genre majeur de l’âge classique, et qui jusqu’au XVIIIe siècle
recouvrait l’idée même de belles-lettres. Elle s’est effacée et c’est
même contre elle que s’est édifié le concept moderne de littérature, alors que le roman qui, jusqu’au XIXe siècle, n’avait nulle place dans la hiérarchie des genres établie par les théoriciens classiques, a fait son entrée dans le champ. Le cas du roman est d’autant plus significatif que sa reconnaissance et sa promotion s’effectuent entre 1840 et 1900, précisément au moment même où le clivage entre littérature légitimée et paralittératures s’impose avec une particulière évidence – d’autant que ces dernières se confondent totalement avec la fiction.
2.1. Le roman décrié
Jusque-là, le roman (même si certaines œuvres ont bien sûr
bénéficié d’une vogue exceptionnelle) était resté en marge de la littérature. Méprisé, honni, il était perçu sans tradition, sans règles, sans vraisemblance, et était considéré, selon les époques, comme un genre « bas », « mineur », « secondaire » : un divertissement vulgaire, sans qualité artistique, sans valeur morale, sans pensée, qui s’adressait à la partie la moins estimable du public, femmes, mondains futiles, laquais. Les termes employés ne sont guère différents de ceux dont certains usent aujourd’hui à l’égard des paralittératures. Boileau, dans son Art poétique (1674), l’exécute en deux vers : genre « frivole » en lequel « tout s’excuse » ; sa fiction qui « amuse » s’oppose aux « nobles fictions » de l’épopée. Voltaire affirme que « les vrais gens de lettres le méprisent » : au XVIIIe siècle, au moment où les romans se multiplient, des pamphlets l’attaquent avec violence. Divertissement vulgaire, suite d’aventures sans art ni pensée, attirance pour les côtés pervers de l’humanité : le roman, pendant cette période cruciale de formation du genre, n’occupe qu’une place jugée inférieure, et il est attaqué par ceux-là mêmes qui en écrivent occasionnellement, tel Rousseau (fût-ce dans sa préface à La Nouvelle Héloïse : la femme qui lirait ce roman, typique des « peuples corrompus », serait, dit-il, « une fille perdue »). De même que les paralittératures sont parfois encore accusées de corrompre les mœurs, de même le roman, pendant longtemps, a été frappé d’un préjugé moral puisqu’il était susceptible de donner de « mauvaises idées » à ses lectrices. Certes, cette proscription lui donnait la saveur du fruit défendu, mais l’Encyclopédie note que « la plupart » des romans sont « des ouvrages propres à gâter le goût, ou ce qui est pis encore, des peintures obscènes dont les honnêtes gens sont révoltés ». Le romancier ne bénéficiait pas alors du prestige social du philosophe et du poète, et beaucoup d’œuvres étaient publiées sous nom d’emprunt (comme les romans roses et pornographiques aujourd’hui) car la condamnation esthétique allait de pair avec le blâme éthique. Avec, rarement, une attitude antithétique à son égard, analogue à celle adoptée aujourd’hui vis-à- vis de certains genres des paralittératures, comme en témoignent ces lignes écrites par Laclos en 1784 : De tous les Ouvrages que produit la Littérature, il en est peu de moins estimés que celui des Romans ; mais il n’y en a aucun de plus généralement recherché et de plus avidement lu […]. Les motifs qu’on en donne sont, d’une part, la facilité du genre, et de l’autre l’inutilité des Ouvrages 1 .
2.2. La promotion du roman
Entre 1800 et 1830, la plupart des écrivains éprouvent encore une
mauvaise conscience à sacrifier à un genre aussi décrié : Chateaubriand appelle Atala « une sorte de poème » (Préface), Hugo dénonce, en 1823, dans la préface à Han d’Islande, « toute l’insignifiance et la frivolité du genre ». Mais le ton change de manière significative lorsque Balzac écrit, en 1845, dans l’« Avant- propos » de La Comédie humaine, que Walter Scott a su « imprim [er] une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelé secondaire2 ». C’est en effet à partir de 1830, en France, que le roman, qui connaît alors une étonnante vitalité, qui est même la branche littéraire la plus vivace, commence à se libérer des préjugés qui le frappaient, tandis que s’effectue une remise en cause de la hiérarchie traditionnelle des genres : on pose pour la première fois la question de son accès au rang d’expression artistique à part entière, on prend progressivement conscience de ses qualités propres et on le place peu à peu sur un pied d’égalité avec la poésie et le théâtre. De nombreux signes de ce mouvement peuvent être décelés dans les réactions de la critique ou les affirmations d’écrivains, telle celle- ci, d’Edgar Quinet qui, le 1er janvier 1836, dans son article « De la poésie épique » de la Revue des deux mondes, note : « Cette épopée rapide de la vie intérieure et cachée que l’on nomme le roman a dû acquérir dans l’art une importance inconnue des anciens. » Mais cette légitimation ne s’effectue totalement, en réalité, qu’au cours des vingt dernières années du XIXe siècle : un changement complet s’est alors produit dans l’opinion générale éclairée, le genre a conquis ses lettres de noblesse, et les écrivains, jusque-là tournés vers des genres plus prestigieux, savent désormais qu’il est possible d’acquérir une gloire littéraire grâce au roman, devenu forme dominante, puisqu’il occupe la place jadis dévolue à l’épopée, naguère seule forme narrative digne de considération.
