Vous êtes sur la page 1sur 17

ACTIVISME PROFESSIONNEL : MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU

ALIÉNATION ?

Christophe Dejours

Martin Média | Travailler

2004/1 - n° 11
pages 25 à 40

ISSN 1620-5340

Article disponible en ligne à l'adresse:


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-travailler-2004-1-page-25.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Dejours Christophe, « Activisme professionnel : masochisme, compulsivité ou aliénation ? »,
Travailler, 2004/1 n° 11, p. 25-40. DOI : 10.3917/trav.011.0025
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média.


© Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Activisme professionnel :
masochisme, compulsivité
ou aliénation ?
Christophe DEJOURS

Résumé : L’activisme professionnel est une notion mal définie. Tantôt


Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
descriptive, tantôt comparative, elle est surtout prétexte à des juge-
ments normatifs. Ces derniers sont souvent condescendants ou iro-
niques et sous-entendent la sottise ou l’aliénation d’un sujet supposé
incapable de résister aux pressions sociales qui s’exercent sur lui.
L’analyse clinique rigoureuse de l’activisme professionnel conduit à
un point de vue nettement plus nuancé. L’étiologie de ce « comporte-
ment » ne va pas de soi et implique une discussion qui fait l’objet de
cet article. Summary, p. 39. Resumen, p. 40.

D
ans l’analyse étiologique des troubles psychopathologiques liés
au travail, en particulier dans les cas de suicide, il est difficile de
faire la part entre ce qui ressortit en propre aux contraintes de
travail, ce qui procède de l’idiosyncrasie du sujet et ce qui vient des
conflits de l’espace privé. En cas d’hyperactivité professionnelle, on se
heurte aux mêmes difficultés d’analyse. Quelle contribution la réfé-
rence à la théorie en psychodynamique du travail peut-elle apporter à
l’investigation étiologique de l’hyperactivité professionnelle ?
Quelques précisions sur l’usage du terme doivent d’abord être
envisagées. « L’hyperactivité professionnelle » est une notion stricte-
ment descriptive et ne préjuge pas de ses causes. On peut admettre
qu’il y a hyperactivité professionnelle sur la base d’une observation
extérieure, par simple comparaison avec le temps consacré au travail
par les membres d’une communauté de référence. Dans ce cas, le

25
Christophe Dejours

jugement d’hyperactivité ne porte que sur la quantité de travail ou la durée


du travail et ne concerne pas la qualité du travail dont on sait qu’elle n’est
pas évaluable par l’observation directe (Dejours, 2001). Mais on peut aussi
admettre qu’il y a hyperactivité lorsque c’est le sujet lui-même qui prétend
ne pas parvenir à diminuer une charge de travail qu’il juge pourtant exces-
sive. Dans ce cas, le diagnostic ne relève pas de l’observation par un tiers,
mais de l’allégation du sujet selon lequel l’excès de travail lui est imposé
ou s’impose à lui, malgré qu’il en ait.
Ce qu’on appelle « workaholism », en revanche, est un diagnostic
qui désigne à la fois une conduite et une cause précise : la compulsion, la
dépendance psychique à l’égard de l’activité et l’incapacité de s’octroyer et
de jouir de temps de repos. La conception étiologique sous-jacente fait plus
ou moins rigoureusement référence à la théorie de l’addiction (McDougall,
1978).
Le terme d’hyperactivité professionnelle renvoie à la notion d’acti-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
vité qu’il convient ici de distinguer de celle d’action. L’activité désigne
essentiellement des gestes, des postures, des processus cognitifs et un
engagement de l’affectivité et du corps dans l’intelligence pratique, qui,
comme l’intelligence rusée, sont vectorisés vers l’efficacité du faire, dans
le monde objectif. C’est la référence à la rationalité cognitive-instrumen-
tale qui fournit ici, exclusivement, les critères d’évaluation de l’activité ou
de l’hyperactivité. La notion d’action implique, quant à elle, la réflexion du
sujet sur les conséquences que son activité peut avoir sur autrui. Les cri-
tères d’appréciation se situent alors non seulement dans le registre de l’ef-
ficacité, comme pour le gestionnaire ou le manager (l’agir stratégique
relève encore de la stricte rationalité cognitive instrumentale), mais dans le
registre moral. En d’autres termes, l’action suppose la référence explicite à
la rationalité axiologique et aux incidences morales et politiques du « tra-
vailler ». Le diagnostic d’hyperactivité ne contient aucune référence à la
dimension de l’action dans le travail.
L’hyperactivité, comme l’activité, engage d’abord la subjectivité du
travailleur parce qu’il n’y a pas d’activité ni d’habileté professionnelle sans
subjectivation de la matière, de l’outil ou de l’objet technique (Subjekti-
vierendes Handeln, Böhle et Milkau, 1991). Mais le fait est qu’à partir d’un
certain niveau d’intensité (de cadence par exemple) ou d’extensivité (la
durée de la journée de travail par exemple), l’activité entre en concurrence
avec la subjectivité. La surcharge de travail met en péril les conditions
nécessaires au jeu du fantasme, de l’imagination et de l’affectivité. L’ex-
périence la plus éloquente des effets délétères de l’hyperactivité sur la

26
Travailler, 2004, 11 : 25-40

subjectivité a été donnée par « la double tâche » étudiée en particulier par


Kalsbeeck (1985). Mais il y a d’innombrables illustrations de cette situa-
tion, aussi bien dans les études sur le stress (Stora, 1997 ; Dolan et Arse-
nault, 1980) qu’en psychopathologie du travail (Bégoin, 1957) ou en phi-
losophie (Simone Weil, 1941).

