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Le palais intermittent

Une nouvelle dans le monde de Titan

Laurent « Nico du dème de Naxos » Duquesne


Illustrations
Gaël Henri

frises
Jidus (avec utilisation de dessins de John Blanche et Russ Nicholson)

Relecture
Bruenor, Inbadreams, Mastadaddy, Yaztromo

Maquettage
Fabrice Laffont

Coordination
Mastadaddy, Yaztromo

Chef de projet Accompagnement des publications de livres dont vous êtes le Héros par Gallimard Jeunesse
Yaztromo

Le Palais Intermittent est une prequelle non officielle aux Sept Serpents troisième volume de la série Sorcellerie !
de Steve Jackson.

Retrouvez d’autres textes et documents exclusifs pour approfondir votre expérience des Sept Serpents de Steve
Jackson et d’autres titres publiés par Gallimard Jeunesse sur le site http://defisfantastiques.fr.

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Jeunesse. Tous droits réservés.

« Une aventure dont vous n’êtes pas le héros » est une collection de nouvelles non officielles prenant place dans
les univers de livres dont vous êtes le héros et écrites dans un souci de parfaite cohérence avec les sources.

Scriptarium, 2016.
Le Palais Intermittent

I
l est des hommes qui ont des rêves de gloire
chevillés à l’âme comme d’autres sont por-
teurs du fruit amer du cynisme. Il en est
pour qui la vision d’une étoile filante porte
en elle la réalisation du vœu secrètement
formulé et d’autres pour qui elle n’est qu’une
éphémère traînée de lumière dans le ciel. Il en
est enfin qui vont tenter de conquérir la lune
sur la foi d’une chimère et d’autres qui demeu-
reront immobiles, le corps et l’esprit enchaînés
aux invisibles liens du quotidien.

Imrir faisait partie de cette première catégo-


rie d’homme, le cœur plein de merveilles et les
yeux baignés de songes. Fils de marchands ve-
nus du lointain continent de Khul pour s’établir
en Gallantaria, il avait vécu sous les regards
méfiants d’hommes à la peau et aux yeux plus
clairs que les siens. Ses parents avaient tou-
jours été pauvres et Imrir pouvait lire en eux
la peur d’une terrifiante menace qu’ils avaient
fuie en venant s’installer à Lendel la Royale, la
riche capitale de Gallantaria.

Mais Imrir avait foi en l’avenir et dans les


forces positives qui l’avaient protégé ainsi que
ses parents durant la traversée de deux océans
et d’une mer. Il faisait encore des cauchemars
dans lesquels d’immenses masses liquides
s’abattaient sur lui, murs obscurs et mouvants
qui l’absorbaient à jamais en leur sein. À l’ex-
ception de cette frayeur atavique causée par la
haute mer, le jeune homme aimait tout ce qu’il
découvrait de la vie, et les petits malheurs du
quotidien n’étaient jamais que de passagères
contrariétés dont il s’affranchissait vite.

Le jour de ses dix-huit ans, alors qu’il aidait ses


parents, maintenant bien usés par le passage
des ans, à vendre des marchandises de toutes
sortes sur l’un des marchés de la ville, vint à
passer un vieil homme. Ce dernier s’arrêta
et parut longuement détailler du regard une
étoffe brodée de scènes mythologiques ainsi
qu’une vieille dague à la lame émoussée. Il re-
leva la tête après cette inspection et son regard
se riva à celui d’Imrir.

Le vieil homme avait des yeux d’un bleu chan-


tant, profondément enfoncés dans ses orbites
cerclées d’innombrables rides. Bien que sa voix
fût aigrelette, elle était pleine d’un rire ancien
et vivifiant, qui fit l’effet d’une boisson fraîche
à Imrir dont le front dégoulinait de sueur sous
la chaleur du soleil estival.

