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Anne Pauzet
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REPRÉSENTATIONS PICTURALES
ET IMAGINAIRE COLLECTIF 1
Résumé : Pour accéder à la culture la plus largement partagée d’un pays par le
biais des œuvres d’art et plus particulièrement de la peinture une voie mérite
d’être explorée, celle qui établit le lien entre les représentations picturales et
l’imaginaire collectif, celle qui postule que le décodage et la construction des
images se fait toujours en relation avec d’autres plus anciennes et que le lec-
teur construit du sens en puisant dans sa mémoire iconique, véritable biblio-
thèque de références visuelles. Aussi, face à un public pétri d’autres références,
il sera alors nécessaire de formuler ce savoir afin de ne plus fonctionner dans
l’implicite.
Élargir le stock de références iconiques de nos apprenants, c’est leur permettre
d’accéder à cette langue étrangère que parle l’image et révéler l’imaginaire
collectif véhiculé par les représentations artistiques.
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Des liens très étroits existent entre les représentations picturales et les
pratiques sociales. Pratiques sociales et démarches artistiques sont en effet
en interactions constantes.
Alain Roger, dans ses écrits sur « l’artialisation » 2 explique que
l’Occident est victime de l’illusion selon laquelle l’art doit être une imita-
tion de la nature. Ce concept, que les autres cultures ignorent ou dédaignent,
est le pur produit d’une aire culturelle limitée. En fait, même en Occident,
l’art n’est jamais pure imitation même lorsqu’il se prétend « réaliste » ou
« naturaliste ». « Le seul fait de re-présenter suffit à arracher la nature à sa
nature » (Roger, 1997 : 12).
1. Titre inspiré du titre d’une conférence d’Annette Richard « Représentations picturales des
ports et bords de mer et imaginaire collectif », Université Catholique de l’Ouest, 1998.
2. Roger, 1997.
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L’art, selon Lévi-Strauss, « constitue au plus haut point cette prise de
possession de la nature par la culture, qui est le type même des phénomènes
qu’étudient les ethnologues » (Charbonnier, 1989 : 130).
Ainsi, par exemple, lorsque les peintres représentent des paysages, leur
nature est « à chaque fois une fonction de la culture » 3. Les peintres ont lit-
téralement fait exister ce qu’avant l’on ne voyait pas : même la nature se
crée dans le cerveau des hommes, c’est l’intelligence humaine qui lui donne
vie. Alain Roger développe l’idée d’une mode de la nature qui
ne surprendra que ceux qui s’obstinent à croire que cette dernière, régie par des lois
stables, est elle-même un objet immuable, alors que l’histoire et l’ethnologie nous
montrent à l’évidence que le regard humain est le lieu et le médium d’une métamor-
phose incessante 4 : « A-t-on remarqué que cette indéfinissable “nature” se modifie
perpétuellement, qu’elle n’est plus la même au salon de 1890 qu’aux salons d’il y a
trente ans, et qu’il y a une nature à la mode – fantaisie changeante comme robes et
chapeaux ? » 5
Toujours d’après A. Roger, notre regard est riche de multiples références
artistiques, saturé de modèles insoupçonnés. Notre façon de regarder, la lec-
ture que nous pouvons avoir d’une image est soumise à des modèles dont
nous ignorons souvent qu’ils agissent et façonnent notre perception et notre
jugement. Aussi, face à un public pétri d’autres références, il sera alors
nécessaire de formuler ce savoir afin de ne plus fonctionner dans l’impli-
cite.
3. O. Spengler [Le déclin de l’Occident, Gallimard] cité par Roger, 1997 : 13.
4. Ibid.
5. Ibid. A. Roger cite M. Denis [Théories, Herman].
6. Référence à une communication de M. Tardy : Colloque de littérature comparée, École
Normale Supérieure de Saint-Cloud, 29 et 30 mai 1969. Il distingue trois référentiels de l’image :
le monde, la diégèse, le fantasme.
Communication citée par Zarate, 1982 : 141.
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fait appel à un savoir qui se situe en amont d’elle-même et nécessite des
connaissances antérieures issues de notre mémoire.
