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ALIÉNATION ?
Christophe Dejours
2004/1 - n° 11
pages 25 à 40
ISSN 1620-5340
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Pour citer cet article :
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Dejours Christophe, « Activisme professionnel : masochisme, compulsivité ou aliénation ? »,
Travailler, 2004/1 n° 11, p. 25-40. DOI : 10.3917/trav.011.0025
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Activisme professionnel :
masochisme, compulsivité
ou aliénation ?
Christophe DEJOURS
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descriptive, tantôt comparative, elle est surtout prétexte à des juge-
ments normatifs. Ces derniers sont souvent condescendants ou iro-
niques et sous-entendent la sottise ou l’aliénation d’un sujet supposé
incapable de résister aux pressions sociales qui s’exercent sur lui.
L’analyse clinique rigoureuse de l’activisme professionnel conduit à
un point de vue nettement plus nuancé. L’étiologie de ce « comporte-
ment » ne va pas de soi et implique une discussion qui fait l’objet de
cet article. Summary, p. 39. Resumen, p. 40.
D
ans l’analyse étiologique des troubles psychopathologiques liés
au travail, en particulier dans les cas de suicide, il est difficile de
faire la part entre ce qui ressortit en propre aux contraintes de
travail, ce qui procède de l’idiosyncrasie du sujet et ce qui vient des
conflits de l’espace privé. En cas d’hyperactivité professionnelle, on se
heurte aux mêmes difficultés d’analyse. Quelle contribution la réfé-
rence à la théorie en psychodynamique du travail peut-elle apporter à
l’investigation étiologique de l’hyperactivité professionnelle ?
Quelques précisions sur l’usage du terme doivent d’abord être
envisagées. « L’hyperactivité professionnelle » est une notion stricte-
ment descriptive et ne préjuge pas de ses causes. On peut admettre
qu’il y a hyperactivité professionnelle sur la base d’une observation
extérieure, par simple comparaison avec le temps consacré au travail
par les membres d’une communauté de référence. Dans ce cas, le
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vité qu’il convient ici de distinguer de celle d’action. L’activité désigne
essentiellement des gestes, des postures, des processus cognitifs et un
engagement de l’affectivité et du corps dans l’intelligence pratique, qui,
comme l’intelligence rusée, sont vectorisés vers l’efficacité du faire, dans
le monde objectif. C’est la référence à la rationalité cognitive-instrumen-
tale qui fournit ici, exclusivement, les critères d’évaluation de l’activité ou
de l’hyperactivité. La notion d’action implique, quant à elle, la réflexion du
sujet sur les conséquences que son activité peut avoir sur autrui. Les cri-
tères d’appréciation se situent alors non seulement dans le registre de l’ef-
ficacité, comme pour le gestionnaire ou le manager (l’agir stratégique
relève encore de la stricte rationalité cognitive instrumentale), mais dans le
registre moral. En d’autres termes, l’action suppose la référence explicite à
la rationalité axiologique et aux incidences morales et politiques du « tra-
vailler ». Le diagnostic d’hyperactivité ne contient aucune référence à la
dimension de l’action dans le travail.
L’hyperactivité, comme l’activité, engage d’abord la subjectivité du
travailleur parce qu’il n’y a pas d’activité ni d’habileté professionnelle sans
subjectivation de la matière, de l’outil ou de l’objet technique (Subjekti-
vierendes Handeln, Böhle et Milkau, 1991). Mais le fait est qu’à partir d’un
certain niveau d’intensité (de cadence par exemple) ou d’extensivité (la
durée de la journée de travail par exemple), l’activité entre en concurrence
avec la subjectivité. La surcharge de travail met en péril les conditions
nécessaires au jeu du fantasme, de l’imagination et de l’affectivité. L’ex-
périence la plus éloquente des effets délétères de l’hyperactivité sur la
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La capture « managinaire »
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1991) et repose sur l’hypothèse d’une mise en continuité ou en résonance
du fonctionnement psychique individuel avec la culture d’entreprise. Du
côté du sujet seraient spécifiquement sollicitées les instances idéales, en
particulier l’idéal du moi, qui favoriseraient des identifications héroïques
et des objectifs d’action prestigieux ou glorieux. Du côté de l’entreprise, la
« culture d’entreprise » et la « communication d’entreprise » proposeraient
sous des formes attrayantes des promesses de réussite et d’accomplisse-
ment, de puissance et de richesse, en échange du travail, du dévouement à
l’entreprise et de l’adhésion aux valeurs que cette dernière promeut.
La capture des fantasmes portés par les instances idéales reposerait
sur le maniement habile de l’imaginaire par les entreprises. Une fois pris
dans cette identification aux idéaux managériaux, il deviendrait très diffi-
cile au sujet de se dégager de la manipulation dont il a été l’objet. Pour
atteindre les objectifs fixés par les managers et bénéficier des promesses
qu’ils contiennent, le sujet engagerait sa vie entière avec le risque que
s’abolissent en lui toute critique et toute capacité de résister à l’augmenta-
tion des performances que l’on attend de lui.
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Dans cette approche, ce sont les contraintes de travail qui sont pre-
mières. Les cadences infernales imposées par le travail répétitif sous
contrainte de temps, mais aussi l’intensification du travail sous l’effet
des nouvelles formes d’évaluation individualisée des performances,
aussi bien chez les ouvriers que chez les techniciens ou les cadres
(contrat d’objectifs), entrent en concurrence avec le fonctionnement
psychique et affectif. Le fonctionnement psychique et, plus largement,
la pensée mobilisée par les affects deviennent un obstacle à la concen-
tration qu’exige la performance productive. Pour minimiser le parasita-
ge de l’activité par les affects de souffrance, d’angoisse ou de colère,
aussi bien que par la rêverie et la distraction, le travailleur s’autoaccélè-
re ou intensifie son effort. Grâce à cette stratégie, il parvient à occuper,
par l’activité elle-même, l’appareil psychique dans sa totalité et à neu-
traliser toute pensée qui ne serait pas strictement vectorisée par la pro-
duction. Bien que l’origine du processus soit dans les contraintes de tra-
vail, la « répression pulsionnelle » obtenue par l’autoaccélération sup-
pose une part de consentement du sujet à rétrécir l’espace nécessaire au
jeu de la subjectivité.
Dans la première conception, l’hyperactivité résulte d’une manipu-
lation sociale de l’imaginaire individuel. La surcharge de travail est d’ori-
gine sociale. Dans la seconde conception, c’est au contraire le défaut
d’imagination qui fait du sujet un hyperactif compulsif, dépendant de l’ac-
tivisme pour calmer son angoisse (workaholism), comme l’alcoolique
dépend de l’alcool ou le toxicomane d’une drogue, pour maintenir son
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Dans la thèse des procédés autocalmants, seul l’activisme compte. Les spé-
cificités de l’activité sont là aussi contingentes. Dans la troisième thèse, la
structure de la tâche est une médiation déterminante de l’hyperactivité.
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La thèse des procédés autocalmants suppose que seuls les sujets pré-
disposés cèdent à l’hyperactivité. Les autres en seraient protégés. Que de
telles personnalités existent et se retrouvent effectivement parmi les hyper-
actifs est incontestable. Mais la clinique du travail montre que, loin de cal-
mer et de protéger tous les sujets de décompensation somatique, l’hyper-
activité est source de souffrance et de maladies somatiques qui auraient
sûrement été évitées s’il avait été possible de soustraire ces sujets à la sur-
charge de travail. Il est facile de montrer aussi que, débarrassés de la sur-
charge de travail imposée, de nombreux sujets retrouvent un fonctionne-
ment psychique qui n’a rien « d’opératoire » (Boyadjian - 1978).
La question du masochisme
Si l’on tient compte de ces discordances que la clinique ordinaire du
travail oppose aux thèses de la capture managinaire et des procédés auto-
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calmants, il faut admettre que le déterminisme de l’hyperactivité n’est pas
simple et qu’il soulève, plus fondamentalement peut-être que d’autres, la
question des relations entre liberté et contrainte.
La principale discussion lorsqu’on envisage l’hyperactivité sans
pathologie associée et sans décompensation concerne l’interprétation qu’il
convient de donner à la plainte formulée par une masse de travailleurs qui
dénoncent la surcharge de travail et la souffrance qu’elle leur occasionne.
Donc une plainte qui s’énonce dans un contexte où la « normalité » psy-
chique et somatique est conservée.
Vient alors, inévitablement, la question posée par le masochisme, si
souvent invoqué, en particulier par les psychopathologues, pour rendre
compte de la complaisance supposée de nombreux geignards à leur martyr.
Quelques précisions sur la notion de masochisme sont sans doute
utiles. On distingue théoriquement deux niveaux où se déploie le maso-
chisme. Le masochisme primaire érogène et le masochisme secondaire. Le
masochisme primaire érogène correspond à une érotisation primitive de
l’augmentation de tension ou d’excitation survenant chez l’enfant du fait
d’un retard à la satisfaction d’un besoin ou à l’apaisement d’un mouvement
pulsionnel. L’augmentation de l’excitation dans l’appareil psychique
entraîne un régime économique qui s’oppose au principe de plaisir, c’est-
à-dire au principe suivant lequel le plaisir accompagne la réduction de la
tension à l’intérieur de l’appareil psychique (principe de Nirvâna – Freud,
1920). Le masochisme primaire rend compte du plaisir paradoxal éprouvé
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constitue plutôt un chaînon intermédiaire sur lequel repose le développe-
ment psychique tout entier.
Le masochisme secondaire ne renvoie pas qu’à la perversion
sexuelle communément désignée sous ce nom. Et cette dernière n’est pas
non plus directement visée lorsque, à propos de la surcharge de travail, on
l’invoque pour rendre compte de la complaisance du sujet qui se plaint. Le
masochisme secondaire décrit par Freud dans « le problème économique
du masochisme » (Freud, 1924) concerne plus largement le processus par
lequel la douleur peut bénéficier d’une érotisation directe. Pour Freud, il
s’agit d’une disposition quasi universelle qu’il avait déjà décrite en 1905
dans Les trois essais sur la théorie sexuelle. Se citant lui-même, Freud
écrit : « Dans les trois traités sur la théorie sexuelle » dans la section sur les
sources de la sexualité infantile, j’ai posé l’affirmation que « l’excitation
sexuelle apparaît comme effet marginal dans une grande série de processus
internes, dès lors que l’intensité de ce processus a dépassé certaines limites
quantitatives ». Et même qu’« il ne survient peut-être rien de plus ou moins
significatif dans l’organisme, qui n’ait à fournir sa composante à l’excita-
tion de la pulsion sexuelle ». D’après cela, « même l’excitation de douleur
et de déplaisir devrait nécessairement avoir cette conséquence. Cette coex-
citation libidinale lors de la tension de douleur et de déplaisir serait un
mécanisme infantile physiologique qui, plus tard, se tarit. Elle connaîtrait
dans les diverses constitutions sexuelles une extension diversement grande,
en tout cas elle fournirait le fondement physiologique qui ensuite est
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chisme moral.
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Mais ces éléments suffisent pour tirer deux points essentiels à notre
discussion ; à savoir :
– que le masochisme est ubiquitaire ;
– que le masochisme peut être interprété comme une ressource protectrice
contre les effets potentiellement dévastateurs de la souffrance et de la
douleur occasionnées, dans le cas qui nous préoccupe, par l’hyperactivité
et la surcharge imposées par l’organisation du travail. Le masochisme, en
rendant la souffrance tolérable, voire en la transformant en source de
jouissance, protège le sujet du risque de décompensation : maladie soma-
tique, dépression, crise clastique.
Nous admettrons que, dans la souffrance au travail, le masochisme
est presque toujours au rendez-vous et qu’il se forme à partir de la souf-
france, grâce à la coexcitation sexuelle. L’imputation de la tolérance à la
surcharge de travail, au masochisme, n’est pas une conception erronée.
Là où les interprétations divergent, c’est sur la part qui revient à ce maso-
chisme dans l’hyperactivité. Pour les psychopathologues qui ignorent ou
dénient les questions spécifiques de l’organisation du travail, le maso-
chisme est considéré comme le primum movens de la surcharge de tra-
vail : c’est pour jouir de cette souffrance que le travailleur devient hyper-
actif.
Pour le clinicien du travail, cette imputation est souvent récu-
sable. L’origine de la surcharge de travail ne serait pas dans le masochisme,
mais dans l’organisation du travail et dans la mise en œuvre d’une stratégie
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cès d’effort et à la surcharge, est limitée par des contraintes d’une part, par
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des conflits internes d’autre part.
Des contraintes
Pour la plupart des gens ordinaires, accéder à un emploi et le conser-
ver, même lorsqu’il engendre une surcharge de travail et fait courir des
risques pour la santé, résultent de la « discipline de la faim ». Le travail est
un gagne-pain, d’abord !
L’emploi est aussi, comme y ont insisté récemment certains auteurs
(Castel, 1995), un moyen essentiel d’affiliation sociale et une condition
pour accéder à certains droits, en particulier le droit à la protection sociale
et aux soins en cas de maladie pour soi-même et pour sa famille.
L’inégalité des partenaires dans le contrat de travail, en tant qu’elle
résulte des rapports de domination, permet de contraindre le salarié, et
c’est cela même qui constitue la cause principale de la surcharge de travail.
Avant que le mouvement ouvrier ne se soit construit à la fin du XIXe siècle
et que les lois sociales sur la réduction de la journée de travail aient été
arrachées par la lutte, hommes, femmes et enfants souffraient et mouraient
souvent de surcharge de travail (Villermé, 1840). Le masochisme n’était
sûrement pas le primum movens de cet état de choses. L’érosion actuelle du
droit du travail et les multiples dérogations et contournements de la loi
depuis le tournant néolibéral menacent aujourd’hui une part croissante des
travailleurs de pathologies de surcharge.
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Des conflits
Le terme de conflits ne renvoie pas ici à sa signification sociale (les
conflits de travail et les grèves), mais aux conflits intrapsychiques. Les
recherches interdisciplinaires entre psychodynamique du travail et
sciences sociales ont montré que, dans le rapport au travail, se jouent plu-
sieurs dynamiques essentielles tant pour la subjectivité que pour la société,
qui ont été thématisées sous le nom de « centralité du travail ». L’accès à
un emploi est, on le sait, un enjeu de la reconnaissance sociale, via l’iden-
tité attribuée, conférée de l’extérieur à un sujet par son statut professionnel
(Dubar, 1996 ; Sainsaulieu, 1977). Le travail est aussi un médiateur essen-
tiel de la construction de l’identité psychologique (psychodynamique de la
reconnaissance avec ses deux volets : l’appartenance et l’identité propre-
ment dite). Le travail en outre, par le truchement de l’intelligence de la pra-
tique qui engage le corps, est une épreuve pour la subjectivité dont l’ac-
croissement de la subjectivité est l’enjeu. De ce fait, le travail peut jouer un
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Mais le travail est aussi un moyen puissant pour apporter une contri-
bution à l’évolution de la société, c’est-à-dire qu’il est un médiateur de
l’action. Dans certaines conditions, il est un moyen d’émancipation
(l’émancipation des femmes par rapport à la domination des hommes passe
par le travail).
Enfin, le travail est une épreuve où la Kultur se réitère dans chaque
subjectivité ou, au contraire, s’y heurte à un refus qui la disqualifie, ce par
quoi chaque subjectivité est aussi responsable de la conservation de ladite
Kultur : « Kulturarbeit » pour reprendre le terme de Freud qui a été bien
commenté par Nathalie Zaltzman (1999).
En raison des multiples dimensions psychodynamiques impli-
quées par le travail, la constitution d’un ajustement viable et évolutif
entre subjectivité et travail n’est pas aisée. Lorsqu’un compromis a été
établi, ce qui provient pour une part de la chance, pour une autre du
talent du sujet à tirer le meilleur parti des situations, il constitue une véri-
table conquête qui a le prix des efforts qui y ont été consacrés. Dans ce
cas se constitue un véritable attachement à son travail, qu’il est facile de
distinguer d’une addiction (le commentaire sur le rapport subjectif au
travail n’est pas du tout semblable dans les deux cas). Lorsque la situa-
tion se dégrade sous l’effet de la surcharge de travail, il n’est pas facile
de se dégager de ce rapport au travail, car il y a beaucoup à y perdre :
« Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. » ; « On sait ce qu’on perd mais
on ne sait pas ce qu’on gagnera. » Le dégagement n’offre en effet aucune
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Pourtant, les situations décrites sous la rubrique du système managi-
naire et des procédés autocalmants existent. Mais elle ne sauraient rendre
compte de l’ensemble des situations d’hyperactivité. Est-il alors possible
de faire entre chaque configuration étiopathogénique un diagnostic diffé-
rentiel ? Sans doute, mais cela passe par une investigation difficile, dans la
mesure où il faut tenir compte de trois pièges cliniques et de contraintes
théoriques lourdes.
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effet secondaire de la souffrance et non son primum movens. Le diagnostic
étiologique du masochisme, comme cause de l’hyperactivité, n’est rece-
vable que lorsque le masochisme comme effet secondaire a été dûment
réfuté par une argumentation clinique.
Remettre en cause la congruence simple entre le diagnostic de sur-
face et l’étiologie sous-jacente (entre les symptômes et la « structure » de
personnalité) suppose une expérience approfondie du maniement coor-
donné de trois corpus théoriques ; la théorie psychanalytique du sujet, la
théorie des rapports sociaux de domination et de genre, la théorie du travail
et de l’activité.
Si pour tenir ensemble les références aux trois corpus théoriques
évoqués, il faut en passer par un syncrétisme, il n’y a aucun avantage à en
attendre par rapport au psychologisme ou au sociologisme 2. Pourquoi ?
Parce que le dosage entre les trois séries de déterminismes dans l’étiologie
de l’hyperactivité est alors arbitraire et dépend des préférences de chaque
clinicien. Le syncrétisme ruine le pouvoir discriminateur de la théorie pour
confirmer ou récuser une interprétation étiologique. La psychodynamique
1. La façon dont les concepts d’idéal du moi et de narcissisme sont utilisés dans cette
conception mérite une discussion théorique, mais elle n’est pas indispensable pour l’ana-
lyse étiologique ici présentée.
2. Le sociologisme consiste à méconnaître le fonctionnement des défenses psychiques et ce
qu’il oppose à la domination comme ressources défensives. Le psychologisme consiste à
méconnaître les contraintes de la domination, des rapports sociaux de travail et de genre.
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Le diagnostic étiologique est fermement établi lorsque le patient est
parvenu à saisir le processus par lequel il s’est fait entraîner d’une part, les
raisons pour lesquelles il ne peut pas se dégager de sa soumission à l’orga-
nisation du travail et à l’hyperactivité d’autre part. En général, la validation
est fournie par le réaménagement du rapport au travail (voire à l’emploi)
que le patient parvient à faire. La perlaboration de la souffrance fonctionne
en effet simultanément comme une réappropriation qui permet au patient
de reprendre la main sur sa situation.
Conclusion
L’investigation clinique de l’hyperactivité réalisée auprès de patients
venus en consultation pour des symptômes de surcharge de travail montre
dans tous les cas que l’hyperactivité est la conséquence évolutive des
efforts considérables, auparavant déployés par le sujet, pour assumer des
contraintes croissantes imposées par l’organisation du travail tout en conti-
nuant de produire un travail de qualité. Pour le dire en d’autres termes, à
chaque fois qu’un travailleur réussit à s’impliquer subjectivement dans son
travail, c’est-à-dire à faire consciencieusement son travail, il devient en
contrepartie vulnérable au risque de l’hyperactivité. Et cela est vrai pour
tout travailleur, quelle que soit sa structure mentale et quelle que soit
l’idéologie managériale de l’entreprise ou du service par lesquels il est
employé.
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Christophe Dejours
Directeur du laboratoire Psychologie du Travail et de l’action,
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3. Autrefois, dans le travail répétitif sous contrainte de temps, se percevait facilement la dif-
férence entre deux types de situation : celle du travail « à la tâche », du travail « aux
pièces », ou des primes au rendement, d’une part ; celle du salaire horaire ou mensualisé
fixe, d’autre part. Bien que la première fût nettement plus pénible et entraînât souvent des
pathologies de surcharge, on n’aurait jamais évoqué à son propos un quelconque « worka-
holism ». Quant à la seconde, elle n’excluait pas les phénomènes d’autoaccélération défen-
sive. Mais on ne parlait pas non plus à ce propos de « workaholism ».
L’évaluation individualisée des performances fonctionne sur d’autres ressorts psycholo-
giques et peut être mise en œuvre dans presque toutes les formes de production et pas seu-
lement dans le travail répétitif sous contrainte de temps. Lorsque cette évaluation est cou-
plée à la menace de licenciement, elle est capable de produire des ravages qui vont bien
au-delà de la surcharge de travail, en particulier les pathologies de la solitude et la dégrada-
tion de la qualité, de la sécurité et de la sûreté. (Dejours, 2003).
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