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« Ah, bien le bonjour jeune homme. Ces des- intérieure de son pantalon court. Le vieillard
sins me rappellent un conte entendu pendant était reparti aussitôt, se fondant dans la masse
ma jeunesse. Il y était question d’un dragon bigarrée des badauds.
et d’une fée. Et d’un couteau qui tranchait
les peurs. Cela se passait dans une vallée ver- Le soir, allongé sur son grabat miteux, le jeune
doyante, au centre de laquelle miroitait un lac homme avait caressé la précieuse roue d’or
aux eaux saphiréennes. Sur ses rives se dres- restée dans sa poche. Tandis que ses doigts ten-
sait le plus magnifique des palais. Ses murailles taient de deviner le dessin gravé sur le disque
d’albâtre se dressaient telles des dentelles de métallique, ses pensées s’étaient mises à vaga-
pierre caressées par l’azur d’un ciel rieur. Je ne bonder au loin, épousant les crêtes de vagues
me souviens plus des détails, mais je sais que gigantesques frappées par le soleil, puis un lit-
le dragon et la fée ont disparu, de même que le toral le long duquel une multitude de petites
palais. embarcations cabotaient dans un ballet indus-
trieux. Des pêcheurs ramassaient des prises
Cependant, certains voyageurs téméraires qui miraculeuses dans leurs filets et ramenaient à
se sont risqués dans les Terres des Fins Fonds la surface des eaux de curieuses créatures pri-
ont rapporté l’existence d’un ermite racontant sonnières de leurs cages de bois. Puis son es-
d’étranges histoires à qui voulait l’écouter. prit s’enfonçait dans une forêt ancestrale, fré-
Dans l’une d’elle, il prétend que le palais existe quentant des chemins aménagés par l’homme
toujours, et qu’il réapparaît de temps à autre, avant de filer contre la canopée pour décou-
tantôt masqué par les années écoulées, tantôt vrir une frémissante féerie composée d’une
révélé par le rajeunissement des ans. une myriade d’oiseaux chanteurs aux plumes
chatoyantes ; avant de plonger dans d’obscurs
Mais je ne voudrais pas t’ennuyer mon garçon. domaines interdits aux hommes, se frayant un
Voici une pièce d’or pour te récompenser de la passage entre les troncs colossaux d’arbres fre-
peine que tu as pris à m’écouter. » donnant des histoires oubliées pour occuper un
temps presque infini.
Le vieil homme avait déposé une grosse pièce
dorée dans sa main, qu’Imrir, mû par un réflexe Enfin, il parvenait sur un promontoire hérissé
subit, avait aussitôt dissimulée dans la poche de rochers aux tons ocres, surmontant la puis-
sante mélancolie d’innombrables courbes aussi
douces que les seins d’une femme. Un désert
sans fin semblait s’étendre à ses pieds, les re-
liefs de ses dunes ondoyant dans la chaleur
extrême. Quelque part en son sein, il le devi-
nait, s’étendait un lac paisible et, sur sa rive,
un palais étincelant, qui projetait ses ombres
salvatrices sur une allée pavée de dalles à la
blancheur d’ivoire, bordée de colonnes à la
grâce arachnéenne. Et dans le ciel planait la sil-
houette menaçante d’un être millénaire, dont
les écailles et les crocs accrochaient les rais ful-
gurants du soleil.

Soudain, Imrir sentit le sol trembler tandis que


le hurlement de la créature déchirait le monde.
Une douce lumière filtrait sous la porte de la
grande pièce dans laquelle il vivait aux côtés
de ses parents. Il comprit qu’il s’était endormi.
Il comprit aussi que ce qui était venu le visiter
sous l’apparence d’un songe était bien réel.

Imrir fit le serment de tout mettre en œuvre


pour gagner le lieu fabuleux entrevu lors de son
voyage onirique. De ce moment, il ne dépensa
plus un seul sou de cuivre et mena une vie

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Le Palais Intermittent

austère. Trois ans plus tard, quand les affaires Femphrey, Vastelande, Analand - au-delà des
de la famille connurent un regain de forme, il collines maudites de Shamutanti et de la vi-
eut enfin l’occasion de mettre suffisamment cieuse cité de Kharé jusqu’à ce qu’il atteigne les
d’argent de côté pour s’acheter un cheval sellé Terres des Fins Fonds ; là où le temps s’affolait,
aux sabots ferrés. en prise à des forces élémentaires et magiques
incontrôlées.
Il versa beaucoup de larmes au moment des
adieux, et ses parents lui prodiguèrent de sages Après avoir affronté bien des dangers, s’être
conseils, que seul le véritable amour peut dic- sorti de maintes situations périlleuses, avoir
ter. Quand Imrir décida finalement de talonner échappé à de nombreux pièges sournois, Imrir
sa monture, il sentit le souffle de l’aventure em- parvint enfin à l’orée des plaines de Baddu,
plir son cœur et son âme et il quitta Lendel la l’une des régions des Terres des Fins Fonds.
Royale sans se retourner une seule fois. Il lui fallait encore traverser ce territoire sau-
vage, peuplé de créatures hostiles et de tribus
Il serait fastidieux de conter son périple à tra- nomades avant de gagner le désert de Vanti,
vers les pays de l’Ancien Monde - Gallantaria, lieu qu’il supposait avoir aperçu dans son rêve.

Les plaines de Baddu n’entrete-


naient qu’une lointaine parenté
avec les immenses étendues her-
beuses de Vastelande dans les-
quelles il avait chevauché pen-
dant des jours au cours de son
périple. Elles n’étaient en vrai
qu’une vaste zone rocailleuse ta-
pissée par endroits d’une herbe
rase et jaunie et plantée d’arbres
malingres. Une piste tout juste
esquissée traçait ses courbes er-
ratiques au sein de la végétation
malade, un soleil fatigué flottant
bas sur l’horizon grisâtre.

Il ne croisa nul voyageur au cours


des trois premières journées de
chevauchée et ses provisions
commencèrent à s’amenuiser. Il
espérait croiser la route d’elfes
noirs, seuls parmi les peuples in-
telligents des contrées civilisées
à se risquer dans les Terres des
Fins Fonds pour y commercer.

Comme si la rencontre eut été


prévue de longue date par un
oracle compatissant, le qua-
trième jour, en début d’après-
midi, peu après qu’Imrir se
soit remis en selle une fois son
maigre repas avalé, il perçut un
rire lointain. Jouant des talons
contre les flancs osseux de sa
monture, il découvrit rapide-
ment un elfe noir assis contre le
tronc d’un arbre famélique.

