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Comme chaque vendredi, c’est l’effervescence partout à l’hôtel, surtout à la cuisine. Nous devons
préparer le menu pour un mariage qui aura lieu dans 20 jours: les mariés viennent pour la
dégustation aujourd’hui à midi. Et demain samedi, un anniversaire sera célébré au bord de la
piscine, avec cocktail et déjeuner. Toute la décoration reste à faire, et quelques travaux ne sont
pas entièrement finis dans le jardin.
Nicolas et Alexandra, nos enfants, sont à l’école. Ils y resteront jusqu’à 15h30. JM et moi-même
sommes en train de prendre le petit déjeuner comme tous les matins au restaurant quand, à
travers la baie vitrée, nous voyons arriver 6 grands gaillards. Ils sont à pied. Curieux. Un
vendredi, d’aussi bonne heure, que viennent-ils faire là, d’où sortent-ils ? En effet, c’est
extrêmement rare que des visiteurs arrivent - à pied de surcroît - à cette heure-ci, car notre Hôtel
est assez isolé, et situé assez loin de l’accès principal, la RN7. A moins qu’ils n’aient passé la
nuit chez nous, mais aucun client n’a été signalé cette nuit. JM dit qu’ils ont sûrement à faire dans
les parages et veulent prendre un verre. Et au fond, ce ne peut être que de bonne augure pour le
reste de la journée. « S’ils viennent pour consommer, c’est tant mieux, non ? » Blaise, notre
serveur, accueille le groupe et l’installe à une table à quelques mètres de la nôtre. Ils semblent
très calmes, ne regardent pas dans notre direction, et se parlent à peine.
Dans le jardin, des jeunes gens sont en train de faire joyeusement et bruyamment des photos. Ils
ont tout l’équipement de photographes professionnels !
Le petit déjeuner terminé, JM se lève pour aller vérifier l’avancement des travaux. Il passe à côté
des costauds sans les regarder. L’un d’eux est dehors, en train de téléphoner. Peu après, je
quitte la table, moi aussi, et décide d’aller vers eux pour les saluer, et essayer de demander de
manière discrète ce qu’ils font dans le coin. Ils me reçoivent assez froidement et répondent du
bout des lèvres à mon bonjour. J’ai la nette impression qu’ils fuient mon regard. Je décide alors
de ne pas les « déranger » plus longtemps, et rejoins mon bureau pour démarrer ma journée!
Les jeunes photographes repartent quelques temps après, et les costauds juste derrière eux.
13h30
Je vais au restaurant pour prendre le repas de midi et y trouve JM en pleine vérification des
appareils de sonorisation de la salle. Il me dit qu’il n’a pas faim et ne veut pas déjeuner. J’insiste
pour qu’il vienne me rejoindre à table : « Tu sais, ce n’est pas bien du tout de sauter un repas
dans la journée, même si tu n’as pas faim », mais rien n’y fait : je mangerai toute seule, car
Monsieur a décidé de ne pas interrompre ce qu’il est en train de faire. Cela arrive assez souvent
et pour être honnête, je reconnais agir pareil de temps en temps. Car pour nous, cet hôtel n’est
pas un travail, c’est notre vie. Nous nous identifions entièrement à notre établissement et
sommes tous les deux passionnés par ce qu’on fait.
Frank et Blanche, des amis français, et qui seront bientôt nos voisins également, car ils sont en
train de construire une villa à côté de l’hôtel - arrivent à l’improviste, et se commandent à manger.
Je m’installe à leur table, et nous taquinons JM, qui ne se laisse pas démonter : « Non, je ne
veux pas manger, merci et bon appétit ! » Le repas terminé, je lui dis que j’allais profiter de la
voiture du couple (la nôtre est sur cale depuis 15 jours) pour récupérer les enfants à l’école. Je
les déposerai d'abord chez ma sœur Nivo qui habite en ville. Le temps pour moi de faire les
courses à Tsenan’i Sabotsy (le grand marché du samedi). Nous rentrerons en « Kinga » (Moto-
pousse). Je laisse à mon Maître d’hôtel les consignes pour accueillir les mariés qui ne sont
toujours pas arrivés pour la dégustation, et monte dans la voiture avec Frank et Blanche.
