Vous êtes sur la page 1sur 182

Les troubadours et Pétrarque

: thèse présentée à la Faculté


des lettres de Paris / par Ch.-
Ant. Gidel,...

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Gidel, Charles-Antoine (1827-1900). Auteur du texte. Les
troubadours et Pétrarque : thèse présentée à la Faculté des
lettres de Paris / par Ch.-Ant. Gidel,.... 1857.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées
dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-
753 du 17 juillet 1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le cadre d’une publication académique ou scientifique
est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source
des contenus telle que précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source
gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation
commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service ou toute autre
réutilisation des contenus générant directement des revenus : publication vendue (à l’exception des ouvrages
académiques ou scientifiques), une exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit payant, un
support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété
des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent
être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est
invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et
suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de
réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec
le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur,
notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment
passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter


utilisation.commerciale@bnf.fr.
LES TROUBADOURS ET PÉTRARQUE
m TROUBADOURS

ET PÉTRARQUE
THÈSE

PRÉSENTÉE A U TACULTÉ DES LE1TRES PE PAHIS

par

CH.-ANT. GIDEL

•«?M^*^Î? 'JSTT' P*0'*sseur ^e 'ogique 01» Ljcde et de Ulldratutc


v""/ #>r?fKin^ofcmoeparatolre des sciences et des lettres de Nantes

ANGERS
IMPRIMERIE DE COSNIER ET LACHÈSE
Chaussée Saint*Pierre, 13

1857
INTRODUCTION,

Au milieu do la confusion du moyen âge, pendant


que de toutes parts en Europe l'esprit humain
s'agitait pour sortir de l'ignorance, la France fut la
première à se frayer la voie où la suivirent bientôt
les autres peuples. Des contrées, dii* jadis avaient
fleuri les lettres grecques el romaines, sortit un
rameau plein de jeunesse et de force. Le midi de
la France, où l'éloquence de Cicéron avait trouvé
des émules, fut le premier à faire revivre une
gloire depuis longtemps éteinte. Une langue nou-
velle apparaissait, riche en nuances, flexible et so-
nore. Ce n'était plus la langue des vainqueurs; ce
n'était plus la langue de l'Eglise; il y avait éman-
cipation de l'intelligence; il y avait revendication
de la liberté.
2
Ce fut au milieu du xi° siècle, qu'elle commença
à se répandre, Celte époque vit la langue nouvelle
se perfectionner et marcher rapidement vers sa plus
belle période. Mais, à peine éclose, peut-elle du
premier coup atteindre à tant de force et do vi-
gueur? Non; depuis longtemps elle existait, mais
populaire; elle préludait devant la foule, quelque-
fois même devant les seigneurs. Dans les jours de
son commencement, combien n'ôtait-elle pas éloi-
gnée de ce qu'elle deviendra plus tard? Ni l'élé-
gance, ni la délicatesse, ni les recherches de toute
sorte ne lui étaient connues. Elle suivait d'un pas
égal la marche des esprits, incapable de les devan-
cer. Le temps n'était pas encore venu des seigneurs
polis et galants, des plaisirs délicats, et des fêtes
dont la courtoisie faisait tous les charmes. La che-
valerie n'était pas encore née, et, au lieu de trou-
badours, on ne connaissait que des chanteurs er-
rants, jongleurs affamés, vils bouffons, dont l'his-
toire signalo la honte et la bassesse. Dès l'année 791,
on trouve et l'art qu'ils exercent, et le nom qu'ils
portent joints à d'injurieuses épithèles. Leur entrée
dans une maison y ouvre la porte à une foule nom-
breuse d'esprits immondes (I).
Mais le progrès des temps s'accomplit ; les esprits

(l)'Muralori, Anliq. Rat., t. n, p. 832 ; — De Spectaculis et


Ludis publicis medii-oevi. — « Ncscit liomo, qui Iiislrioncs et mimos
/
et salfatores introducit in domum suam qunm magna cos irii-
mundornin sequitur lurba spiiituum. »
8
s'adoucissent, les seigneurs perdent leur rudesse;
la chevalerie paraît, et pénètre les moeurs de sa
douce influence. Les pays où il y avait le plus de
prospérité et de calme, devaient les premiers y être
sensibles, C'était la condition du Midi, Lo commerce
y répandait ses bienfaits, et les seigneurs y régnaient
tranquilles sur des sujets dociles. Là plus qu'ail-
leurs, l'âme devait s'ouvrir aux jouissances de la
vie, à l'amour de la gloire, au culte des femmesT
Aussi vers 1140, les chants de Pierre Uogièr cl de
ses contemporains, se monlrentTils,,tout remplis
de sentiments chevaleresques.
La première croisade, en mêlant les peuples, fit
pénétrer partout les chants des Troubadours, Il
n'est point de pays au moyen âge, où ils n'aient
retenti. On dirait qu'ils sont la voix commune de
l'Europe émerveillée de tant d'éclat et de douceur.
La langue des TYoubadours devient presque géné-
rale ; un* grand nombre de seigneurs la cultivent ;
presque tous l'empruntent pour exprimer leur pas-
sion pour la gloire, leur entraînement vers l'amour..
C'est un honneur dont la France doit être fiôrc; elle
a dominé le monde par le goût de ses premiers
poètes en langue vulgaire. Tandis que le Nord avec
ses épopées sans fin captivait l'imagination des peu-
ples, le Midi, par la vivacité de ses chansons, séduisait
jusqu'aux pays les plus rebelles à la poésie. L'Angle-
terre s'ouvrait aux douceurs de l'idiome de la Pro-
vence, et l'Allemagne lui empruntait les beautés dont
se paraient ses chanteurs d'amour; le nqrd de l'Es-
pagne n'a point d'autre littérature et ne songe que
plus lard à se faire une langue et une poésie ori-
ginales.
L'Italie surtout accueillit avec empressement ces
chanteurs harmonieux. Les cours des seigneurs
magnifiques du Nord devinrent leur séjour le plus
cher. Ils aimaient à franchir les Alpes ; là une hos-
pitalité libérale les comblait de faveurs et de pré-
sents. L'amitié des grands nulle part ne leur était
refusée; ils embellissaient toutes leurs fêtes. Les
villes elles-mêmes, que l'esprit démocratique do-
minait, avaient leurs Troubadours. Plusieurs, en
effet, renonçant aux délicatesses de l'esprit, aux
chants raffinés que pouvaient seuls comprendre et
goûter les habitants des châteaux, s'unirent aux
bourgeois; ils partagèrent leurs haines, leurs espé-
rances, et, par leurs chants, ils les animèrent aux
combats. La poésie italienne s'éveilla aux accents
de la muse Provençale. Celle-ci transportait avec
elle les moeurs et les idées chevaleresques; quel
idiome plus propre que le sien à l'expression d'un
système d'idées si variées et si subtiles? On vit donc
les premiers poètes italiens emprunter au m|çH de
la France" son langage et ses formes de vers. Mais
plus lard, quand l'italien se fut assoupli, que la
langue nouvelle eut acquis les richesses qui lui
manquaient, les poètes s'enhardirent et osèrent
confier à un nouvel idiome des poésies qui n'étaient
qu'un écho des chants de la Provence. Le charme
n'était rompu qu'à demi. Les poètes restaient en-
coro un peu dans l'esclavage. Ils employaient bien
une langue qui était la leur; mais ils continuaient
d'emprunter à leurs premiers modèles les tours, les
figures, les images, la manière surtout do sentir et
d'exprimer l'amour,
Enfin le xiv° siècle s'était levé, et avec lui l'astre
éclatant d'une poésie originale et créatrice. Darito
avait commencé son poème impérissable, mais il
avait préludé par des chants d'amour, Sans doulc
il y avait porté toute la puissance de son esprit, et
çà et là brille le caractère de son génie. Cependant
il imite encore lcs„ Troubadours1, ctLprolonge,jen.
Italie les soupirs de leur voix expirante.
Ceux-ci ont quitté le pays où ils s'étaient formes,
Une sanglante persécution les avait dispersés. La
croisade contre les Albigeois en ravageant le pays,
ruina les seigneurs qui seuls pouvaient proléger les
poètes. Une langue nouvelle s'élevait en rivale, et
une cour étrangère s'introduisait en conquérante
au coeur mêrre des contrées, où avaty si longtemps
régné l'idiome de la Provence, Depuis longtemps
les chants avaient cessé, et le pays de Toulouse en
était à chercher, par une Académie, à ranimer la
poésie tout à fait morte, La gloire était autre part.
Pétrarque attirait sur lui l'admiration de toute
l'Europe. La faveur des grands le poursuivait jus-
que dans la retraite. Tout l'éclat que l'on soupçon-
nait avoir entouré les noms vénérés des Virgile,
des Horace, des Tite-Live, resplendissait autour do
celui du poète nouveau. Au milieu de ses études
0

lalipes, il consent à écrire dans la langue vulgaire


des oeuvres sur lesquelles il compte bien peu pour
sa, réputation dans l'avenir. Là encore nous voyons
reparaître l'influence des Troubadours. Pétrarque
les a lus, il les a étudiés, il les admire, Il a porté
sur eux un témoignage qui n'est pas un des moin-
dres litres de leur gloire, Il s'acquittait envers eux
d'une dette de reconnaissance. Plus d'une fois, en
effet, il leur a emprunté ses toqrs, ses expressions,
ses images, On sent en le lisant l'imitation éclater
de toutes parts; et, n'était plus de soin dans la dic-
tion, plus de délicatesse dans le sentiment, plus de
grâce, plus de suite; n'était enfin la différence que
devait mettre entre lui et ses devanciers du midi
de la France, toute la diversité des temps et de la
condition, en passant de la lecture de l'un à celle
des autres, on ne croirait pas avoir changé d'au-
teur,
C'est celle imitation tant de fois affirmée, tant de
fois contestée, que nous voudrions essayer d'établir
par l'étude des poésies lyriques des Troubadours cl
tic celles de Pétrarque.
I

! I

Les Troubadours; leur poésie lyrique; Ieureondilion; état do la


«
isociétô dont ils représentent les idées et les goûts,

Provençale, Limousine, Catqiane, tels sont les


noms divers sous lesquels on a désigné la langue
des Troubadours. Qu'elle soit sortie du latin, tout
le monde en convient, et il serait impossible de lui
assigner une autre origine. Saint Augustin (1) l'a
fait remarquer dans un de ses livres, les Romains
avaient pour politique d'imposer leur langue aux
peuples conquis par leurs armes. En vain les Grecs
possédaient-ils une littérature glorieuse, en vain
leurs vainqueurs se monlratent-ils jaloux de l'élu-

(i) De Civitat. Dei, I. i, ch. 7. Imperiosa nirairum civitas


«
non solum jugum sed etiara linguam suam domitis gentibus irapo-
nerc voluit. »
8
dier et de la connaître, il fallait que, dans le sénat,
rendant hommage à la vanité des maîtres du monde,
le descendant des Pôriclès et des Thucydide s'expri-
mât en latin.
En Gaule, malgré les efforts des peuples pour
renoncer à leur idiome, et pour apprendre la langue
des vainqueurs; malgré l'attention de Rome à sou-
tenir ce zèle et l'augmenter encore; malgré les
nombreuses écoles qu'elle fonda dans les principales
villes du pays soumis, le latin ne put jamais s'éta-
blir dans toute son intégrité, En Italie même, à
côté de la langue littéraire de Cicôron, il existait
une sorlc de jargon populaire, sorti des dialectes
rustiques de l'ancien Lalium. Relégué dans les cam-
pagnes plus particulièrement, il était habituel au
peuple des villes. Les façons de parler incorrectes,
les mois d'une pureté équivoque encombraient la
langue des pays voisins de Rome, et les plus beaux
esprits, les talents les plus célèbres et les mieux
cultivés ne devaient pas toujours s'en préserver en
écrivant. Qu'étaient-ce fdonc que ces Patiivinilcs
dont Quinlilien signale la présence dans Tite-Live?
Une langue si difficile à parler purement, si déli-
cate dans ses nuances infinies, si fine dans sa cons-
truction,-si'sujette enfin à des exceptions que l'a-
nalogie n'approuvait pas toujours, était fatalement
destinée à se corrompre dans la bouche même de
ceux qui l'avaient apprise dans les écoles, que de-
vait-il en êlrc dans la Gaule?
Sans doute, dans les villes, sous les yeux des
9
maîtres de rhétorique et d'éloquence, autour de
leurs chaires, on s'appliquait à la correction et à la
pureté. Que les magistrats restassent fidèles à la
synlaxe cl au dictionnaire, nous le comprenons ^ans
peine, il y allait de leurs charges, tant à Rome on
se montrait délicat sur le choix des termes et l'élé-
gance de la phrase! Mais le peuple, que de pareilles
craintes ne retenaient pas dans les bornes de la
grammaire, ne s'embarrassait guère des règles, et
il plaçait les mots au hasard, se faisant une langue
à part qui côtoyait ce|le des grands, celle des au-
teurs, s'en écartant sans scrupule à chaque fois
1

que l'exigeaient son instinct, sa paresse ou son


ignorance.
Le danger se montra moins grand, les esprits en
furent moins alarmés tant que l'empire romain
vécut et put se soutenir par lui-même. Mais le
lemps devait arriver où des ennemis allaient l'en-
vahir, mettre le trouble dans les villes, disperser
les écoles et leurs professeurs. Alors, dans le pêle-
mêle qui suivit les invasions des barbares, à la fa-
veur de la confusion et de l'ignorance qu'ils ré-
pandirent partout, la langue rustique populaire, qui
vivait contemporaine de la langue savante et polie
de Cicôron, de Titc-Live, de Pline et'deTacite, sor-
tit de son obscurité. A l'aide de ces auxiliaires
inespérés elle bat en brèche sa rivale, elle la mine
chaque jour et s'élève triomphante à la fin sur ses
ruines. Qui donc aurait pu la défendre au milieu
des calamités et des désordres de ces temps? Qui
10

donc eût songé à réclamer contre les ténèbres qui


croissaient chaque jour? Qui eût pensé à relever un
solécisme, ou à reprendre un barbarisme; au milieu
des afflictions qui ne laissaient nul repos à l'esprit,
nul goût pour la science et les livres (1)? Long-
temps, en effet, avant les Barbares l'infiltration de
la langue rustique avait commencé en Italie et en
Gaule; seulement les éludes cl les écoles en arrê-
taient les efforts, comme autant de digues puis-
santes; elles furent détruites par les peuples nou-
veaux, ' et dès lors rien ne put arrêter le torrent
davantage.
Voilà dans quel sens nous croyons qu'il faut com-
prendre celte assertion lant de fois répétée : que
les langues romanes sont nées de la collision du
latin avec les idiomes germaniques. Que l'on ne
dise plus : le latin a fourni les mots; le Goth, le
Franc, le Lombard, le Vandale ont enseigné une
grammaire nouvelle. Ce ne sont pas les Golhs, les
Francs cl les Vandales qui ont renversé le vieil édi-
fice de la langue romaine ; ce ne sont pas eux qui
ont porté les premiers coups. Non, les idiomes nou-
veaux étaient nés avant leurs invasions. Ils n'ont
fait que hâler un mouvement déjà commencé; ils
n'ont fait que développer, à la faveur de l'ignorance

(t) Apollinatis Sidonii. Epis t., lib il, x... « Tanlum incrcbuH
multitude» (lesidiosoruin, ut liist vei paucissiini quique inctain la-
tialis lihgtia} proprietatem de trivialium Baibaris morum rubiginc
vindicaveritis, cain brevi abolitam defleamus... » Et Passim» —*
Nova bibliotbcca voter, Patrum., etc.» t. !,
11

qu'ils apportaient avec eux, un germe dangereux


que les éludes* avaient toujours tendu à étouffer ;
c'est ainsi que dans un champ négligé des herbes
stériles s'élèvent, remplissent les sillons, et rem-
placent enfin les^ blés déjà forls.
.ILy a dans un coin de l'Europe, sur-les bords
du Danube, une nalion longtemps méconnue, et sé-
parée de la famille latine, qui réclame aujourd'hui
ses droits, et présente comme un titre authentique
l'idiome qu'elle parle et qu'elle tient des Romains*
La langue des Moldo-Vajaques, le Roumain, abonde
en mots, en inflexions, en locutions romaines déjà
surannées au lemps d'Auguste. C'est un rejeton de
plus de ce grand arbre qui a produit le Provençal»
l'Ilalien, le Français, l'Espagnol. C'est même un des
plus anciens, un de ceux qui ont conservé le plus
la sève antique, et l'époque de sa naissance peut
fixer avec certitude celle de tous les autres, Quand
Trajan, en l'année 105 de notre ère, eut soumis la
Dacie, il en extermina les habitants et y envoya à
leur place des colons tirés de l'empire romain (1).
Ces contemporains de Tacite et de Pline, ces soldats
de la Minervienne et de la Jumelle apportèrent dans
les pays qu'ils allaient peupler, non pas la langue
savante, mais la langue populaire et rusliquc, celle
qui remontait par ses bizarreries et sa prononcia-
tion à Ncovius et à Ënnius, celle enfin qu'avaient

\t) Eutrop. vm, 0: « Ex loto orbe roinauo intitulas copias lio-


niiiuiin Ir.iiisUilcrat ad dgroS et utbcs colciidas. »
12
parlée les plus anciens peuples de lilalie. De l'an
105 à l'année 274, ces colonies vivent paisibles et
fleurissent par le commerce; à celte seconde date
seulement Aurélien abandonne aux Barbares la rive
gauche du Danube. Dès lors cetle petite société est
séparée irrévocablement du, monde romain. Elle
reste comme un îlot perdu dans un océan de bar-
barie. Séparé du monde romain, défendu pai ses 4

montagnes contre les invasions des Goths, ce petit


peuple issu de l'Italie, continue à travers tout le
moyen âge, les traditions de sa naissance; chez lui
se conservent et les usages et les idiomes anciens
de la Sabine; et il nous ofl'rc un idiome néo-latin
qui s'est transformé de l'an 105 à l'an 274, et dont le
fond est le même que celui de la langue de l'Italie, de
la France, de l'Espagne et du Portugal. Que faut-
il en conclure? sinon que, 300 ans avant l'invasion
des Barbares, sui un sol purement latin, il existait
4

une langue rustique, d'où sont sortis, sans em-


prunter aucun élément aux peuples du Nord, les
idiomes que nous parlons aujourd'hui; que les lan-
gues portent en elles-mêmes les principes de leurs
changements, cl qu'ils s'opèrent sans tenir compte,
au fond, des vicissitudes extérieures; qu'enfin il
faut reculer jusqu'en 274, et peul-êlre même plus
haut, la naissance des langues romanes, sans avoir
recours à ce type intermédiaire entre le lalîn et les
langues modernes qu'avait imaginé M, Raynouard.
Il y eut au vi° siècle, dans le midi do la France, un
empressement, une ardeur extrême à faire refleurir
13

les lettres latines. Elles eurent, dans ces pays,


comme une arrière-saison ; la sève "n'en était pas
épuisée et elles produisirent encore quelques ra-
meaux. Faut-il rappeler ici tant de monastères cé-
lèbres, où l'on étudiait avec ferveur la philosophie,
la poésie et les belles-lettres? Faut-il citer ces éeoles
fameuses où' on lisait Arislote, Virgile, Gicéron,
Piaule, Calon et Varron (1). De toutes parts les
chaires renversées se relèvent, les Barbares favo-
risent les éludes et les embrassent avec ardeur. A
Clermont en Auvergne, à Agen, à Périgueux bril-
laient de célèbres docteurs. ' |;
Mais en vain les monastères essayaient de rallu-
mer le feu de la science ; en vain les prélats con-
sacraient leurs veilles à l'imitation des anciens ; en
vain lés Germains essayaient d'oublier leur barbarie
poUr se polir au contact des Latins ; le temps con-
tinuait ses ravages. Qu'eût-it importé, après tout,
que, dans un coin des Gaules, soit au nord, soit
au midi, dans la cour d'un prince ou dans le palais
d'un èvêque, les lettres eussent conservé leur éclat,
et que l'arbre antique eût refleuri avec une force
cl une vigueur nouvelle? Resserrés en d'étroites li-
mites, ces heureux effets d'une constante patience,
no pouvaient s'étendre bien loin. Les classes élevées
de la société pouvaient continuer encore à char-
mer leurs loisirs par des jeux d'esprit ; un Fortunat
pouvait continuer d'enchanlei une abbessc; le 1

(i) llisl, tilt, de la Franco, t. il» p. 28 cl ut>.


14
peuple, les masses devenaient de plus en plus in*
différentes à Celle langue latine, dont se paraient
avec orgueil les derniers descendants des Gallo-Ro-
mains. Sans doute, ils entendaient encore les ser-
mons, qu'on leur débitait dans cet ancien idiome;
il était encore asse^z» connu pour qu'un peuple tout
entier répondît par l'attendrissement et les larmes,
aux Irails éléganls et précieux d'un discours de Si-
doine Apollinaire, prononcé pour ramener la paix
entre deux partis divisés par la haine; mais le peu-
ple est plus grammairien par l'oreille que par le
style. Il comprenait les instructions qui lui étaient
faites dans une langue qu'il ne parlait déjà plus.
Cependant les idiomes nouveaux n'apparaissent nulle
part encore. Ils en étaient toujours, à l'élaboration
secrète et difficile. Ils ressemblaient à ces fleuves
qui coulenl longtemps sous la terre, avant de jaillir
en flots pressés à sa surface (1).
Des révolutions politiques, des doctrines héréti-
ques introduites de bonne heure dans ces contrées,
les éloignaient chaque jour davantage de la langue
latine. L'Eglise sentait que le midi de la France lui
échappait, et, des le Xe siècle, elle tenta de îo sou-
mettre à son autorité. Il y eut alors une sorte de
croisade littéraire, entreprise par elle sur le midi.

(t) M. G ému, introduct, à la clians. de Kola ml, XMl, a cherché


la langue française dans les chartes et les diplômes latins du Xe»
du »\e siècle. En remontant toujours il en a tiottvé, dans les noms
propres do liens» des II aces dès le ym% des te vil** siècle pciit-êlrc,
15
Des monastères du nord, où la science latine s'est
réfugiée et se conserve, parlent, à diverses épo-
ques, je dirais presque des missionnaires chargés
de reconquérir ces peuples que l'esprit de liberté à
saisis, et que l'hérésie pousse vers un langage po-
pulaire. Pour réparer les pertes faites par elle dans
ces pays, l'Eglise essaie d'allumer des foyers d'ins-
truction chrétienne» dans des lieux que n'avait pas
rendus célèbres l'ancienne culture ou profane ou re-
ligieuse du \Q ets du VIe siècle. C'est ainsi qu'à la
Chaise-Dieu s'élève une abbaye célèbre, et que saint
Hilairc, à Carcassonne, fonde uhej communauté
vouée sans partage à l'étude et à la science (1).
Dans toutes ces tentatives de ramener le midi à
l'orthodoxie, par l'influence latine, perce le désir de
domination de la France septentrionale. Mais ces
rêves d'unité durent s'évanouir devant la résistance
des pays rebelles. En vain, lès moines sortis des
contrées Frankes, vinrent s'établir dans les monta-
gnes de l'Auvergne, ils purent bien faire naître un
grand homme, car Gerbert fut leur élève et leur
chef-d'oeuvre, mais ils ne purent ressaisir les masses.
Les études que Charlcmagne avait transportées jus-
qu'aux frontières germaniques semblent s'avancer
un moment vers le midi, marcher vers les bords de
la Loire; mais elles ne franchissent pas ces limites,
et on les voit s'arrêler dans la France centrale, dans
la France où dominent les Capels, à Paris, à Char*

(I) Ampère» tlisl. tilt, de la France, t. III» p. 3I9.


10

\ très, à Orléans, à Tours ; et si le Poitou est le pre-


mier des pays du midi à jeter un plus vif éclat,
c'est que, par sa position sur la rive gauche de la
Loire, il se trouve en relation avec les provinces
situées sur la rive droite du fleuve.
Le signe et la cause de la séparation de ces deux
pays, c'est une langue nouvelle qui s'est formée,
établie dans ces régions, où elle règne à la place
de la latine qu'elle a détrônée. Elle s'est lentement
acheminée vers son point' de maturité ; ses com-
mencements ont été obscurs. Longtemps elle est res-
tée cachée, traitée comme une esclave, répudiée de
tous, excepté du peuple. Dans les Litanies Caro-
lines, dans le serment fameux des fils de Charle-
magne, elle s'est essayée, timide encore et bégayante.
Mais sous tontes les influences diverses dont nous
avons parlé, elles'est enhardie, fortifiée, cl au jour
où nous en sommes arrivés, elle remplace la langue
latine. Il est certain que celle-ci, au vmc siècle,
commençait à n'être plus vulgaire, et qu'au temps
de Hugues Capot, les troubadours, les jongleurs,
les comtes, les violais apparurent, Dans le nord,
des rois, comme Louis d'Outre-mcr, n'entendaient
pas le latin. Aîmon, évoque de Verdun, ayant à
parler à son tour, dans le concile de Mouson, en
994, le fit en Gaulois du temps, c'est-à-dire en
langue vulgaire (1). Si donc le clergé des provinces
du nord, où les soins de Charlcmagne avaient fait

(I) llist. lilk'r. de la Fiance, t. VI.


17

refleurir les études latines, en était venu à ce point


d'ignorance/ que devait-il en être pour le Midi, où
tant d'autres motifs puissants détournaient les peu-
ples de cette langue? Il nous reste enfin des mo-
numents irrécusables qui nous révèlent l'existence
du langage vulgaire. M. Raynouard (1) rapporte
des actes publics qui nous le font voir avec son
caractère, ses flexions, ses procédés nouveaux.
Ces actes sont, les uns de 960, d'autres de 1070
ou 1080; a ces dernières dates, l'envahissement du
nouvel, idiome sur le latin devient complet, et la
vieille langue se trouve presque toût-àf-fait évincée.
Du reste, le poème de Boece, achevé avant l'an
mil, ne laisse aucun doute sur la date de la forma-
tion définitive de l'idiome provençal.
Ainsi, du latin mêlé, dans des proportions diver-
ses , de Celte, de Goth et de vieux Gaulois, sortit,
après bien des siècles d'efforts 'et de travail, une
langue complète. Nous l'allohs voir bientôt s'épa-
nouir avec toutes les grâces de la jeunesse, et
resplendir à l'éclat du beau soleil du Midi. Si le
Provençal n'a pas formé les autres langues nêo-
latines, ainsi que le voulait M. Raynouard, il faut
avouer qu'il les a devancées tontes par ses produc-
tions littéraires.
Les pays où venait de naître et de se former le
nouvel idiome provençal, se trouvaient par le fait
même d'une langue nouvelle séparés à jamais du 1

(t) Raynouard, t. H, Choix des poésies des Troubadours, p, cxxvt.


18
Nord, où régnait l'influence germanique. Toutes
pleines des souvenirs de la civilisation Romaine, les
régions méridionales de la France n'avaient vu
qu'avec effroi le joug des habitants du Nord s'appe-
santir sur elles. Plus elles avaient fait d'efforls pour
se rapprocher de là politesse de leurs conquérants,
plus elles avaient eu de^ regret à voir briser par des
barbares cet édifice qu'elles avaient si précieuse-
ment élevé. Quelle différence en effet entre les Gallo-
Romains voluptueux, partisans des commodités et
des raffinements de la Vie, et les sauvages guerriers
de la Scandinavie? Rappelez-vous le luxe des Villa
dont Sidoine Apollinaire nous a laissé les com-
plaisantes descriptions, et jugez de la confusion qui
1

suivit l'arrivée de ces hôtes farouches. Soumises un


instant, ces provinces n'acceptèrent jamais leur ser-
vitude. Elles rongeaient en silence le frein de leur
esclavage, prêtes à s'échapper au premier signe.
L'histoire est pleine des tentatives d'indépendance
qui occupèrent l'attention des rois Francs depuis
Glovis jusqu'au jour où un nouveau royaume s'éta-
blit au midi de la France. Les années de repos qui
suivirent la domination de Charles-Martel ne furent
pas de longue durée. Les tulcurs de Charles, le
plus jeune des fils de Lolhaire, blessèrent par leur
arrogance, l'esprit fier et* indépendant do ces peu-
ples à demi conquis. Les chefs ne manquèrent ja-
mais pour les conduire à la guerre. Plus d'une fois
l'Aquitaine se soulevaavec fureur; toujours Vaincue,
elle ne renonça au projet de reconquérir sa liberté
19
qu'après de longues défaites, et de sanglantes expé-
ditions. En 876, Charles-le* Chauve nomme le
comte Bozon d'Autun comte de Provence, ajoutant
à cet apanage le pays de la Lombardie. Mais en 879,
à la mort de son protecteur, Bozon se déclare indé-
pendant et se fait donner lo tilre de roi. Tandis que
la Provence proprement dite se faisait des destinées
indépendantes, la première et la secondé Aquitaine,
la ville et le pays de Toulouse, la Gascogne et le
Languedoc, et les pays conquis par Charlemagne
en Espagne, voyaient s'établir pour elles une do-
mination nouvelle. Ces pays, qu'en 778 Charlemagne
avait formés en royaume et donnés à son fils Louis,*
s'affranchissaient sous Fredelon. C'était lé dernier de
ces comtes ou custodes à qui l'empereur avait
confié la défense de son fils. L'obéissance qu'ils
avaient promise au puissant empereur, ils s'en
croyaient dégagés à l'égard d'un prince dont les
mains languissantes étaient peu propres à tenir un
sceptre.
Raymond, frère de Fredelon, rendit, en 864, hé-
réditaire dans sa famille lé pouvoir que Charles-
le-Chauve no pouvait lui enlever. Ses successeurs,
au nombre de quinze, devinrent redoutables; ils
surent se donner une puissance qui les fit un objet
d'envie et de terreur pour leurs voisins.
Ce fut pendant ces années de prospérité que
s'augmenta la dislance qui séparait déjà les deux
nations rivales du Nord et du Midi. L'histoire qui
se tait sur cette période de la vie de ces derniers
20
peuples, nous apprend assez par son silence qu'ils
furent heureux et purent sans contrainte se déve-
lopper suivant la nature de leurs instincts et de leurs
goûts. Tout le temps dont les annales ne rapportent
rien fut sans nul doute employé par eux à réparer
les dommages que la conquête avait fait subir à
leur civilisation. Ce ne furent pas des années per-
dues dans le loisir et l'ignorance. Le commerce qui
n'avait jamais cessé dans ces pays, y ramena à pleins
canaux l'abondance et la richesse. Marseille et les
villes nombreuses qui bordent la Méditerranée, con-
tinuèrent avec t les nations voisines leurs relations
*el leur trafic. Aussi quand se dissipent les ténèbres
du ix> et,,du xe siècle, c'dst l'éclat jeté par les Pro-
vençaux, par les pays de l'ancienne Aquitaine, qui
d'abord étonne, scandalise même les peuples voi-
sins encore à demi barbares. Quel objet d'admira-
tion pour les habitants du Nord qu'enveloppent
toujours les tristesses de la Germanie, de voir une
civilisation toute nouvelle briller dans les terres du
Midil
L'histoire a conservé le souvenir de l'impression
faite sur les peuples du Nord par le luxe des habi-
tants du Midi. C'est du pays de Toulouse que partit
Constance, fille de Raymond Taillefer, pour aller
épouser le roi Robert. S'il faut en croire l'historien
Glabcr (1), ce mariage fut la cause du luxe et du
libertinage des moeurs qui s'introduisirent dans le

(I) Glabcr, Recueil dés llist. de France, t. x


21

royaume des Français. Cet écrivain rapporte en


effet, qu'une foule de jeunes gens vains, turbulents
et légers, sans bonne foi, sans moeurs, sans dé-
cence, vrais farceurs par leur ajustement, leur ton
et leurs manières, accompagnèrent la princesse et
bannirent de la cour du roi la modestie et la sim-
plicité. Ils étaient presque tous de Provence, car les
historiens disent qu'ils venaient d'Arles, où Guil-
laume Taillefer demeurait depuis son mariage avec
Emme. Ce texte est intéressant et curieux. C'est le
cri d'alarme que jette, le Nord à l'approche d'en-
nemis qui menacent ses habitudes de vie laborieuse
et pénible. Déjà apparaît chez ces hommes venus
du Midi toute la frivolité de notre race. Les usages
délicats voilent la grossièreté du vice sous des de-
hors aimables. Glaber leur reproche encore de se
faire raser le visage et le derrière de la tête, ce qui
leur donne un air de comédiens. Leur habillement
aussi nouveau n'est pas épargné davantage (1)'.
Nulle part, mieux que dans ces lignes, n'éclate
l'opposition du caractère des peuples : d'un côté,
le travail, les fatigues de la guerre, la culture des

(1) Glabcr, Recueil des llislor. de France, t. x, lib. ni, p. 42 :


