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TRITRE

GÉRARD DE VILLIERS



OPÉRATION
APOCALYPSE


© Éditions Gérard de Villiers, 1999































CHAPITRE PREMIER

Stanley Lovell, le radio de permanence à la tour de contrôle de


Tampa en Floride, somnolait en sirotant avec une paille un verre de
Seven-up qu’il venait d’aller chercher au distributeur automatique. Il
était 3 heures et le soleil tapait dur sur les vitres. Un DC 9 des Delta
Airlines venait de décoller et il n’y avait plus aucun appareil sur le
parking. Tampa, à mi-chemin entre Washington et Miami, n’est pas
une escale très importante. La seule distraction, à la tour de contrôle,
était de dire bonjour par radio aux avions qui passaient dans le coin
sans s’arrêter.
Fixant d’un œil atone le ciel bleu, le radio pensa que dans dix
minutes il pourrait aller retrouver son bungalow climatisé, à la sortie
Est de la ville. Maggie, sa petite amie, ne travaillait pas. Elle devait
l’attendre, étendue sur leur lit, en combinaison, comme il l’aimait.
Il eut un petit gloussement satisfait : c’était fichtrement bon, de
retrouver une pépée comme ça après six heures de boulot idiot ! Il se
décrocha le cou pour voir si son remplaçant n’arrivait pas. Avec ce
temps-là, ce n’était pas le moment de faire des heures
supplémentaires. Il ouvrait la bouche pour bâiller quand le haut-
parleur placé devant lui grésilla :
— Ici, N-CATR, vol 765 North-Eastem, en provenance de
Washington, destination Kingston, Jamaïque, prochaine escale
Miami. Deux hommes armés nous donnent l’ordre de nous dérouter…
Stanley Lovell regarda son haut-parleur. Incroyable !… La voix
reprit :
— Ici, N-CATR, suis à la verticale de Tampa, Floride. Je change de
cap sous la menace de…
La voix s’arrêta brusquement. Lovell considéra un instant le haut-
parleur muet, puis se rua sur son livre de code-radio, pour trouver le
canal de North-Eastem. Il empoigna son micro :
— Ici la tour de contrôle de Tampa. Que se passe-t-il, N-CATR ?
Donnez votre cap et votre altitude.
Pas de réponse… Lovell posa son micro et se pencha pour apercevoir
le ciel. Il vit tout de suite le DC 9. C’était un petit point, à environ 15
000 pieds, qui s’éloignait vers le sud-est. Lovell demeura songeur une
seconde, pensant qu’un drame se jouait là-haut dans le fuselage
brillant de métal léger. Et il était peut-être le seul à le savoir. Cette
pensée le dégrisa. Dans ces cas, il avait une consigne précise : alerter la
Garde Nationale de l’État, qui, en permanence, avait des appareils
prêts à partir. Il n’y aurait sans doute pas grand- chose à tenter, à cause
des passagers.
Tremblant d’énervement, Lovell décrocha le téléphone.
Une voix sèche répondit tout de suite :
— Ici, lieutenant Philipps, Garde Nationale aérienne de Floride. À
qui voulez-vous parler ?
— À un type rapide, nom de Dieu ! fit Lovell. On vient de faucher un
avion sous mes yeux.
Il raconta enfin l’histoire et donna toutes les coordonnées de
l’appareil détourné. Il entendait le lieutenant, fébrile, passer des
instructions sur un autre téléphone. Puis il raccrocha.
Cinq minutes plus tard, trois F 84 aux couleurs de la Floride
passèrent en trombe au-dessus du terrain. La Garde Nationale était en
route. Tant pis pour Maggie ! Lovell décida de rester, pour connaître la
fin de l’histoire. Ce devait encore être un de ces fichus Cubains qui
volait un avion pour Castro. Lovell était de droite et regrettait que
Goldwater n’ait pas été élu en 1964 : il aurait balayé ces salauds de
castristes.
Il prit le canal du contrôle national de Miami. Il tomba pile :
— … Nous demandons à tous les appareils se trouvant dans le
triangle Miami, Kingston, Tampa, de signaler immédiatement la
présence de l’appareil N-CATR, DC 9 des North-Eastem, en route pour
Kingston. Cet avion est supposé avoir été dévié de sa route, sous la
menace, par des éléments inconnus. L’équipage ne répond plus à la
radio. Dernier message signalé par le contrôle de Tampa.
Quelle histoire ! Lovell se sentit tout gonflé d’importance. Il tourna
le bouton de sa radio pour chercher d’autres postes. Il attrapa tout de
suite une conversation :
— Blue-leader, prenez le cap 118. Le radar de Key Largo a repéré
notre taxi.
— D’accord, Beacon I. Je prends le cap 118, altitude, 25 000 pieds.
Nous rendrons compte dès que nous aurons le contact.
C’était une conversation entre des pilotes de chasse et un porte-
avions qui se baladait dans la mer des Caraïbes. La chasse était lancée.
Le DC 9 avait de l’avance et allait vite. Lovell tourna encore le bouton
et attrapa des bribes de conversations militaires. Tout ce qui volait
dans le coin était à la poursuite du DC 9. Car Cuba n’était pas loin, 150
milles, et c’est certainement là que les pirates allaient tenter de le faire
atterrir. La base de l’Air Force de Fort Lauderdale devait avoir lâché
ses Vindicators, qui volaient à 2 400 à l’heure.
La porte s’ouvrit derrière Lovell : c’était son remplaçant.
— Alors, tu t’es endormi ? blagua-t-il.

Lovell prit l’air sérieux.


— Non. J’essaie de faire prendre de foutus pirates cubains qui ont
volé un avion.
Il lui raconta l’histoire. Malgré lui, il continuait à regarder le ciel, en
se demandant ce qui pouvait bien se passer là-haut dans l’avion tombé
aux mains des pirates…

***
Le vol 765 des North-Eastem avait décollé de Washington à l’heure
prévue. L’appareil était aux trois quarts plein. Pas mal de touristes
allant à la Jamaïque, des hommes d’affaires américains et beaucoup de
gens au teint basané, en route pour une des centaines d’îles des
Caraïbes. Une hôtesse maussade avait passé des bonbons et annoncé
que le vol durerait deux heures jusqu’à Miami et qu’une collation serait
servie à bord. Le temps était magnifique, et tous les passagers, au
décollage, s’étaient collés aux hublots pour apercevoir le Capitole et les
méandres argentés du Potomac.
Puis le ronronnement des trois réacteurs avait assoupi les
conversations. Un steward, passant entre les sièges, proposa dés
cocktails et des apéritifs.
En première, à l’avant de l’appareil, il n’y avait que quatre passagers
: un jeune couple qui n’avait même pas regardé le Potomac, trop
occupé à s’embrasser, un vieux clergyman et un homme d’une
trentaine d’années, vêtu d’une léger complet marron, les cheveux
courts, une lourde serviette posée près de lui, sur le siège vide. Il lisait
le Reader’s Digest et sirotait un whisky. Pour une fois, on lui avait filé
un travail facile. Presque des vacances. Aller à Kingston, à la Jamaïque,
rencontrer une bande de collègues anglais — des gens qui savaient
boire — et revenir à Washington avec une note de frais bien salée. Un
truc à donner envie de rempiler dans l’armée.
Soupirant d’aise, le jeune major Lance appuya sur le bouton qui
renversait son fauteuil en arrière. Il ne prêta même pas attention aux
deux hommes qui passèrent devant lui et ouvrirent la porte menant au
cockpit de l’équipage.
Le premier coup de feu le surprit tellement qu’il ne reconnut pas le
bruit. Mais, au second, son subconscient réagit. Il se dressa d’un bond,
renversant son verre de whisky et plongea la main sous sa veste pour
prendre son revolver d’ordonnance.
— Que personne ne bouge !

C’était une voix rocailleuse, avec un épouvantable accent espagnol.


Mais l’intonation y était. Lance se retourna à moitié sur son siège. Le
canon d’une mitraillette Thomson le photographiait à un mètre.
L’arme était tenue par un grand gaillard mal rasé, vêtu d’une chemise
sans couleur et d’un pantalon bleu. Les trois autres passagers, morts de
peur, s’enfoncèrent dans leur fauteuil. L’homme à la mitraillette répéta
:
— Que personne ne bouge ! Pas d’affolement. Il ne sera fait aucun
mal aux passagers. Dans quelques minutes, nous nous poserons à
Cuba. Après, vous serez relâchés. Restez à vos places.
Il fit décrire un mouvement circulaire à son arme pour bien appuyer
ses paroles, puis se recula légèrement, entrouvrant la porte qui menait
à la classe touriste. Lance aperçut une autre silhouette debout dans le
couloir. Un Cubain, qui tenait en respect les passagers. Ceux-ci se
gardaient bien de faire un geste. Il y a peu de héros dans les voyages
organisés.
La porte du cockpit s’ouvrit brutalement. Le second pilote fut poussé
en avant. Une grosse tache de sang s’élargissait sur le devant de sa
chemise. Il titubait, le visage livide. Un homme le tenait par le bras.
Petit, râblé, le visage marqué de petite vérole et un énorme revolver à
la main. L’homme dit méchamment à la cantonade :
— Voilà ce qui se passe quand on nous résiste.
Celui-là parlait bien anglais.
Le second pilote vint s’effondrer sur le siège à côté de Lance. Il
murmurait des mots sans suite :
— Ils sont fous… C’est un assassinat… Piraterie… Le commandant,
le commandant… J’ai mal… Attention…
Lance lui appuya la tête contre l’accoudoir et glissa son mouchoir
entre la chemise et la peau, pour étancher le sang. Il devait y avoir une
trousse de pharmacie à bord. Il regarda le petit Cubain droit dans les
yeux et dit :
— Cet homme est blessé. Il faut le soigner, ou il va saigner à mort.
— Bougez pas, fit l’autre. Il n’avait qu’à ne pas faire le malin. Qu’il
crève !
Il regarda Lance d’un air méchant et ajouta :
— D’ailleurs, vous, vous feriez mieux de vous faire oublier. Vous
êtes bien le major Lance, hein ?
Lance ne répondit pas. Comment cet homme connaissait-il son nom
? Soudain, il pensa au contenu de sa serviette. Ce n’était pas par hasard
que cet avion avait été attaqué ; ce n’était pas un simple hold-up
aérien. C’est à lui qu’ils en voulaient !
Il lui restait peu de temps pour agir. Une sueur froide imbiba sa
chemise quand il pensa à ce qui arriverait si le contenu de sa serviette
tombait entre les mains des castristes. Quels idiots, ces généraux, de
l’avoir envoyé dans un avion civil, au lieu d’employer un appareil du
[1]
MAT ! Une erreur qu’il risquait de payer de sa vie.
L’homme à la mitraillette avait disparu dans la classe touriste. Le
petit, debout derrière Lance, surveillait les passagers de première,
appuyé à la porte de communication. Il devait y en avoir un autre dans
le poste de pilotage pour tenir en respect le pilote. L’avion continuait à
voler normalement. Le major Lance colla le visage au hublot, espérant
apercevoir des avions américains, trois ou quatre bons chasseurs qui
forceraient le jet à atterrir.
Mais le ciel était vide. Très loin, en bas, on voyait la mer des
Caraïbes, calme et lisse…
Alors Lance comprit qu’il ne pouvait compter que sur lui-même. Ce
qu’il portait ne devait pas tomber aux mains des Cubains.
Son gardien, de l’endroit où il était, ne pouvait pas voir les
mouvements de ses bras. Lentement, il tira de son aisselle son revolver
et le posa sur ses genoux. Avec d’infinies précautions il l’arma.
Son plan était simple : abattre l’homme par surprise et bondir
jusqu’au cockpit. La surprise aidant, il pourrait désarmer celui qui
surveillait l’équipage. Il s’enfermait dans le cockpit et ceux de l’arrière
ne pourraient pas empêcher le pilote de faire demi-tour.
Il se tourna à moitié sur son siège et leva le bras. Le gardien, les yeux
dans le vague, ne se doutait de rien. Le major Lance appuya sur la
détente du 45 et bondit.
La balle frappa l’homme en pleine poitrine et il fut rejeté contre la
cloison. Un rictus d’étonne- ment aux lèvres, il lâcha son pistolet qui
tomba par terre, et se laissa glisser à son tour.
Le major Lance tenait déjà la poignée de la porte. Il la tourna, mais
la porte ne s’ouvrit pas : elle était fermée de l’intérieur ! Il hésita un
instant avant de tirer dedans. Il avait peur de blesser le pilote. Pendant
qu’il se tenait debout ainsi, le DC 9 plongea brusquement vers la
gauche. Le ciel bascula dans les hublots et Lance, déséquilibré, tomba,
lâchant son arme. Le pilote avait dû entendre le coup de feu et tentait
de lui venir en aide à sa façon.
L’avion eut encore un mouvement bizarre : il se redressa
brusquement et s’inclina sur la droite. Des cris venaient de la cabine
touriste : les passagers étaient complètement affolés. À quatre pattes,
Lance cherchait son pistolet, quand l’homme à la mitraillette entra
dans la cabine. Il vit tout de suite le corps de son complice et comprit la
situation. Au moment où Lance mettait la main sur la crosse de son
colt, l’homme lâcha une rafale qui frappa l’officier en pleine poitrine.
Le major Lance sentit une brûlure affreuse, tout devint noir autour
de lui et il tomba en avant, bloquant la porte de son corps.
Dans le cockpit, le pilote serra rageusement les poings en entendant
les coups de feu.
— Salauds ! cracha-t-il. Vous ne l’emporterez pas en paradis ! Pour
ce coup-là, vous passerez tous à la chambre à gaz. Et je viendrai vous
voir crever.
L’homme qui était derrière lui, un grand gaillard basané, vêtu d’un
complet presque blanc, taché de transpiration, lui frappa la nuque du
canon de son revolver.
— Ta gueule. Sinon, c’est toi qui vas y passer, et tout de suite
encore. Avec tous ceux qui sont derrière.
— Vous aussi, répliqua le pilote.
— Nous, on s’en fout. Un peu plus tard ou un peu plus tôt, du
moment qu’on ne part pas seuls !…
Le pilote le sentait décidé à tout. Quand il avait entendu le coup de
feu, il avait fait basculer l’avion, espérant déséquilibrer son adversaire
pour permettre au navigateur de l’attaquer. Mais l’autre se méfiait.
Accroché au dossier du siège, il ne lâcha pas son pistolet :
— Fais pas le con, siffla-t-il, ou je te flingue. Du coup on y va tous,
en bas.
À sa voix, le pilote sentit qu’il allait tirer. Il redressa lentement
l’appareil. Dans ses oreilles, les écouteurs crachaient sans arrêt. Toutes
les radios, à cinq cent milles à la ronde, cherchaient à le contacter. Au
moins, il avait eu le temps de donner l’alarme. Ce qui, peut-être,
coûterait la vie à son copain, le second pilote.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-il rageusement au
pirate.
— Fermer ta gueule et continuer sur Cuba. Si tu essaies de te poser
ailleurs, tu es mort et les autres avec.
Résigné, le commandant ne répondit pas. Seul un miracle pouvait
maintenant empêcher le coup de réussir. Dans dix minutes il serait au-
dessus de La Havane.
Stanley Lovell n’était pas allé déjeuner. Penché sur sa radio il
cherchait à capter tous les messages se rapportant au DC 9 attaqué.
Lovell était un maniaque de la radio. Il avait bricolé son poste de façon
à attraper des tas de fréquences militaires qu’il n’aurait pas dû avoir
normalement. Parfois, c’était distrayant à écouter. L’éther fourmillait
de communications. Justement, il venait d’en saisir une nouvelle, très
claire, un dialogue que d’abord il ne comprit pas.
— Général, fit une voix, nous sommes en contact avec Tangle-Able I.
Vous pouvez parler sur le canal 7.
— Ici Tangle-Able I, fit une voix jeune et forte au milieu des
parasites. Je vous reçois cinq-cinq.
— Tangle-Able I, ici le général Sidney, de l’état- major de
Washington. Tous les moyens ont échoué pour rattraper le DC 9, dont
les inconnus se sont emparés et qui vole maintenant vers Cuba. Passez
sur post-combustion, rattrapez-le et attaquez-le.
Il y eut un moment de silence, et la jeune voix, toujours aussi claire,
reprit :
— Roger. Passez sur post-combustion. Rattrapez et attaquez le DC 9.

Il n’y eut plus que les crachotements. Stanley Lovell regardait son
haut-parleur comme s’il avait été ensorcelé. Il secouait la tête sans rien
pouvoir articuler.
— Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! fit-il enfin.

Une envie de vomir le prenait à la gorge. Ce n’était pas possible : il


venait d’entendre un officier américain ordonner à des chasseurs
américains d’abattre un appareil civil américain bourré de passagers !
Ce n’était pas la première fois que les Cubains tentaient de
s’emparer d’un avion. Au pire, on le récupérerait à Cuba et les
passagers en seraient quittes pour la peur, plus un détour
mouvementé. L’officier qui avait donné cet ordre devait être fou. Il
fallait faire quelque chose. Lovell décrocha son téléphone et dit d’une
voix ferme :
— Donnez-moi le quartier général de l’Air Force, à Washington. En
priorité urgent.

***
L’avion de tête des six « A 11 » effectua un long virage. Ils volaient à
près de 90 000 pieds au-dessus de la mer des Caraïbes. Très peu de
gens dans le monde savaient que ces chasseurs capables de voler à 2
700 à l’heure étaient déjà en service. Ce jour-là, ils accomplissaient une
mission de surveillance quand ils avaient reçu le message du colonel
Sidney. Ils avaient tout de suite repéré le DC 9 sur les écrans radar,
mais n’étaient pas intervenus.
La voix du capitaine qui commandait l’escadrille retentit dans les
récepteurs TBS des autres « A 11 sur une fréquence spéciale fréquence
spéciale les six appareils de l’escadrille pouvaient entendre.
— Je ne sais pas ce que fichent ces corniauds de Washington mais
vous avez tous entendu l’ordre, dit le capitaine. Nous devons rattraper
et abattre ce DC 9.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit le pilote d’un des
chasseurs. C’est un avion civil, plein de passagers, des nôtres. C’est un
crime que nous allons commettre. Même si le DC 9 est sous le contrôle
des Cubains.
— Vous savez qui est le général Sidney, reprit suavement le capitaine
: le patron de l’intelligence de l’Air Force. Il prend ses ordres
directement chez le Président. Même si cela nous paraît atroce, il n’y a
pas à discuter. Il y a certainement une raison secrète et impérieuse.
— Et si le Président était devenu fou ? suggéra quelqu’un.
— Allons, assez de bavardage ! dit le chef d’escadrille. Au top,
passez sur post-combustion.
Le capitaine compta à rebours de cinq à un, puis dit calmement «
Top ». Six doigts actionnèrent six manettes. Par une centaine de
canalisations, le carburant afflua aux réacteurs. Les appareils
tremblèrent sous la brutale accélération : la chasse commençait.
D’un bunker enterré aux alentours de Washington, le général Sidney
suivait la chasse sur un grand écran radar où les appareils
apparaissaient comme de petites taches vertes en mouvement. Le DC 9
était loin en avant, tout près de la ligne rouge matérialisant l’espace
aérien cubain. Les six petits points allaient beaucoup plus vite que lui,
mais en étaient encore très éloignés.
Il soupira. Lui non plus ne savait pas pourquoi il fallait à tout prix
abattre ce DC 9 innocent, plein de civils. Dans son service, il avait déjà
eu des missions bizarres à remplir, des avions non identifiés à
descendre, mais jamais un cas comme celui-ci.
Les petites taches vertes se rapprochaient du DC 9. Soudain de
petits points se détachèrent des chasseurs : ils lâchaient leurs missiles
air-air sur le DC 9, car ils devaient être arrivés à bout de carburant.
Sidney suivit les trajectoires avec anxiété. L’équipage du DC 9 ne
devait même pas savoir que la mort était en route.
Mais le sort en décida autrement : une à une, les trajectoires des
missiles s’inclinèrent gracieusement vers la mer et ils disparurent de
l’écran radar. Le DC 9 était hors de portée. Déjà les « A 11 » faisaient
demi-tour. Leur mission avait échoué. Et le DC 9 passa la ligne rouge
de l’espace aérien cubain. Sans vouloir se l’avouer, le général Sidney
était soulagé. Les innocents de l’avion poursuivi auraient la vie sauve.
Peut-être était-ce une mauvaise chose de ne pas avoir abattu cet avion,
mais lui en était heureux. Il décrocha son téléphone :
— Passez-moi la Maison-Blanche, dit-il.
Le secrétaire du Président lui répondit, à l’autre bout du fil :
Avez-vous abattu ce DC 9 ?
— Non, monsieur. Les chasseurs sont intervenus trop tard, bien
qu’ils aient lancé tous leurs missiles.
— C’est ennuyeux, très ennuyeux, répondit le secrétaire. Le
Président avait donné l’ordre absolu qu’on abatte cet appareil. Nous
sommes dans une situation tragique, s’il se pose à Cuba. N’y a-t-il plus
rien à tenter ?
— Non, monsieur le Secrétaire.
— Bien. Je vais rendre compte au Président. Gardez un secret
absolu sur cette affaire. Je vais prévenir le FBI de mon côté, pour parer
aux fuites possibles. Une station radio a capté le SOS de l’avion. Il faut
savoir ce qu’ils ont dit.
Il se tut un instant et conclut :
— Nous sommes dans un fichu pétrin.
Le lendemain, dix minutes après que Stanley Lovell eut pris son
service, un homme entra dans la tour de contrôle. Il avait l’air d’un
représentant, avec son gros porte-documents, son complet gris et son
feutre assorti. Mais il n’avait pas les yeux d’un commis voyageur.
— Je suis Jim Conan, du FBI, dit-il à Lovell, en entrouvrant un
porte-cartes. Je voudrais vous parler.
— À votre disposition, monsieur.
Lovell très intimidé, tâcha de n’en laisser rien paraître. C’est la
première fois qu’il avait affaire au FBI.
— Racontez-moi tout ce que vous savez au sujet de cet avion
détourné de sa route, ordonna poliment le policier.
Pendant que Lovell parlait, il ne prit que quelques notes, se
contentant d’écouter attentivement. Il ne sourcilla pas quand le radio
lui parla des messages ordonnant d’abattre l’avion. La veille, au
téléphone, une personne du quartier général de l’Air Force lui avait
promis qu’on lui enverrait quelqu’un. Quand il eut terminé, Jim Conan
demanda :
— Vous n’avez aucune idée de la raison pour laquelle on a tenté de
s’emparer de cet appareil ?
Lovell ouvrit de grands yeux :
Non, Non, bien sûr. Vous pouvez me le dire ?
— Je ne suis pas autorisé à vous répondre.

Le ton était définitif. Le policier continua :


— Monsieur Lovell, je dois vous rappeler que vous êtes tenu au
secret le plus total concernant cette affaire. Vous ne devez en parler à
personne, même pas à votre femme ou votre petite amie. Toute
indiscrétion vous causerait les plus graves ennuis. Vous passeriez
devant un Grand Jury… pour espionnage.
— Mais…

— Je ne peux rien vous dire. Les informations que vous détenez


concernent directement la sécurité des USA. Dans d’autres pays, on
vous enverrait simplement dans un camp, pour plus de sécurité. Vous
avez de la chance de vivre ici…
Le policier se leva et reprit sa serviette. En serrant la main de Lovell,
il lui dit :
— Si vous aviez une information nouvelle concernant cette affaire,
contactez immédiatement le plus proche bureau du FBI et n’en parlez à
personne. Au revoir.
Lovell resta silencieux bien après que le policier fut parti. Il aurait
donné cher pour savoir pourquoi des gens aussi importants
s’intéressaient à une histoire en apparence aussi banale.




































CHAPITRE II

Le rat sortit d’un mur presque sous les pieds de Serge Lentz. Celui-ci
fît un bond en arrière, et il allait écraser le rongeur d’un coup de bâton
lorsqu’il remarqua la bave qui coulait de la gueule du rongeur.
La bête se traîna encore quelques mètres, dans la poussière, et
bascula sur le côté. Ses pattes bougeaient faiblement et son ventre était
gonflé à éclater. Il eut une convulsion et ne bougea plus. Surmontant
son dégoût, Serge Lentz s’approcha et se pencha sur le petit cadavre.
Déjà il sentait.
C’était la même odeur qui flottait dans tout le village. Pas la senteur
habituelle des tortillas brûlées et du maïs frit mélangé à la crasse qu’on
retrouve dans tous les villages mexicains, mais une odeur âcre et
douceâtre à la fois. L’odeur de la mort.
Serge Lentz avança entre les maisons. Il n’avait pas encore vu un
seul être vivant. Rien que, à l’entrée du hameau, le corps gonflé et
difforme d’un vieillard, couché en travers d’un fossé, entouré de
mouches et recouvert d’une sorte de moisissure rougeâtre que Lentz
avait déjà remarquée sur les cactus géants qui poussaient entre deux
maisons.
Il appela :
— Ola !
Personne ne répondit à son appel. Pourtant, même si les hommes
étaient aux champs, il devait y avoir des femmes, des enfants. À moins
que…
Il essuya la sueur qui lui coulait du front. Après la chaleur sèche de
Mexico-City, la moiteur étouffante du climat tropical tombait sur ses
épaules comme une chape de plomb. Il se trouvait à plus de mille
kilomètres de la capitale et aurait pu se croire sur une autre planète.
Pour arriver à ce hameau de Las Piedras, il avait roulé jour et nuit
pendant vingt-quatre heures. D’abord sur la grand-route Mexico-
Guadalajara, puis sur une piste de terre trop défoncée, jusqu’à
l’embranchement qui conduisait au hameau. C’était tout juste un
sentier, impraticable six mois de l’année, durant la saison des pluies. À
l’entrée, un panneau délavé : Attention ! Cette route n’est pas
patrouillée régulièrement.
Autrement dit, si vous tombiez en panne, il ne fallait compter que
sur vous-même.
Las Piedras était au bout du sentier à cent vingt kilomètres environ.
Lentz avait mis cinq heures à les parcourir. C’était sans doute la
première fois qu’une automobile empruntait ce chemin. Une fois par
an, le contrôleur d’impôts s’y hasardait à dos de mule. Même lui ne
devait pas tirer beaucoup de pesos de ce hameau d’une centaine
d’âmes, perdu en pleine jungle, à quelques kilomètres du Pacifique.
Les habitants vivaient en économie fermée, avec leur maïs, leur
manioc et leurs volailles. Tous les deux ou trois mois, certains d’entre
eux se rendaient à Los Mochis, à deux cents kilomètres, échanger des
œufs et des cochons contre du sel, des médicaments, des vêtements et
des allumettes.
Le voyage durait quinze jours. Ils ne rapportaient pas de journaux,
personne ne sachant lire à Las Piedras. Bien entendu la poste et le
téléphone étaient inconnus. Qui aurait écrit ? Deux jeunes étaient bien
partis pour Guadalajara, quelques années plus tôt, mais on n’avait
jamais plus entendu parler d’eux.
Le seul contact avec l’extérieur était le poste à transistor du chef de
village, acheté un jour de folie. L’appareil servait rarement.
C’était vraiment le bout du monde…
Lentz jura pour lui. Dire qu’il était là à cause d’une conversation
d’ivrogne ! Son ami le Chamalo avait parlé d’une façon si étrange de
Las Piedras, après avoir vidé trois bouteilles de tequila, que Lentz avait
décidé d’en avoir le cœur net. Dans son métier, il ne fallait pas croire
aux coïncidences.
Ce hameau perdu n’aurait dû recéler aucun mystère. Les maisons en
pierres sèches crépies de blanc étaient les mêmes que dans des milliers
d’autres villages mexicains. La jungle était aussi verte et exubérante
qu’ailleurs. Sauf, pourtant, sur une étroite bande de végétation, juste
avant d’arriver au hameau. Là, les feuilles étaient couvertes d’une
curieuse moisissure rouge écarlate.
Maintenant, il y avait cette rue déserte et ces maisons silencieuses…
Serge Lentz poussa la barrière d’une ferme et entra. L’odeur était
épouvantable. Autour de la mare desséchée, il y avait des cadavres de
poules, de canards et même un cochon.
Une masse noire gisait sur le perron, entourée de mouches. Un chat
était venu mourir là. Les cadavres étaient tous recouverts de la même
couche écarlate.
Cette fois Lentz n’appela pas. Il enjamba la charogne du chat, poussa
la porte et entra.
Encore ébloui par le soleil, il ne vit d’abord rien. Mais l’odeur
effroyable le saisit à la gorge. Il alla à la fenêtre et poussa les volets de
bois, faisant entrer un flot de lumière. Ce qu’il aperçut le fit reculer : il
y avait trois cadavres par terre. Deux femmes et un homme, vêtus de
blanc comme tous les paysans mexicains. Leur visage et leurs mains
n’étaient plus qu’une masse rouge.
Serge Lentz ressortit en titubant. Il lui fallut dix bonnes minutes,
appuyé à un mur de pierres sèches, pour se remettre. Il retourna à sa
voiture, prit dans sa valise une flasque de whisky, et avala d’un coup la
moitié de la bouteille. L’alcool lui brûla le gosier et lui fit jaillir les
larmes, mais il se sentit mieux. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait sauté
au volant. Mais il avait sa mission à remplir.
Il repartit et entra dans une autre maison. Il en visita ainsi une
dizaine. Dans presque tout le village, le spectacle était le même : des
cadavres gonflés. Tous les animaux étaient morts aussi. Le village
n’était plus qu’un immense charnier.
Tout cela paraissait irréel. Il n’y avait pas un bruit et le soleil
chauffait toujours aussi fort.
Étant donné l’isolement de Las Piedras, les autorités ne
découvriraient le charnier que des mois après. C’est grand, le Mexique
! Même en plein XXe siècle, la civilisation n’a pas pénétré partout. À
Los Mochis, le bourg le plus proche, la plupart des gens ignoraient
l’existence de Las Piedras.
Qu’est-ce qui s’y était passé ? Serge Lentz n’était ni médecin, ni
biologiste, mais cette épidémie brutale lui semblait bizarre. Bien sûr,
avec la chaleur, dans ce pays, tout va vite. Mais quand même !… Et
quelle était cette maladie inconnue qui paraissait s’attaquer aussi bien
aux plantes qu’aux humains ?
En tout cas, le mal avait dû être foudroyant, puisque personne
n’avait eu le temps de donner l’alarme… Bien sûr le plus proche
médecin se trouvait à dix heures de mule. Mais on aurait pu aller le
chercher.
Serge Lentz revint à sa voiture couverte de poussière. Aucune
épidémie naturelle ne frappait aussi brutalement et ne se tenait dans
les étroites limites d’un hameau. Soudain il pensa à une explication. Le
village s’alimentait peut-être en eau à une mare qui avait été
empoisonnée.
Voilà d’où pouvait venir le mal. Il devait certainement se trouver à
proximité de l’eau indispensable à toute vie.
Il retourna au centre du hameau. De la place, il aperçut une petite
déclivité de terrain. L’eau devait être là.
En effet, il trouva tout de suite un filet d’eau claire, coulant sur un
fond d’herbes et de rochers, à cent mètres de la place. Il y avait sur la
berge un endroit plat qui avait dû servir de lavoir.
Tout était désert.
Soudain, quelque chose sautilla devant Serge Lentz qui fît un bond
en arrière, pris d’une indicible répugnance.
Ce n’était qu’un oiseau. Mais quel oiseau ! Au bec énorme et
recourbé, il reconnut un toucan, sorte de perroquet, normalement paré
de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais celui-ci était tout rouge et
n’avait plus que des moignons d’ailes. Incapable de voler, il se traînait
sur ses longues pattes, fixant sur l’homme un œil atone. Il avait l’air
d’avoir été trempé dans un bain d’acide. Il fit deux ou trois pas et
tomba sur le côté, son bec s’ouvrit et se ferma convulsivement. Et il
mourut sous les yeux de Serge Lentz, crachant une écume rosâtre.
Celui-ci n’osa pas le ramasser. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches.
Il mourait de soif, mais maintenant l’eau de cette rivière lui faisait
horreur. Cette rivière claire et limpide charriait la mort, pour une
raison inconnue. Comme elle se jetait dans le Pacifique vingt
kilomètres plus loin, elle n’avait pu contaminer aucun autre village. En
amont, elle longeait une douzaine de villages, où il ne s’était rien passé.
Mais pourquoi la mort avait-elle frappé ce hameau isolé de l’ouest
mexicain, où une centaine de pauvres paysans vivaient comme il y a
deux cents ans ?
Serge Lentz remonta jusqu’à la place. Il allait prendre le plus
d’échantillons possible et prévenir les autorités sanitaires de l’État. Il
fallait enterrer coûte que coûte ces malheureux. S’il n’avait pas fait si
chaud, il aurait bien commencé tout seul ! Et puis il préviendrait ses
patrons. Cette fois il avait l’impression d’avoir mis la main sur la grosse
affaire.
Revenant à sa voiture, il s’étendit sur l’herbe, à l’ombre de la
carrosserie, alluma une cigarette et aspira la première bouffée avec
volupté. Cette odeur-là était connue et rassurante. Il resta cinq bonnes
minutes à réfléchir, les yeux fixés sur le ciel éternellement bleu. Il
savait bien que si, lui, Serge Lentz, était là, c’est qu’il devait se passer
quelque chose de louche. Il avait reçu un câble de Washington:
« Enquêtez sur toute épidémie animale ou humaine survenant
actuellement en n’importe quel point du Mexique. »
On ne lui disait pas pourquoi. D’ailleurs, on ne lui disait jamais
pourquoi on lui faisait faire des choses étranges. Il avait hâte,
maintenant, de quitter le village maudit. Il se redressa, mais, au
moment où il allait se lever complètement, il entendit une voix
humaine.
Le silence était tel que le son de la voix semblait venir de tout près.
En réalité, elle venait du centre du village. Il ouvrait la bouche pour
appeler quand un autre bruit inattendu bloqua le cri dans sa gorge :
quelqu’un riait à gorge déployée. Un gros rire d’homme puissant et
bien portant.
Ce rire glaça Lentz. Qui pouvait rire devant ces cadavres et cette
désolation ?
Une voix appela en espagnol. Avec précaution, Lentz contourna sa
voiture et se réfugia sous le couvert de la forêt qui bordait la route. Ces
inconnus qui riaient lui inspiraient une méfiance instinctive.
En avançant un peu, il les vit, à travers les feuillages. Il y avait là
cinq hommes, tous vêtus de blanc, avec des chapeaux de paille. Quatre
étaient armés de fusils, avec des cartouchières qu’ils portaient à la
mexicaine en travers de la poitrine. Une longue machette était
accrochée à leur ceinture.
Le cinquième était l’homme qui riait. De loin, il paraissait encore
énorme. Il devait mesurer près de deux mètres, et il était vêtu comme
les autres, mais il n’avait pas de fusil ; seulement un étui à pistolet.
Il riait encore en désignant quelque chose. Il sortit un mouchoir de
sa poche et souleva son chapeau. Son crâne était complètement rasé.
Lentz se maudissait de n’avoir pas emporté d’arme. Sa force
physique était limitée. C’était un citadin, lui. Et pour un mètre
soixante-quinze, il pesait soixante-cinq kilos. Rien d’un athlète ! Il
valait mieux que ces hommes ne le voient pas. S’il avait pu mettre la
voiture en route et filer avant qu’ils ne s’aperçoivent de sa présence, il
aurait tenté sa chance. Mais ils avaient des fusils et la route était droite.
Et puis, que faisaient-ils là ? Ils étaient venus à pied à travers la
jungle, puisqu’ils n’avaient pas de véhicule. Donc ils n’arrivaient pas de
loin. Et ils ne paraissaient pas du tout surpris par l’anéantissement du
village…
Lentz frissonna. Donc « ils » savaient, eux, pourquoi Las Piedras
n’existait plus.
Ils n’avaient pas encore repéré la voiture, cachée à l’ombre d’un gros
papayer. Mais, s’ils venaient de ce côté, ils la verraient
immanquablement. .
Suivant la lisière de la forêt, Lentz se rapprocha du centre du village.
Il s’éloignait ainsi de sa voiture et se rapprochait des inconnus. Il
apprendrait peut-être quelque chose.
Quand il arriva à la place, les cinq hommes étaient toujours là.
Quatre visitaient les maisons, rapportant certains petits objets, et le
gros s’était assis à l’ombre sur une pierre. Il tournait le dos à Lentz.
Près de lui il y avait un sac de jute plein. Lentz vit un autre homme y
jeter un objet doré : ils pillaient.
Leurs exclamations amusées ou cyniques retentissaient sur la place
déserte. En mauvais espagnol, ils se moquaient des cadavres. L’un
d’eux appela les autres à grands cris parce qu’ils venaient de découvrir
une radio à transistor. Soudain le gros se fâcha :
— Allez, allez, assez joué ! hurla-t-il. Nous n’avons plus rien à faire
ici. Inutile de prendre des risques. Les Federales finiront bien par
débarquer.
Il se leva et se mit en marche lourdement vers l’entrée du village, du
côté où se trouvait la voiture de Lentz. Les quatre hommes le
rejoignirent en courant. Lentz les regardait s’avancer vers sa voiture.
S’ils passaient devant sans la voir, il tenterait de les suivre. Sinon…
Le gros tomba en arrêt devant le pare-brise brillant au soleil. Sans
dire un mot, les quatre hommes firent glisser leur fusil de leur épaule.
Lentz s’aperçut que c’était des carabines automatiques modernes de
fabrication américaine.
Déployés en éventail les cinq hommes avançaient vers la voiture. Ils
ne chantaient plus et ne parlaient plus. Le gros, pistolet au poing,
ouvrit brusquement la portière. Quand ils se furent rendu compte que
le véhicule était vide, ils baissèrent leurs armes. Lentz n’entendit pas
leur conciliabule. Toujours caché derrière les arbres, il surveillait toute
la route. Il aurait donné cher pour avoir un simple pistolet.
Un cri le fit sursauter :
— Ola ! A donde esta usted ?
Le gros l’appelait en espagnol, les mains en porte-voix autour de la
bouche. Ils le prenaient peut-être pour un fonctionnaire en tournée.
Prudent, il ne répondit pas.
Le gros appela encore, avec insistance.
Accroupi, Lentz restait immobile. Il fallait attendre qu’ils s’en aillent
pour reprendre sa voiture. Et, après, filer.
Lentz les vit marcher droit vers lui, en fouillant des yeux chaque
touffe de verdure. Il y avait peu d’illusion à se faire sur le sort qu’ils lui
réservaient s’ils le prenaient.
Tout doucement, Lentz recula et s’enfonça dans la jungle. Il arriva
tout de suite à la rivière. Surmontant son dégoût, il entra dans l’eau.
C’était une bonne façon de semer ses adversaires. Elle était fraîche et
cela lui fit du bien. Il se mit à marcher contre le courant. Il ne savait
pas où allait cette fichue rivière. Il était trois heures de l’après- midi et
il y avait encore au moins cinq heures de jour.
Sa seule chance était de s’enfoncer dans la jungle et de marcher au
jugé, toujours vers l’est, pour rejoindre la grand-route. Là, il trouverait
du secours. Si, d’ici là, il n’avait pas marché sur un scorpion ou un
serpent à sonnette, ou si les autres ne l’avaient pas rattrapé…
Il entendit encore crier dans le lointain. Puis plusieurs coups de feu,
probablement tirés en l’air.
Quand il se jugea suffisamment loin, il sortit du lit de la rivière et
plongea dans la végétation. Il avançait péniblement, gêné par les lianes
et par les innombrables plantes. Au bout d’une demi-heure, il s’arrêta,
épuisé et s’assit par terre. Il en aurait pour une semaine, dans cette
brousse. Ce n’était pas possible. Il fallait retrouver une route. En
s’acharnant, il s’épuiserait inutilement.
Il se leva et prit une nouvelle direction. Par chance, il trouva presque
tout de suite un sentier, probablement tracé par des animaux.
Sa veste collait à son dos et il n’avait plus que deux cigarettes. Déjà il
avait mal aux pieds. Son cœur battait à grands coups et ses poumons
brûlaient. Il pensa en un éclair qu’il avait peut-être contracté le terrible
mal qui avait détruit Las Piedras. Mais ce n’était que de la fatigue.
Pour reprendre sa respiration, il se mit à marcher plus lentement.
Son cœur avait repris un rythme normal quand un bruit le glaça
d’horreur : on marchait derrière lui. Il se retourna et aperçut les taches
blanches des vêtements.
Ses poursuivants l’avaient retrouvé.
Comme un fou, il se lança-hors du sentier, espérant qu’ils ne
l’avaient pas vu. Mais il y eut une détonation et une balle siffla à ses
oreilles. Ils étaient sur sa piste, décidés à le tuer.
Coudes au corps, il courait, le cœur au bord des lèvres, ne sentant
même plus les lianes et les plantes qui le griffaient au passage. Il ne
savait plus où il allait. Une seule idée l’obsédait : échapper à ces
hommes. Comme une ronce géante lui balayait le visage, il pensa avec
amertume que ce n’était pas toujours une sinécure, d’être un «
honorable correspondant » de la CIA.

















CHAPITRE III

Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge, chevalier de l’ordre


des Séraphins, Margrave de la Basse-Lasace, grand Voïvode de la
Voïvodie de Serbie, Maître de l’ordre de la Toison d’Or, chevalier de
droit de l’Aigle Noir, comte du Saint-Empire Romain, Landgrave de
Fletgaus, chevalier d’honneur et de dévotion de l’ordre souverain de
Malte, propriétaire d’une demeure historique aux confins de
l’Autriche-Hongrie, barbouze hors-cadre à la Central Intelligence
Agency, section « action », glissait tranquillement au milieu des
nimbo-stratus joufflus et cotonneux qui recouvrent l’Atlantique Nord,
un verre de vodka Stolichnaya à la main, à 960 km à l’heure.
Les yeux mi-clos derrière ses lunettes de soleil, confortablement
vautré dans son moelleux fauteuil, il observait l’hôtesse de la
Scandinavian Air- line System qui s’affairait auprès des six passagers
de première. Longue, douce et gracieuse comme une eau-forte
moyenâgeuse, elle s’appelait Karin. C’est tout ce qu’il avait pu savoir
d’elle en un quart d’heure de conversation. Elle avait gentiment, mais
fermement, repoussé ses avances. Pour se consoler, Malko se disait
que ses lunettes noires lui faisaient peur. Il ne les portait pourtant pas
par snobisme, mais par nécessité. Quand on avait contemplé une seule
fois ses yeux d’or liquide, on ne les oubliait pas de sitôt. Gênant dans
un métier où il vaut mieux passer inaperçu !…
Malko lapa une gorgée de vodka, qu’il laissa doucement glisser le
long de son palais. Pour la première fois depuis des mois, il se sentait
complètement détendu.
Il était en vacances.
Le DC 8 de la SAS avait décollé de l’aéroport John F Kennedy — le
plus grand de New York — à 7 heures et demie du soir. Il arriverait à
Copenhague à 8 heures et demie du matin, à cause des six heures de
décalage horaire. Malko aurait toute la matinée pour son shopping. Sa
Caravelle pour Vienne repartait à 12 h 40. Il n’avait qu’une course à
faire, mais importante. D’Amérique, il avait commandé, à un
antiquaire de Copenhague, une série de délicates porcelaines, pour la
salle à manger de son château. Elles devaient l’attendre.
Le soir, il serait enfin chez lui ! Cette pensée lui arracha un soupir
d’aise. Et puis il adorait l’avion. C’est le seul endroit où il se détendait
vraiment. C’était aussi le seul endroit où il n’avait qu’à presser sur un
bouton pour faire accourir une jolie fille, prête à satisfaire ses
moindres désirs ; dans les limites du marivaudage de bon ton, hélas !…
Le DC 8 glissait sans bruit. La nuit était tombée. Pour se dégourdir
les jambes Malko décida d’aller au bar, situé à l’avant de l’appareil
pour bavarder avec la jolie Karin.
Elle l’attendait en souriant :
Whisky ? Vodka ? Bloody Mary ? Aquavit ? Manhattan ou

champagne ? proposa-t-elle. Ne vous gênez pas, c’est gratuit.
— Vodka, dit Malko. De la russe.

Aux USA, il avait toutes les peines du monde à en trouver. Et c’était


la meilleure.
— D’où êtes-vous, Karin ? demanda-t-il.

— De Stockholm, monsieur.

— Vous ne vous arrêtez pas à Copenhague ?

Elle secoua la tête en riant.


— Non. Mais venez à Stockholm. Mon mari et moi serons ravis de
vous faire goûter l’hospitalité suédoise.
Tilt.
— Vous parlez bien anglais, remarqua-t-il, pour relancer la
conversation.
Elle sourit modestement.
— Je parle aussi allemand, espagnol, français et grec. Je comprends,
bien entendu, le danois et le norvégien.
Du coup, il posa son verre.
— Karin, vous savez que vous pourriez gagner des millions ?

La jeune femme éclata de rire.


— Honnêtement ?

— Presque.

Il ne pouvait quand même pas lui dire que la CIA paierait cher une
fille intelligente parlant autant de langues. Et qu’un de ses gros atouts,
à lui, était justement une mémoire prodigieuse, qui lui permettait
d’assimiler très vite les langues étranges qu’on parle en dehors des
pays civilisés et anglo-saxons. Une seconde, il rêva à ce que donnerait
une équipe composée de Karin et de lui.
Il rit tout seul. Si elle avait connu le surnom de son interlocuteur,
Karin se serait bien amusée. On l’appelait SAS, à cause des initiales de
son titre. Pour les Américains, c’était plus court. En voyageant sur la
SAS il avait l’impression d’être un peu sur ses terres. De plus, il
appréciait l’hospitalité Scandinave, plus attentionnée que les hôtesses
pressées des compagnies américaines.
— Retournez à votre fauteuil, dit Karin, on va vous servir le dîner.

Poussé par la faim, il ne se fit pas prier. Il se sentait léger et heureux.


Pendant deux mois, il allait oublier les missions, les dangers et la vie
brutale qu’il menait depuis si longtemps. Pour ne penser qu’à ses
boiseries à restaurer.
En lisant le menu, il s’aperçut que l’Europe lui avait bien manqué.
Enfin de la cuisine ! Il lut avec attendrissement que la SAS était affiliée
à la plus vieille société gastronomique du monde, la Chaîne des
Rôtisseurs.
Cinq minutes plus tard, il étalait à la petite cuillère du caviar sur un
toast. On lui avait servi un smörgåsbord, sortes de hors-d’œuvre
Scandinaves, avec des harengs sucrés, du saumon fumé et surtout du
caviar. Il fit descendre la langouste avec une demi-bouteille de Laffite-
Rothschild et revint à la vodka pour le dessert. Une douce somnolence
l’envahissait et la CIA s’éloignait de plus en plus.
En lui retirant son plateau, Karin lui tendit un masque de tissu noir,
en forme de lunettes dont les branches auraient été remplacées par un
élastique.
— Mettez-les pour vous protéger de la lumière, proposa-t-elle.

Il obéit et sa dernière vision fut le chemisier jaune rayé de l’hôtesse.


Il s’endormit immédiatement.
Une odeur agréable le tira d’un rêve encore plus agréable, mais
inracontable : Karin lui tendait, pour se rafraîchir le visage, une petite
serviette chaude imbibée d’eau de Cologne. Comme au Japon. Il faisait
jour.
— Nous arrivons dans une heure, annonça- t-elle.
Il eut le temps d’avaler des œufs brouillés et de se recoiffer. Le DC 8
descendait doucement vers Copenhague. « Enfin un pays où rien de
désagréable ne m’attend ! » pensa Malko.
Le pilote réussit un kiss-landing. Malko ne sentit pas le moment où
les roues touchaient le sol… La voix fraîche de Karin annonça :
— Nous venons d’atterrir à Copenhague. Il est 7 h 40, heure locale.
La Scandinavian Airline System vous souhaite…
Malko soupira. Ça l’ennuyait de quitter la belle Karin ! Enfin, le
monde est si petit…
Il eut encore droit à un gracieux sourire et descendit du DC 8, une
poupée dans les bras, cadeau de la SAS. Il avait aussi volé les lunettes
noires…
À cette heure matinale, les couloirs de l’aéroport étaient presque
déserts. Malko, à grandes enjambées, fila vers la sortie. Un homme très
petit lui barra soudain le chemin, souriant aimablement :
— Vous êtes Malko Linge, n’est-ce pas ?

