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LES CHANTIERS DE LA « BONNE JUSTICE ».

CONTRAINTES ET
RENOUVEAU DE LA POLITIQUE JUDICIAIRE AU MAROC

Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

Presses Universitaires de France | « Revue française de droit constitutionnel »

2012/3 n° 91 | pages 479 à 510


ISSN 1151-2385
ISBN 9782130593881
DOI 10.3917/rfdc.091.0479
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Les chantiers de la « bonne justice ».
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc*

NADIA BERNOUSSI
ABDERRAHIM EL MASLOUHI

« Dans une monarchie, l’administration d’une


justice qui ne décide pas seulement de la vie et des
biens, mais aussi de l’honneur, demande des
recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge
augmente à mesure qu’il a un plus grand dépôt, et
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qu’il prononce sur de plus grands intérêts. »
Montesquieu, De l’Esprit des lois.

Aujourd’hui, la « bonne justice », au même titre que la « bonne gou-


vernance » et la « démocratisation » serait en passe d’envahir, jusqu’à le
saturer, le lexique politique marocain. Chemin faisant, le nouveau règne,
qui dit faire de « la justice le socle et la finalité de [sa] doctrine du pou-
voir1 », a placé ce dossier sur la voie d’un traitement incrémental qui en
dit long sur les choix décisionnels qui sous-tendent la voie marocaine de
la transition. L’inscription de la réforme dans une démarche de rationa-
lité limitée découle autant de la complexité de l’écheveau judiciaire
marocain que d’une prise de conscience de l’irréductibilité du conflit de
valeurs opposant les acteurs majeurs de la réforme. Force est cependant
de noter que cet incrémentalisme – dit aussi gradualisme – de la réforme
judiciaire au Maroc ne saurait être subsumé sous les simples logiques
Nadia Bernoussi, professeur de droit constitutionnel à l’ENA, à l’ISA et à l’IRAT du
Maroc. Abderrahim el Maslouhi, professeur à l’Université Mohammed V-Agdal (Maroc).
* La rédaction du présent article est antérieure à la Constitution marocaine du 29 juillet
2011. Aussi ne tient-elle pas compte des nouvelles dispositions régissant désormais la fonc-
tion judiciaire, dont notamment l’élévation de la justice à la dignité de « pouvoir judi-
ciaire » (art. 107), la recomposition du « Conseil supérieur du pouvoir judiciaire »
(art. 115), l’inscription constitutionnelle des droits accordés aux justiciables (art. 117-128)
et l’introduction d’une exception d’inconstitutionnalité (art. 133).
1. Cf. allocution royale à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire, Agadir, le 23 jan-
vier 2003.

Revue française de Droit constitutionnel, 91, 2012


480 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

internes à ce secteur. Le pouvoir d’État au Maroc est enclin, depuis au


moins les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, à penser que le
contexte politique et sécuritaire ne prête pas encore à un déverrouillage
complet des modes de régulation jusque-là en vigueur. Toute réforme
propre à subvertir, à terme, les rapports entre l’État et la société mérite
de suivre un processus rigoureux de filtrage des normes et des risques
sous-jacents. Le secteur de la justice ne saurait déroger à la règle. Tout
comme en France dans les années 19902, la visibilité croissante dans l’es-
pace public marocain de la thématique de la justice et son inscription
sur l’agenda politique au plus haut niveau de l’État se sont accompa-
gnées, sous le nouveau règne, d’un travail de reformulation des « illéga-
lismes », de sécurisation de la justice, de « re-catégorisation » de l’ordre
public… Dans ces conditions, la justice aménagerait, au profit des
tenants de l’État, un espace de « socialisation répressive » en direction
d’individus ou de catégories sociales refusant de partager une certaine
définition de l’ordre social. Le resserrement subséquent de certaines
branches de la législation pénale (terrorisme, délinquance financière,
émigration…) a été révélateur de cette tension entre la demande poli-
tique de justice – demande corollaire du contexte de transition – et l’ur-
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gence de faire face aux défis sécuritaires.
Au terme d’un parcours décennal, les diagnostics mettent au jour
une politique judiciaire pétrie de contraintes et de promesses, voire de
paradoxes : à une époque où le pays a ouvert son système de justice à des
transformations d’envergure, celui-ci peine à emporter la confiance de
larges pans de Marocains ; les tribunaux continuent d’être saisis, sur un
mode quasi itératif, d’affaires aux relents politiques avérés ; contraintes
doublées de déficits organisationnels identifiés et reconnus (accessibilité,
communication, célérité…). Pourtant, la thèse subsumant la justice sous
le simple statut de « bras séculier » prolongeant et accompagnant le
redéploiement de l’autoritarisme marocain nous semble quelque peu
expéditive. L’arène judiciaire a compté ces dernières années au nombre
des espaces institutionnels qui ont structuré le débat public sur la tran-
sition au Maroc. Sans commune mesure avec le fameux « printemps des
juges égyptiens3 » où des magistrats dits « réformistes » sont entrés en
confrontation ouverte avec le pouvoir, l’arène judiciaire au Maroc a été le
théâtre de « combats » orchestrés par des professionnels de la justice et,
derrière eux, les collectifs civils de plaidoyer. Comme on s’en apercevra
plus loin, cette dimension de la justice comme espace de contestation

2. B. François, Une demande politique de justice. Les Français et la justice ou comment analyser
une critique récurrente, Paris, La Documentation française, 1998.
3. N. Bernard-Maugiron, « Le Printemps des juges et la réactualisation autoritaire en
Égypte », Politique africaine, 108, décembre 2007, p. 67-85 ; cf. de la même auteure, « jus-
tice et politique. Vers la fin de l’exception égyptienne ? », L’Année du Maghreb, CNRS Édi-
tions, 2007, p. 81 sq.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 481

politique a pris ces dernières années une épaisseur telle qu’elle a emporté
dans son sillage des pans représentatifs du corps judiciaire et de la société
civile. Il reste, en revanche, que cette image gratifiante de la justice
comme « espace de militance » ne devrait pas voiler d’autres usages, bien
moins généreux, de l’arène judiciaire où il est plutôt question de luttes
mettant aux prises entre eux-mêmes les professionnels de la justice. Il
s’agit alors de luttes pour le « pouvoir sur la profession » et les ressources
qui en dépendent, tant pour s’adjuger des positions statutaires au sein de
la profession que pour contrôler le marché de la corruption judiciaire.
L’idée développée par Montesquieu selon laquelle « les juges de la
nation ne sont […]. que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des
êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur4 », méri-
terait donc d’être tempérée. Non pas tant parce que le juge doit appliquer
la loi en accord avec la réalité sociale du moment5, mais parce que le
caractère du régime politique rejaillit infailliblement sur le comporte-
ment et le système d’interprétation que le juge doit adopter6. Comme le
montrent les développements infra sur la production jurisprudentielle, le
juge marocain se signale par son tiraillement entre sa vocation de gardien
de l’ordre public et celle de défenseur des droits fondamentaux. Tout
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semble se dénouer, en l’espèce, selon la nature du contentieux, l’identité
des justiciables et l’humeur sécuritaire ou politique ambiante. Aujour-
d’hui, l’implémentation de l’agenda réformiste recouvre un éventail d’exi-
gences allant de la redéfinition du rôle respectif des juridictions et de
l’exécutif à l’humanisation des conditions carcérales en passant par la
recomposition du Conseil supérieur de la magistrature, la rationalisation
de la gestion du contentieux, la requalification du personnel judiciaire, la
généralisation des technologies de l’information, le recours aux procé-
dures de règlement consensuel des litiges, en particulier en matière d’ar-
bitrage commercial, etc. L’aboutissement de ces chantiers détermine lar-
gement la transition vers un nouveau système de justice.

I – LA POLITIQUE JUDICIAIRE :
RÉFÉRENTIELS ET APPROCHE DE LA RÉFORME

Tout comme le modèle français de politiques publiques7, la politique


judiciaire au Maroc tranche par la concentration de l’expertise technique

4. De L’Esprit des lois, (1748), deuxième partie, livre XI, chapitre VI.
5. P. de Vílchez Moragues, Être juge au Maroc et en Espagne, Barcelone, Fondation CIDOB,
2007, p. 32.
6. A. Barak, « L’exercice de la fonction juridictionnelle vu par un juge : le rôle de la Cour
suprême dans une démocratie », Revue française de Droit constitutionnel, 66 (2), 2006, p. 230.
7. P. Muller, Les Politiques publiques, Paris, Puf, 1993.
482 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

légitime au sein de l’État, le rôle moteur de l’administration dans le


développement du secteur et le contrôle de l’agenda sectoriel par l’élite
politico-administrative. Ces allures régaliennes de la politique judiciaire,
qui font que l’administration en soit le médiateur incontournable, se
perçoivent de façon significative au niveau des privilèges dont se prévaut
le pouvoir d’État à la fois en tant que fournisseur de référentiels et
maître de l’agenda de réforme. Aujourd’hui, ce modèle serait remis en
cause par les effets induits de la libéralisation : d’un côté, un affaiblisse-
ment des élites politico-administratives dans la maîtrise des processus
d’action publique ; de l’autre l’émergence de modes inédits de transac-
tion tenant compte des contraintes externes (référentiel de marché) et des
nouvelles formes de participation politique (référentiel démocratique).

A – UNE TENSION STRUCTURANTE :


REGISTRE RÉGALIEN VS REGISTRE LIBÉRAL

Les usages sociaux et politiques de la fonction de justice se rattachent


au Maroc à un double registre : 1) un registre régalien, nommé ici « réfé-
rentiel-héritage » car amarrant la fonction de justice à un sentier institu-
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tionnel sédimenté par l’histoire locale et les pratiques d’autorité qui s’y
sont formées ; 2) et un registre libéral-démocratique, dit aussi « référen-
tiel-programme », où s’articulent massivement les exigences de la
réforme et de la modernisation de l’appareil judiciaire. Saisie sous l’angle
de son identité référentielle, la justice marocaine présente les attributs
d’un système hybride structuré par une tension permanente entre ses
habitus – expériences incorporées – et les demandes de modernisation8.

1 – Le registre régalien
Selon ce premier registre, dont la paternité revient à la fois à Hobbes
et aux théories du califat, le pouvoir d’État, justicier suprême, gardien
de l’ordre public, serait fondé à veiller à ce que la justice soit placée au-
dessus des aléas de la vie publique. La justice, tout comme la police,
l’administration et les médias publics, se définirait alors non pas comme
un service public neutre et impartial au service de la communauté tout
entière9, mais comme un levier de socialisation politique. Qui plus est,
ce constat allait même être promu en valeur déontologique par les rédac-
teurs de la Charte d’éthique judiciaire. La « raison d’être [de la justice],

8. Sur le rôle que pourrait jouer une justice libérale (sécularisée) dans la résorption de la
contradiction islam/démocratie constitutionnelle, cf. G. Murat Tezcu, « Constitutionalism,
Judiciary, and Democracy in Islamic Societies », Polity, 39 (4), October 2007, pp. 479-501.
9. A. Nouidi, Maroc. L’Indépendance et l’impartialité du système judiciaire, Rapport REMDH,
Rabat, 2008, p. 15.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 483

lit-on dans le préambule de la Charte, est la conservation des fondamen-


taux de nation, l’imposition du respect de la volonté collective afin de se
conformer à toute loi érigée, en vue d’assurer l’équilibre qui sécurise la
coexistence et réalise le développement10 ».
La « prégnance du Code moniste11 » en droit public musulman n’est
pas sans conforter cette acception régalienne. En écartant toute velléité
de séparation des pouvoirs, le monisme consacre l’intimité entre fonction
souveraine et fonction de justice. En bonne logique régalienne, confier
au souverain le droit de « rendre justice » et de « gracier » ses sujets,
c’est circonscrire le siège du pouvoir originaire. Au Maroc, la justice
« relève intrinsèquement des attributs de la ‘‘imamat’’ suprême12 ». Le
fonctionnement de la justice se trouve structuré, du moins au niveau de
ses hautes sphères, par un référentiel religieux qui renvoie à la théorie de
la délégation du pouvoir judiciaire en droit public musulman13. On
notera néanmoins que cette image de la justice comme extension ponc-
tuelle du religieux relève d’un phénomène de résilience dont il est facile
de trouver trace dans d’autres systèmes judiciaires. En France, par
exemple, la mise en scène au quotidien de la fonction de justice a ten-
dance, en dépit d’une forte tradition laïque, à célébrer et à préserver une
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sorte d’exceptionnalité de la magistrature. Ce « transfert de sacralité »,
qui y fait de l’État comme un substitut du religieux, vient renforcer une
représentation de l’institution de justice elle-même fortement imprégnée
de religieux comme en témoignent ses espaces architecturaux et ses
rituels14.
La Charte fondamentale du Royaume présente des traces typiques de
ce « référentiel-héritage ». On lira ainsi dans la Constitution de 1996
que « le Roi exerce le droit de grâce » (art. 34)15 ; « les jugements sont
rendus et exécutés au nom du Roi » (art. 83) ; « les magistrats sont
nommés par dahir sur proposition du Conseil supérieur de la magistra-
ture » (art. 84). Après l’indépendance, les traits régaliens de la justice
marocaine se sont stabilisés dans le feu de la lutte entre le pouvoir

