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            Jean RACINE, dramaturge classique français faisait dire à son personnage


dans Phèdre, «  C’est Vénus toute entière à sa proie attachée  »  ; qu’il me permette de
le paraphraser et de soutenir concernant ce roman : « C’est Sidonie toute entière à sa
proie attachée. » Et c’est effectivement le cas de le signaler ; le personnage éponyme
de l’œuvre de MBAZOO-KASSA, enlacera, embrassera, étreindra, étouffera jusqu’à
inhumation, sa victime. 
  
            Le roman, composé de 12 chapitres, laisse percevoir de temps en temps,
quelqu’évasion poétique : Eric-Joël BEKALE, écrivain gabonais, parlerait d’Elévations
poétiques. Il part d’une lassitude exprimée par un monsieur bien sous tous rapports : il est
marié, architecte, deux enfants, belle maison, belle voiture et jusqu’alors, son épouse n’a rien
de particulier à signaler le concernant, et lui pour son épouse, non plus d’ailleurs.
 
 
Mais c’est malheureusement ce train-train quotidien que lui renvoie sa vie qui le poussera un
soir, à la sortie du travail, à s’arrêter dans un bar de quartier au nom évocateur, qui le fait
d’ailleurs sourire :’’Le Divorce’’. Curieux nom pour attirer des clients, se le dit – il. Il ne sait
certainement pas que les symboles ont plus d’impact dans nos vies que l’on voudrait bien le
croire.
 
 
            Mais dans ce bar, l’antithèse est flagrante, agressive, violente. Il n’est pas dans son
milieu et l’alentour le voit. Ainsi se présente-t-il comme une étoile dans un ciel sombre. Et
l’essentiel de l’humanité rêve d’atteindre l’astre lumineux, y compris, et même surtout, la
pulpeuse serveuse de ce bar qui sait bien qu’il existe plusieurs moyens de se sortir de la
misère dans laquelle on croupit quotidiennement. Et lorsqu’elle met ses atouts physiques en
valeur ; lorsque le regard du fonctionnaire croise ses yeux, « agressé par la beauté de la
serveuse » (p.5), tout est dit. L’essentiel des actes que nous posons prend racine dans le
regard que nous projetons.
 
 
            Pendant quelques instants, sa conscience lui demande de réfléchir à ce qu’il va faire.
Paradoxalement, il est persuadé que la relation qu’il a envie de créer lui apportera « un
cortège de problème ». Mais il extermine expéditivement sa lucidité en se convainquant que
sa femme n’en saurait rien : « Comment le saurait – elle ? C’est la première et la dernière
fois. » p.7
 
 
            La suite va relativement vite : il l’attend jusqu’à fermeture du bar ; l’entraîne, avec son
consentement, dans un motel. Et après un contexte qui émerveille la serveuse ; après un
dîner qui fait entrevoir à l’une des parties, que le monde meilleur existe, après une mélodie
qui envoûte les protagonistes, la serveuse se donne entièrement, au propre comme au figuré
d’ailleurs. Si elle sait s’y prendre, se le dit-elle, peut-être pourra-t-elle espérer qu’il oublie son
épouse. Et dans cette relation où tout se transmet, l’homme constate effectivement la
différence : « Depuis quand n’avait-il plus éprouvé cette sorte d’ivresse »(p.13).
 
 C’est, cependant, dans cet échange de corps de sueur et de sang, que
subrepticement, à doses homéopathiques, s’incruste Sidonie, la jumelle, le côté
obscur de la serveuse. D’autant plus que cette relation sexuelle s’est pratiquée sans
aucune forme de précaution. Cet homme est cadre, l’on peut alors supposer qu’il est
instruit. Mais l’on se demandera toujours comment il est possible que sur une telle
relation il n’ait pas songé à se protéger. Du coup, il n’a respecté aucune de la
triptyque abstinence, fidélité préservatif. 
  
