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Le Tour du monde

(Paris. 1860)
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le Tour du monde (Paris. 1860). 1860-1914.

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LE

OUR DU MONDE
PAlUS. IMPRIMERIE DE CH LAHURE ET Ci.

Rues de Fleurus, 9, et de l'Ouest, 21


LE

TOUR. DU MONDE
NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES

PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION

UE Il. ÉUOUARU CHtIRT()1V

ET 1LLUS'l'liÉ PAR NOS PLUS Cr~LÈBHES AUTISTES

DEU XIÈME ANNÉE

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'~


PAlUS, UUE PŒmæ-S.\RRAZIN, 1\" t4

LON.DRES, KLNG WILLlA~1 STREET, STRANI)

LEiPZIG, 15, l'OST-STRASSE

1861
LE TC~UR I~U ~~ZOl~TDE
NOUVEAU DESVOYAGES.
JOURNAL

VOYAGE AU LIBAN. Homme et femme maronites. Dessin de nature


Rida, d'après
111. 53" LI\
1
2 LE TOUR DU MONDE.

SOUVENIRS D'UN VOYAGE AU LIBAN,

PAR M. E. A. SPOLL.

1859. INÉDIT.

Jaffa. Saint-Jean d'Acre. Caïffa. Le mont Carmel. Soujr. Sayda. Arrivée à Beyrouth

D'Alexandrie à Jaffa, quatre-vingt-dixlieues marines; rissement où fut


la jetée d'Alexandre, et rien de plus.

vingt-six heures. Dieu, les hommes, la mer ont tout détruit.


D'abord les montagnes de la Palestine, A quelques lieues de Tyr, on rencontre Sayda ou Si-
apparaissent
dessinant à l'horizon leurs ondulations peu accentuées, don, la tige des villes phéniciennes. Cette cité a pour

puis les rochers qui portent la ville. toute défense un fort qu'une volée de canon réduirait en
Jaffa', l'ancienne Joppé, est un amas circulaire de poussière.
maisons éblouissantes de blancheur, disposées en am- Ancien port de Damas avant que l'émir Fakr el Din

phithéâtre sur le versant de la montagne'qui regarde la eût fait ensabler les passes de sa rade, Sayda a conservé
Méditerranée. Ducôté de la terre, la ville est entourée d'assez nombreuses relations commerciales la ville
de hautes murailles flanquées de tours c'est par là que compte une population de sept à huit mille âmes, dont

Bonaparte entra dans Jaffa en 1799. deux mille sont, dit-on, des chrétiens maronites. Comme
Au pied de ces murailles, le rong du port, règne, Tyr, sa soeur et sa rivale, Sidon n'a rien conservé de ses
chose rare en Syrie un assez beau quai opposant sa splendeurs passées.
digue aux flots de la mer, souvent irritée dans ces Enfin les montagnes s'éloignent du rivage, la plaine
Au reste, la rade, m'a dit le commandant du s'élargit voici Beyrouth.
parages.
Simoï. est justement redoutée des marins, ~nale~da ca-
rinis je pensai involontairement à l'épithète de Virgile.
Beyrouth.
L'aspect général de la ville est triste et fatigant. Des
rues d'une révol- comme dernier
sombres tortueuses malpropreté Le Liban; plan, se détache gris et rose
tante, me conduisent au bazar, d'où s'exhale une odeur sur l'azur de l'éther; à ses pieds, une vaste échancrure
intolérable de musc et de poisson séché. circulaire ronge les flancs de la montagne une plaine
Je salue l'hôpital que Gros a si poétiquement traduit luxuriante de verdure occupe cet espace vide et vient
sur sa toile immortelle des Pestiférés, et je regagne le mourir la mer, formant l'immense figure d'un
jusqu'à
bâtiment. croissant dont les extrémités s'avancent dans les eaux.

Quelques après, nous étions en mer, et nous sui-


heures L'un de ces promontoires supporte la croupe abaissée

vions, sans trop nous en éloigner, la côte de Syrie. La vé- d'une chaîne de montagnes qui s'entr'ouvre pour jeter
gétation, assez rare près de Jafl'a, devient plus abondante un fleuve à la mer' l'autre est une belle colline boisée,
en approchant de Saint-Jean d'Acre bientôt nous distin- ornée d'une ville dont les blanches maisons tranchent sur
les murs de l'ancienne Ptolémaïs, bâtie sur une un fond de sombre verdure. Ces maisons, comme dans
guons
de terre se projette dans la Méditerranée en les pays très-chauds, de rares ouvertures, sont
langue qui percées
forme de demi-lune, et baignée
de trois côtés par la mer, couvertes de terrasses et s'échelonnent jusqu'au sommet
naturelle. Saint-Jean d'Acre eut de la colline les derniers édifices sur les ro-
qui lui sert de défense reposent
l'honneur de tenir en échec Napoléon. chers moussus de la grève et sur les débris des an-
Caïffa s'offre à nos accotée au mont Carmel, ciennes fortifications la mer vient blanchir de son
regards, que
qui domine la mer de plus de neuf cents pieds, et dé- écume.
roule au soleil ses flancs couverts d'oliviers et de vignes Autour des enserrent la ville s'épanouit
remparts qui
une magnifique végétation; des jardins coupent en car-
sauvages.
Le Carmel fuit à son tour une heure après nous rés inégaux la surface de la colline, séparés par des
cette ville su- et de Vers le centre, des pal-
sommes devant Tyr. Que. reste-t-il de haies de cactus nopals.
un misérable sur la presqu'ile miers, des mûriers, des caroubiers, forment une épaisse
perbe'? village, Sour,
bal- çà et là quelque muraille brillante de
qu'occupait l'armée d'Alexandre. Quelques pauvres forêt, d'où surgit
Au fond du tableau, le Sannin élève ses der-
lots de marchandises gisent çà et là sur ce sol que cou- lumière.
vraient l'or, la pourpre et les aromates. Voilà donc cette nières cimes, couvertes d'une neige éternelle.
reine des mers telle que l'a faite la malédiction d'Ézé- A la fraîcheur de la végétation, aux légers cumuli dont

chiel Des blocs de granit sur le promontoire, un atter- se couvre le ciel, on se croirait en Europe.

1. Jaffa est le point de la côte le plus rapproché de Jérusalem


et lui sert de port; la distance entre les deux villes est de treize 1. Le Nahr el Kelb.
heures environ. 2. Le Sannin est le point le plus élevé du Liban.
LE TOUR DU MONDE. 3

Le port de Beyrouth ne reçoit que de petits bâtiments; « Tenez-vous à votre bourse? me dit-il.
les gros vaisseaux restent en rade. Des Arabes demi-nus Assurément!
se précipitent à la mer du canot dans A votre vie ?
pour nous enlever
leurs bras nerveux et nous déposent sains et secs sur le Considérablement!! » v
un léger bachich 1. .Cette fois le cri partait du cœur.
quai, moyennant
« Eh bien M. bornez
Dès le premier coup d'œil jeté sur la ville, on voit à croyez-moi, reprit Lascaris,
florissant: les Maronites aux votre aux Cèdres les Mutualis sont en ce mo-
quel point le commerce est voyage
habits sombres et grossiers, le Druse au turban blanc ment en délicatesse avec les Maronites, il règne un peu

ou rayé, bardé d'armes des Arabes étalant d'effervescence autour


Damas de vous connaissez le
magnifiques,
leurs haillons des Turcs, des Grecs, des juifs, «Chàmi, choumi 1 » en votre qualité de chré-
superbes, proverbe
des Arméniens, tout cela se presse sur le port, Babel de tien, sans une escorte nombreuse, vous pourriez vous at-

et de costmnes, où néanmoins semble dominer tirer de graves désagréments, dont le moindre serait la
langages
vous n'êtes
l'élément chrétien. perte de votre bagage; En-attendant, puisque
Là le Liban son vin et ses soies, l'Yémen son à Beyrouth que depuis quelques heures, permettez-moi
apporte
café, le Hauran ses blés, D,jébaïl et Lattakieh leur blond de vous y servir de guide, et je tàcherai de faire en
ses chevaux, Damas ses armes, Bagdad sorte que vous ne regrettiez pas trop votre séjour parmi
tabac, Palmyre
enfin D
ses riches étoffes, l'Europe les innombrables pro- nous.

