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GÉRARD DE VILLIERS
OPÉRATION
APOCALYPSE
© Éditions Gérard de Villiers, 1999
CHAPITRE PREMIER
Il n’y eut plus que les crachotements. Stanley Lovell regardait son
haut-parleur comme s’il avait été ensorcelé. Il secouait la tête sans rien
pouvoir articuler.
— Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! fit-il enfin.
Le rat sortit d’un mur presque sous les pieds de Serge Lentz. Celui-ci
fît un bond en arrière, et il allait écraser le rongeur d’un coup de bâton
lorsqu’il remarqua la bave qui coulait de la gueule du rongeur.
La bête se traîna encore quelques mètres, dans la poussière, et
bascula sur le côté. Ses pattes bougeaient faiblement et son ventre était
gonflé à éclater. Il eut une convulsion et ne bougea plus. Surmontant
son dégoût, Serge Lentz s’approcha et se pencha sur le petit cadavre.
Déjà il sentait.
C’était la même odeur qui flottait dans tout le village. Pas la senteur
habituelle des tortillas brûlées et du maïs frit mélangé à la crasse qu’on
retrouve dans tous les villages mexicains, mais une odeur âcre et
douceâtre à la fois. L’odeur de la mort.
Serge Lentz avança entre les maisons. Il n’avait pas encore vu un
seul être vivant. Rien que, à l’entrée du hameau, le corps gonflé et
difforme d’un vieillard, couché en travers d’un fossé, entouré de
mouches et recouvert d’une sorte de moisissure rougeâtre que Lentz
avait déjà remarquée sur les cactus géants qui poussaient entre deux
maisons.
Il appela :
— Ola !
Personne ne répondit à son appel. Pourtant, même si les hommes
étaient aux champs, il devait y avoir des femmes, des enfants. À moins
que…
Il essuya la sueur qui lui coulait du front. Après la chaleur sèche de
Mexico-City, la moiteur étouffante du climat tropical tombait sur ses
épaules comme une chape de plomb. Il se trouvait à plus de mille
kilomètres de la capitale et aurait pu se croire sur une autre planète.
Pour arriver à ce hameau de Las Piedras, il avait roulé jour et nuit
pendant vingt-quatre heures. D’abord sur la grand-route Mexico-
Guadalajara, puis sur une piste de terre trop défoncée, jusqu’à
l’embranchement qui conduisait au hameau. C’était tout juste un
sentier, impraticable six mois de l’année, durant la saison des pluies. À
l’entrée, un panneau délavé : Attention ! Cette route n’est pas
patrouillée régulièrement.
Autrement dit, si vous tombiez en panne, il ne fallait compter que
sur vous-même.
Las Piedras était au bout du sentier à cent vingt kilomètres environ.
Lentz avait mis cinq heures à les parcourir. C’était sans doute la
première fois qu’une automobile empruntait ce chemin. Une fois par
an, le contrôleur d’impôts s’y hasardait à dos de mule. Même lui ne
devait pas tirer beaucoup de pesos de ce hameau d’une centaine
d’âmes, perdu en pleine jungle, à quelques kilomètres du Pacifique.
Les habitants vivaient en économie fermée, avec leur maïs, leur
manioc et leurs volailles. Tous les deux ou trois mois, certains d’entre
eux se rendaient à Los Mochis, à deux cents kilomètres, échanger des
œufs et des cochons contre du sel, des médicaments, des vêtements et
des allumettes.
Le voyage durait quinze jours. Ils ne rapportaient pas de journaux,
personne ne sachant lire à Las Piedras. Bien entendu la poste et le
téléphone étaient inconnus. Qui aurait écrit ? Deux jeunes étaient bien
partis pour Guadalajara, quelques années plus tôt, mais on n’avait
jamais plus entendu parler d’eux.
Le seul contact avec l’extérieur était le poste à transistor du chef de
village, acheté un jour de folie. L’appareil servait rarement.
C’était vraiment le bout du monde…
Lentz jura pour lui. Dire qu’il était là à cause d’une conversation
d’ivrogne ! Son ami le Chamalo avait parlé d’une façon si étrange de
Las Piedras, après avoir vidé trois bouteilles de tequila, que Lentz avait
décidé d’en avoir le cœur net. Dans son métier, il ne fallait pas croire
aux coïncidences.
Ce hameau perdu n’aurait dû recéler aucun mystère. Les maisons en
pierres sèches crépies de blanc étaient les mêmes que dans des milliers
d’autres villages mexicains. La jungle était aussi verte et exubérante
qu’ailleurs. Sauf, pourtant, sur une étroite bande de végétation, juste
avant d’arriver au hameau. Là, les feuilles étaient couvertes d’une
curieuse moisissure rouge écarlate.
Maintenant, il y avait cette rue déserte et ces maisons silencieuses…
Serge Lentz poussa la barrière d’une ferme et entra. L’odeur était
épouvantable. Autour de la mare desséchée, il y avait des cadavres de
poules, de canards et même un cochon.
Une masse noire gisait sur le perron, entourée de mouches. Un chat
était venu mourir là. Les cadavres étaient tous recouverts de la même
couche écarlate.
Cette fois Lentz n’appela pas. Il enjamba la charogne du chat, poussa
la porte et entra.
Encore ébloui par le soleil, il ne vit d’abord rien. Mais l’odeur
effroyable le saisit à la gorge. Il alla à la fenêtre et poussa les volets de
bois, faisant entrer un flot de lumière. Ce qu’il aperçut le fit reculer : il
y avait trois cadavres par terre. Deux femmes et un homme, vêtus de
blanc comme tous les paysans mexicains. Leur visage et leurs mains
n’étaient plus qu’une masse rouge.
Serge Lentz ressortit en titubant. Il lui fallut dix bonnes minutes,
appuyé à un mur de pierres sèches, pour se remettre. Il retourna à sa
voiture, prit dans sa valise une flasque de whisky, et avala d’un coup la
moitié de la bouteille. L’alcool lui brûla le gosier et lui fit jaillir les
larmes, mais il se sentit mieux. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait sauté
au volant. Mais il avait sa mission à remplir.
Il repartit et entra dans une autre maison. Il en visita ainsi une
dizaine. Dans presque tout le village, le spectacle était le même : des
cadavres gonflés. Tous les animaux étaient morts aussi. Le village
n’était plus qu’un immense charnier.
Tout cela paraissait irréel. Il n’y avait pas un bruit et le soleil
chauffait toujours aussi fort.
Étant donné l’isolement de Las Piedras, les autorités ne
découvriraient le charnier que des mois après. C’est grand, le Mexique
! Même en plein XXe siècle, la civilisation n’a pas pénétré partout. À
Los Mochis, le bourg le plus proche, la plupart des gens ignoraient
l’existence de Las Piedras.
Qu’est-ce qui s’y était passé ? Serge Lentz n’était ni médecin, ni
biologiste, mais cette épidémie brutale lui semblait bizarre. Bien sûr,
avec la chaleur, dans ce pays, tout va vite. Mais quand même !… Et
quelle était cette maladie inconnue qui paraissait s’attaquer aussi bien
aux plantes qu’aux humains ?
En tout cas, le mal avait dû être foudroyant, puisque personne
n’avait eu le temps de donner l’alarme… Bien sûr le plus proche
médecin se trouvait à dix heures de mule. Mais on aurait pu aller le
chercher.
Serge Lentz revint à sa voiture couverte de poussière. Aucune
épidémie naturelle ne frappait aussi brutalement et ne se tenait dans
les étroites limites d’un hameau. Soudain il pensa à une explication. Le
village s’alimentait peut-être en eau à une mare qui avait été
empoisonnée.
Voilà d’où pouvait venir le mal. Il devait certainement se trouver à
proximité de l’eau indispensable à toute vie.
Il retourna au centre du hameau. De la place, il aperçut une petite
déclivité de terrain. L’eau devait être là.
En effet, il trouva tout de suite un filet d’eau claire, coulant sur un
fond d’herbes et de rochers, à cent mètres de la place. Il y avait sur la
berge un endroit plat qui avait dû servir de lavoir.
Tout était désert.
Soudain, quelque chose sautilla devant Serge Lentz qui fît un bond
en arrière, pris d’une indicible répugnance.
Ce n’était qu’un oiseau. Mais quel oiseau ! Au bec énorme et
recourbé, il reconnut un toucan, sorte de perroquet, normalement paré
de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais celui-ci était tout rouge et
n’avait plus que des moignons d’ailes. Incapable de voler, il se traînait
sur ses longues pattes, fixant sur l’homme un œil atone. Il avait l’air
d’avoir été trempé dans un bain d’acide. Il fit deux ou trois pas et
tomba sur le côté, son bec s’ouvrit et se ferma convulsivement. Et il
mourut sous les yeux de Serge Lentz, crachant une écume rosâtre.
Celui-ci n’osa pas le ramasser. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches.
Il mourait de soif, mais maintenant l’eau de cette rivière lui faisait
horreur. Cette rivière claire et limpide charriait la mort, pour une
raison inconnue. Comme elle se jetait dans le Pacifique vingt
kilomètres plus loin, elle n’avait pu contaminer aucun autre village. En
amont, elle longeait une douzaine de villages, où il ne s’était rien passé.
Mais pourquoi la mort avait-elle frappé ce hameau isolé de l’ouest
mexicain, où une centaine de pauvres paysans vivaient comme il y a
deux cents ans ?
