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Université de Paris IV – Sorbonne

École doctorale IV

THÈSE
pour obtenir le grade de Docteur de l’Université

Études hispaniques

présentée et soutenue par

Bérénice Vila Baudry


le 8 décembre 2007

Le rire de Démocrite et le pleurer d’Héraclite

La figure des philosophes de l’Antiquité


dans la littérature espagnole des Siècles d’Or

Directeur de thèse : M. le Professeur Jean-Pierre ÉTIENVRE

JURY

Mme María ARANDA, Professeur à l’Université du Maine


M. Pierre CIVIL, Professeur à l’Université de Paris III
M. Jean-Pierre ÉTIENVRE, Professeur à l’Université de Paris IV
Mme Nadine LY, Professeur à l’Université de Bordeaux III
M. Pedro RUIZ PÉREZ, Professeur à l’Université de Cordoue
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Position de thèse

Le rire de Démocrite et le pleurer d’Héraclite


La figure des philosophes de l’Antiquité
dans la littérature espagnole des Siècles d’Or

On ne saurait dater avec précision le moment de l’apparition de la légende du rire


de Démocrite et du pleurer d’Héraclite. En revanche, on peut suivre leur trajectoire à
travers les siècles. Celle-ci est marquée par deux temps forts : l’Antiquité qui voit la
naissance de la légende du rire démocritique et du pleurer héraclitéen ainsi que le
développement des notions et des problématiques qui leur sont attachées (en particulier, le
thème du theatrume mundi où le rire de Démocrite devient le masque de la comédie et le
pleurer d’Héraclite, celui de la tragédie ; le rire démocritique comme rire satirique ; le
pleurer héraclitéen comme marque de compassion ; la mélancolie des deux personnages ; la
question de la folie et de la sagesse) et la Renaissance européenne. Celle-ci les a connues par
le biais de deux sources. D’une part, les Lettres pseudo-hippocratiques, écrites au début de
l’Empire, sont l’incarnation romanesque des légendes qui avaient commencé à se former
autour de la figure de Démocrite : son rire qui le fit considérer comme un fou par ses
compatriotes, sa folie, sa mélancolie, sa rencontre avec le médecin Hippocrate qui le déclara
« sage entre les sages, seul capable d’assagir les hommes ». D’autre part, la publication en
1494 à Florence de la Antologia Planudiana a permis la diffusion d’une épigramme où les
deux philosophes sont mis en scène, l’un pleurant et l’autre riant devant le spectacle du
monde. Cette épigramme fut reprise par André Alciat dans ses Emblèmes (1531) sous le titre
« In Vitam humanam » et bénéficia ainsi du succès du livre d’Alciat. À travers l’Europe, les
œuvres tant littéraires qu’artistiques témoignent de l’intérêt qu’ont suscité le rire de
Démocrite et le pleurer d’Héraclite : Marsile Ficin orne son bureau de travail d’une
représentation des deux philosophes ; le rire de Démocrite est cité à plusieurs reprises dans
l’Éloge de la folie d’Érasme ; Robert Burton se dissimule derrière le masque de Démocrite
Junior dans Anatomie de la mélancolie ; Montaigne, dans ses Essais, se prononce en faveur du
rire démocritique plutôt que du pleurer héraclitéen.
La littérature espagnole des Siècles d’Or réserve au couple formé par le philosophe
d’Abdère et le philosophe d’Éphèse une attention toute particulière. Cette présence du
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couple formé par Démocrite et Héraclite dans la littérature espagnole des XVIe et XVIIe
siècles constitue le fondement de notre étude.