En alerte, Malko s’arrêta net. L’homme, d’environ quarante ans,


était bien habillé d’un costume léger. La chemise était américaine,
comme la coupe de cheveux.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Malko, plutôt rudement.

L’autre tendit une main un peu boudinée.


— Berry Gordy. Attaché culturel à l’ambassade. J’ai un message pour
vous. De votre ami Mitchell.
Malko serra les dents. Mitchell, c’était le responsable de la CIA pour
le Moyen-Orient, son ami à la CIA. L’autre lui tendit un câble et il lut
ceci : « Rentrez immédiatement stop avons besoin de vous pour affaire
importance vitale stop conditions matérielles acceptées d’avance stop
bibises stop Mitchell. »
Il connaissait les besoins d’argent de Malko, le Mitchell ! Vieux
grigou ! Il proposait régulièrement des ponts d’or à ceux qu’il envoyait
en enfer. Souvent, il ne les payait pas. Pour cause de décès prématuré.
— Vous allez câbler à Mitchell, dit Malko, que vous m’avez raté, que
je n’étais pas dans l’avion, qu’il est tombé, que j’ai été arrêté, n’importe
quoi. Je suis en vacances et j’y reste. Au revoir.
Et il s’éloigna rapidement.
L’attaché « culturel » démarra aussitôt derrière lui. Mais ses petites
jambes ne tricotaient pas assez vite. Alors il empoigna une des
trottinettes que les employés de la SAS utilisent pour les déplacements
dans les immenses couloirs et, comme un gamin déchaîné, pédala pour
rattraper Malko.
La conversation se poursuivit ainsi. Plus Malko accélérait plus
l’autre, suant et soufflant, pédalait. Le bout du couloir avec la douane
et la police approchait. Beriy Gordy, essouflé, lâcha sa trottinette et prit
Malko par le bras :
— Écoutez. J’ai des instructions de Washington pour vous ramener à
tout prix. Au besoin, je vous empêche de sortir de cet aéroport. Nous
sommes très bien avec la police danoise. Alors, ne soyez pas idiot. Je
ne veux pas perdre ma place à cause de vous. Après tout, des vacances,
ça se recule.
— Et si je suis mort, après ? dit Malko, ivre de rage.

Mais il avait perdu. Il sentait bien que l’autre ne bluffait pas. Si


Mitchell avait décidé d’interrompre les vacances de Malko, il devait y
avoir une raison vraiment grave.
Gordy avait dû lire dans ses pensées.
— Je vous ai pris une réservation en première sur le vol 913 de la
SAS, dit-il. Vous partez à 12 heures et vous serez à New York à 14 h 55.
Avec un peu de chance vous pourrez voir Mitchell à Washington ce
soir…
— Vous ne voulez pas qu’entre les deux je fasse un crochet pour
bombarder la Russie ?
Gordy, modeste dans sa victoire, rit avec juste ce qu’il fallait de
servilité pour mettre un peu de baume dans le cœur de Malko.
— Bon, dit ce dernier. Vous allez m’emmener chez un antiquaire.
Vous vous y connaissez en porcelaine ?
Gordy jura qu’il n’aimait positivement que deux choses au monde :
sa mère et les porcelaines. Il était toujours aussi dévoué quand, quatre
heures plus tard, il accompagna Malko à la coupée du DC 8 de New
York.
C’était un innocent flacon comme on en voit encore dans les
pharmacies de campagne. Il contenait un litre environ. Une poudre
grisâtre le remplissait jusqu’au goulot, fermé par un bouchon scellé à la
cire. Une large bande rouge entourait le bas du flacon. Trois lettres
jaunes s’y détachaient : CX 3.
Quatre hommes regardaient en silence ce flacon, posé sur une table
recouverte de plastique blanc.
— Mon cher Malko, dit l’un d’eux, il y a dans ce flacon de quoi tuer
deux milliards d’êtres humains.
Malko regarda le flacon. Incroyable ! Il n’avait pourtant aucune
raison de mettre en doute la parole du professeur Alsop, directeur du
Centre de Recherches militaires de Detrick, en jargon militaire : la base
K 46. Le public ignorait généralement qu’il s’agissait du centre de
guerre bactériologique le plus moderne du monde. La riposte
américaine aux six bases russes similaires, découvertes par la CIA en
Sibérie…
Le voisin de Malko, un savant chauve aux yeux chassieux et au
costume fripé, dit, d’une voix un peu chevrotante :
— Dans de bonnes conditions, un gramme de CX 3 peut tuer trois
cent mille personnes.
Malko le regarda, un peu dégoûté :
— Et dans de mauvaises conditions, Professeur ?
Le savant hocha la tête, sans saisir l’humour noir de la question :
— Je ne sais pas. Quelques centaines, peut-être.
— Charmant, continua Malko. C’est vous qui avez mis au point
cette merveille ?
Le vieil homme secoua la tête, modeste.
— Oh, non, j’ai seulement utilisé les ressources de la nature. Vous
savez qu’on peut être gravement intoxiqué par une boîte de conserve
avariée ?
— Oui.
— Le virus qui provoque cette intoxication s’appelle le virus
botulique. C’est un des poisons naturels les plus violents. On ne le
trouve dans la nature qu’en quantité infinitésimale. Nous avons, nous,
réussi à fabriquer synthétiquement la botuline, que vous avez devant
vous.
— Ainsi, coupa Malko, une cuillerée à café de ce produit dans un
réservoir d’eau et j’extermine la population de New York ?
— Ce n’est malheureusement pas aussi simple, soupira le
professeur. Mais les proportions sont bonnes.
Le cynisme inconscient du savant agaçait un peu Malko. Il se tourna
vers le quatrième personnage, un général en uniforme :
— Dites-moi, Général, vous n’avez pas interrompu mes vacances
pour jouer à « Hou, fais-moi peur » ? Qu’attendez-vous de moi ? Que
j’avale le contenu de ce flacon ?
Le général Higgins, qui commandait un important service de la CIA,
était soucieux et n’apprécia pas la plaisanterie :
— Vous deviez voir ce flacon, bougonna-t-il. Venez dans le bureau
du professeur. Je vais vous raconter l’histoire.
Malko emboîta le pas au général. Une fois de plus, il devait résoudre
un problème délicat et dangereux. Autrement on n’aurait pas fait appel
à lui. Cela coûtait trop cher au trésor américain.
Le petit groupe arriva dans un bureau largement vitré, qui donnait
sur la campagne verdoyante du Maryland. En voyant le ciel bleu et le
paisible panorama, Malko se prit à rêver. Comment des êtres humains
pouvaient-ils passer leur vie à créer des horreurs comme le contenu de
ce flacon mortel ? Il n’avait, lui, que des préoccupations pacifiques.
D’abord restaurer le château historique de ses ancêtres, en Autriche, là
où il comptait terminer ses jours. Cela coûtait une fortune et le forçait
à travailler pour la CIA, en tant que contractuel d’élite, les boiseries
d’époque et les vieilles pierres étant hors de prix.
Son autre passion était moins dispendieuse. Il ne pouvait pas voir
une jolie femme sans avoir envie de l’emmener dans son lit. Comme il
y parvenait souvent, cela entraînait pour lui des complications sans
nombre. Célibataire endurci, il ignorait la jalousie. Ce n’était pas
toujours le cas de ses partenaires. S’il était de méchante humeur
aujourd’hui, ce n’était pas tellement à cause du fameux flacon : il avait
vu assez d’horreurs pour être blasé. Mais cette base semblait ne pas
compter une seule secrétaire plus ou moins comestible…
— Mon cher Malko, commença le général, nous sommes dans un
foutu merdier.
— Ah, fit Malko.
Les militaires ont tendance à l’exagération.
— Nous avons une guerre sur le dos, simplement !
— Une guerre ? Avec qui ?
— Cuba.
— Castro ?
— Oui. Et ce qui est plus grave, il peut la gagner…
Malko, un peu surpris, regarda le général :
— Et nos fusées, nos bombardiers ?
— Ce n’est pas si simple que cela. La forme de guerre que nous
livre Castro interdit une riposte classique, atomique ou non. Que
croyez-vous qu’il se passerait, si demain nous envoyions des fusées sur
La Havane ?
— Vous n’auriez plus de cigares…
Ne faites pas l’idiot… L’ONU nous mettrait au ban de l’humanité. Ce
n’est pas un risque à prendre. Non, nous sommes pieds et poings liés.
Il faut nous tirer d’affaire par la ruse.
— Si vous ne parliez pas par énigmes, nous nous comprendrions
certainement mieux, continua Malko. Vous m’avez d’abord montré un
flacon qui, paraît-il, éclipse vos bombardiers et vos fusées. Maintenant
vous me dites que nous sommes en guerre avec Cuba et que Castro va
nous mettre à genoux. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il a un flacon
encore plus gros que le nôtre ? Ou qu’il a trouvé le moyen de rendre
tous nos militaires idiots ?
Malko commençait à s’ennuyer dans ce laboratoire. Ces officiers et
ces savants, vivant dans un monde irréel et sinistre lui portaient sur les
nerfs. Il considérait comme des imbéciles les guerriers professionnels :
la vie était trop courte. Lui ne risquait la sienne que pressé par le
besoin. Il n’avait d’autre moyen de réaliser son vieux rêve : vivre dans
son château, sur ses terres, comme ses ancêtres. Et aussi parce qu’il
aimait la liberté. Il était allé dans plusieurs pays communistes. Le
mode de vie « socialiste » lui était profondément antipathique.
Le général sentit cet agacement :
— Venez. J’ai une histoire à vous raconter.
— Si vous avez envie d’expérimenter votre truc sur moi, dit Malko,
je ne suis pas volontaire…
— Tâchez d’être sérieux cinq minutes et suivez- moi dans mon
bureau, dit sèchement le général.
Ils reprirent une enfilade de couloirs. Le professeur Alsop trottinait
sur leurs talons. Le bureau du général était somptueux. De la moquette
verte où l’on s’enfonçait jusqu’aux chevilles, des boiseries, un vieux
bureau anglais et une splendide vue sur la campagne. Malko s’assit
dans un fauteuil profond comme un divan.
Le général avait pris place derrière le bureau et le professeur était
debout dans un coin de la pièce.
— Voilà, commença le général, vous savez probablement que,
comme beaucoup de nations modernes, nous étudions ici la guerre
bactériologique, c’est-à-dire les moyens de détruire une population ou
une armée ennemie en déclenchant des épidémies artificielles…
— Vous vous étiez déjà fait la main en Corée, coupa Malko, un peu
ironiquement.
Le général l’arrêta d’un geste.
— Nous ne sommes pas les seuls. Savez-vous que les Russes ont six
laboratoires spéciaux en Azerbaïdjan, dans le Caucase, qui ne
s’occupent que de cela ? La station I est spécialisée dans la culture des
bactéries du typhus ; la station II dans la culture des bactéries de
variole et de méningite cérébrospinale ; la station III et la V dans la
culture des bactéries de la malaria, de la paratyphoïde et de la
méningite ; enfin les stations IV et VI s’occupent de la peste et de la
dysenterie amibienne… Alors qu’en dites-vous ?
— Que ce n’est pas rassurant.
— Nous avons dix ans d’avance sur les Russes, coupa le général.
Nous avons dépassé depuis longtemps le stade des bactéries et des
poisons naturels.
— Alors quel est votre problème ?
— Une imprudence. Une terrible imprudence dont je porte la
responsabilité. Nos alliés aussi préparent ce genre d’armes. Les
Anglais, entre autres. Ils ont eu certains déboires ces temps-ci,
puisqu’un de leurs savants est mort accidentellement de la peste. C’est
peut-être pour cela qu’ils ont décidé d’envoyer un navire-laboratoire
dans les Bahamas.
— Drôle d’idée !
— Pas si drôle que cela. Ils ont l’intention d’étudier là-bas le
développement des bactéries dans le climat tropical. N’oubliez pas le
sud-est asiatique…
— « Donc, il y a deux mois, les Anglais nous ont avertis que le
navire-hôpital Ben Lomond allait jeter l’ancre à la Jamaïque, pour
deux semaines environ. Comme nous avons des accords avec eux, ils
nous ont demandé de leur envoyer un de nos spécialistes avec un
échantillon de notre dernier produit, le CX 3.
— Le truc du flacon ?
— Exactement. Le poison le plus puissant du monde. Une synthèse
d’un poison naturel, dont nous avons multiplié par dix mille la
virulence. Bien entendu la formule en était absolument secrète. «
Seulement, autant nous sommes prudents en ce qui concerne les armes
classiques, autant l’idée qu’on puisse voler ce flacon ne m’était pas
venue à l’esprit. Aussi, nous avons pris un billet d’avion pour un major
de mon service et nous l’avons envoyé sans escorte à la Jamaïque
rencontrer ses collègues anglais. Dans sa serviette, il emportait le
flacon jumeau de celui que vous avez vu. De quoi exterminer
l’humanité…
— Et alors ?
Malko commençait à se passionner pour cette histoire. Pour une fois
qu’il ne s’agissait pas de fusées !…
— Alors, le major n’est jamais arrivé à la Jamaïque. Son avion a été
attaqué en vol par des inconnus, qui ont maîtrisé l’équipage et ont
forcé l’appareil à atterrir à Cuba. Nous avons tout tenté pour l’en
empêcher, puisque l’ordre d’abattre l’appareil avec tous ses occupants
a été donné. Mais il était trop tard. « La compagnie a récupéré l’avion.
Les passagers sont sains et saufs et nous ont été rendus, via la
Jamaïque. Tous, sauf un. Le major Lance a disparu. Les Cubains nous
ont soutenu qu’il n’était pas sur la liste des passagers. Bien entendu, sa
serviette et son contenu se sont également volatilisés.
— Mais vous croyez que les Cubains vous veulent du mal ? Après
tout, vous pouvez les liquider de deux coups de fusées… microbes ou
pas.
— Le général secoua la tête.
— Malheureusement non, mon cher Malko. D’abord, vous savez
comme moi que nous ne pouvons pas toucher à nos fusées sans
déclencher une guerre mondiale, c’est-à-dire, en pratique, la fin du
monde. Ensuite, nous ne sommes même pas sûrs que les Cubains nous
veuillent du mal dans cette histoire. Ou du moins, nous avons
l’impression qu’ils agissent pour quelqu’un d’autre…
— Qui ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Ce CX 3 est une arme terrible qui,


bien employée, peut porter un coup fatal aux USA. Il suffit de quelques
doses bien placées pour tuer des dizaines de millions d’Américains,
sans parade possible. Nous avions pensé que cela pourrait tenter les
Cubains. Mais nos dernières informations contredisent cette version.
Ce que j’ai appris est tellement fantastique que j’ose à peine vous le
dire.
— Allez-y, je suis prêt à tout entendre.

— La CIA avait demandé, après la disparition du CX 3, à tous ses


correspondants, de lui signaler toute épidémie suspecte en Amérique
centrale.
— Je vois. Où est-ce que cela a éclaté ?

— Au Mexique. Notre correspondant à Mexico nous a signalé qu’un


village avait été frappé d’une étrange épidémie. Nous, nous pensons
que quelqu’un a sciemment détruit ce village, avec une dose infime de
CX 3.
— Comment est-ce que cela « fonctionne » ?

Le général hésita un instant et se tourna vers le professeur Alsop,


qui hocha la tête.
— Écoutez, reprit le général, si ce n’est pas absolument indispensable
à votre enquête, je préfère ne pas vous le dire. Peut-être que ceux qui
se sont emparés du poison ne savent pas parfaitement comment
l’utiliser. Mais moins vous en saurez, mieux cela vaudra, pour vous
comme pour nous.
— Vous êtes prudent… À votre avis, pourquoi a-t-on détruit ce village
?
— Une expérience, une horrible et inhumaine expérience. On a voulu
voir si le CX 3 était aussi meurtrier que prévu. Le prochain stade risque
d’être une attaque massive contre notre pays.
Mais, dites-moi, la côte du Pacifique est assez loin de Cuba.

Pourquoi ceux qui vous ont volé ce CX 3 sont-ils allés si loin ? Il était
plus simple de rester dans une des Caraïbes, ou même de l’autre côté
du Mexique, dans le Yucatan.
— Je sais. C’est un point que nous n’avons pas éclairci. Mais nous
avons une idée. D’abord, cette région du Mexique est plus près de la
frontière des USA ; ensuite, la seule piste que nous possédons aboutit
justement dans cette région.
— Dites.

— Vous allez vous moquer de nous. Il y a dix ans, lorsque nous avons
commencé nos recherches sur les armes bactériologiques, pour gagner
du temps nous avons fait appel à un spécialiste : le professeur japonais
Yoshico Tacata. Il avait dirigé, pendant toute la guerre, en
Mandchourie, un laboratoire de ce genre, pour le compte de l’armée
japonaise. Nous avons accepté de le soustraire aux Russes et à Tchang
Kaïchek, qui voulaient le fusiller, et il a travaillé pour nous. Seulement,
au bout de deux ans, nous nous sommes aperçus qu’il nous haïssait,
nous, les Blancs, et qu’il refilait gratuitement tous nos renseignements
à un réseau qui travaille à la fois pour les Japonais, pour la Chine
communiste et pour Formose. Nous étions dans de sales draps, parce
qu’il en savait beaucoup trop long pour qu’on puisse le relâcher dans la
nature. Il ne nous restait qu’une solution, que nous avons trop tardé à
appliquer.
— Le liquider physiquement, je suppose.

Le général fît un signe affirmatif.


— J’avais du mal à m’y résoudre. Mais il a senti le vent et un beau
matin il a disparu. Nous avons passé tout le pays au peigne fin et lancé
nos meilleurs gens derrière lui. En vain. Comme il n’avait rien emporté
de précieux — le CX 3 n’existait pas à ce moment — la CIA a classé
l’affaire. Puis, il y a un an, des informateurs mexicains nous ont appris
que l’on croyait avoir retrouvé la trace de Tacata dans la région de
Guadalajara, où il se cacherait chez des compatriotes. Ça n’a rien
d’étonnant : toute la côte du Pacifique grouille de Japonais et de
Chinois. À Tijuana, la ville frontière entre la Californie et le Mexique, il
y a plus de putains chinoises que de mexicaines. Donc on a laissé
tomber, car c’est une région sauvage, sans routes, sans téléphone, et les
autorités mexicaines sont très chatouilleuses. Elles ont le complexe
d’El Alamo. Ceux qui sont contre les gringos ont toujours les autorités
pour eux. Seulement, voilà : le village, frappé par l’épidémie, se trouve
au beau milieu de la région où se cacherait Tacata. Avouez que c’est
une coïncidence !
— Pourquoi n’avez-vous pas envoyé quelqu’un aux nouvelles ? On
donne assez de dollars aux Mexicains pour qu’ils nous aident dans un
cas pareil.
— On peut difficilement leur expliquer que, par notre imprudence, il
y a, sur leur territoire, un fou qui détient l’arme la plus dangereuse du
monde. D’ailleurs nous avons fait ce qu’il fallait. J’ai envoyé moi-même
notre correspondant de Mexico, un certain Serge Lentz, à ce village.
C’est lui qui, par ses informateurs, avait découvert cette étrange
épidémie.
— Et alors, il n’a rien trouvé ?

— Nous n’en savons rien. Il n’est jamais revenu.

— Mais alors qu’attendez-vous de moi ? Je ne suis ni biologiste, ni


chimiste, ni médecin.
— Non, mais vous avez l’habitude des affaires délicates et
dangereuses. C’en est une. Il faut coûte que coûte remettre la main sur
ce flacon de CX 3, avant que ceux qui le détiennent ne s’en servent
encore. Nous n’avons qu’une piste : Serge Lentz.
— Il a disparu…

— Nous ne savons pas comment il a eu cette information. C’est là


que la piste démarre. Sa femme habite Mexico-City. Elle est peut-être
au courant. Sinon, il faudra vous débrouiller seul. Retrouver ses
informateurs…
— Charmant… Et, bien entendu, je serai tout seul, pour cette
agréable promenade touristico- médicale ?
— Pas tout à fait. Nous avons à Mexico un précieux auxiliaire. Il
s’appelle Felipe Chano. Il est mi-américain et mi-mexicain et travaille à
la Securitad. On peut compter sur lui et il connaît tout le monde. Nous
l’avons prévenu. Il viendra vous chercher à l’aéroport. Il y a aussi Mme
Lentz.
— Si je comprends bien, vous ne me demandez pas mon avis ?

Le général fit comme s’il n’avait pas entendu :


— A propos, pour plus de sûreté, le professeur Alsop va vous
immuniser contre le plus de germes possibles. Ce n’est pas une
protection contre le CX 3, bien sûr, mais les autres peuvent avoir
d’autres cordes à leur arc.
La conversation était terminée. Le général serra la main de Malko,
qui dut se résigner à suivre le professeur Alsop. Pour une fois, la CIA
n’avait même pas discuté le prix demandé par Malko : cinquante mille
dollars en cas de réussite. On ne convenait jamais d’un prix en cas
d’échec. Il y avait tous les parquets à refaire et la plomberie à installer.
Des kilomètres de tuyaux… Mais, quand ce serait terminé, le château
de Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge n’aurait rien à envier
à Schoenbrunn. Ce sont des choses qui comptent, quand on a des
traditions. Cette douce pensée calma Malko, quand une infirmière
revêche lui enfonça dans le bras une aiguille grosse comme une pompe
à bicyclette : le premier des cadeaux du professeur Alsop.











CHAPITRE IV

Malade comme un chien, Malko ne regarda même pas


l’extraordinaire spectacle de l’île de Manhattan qui défilait au-dessous
de lui comme un énorme jeu de constructions. Il avait l’impression
d’être tout gonflé. Les piqûres du professeur Alsop avaient déclenché
une crise d’urticaire géante. Le malheureux était couvert de plaques
rouges qui le démangeaient. Plus une fièvre de cheval et un léger
tremblement des mains. Evidemment, après cela, il pourrait se baigner
dans le Gange sans aucun risque.
Mais il n’allait pas aux Indes. Normalement, son vol devait arriver à
Mexico vers 10 heures du soir, Il avait une chambre réservée au Maria-
Isabel, le meilleur hôtel de Mexico. Et le numéro de téléphone de Serge
Lentz. Felipe Chano devait venir le chercher. Tout cela était bien
maigre. Pour se distraire, il prit la fiche qu’on lui avait remise sur Serge
Lentz. Il n’y avait pas grand- chose :
« Serge Lentz, né à Leipzig, (Allemagne). Ingénieur en plastique.
Installé aux USA depuis 1936. Emigré au Mexique en 1951. Admire
beaucoup les États-Unis et a déjà collaboré avec la CIA pendant la
guerre, lors de la fondation de l’OSS.
« Pas d’enfant. Marié pour la seconde fois au Mexique, en 1955. Peu
de renseignements sur la femme, métisse indienne. Jolie et beaucoup
plus jeune que son mari.
« Lentz mène une vie tranquille à Mexico où il s’occupe des ventes
de la succursale d’une importante usine allemande de plastique.
Voyage beaucoup à l’intérieur du Mexique. Besoins d’argent. À rempli
avec conscience plusieurs missions pour le compte de la CIA, surtout
des renseignements. Considéré comme un bon correspondant, sans
plus. »
Pas de quoi rêver. Lentz avait dû être un de ces « honorables
correspondants » dont la CIA tire le maximum et quelle envoie
finalement au casse-pipe, sans remords, parce qu’il n’y a rien de pire
que l’amateur qui se prend pour un professionnel. Le patriotisme ne
remplace pas le judo. Le pauvre Lentz avait dû en faire l’expérience.
Enfin, il restait sa femme.
Malko se passa la main dans les cheveux. Il avait l’impression que la
peau de son crâne était râpeuse : les piqûres !… Lui, si soigneux de sa
personne, s’était vautré sur son siège sans faire attention au pli de son
pantalon. Les lunettes noires sur le nez, il considérait d’un œil atone le
hublot, avec son ciel bleu. Il n’aurait même pas pu dire à quoi
ressemblaient les hôtesses.
En ce moment, il aurait donné cher pour être dans sa petite maison
de Poughkeepsie, à côté de New York, à penser à son château. De chez
lui, il pouvait voir couler l’Hudson, qui lui rappelait le Danube. À
quarante ans, il se sentait fatigué par moments et en avait assez de
cette vie errante et dangereuse à travers le monde. Quand son château
serait fini, il se retirerait sur ses terres et plus rien ne l’en ferait sortir.
Et peut-être même qu’il se marierait.
C’est une chose qui lui faisait un peu peur. Il aimait trop les femmes.
Le Bœing 707 des Eastem Airlines était à moitié vide. Malko se força
à aller jusqu’aux toilettes, moitié pour se dégourdir les jambes, moitié
pour vérifier si l’appareil ne recelait pas une créature de rêve qui aurait
contrebalancé l’effet des piqûres du professeur Alsop. Pour Malko,
c’était le seul tonique puissant. Il avait commis toutes les bêtises du
monde pour des femmes, mais elles l’avaient souvent aidé
incroyablement. Son visage fin et son air vaguement germanique leur
plaisaient. Et elles sentaient qu’il les aimait. Toutes. Il avait remarqué
que l’avion exerce sur elles une indiscutable influence aphrodisiaque.
Un jour, il avait eu le temps de séduire une jeune Libanaise entre
Karachi et Rome. Leur manège avait scandalisé les passagers et
l’équipage. Mais c’était un bon souvenir. Il aurait voulu connaître la
Vienne d’avant-guerre, où les gens ne pensaient qu’à danser, à jouir de
la vie et à s’aimer. Il aurait donné dans son château des bals
merveilleux…
Un petit pli d’amertume surgit à la gauche de sa bouche. Il n’était
qu’une sorte d’espion accidentel, de barbouze de luxe, à qui on confiait
les cas désespérés. Un jour, ce serait lui, le cas désespéré. On verserait
un whisky sur sa dépouille, pour l’oublier un mois après.
L’avion des Eastem ne recelait pas la moindre pin-up. Tout juste une
créature sud-américaine assez pulpeuse, mais affligée d’un époux
hideux et énorme. Celui-là avait dû directement passer du cocotier
dans la Cadillac…
On annonça que l’appareil survolait la ville de Houston au Texas. Et
une hôtesse noiraude passa prendre les commandes d’apéritif.
Malko commanda une double vodka, dans l’espoir de se retaper,
bien qu’on lui ait interdit l’alcool pendant une semaine. C’était idiot :
l’alcool tue les microbes, c’est bien connu ! Pour s’amuser, il chipa aux
toilettes un paquet de sachets permettant de se laver les mains à sec
avec un kleenex imbibé d’eau de Cologne. Les gadgets des avions
faisaient sa joie.
Quand on lui apporta sa vodka, il fit la grimace. C’était de la vodka
américaine, à mi-chemin entre l’eau de Cologne et l’alcool à brûler.
Aucun rapport avec la bonne Stolichnaya russe, onctueuse et
parfumée. À devenir communiste ! Malko buvait peu, mais avait le
goût délicat.
Il s’assoupit un moment et fut réveillé par la voix de l’hôtesse qui
recommandait d’attacher les ceintures et de ne plus fumer. Par le
hublot, on apercevait, très loin en bas, l’immense nébuleuse lumineuse
de Mexico-City, étendue sur des kilomètres carrés. Au-delà, il n’y avait
rien que le noir : des montagnes hostiles et des villages où l’électricité
était encore inconnue. C’est le propre des pays sous-développés, ce
grand espace noir qui entoure les villes…
Les roues touchèrent le sol avec une légère secousse, puis l’avion
roula jusqu’aux bâtiments de l’aérogare.
En mettant le nez dehors, Malko fut agréablement surpris de la
fraîcheur de l’air, à deux mille trois cents mètres d’altitude. Les
formalités douanières furent rapidement expédiées. Tout le monde
avait hâte d’aller dormir.
Malko se trouva tout bête, sa valise à la main, sous une immense
réclame pour la Mexicana de Aviación. Avec une envie de dormir à se
coucher par terre…
— Señor Linge ?
Il se retourna lentement. Un homme lui souriait de toutes ses dents.
La quarantaine, trapu comme un catcheur, les cheveux noirs rejetés en
arrière, les yeux rieurs et des dents éclatantes. En dépit de la
température, il n’était vêtu que d’une chemise et d’un pantalon. Sa
poignée de main broya les phalanges de Malko.
— Comment m’avez-vous reconnu ? demanda Malko.
— Je connais les gens de l’immigration, répondit l’autre. Vous
permettez que je me présente : Felipe Chano, pour vous servir.
C’était dit avec gentillesse et sans servilité. Le type fut tout de suite
sympathique à Malko. Il avait l’air solide.
— Vous parlez parfaitement anglais, remarqua- t-il.
— Je suis né, et j’ai été élevé, au Texas, dit Felipe. Mon père était
mexicain, mais j’ai fait mes études en Amérique. Pendant la guerre, je
pilotais une forteresse volante… Mais je suis plus heureux au Mexique.
— Qu’est-ce que vous êtes, exactement ?
— J’ai le grade de sous-commissaire adjoint aux affaires spéciales.
Cela veut dire qu’on me refile toutes les merdes un peu délicates. Mais
c’est amusant.
— Vous savez ce que je viens faire ici ?
Felipe Chano secoua la tête en souriant :
— Non, mais ce n’est sûrement pas facile. Venez, ma voiture est
dehors.
Il prit la valise de Malko et se dirigea vers la sortie. A la grande
pendule du hall de l’aérogare, il était 11 heures et quart.
Le parking était à cinq cents mètres. L’air frais de la nuit réveilla
Malko.
— Nous y voilà, fit Felipe. Attendez, je vous ouvre de l’intérieur.

Malko regardait la voiture avec étonnement.


Une Cadillac. Mais quelle Cadillac !… Elle avait dû être fabriquée
tout de suite après la guerre. Il en restait encore quelque chose. La
carrosserie était toute cabossée et les raccords de peinture avaient été
faits à la main. Le pare-brise, largement étoilé, ne tenait que par
miracle, et la portière de gauche était accrochée avec un fil de fer. Telle
quelle, on aurait dit un vieux tank increvable. Remarquant le regard de
Malko, Felipe s’excusa en souriant.
— C’est tout ce que j’ai pu me payer. Ici, pour avoir une belle voiture
il faut être malhonnête, ou très riche. Je ne suis qu’un pauvre sous-
commissaire, et le Gouvernement ne nous fait jamais de cadeau.
Ils montèrent dans la Cadillac, qui démarra aussitôt. Le moteur
tournait encore bien, mais l’intérieur était en lambeaux.
— Elle vaut encore quatre mois de salaire, fit mélancoliquement
Felipe.
Durant le voyage, il expliqua à Malko qu’il habitait, par économie,
en dehors de Mexico, dans un petit village indien où il n’y avait même
pas le téléphone. Il avait une femme et six enfants.
Sur la grande autoroute qui relie Mexico à l’aéroport, il y avait peu
de circulation, et il ne leur fallut qu’un quart d’heure pour arriver au
Maria- Isabel, en plein cœur de Mexico, Paseo de la Reforma. Partout,
il y avait d’énormes affiches électorales lumineuses : Votez pour Diaz.
C’était l’élection du président de la République. Ce déploiement de
propagande laissa Malko perplexe : il n’y avait qu’un seul candidat.
Le Maria-Isabel était un hôtel ultramoderne, et on aurait pu
disputer des courses de chevaux dans la chambre qu’on donna à
Malko. Comme toujours, il avait réclamé le septième étage. Vieille
superstition.
Felipe le regardait curieusement défaire ses bagages. Malko pendait
avec soin ses six costumes en alpaga noir ou anthracite. C’était son
petit luxe à lui : une garde-robe irréprochable et des chemises de soie
discrètes, à son chiffre. Quand il eut fini, Felipe lui demanda :
— Voulez-vous commencer à travailler dès ce soir ?

Malko aurait bien commencé. Mais par où ?… Son seul point de


chute était la femme de Lentz. Pour cela, il n’avait pas besoin du
Mexicain. Aussi prirent-ils rendez-vous pour le lendemain à 11 heures,
à l’hôtel. Felipe se retira sur la pointe des pieds, après une poignée de
main-laminoir.
Aussitôt Malko décrocha son téléphone et appela le numéro de
Lentz. Il était plus de minuit, mais, après tout, il venait de loin…
La sonnerie retentit longtemps, sans réponse. Au moment où il allait
raccrocher, une voix de femme fit : « Allô ? »
— Mme Lentz ? demanda Malko.

— Oui. Qui parle ?

La voix était basse et agréable. Posée, avec quelque chose de bizarre,


en arrière-fond.
— Un ami de votre mari, répondit Malko. J’arrive de New York et je
pensais…
— Il est à New York ?

Il sentit qu’elle était étonnée.


— Non, pas exactement. Mais je désire le rencontrer. Et je pensais
justement vous voir, vous aussi.
Venez maintenant. Je ne me couche jamais tôt. Vous pouvez

même rester dormir.
Malko refusa gentiment le lit, mais accepta l’invitation. Aussitôt
raccroché, il enfila une chemise propre, s’arrosa d’eau de Cologne et se
lava les dents. Il était ennuyé, car il ignorait jusqu’à quel point Mme
Lentz était au courant des activités de son mari. Elle le prenait peut-
être pour un brave ingénieur.
Un taxi le conduisit à l’adresse indiquée. C’était au diable, dans ce
que les Mexicains appellent les villes satellites, c’est-à-dire la banlieue.
Enfin, la voiture s’arrêta devant une petite maison, au fond d’un
chemin de pierres, à près de dix kilomètres du centre.
Le chauffeur en profita pour extorquer cent pesos à Malko. Celui-ci
appuya sur une sonnette. Une vieille Mexicaine rabougrie vint lui
ouvrir, et lui fit signe de la suivre, sans un mot. Il se trouva dans un
living-room bas de plafond, éclairé par des lampes posées à terre.
Mme Serge Lentz l’attendait, debout, au milieu de la pièce.
Malko sentit un curieux picotement dégringoler le long de sa
colonne vertébrale. Ce qu’il avait devant lui, n’était pas exactement le
portrait d’une veuve éplorée. Elle était vêtue, si on peut employer ce
mot, d’un pyjama de shantoung vert, qui donnait l’impression d’avoir
été peint sur elle. Ce qui expliquait la réaction de Malko, car elle était
faite comme les pin-up du dessinateur Vargas. Si elle ne portait pas de
soutien-gorge, comme tout semblait l’indiquer, c’était un prodige de la
nature. Ses cheveux aile-de-corbeau étaient torsadés en un lourd
chignon et ses yeux verts considéraient Malko avec amusement :
— Bienvenue, Monsieur… Je ne me rappelle plus votre nom…

— Linge, Malko Linge…

Pour l’instant, il était incapable d’en dire plus.


— Je m’appelle Ilna. C’est un vieux prénom indien. J’ai un peu de
sang indien, vous savez. Venez, asseyez-vous et buvez quelque chose.
Vous devez être fatigué.
Malko obéit et s’enfonça dans un immense divan.
— Whisky, tequila, Martini, rhum, vodka ?

— Tequila. Pour voir.

Mme Lentz se dirigea vers une petite table-bar, à l’autre bout de la


pièce, ce qui donna à Malko l’occasion de s’assurer que le verso valait
le recto. Les hanches ondulaient avec souplesse, sans vulgarité. Elle se
servit une rasade de tequila pure et revint vers Malko, un verre dans
chaque main.
— À votre santé, sourit-elle.

Elle avala d’un coup une rasade à faire tomber raide un bootlegger
irlandais. Malko trempa timidement ses lèvres dans l’alcool et retint un
hoquet : ça devait faire des trous dans l’estomac… Il reposa
prudemment son verre sur la table et se tourna vers sa voisine. Celle-ci
avait fermé les yeux et s’était allongée, les pieds sur la table. La soie du
pyjama crissait contre le costume d’alpaga. La chaleur du corps de la
jeune femme envahissait peu à peu Malko. Encore cinq minutes et il
était provisoirement perdu pour la CIA… Il se gratta la gorge et attaqua
:
— Chère Madame, savez-vous où se trouve votre mari ?

Elle entrouvrit un œil.


— Mon mari ? Non. Pourquoi ? Et qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Savez-vous pourquoi je suis venu à Mexico ?

Elle ouvrit l’autre œil et sourit largement.


— Mais pour me faire la cour !

Avant qu’il ait le temps de répondre, elle se lova contre lui et colla sa
bouche sur la sienne. Même la tequila n’arrivait pas à effacer l’odeur de
son parfum.
Il fallut à Malko cinq bonnes minutes pour se défaire de l’étreinte-
pieuvre. Quelle bonne femme ! Elle ronronnait comme une chatte en se
frottant contre lui. Voyant qu’il ne continuait pas le jeu, elle se leva et
alla remplir son verre de tequila pure, puis revint aussitôt à côté de
Malko.
— Je ne vous plais pas ? demanda-t-elle avidement. Vous préférez les
grandes Américaines blondes et froides, qui font l’amour avec des
gants en caoutchouc, à cause des microbes ? Ou bien ma peau est trop
noire pour vous ? Il y en a beaucoup qui s’en contentent, ici à Mexico.
Ses yeux verts flamboyaient. Elle était splendide. Malko crut qu’elle
allait lui jeter son verre à la figure. Il lui prit tendrement la main et la
baisa :
— Guapita, dit-il doucement en espagnol, vous êtes la plus jolie
femme dont je me souvienne (sans effort de mémoire, c’était vrai). Et
j’espère pouvoir vous prouver que vous ne m’êtes pas indifférente.
Mais je suis ici pour une raison sérieuse. Quand j’aurai trouvé ce que je
cherche, je pourrai me détendre.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?

— Votre mari.

Elle lâcha à mi-voix une série de jurons indiens et mexicains, que


Malko ne comprit qu’à moitié.
— Il est facile à trouver. Allez au bar de José Bolanos. C’est là qu’il
ramasse toutes ses putains.
— J’ai de bonnes raisons de croire qu’il n’est pas en ville.

— Alors, qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?

— Je pense que je pourrai apprendre où il se trouve. Je sais qu’il est


parti sur la côte ouest, dans la jungle.
Elle ricana :
— Alors il doit être avec son ami le Chamalo. À faire avorter des
petites filles… Il lui sert d’assistant. Ça fait toujours quelques pesos de
gagnés. (Elle regarda Malko bien en face.) Dites-moi, Monsieur Je-ne-
sais-plus-votre-nom, vous êtes venu uniquement pour me parler de
mon mari, dans ce trou perdu de Ciudad-Satellite ?
— Pourquoi pensiez-vous que je venais ?

Elle eut un rire triste.


— Pour consoler une pauvre femme qui s’ennuie à mourir dans ce
coin où il n’y a même pas un magasin à regarder. Quand j’ai épousé
Serge, il m’avait juré que nous habiterions à Mexico-City, sur le Paseo
de la Reforma, un bel appartement moderne. Regardez où je suis ! Il
faut une demi- heure pour aller à Mexico dans un autobus plein de
pouilleux.
Malko ne répondit pas. Une femme aussi jolie que Mme Lentz ne
resterait pas longtemps dans ce trou. Surtout si elle était veuve.
— Pourquoi habitez-vous ici ? demanda-t-il doucement.

— L’argent. Il n’en gagne jamais assez. La vie est chère, et sa


compagnie ne le paie pas assez. C’est pour ça qu’il travaille avec le
Chamalo. Et qu’il fait des petites choses à côté, aussi. Pour vous, sans
doute…
Elle le regardait en coin. Malko saisit la balle au bond.
— Vous savez qui je suis ?

— Un espion. Un espion américain. Il en est venu un l’année


dernière. Il était grand et blond, très fort. Il m’avait promis de
m’emmener en Amérique, le salaud.
— Vous aviez couché avec lui ?

— Bien sûr. Il me plaisait. Et c’était bon pour Serge aussi. Il lui a


donné beaucoup d’argent. Mais je l’aurais fait pour rien, tellement il
était beau… (Il y eut un petit silence.) Vous êtes séduisant aussi, vous
savez. Si vous pensiez un peu moins à votre travail…
— Puisque vous savez ce que je fais, vous pouvez m’aider.

— Qu’est-ce que cela me rapportera ?

— Votre mari. Et de l’argent aussi, peut-être.

— Ce que je voudrais, c’est sortir de ce trou. Si vous m’emmenez, je


ferai n’importe quoi pour vous, vous m’entendez ?
— Ce n’est pas impossible, dit Malko prudemment. Cela dépend de
l’aide que vous m’apporterez.
Il commençait à ressentir la fatigue du voyage, et ses piqûres
l’élançaient encore. Mais la belle Mme Lentz ne le laissait pas
indifférent. Il n’avait jamais vu un corps aussi beau, et rarement une
femelle aussi déchaînée. Elle s’offrait sans aucune gêne et donnait une
vivante démonstration de l’effet néfaste du climat tropical sur l’être
humain. Quel dommage qu’il y eût ce boulot idiot !
Elle dut deviner ses pensées, car elle se leva brusquement et alluma
un électrophone qui se mit à jouer une musique de harpe indienne très
lente. Elle lui tendit les bras :
— Venez. Il y a une éternité que je n’ai pas dansé.

Il se leva. Aussitôt elle lui passa les bras autour du cou et s’incrusta
contre lui. Sous son pyjama de shantoung, elle était nue. Le sang de
Malko ne fit qu’un tour et elle enregistra avec plaisir sa réaction.
— Je vous plais un peu, maintenant ? lui souffla-t-elle à l’oreille.

En tournoyant lentement, elle passa près d’une lampe et l’éteignit. Il


n’en restait plus que deux.
Maintenant, elle ondulait carrément contre Malko.
— Il faut que je rentre, dit celui-ci.

Cela le gênait, de coucher avec l’épouse d’un agent peut-être en train


de crever dans la jungle parce qu’il avait voulu gagner quelques pesos
pour sa trop jolie femme. Mais Mme Lentz ne l’entendit pas de cette
oreille-là.
— Il n’y a pas de taxi à moins de deux kilomètres, dit-elle sans lâcher
Malko. Et dans ce pays on vous coupe la gorge pour deux pesos.
— Vous avez un lit à me prêter ?

Elle rit, en le serrant un peu plus fort.


Il n’y a qu’un lit. Et qu’une chambre.
— Et ce divan ?

— On ne peut pas y coucher.

Elle attira sa tête et l’embrassa longuement et violemment. Il lui


rendit son baiser. Ils se retrouvèrent sur le divan, étroitement enlacés.
Elle se lovait contre lui avec de petits cris étouffés. Puis elle murmura :
— Tu ne veux pas à cause de mon mari, hein ?… N’aie pas peur, il
s’en fout. Il m’a déjà proposée à tous ses amis.
Malko glissa une main sous la veste de pyjama et effleura un sein
ferme et chaud. Elle gémit et défit brutalement sa veste. Elle avait la
plus belle poitrine qu’il eût jamais vue.
— Viens, dit-elle, nous ne sommes pas bien ici.

Elle l’entraîna par la main. Sa chambre était à côté. On ne voyait que


le lit immense et bas. Les murs étaient peints en noir et une bougie
rouge brûlait sur une coiffeuse basse. Malko ne s’attarda pas à détailler
l’ameublement. Maintenant, lui aussi avait envie de cette superbe
femelle. Il se déshabilla rapidement et se glissa dans le lit à côté d’elle.
Il sombra aussitôt dans un tourbillon de cris et de gémissements. Mme
Serge Lentz avait un tempérament volcanique et une technique de
classe internationale. À un moment, elle ralluma les deux lampes de la
chambre et il put voir sa peau merveilleusement cuivrée, jusqu’à la
pointe des seins. Elle n’était pas de ces femelles bicolores,
laborieusement bronzées sur les plages à la mode.
Enfin, il se retrouva tout nu, tandis que sa partenaire lui caressait
lentement la poitrine, du dos de la main.
— Tu sais, guapo, que tu fais bien l’amour ? Ici, nous avons un nom
pour les gens comme toi.
— Lequel, fit Malko en souriant.

— Macho. Ça veut dire celui qui est capable d’épuiser de plaisir une
femme. C’est le plus beau titre que l’on puisse décerner à un homme,
dans ce pays. Beaucoup mieux que la médaille de la Révolution.
Il l’embrassa légèrement, plutôt flatté.
— Merci. Dis-moi, si nous parlions affaires, maintenant ?

— Mufle !

— Non. Consciencieux, seulement.

— Bon. Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Où est ton mari ?

— Je ne sais pas. Il est parti il y a quinze jours, sans me dire où il


allait. Mais cela lui arrive souvent. Il est en tournée pour sa boîte et, en
même temps, il fait d’autres choses. Il travaille pour vous, ou pour des
gens comme cela. Ou il voyage avec son ami le Chamalo.
— Qui est-ce ?

— Une ordure. Tu sais, un Chamalo, c’est un Indien du Sud, de


Veracruz. Celui-là, il est chirurgien. Enfin il le dit ! Il a dû acheter son
diplôme pour cinq mille pesos. Il circule dans les petits villages, il fait
les petites opérations et celles que les vrais médecins ne veulent pas
faire.
— Je vois… Et comment connaît-il ton mari ?

— Serge voyage beaucoup, lui aussi. Chaque fois qu’il entend parler
d’une fille qui s’est fait faire un gosse, il la signale à Chamalo, pour
avoir sa commission. Et puis ils font la bringue ensemble. Dans le
Nord, tu as des petites filles de quinze ans pour cinquante pesos. Le
salaud ! Et moi, il ne me touche pas pendant des semaines !
Malko réfléchissait. Les dossiers de la CIA étaient décidément bien
incomplets.
— Tu crois qu’il est parti avec le Chamalo, cette fois ?
— Non. Parce qu’il a pris sa voiture. Autrement, ils prennent celle du
Chamalo. C’est une Thunderbird blanche. Elle est mieux.
— Il ne te donne jamais de nouvelles, quand il est parti ?

— Non. Le téléphone, c’est trop cher. Et la poste, ça met trop


longtemps.
Elle se mit à genoux sur le lit et le regarda curieusement :
— Dis-moi, pourquoi t’intéresses-tu tellement à mon mari ? Il vous a
volés ?
— Non. Au contraire. Il nous a rendu un grand service. Mais il est en
danger, et il ne le sait peut- être pas lui-même. En danger de mort.
Il n’osait pas dire qu’il était déjà certainement mort. À quoi bon ?
Une lueur de pitié passa dans les yeux de l’Indienne.
— Écoute, dans ce cas, je vais t’aider. Je ne sais pas où est Serge, ça
c’est vrai. Mais quelqu’un le sait : le Chamalo. Avant son départ, ils ont
fait la bringue ensemble. Serge est allé à un endroit que le Chamalo
connaissait. Mais je ne sais pas où.
— Tu sais où est le Chamalo ?

— Je sais où il habite. Au Nuevo-Puerto de Liverpool. Ce n’est pas


très loin d’ici. Je te donnerai l’adresse demain matin.
— Je préférerais y aller tôt.

— Inutile. Il est dehors tous les soirs et il avale au moins une


bouteille de tequila. N’y va pas avant midi, autrement il te jettera
dehors à coups de revolver.
— Charmant !

— C’est un homme brutal.

Sur ces paroles définitives, Malko décida de se reposer. Les piqûres,


le voyage et Mme Lentz, c’était beaucoup pour un seul homme dans la
même journée. Il se laissa glisser dans les draps frais. Ce fut le moment
que choisit Mme Lentz pour glisser une main le long de sa jambe.
— Tu veux déjà dormir, guapo chéri ?

Il ne s’endormit qu’une bonne demi-heure plus tard, ivre de fatigue


et de sommeil, mais esclave de son auréole de macho.
Lorsque Malko ouvrit l’œil, il se heurta à une vision de cauchemar :
une vieille Indienne édentée et énorme, boudinée dans une robe de
soie luisante de saleté, lui tendait un plateau chargé de choses
fumantes. Son petit déjeuner.
Curieuse chose, d’ailleurs ! Du thé presque noir et des tamales,
c’est-à-dire de petites galettes que l’on fourre de sauce au piment.
Quand il eut fini son petit déjeuner, Malko était bien réveillé, mais
avait l’impression d’avoir avalé de la fonte en fusion. Mme Lentz surgit
au moment où il se levait. Elle portait une robe imprimée presque
transparente, encore plus suggestive que le pyjama de la veille. Malko
la trouva plus belle. Voyant ses yeux brillants, il se hâta de s’écarter du
lit.
— Alors, guapo, tu as bien dormi ? Tu sais qu’il est midi !