« Coepcrunt confluere... in Franciam atque Burgundianï, ab Avernia
et Aquitania homincs omni levilate vanissitni, moribus et Veste dis-
torli, armis ctequorum Phaleris incompositi, a medio capitis eomis
nudati, hislriomun more barbis rasi, caligis et ocrcis .turpissimi,
fidci et pacis foedere omnino vacui. Quorum itaque tiefanda exetn-
plaria, bout proh dolort tota gens Francorum tmper omnium ho-
ncstissima... rapuit, douce omnis foret ncquitiai et turpitudinls
iltorum cotiformis.
»
champs, l'habitude'de la pauvreté et de l'épargne;
de l'autre, le commerce, l'aisance, le luxe, la ga-
lanterie, la frivolité et lés arts. Le même Glaber
rapporte les malheurs, les pestes, les discordes, les
révolutions qui troublaient la France du Nord (1).
Ces pays, on le voit, désolés par de si cruels fléaux
étaient loin de ressembler à cette Provence riante,
splendide/à ces villes de Languedoc si riches, si
florissantes dont Théodulfe, au temps de Charle-
magne, rendait déjà un si brillant témoignage.
Envoyé par son maître en Provence afin de s'assu-
rer de l'exactitude des jugés à remplir leurs fonc-
tions, Théodulfe,,homme lettré, a laissé une pièce
devers latins sous le titré d'exhortation aux juges (2).
Ce n'est autre chose que le compte-rendu de sa
mission. Ce qu'il dit des villes de France pourrait
sembler à peine croyable. Nîmes est représentée par
lui comme une ville dés |)lus vastes et deS mieux '
ornées, Toulouse y a l'épithète de belle, et Arles
est appelée la capitale du mondé» Il parle aussi du
commerce qui fait partout couler la richesse et l'a-
bondance, el il indique dans le pays une grande
circulation de monnaies étrangères. Tout dans ces
contrées semblait donc fait pour inviter à la poésie
et aux beaux-arts.
Sous l'influence de la civilisation romaine qui
paraît alors renaître et se développer avec une nou-
(1) Glabef, cap, IV, pv47.
(2) Théodulfe, Parcelles., ad judices. V, 162-253, Sirmond, var.
opcr.,t. Il, p. 1032,
vellc force, les moeurs germaniques des peuples
envahisseurs un moment dénaturées par les entraî-
nements de la conquête, reparurent avec la simpli-
cité et la vertu dont Tacite les a louées. Le chris-
tianisme par sa puissante action rendit ces qualités
naturelles plus fermes, plus constantes et les éleva
d'un degré. Alors souffla dans les contrées méri-
dionales un esprit tout nouveau, tout inconnu à
l'antiquité, nous voulons dire celui dé la chevalerie.
Les bons instincts de l'âme, en se développant sui-
vant les lois de la nature, avaient bien pu chez les
peuples anciens, chez les nations mqdernés, exalter
quelques sentiments au fond des coeurs, la géné-
rosité, l'oubli de soi-même, la clémence avec les
ennemis et les vaincus. La chevalerie, à ce titre,
pourrait remonter aux temps les plus reculés de
l'héroïsme grec, et Thésée pourrait passer à nos
yeux pour le premier et le plus ancien des cheva-
liers. M. Ampère, dont le vaste savoir agrandit tou-
jours les horizons du sujet qu'il traite, nous montre
chez les Chinois, chez les Scandinaves quelques
traces fugitives, quelques effets passagers de ces
puissances heureuses de notre âme, mais nulle part
il ne les voit aussi fortement, aussi constamment
produits que dans la Provence. Ce fut là en effet
qu'avec la féodalité se développa ce système de mo-
rale généreuse et exaltée qu'on appelle la cheva-
lerie.
A peine assises dans leurs conquêtes les nations
du Nord furent saisies par- le christianisme, qui
24
dans ce sol déjà tout préparé, enfonça fort avant
ses racines, Etablies désormais dans les pays qu'elles
avaient conquis, débarrassées des soucis d'une vie
aventureuse et remplie de périls f elles oublièrent
bien vile leur férocité.. On a remarqué* que les
Francs de Qrégoire <je Tours ressemblent bien
moins aux chevaliers du moyen âge que les Ger-
mains primitifs de Tacite, et dan? J'élude des élé-
ments dont s'est formé l'esprit chevaleresque, il ne
faut pas oublier les détails précieux que nous donne
l'écrivain de la Germanie. L'investiture des armes
par la famille, le respect pour la femme poussé
jusqu'au culte,* jusqu'à J'adoration; la bonne foi,
l'observation rigoureusede la parole donnée, quand
la force pourrait briser tout engagement, cette fidé-
lité au serment que Tacite comprenait à peine et
taxait d'opiniâtreté, n'est-ce pas là tout le code
d'un chevalier? Est-il rien qui manque au fomis es-
sentiel de celle institution? Laissez maintenant le
christianisme s'emparer de ces premiers éléments,
les fortifie/, les étendre, les tourner au profit des
bonnes moeurs el vous aurez l'oeuvre capitale du
moyen âge, 4
.^ s

En aucun temps-le clergé, par son désir ardent


de domination universelle, ne servit mieux les bonnes
moeurs et le véritable progrès de l'humanité. La
féodalité s'élevait menaçante contre lui, la cheva-
lerie même semblait s'annoncer en rivale d'influencé
et de pouvoir, itsongea à s'en emparerjil en fil
une espèce d'ordre religieux. Dé là les liles cl les
25
cérémonies ; l'investiture des armes par un prêtre,
les veilles d'armes, les jeûnes, les prières et les
voeux. Il fallait régler, tempérer, tourner à bien
cette ardeur des combats, celte recherche passionnée
des aventures, où l'honneur, mobile inconnu aux
anciens, poussait les conquérants sortis de la Ger-
manie, Les secours à donner aux faibles, les injus-
tices à combattre, les torls à redresser, la religion
du serment, la charité et l'amour répandus sur tous
les hommes, tels furent en théorie, et jusqu'à un
degré très haut dans Ja pratique, les devoirs les
plus pressants des chevaliers. Mais l'Eglise malgré
tous ses efforts, malgré toute sa puissance, ne pou-
vait /pas tellement s'emparer des esprits qu'ils ne
lui échappassent par un point. En vain l'on s'ap-
pliquait à rapprocher l'ordre chevaleresque de l'or-
dre ecclésiastique, à tracer à l'un les mêmes de-
voirs et la même route de sainteté et de perfection
morale qu'à l'autre, La galanterie combattit ces
desseins et fit entrer l'esprit du monde triomphant,
là où l'ascétisme aurait dû régner au gré de l'É-
glise. L'amour en effet avec toute son exaltation,
ses finesses, ses délicates recherches fut le carac-
tère de la chevalerie dans le Midi. Les femmes ré-
gnèrent en ' maîtresses de tous tek coeurs. Tandis
que dans toutes les sociétés antiques, chez les
Grecs, chez les Romains, l'amour n'était qu'un fléau
détestable une funeste malédiction, une passion
-
incurable et furieuse.-Vénus enfin tout entière à sa
20
.profe attachée (1), la chevalerie le proclamait le
grand principe des vertus, le seul mobile de la gé-
nérosité, de la vaijlance; et l'essence surtout de ce
qu'au moyen âge on appelait la courtoisie. L'amour
ne fut plus autrement compris et chanté par les
nombreux poètes qui naquirent en Provence,
Ainsi, le christianisme,* les vertus originelles des
peuples de la Germanie réchauffées par le feu de
la civilisation romaine, rajeuniesÏpar cette sève
antique qui n'avait jamais cessé de, circuler dans
ces régions, formèrent la chevalerie. L'influence
des Arabes fut moins grande qu'on ne l'a supposé, 11
n'y eut jamais, de ressemblance complète entre jeur
chevalerie et la nôtre. La leur, dit M* Ampère, ne
fut jamais qu'un ensemble de sentiments sans passer
dans les moeurs par des institutions régulières et
précises. I^a chevalerie était ^déjà formée en France,
quand les deux peuples se rencontrèrent en Espagne
et dans la Terre-Sainte. Les Musulmans ne contri-
buèrent en rien à sa création, ils ne firent que
donner amç chevaliers plqs d'élégance, plus de
grâce et de délicatesse. On peut dire^enfin, l°Ur
jours avec M. Ampère, que la cbevajerie fut une
fleur du Midi; le germe en avait été.apporté du
Nord, le christianisme,et la civilisation romaine le

(1) Horace, Lyric., lib. i, c. xix :


In me tota ruens Venus
Cyprum désertât. *
27

développèrent; il lui manquait un parfum, il lui


vint de l'Orient.
De la prétention plus ou moins sérieuse aux
qualités, aux habitudes dans lesquelles on faisait
consister la chevalerie, résulta pour le midi de la
France aux XIe, xn° et xiu° siècles, un ensemble de
moeurs des plus brillantes et des plus originales.
C'était un mélange singulier de bravouro, d'huma-
nité, d'exaltation amoureuse; un mélange aimable
dMlégance, de politesse et de bienveillance auquel
on donna le nom de courtoisie, C'était enfin, dit
M, Fauriel, « une culture d'esprit encore toute
poétique, toute au profit do l'imagination », C'est
dans Je récit de la croisade des Albigeois, publié
par M, Fauriel, qu'on peut saisir dans toute son
étendue, la haute opinion qu'on avait alors dans le
Midi de la culture sociale des pays envahis par la
guerre. L'historien poète ne ^laisse passer au-
cune occasion de manifester sa conviction à cet
égard. Laissons parler M. Fauriel (1); « C'est tou-
jours dans des termes généraux, aussi obscurs pour
nous qu'ils étaient sans doute positifs et clairs pour
lui, qu'il essaye de caractériser cette culture toute
chevaleresque, et désigne les vertus, les avantages,
les manières d'êlre qui en étaient à la fois la con-
séquence et le signe. Par le nom de Parage (Pa-
ratge), il exprime la noblesse, non pas unique-
>

(I) M, Fauriel, Hist. de la croisade des Albigeois, introduct


, y
p. LXII.
28

ment de race, mais celle qui consiste dans la


culture de l'âme et de l'esprit, celle qui se ma-
nifeste par la courtoisie et la générosité. » Drei-
turat c'est-à-dire l'amour désintéressé, prix, valeur,
merci (Prclzt valenza, merces), désignent dans celte
langue l'habitude des ('qualités morales par les-
quelles un homme se distingue d'un autre, Notre
historien se figure cet état de moeurs, comme un
état idéal de joie et d'allégresse; comme un monde
où tout est vie, splendeur et lumière, comme un
vrai Paradis.
L'intelligence des Troubadours devient impos-
sible, leur poésie, n'est qu'un vain jeu de l'esprit,
un ramage sans valeur, si l'on ne cherche dans
5

leurs chants l'expression des idées et dos sentiments


qui faisaient la vie de cette époque. Courtisans as-
sidus des seigneurs dont l'occupation la plus chère
était la poursuite des qualités que la chevalerie im-
posait à ses adhérents, ornement nécessaire des
-

fêtes dans lesquelles éclatait l'esprit de galanterie


et d'amour, lé plus souvent amis très équivoques
des plus nobles dames, ils ne font que traduire par
leurs chansons et présenter à tous les yeux l'idéal
que chacun enviait. La différence des moeurs che-
valeresques fil toute la différence entre le Nord et
le Midi, toute la différence entre la littérature
des. Trouvères et celle des Troubadours. La cheva-
lerie n'eut pas sur les uns et sur les autres la même
influence, Les Trouvères restèrent plus longtemps
fidèles aux premiers principes de celle institution,
29
et conservèrent l'esprit qu'elle avait à sa naissance,
Elle ne se présenta pas d'abord en eflet cpmme un
ensemble brillant des préceptes d'un art d'aimer où
la délicatesse du sentiment semblait le plus glorieux
objet de tous les efforts, Toute guerrière à son ori-
gine, elle avait la simplicité, l'austérité des moeurs
militaires. Par là surtout elle devait plaire aux na-
tions germaniques, Les travaux à supporter, les
fatigues à subir, la force employée à secourir les
faibles, tel avait été d'abord le code de la cheva-
lerie, Le Midi avait, dans les premiers temps, em-
brassé la dureté de ces moeurs, Les /souvenirs des
grandes expéditions de Charlemagne en Aquitaine
et en Espagne; les luttes héroïques de ces ducs in-
vincibles et toujours menaçants avaient dû pénétrer
Irop avant dans les imaginations populaires, pour
n'avoir pas été célébrés dans des chants originaux
et épiques, Déjà ces chansons de gesles, ces cycles
divers, communs tout à la fois au Nord et au Midi,
Mais bientôt la muse du Midi renonce à chanter
seulement les exploits guerriers. Populaire par les
cycles.el les épopées militaires, elle répudie bientôt
celte gloire. C'en est une nouvelle qu'elle poursuit,
elle se transforme pour l'atteindre.
,
Au midi de la Loire l'influence.des richesses, de
la paix, du bien-être qui la suit, l'effet de cette
'molle température,ont détendu le ressort des âmes ;
plus de guerres à soutenir, plus de combats à
livrer; à\quoi bon retracer sans cesse aux yeux
ces tableaux^ importuns d'une vie que désormaisfon
30
néglige et l'on dédaigne? La muse dès lors se fit
châtelaine et galante. Au milieu des festins, des
fêles elle improvise ses joyeuses chansons, et tandis
que sa soeur du Nord restait fidèle aux premières
leçons de la chevalerie, elle inaugurait, elle, une
nouvelle époque dans les moeurs aussi bien que
dans la poésie, '*\
Ne la recherchez plus désormais sur les places
publiques, au milieu des assemblées du peuple,
elle est devenue habitante des châteaux et comme
h
telle elle a revêtu une livrée spéciale, Plus de naï-
veté dans la forme, de simplicité dans les allures;
elle poursuit maintenances difficultés, elle se joUe
avec elles, s'impose mille entraves d'où elle se plaît
à s'élancer plus alerte et plus vive. Les auditeurs
qu'elle assemble ne se pressent plus pour écouler
avec avidité le récit des grands coups d'ôpée, des
morts héroïques des Paladins et desPreux, Ils sont
plus subtils et plus délicats. Si les longs romans
leur plaisent encore, ce ne sont plus ceux de Char-
lemagne et de Roland; c'est l'histoire d'Arthus,
celle d'André de France qui se laissa mourir d'a-
mour; ce sont les chagrins, les joies, les voluptés
de Tristan et d'Iseult, qu'ils préfèrent. Encore ne
faut-il plus, au moment où nous en sommes, leur
en faire de trop longs récits; un trait en passant,
une allusion, un mot suffit à leurs mémoires toutes
remplies de cestlectures.
^ , - •

Ainsi se montre à nous à la fin du xie siècle la


.
littérature provençale{ Qu'on ne s'étonne* pas de
31

son élégance, de sa finesse, de ses formes recher-


chées et tendues; le temps nous a dérobé ses pro-
grès lents et successifs, Quand elle nous apparaît
elle entre pour ainsi dire dans son adolescence,
mais elle s'élance toute parfumée de Yobrador d'un
seigneur, C'est une patricienne qu'entourent les
élégances de la vie; entre elle et son passé tout est
rompu ; nul souvenir, nulle alliance.'
En tête des Troubadours qui pendant deux siècles
ont rempli de leurs chants les cours et les châteaux,
il faut placer Guillaume IX, comte de Poitiers. Par
lui s'ouvre la liste de ces poètes brillants, tout éf jn-
celants de verve et de jeunesse. C'est sous le fialro-
nage/d'un grand seigneur que la littérature pro-
vençale prend possession du monde méridional.
C'est du comté de Poitou, des bords de la Sôvre
Niortaise que parlent les premiers accents lyriques?
d'une,poésie formée depuis longtemps en silence/
et qui se montre pour la première fois au grand
jour.
M, Fauriel avait établi qu'au-dessus de l'Aveyron
et des Cévennes, la poésie n'était qu'un ^passe-temps
élégant des cours, il avait affirmé qu'en Auvergne,
dans le pays du Puy, les grands seigneurs comp-
taient seuls parmi?les poètes. L'histoire des Trou-
badours, d'éludé attentive de leurs biographies, peut
facilement'prouver le contraire; à l'aidé de ces do-
cuments on peut, en effet, trouver une classifica-
tion plus large et' plus vraie des divers' poètes au
moyen âge,* Gelte étude amène à indiquer avec
32
,
quelque certitude les foyers où s'est allumé le feu
de la poésie, les destinées de l'art dans les diffé-
rentes parties du Midi, et ses migrations de l'une à
l'autre. La condition où les poètes sont nés mérite
encore d'être observée; leur caractère est différent
selon qu'ils appartiennent aux ordres différents de
la société féodale, Un je nesais quel goût de terroir
domine aussi dans leurs oeuvres, et nous les fait
sans peine distinguer les uns des autres. Ainsi dans
le Poitou, la Sainlonge, la Guyenne nous ne ren-
controns que des grands seigneurs poètes aux mo-
ments de leurs loisirs. Us ont une liberté de lotir ;
une audace dans la diction, une hardiesse dans
l'expression des sentimentsqu'ils font connaître aux
dames, que rarement on rencontre dans les autres
Troubadours moins favorisés par la naissance et la
fortune. Savaric de Mauléon, Richard de Barbezieux
en sont les noms les plus célèbres,
Tandis que l'art des vers ne servait dans celte
zone du Midi qu'à égayer de grands seigneurs, vi-
vant au sein du luxe et dé l'abondance, la cheva-
lerie faisait de rapides progrès dans deux contrées
opposées l'une à l'autre par leur situation. En Gas-
cogne et en Auvergne, ce n'étaient pas seulement
les hautes classes qui s'efforçaient d'atteindre à la
courtoisie, à l'élégance des moeurs et aux précieuses
qualités de l'esprit. L'enthousiasme descendait dans
le peuple. M, Fauriel nous apprend encore dans son
introduction à l'histoire de la croisade des Albigeois,
que les moeurs chevaleresques n'étaient pas exclus!-
33

vemenl celles des hautes classes féodales ; « Les idées,


nous dit-il (1), et les habitudes de la chevalerie
étaient descendues assez bas dans la sociélé géné-
rale, Les simples bourgeois aspiraient habituelle-
ment au titre de chevalier, ils l'obtenaient aisément,
et il s'était formé dans les villes, une classe nom-
breuse qui se piquait d'imiter les moeurs élégantes
dont les châteaux avaient donné l'exemple. La che-
valerie était devenue une espèce de lien entre les
villes et les cour?, entre la démocratie et la féoda-
lité, » « f
Aussi voyons-nous dans l'un et' l'autre pays une
foule de poètes plébéiensqu'ont illustrés leurs chan-
sons harmonieuses; bourgeois, fils de bourgeois,
ouvriers même abondent dans la liste des Trouba-
dours de la .Gascogne, ' Marcabrus, Gercamons,
Pierre de Valeira ne sont pas les moins célèbres
par leurs talents, et les moins obscurs parleur
naissance. Ils ne sont pas les seuls à cultiver la
poésie. Des noms glorieux que la féodalité réclame
se trouvent à côté des leurs, Elias de Barjoîs lutte
en talent, en poésie avec JauffreRudelj'c'estlefils
d'un marchand qui dispute au prince' de Blaye la
palme des beaux vers et la réputation de la cour?
toisie.
En Auvergne, les efforts du peuple et de la bour-
geoisie pour atteindre au même but no sont pas
moins sensibles. Ce n'est pas avec moins d'ardeur

(t) M. Fauriel, Introduction à l'Histoire de la Croisade, p. XLII.


3
M
que Pierre d'Auvergne et Pierre Rogier, tous deux
sortis du peuple, conquièrent le titre de grands
poètes, et qu'ils méritent encore, un siècle après,
d'être nommés par Pétrarque (1), Dans le Périgord,
le Limousin et le Quercy, les mêmes faits se repro-
duisent encore, plus nets peut-être, Là on voit les
bourgeois, le peuplo même^entrer en rivalité poé-
tique avec les nobles seigneurs, C'est dans le Li-
mousin quo naquit le fougueux et célèbre Bertrand
de Born. Il imprime à la poésie provençale le ca-
ractère de son esprit; elle est avec lui emportée,
ardente, incisive; on voit dans ses vers ressortir à
plein l'homme de guerre, le chevalier impétueux,
mais son nom n'est pas le seul qu'environne l'au-
réole poétique.
Plus tendre, Giraud de Borneilh soupire des
chansons amoureuses, il chante les élans du coeur,
les peines et les tristesses de l'amour. Aux accents
<

mélancoliques de sa muse, à ses soupirs prolongés,


on sent qu'il est sorti , des classes les plus basses ;
le talent seul peut rapprocher son nom de celui de
Bertrand. Bernard deVentadour n'apprend-il pas
auprès du four de son père celle poésie touchante
qui rendra sensible à sa passion la femme de son
maître, et répandra son nom eti Espagne et en
Italie? Que les nobles seigneurs d'Uisscl se réunis-
sent dans leur château, pour illustrer leur famille
par le* talent des vers, un malin bourgeois d'Uzerche,
(1) Pétrar.^Trionf. d'Amore, c? iy.
35
Gaucelm Faydit, toujours errant, toujours gai, tou-
jours en quête d'un bon repas, d'une bonne au-
baine, va porter plus loin la gloire dé son nom, et
se faire jusqu'en Lompardie la réputation d'homme
courtois et poli, Le Périgord doit à la noblesse qui
l'habite le plus grand nom de la poésie provençale.
Arnaud Daniel, esprjt subtil, grand seigneur ins-
truit, met le «comble aux difficultés de son art. Il
semble qu'il veuille opposer une digue au débor-
dement de poésie qui inonde Jes villes. C'est un
patricien jaloux delà diffusion du talent;'il vou-
drait le resserrer en de plus étroites limites, en
constituer, pour ainsj dire, un fief à la noblesse,
un apanage aux classes élevées, Mais voilà qu'à côté
de lui, dans un atelier, le démon des vers, l'en-
thousiasme poétique va saisir un ouvrier; il est ravi
à son métier, il s'en va de ville en ville, et jusqu'en
Grèce, porter l'éclat de son talent. Sarlat s'honore
de cet enfant glorieux, Ainsi, contrairement à l'o-
pinion de Mi Fauriel, en Auvergne, en Gascogne;
dans^eXimousin; dans le Quercy, la poésie^ des-
cend dans les rangs dû peuplé et de la bour-
geoisie. *'
-
*
« s ' .
^
La Provence proprement dite semblé avoir con-
-
servé avec plus d'obstination à la poésie son carac-
tère féodal. Sur la rive droite comme sur la rive
1

gauche du Rhône, ce sont dés noms pleins^de no-


blessé qui remplissent les listes dés Troubadours.
C'est à la cour des comtes de Vienne, de Forcal-
quier, du marquis d'Aupt, chez les seigneurs de
30

Baux, souverains d'Orange, que les poètes trouvent


des protecteurs zélés, des admirateurs empressés;
Rambaud de Yaqueiras, Guy de Cayaillon, la com-
tesse de Die, sont les poètes de ces réunions, les
chanteurs de ces cours élégantes, A peine y ren-
conlre-l-on quelques noms populaires, Durand de
Paernes, fils d'un tailleur, Fôlquet de Marseille, fils
d'un marchand. La poésie dans celle région se pré-
sente donc avec un caractère particulier. Plus de
subtilité dans le sentiment, plus de finesse dans l'ex-
pression, une sorte de coquetterie, une affectation
de grâce maniérée, tels sont les traits qui la dis-
tinguent. ' t
D'ailleurs l'effort de ces poètes à quelque con-
trée qu'ils appartiennent, c'est le perfectionnement
de la forme, par un travail assidu, difficile et même
prétentieux. C'est par là qu'ils affectent de se sé-
parer des anciens jongleurs ; qu'ils aspirent à mé-
riter le nom glorieux de Troubadour qu'ils ont in-
venté pour eux. Cet art singulier de Trobar} la
vertu poétique que désigne ce terme n'éclate pas à
imaginer des pensées nouvelles, des traits de sen-
timent inconnus jusque là; chacun,ne se montre .
jaloux que d'inventer une coupe de vers plus har-
die, un entrelacement de rimes plus difficile, un
arrangement plus symétrique du couplet. Ce travail
qui nous semble, futile aujourd'hui faisait alors la
gloire des poètes, et marquait une ère nouvelle
dans le développement de la civilisation méridio-
nale.
37

Les Joc\$t@, Joculatom, MinùteOm (1), chanteurs


populaires, errant de ville en ville et de châleau en
château, avaient suffi dès le vnr3 siècle à contenter
les seigneurs grossiers et belliqueux. Joueurs d'ins-
truments, ils ajoutaient à leur profession de chan-
teurs et de musiciens le talent de faire des tours
de passe-passe,«La danse des chiens et des singes
savants, excitait aussi bien que la poésie, les ap-
plaudissements et l'admiration des seigneurs. Il n'y
avait point de fête* qu'ils n'embellissent par leurs
cliànls, Boniface, marquis de Toscane, s'ôtant uni
à Béatrice de Lorraine, le moine Domnizo écrit à
celte occasion : , i
i 'Tympana
< t * t
* **
cum cltharis stivisque sonant lieic,
<%. * «

-' ' Ac dédit insignis'Dux proemia maximamimis(2).


*• l -i*i II * l '» ' f* i r y" % ' '< f '
L'invasion de, la chevalerie diminua, leur faveur.
t
Les esprils devenant plus délicats, les plaisirs furent
plus délicats aussi; et les jongleurs durent céder
la place aux élégants Troubadours, Ils ne dispa-
rurent pas tout d'apord,^longtemps ils luttèrent
contre leurs rivaux, et; plus d'une fois, relégués
dans les genres subalternes, ils ravissaient aux
Troubadours un auditoire trop sensible aux contes
graveleux et grivois qu'ils opposaient aux subtiles
chansons dé leurs rivaux (3). Quelques eussent été

(!) Voir Dueangc à ces mots.


(2) Domnizo. Vity Mathildis, lib i, cap. 10.
(3) V. Giraud de Borneilh, Raynouard, Ciioix des Poés. orig.
des Troub., t. îv, p, 292.
38
les progrès des esprits, il restait encore plus d'une
trace de l'ancienne ignorance; après le chant des
Troubadours on voyait avec plaisir reparaître l'an-
cien bateleur des premiers temps, et ses exercices
joyeux, ceux dont nos places publiques s'égayent
encore (1). Habiles à manier la symphonie, la man-
dore, le monocorde, le psaltérion, la rote et le
violon, ils étaient indispensables aux poètes de
cour; ils leur prêtaient leur talent pour mettre en
musique les vers composés par eux, ils les répan-
daient au loin et les faisaient valoir par un débit
ingénieux. Souvent, à force de réciter les vers d'au-
trui, ils finissaient par en composer eux-mêmes et
devenaient Troubadours, comme Pistoleta, comme
Aimery de Sarlat (2). Trompé par ces transforma-
tions, il paraît que le peuple ne saisissait pas tou-
jours les nuances qui séparaient les jongleurs des

(t) Raynouard, t. v, p. 111. Gtraud Uiquîcr :


« Goscls que fan sautar
Simis o boex o cas *

0 que fan lurs joex vas


Si corn de bavastels
Ni contrafati aticols. »
(I) Giraïuï de Gâlâttson. Rayn., t. V, p. 168 :
«Ë paucx pomcls
Ab dos cotels
Sapchas gitar et retenir.».*
Ë sitolar
E matidurcar
E per catre sercîcs salir. »
(â) ha>n. V. Bit), iWtfM 13.
39
poètes. Une pareille confusion ne pouvait se faire
sans blesser la vanité et l'orgueil des Troubadours.
Aussi Giraud Riquicr réclame-t-il contre cette mé-
prise outrageante, et dans une supplique adressée
au seigneur Alphonse, roi de Gastille, il demande
qu'un mot d'honneur soit créé pour le poète, et
que le litre de Doctor de Trobar le distingue de ses
rivaux subalternes (1).
Qu'étaient donc les Troubadours? Il est facile do
le comprendre après ce que nous venons d'expo-
ser : des poètes galants, instruits (2) à leur ma-
nière, tenant l'art qu'ils professaient en grande
estime, écrivant pour les nobles sociétés et chan-

(1) Giraud Riquicr, Diez, la Poésie des Troubadours, trad. de


M. de Roisin.
(2) Pierre de Corbiac. Rayn.» t. v, p. 311, nous fait connaître,
dans Une pièce de 810 vers, do 12 syllabes, quelle était la science
d'un Troubadour s
En totas las set artz sut assâtz conoissens,
Per gramatica sai parler latinamcns,
Dcelinar c costruirc c far derivamens....
Ë m'gar de Barbarisme en pernunciamens.
Per dialectica sai molt razonablamenz
Apauzar et repondre et falsar argumens,
Sophismâr c conduire» e tôt ginttosamens
Mcnar mon adversari a dcsconfczimcns,
De Rhctôrica sai per bols afacliameiis
Colorar mas paraulas e metr* azaulimens...
D'Arismelica sai totz tos acordamens
Creisscr, mulliplicar, e mermardividens..,.
Per las onzas dels detz tôt en breuadamens
Poiria comtar d'un rci totz ses despensamens.
40
tant pour les dames. Ils pouvaient bien, s'ils n'é-
taient' pas nés riches, se mettre
au service d'un
grand, profiter dé sa libéralité, mais il n'en rejail-
lissait aucun déshonneur sur leur nom. La profes-
sion, au contraire, s'illustrait dans le commerce
deç rois, des princes et des seigneurs. L'amitié
unissait le plus souvent le protégé et le protecteur;
et l'hôte d'un château, usant d'une grande fran-
chise, disait avec liberté ce que lui inspirait sa
verve ou sa mauvaise humeur. Si la fortune les
avait réduits à demander à leur talent les moyens
de vivre, s'ils étaient d'une ;naissance obscure
comme Giraud de Borneilh et Bernard de Vcnta-
dour; ou bien, si, quoique nobles et chevaliers, il
leur manquait la richesse nécessaire pour soutenir
leur rang, comme Guillaume de Cabestaing, Pons
de Capdueil, Peyrol, Rambaud de Vaqueiras, Pierre
Cardinal et tant d'autres, ils se faisaient poètes de
cour. Alors commençait leur vie errante, rianle
odyssée entremêlée de fêles, do plaisirs, de bons
el de mauvais jours. Combien ne se monlrait-on
pas empressé à les recevoir, à les combler de pré-
sents? Heureux cjuand ils ne terminaient pas par
quelque coup de foudre une vie de frivolité !
Des fils de bourgeois, les Foîquet de Marseille,
les Àrnaut de Mareuil, Gaucelm Faydit, Pierre Vi-
dal, Aimery de Péguilain devenaient les égaux des
plus grands seigneurs. L'esprit effaçait les dîslaiices,
et la poésie tempérait les rigueurs de la féodalité.
Le marquis do Malcspine ne négligeait rien pour
41

attirer les poètes à sa cour (1). Aecueil flatteur,


riches présents, dons de chevaux, "de vêtements et
d'armures, rien n'était épargné; Aimery de,Pégui-
lain l'en a glorifié, Raymond de Miraval et le comte
Raymond VI vivaient ensemble dans une sorte de
familiarité fraternelle. Ils se désignaient mutuelle-
ment par un nom de convention (2). Tant il est
vrai que la poésie, par sa toute-puissance, vengeait
l'humanité des outrages d'un syslème établi par la
force et la conquête!
Si l'on aimait les Troubadours pour leurs chants
amoureux, on les redoutait plus encore jpour leurs
satires. Dispensateurs de la gloire dont les âmes
étaient si avides, ils pouvaient avec la même auto-
rité renverser une réputation et jeter sur un nom
le blâme et l'injure. 11 y avait au moyen âge quel-
que chose de semblable à cette force de l'opinion
publique que la presse a créée chez les nations
modernes. La poésie dans ses vengeances était d'une
justice aussi prompte et tout aussi inévitable. Qu'un
seigneur eût fléchi dans le bien, qu'infidèle aux
lois de la chevalerie, il se fût un instant oublié,
mille voix aussitôt répétaient sa honte. Un homme,

(1) N'il rie joglar qu'cl venian vôzer


Quclh sabla honrar e car tener,
Plus qiio prineeps de sai mar ni délai
Que manh cava! ferran, c brun, e bai
Donava plus soven ai aûlr'arncs. — (Rayn., iv, 62;.
(2) Mon Audiart sai Dicus c sa cort gaia.
« Sel que
chantar, » — (Dicz» 379)
42

un poète l'avait répandue par ses vers, Faudrait-il


après les pages si vives de M. Villemain, parler ici
du terrible Bertrand de Born? Qui ne connaît,
grâce au spirituel et savant écrivain, l'humeur in-
traitable du Troubadour, sa verve guerrière, son
génie satirique? Les Troubadours, à une certaine
heure de la poésie provençale, rajeunissent les su-
jets d'amour usés, par de violentes diatribes contre
les moeurs et parviennent à donner à leur talent
un caractère original et individuel qui, trop souvent,
manque à leurs poésies erotiques. Un noble, Estève
de Belmont, avait assassiné, dans un festin, son
parrain et le jeune fils de ce dernier. Il peut espé-
rer l'impunité de son crime. Qui donc oserait af-
fronter ce baron criminel dans le château où il se
renferme? Vain espoir l il n'échappera pas à la ven-
geance du poète : S'il existe une lignée de Caïrt,
<r

s'écrie la voix vengeresse de Pierre Cardinal, ce


sang maudit coule dans les veines d'Ëstcvc, plus
traître que Judas et Ganelon. Qu'il aille à confesse,
mais qu'il récite au chapelain le sirvcnle du poète,
cela lui servira peut-être d'expiation (1). » Que de
haines ne devait pas attirer sur eux ce rôle de ven-
geurs? Quels désirs de punir l'audacieux chanteur?
Les biographies des Troubadours nous offrent plus
d'un exemplede ces punitions infligées par la violence
des seigneurs aux poêles trop hardis en leur langage.
N'oublions pas non plus que mille traverses,

(1) biographie des Troubadours s Pierre Cardinal. — Dicz, 383.