Ainsi, analysant une publicité pour une bière de marque 7, Pierre
Fresnault-Deruelle constate que la valeur allusive de la femme représentée
alanguie sur un sofa peut faire naître de multiples références picturales et
littéraires, à savoir le discours d’un certain art du portrait aristocratique
exprimant retenue et distinction et celui d’une thématique érotique alimen-
tée par le discours érotique littéraire (Sade, Crébillon) et par l’iconographie
érotique (la Maja desnuda de Goya, l’Odalisque d’Ingres et Nu sur un sofa
de François Boucher).
Cet exemple met en lumière le réseau souterrain d’images dont nous
sommes pétris. Bien-sûr, et comme l’expliquait Roland Barthes, les lecteurs
ne sont pas tous à même d’énumérer l’ensemble de ces références mais ces
évocations culturelles peuvent avoir un écho chez le lecteur potentiel
puisque le publicitaire a construit son discours autour de ces allusions,
comptant sur une connivence culturelle. L’image contemporaine constitue
la partie émergée de l’iceberg et renvoie « au “Texte” sans fin de l’iconographie ».
Telle annonce ou couverture de magazine, comme telle vignette de bande dessinée ou
dessin de presse, peut être l’amorce d’un voyage le long d’une lignée d’images qui se
sera imposé à nous comme « le dessin dans le tapis ». Il serait bien étonnant, pourrait-
on ajouter, si ce parcours ne débouchait pas à tout bout de champ sur de nouveaux
chemins de traverse. 8
Mettre en évidence ces réseaux, c’est permettre aux apprenants de mieux
connaître la culture visuelle dans laquelle ils seront (ou sont) immergés en
éloignant la vision naïve de l’image comme représentation du réel.
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7. Fresnault-Deruelle, 1979.
8. Ibid., p. 27.
9. Malraux, 1951.
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ou encore
J’ai parcouru les salles de vos musées, votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieux
même, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissance
sauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragique
pèse sur leurs paupières baissées : ce qui vous les a fait choisir, c’est de les [les divini-
tés] savoir les élues de la mort. 10
Cet extrait résume bien, me semble-t-il, les propos tenus précédemment.
L’auteur relie formes et valeurs (c’est le cas pour l’utilisation abondante des
lignes droites qui traduisent une certaine vision du monde : primat de l’ac-
tion, monde soumis à la volonté de l’homme, esprit cartésien) de même
qu’il associe représentations artistiques et représentations culturelles (il
observe les divinités des occidentaux si angoissantes et associe ces images à
l’imaginaire collectif pour lequel la grandeur vient du sacrifice, pour lequel
encore seul ce qui est tragique est digne d’être choisi).
La comparaison culturelle révèle ce qui, sans ce va-et-vient, aurait pu être
ignoré et produit la distanciation nécessaire à une réelle interrogation.
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2. 1. Création d’un musée imaginaire
Je propose, pour ma part, de créer ou de faire créer, à chaque fois qu’il
sera possible un musée imaginaire : ce catalogue de références iconiques
partagées sera composé d’œuvres picturales regroupées par thèmes et
d’images de notre quotidien largement diffusées (images des magazines :
publicités, illustrations d’articles de presse ; reproductions d’affiches, cou-
vertures de romans, de manuels, images des calendriers…). Ce musée ima-
ginaire montrera en quoi la peinture est un univers de référence très présent
dans notre environnement culturel et mettra en lumière ce qu’il révèle.
Ce travail aura pour but de faire apparaître « le “Texte” sans fin de l’ico-
nographie » dont parle Pierre Fresnault-Desruelle.
2. 1. 1. Pourquoi un musée imaginaire
Dans un article intitulé « Une cartographie de l’imaginaire » 12,
G. Durand explique que l’imaginaire est une des clés qui permet de com-
prendre le psychisme humain et l’organisation sociale :
L’imaginaire est avant tout un antidote à la peur, et en premier lieu à la peur de la mort.