duits de sa vaillante industrie. L'offre était


engageante, et puisque je ne pouvais réa-

De même dans tout l'Orient, des rues liser mon projet, du moins en son entier, je résolus de
que l'aspect
tient peu les promesses du panorama. Les maisons ca- mettre à profit la complaisance de M. Lascaris qui s'in-
chent sous leur massive de pierre les plus ca- stituait mon cicerone avec tant de courtoisie.
enveloppe
fantaisies de l'imagination ces comme « Puisque vous me dit M. Lascaris, venez
pricieuses arabe, acceptez,
femmes de Constantinople, me prendre à sept heures, nous irons voir la promenade
qui, le visage couvert d'une
mousseline, la taille effacée sous l'ampleur du des Pins2, c'est notre Prado; vous y contemplerez nos
épaisse
les pieds enfouis dans des bottes informes, ca- beautés européennes, et de plus un fort beau cheval
féredjé,
chent souvent des trésors de beauté. Les rues sont qu'un Anglais de mes amis doit acheter à un Arabe,
étroites et rapides, reliées quelquefois
passages par des après avoir usé de plus de diplomatie pour le décider à

voûtés; sont occupées par des cette vente qu'il ne s'en dépense en un an pour mainte-
quelques-une$, plus larges,
ou ébranler »
cafedjis 2 des Arabes accroupis y fument tranquillement nir l'équilibre européen.
le chuchet8 ou le chibouque à l'abri de tentes en sparte- Je pris et j'allai
congé, esquisser quelques costu-
rie grossière, sur leurs têtes çà et là, au mes je me dirigeai ensuite vers une table d'hôte cos-
suspendues
beau milieu de la rue, de superbes enfants entièrement mopolite, où je pris un assez bon repas. Je me préparais
nus roulent dans la poussière leurs petits bronzés à me rendre chez M. Lascaris, lorsque mon nom pro-
corps
noncé à haute voix dans la cour, me fit mettre à la fe-
par le soleil.
A part les fortifications et les anciens chàteaux qui nêtre, et j'eus l'agréable surprise de voir M. Lascaris
défendent son port, Beyrouth n'a pas de monuments; le lui-même et son Anglais, tous deux à cheval et m'atten-
bazar seul a quelque monumental. dant avec une troisième monture en main. Quelques
peu l'aspect
minutes après, nous étions aux portes de la ville, et
11t.Lascaris. La promenade des Pins. L'Arabe
et son coursier.
bientôt vers la mer, que côtoie une belle avenue plan-
tée jadis par les ordres de l'émir Fakr el Din pour ser-

Après avoir battu au hasard les rues de


la ville, je vir de ban ière contre le souffle brûlant du simoun elle

songeai à remettre une lettre de recommandation qui est bordée de cafés où les habitants vont.respirer la
m'avait été donnée à Marseille par M. 1\1. négociant brise, en liuinant le moka brûlant ou dégustant d'excel-

grec, pour un de ses parents établi à Beyrouth. Trouver lente limonade glacée. On y rencontre surtout la popu-
ce « parent, D n'était pas chose facile il me fallut aller lation européenne de la ville puis quelques femmes
à une demi-lieue de la ville, aumilieu des jardins étagés arabes, le visage voilé, aux longs cheveux chargés de
sur la colline. Une servante, coiffée de ses longs che- ou enfin des dames du Liban, la tête ornée
sequins
veux, qui tombaient en tresses noires sur ses épaules, du tantoura3, qui, de loin, les fait ressembler à de gra-
m'introduisitprès de son maitre. cieuses licornes.
Comme mon projet était de pousser mon voyage jus- Les hommes ftunent à la porte des cafés le chibouque

qu'à Damas et Baalbek, en passant par les Cèdres, après ou l'éternel chuchet. Telle est la vie monotone de l'O-
les premiers compliments, j'en parlai à M. Lascaris. rient, sans variés mais exempte de chagrins
plaisirs

1. Pourboire. tuyaux rigides, l'un incliné et servant à aspirer la fumée, l'autre


2. Marchands de café. vertical, qui plonge à l'intérieur de la noix à moitié remplie d'eau, et
3. Le chuch,et est la pipe syrienne par excellence. Il n'est pas supporte un fourneau de cuivre évasé où brûle le tombeki de Perse.
composé, commele narguileh turc, d'un flacon autour duquel s'en- l. Damasquin, méchant.
lace comme un serpent un long tuyau flexible. Le flacon de cristal 2. Emplacement actuel du camp français en 1860.
est remplacé par une noix de cocotier à laquelle s'adaptent deux 3. Le tantoura est une espèce de corne de un à deux pieds de hau-
4 LE TOUR DU MONDE.

réels, sobre, où l'homme n'a qu'à pren-


contemplative, impassible, puis dix millé, et dix mille encore; les yeux
dre la peine de vivre. En Occident, la vie est un travail du vendeur s'allumèrent à la vue de ce trésor; dix mille
en Orient, un repos. autres piastres tombèrent l'Arabe était vaincu.
Au lieu du rendez-vous l'Arabe nous attendait, assis « Allons, dit-il en s'approchant du cheval, il faut
à côté de son cheval, qui paissait en liberté; c'était un nous séparer. D
des plus_nobles animaux du désert. avec Pegme un licol de soie, l'A-
L'Anglais préparait
« Las salam aleik te dit-il à rabe étouffait
(je salue), gravement j'étais ému de cette muette douleur.
l'Anglais. Tout à coup l'intelligente bête, flairant son nouveau
Quel est le prix de ton cheval ? demanda celui-ci possesseur, fit un brusque écart qui le rapprocha de son
par l'intermédiaire de M. Lascaris. et poussa un hennissement douloureux.
maître,
Dieu seul le sait, dit l'Arabe jette sur ce man- D'un bond l'enfant du désert fut en selle.
teau le prix que tu en offres. D « Adieu, vos trésors ne remplaceraient
dit-il, jamais
'n'ente mille piastres tombèrent au de l'Arabe mon seul ami. D
pied

Vue de Tripoli en Syrie. Dessin de Grandsire d'après M E. -A. Spoll.

Et il disparut dans un tourbillon de aux arrêté nous devions aller visiter l'embouchure du Nahr
poussière
yeux de l'Anglais stupéfait. el Kelb' et le bel aqueduc de l'émir Fakr el Din, en
cr Sti~rupide D les fortifications extérieures.
passant par
Telle fut l'expression des regrets de l'insulaire. Je savais mon hôte
fort érudit; aussi n'hésitai-je pas à
Nous en silence le chemin de la ville. lui demander quelques détails sur les Druses, Maronites
reprimes
et Mutualis, dont les noms reviennent si souvent à l'o-
Maronites, Druses et Mutualis. Le Nahr el Kelb. L'aqueduc de n'avoir en-
reille, et sur ,lesquels j'étais honteux pas
de Fakr el Din.
core de données plus certaines.
Le lendemain, je me rendis chez M. Lascaris, qui Il faut en lieu vous faire remarquer, me
premier
m'avait invité à déjeuner. de la journée fut vite dit M. Lascaris, que cette confusion, cette diversité de
Le plan
langages et de costumes qui vous ont tant sftrpris, exis-
teur. Cette corne est en argent ciselé, quelquefois en bois; elle
soutient un long voile qui rejeté en arrière tombe sur les
épaules. 1. Fleuredu. chien.
6 LE TOUR DU MONDE.

tent aussi dans les religions, où chaque individu forme faveur de la Porte, se concilier la bienveillance des Mé-
presque une secte particulière, principalement chez les dicis tout-puissants à Florence, et celle du gouvernement
Druses. français.
« Les Maronites, je donne le pas à nos coreligionnaires, <IPeu à peu il s'empara des villes du littoral, jusqu'à ce
tirent leur origine d'un moine nommé Dla.roun, qui vé- qu'en 1613, il fut maître de tout le pays situé entre
eut vers la fin du sixième siècle, et mourut en odeur de Adjaloun et Safed mais la fin de son règne ne justifia
sainteté. Un couvent fut fondé pour faire honneur à sa pas ce beau commencement il sut conquérir et non
mémoire. Un siècle
plus tard, un de ses disciples,
Jean conserver. Cerné, de tous côtés par le pacha de
traqué
le Maronite, la querelle des latins contre les
épousa Damas, par les Druses eux-mêmes, trahi par les siens,
chrétiens grecs, qui faisaient alors de grands progrès il fut livré aux Turcs, dans sa prison
qui l'étranglèrent
dans le Liban; ces derniers suivaient les inspirations en 1635.
de Constantinople; les Maronites, au contraire, sui- <ICe fut à lui que dut, au dix-septième siècle,
Beyrouth
vaient celles de Rome. Vous voyez déjà le voile religieux une certaine splendeur, grâce aux embellissements et aux
servant à couvrir les dissidences Jean organisa travaux d'utilité
politiques. publique qu'il y fit exécuter, mais que
donc en milice ses montagnards, les conduisit à l'ennemi, les Turcs ont bien vite détruits, les remparts et
excepté
et les rendit maitres de tout le Liban
auprès de le bel aqueduc
jusque que nous visiterons aujourd'hui.
Jérusalem. Courageux, bien qu'en petit. nombre, ils con- <I Comme je vous l'ai fait remarquer, les Druses, si l'on
servèrent longtemps leur indépendance sur la montagne, met de côté quelques observances n'ont aucune
ridicules,
et ce fut seulement en 1588 qu'ils furent réduits et leur culte est cosmopolite Les
par religion particulière,
Ibrahim, pacha du Caire, et soumis à un tribut annuel uns sont baptisés et les autres circoncis. Leur organisa-
qu'ils payent encore aujourd'hui. tion politique est embrouillée le chef est un
suprême
« Cependant, comme tous les peuples montagnards, laari.ent (gouverneur), ayant sous sa dépendance un grand
ils ont gardé l'amour de l'indspendance et de la liberté. nombre d'énains ou claei>ïs, qui, à leur tour, gouvernent un
Opprimés par le musulman, leur maitre, par le Druse, district et reçoivent les impôts pour en remettre une par-
rival que leur a suscité, dit-on, l'Angleterre', jalouse tie auhakem l'autorité de ces chefs est héréditaire et
de la
prépondérance française dans le Liban, en que- se transmet de mâle en mâle, avec de la
l'agrément
relle avec les Ansariehs ou les Mutualis, ils n'en conti- Porte.
nuent pas moins, une pioche d'une main, le sabre de <I Chez les Druses, cultivateurs comme les Maronites,
l'autre, à cultiver et à défendre l'héritage de leurs pères; mais plus guerriers encore, homme en état de ma-
chaque
c'est une noble et forte race et la seule lettrée du pays, nier le sabre et le fusil est soldat de fait et de droit. Aussi
comme vous vous en assurer vous visi-
pourrez lorsque en quelques jours le hakem peut-il rassembler près de
terez ses couvents en vous rendant aux Cèdres. quinze mille hommes armés à Deir el Kamar, leur
« Au sud des Maronites vivent les Diwses, qui sont des lieu habituel de réunion. Leur manière de combattre

schismatiques musulmans comme les Maronites sont se rapproche de celle des guérillas et des Kabyles; fils
des sectaires chrétiens; mais à part la différence des re- de la montagne, c'est dans la montagne que réside leur
ligions, les moeurs, les coutumes et la langue ont entre véritable force; en plaine, ils seraient écrasés par la ca-
elles une grande analogie. Les Druses ont été comparés valerie, car ils ignorent l'usage de la baïonnette excel-
successivement aux pythagoriciens, aux esséniens, aux lents tireurs, sobres, hardis, vigoureux, ils sont vraiment
gnostiques, et il semble aussi que les et les redoutables dans une guerre de surprises et d'embusca-
templiers
francs-maçons modernes leur aient emprunté des. De même ils pratiquent au plus haut
beaucoup que l'Arabe,
d'idées. degré la vertu de l'hospitalité, et ils sont en cela bien
« Leur a cela de particulier aux Maronites
religion qu'elle prétend supérieurs 2; c'est le beau côté de leur
être la dernière révélée en effet, c'est l'an de l'hégire caractère.
386 (996 de J. C.), que son messie s'est incarné dans la Tous les hommes sont frères, disent-ils, et Dieu

personne d'un fou furieux qui se fit couronner kalife


sous le nom d'L'd Hah:em bi .4nm Allah (gouvernant 1. Un article du catéchisme des Druses porte que le jugement
par dernier doit arriver lorsque les chrétiens triompheront en Syrie
l'ordre de Dieu), nom qu'uu
imposteur se disant pro- des musulmans.
phète changea, flatterie, en celui de Hahenz bi 2. Je ne puis résister au désir de rapporter ici un trait que Vol-
par
A>uritiz (gouvernant ney trouva consigné dans un recueil manuscrit d'anecdotes arabes.
par sa propre volonté). Par mal- « Au temps des kalifes, lorsqueAbdalala, le Versevcrde sang, eut
heur, le néo-dieu n'eut pas le pouvoir de préserver ses égorgé tout ce qu'il put saisir de descendants d'Omniiait, l'un
d'eux, nommé Ebraliirn, fils de Soliman, fils d'Abd-el-~tlalek., eut
jours, non plus que ceux de son prophète, et tous deux
le bonheur d'échapper, et se sauva à houfa, où il entra déguisé.
périrent assassinés. « Ne connaissant personne à qui il pût se confier, il~ entra au
« Ce fut seulement sous le fameux émir Fakr el Din hasard sous le portique d'une grande maison, et s'y assit. Peu
après le maître arrive, suivi de plusieurs valets, descend de che-
que cette religion prit quelque célébrité. Ce Machiavel du
il lui demande qui il est. « Je
val, entre, et voyant l'étranger,
Liban sa souplesse et son habileté, s'attirer la suis un infortuné,
sut, par répond Ebrahim, qui te demande l'asile.
a Dieu te, protége dit l'homme riche; entre et sois en paix. D
1. Voyez les journaux de 1842, J. David, Ch. Reynaud et Gé- Ebrahim vécut plusieurs mois dans cette maison, sans que son
rard de Nerval. hôte lui fît aucune question. Mais lui-même, étonné de le voir tous
2. Nohammed ben Ismaël. les jours sortir et rentrer à cheval à la même heure, se hasarda un
LE TOUR DU MONDE. 7

est libéral. ]) Ils s'allient entre eux, et cette race doit à de Chypre, prodige fu-
qui présageait toujours quelque
l'air pur des montagnes, à sa vie active et sobre, de n'a- neste événement.
voir pas dégénéré. « Aujourd'hui, me dit M. Lascaris, le merveillem..
« Nous arrivons aux Mutualis, qui, à l'orient du pays disparaît, et l'opinion est que le fleuve se jetant à la
des Druses, habitent une vallée profonde que bornent les mer entre deux hautes montagnes, comme vous pouvez
montagnes du pays de Damas. le voir dès à présent, et son lit étant plein de roches,
(l Ils sont musulmans, mais ils suivent le parti d'Ali ses eaux font en coulant un fracas à l'épo-
épouvantable
comme les Persans. tout à fait séparés des autres
Ils vivent que de la fonte des neiges, ce qui s'entend de fort loin,
sectateurs de Mahomet. On prétend qu'ils existent depuis surtout pendant la nuit, et peut être comparé aux sourds

longtemps en corps de nation dans cette contrée cepen- grognements d'un loup. Il s'ensuit naturellement que les
dant il n'y a pas plus de deux siècles que leur nom a Grecs, amoureux de l'allégorie, auront élevé la figure en
dans les livres, et le P. Roger, récollet, dans son question; de là le nom du fleuve Lyctis; les Arabes au-
paru
rarissime et savant
ouvrage publié au dix-septième siè- ront pris le loup pour un chien, et donné au fleuve le

cle, omet d'en parler. Ce sont de bons soldats, mais de nom encore. »
qu'il porte
véritables brigands une fois hors de leur territoire; par Pendant cette conversation, nous approchions des cu-
leur caractère pillard et belliqueux, ils se sont attiré rieuses roches sculptées qui décorent ce lieu agreste.
l'inimitié de leurs voisins. Décimés par les luttes succes- L'une d'elles, celle qui m'a le plus frappé, représente, à
sives qu'ils ont eu à soutenir, et en dernier lieu contre s'y méprendre, un grand marchand du bazar de
persan
Dje~ar, il y a moins d'un siècle c'est à peine s'il en Stamboul, un pot de fleurs à la main. La science as-
reste quatre ou cinq mille sur les hauteurs de l'Anti- sure que c'est un monument assyrien; je suis loin de le
Liban. contester et prendrai pied de là pour ne pas rapporter
"C'est qu'il n'en faudrait,
toutefois plus ajouta M. Las- au lecteur les nombreuses inscriptions qui couvrent le
caris en riant, pour vous dévaliser; mais, cher voya- rocher.

geur, j'entends piaffer nos chevaux qui nous rappellent Nous suivions
toujours le Nahr el Kelb qui côtoie la
l'heure de la promenade. » voie Antonine nous la quittàmes bientôt pour nous en-
Après avoir jeté un coup d'oeil de pitié sur le kiosque foncer-sous un bois touffu de chênes verts, de sapins et de
en bois peint du pacha, désagréable monument de l'art figuiers sauvages; vers un détour du fleuve,
puis, coupant
turc; il nous fallut près de deux heures pour arriver au nous arrivâmes à un endroit où, resserré entre deux
Nai~.r el Kelb, en suivant un chemin taillé dans le ro- rochers de trois cents pieds d'élévation, il roule à la
cher par les Romains 1, où l'on voit les seules traces mer ses eaux limpides. C'est là qu'existe encore le pit-
de voitures qui existent peut-être sur tout ce côté de la toresque aqueduc de l'émir Fakr el'Din, qui semble
Syrie. presque faire partie du rocher tant les -ronces, les
Le Nahr el Iielb, l'ancien Lycus, coule rapide et en- lierres et une grande quantité d'autres plantes parié-
caissé vers la mer. taires l'ont recouvert
presque on néglige de le répa-
La légende veut que ce nom lui vienne de la figure rer en plusieurs endroits l'eau, filtrant à travers les
de pierre d'un énorme chien, animal que les Grecs pierres, tombe au milieu des lierres comme une pluie
avaient nommé /,u><oç, lovp, et qui était autrefois placé de diamants. L'heure s'avançant, j'en pris très-rapide-
sur un roc, assez près de l'embouchure du neuve. C'é- ment un croquis, et je rentrai à Beyrouth un peu fatigué,
tait uneespèce d'idole dont les musulmans racontent mais charmé de mon excursion.
d'étranges histoires. Il parait que le diable entrait quel-
Le Kesrouan. Le collége d'Antoura. Son hospitalité.
quefois dans cette image de pierre, et hurlait de telle
Le vin d'or.
sorte qu'on l'entendait sur toute la côte et jusqu'en l'ile
C'était au lendemain qu'était fixé mon départ de Bey-