— Déjà !

— Ne t’en fais donc pas ! À cette heure-ci, le Chamalo dort encore. Tu


as le temps de te préparer.
Malko fut prêt en un quart d’heure. Il s’était rasé de très près avec le
rasoir couteau de Serge Lentz. Son costume était à peine fripé, mais sa
chemise n’était vraiment plus très fraîche. La glace lui renvoya l’image
d’un homme de quarante ans, au front un peu haut, dont les cheveux
blonds tranchaient sur le teint mat. Ses yeux d’or étaient pailletés de
petites taches vertes, signe de satisfaction.
Mme Lentz l’enlaça par-derrière, gentiment :
— Quand reviens-tu, guapito ?

— Bientôt. Dînons ensemble ce soir, si tu veux. Je viendrai te


chercher.
Il l’embrassa rapidement et fila. Le soleil tapait d’une façon
effroyable. Il n’y avait pas un chat dans la rue. Un peu au hasard, il
chercha à retrouver la grande avenue par laquelle il était arrivé. Cela
lui prit dix minutes, et il déboucha sur un désert de goudron brûlant.
Un taxi stoppa enfin, après un quart d’heure de signes désespérés.
Malko lui donna l’adresse du chirurgien. Puis il se laissa aller sur les
coussins crasseux. Felipe Chano devait se demander ce qu’il était
devenu.
Le taxi s’arrêta dans une petite rue étroite, bordée d’entrepôts. Le
chauffeur empocha les vingt pesos de Malko, sans même se retourner,
et démarra.
Tout de suite, Malko repéra la Thunderbird blanche. Elle était
arrêtée devant une petite maison de bois à deux étages, à l’adresse
qu’avait donnée Mme Lentz. Le Chamalo habitait au deuxième étage.
L’escalier craquait et Malko le monta sur la pointe des pieds. Il
trouva une porte où était punaisée une carte de visite sale, portant ces
mots : « Chico Varga, medico. »
Il frappa.
Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et la porte s’ouvrit
brusquement sur un géant vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise
ouverte jusqu’au ventre sur un torse velu. Les yeux étaient très fendus
et tout le visage révélait une ascendance indienne. L’homme dévisagea
Malko, l’air méfiant.
— Qu’est-ce que vous voulez ? fit-il d’une voix rocailleuse.

— Je suis un ami de Serge Lentz. Je voudrais vous voir, fit Malko.

Le géant ouvrit complètement la porte et fit signe à Malko d’entrer.


La chambre était sombre et sale. Près du lit défait, il y avait un sac noir
de médecin.
Malko s’assit sur une chaise et le Chamalo se laissa tomber sur le lit.
— Alors ? fit-il.

— Je cherche Serge Lentz, attaqua Malko. Est- ce que vous savez où


il se trouve ?
L’autre se ferma d’un coup.
— Vous dites que vous êtes son ami. Pourquoi ne savez-vous pas où il
est ?
— J’arrive de New York. Il m’avait dit de le rejoindre ici. Mais il était
déjà parti. Et on m’a dit que vous saviez où il était.
Les petits yeux se plissèrent.
— Qui vous l’a dit ?

Malko hésita, mais il fallait dégeler l’autre.


— La femme de Serge.

L’Indien grommela.
— Elle a dit une sottise. Je n’ai pas vu Lentz depuis des semaines. Et
cette salope ment.
Lui aussi mentait. Malko décida d’insister.
— Écoutez, il faut à tout prix que je trouve Lentz. Je suis venu pour
cela. Si vous m’aidez, cela peut vous rapporter beaucoup. Et je sais que
vous savez où il est.
L’Indien resta silencieux. Puis il se mit à triturer la poignée de son
sac noir. Il semblait hésiter. Enfin il dit d’une voix basse :
— Cela me rapportera combien, Señor ?

— Ça dépend des renseignements que vous me donnerez. Cent


dollars, au moins.
L’Indien réfléchissait. La tête baissée, il jouait toujours avec la
poignée du sac. Celui-ci s’ouvrit, avec un petit claquement sec. Malko
attendait, pas trop anxieux. Le mot « dollar » a toujours un sens
magique, au sud du Tropique du Capricorne.
Il se retrouva face à face avec le trou noir d’un colt 45, qui lui parut
énorme et que le Chamalo venait de tirer de sa trousse. Drôle
d’instrument chirurgical !
— Ne bougez pas, Señor. Ou je serais obligé de vous soigner. Et le
matin, j’opère très mal. Je n’ai pas la main sûre.
En tout cas, la main qui tenait le gros automatique noir ne tremblait
pas.
— J’ai toujours cela sur moi, continua l’Indien. Pour les cas difficiles.

Tenant toujours Malko sous la menace de l’arme, il se leva et attrapa


une veste et une valise posée derrière le lit. Puis il se dirigea vers la
porte. L’estomac serré, Malko se demandait quand l’Indien allait tirer.
Le géant ouvrit la porte et pointa le canon du colt sur le ventre de
Malko :
— Je m’en vais. Ne bougez pas d’ici avant cinq minutes. Sinon je
vous tue. Et ne cherchez pas à me revoir. La prochaine fois que nous
nous rencontrerons, je vous tue tout de suite. Compris ?
Malko inclina silencieusement la tête. Le géant se glissa dans la
porte et referma. On entendit ses pas lourds dans l’escalier, puis,
presque tout de suite, le ronronnement de la Thunderbird. Malko jeta
un coup d’œil par la fenêtre et vit la voiture blanche décoller du
trottoir. Il ne put même pas relever le numéro.
Il quitta la chambre, après une fouille superficielle. Il n’y avait rien
que du linge sale. Sa seule piste s’était évanouie en fumée. Et il était
sûr que l’Indien tiendrait parole, lors de leur prochaine rencontre.
Au moment où il descendait, un taxi vide passait. Un quart d’heure
plus tard, Malko avait regagné sa chambre, au Maria-Isabel. Felipe
Chano avait téléphoné deux fois. Il le rappela à la Securitad et l’eut
tout de suite.
— Vous pouvez passer à l’hôtel ?

Ils prirent rendez-vous pour l’apéritif. En attendant, Malko se


déshabilla et s’étendit sur son lit. Mme Lentz avait sérieusement
entamé sa vitalité. Et il la voyait encore le soir ! Bercé de pensées
érotiques, il s’endormit, étendu sur le ventre.





















CHAPITRE V

Le Paseo de la Reforma éclatait de lumières. C’était l’heure où les


Mexicains sortaient des bureaux et se promenaient lentement sur les
deux allées bordées d’arbres. Des groupes de touristes, sortis du
Maria-Isabel et du Hilton, flânaient le long des vitrines. Au bord du
trottoir, Malko et Felipe attendaient un taxi.
— Prenons un taxi collectif, expliqua le Mexicain. Mon bureau est à
la fin du Paseo. Ces taxis-là le font de bout en bout. C’est un peso par
personne.
Il leva deux doigts et un taxi s’arrêta. Les deux hommes se tassèrent
contre deux grosses Mexicaines, qui ne leur jetèrent même pas un
regard.
Le bâtiment de la Securitad était un vieux building à la façade sale.
Des gens debout attendaient dans les couloirs, l’air effrayé. Felipe
Chano emmena directement Malko à la salle des archives. Il voulait
identifier avec certitude le Chamalo. Malko avait raconté au policier,
sans trop de détails, sa soirée et sa matinée. Felipe n’avait fait aucun
commentaire, mais Malko avait l’impression que le policier ne se
faisait pas d’illusion sur l’hospitalité de Mme Lentz.
On sortit une bonne centaine de photos, et Malko commença à les
examiner.
Il trouva tout de suite le Chamalo. Son vrai nom était Luis Chico. Il
avait déjà été arrêté pour meurtre et condamné à trois ans de prison. Il
était aussi surnommé El Indio et était effectivement chirurgien.
— Je le connais, dit Felipe. C’est un homme dangereux. Un
maniaque du pistolet. Un de ses amis lui avait volé de l’argent. Deux
ans plus tard il l’a rencontré dans la rue, ici à Mexico-City. Il lui a tiré
dessus sans avertissement et l’a truffé de plomb. Ensuite il est entré
dans un café et a commandé une tequila en attendant la police.
— Il m’a promis la même chose, dit Malko en souriant. Je ferais
mieux de l’éviter.
— Cela vaut mieux. Il est loco, fou. Dieu vous a protégé une fois
déjà…
Malko retint un sourire : il n’avait encore jamais rencontré une «
barbouze » aussi bigote ! Felipe émaillait sa conversation de prières, se
signait en passant devant une église, mais était une des plus fines
gâchettes de Mexico.
Il donna des instructions pour qu’on recherche le Chamalo. Puis les
deux hommes allèrent boire un café de l’autre côté du Paseo, dans une
petite cafétéria. Malko avait décidé de raconter la vérité à Felipe. Il
parla pendant près d’une demi-heure. Le policier ponctuait le récit de
Dios horrifiés.
— Je crois que j’ai une piste pour vous, dit-il enfin. Il y a ici un petit
groupe de castristes que nous ne prenions pas beaucoup au sérieux. Ils
impriment des tracts, hébergent quelques clandestins de temps en
temps, mais rien de grave. Comme votre histoire vient de Cuba, nous
pourrions aller voir de leur côté.
— Mais pourquoi ceux qui ont fait le coup n’ont-ils pas détourné
l’avion directement vers le Mexique ? demanda Malko. C’était plus
simple.
— Non, parce qu’il y a les Federales. Un avion, cela se remarque.
Tandis qu’il est facile de passer quelques hommes et un flacon comme
le vôtre.
— Ce n’est pas le mien. Dieu merci.

Felipe rit doucement.


— Si vous voulez, nous irons ce soir dîner dans un restaurant
typiquement mexicain. C’est le lieu de rendez-vous des castristes. À
propos, ils semblent être dirigés par une femme, une métisse, très
belle, qui est ici un personnage. Elle a débuté dans le cinéma, il y a dix
ans. Puis elle a épousé le vieux milliardaire Gomez Ariman,
propriétaire de la moitié des mines d’argent du pays. Elle l’a rendu
tellement heureux qu’il est mort en huit mois. En lui laissant tout ce
qu’il avait. Depuis elle habite une maison de cent vingt-trois pièces,
avec des salles de bains aux robinets en or et des domestiques indiens
beaux comme des dieux.
— Et qu’est-ce qu’elle fait, votre milliardaire ? Qu’est-ce qui
l’intéresse ?
— Les hommes. Son expérience avec le vieux Ariman a dû la
marquer, car elle fait une chasse systématique à tous les beaux mâles
de Mexico. Ce qui la rend extrêmement puissante ; ceux qui ont déjà
passé dans son lit lui en gardent de la reconnaissance, et les autres
espèrent tous avoir leur tour. Notre président fait partie de ceux-là.
— Je vois. Et où puis-je rencontrer cette créature de rêve ?

— Chez elle. Mais on ne vous laissera pas parvenir jusqu’à elle. Il


faudrait s’engager dans son mouvement… Ou compter sur le hasard.
C’est ce que nous allons essayer de faire ce soir.
— À propos, nous serons trois ce soir.

Le policier sourit :
— La señora Lentz ?

— Oui.

— Ça ne fait rien. Au contraire. Je viendrai vous prendre à votre


hôtel vers 9 heures. Reposez-vous en attendant.
Felipe tint à payer les deux cafés. Malko le regarda monter dans sa
vieille Cadillac. Le Mexicain retournait déjeuner avec sa femme et ses
enfants dans son petit village. Moins cher que le restaurant.
Malko revint à l’hôtel en flânant. L’ambiance du Paseo était très
agréable. Des groupes de jeunes filles en légères robes de toile le
croisaient sans cesse ; beaucoup, très séduisantes. Elles se tenaient
souvent par la main, à la manière espagnole, ou donnaient le bras à un
garçon. Tout cela respirait la gaieté et la joie de vivre. Les kiosques à
journaux croulaient sous le poids d’illustrés bon marché, mais El
Excelsior, le plus grand quotidien de Mexico, était imprimé sur du
mauvais papier gris. Et à un kilomètre de là commençaient les taudis
en pisé. En dépit des apparences, Mexico est une ville pauvre. Autour,
à cause de l’altitude, il n’y a rien, ni usine, ni cultures, rien qu’une
ceinture de bidonvilles pires que Harlem.
Les vitrines du Paseo regorgaient de produits de luxe. Malko tomba
en arrêt devant une veste en shantung presque noir. Il entra et l’essaya.
Du coup, il prit aussi un pantalon de lin blanc et une cravate comme il
les aimait : en soie, avec un délicat dessin de foulard. La vendeuse,
noiraude et trapue, le dévorait des yeux : les grands blonds sont rares
au Mexique… Il refusa de se faire livrer à l’hôtel et emporta son paquet.
Pour avoir la joie d’endosser tout de suite la veste.
C’était l’heure de la sieste. Les rues se vidaient. Jusqu’à 5 heures, la
vie s’arrêtait. Malko arriva devant les jets d’eau du Maria-Isabel. En
entrant dans le hall il frissonna. L’air conditionné y entretenait une
température polaire.
Dans sa case, il y avait trois messages pour lui. Tous de Washington.
Il se sentit mauvaise conscience. On ne l’avait pas envoyé à Mexico
pour faire du shopping. Mais, après tout, il ne pouvait pas travailler
vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Et il fallait bien le temps de
s’habituer à l’altitude… deux mille trois cents mètres, c’est haut !
Son ascendance slave lui donnait une certaine désinvolture dont il
n’avait jamais pu se départir. Il avait beau se dire que sa mission était
ultrasecrète, que, s’il la ratait, cela pourrait signifier la destruction des
USA, que chaque minute comptait, il avait une furieuse envie d’aller
s’étendre au soleil, au bord de la piscine du seizième étage.
Heureusement que vingt ans d’Amérique lui avaient donné un solide
vernis de conscience professionnelle…
Il demanda au concierge un numéro de Washington et prit sa clef. Il
ne se sentait pas en danger. Pourtant si le Chamalo faisait partie des
gens qu’il recherchait, ceux-ci allaient réagir.
Mais comment penser à cela sous un soleil pareil ?
Dans sa chambre, il déplia sur la table le panoramique qui
représentait son château, image qui ne le quittait dans aucun de ses
déplacements. Pour l’instant, il avait un fidèle majordome pour veiller
sur ses travaux : Krisantem, un tueur turc qu’il avait tiré d’un fameux
[2]
guêpier à Istanbul . Ce personnage obtenait des ouvriers autrichiens
un travail jamais égalé, par des moyens que Malko préférait ne pas
connaître.
Il y avait encore beaucoup à faire au château et Malko se demandait
parfois si la seule partie du domaine dont il jouirait un jour ne serait
pas le cimetière…
Le téléphone sonna, l’arrachant à ces pensées moroses. C’était
Washington. Il reconnut la voix du général Higgins.
— Avez-vous du nouveau ? demanda-t-il tout de suite.

— Peu de choses encore. Je crois avoir tiré un fil, mais je ne sais pas
ce qu’il y a au bout.
— Dépêchez-vous. Nous avons mis en place un dispositif de sécurité
tout le long de la frontière mexicaine, mais il y a de nombreux trous.
D’autre part nous avons eu des informations par nos agents à Cuba.
C’est bien ce que nous craignions. Yoshico Tacata est derrière toute
l’histoire. C’est lui qui est en possession du CX 3. Vous savez ce que
cela veut dire ?
— Non.

— Qu’il va s’en servir dès qu’il le pourra. Nous n’avons aucune


parade. On ne peut quand même pas fouiller tous les gens qui entrent
aux USA ! Il faut que vous réussissiez, et vite, sinon, nous n’avons plus
qu’une alternative.
— Laquelle ?

— Alerter la population des États-Unis, avec les conséquences


incalculables que cela entraîne.
Malko se sentit mal à l’aise. La voix du général tremblait un peu. Ce
n’était pas le genre d’homme à se démonter facilement.
— Je fais de mon mieux, dit-il à voix basse.

— Est-ce que vous voulez du renfort, de l’argent, des moyens


matériels ? Vous avez carte blanche.
— Non merci. Pour l’instant, je n’ai besoin de rien. Je ne sais même
pas où frapper. Plus tard, peut-être. Si je le trouve, ce Japonais, qu’est-
ce que j’en fais ?
— Tuez-le !

C’était un véritable cri de haine. Malko imagina le général assis à


son bureau, le visage crispé de rage. Il ne devait pas s’amuser non plus.
— Écoutez, reprit-il, je peux vous envoyer en trois heures les vingt
meilleurs types du service « action », avec autant d’armes qu’il faudra
pour liquider ce maudit Japonais. D’ailleurs, j’ai déjà fait le nécessaire.
Je vous, expédie de quoi agir quand vous l’aurez trouvé.
Le général bouillait littéralement mais Malko n’eut pas envie de rire.
Il avait raccroché. Toute l’insouciance de Malko s’était envolée. Il
était repris dans l’engrenage. Pour avoir la paix, il fallait des dollars ; et
pour avoir des dollars, il fallait plonger en plein cauchemar.
Avec amour, il déplia quand même ses achats et décida de sacrifier à
la coutume du pays. La soirée risquait d’être longue. Avec l’habitude
espagnole de dîner à 11 heures du soir… Il n’eut aucune peine à
s’endormir, tout nu sur son lit, après avoir mis son réveil à 7 heures.
Il fut réveillé par une immense réclame pour Pepsi-Cola qui
clignotait en face de l’hôtel. Un vrai phare. La bouche pâteuse, il se jeta
sous une douche.
Après s’être rasé, il choisit une chemise de soie
— il n’avait jamais pu s’habituer au nylon — et l’ensemble qu’il avait
acheté dans l’après-midi. Il ouvrit aussi le double fond de sa valise. Le
général Higgins lui avait fait un petit cadeau, avant le départ : un long
pistolet noir, très plat, une arme absolument silencieuse. Même pas le
bruit que fait un silencieux. Les services spéciaux de la CIA avaient mis
au point cet engin durant la Seconde Guerre mondiale, à la demande
de l’OSS. Il y en avait un nombre extrêmement limité, qui étaient
distribués au compte-gouttes. La CIA vivait dans la terreur qu’un de
ces pistolets ne tombe entre les mains d’une organisation comme le
Syndicat ou la Mafia. Malko était un des rares agents qui avaient le
droit d’en posséder un.
— Le seul pistolet que vous pouvez porter sous un smoking, avait
remarqué Higgins, très sophistiqué.
Malko hésita, puis laissa l’arme dans la valise. Celle-ci avait l’air
d’une Samsonite normale. Mais elle était étanche et pouvait à la
rigueur servir de grenade : si on tentait de la forcer, une charge de
plastic envoyait le couvercle dans la figure de l’indiscret.
À huit heures, Malko était prêt. Il descendit. Le portier le convoya
jusqu’à un taxi, qui mit ostensiblement son compteur en marche.
Mme Lentz elle-même ouvrit la porte. Cette fois, elle portait un
tailleur de soie rouge sang de bœuf, dont l’éclat aurait percé le smog
californien le plus épais. Surtout avec ce qu’il y avait dedans… Elle
effleura Malko de la pointe de ses seins en l’embrassant dans le cou.
Elle avait dû se baigner dans le parfum.
— Où allons-nous dîner, guapo ? demanda- t-elle.

— As-tu des nouvelles de ton mari ? répliqua Malko, par acquit de


conscience.
Elle secoua la tête.
— Rien. Il réapparaîtra dans deux jours ou dans quinze, je m’en
moque.
« Ou jamais », pensa Malko. Ils montèrent dans le taxi. Pendant le
trajet, il lui raconta son entrevue avec le Chamalo. Elle éclata de rire.
— Je t’avais dit que ce n’était pas un homme facile, guapo. Fais
attention.
En descendant devant le Maria-Isabel, elle aspira voluptueusement
une goulée d’air frais, en regardant la façade de marbre.
— Ici, même l’air sent le fric…, murmura-t-elle.

Elle ne voyait pas, à cent mètres de là, le terrain vague où jouaient


de petits Indiens tout nus, pendant que leurs parents mendiaient à la
porte des grands hôtels du Paseo.
Felipe Chano attendait au bar, seul à une table. Il avait mis une
cravate et une chemise blanche. Il s’inclina très profondément devant
Mme Lentz. L’arrivée de l’Indienne arrêta net les conversations. Tous
les mâles, sans exception, la suivirent des yeux, et toutes les femmes
sans exception, grincèrent des dents. Ravie, Mme Lentz ondula jusqu’à
la table.
Malko fit les présentations.
— Je vous emmène dans un restaurant typique, annonça Felipe. La
Fuente. On y boit, on y mange, on y danse. Même, si vous voulez
jouer…
— Bravo, dit Mme Lentz. Je connais.

C’est elle qui commanda trois cocktails à la tequila. Puis trois autres,
dès qu’elle eut bu le sien. Malko donna le signal du départ. Comme par
miracle, il n’y avait plus que des tables d’hommes autour d’eux.
Ils roulèrent près d’une demi-heure dans Mexico. Mme Lentz avait
posé la main sur la cuisse de Malko. Felipe regardait ailleurs.
La Fuente était une immense bâtisse couverte de néon. L’entrée était
tapissée de photos de capiteuses créatures, annoncées comme
attractions. La boîte se divisait en deux parties. En bas, il y avait un
orchestre et une piste de danse. Des couples très élégants dînaient aux
chandelles. Au premier étage, une galerie courait tout le long de la
salle. Là, c’était beaucoup moins chic. Pour cinquante pesos, on
pouvait boire un verre de bière chaude et regarder les heureux d’en
bas. On profitait même du spectacle.
Felipe les emmena en bas. Le maître d’hôtel devait être expérimenté,
car il balaya littéralement les gens devant eux, jusqu’à leur table.
— La table voisine est retenue par Mme Ariman, souffla Felipe à
l’oreille de Malko.
C’était une table de douze personnes, la meilleure de la salle, face à
l’orchestre et à la scène.
On leur apporta le menu. Felipe choisit pour tout le monde des
tamales puis la spécialité de la maison : du poulet à la sauce au piment.
Et beaucoup de tequila. Autour d’eux, on buvait sec. Les hommes
versaient un peu de sel sur le dos de leur main, le léchaient, d’un geste
vif, et avalaient la tequila d’un coup. Les femmes lapaient plus
discrètement, mais tout aussi efficacement.
Mme Lentz était aux anges : de la galerie du premier on lui avait jeté
une rose, un peu fanée, mais une rose quand même. Sous la table, elle
enroula sa jambe autour de celles de Malko.
Felipe mangeait sans un mot, arrosant ses tamales d’une sauce qui
aurait fait des trous dans la table.
Mme Ariman arriva au moment où ils attaquaient le poulet et leur
seconde bouteille de tequila. Malko ne la quitta des yeux que lorsque
Mme Lentz lui mordit cruellement la main gauche.
Christina Ariman était belle à ravin Moulée dans une robe du soir
blanche pailletée, sa peau mate ressortait encore mieux. Elle avait un
chignon et semblait planer au-dessus de la foule, grâce à sa taille. On
aurait pu la prendre pour une froide princesse inca sans son regard :
deux taches claires et chaudes, qui enveloppèrent Malko d’un
brouillard doré. C’était les yeux d’une femme qui aimait les hommes
comme on aime les fourrures.
Par hasard, elle s’était assise face à Malko. À sa droite, il y avait un
homme jeune, au visage indien sculptural, qui lança un regard haineux
à Malko ; et à sa gauche un petit poussah, aux cheveux luisants de
brillantine et à la moustache cirée : Sancho Pança. Les cinq autres
hommes de la table étaient stupéfiants : tous vêtus de clair, ils avaient
le même visage dur et orgueilleux, les cheveux rejetés en arrière et l’œil
noir.
— Ce sont les cinq frères Mayo, glissa Felipe à Malko. Votre
organisation devrait les engager, Señor Linge. Ce sont les tueurs les
plus dangereux de l’Amérique Centrale. Malheureusement, ils ne sont
pas à vendre.
— Ils travaillent pour elle ?

— Pas pour elle. Avec elle. Ils n’aiment pas l’argent. Ils vivent dans la
villa Ariman. De temps en temps, ils disparaissent. Ils vont à Cuba ou
ailleurs. Les Américains avaient monté une base clandestine
d’entraînement pour les anticastristes, au sud de Campeche, près de la
frontière du Guatemala. Les frères Mayo y sont allés. La nuit. Ils ont
coupé la gorge à tous les instructeurs gringos et ils ont planté un
poignard dans le cœur du chef des Mexicains. Puis ils sont repartis. La
base a été fermée.
— Pourquoi font-ils cela ?

— Ils ont du sang indien. Ils haïssent les gringos et les Américains.
C’est pour cela qu’ils se sont mis au service de Castro. Ils rêvent de
libérer tout le continent de l’influence américaine. Pour cela ils sont
prêts à tout.
Malko regarda Felipe en biais :
— Vous aussi, vous avez du sang indien, non ?
Felipe rit :
— Qui n’en a pas ici. Señor Linge ? Mais la race indienne est vieille.
Son temps est passé.
Furieuse d’être tenue à l’écart, Mme Lentz se leva sans mot dire et se
dirigea vers les toilettes. Felipe en profita.
— J’ai des nouvelles du Chamalo, dit-il rapidement. On a vu sa
voiture sur la route d’Acapulco. J’espère pouvoir le faire suivre à son
arrivée.
— Acapulco ? C’est dans le coin qui nous intéresse ?
— Oui. Il faudrait y aller.
Mme Lentz revenait. Ils se mirent à parler pêche au requin.
Plusieurs fois, Malko accrocha le regard de Christina Ariman.
Toujours, il détournait le regard le premier. Pour une fois, ses yeux
d’or ne semblaient pas faire d’effet. En revanche il surprit dans les yeux
de la métisse une lueur qui lui laissa penser que les cheveux blonds
étaient appréciés dans ce pays.
Malko comprenait l’espagnol. Aussi saisissait-il des bribes de la
conversation que Christina dirigeait. Ils parlaient de l’élection de Diaz,
le nouveau président de la République.
Un orchestre tonitruant s’empara de la scène. Après quelques
mariachis, il se mit à jouer une étrange musique, faite de congas, de
sambas, de meringue, assez envoûtante. Aussitôt les dîneurs se ruèrent
sur la piste, se trémoussant à qui mieux mieux.
Christina Ariman se leva majestueusement et suivit sur la piste
l’éphèbe qui était à sa droite. Elle dansait avec une grâce merveilleuse,
et sa robe très décolletée offrait aux yeux une poitrine magnifique.
Malko réfléchissait. Il n’aurait pas de sitôt une occasion aussi bonne. Il
se leva et prit par la main Mme Lentz. Avec une petite prière d’excuses à
l’adresse de ses ancêtres viennois, il se lança dans la mexicanerie.
À peine sa danseuse eut-elle touché la piste qu’elle se mit à onduler
à une vitesse vertigineuse. Les yeux presque révulsés, elle se
trémoussait comme si sa vie en dépendait, rejetant la tête en arrière,
donnant de furieux coups de reins, comme pour répondre à une
étreinte invisible. Chaque fois que la soie de son tailleur effleurait
Malko, il se sentait une furieuse envie de la prendre dans ses bras pour
de bon et d’aller continuer ailleurs ce qu’elle commençait si bien toute
seule.
Christina Ariman avait disparu à l’autre bout de la piste. Par petites
touches sur les hanches, Malko commença sournoisement à pousser
Ilna Lentz dans la bonne direction, sans interrompre sa transe.
Bientôt, il se trouva juste derrière l’Indienne. C’est elle qui tourna la
première. Leurs regards se rencontrèrent. Il y eut un bref combat
silencieux, puis Christina ébaucha un très, très vague sourire. Malko
répondit avec ses deux taches d’or, en essayant d’y mettre le plus de
choses possible. Puis il s’éloigna. Il ne fallait pas donner l’éveil à sa
tigresse. Il la ramena, toujours en transe vers la table. Lui se contentait
de bouger un peu les pieds. Il avait horreur de ces rythmes tropicaux,
plus proches de l’épilepsie que de la valse.
Il y eut un break. Excitée par la musique, Mme Serge Lentz avait
visiblement envie de donner libre cours à son tempérament
volcanique.
Pour couper court, Malko se leva et disparut dans les toilettes.
Quand il revint, la musique endiablée avait repris. Il frôla Christina
et son estomac se noua. Cette femme l’attirait comme jamais aucune
femme ne l’avait attiré. Elle avait tout : la beauté, l’intensité,
l’intelligence et une classe de reine. Résigné, il repartit sur la piste avec
Ilna. Il y avait maintenant un monde fou. Les gens se moquaient de
leur dîner et les maîtres d’hôtel en profitaient pour faire disparaître les
plats, à peine entamés, qu’ils revendaient à prix d’or aux restaurants
du quartier.
Cette fois, il fallut à Malko plus de prudence pour retrouver
Christina Ariman. Mme Lentz avait abandonné l’Offrande au Soleil
pour une danse du ventre à deux. Mais elle était toujours en transe…
La manœuvre réussit encore une fois. Christina dansait avec un des
frères Mayo. Malko s’approcha d’eux au maximum. Une nouvelle fois il
capta le regard de la belle Indienne. Mais comme s’il avait senti
l’échange d’effluves, son cavalier la fit brusquement pivoter et Malko se
trouva nez à nez avec le Mexicain, qui le dévisageait avec une haine et
un mépris non dissimulés.
C’était maintenant ou jamais qu’il fallait tenter le coup. Malko
s’humecta les lèvres. S’il échouait, les Mayo le mettraient en pièces.
Il fit glisser entre ses doigts le bout de papier qu’il avait coincé sous
sa chevalière. D’une main ferme, il s’arrangea pour rester à proximité
de Christina. Comme si elle avait compris, elle ne bougeait presque
plus non plus.
Sur une tornade de maracas, la danse se termina. Malko laissa Ilna
Lentz partir devant. Christina venait derrière lui. En humant son
parfum, il la sentit s’approcher. Sans se retourner, il s’écarta
légèrement. Elle arriva à sa hauteur. Une fraction de seconde, ils se
frôlèrent. Elle était de la même taille que lui et il avait compté là-
dessus. Leurs mains se touchèrent. Le cœur dans la gorge et tout le
corps contracté, il tendit le papier plié. Mayo arrivait derrière lui.
Il y eut une bousculade, et il fut brutalement séparé de Christina.
Le papier n’était plus dans sa main. Mais il ignorait si Christina
l’avait pris ou s’il était tombé par terre. Avec le Mayo Brother, il était
délicat de se baisser pour explorer le plancher…
Il avait seulement noté : « Maria-Isabel, chambre 707, Malko. »
C’était une superstition : le 7 lui portait bonheur. Du moins il le
croyait. Plutôt rationaliste, il se jetait parfois sur un horoscope quand il
y avait un 7…
En tout cas, il n’y avait plus qu’à attendre. Ostensiblement, il régla
son addition — deux mille cinq cents pesos, horriblement cher pour un
poulet élevé au sable — et sortit. Pendant que Mme Lentz prenait son
manteau, il expliqua à Felipe le coup qu’il tentait.
— C’est dangereux, fit le Mexicain. S’ils savent qui vous êtes, ils
n’auront jamais une meilleure occasion de se débarrasser de vous.
Chez nous, au Mexique, les crimes d’honneur, ça ne coûte pas cher… Et
même si la señora Ariman vous prend pour un simple galant, il y a un
risque aussi. Il paraît qu’elle est un peu sadique…
« Soyez macho avec elle, c’est votre meilleure chance. De mon côté,
je vais prendre mes dispositions pour vous protéger. Que faites-vous
de la señora Lentz ?
— Ça dépend…

Justement elle revenait. Malko prit son courage à deux mains.


— Il faut que je passe à l’hôtel, expliqua-t-il. Felipe va te
raccompagner en taxi chez toi. Je te rejoins.
Elle se cabra tout de suite :
— Pourquoi ne puis-je pas venir avec toi ?
— Tu peux. Mais je dois rester à l’hôtel une demi-heure. J’attends
un coup de fil d’Amérique. Je ne veux pas te compromettre en te
faisant monter, et c’est désagréable de te laisser dans un bar ou dans
une voiture. Une jolie femme comme toi, cela disparaît facilement.
Mme Lentz se laissa convaincre par cet argument spécieux. Malko lui
baisa la main et la confía à Felipe. Il les regarda partir en taxi. Puis lui-
même se fit conduire au Maria-Isabel par un chauffeur qui voulait à
tout prix le mener à un strip-tease clandestin et maravilloso…
Il n’y avait aucun message. Il prit sa clef, se fit monter une bouteille
de vodka avec du lime, et attendit sur son lit, la réclame de Pepsi-Cola
dans l’œil.
À minuit et demi, le téléphona sonna. Malko laissa sonner deux fois
et décrocha.





CHAPITRE VI

La voix d’homme parlait l’anglais avec un épouvantable accent


espagnol :
— Señor Linge ? On vous attend devant l’hôtel.
Malko hésita une seconde, pensa au pistolet, qui se trouvait toujours
dans la valise, et se fia à son instinct. Laissant l’arme, il fila vers
l’ascenseur. Son interlocuteur avait raccroché sans attendre la réponse.
Le hall était désert. Malko aurait bien aimé apercevoir la silhouette
rassurante de Felipe. Mais le policier devait être aux prises avec la
redoutable Mme Lentz.
La voiture était devant l’hôtel, en double file, une Lincoln noire, qui
devait bien avoir sept mètres de long, une carrosserie spéciale. Les
vitres bleutées ne laissaient passer aucune lumière. Au lieu de la belle
Christina, c’étaient peut-être les frères Mayo qui attendaient à
l’intérieur.
D’une main ferme, Malko ouvrit la portière arrière gauche. Et resta
interdit : il entrait dans un salon.
Le compartiment avant était séparé de l’arrière par une glace
opaque. On ne voyait pas les autres vitres, cachées par d’épais rideaux
verts. Un petit bar, sur lequel était posée une télévision, faisait face à
l’arrière. Il n’y avait pas de banquette, mais un grand divan, sur lequel
se trouvait Christina Ariman. Aussi nue qu’un nouveau-né…
Elle était encore plus belle que Malko ne l’avait imaginée.
La carrosserie avait été tellement allongée qu’il y avait de la place
pour ce ravissant canapé, débordant de coussins de fourrure. Du vison.
Deux petites lampes aux abat-jour roses éclairaient faiblement la
scène. Une musique douce de mariachis semblait sortir de nulle part et
un air frais et légèrement parfumé filtrait par les pertuis de l’air
conditionné.
— Entrez, Señor Malko, fit la voix douce de Christina Ariman.
Malko eut à peine à se baisser. Presque machinalement, il baisa la
main de la Mexicaine, et s’assit en face d’elle, sur un petit fauteuil.
À demi allongée, Christina regardait Malko avec un léger sourire.
— Je vous prie d’excuser ma tenue, continua- t-elle en anglais,
mais, ici, je suis déjà presque chez moi. Voulez-vous boire quelque
chose ?
— De la vodka.
— Je n’en ai pas. Voulez-vous une tequila ?
Elle les servit tous les deux, puisant dans le bar.
Elle était aussi à l’aise que si elle avait porté une robe de Dior. Puis,
découvrant un micro, encastré dans le bois du canapé, elle prononça
une phrase rapide, dans une langue inconnue de Malko.
— C’est de l’indien, expliqua-t-elle. Mon chauffeur ne comprend
même pas l’espagnol.
La voiture démarra très doucement. Le chauffeur conduisait avec
tant de précautions que Malko avait l’impression de rester immobile.
On n’entendait que le chuintement de l’air conditionné, et la musique
de fond.
Christina lui tendit un gobelet plein de tequila. Il le regarda à deux
fois : c’était de l’or massif ; comme toutes les enjolivures du bar…
Pendant quelques instants, ils ne dirent rien. La Mexicaine observait
Malko moqueusement.
Très naturellement, en reposant son verre, il se pencha et effleura
ses lèvres. Elle bougea à peine, mais Malko sentit sa bouche
s’entrouvrir et il l’embrassa.
Sa peau était couleur de cuivre rouge, sans une imperfection. Elle se
laissa caresser, les yeux fermés. Puis, brusquement, les rouvrit,
immenses. Elle repoussa :
— C’est assez pour aujourd’hui, dit-elle.
Il en fallait davantage pour briser l’élan de Malko. Il enfouit sa tête
dans l’épaule soyeuse de Christina et voulut l’allonger complètement
sur le divan. Un des bras de l’Indienne quitta son cou et un objet dur
s’enfonça dans son sternum.
— J’ai dit : « assez ».
Il baissa les yeux : elle avait à la main un ravissant petit 6,35 au
canon argenté, mais dont le chien était levé.
Christina rit de la surprise de Malko :
— Cette voiture est insonorisée, dit-elle. C’est tellement plus
discret qu’une maison, où les domestiques écoutent aux portes… Je
peux vous tuer sans même faire sursauter mon chauffeur.
— Pourquoi me tuer ?
— Je n’aime pas être forcée.
— Pourquoi ce rendez-vous, alors ?
— Vous aviez eu du courage, pour m’aborder comme cela. Vous
méritiez une récompense. Mais je ne suis pas une putain qui couche
avec un gringo parce qu’il le lui demande.
Avec une secousse infinitésimale, la voiture s’arrêta.
— Nous sommes arrivés, dit Christina.

Elle lui tendit la main à baiser.


— Adiós, Señor Malko.

Il n’y avait rien à ajouter. Galant homme, Malko s’inclina comme s’il
prenait congé après un thé mondain.
— J’espère que le hasard nous remettra en présence, répliqua-t-il.

Elle le regarda moqueusement.


— En espagnol, adios signifie seulement « au revoir », Señor…

Il ouvrit la portière et reçut la réclame Pepsi-Cola dans l’œil. Il était


sur le trottoir devant le Maria-Isabel.
La voiture démarra aussitôt. L’air frais le surprit. Quelle étrange
aventure. Il n’arrivait pas à croire que cette femme fût mêlée à
l’histoire du CX 3. Pourquoi aurait-elle attiré son attention, dans ce cas
? Il lui aurait été aussi si facile de se débarrasser de lui, après leur
rencontre. Il suffisait de l’emmener chez elle et de le livrer aux Mayo.
L’instinct de Malko, pourtant, lui disait que Christina Ariman savait
qui il était. Certaines lueurs ironiques dans ses yeux. Et ce ne serait pas
la première fois qu’une femme de tête joindrait l’utile à l’agréable.
En attendant, il n’avait pas avancé d’un millimètre et n’avait
toujours aucune idée de ce qui était arrivé à Serge Lentz, pas plus de
l’endroit où se terrait Yoshico Tacata. Celui-ci pouvait frapper à tout
instant. Toutes les pistes s’évanouissaient : le Chamalo n’était peut-
être qu’un médecin marron un peu nerveux, et la belle Christina une
Indienne orgueilleuse au sang chaud.
Fichu métier ! Et cet hôtel coûtait les yeux de la tête. Les comptables
de la CIA allaient encore grincer des dents.
À pas lents, il entra dans le hall. C’était assez animé. Les gens
rentraient du spectacle et des groupes se souhaitaient le bonsoir dans
tous les coins.
Il remarqua un homme assis seul sur une banquette dans le hall. Il
prit sa clef. Aussitôt, l’homme se leva et s’avança vers lui.
— Amigo.

Toute la chaleur mexicaine tenait dans ce salut. Avec un sourire de


dépliant publicitaire, l’inconnu venait droit sur Malko, les bras grands
ouverts pour lui donner l’abrazo, le salut traditionnel mexicain, où l’on
s’étreint en se donnant dans le dos, des tapes en nombre proportionné
à leur amitié.
C’était visiblement une erreur. Un peu gêné, Malko se prépara à
subir ces embrassades intempestives. Avant de dissiper le
malentendu…
Mais, au moment où l’homme allait se jeter dans ses bras, quelque
chose d’étonnant se produisit. Deux hommes surgirent de nulle part et
encadrèrent l’inconnu souriant. Deux affreux, boudinés dans des
costumes fripés, le feutre sur les yeux, avec des moustaches de traîtres
d’opérette.
Chacun prit l’homme par un bras. Il se débattit furieusement et
décocha un coup de coude dans l’estomac du type de gauche, qui se
plia en deux avec un grognement. L’autre sortit promptement de sa
ceinture une arme comme on n’en voit plus que dans les westerns : un
colt au canon d’un kilomètre, tout nickelé. Il enfonça le bout du canon
dans les reins de l’homme souriant, qui s’arrêta à dix centimètres de
Malko, en vomissant un torrent d’injures espagnoles.
Malko pouvait voir ses yeux apeurés. Voulant repousser l’inconnu, il
le saisit par le bras. Aussitôt le premier affreux, qui s’était relevé, fonça
sur lui et, d’une bourrade, l’envoya rouler à dix mètres. Il était fort
comme un taureau.
Malko atterrit dans les jambes d’une femme qui hurla. De tous côtés
surgirent des employés d’hôtel. Pendant que Malko rêvait d’assommer
le gorille, celui-ci s’approcha, avec un sourire jusqu’aux oreilles, et lui
tendit la main pour l’aider. Sans piège.
— Excusez-moi, Señor, dit-il très poliment. J’espère que vous ne
vous êtes pas fait mal ?
Malko allait foncer quand il entendit derrière lui la voix de Felipe
Chano.
— Ne bougez pas, Señor Linge. Vous êtes en danger de mort.

Cette fois, Malko renonça à comprendre. Dans le hall, la panique


atteignait des sommets inespérés. L’homme souriant se débattait avec
le premier gorille, qui brandissait toujours son obusier. Le second vint
lui prêter main-forte. Felipe Chano, lui aussi, avait à la main un gros
pistolet. À ce spectacle une femme poussa un cri aigu et tomba raide
sur la moquette verte. Tout le monde parlait à la fois.
Chano hurla qu’il était de la police, mais personne ne le crut. À la
stupéfaction de Malko, plusieurs hommes sortirent des pistolets, qu’ils
brandirent d’un air menaçant. C’était Viva Zapata.
Dans un coin, une Américaine répétait sans arrêt :
— Ces gens sont fous.

Chano prit Malko par un bras:


— L’homme que nous avons arrêté a failli vous tuer.

— Quoi ? Celui qui voulait m’embrasser ?

— Oui. Il y en a peut-être d’autres. J’attends du renfort.

Il n’attendit pas longtemps. Dans un hurlement de sirènes, un


paquet de flics en uniforme surgit dans le hall, pistolets au poing et
moustaches en croc. Felipe les dirigea, et en quelques minutes ils
eurent parqué tous les occupants du hall dans le bar, provisoirement
transformé en camp de concentration. Le standing de l’hôtel en prenait
un coup terrible. À croire que tout ce barouf était organisé par le
Hilton, le concurrent d’en face.
L’homme souriant était maintenant étendu face contre terre, avec
les deux affreux assis sur lui. Malko et Chano s’approchèrent.
— Mais enfin, demanda Malko, vous êtes sûrs que vous ne
commettez pas une erreur ? Cet homme n’a pas été menaçant du tout.
Comment aurait-il ?…
— Regardez, dit Chano.

Un des affreux lui tendit avec précaution une espèce d’anneau en


plastique transparent, pareil aux bandes que les boxeurs utilisent pour
éviter de se casser les phalanges.
— Attention, dit Chano. Prenez-le par le bord.

Malko le saisit, et le regarda attentivement.


Du plastique sortaient une demi-douzaine de piquants marron,
longs d’un demi-centimètre environ. Comme les poils d’une brosse
usée.
— Vous avez entendu parler du curare, Señor Linge ? demanda
calmement Felipe Chano. Cet homme a tenté de vous empoisonner.
Cette bande était passée dans sa main droite, les piquants à l’intérieur
de la paume. En vous serrant dans ses bras, il les aurait enfoncés dans
votre dos. Vous n’auriez probablement rien senti. Il se serait excusé de
sa méprise et vous seriez parti. Mais, avant d’arriver à l’ascenseur, vous
auriez éprouvé une sensation de froid terrible. Vous seriez tombé, déjà
paralysé. Et vous seriez mort dans la demi-heure suivante, sans
qu’aucun médecin ne puisse vous sauver.
— Malko, fasciné, regardait les pointes. Décidément, la vie ne tenait
pas à grand-chose… Il avait été rarement aussi près de la fin. Il pensa à
Christina. Elle lui avait envoyé ce messager de mort. C’était bien dans
sa façon. Ça voulait au moins dire une chose : il était sur la bonne piste.
On ne tue que les gens gênants.
— Qui est cet homme ? demanda-t-il à Chano.

— Il s’appelle José Bolanos. Il tient un café, non loin d’ici. Nous le


connaissons bien. Venez avec nous, nous allons tenter de l’interroger.
— Ils montèrent dans la vieille Cadillac, salués respectueusement par
les deux affreux, qui avaient passé les menottes à José Bolanos.
— Ce sont d’excellents inspecteurs, précisa Felipe Chano. Les
hommes les plus sûrs que j’aie. Et les meilleurs tireurs de Mexico.
Désormais ils vont veiller sur vous. Tous les jours, pour s’entraîner, ils
s’exercent à s’éteindre mutuellement leurs cigarettes.
— Mais comment avez-vous pu deviner que cet homme voulait me
tuer ? demanda Malko.
— Le Mexicain sourit.

— Je n’ai rien deviné. Après avoir raccompagné la señora Lentz, je


suis revenu à l’hôtel. Vous étiez encore là. Ne voulant pas rester moi-
même, j’ai chargé un bolito, un petit cireur de chaussures de surveiller
les lieux. Moi, avec mes deux hommes, j’ai suivi la voiture de la señora
Ariman. J’aurais voulu coincer les frères Mayo. Mais vous m’avez
seulement emmené dans les Jardins du 12-Mai. Nous sommes revenus
en même temps que vous, et mon gosse m’a dit qu’un homme vous
avait demandé. Il était encore dans le hall. C’était José
— Bolanos. Nous l’avons surveillé, et quand j’ai vu qu’il venait vers
vous, nous sommes intervenus…
— Mais pour le curare ?

— Ce n’est pas la première fois. Le président de Cuba libre est mort


l’année dernière, d’un arrêt du cœur, à l’aéroport. Un admirateur
venait de lui serrer la main.
— C’était Bolanos ?

— Je ne crois pas. Mais des gens de l’organisation qui nous intéresse.


Le curare est beaucoup plus discret que le revolver. Et c’est une arme
traditionnelle des Indiens, ne l’oubliez pas.
Ils étaient arrivés. Dans un coin des couloirs de la Securitad, fort
animés, dormaient deux petits cireurs, la tête sur leur boîte à
chaussures. Felipe Chano les enjamba avec précaution.
— Ce sont nos meilleurs informateurs, dit-il à Malko. Ils vont partout
et personne ne les remarque. Et, ici, ils sont au chaud pour dormir.
Le bureau de Felipe était plein de gens. Au milieu, José Bolanos,
ficelé sur une chaise.
— Il ne veut rien dire, expliqua un des affreux. Il n’avait pas d’autre
arme sur lui. Il nie que ce soit du curare. Il dit que nous sommes fous.
— C’est facile à prouver, dit Felipe tranquillement.

— Il prit la bande de plastique et la passa à sa main. Puis il


s’approcha du prisonnier.
— Tu avoues ? demanda-t-il.

— José Bolanos cracha par terre devant lui.

— Bien. Tu l’auras voulu.

Lentement, Felipe Chano approcha sa main du visage de Bolanos.