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L’elfe fumait la pipe, et une odeur entêtante flot- – Et que recherchez-vous d’autre qu’une
tait dans l’air, suggérant que le fourneau était prompte fortune dans un coin aussi inhospita-
bourré d’Herbe plutôt que de tabac. La mine ré- lier mon ami ? demanda l’elfe, intrigué.
jouie de l’individu confirmait cette hypothèse.
À l’approche du cavalier, l’elfe se redressa avec – Et bien, ce n’est pas…
difficulté, titubant sous les effets de la fumée du
psychotrope qu’il continuait d’inhaler. – Tss, tss, tss, quel mal y aurait-il à vous confier
à un simple marchand rencontré sur le bord
« Cher ami, lança-t-il à la cantonade comme si du chemin ? Les yeux de l’elfe noir semblaient
les plaines de Baddu étaient soudain devenues maintenant luire d’une expression malicieuse.
le dernier endroit à la mode, que me vaut le
plaisir de votre visite ? – C’est juste que cela va vous paraître bizarre.

– Je suis à la recherche d’eau et de provisions – Oh, les choses bizarres, ça me connaît, mon
pour que ma monture et moi puissions conti- ami. Après tout, cela fait plusieurs années que
nuer notre route, répondit Imrir après avoir je traîne mes guêtres dans les Terres des Fins
posé pied à terre tandis que son cheval bais- Fonds afin de m’enrichir aux dépens des voya-
sait la tête jusqu’à effleurer le sol, totalement geurs de passage. De venir en aide aux voya-
épuisé. geurs, voulais-je dire. Hé, hé…

– J’ai ce qu’il vous faut mon ami, si vous avez – C’est à cause d’un rêve et du récit d’un vieil
assez d’or, naturellement. Il tenta un sourire homme.
éclatant qui se transforma en grimace.
– Ah ! Ça, ce n’est pas banal, mon ami. L’elfe
– J’aurais besoin de sept jours de rations et dix noir parut soudain entièrement concentré sur
litres d’eau. les mots qui sortaient des lèvres desséchées
d’Imrir.
– Tant que ça ! Et où vous ren-
dez-vous comme cela – Le vieil homme m’a parlé
mon ami ? d’un palais qui va et qui
vient. J’ai vu ce palais
– Je me dirige vers le en songe et je suis
désert de Vanti. certain qu’il existe.
Le visage de l’elfe
– Ah, encore un s’éclaira d’une
jeune homme atti- lueur amusée.
ré par les rêves de
gemmes et de tré- – Ah, la légende
sors oubliés dans du palais inter-
les ruines du dé- mittent. C’est pour
sert ! Si j’étais vous, elle que vous êtes
mon ami, je renon- ici ?
cerais et rebrous-
serais chemin vers – Oui, mais ce n’est
Kharé. Ce n’est, certes, pas une légende.
pas la cité la plus ac-
cueillante de l’Ancien – Oh, oh. Vous en
Monde mais, au moins, êtes sûr à cause
vous devriez réussir à d’un simple rêve ?
en ressortir vivant.
– Ce n’était pas un
– Non, ce n’est pas simple rêve répon-
exactement ce que dit Imrir, vexé.
je recherche.
– Une vision ora-
culaire alors ?

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Le Palais Intermittent

– Peut-être, répondit Imrir, qui n’était pas très – Alors, vous avez des provisions à me vendre
sûr de saisir le sens des mots employés par le ou pas ?
marchand.
– Mais bien sûr, bien sûr, mon ami. Je suis un
– Un songe prophétique, tenta l’elfe. vrai marchand, pas un assassin ou un sorcier
déguisé.  Tout en disant cela, il disparut der-
– Oui, sans doute. rière l’arbre contre lequel il était adossé et repa-
rut un instant plus tard en traînant une lourde
– Hum. Mon pauvre ami. Je dois vous avouer caisse en bois. J’ai tout ce qu’il vous faut, outres
que vous n’êtes pas le premier à me parler du d’eau plus trop fraîche et de quoi vous nourrir
palais intermittent et du rêve qui vous pousse jusqu’à Vanti, si les dieux le veulent. Vous pou-
à vous y rendre. D’autres jeunes gens m’ont vez prendre le contenu de toute la caisse. En
croisé, ici, dans les plaines de Baddu et m’ont contrepartie, donnez-moi votre Dragon. Cela
tenu les mêmes propos naïfs. Je ne les ai jamais devrait suffire.
revus. Les gouffres de Vanti les ont sans doute
avalés, à moins qu’ils ne soient morts d’effroi – Je ne me sépare pas de cette pièce, repartit
après avoir rencontré les horreurs de ce mau- aussitôt Imrir !
dit désert. Regagnez vos pénates, mon ami, ne
risquez pas inutilement votre existence pour – Dans ce cas, ce sera cent pièces d’or !
une simple vision.
– Mais… je n’ai pas une telle somme !
– Ce n’était pas une vision ! » cria presque Imrir.
Tenez, regardez, dit-il tout excité. Sa main fouil- – Il faudra alors que vous trouviez un autre
la la poche intérieure de ses habits d’où il ex- marchand, mon ami !
tirpa la grosse pièce d’or avec laquelle le vieil
homme l’avait récompensé de l’avoir écouté. – Je vous propose quinze pièces d’or. C’est tout
ce qu’il me reste. C’est une belle somme.
Les yeux de l’elfe noir manquèrent sortir de
leur orbite. – Nous ne sommes pas sur un marché. Une
simple outre d’eau vaut bien cinq pièces d’or ici
« Un Dragon ! Laissez-moi le toucher ! Le mar- et un jour de rations, dix.
chand tituba en direction d’Imrir mais, rendu
maladroit par toutes les effluves de l’Herbe – Mais je ne vais pas aller bien loin avec une
qu’il avait inhalés, il ne parvint pas à attraper seule outre d’eau et de quoi me nourrir juste
la grosse pièce. une journée !