jour à lui en demander la raison. « J'ai appris, répondit l'homme routh j'allai prendre congé de M. Lascaris.
a riche, qu'un nommé Ebrahim, fils de Soliman, est caché dans « Je vous ai préparé, me dit-il, une lettre d'introduction
·~ cette ville; il a tué mon père, et je le cherche pour prendre mon
(l talion.-Alors près de M. B. un des principaux habitants français
je connus, dit Ebrahim, que Dieu m'avait conduit
d. dessein; j'adorai son décret et, me résignant d la mort, je ré- de Tripoli; c'est un savant, un homme du plus grand
a pyiquai Dieu a pris ta cause; homme o/fe~asé, ta victime est à et ce qui ne gâte rien, un des charmants
mérite, plus
a ies pieds. ]) L'homme riche étonné répondit 0 étranger! je
".vois que l'adversité te pèse, et qu'ennuyé de la vie, tu cherches esprits que je connaisse. M. B. vous donnera, mieux
a un moyen de la perdre; mais ma main est liée pour le crime. que je ne pourrais le faire" des renseignements précieux
(l Je ne me trompe pas, dit Ebrahim, ton père était un tel; nous
et un bon itinéraire pour vous rendre aux Cèdres. Il ne
rt nous rencontrâmes en tel endroit, et l'affaire se passa de telle et
"telle manière. » Alors un tremblement violent saisit l'homme me reste
qu'à vous adresser le souhait castillan Vaya
riche, ses yeux étincelèrent de fureur et se remplirent de.larmes; Vd con Diosl
il resta ainsi quelque temps le regard fixé contre terre; enfin, le-
Je remerciai vivement mon aimable hôte, et,suivj
vant la tête vers Ebrahim Demain le sort, dit-il, te joindra à
a mon père, et Dieu aura pris mon talion. Mais moi, comment via. de mes deux m,oulcresQ, je pris la route d'Antolira.
a ler l'asile de ma maison? Malheureux étranger, fuis de ma pré-
a sence; tiens, voilà cent sequins; sors promptement, et que je
a ne te revoie jamais. ]) 1. Allez sous la garde de Dieu.
1. La voie Antonine. 2. Guides à cheval.
8 LE TOUR DU MONDE.

Il y avait une heure environ que nous marchions sous vint prévenir que nous arrivions à l'endroit où
une chaleur accablante, lorsqu'un de mes hommes 1 généralement
me on fait la première halte. En effet, au

Marouites au couvent de l\Iar-Antoun. Dessin de Grandsire d'après un croquis communiqué par nI. £nault.

d'un la flèche du parc de Windsor; mon étonnement


milieu bouquet d'arbres, je vis surgir 1 une échappée
d'une bâtie dans le pur gothique flamboyant, diminua lorsque je sus qu'elle était consacrée à saint
chapelle
LE TOUR DU MONDE. 9

d'Angleterre, le patron de Guillaume d'Aqui- Notre halte terminée, nous nous engageâmes dans
George
taine qui mourut en combattant pour le saint sépulcre. d'immenses plantations de mûriers, et peu de temps

Druses à Deir el Kamar. Dessin de Grandsire d'après M. E. A. Spoll.

après nous traversâmes le Nahr el LiLan, sur un pont de traverser les rivières à gué. De l'autre côté du
1 taux
romain
assez bien conservé, grâce à l'usage des Orien- fleuve, j'entrai en plein Kesrouan.
10 LE TOUR DU MONDE.

L'aspect de ce pays riche et cultivé, parsemé de avec un léger accent parisien, dont j'eus l'âmè délicieu-
nombreux villages, surprend d'abord des yeux habitués sement remuée.
à la désolation des campagnes possédées par ces Turcs Comprenez, vous qui me lisez, cette émotion si jamais
dont un proverbe a dit que là où ils posaient le pied la vous l'avez ressentie.
terre restait stérile sept ans. Je remerciai l'enfant de mon
pendant plus aimable sourire.
C'est que dans ce coin 'de terre s'est retiré un peuple Appuyé contre la fenêtre d'où je voyais au loin scin-
actif et courageux, le peuple chrétien des Maronites. tiller la Méditerranée, je passai là, en compagnie de
Chacun des sommets qui, en s'échelonnant, forment quelques religieux, une soirée dont la douce sérénité ne
le versant de la montagne, est couronné par un de leurs pourra jamais s'effacer de mon souvenir.

villages ou de leurs couvents. Les moines maronites, tra- Les religieux m'apprirent, dans le cours de la conver-
vailleurs assidus, fertilisent à la sueur de leur front un sation, qu'ils n'avaient pas toujours possédé cette maison.
rayon de terre autour du couvent, comme le paysan Elle fut, à ce qu'il paraît, fondée
petit par les jésuites qui
autour du village, en sorte que tous ces petits rayons, en voulaient la peupler d'étudiants maronites et grecs-

s'élargissant, ont fini par se rencontrer et couvrir la latins mais leur séminaire resta désert et les lazaristes

croupe de la montagne. Le premier travail a été rude et les remplacèrent vers la fin du dernier siècle depuis ce

difficile; il fallait soutenir chaque plant de vigne par temps la maison n'a fait que prospérer.
une terrasse; il fallait briser le rocher pour le remplacer Je parlai de Paris, de l'état de la littérature actuelle
une terre meuble et fertile; il fallait, en un mot, et quelque peu politique, pour satisfaire la curiosité des
par
vaincre, à force de persistance, la rébellion d'un sol qui bons religieux.
ne devait porter que des forêts de pins et de cèdres. Enfin, par le sommeil
vaincu et la fatigué d'une jour-
Aussi rencontre-t-on à chaque pas, à côté du champ de née passée dans les montagnes, je me retirai dans la

blé, quelque monticule couvert de bruyères et semé de cellule qui m'était destinée.
grands pins-parasols. La nature âpre et primitive de la Le lendemain je quittai le collége d'Antoura, laissant

montagne se fait jour à travers la robe de culture dont en souvenir aux bons pères un volume de ma bibliothè-
l'industrie de ses habitants l'a revêtue. Les vignes, les que volante, les Pensées de Pascal; et, toujours suivi de
mûriers et les champs de blé ont envahi les pentes du mes deux moukres que je ne devais quitter qu'à Tripoli,
Liban; et la fertilité, chassée des plaines par le musul- je me dirigeai vers 13e~~onrnaar où je reçus le soir même
man vainqueur, semble avoir suivi le chrétien sur la un abri.

montagne pour s'y défendre et s'y maintenir. Ce couvent s'élève sur le plus haut sommet des
Le soleil venait de disparaitre derrière les crêtes les monts Kesrouan, dans le Liban méridional j'y passai
plus élevées, le Nahr el Kelb au loin semblait un
long quelques heures seulement et je partis le jour naissant
ruban d'argent, et je voyais déjà se dresser le sombre pour Tripoli, que je désirais atteindre avant la nuit. En
rocher sur lequel est placé le couvent d'Antoura, collége effet, après une journée fatigante et peu accidentée, après
de lazaristes où je devais passer la nuit. Nous pressâmes avoir côtoyé Djébaïl et traversé le village de Kalomone,
un peu l'allure de nos chevaux, et bientôt après nous j'entrai à six heures du soir dans le chef-lieu du pa-
tintions à la porte du couvent. chalik.
L'arrivée d'un voyageur, français surtout, est un évé-
nement dans le collége; quelques-uns des pères lazaristes Tripoli 1.
sont nos compatriotes et apprennent à leurs jeunes élè-
ves maronites, outre l'arabe littéral, le français et l'ita- la
ville, qu'il ne faut pas confondre avec la
Tripoli
lien, l'amour de la France, leur antique protectrice aux Ala~wine, située à une demi-heure au bord de la mer, est

jours de la persécution. assise au pied du Libau qui la domine et l'enceint de ses


Nous entrâmes dans une vaste cour d'énormes à l'est, au sud et au nord-ouest; elle est sé-
plantée branches,
orangers où j'abandonnai moukres et chevaux aux soins parée de la mer par une petite plaine triangulaire où
des frères lais; les religieux me conduisirent de suite au serpente le !l'altr el Kadicha.

réfectoire, où m'attirait une séduisante odeur de mouton La ville est entourée de vergers où l'on cultive le
rôti. mûrier blanc pour la soie le grenadier, le limonier et