10. Cf. l’Amicale Hassania des Magistrats (AHM), Charte d’éthique judiciaire, 2009, p. 9.
11. B. Badie, Culture et Politique, Paris, Économica, 1993, p. 100 sq.
1.2 Cf. message royal aux participants au séminaire international sur « l’avenir de la jus-
tice au 21e siècle », organisé à Rabat par la Cour suprême le 21 novembre 2007 à l’occasion
de la célébration du cinquantenaire de sa création. Le discours royal du 20 août 2009 réitéra
le même principe : « la justice est du ressort de la Commanderie des Croyants. »
13. M. Lahbabi, Le Gouvernement marocain à l’aube du XXe siècle, Casablanca, Les Éditions
maghrébines, 1975, 2e édition, p. 83 sq.
14. J. Commaille, « La déstabilisation des territoires de justice », Droit & société, 42-43,
1999, p. 241. Cf. aussi R. Jacob, N. Marchal, La Justice en ses temples, Paris-Poitiers, Errance-
Brissaud, 1992.
15. On notera qu’une traduction extensive de cette disposition constitutionnelle a été
introduite par le dahir du 8 octobre 1977 modifiant le dahir du 6 novembre 1958 relatif à
la Grâce. Cette modification a rendu possible l’intervention de la grâce royale à tous les
degrés de la procédure judiciaire, le Souverain étant alors fondé à gracier toute personne
avant les poursuites, pendant le procès pénal ou après la sentence.
484 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

d’État et ses contradicteurs. En ont témoigné la longévité des textes sur


la justice dont les plus importants datent de 1974, l’efficacité de la
machine judiciaire pour administrer et expédier les procès politiques et
la marginalité de la Justice comme objet et enjeu de la lutte pour la
démocratisation. Sur le terrain proprement institutionnel, le fonctionne-
ment du ministère de la justice a toujours été associé à une formule sta-
tutaire l’identifiant comme un « département de souveraineté » soumis
traditionnellement aux gages de technocratie et d’allégeance au Roi. Ce
n’est qu’au terme d’un processus au bout duquel la gauche marocaine
s’est politiquement « autolimitée » que ce département a été confié à des
personnalités à étiquette partisane affichée. Cependant, même en pareille
posture, la prégnance du registre régalien semble faire long feu comme
le montrent de récentes professions de foi du ministre de la Justice en
exercice – également premier secrétaire de l’USFP – qui s’est dit publi-
quement « ministre de souveraineté16 ».

2 – Le registre libéral
Le second registre travaillant, de façon concurrente, la sphère judi-
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ciaire marocaine relève d’une conception libérale qui s’enracine dans les
principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice.
Comme on le verra plus loin, ce registre peut se décomposer en deux
sous-référentiels si autonomes qu’ils peuvent se révéler parfois inconci-
liables : le « référentiel de marché », plutôt enclin à ravaler la justice au
rang d’outil accompagnateur des transactions économiques ; et le « réfé-
rentiel démocratique » qui reconnaît dans la fonction de justice un pilier
indépassable de l’État de droit. Si certaines prémisses du registre libéral
peuvent être repérées dans le corpus constitutionnel17, force est de signa-
ler qu’il s’agit là d’un « référentiel-programme » qui se dévoile davan-
tage dans les discours sur la réforme et les plateformes y afférentes.
La tension entre les deux registres régalien et libéral serait d’abord
repérable au niveau du fonctionnement même de la machine judiciaire,
sa branche pénale notamment. Tel qu’elle s’offre à l’observation quoti-
dienne à travers les médias, la jurisprudence et les rapports experts, la
justice pénale au Maroc peine encore à résorber la contradiction entre son
allure prétorienne, voire inquisitoriale – envieusement protégée par un
pouvoir d’État jaloux de ses prérogatives de gardien de l’ordre public –
et certaines exigences substantielles ou procédurales de la pénalité
moderne : présomption d’innocence, droit de la défense, égalité devant la

16. Cf. « Abdelouahed Radi : ‘‘Je suis un ministre de souveraineté’’ », interview avec
l’hebdomadaire Tel Quel, n° 324, 17 mai 2008.
17. Il s’agit principalement des principes de l’indépendance de l’autorité judiciaire (art.
82) et de l’inamovibilité des magistrats du siège (art. 85).
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 485

justice, délais de la garde à vue18… Certes, par contraste avec certains


pays de la région, les juridictions marocaines font montre d’une certaine
vigilance quant aux dimensions procédurales des procès à « risque poli-
tique » pour éviter les foudres de la presse et des collectifs civils ; il reste
que ces procès ne sont pas traités indistinctement par les autorités judi-
ciaires ni soumis à la même cadence. Selon leur objet, la majorité des
affaires « politiques » portées devant les juridictions marocaines
entre 1999 et 2009 peuvent être réparties en trois catégories : les délits
de presse, la lutte contre le terrorisme et la répression de la corruption
publique. Alors que la justice marocaine a généralement fait montre de
grande diligence pour instruire et juger les affaires relevant de la pre-
mière et deuxième catégorie, quitte à sacrifier certaines règles du procès
équitable19, la répression de la corruption publique, elle, a révélé des
processus velléitaires.
Des dirigeants du Crédit immobilier et hôtelier (CHI), une banque
publique soupçonnée de largesses et de mauvaise gestion, ont été mis en accu-
sation avec, comme chef d’accusation, des déperditions s’élevant à 9,5 milliards
de dirhams (soit plus d’un milliard de dollars) dues notamment au non-rem-
boursement des prêts consentis à d’influentes personnalités marocaines et étran-
gères. Ce dossier a dû transiter par moult instances judiciaires et parajudiciaires
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avant de se dénouer en août 2007 par des sentences jugées laxistes par la presse
et le Réseau de défense des biens publics20. Activée publiquement en avril 2000
suite à un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF), l’affaire suivra un
processus d’instruction pour le moins dédaléen : Commission d’enquête parle-
mentaire (juillet 2000), Brigade nationale de la police judiciaire (janvier 2001),
Cour spéciale de justice (octobre 2002), Cour d’appel de Casablanca à partir de
2004 après la suppression de celle-ci. En 2004, le délai maximum de la déten-
tion préventive prévu par la loi étant atteint, les prévenus furent remis en
liberté provisoire avant d’être rappelés et jugés en août 2007. À ce jour, aucune
responsabilité politique ni administrative n’a été reconnue en dehors de la
sphère dirigeante du CHI, le processus judiciaire semble avoir limité ses pour-
suites aux seuls agents de la banque publique21.
De façon presque synchrone, un procès analogue était ouvert contre un
ancien gouverneur, Abdelaziz Laâfoura, dans une affaire de gestion communale

18. M.-J. Essaid, Le Procès équitable dans le Code de procédure pénale de 2002, Casablanca,
2008, p. 15 sq.
19. Il en a été généralement ainsi dans l’affaire Belliraj, prévenu de crime de terrorisme
et d’atteinte à la sûreté de l’État où, dès l’ouverture de l’instruction, certains observateurs
ont crié à l’atteinte au principe de présomption d’innocence. Côté délits de presse, l’affaire
Al Massae/mariage gay aurait présenté un cas de disproportion entre peine et chefs d’accusa-
tion, le quotidien arabophone indépendant ayant été condamné à une amende de 6 millions
de dirhams.
20. Le jeudi 2 août 2007, la Cour d’appel de Casablanca prononça une peine de dix ans
de prison ferme par contumace à l’encontre de l’ex-PDG du CIH et des peines allant de cinq
ans de prison ferme à un an de prison avec sursis. Trois autres ont été déclarés non coupables.
21. Transparency Maroc, « Pouvoir royal et indépendance judicaire au Maroc », dans
Rapport mondial sur la corruption 2007, op. cit., pp. 153-154.
486 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

se rapportant au projet Hassan II pour le recasement des bidonvilles des car-


rières centrales de Hay Mohammadi (Casablanca). Dans cette affaire, le proces-
sus judiciaire n’en a pas été moins tortueux. Condamné en première instance à
une peine de dix ans de prison sous les chefs d’accusation d’« abus de pouvoir »
et de « participation à la dilapidation des deniers publics », l’accusé ne réussit
pas à obtenir gain de cause auprès de la Cour d’appel de Casablanca qui a
décliné sa compétence pour connaître de ce procès, pas plus qu’il ne parvînt à
convaincre la Chambre criminelle (premier degré) de la Cour suprême de com-
muer la peine prononcée en première instance. Arguant du « privilège de juri-
diction » stipulé par l’article 265 du Code de procédure pénale en faveur des
grands commis de l’État22, la défense de l’ancien gouverneur réussit à porter
l’affaire devant la Chambre criminelle (deuxième degré) près la Cour suprême.
Celle-ci donna un nouveau tournant au procès lors d’une séance marathon tenue
à huis clos en présence de l’accusé. Non seulement ce dernier a été déclaré non
coupable de tous les chefs d’accusation qui lui étaient imputés, mais il a aussi
été décidé de lever la saisie frappant ses biens et de porter les frais de justice à
la charge de la Trésorerie générale du Royaume23.
La tension entre le registre régalien et le registre libéral se fait égale-
ment sentir au niveau du rapport aux standards internationaux en
matière judiciaire. Certes, le Maroc a affirmé au niveau du préambule
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constitutionnel son attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont
universellement reconnus, il reste que, dans de nombreux cas, le juge et
l’administration marocains sont rares à prendre au pied de la lettre ce
préambule qui ne saurait prévaloir sur une loi interne en vigueur24.
Certes encore, le Maroc a ratifié de nouveaux instruments conventionnels
et retiré diverses réserves, il se trouve que des ONG et coalitions mon-
diales lui reprochent le sursis à ratification de certains instruments facul-
tatifs ou corollaires comme le Protocole facultatif visant à abolir la peine
de mort25, la Convention internationale contre les disparitions forcées et
le traité de Rome portant statut de la Cour pénale internationale26. On
fait aussi grief au gouvernement marocain de ne pas reconnaître la com-
pétence des organes de surveillance institués par certaines conventions
pour recevoir des communications individuelles, et ce en dépit du carac-
tère non juridictionnel de ces organes.