Celui-ci ne bougeait pas. Mais Malko pouvait voir la couleur se retirer
de son visage.
— Ce n’est pas la première fois que quelqu’un mourra ici
accidentellement, dit le policier. De toute façon, tu ne peux pas nous
servir, puisque tu ne sais rien.
D’un geste vif, il approcha encore sa main, comme pour griffer
Bolanos.
Le prisonnier rejeta le visage en arrière et poussa un cri inhumain.
Le masque d’impassibilité avait fondu. Les traits hagards, il cherchait
à fuir la main qui le menaçait. Mais il n’avait pas parlé…
Felipe Chano enleva la bande et la mit dans son tiroir.
— Je crois que vous êtes fixé, Señor Linge, dit- il. Nous ne tirerons
rien de cet homme. D’ailleurs il doit en savoir très peu. Ce n’est qu’un
tueur à gages. Je vais le faire mettre pour la nuit dans une cellule avec
quelques serpents. Il y a des gens qui n’aiment pas ça du tout. Peut-
être le señor Bolanos est-il de ceux-là ? C’est notre « troisième degré »
à nous.
On emmena Bolanos.
Felipe Chano alluma une cigarette et dit à Malko :
— José Bolanos est le meilleur ami de Luis Chico, le Chamalo.

Malko le savait.








CHAPITRE VII

L’odeur, dans la voiture, était insupportable. José Bolanos, serré


entre les deux pistoleros, exhalait une senteur âcre et douceâtre à la
fois, faite de sueur, de saleté et de cette fade odeur de mort qu’on
retrouve partout au Mexique. Malko frissonna. Les cellules ne devaient
pas être joyeuses.
Les deux pistoleros, eux, sentaient la poudre. C’eût été normal si ce
n’avait pas été de la poudre de riz bon marché, dont ils s’arrosaient
pour effacer le relent suri de leurs vêtements. Depuis que Malko les
avait vus, ils avaient toujours les mêmes chapeaux noirs à large bord,
les mêmes chemises jaunes avec cravate assortie, les mêmes costumes
rayés bleus, étroitement boutonnés et les mêmes chaussures très
pointues, « pour les coups de pied ». Plus, bien entendu, les colts
nickelés passés dans la ceinture. Ils devaient se coucher sans même
retirer leurs chapeaux. « Toujours prêts à servir. »
Felipe conduisait. Chaque fois qu’il passait devant une église, il
esquissait un discret signe de croix. Par sympathie, les pistoleros
inclinaient la tête. Quelle équipe !
— Nous allons encore loin ? demanda Malko.

— C’est ici, Señor Linge, répondit Felipe.

C’était une espèce de terrain vague, entouré d’une palissade. Un


garde indiscutablement endormi était posté à l’entrée. Les pistoleros
tirèrent brutalement Bolanos de la voiture et firent luire leur artillerie
au soleil.
Ils entrèrent les premiers, bottant joyeusement les fesses du
prisonnier.
En examinant les lieux, Malko eut un froncement de sourcils. Il n’y
avait au milieu du terrain qu’un poteau, fort semblable à un poteau
d’exécution… D’ailleurs, les deux pistoleros étaient déjà en train d’y
ficeler Bolanos.
— Hé, fit Malko, vous n’allez pas le tuer tout de suite !
Felipe découvrit ses dents d’ivoire.
— Non, non, Señor. Quand vous voudrez, vous le tuerez vous-
même. Il est à vous. Ici, c’est la salle d’interrogatoire especial. Il faut
savoir qui lui a donné l’ordre de vous tuer.
— Comment allez-vous faire ?
— Regardez. Nous ne sommes pas des sauvages. Ici, il n’y a pas de
baignoire ni d’électricité. On se traite en hommes. D’ailleurs c’est
seulement la première partie.
Felipe s’approcha du prisonnier attaché au poteau.
— Es-tu décidé à parler, chien immonde ? demanda-t-il presque
allègrement.
Bolanos haussa les épaules et répondit par une obscénité.
— Que Notre-Dame de la Gratitude te protège ! conclut Felipe
affectueusement. Et il le gifla à toute volée.

— Il avait blasphémé, expliqua-t-il à Malko. C’est un homme sans


foi ni loi.
Il fit un signe aux deux pistoleros qui s’étaient assis sur une caisse.
Ils se levèrent d’un bond et sortirent leurs obusiers nickelés.

— Prenez place, dit aimablement Felipe, en désignant la caisse.


Les deux hommes se rassirent sur les planches, comme sur les
gradins d’une arène. Le toro s’appelait José Bolanos, et il ne voulait
pas du tout être mis à mort. Attaché à son poteau en plein soleil, la
sueur commençait à couler sur son visage, mais il demeurait
impassible.
Fermé par des palissades de bois, le terrain vague constituait un
petit monde isolé.
Un des pistoleros s’approcha du prisonnier et glissa entre ses lèvres
un long cigarillo noirâtre, à moitié fumé.
Bolanos tira dessus avec avidité.
L’autre se retourna avec un geste de serpent et même Malko ne le vit
pas sortir son pistolet.
La moitié du cigarillo disparut.
Le second pistolero eut un geste aussi rapide, et le mégot du cigarillo
fut arraché des lèvres de Bolanos.
Les deux hommes éclatèrent de rire et se tapèrent sur les cuisses en
remettant leurs armes dans leur ceinture. Bolanos était pâle comme un
mort et Malko assourdi par les deux détonations.
Felipe hocha la tête, approbateur.
— Ils sont très adroits.
En tout cas, personne ne devait se plaindre deux fois de leur
maladresse.
On remit entre les lèvres de Bolanos un second cigarillo. Il le cracha.
Nettement désapprobateur, le premier pistolero le ramassa et le lui
planta dans l’oreille droite. Puis il se recula en riant largement :
— Ne bouge pas, hombre, ou tu seras sourd comme un pot !
Bolanos cracha une bordée de jurons, mais ne bougea pas. Le
second pistolero envoya son arme en l’air, la rattrapa et tira.
Le cigarillo disparut de l’oreille.
Ce fut ensuite le tour de la seconde oreille, puis des deux. Cette fois,
les deux pistoleros tirèrent en même temps. Eberlué, Malko assistait à
cet étrange numéro de tir à la cible vivante. Bolanos faisait bonne
contenance, mais il était gris. Les énormes balles de 45 qui le frôlaient
lui auraient fait éclater la tête, à cette distance-là.
Pendant que les deux pistoleros rechargeaient leurs barillets, Felipe
revint vers Bolanos et lui demanda poliment qui l’employait.
Le prisonnier eut encore la force de lâcher une bordée de jurons, qui
choqua profondément Felipe.
— Continuez ! ordonna-t-il à ses deux sbires.
— Vous n’avez jamais d’accident ? demanda Malko.
— Rarement, Señor Linge, rarement. On se déshonore quand on
abîme les gens. Mais les prisonniers, eux, ne le savent pas. Ils croient
que c’est très dangereux. En tout cas, c’est très mauvais pour les nerfs.
Après ça, le soir, on dort mal.
Ou trop bien, pour longtemps…
La fusillade reprit. Les cigarillos épuisés, les boutons de la veste de
José Bolanos sautèrent un à un. Puis sa ceinture.
Il y eut une variante de Guillaume Tell, avec un avocat posé en
équilibre sur la tête du prisonnier. Troué comme une écumoire, le fruit
termina sa carrière dans un coin du terrain.
Bolanos ne réagissait plus. On discernait maintenant chez lui un
tremblement convulsif du bras gauche. Comme le plus coquet des
pistoleros lui tournait le dos et entreprenait de faire sauter un mégot,
vraiment très court, en visant dans une petite glace, il eut un faible cri
de protestation.
Felipe bondit sur ses pieds.
— Tu veux parler ?
Bolanos s’était déjà repris. Felipe fit signe de continuer.
— Ça commence à marcher.
Les pistoleros ouvrirent de nouveau un feu nourri, avec entrain. On
se serait cru à la bataille des Alamos. Les balles sifflaient autour de
Bolanos comme des guêpes mortelles.
Malko s’aperçut qu’une dizaine de gamins s’étaient hissés sur les
palissades et assistaient au supplice avec des glapissements de joie.
Soudain, un des pistoleros sortit de sa poche un mouchoir rouge et,
l’air sinistre, vint le glisser dans la pochette de Bolanos, juste à la place
du cœur.
— Adiós, Señor, dit-il sobrement.
— Les meilleures choses ont une fin, ajouta le second.
— Nous n’avons droit qu’à une balle, reprit le premier. Tirée par-
dessus l’épaule, à vingt pas. Si je rate, vous aurez la vie sauve.
C’est-à-dire autant de chances que de vider le Pacifique avec une
petite cuillère…
Le premier pistolero s’éloigna à pas lents. Le second resta près de
Bolanos. Pour le coup de grâce.
Malko comptait les pas ; quinze, seize, dix-sept… C’était vraiment la
corrida de muerte, chère aux Mexicains.
Dix-huit, dix-neuf…
— Non ! hurla Bolanos, au moment où l’autre allait se retourner.
Je vais parler.
— Qu’on aille lui chercher à boire, ordonna Felipe. Et apportez-
moi aussi une bière.
Déçus, les gamins huèrent Bolanos. Un pistolero les fit taire en
tirant deux coups en l’air. Abruti de soleil et de chaleur, Malko aurait
avalé un tonneau de vodka-tonic, boisson inconnue dans cette contrée.
La tête sur la poitrine, Bolanos semblait évanoui. De longues rigoles
de sueur coulaient sur son visage, mêlées à la poussière rougeâtre. Sa
veste aux boutons arrachés pendait lamentablement.
Le premier pistolero revint, précédant un garçon de café avec un
plateau chargé de verres. Honneur au vaincu ! On servit d’abord
Bolanos. Claqué affectueusement par le pistolero, il reprit conscience
et avala d’un trait la bière. Felipe fit de même et paya le garçon, qui
repartit, sans risquer le moindre commentaire. Il est vrai que, dans un
pays où l’on vend les pistolets dans les pharmacies…
— Retournons au bureau, dit Felipe. Le señor Bolanos va parler et
il faut enregistrer la déposition. Vamos, Señor Linge.
L’odeur était encore pire qu’à l’aller. Les deux pistoleros babillaient
gaiement de détails techniques et Bolanos somnolait.
Après la chaleur du terrain, le bureau de Felipe parut délicieusement
frais à Malko. Bolanos, toujours attaché, s’effondra sur une chaise.
Felipe mit une feuille de papier dans sa machine et dit à Malko :
— Je crois que je l’interrogerai mieux tout seul, Señor Linge. Vous
pouvez vous reposer dans la pièce à côté. Il y a des fauteuils. Revenez
dans une demi-heure.
Malko ne se le fit pas dire deux fois. Son costume était tellement
imprégné de poussière que la moindre tape en faisait jaillir un nuage.
Avec sa pochette, il entreprit de se nettoyer et de frotter ses lunettes. Il
plia soigneusement sa veste et s’allongea dans le fauteuil. Aucun bruit
ne venait de la pièce d’à côté.
La chaleur aidant, Malko s’assoupit. Lorsqu’il se réveilla en sursaut,
une heure avait passé. Il remit sa veste et frappa à la porte du bureau
de Felipe.
Pas de réponse.
Il entra.
Felipe dormait, affalé sur son bureau. La chaise où Bolanos avait été
assis était vide. Intrigué, Malko fit le tour du bureau. La feuille de la
machine était toujours blanche.
Malko secoua Felipe. Le Mexicain grogna, mais ne bougea pas. Il
fallut que Malko lui prenne les cheveux à pleine main et lui secoue
violemment la tête pour que le policier ouvre les yeux. Il se dressa et fit
quelques pas dans la pièce, en titubant légèrement.
« Mais il est ivre mort ! » se dit Malko. Pourtant Felipe ne sentait
pas l’alcool.
Il était revenu s’asseoir derrière son bureau. Il avait maintenant les
yeux grands ouverts, mais ne semblait pas voir son interlocuteur.
— Felipe ! cria Malko. Qu’est-ce qu’il y a ? Où est Bolanos ?
Le policier le regarda, sans comprendre.
— C’est un salaud, murmura-t-il. Un salaud.
Malko sursauta.
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
Felipe tapa du poing sur la table.
— Ma femme, il veut ma femme ! Mais je le tuerai, si je le prends à
rôder autour d’elle !
— Mais qui veut votre femme ? répéta Malko. Il n’y comprenait
plus rien.
Le policier s’anima tout d’un coup. Il frappa du poing sur son
bureau. Ses yeux étaient grands ouverts, mais avec un regard fixe,
étrange. Il menaça Malko de son doigt tendu :
— Hombre, je ne dis rien mais je remarque tout! Trois fois, depuis
six mois, je suis parti pour Taxco où je n’avais rien à faire. Je sais qu’il
veut m’éloigner pour la voir tranquillement. Il a de l’argent, une belle
voiture. Il croit que toutes les femmes peuvent être à lui, comme ça,
comme des putas !… Mais pas la mienne, Señor ! Pas la mienne !
Il se tut un instant.
— Vous savez ce que j’ai fait, la dernière fois ?… Avant de partir en
mission… S’il le savait, il me révoquerait !
En confidence, il se pencha vers Malko :
— J’ai glissé une livre de sucre dans son réservoir d’essence. Il a
trépigné pendant une heure, paraît-il. Vous pensez !… le puissant
capitaine Herrero de la Policía Especíale, victime d’un tour de voyou !
Je riais tout seul sur la route. Le mecánico, il a mis deux jours à
nettoyer tous les tuyaux.
Satisfait, Felipe se tut. Son regard était toujours aussi étrange. Il
était drogué. Mais par qui et comment ?… Les complices de Bolanos
devaient avoir des intelligences dans la place, pour être parvenus à
droguer le policier dans son bureau et à faire évader le prisonnier.
Felipe continuait à parler tout seul. Il appela Malko et lui montra un
coin de la pièce :
— Regardez, Señor, comme elle est belle !

Dans la direction indiquée, il n’y avait que le mur sale et une vieille
affiche.
Extasié, Felipe murmura :
— Une tête de vierge et un corps, Señor, un corps !… Dieu n’a jamais
fait mieux. Regardez ce balancement… Ce port ! C’est une déesse, ce
n’est pas une femme. Et ces longs cheveux noirs !…
Malko commençait à être sérieusement inquiet, Bolanos avait
disparu et Felipe était fou. Belle journée… Il décida de tenter une
expérience. Il avait lu pas mal de choses sur les drogues mexicaines.
— Venez, dit-il à Felipe, avec autorité.

Docilement, le Mexicain se leva et le suivit. Les couloirs de la


Securitad étaient déserts. C’était l’heure de la sieste. Jusqu’à la sortie
ils ne rencontrèrent personne.
En face, il y avait un bistrot.
— Traversons, dit Malko.

— Si, Señor, acquiesça docilement Felipe.

Si Malko n’avait pas retenu le malheureux, il se serait fait écraser


par une voiture. Il obéissait comme un automate.
Dans la cafétéria bonne surprise : les deux pistoleros dévoraient des
tamales à la sauce verte. En voyant Malko et Felipe, ils se levèrent d’un
bond et ôtèrent leurs chapeaux. Felipe les regardait sans les
reconnaître. Malko expliqua :
— Il est drogué. Aidez-moi à le soigner.

Il avait parlé espagnol. Les deux pistoleros se regardèrent. Le


premier lâcha une bordée de jurons espagnols et indiens, à faire
s’écrouler une cathédrale. Le second vola comme une fusée à travers la
rue. Il devait aller chercher Bolanos.
Bon réflexe, mais tardif.
Le premier avait tiré de sa poche une petite fiole, contenant une
poudre blanche. Il en versa une grosse pincée dans un verre d’eau et le
fit boire à Felipe.
Le résultat ne se fit pas attendre. Felipe devint blanc comme un
mort, puis vert, puis rouge, s’accrocha au comptoir, vomit un jet de
bile, redevint vert, bava, éructa des mots incompréhensibles et s’affala
par terre, secoué de tremblements.
Compatissant, le pistolero hocha la tête et dit à Malko :
— C’est une médecine très forte. Quand vous avez trop bu, c’est
très bon. Il tendit la fiole à Malko. Si vous voulez…
— Merci, fit Malko.
Il faut dire que l’aspect de Felipe n’était pas engageant. On aurait dit
un épileptique en pleine crise. Effaré, le patron de la cafétéria regardait
la scène sans intervenir. Les pistoleros avaient bonne réputation en ces
lieux.
Le second revint, l’air plus sombre que jamais. Il ne devait pas avoir
retrouvé Bolanos.
Enfin Felipe se calma. Les deux autres l’aidèrent à se remettre sur
pied, balayèrent trois ou quatre consommateurs pour l’installer au
comptoir, essuyèrent sa bave avec une tendresse maternelle et lui
firent boire une tasse de café noirâtre et brûlant.
Il eut un hoquet et dit :
— Hijo de puta. Où est-il, ce chien, que je le tue ?
« Ça y est, il recommence ! » se dit Malko.
Mais, cette fois, le policier était dégrisé. Il attrapa le premier
pistolero par sa cravate jaune et se mit à le secouer, en proférant des
imprécations effroyables en dialecte indien.
L’autre ne pipait pas, mais ses moustaches en tremblaient de honte.
— Tu t’es trompé ! hurlait Felipe. Tu m’as trahi. Je vais te renvoyer
dans ton village, d’où tu n’aurais jamais dû sortir. Te mettre à la
circulation… tu es un chien !
— Si, hombre, fit le pistolero.
— Foutez le camp tous les deux ! hurla Felipe.
Retrouvez-le. Je ne veux pas vous revoir sans lui. Vous ne serez pas
payés tant que vous ne l’aurez pas ramené.
Ils ne se le firent pas dire deux fois et disparurent comme des
bolides. Le sol allait devenir brûlant pour José Bolanos. Malko
commençait à comprendre, mais voulait être sûr.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il.
Le policier serra les poings.
— Ces idiots ont tout fait rater. L’interrogatoire, là-bas, ce n’était
que la première partie, pour l’abrutir. Je lui avais préparé un verre de
bière avec une drogue que nous utilisons souvent : du mezcal. Cela
donne des hallucinations, et surtout cela ôte toute volonté. Bolanos
aurait répondu à toutes mes questions…
— Et alors ?
— Ils se sont trompés de verre ! C’est moi qui ai bu la mauvaise
bière… Bolanos a filé dès que j’ai été endormi. De plus, j’avais dit à mes
deux imbéciles de rester à ma porte… Ils sont venus ici prendre des
paris pour les combats de coqs, ces chiens ! C’est vous qui m’avez
trouvé ? Je dormais ?
— Oui, oui, confirma Malko. Vous dormiez.
Inutile de lui raconter qu’il était au courant des mécomptes de sa vie
amoureuse. Les Mexicains sont si susceptibles…
— Bolanos est loin et je suis déshonoré, conclut Felipe. Et j’ai
tellement mal à la tête que je me demande si j’ai encore une tête.
Il reprit du café. Au même moment, la porte s’ouvrit sur les deux
pistoleros, hilares.
— Vous l’avez ? aboya Felipe. Sainte Mère de Dieu, j’irai vous
porter un cierge !
— Si, hombre, firent-ils en chœur. Dans la voiture.
— Amenez-le.

Ils secouèrent la tête, toujours hilares, et le plus jeune se passa le


doigt sur la gorge, avec un geste qui fit casser trois tasses au patron de
la cafétéria.
— Impossible, hombre.

Malko et Felipe se ruèrent dehors. La voiture sans âge des pistoleros


se trouvait devant le bistrot. Sur la banquette arrière, José Bolanos
était tassé en boule, aussi mort qu’on peut l’être, la gorge ouverte d’une
oreille à l’autre.

CHAPITRE VIII


En descendant de l’avion, on avait l’impression de pénétrer dans de
la glu. La température devait avoisiner 50°. Il n’y avait pas un souffle
de vent et une légère brume de chaleur cachait la mer.
Malko était en nage. Par coquetterie, il avait tenu à mettre une veste
et une cravate, tandis que Felipe Chano se contentait d’un pantalon de
toile et d’une chemisette à manches courtes. Le policier avait mis tous
ses bagages dans un vieux sac militaire de toile kaki, y compris un long
pistolet argenté et trois boîtes de cartouches.
Ils avaient décidé de partir pour Acapulco, après l’interrogatoire raté
de José Bolanos.
Ce qui avait décidé Malko, c’est que, le matin même, Christina avait
pris la route d’Acapulco. Cela faisait beaucoup de coïncidences.
Le Chamalo aussi avait disparu par là. Maintenant Malko savait que,
grâce à Mme Serge Lentz, il avait mis le doigt sur un point brûlant.
Au moment de descendre la passerelle, il se retourna, sentant un
regard posé sur lui. Il n’eut pas à réfléchir longtemps. Un des cinq
frères Mayo s’avançait à deux mètres de là, le regard dans le vague.
Encore une coïncidence !
Felipe était descendu le premier. L’aéroport étant située à vingt-six
kilomètres de la ville, il fallait louer une voiture. Après avoir refusé une
jeep, au toit de toile rose un peu trop voyant, Malko obtint une
Chevrolet décapotable, pas trop pourrie. Felipe inspecta
soigneusement la voiture. Depuis le curare, il valait mieux être
méfiant.
Il leur fallut une demi-heure pour arriver au Hilton, où Malko avait
fait retenir deux chambres. C’était la pleine saison, mais l’ambassade
américaine avait passé un discret coup de fil, et on leur donna deux
chambres surperbes au dixième étage.
Felipe Chano ouvrait des yeux émerveillés. Il faut dire que le Hilton
était assez extraordinaire. Enorme bloc de béton posé à même la plage,
toutes ses chambres donnaient sur la baie. Une terrasse presque aussi
grande que la chambre permettait de vivre dehors. En bas, une rivière
artificielle serpentait dans un jardin, afin que les Américaines arrivant
de Miami, puissent éviter l’eau non désinfectée de la baie d’Acapulco.
Certaines restaient là un mois sans jamais tremper le bout du pied
dans le Pacifique…
Felipe Chano vint discrètement frapper à la porte de Malko.
— J’ai ici quelques informateurs, dit le Mexicain. Nous devrions aller
faire un tour en ville.
Malko se changea et ils partirent tous les deux. Auparavant, Malko
envoya un câble à Washington, pour signaler sa présence. La veille, un
messager de l’ambassade lui avait apporté un pli cacheté à remettre en
main propre. Malko avait dû le lire deux fois pour se persuader Qu’il ne
rêvait pas. Ce que le général Higgins mettait à sa disposition pour
détruire la menace pesant contre les USA était tout simplement
fantastique…
La première chose à faire était de mettre la main sur le Chamalo. Lui
les conduirait aux autres…
Par le boulevard du bord de mer, ils arrivèrent dans le centre de la
ville. La chaleur était toujours aussi étouffante. Les boutiques
regorgeaient de chapeaux et de colifichets pour touristes. Des ruelles
étroites débouchaient dans une rue grouillante, inconnue des touristes,
où Felipe trouva son chemin avec aisance. Il gara la voiture, au milieu
d’une nuée de gamins éperdus de curiosité. Dans une boutique au
rideau de fer à moitié baissé, des hommes, torse nu, s’affairaient
autour de machines et de bureaux, devant un demi-cercle
d’adolescents admiratifs. C’était la rédaction et l’imprimerie du
quotidien local El Tropical.
Le rédacteur en chef, assis à un vieux bureau, face à la foule, relisait
une morasse. En voyant Felipe, il fit un large sourire et désigna deux
tabourets.
Il n’y eut pas d’abrazos, mais de vigoureuses poignées de main. Puis
Felipe entra dans le vif du sujet : Luis Chico, le chirurgien, le Chamalo,
avait auparavant vécu dans la région, où il avait même été arrêté. Peut-
être le vieux journaliste se souvenait-il des circonstances ?
À cause du tintamarre des machines, il fallait hurler les demandes et
les réponses, ce qui enlevait beaucoup de discrétion à l’interrogatoire.
Mais le journaliste ne se souvenait de rien.
— Et les archives ? demanda Malko. Ils n’ont pas d’archives ?

Felipe traduisit.
Le rédacteur en chef éclata de rire et ouvrit à gauche de son bureau
un minuscule tiroir, ou s’entassaient une centaine de vieilles photos.
— Voilà ma bibliothèque, Señor, dit-il. Nous brûlons tout au fur et à
mesure.
Ils s’excusèrent et sortirent. Au moment où ils franchissaient la
porte, le journaliste les rappela.

— Il y a quelqu’un qui pourrait peut-être vous renseigner, dit-il. Il
s’appelle Rolando, vous le trouverez facilement. C’est un des plongeurs
de La Perla. Il est là tous les jours. C’est le plus vieux. Il connaît bien le
Chamalo, car il est dans tous les coups louches d’Acapulco. Mais je ne
sais pas s’il voudra parler.
Ils remercièrent et partirent avec, en prime, un numéro tout frais
d’El Tropical.
— Qu’est-ce que c’est que La Perla ? demanda Malko à Felipe, quand
ils furent revenus dans la voiture.
— Le restaurant le plus connu d’Acapulco. On y dîne, on y danse au
clair de lune, et surtout c’est là, devant la terrasse, que plongent tous
les soirs les fameux plongeurs d’Acapulco. Ils se jettent de quarante
mètres de haut dans un étroit canon où reflue la marée. C’est très
spectaculaire.
— Bien. Je vois où nous allons dîner ce soir, conclut Malko.

De retour à l’hôtel, Malko décida d’aller passer une heure à la plage.


Felipe vint lui apporter un mystérieux petit flacon.
— C’est de l’huile de palme, dit-il. Ne mettez pas vos produits
américains, sinon ce soir vous n’aurez plus de peau.
Malko obéit et le policier l’oignit paternellement d’une huile
incolore. Lui-même avait la peau tannée et bronzée comme du vieux
cuir.
Sur la plage, presque déserte, Felipe avait eu une longue
conversation avec un plagiste, qui emmena les deux hommes sous un
cocotier, où il déploya deux nattes.
— Il y a une jeune Américaine, arrivée seule depuis deux jours, qui se
met là tous les matins, expliqua Felipe.
Effectivement, un quart d’heure plus tard, le plagiste goguenard
convoyait une grande fille aux longs cheveux noirs et à la peau écarlate,
qui, avec des grimaces de souffrance, s’allongea à dix mètres d’eux.
Sans insister, ils s’éloignèrent et firent les cent pas sur la plage. Le
policier était un peu inquiet. Il trouvait que Malko prenait son travail
bien à la légère. Malko lui expliqua que, dans ce genre d’affaire, le
moindre faux pas pouvait déclencher des catastrophes. Ils étaient
surveillés ; donc plus on les croirait décontractés, mieux cela vaudrait.
Un seul point était certain. On avait tenté de tuer Malko. Mais cela
pouvait venir du Chamalo, des Cubains, ou même d’un amoureux de la
belle Christina. Mais le procédé ne ressemblait pas à une vengeance
d’amoureux.
Une voix aiguë interrompit la rêverie de Malko.
— Tu veux une jolie broderie pour ta fiancée ? demandait une voix
enfantine en espagnol.
Malko leva le nez.
Un gamin d’une dizaine d’années, vêtu d’une culotte en loques et
d’un maillot de corps, se tenait près de lui, un sac plein de colifichets à
la main. Tous les matins il arpentait la plage avec sa pacotille.
— Je n’ai pas de fiancée, dit Malko en souriant.

— Tu es un bel hombre, dit le gamin. Tu peux en trouver facilement.


Il faut leur faire des cadeaux…
— Merci.

Le gamin s’accroupit à côté de lui, et lui posa sur le poignet une


patte bronzée et dure.
— Tu ne veux pas de coquillages ? Des dentelles ? Des foulards ?

Malko secoua la tête.


— Alors, tu veux une femme ? Je connais les plus belles d’Acapulco.
Tu veux que je t’emmène au redlight district ? Tu veux une fille neuve,
qui n’a jamais été avec un homme ?
Du coup, Malko le regarda, un peu surpris. Le gosse soutint son
regard. Au-delà de la fraîcheur de son âge, il avait déjà dans les yeux la
dure lueur qu’on trouve chez ceux qui ont à se battre tôt.
— À ton âge, tu vas chez les filles ? se moqua Malko.

— Cabron ! Qu’est-ce que tu crois ? J’ai douze ans et j’ai déjà connu
des femmes. Je suis macho, tu sais. Alors, tu veux que je t’emmène ?
Nous irons tous les deux dans la plus belle casita d’Aca- pulco. Et nous
boirons de la tequila…
Malko était dépassé.
— Comment t’appelles-tu, petit ?

— Pépé.

— Écoute, Pépé. Je ne veux pas de femmes, tu comprends. Je suis ici


pour me reposer.
Soupçonneux, Pépé le regarda :
— Tu es un maricon, alors ? Tu n’en as pas l’air, pourtant. Je vais te
conduire chez mon copain Gustave. Il connaît des garçons jeunes,
comme tu aimeras…
Pépé le regardait par en dessous, en faisant glisser du sable entre ses
doigts. Pour cent pesos, il aurait offert sa sœur.
Malko le regarda sévèrement.
— Je ne veux ni filles, ni garçons, Pépé. Et si tu continues, tu vas
avoir une fessée. Tu devrais être à l’école.
Le gosse se releva et haussa les épaules. Il sentait qu’il valait mieux
ne pas insister.
— Peut-être que tu n’es plus du tout un homme, lança-t-il
sarcastiquement. Mais, souviens-toi, je connais Acapulco mieux que
tous les guides… Si tu veux me voir, tu me demandes à la Cantina
Estrella, derrière l’hôtel Prado-Americana. Adios.
Il s’éloigna en enfonçant ses petits pieds bruns dans le sable doré,
balançant négligemment sa marchandise. La plage était encore peu
peuplée. Le radeau était vide et le canot du ski nautique reposait
immobile en face de l’hôtel. Ce qui donna à Malko une idée. Il se leva et
allait s’incliner devant la jeune Américaine.
— Je suis le prince Malko Linge, dit-il d’un ton suave, en anglais. Me
feriez-vous la joie de partager ma promenade en bateau ? Cela ne
pourrait que soulager vos coups de soleil.
Et il lui tendit la main pour l’aider à se lever. C’est un truc qui
marchait toujours. Machinalement, elle donna la main et se sentit
attirée par un bras puissant…
Trois minutes plus tard, ils discutaient prix avec le conducteur du
bateau. Les affaires de ce personnage marchaient bien : toutes ses
dents de devant étaient en or, ce qui lui donnait un air perpétuellement
joyeux. Il biglait en coin la compagne de Malko… presque aussi grande
que ce dernier, la silhouette mannequin, avec une très belle poitrine,
de longs cheveux noirs et des yeux bleus rieurs.
— Je m’appelle Ariane, dit-elle à Malko. Et je ne suis pas princesse.
Seulement publiciste…
— Vous êtes née princesse, répliqua Malko.

Ils nagèrent pour rejoindre le Chris-Craft. Elle nageait plus vite que
lui et il en fut un peu vexé. Il se rattrapa en exécutant un magnifique
départ de ski nautique.
Une demi-heure plus tard, ils rôtissaient tous les deux au soleil,
dans la baie de Puerto-Marquès, sous l’œil blasé du chauffeur. Le soleil
tapait tellement qu’il fallait se tremper dans l’eau toutes les cinq
minutes.
Ariane passa un doigt léger sur le maillot de Malko.
— Qu’est-ce que c’est, ça ?

« Ça », c’était le monogramme brodé sur le maillot.


— Ce sont mes armes, expliqua-t-il. Une couronne à sept branches.

— Vous êtes vraiment prince ? dit rêveusement la jeune fille. Je


croyais que c’était une plaisanterie… c’est la première fois que je
rencontre un prince. Vous en avez, de la chance !
Malko soupira :
— Si on veut…

Il songeait que, sans ce titre, il serait probablement ingénieur ou


commerçant. Mais il avait toujours cherché à se singulariser, à garder
quelque chose de l’individualisme courageux qui avait forgé la longue
chaîne de ses ancêtres. Il se sentait responsable de quelque chose. Il
n’aurait jamais pu être barman ou représentant en aspirateurs. Au
fond, il était terriblement conservateur.
Parfois, il avait même l’impression de vivre dans un autre siècle. Il
n’avait plus de famille vivante. Mais il ne se sentait jamais seul. Il lui
suffisait de penser à son caveau de famille, où dormait une bonne
rangée de Linge, pour être réchauffé. Il ne serait pas seul dans son
cercueil. Une angoisse l’étreignait parfois. Qu’une balle, ou un autre «
accident de travail », ne lui laisse pas le temps d’avoir un enfant, il
serait le dernier des Linge. Pour tout le monde, cela n’a pas grande
importance. Mais quand on connaît le prénom de son aïeul qui vivait
au XVIe siècle, on se sent un peu coupable.
— À quoi pensez-vous ? demanda Ariane.

Pour éviter de répondre, il l’embrassa. L’homme aux dents d’or


détourna pudiquement les yeux.
Ariane lui rendit son baiser et il eut un goût de sel dans la bouche. Il
était temps de revenir. Ils ne skièrent pas. Au passage, le pilote leur
montra la maison de Cantinflas, le comique mexicain.
— C’est la plus belle d’Acapulco, dit-il. Elle a coûté dix millions de
pesos.
C’était un pâté gréco-hispano-gallo-américain, vraisemblablement
bâti par un architecte en folie, au sommet d’une colline dominant la
baie. Le misérable n’était pas arrivé à gâcher la vue, mais c’était
vraiment tout ce qui était sauvé.
La main dans la main avec Ariane, Malko oubliait ses soucis. La
silhouette de Felipe, debout sur la plage et attendant le bateau, le
ramena à la réalité.
Il arriva en pataugeant jusqu’au policier. Felipe salua poliment, d’un
coup de tête.
— Il y a des nouvelles de votre ami Serge, annonça-t-il.

— Il est là ?

Felipe sourit.
— Non, il… ne peut pas se déplacer.

C’était clair. Malko se tourna vers Ariane.


— Ce soir à 9 heures dans le hall ?

Il partit sans lui laisser le temps de répondre. Felipe suivait sur ses
talons. Dès qu’ils furent seuls, le policier parla :
— On a retrouvé le corps de Serge Lentz. Enfin ça doit être lui.

— Où ?

— Dans la jungle, à deux cents milles, ce sont les vautours qui ont
donné l’alarme. Les Indiens sont allés voir et ont ramené le squelette
au poste de police le plus proche. Pour toucher une prime. Les os ont
été nettoyés comme au papier de verre. Mais il avait encore sa
gourmette.
— Pauvre Lentz ! On n’a pas retrouvé sa voiture. C’est étrange !

Felipe hocha la tête.


— Cela ne veut rien dire. Elle est peut-être en train de pourrir au
fond d’un marécage. Personne ne la trouvera jamais. Nous ne sommes
pas en ville, ici. La nature remet vite les choses en place.
Ils traversaient le hall gigantesque et glacé par l’air climatisé. Malko
éternua.
— À vos souhaits, Señor Linge, dit poliment Felipe. Que Dieu vous
garde !
Incorrigible bigot, ce Felipe ! Il devait tremper ses balles dans l’eau
bénite.
— Mes souhaits, fit Malko, c’est de mettre la main sur ce fichu
Japonais avant qu’il n’ait fait trop de dégâts. Qu’est-ce qu’il y a, dans la
région où on a trouvé Lentz ?
— Rien. De petits villages perdus dans la jungle. Rien que des pistes
de terre, inutilisables six mois sur douze. Je ne comprends pas ce que
Lentz faisait dans ce coin-là. Il n’y a même pas de trafic. Les gens sont
trop pauvres.
— Ce n’est pourtant pas un perroquet qui l’a dévoré. Il a découvert
quelque chose, et c’est pour cela qu’on l’a tué. Une chose m’étonne : la
voiture disparue. Cela se remarque, dans ces coins-là, une voiture ! Si
Lentz a découvert ce qu’il cherchait, il doit y avoir une propriété, ou
une ferme.
Felipe haussa les épaules.
— Il faudrait six mois pour la trouver. Il y a des centaines de fermes,
dans ce coin-là et autant de grandes propriétés.
— Espérons que notre plongeur nous y mènera, conclut Malko. En
attendant, allons-nous faire beau.
Sa chambre était glacée, comme le hall. Il voulut aller sur le balcon
et reçut une bouffée d’air brûlant. Un peu à gauche, en face du pont, un
vieux cargo japonais était immobile comme une maquette. Son
drapeau brillait dans le soleil couchant.
Malko mit plus d’une heure à gratter le sel incrusté dans sa peau.
Après, il ne restait plus qu’à choisir une cravate. Il n’aimait pas le
débraillé tropical.
Habillé, il jeta un coup d’œil à son miroir. Avec le bronzage, le blond
des cheveux ressortait encore plus, ainsi que l’or des yeux. Avec soin, il
souffla dans sa pochette, comme dans un sac en papier. C’est un
Anglais qui lui avait appris ce truc pour avoir toujours des pochettes
merveilleusement floues et faussement négligées.
Il prit dans sa valise son pistolet extra-plat et le soupesa. « La seule
arme qu’on puisse porter sous un smoking. » C’était vrai. L’objet
n’était pas plus épais qu’un étui à cigarettes et ne pesait pas plus de
quatre cents grammes ; l’armature était en titane, métal ultraléger.
Laissant le holster, il le glissa dans sa ceinture, à gauche, et se regarda
de nouveau dans la glace. Même la veste fermée, on ne voyait pas le
moindre pli.
Un coup d’eau de Cologne sur les cheveux rebelles, et il descendit,
ses éternelles lunettes sur le nez. Au moins, ici, il avait l’alibi du soleil !
Felipe et Ariane étaient déjà en bas. La jeune femme portait une
robe en jersey de soie qui ne cachait rien de ses formes. Il la trouva
encore plus excitante qu’en maillot. Felipe, modestement, baissait les
yeux.
— En avant ! J’ai faim, dit Malko.

Ils prirent la voiture au parking. Sur les reins de Felipe, on voyait


une énorme bosse. Pas discrète, son artillerie !
On fut à La Perla, après avoir traversé le grouillement de la vieille
ville. La fraîcheur tombait et les gens sortaient sur le pas de leur porte.
On entrait par-derrière. Au bout d’une succession de couloirs et
d’escaliers incrustés de coquillages, ils débouchèrent dans le
restaurant. C’était beau à crier.
Les tables s’échelonnaient sur les marches géantes d’une falaise, en
demi-cercle. À droite, une piste de danse en plein air, avec un
orchestre. En face, un vertigineux canyon de quarante mètres de
profondeur, au fond duquel la mer refluait en rugissant. Plus loin, le
Pacifique, à perte de vue, avec un clair de lune de carte postale.
— C’est de là que s’élancent les fameux plongeurs d’Acapulco, dit
Felipe. Un saut de l’ange de quarante mètres. Comme la marée va et
vient, s’ils calculent mal leur coup ils s’écrasent sur les rochers en bas…
Mais c’est très intéressant.
— Ils gagnent bien leur vie pour ça ? demanda Ariane.
Felipe sourit :
— En un mois, ce que vous gagnez en une semaine. Et la mort au
bout. Mais es la vida. Dieu l’a voulu.
On leur donna une table en bordure. En se penchant un peu, on
voyait dans la profondeur la mer étinceler, entre les rochers. Felipe
appela le maître d’hôtel.
— Est-ce que Rolando est là ce soir ?

L’autre inclina la tête :


— Certainement. Je vous l’envoie tout de suite, Señor.

Souvent des touristes demandaient aux plongeurs un petit extra, le


saut de l’ange, ou la descente aux torches, pour cinq ou dix dollars.
— Rolando est le meilleur plongeur, expliqua Felipe.

Quelques secondes plus tard, Rolando apparut en haut des escaliers.


Vêtu d’un maillot de laine bleue. Il était rond comme une barrique,
mais, à la largeur de ses épaules, on voyait que ce n’était pas de la
mauvaise graisse. Il fendit les tables et vint s’asseoir directement à la
table de Malko.
— Buenas tardes, dit-il. Le señor veut me parler ?

Ses petits yeux vifs, enfoncés dans la graisse, sous les cheveux plats
rejetés en arrière, comme ceux d’un danseur mondain, regardaient
surtout Ariane.
— Nous cherchons un de vos amis, dit Felipe, en dialecte indien.

L’autre ferma presque les yeux.


— Qui?

— Le Chamalo.

Rolando regarda les deux hommes d’un air méfiant, prêt à se lever.
Felipe lui glissa vivement dans la main un billet de cent pesos.
— J’ai besoin de lui. Pour mon ami. Enfin pour la fille, tu comprends
? Il n’est pas d’ici. Il ne connaît personne.
— Toi, qui es-tu ? demanda Rolando, toujours méfiant.

Felipe voulut tenter un coup :


— Un ami de José Bolanos, fit-il.

L’autre se détendit aussitôt.


— Es bueno. Pourquoi ne le disais-tu pas ? Je ne sais pas où est le
Chamalo, mais je connais quelqu’un qui te conduira à lui. C’est un
gamin, tu sais, un bolito. Il s’appelle Eugenio. Pendant la saison, il
repère les femmes qui peuvent intéresser le Chamalo. C’est facile, il se
faufile partout. Mais, dis-moi, qu’est-ce que ça va me rapporter à moi,
cette histoire ?
— Cinq cents pesos. Dès que nous aurons vu le gosse. La fille ne veut
plus attendre.
— Es bueno. Je
viens vous chercher après mon saut. Je dirai au
patron que vous vouliez le saut avec les torches.
Il se leva et s’éloigna en se dandinant. Son dos était couvert de poils.
— Alors ? demanda Malko.
— Il va nous conduire au Chamalo. Enfin, un gosse qu’il connaît,
un petit cireur.
— Qu’est-ce que vous lui avez dit ?
Felipe sourit :
— La Vierge me pardonne ! Que la Señorita attendait un enfant de
vous et qu’elle avait besoin de se faire avorter.
Ariane écoutait, sans comprendre, la conversation en espagnol.
— Qu’est-ce que c’est ce gorille ? demanda- t-elle.
Malko lui prit la main et la baisa.
— Nous lui avons demandé, pour vous, un plongeon
particulièrement réussi, expliqua-t-il. Avec des torches.
Elle remercia, d’une pression de main. Elle était comblée. Trouver
un authentique gentilhomme sur la plage d’Acapulco, c’est plutôt rare.
L’orchestre jouait Que bonita es Veracruz. Malko entraîna sur la
petite piste Ariane, dont le corps souple s’ajusta au sien avec juste ce
qu’il fallait de sensualité pour le faire rêver.
— Qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Monsieur le Prince ?
demanda-t-elle.
— Un métier de tout repos. Mon ami est un gros acheteur
mexicain. Nous allons visiter une raffinerie à Mazatlan. Avant, nous
nous détendons un peu.
La conversation s’arrêta là. Toutes les lumières du restaurant
s’éteignirent et il ne resta que les bougies des tables. Une voix annonça
dans le haut-parleur, que les plongeurs allaient exécuter leur saut de la
mort.
Malko et sa danseuse regagnèrent leur table. On leur servit leur
steak. Des projecteurs s’allumèrent, éclairant tout le canon du haut en
bas. À gauche, sur une petite avancée dont l’accès était libre, des
badauds s’étaient amoncelés.
À la queue leu-leu, trois plongeurs descendirent par un sentier de
chèvres, sur la rive gauche du canon. L’un après l’autre, ils plongèrent
dans l’eau écumante, et remontèrent sur l’autre rive. L’orchestre ne
jouait plus et tous les dîneurs suivaient les trois silhouettes, qui
montaient lentement la falaise à pic jusqu’à la plate-forme rocheuse
servant de plongeoir.
Malko reconnut en tête la silhouette épaisse de Rolando, qui
grimpait avec l’aisance d’une chèvre. Le projecteur le suivait, comme
un doigt de lumière. La mise en scène était bien faite.
Le gros Rolando atteignit la plate-forme. Il fit un geste de la main
vers la foule du restaurant. Des acclamations lui répondirent.
Il se dirigea vers une petite niche de rochers et s’agenouilla, priant
ostensiblement. La foule retenait son souffle. Le projecteur souligna le
large signe de croix du plongeur. Du coin de l’œil, Malko vit Felipe en
esquisser un aussi.
Incorrigible, Felipe !
Rolando exécuta quelques mouvements d’assouplissement et
s’avança vers le plongeoir. La paroi rocheuse était légèrement inclinée ;
ainsi, il semblait descendre obliquement le long du rocher. Deux aides
allumèrent deux immenses torches de résine.
Les projecteurs s’éteignirent.
Au fond du canon, un autre aide mit le feu à un tas de bois imbibé de
pétrole, qui éclairait les bouillonnements de la mer.
Lentement, une torche dans chaque main, Rolando s’avança vers le
vide. D’une détente puissante, il s’enleva, exécuta un « saut de l’ange »
irréprochable et fila vers la mer, à quarante mètres plus bas, tenant
toujours ses torches à bout de bras, comme une étrange étoile filante.
Fasciné, Malko regardait le corps plonger vers l’écume. À quelques
mètres de la surface, Rolando eut comme un sursaut et lâcha les deux
torches, qui s’éteignirent en grésillant, au moment où le corps du
plongeur disparaissait aussi dans l’eau noire.
— Et voilà ! dit Felipe, au moment où les lumières se rallumaient. Il
fait cela tous les soirs depuis vingt ans. Et jamais le moindre accident…
— Regardez, dit Malko.

Au fond du canon, des hommes couraient, des torches et des lampes


à la main, désignant quelque chose de noir qui flottait sur l’écume…
Rolando n’était pas remonté.
— Cette fois, il a eu un accident, murmura Malko.

— Par le sang du Christ ! fit Felipe. Il a heurté les rochers !

Les deux hommes se levèrent d’un bloc et filèrent vers le sentier qui
descendait sur la gauche du canon, dévalant comme des fous l’étroit
chemin et bousculant les badauds qui remontaient déjà. Personne ne
s’était rendu compte de l’accident. En haut, la musique reprenait, avec
un orchestre de mariachis.
Felipe et Malko arrivèrent en bas au moment où on sortait de l’eau
le corps du plongeur. Inerte, il paraissait encore plus énorme. On le
hissait comme un gros poisson. Eclairée par les roches, la scène avait
quelque chose de fantastique. Personne ne prêtait attention à Malko et
à Felipe.
Avec précaution, on retourna le corps de Rolando. Il avait près de
l’œil une vilaine blessure, causée certainement par un rocher. Ses yeux
étaient ouverts.
Sur le côté gauche de l’énorme torse, on voyait aussi un petit trou,
par lequel s’écoulait encore un filet de sang. Sur le côté droit, la
déchirure avait la taille d’une soucoupe. Quand Rolando avait touché la
mer, il était déjà mort…
— On l’a abattu au fusil, murmura Felipe à Malko. Avec les torches,
c’était facile, pour un bon tireur.
Tout le côté droit du canon était bordé de maisons. Avec un fusil à
lunette, c’était un jeu d’enfant. Le bruit de la mer avait couvert la
détonation.
Il n’y avait plus rien à faire pour Rolando. La balle lui avait fait
éclater le cœur.
Felipe et Malko remontèrent lentement le sentier. Malko était
furieux. On se jouait d’eux. Deux fois, au moment où ils étaient sur la
bonne piste, on leur avait coupé l’herbe sous les pieds.
— Nous devons absolument trouver ce gosse, dit Malko. Sinon, ils
vont le descendre, lui aussi. Maintenant nous sommes sûrs que le
Chamalo est dans le coup. Lentz, Bolanos et Rolando, le fil se tient.
Sans compter que je devrais être à la morgue de Mexico, mort d’une
crise cardiaque…
— Señor Linge, dit Felipe, ils ne savent peut- être pas ce que nous a
dit Rolando…
— Non, mais nous sommes surveillés. La preuve ! Ils n’ont pas perdu
de temps.
Il se souvenait du visage impassible du frère Mayo, à l’aéroport.
C’est peut-être lui qui avait appuyé sur la détente du fusil.
Au restaurant, les dîneurs mangeaient de bon appétit. La direction
avait tu l’incident. Les gens riches ont horreur de la mort.
Malko allait s’asseoir quand on appela son nom.
— Malko !