– Reculez, le menaça Imrir, les yeux soudain – Ce n’est pas mon problème, rétorqua l’elfe
pleins de colère. noir de sa voix nasillarde.

– Ah, tout doux, tout doux, l’ami, je ne voulais – Dans ce cas, je ne vous donnerai pas un sou. Je
pas vous effrayer. Où avez-vous eu ce… cette suis sûr que je rencontrerai un autre marchand
pièce ? avant la fin de l’après-midi.

– C’est le vieil homme dont je vous ai parlé qui – J’en doute fort, jeune homme. Je suis le seul
me l’a donnée en me remerciant d’avoir écouté individu assez fou pour tenter de faire des af-
son récit. faires aussi loin de toute civilisation. Enfin, il
y a bien les nomades, mais… comment dire…
– Un très vieil homme ? leur façon de pratiquer le commerce est assez
spéciale, hé, hé.
– Oui, sans doute. Mais il avait l’air en pleine
possession de ses moyens. – Bon, assez discuté. Adieu l’elfe !

– Vraiment intéressant tout ça, grommela le – Ton cheval est près de défaillir et tu n’as pas
marchand d’une voix pâteuse. l’air en forme. Tu devrais renoncer à ton projet
insensé.

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– Je n’abandonnerai jamais, s’énerva Imrir en tuaient pas exactement sur Titan, reflets précis
traînant son cheval par la bride. Rétive, la bête mais incomplets d’éléments d’un autre monde.
ne fit que quelques pas avant de souffler diffici- Le soir s’annonça par une traînée sanglante qui
lement par les naseaux. vira à l’indigo tandis que les étoiles naissaient
dans le ciel.
– Allons, allons, qu’il ne soit pas dit qu’Arliss
ait laissé mourir un voyageur sans avoir tenté Depuis sa rencontre avec l’elfe noir, Imrir
de venir à son secours. Voici le marché que je n’avait croisé âme qui vive. Les prétendus no-
propose : tu me donnes tes quinze pièces d’or mades censés arpenter les plaines de Baddu ne
et je te cède deux outres d’eau et trois jours de s’étaient pas montrés. Peut-être cela valait-il
rations. Je ne peux pas faire plus, au-delà, je mieux en définitive, car le jeune homme igno-
perdrai de l’argent. rait quelles pouvaient être leurs motivations.
Des hommes vivant dans des lieux aussi hos-
– Merci, merci, dit Imrir dont le visage venait de tiles devaient s’être forgés des habitudes de vie
s’éclairer d’une lumière intérieure. Tenez, voi- qui laissaient peu de place à l’altruisme et la
là tout mon or, je n’ai rien de plus.  Et, pour le compassion. Si sa route croisait la leur, il y avait
prouver, Imrir secoua sa bourse dont il venait des chances qu’il ne soit, à leurs yeux, qu’une
de vider le contenu dans sa paume. Elle n’émit proie facile à chasser.
pas le moindre son.
Imrir choisit de s’établir pour la nuit au centre
– Inutile l’ami, je vous crois, dit le marchand d’un groupe de trois rocs hauts comme des
en ricanant. Bonne chance, vous allez en avoir ours. Une lune blafarde, au visage couturé de
besoin », poursuivit-il en le saluant d’un geste balafres, semblait rire seule, mais d’un rire de
plein d’emphase qui fit dessiner par sa pipe la dément dont les pensées se sont égarées depuis
figure improbable d’un dragon de fumée. longtemps loin du monde et de ses problèmes.
Le sommeil tarda à venir sans qu’Imrir en saisît
Mais Imrir ne vit point la bête fantastique se la raison. Il fit des rêves de peur et d’effroi et se
former fugacement dans l’air, déjà occupé à se réveilla, au petit matin, épuisé.
désaltérer et abreuver sa monture. L’eau était
tiède et avait un goût infect, mais, au moins, L’eau dans l’outre était presque devenue
elle désaltérait et ôtait ce goût de poussière qui fraîche. La nuit avait été froide et la grosse cou-
irritait la gorge. Puis il croqua avidement dans verture dans laquelle il s’était emmitouflé avait
des sortes de gros haricots de couleur verte qui été à peine suffisante pour lui tenir chaud. Il
constituaient une partie des denrées vendues avait préféré ne pas allumer de feu. Qui sait
par le marchand  : pâteux, ils avaient néan- quelles créatures ou individus il aurait pu atti-
moins un goût sucré assez agréable et ils l’ame- rer ?
nèrent rapidement à satiété.
Une bande de nuages gris s’effilochait pares-
Après avoir donné du fourrage à sa monture, seusement dans le ciel terne. La lumière solaire
il se remit en selle et poursuivit sa progression n’était qu’un halo volatil au sein duquel le pay-
dans la triste monotonie des plaines de Baddu. sage fatigué manquait de netteté. Imrir et sa
Aussi loin que portait son regard, il ne distin- monture se traînèrent dans ce décor insipide
guait qu’un paysage plat et morne, d’un mar- une journée de plus. Ils bivouaquèrent à l’abri
ronnasse déprimant, d’où dépassait parfois d’un bosquet d’arbres malingres à la base des-
l’ocre ou la grisaille de rocs aux arêtes tran- quels jaillissait un réseau dense de racines qui
chantes comme des morceaux d’obsidienne formaient un abri contre le vent glacial. Le len-
taillée. Quelques oiseaux pépiaient sans gaieté demain, le ciel avait viré à l’ardoise et de loin-
depuis des branches dépouillées, tandis que tains grondements retentissaient, amplifiés par
des ombres filaient dans l’herbe rase, sans la caisse de résonance formée par des collines
doute des serpents ou de gros myriapodes dont rocheuses qu’il apercevait contre l’horizon.
se nourrissaient les tribus locales.
Bien qu’il fît aussi sombre qu’au crépuscule, la
L’orbe pâle du soleil diffusait une lumière fan- pluie tardait à tomber. Un vent tourbillonnant
tomatique dans laquelle les choses paraissaient soulevait des nuages de poussière dont Imrir se
à peine réelles, comme si Imrir les distinguait protégeait comme il le pouvait. Au beau milieu
depuis un songe ou bien comme si elles ne se si- de ce qui devait être l’après-midi, le trident ful-