L’homme est le seul animal conscient de sa mort. Le mythe est fortifiant, il regonfle
contre cette angoisse. C’est pourquoi l’imaginaire contemporain ne diffère pas fonda-
mentalement, à mon sens, de celui des sociétés antérieures ou « exotiques ». 13
Il explique aussi que chercher à comprendre l’imaginaire, c’est vouloir
atteindre « ce “fond commun” des représentations humaines ou, pour
adopter une terminologie plus actuelle, ce “bagage cognitif” de l’être
humain » 14.
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mini-dossiers qui formeront ce musée imaginaire et à la manière dont ils
pourront être exploités par les enseignants.
2. 1. 2. Le choix des thèmes
Quels thèmes choisir ?
Pour répondre à cette question, je me référerai tout d’abord au concept
« d’universels-singuliers » 16. Louis Porcher écrit dans Le Français Langue
Étrangère que « pénétrer une culture étrangère, c’est toujours se décentrer
sans pourtant oublier son propre centre, c’est-à-dire sa propre identité » 17.
Pour opérer cette décentration de sa propre culture tout en restant ancré en elle, le
meilleur chemin pédagogique consiste à traiter des thèmes « universels-singuliers »,
c’est-à-dire présents dans chacune des sociétés mais que chaque société traite à sa
manière. 18
Les élèves peuvent être ainsi dépaysés tout en traitant de thèmes familiers.
Ils permettent de s’ouvrir au monde et à la différence tout « en l’intégrant au
sien propre. C’est une sorte de métissage voulu, choisi, comme une double
nationalité intellectuelle » 19. Louis Porcher développe plus particulièrement
l’exemple du thème de l’eau qui tient une grande place que ce soit sous sa
forme naturelle (les sources, les lacs, les rivières, les mers) ou sous sa forme
commercialisée. Partout et à toutes les époques, elle « a pris des incarna-
tions mythiques, fantasmées, imaginaires » 20. Ces thèmes offrent la possibi-
lité de mettre en place une véritable pédagogie comparative
(entre la culture-source des apprenants et la culture-cible, c’est-à-dire la culture fran-
çaise comme culture étrangère). Cette attitude mobilise fortement les apprenants car
elle les prend sur leur propre terrain et ne les déracine pas. Elle exprime bien pour eux
les rapports de similitude et de différences entre les deux cultures, et contribue ainsi à
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16. Porcher, 1987. Louis Porcher emprunte ce concept à Hegel qui l’a lui-même forgé pour
« incarner l’union dialectique entre un universel et un particulier, de telle sorte que le premier
soit tout entier présent dans le second, celui-ci incarnant donc, au sens strict l’universel ».
17. Porcher, 1995 : 67.
18. Ibid., p. 68.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 69. L. Porcher cite G. Bachelard [L’eau et les rêves, Corti].
21. Ibid.
22. 1991. Paris : Clé International.
23. Ibid., p. 145.
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fournir un point de départ à un travail sur les représentations picturales.
Ce partage découpe
l’univers en zones concentriques autour de l’homme choisi comme centre. Pourquoi
choisir l’homme comme centre ? Parce qu’il s’agit d’un travail d’anthropologie cultu-
relle où l’homme reconnaît ne percevoir le monde qu’à travers lui-même et pour lui-
même (en vue de sa propre connaissance). 24
Il sert de base à un travail de repérage des thèmes possibles que l’on pourra
ensuite subdiviser en sous-catégories.
Ainsi, dans la grande catégorie « L’homme et l’espace », on pourra par
exemple choisir de travailler sur « les représentations du corps » puisque la
représentation du corps humain, pas plus que celle de l’espace, ne se limite à la simple
imitation de ce que nous offre la vision naturelle. La variété des images du corps dans
l’histoire des représentations témoigne du rapport complexe que l’homme entretient
avec lui-même, et de la manière dont il se pense et se définit par rapport au monde. 25
Pour les représentations du corps on pourra, par exemple, chercher des
sous-catégories comme :
– corps et religion (« corps divins »)
– portraits :
• religieux
• funéraires
• royaux
• aristocratiques
• nobles
• bourgeois (etc.).