Il se raidit et se retourna lentement. Felipe avait déjà plongé la main


dans son veston.
A trois tables de là, Christina souriait de toutes ses dents,
éblouissante dans une robe de lamé blanc. Autour d’elle, il y avait deux
des Mayos et un homme que Malko ne connaissait pas. Elle fit signe à
Malko d’approcher.
— Que faites-vous à Acapulco, Señor ? demanda-t-elle d’un ton
enjoué.
Malko s’inclina pour lui baiser la main.
— Je vous cherchais, ma chère, dit-il en souriant. Pour vous enlever
à tous ces gens qui ne rendent pas justice à votre beauté.
Malko crut que les deux Mayos allaient lui sauter à la gorge. Felipe,
la main sur la crosse, attendait, rassurant comme un troupeau
d’éléphants.
Christina cligna des yeux, surprise. Elle ne voyait pas où Malko
voulait en venir. Celui-ci continua :
— Pourquoi ne venez-vous pas à notre table ? Ces messieurs
s’amuseront très bien tous seuls.
Cette fois, un des Mayo se leva, renversant sa chaise. Les griffes
rouges de l’Indienne s’accrochèrent à son bras et il se rassit.
— Je vous tuerai, gronda-t-il.

— Comme José Bolanos ? dit Malko.

Il y eut un froid. Christina fronça les sourcils et se leva.


— Venez danser, dit-elle à Malko. Il faut que je vous parle.

Sous les regards médusés des quatre hommes, elle entraîna Malko.
Ariane en avala sa glace de travers, en voyant cette superbe brune
remorquer Malko par la main jusqu’à la piste.
— Vous êtes fou, dit Christina, dès qu’ils dansèrent. Sergio est très
rancunier. Et c’est un tueur. Pourquoi agissez-vous comme cela ?
Seriez-vous jaloux ?
Malko planta ses yeux d’or dans ceux de la métisse :
— Christina, vous êtes une imbécile ou une horrible garce.

Elle frémit sous l’injure. Mais Malko continuait :


— Comme je sais que vous n’êtes pas une imbécile…

— Señor Malko, vous me décevez, siffla Christina. On n’insulte pas


une femme.
— Trop de choses étranges arrivent depuis que je vous connais,
répliqua Malko. On a essayé de me tuer. Des gens qui me sont proches
sont morts mystérieusement. Vous fréquentez de drôles de
personnages. Vous le dites vous-même, vos Mayos sont des tueurs…
Elle se serra un peu contre lui et dit très doucement :
— Pourquoi ne profitez-vous pas du soleil d’Acapulco, au lieu de
perdre votre temps ? Venez demain dans la propriété. J’ai un bateau,
nous irons prendre le soleil au large, là où on voit nager les requins…
— Pour que vous me poussiez ?

Elle s’écarta brusquement :


— Tu veux que je dise à mes amis de te déchiqueter, de t’arracher les
yeux ? Personne ne m’a jamais parlé ainsi.
Elle l’avait tutoyé, de rage.
— Querida, dit Malko, je suis étranger et il y a une police au
Mexique. Ils risqueraient d’avoir des ennuis.
Elle haussa ses ravissantes épaules nues.
— Personne n’osera jamais me toucher. Au-dessus de la police, il y
a l’argent. Et l’argent, c’est moi qui l’ai. Vous oubliez que je suis une
Ariman. Plus câline, elle reprit : Venez me voir demain. Nous ferons la
paix. Adios.
Elle se glissa entre les couples et regagna sa table. Malko rejoignit
Felipe et Ariane. Cela faisait beaucoup de coïncidences pour un seul
jour. Ainsi, Christina était aussi à La Perla, juste au moment où on
assassinait le plongeur…
— Rentrons, dit-il.
Un peu étonnée, Ariane le suivit. Il était à peine onze heures. Elle fut
encore plus étonnée lorsque Malko lui baisa la main dans le hall du
Hilton et lui dit :
— Je suis un peu fatigué. Nous nous verrons demain sur la plage.
Il avait pourtant l’air frais comme l’œil dans son élégant complet
d’alpaga noir…
Ahurie, elle se laissa conduire dans l’ascenseur. Elle qui se sentait
prête à céder à la tentation avec un véritable aristocrate…
Malko retrouva Felipe devant l’hôtel. Un bastringue de mariachis en
plein air faisait un vacarme effroyable.
— En avant, dit Malko.
— Où allons-nous ?
— Chercher Eugenio, le petit cireur, avant qu’il ne lui soit arrivé
malheur.
Ils montèrent en voiture, mais au lieu de prendre la direction
d’Acapulco, Malko vira à droite et fila à toute allure le long de la mer,
vers l’aéroport. Après deux kilomètres, la route attaquait les collines.
Devant le Hilton, Malko vira brusquement dans un chemin de terre
descendant vers la mer et stoppa au bout de quelques mètres,
éteignant ses phares. On ne pouvait le voir de la route.
Vingt secondes plus tard, une voiture passa à toute vitesse. À partir
de cet endroit, la route était toute en virages sur dix kilomètres. Les
poursuivants ne s’apercevraient pas tout de suite que les poursuivis
avaient disparu.
— Comment connaissiez-vous ce chemin ? C’est la première fois
que vous venez à Acapulco.
— Nous étions passés là hier, dit Malko, simplement.
Grâce à sa prodigieuse mémoire, il photographiait mentalement les
lieux où il passait. Vingt ans plus tard, il se souviendrait encore de ce
petit chemin…
Ils remontèrent sur la route et reprirent la direction d’Acapulco.
Pour plus de sûreté, Felipe évita le bord de mer et guida Malko à
travers un labyrinthe de chemins de terre, aux confins de la vieille ville.
Ils ressortirent sur la place de l’église, avec la certitude que personne
ne les avait suivis.
Malko gara la voiture devant l’église. La place grouillait de gens,
assis autour du square. Dans un coin, un petit cireur frottait
énergiquement les mocassins éculés d’un docker torse-nu. L’espace de
cinq minutes, le débardeur avait la sensation d’être un patron, un
puissant, un riche. D’un geste désinvolte, il jeta un demi-peso, comme
il aurait donné une pièce d’or et alla retrouver sa femme qui l’attendait,
pieds nus.
— Laissez-moi faire, souffla Felipe.
Il se glissa à la place du docker. Le gamin, assis sur sa caisse en bois,
commença aussitôt à frotter comme un fou. Malko vit Felipe engager la
conversation. Prudemment, il se plongea dans l’étalage de chapeaux
mexicains. Avec ses cheveux blonds et sa cravate, il ne passait pas
inaperçu. Un vrai métèque, à Acapulco ; un gringo, comble de
l’horreur pour un Mexicain.
Felipe revint dix minutes plus tard. Ses vieilles chaussures
étincelaient.
— Il connaît Eugenio de vue, dit-il. Il ne s’est pas méfié de moi. Je
lui ai dit que j’avais une commission pour le petit, de la part d’une
parente de Mexico. Il paraît qu’Eugenio ne travaille pas le soir. Mais il
est ici tous les matins, vers onze heures, quand les cireurs se
répartissent les zones de travail de la journée.
— Il ne sait pas où Eugenio habite ?
Felipe secoua la tête.
— Même s’il le savait, il ne me l’aurait pas dit. Ce sont des pauvres.
Ils ont toujours peur des étrangers. Ce n’est jamais pour leur bien que
l’on cherche les gens… À tout hasard, nous pouvons traîner un peu par
ici.
A pied, ils s’enfoncèrent dans des petites rues sans touristes. Les
habitants étaient sur le pas de leur porte. Il n’y avait plus de beaux
magasins, mais seulement des échoppes de bois, éclairées au pétrole,
où se débitaient des choses invraisemblables. Malko tomba en arrêt
devant un iguane qu’on découpait en rondelles.
— Ça a le même goût que le poulet et c’est beaucoup moins cher,
expliqua Felipe.
Malko n’était pas convaincu : il faut dire qu’un iguane, c’est à peine
moins laid qu’un crocodile…
Au bout d’une heure, ils revenaient, bredouilles, place de l’Église. À
présent, les cireurs devaient rôder près de La Perla ou des grands
hôtels.
— Rentrons, proposa Felipe. Nous ne ferons rien de bon ce soir. Et
tout Acapulco saura qu’un gringo a cherché Eugenio.
Il avait raison. Ils rentrèrent sans se presser, comme de bons
touristes.
Un peu avant d’arriver à l’hôtel, Felipe sortit son Colt et le posa sur
ses genoux, à tout hasard. Malko ouvrit sa veste et tâta la crosse de son
pistolet extra-plat.
Mais seul le portier se précipita à leur rencontre. Les mariachis d’en
face se démenaient toujours furieusement. Le hall était vide et glacial.
Quelques employés mexicains somnolaient debout aux points
stratégiques. Ils devaient être somnambules, car ils arrivaient quand
même à tendre la main au bon moment.
— Dix heures en bas, proposa Malko.
— Que Dieu veille sur votre sommeil, dit Felipe en montrant ses
dents de fauve.
Ils montèrent ensemble. Felipe resta dans le couloir pendant que
Malko ouvrait sa porte. Mais la chambre était vide. Il s’arrêta, surpris :
sur la table il y avait un tas gigantesque de fruits tropicaux : des
ananas, des avocats, d’énormes oranges, goyaves, en un
amoncellement somptueux. Une carte de visite était posée à côté.
Malko ouvrit l’enveloppe et lut : « Avec les compliments de la
direction de l’hôtel Hilton. »
Cette attention ravit Malko. Du coup, il décrocha son téléphone.
— Donnez-moi la chambre 611.
Le 611 sonna et une voix fraîche répondit :
— Allô?
— Vous dormiez ?
— Non ? Et vous ?
— Question idiote. Si je dormais je ne pourrais pas vous appeler.
Je vous invite à partager un festin de fruits tropicaux, cadeau de la
direction. Je viens de les trouver dans ma chambre en rentrant.
— Merveilleux ! dit Ariane. J’arrive. Mais, vous savez, je ne suis
plus maquillée.
— À tout de suite.
S’il lui avait demandé de venir admirer le clair de lune de sa
terrasse, elle lui aurait demandé pour quelle genre de femme il la
prenait… Mais quoi de plus innocent que de partager des fruits, par
une chaude nuit tropicale, même si c’est dans la chambre d’un
célibataire dont on est un peu amoureuse ?
Elle gratta à la porte cinq minutes plus tard. Il avait eu le temps de
s’arroser d’eau de Cologne et de passer une chemise fraîche.
Ariane, belle à ravir, portait une sorte de tunique de soie blanche
avec le pantalon assorti, et des sandales dorées. Le tout soulignant à
merveille sa silhouette à la poitrine lourde et haute.
Malko lui baisa la main.
— Comme c’est joli ! s’écria-t-elle en voyant la coupe de fruits.
Elle se précipita comme une enfant et défit le papier transparent. Il y
eut comme un cliquetis discret. Elle saisit une orange, mais ses doigts
glissèrent le fruit ne bougea pas.
— Tiens, comme c’est lourd ! remarqua-t-elle.
Au moment où elle tendait la main pour reprendre le fruit, un déclic
se fit dans l’esprit de Malko.
— N’y touchez pas ! cria-t-il. Couchez-vous !
Médusée, Ariane resta le bras en l’air. Malko bondit sur elle et, lui
balayant les deux jambes, la jeta par terre, roulant avec au pied du lit.
Elle se débattit furieusement, le griffant et cherchant à se dégager.
— Vous êtes fou ! Laissez-moi, cria-t-elle. Voyou !
— Restez couchée, supplia Malko, nous sommes en danger de mort
tous les deux.
Il venait de voir, derrière l’orange, le fil muni d’un cordon
d’allumage…
— Satyre ! hurla la jeune femme. Elle lui arracha une poignée de
cheveux. Surpris, Malko relâcha son étreinte. Elle en profita pour
bondir jusqu’à la porte, l’ouvrit et disparut en la claquant de toutes ses
forces.
Du tapis où il demeurait prudemment couché, Malko jeta un coup
d’œil sur les fruits. Ils semblaient bien inoffensifs et si appétissants. Le
cœur sur les lèvres, Malko se releva doucement. La fenêtre était grande
ouverte. Retenant sa respiration, il prit la corbeille à deux mains pour
la soulever.
Impossible de la décoller, même d’un centimètre !
Maintenant la sueur lui dégoulinait du front. Il saisit la mèche entre
le pouce et l’index et serra de toutes ses forces, mais dut la lâcher avec
un grognement de douleur. C’était fait pour brûler envers et contre
tout.
Le bout incandescent n’était plus qu’à deux centimètres de l’orange.
D’une main, il saisit le fruit, et de l’autre il tira de toutes ses forces.
S’il y avait un dispositif à friction, Malko était transformé en chaleur et
en lumière.
La mèche s’arracha, presque sans peine.
Épuisé, il resta immobile un instant. Des lueurs dansaient devant
ses yeux. Il n’avait jamais été aussi près d’une mort horrible. Avec mille
précautions, il manipula l’orange. Il gratta un peu la surface. C’était
l’écorce d’un véritable fruit. Mais, à l’intérieur, il y avait une grenade
quadrillée, de celles qui font cinquante morts d’un coup.
Il dépiauta les fruits, les uns après les autres. Tous les extérieurs
étaient bons. Mais, quand il eut terminé, il se trouva en face d’un tas de
onze grenades quadrillées. Si le détonateur avait explosé, non
seulement Malko aurait été réduit en bouillie, mais il ne serait rien
resté de l’étage.
Une furieuse envie de se venger le démangeait. S’il avait su où
habitaient les frères Mayo… Ils avaient certainement des complicités
dans l’hôtel. Il était tentant d’alerter la direction. Les grenades
quadrillées, ce n’est quand même pas le fin du fin de l’hospitalité,
même dans un pays où la révolution est l’industrie locale.
Mais il savait d’avance qu’on ne découvrirait rien. En revanche, il
serait surveillé par la police. Les flics locaux se douteraient bien qu’on
n’avait pas mis un paquet de grenades dans sa chambre pour lui faire
une petite taquinerie.
Il se résigna à la solution la plus sage : il prit une de ses valises et y
entassa les engins de mort. Il pouvait à peine la soulever.
Tout doucement, il ouvrit la porte. Le couloir était désert. Dix étages
plus bas, les mariachis du bastringue se déchaînaient toujours. Malko
résista à une furieuse envie d’y balancer au moins une grenade de sa
collection, pour les faire taire.
Cette mauvaise pensée écartée, il prit l’ascenseur des baigneurs,
celui que la pudibonderie anglo-saxonne réservait aux gens en costume
de bain et qui conduisait directement sur la plage. Entre la chemise et
la peau, il avait glissé son pistolet. S’il tombait sur l’un des Mayo,
c’était utile. Mais si un garçon de l’hôtel le repérait, quittant le Hilton
par la plage à deux heures du matin, une valise à la main… il avait tout
du client qui part sans payer.
Il ne rencontra personne. Titubant sous sa valise remplie de fonte, il
s’enfonça dans l’ombre en suivant le rivage. Il faisait encore chaud et la
mer luisait doucement sous la lune.
Derrière une grosse souche échouée sur la plage, il creusa un trou
dans le sable humide et y enterra son chargement.
La conscience tranquille, il rentra, balançant sa valise vide.
Devant sa porte, il sortit son pistolet et se pencha vers la serrure : le
cheveu qu’il y avait collé en descendant était toujours là. Personne
n’était entré en son absence. Quant au balcon, il y avait au-dessous
trente mètres de vide.
Malko fouilla sa chambre de fond en comble. Un accident est si vite
arrivé, sous les Tropiques ! Les scorpions et les serpents ont de si
mauvaises habitudes ! Les « cascabels », par exemple, comme les
Espagnols appellent les serpents à sonnette. Ces délicieuses bestioles
adorent la chaleur et sont très craintives. Dès qu’on les effleure, elles
mordent. Un ami de Malko, de la CIA, en avait fait l’unique expérience,
dans une petite république d’Amérique centrale, où il remplissait une
mission tellement ultrasecrète que le journal local avait annoncé son
arrivée. En se couchant, il avait dérangé le sommeil d’un de ces
reptiles, qui s’était aussitôt vengé. Tout cela, pour empêcher le chef
d’une junte militaire de garder le pouvoir, qu’on venait de lui donner…
Cette fois, il n’y avait rien. Soulagé, Malko s’étendit sur son lit. Il y a
des jours où le temps passe très vite…
Le téléphone sonna. La sonnerie se répéta, trois fois, quatre fois.
Enfin, il décrocha.
— Vous êtes calmé ?
C’était Ariane.
— Écoutez, dit Malko, je ne peux pas vous expliquer, mais je vous
donne ma parole de gentilhomme que nous étions tous les deux en
danger…
— De gentilhomme ! minauda-t-elle. Après ce qui s’est passé tout à
l’heure, vous pourriez au moins me faire des excuses.
— Vous ne m’en avez pas laissé le temps, soupira Malko. Mais je suis
tout prêt à réparer cet oubli. Montez.
— Vous avez du culot. Vous essayez de me violer, et ensuite…

Dix minutes plus tard, elle frappait à la porte. Toujours aussi belle. Il
lui prit les deux mains et l’attira à lui.
— Je vous demande pardon, murmura-t-il. J’étais fou.

Et il l’embrassa.
— Monstre ! soupira-t-elle.

Elle lui rendit son baiser. Du fond du cœur. Heureusement que


Malko avait ôté son pistolet. On aurait été obligé de l’extraire de la
peau d’Ariane.
La tunique s’envola avec une facilité dérisoire. Face à la lune, Ariane
découpait une ombre chinoise à vous réconcilier avec le péril jaune.
Décidément, les femmes étaient imprévisibles !… En bas, les mariachis
hurlaient : Guadalajara, en tirant des coups de revolver à blanc.
Ariane murmura :
— C’est vrai que vous êtes prince ?
CHAPITRE IX

Onctueux et les yeux baissés, Felipe écoutait le récit de Malko. Le


nombre de grenades employées l’avait beaucoup choqué.
— Ce sont des lâches, Señor Linge. Ils auraient dû venir pendant que
vous dormiez et… couic… Oh pardon ! fit-il, contrit.
— En tout cas ce ne sont pas des professionnels, conclut Malko. Les
gens que nous traquons sont affolés. Ils en font tantôt trop, tantôt pas
assez. Ils tuent à tort et à travers. Pour nous empêcher d’arriver jusqu’à
eux. Nous devons « brûler », sans nous en rendre compte…
Le boulevard Ariman était désert. Sur la place de l’Église, Malko
s’attabla à un café, en touriste, et Felipe alla déambuler autour du
square. Plusieurs petits cireurs y étaient déjà. Felipe demanda
Eugenio. Il n’était pas encore venu.
La place se remplit. Les cireurs défilaient. Malko en était à son
quatrième café, et Felipe tournait comme un derviche autour des
grilles vertes. Ses chaussures n’étaient plus qu’une tache de lumière, il
en était à son sixième lustradore. Mais pas d’Eugenio !
Un par un, les enfants surgissaient, avec leur lourde caisse de bois
accrochée à l’épaule, et s’installaient. Quand ils ne travaillaient pas, ils
jouaient des maracas avec deux planchettes, ou sifflaient les touristes
qui passaient. Felipe, avec ennui, revint s’asseoir près de Malko.
— Je ne comprends pas, dit-il. Ils le connaissent tous, mais ont
l’air gênés d’en parler. Il paraît qu’il est là, les matins vers onze heures,
et qu’il reste deux heures, avant d’aller faire le tour des hôtels.
— Il est déjà midi et demi, remarqua Malko. J’espère qu’il ne lui
est rien arrivé… C’est quand même bizarre qu’il soit le seul à ne pas se
montrer. À moins qu’on ne l’ait prévenu de notre venue…
Malko était soucieux. Il se savait surveillé. La foule était trop dense
pour qu’on puisse repérer un suiveur. D’autant que les frères Mayo
pouvaient avoir des complices.
— Je repars, dit Felipe.
Il recommença ses tours de square. Peu à peu, la place se vidait, à
cause de la chaleur. C’était l’heure sacro-sainte de la sieste. Les
derniers petits cireurs s’en allèrent. Deux restèrent, fermèrent leur
boîte et s’endormirent à même le sol, dans un coin d’ombre. Dans son
alpaga, Malko grillait à petit feu, et l’angoisse lui serrait le ventre. Il
fallait qu’il trouve ce gosse, coûte que coûte. Et il ne savait ni son nom
ni son adresse. Peut-être qu’à l’heure actuelle il était déjà mort…
Felipe arriva, dépité et sombre.
— Il n’y a plus rien à faire ici, dit-il. Essayons au Tropical
C’était une bonne idée. Ils vidèrent rapidement une grande bière et
s’enfoncèrent dans les petites rues.
Le rideau de fer était levé. Le journal travaillait. L’homme qui les
avait reçus la première fois était à son bureau, une visière verte sur les
yeux, comme dans les vieux films américains. Il salua joyeusement
Felipe.
— Ola. Que tal ? Como va?
Felipe lui expliqua qu’il cherchait le gamin. L’autre secoua la tête,
puis regarda finement Felipe.
— Il vaut peut-être mieux que vous ne trouviez pas ce pobrecito
Eugenio.
— Pourquoi ?
Il déplia une grande page d’imprimerie : l’épreuve du Tropical. En
manchette, on lisait : Meurtre à la Perla.
— Celui-là aussi, vous le cherchiez hier, remarqua le journaliste.
Cela ne lui a pas porté chance.
Felipe allait ouvrir la bouche, quand le type haussa les épaules :
— Ce n’était pas un caballero. Il est certainement chez le diable,
aujourd’hui.
— Dieu ait son âme ! murmura pieusement Felipe.
Les deux hommes prirent congé du journaliste. Il ne pouvait rien
pour eux.
Felipe était désespéré :
— Je vais aller trouver mes collègues de la Securitad, dit-il. C’est
ennuyeux, parce qu’ils vont me poser des tas de questions, et qu’ils
seront un peu brutaux dans leurs recherches. Mais il n’y plus rien à
faire.
— Allons-y, dit Malko,
Lui non plus n’était pas chaud. Mettre la police locale dans l’histoire,
c’était donner un coup de pied dans une fourmilière.
Il sentait confusément qu’il y avait quelque chose à faire. Le soleil
avait dû lui ramollir le cerveau, car il n’arrivait pas à trouver quoi. Ils
revinrent à la voiture et Malko prit le volant. Au moment où il
démarrait, un gosse poursuivant un ballon passa presque sous les
roues de la voiture.
— Nom de Dieu ! fit Malko.

Felipe demanda silencieusement pardon au ciel, d’un geste de la


tête. Mais Malko ne repartait pas.
— Felipe, dit-il, savez-vous où se trouve le café Estrella, derrière
l’hôtel Prado-America ?
Le policier secoua la tête.
— Je sais où est l’hôtel. Le café doit être facile à trouver.

— Allons-y, dit Malko. Mais à pied. Cette voiture est trop voyante.

Il gara de nouveau la Ford et ils partirent. En trois minutes, Malko


dégoulinait. Il irait tordre le cou à son tailleur, en rentrant à New York.
L’alpaga, prétendument si léger, lui donnait l’impression de porter une
couverture de laine. Et il l’avait payé deux cent cinquante dollars.
Felipe le menait rapidement, à travers un dédale de petites rues
grouillantes. De temps en temps, il demandait une brève explication à
un passant. Enfin ils trouvèrent, sur une petite place, un minuscule
café, éclairé au néon vert et rouge. Malko avait expliqué à Felipe que le
gosse rencontré sur la plage pourrait peut-être les mener à Eugenio.
— C’est là, dit Felipe.

L’Estrella faisait aussi épicerie. Une rangée de saucissons pendait


au-dessus du comptoir. Il y avait une demi-douzaine de tabourets et
une petite table en bois avec deux chaises. Malko s’assit, fourbu. Felipe
se dirigea vers le type qui se trouvait derrière le comptoir et engagea la
conversation en jouant avec un billet de cent pesos. Il avait besoin de
voir Pépé, très vite. L’autre hésita un peu, sourit, le billet disparut, et
un gamin, vigoureusement propulsé par une rafale d’interjections
espagnoles, fila comme une flèche dans une ruelle.
Cinq minutes plus tard, Pépé faisait son apparition. Il se planta en
face de Malko et dit :
— Alors, tu n’es plus maricón ? Tu veux une femme ?

Felipe levait déjà la main. Malko le retint. Ce n’était pas le moment


de brusquer cet irascible gamin.
— Assieds-toi, Pépé, dit-il.

Le gosse s’assit en face de lui, et cria à la cantonade :


— Subio, donne-moi un Americano !

Puis, bien calé, il attendit, Malko ôta ses lunettes et plongea ses yeux
d’or dans ceux du gosse. Même déluré, celui-ci n’était pas de force. Il
baissa les yeux et se tortilla sur sa chaise.
— Écoute, dit Malko, je peux te faire gagner beaucoup d’argent : cinq
mille pesos. Mais il faut que tu gardes le secret et que tu trouves ce que
je te demande. Connais-tu un garçon qui est lustrador et qui s’appelle
Eugenio ?
Il expliqua rapidement au gamin de quoi il s’agissait. Pépé l’écoutait,
bouche bée :
— Vous allez vraiment me donner cinq mille pesos si je trouve
Eugenio ?
— Parole de caballero ! dit Malko, et il tendit sa main ouverte.

Les yeux de Pépé brillaient de joie. Il mit sa patte brune et sale dans
celle de Malko et serra de toutes ses forces.
— Vamos, dit-il.

Felipe eut juste le temps de laisser un billet sur la table. En


marchant, Pépé demanda :
— Vous n’êtes pas allés au syndicat des lustradores ?

— Au syndicat ? Quel syndicat ?

Même Felipe était surpris.


Pépé, fier de sa supériorité, regarda les deux hommes.
— Vous ne saviez pas qu’il y a un syndicat des lustradores ?
N’importe qui ne peut pas cirer les chaussures à Acapulco. Les bolitos
paient une cotisation. Chacun a son secteur de travail, et les prix sont
imposés. Tous les matins, le chef du syndicat dit à chacun où il doit
travailler. S’il y en a qui ont des ennuis, le syndicat prend soin d’eux, et
de leur famille. Il les protège aussi des autres rackets.
— Et si un cireur ne veut pas entrer dans le syndicat ? questionna
Malko.
— On le jette dans le port, là où il y a beaucoup de mazout. Après
deux avertissements, Señor, précisa Pépé, majestueusement. Mais les
choses vont rarement jusque-là.
— Qui dirige ce syndicat ?

— Un cireur de dix-huit ans. Pedro. Tous les ans, il y a une élection.


Bien sûr, ce n’est pas un vrai syndicat, parce qu’ils sont trop jeunes.
Les bolitos ont entre dix et dix-huit ans. Mais, croyez- moi, Señor, cela
marche.
— Tu connais, ce Pedro ? interrogea Felipe.

Pépé se rengorgea.
— Sûr ! C’est moi qui lui trouve des filles et de la marijuana. Es un
hombre muy caballo.
Tout en marchant, ils avaient quitté les rues étroites mais asphaltées
de la ville. Ils se trouvaient maintenant sur une colline couverte de
cabanes de bois, de petites maisons en pisé, de minuscules jardins
potagers, juste en face du port. C’était un dédale de ruelles en terre
battue, grimpant et descendant la colline. Il régnait là une odeur
épouvantable, de pourriture et de saleté. Ils croisèrent plusieurs
cochons noirs et des chiens faméliques. À travers les portes et les
fenêtres de ces bidonvilles, on voyait toute une humanité dormir,
travailler, faire la cuisine ou la sieste. Les gens les regardaient
curieusement. Il ne devait pas y avoir beaucoup de touristes dans le
coin. Enfin, après une glissade particulièrement raide, ils
débouchèrent devant un petit bâtiment en pisé, sur la façade duquel il
y avait un panneau portant ces mots : « Sindicato de Lustradores de
Calzados del Puerto de Acapulco. Fúndalo el 21 de Agosto de 1937. »
Pépé frappa à la porte de bois, fermée par un cadenas. Personne ne
répondit. Il refrappa. Trois ou quatre gosses surgirent et s’attroupèrent
autour des trois hommes. Pépé engagea avec eux une conversation
animée en argot. L’un d’eux partit en courant.
— Il va chercher Pedro, expliqua Pépé.

Le président du syndicat apparut majestueusement quelques


instants plus tard. C’était un métis au front bas, au cheveu court et très
noir, les yeux méfiants et durs, un torse puissant et des mains
d’étrangleur. À le voir, on comprenait pourquoi les syndiqués
marchaient au doigt et à l’œil. Vêtu d’une chemise rouge et d’un
pantalon d’un blanc immaculé, il fumait un long cigarillo, comme un
caballero.
Il salua les trois nouveaux venus d’un signe de tête, l’air hostile.
Pépé l’attaqua dans un dialecte bizarre et strident. Il racontait une
longue histoire. L’autre ponctuait de quelques mots. Enfin Pépé, ravi,
se tourna vers Malko :
— Il dit qu’Eugenio est puni par le syndicat, pour trois jours. C’est
pour cela que ce matin il n’était pas sur la place. Il a empiété sur le
terrain d’un autre cireur, et le syndicat a confisqué sa boîte.
— Où est-il ?

— Il ne veut pas le dire. Chez lui.

— Offrez-lui de l’argent, coupa Malko.

Pépé secoua la tête :


— Il ne voudra pas. Il a des responsabilités, vous comprenez. Mais je
vais essayer.
La discussion reprit de plus belle. À voir la tête de Pépé, les résultats
n’étaient pas fameux. Enfin le gosse s’adressa à Malko :
— Il ne veut nous mener à Eugenio que si nous lui disons pourquoi
nous voulons le voir. Il croit que vous êtes de la police. Mais il veut
bien aller voir Eugenio et lui dire qu’on le cherche. Si Eugenio y
consent, il viendra à votre hôtel. C’est d’accord ?
Malko soupira. Il sentait le syndicaliste inébranlable. Du roc.
— Bien, dit-il. Je serai au Hilton, ce soir, au bar, entre sept et huit.
Dis-lui que c’est très important et qu’il peut gagner beaucoup d’argent.
Toi, tu as bien fait ton travail. Voilà tes cinq mille pesos.
Il tira une liasse de billets et lui en tendit cinq. Pépé les empocha,
muet de respect. Pedro guigna les billets et une lueur passa sur son
visage fermé. Malko savait que le geste le dédouanait en partie. Les
flics n’ont pas l’habitude de distribuer des pesos à la pelle…
Guidés par Pépé, ils redescendirent la colline et se retrouvèrent très
vite dans l’Avenida del Mar, en plein Acapulco. Felipe fulminait :
— J’aurais dû le suivre, grogna-t-il.

Malko haussa les épaules.


— Vous auriez été repéré en vingt secondes. Et l’autre ne vous aurait
jamais conduit à Eugenio. Non, il vaut mieux que cela se passe ainsi. Je
pense qu’il viendra.
Pépé grillait de les quitter pour aller cacher sa fortune.
— Vous savez où me trouver, dit-il, si vous avez besoin de moi. Je
suis toujours à la disposition de usted.
Il disparut en courant. Malko avait au moins fait un heureux.
Dix minutes plus tard, dans le hall glacé du Hilton, Malko trouva
plusieurs messages dont un de Christina qui lui demandait de l’appeler
à un numéro qu’elle avait laissé.
Ce qu’il fit en entrant dans sa chambre.
La jeune femme lui répondit elle-même :
— Je vous ai donné le numéro de ma chambre, lui dit-elle. Celui où
l’on m’atteint toujours directement.
— Merci, dit Malko. D’habitude vous donnez celui de vos gorilles,
pour qu’ils taillent en pièces l’insolent qui ose vous faire la cour ?
Elle rit légèrement.
— Ne soyez pas amer. Mes « gorilles », comme vous dites, sont des
hommes d’honneur.
— … Qui assassinent les gens au fusil à lunette ou les égorgent
comme des porcs.
Il y eut un court silence au bout du fil. Puis Christina reprit, d’une
voix où Malko crut discerner un peu de lassitude :
— Señor Malko, voulez-vous me considérer seulement comme une
jolie femme ? Il y a des choses que je ne peux pas vous dire. Ne
cherchez pas à trop en savoir, je ne pourrai pas toujours vous protéger.
Il avait envie de lui demander si elle était au courant du CX 3 et de
l’existence de Tacata. Ou faisait-elle seulement allusion à des menées
politiques ? Elle ne lui laissa pas le temps de se poser des questions :
— Voulez-vous venir prendre un verre à ma villa ? offrit-elle. C’est à
deux pas de votre hôtel. Ce soir à 7 heures.
— Malko pensa à son rendez-vous. Il lui offrit de venir à l’hôtel. Et
finalement ils tombèrent d’accord pour le bar du Hilton à 7 heures.
— La journée passa très vite. Felipe avait disparu ; il traînait dans
Acapulco à la recherche d’informations sur Tacata et sur le Chamalo.
Malko alla un peu au bord de la piscine et retrouva Ariane, entourée
d’une équipe complète de base-ball en vacances. L’équipe s’écarta,
écœurée, quand elle sauta au cou de l’arrivant et l’embrassa à pleine
bouche. De quoi vous dégoûter du sport.
Étendu près de la jeune femme, Malko commanda pour eux deux
coco-locos, la boisson vedette de l’hôtel, un mélange de rhum blanc et
de jus de fruits glacés, servi dans une noix de coco évidée. Ce breuvage,
qui se buvait comme de l’eau, colora rapidement de rose les pensées de
Malko.
Felipe réapparut en fin de journée et s’installa discrètement à une
table voisine.
Ariane aurait bien voulu sortir avec Malko, mais il y avait Christina.
Il prétexta un rendez-vous d’affaires et lui promit de l’appeler dans sa
chambre vers 10 heures, si elle ne s’était pas fait enlever d’ici-là par les
base-ballers.
Il monta s’habiller. Il adorait avoir beaucoup de temps pour se
préparer. Il resta une demi-heure sous la douche, laissant avec délices
l’eau tiède couler sur sa peau. Puis il choisit une chemise blanche au
monogramme discret, une paire de mocassins en crocodile, légers
comme de la soie, et un costume d’alpaga presque noir. Il était bien
bronzé, et ses cheveux blonds accentuaient le contraste. Il mit ses
lunettes de soleil, car ses yeux n’attiraient que trop l’attention. Avant
de sortir, il glissa son pistolet extra-plat derrière sa hanche droite,
entre la chemise et la veste. Ainsi, il pouvait ouvrir sa veste ; et même
de dos cela faisait une bosse insignifiante. Quittant à regret l’asile frais
de sa chambre, il traversa le couloir brûlant et s’engouffra dans
l’ascenseur.
Christina était déjà là. Au lieu de s’asseoir, elle faisait les cent pas
dans la galerie marchande, un petit sac à la main. Tous les hommes se
retournaient sur elle. Son ensemble blanc, pantalon et veste, allongeait
encore la silhouette et faisait ressortir le cuivre de sa peau. Elle se
retourna sur Malko et lui tendit la main :
— Vous vous faites attendre comme une jolie femme, dit-elle en
souriant.
Malko lui baisa la main, mais eut du mal à détacher ses yeux de sa
veste. Celle-ci ne croisait pas et se fermait par des nœuds de tissu,
assez largement espacés. C’est-à-dire qu’on voyait une bande de peau,
du cou au nombril. Elle ne portait pas de soutien-gorge.
Ils s’assirent au bar et commandèrent des coco- locos. Malko retira
ses lunettes et nota avec satisfaction que la belle Christina n’était pas
insensible à l’or de ses yeux. Elle tiqua aussi sur la couronne finement
brodée de la chemise. C’était le moment d’attaquer.
— À quel jeu voulez-vous jouer avec moi, maintenant ? demanda
Malko.
— À quel jeu ?

— Oui. La dernière fois que vous m’avez donné rendez-vous, à


Mexico, vous vous êtes amusée de façon cruelle à mes dépens…
Qu’avez-vous envie de faire, maintenant ? Quel autre piège me tendez-
— vous ?

Le bar étant presque vide, ils pouvaient parler à voix haute sans
crainte d’être entendus. Elle rit et caressa légèrement la main de
Malko.
— J’ai voulu vous donner une leçon. J’ai horreur des hommes trop
sûrs d’eux, qui s’imaginent qu’une femme est prête à leur céder parce
qu’elle leur donne rendez-vous. (Son œil jeta un éclair.)
Aucun homme ne m’a jamais eue quand il voulait. C’est moi qui
choisis. Toujours.
— Si vous aviez vécu il y a deux siècles, vous auriez jeté aux requins
vos esclaves trop beaux, comme cela se faisait beaucoup.
— Ne vous moquez pas de moi ; dit-elle la voix plus dure. J’ai
beaucoup d’humiliations à rattraper. Je suis belle, riche, et les mœurs
ont changé. Mais mon arrière-grand-mère indienne est morte sous les
coups, après avoir été torturée.
— Pourquoi ?

— Pour manger, elle s’était vendue comme esclave. C’était une


Indienne pure. Elle avait le malheur d’être belle. La femme de son
maître, une Espagnole, a été jalouse. Les hommes avaient souvent des
aventures avec leurs esclaves. Alors, un jour, sa maîtresse l’a fait
attacher, lui a brisé les dents, qu’elle trouvait trop blanches, à coups de
talon, lui a fait arracher les ongles, brûler les oreilles et couper le bout
des seins.
Christina termina les derniers mots comme une incantation. La voix
sifflante et le visage durci, elle incarnait la vengeance à l’état brut.
— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Et elle se détendit d’un coup.

— C’est pour cela que vous faites de la politique ? demanda Malko.

Elle bondit :
— Je ne fais pas de politique. Mais je hais tous ceux qui veulent de
nouveau nous réduire en esclavage. Oh, bien sûr, c’est beaucoup plus
insidieux ! Les Américains sont moins brutaux que les Espagnols ou les
Portugais. Mais, à leurs yeux, tous ceux qui ont faim et qui ont la peau
foncée sont des sauvages…
Malko ferma les yeux. En écoutant le son rauque de la voix de
Christina et ce qu’elle disait, il avait peine à croire qu’il se trouvait à
côté d’une élégante jeune femme, raffinée jusqu’au bout des ongles,
dans un hôtel ultra-moderne, en 1965. Christina dut deviner ses
pensées. Elle reprit, beaucoup plus calmement :
— À Mexico, je vous ai pris pour un simple coureur de filles. J’ai
voulu vous donner une leçon. Maintenant je sais que ce n’était pas
seulement mon charme qui vous intéressait.
— Pardon ?

— Allons, ne jouez pas la comédie ! Je ne sais pas qui vous êtes


exactement. Mais vous êtes dangereux et vous travaillez pour nos
ennemis.
— Pourquoi êtes-vous ici, alors, avec moi ? Pour me surveiller ?

— Parce que je suis une femme. Et que vous m’intéressez, en tant


qu’homme.
— Mais vous me soupçonnez de travailler pour une cause que vous
haïssez.
Une tristesse infinie passa dans les yeux de l’Indienne.
— C’est vrai. Si vous faisiez certaines choses, j’oublierais que je
voudrais être dans vos bras. Je vous tuerais moi-même. Aussi j’espère
de tout mon cœur qu’en cette affaire vous accepterez d’essuyer un
échec, une fois dans votre vie.
C’était une perche tendue à Malko. Christina était-elle au courant
des projets du Japonais, ou pensait-elle que Malko voulait seulement
démanteler l’organisation castriste ?
— Vous ne pensez qu’à tuer, dit-il prudemment. Si je suis ici, c’est
justement pour empêcher beaucoup de gens de mourir.
— Le sang appelle le sang, fit-elle sombrement. Et votre dette est très
lourde. Un proverbe indien dit ceci : « Il faut plus qu’un baiser pour
effacer une gifle. »
L’alcool faisait briller les yeux de la belle Indienne. Malko se
demandait s’il n’arriverait pas à la faire parler, en l’énervant. Elle
savait certainement où se cachait le Japonais. Il leva la main pour
commander d’autres consommations. Au même moment, un jeune
garçon, pieds nus, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise
déchirée, apparut à l’entrée du bar, une boîte de cireur accrochée à
l’épaule.
Un garçon fonça sur lui et le prit par le bras. Le bar du Hilton était
off limits pour les lustradores. Il fallait quand même qu’il y ait un îlot
de luxe, où l’on n’ait pas sous les yeux les images de misère, dans ce
palace à quarante dollars la chambre.
Le garçon se débattait et tentait d’apercevoir les clients dans
l’obscurité du bar. Malko, faisant violence à sa bonne éducation, claqua
des doigts. Un garçon accourut.
— Appelez ce cireur, ordonna Malko, je désire qu’il cire mes
chaussures.
Le garçon se tortilla, gêné :
— Señor, les bolitos n’ont pas le droit de venir ici. Dans le hall, si
vous voulez… Il y a un règlement.
— Je me fous du règlement, fit Malko, superbe. Allez chercher ce
cireur, ou je fais un scandale.
Christina le regarda du coin de l’œil, surprise.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda-t-elle. C’est le coco-loco qui
vous fait cet effet-là ?
— Non. Mais j’ai horreur de voir des larbins maltraiter ce pauvre
garçon, qui gagne durement sa vie. Ça leur donne une leçon, et mes
chaussures seront cirées.
Il aurait donné cher pour être seul. Pourvu que le gosse ne soit pas
trop explicite, si c’était bien lui !
Impossible de lui courir après, cela mettrait encore plus la puce à
l’oreille de Christina. Boudeur, un garçon escorta le cireur jusqu’à la
table de Malko. Le bar était rempli, et les Américains en short
regardaient avec réprobation ce loqueteux qui marchait pieds nus sur
le beau parquet ciré.
— Voilà, Señor, dit le garçon.

Le gosse se mit aussitôt au travail. Malko ne voyait plus que sa


tignasse sombre et touffue et, de temps en temps, l’éclair de ses dents
blanches. C’était un métis aux traits épais, mais au visage avenant. Il
pouvait avoir seize ans.
Après avoir craché sur le crocodile noir, il se mit à frotter
furieusement.
— Il va vous abîmer vos belles chaussures, remarqua Christina. Le
crocodile, cela ne se cire pas, cela se graisse.
Se doutait-elle de quelque chose ou se moquait- elle de Malko ?
— Bah, fit celui-ci, au moins elles brilleront.

Il se pencha vers le gosse :


— Comment t’appelles-tu ?

— Eugenio Castillanos, Señor, à la disposición de usted.

Il le regarda bien en face, et Malko eut l’impression qu’il essayait de


lui faire comprendre quelque chose. Il ne pouvait quand même pas lui
dire : « C’est moi qui t’ai donné rendez-vous. » Encore heureux qu’il
parle espagnol…
— Tu viens souvent ici ? demanda-t-il.

— Rarement, Señor. Ils ne veulent pas. Mais, aujourd’hui, je n’ai pas


bien travaillé. Alors j’ai tenté ma chance. J’ai une femme et un petit,
Señor.
Malko le regarda surpris :
— Quel âge as-tu ?
— Dix-huit ans. Je suis marié depuis deux ans.
Il se remit à frotter. Malko se pencha vers
Christina :
— Combien faut-il lui donner ?
— Dix pesos et il sera heureux comme un roi. Malko sortit
discrètement un billet de cent et le plia en quatre. Il le glissa dans la
poche de la chemise du Mexicain.
— Si tu es là demain, à l’heure du déjeuner, dit- il, je te ferai cirer
toutes mes chaussures.
Eugenio remercia avec effusion et rentra ses outils. Malko espérait
qu’il avait compris.
— Je viendrai demain, Señor, dit-il. Vous êtes très généreux. Dieu
vous garde !
Si Felipe pouvait l’entendre !
Juste au moment où le gosse sortait du bar, Felipe y entrait. Il
comprit immédiatement la situation, en croisant le regard implorant
de Malko. Jetant un coup d’œil dans la salle, comme s’il cherchait
quelqu’un, il laissa sortir le gosse, puis lui emboîta le pas.
Malko soupira. Felipe découvrirait l’endroit où Eugenio habitait.
Détendu, il proposa à Christina :
— Si nous cillions dîner ?
Elle sourit :
— Mais notre dîner nous attend !
— Où?
— Chez moi.
Malko eut un imperceptible mouvement de surprise.
— Vous avez peur, Señor Malko ?
Il s’en tira en riant :
— Je ne voudrais pas me faire découper en lanières par vos amis,
sous prétexte que je n’ai pas la peau assez sombre.
— Vous n’avez rien à craindre. Ce soir nous serons seuls. Et de
toute façon personne ne toucherait un cheveu de votre tête si vous êtes
avec moi.
— Mais que me vaut cette délicieuse invitation ?
Elle le regarda d’un air étrange :
— C’est peut-être le verre de rhum du condamné à mort, Señor
Malko.
Elle se leva pour partir. Felipe n’était pas là. Si Malko disparaissait,
on ne saurait pas où il était, puisqu’il ignorait lui-même où Christina
l’emmenait. Il n’y avait plus qu’à faire des vœux pour que ce ne soit pas
un piège. Après avoir payé, Malko rejoignit la belle Indienne au
parking. Elle était déjà au volant d’une Lincoln blanche décapotable.
Il se glissa près d’elle et la voiture démarra doucement, tournant le
dos à Acapulco. Malko se renversa sous les coussins, caressé par l’air
frais du soir. La baie brillait de tous ses feux. Cette femme splendide,
cette voiture de luxe, cette végétation tropicale, Acapulco !… Il n’y avait
que la bosse un peu douloureuse du pistolet, dans le dos, pour lui
rappeler qu’il n’était pas en vacances.
À l’autre bout de l’avenue Ariman, Eugenio Castillanos se hâtait de
rentrer, sa lourde boîte lui sciant l’épaule. Il avait compris que le señor
étranger ne voulait pas parler devant sa compagne. Il reviendrait
demain. Heureusement qu’il avait les cent pesos, car la route était
longue.
À cinquante mètres de lui, Felipe suivait, dans l’ombre. Il n’avait pas
voulu prendre de voiture, pour ne pas attirer l’attention du cireur, et il
se maudissait : il avait horreur de la marche.
Un peu plus loin, derrière Felipe, une ombre avançait
silencieusement. Un homme vêtu de sombre, qui s’était embusqué
longtemps en face du Hilton. Chaussé d’espadrilles de corde, il ne
faisait aucun bruit. Passé dans sa ceinture, il y avait un rasoir, affûté
chaque matin. Avec cela, il était plus dangereux qu’avec un revolver. Il
s’appelait Olivero Mayo.











CHAPITRE X

Pendant dix bonnes minutes, la voiture roula sur une route déserte
et noire, sans aucune habitation. Par moments, en se retournant.
Malko apercevait les lumières d’Acapulco. Christina conduisait vite et
bien sur le chemin de terre défoncée. Ils montaient à travers les
collines entourant la mer. Pour la première fois de sa vie, Malko
regrettait d’avoir suivi une femme. C’était le guet-apens parfait. Si
Christina avait de mauvaises intentions, dans quelques semaines ou
dans quelques mois, on retrouverait le corps de l’imprudent, mangé
par les fourmis ou par les vautours.
— À quoi pensez-vous ? demanda l’Indienne.

— À vous.

Discrètement, de son dos il fit passer son pistolet par-devant.