43

même pour les plus renommés des poètes, se mê-


laient à leur vie de cour. Bien des humiliations
leur venaient de ces belles châtelaines \ qu'ils s'é-
taient épuisés à servir et à célébrer dans leurs vers.
Les tours les plus étranges, les plus hardis, les
plus bizarres leur étaient joués par des dames. La
décence extérieure de nos moeurs, le blâme qui suit
aujourd'hui la moindre démarche équivoque nous
rendent difficiles à comprendre bien des scènes du
moyen âge. Deux fois trompé par de nobles maî-
tresses, Gaucelm Faydit ne s'en laisse pas moins
séduire une fois encore par la comlessed'Aubusson.
Marguerite semble sincère, et promet à Gaucelm
la récompense de ses chants. Un seigneur, plus
lard comte de la Marche, Hugo de la Sygne, était
cependant plus heureux auprès d'elle. Gaucelm se
morfondait en attendant le prix de sa constance; et
trompé par la châtelaine, il lui prêtait sa maison
pour cacher ses amours avec son rival fortuné. Il
ne paraît pas cependant que ces petites aventures
rendissent les Troubadours plus ridicules et dimi-
nuassent en rien leur influence. Tant que le Midi
de la France fut heureux, tant que le Nord ne vint
pas inquiéter dans leur civilisation florissante les
provinces du Languedoc, on s'empressa de les re-
cevoir, de les accueillir et de les fêter. De toutes
les qualités qu'ils célèbrent dans leurs héros, il
n'en est pas une qui les touche plus que la libéra-
lité. Faire large dépense, tenir table ouverte, et
recevoir sans lésine qui se présentait an château,
44
c'était le signe d'une belle âme; c'était le plus beau
titre à la gloire. Aussi les châtelains n'y manquaient
pas. S'ils y perdaient leurs biens, ils y gagnaient
la renommée, et dans ces temps d'exaltation,
la renommée était tout. Richard* Goeûr-de-Lioiï,
comte de Poitiers et roi d'Angleterre, s'en montrait
avide au point d'en mériter des reproches. Toujours
entouré de Troubadours et de jongleurs, il leur
prodiguait ses caresses et ses biens. Il provoquait
ainsi leurs éloges, il les mendiait au dire de son
biographe Richard dé Hovedén. Àulant en faisaient
de leur côté Guillaume VIII, seigneurie Montpel-
lier (1172-1204); Barrai, vicomte de Marseille
(1180); le Dauphin d'Auvergne (1169-1234); le
roi d'Aragon, Alphonse II (1162-1196); les rois de
Caslille, Alphonse III (1158-1214), Alphonse IX
(1188 à 1229). Conviendràit-il d'oublier dans cette
énumération le marquis do Môntferrat? Chez tous
ces nobles personnages les Troubadours étaient
sûrs de trouver un asile et de rencontrer une com-
pagnie joyeuse, affolée de poésie et toujours prêle
à les entendre. Un casque placé sur la porte du
château indiquait une bonne réception à tout ve-;
nant. Qu'iriipôrlait aux Troubadours que pour sub-
venir à ces dépenses, le seigneur eût recours aux
exactions et aux rapines? Ils n'en continuaient pas
moins de lui faire un précepte et une gloire de cette
libéralité (1).
(1) Lares siatz en despendre»
Et aialz gcnl oslati
45
Les plaisirs étaient partout les mêmes. C'était du-
rant les repas une musique entremêlée de chants;
le festin achevé, survenait un jongleur pour débiter
ses chansons et ses contes; quelquefois un seigneur
fou de poésie, récitait lui-même ses oeuvres à l'as?
semblée; souvent c'était un défi entre deux Trouba-
dours. Le sujet avait été déterminé à l'avance, un
certain nombre de jours accordé aux poètes, et l'on
décidait du mérite en adjugeant le prix (1). Les
dames faisaient le plus grand charmé de ces réu-
nions, c'était pour elles que l'on débitait les récits
dès exploits des chevaliers venus des pays éloignés.

' Ses porta et ses clau.


Non crczatz lauzengicrs,
Que ja mctatz portiers,
Que feira de basto
Escudicrs ni garso
Ni arlot ni joglar,
Que lay vuclha intrar. — (V. .13).
(1) Qu'el roi en so palah cstava
Ab sos baros après manjar,
On se déporta us joglar
E'is cavalcrs parlon d'amor. — (Ms.\
(Rom. de Jaufro. Au sujet de ta cour d'Arlus).

Rom.de Girard de Roussillon,cité parS'-Palayc,Mcm.,t, i, p. 49.
Qu'an oh manjat, sVmpredon à issir,
El plan devant la sala s'en van burdir ;
Qui sap ebanso ni fabla, cnqucl(?; la dir.
Raymond Montancr, Chron, d'Aragon, p. 298 s
Ecom foren luyt asseguts, En Romasset> jutgtar, canta ait veux
qu*eî
un serventech davant lo settyor rcy novcll, senyor infant En
Pcrc bach fcyt alionor.... — (Ducangc. V. Mlnlstclli;.
46

Sur le champ de bataille de Mansourah, un compa-


gnon de saint Louis s'écriait : Nous parlerons en-
core de celle journée en chambrée devant les dames.
L'ordre des festins ,r lès jeux, les chants qui rem-
plissaient les châteaux, nous trouvons tout indiqué
dans les oeuvres de nos poètes. On lit, au début d'une
nouvelle de Raymond Miraval, ces curieux détails":
a Le seigneur Hugues dé Mataplan donnait dans la
grande salle de son château une fête brillante à de
nombreux et riches barons. Aux tables somptueuse-
ment servies.ce n'était que rire et folle joie. Des
convives, les uns allaient et Venaient dans la salle,
d'autres jouaient aux dés, aux échecs, sur tapis et
coussins verts, bleus, Vermeils ou violets. Il ne
manquait pas aussi de gracieuses dames devisant
avec gentillesse et amabilité; je m'y trouvais moi-
même, et Dieu donne le repos à l'âme de mes pères,
comme il est vrai que je vis entrer un jongleur de
bonne mine, bien vêtu, lequel après avoir requis
convenablement la permission de sir Hugues, nous
chanta mainte chanson et nous fabula maint
*,

conie. (1) t> Arnaut de Marsan décrit à peu près de


même une fêle de cour : « Nous entrâmes dans un
appartement pour noUs y récréer à notre gré, jouer
aux échecs, ou aux dames, ouïr des chansons ou des
contes; il en fut récité tant et plus, que I'DII écouta
attentivement. Nous demeurâmes ainsi jusqu'au
coucher du soleil, alors on nous appela pour le

(1) Dicz, 48» trad. do M. de RoSsî».


47

souper dans la grande salle où se trouvait le reste


de la société (1). » . •

Ainsi s'écoulaient les jours pour les chanteurs


en renom et les riches chevaliers. Aux chants, aux
récils succédaient d'ordinaire des questions subtiles,
des discussions raffinées qui s'appelaient lensons et
jeux-partis; l'amour en était le plus souvent l'objet.
Ce n'était pas simplement pour le moyen âge un
sentiment du coeur, que cet amour tant chanté;
c'était un art régi par des préceptes, ayant des
principes auxquels tout devait se rapporter et con-
venir. Un code les renfermait; Une)jurisprudence
était établie, suivant laquelle il fallait décider ces
épineuses subtilités. Rien ne nous semble aujour-
d'hui plus ridicule que tous ces débats; mais le
moyen âge ne pensait pas de même. Trouver des
réponses délicates, établir des nuances entre divers
sentiments paraissait alors une science digne d'en-
vie, et surtout un plaisir de bon goût. Souvent un

(1) Ara nos intrcm


Abdos, si côtns volgucm,
Als escâcx et a taillas,
»
A ehansos et a faulas ;
M n'i avia tais,
Que noh pessavo d'âls.
Ë estcm y aitan
Tro al solellt coîcan
»
Dcsse que per manjar
Nos manda liom tevar
En la sala major,
On ôran li phutor. — (Die*, loc, lattd,).
48
Troubadour proposait une lutte à la dame qu'il ai-
mail. L'un des deux amants feignait pour un temps
quelque dépit, quelque colère. Il fallait imaginer
sur-le-champ une réplique vive, hardie, délicate; et
les spectateurs d'applaudir. Au tome cinquième des
poésies des Troubadours, M. Raynouard rapporté
d'Elias Cairel, une téhson de ce genre, et qui
semble avoir égayé une soirée du château de Mont-
ferrat (1). Le poète était amoureux d'une dame
nommée Isabelle, et de la famille des Malaspina ;
elle écrivait des vers en langue provençale. Entre
elle et Cairel s'engage le dialogue suivant : « Dites-
moi sincèrement, seigneur Elias, cet amour que
nous avions l'un pour l'autre, comment l'avez-vous
donc changé pour un autre amour? Comment ne
chantez-vous plus pour moi, qui cependant ne vous
ai jamais fui un seul instant? Vous ne m'avez jamais
demandé un témoignage d'amour, quelque grand
qu'il fût que je ne vous aie tout accordé, t Un
pareil aveu fait ici facilement comprendre qu'il ne
s'agit que d'un jeu, d'une situation supposée pour
le plaisir de la discussion.
Cairel repousse ces reproches : « Dame Isabelle,
lui dit-il, beauté, gaieté, raison, instruction vous
conservez tous ces avantages. Lorsque je chantais
vos louanges, mes chants n'avaient pas pour but
les jouissances d'amour; la gloire était le véritable
profit que j'en attendais, comme fait tout Trouba-

(i) Voir le t. xiv de l'Histoire littéraire de la France, p. 479.


49
cloûr qui célèbre une dame d'un haut mérite; mais
chaque jour vous avez changé à mon égard. »
Isabelle feint de prendre le mol pron, profit, pour
afgenL « Jamais, Gairel, répond-elle à son tour, je
n'ai vu un amant de votre /sentiment, qui changeât
sa dame contre de l'argent. Si je faisais connaître
Votre déshonneur, on ne me croirait pas, tant j'ai
dit précédemment du bien de vous. Mais vous pou-
vez doubler votre folie, quant à moi dès à présent,
je me corrige et deviens meilleure ; je n'ai plus de
vous aimer ni disposition, ni en Vie. »
A ces paroles où se mêlent la tendresse et l'ai-
i

greur d'une âme offensée, Cairel riposte encore par


des traits qu'il s'efforce de rendre piquants; ce
serait folie pour lui, de rester plus longtemps sous
le pouvoir de sa dame et de se désespérer :
<J
Demeurez parfaite, dit-il, telle qu'on vous a
toujours connue. Moi, je vais près de ma belle
amie, de qui la taille est légère et gracieuse, et
dont le coeur no connaît ni le mensonge, ni la per-
fidie. »
Isabelle blessée l'accuse d'être menteur, de n'a-
voir aucun regret, et lui conseille d'aller se remettre
an couvent.
« On ne me vit jamais au réfectoire, réplique le
poète, ni le malin ni le soir; mais vous, belle per-
sonne, viendra bientôt le temps où votre fraîcheur
s'évanouira Ah! ce mot est étranger à ma pen-
sée, vous me faites dire chose laide, j'ai menti car
je ne crois pas qu'il soit au monde femme aussi
i
50
belle, ni d'autant de mérite que vous, j'en ai assez
souffert. »
Toutes les tensons n'avaient pas celle forme dra-
matique qui rappelle l'ode charmante d'Horace à
Lydie (1); c'était, le plus souvent, une simple ques-
tion que se faisaient les Troubadours, un cas de
galanterie ou d'amour qu'ils se proposaient. Les deux
adversaires choisissaient chacun la réponse qui leur
semblait, non pas toujours la plus vraie, mais la plus
subtile, la plus détournée, celle qui exigeait le
plus d'esprit pour être soutenue, et les applaudis-
sements étaient la récompense des efforts qu'ils
avaient faits. Le débat achevé, Un tribunal se for-
mait, composé des plus nobles des assistants, des
dames les plus galantes, et la sentence était portée.
Ces tribunaux n'avaient pas d'autre caractère que
celui d'un arbitrage entre les combattants. Peut-
être formaient-ils le premier degré de cette jurir
diction singulière que les moeurs de l'époque avaient
donnée à certaines réunions célèbres sous le nom de
cours d'amour.
Ainsi vécurent les Troubadours tant que le Midi
de la France put, au milieu do la paix, pousser
plus avant son insouciante et joyeuse civilisation.
Ces poètes tiraient des plaisirs mêmes des cours de
quoi animer leur talent, le fortifier et mériter cha-
que jour plus de gloire. H n'y avait pour eux ni
pénibles travaux, ni longues éludes, ni bien rudes

(I) Itor. Ii,vr., J. ni, c. \\>


51
efforts. G'était au milieu des dames, c'était dans les
assemblées galantes, dans la société des poètes ve-
nus de toutes parts, attirés par les seigneurs géné-
reux , que se transmettait la tradition de l'art des
vers. Est-ce à dire cependant qu'ils ignoraient le
travail; qu'ils n'avaient paê de préceptes écrits aux-
quels ils s'efforçaient d'obéir? Les termes de bâtir,
de forger, de limer, tfaffiner un chant,-nous empê*-
cheraient d'accepter une pareille opinion. Mais il
est bien vrai que nulle part il n'y eut d'école ou*
verte, d'enseignement régulier, rien qui ressemblât
le moins du monde à une académie chargée de ré-
gler l'essor des poètes, de modérer leurs emporte-
ments, et de faire prévaloir certains principes de
goût. Si le mot scoh) se trouve parfois employé
dans leurs oeuvres, ce n'est jamais qu'avec le sens
d'école des sciences. Giraud de Borncilh, qui, sui-
vant son biographe, s'instruisait à l'école tout l'hi-
ver, et parcourait le monde tout l'été, avait des
connaissances scientifiques ; il en parle, il s'en glo-
rifie; il les oppose à son talent poétique et parle
de renoncer à la poésie pour retourner à l'étude des
lettres (1).
Chaque Troubadour s'instruisait auprès d'un plus
vieux dans la carrière, profitait de Ses leçons, se
formait par ses conseils, et s'efforçait de marcher

(t) Ané me sui totz accordais


Que viatz
Torna'l mestier dels letratz,
fc'l rantars'sia ollidal/.,— (Ms. Dicz, p. 20).
52

eiij tout sur ses traces. De là ces groupes do poètes


/ qu'on pourrait, par l'élude* de leurs oeuvres, ranger
j autour des plus grands
noms. Marcabrus après un
long séjour avec un Troubadour, commence lui-
même à devenir poète ; autant en lisons-nous d'Hu-
gues de Sainl-Cyr (1); et nous no saurions douter de
cet enseignement oral que se transmettent les poètes
quand nous lisons que Bernard de Ventadour re-
nonça à l'école de son seigneur Ebles de Venta-
dour,
Aussi bien ils avaient besoin de conseils et de
maîtres pour apprendre à triompher des difficultés
qu'ils s'imposaient eux-mêmes, Quels monuments
étranges ne nous ont-ils pas laissés de ce que pou-
vait leur imagination inventive? Que^d'efforts dans
leurs cansos, sirventes, descortst aubades, pastou-
relles, pour varier les combinaisons des rimes ! Di-
visées en deux classes, les masculines et les fémi-
nines, elles deviennent la stricte obligation de toute
composition poétique, C'est dans la strophe appelée
Çobla, par les Troubadours, que se jouent tous ces
caprices. Plus de ces longues stances monorimes,
où chaque vers offrait au lecteur une pensée com-
plète, un ensemble qui n'exigeait rien de plus.
Tant de simplicité devait entraîner à la longue une
monotonie fatigante, une raideur propre à lasser

(t) Marcabrus.... estet tan ab un trobsdor... q'el comenset a


trobar. — (Rayn., t.! v, p. 251).
N Uc de Saint-Cire gran ren amparct de l'autrui saber, et volun-
tiers l'enseignct a autrui. — (Ibid,, p. 223).
53
les plus patientes oreilles, Il fallait maintenant les
captiver par un rhylhmc savant; il fallait réveiller I
l'esprit par la variété des rimes, Le cadre de là *

Cobla est au choix du poète; rien ne l'enchaîne,


rien ne l'arrête, le sentiment de ses forces peut
seul lui mesurer la carrière. Le nombre des vers
qui la composent est laissé à sa volonté; il ne prend
conseil que de son émotion. Quelquefois undistique
lui suffit, d'autres fois il poursuit en vingt vers l'ex- '
pression d'un sentiment qui le transporte, ou d'une
pensée qui lui plaît (1), Les diverses coupes dé vers
sont au nombre de neuf. Depuis dix jusqu'à une, les
syllabes peuvent varier en quantité et contribuer
par de capricieux enchaînements à là vivacité du
rhythme et à l'imprévu de la mesure,
Quand plusieurs couplets se, trouvaient réunis
ensemble dans une même pièce, la rime pouvait
être soumise à bien des combinaisons différentes.
Les divers couplets s'enlacent et s'enchaînent par
leurs rimes, comme par autant d'anneaux.
Il serait impossible et assez inutile de compter
tous les jeux bizarres, toulcs les combinaisons dif-
ficiles auxquelles la rime a donné lieu chez les Trou-
badours, A partir d'une certaine époque ils se mon-
trèrent assez scrupuleux pour n'employer que des j
rimes recherchées et peu nombreuses dans la lan-

(t) M. Diez cite une chanson d'Aimery de Péguilain, inédite jus-


qu'à lui, qui renferme des couplets de 42 vers. —(Poésie des
Troub., p. 91). \
5i
gué, Elles prônaient le noni d'ardues, de chères et
de rares, rimas carasf C'était une gloire achetée
aux dépens du sens plus d'une fois estropié, ou
bien de l'orthographe à laquelle on infligeait sans
gêne les plus dures mutilations pour servir la rime,
Que de puérilités ne faudrait^ pas relever? Ber-
nard de Ventadour reproduit dans une strophe les
cinq voyelles arrangées suivant leur ordre natu-
rel (1), ï/alliltéralipn si chère aux vieux romains,
si fort en donneur dans les cloîtres, l'allittération,
vrai passé-temps de moines, se présente mille fois
dans les vers des Troubadours, Pierre Cardinal,
Aimeri de Bellinoi (2), Arnaud Daniel (3), nous en
offrent plus d'un exemple.
Tant d'efforts, tant de combinaisons n'étaient
employés presque qu'à célébrer un sentiment uni-
que ; l'amour. L'amour dans celte société bingu-

(1) Diez, p. iÔ4 ;


Ab cor leial fin et cerlA
Franc, verai è de bona fE

Amada l'ai nos anc ja vl


Eno m'alen nuill guazardO

Ab semblan Ci^eg et ab cor crU.


(2) AI prim Res dels Breus jorn Braus
Quan brand'al brueilhs l'aura brava,
E ill branc et il brondel son nut
Pef brun temps sec qu'el dénuda. — (Ms.).
(3) En Brcu brizara'l lems braus. — (Ms.) Rayn., iv, p. 389,
ni, 15, 19. Dicz", p. 105.
55
ljère est une vertu glorieuso, une grâce même du
ciel qu'on implore et qu'on ne peut obtenir si déjà
on ne l'a méritée, L'amour est le fondement de la
société; il est le plus puissant auxiliaire des belles
âmes ; c'est à lui qu'il faut rapporter la noblesse et
la vaillance, Il élève les sentiments, il rend le coeur
généreux, il est la marque la plus sû,ro des plus
belles qualités, Tous les Troqbadours sont sur ce
point d'un accord unanime. Sans l'amour la vie est
languissante, la société sans éclat, la poésie sans
force. Quiconque n'en fait pa^ spn étude unique,
quiconque n'y dirige pas constamment ses incli-
nations et ses, vues, renonce à tout, Ni les biens de
la terre, ni les honneurs ne peuvent ranimer une
âme que l'amour aurait abandonnée. Seul il inspire
le poète; ni l'hiver, ni l'été, ni les beautés du prin-
temps n'auraient la force d'éveiller son .talent, si
l'amour ne possédait son coeur; et plus il a d'a-
mour, plus ses chants doivent être agréables (1),
Personne n'en rougit; bien au contraire. Les dames

(1) Bernard de Ventadour. Rayn., t. m, p, 91 :


Ben es totz homs d'avol vida
Qu'en joy non a son ésl?tge.
Non es meravelha s'ien cjtan
Mielhs de nulli autre cliantador ;
Quar plus trafmos corsves amor,
Ë mielhs sui faitz a son coman.
Ray. t. m, p, il.
Pierre Raymond, v, p, 328. Pons de Capdeuil, m, p. 181.
Bernard Ventadour, m/p. 56. Raymond Miraval, m, c. 3, p. 362.
50
elles-mêmes s'en font gloire et n'y mettent point do
mystère; ni la dame de Castellosa (1), femme d'un
gentilhomme honorable, ni Glaire d'Anduse (2), ne
cachent leur passion et né soupirent en secret.
Faut-il s'en étonner quand l'amour prenait alors un
caractère religieux, qu'il avait ses dévots et ses
martyrs (3)?
Chanter cet amour, tes joies qu'il inspire, les
chagrins qu'il cause, prêcher aux femmes l'affabi-
lité des manières, l'urbanité à recevoir les hôtes, à
les traiter selon leur rang; leur recommander une
agréable conversation, un rire franc et sincère, la
connaissance des règles d'amour, et des longues
histoires dont le récit égayait les assemblées; exalter
par dessus tout une vertu précieuse appelée merces,
c'est-à-dire une tendresse de coeur qui rendait sen-
sible aux jiommages constants d'un poète; combattre
la raison, ennuyeux trouble-fête hôte importun
,
dont la mine sévère effarouche le plaisir, voilà les
sujets ordinaires des chants des Troubadours, Quelle
subtilité pour chanter cette déesse invisible, qui ne
se révèle qu'à l'imagination, s'insinue doucement
d'un oeil à l'autre, de l'oeil au coeur, du coeur dans
nos sentiments î Les yeux, dit Aimery de Péguilain,
interprètes et Iruchements du coeur, vont savoir ce

(1) Raynouard, t in, p.368,


(2) Raynouard, t. m, p. 335.
(3)Voir le Pèlerinage qui se faisait â Perpignan, ebaque année,
au tombeau de Guillaume de Cabcstaingct de sa dame, sous le
porche de l'église. — (Rayn., t. V, p. 187).
qu'il désire, et quand ils sont d'accord ensemble,
l'amour véritable en naît. L'amour, dit encore Gi-
raud de Calanson, est si subtil que l'oeil ne peut le
voir, si rapide dans sa course qu'on ne lui peut
échapper, et les coups dont il frappe ses victimes,
si profonds et si rudes, qu'on ne peut guérir de la
blessure faite par son trait d'acier. Ni casque, ni
cuirasse, ne sauraient mettre à l'abri des flèches
d'or que lance son arc; mais le plus terrible de
ses dards est de plomb. Il porte une couronne
d'or, ne voit que l'ennemi qu'il veut frapper; les
douleurs qu'il fait éprouver sont pleines de charme.
Dans le palais où il va reposer cinq portes sont ou-
vertes ; quiconque peut en franchir deux, peut sans
peine dépasser les autres; difficilement on peut en
sortir, et quiconque peut y rester y vit dans la joie,
Quatre degrés y conduisent, mais nul vilain, nul
mal appris ne les franchira jamais. Là où l'amour
s'asseoit il y a une table bizarre où se joue un jeu
plus bizarre encore, la perte est toujours de beau-
coup plus forte que le gain (1). C'est, on le voit) en
des termes assez obscurs, la science de l'amour
exposée par un des derniers poètes de la Provence.
II était temps que l'on cessât de mettre eh vers
des subtilités tant de fois rebattues; le souffle poé-
tique commençait à s'épuiser. Les Troubadours de-
vaient périr parce qu'ils n'avaient pas sursortir de
ces entraves, et chanter avec plus de vigueur dés

(\) Giraud de Calanson, t. m, p. 391.


58
sentiments plus vrais, où la convention eût moins
de pari. On peut regretter en effet, qu'enfermés
dans une sorte d'art d'aimer, ils se soient imposé
un langage uniforme, et qu'ils aient réglé d'après
un type la manière dont ils devaient être émus, et
transmettre aux autres leur émotion. Un trait frappe
tout d'abord à la lecture de ces poètes, c'est l'uni-
formité, et, souvent, l'absence d'originalité, du
moins pour le fond des pensées, Chez tous, à peu
près les mêmes images, les mêmes- expressions.
Instruits les uns par les autres, ils mettent en pièces
dans leurs vers, une sorte de galanterie régulière
comme une science, et)>récise comme un traité di-
dactique, Dans cette maniéré de peindre toute chose,
les physionomies s'effacent et disparaissent. On pour-
rait tous les lire à la suite sans être averti qu'on
change d'auteur, si ce n'est par la variété des mè-
tres. Tant lé fond est semblable! on croirait d'a-
1

bord, en songeant à. la diversité des aventures do


chacun d'eux, que leurs chants s'en dussent res-
sentir; il n'en est,rien, et l'on est amené à penser
que leur vie différait5très peu, Partout les mêmes
amours',- les mêmes prières, les mêmes plaintes, les
mêmes brduilleries. * v '
*
Cependant, si trop souvent la subtilité des idées
fatigue,, si la monotonie des pensées laisse languir
l'attention, il rie faut pas s'empresser de condamner
les Troubadours et de leur refuser tout mérite. Il
en est dont la passion la plus yive inspire la voix.
Alors celle poésie du premier âge d'une nation ap-
59
paraît dans tout son éclat, On y sent la fraîcheur
et la grâce, la force d'imagination d'une jeunesse
toute verte. Tout se réunit dans ces morceaux de
choix pour plaire el pour charmer, La marche des
vers secondo le mouvement de l'âme, et dans les
sons qui reviennent, et dans la répétition d'un mot
pathétique, respire le flebile nescio quid des anciens.-
Que Geoffroy tyudel soit épris d'amour pour, une
damo inconnue à ses yeux ; qu'il désespère pouvoir
jamais lui faire savoir et partager son étrange pas-
sion; qu'il soupire de l'éloignement qui les sépare ;
qu'il se résigne à sa douleur, nous sentons une
douce mélancolie passer de l'âme du poète dans la
nôtre (1). Pons de Capdueil a vu mourir sa dame.
Sa grâce, sa beauté, sa jeunesse semblaient devoir-
attendrir» la mort, mais elle a tout ravi sans pitié.-
Les vrais accents de sa douleur éclatent dans les vers
du poêle, et il arrive à l'éloquence par la sincérité
de la(passion, I
< *
<

Quelle vivacité de couleurs n'ont pas tous ces


poètes pour peindre.le retour du printemps, de
cette aimable saison qui ramène avec elle les
amours, la-joie, les fêtes et les voyages?.Mais,en-
core là, faut-il que le blâme se mêle à l'éloge? Pour*
quoi les Troubadours, imitateurs les uns des au-
tres, s'obligent-ils à n'employer presque partout
que les mêmes traits? Cette veine d'imagination.fa-
cile, abondante que l'on sent en eux; aurait dû
(l)GcoJTroiRudél, m,
p. lOÎ.
(2) Pons Capdueil, m, p. 189. ' "'
00
s'épancher et verser tous ses trésors sur uno ma-
tière si riante/Mais, par malheur, ils en arrêtent
bientôt le cours. Sans nul souci des anciens qu'ils
connaissaient à peine, libres de toute imitation, il
semble qu'ils prennent à tâche de s'envelopper
d'étreintes capricieuses et de se charger d'entraves
arbitraires,
Le rhythme, la mesure qui doivent servir la pen-
sée au Heu de l'enchaîner, lui donner des ailes
plutôt que la faire ramper péniblement, sont deve-
nus pour ,eux un exercice fatigant et pénible.
Étrange bizarrerie ! c'est une littérature toute
nou-
velle, c'est le génio d'un peuple naissant qui s'em-
barrassentdes mille difficultés auxquelles ont recours
les peuples dont un long usage des lettres a appau-
vri l'imagination, et éteint l'ardeur de conception,
Ces poètes naissent à peine que déjà ils touchent
aux dernières limites que le goût épuisé peut at-
teindre! Que dire de ces mille formes variées de 1

couplets? Quelles combinaisons* de rimes, de ca-


dences et de coupes ! Inséparablement unie à la mu-
sique, la poésie de ces temps a perdu pour nous le*
plus grand de ses charmes, l'âme s'en est potir
ainsi dire envolée, ou dir moins nous ne pouvons
qu'imparfaitement comprendre de quelle douceur
1

elle remplissait les oreilles des contemporains ; et


cependant toute dépourvue qu'elle est de cet orne-
ment , toute languissante et privée des ailes du
chant, elle offre plus d'une qualité à célébrer et à
mettre en relief.
61

Et d'abord quelle vivacité dans les comparaisons,


quelle variété dans les images ! On sent là tcutc la
jeunesse d'un esprit qui s''veille, et que la fantaisie
emporte sur ses ailes, Le cercle d'où les anciens
liraient les leurs est dépassé et agrandi, C'est par
là qu'éclate ce caractère merveilleux et singulier de
la poésie romantique, Il n'est rien dans la nature
qui ne prête son langage au Troubadour, Les arbres
et les plantes, le^ oiseaux, les poissons, tout entre
dan? ses vers pour faire entendrel'amour ou peindre
la. douleur du poète. Les anciens ?ont dans leurs
images et leurs comparaisons, une grandeur sans
égale qui tient à l'absence du bel esprit et de la
recherche; ce qu'ils disent est naïf, simple et grand,
Ils ne conçoivent la nature que par les côtés les
plus .magnifiques; de là cette compréhension de
leurs images, celle étendue de sens qu'elles préserir
tent. Les Troubadours, au contraire, fouillent les
réplis et les coins. Ils aiment les petits détails, ifs
s'y plaisent et en tirent de quoi exprimer leur pas-
sion, De là je ne sais quoi de plus particulier, de
plus léger; de plus vif, mais aussi de moins simple
et de moins durable.
Entendez Cabeslaing célébrer la beauté de sa dame,
agréable personne, dont le corps gracieux, éclatant,
bien fait, blanc, est poli plus que pierre d'amé-
thyste (1) ; et pour nous faire comprendre combien
(1) Casbcstaing, Ray., t. m, p, 109.
Cors gent format c car e just
Blanc c lis plus qu'us almalisl. — (Ibhl.)
62
l'amour fleurit dans son âmof quelle comparaison
toute nouvelle : « Jamais je ne serai si loin de ma
dame, que l'amour qui m'enflamme et me point,
s'éteigne; au contraire chaque fois que je prends
congé d'elle je suis couvert et garni d'amour plus
que l'hysope ne l'est de fleurs. > (1)
Giraud de Calanson n'est pas moins hardi et par-
tant pas moins nouveau ; « Ainsi que le lion som-
meille les yeux ouverts, ainsi, Madame, mon esprit
tout endormi veille pour vous, et à son réveil il
s'élance vers vous comme» le soleil vers les om-
brages, » (2)v Quelle nouveautér quelle fraîcheur,
quel sentiment vif des beautés do la nature dans ces
expressions d'Arnaud de MarueiLpour célébrer la
beauté de sa dame : « Vous êtes plus belle qu'un beau
jour de mai, queie soleil de mars, que l'ombre de
l'été, que la rose de mai; lapluie d'avril, vous êtes
une fleur de beauté, > et plus loin : « plus belle que
la fleur qui naît. *' (3) On peut trouver dans Virgile,

(i)t Adoncx sui claus, cuberts c sis


' El'amor,' plus que de flor ysops.
(2) Giraud de Calanson, ni, p. 390 ;
Qu'aissi cum lo lcos *' ^
Jluels ubertz es dormcns,
Dompna, tôt eyssamcns
Vas vos mos esperitz
Vèillan' et adurmifz,
Al rissidar,
Trassalh vas vos corn lo solclh ombratgcs. \
(3) Arnaud de Marucil, ni, p. 205 :
Dona, la genscr crealura','
Que anc formes el mon natura,
08
dans Horace, dans Catulle, des images plus vraies,
plus tendres, plus habiles, plus générales, on n'en
trouvera.pas de plus fraîches, de plus vives, de
mieux peintes des couleurs de l'imagination, H faut
pour cela descendre jusqu'à la littérature des
Arabes, ou remonter jusqu'à celle des Grecs, Heu*
reux si les Troubadours réglant un peu leur essor,
eussent connu ces beaux modèles !
Toutefois, malgré la recherche de son expression,
la subtilité de ses sentiments, le poète provençal
est naïf dans son affectation même, Ce n'est pas sa
faute si les doctrines chevaleresques montent tout
d'abord l'esprit à ce ton de raffinement. Il emprunte
ses'idées, ses images à ce qui l'entoure, à ce qui
fait la vie de tous. Dans d'autres sociétés l'affecta-
tion est un vice personnel ; au moyen âge, dans la
Provence c'est le vice du temps. La lecture des ro-
mans, les lois de la féodalité, les habitudes de
guerre, les notions incomplètes d'histoire, les fables
de l'antiquité, tout est mis à contribution, à tout
cela il emprunte une image, un rapprochement,
une allusion. Hélène, Niobé; Artus, Blanchefleur,
Valense et Seguis, la belle Iseult, André de France,
et les nombreux héros des mille romans de cheva-

Gcnser qu'ieu non puesc dir ni say,


Pus bêla que bel jorns de may,
Solelh de mars, umbra d'eslieu,
Rosa de mai, pjuia d'abrieu.

BelJiazors que Hors que nais.


lerio s'assemblent sous la plume dos poètes (1).
Plus d'une fois ils emprunlent aux tournois, aux
fêtes, aux combats, de quoi célébrer dignement la
gloire de leurs dames et relever l'éclat de leur poésie.
Il s'est, dit Rambaud de Vaqueiras (2), formé entre
toutes les dames de Lombardie une ligue pour ré-
clamer à Béatrix, tous les dons de la jeunesse, toute
la grâce, et les agréables propos, et les manières
avenantes dont elles se prétendent dépouillées par
elle, Une ville va s'élever entourée de fossés et de
murs pour abriter cello armée singulière, Un camp
se rassemble et dans l'Ost viennent s'enrôler toutes
les dames du pays, et Sembelis et Guida, Rixeride,
Agnès, Gibeline de Ventimille, Les murs s'élèvent,
les fossés se creusent, les dames s'empressent;
mais le poète prévoit pour elles une défaite hon-
teuse. Béatrix est si brave, elle ressemble tant à son
père qui vient de prendre la lance pour retourner
au combat! La ville prend le'nom de Troye, et la
princesse de Savoie ent est nommée le Podestat, Un
couplet des plus vifs nous fait assister au conseil
de guerre tenu par les femriies irritées. Le Podeslat
les encourage en cc\ termes avant de marcher
au combat : « « Réclampns à Béatrix, la jeu-
nesse, la courtoisie, le mérite, la valeur. j> Un cri
unanime répond à celte harangue ; la cloche sonne,

(1) Arnaud de Marueil, t. ni, p. 20t. m, c. u, p. 259.


