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Débats & Reportages

Francesca Gee,
victime de
Matzneff :
“L’écosystème
littéraire français
fonctionne comme
une mafia”
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Valérie Lehoux
Publié le 28/09/21
Un peu moins de deux ans après “Le Consentement”
de Vanessa Springora, un autre livre publié
aujourd’hui dénonce les agissements du
pédocriminel assumé, Gabriel Matzneff, et les
complicités dont il a bénéficié dans le monde de
l’édition. “L’Arme la plus meurtrière” est signé d’une
autre de ses victimes, Francesca Gee.

Elle avait 15 ans quand Gabriel Matzneff en fit sa maîtresse. Sa « proie », serait-il
plus convenable de dire, tant l’écrivain, pédophile proclamé et fier de l’être,
déployait des stratégies bien huilées pour entraîner les jeunes gens dans son lit.
Aujourd’hui, Francesca Gee publie un livre témoignage… et accusatoire sur ce
monde de l’édition qui aura si longtemps soutenu Matzneff, jusqu’à ce qu’un autre
livre, Le Consentement, de Vasnessa Springora, il y a près de deux ans, le fasse
tomber de son piédestal. En 2004, Francesca Gee avait déjà tenté de témoigner,
mais elle assure qu’à l’époque les éditeurs, Grasset en tête, lui avaient bloqué la
route. Son ouvrage, L’Arme la plus meurtrière, sort en autoédition, ce mardi 28
septembre, jour où aurait dû se tenir un procès contre Matzneff.

La date de sortie de votre livre n’a rien d’anodin…


Aujourd’hui même Matzneff aurait dû comparaître devant
la justice pour apologie
de pédocriminalité, après la plainte d’une association. Mais le procès a été
annulé pour vice de procédure. Cette impunité m’est insupportable. J’ai donc
décidé de publier mon livre le jour où le procès aurait dû s’ouvrir, le 28 septembre
2021.

Vous aviez déjà tenté de publier un livre en 2004 et les éditeurs vous
avaient fermé la porte, ce que vous racontez dans L’Arme la plus
meurtrière. Après le retentissement du Consentement, de Vanessa
Springora, vous avez dûrecevoir des propositions…

Aucune ! Je n’ai été contactée que par Armand Colin, une référence en matière de
livres universitaires, mais je ne voyais pas trop le rapport entre leur ligne éditoriale
et ce que j’avais écrit. Sinon, personne ne m’a fait de proposition, alors que dans le
monde de l’édition, tout le monde savait que j’avais un manuscrit. J’ai donc
demandé à quelqu’un de jouer les intermédiaires et de contacter les éditeurs à ma
place. Cette personne a fait chou blanc. Partout. Plus tard, j’ai moi-même contacté
trois autres maisons, sans aucune réponse. Si j’avais rencontré un éditeur capable
de sympathie et de bienveillance, j’aurais été ravie de travailler avec… Mais
apparemment, je suis une pestiférée dans ce milieu. J’ai donc créé ma propre
maison, ce qui s’est révélé finalement très fructueux, pas sur le plan économique
pour le moment, mais c’est une belle aventure.

“La statue de Matzneff est-elle vraiment


déboulonnée ? […] Il est toujours à l’abri de la
justice.”

Pourquoi seriez-vous une « pestiférée », alors que Vanessa Springora,


dont le livre a déboulonné la statue Matzneff, n’en est pas une ?
J’imagine que les éditeurs, qui ont des choses à se reprocher, ne voulaient
pas que
je raconte tous les bâtons qu’ils m’ont mis dans les roues… Alors qu’ils auraient pu
dire « le temps a passé, soldons le passé. Si on a commis des erreurs, on est désolé
». Cela n’a pas été le cas, dommage. Quant à la statue de Matzneff, est-elle
vraiment déboulonnée ? Certes, il n’habite plus le 5e arrondissement, il est en
Italie… Mais toujours à l’abri de la justice, on le voit bien aujourd’hui ! Pourquoi
ai-je tenu à sortir ce livre malgré toutes les embûches ? Parce que l’écosystème
littéraire français, qui a permis à cet homme de sévir si longtemps, est toujours en
place. Il fonctionne comme une mafia, avec une invraisemblable consanguinité,
des prix distribués comme des Carambar qu’on s’échange entre copains…