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et Cultures » 26, nous avons abordé le thème de la représentation de la mort
dans les différentes cultures en présence. Une des participantes avait
apporté des livres sur la peinture mexicaine. Dans un de ces ouvrages, nous
avons pu contempler (en noir et blanc) une reproduction d’une œuvre de
Diego Rivera (« Rêve d’un dimanche après-midi dans le parc Alameda »
/détail/1947-1948) où la mort est représentée par un squelette souriant vêtu
d’habits féminins, un chapeau à plumes sur la tête et un « boa » autour du
cou. On perçoit dans cette représentation, pour le moins surprenante aux
yeux des français, toute la dérision associée à la mort au Mexique.
L’étudiante mexicaine nous a expliqué que l’on représentait souvent la mort
de cette façon dans son pays et que l’on s’amusait le jour de la fête des
morts en s’en moquant et en la tournant en dérision :
La mort est souvent représentée comme ça. On s’en moque beaucoup au Mexique.
Une fête des morts a lieu le 1er novembre […] Le premier novembre, c’est pour les
enfants morts et le 2 novembre pour les adultes. On va au cimetière, on apporte la
nourriture que les morts aimaient et on mange à côté de la tombe. C’est comme si cette
personne était avec la famille dans un repas […] On fait des gâteaux, des friandises en
forme de squelettes et de tombes […].
Cette représentation véhicule donc les valeurs associées à la mort au
Mexique. Un peu plus loin dans l’ouvrage, nous trouvions l’explication
selon laquelle, au Mexique, la mort est conçue comme un processus, un
chemin ou un passage vers une autre vie. Le jour des morts, le deux
novembre, n’est donc pas un jour de deuil, mais un jour de fête.
Le fait que l’étudiante ait reconnu en cette représentation une image
familière de la mort (« La mort est souvent représentée comme ça »)
m’amène à penser qu’elle appartient bien au stock de références iconiques
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La faux, symbole de la mort, égalise toute chose vivante. C’est à partir du
XVe siècle que la faux apparaît entre les mains du squelette, pour signifier
l’inexorable égalisatrice.
Ces diverses représentations révèlent la façon dont nous appréhendons la
mort :
• elle est angoissante et effrayante,
• inexorable (elle ne connaît pas la pitié),
• mais « égalisatrice » (pauvres ou riches, puissants ou faibles, chacun
y est soumis).
La comparaison, grâce à une approche par thèmes « universels-
singuliers », permet donc une meilleure compréhension des cultures en pré-
sence.
2. 1. 4. Comparaison en diachronie
La comparaison peut aussi s’effectuer en diachronie, c’est-à-dire en étu-
diant les diverses représentations à travers les époques (à deux époques ou
plus dans la même culture). Un exemple de ce travail va être donné dans les
lignes qui suivent.
A. Comment constituer un dossier ? Présentation d’un exemple concret :
Les images de l’homme devant la mort (recherche en diachronie)
Pour travailler avec des apprenants sur les représentations visuelles d’un
thème à partir de documents picturaux et ainsi constituer un mini-dossier
propre à révéler l’imaginaire collectif, il faudra tout d’abord :
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en une subtile polyphonie les attitudes individuelles et collectives depuis la préhis-
toire, s’appuyant de façon exclusive sur des séquences d’images, il compose, à la
manière des cinéastes qu’il admire, un portrait visuel saisissant des rapports entre
l’homme et la mort en Occident. 29
B. Pourquoi ce thème ?
Tout d’abord parce que
La mort est iconophile, cela est vrai des longues périodes antérieures à l’écriture. Cela
le reste ensuite. Malgré le discours sur la mort, qui abonde depuis qu’il y a une écri-
ture, et donc une littérature (d’abord sacrée), l’image reste le mode d’expression le
plus dense et le plus direct de l’homme devant le mystère du passage. Elle retient
quelques-uns des sens obscurs, refoulés, que l’écriture a filtrés. Voilà pourquoi elle
nous émeut si profondément. 30
Cette plongée fascinante aux sources de l’histoire, de l’art, nous entraîne
paradoxalement vers une découverte de la vie et du sens que nous lui don-
nons en lien avec la mort. Ainsi, celui qui se penche sur les représentations
de l’au-delà pourra découvrir la « correspondance intime et secrète entre,
d’une part les idées de l’après-mort et, d’autre part, la conscience de soi ou
des autres ou de l’autre » 31. C’est donc cette relation jamais explicitement
formulée qu’il s’agira de dépister.
