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05/09/2019 21(44
Comme le montre Colas Duflo, dès les débuts de la philosophie, crainte par
Aristote pour sa tendance à concurrencer la recherche du bonheur en tant
qu’activité n’ayant pour d’autre fin qu’elle-même, l’essence du jeu n’est jamais
niée, mais davantage captée par les philosophes. Pascal, trouvant dans le plaisir
procuré par le jeu une façon de nous « divertir » de notre condition humaine,
capture l’essence de la rationalité ludique afin d’inviter son lecteur à « parier »
sur l’existence de Dieu, tandis qu’à son époque le comportement des joueurs
émerveille les mathématiciens qui n’ont pas encore mis au point les techniques
de calcul des probabilités. Il est salué notamment par Rousseau pour le rôle qu’il
peut jouer dans l’éducation de l’enfant qui n’est pas encore rompu au sérieux des
contraintes comme l’adulte, qui lui n’a plus besoin de jouer car il sait travailler. En
réponse, Kant distingue strictement le jeu du labeur, excluant que l’un puisse
mener naturellement à l’autre. Le jeu occupe néanmoins chez Kant, comme
ensuite chez la place d’une expérience décisive où se trouve abolie la
dichotomie entre la liberté et la contrainte, et où se fait l’expérience de la légalité.
modèle d’où émergent des conceptualités nouvelles, pour Kant, le « jeu des
facultés », et pour Schiller, la « tendance à jouer ». Quelque chose dans la
nature ludique provoquerait donc l’activité philosophique.
Le jeu vidéo, tout comme le jeu au sens large, n’est pas « déréalisant » au sens
où il nous situerait en dehors de la réalité, quoi que cela puisse signifier. Cet effet
de « déréalisation » désigne davantage la capacité du jeu à produire une prise
de distance, situant le joueur « de l’intérieur à l’extérieur ». Dès lors, on peut
comprendre comment le processus de « déréalisation » et le rapport particulier
du jeu à la société sont liés. Rappelons-nous l’exemple de l’argent ci-dessus :
personne n’oublie lors d’un jeu que l’argent a une fonction sociale (pouvoir se
procurer des biens), mais cette fonction est temporairement mise entre
parenthèse. L’argent ne fait plus que circuler entre les joueurs sans autre but que
de permettre au jeu de continuer, sans référence aucune à une échange de
biens matériels ou immatériels. Aristote avait donc bien raison de considérer que
le pouvoir de tout jeu réside dans le fait de n’avoir d’autre fin que lui-même. Le
jeu ouvre un espace où toute autre finalité que lui-même semble suspendue.
Les jeux vidéo placent la philosophie dans une position d’humilité, humilité face à
la portée de ses concepts, réévalués et « secoués » par la pratique vidéoludique,
et humilité dans sa méthode, puisque pour traiter les jeux vidéo comme « terrains
philosophiques » à part entière, il importe de considérer la philosophie comme
une pratique herméneutique, analytique, qui n’intervient que dans un second
Cette réflexion pose aussi la question de la place du « corps virtuel » dans les
jeux vidéo. En effet, si le jeu vidéo est une « expérience structurée »[5], il est
avant tout une expérience qui ne saurait faire l’impasse de l’expérience de notre
propre corporéité, corporéité d’autant plus centrale que de nombreux jeux la
redoublent par l’existence d’un avatar, comme le note Julie Delbouille dans son
article « Négocier avec un corps virtuel. Apports phénoménologiques à
l’étude de la relation au corps dans le jeu vidéo. » Julie Delbouille prend
notamment le cas de la « blessure » : comment le jeu communique-t-il au joueur
les menaces « physiques » qui pèsent sur un corps virtuel ? Comment, à travers
les outils qui lui permettent de contrôler le jeu, le corps physique du joueur entre-
t-il en négociation avec un corps virtuel ?
S’il peut exister un « corps virtuel » dans les jeux vidéo, cela signifie qu’une autre
question essentielle est celle de leur rapport avec la « réalité ». L’implication
indéniable de notre corps dans les jeux vidéo, ainsi que leurs multiples liens avec
Cela nous paraît d’autant plus évident que, comme Laurent Muller le remarque
dans son article « Pourquoi le réalisme ? Vers une nouvelle mimésis. », la
tendance à l’hyperréalisme est prégnante dans de nombreux jeux vidéo, alors
que l’histoire vidéoludique ne fait pas du réalisme une condition sine qua non de
la réussite d’un jeu. Loin de se limiter à cette question technique, Laurent Muller
multiplie les aspects sous lesquels aborder cette question. L’éthique tout
d’abord : si le jeu vidéo, par son extrême réalisme, entretient une confusion
ontologique entre ce qui est réel, l’imité, et ce qui tient du jeu, ce qui imite, quels
sont les risques pour le joueur d’agir selon cette imitation ? L’esthétique ensuite,
car la course continue vers le réalisme semble ignorer que c’est d’abord la
capacité d’un jeu à stimuler l’imagination, plutôt que le soin des détails, qui
provoque l’immersion. Ludique, enfin, car la quête du réalisme pourrait avoir pour
conséquence de délaisser le fondement ludique du jeu vidéo, mettant trop
l’accès sur ses qualités visuelles.
Il est évidemment possible pour le jeu vidéo de nous interroger sur des questions
ontologiques, éthiques, esthétiques ou encore politiques et sociales. Néanmoins,
tout medium affecte le message qu’il sert à transmettre autant qu’il le limite, et
les questionnements que proposent les jeux vidéo ne peuvent atteindre leur cible
qu’à la condition d’être formulés dans les termes des jeux vidéo eux-mêmes.