22. Le Matin du Maghreb et du Sahara, « Justice. Affaire Laâfoura : reprise du procès »,


24 février 2008.
23. Aujourd’hui le Maroc, « Affaire Laâfoura : acquittement de l’ancien gouverneur de Aïn
Sebaâ », 17 mars 2008.
24. A. Nouidi, Maroc. L’Indépendance et l’impartialité du système judiciaire, op. cit., p. 8.
25. Il s’agit du deuxième protocole se rapportant au Pacte international relatif aux droits
civils et politiques visant à abolir la peine de mort. Le Maroc qui est considéré par bien des
observateurs internationaux comme abolitionniste de fait, observe depuis 1993 la pratique
du moratoire sur la peine de mort sans pour autant aller jusqu’à reconsidérer sa législation
pénale à ce sujet.
26. FIDH, Le Statut de la CPI et le droit marocain, janvier 2007, n° 466.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 487

Le Royaume a, par exemple, ratifié la majorité des conventions de


l’OIT, sauf la plus importante, la Convention n° 87 sur la liberté syndi-
cale dont la ratification a été finalement écartée à cause d’une loi vieille
de trois décennies. En effet, la loi de 1974 portant Statut de la magis-
trature interdit en son article 14 l’exercice de la liberté syndicale par les
magistrats. Cette question a été jusqu’à envahir l’agenda du gouverne-
ment Youssoufi. Pour honorer ses engagements envers les syndicats, le
Premier ministre socialiste a invité deux hauts responsables de l’OIT
pour les consulter quant aux modalités de réception de cette Convention
dans l’ordre juridique interne. Les experts de l’organisation internatio-
nale, prenant note de l’amalgame entretenu par les pouvoirs publics
marocains entre liberté syndicale et droit de grève, ont indiqué que,
faute de pouvoir constituer des syndicats, les magistrats ont la possibi-
lité de défendre leurs intérêts matériels et civiques dans le cadre d’asso-
ciations socioprofessionnels de leur choix. On comprendra dans le sillage
de cette consultation que la prégnance du registre régalien était loin
d’autoriser un quelconque alignement sur le principe de la liberté syndi-
cale ou, son ersatz, le pluralisme associatif. Cette controverse a divisé les
membres du gouvernement au point de réactiver le débat sur l’impos-
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sible cohabitation du politique et du technocrate. Alors que les tenants
de l’extension de la liberté syndicale au corps des magistrats étaient
patronnés par le Premier ministre et le ministre du travail, une tendance
plus sceptique, avec comme figure de proue le ministre de la justice,
craignait qu’une telle extension ne soit un facteur de politisation du
corps judiciaire27. Dans une lettre en date du 25 mars 2002, le ministre
de la Justice d’alors, un technocrate, présenta ses raisons comme suit :
« les juges devraient rester loin des luttes politiques et syndicales. (Ils)
disposent de l’Amicale hassanienne qui joue en réalité le rôle de syndicat
[…]. La situation actuelle n’est pas prête à l’activité syndicale des juges
[…]. La non expérience de certaines composantes de l’appareil judiciaire
dans le domaine politique et syndical pourrait aboutir à des dérapages
[…]. Tout amendement de l’article 14 pourrait porter préjudice au bon
fonctionnement de l’appareil judiciaire. » Les péripéties de l’affaire du
baron de la drogue de Tétouan qui a déclaré avoir donné des sommes
importantes à des magistrats de la Cour d’appel de cette ville ont décidé
le Roi à monter sur le créneau pour préciser à qui de droit que les magis-
trats ont « trois institutions pour exercer intégralement leurs droits
citoyens28 » : le Conseil supérieur de la magistrature, l’Amicale hassa-
nienne des juges, et la Fondation Mohammedia pour la promotion des
œuvres sociales de la famille de la justice. « Tout exercice des droits en

27. A. Nouidi, Maroc. L’Indépendance et l’impartialité du système judiciaire, op. cit., p. 23.
28. Cf. discours royal du 12 avril 2004 à l’occasion de l’ouverture de la session du Conseil
supérieur de la magistrature.
488 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

dehors du cadre de ces institutions est de nature à compromettre son [la


magistrature] indépendance et son impartialité29. » La parole royale a eu,
en l’occurrence, une vertu performative immédiate. Les deux juges occu-
pant respectivement les postes de président et de secrétaire général de
l’Association marocaine pour l’indépendance de la magistrature ont aus-
sitôt présenté leur démission pour se conformer aux instructions royales.

B – APPROCHE DE LA RÉFORME JUDICIAIRE :


INCRÉMENTALISME ET SECTORISATION

Repenser les rôles et le statut du judiciaire se rattacherait, si l’on en


croit le paradigme transitologique, à la troisième séquence de démocra-
tisation, celle de la consolidation dont on dit qu’elle a la vertu de stabi-
liser le fonctionnement d’une jeune démocratie au moyen de nouvelles
articulations entre citoyenneté, institutions et redevabilité30. Au Maroc,
l’idée de « bonne justice » et les chantiers y relatifs se sont déclinés sur
un mode incrémental – dit aussi gradualiste. Ils envahirent l’agenda offi-
ciel dès le 24 avril 1995 lorsque le Roi Hassan II31, pressé par la Banque
mondiale et la préparation de l’alternance, fixa les principaux axes autour
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desquels devait se repenser la politique judiciaire. L’emphase a été mise
alors sur la formation, la décentralisation, les conditions matérielles des
magistrats et l’ouverture sur d’autres systèmes de droit que ceux ayant
jusque-là fait référence au Maroc32. Sous le nouveau règne, les plans de
réforme ont été articulés sur fond d’une radicalisation des « demandes de
justice » formulées de longue date par les mouvements sociaux politisés,
le milieu des affaires et les professionnels de la justice. Autant dire que
cette pluralisation des acteurs de la réforme judiciaire s’est soldée par un
double effet : l’incrémentalisme comme horizon de réforme et la sectori-
sation de celle-ci autour de trois axes : technique, éthique et politique.

1 – Un processus de réforme incrémental


Les tenants de l’incrémentalisme comme grille d’analyse des poli-
tiques publiques posent que les ressources cognitives et information-
nelles dont dispose un acteur politique sont loin de lui permettre de

29. Ibid.
30. S. Gloppen, R. Gargarella, E. Skaar (dir.), Democratization and the judiciary. The accoun-
tability function of courts in new democracies, London, Roultedge, 2004 ; R. Gargarella,
P. Domingo, T. Roux, Courts and social transformation in new democracies. An institutional voice
for the poor?, Burlington, Ashgate Publishing, 2006.
31. L. Contet, « La Modernisation de la justice au service de la libéralisation de l’État
marocain ? Acteurs et enjeux d’une politique de réforme », dans L. Israël et al. (dir.), Sur la
portée sociale du droit, Paris, Puf, 2005, p. 360.
32. S. Mazouz, « Les Menaces idéologiques et pratiques pour le statut du juge. Peut-on
demander une productivité au juge ? », dans Être juge au Maroc et en Espagne, op. cit., p. 123.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 489

construire à l’avance une trajectoire d’ensemble et d’anticiper des pistes


d’action définitives. Pour palier cette contrainte, l’acteur est sommé de
procéder par décisions disjointes qui font avancer l’action « à petits pas »
sans trop s’éloigner du statu quo33. Plutôt que de grandes ruptures sys-
témiques, il devrait être question de creuser progressivement dans le
sillage du processus, chaque décision s’appuyant sur celle qui la précède
et orientant celle qui la suit.
Autant dire que, pour se stabiliser, les contenus de la réforme judi-
ciaire au Maroc ont dû transiter par moult consultations et échanges
confrontant pouvoirs publics, acteurs de la profession, bailleurs de fonds
et collectifs civils de plaidoyer. Le 20 août 2009, ce laborieux épisode
exploratoire est conclu par un discours du Trône qui marqua le passage
à l’implémentation. On comprendra dès lors pourquoi les premières ini-
tiatives n’ont touché que par ricochet l’épicentre de la politique judi-
ciaire. À l’aube du nouveau règne, l’urgence de réagir à la demande
d’une meilleure judiciarisation des conflits sociaux a conduit le pouvoir
d’État à initier des changements dans les marges du système judiciaire.
Les premières actions engagées sur ce registre tranchent par leur carac-
tère localisé, ciblé et, somme toute, exploratoire du terrain et des scéna-
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rios de réforme : institution en décembre 2001 de Diwan al-Madhalim,
pendant marocain de l’office de l’ombudsman en Europe ; refonte du
Code de procédure pénale en octobre 2002 ; mise en place de l’IER (Ins-
tance équité et réconciliation) pour instruire des procès de justice transi-
tionnelle ; révision en février 2004 de la Moudawana (Code de la famille)
avec une refonte majeure de sa branche judiciaire ; création d’instances
de régulation aux pouvoirs quasi judiciaires (ANR, HACA), etc. Che-
min faisant, il a fallu attendre l’approche du cinquantenaire de l’indé-
pendance du Royaume pour voir s’expliciter les termes du débat public
sur une réforme globale de la justice. Tout se passait alors comme si les
pouvoirs publics marocains privilégiaient une approche incrémentale qui
devait leur permettre de capitaliser les différentes plateformes en lice en
profitant de leur confrontation sur les lieux publics de délibération. La
bipolarité rapport du cinquantenaire/rapport final de l’IER n’est pas sans
enseignements à cet égard. Alors que le rapport commémoratif du jubilé
de l’indépendance semble s’accommoder d’une attitude minimaliste en
s’arrêtant au seuil des dimensions techniques (mise à niveau) et éthiques
(moralisation) de la réforme judiciaire34, les commissaires de l’IER n’hé-

33. Référence est faite ici aux thèses du politiste américain, Ch. Lindblom, « The Science
of muddling through », Public Administration Review, 19, pp. 78-88. Cf. aussi P. Duran,
Jean Leca et al., « Enjeux, controverses et tendances de l’analyse des politiques publiques »,
Revue française de science politique, 46 (1), 1996, p. 103.
34. Ahmed Ghazali, « Le Processus de réforme et de mise à niveau de la justice et les
réformes dédiées à assurer le règne de la loi », dans 50 ans de développement humain & perspec-
tives 2025, 2006, pp. 75-110.
490 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

sitent pas à articuler ces revendications en un langage plus politique :


« L’indépendance de la justice, lit-on dans la synthèse du rapport final,
passe, outre les recommandations d’ordre constitutionnel, par la révision
par une loi organique du statut du Conseil supérieur de la magistrature.
L’IER recommande à cet égard de confier la présidence du SCM par délé-
gation au premier président de la Cour suprême, l’élargissement de sa
composition à d’autres secteurs que la magistrature35. »
En contrepoint, le ministère de la Justice a multiplié les diagnostics
et les consultations. À en croire le ministre de la justice en exercice, ce
processus aurait mobilisé une centaine d’institutions gouvernementales
et non gouvernementales36. Annoncée par le souverain dès le mois
d’août 2007 à l’occasion de la fête du Trône, la réforme du système judi-
ciaire se verra occuper tout l’espace du discours royal du 20 août 2009.
Davantage qu’une simple synthèse capitalisant les différentes moutures
élaborées sur ce dossier le long d’une décennie, ce discours se révéla un
arbitrage en faveur d’une approche systémique de la réforme ; une
« réforme substantielle qui ne se limite pas au seul secteur judiciaire,
mais qui, par sa consistance et sa globalité, englobe l’ensemble du sys-
tème de la justice37 ». Ce discours a mis sur agenda six pistes d’inter-
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vention sélectionnées pour leur caractère prioritaire : la consolidation des
garanties de l’indépendance de la justice ; la modernisation de son cadre
normatif ; la mise à niveau des structures et des ressources humaines ;
l’amélioration de l’efficience judiciaire ; l’ancrage des règles de moralisa-
tion de la justice et la mise en œuvre optimale de la réforme. Outre les
réaménagements suggérés quant à la composition du CSM, le discours
du 20 août 2009 annonce la mise en place une « instance consultative,
pluraliste et représentative, permettant à la justice de s’ouvrir sur son
environnement ».
Toutes proportions gardées, la réforme en cours s’est signalée par un
étirement remarquable du cercle de participation politique au-delà des
sphères traditionnelles. Il y va de la nature de toute réforme incrémen-
tale où les modèles de décision top-down n’ont qu’à s’accommoder d’une
démarche consensuelle dont il serait toujours aisé d’extraire des res-
sources en termes de légitimation/mobilisation. Par contraste aux pra-
tiques d’antan, le discours royal du 20 août 2009 a conclu un cycle de
consultations nationales là où la tradition veut que les interventions
royales assurent une fonction inauguratrice. Le caractère carrefour de la
réforme est pour le moins attesté par l’éventail assez large des demandes
de réforme dont l’État marocain était saisi depuis le milieu des années

35. Cf. Synthèse du rapport final de l’IER, p. 18 (http://www.ier.ma).


36. Le Matin du Sahara, « Ministère de la Justice. Programme de mise en œuvre de la
réforme », 27 août 2009.
37. Cf. Discours du Trône du 20 août 2009.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 491