Au sein d’un foisonnement de peintures religieuses ou profanes (portraits
de défunts, scènes de mort et d’Apocalypse, danses macabres, jugements
derniers et descriptions de l’enfer ou du paradis), j’ai retenu le thème plus
particulier de la vision de l’au-delà à différentes époques à travers les
scènes de Jugement dernier. Je verrai ensuite en quoi nos images les plus
populaires sont encore imprégnées de ces représentations. Les étudier per-
mettra alors de mieux en comprendre l’origine culturelle.
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D. Présentation du dossier : quelques images de l’homme devant la mort.
a. Quelques représentations de « l’au-delà » à travers les époques 33 :
• Au Moyen Âge (avant le XIIIe siècle), l’iconographie représente sou-
vent l’âme quittant le corps sous la forme d’un petit corps asexué porté
par deux anges. On pense alors que les morts ne vont pas directement
au royaume de Dieu mais qu’« ils étaient déposés dans des réservoirs,
des lieux d’attente » 34 qu’on appelait quelquefois les Enfers ce qui
signifiait le séjour des morts où ils attendaient que le Christ vienne les
délivrer. Il existait aussi une croyance en d’autres lieux où les hommes
reposaient jusqu’aux temps de la résurrection.
Les thèmes dominants des représentations de cette époque étaient
l’attente, le repos, le sommeil :
Cette croyance dans un lieu intérimaire de repos s’explique à la fois par l’héritage
judéo-païen d’un séjour neutre où les morts continuaient une vie diminuée et par le
succès d’un texte qui prévoyait la fin des temps et la croyait proche, l’Apocalypse
selon saint Jean. 35
Les damnés sont absents des représentations. Ils existent mais sont effa-
cés du champ de l’image. Seuls les élus, représentés d’une façon collective
et non individuelle, demeurent. Un jugement personnel n’est pas nécessaire.
« L’individu est absorbé dans l’immense famille d’Adam, rachetée et
sauvée » 36.
• À partir du XIIIe siècle
La conception collective et massive du monde cède la place à « une autre
représentation, issue de Matthieu 25, où l’individu devient le centre du
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33. Les arguments développés dans tout ce passage sont repris à P. Ariès.
34. Ariès, 1983 : 145.
35. Ibid., p. 146.
36. Ibid., p. 149.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Ibid.
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c’est à la même époque que les représentations de l’enfer se font de plus en
plus nombreuses.
Du XIIIe au XVIe siècle, il prend de plus en plus de place, de diversité ; il devient un
vaste monde bigarré. On a l’impression que la discrétion des plus anciennes représen-
tations venait de ce que la principale punition des damnés était leur effacement, leur
perte d’être. À partir du XIIIe siècle, au contraire, la conscience de l’être est devenue
telle qu’elle s’impose à tout l’au-delà, et l’homme de ce temps n’envisage plus qu’elle
s’atténue même dans l’enfer. Il est condamné à rester pareil à lui-même dans l’éternité
avec ses sens, sa personnalité d’orgueilleux, d’avare, de luxurieux. C’est pourquoi le
Jugement dernier et l’enfer sont restés du XIIIe au XVIe siècle l’un des thèmes les plus
fréquemment représentés à l’entrée des églises ou encore dans la miniature […] À par-
tir du XVIe siècle, le centre d’intérêt est passé de la scène du Jugement, qui s’est atté-
nuée, aux représentations hypertrophiées du paradis et surtout de l’enfer. Les enfers de
Van Eyck, de Bruegel, de Jérôme Bosch accueillaient toutes les visions dérisoires et
délirantes inventées par l’imaginaire fertile de l’époque. 40
Le Jugement dernier concerne à cette époque les vies individuelles mais
il a lieu à la fin des temps : « Resitué dans le film des variations de l’au-
delà, il paraît comme un compromis entre l’idéal universaliste et commu-
nautaire du premier Moyen Âge et l’individualisme du second. » 41
• Du XIVe au XVIe siècle
Le Jugement dernier qui apparaissait à la fin des temps a été progressive-
ment refoulé et remplacé par un jugement particulier : celui-ci a lieu dans la
chambre même de l’agonisant, à l’heure cruciale de sa mort. Les envoyés de
Dieu (le ciel, les anges) et du Diable (les démons, l’enfer) sont présents et
entourent le lit du mourant.