Après le repas en commun pendant lequel un enfant l'oranger pour leurs fruits qui sont de la plus grande
lut à haute voix quelques du discours sur l'his- beauté. Avec sa verte ceinture d'arbres aux pommes
passages
toire universelle de Bossuet, nous entrâmes dans la bi-
où devait s'achever ma soirée. Les bons 1 Tripoli, comme l'indique son nom antique Tripolis, se com-
bliothèque pères
posait autrefois de trois cités fondées chacune par des colonies
m'avaient préparé sur une console une respectable bou- de Tyr, de Sidon et d'Aradus. La première, située à l'orient, s'éle-
teille de ce vin du Liban fameux dans le pays sous le vait sur une colline où l'on en voit encore quelques vestiges; la
nom de vin d'or seconde sur l'emplacement de la ville actuelle, et la troisième au
c'est un vin parfaitement transparent bord de la mer, près de la Marine. C'est cette.dernière cité qui
d'une belle couleur jaune et qui a quelques rapports était célèbre dans le moyen âge sous le nom de Tripoli. Raymond,
avec le vin de Madère très-sec. comte de Toulouse, fit construire efi face de Tripoli, sur la mon-
tagne des Pèlerins, une forteresse qui existe toujours, et sert de
Un garni d'excellent tabac de Djebaïl
chibouque me château à la ville moderne. Tripoli fut habitée quelque temps par
fut apporté par les soins d'un jeune élève qui me l'offrit Saadi, le poëte persan, qui, à cette époque, était captif des croisés'-
LE TOUR DU MONDE. 11

ressemble au iameux jardin des Hespérides Après déjeuner je fus admis à contempler un her-
d'or, Tripoli
tel que le figure la fable; maison a son jardin; bier deplantes nombreuses pour la plu-
chaque composé
aussi la ville occupe-t-elle un espace considérable; part inconnues, et sur lesquelles M. B. se propose
quel-
sont dans la plaine d'autres couvrent les de publier un ouvrage destiné à mettre au jour la
ques quartiers
flancs de la montagne en remontant le cours du Nahr el flore de la Syrie, jusqu'à présent presque ignorée des

Kadicha; de toutes parts on trouve des sites délicieux. savants d'Europe.


Les cafés ont des terrasses des En outre, M. B. me communiqua des notes sur une
étagées que sillonnent
eaux vives
et remplies d'arbustes et de fleurs. histoire des Ansariehs, curieuse monographie d'un des
a des maisons assez régulières, mais peu de peuples les plus curieux de la Syrie et dont la plus
Tripoli
monument$. Une église chrétienne et une petite mosquée grande partie se trouve répandue dans le pachalik de
sont les seuls édifices à citer, encore n'ont-ils rien de Tripoli, depuis Autakieh jusqu'au ruisseau Nah~~ el Kebir
ou grande rivière. Leur origine est un fait historique
très-remarquable.
L'intérieur de la ville dénote une
assez grande activité peu connu.
commerciale. J'y remarquai beaucoup de turbans verts; On napporte qu'en l'an des Grecs 1202
(891 de J. C.),
des il y avait dans les environs de Koufa, au village de Nasa-r,
c'est, m'a-t-on dit, le seul vestige de l'indépendance
et le signe de distinction des chérifs. un vieillard que ses jeûnes, ses prières assidues et sa
Tripolitains,
Les visages semblent plus frais et plus pâles que dans pauvreté faisaient passer pour un saint plusieurs gens
les autres villes de Syrie. Faut-il l'attribuer aux fièvres du peuple s'étant déclarés ses partisans, il choisit parmi
dues aux inondations dans eux. douze sa doctrine. Mais le
épidémiques que l'on pratique sujets pour répandre
les jardins arroser les mûriers, et qui sont cause, commandant du lieu, alarmé de ses mouvements, le fit
pour
dit la santé n'y est qu'une convalescence? `? mettre en prison. Dans ce revers, son état toucha une
Volney, que
Bien le climat de Tripoli soit sain celui fille esclave du geôlier; elle se proposa de le délivrer.
que plus que
Il se présenta bientôt une occasionne manqua
d'Alep et d'Alexandrette, je ne pas éloigné serais
de qu'elle
couché ivre
penser que l'humidité de son territoire est la cause de pas de saisir. Un jour que le geôlier s'était
cette pâleur chez ses habitants mon séjour et dormait d'un profond sommeil, elle prit doucement
déjà, pendant
à Arles et dans la Camargue, à loisir les clefs tenait sous son avoir
j'avais pu observer qu'il oreiller, et, après
influence d'un climat humide et insalubre sur ouvert la porte au vieillard, elle les remit én place
l'étrange
la population des villes voisines et particulièrement sur sans que son maitre s'en aperçût; le lendemain, lors-

la population féminine. que le geôlier int visiter son prisonnier, il fut


pour
Le lendemain visiter le bazar, où j'achetai une d'autant étonné de trouver le lieu vide, qu'il ne vit
j'allai plus
attenant à son rocher et pêchée aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard
magnifique- éponge
dans la rade même de Tripoli. Je la payai six francs et avait été délivré par un ange, et il s'empressa de répan-

je doute que Guerlain puisse à


me vendre la pareille dre ce bruit pour éviter la répréhension qu'il méritait.
moins de quarante ou cinquante fraucs. Le bazar ne De son côté le vieillard raconta la même chose à ses dis-
m'offrant plus aucune curiosité remarquable, je me diri- ciples et se livra plus que jamais à la prédication de ses

geai vers la demeure de M. B. ma idées. Il écrivit même un livre, où, se donnant


pour lui présenter pour pro-
lettre de recommandation. phète, il prescrivit la prière, abolit le jeûne du Ramadan
M. B. me recut avec affabilité et se mit de suite à et la circoncision, proscrivit la bière en autorisant l'usage
ma disposition. Le bonheur voulut une heure de du vin, et défendit de manger la viande des bêtes carnas-
qu'après
conversation nous nous trouvâmes
posséder trois ou sières.
amis dès lors, en vertu du proverbe, Ce vieillard répandit en Syrie ces règles chez les gens
quatre communs
M. B. in'invita à déjeuner et j'acceptai sans cérémonie. de la campagne et du peuple qui devinrent ses disciples.
Le repas fut servi par une femme qui avait conservé le Quelques années après il disparut.
costume national dans toute son intégrité. Un moment, Telle fut l'origine des Ansariehs. Un siècle plus tard
au souvenir des hérésies de la cuisine
orientale je fus les croisés, en marchant vers le Liban, en massacrèrent
de ce costmne; un nombre. Guillaume de Tyr, ce
effrayé je craignais que M. B. ne vou- grand qui rapporte
lût trop sacrifier à la couleur mais je fus agréa- fait, les confond avec les Assassins; et, en effet, entre les
locale,
blement soulagé à la vue d'une truite au bleu. uns et les autres il y avait quelques traits communs.
superbe
d'un à la et flanquée de Les Ansariehs sont divisés en trois qui sont
sectes
accompagnée poulet ~narengo,
deux fioles sur lesquelles' on lisait les noms respectables les Claamsiés, adorateurs du soleil; les Kelbiés, adorateurs
de Nuits et de -VolzZay. M. B. du chien et les Quad7n.ousiés, des
qui avait joui de mon qui auraient, dit-on,
voulut bien m'assurer assemblées nÓcturnes semblables à celles des anciens
étonnement, que chez lui le coeur,
comme la cuisine,. était touj ours français. gnostiques.
La truite avait été pêchée dans le Nahr el Kadicha qui Les Ansariehs sont demeurés distincts des Druses quoi-
sur des couches avec eux,
coule rapidement de calcaire, deux con- qu'ils aient différents points de ressemblance
ditions essentielles à l'existence de ce poisson. Quant au ce qui peut être la cause de la confusion qu'en a faite
vin de Bourgogne, il était de M. B. c'était Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Les uns
compatriote
un souvenir du pays. croient à la métempsycose d'autres rejettent le dogme
12 LE TOUR DU MONDE.

de l'immortalité de l'âme, et dans cette anarchie reli- colline exposée au midi que croit le tabac de Djébaïl
gieuse ils arrivent à ne suivre aucune secte. Leur pays dont j'ai parlé précédemment, et l'un des plus estimés
est divisé en trois districts principaux administrés par de la Syrie.
des chefs appelés :4loqaddar~tita, et qui relèvent du pacha Les habitants de Byblos étaient très-renommés dans
de Tripoli. l'antiquité comme marins, et c'était de leur port que
J'allai dans l'après-midi visiter la ~llaritte, nom géné- partaient les bois destinés à la construction du temple

rique donné, dans les échelles du Levant et même en de Salomon.