Serge Lentz remonta jusqu’à la place. Il allait prendre le plus
d’échantillons possible et prévenir les autorités sanitaires de l’État. Il
fallait enterrer coûte que coûte ces malheureux. S’il n’avait pas fait si
chaud, il aurait bien commencé tout seul ! Et puis il préviendrait ses
patrons. Cette fois il avait l’impression d’avoir mis la main sur la grosse
affaire.
Revenant à sa voiture, il s’étendit sur l’herbe, à l’ombre de la
carrosserie, alluma une cigarette et aspira la première bouffée avec
volupté. Cette odeur-là était connue et rassurante. Il resta cinq bonnes
minutes à réfléchir, les yeux fixés sur le ciel éternellement bleu. Il
savait bien que si, lui, Serge Lentz, était là, c’est qu’il devait se passer
quelque chose de louche. Il avait reçu un câble de Washington:
« Enquêtez sur toute épidémie animale ou humaine survenant
actuellement en n’importe quel point du Mexique. »
On ne lui disait pas pourquoi. D’ailleurs, on ne lui disait jamais
pourquoi on lui faisait faire des choses étranges. Il avait hâte,
maintenant, de quitter le village maudit. Il se redressa, mais, au
moment où il allait se lever complètement, il entendit une voix
humaine.
Le silence était tel que le son de la voix semblait venir de tout près.
En réalité, elle venait du centre du village. Il ouvrait la bouche pour
appeler quand un autre bruit inattendu bloqua le cri dans sa gorge :
quelqu’un riait à gorge déployée. Un gros rire d’homme puissant et
bien portant.
Ce rire glaça Lentz. Qui pouvait rire devant ces cadavres et cette
désolation ?
Une voix appela en espagnol. Avec précaution, Lentz contourna sa
voiture et se réfugia sous le couvert de la forêt qui bordait la route. Ces
inconnus qui riaient lui inspiraient une méfiance instinctive.
En avançant un peu, il les vit, à travers les feuillages. Il y avait là
cinq hommes, tous vêtus de blanc, avec des chapeaux de paille. Quatre
étaient armés de fusils, avec des cartouchières qu’ils portaient à la
mexicaine en travers de la poitrine. Une longue machette était
accrochée à leur ceinture.
Le cinquième était l’homme qui riait. De loin, il paraissait encore
énorme. Il devait mesurer près de deux mètres, et il était vêtu comme
les autres, mais il n’avait pas de fusil ; seulement un étui à pistolet.
Il riait encore en désignant quelque chose. Il sortit un mouchoir de
sa poche et souleva son chapeau. Son crâne était complètement rasé.
Lentz se maudissait de n’avoir pas emporté d’arme. Sa force
physique était limitée. C’était un citadin, lui. Et pour un mètre
soixante-quinze, il pesait soixante-cinq kilos. Rien d’un athlète ! Il
valait mieux que ces hommes ne le voient pas. S’il avait pu mettre la
voiture en route et filer avant qu’ils ne s’aperçoivent de sa présence, il
aurait tenté sa chance. Mais ils avaient des fusils et la route était droite.
Et puis, que faisaient-ils là ? Ils étaient venus à pied à travers la
jungle, puisqu’ils n’avaient pas de véhicule. Donc ils n’arrivaient pas de
loin. Et ils ne paraissaient pas du tout surpris par l’anéantissement du
village…
Lentz frissonna. Donc « ils » savaient, eux, pourquoi Las Piedras
n’existait plus.
Ils n’avaient pas encore repéré la voiture, cachée à l’ombre d’un gros
papayer. Mais, s’ils venaient de ce côté, ils la verraient
immanquablement. .
Suivant la lisière de la forêt, Lentz se rapprocha du centre du village.
Il s’éloignait ainsi de sa voiture et se rapprochait des inconnus. Il
apprendrait peut-être quelque chose.
Quand il arriva à la place, les cinq hommes étaient toujours là.
Quatre visitaient les maisons, rapportant certains petits objets, et le
gros s’était assis à l’ombre sur une pierre. Il tournait le dos à Lentz.
Près de lui il y avait un sac de jute plein. Lentz vit un autre homme y
jeter un objet doré : ils pillaient.
Leurs exclamations amusées ou cyniques retentissaient sur la place
déserte. En mauvais espagnol, ils se moquaient des cadavres. L’un
d’eux appela les autres à grands cris parce qu’ils venaient de découvrir
une radio à transistor. Soudain le gros se fâcha :
— Allez, allez, assez joué ! hurla-t-il. Nous n’avons plus rien à faire
ici. Inutile de prendre des risques. Les Federales finiront bien par
débarquer.
Il se leva et se mit en marche lourdement vers l’entrée du village, du
côté où se trouvait la voiture de Lentz. Les quatre hommes le
rejoignirent en courant. Lentz les regardait s’avancer vers sa voiture.
S’ils passaient devant sans la voir, il tenterait de les suivre. Sinon…
Le gros tomba en arrêt devant le pare-brise brillant au soleil. Sans
dire un mot, les quatre hommes firent glisser leur fusil de leur épaule.
Lentz s’aperçut que c’était des carabines automatiques modernes de
fabrication américaine.
Déployés en éventail les cinq hommes avançaient vers la voiture. Ils
ne chantaient plus et ne parlaient plus. Le gros, pistolet au poing,
ouvrit brusquement la portière. Quand ils se furent rendu compte que
le véhicule était vide, ils baissèrent leurs armes. Lentz n’entendit pas
leur conciliabule. Toujours caché derrière les arbres, il surveillait toute
la route. Il aurait donné cher pour avoir un simple pistolet.
Un cri le fit sursauter :
— Ola ! A donde esta usted ?
Le gros l’appelait en espagnol, les mains en porte-voix autour de la
bouche. Ils le prenaient peut-être pour un fonctionnaire en tournée.
Prudent, il ne répondit pas.
Le gros appela encore, avec insistance.
Accroupi, Lentz restait immobile. Il fallait attendre qu’ils s’en aillent
pour reprendre sa voiture. Et, après, filer.
Lentz les vit marcher droit vers lui, en fouillant des yeux chaque
touffe de verdure. Il y avait peu d’illusion à se faire sur le sort qu’ils lui
réservaient s’ils le prenaient.
Tout doucement, Lentz recula et s’enfonça dans la jungle. Il arriva
tout de suite à la rivière. Surmontant son dégoût, il entra dans l’eau.
C’était une bonne façon de semer ses adversaires. Elle était fraîche et
cela lui fit du bien. Il se mit à marcher contre le courant. Il ne savait
pas où allait cette fichue rivière. Il était trois heures de l’après- midi et
il y avait encore au moins cinq heures de jour.
Sa seule chance était de s’enfoncer dans la jungle et de marcher au
jugé, toujours vers l’est, pour rejoindre la grand-route. Là, il trouverait
du secours. Si, d’ici là, il n’avait pas marché sur un scorpion ou un
serpent à sonnette, ou si les autres ne l’avaient pas rattrapé…
Il entendit encore crier dans le lointain. Puis plusieurs coups de feu,
probablement tirés en l’air.
Quand il se jugea suffisamment loin, il sortit du lit de la rivière et
plongea dans la végétation. Il avançait péniblement, gêné par les lianes
et par les innombrables plantes. Au bout d’une demi-heure, il s’arrêta,
épuisé et s’assit par terre. Il en aurait pour une semaine, dans cette
brousse. Ce n’était pas possible. Il fallait retrouver une route. En
s’acharnant, il s’épuiserait inutilement.
Il se leva et prit une nouvelle direction. Par chance, il trouva presque
tout de suite un sentier, probablement tracé par des animaux.
Sa veste collait à son dos et il n’avait plus que deux cigarettes. Déjà il
avait mal aux pieds. Son cœur battait à grands coups et ses poumons
brûlaient. Il pensa en un éclair qu’il avait peut-être contracté le terrible
mal qui avait détruit Las Piedras. Mais ce n’était que de la fatigue.
Pour reprendre sa respiration, il se mit à marcher plus lentement.
Son cœur avait repris un rythme normal quand un bruit le glaça
d’horreur : on marchait derrière lui. Il se retourna et aperçut les taches
blanches des vêtements.
Ses poursuivants l’avaient retrouvé.
Comme un fou, il se lança-hors du sentier, espérant qu’ils ne
l’avaient pas vu. Mais il y eut une détonation et une balle siffla à ses
oreilles. Ils étaient sur sa piste, décidés à le tuer.
Coudes au corps, il courait, le cœur au bord des lèvres, ne sentant
même plus les lianes et les plantes qui le griffaient au passage. Il ne
savait plus où il allait. Une seule idée l’obsédait : échapper à ces
hommes. Comme une ronce géante lui balayait le visage, il pensa avec
amertume que ce n’était pas toujours une sinécure, d’être un «
honorable correspondant » de la CIA.
CHAPITRE III
— De Stockholm, monsieur.
— Presque.
Il ne pouvait quand même pas lui dire que la CIA paierait cher une
fille intelligente parlant autant de langues. Et qu’un de ses gros atouts,
à lui, était justement une mémoire prodigieuse, qui lui permettait
d’assimiler très vite les langues étranges qu’on parle en dehors des
pays civilisés et anglo-saxons. Une seconde, il rêva à ce que donnerait
une équipe composée de Karin et de lui.