3. « Romans de bonne compagnie » contre « romans pour
femmes de chambre »
Les paralittératures jouent un rôle essentiel de faire-valoir et de
repoussoir dans cette promotion du roman. Pour mieux hisser celui- ci au rang de genre majeur, à part entière, au moment où la grande presse provoque un développement prodigieux du marché du livre, on lui oppose une production qui prend la fonction de négatif. Puisque toute essence se définit par contraste avec ce qui n’est pas elle, la notion de « littérature », la seule, la vraie, celle de roman consacré, implique l’existence d’un secteur exclu que l’on présente comme antinomique.
3.1. Le clivage selon Stendhal
Le roman-feuilleton apparaît au moment même où le roman, de 1840 à 1850, commence à accéder à une véritable dignité littéraire, alors que le roman populaire bat son plein, et que l’énorme augmentation de la consommation de livres a pour effet la naissance d’un intérêt plus vif accordé à ce genre jusqu’alors considéré comme inférieur. Pour mieux être admis, acquérir acceptation puis honneur, le roman doit en somme opérer en lui-même une scission, dégager en son être même un secteur indigne, dégradé, déshonorant ou trivial. L’émergence de la notion de « roman populaire » est de fait le corollaire de la reconnaissance du haut lignage de certains romans ; l’accès à un rang supérieur doit ipso facto s’accompagner de la création d’expressions péjoratives qui, établissant une séparation entre deux qualités d’ouvrages, deviennent nécessaires pour désigner tout un pan de la production qu’il importe de bannir, et pour assurer considération et renommée à des œuvres dès lors reconnues comme créations authentiques. Le premier, Stendhal, en 1832, dans son projet d’article sur Le Rouge et le Noir, après avoir évoqué les « mœurs nouvelles », et notamment « l’immense consommation de romans », oppose les romans à succès, « romans pour les femmes de chambre » (appellation qu’il affirme « méprisante » et « inventée par les libraires », mais qu’il reprend à son compte) au « roman des salons » ou « de bonne compagnie », dont les auteurs cherchent « le mérite littéraire »3. Afin d’établir qu’on assiste à l’émergence de ce qu’il nomme des « exigences opposées », dont l’antinomie se révèle tant sur le plan de la production que sur celui de la réception, il les oppose selon quatre critères : deux réseaux d’édition et de distribution, deux publics, deux sortes d’écriture, deux types d’auteurs : • le format et l’éditeur : les « romans pour les femmes de chambre » sont publiés au petit format in-12 et chez Pigoreau (« un libraire de Paris », note-t-il, qui « avait gagné un demi-million à faire pleurer les beaux yeux de province ») ; les seconds au format in-8° et chez Levavasseur et Gosselin ; • le lectorat : les premiers sont lus par les domestiques parisiens et « les petites bourgeoises de province », les seconds par « les dames de Paris ». Deux univers littéraires, insiste-t-il, presque totalement étanches, puisqu’il précise qu’« à Paris, à Rouen et dans quelques villes du nord de la France, plus civilisées que le midi, le roman de femme de chambre ne passe jamais au salon » ; • la conduite de l’action, les thèmes, la composition : les premiers, qui usent de techniques d’écriture propres (« le genre plat », dit-il), doivent comporter des « événements extra-ordinaires » (c’est Stendhal qui souligne) ou « absurdes », propres à faire frissonner ou pleurer, et amenés « à point nommé pour faire briller le héros […] toujours parfait et d’une beauté ravissante » ; les seconds exigent du « naturel dans les façons, dans les discours » ; • pour les premiers, travaillent des romanciers spécifiques (il cite Paul de Kock, Victor Ducange, La Mothe-Langon ; un « auteur qui a fait quatre-vingts volumes » et « dont le nom est dans toutes les bouches, à Toulouse, Marseille, Bayonne »), autant de romanciers que l’on appelle alors « populaires », oubliés aujourd’hui, et qu’il importe de ne point confondre, selon Stendhal, avec ceux qui recherchent une authentique valeur artistique. Parmi ceux-ci, qui l’eût cru ? L’auteur du Rouge et le Noir, qui, insiste Stendhal, « ne traite nullement Julien comme un héros de roman de femmes de chambre ».
3.2. Littérature et distinction
À partir de 1850, les oppositions deviennent encore plus
tranchées et le champ littéraire réaffirme, radicalise ces principes de clivage. Au nom d’un idéal esthétique fondé sur la notion de rareté et sur une idéologie du travail, la sacralisation de la forme renvoie à la quantité de labeur que l’œuvre doit dévoiler et à l’instance auctoriale qui s’impose comme un garant ; d’autant qu’à la même époque, quelques écrivains voient dans la littérature un art réservé, accessible aux seuls initiés, édifié à l’écart (et en partie contre) les productions lues par tous. Même s’il est difficile d’interpréter
Claudio Monteverdi - Le Couronnement de Poppée (L'Incoronazione Di Poppea) Vincent D'Indy (1851-1931) - Paris Bureau D'édition de La Schola Cantorum (1908) PDF