Or il ne faut pas plus d’une seconde pour qu’un épiphénomène se transforme en
drame  du siècle. Ainsi basculera dans l’horreur, la vie de ce père de famille qui un
soir, a voulu se changer les idées, qui n’avait rien de particulier à reprocher à son
épouse. Qui a voulu entretenir une relation extra-conjugale. La femme d’ailleurs, ne
comprendra jamais les raisons d’un tel acte lorsqu’elle en parlera à son amie. Cette
anaphore soutenue sous un registre lyrique traduit parfaitement son désespoir
(p.76) : 
            « Que veulent-ils à la fin, ces hommes ? Aucun sacrifice n’est assez élevé pour venir à
bout de leur inconstance. Aucune beauté assez parfaite pour les apprivoiser. Aucune
maternité suffisamment généreuse pour les contenter. Aucune intelligence capable de les
impressionner. Quoi qu’on fasse, qui que l’on soit, finalement, ils éprouvent toujours le besoin
d’aller chercher à l’extérieur ce qu’ils peuvent avoir à l’intérieur. Mais pour qui se prennent-ils
donc ? »
 
             La médiocrité de cet homme le pousse d’ailleurs à mentir à son épouse. Il faut
qu’il voie son amante, et ainsi son épouse légale et légitime devient – elle
secondaire. 
  
            Sidonie, pourrait se lire comme un euphémisme, voire une périphrase ou une allégorie.
Le personnage masculin qui à aucun moment n’est nommé, ne réussira jamais à s’en défaire,
ni à se défaire d’elle. Et la narration présente effectivement Sidonie tel un personnage à part
entière, qui discute, qui échange avec le fonctionnaire. Elle est d’ailleurs le seul personnage
cité nommément. Les deux amis de l’homme sont appelés D.A et P.A. comme si en
nommant, on trahissait un secret, on exhumait un tabou. Et Sidonie le comprend puisqu’elle
finit par s’exclamer : « A présent, je veux que le monde entier sache que j’existe aussi » (p.21)
 
 
Si le mal évolue aussi rapidement en lui, c’est bien parce que lorsqu’il se rend compte de sa
nouvelle situation, il ne veut en parler à personne et nous le savons : « Un homme seul est
toujours en mauvaise compagnie ». Il ne veut consulter aucun centre médical de peur que
cela se sache ; et pourtant à ce niveau nous lisons comme une volonté de suicide de Sidonie,
ou alors est-ce parce qu’elle se sait incurable ; puisque c’est elle qui prend souvent la
décision d’aller rendre visite à ce qu’elle appelle par périphrase, sa famille ; en fait un centre
médical spécialisé. Mais à aucun moment, il n’acceptera. : « Arrivé à la Maison Sidonie, il
baisse les yeux – Tu entres un moment ?  - Je ne veux pas, tu le sais »(p23). Ce refus de
lutter est assez paradoxal pour quelqu’un qui aime autant ses enfants, comme il est si
clairement mentionné dans l’œuvre. Il s’agit très certainement du fameux regard de l’autre si
influent dans nos vies. Que vont dire les autres s’ils l’apprenaient ? Et pourtant cet homme ne
remplit que trop parfaitement ce que disait Janis OTSIEMI dans son roman, Tous les
chemins mènent à l’Autre, « L’enfer c’est moi sans l’Autre. »
 
             Ce n’est que lorsqu’il sentira sa mort imminente et irréversible, qu’il prendra
le courage d’en parler à son épouse qu’il aura, bien malgré lui, entraînée dans son
abîme. Mais à la différence de l’époux, la femme décidera de combattre. Lorsqu’il
meurt, après avoir plus ou moins assuré leur avenir financier, « Lorsque Sidonie la
terrible [finit] par avoir raison de lui » (p.111), les deux enfants ont quinze et dix ans.
La femme résistera 20 ans à la maladie, trouvant la force de lutter dans l’éducation
de ses enfants qu’elle voudrait parfaite. Elle sera médecin, et lui, architecte. Au soir
de sa vie, et lorsque viendra la fatale Sidonie, l’épouse pourra jouir du devoir
accompli et se dire comme Victor HUGO dans Les contemplations : « J’ai bien assez
vécu ». 
  