Notre travail repose sur deux intuitions que nous avons voulu mettre à l’épreuve de
l’analyse. D’une part, nous pensons que c’est envisagée comme une figure seule et unique
que le couple légendaire composé par le philosophe d’Abdère et le philosophe d’Éphèse
déploie toutes ses potentialités. Cette entité unique qui réunit deux philosophes aux
attitudes extrêmes et opposées les fait dialoguer entre eux dans un face-à-face concernant
leur vision du monde, comique pour l’un, tragique pour l’autre. Elle définit ainsi trois
esthétiques : celle qui pousse au rire, celle qui prône le pleurer, celle qui réunit les deux
visions comiques et tragiques, ou du moins graves. Elle est l’expression à la fois d’une
façon de voir le monde et d’une façon de l’écrire. Si ces deux philosophes semblent
s’opposer de façon irréductible, par leur rire et leur pleurer, une analyse attentive des
caractéristiques de chaque personnage montre qu’en réalité cette opposition elle-même
s’inverse en son contraire : les deux personnages se ressemblent, voire se confondent. En
effet, leurs réactions contrastées face au spectacle du monde sont provoquées par une
même nature : ils partagent le même tempérament mélancolique. L’effet de ressemblance,
voire d’identité, entre les deux philosophes est renforcé lorsque l’on considère que les
caractéristiques apparemment spécifiques à l’un n’existent qu’à travers la relation avec celles
de l’autre. Ainsi, le rire de Démocrite ne se charge de profondeur que si l’on y entend les
larmes d’Héraclite. De la même façon, les larmes d’Héraclite ne deviennent fécondes que
dans la confrontation avec le rire du philosophe d’Abdère et par les questions que cette
confrontation suscite. De plus, cette figure double se présente comme une figure
dialogique : elle définit un espace, un lieu régi par une dynamique du paradoxe, du
renversement, du va-et-vient incessant entre les deux personnages, entre les notions qu’elle
implique : sagesse et folie (celui que les hommes croient fou est le plus sage), rire et larmes
(le rire de Démocrite est un rire triste), mesure et démesure, raison et passion (leurs
attitudes apparemment excessives sont signe de raison). Ces notions de paradoxe et de
renversement caractérisent à la fois la nature même de la figure, sa dynamique interne et
son rapport au monde. La figure de Démocrite et Héraclite met en scène dans un raccourci
saissant les problématiques du choix – qu’il soit philosophique, moral ou esthétique –, de
l’autre, de l’inversion, de l’identité.
D’autre part, et telle est notre seconde intuition, il nous semble que cette figure de
Démocrite et Héraclite ne peut, du fait de sa richesse et de sa complexité, être réduite à un
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simple objet littéraire dont la seule fonction dans un texte serait celle d’illustration,
d’ornement ou encore de caution d’érudition (même si bien entendu elle peut apparaître
comme telle parfois). Elle représente, selon nous, un instrument d’analyse pertinent pour
aborder la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles dans la mesure où les notions
qu’elle met en jeu et les problématiques qu’elle soulève font écho à quelques grands
questionnements de cette littérature. La présence nominale de la figure des deux
philosophes y est manifeste. Elle apparaît dans une quarantaine d’œuvres, parmi lesquelles
se trouvent des textes d’auteurs aussi emblématiques de cette période que le sont Lope de
Vega, Francisco de Quevedo ou encore Baltasar Gracián. Les personnages de Démocrite et
Héraclite donnent leur nom aussi bien à un dialogue satirique (Demócrito de Bartolomé
Leonardo de Argensola) qu’à un recueil de proverbes moraux (Proverbios morales o Heráclito
d’Alonso de Barros) ou encore à un traité d’éducation (Heraclito i Democrito de nuestro siglo
d’Antonio López de Vega). Ils sont les héros d’une œuvre théâtrale de Fernando de Zárate,
les cibles d’un poème satirique de Francisco de Quevedo. La figure de Démocrite et
Héraclite, parce qu’elle réunit rire et pleurer, masque comique et masque tragique, ignore
les frontières génériques. Suivant le regard qui est porté sur elle, elle trouve à se loger dans
tout l’éventail des textes. Son traitement par les auteurs espagnols montre l’ensemble des
possibilités et des combinaisons qu’offre une figure duale formée d’éléments contraires.
Présence de l’un, présence de l’autre ou de leurs avatars, préférence explicite du narrateur
pour l’un ou l’autre, rejet des deux, identification implicite de l’auteur à l’un des deux pôles
ou aux deux à la fois : à chaque œuvre sa combinatoire, permettant à la fois d’exprimer la
complexité d’un monde qui ne peut se réduire à la simplicité d’une thèse unique et
d’insinuer tout un jeu de regards et de correspondances voilées.
Figure d’essence dialogique, l’opposition d’Héraclite et Démocrite trouve une terre
de développement naturelle dans le dialogue. Mais, là encore, la diversité des fonctions et
des significations endossées par l’utilisation de cette figure a de quoi surprendre. Dans
l’œuvre d’Antonio López de Vega intitulée Heraclito i Democrito de nuestro tiempo, il s’agit d’une
fonction formelle et normative. Formelle, parce que seule l’opposition entre les deux
termes de la figure joue un rôle : peu importent les attributs des avatars espagnols des
philosophes, seule compte la mise en jeu d’un couple de contraires ; normative, parce que
l’objectif de l’œuvre est didactique et vise à établir le portrait du Nouveau Philosophe ou
Nuevo Varón du XVIIe siècle : se gardant des extrêmes, il incarne le juste milieu, bien loin
des attitudes extrêmes des philosophes de l’Antiquité. Dans La Torre de Babilonia d’Antonio
Enríquez Gómez, au contraire, les sages retrouvent leur fonction première : comme chez
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Juvénal ou Horace, ils sont l’œil de la satire et de la critique sociale. Le rire et le pleurer sont
par eux-mêmes essentiels : ils sont au centre du débat, seules réponses à l’étrangeté, la folie,
de la nature humaine. Ici il n’y a plus de projet ou de progrès : l’homme, de l’Antiquité à
nos jours, n’a qu’une nature – et de cette réalité, l’on ne peut que rire ou pleurer.
Baltasar Gracián, dans le traitement qu’il fait de la figure de Démocrite et Héraclite,
met en œuvre, pour reprendre la formule de Marcel Proust, « un degré d’art de plus ». Il
démultiplie la complexité qu’introduit la double figure en la plaçant sur les deux terrains à la
fois : celui de la forme et celui du contenu ; celui de la norme et celui du regard. Dans son
œuvre, la mise en scène de la contrariété offre à la fois un principe moral, scientifique et
esthétique. Aux sources de ces trois branches, l’opposition dynamique créée par Gracián
sous-tend toute son œuvre et puise ses sources dans un champ de confrontations,
d’oppositions et d’inversions ouvert, à la fois historiquement et littérairement, par la figure
de nos deux philosophes.
À travers l’analyse des textes, nous voyons que la figure d’Héraclite et Démocrite
structure une vision, un style et une écriture des Siècles d’Or, suffisamment pour qu’un
auteur ait pu, consciemment ou non, volontairement ou non, s’en servir pour développer
son œuvre ; ce, jusqu’à pouvoir même se passer du support et de la référence explicite aux
deux sages de l’Antiquité. Notre première investigation en ce sens a concerné Lope de
Vega et, tout particulièrement, La Dorotea. La figure de Démocrite et Héraclite traverse
l’œuvre entière de Lope de Vega ; elle y est citée à plusieurs reprises et souvent elle revêt
l’apparence de l’anecdotique. Dans La Dorotea, Héraclite et Démocrite sont cités une fois, et
une seule. Pourtant le champ de forces qu’incarnent les deux philosophes, à travers leur
opposition et le jeu de contrepoint qu’ils introduisent, va largement au-delà de leur
présence nominale dans le texte. En effet, la dynamique du contraste et de l’inversion
structure, dans cette œuvre, à la fois l’attitude des personnages et la position de l’auteur. Le
contrepoint se prolonge jusque dans la vie même de l’auteur : dans son Égloga a Claudio,
l’inventeur de la Comedia espagnole, à l’heure où il contemple sa vie, choisit Héraclite contre
Démocrite, qu’il réserve à son ami. Ultime renversement, symptôme non pas d’une vision
héraclitéenne du monde, mais de la vérité que recèle, pour la littérature espagnole des
Siècles d’Or, la figure des deux philosophes en perpétuelle opposition féconde.
Don Quichotte, enfin, constitue le point culminant de notre étude de la figure
d’Héraclite et de Démocrite. Bien sûr, cette affirmation est osée : les deux philosophes ne
sont même pas cités dans le roman de Cervantès. Cependant le Quichotte nous a permis de
valider notre intuition de départ : bien plus qu’un ornement, la figure des deux sages
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constitue un élément structurant de la littérature des Siècles d’Or, et le Quichotte forme un