Comtesse de Die, m,et. >i
(2) Rambaud de Vaqueiras, m, c. u, p. 258.
65
les dames courent aux armes, endossent la cuirasse»
et les pièces diverses de l'armure. De toutes partsja
lutte s'engage, mais vains efforts; Béatrix résiste à tous
leurs coups, fussent-elles quatre contre elle seule,
C'est un siège en règle que le poète montre à nos*
yeux. Rien n'y manque des engins ordinaires :' les
flèches, les trébuchets, les béliers qui battent les'
murailles, et jusqu'au feu grégeois qui les embrase,
Toutes les combattantes crient à la fois pour s'en-
courager ou pour demander des secours. Toutes à
l'envi font pleuvoir sur leur ennemie une grêle'dèr
traits. Mais celle-ci, sans haubert ni pourpoint,
affronte ses rivales, et celles qui s'attaquent à
elle sont bien sûres de trouver la mort, De près
et de loin tout succombe sous sa valeur. L'armée
est bientôt misé en fuite, et dans sa déroute,
elle abandonne son Caroccio. Enfin, Béatrix est
maîtresse de Troye, et elle enferme dans:les murs
de cette ville celles qui ont échappé au combat, » (1)
Ainsi le mélange de la galanterie et de la guerre,
les souvenirs dès combats et des sièges donnent à
cette pièce une originalité peu commune. Le carac-
tère de Rambaud s'y peinC tout entier. On recon-
naît le poètequi* suiyra son protecteur à la croi-
sade, et fera tant d'exploits qu'à la fin on l'armera
chevalier. Ce chanteur s'est fait, par sa bravoure,>
l'égal des plus nobles seigneurs; son «âme enivrée î
par la gloire etvl'amour des batailles, donne à son.

(1) Rambaud de Vaqueiras, t. m/p. 260 ' '


«
60
langage l'expression chaleureuse qui manque trop
souvent à ses confrères éloignés par leur naissance
et leur vie du commerce des armes. C'est qu'en
effet, entre ces deux classes de chanteurs la diffé-
rence est grande et mérite d'être signalée, Bertrand
de Boni, riche seigneur du Poitou, mêlé à foutes
les intrigues politiques de son siècle, mène aussi
de front les intrigues galantes. Audacieux patron
du fils contre le père dans les luttes parricides de'
Richard et de Henri d'Angleterre, il n'oublia point
l'amour. Il manquerait quelque chose à sa gloire,
s'il n'eût joint la galanterie à la bravoure. Un chan-
teur d'un caractère aussi ardent ne pouvait pas
s'exprimer dans ses vers comme l'humble Trouba-
dour sorti d'une famille bourgeoise. Le grand sei-
gneur, l'homme de guerre se révèlent dans ses
chants. Ceux des autres poètes n'ont que de pâles
reflets auprès des siens. Bertrand de Born est. la
physionomie la plus vive, la figure la plus origi-
nale de cette époque. En lui se résument et se font
voir avec un relief saisissant) les idées, les moeurs,
les coutumes de la chevalerie, Brave avec entraîne-
ment, il est galant avec une sorte d'audace pleine
de verve. Les plaintes convenues, les douleurs lan-
guissantes, les préambules usés dont les autres se
parent, Borland les néglige, ou s'il les emprunte,
il sait les rajeunir par d'énergiques figures, des
expressions hardies, licencieuses même. Que pour-
rait-il craindre des dames? Ses Vers donnent la ré-
putation, son amour rend célèbre celle qu'il en
U7

veut honorer. Quant adx seigneurs, peu lui, im-


porte : il les méprise oU les estime peu. Ils ont
oublié la générosité des vieux temps. Plus de fêtes
splendides, dé tournois magnifiques; on ne voit plus
que seigneurs honteusement avares cdïtrir les loin?*
noîs, s'il s'en donne encore, ïwur s'enrichir des
dons des Vavassaux» L'imagination de ce poète est
ardente, emportée, on sent en tout ce qu'il écrit,
la fougue qui ne lut laissé ni trêve ni repos, et le
pousse au combat. Les armés, la chasse, les tour-
nois, la guerre, voilà d'où il tire ses images, ses
comparaisons, d'où il tire aussi sa justification s'il
faut qu'on l'attaque. Avec quelle ardeur ne repousse*
t-il pas les accusations des,traîtres à la langue mé-
disante et fausse (1)? ^l t ^ *i * >

S'il faut à ce chevalier, poète eux heures de son


loisir, opposer un de ces Troubadours attentifs et
studieux dont la main est plus habile à manier la
plumé que là lance et l'épée, je choisirai Arnaud-
de Marueil. H n'a rien des fougues et des hardiesses
de Bertrand de Bom. L'étude a fait toute son oc-
cupation, et elle imprime à ses chants un caractère
de chaste timidité. Si les chants des guerriers sont
heurtés, fatigants plus d'Une fols, et durs, c'est
qu'ils ont été, pour ainsi dire, composés à cheval,
écrits dans la mêlée; mais Arnaud de Marueil est un
clerc; ses pièces ont moins d'éclat, moins de cette

(t) Bertrand de Rom., Raym, t. lit. — Voir ta tradufetion «le


M. Viltcmain, llist. du moy, âge, t. Ut.
68
^

bruyante passion qui convient aux gens de guerre;


elles ont, en revanche, plus d'art, plus d'aisance et
de facilité. Entendez-le. raconter ses souffrances
d'amour, ses gémissements, ses soupirs, ses rêves
décevants; il n'est pas un détail qu'il omette, il
poursuit son idée avec le ialent d'un homme formé
par les études littéraires. Les souvenirs des romans,
ceux d'Ovide, de l'antiquité, se mêlent et se con-
fondent : Sémiramis, Léda, Hélène, Antigone,
Ismène se trouvent citées à côté de Rhodocesle,
Blanchefleur, Biblis et la belle Iscult.
Ces poètes, du reste, représentent une époque
nouvelle dans l'art. G'est le temps où tout est de-
venu calcul et réflexion. La vie nomade du Trou-
'badour des premiers âges est désormais impossible,
ou moins attrayante. Renfermés dans leurs mai-
sons, ils composent à loisir et la muse du travail
seule maintenant les inspire, De plus, la science qui
commence à luire de toutes parts les enveloppe de
ses rayons. Déjà l'on peut pressentir les change-
ments que le siècle suivant apportera dans la poésie.
Dente est près de naître; déjà entre Arnaud Daniel,
Arnaud de Marueil, Folquei de Marseille et Pétrar-
que, il n'y a que la différénée du latent et du sa-
voir. Même façon de sentir l'amobr, des deux parts
mêmes expressions ou peu s'en faut; seulement
ils ont de moins que Pétrarque l'habileté et l'étude.
IL

Influence des Troubadours sur tes premlcrà poètes italiens *

1
' v
" et sur Pétrarque, '*

Quand Pétrarque n'eût jamais quitté l'Italie, il


n'aurait pu se soustraire à l'influence des rouba- f
dours* Il eût trouvé vivants eticore, autour de lui,
les souvenirs de ces poètes. Nul j>ays, en effet, de
tous ceux qui reçurent les chantres du Midi, ne
leur offrit un plus gracieux accueil que l'Italie, De
très bonne heure les Troubadours franchirent les
Alpes, et répandirent leurs ebants joyeux dans les
cours de Moinferrat, d'Esté, de Vérone, dans celle
des Malaspina. Ils n'oublièrent jamais ce chemin
quand une fois ils l'eurent appris, et en présence
do Dante lui-même, on les rencontre encore dans
70
les palais somptueux du Gran Can de la Scalà.
Àugier de Vienne, Cadenet, Rambaud de Vaqueiras,
v
Pierre Vidal, Bernard de Ventadour (1), les plus
grands noms de la Provence, furent les premiers à
visiter l'Italie; et ce dernier chanteur séduisît telle-
ment par sa poésie l'imagination des peuples, que
son nom était devenu le terme générique employé
* pour désigner un Troubadour, un poète (2). Ils
introduisirent avec eux les idées et les usages de la
chevalerie. A Vérone, à Turin, à Montferrat, à Massa,
dans la maison d'Esté, chez les marquis de la Lu-
nigiane, on s'empressa d'adopter le genre de vie
des princes de la Provence. Lès villes elles-mêmes,
Milan, Venise'et Gènes, au milieu des efforts qu'elles
faisaient pour leur liberté, s'ouvrirent à la poésie
des Troubadours. Les théories de l'amour chevale-
resque et de la galanterie s'insinuaient partout. De
toutes parts dans les villes, les fêtes, les tournois,
les réunions montraient le désir de rivaliser avec
les cours du Midi. En l'an 1208, à Padoue, on cé-
v lèbre des fêtes galantes en l'honneur des dames (3).
À Trévise, en 121-4, on met en action une Gansoiï

(1) Rambaud de Vaqueiras, 1180-1207. Diez, p. 857,



Bernard do Ventadour, Il 10-1195. hit p. 310.
Pierre Vidal, m&-12l5.^ Ai., p. 341.
(2) Buoncompagno, do Artô diclominis, Cité pour la première
fois par Mi Fauriel ltist. do Dante et dos Orig. de la langue ita-
>
lienne, t. i, p, 250.
(3) Fauriel, ibid. I. i, p. 802 et 303.
71

célèbre do Rambaud de Vaqueiras intitulée Lo


Garros (i)ï > . . ,
Side l'année 1160 jusqu'en 1200, la faveur deè
grands, l'éclat des cours, l'empressement des peu- -

pies appelèrent les Troubadours en Italie, de 1200


à 1285, ils y viennent-chercher autre chose, que la
gloire. Chassés de leur pays par les horreurs d'une
guerre religieuse, soupçonnés d'hérésie et répoussés
avec frayeur ils désertèrent la Provence et on les
vit transporter au-delà des Alpes leur douleur et
leur colère. Aimery de Péguilain (2), et Guillaume
Fîguières illustrent cette période.
presque tous ces poètes, courtisans et flatteurs 1,

embrassent la cause des princes et s'efforcent de la


défehdre. Si le plus souvent ils mirent* leur talent
et leur imagination au service des princes Gibelins
dont ils pouvaient espérer des récompenses et des
honneurs, il y en eut cependant qui, plus désinté-
ressés, se firent les défenseurs des villes et les ex-
citeront à la défense dô leur liberté. Le plus eèlèbre
*
de ces chahteurs populaires est Pierre deUvCa^
rayane (3). L'Italie, aussi bien que la Provence,
peut revendiquer ta gloire d'être sa patrie; les ti-
tres de ces pays sont mal établis» et la biographie
du poète ne donne aucun détail sur ce point. Alta-

(1) Rolditdino dé Padoue. Cite* par M. Fauriel, ibtd.—Raynouard»


t. lit, c, nt » p* 200. *
(2) 1205-1270. Biographie. Dicz,* p. 350, et ïtayiiottard» t. v.
(3) Pierre de la Caravane. rlisl. titlér. de ta France, i. xvni,
p. 618
72
,
ché au parti Guelfe, il anime les peuples contre
l'empereur dont les entreprises menacent la liberté
des villes. LesTarmements de Frédéric l'inquiètent;
il les dénonce aux peuples dans un sirvente destiné
à courir de bouche en, bouche et à faire pénétrer
dans toutes les imaginations, à l'aide d'un refrain,
l'avertissement qu'il renferme. La passion éclate
dans ces vers rapides et véhéments. On y sent toute
la haine de l'oppression qui puisse remplir une
âme généreuse. Il prêche contre Frédériclacroisade
Italienne, avecia< même véhémence que d^autres
auraient mise à prêcher le départ poui4 la Terre-
Sainte et lavengeancetdu Ghrist: « Lombards, gar-
dez^vous^bîéir, Voire sort serait plus dur que celui
d'esclaves achetés, sLyous ne saviez lutter contre
votre ennemi, et, résister à ses coups (1). fe Sa pa^-
rôle hardie dénonce l'empereur et son avarice * il
présente aux yeux de la foule le Sort des contrées
malheureuses dépouillées par lui : « Ressouvenez-
vous de la fouille, et dés grands barons à qui rien
he reste ;qu'il |enr puisse ravir, si ce n'est leurs

H) Lombartz, beusgardatz» f
ft
,
;tttiÈ je non &h\t
Peier que compratz,
i Si ferm non cslatz,
D*un sirventes faire

Es mes pessamèliz,
ftu'cl pogues rctrairô
Viatz obreumenz;
Qu'cl ito&tre emperairc'
.
Ajosta gran gciiz. *
1$
maisons,. Lombards, i ayez,* à vous bien défendre. »
La haine des Allemands était naturelle aux peuples
de l'Italie; elle leur était venue depuis les doulou-
reuses expéditions des successeurs.de Charlemagne;
nous trouverons un écho de cette haine nationale
dans les chants de Pétrarque (1).. « La gent d'Alle-
magne gardez-vous d'aimer, dit le Troubadour, et
sa compagnie n'allez pas rechercher ; le coeur me
soulève quand j'entends leur rauque jargon? (2). J>

L'harmonie des vers, l'éclat des images poéti-


ques, la finesse du sentiment, les caprices de la
passion, tout ce qui fait enfin le caractère des
chants du Troubadour, tout cela était trop dans le
goût des Italiens et convenait trop à la mobilité de
leur imagination, pour qu'ils y restassent insensi-
bles. Aussi personne ne s'étonnera de trouver parmi
les plus grands seigneurs Italiens les premiers ri-
vaux de nos poètes. La langue provençale est ap-
prise de toutes parts, Bembo et Redi en conviennent
eux-mêmes (S), et un des marquis de Malaspina

(t) Pôtrarca, Canz. xvi.


^
(2) Pierre do la Caravane t
Car cor m'en fai laignar
Ab lor sargolar.
(3) Franecsco Ucdi, Bacco in îoscana \ (t quati Trovatori Pré-
sentait) nci tempi clic florirono misero in cosi gran luslro e pregio
la loro Itngua, chc era intera adoperata quasi da tutti coloro clic
professavano con le lettere gentillezza di cavallcria e di.cortc, non
solamente ne' pacsi delta Fraucia ma alircsi nclla Gcrmania, nell'
>
bigliilterra, e nclP ttalia.
Bembo, Lo Prose, tib. i, t l, p. 10, 18. Ed. Nap., în-t», 1714.
n
ouvre la liste des Troubadours Italiens. Sordel de,
Mantoue, le marquis de Lanza, à Milan ; Nicoletto
de Turin, Barthélémy Zorgi, Lanfranc Cigaïa, Boni-
face Calvo, Simon Doria, Jacques Grillo, la dame
Guillelma de' Rosieri, tous originaires de Gènes; Paul
Lanfranc de Pîstoie, ou de Pise, Lambertini de Bualel
ou de Buvarel et cent autres, jusqu'à maître Ferrari,'
continuent d'écrire en provençal (1). Les raffine-

ments de la galanterie, les discussions diîfciles de


cas minutieux des convenances chevaleresques, rien
ne leur est étranger. La dame Guillelma de' Rosieri
débat avec Gigala une tenson délicate. Elle n'hé-
site pas à donner le pas à l'amour surles devoirs
de l'hospitalité (2). Doria, noble Génois, issUd*une
dés plus célèbres familles de son pays, pose à Jac-
ques Grillo, noble aussi lui-même, cette embarras-
sante question : « Dites-moi, seigneur Grillo, Vous
qui êtes riche, généreux, d'un mérite supérieur, et
reconnu pour savant, pourquoi la gaieté est-ello
perdue et la galanterie vue d'un mauvais ceil? » (3).
Les théories littéraires qui, dans la Provence et le
Languedoc partageaient les chanteurs en deux
camps opposés, trouvaient en Italie des partisans
tout prêts à les embrasser, ou bien à les combattre.

(1) Voir pour tous ces noms les tomes 18,10,20* de PHist.
littér. de la France.
(2) V. le xx» vol.» de ÏÏIisl. littér. de la France.
(3) Per qu'es perdtitz
Solatz, c domnèis mal Volgutz?
75
Les vers obscurs, eu sens difficile et caché, aux
rimes chères et péniblement amassées, voyaient en-
core des champions lutter en leur faveur, et essayer
défaire prévaloir leurs beautés trop élevées.et in-;
accessibles à la foule. Les vers faciles trouvaient de
l'autre côté des avocats non moins hardis. Barthélémy
Zorgi se plaint du peu de gloire dont est récom-
pensé le talent poétique : partout des difficultés et
des obstacles ; un public difficile à contenter parce
que des goûts différents se le disputent, et des*
théories différentes se le partagent, « Faites un
chant obscur et de grande valeur, à peine y a-t-il
un homme qui l'entende; qu'il soit clair et facile à
comprendre, il n'est personne qui soit d'humeur à
en faire un grand cas (i). »
« <

G'est de l'Italie que partirent les poètes qui es-


(

sayèrent de rallumer en Provence le feu de la poé-


sie à demi éteinte, Il ne tint pas à eux qu'elle ne
se ranimât et ne reprît un éclat nouveau. Les let-
tres y eussent élè, sans aucun douie, rappelées à
leur première splendeur, si elles avaient pu l'être,
par la gracieuse protection de Raymond BcrengerlV*
et de ta belle Béatrix de Savoie, élevée en Italie -
par le Troubadour Pistoleta. Mais c'en était fait,
la conquête du Midi par les Français, la domina-

(1) Quar per chanlar non conqitcr liom lauzor;


Que s'ils chants es escurs, de grau vator»
Grcii es boni qui n'ai entendemen,
K s'il es durs que z'aî preze granmen,
76

"* lion du sévère Charles d'Anjou (1)* en avaient banni


pour toujours les fêtes et les "chanls.X
Mais enfin, malgré, toute sa faveur, le provençal
dut céder la place à une langue nouvelle,, dont les
premiers commencements furent l'aurore d'une lit-
térature glorieuse. Des nombreux dialectes rustt-
\ ques
répandus dans l'Italie tant à la droite qu'à la
gauche de l'Apennin, dés hommes plus polis, d'un
goût plus relevé,' se sont créé à eux-mêmes une
langue épurée qui prend le nom de langage de
-cour. Tels ont été d'abord, dit Dante (2), les cour-
tisans de l'empereur Frédéric II ; tel a été au nord
de l'Italie, le mantouan Sordel, qui en unissant en-
»
semble des mots choisis dans les idiomes de Cré-
mone, de Brescia, de Vérone, villes Voisines de la'
sienne, s'est fait un langage à lui... Ce langage,
langage de cour, peut se parler dans toutes les
villes de l'Italie, et il n'appartient à aucune. * Fré-
déric II, ami des lettres, poète lui-même (3), en-
couragea les efforts de cette langue naissante; elle
se forma dans son palais, s'assouplit et parut aux
yeux étonnés avec une grâce, une richesse toutes

(1) Voir pour le portrait de Charles d'Anjou, Giovani Villani,


1. vi, p. 00, 91, c. 221. Il le termine par ce trait : « Jamais

il ne prit plaisir aux mimes, aux Troubadours, aux gens de cour, u
(2) Dante s de Vulgari Eloqucntia » 1.1, ch. xv. Edit. de Cor-
liini, 1577. t UlSordeliusdeMantuasua oslctnlit... qui tantus elo-
quentb vir existons lion solum in poetando sed que modo libet
loquendo patrium vulgare deseruit. »
(3) Fu cgli poeta provcnzalo, ma miglior poêla toscane Quadrio.
7*
royales. Les'premiers chants qu'elle offrit ne dif-
fèrent pas de ceuxe des Troubadours, le mot lui-
même qui désigne le talent 'poétique est resté pro-
vençal (1). De 1225 à 1250; douze poètes se signalent
à là cour de Frédérici Presque tous fidèles auk
traditions des Troubadours, ils chantent un amour
constant, une daine impitoyable, dont ils adorent
les attraits avec la même passion que les poètes
dont ils imitent les chants. On peut cependant re-
marquer déjà ehez eux, un caractère qbi ne fera
que ressortir davantage chaque jour dans la poésie
italienne. Déjà l'on peut saisir plus de finesse dans
leé sentiments, plus de délicatesse dans' les compa-
raisons, et surtout un enchaînement plus rigoureux
des pensées, une déduction mieux suivie. 11 y à
plus de méthode chez ces poètes qu'on n'en trouve
d'ordinaire dans les écrits dès chanteurs de la Pro-

(t) Poiche ti piace, amorc,


Cli'eo deggla troiwe
Faro de mis possanza
Ch'io vegna a compimento.
Dato haggio lo meo core
In voi, madonna, amarc;
Ë lutta mia speranza
In vostro piacimento
K no mi parliraggto
ba voi, donna vatenlo
;
Cli'eo v'amo dolcemcnte,
<

Ë place a Voi cli'eo aggia inteiulimcnto.


Frédéric IL lloiiml Bassi Scctta di poésie ilaliano d'é phi
>

ceiebri ailtori d'oghi secolo raccolli. Parigi 1783.



78

vence; plus de proportion dans leà développements;


plus de choix dans' les détails ; plus de cette beauté
enfin quedonne le goût aux productions dePesprit.
Déjà Jacopo de. Lentino, riotaire né àané cette Ville,
et Ruggerone dé Païenne, se Signalent par une per-
fection plus grande de^style; la langue s'assouplît,
les images deviennent plus gracieuses, et sbnt plus
habilement développées ; on sent Un progrès accom-
pli, et sous l'imitation on saisit plus d'un trait ori-
ginal, par lequel se révèle le génie italien avec sa
subtilité. (1).
Les destinées de la poésie sicilienne ne furent pas
de longue durée; elle pAlit et déchut sous les mal-
heurs uontlfut suivi le règne de Frédéric et celui
do Mainfroi. Dès 1205, celte langue que Dente ap-
pellera plus tard, avec un peu d'emphase, auliqué,
courtisane, cardinale, fait' des progrès plus signalés
dans le nord de l'Italie. A Bologne, dans la Toscane,
dans la Romagne, semble être désormais transporté
le siège de la poésie et de la science» Un nouvel
esprit a envahi ces contrées; la philosophie remplace
dès lors l'inspiration que les poètes avaient autrefois
trouvée dans les plaisirs des cours. Guido Guinicelli
est le plus célèbre de ces chanteurs. Les vers de

(i) Voict l'ordre dans lequel M. Fauriel place ces poètes s Pierre
deila Vigne; l'empereur Frédéric; Bânleri da Palermoj ftuggerone
da Palermo; Arrigo, fils de Frédéric; Odo délie colonne; lngbll
tmli; Enzorë, roideSardalgne; Arrigo Testa; Jacopo da Letitino,
1250; Mazzcoda MeSsina, 1250.
79 '

Dante (1) ont rendu son nom immortel. Partout il


s'inspire d'Arnaud Daniel, en mêlant aux images
qu'il lui emprunte plus de grâce, plus de .vivacité
d'imagination. La physique du temps lui fournit
plus d'un trait bizarre qu'il, accommode à sa pas-
sion, et déjà l'on saisit la doctrine platonique qui
doit mettre une si grande distance entre Pétrarque
et les troubadours (2). ' >
,

(1) SonoGuulo Guiniceili. .....


Quand'io udi nomar Se stcsso il padrè
M io é degti altri miei iniglior, che mai

............
Rime d'amor Usa* dolci e leggiadre.

Dimmi clic è cagion, perche dimostri


Net dir e ncl guardar d'hàvermi caro 1
Et b a lui; Li dolci délit vostri;
Che quanto durera l'uso moderno t
Faranno cari anchora i loro inchiostri
• • . . > . . > . , . .
0 Fratc, disse, questi, ch'io H ccnno
Col dite (c additoun spirto inânzi,)
Fu miglior fabbro del parlât materna.
Vr-rsi d'amore prose d» romanzi
Soverchib tutti : e tascia dir gli slolli;

. .... .....
Che quel di Lemosi creilon che avanzi
^
fan m'abbllis vostre cortois dctnan
Chi' eu non puis ne vuoil a vos cobrire i
>,
.

leu sut Amant ; che pbr e val caiitan, etc..


Purgat. xxvi.
(2) Al cor gentil ripare semprc amorc
Si corne aiigcllo in sclva a la verdura;
Non fe atnore ntizi che gentil tore
' 80

Guîdo Guinîcelli avait cependant un rival de


gloire. Guiltonè d'Arezzô remplissait la Toscane de
ses chants et balançait dans l'opinion de ses con-
temporains le poète dé Rolognc. Il ne put néanmoins
lui ravir la première place, et Dante et Pétrarque
l'ont mis au secondrang après Guido (1).
Mais de toutes les villes de l'Italie aucune n'eut
une école aussi brillante que Florence. Le gétiiè
poétique sans y être jilus vif qu'ailleurs, rechercha
ardemment le secours de la philosophie, et se tourna
plus volontiers du côté des* spéculations relevées.
Nommer le chef de cette école c'est en faire con-
naître tout l'esprit. Brunetto Latini fit quelques vers
Ne gentil core anzî ch'amor natura.
Ch'adesso corne fu'l sole
Si tosto to splcndore fu lucente;
Ne fue d'avanti al sole
Ë prendé amorc in gehtillezza foco
Corne calore in clarita del fuoeo.
Dassi, Scella di Poésie ilaliano de' plu eclebri autori d'ogni secoto
raccolti.—1783. ! *

..........
«

" (1) Dante Purgat. c. xxxi.


t . ,
A voce piu ch'al ver drizzan H volti ;
t
Ë cosl fermai) sua opinionc,
Prima ch'arte o ragionper lors'ascolli,
Cosi fer molli anliclii di Guittono
Di grido in grido pur lui dandol pregio,
Fin clic Tlia vinto il ver con piu persone
Pétrarque Trionf. d'Amorc iv;
— s
Guittofi d'Arczzo
Cho di non esser primo
Par tb'irh aggîa.
81

amoureux cl s'établit par la science le maître de


choeur de sept ou huit écrivains, qui prirent auprès
de lut un goùl plus sûr et s'inspirèrent d'études
plus fortes et plus relevées (1).
Les Troubadours néanmoins ne furent pas encore
oubliés. Tandis que Guido Gavalcanli, le plus cé-
lèbre de tous, s'appliquait à obscurcir sa pensée et
remplissait ses vers d'axiomes empruntés à Àrislolc,
Dante da Maiano écrivait, comme jadis les poètes
de la Provence, sans nulle affectation de science,
1

mais avec celte coquetterie d'antithèses et de con-


trastes qui fait tout leur caractère (2).
Tous ces poètes, provençaux, italiens, ont une
gloire plus grande, c'est d'avoir formé Dante. G'est

(1) Voir M. Fauriel, déjà cité, 1.1. p. 351.


(2) Dante da Maiano.
Nuîl'uomo pub savcr che sia dolenza,
Se non provando lo dolor d'amore ;
Ne pUo scnlire ancor che sia dolzore,
Finchè non prende délia sua plagenza.
F.d eo amando voi, dolce mia intenza,
In cui donat' ho l'arma, e'1 corpo, e'1 core,
Provando di ciàscun lo suo sentorè,
Aggio di cio vcrace conoscéttza.
La flna gioia ch'co di voi presi amando,
Mi fa lo ben gradito e savoroso
Piu di nessun, ch'ancor aggia provato.
Or che m'avete di tal gioia privato,
Sciilo dolor piu forte e doloroso
»
Che millo che gisse penando.
(Anl. Bcncd. Bassi, Scella, p. MO).
0
d'eux, en effet, qu'il apprit à façonner un sonnel, à
tourner un vers; il ne faut pas qu'ils réclament
davanlage. Dante écrivit avec une gravité inconnue
à ses devanciers. Tout embarrassé des liens de la
métaphysique religieuse, il porte dans ses oeuvres
d'amour un poids','une sincérité de sentiment qui
double le mérite dé- ses vers, et fait pressentir
l'oeuvre immortelle qu'il ne va pas tarder à entre-
prendre. Bientôt l'aigle va s?élancerd'un libre essor.
Bientôt Dante s'abandonnent à une influence plus
forte va recevoir dans son esprit les germes féconds
de l'enseignement des maîtres de Paris ; il va, re-
nonçant aux douceurs mignardes de la poésie pro-
vençale1, puiser, à la source des forts (1). L'Italie en
proie à mille conquérants avides; des ennemis ar-

(1) Voici un sonnet du Dante, il lie sera pas difficile d'y sentir
une force et une poésie plus grandes qne dans ceux que nous avons
déjà cités.
Tanlo è gcnlile, c tanto oncsla pare
La donna mia quand'eila atlrui saluta,
Ch'ogni lingua divien tremando muta,
E gti occlii non ardiscono di gnardarc.
Ella sen Va sentendosi laudarc
Bcnigtiamentc d'umilta Vestita,
t
E par che sia una côsa venuta
Di cielo in (erra a miracot mostrarc.
Mostra si piacente a chi la mira,
Che dà per gli occlii una dolcezza al core,
Che inlciuler non la puo, dit non la prova.
"E par che dclla sua labbia si
muova
Un spirlto soavc, epien d'amorc,
Clic va dicendo all'anima : sospira.
dents à la destruction de la liberté; des erimesy des
1

actions héroïques ; les efforts des cités pour se faire


une indépendance glorieuse; les arts naissant au mi-
lieu des troubles politiques, tels furent les grands
travaux dont l'imagination de noire poète se frappa.
Une passion virile a rempli son âme; lé Souffle de
Dieu l'a saisi, et son immortelle Comédie, monu-
ment de grandeur et de, force, reste pour attester
la puissance du génie soulevé par l'indomptable
énergie d'une âme ardente et généreuse. L'influence
des Troubadours était-elle donc désormais finie ?
Bien loin de là. Dante, lui-même, en indiquant à
quels sujets il convient d'employer les formes nobles
et privilégiées de celte langue qu'il appelle illustre,
aulique, cardinale, langue des palais et des cours,
signale comme modèles les chants de guerre de
Bertrand de Borh, les chants d'amour d'Arnaud
Daniel, et les louanges de la vertu de Giraud de
BornehV(1).
Mais déjà était né l'homme qui devait compléter
la gloire de l'Italie en donnant la gfâce, la ten-
dresse et une mollesse élégante à la langue un peu
rude du peintre de l'enfer; cet homme, le plus
ardent promoteur de l'antiquité et des études la-
tines, Pétrarque, par une étrange combinaison de
circonstances, va être jeté dans les lieux mêmes où
cette poésie provençale essayait de se survivre à
elle-même. Une fois encore, mais pour la dernière,

(I) Dante, de vulgari cloquentia, ch. vu.


l'influence,des Troubadours va se faire senlir sur
cet esprit élégant et gracieux. \

Pétrarque, par ses goûls, ses, chants, sa passion,


appartient tout entier au Midi. Les Troubadours
peuvent le réclamer comme un des leurs, en se
glorifiant de le compter dans leurs rangs. Que Dante
s'en aille à Paris; qu'auditeur assidu des maîtres
qui enseignent dans la rue du Fouarrc, il s'enivre
du vin de la science théologique; qu'il prenne ses
grades à l'Université, de Paris, et rapporte dans son
pays tout un butin de rares connaissances; Pétrar-
que ne semble pas jaloux de cette gloire; il ne pa-
rait pas qu'il s'intéresse aux luttes de la parole, et
au bruit des thèses impossibles. Il préfère des éludes
moins bruyantes, mieux faites pour le recueillement
d'une âme contemplative et tendre, et, dans la Pro-
vence, où il passe presque toute sa vie, il unit à
l'élude de Virgile, de Cîccrôn, de Sènèque, et des
beaux livres qu'il découvre et qu'il rend à l'admi-
ration des peuples, l'étude des Troubadours. Il rêve
une gloire nouvelle, et se la compose à son gré de
deux éléments inégaux en valeur et en force de du-
rée. D'un côté, sesnoenvres latines forment à ses
yeux son plus beau titre au souvenir de la posté-
rité. Ses traités tout remplis des dépouilles de Ci-
cêron, de Sènèque et de Virgile, dans lesquels l'é-
légance du style lutte contre la sécheresse du fond;
ses lettres, monuments de sa complaisance en lui-
même; ses églogues, espèces de centons allégori-
ques, dans lesquelles il flagelle les vices de la cour
85
d'Avignon; et par dessus tout sort poème YÂfricat
conçu et exécuté en un an, froide imitation de
Virgile, oeuvre morte en najssanl, et qui témoigne
seulement des études et de la vaste science du
poêle : voilà sur quoi il fondait sa réputation. Voilà
ce qui, en effet, portait son nom de Borne à Paris,
et l'entourait d'un si glorieux éclat; voilà ce qui
lui valait son triomphe au Capitole, tandis qUe l'U-
niversité de Paris aurait Voulu, elle aussi, lui dé-
cerner le laurier de la science, tant alors dans la
renaissance de l'antiquité on saVait gré à Pétrarque
de ses efforts pour ramener les esprits vers la con-
templation de l'idéale beauté I
Mais, dans tout ce bruit fait autour de son nom
.et de ses oeuvres latines, qui donc songeait à ses
sonnets, à ses cantoni? Peu nombreux alors, ces
poèmes ne semblaient pas dignes, de mention. Jeu
bizarre du temps qui frappe les livres savants, et
.
laisse vivre de modestes compositions i Bien ne fait
illusion à la postérité, ni l'affectation d'un style
pompeux, ni le vain étalage d'uiie érudition chère-
ment achetée* Tous ces travaux, tous ces prétendus
trésors ne valent pas à ses yeux les moindres élans
de la passion. Un cri parti du coeur vatil hiieux que
toute l'érudition du moyen âge! Ainsi paraît-elle
avoir jugé en conservant par ses éloges, des oaUvi'és
de Pétrarque, les seuls poèmes en langue vulgaire.
Pétrarque naquit dans l'exil. M 4302 son père
fut chassé de Florence. Dante commençait alors son
pèlerinage d'exilé, et l'émule de s*t réputation voyait
8G

le jour en 1304 dans la ville d'Arezzo. Le jeune


Pétrarque conduit à sept ans à Pise, y reçut ses
premières leçons. Fuyant Rome, où il* n'avail plus
de pouvoir, le pape Clément V était allé établir sa
cour à Lyon; puis bientôt à Avignon. Pelracco se
transporta à cette cdqr nouvelle sur les bords du
Rhône, où accouraient tous les Italiens attachés au
pape ou par le dévouement, oit par les nécessités
de la vie. « *
<
Le futur amant de LaUre avait onze ans, et son
père découvrant en lui des dispositions pour l'élude,
l'envoya chez un Italien, transfuge de son pays, qui
enseignait à Carpentras; et remplissait la ville de
sa réputation d'homme instruit. G'élait Convëne-
vole> le même maître qui à Pise lui avait donné les
premiers enseignements. La grammaire, la dialec-
tique, là rhétorique l'occupèrent jusqu'à l'âge de
quatorze ans, époque où son père voulant lui faire
étendre le cercle de ses connaissances, et prendre
une profession dont il pût vivre, l'envoya à Mont-
pellier étudier le droit. Celle science était alors en
grand bonheur et pouvait conduire à tout. Les vues
intéressées ,de Petracco furcnl Un peu contrariées
par le goût de la poésie qui saisit alors le jeune
Pétrarque. Ce n'est pas ta raison que consultent les
jeunes gens, cl la vivacité de leur imagination pré-
fère le plaisir à la perspective lointaine des avan-
tages que proclireht des éludes profitables. Virgile,
Horace, tous les poètes connus alors occupèrent
plus le fils du, notaire que les gloses et les coin-
87
menlaircs de droit. Il n'est pas probable qu'il s'en
lînt uniquement à ces chefs-d'oeuvre* antiques; ils
avaient ses préférences, mais ils ne l'empêchaient
pas de porter ailleurs son esprit ardent et curieux.1

