrire. Il se trouva alors engagé dans le long débat doctri-
nal qui s'étend du concile d'Ephèse (431) à celui de Chalcé-
doine (451). Défenseur de la christologie antiochienne des
« deux natures » contre Cyrille, il contribua pourtant au réta­
blissement de la paix entre Alexandrie et Antioche en 433.
Toutefois, dès 447, Théodoret reprit la lutte, cette fois contre
le monophysisme radical professé par le moine Eutychès à
Constantinople. Cela lui valut d'être condamné et déposé
par le concile d'Éphèse de 449. Il dut attendre le concile de
Chalcédoine pour voir son orthodoxie reconnue.
Ce second volume, qui rassemble dix-neuf études, étudie
plus particulièrement l'œuvre théologique, surtout chris-
tologique, de Théodoret, notamment dans ses dimensions
apologétiques et polémiques.

Jean-Noël Guinot est l'un des meilleurs spécialistes


C'est à son
de Vexégèse
principal
patristique, principalement anfiocJzzenne.sisytAonr-vo ctçi these et de
reprise ommentaire
nombre HiTULESCU is au sein de
sur Isî 47o6813 Tel , LOT n’1758 ion du même
l'équipé n/2014 N 2002641 PROCURE VPC
ij

nom de théodoret de cyr exegete et théologien


: guinot/jean-noel i
2I900000,3Ü8176
EDITIONS
9782204097895
article • 5143
:de C2046 5132040 - AUTRES PI ^ ’
PERES GRECS ETORIEN i
Ote dçJe. 1
CFRF EDITIONS --------- _
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50 €
ISSN 0763*8647
ISBN 978-2-204r09T89*5 Sodis 8294654
2012-Vl

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