Italie, à tout
faubourg servant de port à la ville. Byblos tomba tour à tour sous le joug d'Alexandre le
Les bâtiments des messageries stopent dans la courbe Grand, des empereurs grecs des Sarrasins des Génois
formée par l'anse de Tripoli et les îles des ~ahins et des croisés et enfin des Turcs lors de la conquête de là Syrie

Pigeons, mais ces bâtiments y séjournent peu à cause du par Sélim rer. Aujourd'hui Djébaïl est comprise dans le
mauvais mouillage et des vents du nord-Ouest qui, ve- pachalik de Tripoli quelques ruines insignifiantes sor-
nant du golfe de Tarsous en Caramanie, soufflent une tent çà et là de terre pour témoigner de son antiquité.
partie de l'année dans ces parages. En sortant de Djébaïl on entre dans le Liban. Les
La-Marine de Tripoli est un amas de maisons orien- montagnes s'élèvent et plus
plus escarpées abruptes;
tales occupées en grande partie par le commerce, et qui quelques villages maronites, jetés comme des nids d'oi-
s'étalent pittoresquement sur la grève avec leurs kiosques seaux dans des vallons ombreux en coupent agréable-
et leurs façades dépourvues d'ouvertures. On y voit des ment la monotonie. Nous ne tardâmes pas à arriver dans
débris d'habitations anciennes et quelques colonnes en- une vallée délicieuse où serpente la rivière de Tripoli, le
sablées. Sept tours subsistent encore. grâce à leur con- Nahr el Kadicha; en remontant le cours de la rivière, la
struction solide, depuis l'embouchure du Nahr el Ka- vue est frappée de nombreuses grottes naturelles en-
dicha jusqu'à la Marine. fouies dans un bois de cyprès, de platanes et de chênes
La première chose qui frappe les yeux à côté des oisifs verts. Ces grottes servirent sans doute de retraité à des

accroupis fumant tranquillement le chibouque, c'est solitaires, car on voit que souvent dans leur construction
une multitude d'âniers qui viennent offrir des montures la main de l'homme a aidé la nature. Au reste, j'avoue
pour Tripoli. Une centaine
d'ânes sont là qui attendent, que je comprenais parfaitement, en admirant ce site
et à peine est-on sur leur. dos que, sans qu'il soit néces- pittoresque, l'amour des bons anachorètes pour leur
saire de les exciter, ils partent au galop jusqu'à la ville, jolie Thébaïde..
suivis du says' qui règle tout le temps sa course pédestre Nous passâmes et repassâmes plusieurs fois ainsi le
sur la vôtre.. Nahr el Kadicha sur de petits-ponts de pierre à moitié

C'est une charmante race que celle de ces petits ânes ruinés, toujours parmi des bocages f1EJuris ou dans des
de Syrie; alertes, vifs, l'œil intelligent, la.tête fine, les allées couvertes dont le feuillage est en quelques en

jambes sèches; leurs formes élégantes ont aussi peu de droits tellement pressé que le soleil ne peut y pénétrer.
rapport avec le tranquille compagnon de nos maraîchers Il nous fallut pourtant reprendre la montagne et ses

que la race caucasique avec la race nègre. sentiers escarpés pour arriver à Cccnoubiot où nous devions
En retournant à la ville sur une de ces gentilles mon- nous arrêter.
tures, je pris une vue générale de Tripoli des bords du Le chemin devint bientôt
perpendiculaire,tellement
Nahr el Kadichâ d'où l'on découvre parfaitement le fa- que nous fûmes obligés plusieurs fois, pour ne pas glisser
meux chtïteau des croisés 'pâti par Raymorid de Toulouse. à terre, de saisir les crins de nos mulets. C'est au milieu
Le lendemain, muni des renseignements et des lettres de cette nature bouleversée.qu'on apprécie ces utiles ani-
de recommandation que voulut bien me donner M. B. maux. Il est merveilleux en effet de les voir poser avec

je me dirigeai vers les Cèdres monté sur un mulet de fermeté leur large sabot sur les rochers lesplusglis-
campagne et accompé\gné de.M. Wood, jeune Anglais du sants s'arrêtant à. chaque obstacle et ne levant jamais
comté, d'York qui, logé chez un négociant de sa nation un pied que lorsque l'équilibre est complet sur les trois
avait appris mon départ et m'offrir sa compagnie. autres.
Je n'aime pas beaucoup. à voyager seul; j'acceptai et Le pays que nous traversions est d'un aspect étrange
n'eus (iu',à me louer ele cette rencontre. et saisissant. Tant qu'on gravit les flancs de la montagne,
l'œil effaré ose à peine mesurer ces énormes blocs de

De Tripoli au monastère calcaire semblent sur vos têtes, tandis


de Canoubin. qui suspendus
l'abîme est là ouvrant sa bouche iin-
qu'à vos*pieds
Nous arri,âinés à Djébaïl la plus cha- mense. au.moindre se révèle toute la
pendant grande Mais, plateau,
leur fertilité de cette terre des bouquets d'arbres
du jour. vigoureuse
Cette ville
est d'origine et portait le nom s'élancent droits et forts du sein de quelque oasis inat-
phénicienne
de Biblis que les ,Grecs changèrent en celui de Byblos tendue des mousses, des caroubiers à végétation fan-
les Arabes lui ont donné son nom actuel à cause de son des chênes rabougris à feuilles teintées d'un
tastique,
élévation sur une. colline C'est sur la de cette vert sombre, des aloès aux branches épineuses sortant des
pente
comme des géants armés vous couper la
1. Says, ânier. pierres pour
2. Djebel, en arabe, veut dire montagne. et l'eau tombant en gouttes scintillantes des blocs
route,
14 LE TOUR DU MONDE.

de granit verdis par les lichens; tels apparaissent à peu montra un petit tambour en maçonnerie qui servait à
renfermer les vases sacrés.
près tous ces petits asiles de verdure.
deux heures d'une ascension pénible et fati- La légende suivante nous fut ensuite racontée par notre
Après
gante nous arrivâmes au monastère. cicerone sur les lieux mêmes, et je la rapporte à peu
Canoubin
est, comme on sait, la demeure habituelle près dans sa primitive simplicité
du patriarche et le siége de la religion maronite; son Sainte
Marine, native de Calmont,
village du Liban,
nom vient du mot grec latinisé Ccenobit~~n, qui veut dire fut conduite par ses parents, étant encore fort jeune, en
le monastère par excellence. pèlerinage au monastère de Canoubiu où elle fut si
C'est un bâtiment assez irrégulier, qui n'est à propre- touchée de la vie austère et des vertus des religieux de ce
ment parler ni un couvent ni une mosquée. Taillé en temps, qu'elle pria avec instance qu'on la laissât vivre

partie dans le rocher sur lequel il est bâti il n'a de dans ce saint lieu ce dessein eut beau paraître extra-

pittoresque que son emplacement. L'église dédiée à ordinaire, il fallut lui permettre de se déguiser et d'aller
la Vierge sous le titre de Sainte-Marie de Canoubin, demander l'habit religieux. L'abbé le lui donna, la com-
est toute petite et manque complétement de caractère mit au soin des troupeaux et ensuite à la culture des
et de goût. Le reste consiste en cellules les reli- terres du couvent. Son zèle fut alors mis à une grande
pour
gieux et en salles communes, y compris l'appartement épreuve. Une fille de mauvaise vie étant accouchée d'un
du patriarche: garçon le vint
porter au monastère accusant le frère
Les terres
qui environnent le monastère et qui parais- Marin d'en être le père; la sainte, loin de se justifier, se
sent assez bien cultivées appartiennent à la communauté. tint dans un humble silence qui fut pris pour un aveu de
La règle de l'ordre est celle de saint Basile qui est son crime prétendu. L'abbé furieux la chassa d'abord de

pour les Orientaux ce que saint Benoit est pour les la maison, et; entre autres peines, la chargea de la nour-
Occidentaux; seulement ils y ont fait quelques modifi- riture et de l'éducation de cet enfant. Ce fut dans cette
cations relatives à leur position la cour de Rome les a grotte qu'elle le porta et qu'elle fit le reste de sa vie une
sanctionnées. Ils
ont chaque jour sept heures de prière pénitence extraordinaire pour le péché cle son prochain.
à l'église et personne n'en est dispensé; ils se lèvent à On ne connut son innocence qu'après sa mort ce qui

quatre heures du matin se couchent à neuf du soir et causa à tout le monde une grande admiration pour les
font perpétuellement maigre. mérites de la sainte femme. J)
On voit que. leur condition est bien plus dure que celle En retournant au monastère on nous fit
remarquer
des moines d'Europe. une fontaine d'eau
glacée qui dit-on, a la propriété de
Le costume de ces religieux est d'une grande simpli- donner la fièvre à ceux qui y trempent les mains nous
cité il consiste en une méchante robe de coton qui leur ne jugeâmes pas à propos d'en faire l'essai.
sert. de chemise, et une robe de dessus en bure brme si