            Le constat de deux entités totalement différentes dans le même monde, dans
le même univers, est aisément perceptible : si le mari a eu une aventure extra
conjugale, la femme n’en a jamais eu. Si le mari est aussi faible au point de laisser la
maladie l’envahir sans à aucun moment songer à lutter contre elle, à renier son
caractère fatal, la femme, quand elle prend conscience de son état, se rend dans
une unité sanitaire et surtout lutte pendant 20 ans, démontrant si besoin en était que
Le Mal du Siècle n’est pas une fatalité. Si le mari ne se confie quasiment jamais ;
lorsqu’il lui apprend de quoi il souffre, dans son désespoir, la femme se confie à une
amie, elle se confie par la suite à sa mère qui lui donnera la force de pardonner. 
  
            De manière très globale, l’homme se présente comme une exemple à fuir, et
la femme, un modèle à suivre.
 
            Finalement, le problème qui se pose reste certainement de savoir à qui incombe la
responsabilité et de quoi d’ailleurs ? Est-ce au mari qui n’a pas su se préserver et qui a pensé
qu’ailleurs valait mieux qu’ici ? A l’épouse ? le reproche lui est adressé en tant que symbole
de la femme mariée : « Le principal reproche que je fais aux femmes, c’est qu’une fois faites
épouses ou mères, elles renoncent à séduire »(p.117) ; ou lorsque son époux parle d’elle :
« Elle ne fait plus naître en moi cette faim que toi seule sait provoquer et apaiser »(p.14) ; à la
serveuse de bar ? Il faut l’écouter pour que l’on se fasse une opinion : « Pourquoi n’ai-je pas le
droit de vivre confortablement {…} Dieu est-il si injuste qu’il privilégie d’avance certains et
condamne d’autres à la précarité, à la mendicité, à la misère ? »(p.10)
 
 
            L’auteur en profite également pour stigmatiser certains comportements sociaux. Le
roman dénonce non seulement, la justice populaire, cette capacité à vouloir se rendre justice,
qui n’est en fait pour l’auteur qu’une tentative désespérée d’une certaine classe sociale
défavorisée, d’expurger son mal, sa haine envers les autres ; mais aussi la vente de son
corps par la jeune fille, dans l’optique d’une ascension sociale ; le cas est livré par une jeune
fille qui a pensé que seule la fin justifiait les moyens. Elle le dit d’ailleurs : « L’argent n’a ni
couleur, ni odeur[…] Le paradis est sur terre et nulle part ailleurs »(p.48) ; on peut encore
ressortir la dénonciation des nominations par copinage ou par tribalisme. En fait, le texte de
MBAZOO KASSA se veut une sorte de fresque de la société gabonaise et pourquoi pas,
africaine.
 
             Le roman évolue quasi essentiellement sur une tonalité tragique ; mais en
l’achevant sur « Les retrouvailles », le dernier chapitre, l’auteur démontre parfaitement
la présence  d’une vie après la vie : ‘’Lieu enchanté’’ ; toutes les joies’’ ; ‘’existences
bienfaisantes’’ ; ‘’merveilleux’’ ; ‘’Eldorado’’, etc. ; voilà le lexique particulièrement
mélioratif que nous retrouvons, aux dernières pages, et dans le dernier chapitre,
intitulé : « Les retrouvailles », dans la description de ce monde féerique, idéal,
paradisiaque. 
  
            On pourra débattre à volonté, mais il reste un fait patent. S’il est vrai que le
roman s’inscrit dans la modernité en échappant à l’habituelle thématique gabonaise,
il y est encore nettement ancré par la capacité, la force incroyable qu’a l’auteur
gabonais d’exterminer ses personnages. Ici encore, comme dans La mouche et la glu,
de Okoumba Nkoghé; comme dans Les Matinées sombres, de Narcisse EYI ; comme
dans Tous les chemins mènent à l’Autre, de Janis OTSIEMI : comme dans Un étrange
week-end à Genève, de Eric-Joël BEKALE, etc. les personnages meurent pour
différentes raisons. Or on ne saurait oublier que les meilleurs exemples sont vivants.
Il faut espérer qu’en les faisant vivre ailleurs, Chantal-Magalie MBAZOO-KASSA nous
oriente déjà dans la tentative de les faire vivre, tout simplement. Ce qui serait
considéré comme un nouveau départ, finalement plus optimiste, de la littérature
gabonaise. 
  
  
  
 

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