Les romans du Nord, les fabliaux et les contes, les


sirventes et les chants des Troubadours remplissaient
ses loisirs beaucoup plus souvent que les leçons de
jurisprudence. IL cite quelque part le roman de
Tristan de Lancelot ; un chroniqueur du pays af-
firme qu'il s'était amusé à rètouchei4 le vieux ro-
man, encore aujourd'hui populaire, de Pierre de
Provence et de la belle Maguelone (1). Il serait
intéressant de retrouver aujourd'hui ce précieux
exemplaire ; s'il est impossible d'apporter des preuves
à l'appui,de celle assertion du chrohiqueur pro?
vençal, on peut dire que le manuscrit des vies des
TroubadoUrs que possède la bibliothèque du Vatican
appartint à Pétrarque. Quant à son amour pour les
poètes provençaux, il l'a hautement fait connaître
parles Vers pleins d'éloges qui les célèbrent dans
ses Triomphes.
Trop occupé de ses études latines, l'écrivain qui
a laissé des épitres si nombreuses, ne songe pas*

assez aux détails qui intéressent l'histoire de la


poésie italienne; il semble même qu'irait voulu
dérober à la postérité le secret de ses études sur
ce point, et qu'il ait mis un soin jaloux à ne se

* '
-
(1) M nalhcry(p. 22. Pierre G&Hel, idée de la ville de Mont-
pellier, p. 113, 2^ partie, cite" par M. Ikjnouard u, p. 317.
88 -

trahir pas. Mais au milieu du mouvement des esprits


dont Montpellier était le théâtre, était-il rien de plus
naturel qu'un vif enthousiasme pour les poètes des
temps passés? La Provence et le Languedoc tenaient
trop à la gloire de «leur littérature pour la laisser
s'obscurcir dans l'oubli. La poésie provençale avait
toujours fleuri dans Montpellier, et la séduction des
s
vers avait, deux Nsiècles auparavant, détourné un
Troubadour des études sévères de la théologie.
Hugues de St^Girc y fut envoyé par ses frères pour
étudier les lettres saintes. Mais le charme des vers
ne tarda pas à l'entraîner, et pendant,qu'on le
croyait pccupê d'études sérieuses et gravée, il ap-
prenait chansons et vers, et sirvenles et tênsons, et
devenait en fin de compte un parfait jongleur.!
S'il nW fut pas de même de Pétrarque c'est que
les temps avaient changé. Deux siècles avant, l'élé-
gant poète se fût accommodé sans peine de la vie er-
rante. Et d'ailleurs ses voyages, ses séjours en mille
.endroits divers, ses promenades à travers les pays
remplis de sa gloire, ne sont-ils pas là un reste des
habitudes cosmopolites du Troubadour d'autrefois.
La terre poétique du Midi n'avait pas encore perdu sa
vertu ; le soleil y faisait encore des poètes aimables,
cl les Souvenirs littéraires d'un temps si glorieux,
étaient trop pressants et trop nombreux, pour que
l'on pût se soustraire à leur impression, et faire
qu'il n'en restât pas un caractère ineffaçable sur
loutes les oeuvres qui se produisaient dans ces
contrées.
80
A Bologne, Pétrarque continua ses mêmes infi-
délités au droit; de 1322 à 1326, il demeure dans
celle ville ; son aversion pour la jurisprudence aug-
mente chaque jour, et son goût pour la poésie
inspire des craintes à son père. Tout le monde sait
le voyage de celui-ci; sa colère contre les livres
aimés de son fils, et comment désarmé par ses
pleurs il lui laissa un Virgile et la rhétorique de
Cicéron. La mort, en lui enlevant son père, le rendit
à sa liberté et le délivra des éludes qui contrai-
gnaient l'essor de son talent.
11 s'empressa de revenir à Avignon, où l'appe-

laient des intérêts, et où peut-être il se sentait at-


tiré par le plaisir. La cour du pape était alors te
rendez-vous des beaux esprits et le séjour der la
joie. Il semblait que le palais du pape, et les cour-
tisans qui le remplissaient, dussent tenir la place
dans celle province de Ces anciennes réunions de
chevaliers galants et de dames aimables, où tés
poètes trouvaient un si glorieux accueil. Déjà connu
par quelques Vers italiens, Pétrarque se fit bientôt
agréer à Avignon par les princes de l'Eglise. On
aimait en lui, sa grâce, l'aménité de son esprit,
l'élégance et l'urbanité de ses manières; c'est par
là qu'il séduisit Jacques Colonne, évéque deDombes
cl frère du cardinal Jean (1). Il dut à cette amitié
d'être conduit sur les lieux mêmes où la poésie pro-

(t) Pclrarq. Seuil. Epist, liv. 16, p. tt Uclecîalus mco vulgari


stylo, in que tune ]u\enilitcr mutins eram.
00

vençale était restaurée par les efforts orgueilleux


des habitants de Toulouse. L'évêqùe l'emmena avec
lui visiter son diocèse. Pendant tout un été, au
ceeurtde ces pays illustrés par les Troubadours,
Pétrarque put recueillir les souvenirs qu'ils y avaient
laissés. Quelles ne devaient pas être sur ce point
les conversations de ces hommes d'esprit et de goût,
si passionnés pour la littérature I lis n'ignoraient
pas quelle influence les chanteurs du Midi avaient
exercée sur l'Italie; le génie vif el charmant des
pays qu'ils visitaient ensemble leur était bien connu,
el ils durent plus d'une fois passer les heures du
loisir clans des lectures, curieuses de ces poètes.
<
Toulouse venait de réveiller le goût de ses habi-f
tants pour la poésie. Cette ville célèbre au premier
siècle du christianisme pour son ardeur à cultiver,
les lettres, décorée par Martial du nom glorieux de
Palladia (1)* toute pleine de professeurs habiles et
d'élèves studieux, choisie par' les empereurs euk-
mêmes pour former leurs fils (2), Toulouse, dis-jè,
avait vu aux écoles romaines succéder les assem-
blées galantes et les cours d'amour. Que de poêles
étaient sortis de son sein t Combien devait-elle s'in-
téresser à conserver toujours vivante celle gloire
des vers t La reconnaissance et l'amour-propre la
poussaient à entourer de ses soins, et à faire re-
verdir ce rameau presque mourant d'une poésie

(1) Martial, 1, 9, ép. 0, 101.


(2; Ausonc, de Clar. tlrb, 1. rp- 21.
91
nationale. Maintenant que n'existaient plus les sei-
gneurs dont la protection allirait en foule les chan-
teurs, que les comtes de Toulouse étaient morts,
que la guerre et la conquête avaient renversé leur
puissance, il appartenait aux bourgeois soucieux de
leur gloire de servir de Mécènes aux chanteurs dis-
persés; il convenait aux habitants de Toulouse de
réveiller les esprits, de les inviter par l'appât d'une
récompense publique à la culture d'une langue trop
menacée do périr'. Quelques rimeurs parcs du nom
de Troubadours, s'assemblaient chaque semaine (1)
darts le jardin des Augustincs, et ils se lisaient
leurs vers les uns aux autres. Ils résolurent en
1323 de former une espèce d'Académie àel Gai
sabêri ils prirent le titre de Sobregaya Gompanhia
dels sept Trobadors de Tolosa> et les Capitouls, véné-
rables magistrats de Toulouse, s'associèrent avee
empressement à celte très gaie compagnie pour
faire rehaître par une fête publique l'amour de l'art
des vers. !
>

Une lettre circulaire fut adressée à toutes les


villes de la langue d'Oc, pour annoncer que, le
premier jour de mai 1324, on décernerait une vh>
lelte d'or, comme récompense, à l'auteur de la
meilleure pièce de vers en langue provençale. La
circulaire est écrite en vers cl en prose, tant au
rtom de la très gaie compagnie des Troubadours
que de la 1res grave assemblée des Capitouls. Pé-

(i) Antonio bastero. La crusca Provenzalc, introduzionc. '


92
trarque ne put-il pas être témoin d'une de ces so-
lennités littéraires?
Sans sortir d'Avignon, il trouvait vivants encore
dans celte ville, tous les souvenirs de l'ancienne
poésie. Malgré l'invasion des Italiens, qui ne par-
laient à la cour du pape que la langue toscane, il
restait çà el là quelques poètes attardés, attachés
encore à l'art dont leur pays s'était autrefois ho-
noré. Bobert, quoique protecteur déclaré, et pour
ainsi dire obligé, de la poésie italienne, ne mépri-
sait pas cependant les chanteurs qui venaient du
pays de son père; il les accueillait avec bonlè, et
s'ils savaient les mathématiques, s'ils pouvaient lire
dans les astres, et faire quelque bonne prédiction
au prince, il aimait à les récompenser en seigneur
magnifique. Témoin cet Anselme, dit Mortière,
dont parle Crescimbeni, fils d'un riche habitant
d'Avignon, bon poète en toute langue et surtout
dans le, provençal. Tout ce qu'il écrivit en celle
langue, il l'écrivit en vers, el reçut de Bobert la
charge de Podesta d'Avignon, et revint mourir
en Provence eh 1358. Le même historien signale
encore Bertrand di Pedaro, de Pezenas. Ce poète,
d'une beauté singulière, d'un admirable talent pour
les vers, renouvela l'histoire de Gaucelm Faydit.
Marié à une femme, dont le talent poétique égalait
le sien, il se mit à courir avec elle le monde el les
château*. La facilité de leurs compositions, la beauté
de leurs visages, les faisaient partout bien recevoir.
Ils chantèrent devant la reine de Naplcs el son
93
nouvel époux, Louis de Tarcnie. Celle princesse
élail alors à Avignon dans la crainte de la colère
du roi de Hongrie qui,, avec une armée puissante,
était entré en Italie pour venger, la mort de son
frère. Les deux poètes eurent l'audace et l'adresse
de chanter les vertus d'André, le mari assassiné,
puis terminant par un gracieux épithalame, ils ga-
gnèrent si bien la faveur des deux époux royaux,
que la reine donna à la femme de Bertrand une
jupe de velours cramoisi qu'elle avait portée elle-
même, et le roi fit don au poète de son beau man-
teau de soie (1).
Il y a plus encore ; Nostradamus signale Avignon
comme le siège d'une cour d'amour célèbre, qui
existait vers le milieu du xtv* siècle, lorsque les
Papes résidaient encore dans cette ville. Quelle que
soit la faiblesse de l'autorité de Nostradamus, dont
l'esprit fausse tout ce qu'il touche, et qui, étrange
historien, brouille tout, mais'sans le vouloir, sans
s'en douter, et comme par instinct, ainsi que le fait
observer le savant et spirituel auteur de! l'article
sur André le Chapelain, au xxt° volume de l'IIiV
loire littéraire de la France (2), on ne peut s'empè*
cher de lui accorder ici un peu plus de valeur» « H
n'a point forgé ces nobles et galantes traditions de
la terre natale, qu'il accueille avec un enthousiasme
parfois un peu grotesque; elles avaient certaine-

(1) Crescimbeni. V. 1348.


(2)Pagcs320,32i,320.
04
ment existé ces cours d'amour qui lui fournissent
l'occasion de répéter les plus beaux noms de la
Provence. » Qu'elles eussent changé à celte époque
de forme et de principes, que leur constitution eût
varié, on le croira sans peine, mais elles restèrent
toujours des réunions polies, élégantes, un peu
subtiles, occupées à maintenir dans les moeurs, et
dans les relations de la vie, le bon goût et la grâce.
Là devaient Se conserver les traditions do l'amour
chaste el épuré, là devait se conserver aussi le goût
des beaux vers et le souvenir des anciens Trouba-
dours. Parmi ces dames, Nostradamus en cile deux,
.
Laurctta et Slefanelta. Voici l'article extrait de
Crescimbeni : « Lauretla vivait à Avignon en 1341 ;
c'est elle que les chants de Pétrarque et d'autres
poètes encore ont rendue immortelle. El le fut instruite
dans l'élude des lettres par Fanetta de'Ganlelmi, sa
tante, dame de Bomanino, qui demeurait elle aussi
dans la même ville, C'étaient deux dames modestes
en leur langage, sages dans leur conduite, honnêtes
dans leurs conversations. Toutes les deux d'une
admirable beauté, de moeurs plus estimables encore,
ornées enfin de si nobles vertus et d'un si beau
caractère, qu'il était impossible de les connaître
sans les aimer. Elles écrivaient l'une el l'autre
excellemment en provençal, employant toutes sortes
de mètres, ainsi que l'affirme le moine des îles d'or,
qui rend un ample témoignage de leur savoir. Tant
de qualités, et si belles, les portèrent bientôt à un
degré d'estime si élevé, qu'elles se trouvaient sur
05
la même ligne que Stefanetta, comtesse de Provence,
Adelasia, comtesse d'Avignon, et d'autres dames il-
lustres. Il n'était bruit que de leur réputation et de
leur science, La seule différence qu'il y eût enlre
elles, c'était dans Stefanelta, une inspiration si
puissante, si vive, qu'on la regardait comme un don
surnaturel. Il s'était formé autour de ces deux
femmes une réunion des plus illustres dames adon-
nées à la poésie, C'étaient Huguet le de Forcalquier,
Briande d^Agoûl, comtesse de la,Lune; Mabille de
Villeneuve, dame do Vence;. Béatrix d'Agoût, dame
de Salte; Isoarde de Boquefeuille, ete, Elles formaient
tputes ensemble une cour d'amour et éclaircissaient
les questions qu'on leur envoyait. Leurs noms, leurs
ouvrages, avaient mis celle,cour en grande re-
nommée, De l'Italie, de la France, de l'Espagne, de
l'Allemagne, on avait recours à leurs lumières, Tous
les Troubadours d'alors écrivirent en leur honneur
des volumes de cantons, Guillaume et Pierre Balbi ;
Louis Lascari, comte de Vinlimille, personnages^du
plus grand renom, étant venus visiter à Avignon le
pape Innocent VI, ne manquèrent pas d'aller écouter
les arrêts d'amour prononcés par ces dames. Ravis
de leur beauté autant qnofrappêsde leur science, ils
en restèrent fortement amoureux. Ces femmes illus-
tres moururent l'an 1348, de celle peste affreuse
qui, pendant trois ans, affligea la ville d'Avignon. »
Ces>détails, ajoute Crescimbeni, ne sont.nulle
1

part confirmés, nulle part" on ne trouve le moindre


passage qui donne lieu de croire que Laure se soit
06

occupée de poésie, Faut-il cependant rejeter les


assertions de Nostradamus ? N'csl-il pas bien facile
de comprendre comment, dans son imagination ro-
manesque , il a exagéré et embelli des faits que la
tradition, toujours un peu infidèle, sorte de trahison
poétique faite à la vérité, avait livrés aux souvenirs
de ses contemporains ? Retranchons un peu de cette
emphase; amoindrissons ces renommées que l'his-
torien répand en tous lieux ; rabaissons un peu les
éloges qu'il prodigue, et restons néanmoins con-
vaincus qu'il y a dans ses paroles un fond de vérité.
Comment croire, en effet, que les imaginations te-
nues si longtemps en éveil par les chants des Trou-
badours eussent pu oublier tant d'opinions et de
,
doctrines répandues dans les plus hautes classes de
la société, au nom du goût et de la courtoisie; que
ces doctrines se fussent aussitôt évanouies sans avoir
laissé d'elles nulle trace subsistante? Eh quoi !
André le Chapelain aurait; au milieu du xme siècle,
pris soin de réunir en un art d'aimer, De arte
amaloria (1), les idées, les sentiments développés
par les divers Troubadours, les principes posés par
eux, et les esprits indifférents ne donneraient au
temps de Pétrarque nulle attention à ces préceptes
singuliers ? Cela n'est pas croyable ; l'opinion con-
traire abolie de Nostradamus serait plus difficile à
soutenir, à prouver, à rendre vraisèmblâbje^Nous
ne craindrons donc pas d'oser 'prétendra qûéJees

{i) Histoire littér. de la France, i, xxi ,i>. 320.


07
98
chevelure, Empressé auprès des femmes, dont l'au-
torité était toute puissante à la cour d'Avignon, il
essayait de captiver leur bienveillance par de petits
vers, par des madrigaux flatteurs et bien tournés.
Ce fut le plaisir d'être entendu et lu par elles, qui
nous valut peut-être ces jolis vers italiens dont il
rougissait plus tard et sur lesquels il semble si peu
compter pour sa réputation dans l'avenir. Il parle
souvent de ses études, de son ardeur au travail, de
ses oeuvres, des amitiés, des applaudissements
qu'elles lui attirent, mais c'est toujours en termes
si vagues, si prétentieux, si relevés, qu'on en est,
sur le po^nt de ses éludes vulgaires, réduit à des
conjectures,
Pétrarque ne fut jamais ambitieux de la gloire
philosophique dont s'entoure le nom de Dante. Les
discussions théologiques, les mystères de la philo-
sophie chrétienne et scolastique n'ont point d'attrait
pour sa riante imagination. Ces problèmes, que le
monde du nord fouillait avec une si ardente curio-
sité, lui semblent peu dignes de son attention. Il
est philosophe à la façon de Cicéron et de Sènèque ;
il songe à leur ravir quelque brillant lambeau dont
il pare ses oeuvres, mais il ne se laisse pas empor-
ter au mouvement des esprits vers la théologie. Il
a du Troubadour toute la frivolité de l'imagination. Il
vient à Paris, vers 1333; il n'y fait que passer, il
est vrai ; mais en vain celle ville est toute remplie
d'étudiants, et de maîtres célèbres; en vain les
écoles retenlissent du bruit des discussions philo-
90
sophiques ; rion de lout cela ne le louche. Il court
en Allemagne; il revient on toute hâte à Vaucluse,
et sur son chemin il ne trouve que le. lemps d'é-
crire quelques sonnets qui nous entretiennent des
5

larmes qu'il répand et des illusions que lui fait


éprouver son amour ; ou bien encore des lettres em-
phatiques remplies de citations enlevées à Virgile.
Il relourne à Paris en 1360, il avait alors 58 ans,
et, celle fois, comme la première, il n'a point d'ad-
miration pour les études théologiques, Pétrarque
était chargé d'une mission politique; il devait, au
nom de la cour de Milan, faire compliment au roi
Jean sur sa délivrance. Son devoir accompli, il
s'empressa de repartir pour l'Italie où le rappelaient
ses préférences et ses goûts littéraires. Il y a de lui
une lettre adressée à Philippe de Vitry (traducteur
d'Ovide), qui nous fait connaître l'état de l'esprit
de notre poète, et nous explique comment il resta
toute sa vie, en dehors de l'influence théologique,
toujours soumis à celle des Troubadours. Il raille
son ami sur son goût pour Paris : « L'aspect du
petit pont avec son arche en dos de tortue, exerce
sur loi une fascination par trop grande, et le mur-
mure de la Seine qui coule au dessous, a pour tes
oreilles un charme exagéré. Nimis tibi purvus pons
Parisiensis impressit testudinei sut arcus effigiem,
nimis aures tuas subterlabentis Sequanoe murmur
oblectat, » La rue du Fouarre est une ruelle
1

bruyante, vicus fragosus; l'Université de Paris, une


corbeille rustique dont les fruits venus de l'étran-
100

ger font le plus bel ornement : Ruralis est calalhus


quo poma undique nobilia et peregrina deferanlur. Il
en coûtait à Pétrarque de reconnaître la supériorité
des écoles de Paris sur celles de l'Italie. Son pa-
triotisme se révoltait à la pensée qu'on pût même
comparer la France avec sa patrie. Bien des savants
italiens ne pensaient pas comme lui et venaient
chercher à Paris la gloire et la réputation que cette
ville dispensait déjà en maîtresse souveraine. Denis
de Roberlîs y enseignait la théologie, et les cha-
noines de Notre-Dame comptaient parmi eux un
Italien, Robert de Bardi. Malgré son dédain, Pé-
trarque, hésita cependant entre la couronne que lui
offraient en même temps Rome et Paris. De son
dernier séjour dans cette ville date une petite épîlre
en vers à Guy de Gonzague, seigneur de Manloue,
dans laquelle il rend hommage au génie français
qui se révèle dans le roman de la Rose, en faisant, 5

bien entendu, ses réserves sur la supériorilé de la


langue italienne. « Cependant vous recevrez le livre
quenous vous envoyons, et vous ne mépriserez pas
notre présent. Car, puisque vous désirez un/ouvrage
étranger en, langue vulgaire, je ne pouvais, croyez-
moi, vous offrir rien de mieux, à moins que toute
la France, et Paris en tête, ne se méprenne (1), »

(1) Petrarcboe opéra. — Ed.Basile»}.


Guidoni de Gonzaga, Mantuae domino, S.
Italia quam reliquas superet facundia linguas,

Teslis erit clara eloquio, qucm Gallia coelo


101
On le voit, du côté du Nord, nulle influence n'a
atteint Pétrarque, Boccace, au contraire, envoyé à
Paris pour étudier le calcul et l'arithmétique dans
la boutique d'un marchand, se nourrit de la lecture
des Trouvères, et enrichit sa langue des plaisante-
ries de nos fabliaux (1). Pétrarque semblé* craindre
de rien prendre à celte littérature. Il réserve son
admiration pour les Troubadours, On sait comment
il les célèbre au IVe chant du Triomphe de l'Amour,
Ce morceau tant de fois cité mérile de l'être encore.
Il nous fait connaître en effet la préférence de Pé-
trarque pour certains d'entre eux, et peut nous
conduire à trouver ceux dont le talent a eu plus
d'influence sur le sien. A la suite des poètes qui ont
illustré leurs noms en chantant les plaisirs de l'a-
mour, après Orphée, Pindare, Anacréon, Virgile,
Ovide, Catulle, Propercc et Tibullc,< Pétrarque voit
venir les poètes chers à sa patrie : Dante et Béatrix ;
la belle Selvaggia et Cino de Pistoie; Guy d'Arezzo,
les deux Guide; les Siciliens déchus du premier
rang qu'ils tinrent pondant de si longues années.
<r
A leur suite, ajoute l'auteur, marchait une troupe
d'étrangers qui écrivirent en langue vulgaire; le
premier entre tous, Arnaud Daniel, grand-maître
d'amour, dont le style élégant et poli fait encore

Attollitque favens, summisque nequarc laborat,

Nil majus potuisse dan, nisi fallitur omnis


Gallia, Pariscosque caput, mibi crede, valeque. — P. ili.
(i) Hisl. litler. de la Franc, t. xxuie. —
Fabliaux.
102
honneur au pays qui l'a vu naître; avec lui mar-
chaient aussi l'un et l'autre Pierre (1), si tendres aux
coups de l'amour ; et le moins fameux Arnaud (2),
et tous ceux que l'amour ne put soumettre qu'après
de longs efforts; c'est des deux Rambaud (3) que je
parle/ qui tous deuxt chantèrent Béatrix de Mont-
ferrat; et le vieux Pierre d'Auvergne avec Gi-
raud (4); Folquet, dont le nom fait la gloire de
Marseille, et qui a fruslré Gênes de cet honneur, et
qui changea à la fin sa lyre et ses chansons contre
une meilleure patrie, contre un costume, une con-
dition plus sainte; Geoffroy Etudel, qui employa la
voile etja rame pourchercher la mort, et Guil-
laume (5)Î< dont les chants d'amour tranchèrent sa
vie dans sa fleur ; Aimery (6), Bernard (7), Hugues (8)
et Ancelm (0), el mille autres encore qui ne ces-
sèrent de manier la lyre, le glaive et la lance; dont
la tête fut toujours couverte du casque et le bras
chargé du bouclier. »

(1) Pierre Rogier, 1230.


— Pierre Vidal, 1229,
(2) Arnaud de Mareiiil, 1220.
(3i Rambaud d'Oranges, 1229.—Rambaud de Vaqueiras, 1226.
(1) Giraud de Borneilh.
(5) Guillaume de Cabestaing.
(6) Aimery, de Péguilain, 1260.
(7) Bernard de Ventadour.
(8) Hugues de Saint-Cyr, 1225.
(9) Ancelm Faydit, 1223.
— Ce Troubadour avait fait un poème
contenant la description du palais, de la cour, de l'état et du pou-
voir de l'amour, à l'imitation duquel Pétrarque avait composé son
Triomphe d'Amour. L'oeuvre du Troubadour est complètement
perdue. (CRESCIMBENI.)
103
S'il pouvait nous rester encore quelques doutes
sur l'étude appliquée et suivie que Pétrarque dut
faire des Troubadours, ce passage ne les dissipe-
rait-il pas ? Il ne leur épargne pas les éloges ; au-
tant il s'en est montré avare pour les études du Nord,
autant nous l'en trouvons prodigue pour la littéral
ture déjà morte de la Provence. Les traits dont il
les dislingue les uns des autres, les épithète? dont
il accompagne leurs noms, tout ne fait-il pas sentir
une connaissance étendue, une admiration sincère 1
Il venait dans un temps où il lui eût été difficile de
les ignorer; mais s'il n'eût jamais sacrifié qu'aux
muscs latines, aurait-il été si bien au fait des tra-
ditions qui entouraient le nom de chacun de ces
chanteurs en langue vulgaire, Quand Pétrarque
écrivait ses Triomphes, il était déjà vieux ; Laure
était morte depuis longtemps, et les illusions de la
jeunesse avaient cessé pour lui. Cependant, s'il
conservait encore un respect mêlé d'admiration
pour les maîlres qui l'avaient formé, et dont l'ins-
piration lui avait dicté plus d'une poésie, quelle
n'avait pas dû être la ferveur de sa dévotion pour
eux ! Pouvait-il échapper à leur pouvoir quand la
passion qu'ils ont tant célébrée dans leurs chants
fit invasion dans son âme? Ce fut cette passion, plus
que toute autre chose, qui le poussa à se faire leur dis-
ciple, L'âme de Pétrarque, loute dévorée des ardeurs
de la jeunesse, son esprit, enrichi de poésie et de
souvenirs, resseniblaient à un vase trop plein, que
le moindre choc va faire déborder; il ne fallait
104
qu'une occasion pourqu'ilvînt à s'épancher, ce coeur
trop plein, et à laisser couler sans contrainte les flols
d'harmonie qui s'y étaient dès longtemps amassés.
Un jour Pétrarque aperçut à l'église (6 avril 1327)
une jeune femme,'modeste, pieuse et belle comme
il l'a décrite lui-même. U ne fut plus à lui à partir
de ce moment; sa pensée tout enlière attachée à un
seul objet, ne peut en être séparée' que par la
mort» Tout le monde connaît ses transports pour
Laure, la chasteté de ses feux, les douces récom-
penses qui le charmaient, qui amusaient son coeur:
un regard, un salut, un mol bienveillant; un gant
que'LaUre laissait en sa possession, Déjà de son
temps, il y avait entre le Troubadour et les chants
du poète italien une ressemblance si grande qu'on
supposait à l'auteur des sonnets une de ces passions
chimériques qui servaient de prétexte aux chanleiirs
de la Provence pour débiter leurs chansons ; et dont
les sentiments n'étaient qu'un effet de rhétorique et
de convention, Il se trouvait des hommes qui, alors
môme, voyaient dans Laure une allégorie de la
sagesse.
Pétrarque plaisante lui-même sur cette opinion
singulière dans une lettre à l'évêque de Lombez (i).
La passion de noire poète était bien réelle, Làure
existait bien aussi, personne n'en peut douter après,
les travaux de l'abbé de Sade. 11 n'y avait dans cette
opinion rien de fondé que la grande ressemblance

(i) Famil. lilt., liv. n.'ep. ix.


105
des chants de Pétrarque avec ceux des Trouba-
dours.
Déjà Vers la fin du xvie siècle, on avait relevé les
emprunts faits à la Provence par le poète italien ;
Nostradamus, dans les biographies qu'il écrivit des
poètes provençaux (1), indiqua ceux dont les oeuvres
avaient plus particulièrement servi à Pétrarque. Ces
assertions furent plus d'une fois répétées dans la
suite, on s'appliqua même à étendre la portée des
paroles de Nostradamus, si bien qu'au temps de
Tassoni, la gloire de l'atûant de Laure semblait en
être affaiblie. Au commencement de son commen-
taire, Tassoni crut devoir combattre cette opinion
et s'attacher à la détruire. « J'ai essayé, dit-il (2),
de dissiper plusieurs calomnies que divers ailleurs
ont répandues contre lui (Pétrarque) ; entre autres,
qu'il a dérobé plus d'une pensée, plus d'un trait
brillants et fins aux poètes italiens et provençaux

(1) Nostradamus, 1575. Les vies des plus célèbres et anciens


poètes Provençaux.
' (2) Ho procurato liberar sopra tutto l'autore da varie opposizioni,
c calomnie di diversi se ri Uo ri Ira le quali questa è la prima :
ch'egli rubasse, molli invenzioni, e concelti ad allri poeti Toscani
0 Provciizali» ch'crano stali prima di lui. Quanto à Toscani anti-
ebi (avcndogli'o, se non tutti, in gran parte atmeno trascorsi),
polràssi da'i confronti clic n'ho portati \ederc, in quante poebe rose,
o forse aticora piu tosto a caso, che ad artè, sieno da lui imitali.
Ma de' Provenzali, che scrissero in lingua ch'oggidi non e in uso,
comeché io non n'abbia questa contezza che forse si converrebbe,
si nondimeno protrebbe menzognero, con verità, rhiamare qiiel
Giovanni di Nostradama fraucese» che pnr piaggiar a suoi, scrissc
106
qui vivaient avant lui. Quant aux premiers Italiens,
si je no les ai pas tous lus, j'en ai du moins par-
couru la plus grande partie. On pourra voir par les
rapprochements que j'ai faits, combien peu il les a
imités, et combien ces imitations sont plutôt des
effets du hasard que de son intenlion. Quant aux
Provençaux qui écrivirent en une langue qui ne se
parle plus aujourd'hui, bien que je n'en aie pas une
connaissance aussi pleine et complète qu'il le fau-
drait peut-être, on pourra voir néanmoins combien
il est permis, en toute vérité, de traiter de men-
songères les assertions de Nostradamus qui, pour
plaire à ses concitoyens* a prétendu, dans le recueil
de ses vies, que Pétrarque avait mis plus d'une fois
à contribution les poésies d'Arnaud Daniel, de Pierre
Raymond, de Giraud de Borneilh, d'Aimery de Pé-
guilain, d'Anselme Faydil, de Guillaume Figuières
et de Pierre d'Auvergne. Aussi, profilant de la fa-

in questa sua raccolto di vite» ch'cl Pctrarcha nello sue rime, do'
componimenli d'Arnaldo Daniello, di Pietro Raymondo, di Giraldo
di Borneilh, d'Artterigo di Pingulano, d'Anselmo Faydit. di Guglicl-
mo Figuera, e di Pietro d'Alvernia, s'cra scrvito. Percioché cssen-
domcne agio dato dal signor Lodovico Barbieri, a preso'i qualo sono
la maggior parte doit' opre di poeti di quclla nazionc, lutte l'ho
letle; ncsolamcnte furto atcUno di rilievo non ho trovato : ma no
anché (son per dire) cosa dcgna che un ingegno rome quelle del
Pctrarcha, se n'invaghissc, cosi son cite, per lo piu, scarsc, cd al
segno dcîla mediocrita. Onde fummi a credere, clie quoi fossoro
una mano di musici ccccltcnti, irt quel secolo searmigliato, et che
avessi loro piu coll' aririonia dol canto, che col artè del pocta dato
loro nomo.
107

cililé que m'offrait Louis Barbieri, qui possède


toutes les oeuvres de ces poètes, je les ai lues tout
entières, el je déclare que non-seulement il ne s'y
trouve la trace d'aucun larcin fait par Pétrarque,
mais que, de plus, il n'y a rien qui valût la peine
d'être emprunté par un esprit comme celui de Pé-
trarque, tant les pensées y sont rares et toutes
marquées au coin de la médiocrité. Aussi, ajoute-
t-il, j'incline à croire que les, Troubadours furent
des musiciens qui charmèrent leur siècle par leurs,
chansons, plutôt que des poêles qui frappôrentjleurs
concitoyens par la force de leurs pensées. »
L'amour-propre rendait tout aveu contraire à
celui-ci difficile et pénible aux Italiens, sobres ad?
mirateurs d'autrui, comme dit Henri Estienne. Il
leur en coûtait de .reconnaître] que Pétrarque pût
avoir quelque obligation aux poêles de la France.
Cependant Tassoni, dans tout le cours de son com-
mentaire, se Voit contraint, par la vérité sans
doute, d'enregistrer les emprunts de Pétrarque, et
Crcscimbeni rapporte ces confessions si fâcheuses
pour un Italien jaloux de l'honneur de son pays.
La France de son côté n'a pas laissé oublier ses
droits; elle a réclamé plus d'uhe fois la gloire d'a-
voir contribué à former le goût des poètes de l'Ita-
lie, et Henri Estienne après avoir cité Dante et
Pétrarque, reconnaît,que ce sont « les deux vraies
fontaines de la poésie italienne, mais fontaines qui
prirent leurs sources de notre poésie provençale. Ï (i)

(I) Henri lîstien, t. n, c. 36, vers la fin.