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Le Palais Intermittent

gurant d’un éclair déchira la voûte assombrie Était-ce donc cela, le palais intermittent ?
des cieux tandis que la voix caverneuse du Subjugué par l’apparition, le jeune homme
tonnerre explosait. Mais, au lieu d’être effrayé, demeura immobile, bouche bée. Tout fut fini si
Imrir crut reconnaître des mots, des paroles an- vite que sur le cœur d’Imrir se referma aussitôt
ciennes attachées à la terre et soudain révélées une gangue de mélancolie. Le ciel était redeve-
dans toute leur splendeur. Des mots de lumière nu d’un jaune nébuleux tandis que pluie, ton-
qui fracturaient la couche de ténèbres amonce- nerre et éclairs avaient cessé.
lées au-dessus de lui.
Incrédule, Imrir se demanda s’il avait rêvé,
Et, semblant lui donner raison, un rai limpide mais il apercevait toujours les collines ro-
projeté par le soleil transperça le dôme de noir- cheuses, qui s’étaient déplacées sur sa gauche
ceur tandis qu’une pluie torrentielle s’abattait tandis qu’il poursuivait vers le désert de Vanti.
quelques centaines de mètres devant lui. Imrir Ces dernières avaient gagné en taille et leur
s’arrêta, contemplant l’improbable ballet des bel ocre foncé dessinait des courbes familières
éléments, la lumière solaire ricochant de goutte contre l’horizon. N’était-ce pas là que se tenait
en goutte, tressant un majestueux vaisseau le promontoire de sa vision ? Était-il parvenu
étincelant. Un vaisseau si grand qu’il aurait pu au terme de son voyage ?
contenir un palais !
Mais dans ce cas, où se te-
naient cette bande côtière
verdoyante, ce peuple de
pêcheurs, ces immenses
forêts aux arbres pluri-
millénaires qu’il avait
vus en songe ? Sans doute
n’étaient-ce que des sou-
venirs auxquels le Dragon
avait redonné vie ?
Pourtant, cela lui avait sem-
blé si réel…

Imrir fit obliquer sa mon-


ture vers le levant et pro-
gressa en direction des
collines rocheuses jusqu’à
ce que la nuit envahisse les
plaines. À un moment, il
avait eu le sentiment d’être
épié, mais, bien qu’il eut
scruté les environs avec
attention, il n’avait rien vu
d’autre que des pierres et
une maigre végétation.

Prudent, Imrir avait décidé


de feindre le sommeil pour
surprendre un éventuel
prédateur, la lame de son
sabre tirée au clair réflé-
chissant les pleurs silen-
cieux de la lune. Mais nul,
homme, bête ou créature,
ne s’était montré, et son
esprit fatigué s’était abîmé
dans la grande mer répara-
trice des rêves.