Il rit tout seul. Si elle avait connu le surnom de son interlocuteur,
Karin se serait bien amusée. On l’appelait SAS, à cause des initiales de
son titre. Pour les Américains, c’était plus court. En voyageant sur la
SAS il avait l’impression d’être un peu sur ses terres. De plus, il
appréciait l’hospitalité Scandinave, plus attentionnée que les hôtesses
pressées des compagnies américaines.
— Retournez à votre fauteuil, dit Karin, on va vous servir le dîner.
— Vous allez vous moquer de nous. Il y a dix ans, lorsque nous avons
commencé nos recherches sur les armes bactériologiques, pour gagner
du temps nous avons fait appel à un spécialiste : le professeur japonais
Yoshico Tacata. Il avait dirigé, pendant toute la guerre, en
Mandchourie, un laboratoire de ce genre, pour le compte de l’armée
japonaise. Nous avons accepté de le soustraire aux Russes et à Tchang
Kaïchek, qui voulaient le fusiller, et il a travaillé pour nous. Seulement,
au bout de deux ans, nous nous sommes aperçus qu’il nous haïssait,
nous, les Blancs, et qu’il refilait gratuitement tous nos renseignements
à un réseau qui travaille à la fois pour les Japonais, pour la Chine
communiste et pour Formose. Nous étions dans de sales draps, parce
qu’il en savait beaucoup trop long pour qu’on puisse le relâcher dans la
nature. Il ne nous restait qu’une solution, que nous avons trop tardé à
appliquer.
— Le liquider physiquement, je suppose.
Elle avala d’un coup une rasade à faire tomber raide un bootlegger
irlandais. Malko trempa timidement ses lèvres dans l’alcool et retint un
hoquet : ça devait faire des trous dans l’estomac… Il reposa
prudemment son verre sur la table et se tourna vers sa voisine. Celle-ci
avait fermé les yeux et s’était allongée, les pieds sur la table. La soie du
pyjama crissait contre le costume d’alpaga. La chaleur du corps de la
jeune femme envahissait peu à peu Malko. Encore cinq minutes et il
était provisoirement perdu pour la CIA… Il se gratta la gorge et attaqua
:
— Chère Madame, savez-vous où se trouve votre mari ?
Avant qu’il ait le temps de répondre, elle se lova contre lui et colla sa
bouche sur la sienne. Même la tequila n’arrivait pas à effacer l’odeur de
son parfum.
Il fallut à Malko cinq bonnes minutes pour se défaire de l’étreinte-
pieuvre. Quelle bonne femme ! Elle ronronnait comme une chatte en se
frottant contre lui. Voyant qu’il ne continuait pas le jeu, elle se leva et
alla remplir son verre de tequila pure, puis revint aussitôt à côté de
Malko.
— Je ne vous plais pas ? demanda-t-elle avidement. Vous préférez les
grandes Américaines blondes et froides, qui font l’amour avec des
gants en caoutchouc, à cause des microbes ? Ou bien ma peau est trop
noire pour vous ? Il y en a beaucoup qui s’en contentent, ici à Mexico.
Ses yeux verts flamboyaient. Elle était splendide. Malko crut qu’elle
allait lui jeter son verre à la figure. Il lui prit tendrement la main et la
baisa :
— Guapita, dit-il doucement en espagnol, vous êtes la plus jolie
femme dont je me souvienne (sans effort de mémoire, c’était vrai). Et
j’espère pouvoir vous prouver que vous ne m’êtes pas indifférente.
Mais je suis ici pour une raison sérieuse. Quand j’aurai trouvé ce que je
cherche, je pourrai me détendre.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Votre mari.
Il se leva. Aussitôt elle lui passa les bras autour du cou et s’incrusta
contre lui. Sous son pyjama de shantoung, elle était nue. Le sang de
Malko ne fit qu’un tour et elle enregistra avec plaisir sa réaction.
— Je vous plais un peu, maintenant ? lui souffla-t-elle à l’oreille.
— Macho. Ça veut dire celui qui est capable d’épuiser de plaisir une
femme. C’est le plus beau titre que l’on puisse décerner à un homme,
dans ce pays. Beaucoup mieux que la médaille de la Révolution.
Il l’embrassa légèrement, plutôt flatté.
— Merci. Dis-moi, si nous parlions affaires, maintenant ?
— Mufle !
— Serge voyage beaucoup, lui aussi. Chaque fois qu’il entend parler
d’une fille qui s’est fait faire un gosse, il la signale à Chamalo, pour
avoir sa commission. Et puis ils font la bringue ensemble. Dans le
Nord, tu as des petites filles de quinze ans pour cinquante pesos. Le
salaud ! Et moi, il ne me touche pas pendant des semaines !
Malko réfléchissait. Les dossiers de la CIA étaient décidément bien
incomplets.
— Tu crois qu’il est parti avec le Chamalo, cette fois ?
— Non. Parce qu’il a pris sa voiture. Autrement, ils prennent celle du
Chamalo. C’est une Thunderbird blanche. Elle est mieux.
— Il ne te donne jamais de nouvelles, quand il est parti ?
— Déjà !
L’Indien grommela.
— Elle a dit une sottise. Je n’ai pas vu Lentz depuis des semaines. Et
cette salope ment.
Lui aussi mentait. Malko décida d’insister.
— Écoutez, il faut à tout prix que je trouve Lentz. Je suis venu pour
cela. Si vous m’aidez, cela peut vous rapporter beaucoup. Et je sais que
vous savez où il est.
L’Indien resta silencieux. Puis il se mit à triturer la poignée de son
sac noir. Il semblait hésiter. Enfin il dit d’une voix basse :
— Cela me rapportera combien, Señor ?
Le policier sourit :
— La señora Lentz ?
— Oui.
— Peu de choses encore. Je crois avoir tiré un fil, mais je ne sais pas
ce qu’il y a au bout.
— Dépêchez-vous. Nous avons mis en place un dispositif de sécurité
tout le long de la frontière mexicaine, mais il y a de nombreux trous.
D’autre part nous avons eu des informations par nos agents à Cuba.
C’est bien ce que nous craignions. Yoshico Tacata est derrière toute
l’histoire. C’est lui qui est en possession du CX 3. Vous savez ce que
cela veut dire ?
— Non.
C’est elle qui commanda trois cocktails à la tequila. Puis trois autres,
dès qu’elle eut bu le sien. Malko donna le signal du départ. Comme par
miracle, il n’y avait plus que des tables d’hommes autour d’eux.
Ils roulèrent près d’une demi-heure dans Mexico. Mme Lentz avait
posé la main sur la cuisse de Malko. Felipe regardait ailleurs.
La Fuente était une immense bâtisse couverte de néon. L’entrée était
tapissée de photos de capiteuses créatures, annoncées comme
attractions. La boîte se divisait en deux parties. En bas, il y avait un
orchestre et une piste de danse. Des couples très élégants dînaient aux
chandelles. Au premier étage, une galerie courait tout le long de la
salle. Là, c’était beaucoup moins chic. Pour cinquante pesos, on
pouvait boire un verre de bière chaude et regarder les heureux d’en
bas. On profitait même du spectacle.
Felipe les emmena en bas. Le maître d’hôtel devait être expérimenté,
car il balaya littéralement les gens devant eux, jusqu’à leur table.
— La table voisine est retenue par Mme Ariman, souffla Felipe à
l’oreille de Malko.
C’était une table de douze personnes, la meilleure de la salle, face à
l’orchestre et à la scène.
On leur apporta le menu. Felipe choisit pour tout le monde des
tamales puis la spécialité de la maison : du poulet à la sauce au piment.
Et beaucoup de tequila. Autour d’eux, on buvait sec. Les hommes
versaient un peu de sel sur le dos de leur main, le léchaient, d’un geste
vif, et avalaient la tequila d’un coup. Les femmes lapaient plus
discrètement, mais tout aussi efficacement.
Mme Lentz était aux anges : de la galerie du premier on lui avait jeté
une rose, un peu fanée, mais une rose quand même. Sous la table, elle
enroula sa jambe autour de celles de Malko.
Felipe mangeait sans un mot, arrosant ses tamales d’une sauce qui
aurait fait des trous dans la table.
Mme Ariman arriva au moment où ils attaquaient le poulet et leur
seconde bouteille de tequila. Malko ne la quitta des yeux que lorsque
Mme Lentz lui mordit cruellement la main gauche.
Christina Ariman était belle à ravin Moulée dans une robe du soir
blanche pailletée, sa peau mate ressortait encore mieux. Elle avait un
chignon et semblait planer au-dessus de la foule, grâce à sa taille. On
aurait pu la prendre pour une froide princesse inca sans son regard :
deux taches claires et chaudes, qui enveloppèrent Malko d’un
brouillard doré. C’était les yeux d’une femme qui aimait les hommes
comme on aime les fourrures.
Par hasard, elle s’était assise face à Malko. À sa droite, il y avait un
homme jeune, au visage indien sculptural, qui lança un regard haineux
à Malko ; et à sa gauche un petit poussah, aux cheveux luisants de
brillantine et à la moustache cirée : Sancho Pança. Les cinq autres
hommes de la table étaient stupéfiants : tous vêtus de clair, ils avaient
le même visage dur et orgueilleux, les cheveux rejetés en arrière et l’œil
noir.
— Ce sont les cinq frères Mayo, glissa Felipe à Malko. Votre
organisation devrait les engager, Señor Linge. Ce sont les tueurs les
plus dangereux de l’Amérique Centrale. Malheureusement, ils ne sont
pas à vendre.
— Ils travaillent pour elle ?
— Pas pour elle. Avec elle. Ils n’aiment pas l’argent. Ils vivent dans la
villa Ariman. De temps en temps, ils disparaissent. Ils vont à Cuba ou
ailleurs. Les Américains avaient monté une base clandestine
d’entraînement pour les anticastristes, au sud de Campeche, près de la
frontière du Guatemala. Les frères Mayo y sont allés. La nuit. Ils ont
coupé la gorge à tous les instructeurs gringos et ils ont planté un
poignard dans le cœur du chef des Mexicains. Puis ils sont repartis. La
base a été fermée.
— Pourquoi font-ils cela ?
— Ils ont du sang indien. Ils haïssent les gringos et les Américains.
C’est pour cela qu’ils se sont mis au service de Castro. Ils rêvent de
libérer tout le continent de l’influence américaine. Pour cela ils sont
prêts à tout.
Malko regarda Felipe en biais :
— Vous aussi, vous avez du sang indien, non ?
Felipe rit :
— Qui n’en a pas ici. Señor Linge ? Mais la race indienne est vieille.
Son temps est passé.
Furieuse d’être tenue à l’écart, Mme Lentz se leva sans mot dire et se
dirigea vers les toilettes. Felipe en profita.
— J’ai des nouvelles du Chamalo, dit-il rapidement. On a vu sa
voiture sur la route d’Acapulco. J’espère pouvoir le faire suivre à son
arrivée.
— Acapulco ? C’est dans le coin qui nous intéresse ?
— Oui. Il faudrait y aller.
Mme Lentz revenait. Ils se mirent à parler pêche au requin.
Plusieurs fois, Malko accrocha le regard de Christina Ariman.
Toujours, il détournait le regard le premier. Pour une fois, ses yeux
d’or ne semblaient pas faire d’effet. En revanche il surprit dans les yeux
de la métisse une lueur qui lui laissa penser que les cheveux blonds
étaient appréciés dans ce pays.
Malko comprenait l’espagnol. Aussi saisissait-il des bribes de la
conversation que Christina dirigeait. Ils parlaient de l’élection de Diaz,
le nouveau président de la République.
Un orchestre tonitruant s’empara de la scène. Après quelques
mariachis, il se mit à jouer une étrange musique, faite de congas, de
sambas, de meringue, assez envoûtante. Aussitôt les dîneurs se ruèrent
sur la piste, se trémoussant à qui mieux mieux.
Christina Ariman se leva majestueusement et suivit sur la piste
l’éphèbe qui était à sa droite. Elle dansait avec une grâce merveilleuse,
et sa robe très décolletée offrait aux yeux une poitrine magnifique.
Malko réfléchissait. Il n’aurait pas de sitôt une occasion aussi bonne. Il
se leva et prit par la main Mme Lentz. Avec une petite prière d’excuses à
l’adresse de ses ancêtres viennois, il se lança dans la mexicanerie.
À peine sa danseuse eut-elle touché la piste qu’elle se mit à onduler
à une vitesse vertigineuse. Les yeux presque révulsés, elle se
trémoussait comme si sa vie en dépendait, rejetant la tête en arrière,
donnant de furieux coups de reins, comme pour répondre à une
étreinte invisible. Chaque fois que la soie de son tailleur effleurait
Malko, il se sentait une furieuse envie de la prendre dans ses bras pour
de bon et d’aller continuer ailleurs ce qu’elle commençait si bien toute
seule.
Christina Ariman avait disparu à l’autre bout de la piste. Par petites
touches sur les hanches, Malko commença sournoisement à pousser
Ilna Lentz dans la bonne direction, sans interrompre sa transe.
Bientôt, il se trouva juste derrière l’Indienne. C’est elle qui tourna la
première. Leurs regards se rencontrèrent. Il y eut un bref combat
silencieux, puis Christina ébaucha un très, très vague sourire. Malko
répondit avec ses deux taches d’or, en essayant d’y mettre le plus de
choses possible. Puis il s’éloigna. Il ne fallait pas donner l’éveil à sa
tigresse. Il la ramena, toujours en transe vers la table. Lui se contentait
de bouger un peu les pieds. Il avait horreur de ces rythmes tropicaux,
plus proches de l’épilepsie que de la valse.
Il y eut un break. Excitée par la musique, Mme Serge Lentz avait
visiblement envie de donner libre cours à son tempérament
volcanique.
Pour couper court, Malko se leva et disparut dans les toilettes.
Quand il revint, la musique endiablée avait repris. Il frôla Christina
et son estomac se noua. Cette femme l’attirait comme jamais aucune
femme ne l’avait attiré. Elle avait tout : la beauté, l’intensité,
l’intelligence et une classe de reine. Résigné, il repartit sur la piste avec
Ilna. Il y avait maintenant un monde fou. Les gens se moquaient de
leur dîner et les maîtres d’hôtel en profitaient pour faire disparaître les
plats, à peine entamés, qu’ils revendaient à prix d’or aux restaurants
du quartier.
Cette fois, il fallut à Malko plus de prudence pour retrouver
Christina Ariman. Mme Lentz avait abandonné l’Offrande au Soleil
pour une danse du ventre à deux. Mais elle était toujours en transe…
La manœuvre réussit encore une fois. Christina dansait avec un des
frères Mayo. Malko s’approcha d’eux au maximum. Une nouvelle fois il
capta le regard de la belle Indienne. Mais comme s’il avait senti
l’échange d’effluves, son cavalier la fit brusquement pivoter et Malko se
trouva nez à nez avec le Mexicain, qui le dévisageait avec une haine et
un mépris non dissimulés.
C’était maintenant ou jamais qu’il fallait tenter le coup. Malko
s’humecta les lèvres. S’il échouait, les Mayo le mettraient en pièces.
Il fit glisser entre ses doigts le bout de papier qu’il avait coincé sous
sa chevalière. D’une main ferme, il s’arrangea pour rester à proximité
de Christina. Comme si elle avait compris, elle ne bougeait presque
plus non plus.
Sur une tornade de maracas, la danse se termina. Malko laissa Ilna
Lentz partir devant. Christina venait derrière lui. En humant son
parfum, il la sentit s’approcher. Sans se retourner, il s’écarta
légèrement. Elle arriva à sa hauteur. Une fraction de seconde, ils se
frôlèrent. Elle était de la même taille que lui et il avait compté là-
dessus. Leurs mains se touchèrent. Le cœur dans la gorge et tout le
corps contracté, il tendit le papier plié. Mayo arrivait derrière lui.
Il y eut une bousculade, et il fut brutalement séparé de Christina.
Le papier n’était plus dans sa main. Mais il ignorait si Christina
l’avait pris ou s’il était tombé par terre. Avec le Mayo Brother, il était
délicat de se baisser pour explorer le plancher…
Il avait seulement noté : « Maria-Isabel, chambre 707, Malko. »
C’était une superstition : le 7 lui portait bonheur. Du moins il le
croyait. Plutôt rationaliste, il se jetait parfois sur un horoscope quand il
y avait un 7…
En tout cas, il n’y avait plus qu’à attendre. Ostensiblement, il régla
son addition — deux mille cinq cents pesos, horriblement cher pour un
poulet élevé au sable — et sortit. Pendant que Mme Lentz prenait son
manteau, il expliqua à Felipe le coup qu’il tentait.
— C’est dangereux, fit le Mexicain. S’ils savent qui vous êtes, ils
n’auront jamais une meilleure occasion de se débarrasser de vous.
Chez nous, au Mexique, les crimes d’honneur, ça ne coûte pas cher… Et
même si la señora Ariman vous prend pour un simple galant, il y a un
risque aussi. Il paraît qu’elle est un peu sadique…
« Soyez macho avec elle, c’est votre meilleure chance. De mon côté,
je vais prendre mes dispositions pour vous protéger. Que faites-vous
de la señora Lentz ?
— Ça dépend…
Il n’y avait rien à ajouter. Galant homme, Malko s’inclina comme s’il
prenait congé après un thé mondain.
— J’espère que le hasard nous remettra en présence, répliqua-t-il.
Malko le savait.
CHAPITRE VII
Dans la direction indiquée, il n’y avait que le mur sale et une vieille
affiche.
Extasié, Felipe murmura :
— Une tête de vierge et un corps, Señor, un corps !… Dieu n’a jamais
fait mieux. Regardez ce balancement… Ce port ! C’est une déesse, ce
n’est pas une femme. Et ces longs cheveux noirs !…
Malko commençait à être sérieusement inquiet, Bolanos avait
disparu et Felipe était fou. Belle journée… Il décida de tenter une
expérience. Il avait lu pas mal de choses sur les drogues mexicaines.
— Venez, dit-il à Felipe, avec autorité.
CHAPITRE VIII
En descendant de l’avion, on avait l’impression de pénétrer dans de
la glu. La température devait avoisiner 50°. Il n’y avait pas un souffle
de vent et une légère brume de chaleur cachait la mer.
Malko était en nage. Par coquetterie, il avait tenu à mettre une veste
et une cravate, tandis que Felipe Chano se contentait d’un pantalon de
toile et d’une chemisette à manches courtes. Le policier avait mis tous
ses bagages dans un vieux sac militaire de toile kaki, y compris un long
pistolet argenté et trois boîtes de cartouches.
Ils avaient décidé de partir pour Acapulco, après l’interrogatoire raté
de José Bolanos.
Ce qui avait décidé Malko, c’est que, le matin même, Christina avait
pris la route d’Acapulco. Cela faisait beaucoup de coïncidences.
Le Chamalo aussi avait disparu par là. Maintenant Malko savait que,
grâce à Mme Serge Lentz, il avait mis le doigt sur un point brûlant.
Au moment de descendre la passerelle, il se retourna, sentant un
regard posé sur lui. Il n’eut pas à réfléchir longtemps. Un des cinq
frères Mayo s’avançait à deux mètres de là, le regard dans le vague.
Encore une coïncidence !
Felipe était descendu le premier. L’aéroport étant située à vingt-six
kilomètres de la ville, il fallait louer une voiture. Après avoir refusé une
jeep, au toit de toile rose un peu trop voyant, Malko obtint une
Chevrolet décapotable, pas trop pourrie. Felipe inspecta
soigneusement la voiture. Depuis le curare, il valait mieux être
méfiant.
Il leur fallut une demi-heure pour arriver au Hilton, où Malko avait
fait retenir deux chambres. C’était la pleine saison, mais l’ambassade
américaine avait passé un discret coup de fil, et on leur donna deux
chambres surperbes au dixième étage.
Felipe Chano ouvrait des yeux émerveillés. Il faut dire que le Hilton
était assez extraordinaire. Enorme bloc de béton posé à même la plage,
toutes ses chambres donnaient sur la baie. Une terrasse presque aussi
grande que la chambre permettait de vivre dehors. En bas, une rivière
artificielle serpentait dans un jardin, afin que les Américaines arrivant
de Miami, puissent éviter l’eau non désinfectée de la baie d’Acapulco.
Certaines restaient là un mois sans jamais tremper le bout du pied
dans le Pacifique…
Felipe Chano vint discrètement frapper à la porte de Malko.
— J’ai ici quelques informateurs, dit le Mexicain. Nous devrions aller
faire un tour en ville.
Malko se changea et ils partirent tous les deux. Auparavant, Malko
envoya un câble à Washington, pour signaler sa présence. La veille, un
messager de l’ambassade lui avait apporté un pli cacheté à remettre en
main propre. Malko avait dû le lire deux fois pour se persuader Qu’il ne
rêvait pas. Ce que le général Higgins mettait à sa disposition pour
détruire la menace pesant contre les USA était tout simplement
fantastique…
La première chose à faire était de mettre la main sur le Chamalo. Lui
les conduirait aux autres…
Par le boulevard du bord de mer, ils arrivèrent dans le centre de la
ville. La chaleur était toujours aussi étouffante. Les boutiques
regorgeaient de chapeaux et de colifichets pour touristes. Des ruelles
étroites débouchaient dans une rue grouillante, inconnue des touristes,
où Felipe trouva son chemin avec aisance. Il gara la voiture, au milieu
d’une nuée de gamins éperdus de curiosité. Dans une boutique au
rideau de fer à moitié baissé, des hommes, torse nu, s’affairaient
autour de machines et de bureaux, devant un demi-cercle
d’adolescents admiratifs. C’était la rédaction et l’imprimerie du
quotidien local El Tropical.
Le rédacteur en chef, assis à un vieux bureau, face à la foule, relisait
une morasse. En voyant Felipe, il fit un large sourire et désigna deux
tabourets.
Il n’y eut pas d’abrazos, mais de vigoureuses poignées de main. Puis
Felipe entra dans le vif du sujet : Luis Chico, le chirurgien, le Chamalo,
avait auparavant vécu dans la région, où il avait même été arrêté. Peut-
être le vieux journaliste se souvenait-il des circonstances ?
À cause du tintamarre des machines, il fallait hurler les demandes et
les réponses, ce qui enlevait beaucoup de discrétion à l’interrogatoire.
Mais le journaliste ne se souvenait de rien.
— Et les archives ? demanda Malko. Ils n’ont pas d’archives ?
Felipe traduisit.
Le rédacteur en chef éclata de rire et ouvrit à gauche de son bureau
un minuscule tiroir, ou s’entassaient une centaine de vieilles photos.
— Voilà ma bibliothèque, Señor, dit-il. Nous brûlons tout au fur et à
mesure.
Ils s’excusèrent et sortirent. Au moment où ils franchissaient la
porte, le journaliste les rappela.
— Il y a quelqu’un qui pourrait peut-être vous renseigner, dit-il. Il
s’appelle Rolando, vous le trouverez facilement. C’est un des plongeurs
de La Perla. Il est là tous les jours. C’est le plus vieux. Il connaît bien le
Chamalo, car il est dans tous les coups louches d’Acapulco. Mais je ne
sais pas s’il voudra parler.
Ils remercièrent et partirent avec, en prime, un numéro tout frais
d’El Tropical.
— Qu’est-ce que c’est que La Perla ? demanda Malko à Felipe, quand
ils furent revenus dans la voiture.
— Le restaurant le plus connu d’Acapulco. On y dîne, on y danse au
clair de lune, et surtout c’est là, devant la terrasse, que plongent tous
les soirs les fameux plongeurs d’Acapulco. Ils se jettent de quarante
mètres de haut dans un étroit canon où reflue la marée. C’est très
spectaculaire.
— Bien. Je vois où nous allons dîner ce soir, conclut Malko.
— Cabron ! Qu’est-ce que tu crois ? J’ai douze ans et j’ai déjà connu
des femmes. Je suis macho, tu sais. Alors, tu veux que je t’emmène ?
Nous irons tous les deux dans la plus belle casita d’Aca- pulco. Et nous
boirons de la tequila…
Malko était dépassé.
— Comment t’appelles-tu, petit ?
— Pépé.
Ils nagèrent pour rejoindre le Chris-Craft. Elle nageait plus vite que
lui et il en fut un peu vexé. Il se rattrapa en exécutant un magnifique
départ de ski nautique.
Une demi-heure plus tard, ils rôtissaient tous les deux au soleil,
dans la baie de Puerto-Marquès, sous l’œil blasé du chauffeur. Le soleil
tapait tellement qu’il fallait se tremper dans l’eau toutes les cinq
minutes.
Ariane passa un doigt léger sur le maillot de Malko.
— Qu’est-ce que c’est, ça ?
— Il est là ?
Felipe sourit.
— Non, il… ne peut pas se déplacer.
Il partit sans lui laisser le temps de répondre. Felipe suivait sur ses
talons. Dès qu’ils furent seuls, le policier parla :
— On a retrouvé le corps de Serge Lentz. Enfin ça doit être lui.
— Où ?
— Dans la jungle, à deux cents milles, ce sont les vautours qui ont
donné l’alarme. Les Indiens sont allés voir et ont ramené le squelette
au poste de police le plus proche. Pour toucher une prime. Les os ont
été nettoyés comme au papier de verre. Mais il avait encore sa
gourmette.
— Pauvre Lentz ! On n’a pas retrouvé sa voiture. C’est étrange !
Ses petits yeux vifs, enfoncés dans la graisse, sous les cheveux plats
rejetés en arrière, comme ceux d’un danseur mondain, regardaient
surtout Ariane.
— Nous cherchons un de vos amis, dit Felipe, en dialecte indien.
— Le Chamalo.
Rolando regarda les deux hommes d’un air méfiant, prêt à se lever.
Felipe lui glissa vivement dans la main un billet de cent pesos.
— J’ai besoin de lui. Pour mon ami. Enfin pour la fille, tu comprends
? Il n’est pas d’ici. Il ne connaît personne.
— Toi, qui es-tu ? demanda Rolando, toujours méfiant.
Les deux hommes se levèrent d’un bloc et filèrent vers le sentier qui
descendait sur la gauche du canon, dévalant comme des fous l’étroit
chemin et bousculant les badauds qui remontaient déjà. Personne ne
s’était rendu compte de l’accident. En haut, la musique reprenait, avec
un orchestre de mariachis.
Felipe et Malko arrivèrent en bas au moment où on sortait de l’eau
le corps du plongeur. Inerte, il paraissait encore plus énorme. On le
hissait comme un gros poisson. Eclairée par les roches, la scène avait
quelque chose de fantastique. Personne ne prêtait attention à Malko et
à Felipe.
Avec précaution, on retourna le corps de Rolando. Il avait près de
l’œil une vilaine blessure, causée certainement par un rocher. Ses yeux
étaient ouverts.
Sur le côté gauche de l’énorme torse, on voyait aussi un petit trou,
par lequel s’écoulait encore un filet de sang. Sur le côté droit, la
déchirure avait la taille d’une soucoupe. Quand Rolando avait touché la
mer, il était déjà mort…
— On l’a abattu au fusil, murmura Felipe à Malko. Avec les torches,
c’était facile, pour un bon tireur.
Tout le côté droit du canon était bordé de maisons. Avec un fusil à
lunette, c’était un jeu d’enfant. Le bruit de la mer avait couvert la
détonation.
Il n’y avait plus rien à faire pour Rolando. La balle lui avait fait
éclater le cœur.
Felipe et Malko remontèrent lentement le sentier. Malko était
furieux. On se jouait d’eux. Deux fois, au moment où ils étaient sur la
bonne piste, on leur avait coupé l’herbe sous les pieds.
— Nous devons absolument trouver ce gosse, dit Malko. Sinon, ils
vont le descendre, lui aussi. Maintenant nous sommes sûrs que le
Chamalo est dans le coup. Lentz, Bolanos et Rolando, le fil se tient.
Sans compter que je devrais être à la morgue de Mexico, mort d’une
crise cardiaque…
— Señor Linge, dit Felipe, ils ne savent peut- être pas ce que nous a
dit Rolando…
— Non, mais nous sommes surveillés. La preuve ! Ils n’ont pas perdu
de temps.
Il se souvenait du visage impassible du frère Mayo, à l’aéroport.
C’est peut-être lui qui avait appuyé sur la détente du fusil.
Au restaurant, les dîneurs mangeaient de bon appétit. La direction
avait tu l’incident. Les gens riches ont horreur de la mort.
Malko allait s’asseoir quand on appela son nom.
— Malko !
Sous les regards médusés des quatre hommes, elle entraîna Malko.
Ariane en avala sa glace de travers, en voyant cette superbe brune
remorquer Malko par la main jusqu’à la piste.
— Vous êtes fou, dit Christina, dès qu’ils dansèrent. Sergio est très
rancunier. Et c’est un tueur. Pourquoi agissez-vous comme cela ?
Seriez-vous jaloux ?
Malko planta ses yeux d’or dans ceux de la métisse :
— Christina, vous êtes une imbécile ou une horrible garce.
Dix minutes plus tard, elle frappait à la porte. Toujours aussi belle. Il
lui prit les deux mains et l’attira à lui.
— Je vous demande pardon, murmura-t-il. J’étais fou.
Et il l’embrassa.
— Monstre ! soupira-t-elle.
— Allons-y, dit Malko. Mais à pied. Cette voiture est trop voyante.
Puis, bien calé, il attendit, Malko ôta ses lunettes et plongea ses yeux
d’or dans ceux du gosse. Même déluré, celui-ci n’était pas de force. Il
baissa les yeux et se tortilla sur sa chaise.
— Écoute, dit Malko, je peux te faire gagner beaucoup d’argent : cinq
mille pesos. Mais il faut que tu gardes le secret et que tu trouves ce que
je te demande. Connais-tu un garçon qui est lustrador et qui s’appelle
Eugenio ?
Il expliqua rapidement au gamin de quoi il s’agissait. Pépé l’écoutait,
bouche bée :
— Vous allez vraiment me donner cinq mille pesos si je trouve
Eugenio ?
— Parole de caballero ! dit Malko, et il tendit sa main ouverte.
Les yeux de Pépé brillaient de joie. Il mit sa patte brune et sale dans
celle de Malko et serra de toutes ses forces.
— Vamos, dit-il.
Pépé se rengorgea.
— Sûr ! C’est moi qui lui trouve des filles et de la marijuana. Es un
hombre muy caballo.
Tout en marchant, ils avaient quitté les rues étroites mais asphaltées
de la ville. Ils se trouvaient maintenant sur une colline couverte de
cabanes de bois, de petites maisons en pisé, de minuscules jardins
potagers, juste en face du port. C’était un dédale de ruelles en terre
battue, grimpant et descendant la colline. Il régnait là une odeur
épouvantable, de pourriture et de saleté. Ils croisèrent plusieurs
cochons noirs et des chiens faméliques. À travers les portes et les
fenêtres de ces bidonvilles, on voyait toute une humanité dormir,
travailler, faire la cuisine ou la sieste. Les gens les regardaient
curieusement. Il ne devait pas y avoir beaucoup de touristes dans le
coin. Enfin, après une glissade particulièrement raide, ils
débouchèrent devant un petit bâtiment en pisé, sur la façade duquel il
y avait un panneau portant ces mots : « Sindicato de Lustradores de
Calzados del Puerto de Acapulco. Fúndalo el 21 de Agosto de 1937. »
Pépé frappa à la porte de bois, fermée par un cadenas. Personne ne
répondit. Il refrappa. Trois ou quatre gosses surgirent et s’attroupèrent
autour des trois hommes. Pépé engagea avec eux une conversation
animée en argot. L’un d’eux partit en courant.
— Il va chercher Pedro, expliqua Pépé.
Le bar étant presque vide, ils pouvaient parler à voix haute sans
crainte d’être entendus. Elle rit et caressa légèrement la main de
Malko.
— J’ai voulu vous donner une leçon. J’ai horreur des hommes trop
sûrs d’eux, qui s’imaginent qu’une femme est prête à leur céder parce
qu’elle leur donne rendez-vous. (Son œil jeta un éclair.)
Aucun homme ne m’a jamais eue quand il voulait. C’est moi qui
choisis. Toujours.
— Si vous aviez vécu il y a deux siècles, vous auriez jeté aux requins
vos esclaves trop beaux, comme cela se faisait beaucoup.
— Ne vous moquez pas de moi ; dit-elle la voix plus dure. J’ai
beaucoup d’humiliations à rattraper. Je suis belle, riche, et les mœurs
ont changé. Mais mon arrière-grand-mère indienne est morte sous les
coups, après avoir été torturée.
— Pourquoi ?
Elle bondit :
— Je ne fais pas de politique. Mais je hais tous ceux qui veulent de
nouveau nous réduire en esclavage. Oh, bien sûr, c’est beaucoup plus
insidieux ! Les Américains sont moins brutaux que les Espagnols ou les
Portugais. Mais, à leurs yeux, tous ceux qui ont faim et qui ont la peau
foncée sont des sauvages…
Malko ferma les yeux. En écoutant le son rauque de la voix de
Christina et ce qu’elle disait, il avait peine à croire qu’il se trouvait à
côté d’une élégante jeune femme, raffinée jusqu’au bout des ongles,
dans un hôtel ultra-moderne, en 1965. Christina dut deviner ses
pensées. Elle reprit, beaucoup plus calmement :
— À Mexico, je vous ai pris pour un simple coureur de filles. J’ai
voulu vous donner une leçon. Maintenant je sais que ce n’était pas
seulement mon charme qui vous intéressait.
— Pardon ?
CHAPITRE X
Pendant dix bonnes minutes, la voiture roula sur une route déserte
et noire, sans aucune habitation. Par moments, en se retournant.
Malko apercevait les lumières d’Acapulco. Christina conduisait vite et
bien sur le chemin de terre défoncée. Ils montaient à travers les
collines entourant la mer. Pour la première fois de sa vie, Malko
regrettait d’avoir suivi une femme. C’était le guet-apens parfait. Si
Christina avait de mauvaises intentions, dans quelques semaines ou
dans quelques mois, on retrouverait le corps de l’imprudent, mangé
par les fourmis ou par les vautours.
— À quoi pensez-vous ? demanda l’Indienne.
— À vous.
— Ce
sera un honneur, répondit le policier. Tout bas, il ajouta :
Vamos con Dios. Que Dieu nous garde !
CHAPITRE XI
Malko laissa errer ses yeux sur la foule autour de lui. Il se sentait
extrêmement las.
— Me servir des moyens que le service « action » de la CIA met à ma
disposition.
Felipe écoutait attentivement.
— À votre avis, Felipe, quel est le seul moyen de détruire ce nid de
vipères, en étant absolument sûr que rien ne survivra, même pas les
rats contaminés, qui peuvent se reproduire à une vitesse terrifiante ?
Le Mexicain rit et balaya l’air de son bras droit : une bonne bombe
atomique et pffhutt, plus rien !
— Oui, dit Malko, c’est la seule méthode.
Le sourire du Mexicain se figea, en voyant l’expression de Malko.
— Vous plaisantez, Señor Linge ! commença- t-il.
— Non, fit Malko, je ne plaisante pas. Nous allons jeter une bombe
atomique sur cette ferme de malheur. Tacata, ses rats, ses mouches et
ses dingues de complices vont être réduits en poudre. C’est affreux,
mais cela coûtera moins cher que le reste.
Felipe était totalement dépassé.
— Mais, mais, vous n’avez pas de bombardier ! Ce sont des
machines énormes. Et le scandale international ? Nous sommes au
Mexique, ici ! Il faudrait l’autorisation du gouvernement. Vous allez
détruire toute une région. C’est impossible…
— Ce n’est pas impossible, dit Malko. La CIA a tout prévu. Depuis
trois jours, un avion m’attend à Mexico. En apparence, c’est un
bimoteur civil, appartenant à une famille d’Américains du corps
diplomatique. En réalité, l’appareil est piloté par un officier supérieur
de l’Air Force, vétéran des missions spéciales. Il est assisté de trois
hommes de la Spécial force de la CIA, spécialistes de l’armement
atomique.
— Mais la bombe ?
— La bombe est dissimulée dans une fausse soute, avec un système
de visée rudimentaire. Ce n’est pas vraiment une bombe. Le Président
ne l’aurait pas permis, même pour une affaire aussi grave. C’est la plus
petite des armes atomiques tactiques dont dispose l’US Army, un obus
de mortier. Il détruit tout dans un rayon d’un kilomètre, mais ne laisse
pas de retombée radioactive. Néanmoins, rien ne résiste à la chaleur
qu’il diffuse. C’est ce qu’il nous faut.