1990 ; demandes agrégées, non sans distorsion, pour dominer les mou-
tures et les préconisations bien disparates des acteurs majeurs de la
réforme. Alors que le pouvoir d’État semble opérer dans une ambiance
de relative sérénité que lui confère notamment son statut de destinataire
terminal des doléances, les intervenants auxiliaires sont loin de partager
les mêmes diagnostics ni le même horizon de réforme. D’aucuns ont, par
exemple, fait grief aux autorités judiciaires du Royaume, dont le minis-
tère de la justice et le Conseil supérieur de la magistrature, de sombrer
dans l’expectative et d’être moins proactives en termes de plateformes et
de projets. Les bailleurs de fonds, relayés au Maroc par les opérateurs
économiques, ont davantage focalisé sur les ressorts de la « modernisa-
tion » du secteur avec une prédilection prononcée pour la justice des
affaires38, là où les coalitions mondiales et marocaines de défense des
droits humains formulaient des doléances plutôt politiques. Enfin, les
professionnels de la justice (magistrats, barreau…), eux, sont restés pour
l’essentiel tiraillés entre vocation consultative et action corporatiste.
Le gouvernement gère aujourd’hui un agenda de réforme qui pour-
rait être schématiquement scindé en trois orientations : une composante
technique que le discours autorisé des pouvoirs publics et des bailleurs de
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fonds désignent sous le label « modernisation de la justice » ; une com-
posante éthique brandie de longue date par les organisations de lutte
contre la corruption, une partie de la presse écrite, mais aussi les experts
des agences internationales de développement sous le slogan de « la
moralisation de la justice » ; une composante politique plus repérable
dans les plateformes revendicatives des collectifs de défense des droits
humains et de certaines formations partisanes. Telle qu’elle se décline
dans le discours officiel, la justice doit restituer ces trois dimensions en
tant qu’elle « constitue un rempart inexpugnable pour la défense de
l’État de droit, un fondement essentiel de la sécurité judiciaire et de la
bonne gouvernance et un facteur d’impulsion du développement39 ». Ce décou-
page ternaire de l’agenda de réforme a, néanmoins, le mérite d’indiquer
que l’incrémentalisme est inégalement appliqué selon qu’il est question
du technique, de l’éthique ou du politique. Ainsi, plus une action res-
sortit au registre technique, plus les progrès et le volontarisme des pou-
voirs publics tendent à emporter la conviction des observateurs. A contra-
rio, plus un objet de la réforme s’inscrit en écho d’une doléance politique
(droit syndical, procès équitable, indépendance de la justice, ratification
d’un instrument international…), plus l’offre de réforme officielle reste
fidèle au schéma incrémental.

38. Banque mondiale, Maroc. Évaluation du système juridique et judiciaire, World Bank
Document 29864, 106 p.
39. Cf. le discours royal du 20 août 2009. L’italique est de nous.
492 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

2 – Un agenda de réforme sectorisé


La sectorisation de la réforme autour des trois dimensions sus-évoquées
prolonge en réalité la démarche incrémentale de la politique judiciaire. En
règle générale, les pouvoirs publics marocains ne manifestent pas de réti-
cence quant aux réformes projetées dans le sillage du « référentiel de mar-
ché » promu par les agences internationales de développement. L’absence
de désaccord à leur sujet, mais surtout leur perception par les pouvoirs
publics comme chantiers dépourvus d’enjeux politiques, les en encoura-
gent décidément. La modernisation de la justice ainsi considérée a pour
finalité d’accompagner les politiques d’aménagement d’un climat favo-
rable à l’investissement et à la sécurité juridique des affaires. Elle repré-
sente, à ce titre, l’outil idoine pour préparer le Royaume aux échéances de
2010 et aux perspectives des accords de libre-échange conclus avec l’Union
européenne, les États-Unis et certains pays arabes. Les instruments finan-
ciers ne sont pas rares à témoigner de cette obsession « affairiste » typique
de certains bailleurs de fonds40 ; obsession dont il est facile de trouver
trace, par exemple, dans le projet Banque mondiale (70 millions de dhs)
pour la modernisation des juridictions de commerce par le renforcement
des capacités de gestion du système judiciaire et du registre de commerce.
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Ce projet insiste sur un triple volet : l’amélioration du cadre législatif et
réglementaire pour les activités commerciales et la gestion du contentieux,
le renforcement des capacités de formation et de gestion de l’Institut
supérieur de la magistrature (ISM) et le renforcement des capacités de
communication du ministère de la justice. Plus ciblé, le programme
USAID (50 millions de dhs) préconise une mise à niveau des juridictions
commerciales de la région Souss-Massa-Daraa et de l’administration cen-
trale et insiste sur la refonte des lois et réglementations relatives au com-
merce et aux affaires et l’amélioration du fonctionnement des tribunaux
par l’introduction d’un nouveau système de statistiques judiciaires.
D’autres préconisations strictement techniques prolongent le dispositif. Il
est question ici de « dématérialiser » une bonne partie du travail judiciaire
par le développement des « téléprocédures judiciaires » et l’extension de
l’usage des NTIC41 : informatisation des archives et du casier judiciaire,
diffusion de la jurisprudence sur CD-rom, généralisation du courrier élec-
tronique, institution du greffier électronique, bornes électroniques d’infor-
mation des justiciables, commande en ligne du casier judiciaire, etc.
L’« affairisme », comme prisme de la réforme judiciaire, tend, en
revanche, à s’estomper dans le projet MEDA II42 qui tranche plutôt par sa

40. A. Ghazali, « Le Processus de réforme et de mise à niveau de la justice… », op. cit., p. 88.
41. Banque mondiale, Maroc. Évaluation du Système Juridique et Judiciaire, op. cit., p. 15 sq.
42 Mobilisant des fonds s’élevant à 27,67 millions d’euros (300 millions dhs), le projet
MEDA II relatif à la modernisation des juridictions au Maroc a été lancé le 21 juillet 2008
(www.justice.gov.ma).
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 493

portée holistique. S’étalant sur une période triennale, cet instrument vise à
renforcer les capacités structurales et organisationnelles d’une quarantaine
de juridictions avec, comme volets topiques, l’accélération des procédures
et des délais de réponse, la facilité de suivi des affaires judiciaires concer-
nant le justiciable, la mise en place d’outils efficaces de consultation des
archives, l’informatisation de la chaîne civile, de la chaîne pénale et de la
caisse avec une attention particulière pour la section de la famille ; et un
système d’information intégré basé sur la création de guichets de plaintes
et d’information (info-points) et la réalisation d’une campagne d’informa-
tion et de sensibilisation des usagers et des citoyens. L’observateur pourra
trouver trace de ces exigences techniques dans le programme (2009-
2012) annoncé par le ministre de la justice, en mai 2009, devant le par-
lement peu avant le discours royal du 20 août 2009. Il s’agit, en sub-
stance, de mettre en place quatre cours d’appel, 18 tribunaux de première
instance, réaménager d’autres juridictions, augmenter le nombre des
juges et cadres pour atteindre respectivement 1 500 et 2 500 en 2012,
généraliser l’équipement des tribunaux en matériel informatique et
bureautique, réviser les programmes de formation et les critères d’accès à
l’Institut supérieur de la magistrature à travers le relèvement de l’âge des
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candidats et l’amélioration des conditions matérielles des magistrats…
Longtemps étrangère à toute rationalité de type managérial, la fonc-
tion judiciaire a progressivement intégré le « référentiel de marché » et
se trouve aujourd’hui en passe de se convertir aux considérations de coût,
d’efficacité et de qualité du « produit ». Deux facteurs semblent déter-
miner cette reconversion : l’inscription de la justice dans les transforma-
tions de l’action publique qui est en passe de basculer vers des modes de
légitimation de type « bonne gouvernance43 » axés sur l’obligation de
rendre compte et l’évaluation des interventions publiques. Le second fac-
teur a trait aux transformations de l’institution judiciaire elle-même. La
remarquable croissance de la « demande de justice » et des contentieux
non jugés justifie, aux yeux des autorités judiciaires, l’intégration des
critères de productivité, donc de reproduction de standards procéduraux
et managériaux tenus pour universels. Cette évolution, porteuse de
« menaces idéologiques et pratiques » pour le juge à en croire certains
professionnels marocains44, n’en introduit pas moins une certaine
« euphémisation » des enjeux politiques de la réforme45. Par-delà le

43. J. Ficet « Les Ambiguïtés de la gouvernance judiciaire », Revue gouvernance, vol. 5,


n° 1, printemps 2008 ; Alec Stone Sweet, « Judicialization and the Construction of Gover-
nance », Comparative Political Studies, 1999, 32 (2), pp. 147-184 ; R. A. Cichowski, « Courts,
Democracy, and Governance », Comparative Political Studies, 2006, 39 (1), pp. 3-21.
44. S. Mazouz, « Les Menaces idéologiques et pratiques pour le statut du juge. Peut-on
demander une productivité au juge ? », Être juge au Maroc et en Espagne, op. cit., pp. 123-132.
45. C. Vigour, « Justice : l’introduction d’une rationalité managériale comme euphémi-
sation des enjeux politiques », Droit et Société, 63 (2), 2006, pp. 425-455.
494 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

risque de faire ombre aux autres dimensions de la justice, cette « euphé-


misation » pêche par sa définition instrumentale de l’idée de « bonne
justice » ; celle-ci n’est pas prônée pour elle-même, mais comme le
moyen de donner à l’action économique un cadre fiable et sûr46.
Le paradoxe n’est pas moins frappant s’agissant du volet éthique de
la réforme (moralisation de la justice) que les professionnels et les
bailleurs de fonds résument à la seule lutte contre la corruption. Autant
ces mesures attestent de la capacité de l’État marocain à s’imprégner des
standards universels, autant le Baromètre mondial de la corruption met
au grand jour le manque d’avancées notables dans ce registre. Selon l’In-
dice de perception de la corruption (IPC), le Royaume aurait même
rétrogradé au niveau du Baromètre mondial de la corruption à cause du
secteur judiciaire considéré comme le plus touché par le fléau47, ce qui
explique son basculement de la 72e vers la 80e place en 2008 parmi les
180 pays répertoriés par Transparency international. Certes, le Maroc a
ratifié la Convention des Nations-Unies contre la corruption en jan-
vier 2007, promulgué une nouvelle loi sur la déclaration de patrimoine
(avril 2007), créé une Instance centrale pour la prévention de la corrup-
tion (mars 2007) et adopté, par magistrats interposés, une Charte
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d’éthique judiciaire (avril 2009). Il se trouve que la lutte contre la cor-
ruption, sous sa forme judiciaire notamment, s’inscrit dans un horizon
de réforme de longue haleine dont les enjeux dépassent les seuls réamé-
nagements à la fonction de justice. Les différents dispositifs de promo-
tion de la transparence et de lutte contre l’impunité peinent à produire
des effets à brève échéance, si bien que la corruption continue de circu-
ler en mobilisant des réseaux informels bien structurés. Le baromètre
mondial de la corruption 2009 révèle que 64 % des Marocains estiment
inefficaces les actions du gouvernement en matière de lutte contre la cor-
ruption48, faisant ainsi écho à une enquête moins récente réalisée en
2002 par la section marocaine de Transparency international49.
Sur le registre politique, les doléances des collectifs associatifs et
l’offre de réforme s’accordent à reconnaître l’intimité entre réforme judi-
ciaire et État de droit. L’agenda de réforme stabilisé depuis le discours
royal du 20 août 2009 fait largement écho à un mémorandum inter-