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Il entendit des chants mélodieux, le doux clapo- immédiat, à l’affût d’un danger qu’il pressentait
tis d’une barque glissant sur une eau paisible, partout mais qui pourtant ne se montrait pas.
le frisson gigantesque de ramures prises dans
le vent, des mots chuchotés dans l’obscurité, Au beau milieu de la nuit, il commença l’ascen-
fragiles et ambigus comme des caresses prodi- sion des collines, après être descendu de sa
guées par une main inconnue. monture pour ménager la bête qui commençait
à peiner.
Il ne se réveilla pas vraiment : quand il reprit
conscience, il se tenait assis, les yeux fixés sur « Ma pauvre amie, que sommes-nous donc
les collines qui s’étaient élevées contre le ciel, en train de faire ? », soupira tout haut Imrir.
se dressant fièrement telles une bannière ocre « Avais-je le droit de t’emmener avec moi en ce
brandie par un porte-étendard invisible. Et, lieu aussi incertain, à la recherche d’un endroit
entre les paumes de ses mains jointes à hauteur qui n’existe peut-être même pas ? »
de poitrine, reposait le Dragon. Le disque d’or
luisait d’une douce lueur. Imrir le remit dans la La lassitude le gagnait, il le sentait, alors qu’il
poche intérieure de son pantalon court, là où il était proche de sa destination. Au sommet des
était demeuré depuis le début de son périple. collines, il verrait le lac et le palais au loin et il
serait presque parvenu là où la pièce donnée
Obscurité et lumière se disputaient l’horizon, où par l’étrange vieil homme le guidait. Seules
se devinaient les courbes ombreuses des dunes quelques heures le séparaient de la vision qu’il
et les silhouettes dressées des rocs silencieux espérait. Alors, pourquoi ce sentiment que tout
qui s’avançaient vers les collines. Imrir fit man- ce qu’il avait entrepris était vain et qu’il aurait
ger et boire sa monture avant de remonter en mieux fait de demeurer tranquillement aux
selle. Il progressa sous un ciel limpide jusqu’à côtés de ses parents ?
ce que l’ardeur du soleil devint trop vive puis
s’abrita à l’ombre d’un rocher pâle. Plissant les Imrir se força à poursuivre, mais quelque chose
yeux pour tenter de distinguer quelque chose en lui s’était cassé. Il avançait presque méca-
au coeur de la fournaise, il crut distinguer une niquement, ses jambes continuant à le porter
sorte de grand tourbillon sombre. Mais ce der- mais le cœur traînant en arrière. Le temps de-
nier disparut rapidement, avalé par la lumière vint une matière épaisse qu’il franchissait avec
éblouissante. difficulté. Il lui parut s’écouler encore une jour-
née avant de parvenir au sommet des collines,
Imrir se désaltéra et attendit le soir pour se sur un promontoire qui se dressait tel l’éperon
remettre en route pour les collines. La toile d’un navire titanesque au-dessus de la mer fi-
scintillante des étoiles s’étirait avec une netteté gée des dunes.
parfaite dans le ciel. Imrir se demanda à quelle
distance elle se trouvait et s’il était possible de Il était parvenu au moment de sa vision. Sauf
s’y déplacer ? Était-ce un chemin céleste ou qu’il n’y avait pas de sable, pas de dunes, pas
bien une simple illusion d’optique ? Enfant, il de chaleur accablante. Juste une sinistre éten-
avait rêvé qu’il marchait joyeusement sur son due rocailleuse. L’image des mille courbes des
sol de sable miroitant en direction de la lune dunes s’effaça à l’instant où un cri accablé par-
et de ses merveilles. D’ailleurs, il avait entendu tit de sa gorge sèche.
qu’un puissant archimage étudiait les astres
lointains à l’aide d’instruments sophistiqués et Il tomba à genoux et se mit à pleurer tandis que
des pouvoirs que lui conférait son art. Il ne par- le pinceau du jour esquissait les ternes étendues
venait plus à se rappeler du nom de l’endroit arides sur la ligne d’horizon. Alors qu’Imrir
où il était censé se trouver, juste de sonorités continuait de verser des larmes amères, se
orientales comme ang ou mang. Peut-être que dévoila la laideur d’un paysage difforme mal-
cet individu contemplait en ce moment même mené par le jeu de forces incommensurables.
les secrets de l’astre nocturne ? Il aurait fallu une faculté d’imagination phéno-
ménale pour réussir à entrevoir l’harmonie ori-
Le jeune homme hocha la tête tristement, ginelle de cette terre dévastée ; une conviction
convaincu qu’il ne le saurait jamais et que ces capable de faire obstacle au désespoir qui s’em-
questionnements n’avaient sans doute aucun pare naturellement de chaque homme à un
sens. Il se concentra sur son environnement moment ou l’autre de sa vie. Mais Imrir avait
perdu toute confiance en ses rêves et il n’était

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Le Palais Intermittent

qu’un homme brisé contemplant l’étendue d’un « Tu es venu pour lui, n’est-ce pas ? L’homme
désastre qu’il aurait pu pressentir s’il avait été s’exprimait avec difficulté, mais Imrir n’eut
plus sage. pourtant aucun mal à comprendre ses paroles.

- Oui.

- Alors pourquoi pleures-tu ?

- J’ai fait tout ce chemin pour le trouver et je me


rends compte que tout était faux.

Le vieil homme fut pris d’un rire soudain qui


se termina par une toux qu’il peina à maîtriser.

- Faux, dis-tu ?

- Oui, il n’y a rien ici que des pierres blanches


sans valeur. Rien qu’une terre sèche où rien ne
poussera jamais plus car elle a été dévastée.

- Tu en es sûr ?

- Mais il n’y a qu’à ouvrir les yeux ! Des cailloux


partout, comme des os qu’on aurait réduits en
miettes. Et de la poussière qui balaye sans cesse
la plaine.

- Ce que tu dis est bizarre.

- Pourquoi serait-ce bizarre ? Je dis juste ce que


je vois.

- Mais tu es venu ici les yeux fermés. Pourquoi


Cependant, c’est aussi dans ces moments où te faudrait-il les ouvrir maintenant ?
tout semble perdu qu’une aide extérieure peut
survenir. Du moins était-ce le cas dans les - Je ne comprends pas vos paroles, vieil homme.
contes et les légendes qui avaient nourri l’en-
fance d’Imrir. Et même dans des histoires qui - Mais si, rappelle-toi. Qu’y avait-il au début  ?
n’en sont pas. Quand l’as-tu vu pour la première fois ?