— Vous devez me trouver bien audacieuse d’inviter dans ma maison
un homme que je connais à peine, continua Christina. Voilà, nous
arrivons.
La voiture passa une barrière blanche, suivit une allée bordée de
flamboyants et s’arrêta dans une cour brillamment éclairée par des
projecteurs. Christina coupa le moteur. On n’entendit plus que le
bruissement des innombrables insectes de la nuit tropicale. Devant eux
il y avait une grande bâtisse sans lumière.
— Venez, dit Christina.
Malko sortit à regret de la voiture. Cet endroit désert ne lui disait
rien qui vaille. Christina prit le bout de ses doigts et l’entraîna.
Ils contournèrent la maison par un sentier de sable et brusquement
débouchèrent en plein irréel. Derrière, il y avait une immense piscine,
bordée de bosquets, eux-mêmes éclairés de l’intérieur par de petits
projecteurs. Devant la piscine, une sorte de terrasse en mosaïque où
étaient disposés une grande table surchargée de victuailles, des
fauteuils et un immense canapé très bas, recouvert de cuir blanc. La
piscine était située sur un promontoire, et toute la baie d’Acapulco
s’étalait au pied de la maison.
— Quel endroit féerique, soupira Malko.
— Il est à nous pour ce soir.
Christina s’était rapprochée de lui. Elle lui embrassa la tempe
légèrement et murmura :
— Vous me pardonnerez de vous servir un repas froid. Ce soir, je
ne voulais pas de domestiques. Nous sommes seuls, vous et moi. Si
vous en doutez, allez visiter l’intérieur. Tout est ouvert.
— Vous n’avez pas peur des voleurs ? demanda Malko.
Christina éclata de rire.
— Celui qui entrerait dans cette maison sans ma permission n’en
ressortirait pas vivant.
— Vous m’aviez dit que nous étions seuls ?
— J’ai dit qu’il n’y avait pas de domestiques. Ne bougez pas.
Elle siffla doucement.
Il y eut près de la piscine, un bruit de feuillages froissés. Une ombre
glissa- sur la mosaïque et Malko resta pétrifié, la bouche sèche. Une
sorte de panthère venait de sortir de l’ombre et arrivait au petit trot.
La bête contourna Malko et vint se frotter contre les jambes de
Christina, comme un gros chat.
La jeune femme lui gratta la tête et dit quelques mots que Malko ne
comprit pas. L’animal quitta ses jambes, et Malko, horrifié, sentit la
chaleur de la gueule sur les jambes de son pantalon.
— Laissez-vous faire, il vous sent, dit Christina. C’est Paquito, mon
ami le plus sûr. Un ocelot. Ordinairement, c’est un animal cruel, qu’on
ne peut apprivoiser. Mais j’ai nourri celui-ci au biberon pendant des
semaines et il s’en souvient. Il m’obéit comme un chien et n’accepte de
nourriture que de moi. Sur un signe il vous transformerait en charpie.
N’est-ce pas Paquito ?
Paquito gronda et bondit souplement sur le canapé. Malko était en
train de se demander si les cartouches de son pistolet traverseraient la
fourrure d’un ocelot. Problème auquel la CIA n’avait pas pensé.
— Ne soyez pas troublé, dit Christina. Il est doux comme un
agneau. Caressez-le. Il adore ça.
Malko avança une main hésitante et rencontra une fourrure
rugueuse. Paquito émit ce qu’on pouvait considérer comme un
ronronnement.
Christina prit sur la table un énorme rôti et le lui tendit. L’ocelot
l’attrapa délicatement, entre deux rangées de crocs impressionnants, et
s’éloigna vers les feuillages.
— Voilà. Comme cela, il fera sa sieste, dit Christina et il ne nous
dérangera plus. Il aime la viande. Maintenant, détendez-vous.
Allant au mur, elle découvrit un petit tableau de commandes et
appuya sur plusieurs boutons. Aussitôt l’éclairage devint plus doux.
Une musique surgit de la nuit, par des haut-parleurs dissimulés dans la
verdure. Le fond de la piscine s’éclaira.
La chaleur était beaucoup moins forte qu’à Acapulco. Une
température paradisiaque.
— Voulez-vous nager un peu ? proposa Christina.

Elle n’attendit pas la réponse. Rapidement, elle défit sa tunique. En


un éclair, Malko aperçut la poitrine magnifique. La jeune femme fit
glisser la fermeture éclair de son pantalon et, dans la demi- obscurité,
apparut totalement nue. Sans un mot, elle courut au bord de la piscine
et plongea irréprochablement.
Malko resta stupéfait. Ça et l’ocelot, c’était trop ! Si c’était un piège,
il était doublé de velours.
— Venez !

La voix joyeuse de Christina le tira de sa méditation. Il fit quelques


pas vers l’eau. Ses vêtements l’embarrassaient. D’autre part, il ne
pouvait pas plonger, le pistolet entre les dents. Cela ne se fait pas, entre
gens de bonne compagnie.
Et la sale bête qui devait finir son rôti, à vingt mètres de là…
Il se décida enfin. Pliant ses affaires soigneusement sur le fauteuil, il
cacha son pistolet entre deux coussins du canapé, la crosse à portée de
la main. Puis, aussi nu que l’Indienne, il piqua une tête dans le bassin.
Elle l’attendait à l’endroit où il ressortit et lui passa joyeusement les
bras autour du cou.
— Bonsoir, querido.

Sa bouche était fraîche, et même dans l’eau son corps exhalait un


léger parfum. Malko l’embrassa. Elle se serra contre lui. La piscine
devait avoir près de trois mètres de fond, mais Malko et Christina se
maintenaient debout en remuant doucement les jambes.
Elle le tira vers la margelle et s’appuya au rebord de mosaïque. L’eau
tiède les caressait doucement. Malko laissa glisser sa main le long du
corps de sa partenaire. Elle souriait en regardant le ciel.
— Viens maintenant, dit-elle à voix basse.

Il l’enlaça et ils firent l’amour très doucement presque sans bouger.


La tête rejetée en arrière, Christina gémissait.
Puis elle mordit sauvagement Malko à l’épaule. Après, elle se laissa
glisser dans l’eau en arrière, flottant comme une longue algue, les
cheveux défaits. Elle revint ensuite vers Malko et lécha l’endroit quelle
avait mordu, presque humblement, comme un petit animal.
— Tu ne savais pas que les Indiens s’aimaient ainsi ? murmura-t-elle.
Viens, allons manger maintenant.
Elle nagea rapidement jusqu’au bord et se hissa, d’un seul élan. Les
muscles de son dos jouaient, sous le clair de lune, comme des longues
lanières.
Toujours nue, elle courut à la table, y prit quelque chose et alla au
bout de la terrasse. Elle eut un geste rapide et une flamme de trois
mètres jaillit dans la nuit. Un grand feu de bois était tout préparé et
probablement arrosé de pétrole. Christina éteignit les projecteurs et il
ne resta que la lueur du feu et une musique sauvage sortant des haut-
parleurs.
L’Indienne tournait autour du feu, séchant les gouttes d’eau qui
irisaient son corps. Malko la rejoignit et la prit dans ses bras.
Ils se retrouvèrent étendus sur le divan blanc, face au feu.
— Pauvre Paquito ! dit Christina. Il a horreur du feu. Mais c’est si joli
!
Ensuite les heures passèrent très vite. Ils burent, mangèrent,
regardèrent le feu et firent l’amour. Ils ne parlaient pas. Tacitement ils
s’étaient accordé une trêve et ne voulaient pas rompre le charme.
Il était quatre heures du matin quand Christina proposa à Malko :
— Je vais te reconduire à ton hôtel. Je ne veux pas que l’on te
trouve ici.
Elle s’habilla rapidement. Derrière son dos, Malko n’eut que le
temps de récupérer son pistolet. Pendant tout le chemin du retour, ils
n’échangèrent pas une parole. Quand la route était droite, Christina
posait sa longue main sur la cuisse de Malko. Il eut un petit pincement
au cœur en retrouvant les lumières du Hilton. Christina arrêta le
moteur et se tourna vers lui.
— Malko, dit-elle, prends-moi dans tes bras.
Il la serra contre lui.
— Jure-moi que tu auras toujours envie de me serrer ainsi,
murmura-t-elle. Quoi qu’il arrive !
Il la regarda, surpris.
— Pourquoi, quoi qu’il arrive ?
— Jure.
— Je crois qu’il faudrait que tu me fasses des choses très horribles
pour que je t’en veuille, dit Malko doucement. Mais toi, pourquoi es-tu
ainsi avec moi ?
— Je t’ai dit que je suis une femme. Il y a quelque chose en toi de
doux et de solide qui m’attire. Et j’aime tes cheveux. Adios.
Il regarda disparaître les feux rouges de la Lincoln. Quelle étrange
soirée ! Il était encore moulu, et son dos, couvert de griffes, le brûlait.
Lentement, il entra dans le hall et prit sa clef. Il y avait un message de
Felipe, demandant de l’appeler à n’importe quelle heure. Pour le faire,
Malko attendit d’être dans sa chambre.
— Mon Dieu, dit le Mexicain, je vous croyais mort ! À l’hôtel, on
m’a dit que vous étiez parti avec ce démon, et j’étais mortellement
inquiet. Quel tour vous a-t-elle encore joué ?
— Aucun. Elle avait une crise de féminité.
Felipe rit :
— El macho ! Bravo ! Je sais où habite le petit maintenant : 24,
dans la Calle Candelaria. C’est sur la colline. Il ne m’a pas vu.
— Parfait, dit Malko. Nous irons demain matin.
— Reposez-vous bien, dit Felipe un peu moqueur. Moi non plus, je
n’ai pas beaucoup dormi en vous attendant. Buenas noches.
Malko était encore tout étourdi. Comme tous les êtres qui mènent
une vie dangereuse, il était capable de profiter pleinement de toutes les
occasions de joies ou de plaisirs que la vie lui offrait. Il appelait cela ses
« lavages de cerveau ».

***
Le soleil était déjà haut quand les deux hommes quittèrent l’hôtel.
Pourtant la montre de Malko indiquait neuf heures à peine. Ils
laissèrent la voiture sur la place de l’Église et s’enfoncèrent dans le
dédale des ruelles de terre. La rue Candelaria, était un sentier de
chèvres, serpentant entre des masures de bois et de torchis.
Le numéro 24, une cabane en planches sans fenêtres, se trouvait au
fond d’une espèce de cour où une vieille femme épluchait du manioc au
milieu des chiens et des poulets. Par la porte entrouverte, on
apercevait le sol en terre battue et quelques meubles grossiers. Felipe
s’avança vers la vieille, tout sourire :
— El Señor Eugenio !
Elle le regarda, méfiante.
— Porqué?
— Dites-lui que c’est le señor de l’hôtel Hilton qui veut le voir.
Eugenio avait dû laisser la consigne. La vieille se dérida et appela :
— Eugenio ! Ven aqui.

Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et Eugenio sortit, le torse nu.


Il sourit en reconnaissant Malko. Il rentra et revint immédiatement
avec une chemise et des espadrilles. Malko présenta Felipe et celui-ci
proposa d’aller boire un verre dans un café.
Eugenio était intimidé. Ce n’est qu’au second café qu’il se dégela un
peu. Felipe lui expliqua qu’il avait besoin de trouver le Chamalo tout de
suite, pour une affaire d’honneur.
Le gosse hésitait. Il avait peur. Le Chamalo ne devait pas être très
commode. Et il avait dû entendre parler de la mort du plongeur.
Malko insista :
— Je te promets que Chamalo ne t’en voudra pas. Et qu’il ne te fera
rien de mal. Parole de caballero. De plus, tu auras cinq mille pesos…
Eugenio hésitait encore.
— C’est très loin, dit-il. Je ne peux pas vous expliquer. C’est au nord,
dans la jungle. La route n’est pas bonne. Il faut au moins une journée
rien que pour aller.
— Je te paierai le triple de ce que tu aurais gagné tout le temps que
tu seras avec nous, offrit Malko. Et tu auras encore quelque chose de
plus.
— Bon, accepta Eugenio. Seulement, avant de partir, il faut que je
prévienne le syndicat. Autrement, ils vont encore me mettre à
l’amende. Je vous retrouve à votre hôtel après le déjeuner. Ou plutôt
en face. Il y a un petit restaurant. Je vous attendrai là.
Les trois hommes se séparèrent. Felipe était un peu inquiet.
— Vous ne croyez pas que c’est un peu imprudent, d’aller là-bas tous
les deux ? dit-il à Malko. Je connais ces propriétés perdues dans la
jungle.
Là-bas, il n’y a pas de police. Le Chamalo fera ce qu’il veut. S’il a
envie de nous tuer…
— Nous n’avons pas le temps de monter une expédition, répondit
Malko. Et nous attirerons moins l’attention avec une seule voiture. On
peut nous prendre pour des touristes.
Le Mexicain s’inclina. Ils revinrent à l’hôtel. Malko trouva un mot
d’Ariane qui était repartie pour New York et lui laissait son adresse.
Pas rancunière !
Il expédia à l’ambassade de Mexico un long câble codé et s’étendit
ensuite sur son lit, pour récupérer un peu. Trois heures plus tard
Felipe le réveilla en tambourinant à sa porte. Il était une heure et
demie. Malko mit dans sa valise deux chemises, des papiers et son
pistolet. Felipe avait pris son petit sac de toile, lui aussi bourré de
munitions. Ils gardaient leur chambre à l’hôtel. Plus pratique et plus
discret.
Eugenio était déjà là, sur son trente et un : pantalon bien repassé et
chemisette à manches courtes. En les attendant, il buvait un verre
d’ananas.
— Déjeunons ici, proposa-t-il. Ce n’est pas cher et après, sur la route,
il n’y a plus rien de bien.
Les deux hommes acceptèrent. Ils s’installèrent tous les trois à une
table en plein air. Le patron arriva, huileux et empressé. Il n’y avait pas
de menu, mais il leur proposa des fruits de mer, les derniers de la
saison. Malko, un peu réticent, vit l’éclair de convoitise d’Eugenio et
accepta. Le patron retourna à ses fourneaux et Malko se mit à caresser
un gros chat roux qui ronronnait à perdre haleine et à Eugenio était
soucieux.
Felipe lui demanda ce qu’il avait. Le gosse secoua la tête :
— J’ai peur, Señor. L’endroit où nous allons est plein de gardes
armés. Le jour où j’y suis allé avec le señor Chamalo, ils nous ont
arrêtés plusieurs fois. Ils sont cachés dans la forêt et on ne peut pas les
voir. Mais eux vous voient. J’ai entendu des histoires terribles à leur
sujet. Une fois, ils ont assis un paysan sur un nid de fourmis rouges,
parce qu’il était venu rôder autour de la propriété pour chercher à
manger. Il est mort au bout de trois jours et on entendait ses cris du
village, à deux kilomètres.
— Quel village ?
C’est Malko qui avait posé la question.
— Las Piedras. Il y a une centaine d’habitants, pas plus.
Felipe et Malko se regardèrent. Tacata avait certainement choisi
cette propriété à l’écart pour y mener ses expériences.
— Ne t’en fais pas, dit Felipe. Avec nous tu n’as rien à craindre.
Pas convaincu, Eugenio se tut. D’ailleurs les fruits de mer arrivaient
sur un grand plateau. Eugenio et Felipe remplirent leur assiette. Le
chat mit ses pattes sur les genoux de Malko et réclama énergiquement
sa part.
Malko aimait les chats. Il prit une huître et la déposa délicatement
par terre. Le minet n’en fit qu’une bouchée et revint à la charge, en
ronronnant de plus belle. Eugenio et Felipe beurraient leurs tartines.
Malko prit un toast et se prépara à en faire autant quand il poussa un
cri. Le chat venait de lui enfoncer ses dix griffes dans la cuisse. D’un
revers de main, il repoussa l’animal et se leva d’un bond. Felipe et
Eugenio restèrent stupéfaits, une huître à la main.
Le chat poussa un miaulement affreux. La gueule grande ouverte et
bavante, il se roulait par terre, en griffant le sol, la queue, et les pattes
raides. Il fit un effort pour se relever, retomba sur le côté et ne bougea
plus. De son museau coulait une mousse rosâtre.
Les autres clients regardaient la scène horrifiés. Felipe et Eugenio
reposèrent leur huître. Malko frottait sa cuisse endolorie. Felipe bondit
comme un tigre et plongea dans la cuisine. Il en ressortit vingt
secondes plus tard poussant devant lui, à la pointe de son colt, le
patron sanglotant et terrorisé. Felipe l’amena devant la table, prit une
huître dans le plat et la lui tendit :
— Mange !
Le Mexicain tomba à genoux et égrena un chapelet de supplications,
à émouvoir un bourreau chinois. Felipe le bouscula, l’homme tomba à
ses pieds. Il arma son colt :
— Fais ta prière, salaud ! Si le Seigneur veut encore de toi.
Et il appuya le canon de l’arme sur la nuque.
Le Mexicain se traîna jusqu’à Malko, comme une chenille coupée en
deux, et enlaça ses jambes, frottant sa joue humide contre le pantalon.
Il continuait ses implorations. Felipe expliqua à Malko, en anglais :
— Il prétend qu’il ne savait pas.
L’autre se redressa et hurla :
— Je vais parler, je vais parler ! Ce n’est pas ma faute.
— Parle vite, coupa Felipe, sinon tu n’en auras plus jamais
l’occasion.
Dans un flot de paroles, le Mexicain raconta son histoire. Deux
hommes avaient surgi dans sa cuisine, au moment où Malko et ses
amis étaient arrivés. Ils lui avaient promené un rasoir sur la gorge et
donné l’ordre de servir des fruits de mer à ses trois clients. Pendant
que l’un menaçait l’aubergiste, l’autre était resté dans la cuisine et avait
versé sur les huîtres le contenu d’une fiole. Les deux étaient encore
restés un moment, pendant qu’il servait à table. S’il avait dit un mot,
on lui aurait coupé la gorge immédiatement.
— Comment étaient ces deux hommes ? coupa Felipe.
— Tout en noir. Je ne les avais jamais vus et j’espère ne jamais les
revoir. Ils m’ont dit qu’ils me tueraient si je disais quoi que ce soit. La
police aurait cru que les huîtres étaient mauvaises et j’aurais eu une
petite amende.
Felipe lui envoya un coup de pied qui le fit rouler sur la table.
— Disparais dans ta cuisine, vermine ! Je m’occuperai de toi plus
tard. Si les autres ne t’ont pas tué avant.
Les trois hommes se levèrent. Ils n’avaient plus faim.
— Allons prendre un sandwich en face, proposa Malko. Les Mayo
n’ont quand même pas empoisonné tous les restaurants d’Acapulco.
Eugenio roulait des yeux effarés. Malko le prit doucement par les
épaules et lui parla en espagnol.
— Petit, dit-il, je ne peux pas t’expliquer ce qui se passe. Plus
tard… Mais, maintenant, tu es obligé de venir avec nous. Sinon ceux
qui ont tenté de nous empoisonner te tueraient. Pour eux, tu es
dangereux. Tu sais trop de choses.
— Mais je ne suis qu’un pauvre cireur de chaussures ! protesta
Eugenio. Je ne sais même pas lire…
— Fais-moi confiance, coupa Malko. Je t’expliquerai plus tard.
Maintenant il faut que tu nous aides.
Renonçant au sandwich, ils se dirigèrent vers le parking à gauche.
Au moment où ils entraient, la Lincoln blanche de Christina
manœuvrait. En passant devant eux, la jeune femme sourit à Malko et
l’appela :
— Vous venez sur la plage ?
Avant qu’il ne réponde, Eugenio lui prit le bras avec véhémence.
— Pourquoi avez-vous besoin de moi, puisque vous connaissez
cette femme ?
— Comment ? fit Malko. Qu’est-ce qu’elle a à faire avec cette
propriété ?
— Mais elle est à elle ! protesta Eugenio.
— À elle ?
— Oui. C’était à son mari. Elle en a des dizaines un peu partout au
Mexique. Celle-là, elle la prête au Chamalo. Elle n’y va jamais, parce
que c’est trop loin. Mais c’est à elle, il me l’a dit.
Felipe et Malko s’étaient arrêtés. Malko bouillonnait intérieurement.
Si Eugenio disait vrai, c’est Christina qui avait tenté de les
empoisonner. Christina qui venait de le saluer joyeusement comme si
de rien n’était…
Il n’arrivait pas à croire à une telle duplicité. Et pourtant elle seule
l’avait vu avec Eugenio. Il se rappela sa phrase : « Le verre de rhum du
condamné à mort… » Une rage froide l’envahit. C’était une garce, tout
simplement ! Elle s’était payé un homme qui lui plaisait doublement
parce qu’elle savait qu’il allait mourir. Il devrait être mort, d’ailleurs,
pendant qu’elle rôtirait au soleil.
Cette pensée le décida.
— Venez, dit-il.
Il alla droit vers la Lincoln que Christina était en train de garer, et
ouvrit la portière de son côté.
Le sourire de la jeune femme se figea quand Malko la poussa
brutalement et prit sa place au volant.
— Monte à côté d’elle, ordonna-t-il à Felipe. Eugenio, monte
derrière.
Il n’avait pas dit un mot à Christina. Furieuse elle l’interpella :
— Vous êtes fou ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qui sont ces gens ?
Sortez de ma voiture !
Malko passa le levier de vitesse et dit :
— Ma chère Christina, la plaisanterie a assez duré. Je vais en
promenade et vous m’accompagnez, de gré ou de force. Nous
bavarderons pendant le voyage.
Sans répondre, elle sauta sur Felipe, toutes griffes dehors. Il lui
attrapa les poignets et la tint fermement, impassible. Elle lui cracha
une bordée d’injures. Derrière, Eugenio ouvrait des yeux comme des
soucoupes. Voir la puissante Mme Ariman se faire traiter ainsi !
La Lincoln sortit du parking et s’engagea sur la route menant à
l’aéroport.
— Où allons-nous ? demanda Malko à Eugenio.

— À Puerto-Marques, vous tournez à gauche, répondit le Mexicain.

— Je vous tuerai ! siffla Christina à Felipe qui la maintenait.

— Ce
sera un honneur, répondit le policier. Tout bas, il ajouta :
Vamos con Dios. Que Dieu nous garde !





















CHAPITRE XI

La piste de latérite rouge, bordée de végétation tropicale, n’était


praticable qu’en dehors de la saison des pluies, et des trous énormes
engloutissaient sans cesse les roues de la Lincoln, qui avait perdu sa
belle couleur blanche. Cette partie du Mexique vivait encore au XVIIe
siècle. On s’y déplaçait plus à mulet qu’en voiture.
Malko s’accrochait à son volant. À l’arrière, Christina dormait
encore, liée par le poignet à Felipe. Ils s’étaient arrêtés pour la nuit,
Malko ne voulant pas arriver dans le noir. Folle de rage, la jeune
femme avait été attachée à Felipe par ses menottes. Aucun des quatre
n’avait beaucoup fermé l’œil et ils étaient repartis au premier rayon du
soleil. Depuis, ils n’avaient rencontré âme qui vive.
— Nous allons arriver, dit Eugenio, assis à côté de Malko. Je
reconnais ce grand arbre à pain, ici à gauche. Faites attention il y a des
gardes.
— Ils doivent connaître la voiture de Christina, répondit Malko. De
plus, elle est dedans. Ils ne peuvent pas voir quelle est attachée.
Felipe avait tiré son pistolet et l’avait posé sur ses genoux. Eugenio
scrutait les deux murailles vertes, de chaque côté de la route.
— Prenez à droite, dit-il soudain.
La route continuait à serpenter entre des petits buissons. À deux
kilomètres environ, on aperçut des bâtiments blancs.
— Voilà la ferme, dit Eugenio d’une voix étranglée.
Christina ouvrit un œil et se redressa, tirant son poignet attaché.
Malko se tourna vers elle :
— Ne vous amusez pas à crier ou à essayer de vous sauver,
menaça-t-il. Felipe vous abattrait immédiatement. Ce n’est pas à vous
que j’en ai, mais à un fou qui, sans motif, veut assassiner des millions
de gens. Quand il sera hors d’état de nuire, nous vous relâcherons.
Compris ?
La jeune femme ne répondit même pas.
Ils arrivaient. La voiture franchit une barrière blanche et Malko
stoppa devant ce qui semblait être le bâtiment principal. Il n’y avait
qu’un rez-de-chaussée, une dizaine de fenêtres aux volets clos, et tout
paraissait désert. Plusieurs autres petites constructions étaient
disséminées dans la verdure. On aurait dit un haras.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Felipe.
— Allons voir, dit Malko.
Il descendit de la voiture, y laissant Eugenio. Felipe sortit, le colt à la
main, toujours enchaîné à Christina. La belle Indienne, le visage
impénétrable, avançait comme un automate. Malko arriva à la porte et
poussa. Elle était fermée. Il se retournait pour parler à Felipe quand il
y eut un sifflement.
Felipe poussa un cri et parut s’envoler dans les airs, entraînant
Christina, qui hurlait.
En même temps, les volets d’une fenêtre se rabattirent violemment
et Malko se trouva nez à nez avec le canon d’une Winchester. Celui qui
la tenait avait une énorme moustache et pratiquement pas de cou.
Malko leva les mains.
Des hommes vêtus de blanc et armés de fusils surgirent de partout.
Felipe se roulait dans la poussière. Un lasso jeté du toit l’avait paralysé.
Trois hommes se jetèrent sur lui et le maintinrent au sol. Deux autres
tirèrent en arrière les bras de Malko et lui attachèrent les poignets. On
le fouilla et tout de suite on détacha Christina. Elle se leva et envoya
plusieurs coups de pied à Felipe, toujours par terre. Un autre Mexicain
sortit Eugenio de la voiture et l’attacha aussi.
Enfin, celui qui paraissait le chef donna un ordre et les trois
prisonniers furent entraînés autour de la maison. Ils traversèrent une
autre cour et entrèrent enfin dans une grande pièce meublée en
bureau.
Leurs gardiens les firent asseoir à même le sol, ce que Malko trouva
particulièrement humiliant. Il se maudissait d’avoir embarqué le
pauvre Eugenio dans cette galère. Le cireur n’était pas payé par la CIA
pour démêler cette histoire. Une voix grinçante interrompit ces
réflexions.
— Voici donc l’homme qui veut m’empêcher de réaliser mon cher
projet !
La phrase avait été prononcée en un anglais rocailleux.
Malko tourna la tête. Un minuscule petit Oriental venait d’entrer,
drapé dans une blouse blanche. Derrière lui se tenait le Chamalo,
massif et muet, une mitraillette Thomson nichée dans le creux de
l’avant-bras. Malko n’eut pas de peine à reconnaître le professeur
Yoshico Tacata, diplômé de l’Université d’Osaka, ex-chercheur de la
CIA, et pour l’instant, l’homme qu’il avait l’ordre d’abattre.
Tacata sautillait sur place en se frottant les marches. Ça marche
même très bien. Il m’a fallu du temps pour en fabriquer une quantité
suffisante. Je n’ai que des moyens de fortune, ici. Mais je crois même
l’avoir légèrement amélioré. Il était temps que j’aboutisse. Vos amis de
Washington m’ont déjà envoyé un espion. À cause d’une imprudence
de cet ivrogne de Mexicain. Mes hommes l’ont surpris au village et
poursuivi dans la jungle. Il doit pourrir quelque part, maintenant.
Comme vous, bientôt…
Malko regardait Tacata avec dégoût. Le Japonais prit cela pour de la
curiosité.
— Avant de vous tuer, dit Tacata paisiblement, je vais vous
montrer mes installations. Je n’étais pas sûr d’obtenir du CX 3, alors
j’avais déjà commencé mes recherches dans d’autres voies. Venez.
Suivez-moi.
Il sortit. Les trois prisonniers, escortés de Mexicains et du Chamalo,
avancèrent docilement. Enchaînés les uns aux autres, ils n’avaient pas
la moindre chance de tenter quoi que ce soit. Christina avait disparu.
Toutefois, dans un couloir, Malko croisa deux des frères Mayo, qui le
regardèrent d’un air méchant. La petite procession atteignit un
premier bâtiment. Un Mexicain ouvrit la porte, et ils virent une rangée
de cages contenant des lapins et des cochons d’Inde. Comme un bon
guide, Tacata expliqua :
— Ces lapins ont tous le typhus. Ils se reproduisent très vite.
Malheureusement, aujourd’hui, il existe des vaccins contre le typhus.
On referma les cages. Les yeux de Tacata brillaient d’excitation. La
procession se dirigea vers un autre bâtiment, par un couloir bordé de
cages grillagées, de la taille d’une cellule de prison.
Dans chaque cage, il y avait des dizaines ou des centaines de rats,
tournant en rond sans cesse, et venant flairer les parois. Les gardes se
tenaient d’ailleurs à distance respectueuse.
— Ce sont mes préférés, expliqua Tacata. Tous ces rats sont
porteurs du bacille de la peste bubonique, à l’état le plus virulent. Bien
sûr, là aussi, il y a des vaccins, mais les rats se reproduisent si vite… Ce
sont de braves petites bêtes.
On éteignit l’électricité et le groupe se retrouva dehors, près d’une
construction aux trois quarts enterrée. Les murs n’avaient pas plus
d’un mètre de haut et le toit était plat en ciment. Tacata s’arrêta.
— C’est ici que je prépare le CX 3, grâce aux échantillons que vous
m’avez si aimablement donnés. Le bâtiment est enterré, car la
fabrication demande de la fraîcheur. Vous connaissez le principe du
CX 3, n’est-ce pas ? Il n’y a pas besoin de boire de l’eau contaminée. Le
produit agit même par les pores de la peau. Vous prenez un bain, et
cinq minutes après, hop, vous êtes mort et tout rouge.
C’était un détail que le général Higgins lui avait caché. Malko tentait
de garder son calme. S’il avait été sûr de pouvoir étrangler le petit
Japonais avant d’être tué, il n’aurait pas hésité une seconde. Mais,
avant, les balles de la Thomson l’auraient haché. Il fallait gagner du
temps et croire au miracle.
— Comment allez-vous vous y prendre, pour vous attaquer à
l’Amérique ? demanda Malko. Vous ne pouvez pas faire tout, tout seul.
— Je ne suis pas seul. Là-bas, des gens m’aideront. C’est facile, il
suffit de voyager vite. Il y a une centaine de points d’eau ou de rivières
à empoisonner, pour faire de gros dégâts. On surveillera les stations
d’épuration, mais non les fleuves ou les sources. Et le CX 3 ne réagit à
aucun des réactifs employés là-bas.
Ils étaient revenus au bâtiment principal. La Lincoln blanche était
toujours là. Malko eut un mouvement de rage et de tristesse en
pensant que Christina était mêlée à cette horreur. Mais c’était trop tard
pour les regrets. Il se demandait comment le Japonais avait l’intention
de se débarrasser d’eux. Ce ne serait certainement pas une mort
agréable…
Il devait être 11 heures et le soleil tapait dur. Tout autour de la
ferme, la jungle poussait sa muraille verdâtre de lianes et de végétation
luxuriante. Ça et là, des fleurs ajoutaient une note de couleur,
orchidées sauvages et flamboyants. Un bien beau décor pour une usine
à fabriquer la mort !
— Messieurs, dit Tacata, je vous offre, avant votre voyage définitif,
une tasse de thé, en compagnie d’une charmante jeune femme, qui est
notre alliée.
— Felipe et Malko se regardèrent. Quel était le rôle de Christina
dans cette histoire ? Pourquoi ce thé mondain ? Tacata riait aux anges
et paraissait mijoter un mauvais coup.
La caravane se remit en marche. Cette fois, les trois prisonniers,
toujours encadrés de leurs gardes, traversèrent le bâtiment principal et
aboutirent à une terrasse située derrière la maison. Il y avait là une
piscine d’environ vingt mètres, entourée de chaises et de fauteuils.
Dans un de ceux-ci, Christina Ariman était assise. Quand Malko entra,
elle détourna la tête. Tacata trottina jusqu’à elle et s’inclina
profondément.
— Détachez-les, ordonna-t-il au Chamalo.
Le Mexicain donna un ordre et un des gardes coupa les liens des
trois hommes avec sa machette.
Malko et Felipe se frottèrent lentement les poignets, tandis
qu’Eugenio regardait Christina d’un air hébété.
La piscine formait le quatrième côté d’un quadrilatère, délimité par
la maison et par deux épaisses haies de végétation tropicale. Après, le
terrain descendait brusquement, et vingt mètres plus loin c’était la
jungle. Malko pensa que c’était la seule chance d’évasion : plonger et se
laisser glisser de l’autre côté. À condition de ne pas prendre une balle
dans le corps…
— Asseyez-vous, ordonna Tacata. On va vous apporter du thé.
Les trois prisonniers eurent droit à des chaises. Entre eux et Tacata,
il y avait une mitraillette et trois fusils. Le Japonais jouissait
pleinement de son triomphe. Il interpella Malko, ignorant
délibérément Felipe et Eugenio :
— Les Américains sont stupides. Ils savaient que j’avais lutté
contre leur pays durant six ans, de toutes mes forces. Et ils m’ont
ouvert leurs laboratoires ! Ils pensaient peut-être que j’étais un homme
sans honneur, comme le docteur Von Braun, qui a renié son Führer…
Maintenant, ils pleurent sur leurs erreurs et ils envoient des hommes
de main pour se débarrasser de moi !
— Je vous en prie ! fit Malko, pincé.
Un Mexicain arriva avec un plateau chargé de rafraîchissements.
Christina, l’air absent, en prit un au passage. À ce moment, Malko vit
du coin de l’œil Eugenio qui se préparait à bondir dans la piscine. Il
n’eut pas le temps d’arrêter son geste. D’une détente désespérée, le
jeune homme quitta sa chaise et plongea dans l’eau limpide. On voyait
le fond de mosaïque. Malko, au moment où Eugenio touchait l’eau,
brandit sa chaise. Ainsi, le Chamalo, le plus dangereux, avec sa
mitraillette, ne tirerait pas. Il n’acheva pas son geste. Au lieu de tirer,
tous les hommes avaient éclaté de rire.
Le petit Japonais s’en tapait les cuisses !
Malko et Felipe ne se posèrent pas de questions longtemps. Eugenio
faisait surface, les traits déformés par une douleur atroce. L’eau,
autour de son corps, semblait bouillonner. Au lieu de nager vers l’autre
bord, il fit quelques mouvements pour se rapprocher du côté où il avait
plongé. Tout son visage était boursouflé par une monstrueuse brûlure.
La chair, attaquée jusqu’à l’os, partait en lambeaux.
D’un effort surhumain, il s’agrippa au bord de la piscine et resta là,
sans force pour remonter. Des morceaux de sa peau disparaissaient
sans cesse dans le bouillonnement. Felipe et Malko bondirent. Les
gardes les repoussèrent brutalement.
Malko eut le temps de voir les mains d’Eugenio. Il n’y avait plus que
les os où s’accrochait un peu de chair rosâtre… Le Chamalo s’approcha
et, calmement, posa sa grosse chaussure sur les deux mains, les
écrasant et les repoussant dans le liquide. Le corps d’Eugenio partit en
arrière, et le gamin coula, dans un ultime cri étranglé.
Il y eut un silence mortel. Les gardes avaient braqué leurs armes sur
Malko et sur Felipe. Christina avait détourné la tête. Tacata se gratta la
gorge et dit :
— Cet imbécile a dévoilé ma surprise. Voilà la mort que je vous
réserve, messieurs. Votre complice a déjà pris son bain dans ma
piscine. C’est encore une de mes inventions : une combinaison d’acides
qui, en apparence, ressemble exactement à de l’eau pure. Mais ce
liquide dissout un corps humain en deux heures. Excellent, n’est-ce pas
? Nous nous en servions en Mandchourie, pour faire disparaître les
corps des prisonniers politiques gênants.
— Vous êtes un immonde salaud, dit Malko. Celui qui aura votre
peau rendra un fichu service à l’humanité.
— Ce ne sera pas vous, en tout cas, siffla Tacata. Chico, Jorge,
jetez-le dans la piscine.
Les deux Mexicains se précipitèrent. Malko reçut un coup de crosse
en plein dans le foie et se plia en deux de douleur. Sa tête tournait et il
était sans force. Centimètre par centimètre, les deux types le traînaient
vers le liquide mortel. Immobilisé, lui aussi, Felipe regardait la scène,
impuissant.
La tête de Malko arriva au-dessus du liquide. Il y voyait son reflet.
Ses deux bourreaux, de chaque côté, lui tenaient les bras. Ils n’avaient
plus qu’une poussée à lui donner. Tout son corps se révoltait à la
pensée de l’atroce brûlure. Il pensa : « Je vais en avaler le plus
possible, cela ira plus vite. »
Il y eut un cri sauvage.
Christina avait bondi de son fauteuil et s’accrochait aux deux
bourreaux. Comme ils ne lâchaient pas Malko, elle se glissa le long du
bord et se pendit à son cou : si Malko tombait elle tomberait aussi…
Cette fois, c’est le Chamalo qui hurla. Précipitamment, les deux
Mexicains ramenèrent en arrière Malko et Christina. Malko se secoua
et reprit sa respiration.
Le Chamalo et Christina discutaient violemment, en dialecte indien.
Furieux, Tacata suivait leurs répliques. Le ton monta et Christina
acheva la discussion par une longue tirade. Le Chamalo se tourna vers
Tacata :
— Elle ne veut pas qu’on les tue ainsi, dit-il.
Tacata bondit :
— Comment, elle ne veut pas ! Forcez-la !… Attachez-la… C’est moi
qui commande, ici !
Le Chamalo eut un rire cruel :
— Peut-être, mais Christina a trop fait pour notre cause. Je ne veux
pas la contrarier au sujet d’un aussi mince détail.
— Comment, un détail ! Mais il faut les tuer, les tuer ! Ce sont nos
ennemis.
Tacata bouillait de rage. Christina le regardait avec un mépris non
dissimulé. Conciliant, le Chamalo proposa :
— Enfermez-les avec les rats. Ce sera moins amusant pour vous,
mais aussi efficace. Elle ne dit pas qu’il ne faut pas les tuer, elle ne veut
pas que cela se passe ainsi.
Il lui parlait comme on raisonne un enfant gâté. Le Japonais
réfléchit quelques secondes, puis bougonna :
— Tant pis. Qu’on les conduise aux cages. J’arrive.

Les gardes entraînèrent Malko et Felipe. Pas une fois, Malko ne


rencontra le regard de l’Indienne. Trois minutes plus tard, deux gardes
vêtus de cuir et de hautes bottes ouvraient la porte d’une des cages à
rats et les poussaient à l’intérieur. Effrayés, les rongeurs refluèrent au
fond de la cage.
Felipe et Malko restèrent collés aux barreaux doublés d’un épais
grillage, cherchant à percer l’obscurité. À trois mètres d’eux, ils
entendaient le trottinement des animaux qui tournaient en rond. Une
centaine de lueurs rouges, comme des mégots incandescents,
clignaient dans le noir : les yeux des rats. Quelque chose frôla la jambe
de Felipe ; il hurla et se cogna aux barreaux.
— Pardon, Señor Linge, murmura-t-il. Mais les rats, j’en ai toujours
eu peur. Alors ceux-là…
— Mon vieux, fit Malko, j’ai tellement peur que je n’ose pas parler.

La lumière s’alluma. C’était Tacata, toujours en blouse blanche. À


pas menus, il s’approcha de la cage où se trouvaient les deux hommes.
Il était à quelques centimètres d’eux. Seulement il y avait les
barreaux…
— Vous avez échangé une mort rapide contre une fin longue et
pénible, messieurs, dit-il d’un ton doucereux.
D’un jet précis, Felipe lui cracha en plein visage. Tacata s’essuya à
un pan de sa blouse. La colère le faisait trembler tout entier.
— Je regrette de ne pas pouvoir assister à votre agonie, dit-il. Mais je
dois partir, dès que j’aurai terminé ma production. C’est dommage.
— Voici ce qui va se passer. Pour le moment mes petites bêtes ont
mangé, elles ne vous attaqueront pas beaucoup. Mais, à partir de
demain, elles vont avoir grand-faim. J’ai donné l’ordre de ne plus les
nourrir. Alors, elles vont d’abord tourner autour de vous, de plus en
plus près… Puis les plus audacieux tenteront de vous mordre. Vous en
tuerez quelques-uns. Mais, dans le noir, vous ne les verrez pas tous,
n’est-ce pas ! Ils s’enhardiront. Après, quand le poison de la peste
coulera dans vos veines, il vous faudra environ une semaine pour
mourir, comme des bêtes. C’est très douloureux, la peste, vous savez.
Vous aurez d’énormes bubons, qui crèveront partout. Vous pourrirez
vivants. Mais les rats vous aideront à mourir plus vite… Ils auront de
plus en plus faim. Adieu, messieurs. Ne vous asseyez pas par terre. Les
rats raffolent des parties sensibles de l’homme. Laissez-leur ça comme
dessert, quand vous ne sentirez plus rien.
Malko n’eut même pas la force de répondre. Et le Japonais s’éloigna.
L’agent secret était submergé de dégoût et d’horreur. Rien que de
sentir l’immonde grouillement à portée de la main, il avait envie de
vomir.
— Vous n’avez pas de briquet ni d’allumettes ? demanda-t-il à
Felipe. Le feu leur fait peur.
— Je n’ai rien, soupira le Mexicain. Rien que mes mains pour
prier.
Appuyés l’un contre l’autre, le dos à la grille, les deux hommes
faisaient face aux rats. Dans combien de temps les rongeurs allaient-ils
commencer à les attaquer ? Malko tentait de se rappeler tout ce qu’il
avait lu au sujet des rats, et des moyens de les combattre. Il aurait fallu
du feu… Et les grilles étaient solides, absolument inébranlables.
À l’extérieur, on n’entendait plus aucun bruit. Comme si les deux
prisonniers étaient déjà dans leur cercueil.
Ils restèrent un long moment sans parler, écoutant. De temps en
temps, l’un d’eux donnait un coup de pied par terre, pour éloigner les
rats les plus audacieux. Il s’écoula ce qui leur parut une éternité. Malko
regarda sa montre : il s’était à peine passé une heure.
— Nous allons devenir fous, ici, murmura-t-il. Quelle mort atroce !
— Un proverbe mexicain dit : « Aucune mort n’est douce »,
soupira Felipe. Tout est entre les mains de Dieu.
— Il nous oublie fichtrement, en ce moment ! fit Malko. Quand je
pense que j’allais restaurer la chapelle de mon château !
— Vous avez un château ?
Malko entreprit de lui raconter sa vie. Il lui parla de son château, de
ses projets. Ils oubliaient presque les rats et la peste. Ils se jetaient
dans des évocations de vie heureuse, de femmes, de bonheur, comme
les affamés rêvent de beefsteak. Et le temps passait. Puis ils se turent.
Pendant un long laps de temps, ils n’échangèrent plus que des
monosyllabes, surveillant seulement leurs pieds. Une pensée les
taraudait : lequel serait mordu le premier ? Le sort du dernier serait le
pire.
« Au fond, se dit Malko, quand le moment sera venu, j’irai moi-
même vers les rats. Je ne veux pas rester ici tout seul avec le cadavre de
Felipe. »
Felipe pensait la même chose.
Mais les deux hommes n’arrivaient pas à faire les trois pas en avant,
qui les auraient portés vers les rats. Entre le raisonnement lucide et
l’horreur du contact physique, il y avait un gouffre qui les faisait se
raccrocher à n’importe quoi.
Titubants de fatigue, Malko et Felipe essayaient de garder les yeux
ouverts et de percer l’obscurité. Par moments, le grouillement semblait
se rapprocher. Ils en grinçaient des dents… Mais c’était une fausse
alerte. Malko regarda encore sa montre : minuit. Il n’en pouvait plus.
— Felipe, proposa-t-il, on y va ?
Pas besoin de demander où. Les cerveaux des deux amis
travaillaient au même rythme. En choisissant l’heure de leur fin, ils
étaient encore des hommes.
— Vamos, dit Felipe, retrouvant sa langue natale. Estas un
hombre, muy caballo, Señor Linge.
Ils avancèrent d’un pas vers le fond de la cage. À ce moment, la
lumière s’alluma.
Christina Ariman glissait silencieusement dans l’étroit couloir entre
les cages. Elle avait à la main un long objet noir. Malko la regarda ; elle
sourit légèrement et tristement. Maintenant, seuls les barreaux les
séparaient. Elle tendit à Malko ce qu’elle tenait à la main.
Machinalement, il prit l’objet.
— C’est une lime, dit-elle. Tout ce que j’ai pu trouver pour vous
aider. C’est le Japonais qui a la clef des cellules. Je ne pouvais pas les
lui prendre.
La lime, enveloppée dans un morceau de papier, était un énorme
outil de serrurier. Malko sentit son cœur se dilater. Après tout, peut-
être qu’il n’allait pas mourir !
— Christina, dit-il, ne restez pas avec ces gens. Ils sont fous, vous
voyez bien.
Elle secoua la tête :
— Non, Malko, ils ne sont pas fous. Ils ont beaucoup souffert et je
les comprends. Je ne vous libère pas pour les empêcher de mettre à
exécution leur projet, mais parce que je ne veux pas que vous mouriez,
vous… Les Américains, je m’en moque. Tous les ans, sur ce continent,
des millions de gens meurent de faim, alors vous comprenez…
— Vous jouez un jeu dangereux, Christina, dit Malko.
— Non. Pour retrouver la civilisation, il vous faut au moins cinq
jours de marche dans la jungle. Il n’y a qu’une route pour venir ici, et le
Japonais va la faire patrouiller par ses hommes. Si vous voulez rester
en vie, demeurez dans la jungle. Là, ils n’iront pas vous chercher.
Quand vous atteindrez Guadalajara, nous serons loin.
Qu’allez-vous devenir, vous ?
— Ne vous préoccupez pas de moi. Et ne cherchez pas à voler ma
voiture. Elle est en face du poste de garde… Adios. Bonne chance.
Attention aux rats.
Elle sourit et s’éloigna dans le couloir. Les deux hommes se mirent à
arracher le grillage. Felipe prit la lime sans un mot, puis attaqua l’un
des barreaux. Christina avait laissé l’électricité allumée. Les rats
étaient groupés au bout de la cage, en une masse grise et mouvante,
piquetée de rouge. Ils poussaient de petits cris et certains s’avançaient
de temps en temps vers les prisonniers, les yeux brillants, la longue
queue traînant sur le sol.
Felipe limait comme un fou. De grosses gouttes de sueur coulaient
sur son front et ses mains étaient couvertes de poussière noirâtre. La
lime était déjà enfoncée de près d’un centimètre. Il fallait scier deux
barreaux, chacun en deux points. Malko regarda sa montre avec
inquiétude. Leur seule chance était de filer avant le jour. Il était une
heure.
— À moi, dit-il à Felipe.
Le Mexicain, qui n’en pouvait plus, lui tendit la lime, en silence.
Malko s’attaqua avec rage au barreau. Felipe surveillait les rats. C’était
plus dur que Malko ne l’avait pensé. Felipe avait une force colossale.
Serrant les dents, il s’accrocha au manche de bois. Déjà il avait mal aux
mains.
Ainsi les deux hommes se relayèrent sans cesse. À trois heures, le
premier barreau se détacha. Au même moment, une vingtaine de rats
avancèrent en couinant. Malko et Felipe étaient paralysés de terreur.
Felipe saisit le morceau de barreau et le brandit. Les rats ne reculèrent
pas. S’ils attaquaient tous ensemble, c’était fini. On voyait leurs petites
gueules roses s’ouvrir et se fermer.
— Ils ont faim, dit Felipe. Dépêchons-nous.
Ils reprirent leur travail de fourmis. À cinq heures, le second barreau
ne tenait plus que par un fil. Felipe l’arracha. Les rats étaient
maintenant en demi-cercle, à moins d’un mètre.
— Filons, dit Malko.
Il passa le premier. Une joie surhumaine le souleva quand il se glissa
entre les barreaux. Felipe suivait, avec les barreaux coupés, qui
faisaient d’excellentes matraques. Ils coururent le long du couloir. La
porte à deux battants s’ouvrit sans difficulté. Felipe éteignit. Il faisait
déjà presque jour. Ils sortirent avec précaution. Felipe montra du doigt
le couloir.
— Regardez !
Les rats avançaient lentement vers eux…
— Belle surprise pour ces salauds ! dit Malko.
Heureusement, le bâtiment des rats se trouvait un peu à l’écart. Ils
coururent vingt mètres et plongèrent dans la jungle épaisse et verte.
Essoufflés ils s’arrêtèrent. Jusqu’ici, ils n’avaient pensé qu’aux rats.
— Que faisons-nous ? demanda Felipe. Si les rats se répandent
dans la propriété, les salauds vont nous chercher tout de suite… Il faut
marcher vers le sud, dans la jungle.
— Il y a peut-être une meilleure chance, répondit Malko. Vous
vous souvenez de ce qu’a dit le Japonais, à propos de Lentz ?
Le Mexicain secoua la tête.
— Lentz est venu ici en voiture. Celle-ci est peut-être encore au
village. Puisqu’ils l’ont poursuivi à pied. Il y a une chance sur mille
pour qu’elle marche, mais ça vaut la peine d’essayer. D’autant qu’ils
nous croiront perdus dans la jungle.
— Bonne idée, approuva Felipe. Le village est sûrement au bord de
la route. Prenons à l’ouest, et dès que nous aurons retrouvé la route,
remontons au nord.
Aussitôt, ils se mirent en marche. Par chance, la jungle n’était pas
trop épaisse. Ils se faufilaient silencieusement entre les hautes herbes
et les lianes. Felipe marchait devant. Ils débouchèrent sur la route. Il
n’y avait personne en vue ; pourtant ils restèrent là cinq bonnes
minutes, tapis dans un fossé, craignant un piège.
— En avant ! dit enfin Malko.
Marchant dans l’herbe épaisse, ils prirent la direction du nord.
La route monta et serpenta sur une colline. Hors d’haleine, Malko
avait peine à suivre Felipe. Soudain, celui-ci s’arrêta et prit son
compagnon par le bras :
— Regardez !
À un kilomètre environ, dans une petite vallée, on distinguait un
village.
Coudes au corps, les deux hommes dévalèrent la pente, ne cherchant
même plus à se cacher. Les premières maisons apparurent en ruine,
couvertes de végétation. Les lianes et les plantes sortaient déjà de
toutes les ouvertures. Felipe prit le côté gauche, Malko le droit. La
grande rue du village n’était plus qu’un sentier de brousse.
C’est Felipe qui, le premier, vit la voiture.
Une masse verte sous un arbre. Il fallait des yeux de lynx pour
reconnaître un véhicule. Une plante en forme de bananier retombait
sur le pare-brise. Les quatre portières étaient fermées. Felipe fit le tour
du véhicule. Miracle : les pneus étaient à peu près gonflés ! Il essaya la
portière avant gauche. Elle s’ouvrit.
Les sièges étaient recouverts d’une mousse verdâtre, mais l’intérieur
ne semblait pas avoir souffert. Evidemment, pas de clef de contact !
Felipe trifouilla sous le tableau de bord et arracha deux fils. Il réunit les
cosses. Rien.
— Il n’y a pas de courant, annonça-t-il.
— La batterie est certainement à plat, dit Malko.
Maintenant, il faisait grand jour : sept heures. Cent mille
piaillements d’oiseaux et bourdonnements d’insectes animaient les
arbres autour d’eux. Ils n’avaient plus beaucoup de temps. Felipe
appuya sur une tirette et le capot s’ouvrit. Malko se pencha sur les
batteries, couvertes d’oxyde blanchâtre. Les fils des bougies étaient en
place, le delco aussi.
— Il y a peut-être une manivelle dans le coffre, mais nous n’avons
rien pour l’ouvrir, dit Felipe.
— Poussons-la, proposa Malko. En principe elle doit démarrer.