46. J.-M. Blanquer, « Consolidation démocratique ? Pour une approche constitution-


nelle », Pouvoirs, 98 (3), 2001, p. 44.
47. Selon, une des récentes enquêtes de Transparency International sur l’indice de per-
ception de la corruption (IPC), la justice et l’administration marocaines seraient les secteurs
les plus affectés par la corruption avec, respectivement, une note de 4,1 points et 4,6 points,
suivies par les partis politiques et le parlement (3,5 points), le secteur privé (3,0 points) et
les médias (2,7 points). Cf. Transparency international, Baromètre mondial de la corruption
2009, 2009, p. 29.
48. Transparency international, Baromètre mondial de la corruption 2009, op. cit., p. 33.
49. Transparency Maroc, La Corruption au Maroc. Synthèse des résultats des enquêtes d’intégrité,
série « Publications de l’université de la transparence », 2002, p. 49 sq.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 495

associatif signé, à l’initiative de l’association Adala, par dix associations


de défense des droits de l’homme. Élaborée en avril 2009, cette plate-
forme comporte, outre un diagnostic de la situation du secteur, un
ensemble de recommandations portant sur les réformes législatives
garantissant l’indépendance de la justice, la carrière professionnelle des
magistrats et la formation des juges et des avocats. Le premier axe du
discours royal du 21 août 2009, est consacré à la « consolidation des
garanties de l’indépendance de la justice ». Dans l’optique du Souverain,
l’antidote serait d’abord à chercher dans la recomposition du Conseil
supérieur de la magistrature50, instance constitutionnelle devant désor-
mais exercer en exclusivité les attributions nécessaires à la gestion de la
carrière des magistrats ; une recomposition qui devrait conduire à la
révision des modes d’élection des membres du Conseil, au renforcement
de la représentation féminine en son sein et à la rationalisation de son
fonctionnement.
Le principe d’indépendance de l’autorité judiciaire est garanti par la
Constitution (art. 82) et réaffirmé dans les droits judiciaires privés et
pénaux marocains. L’inscription constitutionnelle et légale de ce principe
reste en revanche imparfaite, à défaut d’une distinction organique entre
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le corps judiciaire et les autres corps de l’État. L’article 86 de la Consti-
tution qui précise la composition du CSM ne fait pas écho à l’article 82,
le vice-président du Conseil, en l’occurrence le ministre de la Justice,
n’étant pas une autorité judiciaire stricto sensu. Cette interférence de l’au-
torité gouvernementale dans le fonctionnement de l’appareil judiciaire se
trouve d’autant plus grande que le CSM a, selon l’article 87 de la Consti-
tution, la compétence de veiller à l’application des garanties accordées
aux magistrats quant à leur avancement et à leur discipline. Mieux, la loi
du 11 novembre 1974 alourdit cette interférence de l’exécutif en trans-
férant une partie des compétences dévolues au CSM au ministre de la
Justice. Ce dernier contrôle largement le processus disciplinaire. En fait,
non seulement cette loi lui permet de désigner un rapporteur pour ins-
truire les faits imputés à un magistrat (art. 61), mais elle l’habilite, en
cas de fraude grave ou de poursuite pénale contre un juge, de suspendre
ce dernier de ses fonctions (art. 62). Les risques de dérive sont d’autant
plus probables que le parquet, qui ne jouit pas de la garantie d’inamovi-
bilité, se trouve en situation de subordination hiérarchique à l’égard du
ministre de la Justice.

50. Dans son rapport 2007 dédié en entier à la « corruption judiciaire », Transparency
international répertorie encore comme « non indépendant » le Conseil supérieur de la
magistrature. Cf. Transparency international, Rapport mondial sur la corruption 2007, 2007,
p. 150.
496 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

II – LES PROMESSES DE LA JUDICIARISATION


À L’ÉPREUVE DE LA POLITIQUE JURISPRUDENTIELLE

À l’heure de la libéralisation prônée par le nouveau règne et devant


l’importante mise à niveau normative et institutionnelle relative aux
droits de l’homme, peut-on identifier des prémisses d’une politique
jurisprudentielle confortant et confirmant les promesses de la démocrati-
sation annoncée ? Les juges seraient-ils ainsi les accompagnateurs d’un
tel mouvement ; seraient-ils « de mèche » avec l’Infitah initié depuis
1999 ? L’observateur serait-il fondé à conclure à l’ancrage d’une poli-
tique publique du secteur abondant dans une orientation ou dans une
autre ? Si l’on s’en tient à la nouvelle donne, l’ouverture semble bien
amorcée, on en voudrait pour preuve le nouveau ton donné par les dis-
cours, les préoccupations de réforme du secteur, les revendications de la
société civile et des professionnels du droit, le sursaut des recours après
la promulgation du nouveau Code de la famille et le succès des tribunaux
de commerce. On aurait, presque clés en main, l’idée d’une « bonne jus-
tice ». Pour autant, les marques du temps paraissent tenaces, impré-
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gnant ici et là les hésitations des juges51, ses reculades incompréhen-
sibles, le report de certaines audiences, les disparités de jurisprudence, le
sentiment d’impunité à l’issue de quelques affaires médiatisées, l’indice
de corruption du secteur qui peine à baisser et les enquêtes qui montrent
que le système judiciaire continue à bénéficier de la confiance des justi-
ciables52 même si de sévères critiques sont prononcées à son encontre53.
Faut-il rappeler que la justice n’a pas bonne presse non plus dans les
démocraties avancées54 ? On lui reproche en effet, sa lenteur, son côté
procédurier et ses coûts temporel, financier et psychologique. Ainsi,
devant la judiciarisation excessive des rapports sociaux et l’explosion
normative inhérente à l’État de droit « substituant » l’État de normes à
celui des hommes, il se profilerait comme une crise d’un tel paradigme
dans lequel « le règne sans partage des normes aurait pour effet de tuer
la dynamique sociale et politique et donc de saper les fondements même
de l’État de droit55 ». Sans compter l’extrême complexité des règles et

51. « L’objet des politiques publiques n’est pas seulement de résoudre des problèmes,
mais de construire des cadres d’interprétation du monde. » Cf. P. Muller, dans Sur la portée
sociale du droit. Usage et légitimité du registre juridique L. Israël, G. Sacriste, A. Vauchez,
L. Willemez (dir.), Paris, Puf, Curapp, 2005, p. 189.
52. Selon les résultats de la World Value Survey Maroc 200, 63.8 % des Marocains ont
assez confiance dans la justice.
53. Banque mondiale, Maroc. Évaluation du système juridique et judiciaire, 2003, p. 58 sq.
54. J.-V. Roberts, La Confiance du public dans la justice pénale, Rapport à l’intention de la
sécurité publique et protection civile au Canada, novembre 200, p. 2 sq.
55. J. Chevallier, L’État de droit, Paris, Montchrestien, coll. Clefs Politique, 1994, p. 152.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 497

procédures qu’il faut déchiffrer, diffuser, d’où la nécessité de recourir à


des avocats, tâche lourde surtout lorsque l’illettrisme est significatif.
Par ailleurs, au Maroc comme dans d’autres pays similaires, la ques-
tion de l’indépendance du juge se pose avec acuité. Est-il indépendant ?
N’exerce-t-il pas une fonction majeure de l’Imamat comme le rappellent
la plupart des discours royaux ? Doit-il être proactif ? Faut-il lui laisser
un large pouvoir d’interprétation dans des sociétés en transition ? Les
féministes préfèrent un juge de la famille dépendant, en phase avec la
ligne de conduite royale du changement plutôt qu’un juge indépendant
risquant d’être conservateur !56 Les sécuritaires, eux, pourront dans la
même optique, préférer un juge dépendant, défendant les intérêts du
régime et peu regardant par rapport aux règles du procès équitable à un
juge indépendant sourcilleux sur les droits de la défense…
Il s’impose dès lors, pour qui voudrait saisir les logiques qui structu-
rent le travail jurisprudentiel en rapport notamment avec les promesses
d’une meilleure judiciarisation des rapports sociaux, de regarder du côté
des déclencheurs du processus juridictionnel (la saisine) et de la « boîte
à outils » du juge, à savoir le référentiel et les fonctions qu’il assure.
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A – TYPOLOGIE DES CONTENTIEUX ET FRÉQUENCE DE LA SAISINE

Active et appréciable devant les tribunaux administratifs, la saisine


se rétracte devant le juge constitutionnel pour redevenir dynamique dans
les autres contentieux, pénal, commercial ou familial. Pour autant qu’on
puisse en percevoir les grandes orientations, la justice administrative et
la justice constitutionnelle se signalent par une saisine inégale lorsque
l’État est en jeu. La saisine prend en revanche un caractère exubérant,
sinon pléthorique lorsque l’État n’est pas partie au litige.

1 – Une saisine inégale lorsque l’État est en jeu


On entendra par État, les parties aux litiges représentées par l’admi-
nistration et le parlement. Comment fonctionne la saisine dans les cas
d’espèce ? La mentalité de plaideur est-elle de mise ? Le Marocain justi-
ciable est-il prêt à en découdre57 ? Est-il depuis, des lustres, porté à la
contractualisation orale basée sur la bonne foi et la fameuse kelma (parole
d’honneur)58 ? N’est-il pas plus réservé lorsque la partie adverse est
56. M. Mouaqit, « Disposition culturelle/axiologique du juge et interprétation du nou-
veau Code de la famille », dans Le Code de la famille, perceptions et pratique judiciaire, F. E. Stif-
tung Maroc, 2007, p. 188.
57. N. Saquout, Le Contrôle juridictionnel de l’administration. Contribution à une étude socio-
juridique du contentieux administratif de la Cour suprême, thèse droit, Paris II, 1982.
58. Le « maâkoul », la « niya », « al kelma » et « al haq » semblent encore à la base des
rapports sociaux et du négoce. Cf. R. Bourquia, Les Valeurs. Changements et perspectives, Rabat,
Rapport sur le développement humain, 2006, p. 67 sq.
498 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

l’État ? A-t-il les moyens nécessaires pour entamer un tel parcours ? Il


convient de distinguer la « saisine dynamique » qui s’est réveillée avec
l’avènement des tribunaux administratifs de la « saisine réservée »
devant le Conseil constitutionnel.
Auparavant, la fréquence de la saisine devant le juge administratif se
situait timidement autour de 40 actions par année. Après la création des
tribunaux administratifs, le chiffre est passé à 50. On parle aujourd’hui
de 19 000 recours par an, même si, en quantité, cela constitue quatre
fois moins que devant les tribunaux de commerce59. En trente-quatre
ans, soit de 1957 à 1994, environ 1 700 arrêts… D’après les statistiques
de la direction civile du ministère de la Justice, le nombre des affaires
soumises aux sept tribunaux administratifs a plus que décuplé en l’es-
pace de deux ans. 910 affaires jugées en 1994 ; 7 836 en 1995, 9 444 en
1996, 11 899 pour la seule année 1997 et 9338 en 1998. L’année 1999
a établi un record de 19 617 affaires jugées. Puis en l’an 2000, le chiffre
a décru de plus de la moitié pour être de 8577, stagner aux alentours de
9 000 et 12 000 en 2001 et 2002 et remonter en 2003 à plus de 16 000
affaires jugées60.
Même si les taxes judiciaires sont onéreuses, même si le recours à un
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avocat est obligatoire et malgré le caractère prégnant des freins socio-
économiques (les recours ne couvrant pas l’ensemble du territoire), la sai-
sine s’est déclenchée et touche les domaines les plus divers61. Les recours
au Diwan al madhalim (198 plaintes enregistrées) sont soit le résultat de
l’inexécution des décisions par l’administration62 soit l’option pour une
voie extrajudiciaire des litiges. Il convient de rappeler ici que des fac-
teurs dissuasifs interfèrent pour décourager la saisine du juge adminis-
tratif, le justiciable ayant tendance à vouloir utiliser des procédés extra-
judiciaires tels que l’amiable, le recours gracieux, la conciliation et
l’arbitrage. Pour les justiciables fonctionnaires, la prudence fait craindre
de gagner le procès et de ruiner sa carrière.
S’agissant du contentieux constitutionnel, les chiffres parlent d’eux-
mêmes : sur 780 décisions rendues par le Conseil constitutionnel, 621
concernent le contentieux électoral, deux le référendum, 50 le statut
juridique des parlementaires, 45 les délégalisations, 22 les lois orga-
niques, 12 les règlements intérieurs et 10 les lois ordinaires63. N’eut été

59. Banque mondiale, Maroc. Évaluation du système juridique et judiciaire, op. cit., p. 51.
60. M. A. Benabdallah, « Dix ans de contentieux administratifs », dans Contribution à la
doctrine du droit administratif marocain, Revue marocaine d’administration locale et de développe-
ment, collection Manuels et travaux universitaires, 77, vol. II, p. 303.
61. « Voie de fait, expropriation, réparation… », ibid., p. 306.
62. Selon le rapport 2004-2005 du Wali al madhalim, il s’agit d’« un des problèmes
majeurs de la justice dans notre pays et qui entache sérieusement la réputation du pouvoir
judiciaire ».
63. Conseil constitutionnel, Service de la documentation et de la coopération, Rabat.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 499

le contentieux électoral, le Conseil constitutionnel aurait ressemblé « au


château de la belle au bois dormant ». 34 décisions pour les « actes
immédiats » de la Constitution (règlements intérieurs et lois organiques)
car il s’agit d’un contrôle automatique, 45 pour les délégalisations, étape
préalable à la refonte des vieux textes. 10 décisions pour les lois ordi-
naires en l’espace de 15 ans ! Pourtant, les revendications de certains par-
tis politiques autant que de la doctrine et des ONG réclamaient l’ouver-
ture de la saisine à d’autres justiciables potentiels. Comment alors
expliquer cette réserve ?
Il convient de préciser ici que ce n’est pas l’individu qui est le justi-
ciable, mais les autorités politiques et les élus constitués en groupe, ce
qui pose différemment la question de la vitalité de la saisine, sans pour
autant en diminuer l’intérêt, car si les auteurs de la saisine ne l’action-
nent pas, c’est qu’il y a problème. D’autant que l’élargissement de la sai-
sine aux élus était une revendication des partis politiques. Le Premier
ministre (77 saisines), le ministre de l’Intérieur (28), le président de la
Chambre des représentants (18), le wali (13), le quart des élus (6) et (5)
pour le ministre de la Justice. Ces chiffres donnent quelques pistes.
Ainsi, les requérants se trouveraient dans une posture de régulation des
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compétences normatives entre les pouvoirs publics64, de mise à niveau
normative ou de préoccupation de la situation juridique des élus, l’ob-
jectif ou le souci de réparation du droit, de redressement des torts ou de
protection des droits fondamentaux passerait en second plan. Les rai-
sons d’une saisine faible de la justice constitutionnelle tiennent autant à
des facteurs juridiques, le quorum exigeant des alliances pas toujours
faciles à nouer (un quorum de 82 membres à la Chambre des représen-
tants et de 68 pour la Chambre des conseillers), qu’à des raisons poli-
tiques : le consensualisme. On peut évoquer à cet égard l’« insoutenable
autonomie du politique » propre à une période dite de transition, la
majorité relative, la crainte du Gouvernement, l’urgence des échéanciers
et l’absence de décision fondatrice.