Imrir sentit une main puissante se refermer - Le palais ?


sur son épaule alors qu’il se tenait toujours
agenouillé face à l’horizon, le visage maculé - Oui, quand as-tu vu le palais pour la première
d’une poussière blanche où ses larmes venaient fois ?
tracer les sillons de la défaite. Il ne ressentit
aucune crainte. Le contact était bienveillant, - J’étais allongé dans ma chambre et j’avais le
presque chaleureux et, tel un charme rompant Dragon dans ma main. Mes doigts suivaient le
un mauvais sort, il dissipa instantanément l’ac- relief de la pièce métallique…
cablement qui l’avait saisi.
- Et ?
Imrir se redressa et se retourna. Face à lui se
tenait un vieil homme vêtu d’une simple toge - Et je l’ai vu.
de drap blanc. Il ne l’avait jamais vu aupara-
vant et pourtant il ressentit une impression de - Oui, mais tu avais les yeux fermés !
familiarité.
- Je… oui, c’est exact.

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- Alors ferme les yeux et regarde de nouveau. contemplait se dévoilait dans sa splendeur in-
humaine. Un dragon colossal, aussi grand que
- Quoi ! Vous voulez que je ferme les yeux et que la forteresse d’un seigneur fortuné, dansait
je regarde ! Mais je ne verrai rien, c’est ridicule. dans les cieux, ses mouvements plus gracieux
que ceux d’une danseuse, plus fluides que les
- Allons, calme-toi jeune homme. Emplis tes flots de rapides, plus légers que les pas d’une
poumons, ferme les yeux et regarde… » araignée sur sa toile.

La voix du vieil homme, bien qu’il ne comprît Émerveillé, Imrir sentit le contact chaud d’un
rien à ses mots, l’apaisait. Si cela pouvait lui objet contre la paume de sa main. Le Dragon
faire plaisir… émettait une douce lueur, cœur miniature qui
semblait battre en harmonie avec les lointains
Imrir inspira et gonfla ses poumons de l’air battements d’ailes d’une créature légendaire.
tiède du désert. Il referma les paupières et Loin en dessous des évolutions aériennes de
l’obscurité emplit le monde. Il sentit les rafales cette dernière, vibrait le souvenir d’un palais,
du vent sec contre ses jambes fatiguées et son presque éteint par le passage des siècles. Un pa-
visage irrité par la poussière. Le jeune homme lais disparu mais pourtant encore présent, que
eut soudain l’impression d’être devenu une les feux révélateurs d’une bête pouvaient faire
grotte dans laquelle s’engouffrait le vent. Ses renaître de ses ruines.
perceptions étaient saturées par les souffles
aériens et les ténèbres. À part eux, plus rien Imrir sentit le feu souverain, le vit irradier tel
n’existait. Les minutes passèrent et vent et obs- un soleil vivant, se disperser en lances étin-
curité se mêlèrent en un silence imposant. Un celantes, frapper le sable du désert en mille
silence qui avala Imrir et dans lequel il se per- points. Les dunes semblèrent convulser sous la
dit. puissance phénoménale du souffle du dragon,
se soulevèrent en une explosion qui noya l’ho-
Quand il recouvrit rizon sous un voile
la conscience de opaque. Peu à peu,
son être, il s’aper- le dôme de sable
çut que quelque se rétracta, laissant
chose bougeait. Une apparaître une fo-
lumière palpitait, rêt de flèches d’or
à la manière d’un et de dômes azurés
cœur battant faible- surmontant un pa-
ment, son intensité lais aux murailles
croissant et décrois- ocres renfermant la
sant au rythme de splendeur de cours
ses pulsations. La arborées et de pa-
lumière devint un tios rafraîchis par
œil qui le regardait le doux murmure
depuis des ténèbres de fontaines.
immenses. Un œil
cerclé d’or et fen- Le palais intermit-
du par une pupille tent ! L’antique édi-
verticale au sein de fice qu’il avait cher-
laquelle brûlait un ché si ardemment
feu incandescent. dessinait le réseau
L’œil s’éloigna et incroyable de ses
Imrir fut ébloui mille atriums re-
par un ruisselle- liés par des arches
ment pareil à celui ombreuses. Il avait
du métal porté à l’impression d’être
blanc, dont l’inten- un oiseau survolant
sité décrut progres- la construction, et,
sivement tandis que depuis cette pers-
la créature qu’il pective impossible,