Un entre-soi digne d’une république bananière. Tant que ce système perdure, il


faut en dévoiler les ressorts. Le milieu n’a absolument pas fait son examen de
conscience ; je sais qu’en privé nombre d’éditeurs, ou de journalistes littéraires
(qui, certes, appartiennent à une génération proche de la retraite), soutiennent
encore Matzneff. Moi, cela fait plus de quinze ans que j’essaye de le dénoncer sans
pouvoir être publiée. Je n’allais pas renoncer au moment où je peux enfin me faire
entendre !
Quelle fut votre réaction en découvrant que Vanessa Springora était
publiée chez Grasset, maison que vous accusez très ouvertement de
vous avoir bloquée…
Quand j’ai appris la sortie
du Consentement, j’étais très contente que Vanessa
Springora, que je ne connaissais pas, puisse publier son livre. À vrai dire, je n’y
croyais plus. Je lui ai très vite écrit… L’un des aspects positifs de cette histoire,
c’est de pouvoir être en contact avec des personnes qui ont vécu la même chose
que moi. Nous pouvons échanger, c’est très intéressant. Après, j’avoue que de la
voir publiée chez Grasset, l’éditeur qui justement avait tout fait pour m’empêcher
de sortir mon propre livre en 2004, m’a fait un drôle d’effet…

Mais Vanessa est née dans le milieu de l’édition, elle est elle-même éditrice, elle
connaît ce petit monde et ses codes forcément mieux que moi. L’une des éditrices
sollicitées pour mon livre avait dit : « Vous savez, ce milieu est une grande famille.
» Cela fait écho au livre de Camille Kouchner, La Familia grande (2021), qui
dénonçait les agissements d’Olivier Duhamel et la complicité de l’intelligentsia
parisienne. L’édition n’est pas ma famille. Je n’y évolue pas depuis l’enfance,
comme Vanessa. Et puis son texte est arrivé au bon moment. Grasset devait
deviner que cette histoire finirait par sortir ; autant prendre l’initiative.

Le récit que vous faites l’une et l’autre de la stratégie de Matzneff pour


appâter ses proies présente des similitudes troublantes…
Malheureusement, ce que nous racontons, elle comme moi, c’est la
banalité même
: le fonctionnement habituel des prédateurs, et Matzneff ne fait pas exception. S’y
ajoute la collusion du milieu littéraire, qui a permis à Matzneff de harceler et de
calomnier en toute impunité.

“On le récompensait, on lui offrait des tribunes.


[…] On lui offrait les moyens de traîner ses
proies dans la boue.”

Craignez-vous justement des ripostes de ceux qui, selon vous, se sont


rendus coupables des « connivences et des pistons qui lu ont permis de
durer »… 
Je ne serais
pas étonnée d’être attaquée non par Matzneff lui-même, mais par ceux
qui se défendent eux-mêmes en le défendant. Bien sûr, j’ai pris mes précautions, et
je suis prête. Le livre a été relu par un avocat spécialisé. Cela étant, je ne suis pas
dans une démarche vindicative, je suis dans une démarche de vérité, pour qu’on
retrouve la réalité des faits. Il faut quand même réaliser qu’au lieu d’être jugé et
condamné pour les crimes dont lui-même se vantait publiquement on le félicitait,
on le récompensait, on lui offrait des tribunes. Il était largement subventionné, par
l’État comme par les mécènes privés, sans oublier ses éditeurs, qui le publiaient à
perte. On lui offrait les moyens de traîner ses proies dans la boue. Cette affaire est
suffisamment étonnante pour que toute la lumière doive être faite.

Affaire Matzneff : “Au prétexte de la libération sexuelle, la pédophilie était valorisée”

Débats & Reportages

Les choses bougent en matière de lutte contre la pédocriminalité.


Une plateforme de recueil de témoignages vient d’être mise en place
par la Commission sur les violences sexuelles et l’inceste. Elle a été
aussitôt submergée d’appels…

Le problème, c’est que les pédocriminels sont très rarement condamnés, de plus en
plus rarement même, en dépit d’un nombre sans cesse croissant de plaintes.
Certes, on parle davantage de ces sujets dans les médias, mais les jeunes enfants
ne sont pas plus protégés qu’avant. Ce sont les agresseurs qui sont protégés, parce
que la justice refuse de prendre en compte le témoignage des enfants et réclame
des preuves matérielles introuvables – l’avocate Marie Grimaud l’explique très
bien dans un documentaire diffusé récemment –, tout en ignorant des signes de
détresse psychique pourtant criants. Sans être une experte, je m’intéresse au
dossier… Et il ne m’inspire que du pessimisme.

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