16h30
Je suis en plein marché avec Flore, l’agent de sécurité de l’hôtel, qui s’est fait remplacer à son
poste pour pouvoir m’accompagner aux courses. Depuis le jour où j’ai eu un malaise en pleine
ville alors que j’étais toute seule, je ne m’aventure plus sans compagnie quand je sors ! J’ai
déniché de jolies petites saucières. Je discute le prix car j’en veux une bonne trentaine ! Mon
téléphone sonne : Appel entrant « Antsaha ». C’est ma Secrétaire, Julia. Je sens qu’elle fait des
efforts pour garder une voix calme.
- Madame, excusez-moi de vous déranger en pleines courses, mais c’était pour vous dire
que Monsieur est parti avec des gendarmes à Antanimenakely, et il m’a chargé de vous
dire de passer tout de suite là-bas…
- Comment ça, parti avec les gendarmes ? Ils sont venus le chercher ? et pourquoi ?
- Je n’en ai aucune idée Madame, il est monté dans leur voiture. Il m’a juste dit que vous
devriez M. Robert !
J'ai tout d'un coup la tête qui tourne. JM me connaît, et je le connais. Il fait toujours tout pour que
je ne « panique » pas, même dans les situations graves. Il savait exactement ce que ces mots
« passer tout de suite à la gendarmerie », « prévenir M. Robert » provoqueraient chez moi. Il les
a choisis exprès. Il voulait que je comprenne tout de suite que son départ n’était pas volontaire.
Les quelques cocottes que j’avais dans les mains tombent dans un fracas sur le sol. La vendeuse
me regarde d’un air ahuri. Comme dans un rêve, j’entends la voix de Flore qui me demande ce
qui se passe. « Je dois partir. Faites ce que vous voulez avec ces cocottes. Flore, débrouilles-toi
pour retourner à l’hôtel. Je dois partir »! J’appelle Robert. Mes mains tremblent. Heureusement, il
est dans le répertoire de mon portable. Je ne me serais sûrement pas souvenu de son numéro,
dans l’état où j’étais. Robert, c’est le compagnon de ma sœur Nivo. Ils vivent ensemble depuis
quelque temps. Mais Robert, c’est aussi, et en l'occurrence :c’est surtout le Consul Honoraire de
France à Antsirabe. Le fait que JM me demande de le contacter n’est pas anodin. JM, le citoyen
allemand résidant à Antsirabe, a besoin de Robert, le Consul Honoraire de France d’Antsirabe.
Ils sont tous les deux Européens.
- Robert ! les gendarmes ont emmené JM à la gendarmerie. Je vais le rejoindre. Il m’a dit de
te prévenir!
- Quoi ??? Où es-tu là?
- A Sabotsy ! Et je n’ai pas de voiture ! (Je venais juste de me le rappeler !)
- Ne bouge pas ! J’arrive !
Quelques minutes plus tard, Robert est là… et Flore aussi ! Elle a couru derrière moi ! Je lui
lance quelques billets en lui disant de prendre le bus pour retourner à l’Hôtel.
Comprendre ? Comprendre quoi ? J’entends à peine ce qu’il me dit. Mon cœur bat à m’en
faire mal, dans ma tête tout est confus, mes oreilles bourdonnent, j’ai des sueurs froides. Je
n’entends rien, je ne vois rien… Je veux rejoindre mon mari, c’est tout ! Ils l’ont peut-être
enfermé ? Je ne le verrai peut-être même pas … même plus ? Ou … pire ? Ah JM, mon JM !
Mon Dieu ! Protège mon JM, où qu’il soit ! S’il te plaît, fais qu’il ne lui arrive rien de grave ! Et
fais que tout ceci ne soit qu’un cauchemar ! Et que je vais me réveiller tout de suite !