temps fort de ce mouvement. Dans un roman où l’auteur même se met en scène, et où il
transparaît sous les masques successifs de la tristesse et de la joie (comme nous l’avons vu
dans le Prologue de 1605) ; dans un roman où folie et sagesse se retournent sans cesse, et
où le narrateur détruit consciencieusement tout repère extérieur à l’œuvre, passant sans
cesse du sérieux au burlesque, du comique au grave ; dans un roman où les personnages,
aussi attachants qu’ils soient, ne parviennent à définir aucune vérité stable reconnue par le
narrateur, nous avons cru raisonnable de prendre la figure d’Héraclite et de Démocrite non
pas comme modèle, mais comme outil d’analyse.
Cette approche s’est révélée fructueuse : à condition de ne pas calquer, de manière
simpliste, les références d’Héraclite et Démocrite sur les personnages principaux de
Cervantès, don Quichotte et Sancho Panza. À condition de saisir la figure des deux sages
comme une force à l’œuvre dans l’écriture, irriguant chacun de ses éléments : les
personnages – don Quichotte tient de cette dialogie fondamentale, qui fait de lui un fou
parfois discreto ; et Sancho un simple, capable de faire preuve, parfois, d’une grande
sagesse – les jugements du narrateur, la composition de l’œuvre. Se pose alors la question,
fondamentale, du statut de la parole même et du discours : qu’est-ce que la vérité ? Peut-elle
être simple (c’est-à-dire non-contradictoire) ? Ou est-elle, fondamentalement, complexe ?
Don Quichotte, le héros de ce qui est considéré comme le premier grand roman moderne,
le premier anti-héros de la littérature européenne, n’affirme-t-il pas le caractère complexe
de la vérité et, par conséquent, le caractère falsificateur de tout discours simple ? Don
Quichotte a perdu, seul face au monde : il a dû se résigner et mourir. Pourtant, son histoire
perdure à travers les siècles : il incarne la contradiction, et ce qu’elle peut avoir de vrai.
Héraclite et Démocrite peuvent continuer à rire et à pleurer ensemble. La figure
qu’ils forment, unis l’un à l’autre, a permis aux auteurs des Siècles d’Or, grâce à sa structure
particulière, d’exprimer une vision du monde largement différente de celle des philosophes
de l’Antiquité. Une vision complexe, irréductible à une mise à plat du monde. À plus d’un
titre elle peut apparaître plus juste qu’un simple point de vue intellectuel sur l’univers qui
nous entoure.

Entre nos deux éléments d’étude, la figure des philosophes, d’une part, et la
littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles, d’autre part, s’instaure un jeu de mise en
lumière réciproque. Par le traitement que la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles a
réservé à la figure des philosophes, par le regard et le jugement qu’elle a portés sur elle,
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nous pouvons ainsi mettre en lumière les multiples potentialités – sa dynamique – et les
notions qu’elle met en jeu – sa matière. Et, inversement, la figure de Démocrite et Héraclite
nous sert d’instrument d’analyse au moment d’appréhender les œuvres espagnoles des
Siècles d’Or. La figure inspire une littérature qui la commente, qui la met en scène, qui loue
les personnages qu’elle met en scène ou qui les rejette. C’est en ce sens que notre étude se
veut l’analyse de la figure dans la littérature et de la littérature de la figure.

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