108

Ces prétentions opposées n'ont cessé d'être en lutte ;


à une affirmation positive on a toujours répondu
par un désaveu presque entier. Nous allons essayer
de fixer un peu les esprits sur ce point, en indi-
quant quelques imitations faites par Pétrarque.
Il serait faux de s'imaginer que ce poète a em-
prunté aux chants des Troubadours des pièces en-
tières qu'il Saurait fait que traduire; qli'il s'est
attaché en interprète mal habile à les rendre dans
sa langue sans invention de sa part, ni efforts. Non;
quand on passe de la lecture de Pétrarque à celle
des Troubadours, on ne se sent pas transporté dans
un monde nouveau d'idées el de senliments. Le
souvenir des sonnets italiens poursuit l'esprit dans
la lecture dés pièces provençales; mille réminis-
cences vagues et fugitives se présentent à la mé-
moire, et si Ton essaie de les saisir pour les %er,
les restreindre ou les étendre, on éprouve une cer-
taine difficulté* à les rassembler. Ce sont d'abord
autant de nuages légers qui s'enfuient et se rédui-
sent à peu de chose. Cette illusion a pu contribuer
à donner plus de hardiesse aux Italiens dans leurs
dénégations ; elle ne doit pas cependant empêchei 4

un Français de poursuivre ses recherches, afin de


déterminer au juste les droits que les Provençaux
peuvent avoir sur la gloire de Pétrarque; ce n'est
pas la. diminuer, du reste, que d'entrer plus avant
dans l'élude de celte comparaison.
Cette vague ressemblance qui frappe tout d'abord
entre les auteurs que nous éludions, alors même
qu'il serait impossible de lui donner plus de eerlî-
100

tude, el pour parler ainsi, plus de corps, prouve-


rait au moins qu'ils vivaient les uns et les autres
dans une même atmosphère de sentiments et d'i-
dées; qu'ils avaient reçu du siècle où ils vivaient
une même éducation. Mais pressons-en la preuve
davantage. <

Pour Pétrarque, ainsi que pour les Troubadours,


l'amour est le principe de toute vertu, il donne le
talent, il enrichit l'imagination et fait briller la
poésie de tout son éclat dans les chants du poète.
Pierre Vidal, dans le IVe couplet de la chanson Ire,
publiée par M, Raynouard, dît- en parlant de son
amour pour sa dame: « Si je sais rien dire, ni faire,
à elle toute ma reconnaissance, elle qui m'a donné
tout mon savoir et mon talent. Par elle mon coeur est
plein dejoie, el fait entendre ses chants ; tout ce que
je fais d'agréable, je le dois à la grâce de son beau
corps que je regarde avec tant de plaisir. t>
(1)
N'est-ce pas la même pensée dans Pétrarque, seu-
lement plus ornée, exprimée avec plus de grâce el
d'éclat : « L'amoureuse pensée qui habite en mon
coeur, vous montre si vivement à mes yeux, qu'elle
chasse de mon esprit toute autre joie. C'est elle qui
m'inspire ces actions et ces paroles, qui, je l'espère,

(I) Ë s'icu sai ren dir ni faire,


Ilh n'aya'Igrat, que sciensa
M'a donat e conoissensa,
Per qu'ieu suy guays chantairc,
Et tôt quan fauc d'avinen
Ai del s'ieu bclh cors plazen.
110

me rendront immortel, malgré la mort de celte


chair. Toute souffrance, toute douleur s'enfuit pour
moi à votre aspect; elles reviennent à votre départ...
Si quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous
qu'en vient la semence; de moi-même je ne suis
qu'un terrain desséché; toute culture me vient de
vous, à vous en revient le mérite. » (1)
C'est le même sentiment; la pensée est la même,
l'expression seule diffère par un trait plus arrêté,
le tableau est mieux achevé et l'image plus gra-
cieuse. Folquet de Marseille a dit de même : « Et
je sais que tout ce que je dis de bien me vient d'elle,
et'ne* sort pas de inoi, c'est le fruit de cet amour
qui a pris mon coeur pour séjour. » (2) « C'est de
vous, dit aussi Arnaud de Marueil, ma dame, je le
sais, que vient tesit ce que je fais, tout ce que je
dis de bien. » (3)

....
(1) Ganzotî 8e. st. dernière.
L'amoroso pensiero
Onde s'alcun bel frutto ch'alberga deutro
Nasce di me; da voi vien prima il semé;
lo per me son quasi un terreno asciuto
Colto da vcS e'1 pregio e vostro in tutto.
(2) Folquet de Marseille, R. t. in, c. il, coup. iv.
Ë cortosc qu'cl be
Qti'icu die de licys no nais de me
Ans nais de s'amor natural
Que dins mon cor a près ostaL
(3) Arnaud do Mareuil, t. ni, c, i.
Car de vos sai, Dona, que m ve
Tôt quant icu fag ni dig de bc.
111

Pétrarque aime à revenir sur cette pensée;


comme les Troubadours, il fait honneur à celle
qu'il aime de son talent et de son génie. Les trois
Ganzoni, que le poète et les Italiens appellent les
trois soeurs, sont remplies de ce sentiment, a Yeux
charmants, où l'amour fait son nid, c'est à vous que
j'adresse mon faible style, par lui-même languis-
sant, mais le grand plaisir le stimule, et qui parle
de vous emprunte à son sujet une grâce aimable;
oui, sur ses ailes amoureuses ce sujet élève le lan-f
gage et l'éloigné de toute vile pensée : c'est ravi
par ses ailes que je vais faire entendre des choses
que longtemps j'ai portées cachées dans mon
coeur. » (1)
Outre la ressemblance du sentiment, ne faut-il
pas dans Pétrarque relever cetle expression em-
pruntée tout entière au Troubadour, Ck'alberga
dentro? N'est-ce pas la traduction littérale du dins
mon cor a près ostal? Cetle pensée amoureuse qui
s'est établie dans le coeur de Pétrarque, qui en a

(t) Pélrar. canzvui, i st.

Occhi leggiadri, dov'amor fa nido,


A voi rivolgo H mio débite stile
Pigro da se; ma'l gran piaccr lo sprona :
Ë chi di voi ragiona,
Tien dal suggetto un abito gentile;
Ghe con l'aie a morose
Levando, il parte d'ogni pensier vile s
Con queste alzato vengo a dir cose
C'Iio portate net cor gran tempo ascoSc.
112
banni toute autre-joie, tout autre bonheur, Folquet
de Marseille l'avait déjà exprimée : « J'aime tant
l'amoureuse pensée qui s'est établie en, mon coeur!
nulle autre pensée ne peut entrer dans monesprît;
à nulle autre je ne saurais trouver de plaisir et de
charme. » (1)
Pétrarque dit encore au 136e sonnet : « Plein
1

d'une aimable pensée qui'm'éloigne de toute autre


et me fait aller seul au monde. ». (2)
En même temps que l'amour chevaleresque dé-
veloppait les talents de l'esprit, et donnait l'essor à
la pensée, il ennoblissait aussi le coeur. La vue
seule, d'une dame pouvait inspirer aux hommes les
plus vils lamobleSse el la courtoisie; c'est l'éloge
que Pons de Capdeuil fait de sa dame : « Vous réu-
nissez en vous toute courtoisie ; il n'est homme si
vilain qui devant vous ne se sente ennobli et ne soit
prêt à vous rendre un sincère hommage. » (3) Pé-
trarque n'a pas d'autre sentiment; il l'exprime de

(t) Folquet de Marseille, c. i, coup. i.


Tan m'abellis l'amoros pessamens
Que s'es vengutz en mon fin cor assire;
Perque noi pot nuls autre pens caber,
Ni mais negus no m'es douz ni plazens,
(2) Pien d'un vago pensier, che mi dcsvîa
Da tutti gti allri, e fammi al mondo ir solo
(3) Pons de Capdeuil, c. vin, coup. n.

Et avetz mais de Cortesia


Qu'els plus vilans es quan vos vc
Cortes, e us porta bona fe.
113
même : « Qu'est devenu ce beau visage, cet aimable
regard, celte démarche si fière et si noble? Qu'est
devenu ce parler qui rendait humble le coeur le
plus farouche et le plus dur, et qui d'une âme vile
faisait une âme généreuse? * (1).
Au temps de la chevalerie l'amour pouvait exalter
les coeurs, les remplir d'une audacieuse bravoure,
et inspirer à ceux qu'il possédait les héroïques sen-
timents des Paladins les plus glorieux, «t Je ne
m'appelle ni Olivier, ni Roland, s'écrie Garins
d'Apchierdans un transport amoureux, mais maintes 1

fois je crois les valoir quand je songe à celle que


je prie d'amour. Je ne sais au monde un cavalier
que je ne croie pas valoir, et je voudrais, tel que
je suis, avoir à partager un royaume, un empire. » (2)
Pétrarque ne manie pas la lance et l'épéé, ce ne
sont pas les vertus militaires qui le louchent, mais
la beauté, mais la gloire de Laure lui semblent di-
gnes des chants d'Homère, de Virgile ou d'Orphée,
et il maudit le sort qui en a confié les louanges au

(t) Pétrarq., sônn. 228.


Oimè il bel viso; oimè il soave sguardo;
Oimè il leggiadro portamento altcro ;
Oimè'l parlar ch*ogni aspro ingegno, c fero
Faceva umlte ed ogni uom i)U gagliardo t
(2) Garins d'Apchicr, Rayn. t. v, p. 155.
Eu no m'apel ges Olivier
Ni Kolhlan.
Mas valcr los cro maintas vos,
Quan cossir de leis qu'eu cnquier;
' Ë non sai el mon cavalier
114
talent d'un poète trop faible; puisse-t-elle cependant
ne pas mépriser ses éloges ! Le poète italien a moins
de présomption et de confiance dans ses forces, mais
n'a-l-il pas toute l'exaltation du Provençal ?
Il faut cependant noter chez l'amant de Laure un
caractère que n'a pas la passion dans les chants de la
Provence. Quelques heureux effets que les Trouba-
dours lui attribuentsurles coeurè', ils ne la conçoi-
vent pas comme un degré pour élever l'homme à
Dieu, ils ne cherchent pas dans la beauté de leurs
dames une splendeur de cette beauté infinie qui
réside en lui, et vers laquelle les âmes aspirent.
Ils, ont beau Vanter la courtoisie, célébrer ces
verius singulières qu'ils nomment prelz, valema^
la chasteté n'est pas une de celles qu'ils s'efforcent
d'atteindre. Leur amour est bien terrestre; le beau
que Platon nous enseigne à aimer, ce beau infini
qui élève l'âme et peut donner au génie ses plus
belles inspirations, ils n'y songent pas; ils ne le
connaissent point. Ils aiment de la galanterie le so-
lide et le réel. C'est là que tendent tous leurs voeux, ils
Qu'eu adonc no'l crezes valer ;
E volria, tal sieu, aver
A partir Regisme o cmpier.
Pétrarq., son. 153, 154.
Se Virgilio, ed Omero avessin visto
Quel sole il quai vegg'io con gti occhi miei,
Tuttc ior forze in dar fama à costci
Avrian posto, c l'un stil con l'altro misto :

cd o pur non molesto


Gli sia'l mio ingegno, c'1 mio lodar non sprezzc.
115

ne s'en cachent pas, et leurs désirs s'expriment sans


détour (1). Pétrarque, il estvrai, s'échappe une fois ou
deux, jusqu'à imiter une strophe hardie d'une aubade
de Giraud de Borneilh (2); mais ce n'est pas lé ton
(1) Pierre Rogiers, c. vin, t. m, p. 37.
Amorse que farai?
Guerr'ai ieu ja ab te, n
Ta mal ai don morrai
Del dezirier que m ve,
Se la bolla, lai on jai,
No m'accuelh près de se,
Qu'ieu l'embratz et la bai,
Et cstrenha vas me
,
Son cors blanc, gras e le.
La comtesse de Die, t. m, c. ni, m c.
Bels amies, avinens e bos,
Qu'ora Us tenrai en mon poder,
E que jagues ab vos un ser,
E que us des un bais amoros
Sapchatz gran talen n'auria
Que us longues en loc det marri t,
Ab so que m'aguesset plevit
De far lot so qu'ieu volria.
(2) Giraud de Borneilh, t, m, c. iv, p. 313.
Bel dos companhos, tan son eu rie sojorn
Qu'ieu no volgra mais fos alba ni jornt
Car la genser que anc nasques de maire
Tenc et abras, per qu'ieu non prezi guaire
Lo fol gitos ni l'alba»
Pétrar., Sest. i. Stan. dernière!
Con Ici f'oss'io da che si parle il sole
Ë non ci vedess'altrl che le stelle;
Sol una notte; e mai non fosse l'alba} etc
....
Pétrarque, sestine V, st. dernière.
Deh or foss'io col Vago délia luna
Addormcntato in qualcho verdi boschi;
E questa ch'anzi vespro a me fa sera,
116
ordinaire de son langage. Pétrarque restaurateur,
après Dante, des doctrines platoniciennes au xive
siècle, se garderait bien d'aller se perdre dans les
souillures du vice; et quoique son amour moins
élevé et moins grave que celui de Dante pour Béa-
trix, se rapproche beaucoup des passions humaines,
il nous le représente comme lui inspirant la sagesse
et la piété; « Noble dame, je vois dans le mouve-
ment de vos yeux une douce lumière qui me montre
la voie qui conduit au ciel C'est celte vue qui
m'engage à bien faire et me pousse au but glorieux;
elle seule m'éloigne du vulgaire, et jamais langue
humaine ne pourrait raconter ce que me font
/éprouver ces deux lumières divines, el quand l'hiver
répand les frimas, et quand l'année rajeunit comme
au jour où pour la première fois je sentis la douleur
qui m'afflige. » (1) « Comme le nocher battu par les
vents lève, au milieu de la nuit, la tête vers ces
deux lumières qui brillent sans cesse à notre ciel ;

Con essa, c con amor in questa piaggia


Sola venisse a stars'ivi una notte ;
E't di si stesse, e't sot sempre nètïonde»
(l) Pétrarque, canz. ix, î^st.
Gentil mia donna, i' veggio
Net mover de' vostr' occlii Un doîce lume,
Che mi mostra la via ch'al ciel cotiducc;
E per lungo costume
Dcntro la dove

Quest' e* la visla ch'a ben far m'induce,


Ë che mi scorge al gtorioso fine ;
Questa sola da't vulgo m'allontana,
117
ainsi clans celte tempête d'amour que je soutiens,
ses yeux brillants sont le signe que je regarde, ils sont
ma seule consolation. » (1) Si l'on retrouve dans
ces paroles, el dans celles des dialogues avec saint
Augustin (2), un commentaire fidèle de la doctrine
de Plajon, on ne peut méconnaître ailleurs l'amour
romanesque et subtil de la société èhrétienne et
chevaleresque dans laquelle Pétrarque vivait.
Chez un Troubadour bien épris l'amour devait
être éternel, rien n'en devait ébranler la constance.
« Jamais, dit Guillaume de Gabestaing, je ne serai
tellement éloigné, que l'amour qui me brûle et me
tourmente renonce à ma dame et s'éloigne d'elle. (3) %

Mêlant à la pensée du Troubadour un souvenir


d'Horace (4), Pétrarque dit à son tour : « Placez-
moi sous ces climats brûlants où le soleil consume
les herbes et les fleurs, ou bien dans ces pays où
les neiges et les glaces bravent sa chaleur. Placez •
moi dans ces lieux où ses rayons brillent d'une lu-

(t) Pétrarque c. X, st. îv»


Corne a forza tli venti
Stanco nocchicr di notte aiza la testa
A* duo lumi c'ha sempre il uostro polo ;
Cosi nella tempesta
CliY sostengo d'amor» gli occlii luconti
Sono il mio legno, c'1 mio conforto.
(2) Pctrarch. opcralatiua,ilcContemptu.Mundi,tcrtius dialogua.
(3) Guillaume de Gabestaing» t. m, c. tu. cou pi, iv.
E jamais non serai tan lonli,
Que l'amors, que m'aflama e m ponh,
Si parla de lioys ni s'esquis.
(4) Horace, odes, 1.1, c. x\u.
118
miôro tempérée et légère Élevez ma fortune au plus
haut degré de l'honneur, ou la ravalez au dernier
abaissement.... Placez-moi dans le ciel, sur la terre,
au fond des abîmes, sur le sommet des montagnes,
dans les plus profondes vallées... Je serai toujours
ce que je suis, je vivrai comme j'ai vécu, continuant
les soupirs que je pousse depuis quinze ans. » (1)
La passion chaque jour devenait plus vigoureuse et
plus forte loin de s'éteindre; Arnaud dcMarouil le
dit dans côs vers : « Le premier jour que je vous
vis votre amour m'entra si profond dans le coeur,
il y alluma un feu si vif que depuis il n'a pas di-
minué ; les feux d'amour sont puissants et forts ; ni
le vin, ni l'eau ne peuvent les éteindre, une fois
allumés ils brûlent à jamais ; chaque jour ils s'ac-
croissent et redoublent. » (?) Pétrarque joue de
(1) Pétrarque, son. cxi»,
Pommi ove'l sol'occide i fiori e l'crba;
0 dove vinec lui'I gliiaccio e la nove :
Pommi ov' e'1 carro suo temprato c levé ;
Ed ov' è clii cel rende o cht ecl serba.

Sari» quai fui, vivrô com'io son visso


Continuando il mio sospir trilustre.
(2) Arnaud de Marcuil, R. m, i c.
Lo premier jorn qu'ieu anc vos vi,
M'inlret el cor vostr'amor si
Qu'un fuec m'avetz lainz assis,
Qu'anc no mermet, pus fo empris;
Fuccx d'amor oscart'e destreing,
Que vins ni Taïga no l'esleing;
Pus fon empres pueis no s'es!eys
Dejor en autre doble ecrejs. !
119
môme sur ces feux qui no peuvent s'éteindre, dans
sa y* ballade : « Ce feu qui, je l'espérais, devait
s'éteindre avec l'âge plus froid et moins vif de la
vieillesse, brûle encore et redouble la souffrance en
mon âme. Les étincelles n'en furent, je le vois bien,
jamais éteintes, mais seulement un peu couvertes,.,
Eh quoi ! elles n'ont pu l'éteindre ce feù d'amour,
les larmes que je répands en si grande abondance.,.
Non, ce feu n'est plus le même, il me semble qu'il
redouble, » (1) N'est-ce pas celte pensée du même
Guillaume de Gabestaing : « Le feu qui me brûle est
tel, que le Nil ne pourrait pas plus l'éteindre qu'un
fil délié ne soutiendrait une tour, » (2) qu'on trouve
développée dans le spnnel 116e de Pétrarque : « Ni
le Tésin, le Pô, le Var, l'Arno, l'Adige et le Tibre,
l'Euphrale, le Tigre, l'Ermus, le Nil, l'Indus et le
Gange, le Tanaïs, Pister, l'Alphêc, la Garonne, la
(i) Petrarq,, bail, y.
Quel foco ch'io pensai clio fosse spento
Dal freddo tempo, e d'air etâ men fresca,
Fiamma, emarlir ncH'anima rinfresca.
Non fur mai tulle spenlc, a quel ch'i veggio;
ftla ricoperte alquanto le faville
....
Per lagrime ch'io spargo a mille o mille

Non pur quai fu, ma pare a me chc cresca,


Quel foco non avrian già spento e morto
L'onde clic gli occhi tristi versan sempre !
(2) Guillaume de Gabestaing, ni, c. v.

Qu'cl fuesc que m'art es tais que Nils


N'ol tudaria, plus qu'us fils
Dclguatz soslcndiia nna tor.
120

mer qui se brise, le Bhône, l'Isère, le Rhin, la Seine,


l'Aube, l'Aar, l'Eure; ni lierre, ni sapin, hêtre, pin
ou genévrier, ne pourraient apaiser ce feu qui ronge
mon triste coeur autant que le peuvent un beau
ruisseau, etc., » (l)
Les soupirs que l'amour arrache du coeur, les
larmes qu'il fait verser, les tourments qu'il amène
à sa suite, ni les Troubadours, ni Pétrarque ne les
oublient, « Telles sont, dit Arnaud de Marquil, les,
souffrances que j'endure tout le jour. Mais la nuit
ma peine augmente; oui, quand je suis allé me
mettre dans mon lit, que je pense y trouver quelque
repos, que tous mes compagnons dorment, que nul
bruit ne se fait plus entendre, alors je me tourne
et me retourne, je pense et repense, et je sou-
pire... » (2) Ecoutez Pétrarque, ce sont presque les

(i) Pétrarque,
Non Tcssin, Pb, Varp, Arno, Adige e Tebro,
Eufralc, Tigre, Nilo, Ermo, Indo e Gange,
Tana, Islro, Alfeo, Garonna e'1 mar che frange,
Rodano, Ibero, Ren, Senna, Albia, Era, Ebro,

Poria'l foco allenlar clie'l cor tristo ange.— Etc., etc.


(2> Arnaud de Marcuil, I. lu, c. i.
Tôt jorr. suefri aital baiaiha,
Mas la nueg trac peior (rebalha;
Que quan me su! anatz jazer,
E eug alcun repaus aver,
E'1 compaigno dormon trestuit,
Que res non fai n'auia ni bruit
Adoncx me torn e ui'volv' e m'vir,
Pcns et repens, e pueis sospir.
m
mêmes paroles : « Je pleure toute la journée, et
puis, pendant la nuit, quand se reposent les mal-
heureux mortels, je me reprends à pleurer; et mes
maux redoublent encore : ainsi je dépense mon
existence en pleurs. » (1) Pétrarque ne se lasse pas
à raconter ses soupirs, à décrire ses douleurs; c'est
le sujet de la sestine septième tout enïtère, et là
encore on saisit plus d'un trait directement em-
prunté aux Troubadours. « Hélas, dit Bernard de
Ventadour, la douleur me fait mourir; ni le matin,
ni le soir je ne goûte le sommeil ; et la nuit, quand
je vais à ma couche, que le rossignol fait entendre
ses chants joyeux, moi qui jadis avais coutume de
chanter, je meurs d'ennui et de chagrin. » (2) Au-
gier n'est pas en proie à un moins cruel martyre :
« Pour vous, belle et douce amie, et le jour et la
nuit j'endure un pénible martyre, nulle autre pen-
sée, nul autre souci ne m'occupe, je v^îg, au con-
(i) Pétrarque, sonn. 180.
Tutto'l di piango, c pot, la notlc quando
Prendon riposo miseri morlali,
Trovom' in pianto, e raddopiarsi i mali;
Cosl spcndo'l mio tempo lagrirnando.
(2) Bernard de Ventadour, t. m, c. xm, c. H.
Ailas! cum muer de Talan
Qu'ieu non dorm mali ni scr
Que la nucg, quan vau jazer,
Lo Rossinhols change cria ;
Et ieu, qui chanlar solia
Muer d'enucg et de pezansa.
m
traire, augmenter mon anv.iir. (1) Si rflajntenant
J>

Pétrarque exprime la même pensée, s'il la retourne


dans la même pièce de cinq ou six manières diffé-
rentes : « Je n'eus jamais une nuit tranquille, mais
et le malin et le soir j'ai toujours poussé des sou-
pirs,.., je vais de plage en plage passant rnes jours,
triste et pensif, puis je pleure la nuit, p (2) l'imi-
tation ne ressort-elle pas de ce rapport singulier
d'expressions?
Ce sont d'ailleurs des larmes qu'on bénit, des
1

martyres que l'on adore, dés chagrins qu'on trouve


délicieux. Les Troubadours et Pétrarque n'ont pas
un langage différent. Gaucelm Faydit s'écrie i « Avec
toutes ces souffrances poignantes et dures, je vivrais
volontiers si je plaisais à son coeur, et j'y trouve-
rais plus de plaisir que dans le bien qu'une autre

(i) Augier, t. m, p. 104, c. i.


Pcr vos bella dous' amia
Trag nucg et e jorrç greu marlire,
Que d'als no pens ni cossire,
Ans vai doWan tota via
I/amors. .,
. ,
(2) Pétrarque, sestine vu.

1' non ebbi giamraai tranquilla notte


Ma sospirando andai matlino e sera,
Poi ch'amor femmi
Gonsumando mi vo di piaggia in piaggia.
II dl pensoso ; poi piango la nolle.
123
pourrait me faire. » (1) Au sonnet 72«, Pétrarque
dit de même ; « Ne te plains pas, ô mon âme, mais
souffre et lais'toi, tempère la douce amertume que
tu sens de ses rigueurs par le doux honneur d'ai-
mer cette femme, à qui seule tu as dit : tu me
plais. (2) Folquei do Marseille présente ainsi, la
J>

même pensée : « Par ma foi, je vous le dis, il me


plaît mieux de souffrir à tout jamais pour elle, sans
qu'elle en prenne souci, que d'obtenir de tout autre
ses plus chères faveurs. » (3) Pétrarque ne pousse
pas moins loin sa résignation, et ne bénit pas moins
vivement son martyre ; « Une chose pourtant me
console, languir pour elle vaut mille fois mieux que
jouir d'une autre; tu me le jures par tes flèches
dorées et je t'en crois, (4) Guillaume de Gabes-
Ï»

(1) Gaucclm Faydit, m c, dernier coupl,


Ab tôt aital mal e brau e tiran
Volgr'ieu estar voluntiers, s'il| plagues
Mais qu'ab autra que mais de be m'fezes.
(2) Pétrarque, son. 172.
Aima, non ti lagnar : ma sofi'ri e laci;
E tcmpra il dolce amaro, chen'ha offesa,
Col doce onor, clie d'amar quclla liai preso.
(3) Folquet de Marseille, u can., m c,
P?r ma fe
Vos die, miellés m'ave
Que' per lieys icu suefra jasse
Mon dan, sitôt a lieys non cal,
Qu'autra m' des s'amorper cabal.
(4) Pétrarque, s. 141.
Pur mi consola, che languir per Ici
Meglior, che gioir d'altra, e lu me'l giuri
Per l'orato luo slrale ; cd io te'l credo.
124
,

taing, v° canzos, au 1er couplet : « Toutes les souf-


frances sont pour moi une joie, un plaisir, parce
que je sais bien que c'est amour qui me les en-
voie, » (1) Et Pétrarque ; « Je nourris mon coeur
de soupirs, et il ne demande rien de plus; je vis
de larmes, je suis fait pour pleurer; je n'en éprouve
cependant aucune douleur, en cette condition les
pleurs sont plus doux qu'on ne saurait le croire, (2) D

On lit dans Bernard de Ventadour : « Cet amour,


en me frappant au coeur, y fait naître un si doux
plaisir que cent fois le jour je meurs de douleur,
et cent fois dans le jour la joie me rappelle à la
vie; ce mal est de si douce nature qu'il vaut mieux
que tout autre bien, et puisqu'il est si agréable,
que sera le bonheur après la souffrance? » (3) Pé-
(t) Tug li mallrag mi son joy e plazer
Sol per aisso, quar sai qu'amors ra'autreya. (Guill. Cabesl).
On peut rapprocher de ce dernier passage ce couplet d'une
ebanson de Pierre Rogiers, t. ni, p. 37, can. *r, v coup!.
Pçr Iieys ai ieu joy, e ris,
Mas ara'm planh, plor c sospir,
E'il mal que m'es greus a sufrir,
Tornat m'a doble en déport.
Pauc près lo mal qu'el bcs lo vens,
Que plus m'en jaug que no m'en duelh,
(2) Pétrarq., son. 100.
Pasco'l cordi sospir, ch'altro non chiede;
E di lagrime vivo, a pianger nato ;
Ne di ci6 duolmi : perché in taie stato
E dolce il pianto piû, ch'altri non crede.
(3) Bernard de Ventadour, t. m, p. 41, H, c. vi.
Aquesl amors me fier tan gen
Al cor d'une doussa sabpr,
125
trarque ne se souvenait-il pas de ce passage quand il
disait ; « Bien que cet amour, mille fois le jour, me
fasse périr, il ne fera pas que je renonce à l'aimer,
que je renonce à espérer en elle. » (1) Quant à ces
antithèses qui reviennent sans fin sous sa plume,
dolee ire, dolce mal, dolce amaro, dolce affanno, dolce
peso (2), il en a pris le goût dans la lecture des
poètes de la Provence, et souvent il leur emprunte
les expressions elles-mêmes (3). Pierre Vidal oppose
les mots aux mots dans ce couplet : * Sans avoir
péché j'ai fait pénitence; et sans avoir fait nulle
faute j'ai demandé mon pardon; de rien j'ai fait
des dons gracieux ; de la colère j'ai tiré la bienveil-

Cen vclz muerlojorn de dolor,


Et reviu de joy autras cen,
Tant es lo mais de dous semblan.
Que mais val mos mais qu'autres bes
E pus lo mais aitan bos m'es
Dos er lo bes après l'afan.
(i) Pétrarque, son. 139.
Non perché mille volte il di m'ancida
Fia ch'io non l'ami, e ch'i' non speri in lei.
(2) Pétrarque, son 172.
Dolci ire, dolci sdcgni, c dolci paci,
Dolce mal,dolce affanno, e dolce peso.
Etc.. Dolce mia pena, amaro mio diletto.
(3) Giraud d'Espagne, Rayn. t. v, p. 169.
Tant es lo dolors plazens
Qu'el dous mal d'amor mi dona.

Val mais suffrir lo dous mal


Per amor
120
lance, et une joie parfaite des pleurs ; et de l'amer-
tume une grande douceur; je suis hardi par frayeur,
je^ sais gagner quand je perds, et je sais triompher
quand je succombe, » (1) Pierre Rogiers n'est pas
plus sobre de ces subtilités Î « L'amour dit vrai et
ment en même temps; il donne la paix avecHune
grande souffrance ; il ranime le coeur après l'avoir
abattu; il plaît aujourd'hui; demain il fatigue,.. » (2)
N'y aurait-ij que" du hasard dans la rencontre sin-
gulière des antithèses que Pétrarque accumule dans
plus d'un de ses sonnets? « (3) Amour, en un même
instant, me presse et me relient, me rassure et m'ef"
fraye; me brûle et me glace;,me plaît et m'irrite;
m'appelle à lui, me repousse ; me remplit d'espé-

(t) Pierre Vidal, c, ni, c. vi,


Ses pechat fis penedensa,
Et ai quist ses tort perdo,
E fatz de nien gen do,
E trac d'ira benevolcnsa,
Ë gaug entier de plorar,
E d'amar doussa sabor ;
E suy arditz per paor,
E sai perden gazainltar,
E, quan sui vencutz, sobrar. -<
(2) Pierre Rogiers, R. t. m. p: 35.
Amors ditz ver et Escarnis,
E dona pausa ab gran afan,
E franc cor après mal talarç ;
Huei lai que platz, deman que pcs.

(3) Pétrarque, sonn. 145.


Amor mi sprona in un tempo, ed affrena ;
Assecura,e spaventa; arde, ed agghiaciaf
127

rance, me remplit do chagrin. » Et ailleurs : % Je


ne trouvo point la paix, etje ne puis faire la guerre;
je crains et j'espère; je brûle et je suis glacé; je
vole au-dessus du ciel, je gis à terre.,., je vois
sans yeux; jen'ai pas de langue et je crie..,; je ris
en pleurant; la vie et la mort me déplaisent égale-
ment. » Pétrarque aurait pu sans doute choisir des
modèles plus raisonnables, mais peut-on douter
qu'il n'ait eu l'intention de marcher sur les traces
des Troubadours? . i
Pourquoi, du reste, ces amants, si heureux dé
leurs souffrances, s'en irriteraient-ils? N'ont-ils pas
choisi un objet aimable, gracieux, dont un regard,
dont un soupir, dont la vue seule les récompense -
au centuple de leurs douleurs. « Jamais homme,
dit Bernard de Ventadour, n'éprouva une souffrance
aussi grande que celle que j'éprouve à cause de mon
Gradiscc e sdegna; a se mi chiama, e scaccia :
Or mi tene in speranza, ed or' in pena.
Augier, t. m, p. 101.
Ai! quantas vetz plor lo dia,
E quantas vetz mi fai rire
L'amors que m'veus e'1 dezire,
E m destreing lo cor e m lia.
Pétrarque, sonn. lOi.
Pace non trovo, e non ho da far guerra;
E temo, e spero; ed ardo, e son' un ghiaccio ;

...............
E volo sopra'l cielo, e giaccio in terra;

Veggio senz'occhi ; e non ho lingua, e grido

Pascomi di dolor; piangendo rido.


Egualmente mi spiace morte e vita.
128

amour; mais léger m'en est le poids, quand je re-


garde son corps si gracieux, si bien fait, quand j'en-
tends ce doux parler, qui si doucement m'atlire,
quand je vois ses beaux yeux et ses fraîches cou-
leurs, i> (1) Pétrarque qui semble avoir étudié ce
Troubadour avec préférence, lui emprunte cette
pensée quand il dit : « Si quelquefois mon âme
s'enhardit à se plaindre, quand le trouble s'empare
d'elle, effet du martyre où on la plonge, la vue seule
de Laure la rappelle aussitôt et la fait renoncer à
sa folle pensée; son regard bannit alors tout délire,
et sa colère me semble douce. » Faut-il encore rap-
procher ces expressions presque semblables? « Son
doux maintien, son parler humble et sage qui
venait de si haut, et son doux regard qui blessait
mon coeur. » (2)

(1) Bernard, do Ventadour.


Ane mais riullis hom non trac tan greu afan
Cum ieu per lieys ; mais leugiers m'es lo fays,
Quant ieu esgart lo gen cors benestan,
E'1 gen parlar abque suau m'alrays,
E'1 sieus belhs huelhs, e sa fresca color.

....
(2) Pétrarque, canz. m, n« slan.
Ch'io non sostegno
Alcun giogo men grave.
E se pur s'arma talor a dolersi
L'anima a cui vien manco
Consiglio, ovp'l martir l'adduce in forse,
Rappclla la délia sfrenala voglia
Subito vista ; che del cor mi rade
Ogni délira impresa, ed ogni sdegno
Fa'l veder lei soave
129
Ni les Troubadours ni Pétrarque n'épargnent les
éloges quand il faut vanter l'objet de leur amour,
Tout est parfait d'ans Laure, comme dans les châ-
telaines que célèbrent Bernard de Ventadour, Arnaud
de Mareuil et tant d'autres. Quand ce sont les mêmes
qualités qu'ils exaltent, l'expression peut-elle varier?
« Belle dame, dit Bernard de Ventadour, votre
corps gracieux, vos beaux yeux m'ont conquis, et
votre doux,regard, et l'éclat de votre visage; je ne
trouve rien qui égale votre beauté, vous êtes la plus
belle que jamais un coeur puisse choisir. » (1) Pé-
trarque n'est pas moins flatteur ; « Des plus beaux
yeux, du plus éclatant visage qui jamais ait brillé,
des plus beaux cheveux qui faisaient pâlir à côté
d'eux l'or et les rayons, du soleil, d'un gracieux
langage, d'un doux sourire mon coeur tirait sa force
et sa vie. » (2) Arnaud de Mareuil n'épargne pas les
détails, il loue la belle et blonde chevelure de sa

(t) Bernard de Ventadour.