J’embrasse mon homme. Il est toujours habillé de la tenue de « jardinier » qu’il portait quand
je l’ai quitté à l’hôtel. Un vieux tee-shirt et un pantalon tout déteint avec des chaussures
pleines de boues. Ils ne lui ont même pas laissé le temps de se changer !
« Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Que fais-tu ici ? Qu' est-ce qu'ils te veulent ? »
Robert arrive derrière moi : « Qu’est-ce que tu nous fais là, jeune homme ? »
- Je ne le sais pas, et j’ai bien l’impression que ceux qui sont venus me chercher ne le
savent pas non plus eux-mêmes. Ils m’ont juste dit que c’est une enquête de routine qu’ils
doivent faire dans le cadre de l’arrivée de Ravalomanana. Qu’ils me raccompagneraient
tout de suite à l’Hôtel : c’est juste un aller-retour.
- L’arrivée de Ravalomanana ? Mais… qu’est-ce que tu as à y voir ???
Marc Ravalomanana, c’est l’ancien Président de la République dont JM avait été le Chef de la
garde rapprochée pendant les cinq premières années de son mandat (de 2000 à 2005). Il
était parti en exil en Afrique du Sud en 2009, après avoir été évincé par le jeune Andry
Rajoelina, et est revenu à Madagascar sans crier gare voilà maintenant 10 jours, sans que
personne ne sache de quelle manière !
JM hausse les épaules. Une porte s’ouvre tout à coup très brutalement derrière lui et … une
furie (c’est le seul mot qui me vient à l’esprit pour décrire ce que je vois) sort en bondissant et
en criant (en français) sur JM : JE VOUS AI DIT DE N’ADRESSER LA PAROLE A
PERSONNE !
La furie pousse JM d’une manière tellement brusque que j’en ai mal au cœur, le forçant à
s’asseoir sur une chaise placée juste derrière lui. Et là, tout à coup, elle (la furie) change de
langue, vire au malgache pour s’adresser à … Robert, le menaçant du doigt : MIALA TETO,
ALLEZ ! (PARTEZ D’ICI ! ALLEZ-VOUS-EN !)
Je reconnais cette créature vociférante. Cette furie, c’est le Colonel Chef de l’EMMOREG de
Tana (la section chargée de la sécurité de la capitale) qui avait déjà interpellé, et gardé à vue
JM pendant plusieurs heures l’année dernière, lorsqu’il était reparti à Tana pour épauler Mme
Lalao Ravalomanana, l’épouse de l’ex-Président, alors candidate aux présidentielles. Je sais
comment il est, je connais sa réputation - mais qui ne la connaît pas ? Je n’en tremble que
plus fort ! Et je réalise que la situation est grave. Que malheureusement, ceci n’est pas un
cauchemar. Les vociférations sont bel et bien réelles ! Robert essaye tant bien que mal d’en
placer une : Nous sommes venus nous enquérir de ce qui se passe. Madame est son épouse,
et je l’accompagne juste…
Robert me tire par le bras et m’entraîne pour quitter les lieux. Je le suis alors à reculons et en
trébuchant. Je ne veux pas quitter JM des yeux une seule seconde. Je veux m’imprégner de
sa vue car je ne sais pas quand je le reverrais de nouveau! Il est maintenant assis. Silencieux,
la tête baissée. Les larmes aux yeux, je me retiens pour ne pas revenir vers lui, le prendre
dans mes bras et lui dire : Viens avec nous, partons d’ici!... Il relève la tête. Nous nous
regardons une dernière fois. Dans ses yeux, je ne vois que tristesse, incompréhension,
impuissance. Comme un appel à l’aide. Mais comment l'aider, mon Dieu, comment l'aider ? Et
qui peut l'aider ?