Les interprétations étiologiques de l’hyperactivité


professionnelle
De l’hyperactivité, il existe actuellement trois conceptions étiolo-
giques :

La capture « managinaire »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Elle a été développée par V. de Gaulejac (Aubert et de Gaulejac,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
1991) et repose sur l’hypothèse d’une mise en continuité ou en résonance
du fonctionnement psychique individuel avec la culture d’entreprise. Du
côté du sujet seraient spécifiquement sollicitées les instances idéales, en
particulier l’idéal du moi, qui favoriseraient des identifications héroïques
et des objectifs d’action prestigieux ou glorieux. Du côté de l’entreprise, la
« culture d’entreprise » et la « communication d’entreprise » proposeraient
sous des formes attrayantes des promesses de réussite et d’accomplisse-
ment, de puissance et de richesse, en échange du travail, du dévouement à
l’entreprise et de l’adhésion aux valeurs que cette dernière promeut.
La capture des fantasmes portés par les instances idéales reposerait
sur le maniement habile de l’imaginaire par les entreprises. Une fois pris
dans cette identification aux idéaux managériaux, il deviendrait très diffi-
cile au sujet de se dégager de la manipulation dont il a été l’objet. Pour
atteindre les objectifs fixés par les managers et bénéficier des promesses
qu’ils contiennent, le sujet engagerait sa vie entière avec le risque que
s’abolissent en lui toute critique et toute capacité de résister à l’augmenta-
tion des performances que l’on attend de lui.

Les procédés autocalmants


Dans cette conception, proposée par les auteurs œuvrant dans
le champ de la psychosomatique (Szwec, 1998), seuls certains sujets pré-
disposés courraient le risque de l’hyperactivité. En particulier ceux qui,

27
Christophe Dejours

souffrant précisément d’un déficit de mentalisation, c’est-à-dire de l’apti-


tude à produire des fantasmes et des rêves, auraient un fonctionnement
psychique se caractérisant par la pauvreté de l’imagination. Ces particula-
rités du fonctionnement psychique témoigneraient de ce qu’en amont, les
défenses psychiques, en particulier le refoulement, seraient peu ou pas
opérantes. De ce fait, il leur manquerait des instruments essentiels pour
métaboliser l’angoisse inévitablement liée aux conflits intrapsychiques,
autant qu’aux conflits interpersonnels. L’activité physique ou intellectuel-
le offrirait un exutoire privilégié à l’angoisse, mais exposerait en contre-
partie au risque de l’activisme, dans la mesure où ce dernier peut, dans cer-
taines conditions, avoir un pouvoir calmant : l’hyperactivité fonctionne
alors comme un « procédé autocalmant ». De belles illustrations en ont été
données, en particulier chez « les rameurs volontaires » (Szwec).

Une défense contre la souffrance venant du travail


Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Dans cette approche, ce sont les contraintes de travail qui sont pre-
mières. Les cadences infernales imposées par le travail répétitif sous
contrainte de temps, mais aussi l’intensification du travail sous l’effet
des nouvelles formes d’évaluation individualisée des performances,
aussi bien chez les ouvriers que chez les techniciens ou les cadres
(contrat d’objectifs), entrent en concurrence avec le fonctionnement
psychique et affectif. Le fonctionnement psychique et, plus largement,
la pensée mobilisée par les affects deviennent un obstacle à la concen-
tration qu’exige la performance productive. Pour minimiser le parasita-
ge de l’activité par les affects de souffrance, d’angoisse ou de colère,
aussi bien que par la rêverie et la distraction, le travailleur s’autoaccélè-
re ou intensifie son effort. Grâce à cette stratégie, il parvient à occuper,
par l’activité elle-même, l’appareil psychique dans sa totalité et à neu-
traliser toute pensée qui ne serait pas strictement vectorisée par la pro-
duction. Bien que l’origine du processus soit dans les contraintes de tra-
vail, la « répression pulsionnelle » obtenue par l’autoaccélération sup-
pose une part de consentement du sujet à rétrécir l’espace nécessaire au
jeu de la subjectivité.
Dans la première conception, l’hyperactivité résulte d’une manipu-
lation sociale de l’imaginaire individuel. La surcharge de travail est d’ori-
gine sociale. Dans la seconde conception, c’est au contraire le défaut
d’imagination qui fait du sujet un hyperactif compulsif, dépendant de l’ac-
tivisme pour calmer son angoisse (workaholism), comme l’alcoolique
dépend de l’alcool ou le toxicomane d’une drogue, pour maintenir son

28
Travailler, 2004, 11 : 25-40

équilibre psychique. Dans la troisième conception, c’est la structure de


l’activité, en tant qu’elle est déterminée par une organisation du travail, qui
est à l’origine d’un processus pouvant conduire à l’aliénation.
Quelle que soit l’interprétation étiologique retenue, l’hyperactivité
implique toujours un risque pour la santé, dans la mesure où les processus
intrasubjectifs, en particulier ceux qui sont impliqués dans la protection de
soi (cf. les « intérêts du moi » constitués par vicariance de l’autoconserva-
tion), sont entravés. Les risques pour la santé sont thématisés comme
« stress organisationnel » par les tenants de l’étiologie managinaire,
comme « somatisation » par les tenants des procédés autocalmants, comme
« pathologie de surcharge » par les tenants de l’étiologie de l’autoaccéléra-
tion défensive.
Entre les trois interprétations, toutefois, le rôle du travail dans l’étio-
logie de l’hyperactivité n’est pas du tout équivalent. Dans la thèse du sys-
tème managinaire, l’imaginaire de l’entreprise entre directement en rela-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

tion avec les instances psychiques et la nature de l’activité est contingente.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Dans la thèse des procédés autocalmants, seul l’activisme compte. Les spé-
cificités de l’activité sont là aussi contingentes. Dans la troisième thèse, la
structure de la tâche est une médiation déterminante de l’hyperactivité.

Critique des conceptions étiologiques


La thèse « managinaire » rend compte de certaines conjonctures cli-
niques, mais on peut lui opposer plusieurs arguments. Le premier vient de
la conception que se font les auteurs des instances idéales et de leur fonc-
tionnement d’une part, de la continuité qu’elle suppose ou affirme entre
une instance psychique singulière (l’idéal du moi) et une évolution géné-
rale des principes de direction des entreprises, d’autre part. On y reviendra
plus loin. Le second argument vient du travail : les pathologies de sur-
charge surgissent aussi chez les travailleurs dont on ne peut pas supposer
qu’ils aient été manipulés par des promesses de statut et de position sociale
prestigieux ou héroïques : les travailleurs à la chaîne dans les abattoirs de
volailles, par exemple, les travailleurs sociaux qui souffrent de burn-out,
les femmes écartelées entre le travail flexible en vacations d’un côté, le tra-
vail domestique de l’autre, etc. La capture managinaire est ici peu vrai-
semblable. Les pathologies de surcharge qui croissent le plus, dans les pays
occidentaux, sont les troubles musculo-squelettiques. Elles touchent sur-
tout les travailleurs situés en bas de l’échelle socioprofessionnelle qui ont
peu de raisons de croire à une destinée princière offerte par l’entreprise.

29
Christophe Dejours

La thèse des procédés autocalmants suppose que seuls les sujets pré-
disposés cèdent à l’hyperactivité. Les autres en seraient protégés. Que de
telles personnalités existent et se retrouvent effectivement parmi les hyper-
actifs est incontestable. Mais la clinique du travail montre que, loin de cal-
mer et de protéger tous les sujets de décompensation somatique, l’hyper-
activité est source de souffrance et de maladies somatiques qui auraient
sûrement été évitées s’il avait été possible de soustraire ces sujets à la sur-
charge de travail. Il est facile de montrer aussi que, débarrassés de la sur-
charge de travail imposée, de nombreux sujets retrouvent un fonctionne-
ment psychique qui n’a rien « d’opératoire » (Boyadjian - 1978).

La question du masochisme
Si l’on tient compte de ces discordances que la clinique ordinaire du
travail oppose aux thèses de la capture managinaire et des procédés auto-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
calmants, il faut admettre que le déterminisme de l’hyperactivité n’est pas
simple et qu’il soulève, plus fondamentalement peut-être que d’autres, la
question des relations entre liberté et contrainte.
La principale discussion lorsqu’on envisage l’hyperactivité sans
pathologie associée et sans décompensation concerne l’interprétation qu’il
convient de donner à la plainte formulée par une masse de travailleurs qui
dénoncent la surcharge de travail et la souffrance qu’elle leur occasionne.
Donc une plainte qui s’énonce dans un contexte où la « normalité » psy-
chique et somatique est conservée.
Vient alors, inévitablement, la question posée par le masochisme, si
souvent invoqué, en particulier par les psychopathologues, pour rendre
compte de la complaisance supposée de nombreux geignards à leur martyr.
Quelques précisions sur la notion de masochisme sont sans doute
utiles. On distingue théoriquement deux niveaux où se déploie le maso-
chisme. Le masochisme primaire érogène et le masochisme secondaire. Le
masochisme primaire érogène correspond à une érotisation primitive de
l’augmentation de tension ou d’excitation survenant chez l’enfant du fait
d’un retard à la satisfaction d’un besoin ou à l’apaisement d’un mouvement
pulsionnel. L’augmentation de l’excitation dans l’appareil psychique
entraîne un régime économique qui s’oppose au principe de plaisir, c’est-
à-dire au principe suivant lequel le plaisir accompagne la réduction de la
tension à l’intérieur de l’appareil psychique (principe de Nirvâna – Freud,
1920). Le masochisme primaire rend compte du plaisir paradoxal éprouvé

30
Travailler, 2004, 11 : 25-40

corrélativement au maintien d’une tension psychique élevée. Il est dit


érogène parce qu’il est considéré par certains auteurs comme le point de
départ de toute l’économie érotique d’une part (Michel Fain, 2000), de
l’aptitude à mettre en attente la décharge de l’excitation, d’autre part. Cette
aptitude à l’attente, conférée par le masochisme primaire érogène, a été
interprétée par certains comme la condition sine qua non de l’avènement
du fantasme. Ainsi compris, ce masochisme est donné pour la plaque tour-
nante de la transformation de la quantité (l’excitation) en qualité (la repré-
sentation ou le fantasme). Daniel Rosé synthétise cette aptitude sous le
nom « d’endurance primaire » (Rosé, 1997).
Même si l’on admet la connotation de l’endurance, il faudra remar-
quer que le masochisme primaire ne concerne que des processus rigoureu-
sement intrapsychiques où la subjectivité est mise à l’épreuve de sa capa-
cité d’endurer ce qui vient à elle de l’intérieur, c’est-à-dire de la pulsion et
de l’inconscient. L’extérieur, stricto sensu, l’environnement, ne sont pas en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

cause dans ce que désigne le concept de masochisme primaire érogène, qui

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
constitue plutôt un chaînon intermédiaire sur lequel repose le développe-
ment psychique tout entier.
Le masochisme secondaire ne renvoie pas qu’à la perversion
sexuelle communément désignée sous ce nom. Et cette dernière n’est pas
non plus directement visée lorsque, à propos de la surcharge de travail, on
l’invoque pour rendre compte de la complaisance du sujet qui se plaint. Le
masochisme secondaire décrit par Freud dans « le problème économique
du masochisme » (Freud, 1924) concerne plus largement le processus par
lequel la douleur peut bénéficier d’une érotisation directe. Pour Freud, il
s’agit d’une disposition quasi universelle qu’il avait déjà décrite en 1905
dans Les trois essais sur la théorie sexuelle. Se citant lui-même, Freud
écrit : « Dans les trois traités sur la théorie sexuelle » dans la section sur les
sources de la sexualité infantile, j’ai posé l’affirmation que « l’excitation
sexuelle apparaît comme effet marginal dans une grande série de processus
internes, dès lors que l’intensité de ce processus a dépassé certaines limites
quantitatives ». Et même qu’« il ne survient peut-être rien de plus ou moins
significatif dans l’organisme, qui n’ait à fournir sa composante à l’excita-
tion de la pulsion sexuelle ». D’après cela, « même l’excitation de douleur
et de déplaisir devrait nécessairement avoir cette conséquence. Cette coex-
citation libidinale lors de la tension de douleur et de déplaisir serait un
mécanisme infantile physiologique qui, plus tard, se tarit. Elle connaîtrait
dans les diverses constitutions sexuelles une extension diversement grande,
en tout cas elle fournirait le fondement physiologique qui ensuite est

31
Christophe Dejours

pourvu de cette superstructure psychique, le masochisme érogène »


(Freud, 1924). Dans ce fragment, Freud se réfère surtout au masochisme
primaire. C’est seulement ultérieurement que cette base peut servir à for-
mer un masochisme secondaire organisé et autonome : « Nous ne serons
pas étonnés d’apprendre que, dans des circonstances déterminées, le
sadisme ou pulsion de destruction, tourné vers l’extérieur, projeté, peut être
de nouveau introjecté, tourné vers l’intérieur, ayant de la sorte régressé à sa
situation antérieure. Il donne alors le masochisme secondaire qui vient
s’ajouter au masochisme originel. » (Ibid. page 16.)
Il n’y a, à proprement parler, de masochisme secondaire (de maso-
chisme commun) que lorsque le masochisme bénéficie de l’appoint du
sadisme retourné contre la personne propre ou transformé en son
contraire. À l’origine du masochisme secondaire, il y a donc le sadisme
tenu par Freud pour le mouvement pulsionnel premier. Il faudrait, pour
compléter ce résumé schématique, faire une place particulière au maso-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

chisme moral.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Mais ces éléments suffisent pour tirer deux points essentiels à notre
discussion ; à savoir :
– que le masochisme est ubiquitaire ;
– que le masochisme peut être interprété comme une ressource protectrice
contre les effets potentiellement dévastateurs de la souffrance et de la
douleur occasionnées, dans le cas qui nous préoccupe, par l’hyperactivité
et la surcharge imposées par l’organisation du travail. Le masochisme, en
rendant la souffrance tolérable, voire en la transformant en source de
jouissance, protège le sujet du risque de décompensation : maladie soma-
tique, dépression, crise clastique.
Nous admettrons que, dans la souffrance au travail, le masochisme
est presque toujours au rendez-vous et qu’il se forme à partir de la souf-
france, grâce à la coexcitation sexuelle. L’imputation de la tolérance à la
surcharge de travail, au masochisme, n’est pas une conception erronée.
Là où les interprétations divergent, c’est sur la part qui revient à ce maso-
chisme dans l’hyperactivité. Pour les psychopathologues qui ignorent ou
dénient les questions spécifiques de l’organisation du travail, le maso-
chisme est considéré comme le primum movens de la surcharge de tra-
vail : c’est pour jouir de cette souffrance que le travailleur devient hyper-
actif.
Pour le clinicien du travail, cette imputation est souvent récu-
sable. L’origine de la surcharge de travail ne serait pas dans le masochisme,
mais dans l’organisation du travail et dans la mise en œuvre d’une stratégie

32
Travailler, 2004, 11 : 25-40

d’assujettissement des travailleurs, dûment orchestrée et utilisant des


méthodes spécifiques de management. Si le masochisme est au rendez-
vous de la souffrance, ce serait secondairement comme défense et non
comme primum movens. Et, comme toute défense, il contribue effective-
ment à la pérennisation de la situation, fût-elle délétère pour la subjectivité
et la santé de l’intéressé.
Si le masochisme est une défense contre la souffrance de la sur-
charge de travail, quel serait alors le primum movens de l’hyperactivité,
lorsqu’elle est le fait de sujets qui ne sont ni des pervers ni des « esclaves
de la quantité » , mais des névrosés ordinaires ?

Travailler bon gré mal gré


(ou l’engagement dans le travail entre contrainte et liberté)
La liberté de s’extraire du travail, lorsque ce dernier conduit à l’ex-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

cès d’effort et à la surcharge, est limitée par des contraintes d’une part, par

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
des conflits internes d’autre part.

Des contraintes
Pour la plupart des gens ordinaires, accéder à un emploi et le conser-
ver, même lorsqu’il engendre une surcharge de travail et fait courir des
risques pour la santé, résultent de la « discipline de la faim ». Le travail est
un gagne-pain, d’abord !
L’emploi est aussi, comme y ont insisté récemment certains auteurs
(Castel, 1995), un moyen essentiel d’affiliation sociale et une condition
pour accéder à certains droits, en particulier le droit à la protection sociale
et aux soins en cas de maladie pour soi-même et pour sa famille.
L’inégalité des partenaires dans le contrat de travail, en tant qu’elle
résulte des rapports de domination, permet de contraindre le salarié, et
c’est cela même qui constitue la cause principale de la surcharge de travail.
Avant que le mouvement ouvrier ne se soit construit à la fin du XIXe siècle
et que les lois sociales sur la réduction de la journée de travail aient été
arrachées par la lutte, hommes, femmes et enfants souffraient et mouraient
souvent de surcharge de travail (Villermé, 1840). Le masochisme n’était
sûrement pas le primum movens de cet état de choses. L’érosion actuelle du
droit du travail et les multiples dérogations et contournements de la loi
depuis le tournant néolibéral menacent aujourd’hui une part croissante des
travailleurs de pathologies de surcharge.

33
Christophe Dejours

Des conflits
Le terme de conflits ne renvoie pas ici à sa signification sociale (les
conflits de travail et les grèves), mais aux conflits intrapsychiques. Les
recherches interdisciplinaires entre psychodynamique du travail et
sciences sociales ont montré que, dans le rapport au travail, se jouent plu-
sieurs dynamiques essentielles tant pour la subjectivité que pour la société,
qui ont été thématisées sous le nom de « centralité du travail ». L’accès à
un emploi est, on le sait, un enjeu de la reconnaissance sociale, via l’iden-
tité attribuée, conférée de l’extérieur à un sujet par son statut professionnel
(Dubar, 1996 ; Sainsaulieu, 1977). Le travail est aussi un médiateur essen-
tiel de la construction de l’identité psychologique (psychodynamique de la
reconnaissance avec ses deux volets : l’appartenance et l’identité propre-
ment dite). Le travail en outre, par le truchement de l’intelligence de la pra-
tique qui engage le corps, est une épreuve pour la subjectivité dont l’ac-
croissement de la subjectivité est l’enjeu. De ce fait, le travail peut jouer un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

rôle majeur dans l’accomplissement de soi.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Mais le travail est aussi un moyen puissant pour apporter une contri-
bution à l’évolution de la société, c’est-à-dire qu’il est un médiateur de
l’action. Dans certaines conditions, il est un moyen d’émancipation
(l’émancipation des femmes par rapport à la domination des hommes passe
par le travail).
Enfin, le travail est une épreuve où la Kultur se réitère dans chaque
subjectivité ou, au contraire, s’y heurte à un refus qui la disqualifie, ce par
quoi chaque subjectivité est aussi responsable de la conservation de ladite
Kultur : « Kulturarbeit » pour reprendre le terme de Freud qui a été bien
commenté par Nathalie Zaltzman (1999).
En raison des multiples dimensions psychodynamiques impli-
quées par le travail, la constitution d’un ajustement viable et évolutif
entre subjectivité et travail n’est pas aisée. Lorsqu’un compromis a été
établi, ce qui provient pour une part de la chance, pour une autre du
talent du sujet à tirer le meilleur parti des situations, il constitue une véri-
table conquête qui a le prix des efforts qui y ont été consacrés. Dans ce
cas se constitue un véritable attachement à son travail, qu’il est facile de
distinguer d’une addiction (le commentaire sur le rapport subjectif au
travail n’est pas du tout semblable dans les deux cas). Lorsque la situa-
tion se dégrade sous l’effet de la surcharge de travail, il n’est pas facile
de se dégager de ce rapport au travail, car il y a beaucoup à y perdre :
« Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. » ; « On sait ce qu’on perd mais
on ne sait pas ce qu’on gagnera. » Le dégagement n’offre en effet aucune

34
Travailler, 2004, 11 : 25-40

assurance d’un compromis ou d’un devenir meilleur. L’hésitation est le


pendant conscient d’un conflit d’investissements qui engage toute la
subjectivité.

Réfutation et vérification du diagnostic étiologique


de l’hyperactivité
Ce rappel schématique des enjeux du rapport subjectif au travail
pour la protection et l’accomplissement de soi est surtout destiné à montrer
que l’activisme ne peut pas être facilement l’effet d’une capture directe par
l’imaginaire social ni d’une compulsivité sans contrepartie. L’ajustement
personnel à une situation de travail suppose trop d’étapes complexes pour
que des déterminismes directs puissent s’exercer sur les conduites
humaines sans conflit, c’est-à-dire sans perplexité, sans angoisse, sans
hésitation, sans réflexion, sans effort sur soi.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Pourtant, les situations décrites sous la rubrique du système managi-
naire et des procédés autocalmants existent. Mais elle ne sauraient rendre
compte de l’ensemble des situations d’hyperactivité. Est-il alors possible
de faire entre chaque configuration étiopathogénique un diagnostic diffé-
rentiel ? Sans doute, mais cela passe par une investigation difficile, dans la
mesure où il faut tenir compte de trois pièges cliniques et de contraintes
théoriques lourdes.

Trois pièges cliniques


• Lorsque l’hyperactivité entraîne une surcharge psychique, on
retrouve toujours au premier plan un engourdissement de la pensée qui en
impose pour une pensée opératoire au sens qu’a ce terme en psychosoma-
tique (Marty, de M’Uzan – 1963). Et si l’on en reste à ce premier diagnos-
tic clinique, on est fortement tenté d’en attribuer l’étiologie à une structure
de personnalité sous-jacente, de type névrose de caractère ou de comporte-
ment, en quête de procédé autocalmant. En fait, cette pensée opératoire
peut tout aussi bien être le terme d’un processus qui part d’une personna-
lité psychonévrotique, finalement vaincue par l’intensité du travail et l’au-
toaccélération défensive contre la souffrance résultant de la contrainte pro-
ductive.
• Le discours manifeste, en cas de surcharge psychique, n’est pas tou-
jours opératoire. Il peut parfois être organisé par des stéréotypes proposés

35
Christophe Dejours

massivement par la culture d’entreprise et la célébration du prestige et de la


grandeur de l’excellence et de la performance. Le discours manifeste réper-
cute alors l’idéologie triomphaliste, mais fonctionne surtout comme une
rationalisation, au sens psychiatrique du terme, c’est-à-dire comme une jus-
tification paralogique de la conduite d’hyperactivité permettant de se
défendre contre l’ambivalence idéo-affective qu’entraîne la souffrance au
travail. Le discours manifeste fait passer le sujet pour un champion de
l’idéologie managériale. Là, comme dans le cas précédent, si l’on en reste à
ce discours manifeste, on risque de tenir la capture managinaire pour le pri-
mum movens de l’hyperactivité, c’est-à-dire de confondre la rationalisation
défensive avec un désir ou des aspirations authentiques du sujet 1.
• Le masochisme : dans presque tous les cas de figure, on retrouve
une part de masochisme dans la parole du patient qui se plaint de surcharge
de travail. Il est tentant pour certains cliniciens de se saisir de cette donnée
pour expliquer l’activisme professionnel et de la considérer comme étant
suffisante. Mais, comme on l’a vu plus haut, le masochisme est souvent un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
effet secondaire de la souffrance et non son primum movens. Le diagnostic
étiologique du masochisme, comme cause de l’hyperactivité, n’est rece-
vable que lorsque le masochisme comme effet secondaire a été dûment
réfuté par une argumentation clinique.
Remettre en cause la congruence simple entre le diagnostic de sur-
face et l’étiologie sous-jacente (entre les symptômes et la « structure » de
personnalité) suppose une expérience approfondie du maniement coor-
donné de trois corpus théoriques ; la théorie psychanalytique du sujet, la
théorie des rapports sociaux de domination et de genre, la théorie du travail
et de l’activité.
Si pour tenir ensemble les références aux trois corpus théoriques
évoqués, il faut en passer par un syncrétisme, il n’y a aucun avantage à en
attendre par rapport au psychologisme ou au sociologisme 2. Pourquoi ?
Parce que le dosage entre les trois séries de déterminismes dans l’étiologie
de l’hyperactivité est alors arbitraire et dépend des préférences de chaque
clinicien. Le syncrétisme ruine le pouvoir discriminateur de la théorie pour
confirmer ou récuser une interprétation étiologique. La psychodynamique

1. La façon dont les concepts d’idéal du moi et de narcissisme sont utilisés dans cette
conception mérite une discussion théorique, mais elle n’est pas indispensable pour l’ana-
lyse étiologique ici présentée.
2. Le sociologisme consiste à méconnaître le fonctionnement des défenses psychiques et ce
qu’il oppose à la domination comme ressources défensives. Le psychologisme consiste à
méconnaître les contraintes de la domination, des rapports sociaux de travail et de genre.

36
Travailler, 2004, 11 : 25-40

du travail propose une théorie non-syncrétique du rapport subjectif au tra-


vail. Mais son maniement, il faut bien le reconnaître, est difficile. Dans l’in-
vestigation étiologique, il faut pour pouvoir récuser ou confirmer l’analyse
en passer par la parole de celui qui se plaint de surcharge. Mais il est dou-
teux que l’on parvienne à la validation d’une interprétation à partir d’un
seul entretien. Car, en dernier ressort, c’est le travail psychique du patient
lui-même et l’évolution, l’approfondissement de ce travail, qui constituent
la vérification de l’interprétation étiologique, et non le diagnostic de l’ex-
pert. Lorsqu’on laisse au patient le temps nécessaire à l’élaboration de son
expérience de l’hyperactivité, on constate en effet que l’hésitation diagnos-
tique n’est pas que du côté du clinicien, elle est aussi chez le patient lui-
même. Si l’on donne au patient les conditions de ce travail psychique, on
parvient toujours, après un délai, à une délimitation précise de ce qui revient
aux contraintes organisationnelles dans l’hyperactivité et éventuellement
dans la pathologie de surcharge qui en est la conséquence (burn-out, TMS,
pathologies cardio-vasculaires, dépression, tentative de suicide).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Le diagnostic étiologique est fermement établi lorsque le patient est
parvenu à saisir le processus par lequel il s’est fait entraîner d’une part, les
raisons pour lesquelles il ne peut pas se dégager de sa soumission à l’orga-
nisation du travail et à l’hyperactivité d’autre part. En général, la validation
est fournie par le réaménagement du rapport au travail (voire à l’emploi)
que le patient parvient à faire. La perlaboration de la souffrance fonctionne
en effet simultanément comme une réappropriation qui permet au patient
de reprendre la main sur sa situation.

Conclusion
L’investigation clinique de l’hyperactivité réalisée auprès de patients
venus en consultation pour des symptômes de surcharge de travail montre
dans tous les cas que l’hyperactivité est la conséquence évolutive des
efforts considérables, auparavant déployés par le sujet, pour assumer des
contraintes croissantes imposées par l’organisation du travail tout en conti-
nuant de produire un travail de qualité. Pour le dire en d’autres termes, à
chaque fois qu’un travailleur réussit à s’impliquer subjectivement dans son
travail, c’est-à-dire à faire consciencieusement son travail, il devient en
contrepartie vulnérable au risque de l’hyperactivité. Et cela est vrai pour
tout travailleur, quelle que soit sa structure mentale et quelle que soit
l’idéologie managériale de l’entreprise ou du service par lesquels il est
employé.

37
Christophe Dejours

Or, les nouvelles formes d’organisation du travail intègrent progres-


sivement dans leurs techniques des moyens spécifiques de manipulation de
la conscience professionnelle, en particulier l’évaluation individualisée des
performances et les contrats d’objectif. Beaucoup de travailleurs, souffrant
de surcharge de travail, sont des victimes de ces techniques 3.
Renvoyer la responsabilité de l’hyperactivité uniquement au tra-
vailleur, c’est lui prescrire de facto, de céder sur une part, au moins, de sa
conscience professionnelle : s’il veut moins souffrir, qu’il tienne les objec-
tifs quantitatifs quitte à dissimuler les manquements sur la qualité !
Ceux qui ironisent sur les hyperactifs ou qui les qualifient facile-
ment de « workaholics » feraient bien de se rendre compte qu’avec la géné-
ralisation des nouvelles formes d’organisation du travail, de gestion et de
management, ne resteront bientôt « normaux » (c’est-à-dire capables
d’échapper à l’hyperactivité) que ceux qui auront délibérément, voire
rationnellement, décidé de céder sur leur conscience professionnelle.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
Christophe Dejours
Directeur du laboratoire Psychologie du Travail et de l’action,
CNAM.

Bibliographie
AUBERT N., DE GAULEJAC V., 1991, Le Coût de l’excellence, Seuil, 352 pages.
BEGOIN J., 1957, « La Névrose des téléphonistes et des mécanographes », Thèse,
Faculté de Médecine, Paris.
BÖHLE F., MILKAU B., 1991, « Vom Handrad zum Bildschirm », CAMPUS, Institut
für Sozialwissenschaftliche Forschung e.v. ISF München.
BOYADJIAN C., 1978, La Nuit des machines, Paris, Les Presses d’aujourd’hui.
CASTEL R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard.
DEJOURS C., 2001, « Subjectivité, travail et action », La Pensée, 328, pp. 7-19.

3. Autrefois, dans le travail répétitif sous contrainte de temps, se percevait facilement la dif-
férence entre deux types de situation : celle du travail « à la tâche », du travail « aux
pièces », ou des primes au rendement, d’une part ; celle du salaire horaire ou mensualisé
fixe, d’autre part. Bien que la première fût nettement plus pénible et entraînât souvent des
pathologies de surcharge, on n’aurait jamais évoqué à son propos un quelconque « worka-
holism ». Quant à la seconde, elle n’excluait pas les phénomènes d’autoaccélération défen-
sive. Mais on ne parlait pas non plus à ce propos de « workaholism ».
L’évaluation individualisée des performances fonctionne sur d’autres ressorts psycholo-
giques et peut être mise en œuvre dans presque toutes les formes de production et pas seu-
lement dans le travail répétitif sous contrainte de temps. Lorsque cette évaluation est cou-
plée à la menace de licenciement, elle est capable de produire des ravages qui vont bien
au-delà de la surcharge de travail, en particulier les pathologies de la solitude et la dégrada-
tion de la qualité, de la sécurité et de la sûreté. (Dejours, 2003).

38
Travailler, 2004, 11 : 25-40

DEJOURS C., 2003, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fon-
dements de l’évaluation, Paris, INRA Éditions.
DOLAN S. , ARSENAULT A., 1980, Stress, santé et rendement au travail, Presses uni-
versitaires de Montréal.
DUBAR C., 1996, « Usages sociaux et sociologiques de la notion d’identité », Edu-
cation permanente, 128, pp. 37-44.
FAIN M., 2000, « À propos du masochisme érogène primaire, dialogue imaginaire
avec Benno Rosenberg », in Aisenstein M., 2000, Michel Fain, Paris, PUF.
FREUD S., 1920, Jenseits des Lustprinzips. Trad. française : Au-delà du principe de
plaisir, OCF, PUF, vol. XV, pp. 273-338.
FREUD S., 1924, Das ökonomische Problem des Masochismus. Trad. française : Le
Problème économique du masochisme, OCF, PUF, vol. XVII, p. 15.
KALSBEEK J., 1985, « Étude de la surcharge informatique sur le comportement et
l’état émotionnel », in Dejours C., Veil C., Wisner A., 1985, Psychopatho-
logie du travail, Entreprise moderne d’édition, pp. 167-173.
MARTY P., DE M’UZAN M., 1963, « La pensée opératoire », Revue française de
Psychanalyse, 27, pp. 345-356.
MCDOUGALL, 1978, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, Paris.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

DE M’UZAN M., 1984, « Les esclaves de la quantité », in La Bouche de l’incons-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média
cient, Paris, Gallimard, pp. 155-168.
ROSÉ D., 1997, « L’endurance primaire », De la clinique psychosomatique de l’exci-
tation à la théorie de la clinique psychanalytique de l’excès, PUF, Paris. 1 vol.
SAINSAULIEU R., 1977, L’Identité au travail, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, Paris.
STORA J.-B., 1997, Le Stress, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? ».
SZWEC G., 1998, Les Galériens volontaires, Paris, PUF.
VILLERMÉ L., 1840, De l’état physique et moral des ouvriers, Union générale
d’Édition, 1971.
WEIL S., 1941-1942, « Expérience de la vie d’usine », in La Condition ouvrière,
Paris, Gallimard, 1951, pp. 241-259.
ZALTZMAN N., 1999, La Guérison psychanalytique, Paris, PUF.

Mots clés : activisme professionnel ; workaholism ; aliénation ; tra-


vail ; psychodynamique du travail.
Summary : Professional activism is a badly defined notion. Some-
times descriptive, other times comparative, it especially provides an
excuse for standard judgments. Those are often condescending or
ironic and imply silliness or alienation of the supposed incompetent
subject, to resist to social pressure he’s going under. Rigorous clini-
cal analysis of professional activism leads to a clearly more quali-
fied point of view. The aetiology of this « behaviour » doesn’t seem
obvious and requires a discussion which will be the subject of this
article.

39
Christophe Dejours

Keywords : professional activism, workaholism, alienation, work,


psychodynamics of work.
Resumen : El activismo profesional es una noción mal definida. A
veces descriptiva, a veces comparativa, sirve, sobretodo, como pre-
texto para juicios normativos que son a menudo condescendientes o
irónicos y se aprecian como el sobrentendido de la tontería o de la
alienación de un sujeto supuestamente incapaz de resistir a las pre-
siones sociales que se ejercen sobre él.
El análisis clínico riguroso del activismo profesional conduce a un
punto de vista evidentemente más matizado. La etiología de este
« comportamiento» no es evidente e implica una discusión que es,
en últimas, el objeto de este artículo.
Palabras claves : activismo profesional, workoholism, alienación,
trabajo, psicodinámica del trabajo.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 19/06/2012 14h32. © Martin Média

40

Vous aimerez peut-être aussi