épaisse qu'elle pourrait se tenir debout sans faire un pli; De Canoubin aux Cèdres.
ils portent les cheveux assez longs contre l'usage du

pays, la tête est recouverte d'un petit capuchon en laine Nous partimes dans lajournée du monastère et nous
noire et les pieds nus chaussés de babouches noires. nous engageâmes dans la montagne laissant Canoubin
Nous mourions de faim; aussi fimes-nous une assez sur notre gauche. Nous revimes le Nahr el Kadicha que
triste mine, M. Wood et moi, lorsqu'un brave religieux nous traversâmes une dernière fois, nous dirigeant vers
nous apporta d'un air satisfait un plat d'oeufs, des olives le couvent de ~llar Elicha que nos guides nous assurè-
en saumure et quelques grappes de raisin l'estomac rent être un lieu
de repos pour les voyageurs allant aux

britannique et protestant de mon compagnon se révoltait Cèdres par Becharray. En effet, nous commencions à en
surtout à l'aspect de ce mince festin. Heureusement le les murs à travers un épais rideau de cyprès,
apercevoir
pain était fort bon, et nous l'arrosâmes fréquemment lorsqu'un bruit insolite nous fit retourner la tête, et nous
d'un excellent vin, produit des vignes du couvent, ce qui avec surprise un once énorme à quelques pas
aperçûmes
nous réconcilia avec notre maigre dîner. de nous. M. Wood lui envoya précipitammènt deux
le les étant venus nous tenir mais le mouvement de sa mon-
Après repas religieux coups de son revolver,
compagnie, j'en profitai pour les questionner sur les cu- ture l'empêchant d'ajuster son coup il le manqua et
riosités qui environnent le monastère. Elles se réduisent nous perdimes bientôt l'animal de vue.
à quelques creusées dans les ro- Cette rencontre me remit en mémoire les
grottes par la nature puériles
chers et qui ont été peuplées terreurs de M. de La Roque, dont j'avais lu
par des solitaires, comme quelque
celles de la vallée du Nahr el Kadicha. La plus intéres- temps auparavant le fastidieux voyage, et qui sans doute
sante est aussi la plus c'est la grotte de sainte a confondu cette bête assez innocente avec les tigres qui
rapprochée;
Marine, vierge, que nous allâmes visiter sous la conduite l'effrayaient si fort.
d'un Elle est, ainsi creusée Nous arrivâmes au couvent sans autre aventure. Il
religieux. que les autres
moitié
dans le roc; on y arrive par un chemin assez commode; est habité moitié par des carmes déchaussés par
sur le devant règne une de terrasse fermée par des moines de l'institut de Canoubin ce furent ces der-
espèce
une et de laquelle
haie on voit le fond du vallon. Autre-
fois on y disait la messe chaque jour, et le religieux nous 1. Espèce du genre chat, voisine du jaguar.
LE TOUR DU MONDE. 15

niers qui nous reçurent. Le couvent est situé sur la Un des moines maronites chargés de la garde des
même montagne que Canoubin, mais bien plus élevé cèdres nous en fit les honneurs avec toute la conscience
vers sa cime, ce qui n'empêche pas qu'il n'y ait alen- possible et grâce à la lettre de recommandation de
tour un espace de terrain assez vaste, fort uni, dont une M. B. de Tripoli, j'eus l'insigne honneur de pouvoir

partie sert de cour et forme une terrasse devant le emporter un de ces coffrets confectionnés par les reli-
monastère. La vue
principale donne sur la montagne gieux eux-mêmes avec le bois des cèdres que le temps
opposée et le fond du vallon où le Nahr el Kadicha roule et les vents de nord-ouest ont abattus. Je n'appris qu'à
ses eaux argentines. mon retour tout ce que
acquisition mon avait de pré-
Les carmes ont leur logement entièrement de cieux, car il parait qu'il n'en est pas de ces coffrets
séparé
celui des autres moines ils ne se réunissent les uns aux comme des cannes de Voltaire qu'on vend à Ferney, et
autres qu'à l'église, qu'ils sont bien réellement confectionnés avec le bois des
Celle-ci est toute petite et n'offre de remarquable que cèdres d'El Her~,é.
le tombeau de M. de Chasteuil, gentilhomme provençal Pendant la belle saison, les environs des Cèdres se
connu pour son érudition dans les langues orientales, et peuplent, dit-on, d'une foule de fidèles. Au pied des

qui mourut là en odeur de sainteté. arbres on dresse des autels sur lesquels les moines vien-
Le couvent alar L'li.chca, en l'honneur du nent dire la messe. Les cèdres ont leurs dévots comme
s'appelle
Élisée; il est fort agréablement situé au mi- le temple de Jérusalem a les siens; de tous côtés on ac-
prophète
lieu des et des rochers sur lesquels l'eau bon- court en pèlerinage à El Herzé. Autrefois les Maronites
cyprès
dit de tous côtés pour retomber en cascades retentis- avaient coutume de s'y rassembler le jour de la Transfi-
santes. guration, mais le patriarche a supprimé cette cérémonie
Nous tournâmes à droite en quittant le monastère et à cause des querelles qu'elle occasionnait. Maintenant
remontâmes longtemps le cours du Nahr el Kadicha que les habitants des villages voisins s'y rendent tour à
nous avions peine à voir à cause de la grande élévation tour, leurs prêtres en tête, puis l'office achevé, ils ti-
où nous nous trouvions. Le chemin devenait à chaque rent des coups de fusil en
signe de réjouissance, boi-

pas plus escarpé et plus fatigant, aussi fut-ce avec joie vent, chantent et dansent au son de la musique; enfin

que nous saluâmes la ville chrétienne de Beciarrai ou ils ramassent quelques branches de cèdre pour en orner

Becharray, siége d'un évêque maronite, et notre dernière le devant de leurs maisons.
halte avant d'arriver aux Cèdres. Les cèdres s'élèvent de soixante à cent pieds de hau-
Nous restâmes en cet endroit près de deux heures, qui teur. M. Wood a mesuré le plus gros, qui n'a pas moins
furent employées à prendre quelque nourriture et à de treize pieds de diamètre et couvre une circonférence
laisser souffler nos montures. Je dessinai là quelques d'environ cent vingt pieds.

types mais bientôt un~ foule de curieux « Un florissant se dit


maronites peuple propagera, l'Écriture,
s'empressant autour de nous, nous cédâmes à notre im- comme un cèdre du Liban. D

patience et reprimes la route des Cèdres, cette fois par Les branches toujours vertes, même lorsqu'elles sont
des chemins plus praticables. Enfin, après avoirtraversé couvertes de neige, ce qui a lieu une grande partie de
une longue plaine et gravi une petite colline, nous l'année, sont plates, touffues et horizontales quand elles
aperçûmes au détour d'un petit sentier encaissé les ar- sont balancées par le vent, on croit voir des nuages épais
bres fameux, but de notre voyage. chassés par son souffle.
On
a longtemps classé le cèdre dans
le groupe des
Les Cèdres. mélèzes, mais aujourd'hui cet arbre constitue un genre
à part. Du tronc poussent des branches dont les ramifi-
La nature impressionne diversement chaque carac- cations sont les unes presque
perpendiculaires, les autres
tère Volney,philosophe positif parle e'n plaisantant étendues et horizontales. Les feuilles sont courtes, subu-
des cèdres, M. de La Roque et les voyageurs du dix- sur les jeunes rameaux, ordinairement re-
lées, éparses
septième siècle s'exaltent et prodiguent les exelama- dressées, solitaires et persistantes. Les fruits, gros comme
tions, d'autres entonnent le Cantique des cantiques. ceux du pin, sont plus ronds, plus compactes et plus lisses.
M. Wood ramassa une douzaine de pommes de cèdre, Il est à remarquer que ces arbres ne croissent dans le
et grava sur l'un d'eux nos initiales. Pour ma pre- Liban
moi, qu'à El Herzé et dans un autre endroit appelé
mière impression fut un sentiment de respect pour ces Radhêl, où ils sont loin d'avoir acquis le même déve-
patriarches du monde végétal, contemporains sans doute loppement.
du roi Salonion géants qui semblent le temps Nous suivimes le vol de quelques
narguer aigles qui n'habitent
et la cognée. J'étais, devant des arbres, des êtres inanimés, les sommets les plus élevés d'où nous pûmes
guère que
interdit comme en présence d'un d'un côté la mer et Chypre, de l'autre la
personnage auguste. contempler
Je me trouvais avec mon panama de vallée de Baalbeck, terminée
mesquin déplacé par les monts Aqqar.
trente francs et mon paletot parisien; je sentais A nos yeux, c'était là la terre où toutefois,
que je promise
faisais dans le tableau
et je demandais en moi-
disparate pour un temps du moins, il nous était interdit de péné-
même pardon à la nature de nuire ainsi par ma présence trer. Nous cette belle vallée où
regardâmes longtemps
à l'effet d'un si beau paysage. dans leur sommeil éternel les restes de la ville
gisent du
16 LE TOUR DU MONDE,

soleil, et nous reprîmes en silence le chemin de Be- ottoman, au moment où, grâce à nos armes, la Turquie
Deux jours nous étions de retour à vpnalt de reconquérir sa nationalité compromise. Ce fa-
charray. après
natisme a germé dans les âmes et a. violemment séparé
Tripoli.
deux peuples dont les maeurs, les intérêts sont les mêmes,
Ces souvenirs d'un voyage paisible datent déjà d'une et qui élaient faits pour se soutenir mutuellement et
d'liorribles' crimes ont ensanglanté une
année. Depuis, pour s'aimer.
grande partie du beau pays que nous avions parcouru au Les Druses, qui se glorifiaient autrefois de descendre
milieu de tant de sérénité. Nous aurions dû les pressen- des croisés, oubliant cette chevaleresque origine, en sont

lorsqu'il y a trois ans nous entendions venus à s'allier, contre les Maronites, aux hordes de
tir, cependant,
à Constantinople les ulcmans prêchei~ la haine et le meur- brigands qui s'appellent Mutualis, Kurdes et Bédouins.
tre des chrétiens, et cela, en pleine capitale de l'empire Quels changements dans les lieux que nous venons de

Canoubin, demeure du maronite. de Lancelot d'après ltl. E. A. Spoll.


patriarche Dessin

décrire! Les lettres de nos hôtes de Beyrouth et de Tri- fruitiers été coupés dans un grand nombre
ont de pro-
chrétiennes. Combien d'années de paix et de tra-
poli nous ont ému jusqu'aux larmes. Des gens de grande priétés
famille, de célèbres des- hommes vail ne faudra-t-il point pour réparer tant de maux! Mais
négociants, opulents
n'ont plus d'autre d'existence surtout ne peut-on des
autrefois, moyen que l'au- que pas redouter, pour l'avenir,
mône. Les Druses osent avouer que le nombre des chré- méfiances et des ressentiments qui vont se transmettre
tiens du Libaii de génération en génération Si furieuses que soient les
qu'ils ont massacrés dans les montagnes
s'élève à vingt-deux mille. A l'est de Beyrouth, sur une de la nature, quelques mois suffisent le plus
tempêtes
de trois jours de marche en longueur et de ordinairement pour en faire oublier'les désastres; les
superficie
deux jours en largeur, territoire où les chrétiens étaient abimes creuse le fanatisme religieux ne se comblent
que
très-nombreux et fort prospères, il n'y a plus un village qu'avec les siècles..
chrétien ni même une maison. Les mûriers et les arbres E. A. SPOLL.
LE TOUR DU MONDE. 17

Saint-Louis, chef-lieu des établissements français du Sénégal. Dessin de M. E. de Bérard d'après Nouveaux.