Felipe était profondément troublé. Malko s’en voulait, de soumettre
à une telle épreuve cet homme qui l’avait tellement aidé.
— Si vous voulez, restez à Mexico, proposa-t-il. Mais je vous
demande votre parole d’honneur de ne parler de cette expérience à
personne, même pas à vos chefs.
— Je n’en parlerai à personne, dit Felipe lentement. Et je viendrai
avec vous. Mais vous me faites peur, Señor…
La voix criarde de l’hôtesse appelait leur vol. Ils s’entassèrent dans
un vieux Convair de la Mexicana de Aviación et croquèrent de mauvais
bonbons en attendant le décollage.
Quand ils furent en l’air, Felipe demanda :
— Vous voulez agir demain ?
— Le plus vite possible. Tacata ne va pas s’éterniser, maintenant
qu’il sait que nous lui avons échappé. Même s’il nous croit en pleine
jungle… Il a aussi sa date du 6 à respecter.
Le Convair s’élevait lentement, pour franchir la chaîne de
montagnes qui entoure Mexico-City. Felipe remarqua :
— Votre appareil est-il assez puissant pour passer ces montagnes ?
Malko acquiesça :
— Largement. Ce n’est pas tout à fait un modèle de série. De toute
façon, la bombe n’est pas lourde… Nous tiendrons à quatre ou cinq,
facilement.
Felipe se tut. Malko réfléchissait. Au début il n’avait même pas
pensé à utiliser l’arme que le général Higgins avait mise à sa
disposition. C’est la raison pour laquelle il avait laissé l’avion à Mexico.
À vrai dire, il pensait que Higgins faisait un peu de zèle. La visite à la
ferme l’avait fait changer d’avis. Et, aussi, d’apprendre que le CX 3
agissait même sur l’eau non potable…
Pourtant il éprouvait un vague malaise. Il n’osait se l’avouer, mais
Christina en était la cause. D’abord, elle lui avait sauvé la vie deux fois.
Et puis, et puis, au fond il était amoureux d’elle et il la comprenait
presque. Il savait que ce n’était pas elle qui avait tenté de
l’empoisonner, mais les frères Mayo, sur l’ordre du Chamalo et de
Tacata. Elle n’était que la couverture et le banquier du mouvement.
En ce moment il souhaitait de tout son cœur qu’elle ne soit plus à la
ferme. Car il ne pourrait rien pour elle, lui…
Felipe posa la main sur son bras :
— Attachez votre ceinture, Señor Linge, nous arrivons.
Une voiture filait sous eux par un étroit sentier. Une conduite
intérieure noire. Trop tard pour lâcher la bombe sur elle !
Au même instant, Malko aperçut dans la cour la longue décapotable
blanche de Christina. La jeune femme était au volant. En voyant
l’avion, elle brandit le poing. Il y avait deux hommes avec elle.
Malko aperçut tout cela en un éclair. La ferme arrivait. Il baissa le
bras.
D’abord, rien ne se passa. Malko éprouvait un curieux picotement
sur le dessus des mains. Jusqu’à la dernière seconde il avait espéré que
Christina ne serait pas là. C’est une vision qu’il aurait beaucoup de mal
à oublier, cette jeune femme qu’il avait aimée, debout dans le soleil,
prête à mourir.
Un bruit sourd balaya la cabine. L’avion fit un bond en avant,
comme poussé par une main géante. Crispé à son manche, le pilote le
maintenait tant bien que mal.
Il l’inclina un peu sur l’aile. À gauche Malko vit, montant de la
jungle, un gros champignon gris.
— Formidable, hein !
— Je le sais, coupa le général. C’est pour cela que vous allez partir
immédiatement en hélicoptère, avec nos deux hommes et votre policier
mexicain. Allez d’abord à la ferme, vous assurer que tout a été détruit.
Et prenez en chasse le Japonais.
— Où est-ce que je vais trouver un hélicoptère ? Vous avez débarqué
avec les Marines ?
L’autre haussa les épaules.
— Nous avons réquisitionné l’appareil d’une compagnie privée
américaine. Un Sikorski huit places. Il vous attend au bout du terrain.
Partez immédiatement. Pendant ce temps, je rends compte à
Washington.
Malko remarqua alors les deux combinés téléphoniques vert olive
posés sur une tablette. La voiture était un peu truquée. Pour une
Cadillac du corps diplomatique…
À regret, il s’arracha aux coussins moelleux et sortit. Felipe et les
deux Américains l’attendaient.
— Nous repartons, dit-il. En hélicoptère. Il faut rattraper Tacata, qui
n’est certainement pas seul. Deux ou trois Mayo doivent être avec lui.
L’hélicoptère nous attend.
Dix minutes plus tard, ils volaient de nouveau au-dessus de la forêt.
Malko profita de son inaction forcée pour brosser soigneusement son
costume d’alpaga, imprégné de poussière comme un vieux châle.
Au-dessus de la ferme, le paysage n’avait pas changé, mais la
poussière était presque dissipée.
— Vous allez descendre très doucement, ordonna Malko au pilote de
l’hélicoptère. Si je vous dis « stop », vous remontez immédiatement.
Armé d’un compteur Geiger, Malko observa la descente. L’appareil
cliquetait très faiblement, mais à aucun moment l’aiguille ne dépassa
la barre rouge indiquant la limite des radiations dangereuses.
L’hélicoptère se posa doucement, au milieu d’un nuage de poussière, et
le pilote arrêta le rotor.
Quand le bruissement des pales se fut tu, Malko remarqua le silence
absolu. D’ordinaire, la jungle est bruyante de cris d’oiseaux et
d’insectes. Là, on se serait cru à cent mètres sous terre.
Tous descendirent.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda le pilote. On dirait une
éruption volcanique.
— C’est à peu près cela, dit Malko, sans insister.
— J’ai l’impression qu’ils sont partis, dit Malko. Tirez une rafale en
l’air, pour voir. De toute façon, ils sont coincés.
— Je vais voir, dit Clarke.
Les autres s’approchèrent. La voiture était vide, mais pas tout à fait :
sur le siège avant, il y avait deux cadavres.
Malko se pencha sur eux et retourna le corps affalé sur la banquette.
D’abord il crut qu’il s’agissait d’un des frères Mayo. C’était un Mexicain
à moustache, jeune, l’air étonné. Il avait reçu un coup de poignard
dans le dos, à la hauteur du cœur.
Clarke dégagea l’autre corps et l’étendit sur le bas-côté.
Lui aussi avait été poignardé par-derrière. Les deux corps, chose
singulière, étaient en sous-vêtements et en chaussettes…
Malko les regardait. Pourquoi ces meurtres ? Et pourquoi cette mise
en scène ? Il se glissa derrière le volant de la voiture et mit en marche.
La clef était au tableau de bord. Le moteur toussa, mais ne démarra
pas : plus d’essence.
Cela expliquait pourquoi Tacata et les Mayo avaient abandonné leur
véhicule. Quant aux vêtements, ils avaient peut-être eu peur que les
leurs aient été soumis à des radiations mortelles. Tacata, homme de
science, avait certainement reconnu l’explosion d’une bombe
atomique.
En fouillant sous le siège arrière, Malko découvrit une grande boîte
de corn flakes à moitié pleine : Tacata avait oublié son déjeuner :
l’estomac fragile, c’était sa seule nourriture.
— Continuons, dit Malko. Il faut les rattraper avant qu’ils ne
franchissent la frontière.
Ils remontèrent tous en voiture et Felipe reprit le volant. Le
chauffeur ne s’était même pas réveillé.
Le jour se levait. Il commençait à y avoir de la circulation. Malko
tâta son menton rugueux. Il avait horreur d’être mal rasé. Une sourde
angoisse lui serrait le ventre. Ils avaient beau rouler à cent milles à
l’heure, le Japonais avait au moins trois heures d’avance, trois heures
pendant lesquelles il pourrait provoquer des catastrophes. Qu’il
parvienne à une grande ville comme San Diego ou Los Angeles, et cela
signifierait des milliers de morts. Et maintenant ils ignoraient dans
quelle voiture l’Asiatique se trouvait.
Mexicali était encore désert lorsqu’ils y parvinrent. Seul le poste de
douanes était ouvert. Felipe s’y présenta avec Malko. Il fallut dix
minutes au fonctionnaire endormi pour qu’il comprenne que Felipe
était policier et avait besoin de téléphoner.
On les brancha enfin sur le poste frontière américain d’El Centro, la
ville jumelle de Mexicali. Clarke prit l’appareil. Il fit appeler un
capitaine, Clarke se présenta et commença à expliquer qui il était. Le
capitaine le prit de haut.
— Capitaine, hurla Clarke, si vous ne voulez pas balayer la cour de
votre caserne pour le restant de vos jours, je vous conseille de faire ce
que je vous dis ! Vous allez ordonner au FBI et à toutes les polices de
l’État, de rechercher les trois hommes dont je vais vous donner le
signalement. Et vous allez fermer tous les postes frontières avec le
Mexique !
— Mais vous êtes fou, gémit le capitaine. Vous ne vous rendez pas
compte qu’il y a cinq mille personnes qui passent ici tous les matins
pour venir travailler. Ça va faire une émeute.
— Je m’en fous ! hurla Clarke. Trois individus qui présentent le
plus grand danger pour la sécurité des États-Unis tentent en ce
moment de franchir la frontière. Il faut les en empêcher à tout prix.