Bella dompna, vostre cors gens
E'1 vostre belh huelh m'an conquis,
E'1 dous esguart, e lo clar vis,
E la bella bocca rizens ;

La genzer elz qu'om puesc chauzir.


(2) Pétrarque, son. 301.
Da più begli occhi et dal più chiaro viso
Che mai splendesse; e da' più bei capelli,
Che facean l'oro e'1 sol parer men belli ;
Dal più dolce parlar' e dolce riso ;
Dalle man, dalle braccia, che conquiso. etc..
9
130
dame, son front plus blanc qu'un lys ; ses yeux vifs
et riants; sa petite bouche, ses belles dénis plus
blanches que l'argent affiné (1). Pétrarque se plaît
dans la même abondance : « En quel lieu, en quelle
mine précieuse Amour a-t-il pris l'or dont il a fait
ces deux blondes tresses; sur quelles épinef a-t-il <
cueilli ces roses ; sur. quelle plage ces neiges ten-
dres et fraîches?,.. Où a-t-il pris ces perles qui
arrêtent et voient se briser ces paroles si douces, si
pures, si étrangères au monde? Où a-t-il pris les
beautés si grandes et si divines de ce front plus se-
rein que le ciel?, etc, (2) » Un choix plus délicat
d'expressions poétiques, plus d'art dans la p'éinture
et de finesse dans le coloris, voilà par où le poète
italien se distingue des modèles qu'il surpasse en
les imitant.
Si Guillaume de Gabestaing ne craint pas de dé-

(1) Arnaud de Marcuil, i, t m, Ray.


La bella vostra saura cris,
E'1 bel fron plus blanc que lis,

Petita bocca, belha dcns


Plus blancas qu'esmeratz argcns.
(2i Pétrarque, son. 184.
Onde toise amor l'oro, e di quai vena
Per far due trcccie bionde? E'n quali spine
Colse le rose? E'n quai piaggia te brine '
Tenere, e fresche.
, . .
Onde le perle in ch'ei frange, ed affrena
,
Dolci parole, oneste, c pellegrine ?
Onde tante bellczze, e si divine
Di quella frontepiù che'J ciel serena.
131

clarer celle qu'il aime une oeuvre en laquelle Dieu a


mis toute sa complaisance et sa beauté, Pétrarque ne
repousse pas ces louanges. « En un buisson élevé,
dit le Troubadour, j'ai choisi la plus belle entre
toutes, Dieu lui-même, sans erreur, l'a faite de sa
propre beauté. (1) « Dans quelle partie du ciel,
x>

demande Pétrarque, en quelle idée, reposait le mo-


dèle d'où Nature a tiré ce visage agréable par le-
quel elle a voulu montrer ici-bas tout ce qu'elle
peut au ciel ? » (2) L'expression est ici plus savante
que che? le Troubadour, elle est plus philosophique
et on y reconnaît l'empreinte du Platonisme; mais
l'idée est la même, et cela suffit à notre intention.
Au sonnet 159e on peut saisir la même pensée plus
habilement rendue en un langage noble et relevé (3).

(1) Guillaume de Cabestaing, iv c, coup. I.


Ai eu chauzit en un aut bruelh
Sobre tolas labellazor;
Qu'clh eis Dieus, senes falhida,
La fetz de sa cissa bentat.
(2) Pétrarq., son 12G.
In quai parte del ciel', in qualc idea
Era l'escmpio, onde natura lolse
Quel bel viso leggiadro, in ch'clla volse
Mostrar quaggiù, quanto lassù potea?
(3) Id„ son. 159.
t
Stiamo, Amor', a veder la gloria noslra
Cose sopra natura altère e. nuove ;
Vedi ben, quanta in lei dolcezza piove:
Vedi lume che'l cielo in terra mostra :
132
S'il faut par des traits moins vagues peindre les
grâces et la beauté qu'on adore, c'est dans les Trou-
badours et Pétrarque une ressemblance, qui, pour
un juge impartial, ne laisse pas douteuse l'imita-
tion réfléchie et longuement calculée. Arnaud de
Mareuil vante la poitrine blanche comme neige et
fleur d'aubépine, les mains blanches, les, doigts dé-
licats et bien faits de sa dame (1); Pétrarque à son
tour, en s'adressant à Laure, célèbre ses mains«c

blanches et déliées, ses bras gracieux, sa démarche


doucement altière, ses dédains altièrcment humbles,
et sa jeune et belle poitrine siège d'une haute sa-
gesse» » (2)
Si dans le même poète, ni Rhodoceste, ni Biblis,
ni Blanchefleur, ni Sémiramis, ni Thisbé, ni Leyda,
ni Ismène, ni la belle Iseult avec sa belle chevelure
ne peuvent lutter en beauté avec la dame dont il

(1) Arnaud de Mareuil, t, m, c. i.

Metito c gola c peitrina


Blanca corn nous e Hors d'espina,
Las voslras bcllas blancas mas,
E'1 vostres detz grailcs c plas
Puis la Vostra bella faisso.
(2) Pétrarque, c. vil, vers la fin.
Le man bianchc soUili
E le braccia gctiiih.

E'1 bel giovenil petto


Torrc d'alto iiiMlefo
133
chante la grâce (1) ; Pétrarque, de son côté, n'es-
time que bien peu la beauté des femmes les plus
célèbres compaiôes à Laure : « Que personne n'ose
comparer à Laure, ni la beauté dont les charmes
enchanteurs apportèrent tant de maux à la Grèce,
et à Troie les derniers cris de la douleur; ni la
belle Romaine qui d'un coup de poignard s'ouvrit
le sein, chaste et belle poitrine ; ni Polyxène, ni
Issiphile, ni Argia, etc. p (2) Pétrarque est plus
savant, il a étudié l'antiquité ailleurs que dans les
romanciers du moyen âge ; de là celte différence
dans le choix des noms qu'il invoque, mais l'inten-
tion est la même et l'iflet absolument semblable.
Enfin si Hugues de la Bachellerie rassemble sur une
seule tête qu'il aime, tous les dons aimables, toutes
les grâces partagées entre toutes les femmes, Pé-
trarque s'empare de la pensée et l'exprime dans les

(t; Arnaud de Mareuil, toc. laud.


E Rodoccsta ni Bibtis,
Blancaflors ni Semiramis,
Tisbe, ni Leyda, ni Elena,
Ni Antigona, ni Esmenu,
Ni'l bcll' Ysseutz ab lo pel bloy
Non agro la meitat de joy.
,(2) Pétrarque, sonnet 222.
Non si pareggi a Ici quai più s'apprezza.
in qualch'cladc, in qualche strani lidi ;
Non chi reçu cou sua vaga bellezzà
In Grccîa aflani. in Troia ultimi stridi :
Non la bella roinana, che col ferro
AprVl silo casto c disdegnoso petto :
Non Poysscua, Issifilc, cd Argia.
134
mêmes termes : « Je dois bien l'aimer, sans tra-
hison, car ce qui est partagé entre toutes les autres,
sens, beauté, douces paroles, rire aimable et franc,
savoir, politesse, trésors enfin de véritable valeur,
je les vois en vous. » (1) Ainsi parle le Troubadour;
écoutons Pétrarque : « Que toute dame qui vise au
renom glorieux que donne la sagesse, la courtoisie,
la valeur, regarde, attentive, dans les yeux de cette
ennemie que le monde appelle ma dame; là on peut
apprendre comment on aime Dieu, comment avec
l'honnêteté se joint la grâce, et quelle est la voie
droite pour aller au ciel. » (2)
Faut-il citer des comparaisons qui se sentent de
l'imitation? En voici : « Un regard doux et faux
séduit un fol amant, l'attire et l'entraîne, comme
le papillon d'une si folle nature qu'il se précipite

(1) Hugues de la Bachellerie, c. i, coup. in.


Ben deg amar ses neguna fallcnsa,
Quar tôt quant es en las autras deves,
Sens e beutatz, gent parlar e frahex ris,
Esscnhamcns, saber c connoissensa,
E lot aquo qu'a pretz veràtjs s'asiya
Vcy qu'es en vos, bona dompna, et prezeits.
(2) Pétrarque, son. 223.
Quai donna attende a gloriosa fama
Di senno, di valor, di cortesia;
Miri Piso ncgli occhi a quclla mia
Ncmica, che tnia donna il mondo chiama.
Corne s'acquista onor, corne Dio s*ama,
Com'è giutita onestù con teggiadria,
Ivi s'impara; e quai' è drilta via
Di giral rie), che Ici aspctlu e brama.
%
135
au travers du feu, séduit par la clarté qui brille. » (l)
Cette comparaison de Fôlquct de Marseille, Pétrar-
que s'en est servi deux fois : * Comme il arrive au
temps chaud que le papillon, simple créature,
charme par la lumière vole dans nos yeux..., ainsi
je cours à mon soleil fatal. » (2) Qu'on relise ce son-
net, on verra comment d'un mot, d'un vers emprunté
aux Troubadours, Pétrarque savait faire une pièce
industrieuse que le travail et l'expression relèvent
bien au-dessus du modèle. « Il est, dit-il> encore
des êtres qui en proie à une folle passion> se pré-
cipitent dans le feu parce qu'il brille. » (3)
Toute vertueuse que fût Laure, elle n'était pas
insensible au charme de sa beauté réfléchie par son
miroir. Les conseils qu'elle en recevait, au dire de

(1) Kolquct de Marseille, Ht c, Il coup.


Ab tal sembian que fais amors adulz
S'atrai vas teis fols amant e s'attira
Co'l parpailhos qu'a tan folla natura
Que s'fer cl foc per la clardatz que lttlz.
(2) Pétrarque, son. HO.
Corne talora al caldo tempo sole
Scmplicctla farfalla al lume avezza
Volar negli ocHii altrui per sua vaghe/za,
Ond'awcn, ch'cll.i more, altri si dolo;
Cosl sempr'io corro al fatal mio rôle.
(3) Pétrarque, 17.
Son animali al ntondo di û altéra
Vista
Ed altri col desio folle, clic spera
Gioir forse ne) foco, perche splcnde; etc.
136
Pétrarque, lui toMri.aient la tête, et l'empêchaient
d'écouler les soupirs de son malheureux amant.
Deux sonnets ^ont pleins d'imprécations contre le
miroir de Laure, adversaire trop puissant du poète.
La pensée se trouve dans Ovide (1); Pétrarque
grand amateur de l'antiquité a bien pu l'y puiser.
Mais avant luises Troubadours en avaient profité,
et le tour de la pensée est tel dans l'Italien, qu'on
sent l'influence du Provençal plus directe que celle
d'Ovide : « Mon adversaire (2) dans lequel vous aviez
coutume de voir vos yeux que \e ciel et l'amour
honorent, vous enchante par des beautés qui ne
sont pas les siennes; beautés plus suaves, plus bril-
lantes qu'il ne convient à une mortelle. Par son
conseil vous m'avez chassé hors de son doux asile!
exil malheureux! » Voici maintenant les plaintes de

(!) Ovide. Amor Lib. II EL XVII-


Dat faciès animos, faciès violenta Corinna est,
Me miserum 1 eut sit tam beite nota sibi
Scilicct aspeculi sumuutur imagine fastus
Non nisi compositam sepriusilla videt.
(2; Pétrarque, son. 37.
Il mio avversarto, in cui vider solde
Gli ocebi voslri, cli'Amorc, cl ciel onora;
Con le non sue bcllczze v'hitiamora
Più chc'n guisa morlal, soavi c liete,
Per consiglio di lui, Donna, m'nveto
Scacciato dcl mio dolce albergo fora;
Misero csilio !

Non dovea specebio farvi per mio danno,


A voi blessa piacendo, aspivi c silperba.
137
Bernard de Ventadour : « Il a fait pis que me donner
la mort celui qui inventa les miroirs. En effet,
quand j'y réfléchis bien, je n'ai pas d'adversaire
plus dangereux ; depuis qu'elle se mire, qu'elle con-
naît son bel éclat, hélas ! je ne saurais jouir d'elle
et de son amour, » (1)
Tout le monde sait les terreurs des amants, leur
trouble à la vue de la femme qu'ils aiment; Pé-
trarque en a mille fois parlé dans ses vers \ les
*

Troubadours les avaient peints avant lui ces ins-


tants de saisissement et de crainte; et le poète ita-
lien s'en est souvenu. Arnaud Daniel dit, dans la
sixtine que M. Raynottard a traduite i « Je n'ai
(quand je la vois) ni membre ni ongle qui né fré-
misse; je tremble plus que ne fait l'enfant devant
la verge du maître. » (2) Pétrarque avait retenu celte
comparaison. « Je crains tellement l'attaque de ces
beaux yeux où l'amour et la mort font leur habituel
séjour, que je les fuis comme l'enfant fuît la

(1) fecrnard de Ventadour, c. x, coup. 2.


De me felz pietz d'aucirc
Qui anc fctz mirador;
Qnan bc m'o eossirê
Non al guerrier peior s
M ges de sa Color,
Ni serai jauzire
Do liejs ni de s'amor,
t
(2) Arnaud Daniel.
Non ai membre no mïremlsca ni ongla
Plus que no fai refaits deiian la verga,
-138

verge. » (1) Bernard de Ventadour a exprimé aussi le


même sentiment : a Quand je la vois, facilement je
m'aperçois à mes yeux, à mon visage, à la pâleur de
mon teint que je tremble de peur comme là feuille
tremble au vent, il ne me reste plus de sang, tant
l'amour me tient en son pouvoir. » (2) Pétrarque
développe la même idée : <i Le doux zéphyr qui dé-
ploie au soleil et fait briller l'or qu'amour file et
tresse de sa main, par le charme de ces beaux yeux,
par celte belle chevelure étendue., enchaîne mon
coeur.*., je n'ai dahs les os ni moelle, ni sang dans
les veines que je ne sente trembler..., tant je suis
par cette grande douceur opprimé et tenu sous son
empire. » (3)

(1) Pétrarque, son. 31.


lo lemo si de4 begli occbi l'assalto,
Ne 1' quali Amorc» e ta mia morte abbcrga ;
Ch'i» ftfggo lor, coma fanciul la verga.
(2) Bernard de Ventadour, c. il, coup. IV.
Quant ieu la vey, bc in'esparveu
Als buclbs, al vis, a la color,
Qu'elssamen trembli de paor
Corn fa la fuclba cohtra'l ven,
Non ai de sert per un efau,
Afcsi stii d'ainor entrepm*
Et encore, canz. xx.
Ë'I sangue *i ".ascoiide c* non so dove
Ko rimango quai cra.
(3) Pétrarque, son. 165.
L'aura soavc, cli'al sol spiega c vibra
L'auto cli'Amor di sua niait fila c tesse ;
\À d-V begli occbi, c dalle ebionte stessc
139
A quels regrets, à quelles larmes ne devait pas
donner lieu là mort d'une de ces femmes tant ai-
mées et tant célébrées par les poètes? S'il arrivait
qu'un accident funeste enlevât au Troubadour l'ob-
jet de ses chants, il trouvait dans son chagrin des
accents pleins de tristesse, et la douleur le servait
mieux d'ordinaire que le plaisir et le bonheur d'être
aimé. Pétrarque aussi a tiré de la mort de Laure
l'occasion de ses morceaux les plus tendres,' et là
encore il nous est permis de suivre l'influence Pro-
vençale. S'il met dans l'expression de ses plaintes
plus de charme et d'émolion, il n'en renouvelle pas
le fond pour cela.
Pons de Capdeuil déplore ainsi la perle de
dame Azalaïs : « De tous les malheureux, je suis
celui qui souffre la plus grande douleur et le tour-
ment le plus dur. Ah! je voudrais bien mourir ! là
mort serait poui\ moi grand plaisir l vivre, pour
moi n'est que douleur et peine, puisqu'est mbrto
ma dame Azalaïs. » (4) Entendez Pétrarque : « Que
Lcga'l cor lasso, e i îevi spirti cribra.
Non ho midolla in osso, o sangue in tlbra
Ch'i* non son ta tremar, pur chY m'apresse

E di tanla dolcczza oppressa e stahco.


(1) Pons de Capdeuil, canz. xu, c. l.
De totz caitius sui ieu alsselh que plus
Ai gran dolor, e suefre greu turmen
Per qtt'ieu volgra mûrir, c feira m'gen,
Qui m'aitcizcs, pois tan sui esperdutz,
Que viUre m*cs marrimens et esglais,
Pus morta es ma Doua, N'Azalaîs.
' 140

dois-je faire? Amour, <jnel conseil me donnes-tu?


Il est bien temps pour moi de mourir : et j'ai tardé
plus qUe je ne voudrais. Ma dame est morte, et avec
elle, elle a emporté mon coeur. » (1) Que l'imita-
tion ne soit pas ici directe et flagrante, on peut
l'accorder; mais,que dire des passages suivants?
« La joie, les grâces, la jeunesse sont désormais
perdues; le monde est réduit à rien; par elle et les
comtes et les ducs, et les vaillants barons étaient
plus preux; aujourd'hui personne ne peut plus la
voir. Mille dames, par elle, avaient plus de mérite.
Maintenant nous pouvons bien savoir que sur nous
est tombée la colère de Dieu qui la remplit de si
grande valeur; avec elle il nous a ravi le chaht, la
joie et le rire, et par sa perte il nous a donné le
chagrin et la douleur. » Ainsi dans sa douleur s'ex-
primait Pons de Capdeuil (2). Pétrarque exhale de

(1) Pétrarque, canz. i, s^Par., st. i.


Che debb*io far? cbe mi coiisigli, Amorcî
Tempo è ben di morire :
Ed ho tardato più, chV non vorrei.
Ma donna c morla, ed ha seco'l mio core;
E volcndol seguire,'
Interrompe!' conven quesl'anni rei :
Perché mai veder lei
Di qua non spero; e Pâspettar m'è noia.
Poscia ch'ogni mia gioja
Per lo suo diparlirc in piaitto è voila
Ogni dolcczza di mia vita è tolta.
(2) Pons de Capdeuil. canz. xti, c. v.
Joys e dclitz,c jovens es perdulz,
Kl tôt/, lo nions es tomatz en uien,
même ses plaintes dans un de ses plus aimables
sonnets : a Ah! mort! tu as laissé le monde sans
soleil, obscur et froid, l'amour aveugle, faible, la
grâce nue, la beauté sans armes. Tu m'as laissé
désolé, et pénible fardeau à moi-même; toute cour-
toisie est bannie du monde, toute honnêteté ruinée;'
seul je me plains, mais seul je n'ai pas à me
plaindre; tu as arraché le germe brillant de la
vertu, éteint la première valeur, quelle sera la se-
conde? » (1)
Ni Pons de Capdeuil, ni Pétrarque ne doutent,
l'un que dame Azalaïs, l'autre que la belle Laure,
ne soient au paradis un objet de fêtes et de chants
pour les Anges ; leur confiance s'est exprimée à peu
près dans les mêmes termes : « Nous pouvons bien
savoir, dit le Troubadour, que les Anges dans le

Quar Comte, Duc o man Baron valcn


N'cran plus pros, cr non lo vc negus,
E mil domnas vallon per licys mais.
Mais cr podem sabcr qu'ab nos s'irais
Nostre Scnher, qui la les valcr tan ;
Qu'en licys nos a toit chatis solatz c rire
En's dat mais d'à fan c de cossire.
(I) Pétrarque, son. 294.
Lasciato liai, Morte, scnza sole il mondo
Oscuroc freddo; amor<ciceo ed incrmc,
I.eggiadria ignuda ; le bcltczzc informe;
Me sconsolato, cd a me grave pondo;
Cortcsia in bando, cd onestate in fondo :
Dogliom'io sol, ne soi* ho da dolermc:
Che s voit' bai di virtutc il chiaro germe
Spento'il primo valor quai fia il seconda?
142
ciel sont joyeux et contents de sa mort; j'ai en effet
entendu dire, et je l'ai lu dans les livres : celui que
les hommes louent sur la terre, Dieu également le
loue dans le ciel. Aussi je sais bien qu'elle est en
un riche palais, tout orné de fleurs de lys, de roses
et de glaïeuls, que les Anges, célèbrent sa venue par
des chants de fête. C'est justice qu'une femme qui
jamais n'a trahi, la vérité, prenne plaôe au paradis
au-dessus de "toutes les autres. » (i) « Je la vois,
dit Pétrarque, s'envolant avec les Anges aux pieds
de son maître, aux pieds de mon éternel Seigneur. t>

« Les Anges choisis par le Seigneur, dit-il ailleurs,


les âmes bienheureuses qui habitent dans le ciel,
au premier jour de la mort de ma dame, coururent
au devant d'elle tous pleins d'admiration et d'amour.
Quelle est cette lumière, quelle est celte nouvelle
beauté? Et Laure contente d'avoir changé sa de-
meure, s'égalait aux anges les plus parfaits. » (2)
(1) Pûns de Capdeuil, eau. xn.
Ë podem be saber que range! sus
Son de sa mort alegre et jauzen ;
Qu'auzit ai dir al home lo lizens.

Per que sai bc qu'illis es cl rie palais,


En flors do lis, en rozas et en glais;
La lauzon Pangel ab joy et ab chan ;
S'cllia deu ben, qui no fo menlire,
En paradis sobre tolas assirc.
i2) Pétrarque, son, 301.
Cou gli angeli ta veggio alzata a volo
A' pic dcl suo, e mio Signoro elerno.
Sonnet 302.
OH angeli ctclti,c ranime béate
143

Les Troubadours que l'hiver tenait renfermés


dans leurs châteaux ou dans les villes, saluaient
avec empressement le retour des premiers jours du
printemps qui donnait le signal de pèlerinages nou-
veaux. C'était l'époque des fêles et de la joie. Ils
trouvent souvent pour peindre le retour de cette
aimable saison les traits les plus gracieux. Bernard
de Ventadour est peut-être celui de tous qui mit
dans ses peintures le plus de talent, et comme il
est un de ceux que le poète Italien a le plus étu-
diés, et qu'il imite le plus volontiers, nous retrou-
verons facilement les traces de son influence dans
ce passage :^ a Le zéphyr revient, il ramène le beau
temps» les fleurs, les herbes et la douce famille, et
le gazouillement de Progné et les plaintes de Phi-
lomèle, et la primevère blanche ou vermeille. Les
près rient à l'entour, le ciel devient pur et sans
nuages, Jupiter prend plaisir à regarder sa fille :
l'air, l'eau et la terre, tout est rempli d'amour,
tout s'invite à aimer. Mais pour moi, malheureux,
retournent les plus douloureux soupirs; celle qui
emporta dans le ciel les clefs de mon coeur, tire ces
soupirs du fond de mon âme. Et léchant des oiseaux,

Citadine del ciclo, il primo giorno,


Che Madonna passù, lo fur* inlonio
Piciie di maraviglia c di pictatc.
Che lucc è quesla, c quai nova beltale?
Diccan Ira lor
>

Ella contenta a\cr cangîâto albergo,


Siparagona pur coi più perfetti.
AU
et les fleurs des campagnes, et les grâces honnêtes et
douces des femmes ravissantes de beauté, tout
n'offre à mes yeux qu'un désert; partout ne sont
que bêtes cruelles et sauvages. » (1) Il y a certai-
nement dans ce sonnet plus de charme, de grâce
et de poésie que Bernard n'en a mis dans son cou-
plet; mais l'idée n'est-elle pas la même? « Le gra-
cieux temps de Pâques avec sa verdure nouvelle,
nous amène les feuilles et les fleurs aux couleurs
variées. Par lui tous les amants sont remplis de
joie et portés à chanter, excepté moi qui gémis et
qui pleure; la joie ne peut plus avoir de charme
pour moi, » (2)
Ce n'est pas le seul endroit où l'on peut saisir

U) Pétrarque, son, 269.


Zcfiro toma, e'1 bel tempo rimena
E i fiori, c l'orbe, sua dolce famiglia ;
E garrir Prognc; e pianger Philomena,
E primavera candida e vermiglia.
Ridono i prali, c'1 ciel si rasséréna...
Ma per me lasso, tornano i più gravi
Sospiri, che dcl cor profondo tragge
Qucîla
(2) Dernard de Ventadour, canz. i,
Lo gens temps dô Pascor
Ab ta fresca vèrdor
Nos adui fuel h e flor
De diversa color ;
Pcrque tug amador *
Son gran cantador
Mas ieu, que plang o plor
Cui jais non «1 snlior.
U5
dans la description du printemps l'influence du
Troubadour. Ne surprend-on pas au début de ce
sonnet comme un écho des chants de la Provence?
Si d'une rive fleurie è\ fraîche j'entends la plainte
c
des oiseaux, ou le vert feuillage doucement s'agi-
ter au souffle des vents d'été, ou le murmure sourd
d'oh<)es brillantes, etc.. » (i) Le poète Provençal
avait dit dans un couplet gracieux : « Hélas 1 c'est
le temps où le chant des oiseaux commence à se
faire entendre» j'entends chanter les oies et les hé-
rons, je vois dans les vergers verdir le lys, et la
fleur bleue qui naît dans les buissons; et les ruis-
seaux sont clairs sur le sable où ils courent. » (2)
Quelquefois l'imitation de Pétrarque est moins
précise. C'est un trait qu'il emprunte, qu'il déve-
loppe; d'un vers pris au Troubadour c'est un sonnet
entier qu'il compose : « Je vois bien maintenant,
dit Peyrol, qu'il n'y avait que folie dans ce vain
amour, qui m'a fait pousser tant de plaintes dont

(t) Pétrarque, son. 238. Voir aUssi le sonnet 183.


Se lamentar augelli, o verdi fronde,
Movcr soavemcnte air aura cstiva,
O roco mormorar di lucid1 onde
S'ode d'il un florita, e fresca riva.
(2) Bernard de Ventadour, catizl IX.
Ai l chant d'auzel commenta sa sazos,
Qifieu aug cantar las guantas c'Is aigros,
E pels corlils vei verdciar los lis,
la blava flor que nais per los boissos,
E'Is lia son clar de sobre los sables.

io
140
j'ai honlo aujourd'hui, i (I) Le premier sonnet de
Pétrarque semble inspiré par ce vers. Vpus qui «t

écoutez eu rimes éparses, le son des soupirs dont,


je nourrissais mon coeur dans les erreurs do ma
jeunesse..,; je vois bien maintenant que longtemps
je fus la fable de, tout le monde, et souvent je
rougjs de moi-même. » (2)
,
En d'aubes rencontres c'est un des principes du
code amoureux des Troubadours que le poêle Italien
anime du feu de son imagination. Au sonnet 63°,
par exemple, Pétrarque expose un débat qui s'est
engagé entre son coeur et ses yome, il suppose qu'ils
s'accusent mutuellement : « fe
yeux, verser des
larmes, accompagnez mon coeur qui par votre faute
est en proie à la mort. — Ainsi faisons-nous tou-
jours, répondent les yeux, il nous faut pleurer la
faute d'autrui plus que la nôtre. — Par vous' l'a-

tl) Peyrol, ms, S"-Palaye,2 yol.vp. 40.


Er sai que non es mas folors
A questa enlendcnsa lonia
Don ai fai tantas clamors
Quantas n'ai vergonia.
(2) Pétrarque, son. i.
Voi ch'ascoltate in rimo sparso il suono
Di quei sospiri ond'io nudriva il core
In sui mio primo giovenite errorc...

Ma ben vcggi'or, si corne al popol kilto-


Favola fui gran tempo : pnde sovente
Di me medesmo meco mi vergogno.
147

mour eut d'abord son entrée, etc* » (1) Est-il pos*


siblo de ne pas reconnaîire ici un souvenir d'Aimery
de Péguilain? « L'amour, dit-il, n'a ot ne peut avoir
de puissance et do force, ^'autorité grande ou pe*
tite, si les yeux et le coeur ne lui en donnent.
Amour veqt ce qui plaît aux yeux, ce qui plaît au
coeur; il ne saurait leur résister. Aussi n'est-ce
point, à mon gré, l'amour qu'il faut accuser autant
que les yeuxel le coeur, » (2)
Tout le monde connaît, grâce aux éloquentes \b?
çons de M. Yillemain, une des pièces les plus vives
et les plus passionnées de la littérature provençale.
Bertrand de Boni, attaqué par la médisance, se dé-
fend auprès de sa dame; il consent, s'il fut jamais
coupable, aux affronts les plus durs : < Je m'excuse

(1) Pétrarque, son. 63, <•


Occhi piangele; accompagnate il corc,
Che di vostro fallir morte sostene.
— Cosl sempre faccjamo; e ne convene
Lamenlar più l'altrui che'l nostro errorè,
— Già prima ebbe per voi l'entrata amore.
Eté
(2) Aimery de Péguilain^ Ray. t. v, p. 10.
Ni tin amors, so vos inan,
*,
Non a ni non pot aver
Ab se forsa ni poder, l *
Ni nulh cosselh pauc ni gran, •

S'il huelh e'1 cor non H dan.


Mas so qu'aïs huclhs platz, et al cor agensa
Vol fin amors, que no i pot contraster;
Per so non deu ochaizonar • *

Tanquan los huelhs e'1 cor, a ma parvensa.


148
devant vous, ô ma dame; que je ne souffre point
de ce qu'ont dit de traîtres médisants,,,; qu'au
premier vol je perde mon épervier, que de lâches
faucons viennent le saisir sur mon poing, que je le
voie plumer à mes yeux;'que je chevauche îj travers
la tempête, bouclier au couV avec des rênes trop
courtes, s'ils ne yous ont menli (1),
Il y avait trop de différence entre un chevalier
du treizième siècle et le studieux amant de Laure;
la vie de Bertrand de Born différait frop de celle de
Pétrarque pour que les mêmes voeux pussent se
trouver dans la bouche de l'un et de l'autre. Mais
la marche et le mouvement de la pièce pouvaient s'i-
miter, et Pétrarque n'y, a pas manqué. Dans une
circonstance pareille à celle où Bertrand de Born
composa son chant, notre poète dit de même ; « Si
jamais je l'ai dit, que je devienne un objet de haine
a colle dont l'amour me fait yivre, et soutient seul
mes jours, Si jamais je l'ai dit que mes jours soient
peu nombreux, en proie au malheur... Si je l'ai
dit que je voie contre moi et le ciel et la lerre, et
les hommes et les dieux,..; que pour moi toute
pitié soit morte,.. Et poussant plus loin que son

(I) Bertrand do Born, t. m, p. 142.


Ieu jn'cscondig, Domna, que mal non mi er ^
De so qu'an dig de mi fols lausengicr... '

Al primicr lans pert ieu mon esparvicr


E'1 m'aucion el ponh falcon lanier,
,
E porton l'en, et qu'ie'l veya plumar.
149
modèle, il demande au contraire que son coeur
s'ouvre à l'espérance, s'il n'est pas coupable» —
Non, jamais je ne l'ai dit; jamais je ne le dirai ni
pour or, ni pour cités, ni pour châteaux; que le vrai
triomphe, que le mensonge vaincu tombe à terre,
etc, » (1) Serait-il possible de fermer les yeux i
l'évidence, et de ne pas avouer que loin de mépriser
et d'ignorer les Troubatjpurs, le poète Italien, tout
rempli de leur lecture, imitait leurs mouvements,
leur? tours, leurs pensées? \t

On dirait même que Pétrarque, jaloux de riva-


liser avec eux, a voulu s'exerce? dans tous les
genres où ils s'étaient acquis de la' gloire. On sait
î\vec quel enthousiasme ces chanteurs guerriers
prêchaient la croisade en leurs vers ; comme ils al-
laient de château en château réveiller l'indolence
dësr seigneurs, ou enflammer leur zèle. Plus d'une
de ces pièces est restée célèbre? Les coeurs, au xive
siècle, s'étaient bien refroidis, la foi languissante

(I) Pétrarque, canz, xix. "

S'il dissi mai, ch'i' vpnga in odio a quella


t
Del cui amor vivo, c senza'l quai morrei :
S'il dissi, ch'i miei di sian pochi c rci.

S'il dissi, ciclo c terra, ^omini c Dei


Mi sian conlrari, ed essa ognor più fella,

lo n'ol dissi giammai, ne dir poria


Per oro, o per cittadi, o per castella
Vinca'l ver dunque, e si rimanga in sella ;
E vinla a terra l'aggia la bugia.
150

ne poussait plus les nations vers la Terre-Sainte;


mais voilà que le bruit d'une nouvelle croisade se
répand, l'Europe est conviéo une fois encore à
passer les merà pour dôlivrpr le tombeau de Jésus-
Christ Qui donc remplacera les Troubadours des
siècles passés, quelle voix fera voler ^'un bout à
l'autre de l'Europe le cri do guerre contre les infi-
dèles? Cesera Pétrarque, le dernier des Trouba-
dours, l'héritier do leur talent, leur élève et, leur
rival glorieux. Sans doute, il y a dans sa Canzone,
plus de poésie, de mouvement, de grandeur et de
passion, que n'en avaient mis dans leurs sirventes
et Rambaud de Vaqueiras et Pierre Vidal, et tous
les autres. Les tableaux sont mieux dessinés, les
pensées mieux conduites ; les souvenirs de l'anli-
cjuilé y, abondent, et le langage y brille de tout l'é-
clat d'upo poésie vigoureuse, il semb|e néanmoins
qu/pn entende comme, un écho yague des chants
de ^ambaud de Vaqueiras et de Pierre Vidal, dans
les belles stances italiennes. « Barons, s'écrie Pierre
Vidal, Jésus qui fut mis en croix pour sauver les
chrétiens, nous commande à tpus ensemble d'aller
recouvrer le saint pays où il est venu mourir par
amour pour nous, » Rambaud de Vaqueiras énu-

(!) Pierre Vidal, I, fir, p. 118.