Le jugement a changé de nature, l’agonisant est soumis à une dernière
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conception collective des hommes s’est substitué une vision plus indivi-
duelle qui correspond aux valeurs de notre temps.
De nos jours, la mort a été refoulée « hors du champ de la visibilité
publique et donc de l’icône » 43. Les grandes séries persistent mais atténuées
et banalisées : les images les plus courantes reprennent la rhétorique de ces
représentations pour faire passer leur message (publicitaire, politique ou
social) en comptant sur la reconnaissance des codes et des formes.
Ainsi, une publicité pour un produit amincissant conjugue signes ico-
niques à Charge Culturelle Partagée empruntés à ce répertoire et palimpseste
iconique de la célèbre Vénus de Botticelli. Dans la partie gauche de l’image,
une jeune femme, délicatement en équilibre sur une coquille (allusion à La
naissance de Vénus de Botticelli), vogue sur une mer plane comme poussée
par un doux Zéphir. Cette moderne allégorie de la beauté, est soumise
(comme l’agonisant à l’heure de sa mort), à la tentation, représentée sous la
forme d’un diablotin qui apparaît en haut et à droite de l’image. Ce dernier,
identifiable à ses cornes, sa queue et ses oreilles taillées en pointe, lui tend un
plateau chargé de gourmandises. Glaces, gâteaux et sucreries sont abondam-
ment colorés en rouge, couleur démoniaque par excellence. Mais notre
Vénus les refuse d’un geste ferme et assuré. En bas, à droite de l’image, on
aperçoit le produit salvateur qui l’aide et la soutient au moment de l’épreuve,
le coupe-faim. La couleur du produit, à dominante blanche, rappelle là
encore la blancheur toute surnaturelle des envoyés de Dieu.
Le message sous-jacent est le suivant : si vous cédez à la tentation et
commettez le péché de gourmandise, vous vivrez l’enfer sur cette terre,
vous serez grosse ! (le surpoids étant connoté négativement comme signe de
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CONCLUSION
Toutes ces représentations n’ont pas survécu. Le fait qu’elles aient été
conservées ou qu’elles soient, au contraire, méconnues, nous renseigne uti-
lement sur la culture d’une époque et d’un lieu donné. En effet, les images
qu’une société retient ou oublie, occulte ou, au contraire, encense, nous
fournissent de précieuses informations sur les valeurs qu’elle veut retenir ou
évacuer.
Ainsi, si le polyptyque du Jugement dernier attribué à Van Der Weyden et
exposé dans le musée de l’Hôtel-Dieu de Beaune figure en si bonne place,
comme l’affirme Madeleine Akrich 44 dans les guides touristiques et consti-
tue « au même titre que les caves viticoles, un point de passage quasi obligé
pour les nombreux voyageurs qui se sont engagés dans les circuits de
découverte de la Bourgogne » 45, c’est que les idées qu’il véhicule trouvent
un écho dans nos sensibilités modernes. Son succès est source d’informa-
tions sur la culture à comprendre.
Si le succès d’une œuvre, d’un peintre, d’un style est à interroger, le
refoulement aussi est révélateur des valeurs d’une société.
Dans son passionnant ouvrage La sexualité du Christ dans l’art de la
Renaissance et son refoulement moderne 46, Leo Steinberg constate que
« du XIVe au XVIe siècle, la Renaissance européenne affirme de plus en plus
nettement la dimension sexuelle reconnue au Christ dans les représentations
(peinture et sculpture) qui lui sont consacrées » 47, il s’interroge sur le sens à
« donner à ce phénomène que les siècles postérieurs se sont employés à
oublier, refouler systématiquement, alors que ces représentations comptent
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Anne PAUZET
Centre International d’Études Françaises
Université Catholique de l’Ouest (Angers)
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES