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Georges Lewi

La fabrique
de l’ennemi
Comment réussir son storytelling
Sommaire

Introduction. .......................................................... 9

Première partie
Fondamentaux du storytelling

Chapitre 1
Qu’est-ce que le storytelling ?................................ 17
Chapitre 2
Le storytelling sur Internet :
contenu de marque et brand content.................... 35

Chapitre 3
Le storytelling vient des mythes............................. 47

Seconde partie
Le storytelling en application :
expériences et analyse

Chapitre 4
Le storytelling des entreprises................................ 71
Chapitre 5
Le storytelling des marques.................................... 85
Chapitre 6
Le storytelling des territoires................................ 107

5
La fabrique de l’ennemi

Chapitre 7
Le storytelling des personnalités publiques............ 121
Chapitre 8
Le storytelling des générations et des individus.... 135
Conclusion. ............................................................. 141
Bibliographie sélective.............................................. 149
Index......................................................................... 151
Table des matières..................................................... 155

6
Introduction

La vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?


Pourquoi parle-t-on autant du storytelling ?
En 2007, paraît en France le livre de Christian Salmon Storytelling,
la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits1. C’est un
vrai succès médiatique. L’ouvrage installe le storytelling à la une
des médias. Les publicitaires s’emparent du mot. Le Web 2.0 don-
nera ses lettres de noblesse au concept par l’interactivité et la pos-
sibilité de créer une vraie conversation entre la marque, l’homme
politique et leurs publics.
L’auteur expose dès les premières phrases sa façon de voir :
« Depuis qu’elle existe, l’ humanité a su cultiver l’art de raconter des
contes et des histoires. Un art au cœur du lien social dans toutes les
cultures. Mais qui a commencé à prendre une allure de cauchemar
depuis la fin du xxe siècle, quand il a été investi aux États-Unis par
les logiques de la communication et du capitalisme triomphant, sous
l’appellation anodine de storytelling. »
Disons-le tout net : mon ouvrage défend le storytelling même
s’il en critique les abus. Le storytelling est la prise de conscience de
l’existence d’un ensemble de techniques et d’un art de la conversa-
tion au cœur du lien social depuis dix mille ans. Il n’y a pas dans
mon esprit de « bon » ou de « mauvais » storytelling. Lors des
élections européennes de 2014 en France, seule Marine Le Pen

1. Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à


formater les esprits, La Découverte, 2008.

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La fabrique de l’ennemi

utilisa les techniques du storytelling. Seules ses listes ont su « fabri-


quer un ennemi » (l’Europe elle-même), règle numéro un d’un
storytelling réussi. Les listes « européistes » se sont contentées de
faire un bilan des cinquante ans de l’Union européenne sans
essayer de définir les défis, les batailles, les fléaux à vaincre dans le
futur. Résultat ? Les listes Front national arrivent en tête, devant
tous les autres partis, avec près de 25 % des suffrages exprimés. Il
est plus intéressant de comprendre les mécanismes du storytelling,
de savoir et de pouvoir les démonter pour s’en servir que d’essayer
de les nier. Faire un bon storytelling est sans doute la première
preuve d’existence et d’affirmation d’un individu ou d’une organi-
sation dans son environnement. L’art d’un récit bien construit est
d’abord l’art de la clarté et de l’intelligibilité. Or nous savons
depuis Boileau, poète et essayiste (1636-1711), que « ce qui se
conçoit bien s’énonce clairement ».
Selon Roland Barthes, père du storytelling contemporain
adapté aux marques, « le récit commence avec l’ histoire même de
l’ humanité. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, nulle part, aucun peuple
sans récit1 ». Nier la nécessité du storytelling, même si celui-ci est
utilisé pour défendre une cause qui nous déplaît, reviendrait à nier
le rôle de la conversation, de la parole elle-même et par conséquent
de la vie en société.
Le storytelling est une mise en récit dont le déroulement repose
sur la structure narrative utilisée dans les contes de fées, les récits
fondateurs, les mythes. Raconter une histoire avec efficacité, c’est-
à-dire de façon qu’elle soit comprise et surtout mémorisée, repose,
en effet, sur ce que les linguistes structuralistes2 ont appelé le
« schéma actantiel », à la base du schéma narratif contemporain.
Car chaque héros doit « trouver son opposant » pour justifier et
pérenniser son rôle, son statut, sa fonction. Umberto Eco, dans

1. Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit », Com-


munications, n° 8, 1966.
2. Ferdinand de Saussure (le « précurseur » en 1916), Roman Jakobson en
phonologie, Sergueï Kartsevski, Nicolaï Troubetskoï, Vilem Mathesius,
Bohuslav Havranek, Louis Hjelmslev, Vladimir Propp et Algirdas Julien
Greimas en sémiotique.

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Introduction

Construire l’ennemi (2014), rapporte ce que Gorbatchev aurait dit


aux Américains lors de la chute du Mur en 1989 : « Nous allons
vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ! »
Selon le leader de l’URSS, cette absence d’ennemi risquait de son-
ner le glas du storytelling de l’Occident. Resté tout à coup seul face
à lui-même, celui-ci serait, pour la première fois depuis un siècle,
privé de son récit contradictoire et par conséquent de sa propre
narration. Mais, comme on le sait, l’Histoire comme la nature ont
horreur du vide et, désormais, les nouveaux ennemis ne manquent
pas. Un certain George W. Bush et ses conseillers furent particu-
lièrement prompts à le comprendre.
L’art de la narration est devenu l’art de la persuasion. Les scéna-
ristes d’Hollywood et du monde entier se sont approprié le sto-
rytelling parce qu’il porte en germe cette qualité particulière :
rendre le public avide de connaître la « suite » de l’histoire.
Aujourd’hui, la relation entre l’émetteur et le récepteur accorde
une part de plus en plus importante à l’interactivité. Pour les
marques et leurs consommateurs, la blogosphère apporte ce lien
permanent qui permet au client d’avoir le sentiment de participer
à l’« expérience de la marque », à donner son avis, à contester, et le
plus souvent… à adhérer.
Dans cet ouvrage, nous analyserons le storytelling sous toutes
ses formes et dans ses développements numériques les plus actuels
comme le « brand content » ; nous verrons comment réussir son
storytelling en se servant des mythes. Puis nous passerons aux
travaux pratiques, en analysant d’abord le storytelling des entre-
prises, des marques commerciales et des territoires érigés en
marques. Nous terminerons par le « personal storytelling » (ou
« personal branding »), celui des personnalités publiques et de tout
un chacun. La conclusion sera consacrée au rôle protecteur du
storytelling face à d’éventuelles crises. Ces dernières remarques
devraient conduire les plus réticents à s’y intéresser.
Rien de tel pour commencer une réflexion sur le storytelling
que de raconter une belle histoire, comme l’économie sait quelque-
fois nous en fabriquer. Certaines entreprises récentes savent très
habilement en utiliser tous les registres. Elles transforment un

11
La fabrique de l’ennemi

objectif commercial en une « grande cause » et, à coup sûr, en


pleine réussite. Dans un univers aussi gigantesque que l’agroali-
mentaire, où se faire une place est particulièrement difficile et
surtout onéreux, le storytelling a permis à quelques nouvelles
entreprises de prendre une part de marché significative. Leurs
fondateurs, parfaits adeptes de la narration maîtrisée, ont réussi le
pari difficile d’imposer une marque venue de nulle part. Grâce à
cela, ils ont pu valoriser assez rapidement leur intuition, leur créa-
tivité. Michel et Augustin comme Innocent font partie de ces
« experts » du storytelling dans des univers où il n’y avait pas, a
priori, de place pour eux.
Focalisons-nous, donc, sur la réussite exemplaire de la marque
de smoothies « Innocent, les fruits tout nus ». Elle a pour logo une
pomme grossièrement dessinée, pourvue de deux yeux et d’une
auréole qui évoque la figure d’un sympathique angelot. La défini-
tion du mot « innocent » – « qui ignore le mal, est pur et sans
malice » – apporte aussi à la marque cette connotation angélique.
Sur son site officiel et sous la rubrique « Notre histoire », un très
beau récit qui nous est conté.
La vérité, toute la vérité, rien que la vérité
Bonjour,
Nous sommes Innocent et nous faisons des smoothies. Qu’est-ce
qu’un smoothie ? Eh bien, c’est un mélange de fruits mixés et de purs
jus de fruits frais. C’est tout. Nous avons beau chercher, nous n’avons
rien trouvé d’autre. Pour tout vous dire, nous appelons nos smoothies
innocent parce qu’ils sont 100 % purs, 100 % fruits et 100 % naturels.
Nous n’utilisons pas de conservateurs, pas de colorants, pas d’additifs
bizarres, pas de jus concentrés, pas de sucre et pas d’eau. Nos smoo-
thies ne contiennent que des fruits, et ça ne risque pas de changer.
Simple, n’est-ce pas ?
Maintenant que vous savez ce que nous faisons, laissez-nous ajouter
une petite précision. Nous vous promettons que nos smoothies seront
toujours beaux, bons et vous feront du bien. Et nous ne tricherons
jamais aux Monopoly.
Voilà. Vous savez tout.

Il était une fois…


… trois jeunes hommes entre 20 et 30 ans fraîchement diplômés,
Richard, Jon et Adam. Ils ont inventé leurs premières recettes de
smoothies pendant l’été 1998 et les ont testées lors d’un festival de
musique. Avec 100 kg de fruits et un grand panneau au-dessus de leur

12
Introduction

stand, ils ont demandé au public s’ils devaient quitter leurs emplois
pour se dédier aux smoothies. Les visiteurs devaient répondre en
jetant leurs bouteilles dans une poubelle OUI ou NON. À la fin du week-
end, la poubelle OUI était pleine. Le lendemain, ils ont démissionné1.

Tout commence donc en 1998. Le nom de la marque, le produit


« 100 % pur », les trois sympathiques étudiants Richard, Jon et
Adam, qui ne trichent pas au Monopoly, le festival de musique, et
l’opposition binaire entre le OUI et le NON, entre deux concep-
tions du monde : la scénarisation du storytelling est en place.
Tout cela a bien fonctionné puisque, en 2012, le chiffre d’af-
faires d’Innocent est d’environ 250 millions d’euros générés par la
vente de smoothies. Entrée au capital de l’entreprise en 2009, The
Coca-Cola Company est devenu majoritaire en 2013. Un nouveau
PDG est nommé pour remplacer les trois étudiants. Une quin-
zaine d’années ont suffi à ce storytelling réussi pour passer du
mythe à l’histoire économique, celle qui commence désormais en
compagnie du géant mondial des soft-drinks.
Le storytelling est la pointe la plus visible du « branding » (le
marketing de la marque) et de la création de valeur pour une entre-
prise récente ou ancienne, off- ou online. Le mot est souvent gal-
vaudé mais, à la base de la réussite de toutes les entreprises
humaines, économiques ou non, il y a toujours un bon storytelling
fondé sur des règles précises. C’est le secret de cette réussite que va
tenter de « traquer » cet ouvrage, au service de tous ceux qui sou-
haitent positionner une marque, développer un territoire, installer
un discours politique ou tout simplement pouvoir décoder ces
récits qui semblent si bien « ficelés ».

1. Site officiel de la marque, www.innocentdrinks.be/fr/, août 2014.

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Chapitre 5
Le storytelling des marques

Les marques existent dans des entreprises qui ne « produisent » pas


toujours les produits de la marque mais qui en sous-traitent la
fabrication. C’est un modèle de plus en plus utilisé par les entre-
prises de textile et, depuis l’origine, par Nike ou Apple. L’écono-
miste Benjamin Coriat en propose cette analyse : « On cherche à
rendre “ liquides” les usines elles-mêmes. Avec Nike, on était encore
dans une logique de délocalisation à la recherche de bas coûts. Dans le
cas d’Alcatel, il semble que, quel que soit le coût, on veuille le rendre
liquide : on vend les usines là où elles sont. Il s’agit de transformer le
coût fixe en un coût variable en fonction des commandes. C’est le stade
maximum. Du point de vue du capital financier, c’est l’idéal absolu1. »
C’est pourquoi les marques sont cessibles d’un acteur à un autre,
ce qui est fréquent dans le secteur agroalimentaire où Banania,
Findus, Picard Surgelés ont été cédées sans que les consommateurs
en soient informés. Le storytelling de la marque se poursuit géné-
ralement sans rupture, et sa saga publicitaire également. Ce sont
ces invariants que nous allons « traquer », quel que soit l’action-
naire majoritaire. Lancées par un storytelling particulièrement
réussi, certaines marques, fortes de leur succès, vont trouver assez
vite un acheteur (généralement un fonds d’investissement) qui
s’appuiera sur les équipes en place, éventuellement dirigées par de
nouveaux managers.

1. Nicole Penicaut, « Le rêve de l’entreprise sans usine » (interview de Ben-


jamin Coriat), www.liberation.fr, 28 juin 2001.

85
La fabrique de l’ennemi

Nous traiterons les cas étudiés par couples pour montrer que,
sur un même marché, au moins deux types de storytelling diamé-
tralement opposés sont possibles, générant chacun une réussite
non discutable. On appelle cela la différenciation.

Les marques de technologie


Nous avons choisi de commencer par le domaine des technologies,
réputé « faiseur de marques » (secteur dans lequel la valorisation
financière des marques est la plus forte), en opposant le storytelling
des deux marques majeures Apple et Microsoft, identifiées par
leurs fondateurs que tout opposait déjà : « Palo Alto, en Californie,
un après-midi du mois de mai 2011… Steve Jobs, rongé par un can-
cer, rencontre une dernière fois Bill Gates. Une cérémonie d’adieu
entre deux hommes qui ont façonné le monde informatique et changé
la manière dont nous vivons et travaillons. Steve Jobs et ses vies mul-
tiples : “Wonder Kid”, puis quasi-renégat, avant de devenir une sorte
de gourou New Age planétaire. Bill Gates, l’ homme le plus riche du
monde, une vie en forme de courbe exponentielle, seulement infléchie
par lui-même et ses désirs de philanthropie universelle. Depuis la fin
des années 1970, Gates et Jobs écrivent le futur de l’ordinateur, avec
la bagarre entre Mac et PC en fond d’ écran1. »
Le biographe de Steve Jobs, Walter Isaacson, analyse leurs rela-
tions : « Chacun se croyait plus brillant que l’autre mais Steve affi-
chait une condescendance ostensible à l’ égard de Bill, en particulier
en matière de goût et de style. Et Bill de son côté prenait Steve de haut
parce qu’ il ne savait pas écrire un programme… Il le trouvait bizarre,
pas tout à fait normal. Quant à Jobs, il trouvait Gates désespérément
étriqué : “Il aurait pu être un gars bien, plus ouvert d’esprit s’ il avait
pris de l’acide dans sa jeunesse ou s’ il avait mis les pieds dans un
monastère hindou” 2 . »
Au travers de ces personnalités hors du commun, le storytelling
de leurs marques respectives apparaît déjà.

1. Communiqué de presse de l’émission « Jobs-Gates, le hippie et le geek »,


France 5, 14 avril 2014.
2. Walter Isaacson, Steve Jobs, Éditions JC Lattès, 2011.

86
Le storytelling des marques

Apple
C’est la marque des marques, une marque de niche devenue un
leader dans de nombreux secteurs, grâce au talent visionnaire de
Steve Jobs. On se souvient de l’origine, des « deux Steve », le geek
génial et généreux à l’excès (Steve Wozniak) et le perfectionniste,
esthète, conscient de la valeur de son travail (Steve Jobs) ; les
premiers dollars investis dans un spot unique lors du Super Bowl
avec la légèreté de la nouvelle génération à la pomme, face à la
lourdeur d’IBM et de l’ancien monde. Cette rupture assumée
s’exprime dans un slogan qui est toujours celui de la marque :
« Think different ». En 2014, le nouveau spot publicitaire pour
l’iPhone 5 a pour titre : « Vous avez plus de pouvoir que vous ne
l’imaginez ». Il s’agit du même storytelling, de la même histoire,
celle du pouvoir de l’individu face aux « institutions », aux
entreprises, aux barrières, aux interdits et aux contraintes.
Steve Jobs vivait dans un monde à lui, ce que ses biographes
nomment la « distorsion de réalité », et il a décidé que ses suiveurs,
ses clients, « croqueraient dans la même pomme interdite » et crée-
raient une communauté, une « Apple Mania », comme le montre
cet article du 20 septembre 2013 : « C’est devenu un rituel pour
chaque sortie d’ iPhone : la queue devant les Apple Store. Aujourd’ hui
encore, plus de 500 personnes ont attendu devant le magasin d’Apple
à Opéra pour être parmi les premiers à posséder un iPhone 5S ou 5C.
Ils sont commercialisés aujourd’ hui en France, aux États-Unis et dans
neuf autres pays. Si les “Apple Maniacs” n’ont pas hésité à mettre leur
réveil pour être admis dans le temple de la consommation high tech,
un certain relâchement se fait néanmoins jour. Les précédentes fois,
l’attente en file indienne était, généralement, toujours assez festive et
joyeuse. Cette fois-ci, peu de débordements de ce type. La passion pour
Apple deviendrait-elle routinière1 ? »
Apple en quelques dates, c’est une histoire en dents de scie, un
vrai storytelling où l’identification du héros réussit, échoue, dans
lequel il se fait « virer », revient, gagne et meurt au combat :

1. Gilbert Kallenborn, « Les “Apple Maniacs” se ruent vers les nouveaux


iPhone 5S et 5C », www.01net.com, 20 septembre 2013.

87
La fabrique de l’ennemi

1976 Steve Jobs et Steve Wozniak présentent le premier ordinateur


Apple à Palo Alto, en Californie. Il consiste alors principalement en
une carte de circuit imprimé et coûte un peu moins de 700 dollars.
1977 L’Apple 2, le premier micro-ordinateur produit en série, rem-
porte un succès immédiat.
1984 Le Macintosh fait ses débuts. Il est abordable et propose plu-
sieurs innovations dont un lecteur de disques et une souris.
1985 Steve Jobs démissionne à la suite d’une lutte de pouvoir interne.
1986 John Sculley devient le président d’Apple. Steve Jobs crée l’en-
treprise d’informatique NeXT et achète à la société de produc-
tion de George Lucas les studios d’animation Pixar.
1996 Apple achète NeXT et fait de Steve Jobs un conseiller.
1997 Steve Jobs reprend les commandes du groupe. Son concurrent
Microsoft investit 150 millions de dollars dans l’entreprise.
1999 L’iBook, présenté comme un iMac portable, est commercialisé.
2001 Apple lance le baladeur iPod pour 399 dollars et ouvre son pre-
mier magasin à Palo Alto.
2003 Apple ouvre sa boutique de musique en ligne iTunes.
2004 Steve Jobs subit une opération pour un cancer du pancréas.
2007 Apple transforme le marché des téléphones multifonctions avec
l’iPhone.
2010 Apple présente sa tablette iPad. Le groupe ravit en mai sa pre-
mière place d’entreprise technologique en termes de capitalisa-
tion boursière à Microsoft.
2011 17 janvier Steve Jobs prend un congé maladie.
18 janvier A pple fait état d’un bénéfice trimestriel record de
6 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de
26,74 milliards.
4 octobre Tim Cook, le nouveau directeur général d’Apple, pré-
sente l’iPhone 4S lors d’une conférence d’Apple mar-
quée par l’absence de Steve Jobs.
5 octobre Apple annonce la mort de Steve Jobs à l’âge de 56 ans1.

La philosophie de Steve Jobs, c’est-à-dire la recette de son suc-


cès, son entreprise la cherche aujourd’hui et des centaines d’ou-
vrages tentent de l’analyser. À l’instar d’autres, le site ConceptArt
multimédia 2 a essayé d’en tirer dix points d’enseignement :
1. Faites ce que vous aimez
2. Pensez différemment !
3. Ne perdez pas de vue la grande vision
4. Dites non à trop de choses

1. AFP, « Démission de Steve Jobs : les dates-clés d’Apple », 25 août 2011.


2. www.conceptart.ca/

88
Le storytelling des marques

5. Créez des expériences différentes


6. Vendez des rêves, pas des produits
7. Soyez maître du message
8. Simplifiez
9. Anticipez l’avenir
10. Apprenez à lâcher prise

En 1986, en pleine gloire, Steve Jobs fut évincé de sa propre


compagnie par un conseil d’administration qui ne croyait plus en
sa vision. Dans un discours prononcé lors de la remise des diplômes
aux étudiants de Stanford, il confie :
La raison d’être de ma vie n’existait plus. J’étais en miettes. Je restais
plusieurs mois sans savoir quoi faire. J’avais l’impression d’avoir trahi
la génération qui m’avait précédé – d’avoir laissé tomber le témoin au
moment où on me le passait. Je ne m’en suis pas rendu compte tout
de suite, mais mon départ forcé d’Apple fut salutaire. […] Pendant les
cinq années qui suivirent, j’ai créé une société appelée NeXT et une
autre appelée Pixar, et je suis tombé amoureux d’une femme excep-
tionnelle qui est devenue mon épouse. […] Par un remarquable
concours de circonstances, Apple a acheté NeXT, je suis retourné chez
Apple. […] Parfois quand vous innovez vous faites des erreurs. Admet-
tez-le rapidement et passez à la prochaine innovation1.

La marque Apple a un adjuvant difficile à remplacer, Steve Jobs ;


une mission qui consiste à simplifier la vie de l’individu, le rendre
plus léger ; un opposant, la réalité telle qu’elle est aujourd’hui, les
contraintes en tous genres que l’homme et la marque ont toujours
refusées.
QUE RETENIR DU STORYTELLING D’APPLE ?
Il renouvelle le mythe du démiurge, de l’individu qui peut tout ou presque,
Prométhée allant voler le feu aux dieux pour le ramener aux hommes dans
un souci de scénarisation et d’esthétique hors de toute rationalité. Les
« Apple Maniacs » ne se mêlent pas aux autres. Apple, à l’instar de Harley
Davidson, a su créer une communauté, ce qui est l’objectif de toute marque.
Avec cette pomme croquée entre les mains, symbole d’une histoire sans
cesse recommencée, c’est un peu de la puissance des dieux que gagne son
heureux possesseur. Les mots « marque » et « storytelling » s’écrivent en
majuscules chez Apple. Et pourtant, à la fin, c’est toujours Microsoft qui
gagne !

1. Retranscription du discours de Steve Jobs à Stanford prononcé le 2 juin


2005, blog.cozic.fr, 17 janvier 2008.

89
Chapitre 7
Le storytelling
des personnalités publiques

Avec les personnalités publiques, les artistes, les politiques, tous


ceux qui sont médiatisés et vont en tirer un avantage, la France est
le pays d’origine de la vulgarisation du mot storytelling, en parti-
culier grâce aux ouvrages de Christian Salmon dénonçant tour à
tour le storytelling de Ronald Reagan, de Bush, de Sarkozy, etc.
Cette dénonciation a paradoxalement consacré la rampe de lance-
ment du phénomène. Décrié en politique, le storytelling est devenu
le nouveau credo du marketing. Or, comme on le sait, le monde
politique se nourrit, à son tour, des techniques de marketing
pour réussir en politique comme le font les marques dans l’univers
commercial.
Les élections européennes de 2014 ont consacré en France le
Front national, seule formation à avoir « construit son ennemi »,
c’est-à-dire à avoir dit « Non à Bruxelles ! » et à avoir su incarner
ses listes sous le visage de Marine Le Pen. Les autres partis, sans
visage pour la plupart d’entre eux, ont généralement tenu une
position nuancée vis-à-vis de l’avenir de l’Europe. Dans le domaine
des marques commerciales, voire des territoires, l’absence de
nuances est perçue comme une clarification du positionnement de
la marque sur son marché. En politique, cette simplification pose
bien des questions. Les hommes politiques doivent tracer le récit
de l’avenir de leur peuple. Or cette « vision » doit pouvoir être
comprise facilement, immédiatement. Elle doit, de ce fait, très

121
La fabrique de l’ennemi

souvent, pour être immédiatement comprise, s’inscrire dans un


mythe existant qui va servir de référence aux électeurs et de ligne
de conduite future aux dirigeants.
Jules César avait déjà utilisé les techniques du storytelling pour
bâtir au travers de la légende romaine sa propre gloire. Le dernier
avatar du personal branding (faire de soi une marque) et du perso-
nal storytelling (faire de soi un grand récit) est le « selfie ». Plus
rapide à réaliser qu’un ouvrage ou un film, il accompagne l’ego de
nos dirigeants et de nos stars. « Selfie », tout le monde a ce mot en
bouche et le smartphone en main ! Le phénomène touche à présent
aussi bien les personnalités publiques que les marques. On se sou-
vient du déjà fameux selfie de Barack Obama lors des obsèques de
Nelson Mandela. Cet autoportrait pris au smartphone par la Pre-
mière ministre danoise Helle Thorning-Schmidt n’a pas échappé à
un photographe, professionnel, celui-là ! Car, loin de l’amusement
de ces trois dirigeants, c’est la moue désapprobatrice de Michelle
Obama que le journaliste a captée. Même les grands de ce monde
ont des scènes de ménage : l’histoire peut commencer… Le selfie
de Bradley Cooper lors de la cérémonie des Oscars 2014 semblait
piloté par Samsung. Bien joué ! On voyait la marque et l’on pou-
vait en déduire qu’elle était la baguette magique des acteurs et des
actrices, et la première étape pour atteindre la gloire. Loin d’être
des photos anodines prises au dépourvu, les selfies sont devenues
l’expression d’un nouveau type de storytelling. Prendre un cliché
de soi n’a pas beaucoup d’intérêt mais la mise en public du geste
en a, par ce qu’elle révèle de la personnalité de l’égotiste. Car
aucun storytelling ne peut être porté par soi-même. Il faut des
complices, capables de mettre en valeur le sujet : photographes,
journalistes, historiens, ex-compagnes ou compagnons de route.
Le journaliste Thomas Hervé, qui travailla avec Christian Bla-
chas (l’inventeur de Culture Pub), présente ainsi son émission Com’
en politique : « Vous connaissez le conte de fées pour enfants, mais
savez-vous qu’on le retrouve aussi en politique ? On appelle ça le sto-
rytelling ! Très utilisé par le président Barack Obama, ce procédé dont
raffolent les communicants consiste à raconter une histoire et à mettre
en scène le parcours et la vie des élus comme dans un roman. Après

122
Le storytelling des personnalités publiques

tout, rien de tel qu’une bonne histoire pour faire passer son message
auprès des électeurs ! Mais pourquoi employer une telle méthode ?
Comment se construit un bon storytelling ? Et, surtout, comment
s’applique-t-il 1 ? »
En politique, où les sujets sont souvent complexes, la narration
remplace quelquefois l’information. Celle-ci doit toujours être
véhiculée par une bonne histoire. Pour informer et convaincre, il
faut savoir raconter. C’est « la défaite de l’ intelligence dans le
domaine de la politique2 », selon les plus pessimistes des analystes
comme Edward Bernays. Les élites politiques sont obligées de
trouver des formes nouvelles de persuasion afin d’influencer l’opi-
nion. « Défaite de l’intelligence » ou suprême forme de compré-
hension de ce que sont les motivations des êtres humains, lorsque
leur destin est en jeu ? Les historiens emploient quelquefois les
vocables peu flatteurs de « démocratie d’opinion » ou de « démo-
cratie de marché ». Mais les plus grands, ceux que nous continuons
d’admirer, ont utilisé le storytelling pour pousser leurs concitoyens
à agir et à réagir.