2 – Une saisine abondante lorsque l’État n’est pas partie au litige


On le comprendra, ici, l’individu est délesté de la crainte d’attaquer
l’État, se sentant alors plus à l’aise dans des contentieux où il attaque
autrui : contentieux électoral, pénal, civil, commercial, etc. Par ailleurs,
la gratuité dans le cas des élections notamment, mais aussi et surtout le
fait de gagner le procès et/ou de faire triompher le droit concourent à
augmenter les recours. Dans le cas du contentieux électoral par exemple,
le contentieux est volumineux. D’abord, le fait qu’il soit gratuit, que le

64. Louis Favoreu, « Le Conseil constitutionnel, régulateur de l’activité normative des


pouvoirs publics », Revue de Droit public, 1967, p. 5 sq.
500 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

ministère d’avocat ne soit pas obligatoire, mais également le déroule-


ment de la consultation électorale génèrent une pléthore de requêtes
dont une bonne partie est déclarée irrecevable65 par le Conseil constitu-
tionnel pour mauvaise formulation ou omission de formalités substan-
tielles. Il y aurait comme un sentiment de « ne rien perdre à attaquer »,
la compétition électorale apparaissant alors comme un grand marché à
intervalles réguliers où beaucoup d’argent circule, où le siège coûte cher
et où, lorsque l’on perd, tous les coups sont permis.
Concernant le contentieux pénal, celui-ci était particulièrement abon-
dant et on a même pu parler à cet égard de société « non civilisée », vio-
lente dans laquelle les individus ne communiqueraient pas, etc. Aujour-
d’hui, ce contentieux a tendance à baisser pour être à presque égalité avec
le civil66. Ce dernier est dynamique, et en son sein, le contentieux com-
mercial peut constituer la preuve qu’une conception réfléchie, un enca-
drement normatif et institutionnel adéquat et un outillage efficace
impactent une « bonne justice ». En effet, créés pour un objectif d’une
meilleure justice pour au service du développement économique et de son
exigence majeure, la sécurisation des transactions économiques67, les tri-
bunaux de commerce semblent fonctionner correctement en adoptant les
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normes modernes d’une justice rationalisée68. S’agissant du contentieux
familial, les chiffres des recours ont accusé un net progrès au moment de
la promulgation du nouveau Code de la famille69, pour chuter peu après.

B – LA JURISPRUDENCE EN ACTION :
DES RÉFÉRENCES ET DES FONCTIONS

La politique jurisprudentielle reste marquée au Maroc autant par le


caractère pluriel de son système de référence que par sa relative capacité

65. N. Bernoussi, Le Contrôle de constitutionnalité au Maghreb. Essai d’interprétation de l’ac-


tion des organes de contrôle en Algérie, au Maroc et en Tunisie, thèse de doctorat d’État en droit,
1998, p. 53 sq.
66. En 2007, le contentieux civil était de 44,87 % et le pénal, de 55,13 % ; en 2008, le
civil est de 50,59 % et le pénal de 49,41 %. Source : ministère de la Justice, octobre 2009.
67. « À l’instar de la ‘‘bonne gouvernance’’, la bonne justice désignerait une justice effi-
cace, rapide et indépendante, une justice prévisible et gage de sécurité pour les investisseurs
mais également une justice visible, transparente et accessible, susceptible d’assurer le déve-
loppement économique d’un pays. » Lætitia Contet, « La Modernisation de la justice au ser-
vice de la libéralisation de l’État marocain ?… », op. cit., p. 361.
68. Ceux-ci auraient bonne réputation. Sur quel fondement ? Confiance intéressante à
étudier car ce sont de toutes nouvelles juridictions et elles sont quatre fois plus saisies que
les tribunaux administratifs. Moins étendu que le civil sur le territoire, on y trouve des
juges mieux formés et les requérants ont un certain niveau d’instruction (commerçants,
investisseurs, personnes morales…).
69. En 2003, on a enregistré 2,26 % d’introductions d’actions en justice, en 2004,
31,46 %, en 2005, 40,44 % et en 2006, 25,84 %. cf. A. Ounnir, « Les Justiciables dans le
circuit judiciaire relatif au contentieux de la famille », dans Le Code de la famille, perceptions
et pratique judiciaire, op. cit., p. 96.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 501

à résorber la tension, ci-dessus évoquée, entre registre régalien et registre


libéral. Du premier attribut découle une constante référence à l’islam, au
droit international et à la monarchie comme repères, plus ou moins
ponctuels, émaillant les visas et les sentences du juge ; le second attribut
explique la double vocation de ce dernier à la fois comme régulateur des
pouvoirs institués et protecteur des droits fondamentaux.

1 – Une jurisprudence multiréférentielle


Le juge a pu invoquer à la base de son argumentaire ou comme visas,
l’islam, les conventions internationales et le statut de la monarchie. Le
recours à l’islam comme référentiel dépend à la fois du contentieux exa-
miné et de l’époque considérée. Moins utilisé aujourd’hui, il est toujours
présent dans le droit de la famille et reste plus discret dans les espaces
normatifs plus sécularisés.
Si l’on met de côté la jurisprudence « historique » de facture mawar-
dienne échafaudée au début de l’indépendance par la Cour suprême70, la
référence religieuse paraît plus rare dans le civil. On peut citer, par
exemple, l’arrêt du juge administratif Daouda et autres71, dans lequel le
droit à l’éducation est présenté comme un droit constitutionnel, mais
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également comme un devoir religieux. La doctrine également n’est pas
en reste lorsqu’il a été soutenu que la liberté de circuler est non seule-
ment un droit positif mais également religieux72. En revanche, la place
de l’islam est prépondérante dans le référentiel des juges de la famille.
En effet, même si l’ouverture du référentiel dépasse le rite malékite pour
englober plus généralement l’islam, le juge reste souvent lié par les
textes sacrés même quand le contenu du droit positif pourrait suffire à
régler le litige. Ainsi, au-delà du verset 35 de la sourate « Les femmes »
relatif au « chiqaq », certains magistrats citent les hadiths. Parfois, ils
vont jusqu’à citer l’Imam Malik ou la Tohfa d’Ibn Assim, ou encore
l’abrégé d’Imam Khalil. Ce besoin de remonter aux sources est révélateur
de la place prépondérante que continue à occuper le référentiel religieux
dans l’esprit de beaucoup de magistrats73.
Il convient de souligner que cet « entre-deux » référentiel peut par-
fois donner des résultats inattendus, voire consternants comme le montre
70. Voir notamment les jurisprudences Ronda (1960) et Société propriété agricole Abdelaziz
(1970) qui confèrent une immunité aux actes royaux intervenant dans le domaine régle-
mentaire ou réglant des situations individuelles.
71. Tribunal administratif de Rabat, 30 juin 1990, Daouda et autres. Commentaire :
M. A. Benabdallah, « L’Inscription au diplôme d’études approfondies », dans Contribution à
la doctrine du droit administratif marocain, op. cit., p. 139.
72. Tribunal administratif de Meknès, 22 février 1996, Regragui. Commentaire :
M. A. Benabdallah, « Le Droit au passeport », dans Contribution à la doctrine du droit admi-
nistratif marocain, op. cit., p. 287.
73. R. Zeidguy, Analyse de la jurisprudence. Le Code de la famille. Perceptions et pratique judi-
ciaire, op. cit., p. 268.
502 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

avec acuité la jurisprudence Bellakhdim, affaire s’inscrivant dans un


contentieux de droit international privé mettant en rapport deux
conceptions de l’ordre public, l’une islamique et l’autre laïque et sécu-
lière. Dans le cas d’espèce, il était plus important pour le juge de faire
prévaloir la règle islamique de « l’enfant du lit » contre la solution occi-
dentale séculière et positiviste de la preuve par l’ADN74.
La référence religieuse, qui était systématique sous l’ancienne mouda-
wana, tend à laisser plus de place au positivisme, mais cela paradoxale-
ment n’entraîne pas toujours des résultats favorables à la cause des
femmes. Ainsi, une étude a montré que « la tendance générale de l’opi-
nion des juges à travers leur interprétation des dispositions clés du nou-
veau Code de la famille fait ressortir une orientation plutôt défavorable et
“non progressiste” de l’opinion judiciaire. Celle-ci s’explique d’une part
par le fait que le juge, à la faveur d’un pouvoir d’interprétation tend à se
faire moraliste dans son application du code en prenant en considération
davantage les conventions sociales que l’esprit de la loi. Cette orientation
s’explique, d’autre part, par le profil de plus en plus positiviste du juge
qui, en allant de pair avec un rôle plus étriqué d’interprétation de la loi
– en comparaison avec le rôle de l’ancien qadi – tend à le rendre moins
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libre à l’égard de la législation ou, à tout le moins, tout aussi réservé que
le législateur, car celui-ci, tout en se faisant réellement progressiste, se
déleste d’un surplus de progressisme sur un juge qui, lui, est lesté de la
mauvaise conscience d’être en rupture avec la tradition et inhibé par une
tutelle politico-administrative qui l’a trop habitué à se faire le défenseur
de l’ordre politique et social établi. Il suffit pour s’en convaincre de
constater que le féminisme progressiste (une tautologie ?), a fait, sans en
être conscient, plutôt le choix d’un juge progressiste dépendant75 ».
La politique jurisprudentielle se ressource également au Maroc dans
le droit international. Alors que le juge de premier degré avait résisté à
la supériorité du traité par rapport à la loi dans un arrêt relatif à la
contrainte par corps76, cette position fortement critiquée77 a connu une