Il donna ensuite le signalement de Tacata et des frères Mayo. Puis
donna à l’officier un numéro de San Diego pour qu’il l’appelle
immédiatement. Ainsi il vérifierait auprès du FBI son identité.
— Un Japonais haut comme trois pommes et tout jaune, ça ne doit
pas être facile à manquer, conclut-il.
Quand il sortit du poste de douanes, le fonctionnaire était enfin
réveillé. Felipe, lui, dormait sur le volant.
— Faisons-nous conduire au poste frontière, proposa Malko. Nous
trouverons un véhicule plus facilement.
Ils s’engagèrent dans le no man’s land qui séparait les deux
frontières. Il n’y avait que des motels miteux et fermés, quelques
boutiques misérables. Soudain, ils virent une voiture arrêtée devant un
motel. Elle avait une grande antenne à l’arrière et deux phares sur le
toit.
— Une voiture de police, fit Felipe. Ils vont pouvoir nous aider.
Il donna un grand coup de klaxon et vint se ranger près de la
voiture. Effectivement, sur la portière, il y avait un écusson et une
inscription en lettres dorées : Policia Federale. À l’avant, deux
hommes en tenue bleue et casquette. En apercevant la voiture, ils
descendirent et vinrent encadrer le véhicule de Malko.
Un des policiers ouvrit la portière arrière. Malko leva la tête.
Un des frères Mayo le contemplait, derrière le canon d’un gros colt.
La tenue de policier lui allait très bien. Au même moment, à l’autre
portière, l’autre Mayo neutralisait Clarke et Felipe.
— Bonjour, fit le premier des Mayo. Nous vous attendions. Je suis
heureux que vous soyez arrivés à bon port.
— Ainsi c’est vous qui avez tué les deux policiers ! dit calmement
Malko.
— Exactement. Comme nous allons-vous tuer. Quand vous nous
aurez servi…
Il se pencha un peu plus vers Malko et, du canon du pistolet, le
frappa brutalement sur la tempe.
— Salaud ! Mes frères étaient dans la voiture blanche. Ils n’ont pas
pu sortir, eux. Je te découperai en morceaux, pour ça !…
Malko crut que son front éclatait. Mais il ne dit rien. À l’avant,
Felipe avait vu la scène.
— Doux Jésus ! dit-il doucement.
Et il mit la main sur la crosse de son pistolet. Mayo l’avait vu. Il
frappa de toutes ses forces sur la nuque. Le Mexicain s’effondra comme
une masse sur le volant.
— Tenez-vous tranquille, si vous ne voulez pas mourir tout de
suite, siffla Mayo. D’abord, descendez.
Ils obéirent. Sauf Felipe. Un des Mayo lui retira son pistolet, et le
jeta dans la voiture de police.
— Nous n’avons pas besoin de tout le monde, dit méchamment
Mayo.
Le chauffeur de taxi ouvrait des yeux stupéfaits. Il n’eut pas le temps
de réfléchir beaucoup. Mayo II passa derrière lui et frappa de toutes
ses forces, avec la crosse du pistolet. On entendit craquer les os.
L’homme tomba comme une masse. Se retournant, Mayo frappa
Philipps de la même façon. Quand il fut à terre, il lui envoya un coup
de pied en plein visage.
Tous ses muscles bandés, Clarke se préparait à bondir. Un des Mayo
sourit cruellement et arma le chien de son pistolet :
— Allez, viens, ordure ! Ça épargnera de te transporter.
— Votre collègue a des colis pour vous. Des Américains qui ont un
peu abusé du whisky…
Le sergent s’approcha et renifla.
— Ouais ? Et alors ?
— Je n’en veux pas, moi. Ils vont me salir mes coussins. Il n’y a qu’à
les balancer par terre,
Mayo sentit qu’il fallait intervenir. Il s’adressa au sous-officier.
— Je ne voudrais pas rester trop longtemps ici. Ce n’est pas très
légal, vous savez.
— OK, fit le sergent. On va vous débarrasser de vos colis. Hé, fit-il à
l’intention des deux flics! venez nous donner un coup de main.
Mayo attendait, la main sur sa crosse. Il avait échangé un regard
avec son frère. Il entendait des bribes de conversation sortir de la radio
de police.
Il fallait à tout prix les empêcher de donner l’alerte immédiatement.
D’un air dégagé, il s’approcha de la voiture de la Higkway Patrol et
s’accouda à la vitre.
— Vous venez nous aider ? demanda-t-il au flic, qui écoutait la radio
en se faisant les ongles.
Sans enthousiasme, le flic ouvrit sa portière et sortit. Il était encore
plus gros que l’autre.
Mayo calcula rapidement : les deux flics, le sou-soff, et peut-être un
ou deux à l’intérieur.
Il laissa le gros flic passer devant lui. Puis il tira son pistolet et visa,
en plein dans les reins. Au moment où il appuyait sur la détente, le
premier flic le vit. C’était trop tard ; le second frère Mayo venait de
tirer à son tour. Les deux mains au ventre, le sergent s’effondra
lentement, perdant sa casquette. Le second s’arrêta, comme foudroyé,
tenta de saisir son arme et roula par terre.
— Hé ! cria le sous-officier, vous êtes…
— Avec quoi ?
— Le bus.
Le shérif lui enfonça dans la poitrine un doigt dur comme une barre
de fer :
— Pas un avion ne décolle sans avoir été fouillé jusqu’au bout des
ailes. Et il y a quatre Marines pour garder les avions civils qui sont
stationnés là…
Il n’y avait rien à dire à cela. On n’avait jamais vu une chasse à
l’homme de cette ampleur, depuis le kidnapping Lindbergh. Pourtant
ceux qui étaient dans le coup ne vivaient plus. Si Tacata parvenait à
échapper aux mailles du filet, il pouvait frapper n’importe où, de Los
Angeles à New York.
— Alors, Malko, vous êtes de retour ?
C’était le général Higgins. Il arrivait de Guadalajara et avait tenu à
venir superviser lui-même les opérations.
— Bravo, fit-il. Bien sûr, ce fichu Japonais a eu le temps de faire du
dégât. Mais il est arrivé ici traqué et on va le coincer. Grâce à vous.
— Grâce aussi à un garçon qui s’appelait Felipe Chano, dit Malko. Il
en est mort. Sans lui, je ne serais arrivé à rien.
Le général hocha la tête.
— Je ferai ce que vous me direz de faire. Pour commencer, il aura les
plus belles obsèques de la côte ouest. Et c’est moi qui mènerai le deuil.
Malko aurait préféré vider une bouteille de tequila avec Felipe, mais
ce sont des choses que les militaires ne comprennent pas.
Toujours suivi pas à pas par Steve, il décida de se reposer un peu.
Laissant Clarke dans le bureau il passa dans une autre pièce et
s’allongea un peu. Tout le corps lui faisait mal. Il s’endormit sans avoir
eu le temps de finir son sandwich.
Quand il rouvrit les yeux, il faisait nuit. Il regarda avec désolation
son costume froissé et taché. Quelle vie ! Dans ce métier on ne pouvait
jamais mourir en gentilhomme. On se battait comme un voyou et on
mourait comme un voyou.
La bouche amère et la tête comme un melon d’eau, il passa dans
l’autre pièce. Le shérif était là, ainsi que Clarke, Steve et deux autres
hommes.
— Alors ? demanda Malko.
— Pas complètement, sourit Malko. J’ai une idée. Vous allez rester
dehors avec votre fusil infrarouge. Ne bougez pas, quoi qu’il arrive. Si
les deux autres sortent, abattez-les sans sommation et venez me
chercher ensuite… Ce sera probablement trop tard.
Le tueur ne discuta pas. Il avait été bien élevé. Il prit position
derrière un massif et attendit, accroupi dans l’ombre.
Malko fit le tour du bâtiment. Derrière, au premier étage, il y avait
une fenêtre ouverte. Il s’y hissa assez facilement et se trouva dans une
grande pièce donnant sur le couloir qui menait aux réservoirs. Il n’y
avait pas un bruit, excepté le léger chuintement de l’eau.
Il tira son pistolet et l’arma. Puis, tout doucement, il s’engagea dans
le couloir. Avec un peu de chance, s’il avait raison, il serait le premier à
tirer.
L’obscurité était totale. Il arriva devant le plus grand des réservoirs
et s’approcha du bord. Il allait allumer sa torche pour éclairer l’eau
quand un bras d’acier lui enserra le cou par-derrière, tandis qu’un
autre lui maintenait la nuque.
— Ne bougez pas, Señor, murmura une voix qu’il connaissait bien,
ou je vous brise les vertèbres cervicales.
C’était un étranglement classique de karaté. Une prise mortelle. Il
avait eu raison, mais il avait été imprudent. Mayo était encore plus
silencieux qu’il ne l’avait cru.
— Lâchez votre pistolet, ordonna le Mexicain.
— Bien sûr. Mais je me suis souvenu que Mayo était à moitié indien.
Et les Indiens avaient un truc, que les Japonais ont d’ailleurs repris
durant la campagne de Birmanie, pour se dissimuler dans la jungle à
l’approche d’une patrouille. Ils s’étendaient au fond d’une rivière peu
profonde, et respiraient grâce à un bambou affleurant l’eau.
Clarke s’esclaffa.
— Dites donc, San Diego, ce n’est pas la jungle !
FIN