Daros, Jhesus qu'en crotz fon mes
Per salvar crestiana gen,
Nos manda a totz cominalmen
.
Qu'ancm cobrar lo san paes *
, .
On venc per noslr' amor morir.
151

mère les armées qui marchent vers la Terre-Sainte


et promet la victoire aux croisés : « Dieu s'est laissé
pour nous mettre en croix, il a reçu la mort et
souffert la passion; il fut pour nous insulté par les
traîtres Juifs, enchaîné à un pilier et battu de
verges,.. Saint Nicolas de Bar guide notre armée,
les Champenois dressent leurs étendards; le marquis
crie Montferrat et Léon; le comte de Flandres crie
Flandres,,., Bientôt nous aurons battu et vaincu les
Turcs et nous recouvrerons sur-le-champ la vraie
Croix, »
Pétrarque nous montre do même rassemblés sous
les enseignes chrétiennes tous les peuples de l'Eu-
rope; l'Espagne et l'Aragon, l'Angleterre et ses
îles, la France et l'Espagne abandonnées. Quel
plus noble, quel plus glorieux mplMT Venger les
lieux où Dieu pour nous fut niis en croix,,. Quels
ennemis! un peuple nu, timide, indolent, qui. ja-
mais ne serre le glaive et dont tous les coups se
perdent dans les vents, Qui donc pourrait mettre

(2) Rambaud de Vaqueiras, t. iv, p, 114. i '

<
Dieus se laisse! per nos en crotz levar,
E receup mort e'n sufri Passio. <-*'•<
t

Nostr' eslol guit san Nicolaiu de Bar ;


E'Is Campaniles dressonlur Gonfaino,
E'1 marques crit Montferrat e'1 Léo. '
E*l coms Flamencs crit Flandres.,.

Que tost aurcm los Turcs sobralz o rolz,


E cobrarcm cl ramp la vera crolz.
son espoir dans le bras des hommes quand le Christ
combat dans les rangs opposés? » (1)
Plus d'une fois les Troubadours insultèrent cruel-
lement la cour de Rome, et lancèrent contre elle
de sanglantes invectives. L'un d'eux, Guillaume Fi-
guiéres, fuyant son pays désolé par la guerre, alla
porter en Iialîe' ses regrets et ses fureurs. Fré-
déric IL excommunié par le pape, offrit à la haine
des Troubadours l'occasion de se répandre contre
l'Eglise, et jamais prince ne futservi avec plus de
violence et d'emportement. Les surventes du poète
Toulousain resteront comme, un monument d'élo-
quence passionnée. Étaient-ils oubliés au temps de
Pétrarque?

(f) Pétrarque, canzonc v.


' i^uel benjgno Re, chel ciel govcrmr,
.„„
Al sacro loco ove fu posto in crocc,
Gli occbi per grazia gira. '

Chiunquealberga traGaronna, et monte


E'ntr'al Rodano, e'1 Reno, e l'onde salser
Le'nsegne Cristianissime accompagna.
• f»
Deh quai' amor si licito, o si degno,

Popolo ignudo, paventoso, e lento


Che ferro mai non strigne,
Ma tutti colpi suoi commette al venta.

Che dunque la nemica parte spera


NelPumane difesc,
Se Cristo sta dalla contraria schicr.v?
153
Rome avait trop d'ennemis intéressés à perpé-
tuer ce cri de haine, pour que la mémoire des
chants de Guillaume Figuières fût éyanouie. Ils
n'eussent pas du reste échappé à Pétrarque, Lui-
même, à la vue des malheurs que l'anarchie en-
fantait au milieu de Rome; a la vue de cette ville
infortunée, privée de son chef et livrée en proie à
toutes les factions, i| avajt senti sa colère s'allumer
contre les Pontifes dont l'éloignement entretenait
le mal dans la ville de saint Pierre. Lui-même il
s'était présenté au palais d'Avignon, avec larmes et
prières pour obtenir qu'on rendit à l'Italie la paix
avec la chaire des Pontifes ; repoussé dans sa de-
mande, il avait exhalé dans ses vers toute l'indi-
gnation de son âme. Comme Guillaume Figuières,
il a maudit la nouvelle Babylone, il en a prédit et
souhaité la ruine. Ses trois sonnets remplis d'im-
précations, sont une preuve de plus de l'influence
des Troubadours sur le talent de Pétrarque, On y
rencontre plus d'un trait qui leur est emprunté :
« Ton opulence et ta grandeur tu ne les dois qu'à la
pauvreté des autres. » (l)Ce n'est qu'une traduction
plus élégante de ces deux vers \$, Guillaume Fi-
guières : « Rome, aux malheureux humains vous
rongez la chair et les osi v (2) Le Troubadour
avait

(i) Sonnet 105,


Per l'allru'irapoverir soi ricca e grande.
(2- Guillaume Figuières, t. iv,p. 309.
Rom als homes peex
Rozetz la carn e l'ossa.
154
dit : i Par vous meurt et s'éteint la vertu avec le
mérite; Rome traîtresse, tu es la source de tout
mal, lu en es la cîme et la racine (1). » C'est la
môme pensée chez Pélranmo : « Nid de trahisons,
où se couve tout le mal qui aujourd'hui se répand
dans le monde, Atelier de mensonges; où le bien
meurt, où le niai se nourrit et se développe (2), »
« Rome, avait dit Germonde, dame de Montpellier,
les traîtres sont tellement aveuglés par l'erreur,
que chacun d'eux, chaque jour, porte aussi haut
qu'il peut la folie (3). » Et Pétrarque : « L'avare
Babylone a si bien rempli de ses vices, de ses im-
piétés, de ses crimes, le sac de la colère divine,
qu'il éclate. • (4) Guillaume Figuières adresse au

(1) Guillaume Figuières, ibid,


Pretzemçrces
Mor per vos e. sosterra ;
Roma engainairitz,
Qu'etz de totz mais guitz, '
- ! r E sims, e razitz.
(2) Pétrarque, son. 107. 1 ' ' f <

p fucina d'jnganni.,...
Ove'l ben rnore, e'1 mal si nuire e cria.
(3) Germonde, dame de Montpellier, t. ivtp, 327,
Roma, )i tracîjor
' Son tan pies d'error
Qu'on plus pot quascus monta
Qu'ecx jorn sa follor,
(4) Pétrarque, son, 106."
L'avara Babilonia ha coîmo'l sacco
D'ira di Dio, e di vizj cmpi c rei
Tanlo, che scoppia,
155
ciel cette prière : Qup l'Esprit-Saint entende mes
«
prières, et qu'il brise tes serres. Rome, que Dieu
t'abatte et t'anéantisse,.,; je te lo dis en vérité, tu
verras tomber ta puissance; et que Dieu le Sauyeur
du monde, me le laisse bientôt voir (l), » Ses
idoles, lit-on dans Pétrarque, seront dispersées sur
la terre, et ses tours superbes, qui menaçaient le
ciel ; et ceux qui les^ar^aient au dedans, au dehors,
dévorés par le feu (8).'» Qu'importe l'élégance du
langage et la différence du ton? Nous sommes bien
loin de prétendre que Pétrarque n'ait été qu'un
servile copiste.
A tous ces traits de ressemblance• entre le poète
Italien et les chanteurs de la Provence, il faut en
ajouter un autre. Comme eux il a consacré ses
chants à la Vierge, en célébrant dans un hymne la
Reine du ciel, La dévotion à Marie était grande au

(5) Mas sayns Esperilz


Entenda mos precx, *
E franha tos becx,
Roma Dieus vos abata
En dechazemcn
,

— Roma,
ieu tjic ver
Que vostre poder
A
Vcyretz dechazer,
E Dieus, del mon salvaire,
Lais m'o tost vezer.
(1) Ma pur novo soldan veggio per lei.

Gl'idoli suoi saranno in terra sparsi,


E le torri superbe al ciel nemiche ;
E suoi torricr di for, corne dentr\ arsi.
150
moyen Age; il y entrait un peu do celto exaltation
chevaleresque qui se mêlait à tout, Dans cet hymne
religieux Pétrarque est plus pieux que ses devan-
ciers; la pensée est plus douce et plus mélanco^
lique;il mêle agréablement aux éloges de la Mère de
Dieu des retours sur ses propres fautes, des craintes
sur son salut, qui attachenliet intéressent, La liturgie
lui fournissait ainsi qu'aux Troubadours plus d'une
expression commune qu'il ne faut pas s'étonner de
rencontrer dans l'Italien, comme dans le Provençal.
N'esUil pas, néanmoins fort remarquable que cer-
taines subtilités se trouvent h la fois dans Pétrarque
et dans Pierre de Corbiac? Celui-ci rassemble dans
un seul vers les qualités diverses de Marie : « Épouse,
fille et mère de Dieu, lui dit-il, commande à ton'
(
fils, prie ton père, conseille ton époux, » (1) Pé-
trarque écrit aussi : « Vous réunissez en vous seule
trofs noms doux et chers : mère, fille et épouse. » (2)
Si le même Troubadour appelle la Vierge, npurricc
de notre père (3), le poète italien s'adresse à elle
en ces termes : « Fille et mère de ton noj)le en-

(i) Pierre de Ctfrbiac, t, iv, p. 465,


Dieu cspoza, filh e maire,
Manda'l filh e prcga'l paire
Ab l'espos parl'e conseilla.
(2) Pétrarque, canzone dernière.
Tre dolci e cari nomi ha'in le raccolti •
Madré, figliuola e sposa.
(3) lbid, Pierre de Corbiac.
Noirissâ dcl noslrc paire.
157
faut, » (1) «Tu as réparé la folie dont Adam fut
la victime... Tu es l'étoile qui guide les passants
sur cette terre, » (2) Voilà comment s'exprime
Pierre Vidal» Péirarque dit $ peu près de même ;
c Seule tu fus choisie, Vierge bénie, pour tourner
en joie les larmes d'Eve, Étoile de celte mer

orageuse, » (3)
Tassonï, dans ses commentaires suria,cahzonexxij;
affirme que Pétrarque'n'a entassé les proverbes
dont sa pièce est Ussue, qu'à l'exemple de Giraud
de Borneilh, qui avait composé deux pièces de la
même manière. Nous les avons en vain, cherchées
dans Raynouard et dans les manuscrits de La Curne
de Ste-Palaye, Mais il est bien vrai que c'est à Bernard
de Ventadour qu'il a emprunté ce proverbe :
« Amour régit sori empire sans épée, * (4) Il avait lu
chez le Troubadour : « Mais Dieu ne veut pas qu'a-

(t) Pétrarque.
Del tuo parto gentil fîgluola e madré,
(2) Pierre Vidal, t. iv, p. 443.
Tu restauriest la follia
Don Adam fon sobreprcs.
Tu yest l'estela que guia {x
>

Lo passans d'aquest paes,


(3) Pétrarque.
Sola tu fosti clctta
Vergine benedetta,
Che'l pianio d'Eva in allegrezza terni.
(4) Pétrarque, canz. xxn, st. I.
Amor rcgge sub imperio senza "spada.
158
mour soit une chose dont on "puisse se venger avec
la lance ou l'épée, » (1)
Combien d'aulres imitations légères* rapides et
faites en courant* ne pourrait-on pas encore rele- 4

ver? C'est un mot, c'est une image, c'est une pensée


semblable. Pétrarque fait songer aux Troubadours*
le souvenir du poète italien se présente h l'esprit,
presque à chaque page, quand on lit les poètes pro-
vençaux» « Comme le poisson qui se laisse prendre
et ne s'aperçoit déport erreur que blessé par l'ha-
meçon, ainsi je me laissai prendre à l'amour. » (2)
C'est Bernard de Ventadour qui s'exprime ainsi, On
trouve dans Pétrarque : « Et mon coeur s'y prit
comme le poisson à l'hameçon » (3); et ailleurs :
« Ainsi je pris l'amorce et l'hameçon. * (4),
Ne peut-on pas de ces paroles de Bernard de Ven-
tadour : «Quand de votre pays souffle un doux
zéphyr, je crois sentir un odeur de Paradis, » (5)
(1) Bernard de Ventadour» xui canz. '
Mas Dieus no vol qu'amors sia
So don hom prcnda vcnjansa
Ab cspaza ni ab taqsa.
(2; Bernard de Ventadour, xiv, t. m.
Aissi col peis que s'eslaissa el chandorn. '
E non sap re tro que s'es près en l'ama.
(3) Pétrarque, son, 219.
Il cor preso ivi, corne pesce ail' amo.
(4) Id„ son. 177.— In laie Stella presi Pesca, l'jiamo.
(5) Bernard de Ventadour, c. xix,
Quan la douss' aura venta
Dever vostre pais,
, ; j
M'es veiaircqu'ieu scnta
Odor de paradis, '
159
rapprocher celles-ci do Pétrarque :,« A chaque pas
je détourne en arrière ce corps fatigué que je sou*
liens à peine, alors de l'air de votre pays je prends
des forces nouvelles. » (1) Le môme poète se plaint
d'avoir été trompé par deux beaux yeux : « Ses
beaux yeux perfides qui me regardaient si douce»
menl, maintenant sont tournés ailleurs, » (3) Pé-
trarque en dit autant i\ « Ces doux yeux qui sou-
tiennent ma vie, me furent d'abord si généreux dé
leurs beautés célestes.., » (3) L'amour remplit le
coeur du Troubadour d'une joie que celle de nul
autre amant ne saurait égaler (4); Pétrarque dé-
clare de même, qu'auprès de son bonheur toute la

(1) Pétrarque, son. 13.


Io mi rivolgo indielro a ciascun passo
Col corpo stanco, ch'a gran pena porto
E prendo allor del vostr' aère conforto.
(2) Bernard de Ventadour, t. m, canz. xxi, 5ec,
Li siei bel!» huelh traidor
Que m'esguardavan tan gen,
Aras esguardon alhor.
(3) Pétrarque, canz. xx, 2 st.
Gli occhi soavi ond'io soglio aver vita,
Délie divine lor' alte bellezze
Furmi in sui comjnciar tanto corlesi..,. F,

(4) Bernard de Ventadour, c. xx, u coupl. l

Qui sabia lo jois qu'icu n'ai.

Totz autres joys fora pelitz,


Vas que lo mieus jois fora gratis.
160
joie des amants heureux pèserait rien (1). Un doux
sourire, un simple regard ont fait oublier le monde
entier a Guillaume de Cabestaing (2); c'est la même
pensée dans le sonnet 55? de Pétrarque (3). '
Folquct de Marseille espérait en chantant oublier
sa douleur, il ne fait au contraire qu'en réveiller
le souvenir. L'amant de Laure avait eu le même
espoir,* mais trompé il y renonce (4) : a J'avais cru
d'abord trouver, en chantant, quelqtie repos, quel-
que trêve à mon ardent désir, et cette espérance
m'avait enhardi à chanter mes sentiments, aujour-

(i) Pétrarque, canz. ix, 6t. 4.


Quanta doicczza unquanco
Fu in cor d'avvenlurosi anianti, accolta
Tultaïi» un loco, a quel ch'i sente, o nulla.

.itt. ....t....
(2) Guillaume de Cabestaing» t. ni, p. 107.

i
Àb un dous ris àb Un simple esguar,
Que tôt quant es, mi fesses oblidar.
(3) Pétrarque, son. 65.
î begli occhi ondY fui percôsso in grisa*

ittitittttii.
Ch'e medesmi porian saldar la piaga ;

M'hanno la via si d'altro amor précisa.


(4) Folquct de Marseille, e. VI, i» coupi.
En chantân m aven a membrar
So qu*ieu eug chantait oblidar;
E per so chaut qtfoblidcs la dolor
Ë'Imald'amor;
Mas ou plus clinn plus m'en sove.
101

d'hui elle m'abandonne et s'évanouit» » (l) Peut-on


ne pasf rapprocher ces expressions d'un Trouba-
dour: Soslrag rtCa lot \o cor (2); et pelles-ci de
Pétrarque i $etlfa far del mio cor dolce rapina (3)«
Selieysqitè mi gîteneijd (4). — Si lunga guêrra i
hetfli occhi miifar^ïo^), *

, »t
, t .
N'est-ce pas d'Hugues lîrunet que se souvenait
Pétrar(|ue en écrivant ces subtilités sur l'amour i
« Quelle fortune ce me fut) quand,, regardant un
des deux plus beaux yeux que jamais il y eut, et le
voyant troublé et obscurci il s'en échappa une in-
fluence qui rendit le mien infirme et ténébreux..»;
car c'est de l'oeil droit ou plutôt du soleil droit de
ma dame, qu'est venu à mon oeil droit le mal qui
mô réjouit (6).
(1) Pétrarque, caiiz. X, st. 2.
Net cominciar credia
Troyat' parlando al mio ardente désire
Qualche brève riposo, e quatchc tregua ;
Qttesla speraiiza ardirc
Mi porsc a ragionar quel cliï sentia s
Or m'abandonna al tempo, e si dilegua.
(2) Guillaume de Saint-Didier, c. Ut, coup!, ni,
(8) Pétrarque, son. !3i.
(4) Guillaume de Saint-Didier, l c> l c.
(6) Pétrarque, son. 8i.
(G) Pétrarque, sou. 107.^- Le poète provençal avait dit, lu m,
ic, 1 coupl. t

Quar en aissi sap ferir de sa lansa


Amors, que es us esperttz cor tes,
Que no's laissa vezer mas per semblant»
Qunr \Yhue)h en hue!h salh c fai sos doux laits,
lî Mtiêlh en cor e de coralge eu pcs.
162
Les clés du coeur, les chaînes, les prisons, com-
bien les Troubadours n'ont-ils pas abusé de ces
termes (1)? Pétrarque se plaît-il moins souvent
qu'eux à ramener ces images (2)? Guy d'Uisel, avant
Pétrarque, avait exprimé celte pensée Sfcontrç la
volonté la raison est sans Pouvoir (3); — le poêle
italien n'a fait, en la traduisant) que lui donner un
tour plus subtil : « et la faculté qui discerne est
vaincue par celle qui veut. » (4)
Tassoni lui-môme, si jaloux dans la préface de
ses commentaires sur les rimes, de l'originalité do
son compatriote; si plein de mépris pour ces Trou-
badours, où il prétendait n'avoir rieh trouvé qui

(1) Bernard de Ventadour, c, n, p. 44, t. m.

E tas carcers ont ilh m'a mes


No pot clans obrir mas m crues,
Ê de morec no i trob titan»
18) Pétrarque, canz. VI.

Son.
....
GO.
Dolce chiave del cor mîo.

Tempo è da ricovrare ambé le chiavi>


Del tuocor» ch'ella possedeva in vita.
Caitë. vttU lit str.
Ov'io non veggio
. . .
Oue' begli occhi soavi
Clic porlâroti le chiati
De' miel dolci pen»icri.
(3) Gui d'Uisel.
Qu'el sou tteu a poder coittra'l lalan.
(4) Pétrarque, son. 110.
K che discerné è virtto da chi vuole.
103

fût digne d'être emprunte par un esprit aussi puis-,


sant que celui de Pétrarque, relève à chaque pas
des imitations provençales. Quelle contradiction 1
C'est à lui que nous empruntons les traits suivants :
« lo son gia stanco di pensar sicome (1); » c'est, dit,
Tassoni, une pensée empruntée à Sordello, et il la
traduit ainsi :
E tanlo penso in Ici la notte e'Igiomo
Ch'io tetno, ch'el pensinr non venga ineno (2).

Ucncdetto sia' 1 giorno, e'1 mesc, e l'aniio (3), etc.


Dencdctto il primo dolce alîano.
La pensée a été prise dans Pierre Raymond :
Bch aia'l mal e l'a fan, il cossir
Qu'ieu ai sufert loniamcn per amor (t).
Pétrarque a dit :

Sol' una donna veggio e'1 suo bel viso (5).


Giraud do Rorneilh i
Que sola lois veg, atig, c csgar (G)

Anselme Faydil :

Qu'el mal c'1 ben leiic a Onor.


Pétrarque :
Cli'ogni cosa da vol m'o dolce honore (7).

(1) Pétrarque, son. 51.


(2) Sordello.
(il) Pétrarque, son. 47.
(I) Pierre Raymond.
(5) Pétrarque, canz. xxviil, st. i.
(G) Giraud de Dorncilh.
(7) PétrM canz. V.
Si on lit dans Pétrarque :
,
Allor raecolgo t'aima; poi chi' aggio
Uiscovrir il mio mal preso consiglio,
Tanto le ho a dir, ch'incomminciar non oso (t).
On trouve aussi dans Arnaud Daniel !

G'ades ses lieis die a licis cochos liiotz,


Pois quan la vei no sai, tau l'atn, que dire (2).
Son gia roco, Donna, merec chiamando, c voi non cale,
dit Pétrarque.
Et Geoffroi Rudel :
,
Car jeu l'am tan e lei non cal.
Taçsoni relève encore à chaque pas des expres-
sions provençales dont Pétrarque semble avoir
emprunté l'usage à la langue des Troubadours.
Disprezïù (3), doloroso (4), smà (5), amor pour la
personne qu'on aime (6), duol (7), mwù (8), mosse
(i) Pétrarque, son. 130* - „
(2) Arnaud Daniel.
(3) Sordello.
Autre disprclz, ni aulra Dcninansa.
(4) Guillaume Figuières.
Fransa ver doloroàa.
(6) Guillaume de Figuières*
Homa scrat la porta.
(G) Geoffroy Rudel.
Amors de terra Londana
Per Vos tôt te cors mi do).
(7) Aimery de Piguitain.
Quel dol qu'ieu ai m pogues cscanlir.
(8) Guy d'Uisel.
D'amor nW pues départir, ni sebrar,
105
employé dans le sens passif (4), fango (2-, so-
vaie (3), fascio, delivemrc.
Les Italiens du reste reconnaissent ces emprunts,
et GresCimbeni écrit ces mots : « D'onde mai lianno
cglino arrichito il loi lingitaggio^ e prese le loro in-
venzioni Dante, il Pelrarca, il, Boccacio, e gli, altri
Toscani.se non l'artno preso dalla Provenza? »
Je ne parlerai ici* ni du Descort, ni des Sesline^
dont notre poète a voulu laisser un exemple à l'i-
mitation des chanteurs de la Provence. Dante et ses
devanciers avaient déjà mis en honneur ces genres
de poésie, et Pétrarque n'a fait que les suivie.
Mais peut"on nier qu'il n'ait voulu disputer en
finesse, en subtilité avec les Provençaux dans, ces
jeux de mots si languissants, si froids, si contraires
à la simplicité et au naturel, dans ces pièces où le
laurier, par un singulier effet de passion, devient
l'objet de tout son amour; où le nom de ses pro-
lecteurs les Côlonna (à) lui fournit le sujet d'une

(1) Bernard de Ventadour.


Si dins dcl cor non mov lo caiis.
(2) Pierre Vidal.
Ncus, ni gel, ni plneia, ni fatig.
(3) Richard de Rarbczleux.
Ma vos non cal que d'amor nos us sove.
(4) Pétrarque, son. 101.
L'aura céleste ch'cn quel verdo lauro.
Etc. V son. 110 et Pass.
Son. x.
Gloriosa côlonna in oui s'appogia.
166
équivoque à laquelle il a l'air de trouver tant d'a-
gréments. Il rencontrait chez les Troubadours de
semblables puérilités. Arnaud Daniel, l'un des plus
illustres par la finesse de son talent, fait rouler une
sesline entière sur le mot .Unghia; c'est le nom, de
la dame à qui ces vers sont adressés,*et comme en
provençal Unghia veut, dire ongle, il en tire des
raisons ingénieuses et rares pour prouver la violence
de son amour (i).
Pierre Milon, à qui un manuscrit attribue le cou-
plet que nous allons citer, décompose les syllabes
du mot Amor, et y trouve écrits les pleurs et la
mort que cette passion réserve à tous ceux qu'elle
domine. « Dans Amor, je trouve Un grand sujet de
pitié, et je le dis en soupirant un peu; A, la pre-
mière lettre d'Awior, indique les pleurs ; assemblez
celles qui viennent ensuite M, O, R, elles forment
mo)\ Donc qui aime bien meurt en pleurant. » (2)
Pétrarque trouvô de môme en décomposant le nom
de Laure (Lauretta), une invitation ù célébrer su

(1) Arnaud Daniel, Manuscrit de la maison d'Esté.


(2) Pierre Milon, Ray. t. V, p. 319.
En amor trob pietat gran,
Fi'l dilz un pauc en sospiran,
Car la prima lettra d'amor
Apollon A, c nota plor,
K las antras qu'après van
M, O, R, cl en conlau
Ajostas las e dlrali moi*.
Donc qui bon nnia ptaiigcn mor.
467

gloire, à exalter sa beauté, et enfin un ordre de se


taire, parce qu'une si belle tâche est au-dessus de
ses forces, e Quand je meus mes soupirs pour vous
chanter vous et le nom que dans le coeur m'écrivit
Amour, sur le mode laudatifsù fait entendre le dotix
son de ses premiers accents. Votre état de Reine,
que je rencontre, vient dans cette noble entreprise
redoubler ma valeur;' hais tais-toi> crie la fin, car
l'honorer est un fardeau fait pour d'autres épaules
que les tiennes.
» La même voix refrène ainsi Yaudace par le
respect et pourtant je voudrais qu'on vous chan-
tât... » (4)
Ainsi Pétrarque, à une époque où le souvenir
des Troubadours était loin d'être oublié, dans un
pays qui tenait à leur réputation comme à un titre
d'honnelir, s'appliquait à les imiter, rivalisant avec
eux de subtilité, d'harmonie et de finesse, et les
dépassant de beaucoup par la grâce de son langage,

(1) Pétrarque, son. v.


Quand' io inovo i sospiri a chiamar voi,
Ë'1 nome enc net cor ml scrisse amorc :
£<tudando s'iucommincia ndir di fore
Il SIIOII de' primi dolci accentl suoi.
Vostro slato /frai, che inconlro poi,
Raddopia al alla impresa il mio vatore.
Ma ï'nci grida il lin : che farte onore
E d'altr' orner! soma che da luoi.
Cosi A«»darc c /frvorirc insegna
La \oue slnssa.
108
le soin de la- composition l'éclat du coloris et la
4
st

beauté des images,


Les Espagnols, à une certaine époque, ont réclamé
l'honneur d'avoir* fourni è Pétrarque des modèles* dont
il s'élak empressé rde profiler. Bouler,» Escoland,
Àrgôte de Molina, Rodriguez prétendaient en^ effet
que Mosen Jordi, MosenFcbrcr et surtout Ausîas1

Marché avaient été traduits et pillés s \\nv le poète


italien. Des vers de Jordi (1), dont la traduction
littérale se trouve dans Pétrarque; une cohformité
parfaite entreflés oeuvres, le-ton et les amours
d'Ausias Mardi et celles du poète italien au-
,
raient pu autoriser celle croyance, si la chrono-
logie ne l'eût complètement détruite. Ausias Mardi

!
"H
a divisé ses oeuvres en deux classes; celles qu'il a

(1) Voici ces Vers? — Gasparo Scuolano, llist. de Valencîa.


15 ndn lie pati» c no tin quhh guerreig
—-
Vol sobl'el ciel, e'noni* movi de terra — '
Ë ho eslrench rcs, c tôt lo mon ahras

Oy lie de mi, e vult a altri gran be —
Si no es amor, donchs azo' que sera. —
Voici ceux de Pétrarque, son. 101.

....... ...t.
Pacc non trovo e non ho da far gueira

E volo sopra'l ctelô c giaccio in terra

.. . • .... ...
Ë nulta stringo e tuto'l monde ahracclo,
> .
Ë ho in odio me stesso, cd amo altrui,
Et ailleurs, son. 102 :
S'amor non ù, che diinqito c quel ch'io senlo ?
409
faites pendant la vie, celles qu'il a faites après la
mort de la femme qu'il aimait; comme Pétrarque
enfin, il avait vu cette femme pour la première fois
le vendredi saint, à l'église. N'est-ce pas lui au
contraire qui fut l'imitateur et Pétrarque le modèle?
Tout le monde en convient aujourd'hui. Une date
a suffi pour renverser ces prétentions. Mosen Jordi
et Ausias Mardi sont de quatre-vingts ans au moins
postérieurs au poêle que l'on accusait do les avoir
copiés. On fixe en effet à l'année 1450, la mort du
célèbre Ausias Mardi. Voici ce qu'en dit Moréri :
Ausias Mardi était Catalan et vivait sous le pape
Galixte M, au milieu du xv° siècle, environ 80 ans
après la mort de Pétrarque. — A ce témoignage
nous ajouterons celui des Espagnols. On lit dans
Sanchez : « Ânn cuando se quisiera admilir como
...
cierta la anligùedad que atribttyen fouler, Esco*
lano, Argole de Molina> Don Nicolas Antonio, Ji-
meno, Rodriguez y oslros a Mosen Jorde de sttn Jordi
y a Mosen Mrcr, sn conlemporaneo, al primera de
los cuales le alribuyen los citados aulores d honor
de haber sidô Iraducido o robddo por cl Pelrarca.
Nada es sin embargo mas ageno de la Verdad y ami
de loda posibilidad, skndo como es el Pelrarca en
realidad ankrior a estos poêlas. » (4)

(i) D. T. A. Sanchez.

Coltôcion de^poesias Castellanas ante-
rîoresalslgto^xv.
CONCLUSION.

Quelques emprunts que Pétrarque ail faits aux


Troubadours; quelque soin que nous ayons mis
nous-méme à les faire ressortir, notre intention
n'est pas de prétendre qu'il soit redevable à ses de-
vanciers de son talent et de sa gloire. Nous n'avons
voulu que suivre l'histoire d'une influence littéraire
â laquelle il ne s'est pas soustrait ; et tout en no-
tant dans ses pensées quelque conformité avec celles
des Troubadours, nous reconnaissons qu'il a mis
dans ses couvres une imagination, une grâce de
langage, une poésie auxquelles les chanteurs de la
Provence n'ont jamais su atteindre.( Par combien
de qualités surprenantes, inconnues aux Trouba-
dours, ou à peine entrevues par eux, ne leur csl*it
pas supérieur? Si l'on trouva dans Bernard de Ven-
tadour, dans Pons de Capdeuil, quelque trace de
mélancolie, elle s'efface bientôt. C'est un trait fu-
gitif qui échappe et disparait au milieu de la joie.
La, tristesse dure peu chez ces poètes, et les trans-
ports de l'amour manquent souvent de sincérité
dans leurs chants. Il en est bien autrement chez
Pétrarque. Son amour pour Laure est une"passion
des plus vives et des plus sincères; fidèle à son de-
voir,, sans mépriser les hommages du poète, cette
femme ne lui acorda jamais pour récompense de
ses vers qu'un salut, une parole, un regard.
La singularité de la passion du poète italien, ses
efforts pour la contenir, les alternatives d'espérance
et de regret qui remplissent son âmo, donnent à ses
chants une expression mélancolique et tendre qu'on
chercherait en vain chez les Troubadours. Ils sont
hardis dans leurs demandes, glorieux et fiers dans
leur triomphe. Ils ignorent le platonisme et'ses
chimères. Pétrarque fut un des premiers u en ré-
pandre les rêveries; un des.premiers il chercha les
moyens d'allier une passion mondaine avec les
scrupules de la purelé chrétienne. c
,
Les Troubadours étaient, superstitieux, mais ils
n'avaient nulle piété véritable. Pétrarque eut un
talent plus varié" que le leur. Mêlé à tous les évé-
nements de son siècle» il avait été le témoin d'ac-
tions plus importantes qu'aucun des poètes de la
Provence. Les combats entre quelques petits princes,
les guerres de voisinage que se faisaient les uns aux
autres les patrons des Troubadours, n'offraient pas
a leur inspiration une bien vaslo carrière. Ils ne
173

trouvèrent la hardiesse* de l'expression, la beauté


des mouvements et la véhémence du langage, qu'à
l'époque où leur langue déjà formée aurait pu at?
teindre à plus de force. Si Bertrand de Born a sur-
passé les poètes ses contemporains, c'est qu'il se
trouva emporté par les faits et mêlé à toutes les
plus grandes actions de son temps. Plus tard la
»

colère et la passion inspirèrent la plus virile et la


plus vigoureuse, éloquence à Guillaume Figuières,
mais c'était au même moment que la voix des poètes
était étouffée dans le sang, dans la flamme des bû-
chers, et dans les prisons de l'inquisition.
Pétrarque fut plus heureux. Maître d'jmc langue
toute formée il put chanter, sans crainte d'être puni
de mort, les malheurs de sa patrie, ou saluer par
des accents sublimes l'aurore naissante d'une liberté
longtemps attendue. Qui ne connaît cette ode ad-
mirable, dans laquelle il montre l'ombre dû vieux
Brutus se réveillant au bruit des fers qui se bri-
sent, et reconnaissant encore sa Homo chérie? Que
de sublimes passages dans ce poème l'éclat le plus
1

brillant y resplendit, les tableaux les plus fortement


dessinés y abondent, et quand lo poète voit les
Allemands prêts à fondre sur cetle terre bénie, qui
loujourë excita l'ardente convoitise des conquérants
du Nord, comme il s'attendrit, comme il s'émeut à
la pensée de tant de malheursî (1)
Pourquoi faut-il qu'après do si merveilleux trans-

it) CanZi NK.


ports, on ait 'à regretter qu'un poète si capable
d'enthousiasme et de grandeur, se soit si souvent
abandonné aux jeux de mots puérils, à la subtilité
des pensées, aux antithèses rimées, aux madrigaux
fleuris, aux chutes amoureuses dont abondent ses
sonnets? L'antiquité latine qu'il connaissait si bien,
aurait dû lui inspirer le goût de la simplicité naïve
e^forte. Que ne s'est-il, sur ce point, plus com-
plètement séparé des Troubadours, dont il semble
quelquefois l'élève trop docile 1

Vu cl lu,

A Paris, en Sorbonne, lo 25 décembre 1856, par le


doyen de la Faculté des Lettres de Paris,

J.'VlGT. LE CLEUC.

Allais, imp. île Cosiili'f pt Lirlie.se.

Vous aimerez peut-être aussi