74. M. Mouaqit, « Disposition culturelle/axiologique du juge et interprétation du nou-


veau Code de la famille », in Le Code de la famille. Perceptions et pratique judiciaire, op. cit.,
p. 142.
75. Ibid. p. 188.
76. Par jugement du 24 novembre 1986, Alla c/Bellat, le Tribunal de première instance
de Rabat, statuant en référé, soutient que : « Attendu, en ce qui concerne le moyen relatif à
l’illégalité de la contrainte par corps au motif qu’elle est contraire aux dispositions de l’ar-
ticle 11 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, selon lequel toute per-
sonne humaine ne peut être emprisonnée au motif qu’elle ne peut honorer son engagement
contractuel, la législation marocaine ne contient aucune disposition établissant que la
convention internationale est supérieure aux dispositions légales internes, de même qu’il
n’existe rien qui établisse la primauté et l’obligation d’appliquer la convention internatio-
nale lorsque celle-ci se heurte à une disposition constitutionnelle ou légale », Revue marocaine
de droit, n° 15, 1987, p. 309.
77. F. P. Blanc et A. Lourde, « De l’illégalité de la contrainte par corps en matière
contractuelle », Revue marocaine de droit, n° 15, 1987, p. 276.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 503

bifurcation opérée par le même Tribunal qui, dans deux jugements ulté-
rieurs78, a admis que « la demande de contrainte par corps n’est plus
légitime depuis la ratification par le Maroc de la Convention internatio-
nale relative aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 et plus
précisément de son article 11 qui dispose qu’il est interdit d’emprison-
ner une personne pour une dette résultant d’une obligation contrac-
tuelle ». Plus tard, c’est la Cour suprême79 qui adopte une position iden-
tique, mais en nuançant entre deux situations : celle où le débiteur est
solvable et celle où il ne l’est pas. Plus récemment, en 2006, la Cour
suprême réaffirme le caractère d’ordre public du recours pour excès de
pouvoir et les commentateurs concernant cette jurisprudence soulignent
même son caractère universel en évoquant l’article 8 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit à un recours
effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes
violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par les constitu-
tions ou par la loi. »
Par son discours royal devant le Parlement du 10 octobre 2003, le
chef de l’État incitait les juges de la famille à opter pour une telle ouver-
ture. Ainsi, il soulignait à l’occasion que les dispositions du nouveau
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code « ne doivent pas être perçues comme des textes parfaits, ni appré-
hendées avec fanatisme. Il s’agit de les aborder avec réalisme et perspica-
cité, dès lors qu’elles sont issues d’un effort d’Ijtihad valable pour le
Maroc d’aujourd’hui, ouvert au progrès que nous poursuivons avec
sagesse, de manière progressive, mais résolue80 ». Il reste que la référence
au droit international des droits de l’homme n’a pas tenté le juge consti-
tutionnel malgré l’invite qui lui en a été faite dans la saisine portant sur
la taxation des antennes paraboliques81.
Le corpus jurisprudentiel marocain se signale enfin par ses références
ponctuelles à la monarchie. Les juges administratifs ne manquent pas de
se référer, en les citant, à des passages du discours royal qui fut à la base
de la création des tribunaux administratifs et à la nécessité de la défense
des droits et libertés82. Le Conseil constitutionnel, par une jurisprudence
constante, déclare que les mesures examinées ne relèvent ni du domaine

78. Tribunal de première instance de Rabat, 12 avril 1990, BCM c/Ouaarous, Revue Al
Ichaa, n° 4, décembre 1990, p. 198 ; Tribunal de première instance de Rabat, 16 avril
1990, BP c/Essalmi, Revue Al Ichaa, n° 4, décembre 1990, p. 172.
79. Cour suprême, Ch. civile, 9 avril 1997, Azdad c/Salmi, Revue Jurisprudence de la Cour
suprême, n° 52, p. 127.
80. R. Zeidguy, Analyse de la jurisprudence. Le Code de la famille. Perceptions et pratique judi-
ciaire. op. cit., p. 269.
81. Pour l’opposition, « cette taxe… entrave la liberté d’information et va à l’encontre
des conventions et accords internationaux ratifiés par le Maroc et qui proclament la liberté
d’expression et d’information de façon générale », cf. O. Bendourou, « Le Conseil constitu-
tionnel et la protection des droits fondamentaux », Revue marocaine d’administration locale et
de développement, 56, 2004, p. 25.
82. M. A. Benabdallah, « Dix ans de contentieux administratif marocain », op. cit., p. 4.
504 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

de la loi, ni du domaine réglementaire, mais du pouvoir royal83. La


récente modification par dahir du statut particulier des agents d’autorité
confirme cette jurisprudence du « ni, ni84 » et la non-intervention du
Conseil constitutionnel pour statuer en la matière. Lorsqu’une question
émerge dans une norme et qu’elle porte sur une attribution royale, le
Conseil constitutionnel préférera chercher un autre point que celui évo-
qué dans la saisine, quitte à soulever d’office un autre moyen. On en veut
pour preuve la décision relative à l’incompatibilité des fonctionnaires ou
élus pour manquement de paiement des créances publiques par laquelle
le juge constitutionnel a évité de répondre à la question de savoir si le
législateur pouvait déchoir un fonctionnaire nommé par le Roi85. On
peut rapprocher cette attitude de la célérité avec laquelle il a statué sur
la loi de finances pour 2002 alors que l’urgence n’avait pas été réclamée
pour ne pas devoir recourir à un conseil de ministres pour faire ouvrir
par décret les crédits nécessaires à la marche des services publics86. On
peut évoquer a contrario que le Conseil constitutionnel n’a pas eu le
même égard pour le Parlement lorsqu’il censura la loi organique relative
à la Chambre des représentants malgré l’urgence de l’échéancier électo-
ral87. Dans l’affaire du magazine Tel Quel relative au sondage royal, le
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juge administratif tout en déboutant les requérants, n’a pas donné suite
à l’argumentaire des pouvoirs publics qui invoquait l’atteinte au carac-
tère sacré de la monarchie.

2 – Les fonctions : de la régulation des pouvoirs publics


à la protection des droits fondamentaux
La justice joue-t-elle son rôle d’accompagnateur de la transition ? Les
transitologues insistent sur la manière dont fonctionnent les institutions
clés dont la justice. Qu’en est-il du statut des magistrats ? Quelles sont
les techniques et méthodes utilisées par les juges pour statuer ? Se sont-
ils montrés protecteurs des droits et libertés ou se sont-ils attachés à
garantir le fonctionnement normal des institutions en défendant notam-
ment l’équilibre tracé par le constituant ? Les exemples porteront, pour
des raisons de cohérence et de volume exigé, essentiellement sur la juris-
prudence constitutionnelle et administrative. Sans préjuger de la portée

83. B. El Hamiani Khatat, La Justice constitutionnelle au Maroc, thèse d’État en droit


public, Université de Paris 2, 1986. Le juge constitutionnel aurait inventé « un domaine
royal qui est un pouvoir sui generis, inclassable, dont la nature n’est ni législative, ni régle-
mentaire, mais royale, c’est-à-dire qu’elle est supérieure à la loi et au règlement et qui béné-
ficie d’un régime juridique que le juge se borne à constater, mais qu’il ne définit pas »,
p. 913.
84. N. Bernoussi, Le Contrôle de constitutionnalité au Maghreb, op. cit., p. 228.
85. Incompatibilité et Code de recouvrement des créances publiques, 2000.
86. Conseil constitutionnel, 31 décembre 2001, loi de finances 2002, n° 467, 2001.
87. Décision relative à la loi organique relative à la Chambre des représentants, 2002.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 505

juridique et politique des rôles dont s’acquitte le juge marocain, on peut


les réduire de façon schématique à deux fonctions : la régulation des
pouvoirs publics et la protection des droits fondamentaux.
En bonne logique constitutionnelle, la première fonction, celle de
régulation des pouvoirs publics, intervient pour obtenir de la part du
juge une action de préservation, de modération et d’équilibre des pou-
voirs établie par la Constitution. La question se pose de savoir si le juge
constitutionnel marocain participe à cette action. Implicitement, on
attend de lui qu’il accompagne la transition démocratique en rendant
des décisions magistrales. Lui, conscient de l’origine exécutive des lois,
sensible aux spécificités du droit constitutionnel marocain et du substrat
segmentaire de la société marocaine, se préoccupe plus d’orthodoxie et
de pédagogie constitutionnelle, aidé en cela par les orientations initiales
de la juridiction française. Ce qui donnera des décisions intéressantes et
d’autres moins convaincantes.
Paradoxalement, alors que le législateur/Gouvernement cherche à
moraliser la vie publique (Code de recouvrement des créances)88 ou la vie
parlementaire (interdiction de migration entre les groupes parlemen-
taires89, interdiction des candidatures sans appartenance politique90), le
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juge constitutionnel s’en éloigne et refuse de participer à cette entre-
prise, ne serait-ce que parce qu’il se veut juge, « bouche de la loi », au
service du droit. Il va censurer avec prudence : doit-on contrôler l’État
alors qu’il est en chantier91 ? C’est pourquoi le Conseil constitutionnel
comme sa devancière, la Chambre constitutionnelle, utilisera beaucoup
la technique de la « conformité sous réserves », la conception restrictive
de ses compétences et le recours à l’annulation partielle. Ne s’estimant
pas un juge ordinaire, il déclinera bien des griefs et soulèvera d’office
ceux qui pourront concourir à censurer la loi sans répondre à ceux qui
sont invoqués dans la lettre de saisine. Pas davantage qu’il n’évoquera le
préambule constitutionnel ou les droits de l’homme qui y sont consacrés,
même lorsque les requérants l’y inviteront ou que les décisions s’y rap-
portent naturellement (immunités parlementaires92 et présomption d’in-
nocence). Il fera l’économie des moyens et rendra une justice à bas prix
(parabole93) en sautant sur un vice de procédure soulevé d’office plutôt
que de statuer sur la liberté de communication et le droit à l’information.

88. Conseil constitutionnel, 15 mars 2000, incompatibilité, n° 382, 2000.


89. Conseil constitutionnel, 25 juin 1998, n° 213, 1998.
90. Conseil constitutionnel, 25 juin 2002, loi organique relative à la Chambre des repré-
sentants, n° 475, 2002.
91. Gérard Conac, « Le Conseil constitutionnel en Afrique, censeur ou pédagogue ? »,
dans Les Cours suprêmes en Afrique II. La jurisprudence, Gérard Conac (dir.), Paris, Économica,
1988.
92. Conseil constitutionnel, 12 août 2004, immunité parlementaire, n° 586, 2004.
93. Conseil constitutionnel, 16 août 1994, n° 37, 1994.
506 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

S’agissant du contentieux en annulation, le juge constitutionnel,


davantage préoccupé par l’issue du scrutin que par la moralisation des
élections, ne censurera que si le vice est déterminant, l’écart des voix
faible ou les preuves avérées94. Il cherchera à être pédagogue et à
apprendre la règle du jeu à ceux qui ne la connaissent pas bien95 : il rap-
pellera qu’il n’a qu’une compétence d’attribution aux requérants qui
contestent la procédure du vote du Gouvernement96, repoussera la
requête d’un parti politique qui conteste l’élection dans une circonscrip-
tion électorale, les partis n’étant pas habilités à saisir le Conseil consti-
tutionnel97, donnera une « leçon » de droit constitutionnel aux élus sur
les différences entre inéligibilité et incompatibilité, sur la définition du
domaine de la loi, sur la vacance du pouvoir…, précisera les domaines
respectifs de la loi ordinaire et de la loi organique98.
C’est aussi un juge qui ose parfois. Il a pu ainsi statuer ultra petita,
soulever d’office des moyens, et chercher à pénétrer l’esprit de la Consti-
tution en y dégageant des principes qui ne sont pas évoqués expressé-
ment dans le dispositif (présomption d’innocence). Il a censuré une loi
électorale à la veille d’élections très attendues en protégeant la liberté
des candidatures « sans appartenance politique » tout en invitant le
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législateur à fixer les conditions de déroulement de celles-ci. Il a même
été loin, dans sa récente décision sur les incompatibilités où il est passé
d’un juge électoral soucieux de l’issue du scrutin à un juge moralisa-
teur99. Auparavant, excipant de l’intérêt général, il a fait sa propre lec-
ture du principe de non-rétroactivité de la loi100. Il a évoqué l’incompé-
tence négative pour dicter au législateur ce qu’il doit faire dans des cas
précis.
En fait, le juge constitutionnel paraît fonctionner conformément à
l’« ordre juridique établi », pragmatique, loin d’être arbitraire, mais loin
d’être vraiment novateur, en suivant une libéralisation encadrée. Démo-
cratie tutélaire ? A-t-il le souci d’acquérir une autorité morale en s’affir-
mant et évitant de heurter de front des pouvoirs publics qui pourraient
voir d’un mauvais œil cet éventuel « rabat-joie » institutionnel ? Il
convient d’affirmer que le Conseil constitutionnel ne déchaîne pas les
mêmes critiques que celles suscitées par la seconde chambre au Parle-