Il serait à la fois peu efficace et peu utile de faire du jeu vidéo une simple
illustration d’un propos, transformant les jeux en manifestes, simples coquilles
vides, contenants superflu d’un message essentiel, leur contenu. Ce problème,
caractéristique de tout type d’œuvre, trouve une expression particulière au sein
de chaque champ de création. Des jeux défendant un propos politique courent
alors le risque, comme les jeux éducatifs trop « sérieux », de ne plus être des
jeux. Pensons par exemple à Phone story, présenté comme un « jeu éducatif »
ayant pour but de dénoncer les abus commis lors de la fabrication, de la
distribution et du recyclage des smartphones[6]. Phone story se situe à la limite
entre le jeu vidéo et le simple manifeste, voire la dépasse, puisqu’il offre peu de
possibilités de jeu, puisque sa durée de vie est limitée, et parce que le discours
politique est mis explicitement en avant. Néanmoins, une règle essentielle est
respectée : c’est dans l’immersion propre aux jeux vidéo, et non pas dans un
discours articulé, que l’essentiel du « message » est transmis. Le jeu obéit en
effet à un principe simple : le joueur devient responsable de la maltraitance
exercée sur les membres de la chaîne de production des téléphones, par
exemple en « corrigeant » les mineurs qui extraient les métaux rares pour qu’ils
travaillent suffisamment vite. Le « message » porté par le jeu n’est pas tant dans
l’explicitation de la volonté politique dont il est l’expression que dans la mise en
place d’un ensemble non-explicite de règles et de contraintes créant une
expérience ludique spécifique.
En effet, le succès d’une œuvre « à thèse » repose sur le subtil mélange entre
les impératifs artistiques propres au type d’œuvre choisi et les objectifs de son
créateur. Pour convaincre, ou interroger, l’auteur, le cinéaste ou ici le concepteur
de jeux vidéo doit utiliser les ressources propres au medium qu’il a choisi comme
moyen d’expression. Ce n’est donc pas parce que de nombreux jeux ont un
contenu narratif qu’ils questionnent à la manière de la littérature, ni parce qu’ils
peuvent être entièrement construits autour de dialogues entre personnages qu’ils
utilisent les mêmes ressources que le théâtre, ni encore parce qu’ils s’appuient
majoritairement sur des ressources visuelles qu’ils ont le même potentiel de
subversion que le cinéma. Ce que les jeux vidéo ajoutent à la narration, aux
dialogues, à la mise en scène et à leur « réalisation », c’est leur interactivité
particulière. C’est pourquoi les auteurs de ce dossier s’intéressent tout
particulièrement au gameplay, à l’articulation entre le game, les structures et
règles du jeu, et le play, la façon dont le joueur s’approprie les possibilités du jeu
en mettant au point ses propres stratégies, pour répondre aux contraintes que
les règles « constitutives » du jeu lui imposent. C’est dans les multiples
« procédures » mises en place et produites par le jeu, et dans la façon que le
jouer a de se les approprier que l’on peut évaluer le potentiel critique des jeux
vidéo.
Le potentiel général des jeux se trouve ainsi magnifié dans les jeux vidéo, qui
étendent le champ de nos actions, les décortiquent et permettent ainsi un retour
réflexif de l’agent sur ses propres actions. Ils rendent explicite la rencontre entre
une volonté, ses outils, et un monde dans lequel il faut agir, mettant ainsi en
défaite les distinctions exclusives comme celle qui opposerait conséquentialisme
et déontologisme, et démontrant la nature contextuelle de l’action morale, ainsi
que la nécessité de la prudence qui la caractérise. Certains jeux apparaissent
alors plus « philosophiques » que d’autres, ce que ce dossier entend assumer
pleinement. Tout comme Mathieu Triclot se refuse à lisser la différence entre le
solitaire et des jeux beaucoup plus complexes[8], il ne nous est pas interdit, bien
au contraire, de marquer la différence entre des jeux plus philosophiques que
d’autres, parce qu’ils développent ce potentiel du domaine ludique.
En plus de refléter ce qui peut être critiquable dans le monde, les jeux vidéo
peuvent aussi devenir des espaces de créations d’alternatives à ce que nos
sociétés imposent aux individus. C’est pourquoi Julie Descheneaux considère
que les jeux vidéo ne doivent pas être seulement vus comme un lieu de
reproduction des inégalités du monde social, mais aussi comme des lieux de
subversion. C’est ce qu’elle propose de faire dans son article, « Réflexion queer
sur les communautés furry et cosplay. Enjeux de l’identité sexuelle dans le
jeu vidéo ».
Marc Goetzmann
Thibaud Zuppinger
[1] Nous pensons notamment à Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo,
Zones, mai 2011.
[4] Voir le « Prologue » de Philosophie des jeux vidéo, par Mathieu Triclot,
Zones, 2011. Le texte en intégralité se trouve à cette adresse :
http://www.editions-zones.fr/spip.php?id_article=135&page=lyberplayer.
[7] Oscar Barda, « J’ai cherché une définition du jeu pendant seize ans et j’ai
enfin trouvé », Rue89, 2/02/16 [http://rue89.nouvelobs.com/blog/extension-du-
domaine-du-jeu/2016/02/02/jai-cherche-une-definition-du-jeu-pendant-seize-ans-
et-jai-enfin-trouve-235197] (consulté le 18/07/16).