Du côté opposé, la rue du village descendait, en assez forte pente.


Felipe sortit de la voiture et s’arcbouta entre le pare-chocs arrière. La
voiture ne bougea pas d’un centimètre. Malko le rejoignit. Ils
recommencèrent à deux. Toujours rien. Suant et soufflant, ils
glissaient dans l’herbe humide, mais la lourde voiture restait collée au
sol spongieux.
— On n’y arrivera pas, soupira Felipe. Filons d’ici avant qu’ils ne
viennent nous chercher.
— Attendez, dit Malko.

Il venait de sentir quelque chose sous ses doigts à l’intérieur du


pare-chocs arrière. Il gratta et ramena une clef, fixée par du chatterton.
— La clef du coffre, dit Malko. Ce pauvre Lentz nous fait peut-être un
beau cadeau posthume.
C’était aussi la clef de contact, mais elle ne leur était guère utile.
Malko l’engagea dans la serrure du coffre et tourna doucement. Le
coffre s’ouvrit.
Il y avait une roue de secours, une manivelle et deux jerrycans
d’essence.
Vingt secondes plus tard, Felipe tournait la manivelle comme un
fou. Malko, au volant, donnait de petits coups d’accélérateur. Mais le
moteur ne toussait même pas.
Felipe lâcha la manivelle et prit une trousse à outils. Il démonta
rapidement les huit bougies, les essuya, les cajola, en rapprocha les
électrodes et les remit en place. Il ouvrit le delco et le nettoya aussi,
enlevant une bonne couche de moisissure. Puis il se remit à la
manivelle.
— Si elle parle, dit-il, vous accélérez à fond.

À deux mains, il empoigna la manivelle et la lança de toutes ses


forces.
Le moteur crachota et démarra. Malko lui donna quelques coups
d’accélérateur et le laissa tourner au ralenti. La jauge d’essence
indiquait un réservoir à demi rempli. Avec les deux jerricans du coffre,
ils arriveraient jusqu’à Guadalajara.
— Maintenant, il s’agit de passer la ferme, dit Malko. Avec la
Lincoln, ils nous rattraperaient facilement. Et ils ont des armes.
— Laissez-moi prendre le volant, réclama Felipe. J’ai l’habitude des
vieilles guimbardes.
Il passa la première et accéléra tout doucement. La voiture trembla,
les roues patinèrent un peu, mais elle s’arracha de l’herbe. Le policier
conduisait avec des délicatesses de jeune marié. Dès qu’il fut sur la
route, il prit de la vitesse, pour grimper la côte. Le moteur tournait
rond. Ils arrivèrent au sommet de la colline. Dans le creux, à un
kilomètre sur la gauche, il y avait la ferme du Chamalo.
Felipe lança la voiture. À mi-pente, alors qu’elle atteignait 80, il
coupa le moteur. Il n’y eut plus que le chuintement des roues et de l’air.
— De la ferme, ils ne peuvent rien entendre, dit Felipe. Le vent est
pour nous.
Lorsqu’ils passèrent devant l’embranchement de la ferme, ils
roulaient encore à 50. Il n’y avait personne en vue. Felipe attendit
d’être presque arrêté pour relancer le moteur. Malko surveillait
l’arrière. Ils firent ainsi dix kilomètres avant de repartir à fond.
Malko avait une drôle de lueur dans ses yeux dorés.
— Cette fois, dit-il, j’ai une raison personnelle de régler son compte à
ce Japonais de malheur. Je n’oublierai jamais la cage et les rats.
— Dans quatre heures, nous serons à Guadalajara, dit simplement
Felipe.
— J’ai une bonne surprise pour M. Tacata, dit Malko. Une surprise
dont il ne se remettra pas. D’autant qu’il doit nous croire en train
d’errer dans la jungle.
Tenue d’une main ferme, la vieille Ford tanguait à 100 sur la route
de la latérite rouge. Ils aperçurent un panneau délavé : « Guadalajara,
476 km. »



























CHAPITRE XII

La ville grouillait d’une foule criarde. Avec ses innombrables vieilles


églises et sa raffinerie de pétrole toute neuve, Guadalajara offrait tous
les contrastes des cités en pleine expansion. Malko et Felipe n’eurent
pas un regard pour les maisons de pierres roses et foncèrent droit à
l’aéroport. Abandonnant la voiture au parking, ils se renseignèrent :
coup de chance, un avion pour Mexico partait une heure plus tard.
Malko avait encore sur lui près de mille dollars. Il prit deux billets et ils
attendirent.
— Pourquoi allons-nous à Mexico ? demanda Felipe. Ici, je peux
demander l’aide de la Securitad. Ils feront ce que nous voulons. Ce
soir, nous attaquons la ferme.
— Vous avez vu les lieux ? D’abord, avec les armes qu’ils ont, cela va
coûter très cher. Ensuite, ils peuvent nous échapper à travers la jungle.
Ils ont peut-être d’autres repaires. Et c’est une propriété privée, qui
appartient à une femme riche et considérée, ne l’oubliez pas.
— Qu’allez-vous faire, alors ?

Malko laissa errer ses yeux sur la foule autour de lui. Il se sentait
extrêmement las.
— Me servir des moyens que le service « action » de la CIA met à ma
disposition.
Felipe écoutait attentivement.
— À votre avis, Felipe, quel est le seul moyen de détruire ce nid de
vipères, en étant absolument sûr que rien ne survivra, même pas les
rats contaminés, qui peuvent se reproduire à une vitesse terrifiante ?
Le Mexicain rit et balaya l’air de son bras droit : une bonne bombe
atomique et pffhutt, plus rien !
— Oui, dit Malko, c’est la seule méthode.
Le sourire du Mexicain se figea, en voyant l’expression de Malko.
— Vous plaisantez, Señor Linge ! commença- t-il.
— Non, fit Malko, je ne plaisante pas. Nous allons jeter une bombe
atomique sur cette ferme de malheur. Tacata, ses rats, ses mouches et
ses dingues de complices vont être réduits en poudre. C’est affreux,
mais cela coûtera moins cher que le reste.
Felipe était totalement dépassé.
— Mais, mais, vous n’avez pas de bombardier ! Ce sont des
machines énormes. Et le scandale international ? Nous sommes au
Mexique, ici ! Il faudrait l’autorisation du gouvernement. Vous allez
détruire toute une région. C’est impossible…
— Ce n’est pas impossible, dit Malko. La CIA a tout prévu. Depuis
trois jours, un avion m’attend à Mexico. En apparence, c’est un
bimoteur civil, appartenant à une famille d’Américains du corps
diplomatique. En réalité, l’appareil est piloté par un officier supérieur
de l’Air Force, vétéran des missions spéciales. Il est assisté de trois
hommes de la Spécial force de la CIA, spécialistes de l’armement
atomique.
— Mais la bombe ?
— La bombe est dissimulée dans une fausse soute, avec un système
de visée rudimentaire. Ce n’est pas vraiment une bombe. Le Président
ne l’aurait pas permis, même pour une affaire aussi grave. C’est la plus
petite des armes atomiques tactiques dont dispose l’US Army, un obus
de mortier. Il détruit tout dans un rayon d’un kilomètre, mais ne laisse
pas de retombée radioactive. Néanmoins, rien ne résiste à la chaleur
qu’il diffuse. C’est ce qu’il nous faut.
Felipe était profondément troublé. Malko s’en voulait, de soumettre
à une telle épreuve cet homme qui l’avait tellement aidé.
— Si vous voulez, restez à Mexico, proposa-t-il. Mais je vous
demande votre parole d’honneur de ne parler de cette expérience à
personne, même pas à vos chefs.
— Je n’en parlerai à personne, dit Felipe lentement. Et je viendrai
avec vous. Mais vous me faites peur, Señor…
La voix criarde de l’hôtesse appelait leur vol. Ils s’entassèrent dans
un vieux Convair de la Mexicana de Aviación et croquèrent de mauvais
bonbons en attendant le décollage.
Quand ils furent en l’air, Felipe demanda :
— Vous voulez agir demain ?
— Le plus vite possible. Tacata ne va pas s’éterniser, maintenant
qu’il sait que nous lui avons échappé. Même s’il nous croit en pleine
jungle… Il a aussi sa date du 6 à respecter.
Le Convair s’élevait lentement, pour franchir la chaîne de
montagnes qui entoure Mexico-City. Felipe remarqua :
— Votre appareil est-il assez puissant pour passer ces montagnes ?
Malko acquiesça :
— Largement. Ce n’est pas tout à fait un modèle de série. De toute
façon, la bombe n’est pas lourde… Nous tiendrons à quatre ou cinq,
facilement.
Felipe se tut. Malko réfléchissait. Au début il n’avait même pas
pensé à utiliser l’arme que le général Higgins avait mise à sa
disposition. C’est la raison pour laquelle il avait laissé l’avion à Mexico.
À vrai dire, il pensait que Higgins faisait un peu de zèle. La visite à la
ferme l’avait fait changer d’avis. Et, aussi, d’apprendre que le CX 3
agissait même sur l’eau non potable…
Pourtant il éprouvait un vague malaise. Il n’osait se l’avouer, mais
Christina en était la cause. D’abord, elle lui avait sauvé la vie deux fois.
Et puis, et puis, au fond il était amoureux d’elle et il la comprenait
presque. Il savait que ce n’était pas elle qui avait tenté de
l’empoisonner, mais les frères Mayo, sur l’ordre du Chamalo et de
Tacata. Elle n’était que la couverture et le banquier du mouvement.
En ce moment il souhaitait de tout son cœur qu’elle ne soit plus à la
ferme. Car il ne pourrait rien pour elle, lui…
Felipe posa la main sur son bras :
— Attachez votre ceinture, Señor Linge, nous arrivons.

De fait, le Convair commençait sa descente. En bas, on distinguait


déjà le cube énorme et multicolore de l’Université de Mexico, sur la
route d’Acapulco.
— Nous allons encore avoir une longue journée, dit Malko.

— Oui. Que Dieu nous aide !


Malko regarda Felipe en coin :
— Dites-moi, Felipe, vous êtes vraiment très croyant ? Ou bien
c’est…
Felipe fut très choqué.
— Señor, on ne plaisante pas avec les choses de la religion. Je fais un
métier cruel, mais ma mère m’a inculqué le respect des choses saintes.
Je l’ai toujours.
Le Convair se posa et roula jusqu’au parking.
— Nous n’avons même pas besoin de revenir en ville, dit Malko. Je
vais téléphoner d’ici à l’ambassade. En attendant, nous nous ferons
raser.
Ce qui n’était pas un luxe.
Les deux hommes étaient aussi sales que des péons mexicains et
leurs costumes semblaient sortir d’une friperie. Les lianes de la jungle
avaient griffé leur visage et la fatigue creusait leurs traits d’ombres
patibulaires.











CHAPITRE XIII

Du haut de l’avion, la petite ferme perdue dans la végétation avait


l’air absolument innocente. On voyait à peine les bâtiments. Comment
croire que c’était de cet endroit paisible que partait l’opération «
Apocalypse » contre l’Amérique ? Malko soupira. La race humaine le
décevrait toujours.
— Alors, on y va, avant qu’ils ne nous tirent dessus ?
Le major Clarke et son adjoint s’impatientaient. Eux, ils étaient là
pour faire un boulot, et ils voulaient en avoir fini le plus vite possible.
Comme pour leur donner raison, un homme sortit d’un des
bâtiments en faisant de grands gestes. Aussitôt il fut rejoint par un
second, qui brandissait une arme automatique. Une longue rafale
partit aussitôt vers l’avion.
Le petit bimoteur tangua, comme pris de folie : le pilote tentait
d’échapper aux balles. Felipe vira au gris : s’écraser avec à bord une
bombe atomique, même de poche, ça ne laissait pas beaucoup de
chances de s’en sortir…
Impassible, le major Clarke ouvrit la caisse et s’affaira autour de
l’engin. Son adjoint faisait écran, car personne ne devait connaître le
secret d’armement de cet engin, capable de tout dévaster dans un
rayon d’un kilomètre. Juste ce qu’il fallait pour la ferme. On ne la
voyait plus. Au-dessous de l’avion la jungle s’étendait verte et sans
limites. Au loin, on distinguait la barre brillante du Pacifique. Le major
Clarke revint vers l’avant.
— Vous avez mis Combien de retard ? demanda Malko.

— Trente secondes. C’est le maximum. Nous aurons parcouru deux


miles. C’est suffisant. Nous serons peut-être un peu secoués.
— Et si elle n’explosait pas ?

— Une charge classique se déclencherait dix secondes plus tard,


détruisant la bombe.
— Ça vaut mieux. Quelle belle histoire pour l’ONU ! Attaquer un
pays neutre et allié à la bombe atomique, en pleine paix ! Vous pouvez
être sûrs que nous serions mis au ban de l’humanité.
Les cinq hommes se regardèrent, terriblement tendus. Seuls, Malko
et Felipe savaient pourquoi ils allaient lâcher cette bombe.
— Demi-tour, ordonna Malko au pilote. Repassez au-dessus de la
ferme. Pas plus haut que cent mètres. C’est un projectile de mortier
que nous lançons, non une bombe. Après, plein gaz et tenez bien le
manche.
— OK, fit le pilote.

— Ouvrez la trappe, ordonna Malko.

L’adjoint de Clarke la repoussa. Un courant d’air glacé s’engouffra


dans l’avion. Il fallait hurler pour s’entendre. Malko se rapprocha de
Clarke.
— Je vais à l’avant ! cria-t-il. Quand je baisse le bras, vous y allez.

Clarke inclina la tête.


Malko s’assit près du pilote, le bras droit levé. La ferme approchait.
Il distinguait déjà les toits. Mais on les voyait aussi : une suite de
points lumineux vint à leur rencontre. Des balles traçantes. Le pilote
jura, mais descendit un peu plus bas. La ferme arrivait à toute vitesse.
Il y avait sur le toit une arme qui les arrosait. Instinctivement, Malko
rentra la tête dans les épaules. S’ils étaient touchés maintenant, c’était
fichu. Tacata aurait le temps d’entrer aux États-Unis et de commencer
sa vengeance. Avant qu’on ne l’arrête, il tuerait des millions de
personnes.
— À gauche ! hurla Malko.

Une voiture filait sous eux par un étroit sentier. Une conduite
intérieure noire. Trop tard pour lâcher la bombe sur elle !
Au même instant, Malko aperçut dans la cour la longue décapotable
blanche de Christina. La jeune femme était au volant. En voyant
l’avion, elle brandit le poing. Il y avait deux hommes avec elle.
Malko aperçut tout cela en un éclair. La ferme arrivait. Il baissa le
bras.
D’abord, rien ne se passa. Malko éprouvait un curieux picotement
sur le dessus des mains. Jusqu’à la dernière seconde il avait espéré que
Christina ne serait pas là. C’est une vision qu’il aurait beaucoup de mal
à oublier, cette jeune femme qu’il avait aimée, debout dans le soleil,
prête à mourir.
Un bruit sourd balaya la cabine. L’avion fit un bond en avant,
comme poussé par une main géante. Crispé à son manche, le pilote le
maintenait tant bien que mal.
Il l’inclina un peu sur l’aile. À gauche Malko vit, montant de la
jungle, un gros champignon gris.
— Formidable, hein !

Clarke lui tapait sur l’épaule, épanoui.


Malko, le visage fermé, ne répondit pas.
— Repassez au-dessus de la ferme, ordonna-t-il au pilote. Vous ne
risquez rien. Il n’y a pas de retombées radioactives, avec cet engin.
À l’arrière, Clarke ouvrit une batterie de quatre compteurs Geiger. À
tout hasard.
Cette fois, le pilote réduisit les gaz au maximum. Volets baissés, ils
arrivèrent au-dessus de la clairière, à moins de deux cents à l’heure.
La ferme n’existait plus. Il n’y avait plus qu’une énorme tache de
poussière grise qui stagnait au ras du sol, dans un rayon de cinq cents
mètres. Quelques troncs d’arbres émergeaient, calcinés. L’espace d’une
seconde, Malko aperçut une carcasse tordue : ce qui avait été la
Lincoln blanche.
Jamais Christina ne verrait le beau château de Malko. Quelle
saloperie de métier ! Il avait envie de pleurer. Tous les dollars du
monde ne remplaceraient jamais la peau cuivrée de la belle métisse.
Et le cauchemar n’était pas fini, puisque Tacata presque
certainement avait échappé. Se sachant découvert, il n’aurait plus
qu’une idée : atteindre la frontière et frapper.
— Mettez le cap sur Guadalajara, ordonna Malko au pilote. Là, nous
trouverons une voiture pour continuer.
Maintenant que la bombe était lancée, la tension se relâchait. À part
Malko, qui savait que Tacata était encore en liberté et plus dangereux
que jamais, les autres pensaient que l’expédition était un succès
complet. Le major Clarke se pencha vers Malko :
— C’est une date historique. La première fois depuis 1945 qu’on
utilise une arme atomique à des fins militaires.
— Il n’y a pas de quoi en être fier, dit Malko sèchement. Nos
adversaires n’étaient vraiment pas de taille.
Le silence retomba, meublé seulement par le ronronnement des
deux moteurs. Au bout d’une demi-heure, les clochers de Guadalajara
apparurent dans le soleil. L’avion se posa doucement et roula vers les
hangars.
Aussitôt une grosse Cadillac vint se ranger près de lui. Malko
descendit le premier par une petite échelle. Entrant dans la voiture il y
trouva le général Higgins. Depuis quarante-huit heures, celui-ci se
trouvait à Mexico, sous l’apparence d’un paisible touriste américain.
— Alors ?

— La ferme est détruite. Mais le Japonais a presque certainement


échappé.
Le général, de son poing fermé, frappa le siège.
— Il faut le rattraper. À tout prix. Impossible de raconter notre
histoire aux Mexicains et encore moins d’alerter la population
américaine.
— Il faudra bien, pourtant, dit Malko tristement. Si Tacata parvient à
franchir la frontière, il peut causer dix millions de morts. Vous savez à
quelle vitesse se répand le CX 3…
— Je sais, je sais, grommela Higgins. Mais nous n’agirons qu’à la
dernière minute. Tous les postes frontières sont prévenus et des
patrouilles aériennes et terrestres de l’armée surveillent tous les points
de passage.
Malko secoua la tête.
— Ce n’est pas suffisant.

— Je le sais, coupa le général. C’est pour cela que vous allez partir
immédiatement en hélicoptère, avec nos deux hommes et votre policier
mexicain. Allez d’abord à la ferme, vous assurer que tout a été détruit.
Et prenez en chasse le Japonais.
— Où est-ce que je vais trouver un hélicoptère ? Vous avez débarqué
avec les Marines ?
L’autre haussa les épaules.
— Nous avons réquisitionné l’appareil d’une compagnie privée
américaine. Un Sikorski huit places. Il vous attend au bout du terrain.
Partez immédiatement. Pendant ce temps, je rends compte à
Washington.
Malko remarqua alors les deux combinés téléphoniques vert olive
posés sur une tablette. La voiture était un peu truquée. Pour une
Cadillac du corps diplomatique…
À regret, il s’arracha aux coussins moelleux et sortit. Felipe et les
deux Américains l’attendaient.
— Nous repartons, dit-il. En hélicoptère. Il faut rattraper Tacata, qui
n’est certainement pas seul. Deux ou trois Mayo doivent être avec lui.
L’hélicoptère nous attend.
Dix minutes plus tard, ils volaient de nouveau au-dessus de la forêt.
Malko profita de son inaction forcée pour brosser soigneusement son
costume d’alpaga, imprégné de poussière comme un vieux châle.
Au-dessus de la ferme, le paysage n’avait pas changé, mais la
poussière était presque dissipée.
— Vous allez descendre très doucement, ordonna Malko au pilote de
l’hélicoptère. Si je vous dis « stop », vous remontez immédiatement.
Armé d’un compteur Geiger, Malko observa la descente. L’appareil
cliquetait très faiblement, mais à aucun moment l’aiguille ne dépassa
la barre rouge indiquant la limite des radiations dangereuses.
L’hélicoptère se posa doucement, au milieu d’un nuage de poussière, et
le pilote arrêta le rotor.
Quand le bruissement des pales se fut tu, Malko remarqua le silence
absolu. D’ordinaire, la jungle est bruyante de cris d’oiseaux et
d’insectes. Là, on se serait cru à cent mètres sous terre.
Tous descendirent.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda le pilote. On dirait une
éruption volcanique.
— C’est à peu près cela, dit Malko, sans insister.

Il se dirigea vers ce qui avait été les bâtiments de la ferme.


Quelques pans de murs tenaient encore debout, recouverts d’une
couche brillante : sous l’effet de la terrifiante chaleur, la pierre s’était
vitrifiée. Le général Higgins pouvait être tranquille. Les « cultures » de
Tacata n’existaient plus, car aucun être vivant ne peut supporter une
température d’un million de degrés.
Malko n’avait pas le courage d’aller jusqu’à la carcasse noircie de la
Lincoln, à l’autre bout de la clairière. Il était sûr de ne rien trouver :
tout avait fondu.
Ils remontèrent dans l’hélicoptère. Le pilote était très intrigué. Si on
lui avait dit la vérité, il se serait sauvé en hurlant.
Volant au ras des arbres, ils tentèrent de suivre la route, chose assez
facile, car elle épousait étroitement le contour de la vallée.
Ils ont pu s’échapper, murmura Felipe. Autrement, nous aurions
déjà trouvé la voiture.
— Cela va être dur, de les rattraper, dit Malko, si on ne les coince pas
avant la tombée de la nuit.
— D’autant plus que les frères Mayo sont du pays et ont
certainement prévu des planques. S’ils passent par la Basse Californie,
autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
— Regardez ! cria le pilote.

La route sortait de la forêt et devenait une large piste découverte,


serpentant vers le nord, vers la frontière. Mais il n’y avait rien en vue.
— Quelle distance, jusqu’à la frontière ? demanda Malko.

— Six ou sept heures, en roulant vite, s’ils prennent la route directe.


Mais ils perdront du temps à passer la douane et la police. S’ils
passent… Ils ont près de quatre heures d’avance.
— À mesure qu’ils remontaient vers le nord, le paysage changeait. La
jungle faisait place à une sorte de savane moutonnée.
— Ils passèrent plusieurs petits villages. Mais la piste était toujours
aussi déserte.
— J’ai encore une demi-heure d’essence, annonça le pilote. Il faut
que je m’arrête à Los Mochis sinon nous tombons en carafe.
— Malko écarquillait les yeux. Soudain, il vit un point noir
disparaître derrière une colline, un peu à gauche de la route.
— C’est eux ! cria-t-il au pilote. Là devant !

— L’hélicoptère s’inclina et le pilote augmenta légèrement la vitesse.


Maintenant, ils volaient le long de la route, à dix mètres du sol. Ils
parvinrent très vite à l’endroit où Malko croyait avoir aperçu quelque
chose. En effet, à cet endroit, la piste se divisait.
— Prenez à gauche, ordonna Malko.

— La nouvelle piste s’enfonçait entre des collines calcaires. Ils


n’eurent pas longtemps à attendre. La voiture noire était là, cachée
sous un arbre, portières ouvertes. L’hélicoptère s’arrêta dessus en
vrombissant.
— Ne restez pas là….

— Malko n’eut pas le temps de finir. Devant lui, le plexiglas de la


cabine vola en éclats. Il se rejeta en arrière. L’hélicoptère trembla, sous
le choc des impacts. Tacata et ses hommes leur avaient tendu un piège.
Ils étaient bien en avant de la voiture, cachés sous le feuillage.
— Un jet d’huile jaillit sous le nez de Malko. Derrière lui, Clarke jura
et lâcha une rafale de mitraillette.
— Accrochez-vous, on se pose, annonça le pilote.

— Le choc fut brutal. Malko donna du front contre ce qui restait du


plexiglas et demeura inconscient quelques secondes. Il sentit qu’on le
tirait par les épaules. Plusieurs détonations claquèrent à ses oreilles.
— Quand il reprit complètement connaissance, il était couché dans
un fossé, son beau complet était plein de terre et, à côté de lui, Clarke,
la mitraillette en batterie, ne bougeait pas. Un peu plus loin son adjoint
brandissait un gros colt 45.
— Clarke se leva, l’arme à la hanche.

— Ils sont partis. C’était bien joué.

— La voiture noire avait disparu. L’hélicoptère avait piteuse allure.


Le train avait cassé sous le choc et une des pales s’était fichée en terre.
Inutilisable.
— La radio marche ? demanda Malko.

— En miettes, répliqua le pilote de mauvaise humeur. Vous auriez dû


me prévenir qu’on faisait la guerre, j’aurais pris mon armure.
— Où sommes-nous ? demanda Clarke.

— À cinquante kilomètres du premier village, fit amèrement le


pilote. Une paille ! En courant, on fera ça en deux heures. Si vous êtes
capable de courir pendant deux heures.
— Pour la radio, vous êtes sûr ? demanda Felipe.

— Il avait une énorme bosse au front et sa veste était déchirée.

— Les quatre hommes se regardèrent. La situation n’était pas


brillante. Dans deux heures, la nuit serait tombée. Tacata serait loin.
Sauf miracle…
— Il n’y a pas de temps à perdre, dit Malko. Mettons-nous en route.
Il faut atteindre un endroit d’où nous puissions donner l’alarme.

Se tournant vers le pilote, il lui suggéra :
— Si vous n’avez pas envie de marcher, restez là. On vous enverra
du secours.
L’Américain n’avait pas l’air très chaud. Mais marcher toute la nuit,
c’était encore moins alléchant.

— Entendu. Je reste. Bonne chance pour la balade. La prochaine


fois, demandez une forteresse volante. C’est mieux, pour ce que vous
faites.
Malko prit la tête de la caravane. Clarke avait gardé sa mitraillette,
qu’il traînait à bout de bras. Pendant ce temps-là Tacata roulait à cent
à l’heure vers sa vengeance.
La nuit tomba très vite. Les quatre hommes marchaient en silence. À
part Felipe, les trois autres avaient l’air de ramper. Malko, en
particulier, pestait intérieurement. Il aurait dû prévoir la ruse du
diabolique petit Japonais. Et maintenant, l’autre avait repris
l’avantage.
Neuf heures. Si tout se passait bien, ils arriveraient au premier
village vers minuit. Débarquer à cette heure-là dans un village
mexicain perdu, ça promettait ! Avec un peu de chance, ils
termineraient à dos d’âne.
— Une voiture ! s’écria Felipe.
Des phares arrivaient vers eux. À un kilomètre.
— Cachez-vous, fit le Mexicain. S’il voit quatre hommes, il ne
s’arrêtera jamais. Je vais me mettre au milieu de la route.
Les trois hommes plongèrent sur le bas-côté.
Clarke arma sa mitraillette :
— Moi, je ne continue pas à pied, grommela- t-il. Il a intérêt à
s’arrêter.
Felipe, au beau milieu de la route, agitait les bras. Le véhicule
approchait. C’était un camion.
Le chauffeur aperçut Felipe. Il klaxonna plusieurs fois. Felipe ne
bougeait pas, agitant les bras de haut en bas ; le geste qui signifie «
stop » dans tous les pays du monde. Clarke suivait le camion dans le
viseur de sa mitraillette… si le chauffeur avait vu son expression, il
aurait accéléré.
Au dernier moment, il freina pour ne pas écraser Felipe. Aussitôt le
policier sauta sur le marchepied. Clarke bondit de son fossé, Malko et
Philipps sur ses talons. Il y eut un concert de hurlements sur le
chargement de liège, il y avait une vingtaine de personnes.
Le camion fit un bond en avant, eut un hoquet et stoppa. Une masse
épaisse jaillit de la cabine : le chauffeur se releva le premier et tira de
sa botte un long couteau.
— Hold it !
Clarke avait crié en anglais. Le Mexicain ne comprit pas, mais il vit
le canon de la mitraillette braqué sur son ventre et laissa tomber son
couteau. Il se mit à injurier le groupe, les promettant à la potence, au
minimum. Quand Felipe expliqua qu’il était policier, l’autre ne l’écouta
même pas…
Il fallut une demi-heure de palabres pour éclaircir un peu la
situation. Mais quand Felipe lui ordonna de faire demi-tour, le
chauffeur, de rage, se roula par terre, et déclara qu’on lui passerait
plutôt sur le corps. Le chœur antique des passagers renchérit. Clarke
fut obligé de brandir sa mitraillette. Sous la menace de l’arme, le
chauffeur monta derrière et Felipe prit le volant. Malko et Philipps se
tassèrent à côté de lui. Clarke restait sur le marchepied, pour prévenir
tout incident. Après un demi-tour grinçant, le camion se lança vers le
nord.
— Foncez, fit Malko.
Felipe haussa les épaules.
Si je dépasse cinquante milles, je casse tout…
Mais il grimpa à soixante-cinq milles et s’y tint. Pas un instrument
ne marchait. Un phare éclairait le ciel. Après plusieurs secousses, la
poignée de la portière tomba sur les genoux de Malko ; Il la jeta par la
vitre ouverte. De derrière parvenaient les hurlements effrayés des «
passagers ». Accroché à sa portière, Clarke avalait cent moustiques à la
minute.
Ils passèrent ainsi en trombe des villages endormis. Felipe avait
décidé d’aller jusqu’à Los Mochis, un gros bourg où ils pourraient
trouver un moyen de transport. Ils y furent à minuit. Sur la place,
l’arrivée du camion fit sensation. En vingt secondes, il y eut cinquante
personnes agglomérées autour du véhicule. Les passagers pleuraient et
criaient. Une femme vint vociférer sous le nez de Clarke. De ses
explications confuses, il ressortait que son mari, durant la course folle,
était tombé du camion…
Clarke répondit dignement que le gouvernement américain la
dédommagerait de sa perte. Il était crevé et n’avait pas envie de
discuter.
Le chauffeur du camion embrassait le capot de son véhicule comme
si c’était sa mère. Il l’avait vu dix fois dans un ravin et c’était son
gagne-pain. Finalement, il remercia la madone à genoux.
Felipe avait disparu. Il revint avec un homme complètement
endormi : le chauffeur de taxi de l’endroit. Pour mille pesos, il
acceptait de les conduire à la frontière, c’est-à-dire à Mexicali. En se
dépêchant, ils y seraient le lendemain matin. Il alla chercher son taxi,
une vieille Pontiac, et les quatre hommes y montèrent. À la sortie du
village, le poste d’essence était encore ouvert. Felipe descendit,
interrogea le pompiste et revint :
— La voiture est passée, il y a environ trois heures. Avec trois
hommes au moins. Ils allaient vers le nord.
— Bon, allons-y, répondit Malko.
Les premiers kilomètres furent effroyables. Somnolent, le Mexicain
naviguait d’un bord à l’autre de la route. Ils frôlèrent un camion et
manquèrent de peu une vache errante. Tous les dix kilomètres, Felipe
bourrait le chauffeur de coups de coudes, pour l’empêcher de
s’endormir complètement. À l’arrière, Malko tassé entre les deux
Américains essayait vainement de dormir. Traquer un Japonais fou, du
fond d’un taxi mexicain, c’est quand même ce qu’il avait fait de pire au
cours de sa vie aventureuse.
Il y eut un coup de frein terrible. La voiture tangua. Malko reçut
dans le ventre les cent kilos de Clarke. Une masse sombre défila devant
lui. Le chauffeur n’avait pas vu un virage et continué tout droit dans un
champ.
Heureusement, il n’y avait pas de fossé. Mais, cette fois, Felipe prit
le volant et Malko ferma l’œil.
La bouche pâteuse, il fut réveillé par Clarke qui le secouait.
— Vite ! Ils sont devant nous, soufflait l’Américain.
Malko ouvrit tout à fait les yeux. Ils étaient arrêtés sur le bas-côté de
la route. À cinquante mètres devant, la voiture noire, immobile sous un
arbre. Il faisait déjà presque jour, mais la buée s’était déposée sur les
vitres de la voiture, empêchant de voir à l’intérieur. Felipe, Clarke et
Philipps étaient accroupis derrière des arbres, l’arme au poing.
Ou les occupants de la voiture noire dormaient, ou ils s’étaient
enfuis. Malko s’approcha jusqu’à dix mètres. C’était bien la voiture qui
avait échappé à la bombe. Sa mémoire étonnante l’avait
photographiée.
Clarke rejoignit Malko :
— On leur balance une grenade ?

— J’ai l’impression qu’ils sont partis, dit Malko. Tirez une rafale en
l’air, pour voir. De toute façon, ils sont coincés.
— Je vais voir, dit Clarke.

Il se leva, et, la mitraillette à la hanche, s’avança vers la voiture. Rien


ne bougea. Il ouvrit brusquement la portière arrière.
— C’est vide ! cria-t-il.

Les autres s’approchèrent. La voiture était vide, mais pas tout à fait :
sur le siège avant, il y avait deux cadavres.
Malko se pencha sur eux et retourna le corps affalé sur la banquette.
D’abord il crut qu’il s’agissait d’un des frères Mayo. C’était un Mexicain
à moustache, jeune, l’air étonné. Il avait reçu un coup de poignard
dans le dos, à la hauteur du cœur.
Clarke dégagea l’autre corps et l’étendit sur le bas-côté.
Lui aussi avait été poignardé par-derrière. Les deux corps, chose
singulière, étaient en sous-vêtements et en chaussettes…
Malko les regardait. Pourquoi ces meurtres ? Et pourquoi cette mise
en scène ? Il se glissa derrière le volant de la voiture et mit en marche.
La clef était au tableau de bord. Le moteur toussa, mais ne démarra
pas : plus d’essence.
Cela expliquait pourquoi Tacata et les Mayo avaient abandonné leur
véhicule. Quant aux vêtements, ils avaient peut-être eu peur que les
leurs aient été soumis à des radiations mortelles. Tacata, homme de
science, avait certainement reconnu l’explosion d’une bombe
atomique.
En fouillant sous le siège arrière, Malko découvrit une grande boîte
de corn flakes à moitié pleine : Tacata avait oublié son déjeuner :
l’estomac fragile, c’était sa seule nourriture.
— Continuons, dit Malko. Il faut les rattraper avant qu’ils ne
franchissent la frontière.
Ils remontèrent tous en voiture et Felipe reprit le volant. Le
chauffeur ne s’était même pas réveillé.
Le jour se levait. Il commençait à y avoir de la circulation. Malko
tâta son menton rugueux. Il avait horreur d’être mal rasé. Une sourde
angoisse lui serrait le ventre. Ils avaient beau rouler à cent milles à
l’heure, le Japonais avait au moins trois heures d’avance, trois heures
pendant lesquelles il pourrait provoquer des catastrophes. Qu’il
parvienne à une grande ville comme San Diego ou Los Angeles, et cela
signifierait des milliers de morts. Et maintenant ils ignoraient dans
quelle voiture l’Asiatique se trouvait.
Mexicali était encore désert lorsqu’ils y parvinrent. Seul le poste de
douanes était ouvert. Felipe s’y présenta avec Malko. Il fallut dix
minutes au fonctionnaire endormi pour qu’il comprenne que Felipe
était policier et avait besoin de téléphoner.
On les brancha enfin sur le poste frontière américain d’El Centro, la
ville jumelle de Mexicali. Clarke prit l’appareil. Il fit appeler un
capitaine, Clarke se présenta et commença à expliquer qui il était. Le
capitaine le prit de haut.
— Capitaine, hurla Clarke, si vous ne voulez pas balayer la cour de
votre caserne pour le restant de vos jours, je vous conseille de faire ce
que je vous dis ! Vous allez ordonner au FBI et à toutes les polices de
l’État, de rechercher les trois hommes dont je vais vous donner le
signalement. Et vous allez fermer tous les postes frontières avec le
Mexique !
— Mais vous êtes fou, gémit le capitaine. Vous ne vous rendez pas
compte qu’il y a cinq mille personnes qui passent ici tous les matins
pour venir travailler. Ça va faire une émeute.
— Je m’en fous ! hurla Clarke. Trois individus qui présentent le
plus grand danger pour la sécurité des États-Unis tentent en ce
moment de franchir la frontière. Il faut les en empêcher à tout prix.
Il donna ensuite le signalement de Tacata et des frères Mayo. Puis
donna à l’officier un numéro de San Diego pour qu’il l’appelle
immédiatement. Ainsi il vérifierait auprès du FBI son identité.
— Un Japonais haut comme trois pommes et tout jaune, ça ne doit
pas être facile à manquer, conclut-il.
Quand il sortit du poste de douanes, le fonctionnaire était enfin
réveillé. Felipe, lui, dormait sur le volant.
— Faisons-nous conduire au poste frontière, proposa Malko. Nous
trouverons un véhicule plus facilement.
Ils s’engagèrent dans le no man’s land qui séparait les deux
frontières. Il n’y avait que des motels miteux et fermés, quelques
boutiques misérables. Soudain, ils virent une voiture arrêtée devant un
motel. Elle avait une grande antenne à l’arrière et deux phares sur le
toit.
— Une voiture de police, fit Felipe. Ils vont pouvoir nous aider.
Il donna un grand coup de klaxon et vint se ranger près de la
voiture. Effectivement, sur la portière, il y avait un écusson et une
inscription en lettres dorées : Policia Federale. À l’avant, deux
hommes en tenue bleue et casquette. En apercevant la voiture, ils
descendirent et vinrent encadrer le véhicule de Malko.
Un des policiers ouvrit la portière arrière. Malko leva la tête.
Un des frères Mayo le contemplait, derrière le canon d’un gros colt.
La tenue de policier lui allait très bien. Au même moment, à l’autre
portière, l’autre Mayo neutralisait Clarke et Felipe.
— Bonjour, fit le premier des Mayo. Nous vous attendions. Je suis
heureux que vous soyez arrivés à bon port.
— Ainsi c’est vous qui avez tué les deux policiers ! dit calmement
Malko.
— Exactement. Comme nous allons-vous tuer. Quand vous nous
aurez servi…
Il se pencha un peu plus vers Malko et, du canon du pistolet, le
frappa brutalement sur la tempe.
— Salaud ! Mes frères étaient dans la voiture blanche. Ils n’ont pas
pu sortir, eux. Je te découperai en morceaux, pour ça !…
Malko crut que son front éclatait. Mais il ne dit rien. À l’avant,
Felipe avait vu la scène.
— Doux Jésus ! dit-il doucement.
Et il mit la main sur la crosse de son pistolet. Mayo l’avait vu. Il
frappa de toutes ses forces sur la nuque. Le Mexicain s’effondra comme
une masse sur le volant.
— Tenez-vous tranquille, si vous ne voulez pas mourir tout de
suite, siffla Mayo. D’abord, descendez.
Ils obéirent. Sauf Felipe. Un des Mayo lui retira son pistolet, et le
jeta dans la voiture de police.
— Nous n’avons pas besoin de tout le monde, dit méchamment
Mayo.
Le chauffeur de taxi ouvrait des yeux stupéfaits. Il n’eut pas le temps
de réfléchir beaucoup. Mayo II passa derrière lui et frappa de toutes
ses forces, avec la crosse du pistolet. On entendit craquer les os.
L’homme tomba comme une masse. Se retournant, Mayo frappa
Philipps de la même façon. Quand il fut à terre, il lui envoya un coup
de pied en plein visage.
Tous ses muscles bandés, Clarke se préparait à bondir. Un des Mayo
sourit cruellement et arma le chien de son pistolet :
— Allez, viens, ordure ! Ça épargnera de te transporter.

Clarke cracha par terre.


— Vous ne gagnerez pas, dit-il. Dans une heure, vous aurez derrière
vous toute l’armée et toute la police des États-Unis. Ils vous
rattraperont, même s’ils doivent faire le tour du monde.
— Nous aurons eu le temps de nous venger, dit une petite voix
grinçante derrière l’Américain. Mais vous ne serez plus de ce monde
pour le voir.
Yoshico Tacata, sans qu’on le remarque, était sorti de la voiture de
police. Frileusement engoncé dans un pardessus, il paraissait encore
plus ratatiné et plus petit. Son visage jaune était gris de fatigue. Mais
ses minuscules yeux noirs brillaient méchamment.
Il sautilla autour du groupe et vint devant Malko.
— Vous avez détruit tout mon travail, grinça- t-il. Mais il me reste
encore le beau cadeau que vos amis américains ont eu la stupidité de
me faire. Il ricana. Et que je vais leur rendre, mon cher… Grâce à vous !
Malko avait mal au front à hurler, mais il eut la force de dire :
Vous n’allez quand même pas tuer des milliers de personnes,

comme cela, sans motif !
— Sans motif ! La voix du Japonais s’étrangla. J’ai un motif, le plus
noble qui soit : la vengeance. Est-ce que vos aviateurs ont eu pitié de
mes frères, il y a vingt ans, à Hiroshima ? Vous pensiez que vous seriez
les plus forts, que le Japon n’existait plus. Eh bien, il existe, monsieur !
Les Américains vont s’en apercevoir. D’ailleurs, assez parlé, nous
perdons du temps.
Sans mot dire, il remonta dans la voiture de police. À ce moment un
bruit de moteur fit tourner la tête à Malko. Un camion arrivait.
C’était leur dernière chance. Au moment où le camion arrivait à la
hauteur du groupe, Malko hurla en espagnol :
— Au secours, aidez-nous ! Ce sont des bandits !

Les Mayo éclatèrent de rire et firent au camionneur un signal


joyeux. Malko se tut. C’était vrai. Quel spectacle plus rassurant, que
deux policiers en uniforme interrogeant des contrebandiers ?
Quand le camion se fut éloigné, l’un des Mayo alla prendre dans la
voiture de police une bouteille de whisky. Il la déboucha et entreprit
d’en arroser Malko, Felipe et Clarke. La bouteille vide, il la jeta.
— Et voilà trois beaux ivrognes ! ricana-t-il. Profitez-en bien, c’est la
dernière cuite que vous prenez.
Il prit Felipe et le traîna dans la voiture de police, après lui avoir
redonné un coup sur la nuque. Il l’allongea sur la banquette.
— À toi, salaud, dit-il à Malko.

Il ne put éviter le canon du pistolet. Une douleur fulgurante lui


traversa le crâne et il tomba.
Trois minutes plus tard, la voiture de police démarrait. Le chauffeur
de taxi et Philipps, assommés, étaient restés dans le coffre de la Ford.
Malko, Felipe et Clarke gisaient sur la banquette arrière. Tacata,
allongé par terre, se trouvait complètement caché par eux. La cravate
défaite, on aurait dit trois joyeux ivrognes après une nuit de bringue. À
cinq mètres, on reniflait l’odeur du whisky.
— Voilà la frontière, annonça le Mayo qui conduisait.

— Mets en route la sirène, dit son frère.

La barrière était baissée. Un factionnaire mexicain regardait venir la


voiture de police. De l’autre côté, à deux cents mètres, on voyait le
poste américain, avec la bannière étoilée.





























CHAPITRE XIV

La casquette rejetée en arrière et le colt lui battant la cuisse, Chico


Mayo descendit de la voiture de police. Le douanier mexicain le salua
d’un geste mou.
— Il y a quelqu’un là-dedans ? demanda Mayo.

L’autre fit un geste du pouce vers l’intérieur.


Mayo entra et cligna des yeux dans la pénombre. Un sous-officier
lisait, les pieds sur la table. Il sourit en voyant le policier.
— Oiga hombre ! Vous êtes bien matinal ! Qu’y- a-t-il pour votre
service ?
Mayo se frotta le menton.
— Un petit problème. J’ai ramassé trois gringos ivres morts. Ça
m’ennuie de les mettre en prison, à cause du tourisme. Alors je me suis
dit que je pourrais peut-être aller les déposer au poste américain. Ils en
feront ce qu’ils voudront. Évidemment, ce n’est pas très légal, de faire
passer une voiture de la Policia Federale dans la zone franche…
Le sous-officier eut un geste large, balayant l’objection.
— Aucune importance, hombre. La Policia Federale est toujours la
bienvenue. Au retour, venez boire le café.
Mayo remercia. Le sous-officier hurla :
— Diego, ouvre la barrière pour le señor de la Policía !

— Vous ne voulez pas voir mes gringos ? proposa Mayo.

— Merci. J’ai trop vu d’ivrognes dans ma vie. C’est toujours la même


chose.
Mayo sortit et monta calmement dans sa voiture. Si les gens du
poste d’en face l’observaient, ils n’auraient que le spectacle banal d’une
voiture de police en patrouille. Le plus dur restait à faire…
Il y avait deux cents mètres entre les deux postes. La voiture les
parcourut lentement. En approchant, Mayo eut un petit choc au cœur.
Devant la barrière de bois, il y avait une herse métallique. Une voiture
de la Highway Patrol était arrêtée contre le bâtiment de bois.
Mayo donna un petit coup de sirène et vint se ranger contre la
voiture de police américaine, à côté de la herse. Une chance sur un
million qu’ils puissent passer sans encombre… Caché sous ses
couvertures, Yoshico Tacata arma tout doucement sa mitraillette.
Un grand type sortit de la baraque, l’air renfrogné. En voyant la
voiture de police, il se dérida et vint s’accouder à la glace de Mayo.
— Salut. Qu’est-ce qui se passe ? Vous cherchez les trois types qui
veulent passer la frontière ?
Mayo sentit un frisson désagréable glisser dans son dos.
— Quels types ? demanda-t-il.

L’autre haussa les épaules.


— Je ne sais pas. J’ai leur signalement. Il y a un Japonais et deux
autres types, des Mexicains. On a ordre de tirer sur eux à vue et de les
arrêter par tous les moyens. Les postes frontières sont fermés.
Ça doit être une drôle d’histoire, car c’est le FBI qui a pris l’affaire en
main.
Mayo se força pour sourire.
— Je voudrais bien vous les amener. Mais ce que j’ai à vous offrir
vous amusera moins. Nous avons ramassé trois ivrognes qui faisaient
du chahut à la Cantina de Perdido. La prison est pleine et ils ont l’air
d’être des caballeros. Alors, je vous les ai amenés. Regardez.
L’Américain ouvrit la portière arrière et se pencha sur Clarke. Il se
releva avec une grimace de dégoût.
— Ce n’est pas possible. Ils ont pris un bain de whisky !