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Le Palais Intermittent

il portait un regard qui embrassait le palais « Avant que tu ne repartes, toi qui a fait un si
dans sa totalité. Mais ses innombrables détails long et périlleux chemin pour venir trouver
lui demeuraient cachés, statues silencieuses, la solution de l’énigme, prends ces quelques
kiosques aux colonnes aussi fines que des provisions. Tu en auras besoin pour quitter les
jambes de courtisanes, vasques aux gravures Terres des Fins Fonds et retrouver la civilisa-
exquises, murs peints de fresques végétales ou tion.
décrivant une vie quotidienne sereine, servi-
teurs discrets, sentinelles vigilantes, dames au - Et vous ?
visage masqué par un voile de mousseline…
- Je suis ici chez moi. Je vais continuer d’at-
Tandis qu’il tentait d’observer chaque aspect tendre d’autres hommes comme toi, avec suffi-
de l’immense monument, la vision d’Imrir se samment de foi pour braver les périls du voyage
brouilla, et le palais se fondit dans l’indistinc- et trouver la vision. Et un jour, peut-être, je
tion ocre des dunes. m’abandonnerai au repos éternel, lorsque des
hommes de ta trempe auront cessé de fouler le
Des larmes coulaient, abondantes, des yeux du sol de Titan. Mais ce jour n’est pas venu. »
jeune homme. Ce n’étaient plus des larmes de
frustration, mais le flot impossible à contenir Imrir salua le vieil homme, les yeux étincelant
d’une émotion ineffable. de gratitude. Il redescendit les collines dou-
cement, se retournant de temps à autre pour
« Ainsi, tu as vu. » saluer la silhouette immobile qui le regardait
s’éloigner. Parvenu au pied du relief, il remon-
La phrase du vieil homme n’était pas une ques- ta en selle et voyagea deux nuits de suite, pour
tion. Imrir connaissait maintenant le secret du éviter le soleil de plomb qui écrasait le désert
palais intermittent, la manière de le faire jail- de Vanti.
lir, telle une source depuis longtemps tarie, des
entrailles arides du temps. Le troisième jour, en début d’après-midi, il
entendit siffloter. L’odeur caractéristique de
« Je n’ai jamais contemplé une chose aussi ma- l’Herbe flottait dans l’air et il n’eut pas de doute
gnifique. sur l’identité de l’individu qu’il s’apprêtait à
croiser. L’elfe noir, adossé contre le tronc d’un
- Oui, je suis d’accord avec toi. Mais tu verras : arbre malingre, la tête levée vers le ciel, fumait
plus tu l’observeras, plus tu le trouveras beau. tranquillement la pipe. Ses yeux rusés rencon-
Le palais ne cesse d’embellir, vision après vi- trèrent ceux d’Imrir dès que le jeune homme se
sion. Un prodige. fut approché à moins de trois mètres.

- Je suppose qu’il ne faut pas le regarder trop « Ah, vous voilà mon ami ! J’espérai qu’il ne vous
longtemps ? fût rien arrivé et je constate avec grand plaisir
que vous êtes en vie et plutôt bien portant. À la
- C’est bien cela. Contente-toi de l’observer de différence des pauvres garçons et femmes qui
courts moments, sinon ton cœur restera prison- vous ont précédé… Alors, vous l’avez vu, votre
nier de ses murailles à tout jamais et tu devien- palais ?
dras un de ces spectres amers qui errent dans
le désert pour assouvir leur soif de visions. - Je l’ai vu, oui.

- Je ferai attention ; je vous le promets. - Vraiment ? La méfiance transparaissait dans


la voix du marchand.
- Et maintenant, que comptes-tu faire, mon gar-
çon ? - Vraiment. Je ne cherche pas à vous abuser,
vous savez.
- Je vais retourner auprès des miens. Ils me
manquent. J’ai besoin de les serrer contre mon - Après tout, bien des merveilles existent sur
cœur. » Titan, alors, une de plus, une de moins…

Le vieil homme sourit.

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- C’est un prodige unique. Je vous invite vous L’elfe noir le salua de sa main qui tenait la pipe,
aussi à le chercher. D’autant que vous n’êtes nonchalamment appuyé contre le tronc de
pas loin et que la vision en est… l’arbre chétif. Il regarda le jeune fou s’éloigner
au pas tranquille de sa monture, l’air gogue-
- En est ? nard.

- Les mots me manquent pour décrire une telle « Cet imbécile aura bien égayé ma journée.
splendeur. Mais sachez que vous ne le regret- C’est qu’il avait l’air heureux, le bougre. Mais
terez pas. qu’a-t-il pu donc trouver qui le mette de cette
humeur ? Une gigantesque plantation d’Herbe,
- Et à quoi ressemble-t-il, ce palais ? peut-être ? Non, il est bien plus probable que
le soleil lui ait tellement tapé sur la tête qu’il
- Mes mots seraient bien incapables de lui être reste bouche bée comme le sot qu’il est devenu
fidèle. Mais imaginez le plus beau des palais et ou qu’il continue d’être. Il n’avait déjà pas l’air
vous serez encore loin de la réalité. bien malin quand je l’ai croisé il y a six jours… »

- Hum, je vois. Vous voulez garder pour vous ce L’elfe ferma les yeux et ne pensa plus au jeune
que vous avez vu. homme. Quelques minutes plus tard, il ronflait.

- Non, ce n’est pas ça.


D’ailleurs, vous ne verriez
sans doute pas la même chose
que moi. Mais, soit, je vais ten-
ter de vous en faire une des-
cription sommaire. Le palais
intermittent est un édifice
d’une taille exubérante, une
ville entière pourrait y tenir.
Il est tellement vaste qu’il
faudrait des semaines pour
en parcourir tous les recoins,
peut-être même une vie en-
tière. Il fourmille d’œuvres
d’art toutes plus étonnantes
les unes que les autres et des
femmes à la beauté voilée
arpentent ses cours accompa-
gnées de gardes aux aguets,
vêtus d’armures d’apparat…

- Un tel endroit existerait vrai-


ment, ici, au cœur du désert
de Vanti ? Réputé pour ses
miasmes mortels et ses phé-
nomènes magiques incontrô-
lables ? Ce serait… stupéfiant,
ne pensez-vous pas, mon
ami ?

- C’est stupéfiant. Allons, je


vois bien que vous ne me
croyez pas. Je vais donc vous
saluer et reprendre ma route
pour regagner Gallantaria. Le
chemin est encore long. »

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