Le storytelling des politiques au xxe siècle


L’un est rond et l’autre long. Mais ce n’est pas vraiment ce qui
sépare ces deux monstres de notre histoire récente. Ils se sont
côtoyés, détestés, admirés, sans doute, mais ils ne racontaient pas
du tout à leurs peuples respectifs le même récit, alors même que les
circonstances leur imposaient une histoire commune.
« Français et Britanniques ont choisi leur grand homme. Selon tous
les sondages et jugements d’ historiens, le xxe siècle appartient à Chur-
chill d’un côté de la Manche, à de Gaulle de l’autre. Deux alliés dans
la guerre, selon la légende dorée des relations entre Paris et Londres,
deux ennemis irascibles et passionnés, comme le montre une série de

1. « Com’ en politique : le storytelling/la communication des premières


dames » (compte-rendu d’émission), www.lcp.fr, avril 2013.
2. Edward Bernays, Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocra-
tie, Zones, 2007.

123
La fabrique de l’ennemi

télégrammes de Winston Churchill et du président américain Roose-


velt.
Selon ces documents qui datent d’un séjour du Premier ministre
britannique en 1943 à Washington, Churchill voulait tout simple-
ment “ éliminer politiquement de Gaulle”. Les télégrammes adressés
par Churchill à ses ministres restés à Londres sont apparus tellement
injurieux aux responsables anglais d’aujourd’ hui que leur publication
prévue pour 1993, cinquante ans après leur rédaction, a été repor-
tée1. »

Winston Churchill
Je n’ai à vous offrir que du sang, de la sueur et des larmes.

C’est la déclaration restée la plus célèbre de sir Winston Chur-


chill. Il prononça ces mots le 13 mai 1940 devant la Chambre des
communes lors de son discours d’investiture au poste de Premier
ministre. Ce lauréat du prix Nobel de littérature en 1953 – c’est
dire s’il savait manier la langue et l’art du récit – fit de sa vie un
roman autour d’un thème unique, la capacité de résistance de la
Grande-Bretagne à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale. Son
discours se poursuit par ce qu’on considérerait de nos jours comme
une absence totale d’humanisme :
Vous demandez quelle est notre politique ? Je peux vous le dire : c’est
d’engager le combat sur terre, sur mer et dans les airs, avec toute la
puissance, la force que Dieu peut nous donner ; engager le combat
contre une monstrueuse tyrannie, sans égale dans les sombres et
désolantes annales du crime. Voilà notre politique. Vous demandez, quel
est notre but ? Je peux répondre en un mot : la victoire, la victoire à tout
prix, la victoire en dépit de la terreur, la victoire aussi long et dur que
soit le chemin qui nous y mènera ; car sans victoire, il n’y a pas de survie.

Le storytelling de Churchill est tout entier dans ce discours,


sans nuances, sans concessions. La victoire est le but unique, il faut
vaincre ou mourir.

1. François Sergent, « De Gaulle-Churchill, frères ennemis. Des dépêches


de 1943 révèlent que pour son allié le général était à “éliminer” », www.
liberation.fr, 6 janvier 2000.

124
Le storytelling des personnalités publiques

Charles de Gaulle
Le destin du général de Gaulle est proche de celui de Churchill.
Tous deux sont de fins lettrés, tous deux sont des militaires, l’em-
portant à force de constance, d’obstination et de foi dans la gran-
deur de leur pays, qu’ils jugent capable de vaincre le nazisme. Tous
deux écrivent, tous deux après la victoire sont battus aux élections.
Tous deux reviendront aux affaires pour une courte période, le
premier en 1951 pour la guerre de Malaisie, le second en 1958 car
la situation de la France, lors de la guerre d’Algérie, semblait presque
aussi pathétique que pendant la Deuxième Guerre mondiale. Tous
deux amorceront une délicate décolonisation de leur pays.
Churchill et de Gaulle auraient pu s’exprimer ainsi :

Prenez invariablement la position la plus élevée, c’est généralement


la moins encombrée.

Mais c’est le général de Gaulle qui a prononcé cette phrase,


ajoutant même :

La France ne peut être la France sans la grandeur 1.

Car la différence est de taille dans le storytelling de ces deux


géants de l’Histoire. Churchill en demanda toujours plus aux
citoyens britanniques, le général de Gaulle comprit que les Fran-
çais avaient besoin d’être soutenus, encouragés et non pas morigé-
nés comme les Britanniques. On se souvient de ses paroles
enthousiastes au moment de la libération de Paris, alors que la
majorité de ses habitants avaient collaboré ou étaient restés passifs
face à l’occupant. Le 25 août 1944, sur la place de l’Hôtel-de-Ville
de Paris, il prononce lors d’un discours l’une de ses célèbres
« petites phrases » :

Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré !


Libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec le concours des
armées de la France.

1. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’appel, 1940-1942, Plon.

125
La fabrique de l’ennemi

En 1959, il ajoutera :
Ce qu’il faut surtout pour la paix, c’est la compréhension des peuples.
Les régimes, nous savons ce que c’est : des choses qui passent. Mais
les peuples ne passent pas.

Les deux hommes ont en commun dans leur storytelling une


envie de grandeur pour leur pays et un même ennemi, la lâcheté,
mais Churchill manie le bâton alors que de Gaulle utilise la
carotte. C’est pourquoi il se trouve complètement démuni en 1968
et ne comprend pas en 1969 que les Français le « congédient » sur
une affaire de décentralisation, pourtant souhaitée par tous.
QUE RETENIR DES STORYTELLINGS DE CHURCHILL
ET DE DE GAULLE ?
On parlera volontiers d’« intolerance idealism » à propos du Premier
ministre anglais, et de compréhension, sous des dehors austères et
militaires, pour le président français comme l’atteste cette analyse de la
« crise » de Mai 68 : « Dans sa première intervention publique depuis le
début de la crise, de Gaulle privilégie la compréhension à l’égard d’une
agitation qu’il attribue au trouble de la jeunesse et aux mutations de la
société. Tout en affirmant la volonté du gouvernement d’assurer l’ordre,
il juge que la réponse à la crise réside dans des réformes qui mettront
en œuvre la participation. Aussi annonce-t-il la tenue d’un référendum
destiné à approuver cette solution, mettant en balance son départ du
pouvoir si les Français répondaient négativement1. »
À Londres, il eut le même comportement compréhensif face aux menaces
à peine voilées de Churchill à son égard. « De Gaulle décrit dans un beau
passage de ses Mémoires de guerre le rôle de Churchill dans ses premiers
jours à Londres : “Quant à moi, écrit-il, je n’étais rien au départ… Naufragé
de la désolation sur les rivages de l’Angleterre qu’aurais-je pu faire sans
son concours ? Il me le donna tout de suite2.” »
L’objectif est le même mais la méthode est opposée. C’est, au-delà de
l’histoire, une nouvelle opposition binaire entre proche et lointain. Des
deux, n’est pas le plus lointain celui qu’on pense, malgré sa haute taille
qui semble l’éloigner du commun des mortels. Leurs vies publiques sont
proches mais leurs storytellings, leurs façons d’écrire le récit de leur
action, sont opposés car ils avaient une vision très différente de ce qu’on
pouvait exiger de leurs peuples respectifs.

1. Serge Bernstein, Institut national de l’audiovisuel (INA), « De Gaulle et


la crise de mai 1968 », www.ina.fr/
2. Site officiel de la Fondation Charles-de-Gaulle, « Appel du 18 juin 1940
du général de Gaulle : texte et circonstances », www.charles-de-gaulle.org/

126
La fabrique de l’ennemi
Comment réussir son storytelling

« Il était une fois… » Il n’a pas échappé aux publicitaires que les
hommes aiment les histoires. Plutôt que de vanter les qualités d’un
produit, d’une région ou d’une personne, il est désormais d’usage
de raconter son histoire, celle de ses créateurs ou de ses employés.
Mais n’est pas conteur qui veut. La narration est un art qui obéit à des
règles et s’inspire de modèles éternels. Le storytelling emprunte aux
contes de fées, fables et mythes fondateurs une structure narrative
qui repose sur le manichéisme. L’ennemi est la pierre angulaire d’un
bon récit. Sans ennemi, pas de lutte ; sans lutte, pas de héros. Un
storytelling efficace est un récit qui fabrique un ennemi et qui
identifie les armes pour le combattre.
Georges Lewi donne les clés pour réussir son storytelling à l’aide
d’exemples de storytellings d’entreprises (Michelin, Free), de
marques (Red Bull, Google), de territoires (L’île de Ré, Dubaï), de
personnages publics (Obama, Poutine) et de générations (jeunes,
retraités).

Georges Lewi est consultant en branding et e-branding au Celsa et à l’Association


progrès du management (APM). Expert en stratégies de marque, il a introduit
en France le storytelling. Il est l’auteur, entre autres, de Mythologie des marques
(2e éd., Pearson, 2009) et La marque (avec P.-L. Desprez, 4e éd., Vuibert, 2013).

ISBN : 978-2-311-00973-6

9 782311 009736

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