— Ça m’en a tout l’air, souligna Mayo. Et je voudrais bien m’en


débarrasser. Si je pouvais les amener à la prison d’El Centra, je
n’aurais même pas à en parler dans mon rapport.
L’autre cligna de l’œil.
— Pas besoin.

Il se tourna vers la voiture de police :


— Hé, Sergent, venez voir !

Le type au volant se déplia lentement et sortit. Une armoire à glace


avec du bide… Comme la police californienne les aime. II. toisa Mayo
avec mépris. Visiblement, il n’aimait pas les Mexicains.
— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Votre collègue a des colis pour vous. Des Américains qui ont un
peu abusé du whisky…
Le sergent s’approcha et renifla.
— Ouais ? Et alors ?

— Faudrait les prendre dans votre voiture.

— Je n’en veux pas, moi. Ils vont me salir mes coussins. Il n’y a qu’à
les balancer par terre,
Mayo sentit qu’il fallait intervenir. Il s’adressa au sous-officier.
— Je ne voudrais pas rester trop longtemps ici. Ce n’est pas très
légal, vous savez.
— OK, fit le sergent. On va vous débarrasser de vos colis. Hé, fit-il à
l’intention des deux flics! venez nous donner un coup de main.
Mayo attendait, la main sur sa crosse. Il avait échangé un regard
avec son frère. Il entendait des bribes de conversation sortir de la radio
de police.
Il fallait à tout prix les empêcher de donner l’alerte immédiatement.
D’un air dégagé, il s’approcha de la voiture de la Higkway Patrol et
s’accouda à la vitre.
— Vous venez nous aider ? demanda-t-il au flic, qui écoutait la radio
en se faisant les ongles.
Sans enthousiasme, le flic ouvrit sa portière et sortit. Il était encore
plus gros que l’autre.
Mayo calcula rapidement : les deux flics, le sou-soff, et peut-être un
ou deux à l’intérieur.
Il laissa le gros flic passer devant lui. Puis il tira son pistolet et visa,
en plein dans les reins. Au moment où il appuyait sur la détente, le
premier flic le vit. C’était trop tard ; le second frère Mayo venait de
tirer à son tour. Les deux mains au ventre, le sergent s’effondra
lentement, perdant sa casquette. Le second s’arrêta, comme foudroyé,
tenta de saisir son arme et roula par terre.
— Hé ! cria le sous-officier, vous êtes…

Les deux armes crachèrent en même temps. Des taches de sang


apparurent sur sa chemise ; il balbutia et s’effondra dans la poussière
déjà chaude.
Le soleil se levait.
Un homme surgit sur le seuil, vêtu d’un pantalon et d’un gilet de
corps. Il avait une mitraillette à la main, mais n’eut pas le temps de
s’en servir. Yoshico Tacata avait surgi, comme un diable de sa boîte, et
balayé la façade d’une longue rafale. Le nouveau venu tomba, presque
coupé en deux. À l’intérieur, il y eut un remue-ménage et des cris.
— Filons ! cria Mayo.

Tacata sautillait autour des corps, en brandissant sa mitraillette


vide. Il donna un grand coup de pied au sergent étendu, qui tressaillit.
Mayo II se précipita sur la voiture des Américains. Il tira deux coups
à l’intérieur, pulvérisant la radio. Puis il souleva le capot et arracha les
fils du delco.
Son frère et Tacata étaient déjà remontés dans leur voiture. Le
Japonais surveillait la porte.
— Dépêchez-vous ! cria-t-il.

Une voiture arrivait du Mexique. Dans trois minutes, elle serait là et


ses occupants verraient les cadavres…
Mayo ! se glissa sous le volant et démarra. Dans un nuage de
poussière, la voiture de la Policia Federale passa devant le garage de
Bill Nordby, qui n’en crut pas ses yeux. Jamais on n’avait vu une
voiture de la police mexicaine s’aventurer en territoire américain.
La route 99 était déserte. Yoshico Tacata, qui avait repris place à
l’avant, dit :
— Allons jusqu’à El Centro. Il faut reprendre la 80, pour San Diego
et la côte.
Mayo II grommela :
— Dans cinq minutes, nous allons avoir tous les flics aux trousses.
Sans compter les hélicoptères et les avions… Il faut avant tout se
débarrasser de cette voiture.
— Nous en trouverons une autre à El Centro, dit Tacata. C’est une
grande ville.
— Et les trois gringos ? demanda Mayo. Qu’est- ce qu’on en fait ?

Le Japonais sourit méchamment :


— Nous allons en garder deux. Ils ne sont pas gênants et ils peuvent
nous servir. Quant à l’honorable Monsieur de la CIA, je vais m’occuper
de lui tout de suite.
— Le Japonais tira de dessous le siège une serviette qu’il ouvrit. Il y
prit une longue aiguille, qui se terminait par un petit manche de bois.
Puis, il plongea la pointe de l’aiguille dans un petit flacon.
— L’honorable espion va beaucoup souffrir pendant quelques
minutes, grinça le petit Japonais.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mayo II.

Un mélange à moi. Même si un médecin commençait



immédiatement à le soigner, il ne parviendrait pas à le sauver.
Les yeux ouverts, les trois hommes regardaient le Japonais brandir
sa seringue improvisée. Une horreur froide s’insinua en Malko. Il
n’avait pas peur de la mort, mais la maladie le terrorisait. Il aurait
voulu dire quelque chose, mais sa langue était trop sèche…
— Clarke balbutia :

— Vous êtes fou…

La voiture roulait toujours à bonne allure, en plein désert. Mayo


ralentit légèrement. Tacata se pencha vers l’arrière, son aiguille à la
main :
— Sayonara, dit-il doucement. Non seulement vous allez mourir,
mais vous n’avez pas rempli votre mission. Au fond, je vous rends
service, en vous offrant une fin honorable.
Le Japonais tendit le bras. L’aiguille était à cinq centimètres de la
main de Malko. Il se raidit désespérément, chercha à s’enfoncer dans
la banquette. À côté de lui, Felipe gémit « Doux Jésus ! »
Et il bondit comme un ressort. Il avait réussi à se délier, Dieu sait
comment. Ignorant le Japonais, il saisit le volant à deux mains par-
dessus l’épaule de Mayo. Il avait une force colossale et, en dépit des
efforts de Mayo, la voiture commença à zigzaguer à travers la route.
Tacata poussa un hurlement de rage et enfonça l’aiguille dans le
poignet de Felipe. Sous la violence du choc, l’aiguille se cassa. Le
Mexicain eut un gémissement étouffé et balaya la tête du Japonais,
d’une terrible manchette. Puis il reprit le volant et dirigea la voiture
droit sur le bas-côté.
— Tue-le ! hurla Mayo.
Son frère tira au jugé. Mais Clarke avait dévié son bras. La balle
s’enfonça dans le plafond. Lacre odeur de la cordite remplissait la
voiture.
Felipe était devenu gris cendre : le poison du Japonais commençait
à faire son effet. Mais il tenait bon le volant. Un arbre approchait à une
vitesse terrifiante. Voyant qu’il ne pouvait l’éviter, Mayo se décida à
freiner, mais il était trop tard. Au moment où le capot allait heurter le
bois, Felipe tourna la tête vers Malko et murmura :
— Adiós, Señor. Vaya con Dios et priez pour moi.

La lourde voiture glissa le long du tronc et rebondit sur la route, où


elle se renversa, dans un fracas de tôle écrasée. Puis elle roula encore
deux fois sur elle-même, portières ouvertes. Une énorme flamme jaillit
et enveloppa tout le véhicule. Coincé dans les tôles déchirées, Malko
sentit avec horreur l’odeur du caoutchouc brûlé. Il allait griller vif. Il
s’évanouit.

***
Depuis dix-sept ans, Joe Pasternak était chauffeur de la compagnie
Greyhound. Deux fois par semaine, il conduisait son lourd bus
climatisé à travers les plaines de Californie, de San Francisco à. El
Centro. Il se vantait de n’avoir jamais eu d’accident, et la compagnie le
considérait comme un des meilleurs chauffeurs de car de la côte ouest.
Par cette belle matinée d’août, il était joyeux et détendu. Il avait
laissé la plupart de ses passagers à Palm Springs, et son bus était
presque vide. Comme la route 99, d’ailleurs.
Soudain, il vit devant lui la voiture ; une voiture de police, à en juger
par les antennes et les phares. Au lieu de se tenir sagement à droite,
elle zigzaguait follement sur le bitume, en fonçant vers le car.
Le premier réflexe de Joe fut de donner un furieux coup de klaxon.
Puis il freina de toutes ses forces, réveillant ses passagers.
Heureusement la voiture traversa la route, sous le nez du car et se jeta
contre un arbre, rebondissant plusieurs fois. Joe passa de justesse. Il
stoppait son car sur le bas-côté, avec un juron, quand, dans son
rétroviseur il vit jaillir de hautes flammes.
— Bon sang ! fit-il.

Il attrapa son extincteur et sauta à terre en hurlant à la cantonade :


— Venez m’aider !

Il arriva au moment où deux hommes s’extrayaient péniblement de


la voiture environnée de flammes. Il les aida et eut le temps de
remarquer qu’un des deux portait un uniforme.
— Il y en a encore à l’intérieur ? demanda-t-il.

Probablement sonnés, ils ne répondirent pas. Le plus petit fit le tour


et courut au coffre. Pour prendre un extincteur, pensa Joe. Mais le
petit homme saisit une valise métallique et s’éloigna de la voiture avec
le policier. Joe renonça à comprendre et dirigea son extincteur sur
l’arrière de la voiture. Trois ou quatre passagers du car arrivaient à la
rescousse. Grâce à l’extincteur, ils purent faire reculer les flammes
quelques secondes et tirer trois hommes qui se trouvaient sur la
banquette arrière.
Le conducteur ne bougeait plus. De toute façon, les flammes
redoublaient. Joe et les autres reculèrent précipitamment. Laissant
l’incendie continuer, ils s’occupèrent des trois blessés.
— Nom de Dieu ! fit Joe.

Il venait de remarquer que deux des hommes étaient ligotés. Le


troisième ouvrit les yeux et murmura en espagnol quelque chose que
Joe ne comprit pas.
Pour en avoir le cœur net, il se mit à la recherche des deux premiers
rescapés.
Ils étaient plantés au bord de la route, près du car. Le policier avait
perdu sa casquette. Joe s’approcha, un large sourire aux lèvres, et se
figea aussitôt : son regard venait de croiser celui du petit homme qui se
tenait à côté du policier. En un éclair, il se souvint de l’appel que la
radio avait lancé une heure plus tôt, sur toutes les fréquences. « Trois
hommes cherchant à passer la frontière clandestinement… L’un d’eux
est un Japonais de très petite taille… Ils sont dangereux…
— Hé, vous ! commença-t-il.

Le Japonais avait dû deviner ses pensées. Il fit un signe au policier,


qui tira son pistolet…
Joe avait fait la guerre. Il plongea, au moment où la balle sifflait à
l’endroit où sa tête se trouvait une seconde plus tôt. Roulant sous le
car, il se releva de l’autre côté et prit ses jambes à son cou. Il était payé
pour conduire des bus, non pour jouer les héros.
Au même moment une conduite intérieure arrivait. Voyant
l’accident, elle freina et s’arrêta. L’homme habillé en policier arracha le
conducteur de son siège, se glissa à sa place, pendant que le Japonais
entrait par l’autre portière. Et la voiture partit à fond de train, vers El
Centro.
Joe se releva et s’épousseta. Du groupe des survivants sortit un
énorme énergumène qui hurlait :
— Poursuivez-les, bon sang ! Poursuivez-les !

Un autre homme blond soutenait la tête du blessé, allongé dans


l’herbe.
Felipe était en train de mourir. Le teint gris, il se mordait les lèvres
jusqu’au sang pour ne pas crier. Malko était penché sur lui.
Le Mexicain murmura :
— Bonne chance, ne perdez pas de temps avec moi. Je suis en train
de perdre mon dernier combat, celui que l’on ne gagne jamais. Adios.
Rattrapez ce Japonais de malheur et tuez-le. Il se tut un instant et
ajouta, très bas : Après, si vous avez le temps, faites dire une messe
pour le repos de mon âme.
Il eut un sursaut et se raidit.
— Merde, merde et merde ! murmura Malko.

Quand il se redressa, il se sentait vide et amer comme s’il venait de


perdre un très, très vieil ami. Il rejoignit Clarke, qui expliquait la
situation à Joe et à ses passagers.
— Filons, dit Malko.

— Avec quoi ?

— Le bus.

Le visage de Joe Pasternak s’éclaira.


— Ces salauds ! dit-il. On va leur montrer ce qu’un Greyhound a
dans le ventre.
Il courut au bus, ouvrit le capot et arracha le limitateur de vitesse.
Trente secondes plus tard, il était au volant, Clarke et Malko derrière
lui. Les passagers reprirent leur place à toute vitesse.
La poursuite commença. Une fois lancé, le lourd Greyhound
atteignit quatre-vingt-cinq miles à l’heure. Klaxon bloqué, il traversa
trois villages, tanguant dangereusement dans les courbes, brûla l’arrêt
de Sait Lake Palisades. Depuis que la ligne existait, c’était la première
fois qu’on voyait un bus passer devant un arrêt à la vitesse d’une
Ferrari, conduit par un chauffeur qui agitait joyeusement le bras.
Joe doubla plusieurs voitures. Il klaxonna longtemps derrière une
conduite intérieure, roulant elle aussi très vite, qui partit dans le fossé
d’émotion.
Il passa en trombe devant la voiture du shérif de Cusco. Mais la
Lincoln volée n’était toujours pas en vue. Et les premiers postes à
essence d’El Centra apparaissaient déjà.
Depuis l’arrivée de la diligence de Dodge City, poursuivie parles
Cherokees, en 1897, aucun véhicule n’avait fait dans El Centra une
entrée aussi remarquable que le Greyhound San Francisco-El Centro.
Trois voitures de police aux trousses, le lourd autobus prit son
dernier virage sur deux roues à plus de soixante miles à l’heure,
manqua faucher la file de voyageurs qui attendaient, donna plusieurs
coups de klaxon et stoppa dans un grincement épouvantable devant le
bureau du shérif.
— Voilà, fit Joe. On ne les a pas rattrapés, mais on a fait ce qu’on a
pu.
Il était heureux. Il venait de se défouler de dix-sept ans de conduite
sage et raisonnable.
Malko et Clarke sautèrent du bus et s’engouffrèrent dans le bureau
du shérif. Il ne leur restait pas beaucoup de temps pour arrêter Yoshico
Tacata.
















































CHAPITRE XV

L’hélicoptère ronronnait doucement au-dessus de la baie de San


Diego. Le soleil chauffait le plexiglas de la cabine, et en bas les voiliers
qui évoluaient dans la rade ressemblaient à de gracieux petits jouets.
Quelques gros navires de guerre, ancrés à la jetée militaire, faisaient
des taches gris sombre. San Diego est une des bases les plus
importantes de l’US Navy sur la côte ouest.
Ce paysage donnait une furieuse envie de se baigner. Pourtant
aucun des quatre passagers de l’hélicoptère ne pensait aux vacances.
Malko, couvert de sparadrap et endolori de partout, luttait pour
garder les yeux ouverts. Il n’avait pas dormi depuis soixante-douze
heures. Mais, pour rien au monde, il n’aurait renoncé à traquer Tacata
et Mayo. Même s’il en avait eu envie, on lui aurait demandé un dernier
effort : il était un des rares à pouvoir les identifier.
Derrière lui étaient assis deux hommes dont il ne connaissait que les
prénoms : Robert et Steve.
C’étaient deux tueurs.
Ils arrivaient tout droit de l’École d’Espionnage de San Antonio, au
Texas. Espionnage était un euphémisme. On leur avait surtout appris à
tuer, de toutes les façons. Ils avaient tous deux les yeux bleus. Steve
avait des cheveux gris coupée en brosse, et Robert était très blond, avec
un regard candide et très clair. Ils ne parlaient pas beaucoup ni l’un ni
l’autre. Avec eux, ils avaient apporté une petite valise qui contenait
deux carabines à lunettes, équipées d’un silencieux et d’une lunette
infrarouge. Avec cela, ils abattaient un homme, de jour comme de nuit,
à deux cents mètres.
Malko avait reçu de leurs mains un pistolet un peu spécial : au lieu
de balles, il tirait silencieusement des cartouches de cyanure ou de gaz
somnifère. À la demande. Eux ne paraissaient pas en avoir, mais, en
montant dans l’hélicoptère, Malko avait aperçu le long de la jambe de
Steve l’éclair brillant d’une lame…
Le pilote était un homme du FBI. Lui était armé d’un bon vieux colt
classique, accroché à un ceinturon de cuir.
Au moment où Malko le regardait, la radio grésilla : c’était une
fréquence «incaptable» par des particuliers. Une voix métallique et
anonyme remplit la cabine :
— La police municipale de San Diego nous signale plusieurs décès
suspects dans différents quartiers de la ville. Aucune cause apparente.
Malko empoigna le micro.
— Ici, Malko Linge. Donnez-nous des précisions sur les symptômes
de ces morts.
Après un court silence, la voix métallique reprit :
— Cause inconnue. Ressemble à une paralysie cardiaque. Les corps
se couvrent rapidement d’une sorte de champignon rouge…
Malko réfléchissait intensément. Il n’osait pas aller au bout de sa
pensée. La radio crépita à nouveau. Cette fois c’était Clarke.
— Malko, annonça-t-il, quelque chose est en train de se passer. En
vingt minutes, on vient de me signaler cent vingt décès… Partout, dans
des appartements, dans des bars, des gens de tous les âges. Attendez…
Malko entendit un bruit de conversation, puis Clarke reprit :
— Cette fois, il y a trente-sept morts dans un seul restaurant. C’est la
panique dans le quartier. Nous faisons appel aux médecins militaires,
mais cela ne suffît pas.
Le cerveau de Malko travaillait à toute vitesse. Tacata avait
commencé à réaliser son plan. Alors qu’on le croyait terré jusqu’à la
nuit, il avait empoisonné l’eau de San Diego !
Il était une heure de l’après-midi. Dans des centaines de bars et de
restaurants dans la ville, des gens se jetaient sur le traditionnel verre
d’eau glacée, qu’aux États-Unis on apporte avec chaque commande.
Qui pouvait se douter que cette eau filtrée transportait la mort ? Et
tous ceux qui le pouvaient prenaient une douche, en quête d’un peu de
fraîcheur.
Toute la population de San Diego était en train de se suicider.
— Clarke, appela Malko, l’eau est empoisonnée. Demandez où se
trouvent les réservoirs d’eau alimentant San Diego.
L’hélicoptère continuait à tourner en rond au-dessus de la ville. On
avait pensé que c’était pour Malko, le moyen d’intervention le plus
pratique et le plus rapide.
La réponse de Clarke arriva très vite :
— Les réservoirs se trouvent près de Lemon Grove, à l’est de la ville.

— Envoyez-y du monde. J’y vais. Appelez-moi le gouverneur de


l’État. Il faut prévenir les gens. Tacata est déjà peut-être en route vers
le nord, vers le nord, vers Los Angeles. S’il arrive là-bas, cela va être
affreux.
— OK. Je vous appelle le gouverneur, répondit Clarke. Restez en
contact.
Cinq minutes plus tard, Malko avait au micro le gouverneur

Brown. Il lui expliqua ce qui arrivait et conclut :
— Il n’y a qu’une chose à faire : que toutes les stations de radio et de
TV émettent immédiatement sur la longueur réservée aux appels en
cas de guerre. Il faut recommander à la population de ne pas utiliser
d’eau jusqu’à nouvel ordre. C’est une question de vie ou de mort.
Le gouverneur acquiesça immédiatement. Pendant que l’hélicoptère
de Malko descendait vers les réservoirs, les autorités faisaient déjà le
nécessaire.
Le premier à prendre l’appel fut un barman, près de la Bank of
America, dans Main Street. Il cherchait un poste sur son transistor, à la
demande d’un client, quand il tomba sur une émission inconnue : sur
tous les postes vendus aux États-Unis, on trouve sur le cadran deux
petits triangles. En temps de paix, ils ne servent à rien. Mais, en cas
d’attaque atomique, les émetteurs gouvernementaux fonctionneront
sur cette longueur d’onde, pour donner les ultimes consignes de
sécurité.
Or, en ce beau dimanche d’août, lorsque l’aiguille s’arrêta en face du
triangle, une voix grave sortit du poste :
— … Ceci est un appel officiel. C’est Samuel Brown, gouverneur de
l’État de Californie, qui vous parle. Des saboteurs sont parvenus à
empoisonner plusieurs réservoirs d’eau de la Californie du Sud. Toute
personne qui utilisera de l’eau sortant d’un robinet est en ce moment
en danger de mort immédiate.
Il y eut dans la cafétéria un bruit cristallin : le barman venait de
laisser tomber le verre d’eau qu’il tenait à la main. Il s’éloigna du
robinet, comme si c’était un serpent. Et, débouchant une bouteille de J
and B, il se versa la plus grande rasade qu’il ait jamais bue d’un coup.
— Nom de Dieu ! fît-il seulement.

Au même moment, l’hélicoptère arrivait au-dessus des réservoirs.


Aucune voiture de police en vue. Ils étaient les premiers.
D’un même geste, Steve et Robert sortirent leurs carabines et les
montèrent.
L’hélicoptère se balançait à dix mètres du sol, attendant les ordres
de Malko. Le bruit du rotor faisait sortir les gens sur le pas de leur
porte. Si Tacata était encore à l’intérieur, il ne fallait pas compter le
surprendre.
Malko se sentait maintenant froid comme un glaçon. Au cours de
son existence mouvementée, il avait rarement eu envie de tuer. Mais,
cette fois, il voulait la peau de ce Japonais. Ne serait-ce qu’à cause de
Felipe.
— Descendons, ordonna-t-il. Vous me déposerez avec Steve, et vous
remonterez pourvoir ce qui se passe. Robert restera avec vous.
Dans un nuage de poussière, l’hélicoptère se posa. Malko sauta à
terre le premier. Steve bondit derrière lui. Stupéfaits, les badauds
commençaient à s’attrouper. Ils s’arrêtèrent en voyant les armes. Seul
Malko n’avait pas sorti son pistolet.
— Entrons, dit-il à Steve. Ils sont presque sûrement partis. Ils ne
nous ont pas attendus.
L’entrée du Water Department ressemblait à celle d’un cottage de
banlieue. Tout était calme. Malko tourna la poignée de la porte vitrée
et entra dans le bureau. À côté de lui, Steve, le doigt sur la détente de
sa carabine, était ramassé comme un fauve.
Le petit bureau propret était en désordre. Derrière un fauteuil
renversé, il y avait un corps étendu, en uniforme gris. Malko le
retourna du bout du pied : c’était l’employé du bureau. Il avait été tué
d’une balle dans la nuque. Son visage était calme et étonné.
D’habitude, on ne fait pas de hold-up dans les réservoirs d’eau…
Du haut de l’hélicoptère, Malko avait reconnu la disposition des
lieux. Il ouvrit une porte donnant sur un long couloir et fit signe à
Steve de le suivre. Cette fois, il avait à la main le long et mince pistolet
noir. Et il souhaitait de tout son cœur apercevoir, avant Steve, Yoshico
Tacata.
Les deux hommes débouchèrent dans la partie du bâtiment où se
trouvaient les réservoirs. Ceux- ci étaient enterrés et reliés entre eux
par des systèmes de filtrage. Il n’y avait qu’une sorte de piscine d’une
dizaine de mètres de côté, où l’on voyait l’eau couler à toute vitesse.
Malko s’arrêta au bord. Excepté le clapotis, il n’y avait pas un bruit.
Se couvrant mutuellement, Malko et Steve regardèrent dans le
moindre recoin. Ils furent interrompus au milieu de leurs recherches
par une rumeur venant de l’extérieur : sirènes et grincements de
pneus. Le renfort réclamé par Malko arrivait.
Quelques instants plus tard, une petite armée faisait irruption dans
la pièce où se trouvaient Malko et Steve. Cela faillit se terminer par une
fusillade générale. Les flics étaient plutôt nerveux.
Clarke avait fait envoyer trente types triés sur le volet. Ils fouillèrent
les bâtiments de fond en comble, débusquèrent deux chats errants et
une portée de gros rats. Mais pas la moindre trace du
Japonais et de son complice. Dépités, les policiers tournaient en
rond, l’arme braquée. Tout avait été visité ; si Tacata était encore là, il
gisait noyé, au fond du réservoir, ou bien il avait été entraîné dans une
des énormes canalisations qui alimentaient San Diego.
— Inutile de perdre du temps, conclut Malko. Ils sont déjà sur la
route de Los Angeles.
Après un dernier regard sur les immenses cuves, il s’en alla. On avait
même inspecté la surface de l’eau. Il n’y avait pas plus de dix
centimètres entre l’eau et le couvercle du réservoir. Et pas la moindre
ride…
L’hélicoptère était toujours là, tournoyant inutilement. Malko monta
dans une voiture de police et rejoignit Clarke.
Celui-ci se trouvait dans le bureau du shérif du comté de San Diego.
Il régnait là une atmosphère de guerre civile. Des hommes armés
entraient et sortaient sans arrêt. Sur une immense carte de la région, le
shérif épinglait des petits drapeaux : les points de surveillance. Clarke,
vautré dans un fauteuil, l’air crevé, une canette de bière à la main,
tendit à Malko un bout de papier :
— Voilà ce que nous coûte, jusqu’à présent M. Tacata, dit-il
amèrement.
Malko jeta un coup d’œil sur les chiffres : 8 793 personnes avaient
trouvé la mort, entre 11 heures et 12 h 30… Et ce n’était qu’un premier
recensement. Si Tacata arrivait à Los Angeles, il faudrait multiplier ce
chiffre par dix.
Le shérif prit Malko par le bras :
— Ce n’est pas possible qu’il passe entre les mailles du filet, fit-il
rageusement. Regardez la carte : il n’y a que trois routes pour sortir
d’ici : la 80 vers El Centro, qui l’éloignerait de Los Angeles, et, vers le
nord, la 101 et la 395. Ailleurs, c’est le désert.
— Depuis ce matin nous fouillons chaque véhicule qui sort de la ville,
coffre inclus. Il y a des barrages étagés en profondeur jusqu’à
Escondido et Océan Side. Ils ne peuvent pas avoir eu le temps d’aller
jusque-là.
— Nous avons entrepris de fouiller toutes les maisons du comté de
San Diego. Tout le monde est avec nous. Tellement que j’ai dû
conseiller à tout ce qui a la peau jaune de ne pas trop se montrer. Il n’y
a pas une demi-heure, un blanchisseur chinois s’est fait à moitié
lyncher par la foule à Mission Beach.
Les hélicoptères de l’armée inspectent le désert, pouce par pouce. La
radio et la TV diffusent tous les quarts d’heure le signalement de vos
zèbres. L’État a offert une prime de cent mille dollars pour la capture
du Japonais, mort ou vif. Croyez- moi, c’est le meilleur des appels au
civisme. Tout ce qui sait se servir d’un fusil est sur pied en ce moment.
Nous continuerons cette nuit avec des phares…
Avec sa cartouchière bourrée d’étuis brillants, son énorme colt à la
crosse de nacre et sa chemise de toile kaki, tachée de transpiration aux
aisselles, le shérif incarnait la Loi et la Puissance de l’autorité.
Pourtant Malko était inquiet. Le Japonais, redoutablement habile,
n’avait rien à perdre…
— Avez-vous pensé à l’aéroport ? demanda Malko.

Le shérif lui enfonça dans la poitrine un doigt dur comme une barre
de fer :
— Pas un avion ne décolle sans avoir été fouillé jusqu’au bout des
ailes. Et il y a quatre Marines pour garder les avions civils qui sont
stationnés là…
Il n’y avait rien à dire à cela. On n’avait jamais vu une chasse à
l’homme de cette ampleur, depuis le kidnapping Lindbergh. Pourtant
ceux qui étaient dans le coup ne vivaient plus. Si Tacata parvenait à
échapper aux mailles du filet, il pouvait frapper n’importe où, de Los
Angeles à New York.
— Alors, Malko, vous êtes de retour ?
C’était le général Higgins. Il arrivait de Guadalajara et avait tenu à
venir superviser lui-même les opérations.
— Bravo, fit-il. Bien sûr, ce fichu Japonais a eu le temps de faire du
dégât. Mais il est arrivé ici traqué et on va le coincer. Grâce à vous.
— Grâce aussi à un garçon qui s’appelait Felipe Chano, dit Malko. Il
en est mort. Sans lui, je ne serais arrivé à rien.
Le général hocha la tête.
— Je ferai ce que vous me direz de faire. Pour commencer, il aura les
plus belles obsèques de la côte ouest. Et c’est moi qui mènerai le deuil.
Malko aurait préféré vider une bouteille de tequila avec Felipe, mais
ce sont des choses que les militaires ne comprennent pas.
Toujours suivi pas à pas par Steve, il décida de se reposer un peu.
Laissant Clarke dans le bureau il passa dans une autre pièce et
s’allongea un peu. Tout le corps lui faisait mal. Il s’endormit sans avoir
eu le temps de finir son sandwich.
Quand il rouvrit les yeux, il faisait nuit. Il regarda avec désolation
son costume froissé et taché. Quelle vie ! Dans ce métier on ne pouvait
jamais mourir en gentilhomme. On se battait comme un voyou et on
mourait comme un voyou.
La bouche amère et la tête comme un melon d’eau, il passa dans
l’autre pièce. Le shérif était là, ainsi que Clarke, Steve et deux autres
hommes.
— Alors ? demanda Malko.

Le shérif leva une main épaisse comme un battoir et la laissa


retomber sur le bureau.
— Rien. Ils se sont volatilisés. La ville a été passée au peigne fin.
Même les cargos à quai. Tous les habitants de San Diego sont sur les
dents. Jamais nous n’avons été aidés de cette façon. Quant aux
barrages, ils arrêtent même les chats perdus…
Pourtant Tacata ne s’était pas évanoui en fumée ! Soudain Malko eut
une illumination. Mayo était un Indien. Il avait pu penser à une ruse de
sa race. Donc…
— Venez avec moi, ordonna Malko à Steve, nous allons faire un tour.

Docilement, le tueur prit sa mallette. Si Malko avait raison, il devait


tenter sa chance tout seul ou presque. Mais n’était-il pas déjà trop tard
?
Ils prirent une des voitures du shérif. En un quart d’heure, ils
arrivèrent devant le Water Department. La foule avait disparu et pas
une lumière ne filtrait du bâtiment.
Steve se tourna, étonné, vers Malko :
— Quelle idée avez-vous donc ? Ce bâtiment a été fouillé ce matin.

— Pas complètement, sourit Malko. J’ai une idée. Vous allez rester
dehors avec votre fusil infrarouge. Ne bougez pas, quoi qu’il arrive. Si
les deux autres sortent, abattez-les sans sommation et venez me
chercher ensuite… Ce sera probablement trop tard.
Le tueur ne discuta pas. Il avait été bien élevé. Il prit position
derrière un massif et attendit, accroupi dans l’ombre.
Malko fit le tour du bâtiment. Derrière, au premier étage, il y avait
une fenêtre ouverte. Il s’y hissa assez facilement et se trouva dans une
grande pièce donnant sur le couloir qui menait aux réservoirs. Il n’y
avait pas un bruit, excepté le léger chuintement de l’eau.
Il tira son pistolet et l’arma. Puis, tout doucement, il s’engagea dans
le couloir. Avec un peu de chance, s’il avait raison, il serait le premier à
tirer.
L’obscurité était totale. Il arriva devant le plus grand des réservoirs
et s’approcha du bord. Il allait allumer sa torche pour éclairer l’eau
quand un bras d’acier lui enserra le cou par-derrière, tandis qu’un
autre lui maintenait la nuque.
— Ne bougez pas, Señor, murmura une voix qu’il connaissait bien,
ou je vous brise les vertèbres cervicales.
C’était un étranglement classique de karaté. Une prise mortelle. Il
avait eu raison, mais il avait été imprudent. Mayo était encore plus
silencieux qu’il ne l’avait cru.
— Lâchez votre pistolet, ordonna le Mexicain.

Malko obéit. L’arme tomba par terre.


Aussitôt une ombre minuscule jaillit de l’obscurité et se baissa pour
s’emparer du pistolet.
— Je savais que vous viendriez au rendez-vous, ricana le Japonais.
Et je vous attendais.
— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda Malko. Toute la ville
est cernée.
Le Japonais eut un drôle de petit rire triste.
— Je vais vous tuer, quand vous m’aurez aidé à sortir de ce piège. Et
après, je continuerai ma mission. Aujourd’hui, c’est le 6 août. Une date
dont se souviendra San Diego, comme Hiroshima se souvient du 6 août
45… J’ai encore, dans ce pays, beaucoup d’amis qui vont m’aider.
Les trois hommes formaient des ombres confuses dans le noir.
Malko pensa à Steve. Pourvu qu’il ne vienne pas voir !
— Vamos, Señor Tacata, proposa le Mexicain.
Yoshico Tacata enfonça dans le dos de Malko son propre pistolet.
— Nous allons sortir tous ensemble. Au moindre geste imprudent,
je vous abats. Vous êtes mon bouclier… En avant.
À la queue leu-leu, Mayo ouvrant la marche, ils prirent le chemin de
la sortie. Au rez-de-chaussée, il y eut une courte halte.
— Vous avez une voiture ? demanda Tacata.
— Oui.
— Vous êtes venu seul ?
— Oui.
Le Japonais lui donna un coup de pied.
— Vous mentez !
— Alors pourquoi me le demandez-vous ?
— Si vous esquissez le moindre geste, c’est vous qui mourrez le
premier, pensez-y.
Mayo ouvrit la porte et sortit, le pistolet à la main. Derrière, Tacata
tenait Malko sous la menace de son pistolet et de l’autre portait une
petite valise.
Malko éleva une muette prière vers le ciel couvert d’étoiles. Steve
avait l’ordre de tirer si les autres sortaient, mais il n’était pas prévu que
lui, Malko, sortirait avec eux.
Le petit convoi fit quelques pas vers la voiture de l’agent secret. Mais
il faut croire que l’instruction militaire n’avait pas étouffé tous les
réflexes de Steve… Tout à coup, Mayo porta la main à la tête, en
lâchant son pistolet. Il tournoya et s’abattit comme une masse, une
balle dans l’œil.
Il n’y avait eu aucun bruit. À cause de l’obscurité, Mayo et le
Japonais ne s’étaient pas méfiés outre-mesure. Ils n’avaient pas pensé
qu’on pouvait utiliser un silencieux et une lunette infrarouge…
Le Japonais hésita une seconde. Puis il se colla à Malko.
— Vous nous avez eus, hein ! siffla-t-il. Mais vous ne me survivrez
pas…
Avec un frisson, Malko pensa que Steve avait l’ordre d’abattre
Tacata et qu’il l’abattrait même à travers son corps à lui, Malko. Il se
raidit, dans l’attente du choc de la balle.
Tacata prit les devants. D’une bourrade, il envoya Malko par terre.
Il tira trois fois. Malko sentit sur sa poitrine les trois impacts. Le
visage du Japonais grimaçait, à un mètre de lui. Mais alors il y eut un
sifflement très léger, et Tacata fit un drôle de petit bond. Un jet de sang
jaillit de son cou. Il tenta de tirer encore une fois, mais le pistolet lui
tomba des mains. Il partit en zigzag vers la voiture, tenant toujours la
valise.
Le fusil implacable de Steve le poursuivait. Il reçut encore une balle
dans le dos, lâcha la valise, qui tomba et s’ouvrit.
Il parvint encore à faire quelques pas. Deux balles le frappèrent dans
les reins. Il tomba et se traîna quelques mètres, comme un chat à
l’épine brisée, avant de basculer sur le dos.
Steve sortit lentement de son buisson. Avant tout, il rechargea son
arme. Une voiture arrivait : elle freina brusquement, devant les trois
corps étendus. C’était quand même un spectacle peu courant, dans ce
quartier résidentiel… Quand Steve sortit de l’obscurité, la carabine à la
main, le conducteur n’hésita pas. Il fit une marche arrière fulgurante et
disparut.
La voiture de police avait une radio, Steve l’ouvrit et appela le shérif.
Cinq minutes plus tard, la première voiture de patrouille arrivait,
dans un hurlement de sirène.
Rien n’avait bougé. Quand le premier policier sortit de la voiture,
Steve, discrètement, démonta sa carabine et la remit dans sa valise.
Clarke et le shérif arrivèrent avec le général. Déjà des projecteurs
éclairaient la scène. On aurait dit la répétition d’un film policier.
— Il est mort ? demanda Clarke en désignant Malko.

Steve haussa les épaules.


— Ça m’en a tout l’air. Il a pris trois balles dans le buffet à bout
portant. Je ne pouvais rien faire.
Le shérif et Clarke s’agenouillèrent près de lui. Avec déférence, le
shérif prit les mains de Malko et les lui croisa sur la poitrine.
— Ça me paraissait un type fichtrement bien, dit le gros homme.

À ce moment, Malko bougea légèrement et ouvrit les yeux. Puis il


vomit sur les genoux du shérif.
Malko reprit complètement conscience une demi-heure plus tard. Il
y avait bien cinq cents personnes autour de la scène du combat, gardée
par des barrières de police. Clarke regardait l’agent secret comme si
c’était un fantôme. Malko sentit qu’il leur devait une explication.
— Je n’avais pas chargé mon pistolet avec des cartouches au cyanure,
expliqua-t-il, mais avec des cartouches au gaz somnifère. Je voulais
tenter de prendre Tacata vivant, pour savoir sur quels appuis il
comptait dans ce pays. Si Steve avait d’abord tiré sur le Japonais,
j’étais mort…
— J’ai tiré sur celui qui avait l’air le plus dangereux, annonça
calmement Steve. Une chance pour vous.
Malko se leva péniblement. Il avait encore des nausées et son
costume d’alpaga était froissé, sali et déchiré. Une honte. Mais lui était
vivant.
Sous les projecteurs de la police, il faisait clair comme en plein jour.
Malko s’approcha lentement du corps du petit Japonais.
Mort, il paraissait encore plus minuscule que vivant. Étendu sur le
dos, les yeux ouverts, il n’avait plus l’air méchant, mais fatigué. Quel
fou, d’avoir cru tout seul à sa guerre, vingt-cinq ans après ! Mais, à
cause de sa folie, des centaines de gens, qui ne tenaient pas du tout à
être mêlés à sa guérilla, étaient morts, sans même savoir pourquoi.
Mort aussi Felipe, qui avait donné sa vie pour lui.
Morte, Christina ! Malko avait encore sur ses lèvres l’odeur douce-
amère de son épaule.
À côté du petit Japonais la valise s’était ouverte et personne n’avait
encore osé y toucher. Malko s’agenouilla et souleva le couvercle. Dans
leurs étuis de ouate, il y avait cinq terribles petits flacons de CX 3. Le
sixième avait semé la mort à San Diego. Et si on avait laissé faire
Tacata…
Avec précaution, l’agent secret prit en main, l’un des tubes. Il eut
une seconde envie de les briser tous contre le ciment de la chaussée,
d’en laver les débris à grande eau, de faire disparaître toute trace de ce
cauchemar. Mais c’était enfantin. Le CX 3 était maintenant fabriqué en
série. Bientôt on le mettrait en pilules, probablement, pour que les
saboteurs puissent l’utiliser plus commodément, à l’échelon artisanal.
Malko se mit à haïr les généraux et les savants, qui mitonnaient leur
petite guerre à eux, sans se préoccuper de leurs victimes.
Il remit le flacon dans la valise et la ferma. En la remuant, il aperçut
alors quelque chose d’inattendu : une grande boîte de corn-flakes,
même pas ouverte. Tacata n’avait pas eu le temps de faire son dernier
repas.
Clarke arracha Malko à sa méditation :
— Dites-moi, comment avez-vous fait pour retrouver nos deux types
? Et où étaient-ils ? L’immeuble avait été fouillé de fond en comble.
Vous n’êtes pas devin, pourtant…
— Non, mais j’ai de la mémoire, répondit Malko. Quand il fut évident
que Tacata et Mayo avaient disparu, j’ai tout de suite pensé qu’ils
n’avaient pas quitté la ville. Les mailles du filet étaient trop serrées.
— Oui, mais cela ne vous disait pas où ils étaient.

— Bien sûr. Mais je me suis souvenu que Mayo était à moitié indien.
Et les Indiens avaient un truc, que les Japonais ont d’ailleurs repris
durant la campagne de Birmanie, pour se dissimuler dans la jungle à
l’approche d’une patrouille. Ils s’étendaient au fond d’une rivière peu
profonde, et respiraient grâce à un bambou affleurant l’eau.
Clarke s’esclaffa.
— Dites donc, San Diego, ce n’est pas la jungle !

— Non, mais dans les réservoirs, il y avait de l’eau et j’avais


remarqué de grands tuyaux en plastique, posés contre le mur, près du
réservoir principal. Je ne pouvais pas savoir combien il y avait de ces
tuyaux et sur le moment je n’y ai pas pensé.
Après, quand j’ai passé en revue dans ma tête tout ce qui s’était
passé, je me suis souvenu de ces détails. J’ai revu les tuyaux.
Approximativement, ils étaient de longueur égale à la hauteur d’eau.
C’est au fond que ce sont dissimulés les deux hommes. Leurs tuyaux
étaient collés contre la paroi. Il y avait, entre le couvercle et l’eau, juste
assez d’espace pour leur permettre de respirer. Et le renouvellement de
l’eau ayant écarté tout risque de contamination, c’était une cachette
idéale ! Dès que nous avons eu le dos tourné, ils sont remontés à la
surface et ont attendu le moment favorable pour s’échapper.
Tout le groupe faisait cercle autour de Malko. Le shérif le regarda
avec reproche :
— Pourquoi y être allé tout seul ou presque ?

— Il fallait les prendre par surprise. C’était notre meilleure chance.


Et ça a marché. Maintenant, si l’un de vous peut m’offrir un lit, il sera
le bienvenu.
En vingt secondes, Malko eut le choix entre assez de couches pour
faire rêver Messaline. Il s’affala au fond d’une voiture de police et se
laissa conduire au meilleur hôtel de San Diego, le Fairmont.
À peine déshabillé, il s’écroula sur son lit et s’endormit. Il fut réveillé
par la sonnerie insistante du téléphone : le professeur Alsop l’appelait
de Washington pour le féliciter, oubliant complètement la différence
d’heure.
Malko raccrocha au nez du savant, avec une bordée d’injures
choisies, américaines, turques et viennoises. Alsop en bégaya
d’étonnement durant dix bonnes minutes, mais Malko ne le sut jamais.
Lorsqu’il se réveilla, le soleil entrait à flots dans sa chambre. Il prit le
téléphone, commanda du thé et des toasts, demanda les journaux et
ordonna qu’on porte son costume au pressing. Toutes ses affaires
étaient restées à Acapulco, au Hilton.
Les journaux racontaient l’histoire de Tacata en titres énormes et
des longs articles étaient consacrés aux victimes de San Diego. Jamais
la ville n’avait subi une telle catastrophe : au dernier bilan il y avait
plus de trente mille morts !
Pas un mot de Malko dans les journaux ! La victoire appartenait
officiellement au shérif du comté de San Diego, aidé de ses fidèles
deputies.
Malko n’avait pas envie de rester dans cette ville. Il avala son petit
déjeuner en toute hâte, donna quelques coups de fil, pour rassurer
Clarke et le général sur son sort, et se fit conduire à l’aéroport. Pour
que sa mission soit terminée, il avait encore un détail à régler.
Il trouva facilement un avion pour Los Angeles, d’où il redécolla,
trois heures plus tard, sur un Coronado des Western Airlines aux trois
quarts vide.
Le temps était magnifique. Sous les ailes du jet se déroulait la côte
sauvage et découpée de la Basse-Californie, la région la plus désolée du
Mexique. Les rochers firent ensuite place à la jungle, et Malko s’appuya
au hublot, contemplant l’immense tache verte. Il aurait voulu
reconnaître le village de Los Mochis. Il avait peine à croire que, deux
jours plus tôt, il avait jeté une bombe atomique sur une clairière de
cette jungle, où l’on pouvait trouver encore le cadavre fondu de
Christina.
Le Coronado se posa sans heurt à Mexico-City, à 19 h 29, heure
locale. Mais, cette fois, personne n’attendait Malko. Il se fit conduire
au Maria-Isabel et demanda une chambre au septième étage.
À Chulavista, dans la banlieue de Mexico, il y avait peu de
distractions. Le cinéma ambulant une fois par semaine. Aussi, quand le
curé afficha à la porte de l’église qu’il dirait le lendemain une messe
spéciale, avec chanteurs, pour le repos de 1’’âme de Felipe Chano,
décédé dans un accident d’automobile, le bruit se répandit-il comme
une traînée de poudre.
Le lendemain, toutes les femmes du village étaient là, de vieilles
mantilles noires sur la tête. Quelques hommes aussi, ceux qui ne
travaillaient pas. Tous, en entrant, restaient suffoqués d’admiration :
jamais il n’y avait eu autant de fleurs dans la petite église, qui
d’habitude n’avait pour ornement que de naïfs dessins sur bois.
Il y avait des fleurs partout, des gerbes d’orchidées sauvages, des lis,
des glaïeuls, et même des fleurs que les villageois n’avaient jamais
vues. Surtout, c’était le tapis qui fascinait les Cuemava- quiens. Un
long tapis rouge qui allait de la porte au chœur, épais, cossu, sur lequel
les villageois s’agenouillaient avec volupté.
— C’est comme à la cathédrale ! murmura une vieille femme qui
était déjà allée à Mexico.
Le vieux curé se rengorgeait, devant la surprise de ses ouailles. Ce
tapis lui avait valu trois heures de tortueuses négociations avec le curé
de Sainte- Marie-Des-Cimes. Son confrère lui avait quand même
extorqué cent pesos, et la promesse que pas une tache ne souillerait le
chef-d’œuvre, qui était en réalité une vieille moquette d’escalier,
rachetée d’occasion au Gouvernement.
Lorsque la messe commença, il y eut un « Oh », contenu par la piété
: du coin gauche s’élevait le son grinçant d’un vieil instrument,
accompagné par une douzaine de voix enfantines. Il y avait même des
chœurs. L’harmonium était aussi un emprunt du vieux curé.
Devant une telle magnificence, on oublia complètement la veuve et
ses enfants. Discrètement quelques femmes ressortirent et convièrent
le reste du village au spectacle.
L’apothéose eut lieu quand on défila devant le cercueil. Il y avait une
immense couronne de deux mètres de diamètre avec une seule
inscription : A su amigo, Felipe, Malko Linge.
Les villageois se gonflèrent de fierté en pensant que leur Felipe
pouvait avoir un ami assez riche pour assumer de telles dépenses. À
leurs yeux, il n’avait été jusque-là qu’un petit policier, tirant le diable
par la queue.
Mais ce fut du délire lorsque le curé annonça, d’un ton faussement
humble, que désormais la même messe serait dite chaque année.
Après la messe, il fut assiégé dans la sacristie par une nuée de
curieuses, qui désiraient savoir qui était ce mystérieux donateur. Le
curé leva les bras au ciel :
— Je n’en sais rien moi-même. C’est un étranger que je n’avais
jamais vu et dont je ne sais même pas le nom. Grand, blond, vêtu d’un
costume noir brillant. Il parlait très peu et portait de grosses lunettes,
dissimulant ses yeux. Il m’a laissé une somme d’argent pour que je
puisse dire ma messe très longtemps et, Dieu veille sur lui, je n’en
distrairai pas un centavo. Mais il ne m’a pas dit pourquoi il agissait
ainsi.
Personne n’avait remarqué durant le service religieux l’inconnu
blond, debout derrière un pilier. Lorsque le vieux curé avait aspergé le
cercueil avec son goupillon, il avait fait un lent signe de croix, le
premier depuis son enfance.
Puis il partit sur la pointe des pieds, sortit de l’église et remonta
dans une discrète Chevrolet grise, ôta ses lunettes noires et essuya les
larmes de ses yeux avec une pochette immaculée.














FIN

[1] Military Air Transport.

[2] Voir SAS à Istanbul. N° 1.

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