94. Y. Fassi Fihri, « Le Conseil constitutionnel et le contrôle des consultations popu-


laires », Revue de droit et d’économie, Fès, n° 12, 1996 (article en arabe).
95. G. Conac, « Le Conseil constitutionnel en Afrique, censeur ou pédagogue ? », op. cit.
96. Conseil constitutionnel, 3 juillet 1998, vote du programme du Gouvernement.
97. Conseil constitutionnel, 7 juin 1994, n° 21/94 ; BO n° 4260 du 22 juin 1994.
98. Cas du Code de recouvrement des créances, ce qui doit relever de la loi et ce qui doit
en être extrait, cas des cavaliers budgétaires, cf. Conseil constitutionnel, 29 décembre 2008,
n° 728, 2008.
99. M. A. Benabdallah « Le Conseil constitutionnel, moralisateur ? », Revue marocaine
d’administration locale et de développement, 2007, n° 75, p. 133 sq.
100. Conseil constitutionnel, 31 décembre 2000, Loi de finances 2002, n° 467, 2001.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 507

ment101. On perçoit son utilité, on subodore qu’il forme un couple avec


l’État de droit, mais on déplore à tort ou à raison sa réserve en espérant,
dans son for intérieur, une décision fondatrice, magistrale qui lui donne-
rait une épaisseur légitimatrice. Il reste perçu comme un régulateur, un
technicien qui règle au cas par cas et qui navigue à vue comme le fait
d’ailleurs le juge de la famille. Il serait vain de chercher à déceler une
stratégie ou une politique jurisprudentielle. La jurisprudence n’est-elle
pas le produit et peut-être même l’image du système politique dans son
ensemble, mixte, hybride, composite, moderne et traditionnel à la fois,
jaloux de son identité et tendant les bras aux techniques les plus
modernes de résolution des conflits, intégrant la logique universaliste
des droits de l’homme et le recours au fiqh ?
S’agissant de la seconde fonction, celle se rapportant à la protection
des droits fondamentaux, la justice marocaine semble avoir évolué dans
son approche. La révision de la Constitution avec la création du Conseil
constitutionnel et l’enrichissement du préambule par « l’attachement
aux droits de l’homme tels qu’ils sont universellement reconnus », la loi
sur les tribunaux administratifs peu après la création du Conseil consul-
tatif des droits de l’homme, l’ouverture politique avec le Gouvernement
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d’alternance, tout cet ensemble a un sens. Les sept tribunaux adminis-
tratifs vont comprendre le message. Par la suite, d’autres signaux pro-
metteurs seront donnés, tels que la motivation des actes de l’administra-
tion, la création du Diwan al madhalim, celle de l’IER et ses conclusions
qui vont finaliser le nouveau rapport au droit. Des techniques appro-
priées seront déployées pour protéger les droits fondamentaux, telles que
le contrôle de proportionnalité, le contrôle judiciaire « répressif » sub-
stitué au contrôle administratif (liberté d’association et liberté de la
presse), le contrôle sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration, etc.
Les tribunaux administratifs ont ainsi consacré la liberté de circuler,
l’égalité devant le droit à l’éducation, le contrôle de l’adéquation de la
sanction à la faute commise par un fonctionnaire, le contrôle de la notion
de l’intérêt du service, la liberté d’association, l’inviolabilité du domi-
cile… En 1997, à l’instar des tribunaux administratifs, la Cour suprême
a commencé à exercer un contrôle sur le pouvoir discrétionnaire de

101. In this section, Guilain discusses the various reasons lying behind the popularly contested exis-
tence of the Upper House. These include the rationale behind its existence ; its mandate ; the constitu-
tionally mandated institutional-based interests it represents ; the background and outlook of its mem-
bers which is considered by some to be inconsistent with their ability to provide the kind of expert
feedback and insightful advice on policy initiatives, believed to be the raison d’être of an upper cham-
ber ; the manner in which it is elected, its perceived image as a second-chance-chamber for candi-
dates who failed to be elected to the Lower House ; its perceived role in exacerbating the role of money
and vote-buying in electoral processes, and its misperceived impact on policy-making, given alleged
unnecessary delays and complications due to the parliament’s lack of bicameral coordination that are
not compensated for by an increase in the quality of policy-making. USAID Report US : The Upper
House’s Popularly Contested Legitimacy.
508 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

l’administration, comme en France avec l’arrêt Lebon, contrôle du pou-


voir discrétionnaire de l’administration surtout en matière disciplinaire,
contrôle interne mais aussi externe de l’administration avec, par
exemple, la théorie du bilan. L’égalité devant les emplois publics a été
protégée par une jurisprudence qui mérite d’être rappelée102. Cette nou-
velle orientation a été approuvée par la Cour suprême dans un arrêt du
13 février 1997 à l’occasion duquel elle a adopté un principe qui mérite
d’être reproduit : « Le juge administratif dispose de la compétence du
contrôle de l’adéquation de la sanction prise contre un fonctionnaire par
rapport à la faute qu’il a commise103. »
Une autre innovation s’est fait jour, après l’attentat de l’hôtel Asni à
Marrakech, dans la jurisprudence de la Cour suprême qui a écarté la
notion de « faute de l’administration » en la remplaçant par celle de
« solidarité sociale104 » que l’on peut dégager de la Constitution pour
pouvoir indemniser les victimes des attentats. Dans l’affaire Tel Quel, le
recours avait mis l’accent sur l’illégalité de la saisie des deux numéros, ce
à quoi le tribunal a répondu que l’acte, en l’occurrence, la destruction
des journaux, avait déjà été commis. Si le requérant avait invoqué la voie
de fait et demandé réparation, aurait-il gagné le recours105 ? Pour sa part,
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le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de protéger, expressément ou
non, le droit à l’information et la liberté de communication, le droit à
l’accès aux emplois et fonctions publics, l’indépendance de la justice, la
liberté de vote, l’égalité devant le vote, devant l’emploi, devant les can-
didatures106, les droits des parlementaires, la liberté de créer ou de
rejoindre les groupes de leur choix, la présomption d’innocence… Ses

102. Le Tribunal administratif de Rabat avait annulé en 2003 le refus du directeur géné-
ral de la sûreté nationale de recruter comme officier de police un candidat qui, malgré son
échec aux épreuves du concours prévu par le statut particulier, se prévalait d’une recom-
mandation de son altesse royal le prince héritier pour obtenir un recrutement sans passer le
concours. La Chambre administrative de la Cour suprême infirma cette décision. En effet, en
statuant ainsi, « le tribunal faisait bon marché de l’histoire, ce qui est déjà regrettable, mais
surtout du droit positif, ce qui est beaucoup plus grave pour une juridiction qui a l’obliga-
tion de le faire respecter », cf. M. Rousset, « Une bonne et une mauvaise nouvelle », La
Gazette du Maroc, 11 octobre 2004.
103. M. A. Benabdallah, « Bref regard sur la Cour suprême à l’occasion de son quaran-
tième anniversaire », dans Contribution à la doctrine du droit administratif marocain. Revue
marocaine d’administration locale et de développement, n° 77, vol. I, p. 333.
104. M. A. Benabdallah, « De la responsabilité administrative en matière de terrorisme :
faute ou solidarité nationale ? Note sous Tribunal administratif de Rabat, 19 novembre
2001, Ayants droit de Couibas Garcia et Cour suprême (chambre administrative et chambre
commerciale réunies), 14 décembre 2005, Agent judiciaire c/Couibas Garcia, cf. Contribution à
la doctrine du droit administratif marocain, vol. II, op. cit., p. 369.
105. Le tribunal administratif de Casablanca ayant déclaré à ce sujet que « la plainte du
groupe Tel Quel au sujet de l’annulation de la décision du ministère de l’Intérieur est rece-
vable sur la forme, mais rejetée sur le fond. Cf. Jeune Afrique, 5 août 2009.
106. Mémorandum du PAM adressé au Premier ministre le 13 mai 2009 au sujet de la
circulaire du ministre de l’Intérieur concernant le contrôle de la légalité des candidatures
aux élections communales et aux échéances postérieures.
Contraintes et renouveau de la politique judiciaire au Maroc 509

décisions en matière financière auraient été par contre moins convain-


cantes107. S’agissant du juge de la famille, s’il a fait prévaloir de manière
significative la notion de « l’intérêt supérieur de l’enfant », il est permis
de s’interroger sur la pertinence de donner un pouvoir d’appréciation
aussi large au juge, d’autant plus que le nouveau Code de la famille dis-
pose d’un nombre important de décisions sans appel. Ne faut-il pas
« cadrer » la législation de manière à n’abandonner qu’une lisière ténue
à l’interprétation du juge afin d’éviter les régressions devant un juge cul-
turaliste, un juge proactif et « non dépendant » qui serait un acteur
d’autonomisation de la justice, mais dont on craindrait le conservatisme ?
Au terme de ce détour, force est d’observer que les promesses de la
judiciarisation sont en passe de s’affirmer progressivement dans la pro-
duction jurisprudentielle : saisines plus abondantes et fortement argu-
mentées, innovations ponctuelles du juge, invitation à se référer au droit
international, débats dans la presse et dans la doctrine… Pour autant, la
justice semble lésée par une mauvaise perception qu’ont d’elle les justi-
ciables. Certaines failles sont apparemment techniques et seraient justi-
ciables d’une réforme sectorielle (accès à la justice, lenteur, publication,
exécution, information, formation des juges, contrôle des professionnels
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du droit…) et d’autres seraient de longue haleine et ne pourraient por-
ter leur fruit que si elles étaient accompagnées d’une réforme d’ensemble
et de travail sur les mentalités. La question de l’indépendance de la jus-
tice nous renvoie au statut de la magistrature, mais aussi au comporte-
ment du juge. Sur ce point, plus la justice s’approche des sphères du
politique, plus les risques d’influence sont sensibles : instruction mais
aussi autocensure. L’indépendance de la justice renvoie enfin à la forma-
tion : un juge bien formé ne craint pas d’être indépendant.
Le détournement de « procédure » et la recherche de voies extrajudi-
ciaires des litiges peuvent constituer un indice d’évitement de la voie
judiciaire parfois/souvent incertaine : conciliation et arbitrage108, recours
au réseautage, au piston et à la corruption. Les domaines les plus harce-
lés pour piston et instructions seraient le pénal et le foncier, les accidents
de la circulation et les expulsions ne sont pas en reste. Les trois pistes
initialement déclinées et qui sont techniques, éthiques et politiques ne
sont pas à hiérarchiser, mais participeraient d’un système interdépen-
dant, justiciable à la fois d’une volonté politique et d’une prise de
conscience citoyenne de ceux à qui s’adresse la justice et de ceux, nom-
breux, par qui elle transite. Au-delà des failles réelles, les confusions sont

107. A. El Kesri, « La Jurisprudence budgétaire et financière du Conseil constitutionnel


entre logique juridique et considérations politiques », Revue marocaine d’administration locale
et de développement, n° 56, 2004, p. 39 sq.
108. Encore que ces deux modalités alternatives posent un certain nombre de problèmes :
au niveau du droit de la famille, la conciliation ne donne pas de bons résultats, tandis que
l’arbitrage a besoin, pour être validé, de l’aval des cours d’appel.
510 Nadia Bernoussi, Abderrahim El Maslouhi

grandes. Les justiciables veulent-ils gagner ou faire triompher le droit ?


Et lorsqu’ils critiquent le système judiciaire, n’est-ce pas aussi le législa-
teur qu’ils condamnent (c’est lui qui fixe les délais) et l’administration
(c’est elle qui refuse d’exécuter) ? Certes, la justice connaît des réels dys-
fonctionnements, mais le juge n’est qu’un élément d’une constellation
de métiers et de professions du droit dont les corps ne sont pas exempts
de reproches. Toute réforme se doit de traiter les maux qui touchent
l’ensemble de cet itinéraire judiciaire (médecins, avocats, police, huis-
siers, notaires, greffiers, adouls…). Décidément, le chantier est presque
titanesque.
In fine, le parallèle avec les réformes judiciaires engagées dans les ex-
démocraties populaires ne souffre aucune ambiguïté : « Durant l’ère
communiste, lit-on dans un récent rapport de Transparency internatio-
nal, l’objectif principal du pouvoir judiciaire était de protéger l’ordre
socialiste et les droits des citoyens. La transition a bouleversé le rôle du
judiciaire tout en accroissant grandement ses responsabilités. Mais pour
l’instant, les réformes judiciaires n’ont réussi que partiellement. L’une
des raisons est que ces réformes n’ont pas abordé la question de la men-
talité et du comportement de ceux qui travaillent au sein du judiciaire,
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ni de ceux qui interagissent de l’extérieur avec le judiciaire109. »

109. Transparency international, Rapport mondial sur la corruption 2007, op. cit., p. 181.

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