Robert et moi redescendons vers le parking. JM est toujours assis, cette fois-ci flanqué de
deux agents, debout de chaque côté de sa chaise. Le Colonel enragé a disparu. Je suppose
qu’il est retourné dans le bureau d’où il avait bondi tout à l’heure. Nous remontons dans la
voiture. A ce moment, nous voyons le Commandant de la Gendarmerie, celui que Robert
avait salué en arrivant, nous appeler discrètement d'un petit signe de la main. « Je vais voir
ce qu’il veut », me dit Robert en ressortant de la voiture. Moi, je reste assise. Hagarde,
tremblotante. J'ai froid ! A peine Robert a-t-il rejoint le Commandant que le rugissement du
Colonel enragé retentit de nouveau: JE VOUS AI DIT DE DEGAGER! SORTEZ CETTE
VOITURE D'ICI ! FOUTEZ LE CAMP IMMEDIATEMENT! En deux temps trois mouvements,
Robert est dans la voiture : Nous sommes partis! Nous sommes partis! La voiture démarre.
Tout en conduisant, Robert appelle Nivo au téléphone pour la mettre au courant. Elle est chez
son coiffeur. En apprenant la nouvelle, elle dit vouloir venir tout de suite nous rejoindre.
Robert lui dit “ce n'est pas la peine, il n'y a rien à faire pour le moment, on ne peut qu'attendre
la suite des événements”. Nivo lui rétorque: “Mon beau-frère est retenu chez les gendarmes,
et tu penses que je vais rester tranquillement ici, à me faire coiffer? J'arrive tout de suite, au
moins pour tenir compagnie à ma soeur.”
Nous la retrouvons quelques minutes plus tard. Elle est déjà rentrée à la maison. Elle vient
vers moi, me serre dans ses bras, et toutes les deux nous fondons en larmes, sans dire un
mot.
18h30
Nivo m'accompagne avec les enfants pour chercher nos affaires à l'hôtel. Nous passerons
cette nuit chez eux. J'appelle l'Ambassade d'Allemagne à Tana. L'Ambassadeur est absent,
c'est son Conseiller qui répond. Il dit n'être au courant de rien. Personne n'a informé
l'Ambassade. C'était pourtant la première chose qu'”ils” auraient du faire, JM étant un citoyen
allemand. Le Conseiller dit qu'il va se renseigner personnellement et me demande tous les
détails possibles (où se trouve JM, qui le retient etc...). “Je vous rappellerai dès que j'en saurai
plus, mais si jamais vous avez l'occasion de leur parler, dites-leur bien qu'ils ont gravement
failli à leur devoir de nous informer. Ce n'était pas à vous de le faire à leur place”.
J'appelle un ami allemand, qui réside à Madagascar depuis des années. Sa première
réaction: “Geht das schon wieder los?(= ca recommence encore?)”
Les enfants me suivent partout. Comme s'ils se doutaient que quelque chose clochait.
Pourquoi devons-nous dormir chez Tatie Nivo, pourquoi Papa est-il parti avec les
gendarmes? Pourquoi Maman pleure-t-elle en cachette ? Toutes ces questions qui doivent
trotter dans leurs petites têtes mais qu'ils n'osent pas poser, sentant quelque chose de grave
en train de se passer. Je les mets au lit, et vais moi-même me coucher. J'ouvre la tablette de
JM que j'ai prise à la maison avec mes affaires. Cette tablette sera ma compagne la plus
fidèle durant toute cette épreuve, mais je ne le sais pas encore. Pour le moment, je suis juste
contente de l'avoir pour pouvoir informer tous nos amis. Il faut que tout le monde sache. Il faut
faire du bruit… Je fais ma prière. Seigneur, j'ai besoin de Ta Force.La mienne ne suffira
certainement pas pour affronter ce qui nous arrive. Mais aides surtout JM. Qu'il ne faiblisse
pas, qu'importe ce qu'on lui fera subir. Fais-lui sentir que Tu es là, et que Tu l'aimes. Que
nous pensons très fort à lui, que nous sommes à ses côtés. Ne nous laisses pas seuls dans
cette épreuve… Tu es notre Force. Amen !