VOYAGES ET EXPÉDITIONS AU SÉNÉGAL

ET DANS LES CONTRÉES VOISINES 1.

LE SÉNÉGAL.
1447-1860
Découverte du fleuve et de la contrée qui portent le nom du Sénégal. Coup d'œil rétrospectif sur leur histoire. Où peuvent
mener les coutumes. Valeur de ce mot au Sénégal.

Le navigateur qui descend du nord le long de la côte brin d'herbe, sans la moindre ressource qui soit de nature
occidentale d'Afrique ne doit pas s'attendre à y retrou- à prolonger l'existence d'un être humain jeté dans ce dé-
ver, au sud de l'empire de Maroc, les grands aspects de plorable milieu. Aux environs du cap Blanc, cette falaise,
terre et d'eau, les beaux paysages, les échappées sur longue déjà de plus de mille kilomètres, s'abaisse et fait
l'Atlas neigeux, qu'il a pu contempler de loin en loin place à une chaîne de dunes. qui diminue Celle-ci,
gra-
entre le cap Spartel et la baie d'Agadir. Dès qu'il a dou- dtiellement en hauteur et en importance à mesure qu'elle
blé le promontoire de Nun, borne redoutable des an- se rapproche du sud, vient enfin s'amoindrir et se perdre,
ciennes navigations, il ne voit plus
à sa. gauche qu'une vers le seizième degré de latitude nord, dans une longue
haute falaise de roche nue dont un violent ressac ronge et mince langue de sable, à travers laquelle un grand
incessamment la base, dont un implacable soleil calcine fleuve, issu des vraies contrées tropicales de l'Afrique,
incessamment la crête. C'est la bordure maritime du se fraye un passage dans l'Océan. Ce fleuve est le Séné-
grand "désert, le rempart qu'il oppose aux longues lames gal, qui donne aujourd'hui à une grande et belle contrée
et aux courants de l'Atlantique. Ceux qui ont escaladé un nom qu'il doit à la peuplade berbère Zénaga éta-
cette muraille du Sâh'ra, des naufragés pour la plupart, blie sur sa rive droite alors que le navigateur portugais
n'ont contemplé de l'autre côté de ses escarpements Lancerote ou Lancelot le découvrit en 1447.

qu'une surface unie, lugubre comme celle de la'mer par Les rives de 'ce même fleuve ont-elles abrité l'expédi-
un calme plat; un horizon sans bornes, une plaine im- tion de découvertes que, six ou huit siècles avant notre
mense, br1Îlante, aride, sans verdure, sans un buisson, un ère, le Carthaginois Hannon
conduisit au delà du détroit
des Colonnes? Les carthographes peuvent-ils identifier ce
1. Cette livraison et les deux suivantes (relations, études et ap-
cours d'eau avec le Stachyris de Ptolémée? Ce sont là
préciations), sont entièrement extraites de documents officiels pu-
bliés depuis 1857 par le ministère des colonies. des questions que l'on a longuement agitées au temps de
1II. 54. LIV. 2
18 LE TOUR DU MONDE.

nos pères du dix-huitième siècle, hommes de vaste érudi- blème scientifique; ils y cherchaient simplement de l'or
tion et de forte volonté, qui se passionnaient'pour tout, et des esclaves. Nous devons ajouter que, subsidiaire-
même pour la géographie critique; mais certes elles ne ment à ce trafic, ils s'occupaient volontiers de la conver-
troublaient guère la pensée des aventureux Portugais du sion des indigènes.
quinzième siècle; gens pratiques avant tout, ceux-ci ne Depuis la découverte du Sénégal, et vraisemblablement
demandaient aux cÔtes africaines la solution d'aucun milieu du seizième siècle les Portugais seuls
pro- jusqu'au

naviguèrent et trafiquèrent dans ses eaux. Leur présence tels que .signare pour signora, ~~apace, domestique, arg-
même à uue époque plus rapprochée de nous y est consta- mnce, terrasse, etc. Ce sont eux encore qui ont appliqué
tée par leurs auteurs, par tous les explorateurs de la Sé- aux tribus nomades du Sâh'ra occidental, mélangées de
négambie, et particulièrement par la conservation, dans Berbères et d'Arabes, le nom générique de Dlaures,
les idiomes oualof, serère et même malinké, d'un cer- donné, lors des invasions à tous les con-
musulmanes,
tain nombre de mots évidemment d'origine lusitanienne, quérants venus de la illauritanie en Espagne.
LE TOUR DU MONDE. 19

L'héritage du Portugal lors de la chute rapide de nées du mélange des races du Nord et du Midi, décorant
cette petite nation, épuisée par un siècle d'efforts gigan- souvent d'un nom aristocratique de l'ancienne Franc6 le

tesques qui embrassaient le monde, échut aux Français luxe effréné, les moeurs faciles, l'ignorance profonde et
dans la 8éiiégaml)le.. Mais il ne parait pas que les huit les fascinations dangereuses des Èves noires, brunes ou

compagnies successivement fondées pour l'exploitation jaunes de l'Afrique et de l'Orient.


du commerce du Sénégal, et qui s'écroulèrent les unes Quant aux deux ou trois anciens fortins que nous dis-
sur les autres, entre les années 1626 et 1758, aient ap- putions encore
le long du fleuve aux Maures et à Al-

porté, dans l'occupation du cap Vert, de l'ilot de Gorée et Hadji le prophète, ce n'étaient que des lieux d'échange,
dans la fondation de Saint-Louis, des idées d'anciens bazars d'esclaves transfOl;més en marchés
plus larges que pour
celles des Portugais. Il faut néanmoins faire une hônora- les gommes du Sâh'ra, les peaux des foulhs
troupeaux
ble exception pour le directeur d'une de ces compagnies, et quelques grammes d'or arrachés aux eaux de la Fa-
André Brue, qui géra les postes du Sénégal à plusieurs lémé et aux alluvions du Bambouk.
reprises, de 1697. à 1720. C'est à lui que la géographie Il n'y a pas plus de six ans, au jour actuel, que les
doit ses premières notions exactes sur le fleuve jusdu'aw établis à Saint-Louis, du
Français près de l'embouchure
cataractes de Felou, sur son aftluent, la Falémé, et sun Sénégal, avec un comptoir à Bakel, dans le haut du
le Bambouk, dont il fit explorer les cantons aurifères. fleuve, et une succursale à Sénoudébou, dans la Falémé,
C'est encore à cet administrateur, homme d'État, n'élevaient pas leurs prétentions au-dessus de celles
que de.
remontent les premiers plans de colonisation réelle commerçants qui se soumettent à toutes les conditions
pour
le Sénégal, plans dont les tergiversations ou la faiblesse qui leur sont imposées pour faire des échanges avec les
des gouvernements et les malheurs des temps ont fait indigènes.
ajourner pendant plus d'un siècle la réalisation. Aucun terrain ne nous
appartenait en droit et d'une
Tombé au pouvoir des Anglais en 1758, reconquis manière définitive, puisqu'il y avait toujours une rede-
par
la France en 1777, pour être encore reperdu par elle pen- vance annuelle à payer pour tout point occupé par nous,
dant les guerres du premier Empire, le Sénégal, avec Go- même pour le terrain de Saint-Louis, que le chef du vil-
rée son annexe, ne nous fut définitivement rendu qu'en lage de Sor, village de dix huttes en paille, regardait comme
1817. La tllédu.se, frégate de sinistre mémoire, sa propriété. Partout où l'on voulait faire du commerce, il
y portait
les fonctionnaires et les de le recevoir fallait d'abord
troupes chargés payer, sous le nom de coutumes, des droits
des mains des Anglais, lorsqu'elle périt dans
un naufrage aux chefs indigènes, avant même de savoir si l'on ferait
on aurait comme un des affaires ou non. l'on
que pendant longtemps pu regarder Ainsi, payait par navire jusqu'à
symbole néfaste de l'avenir réservé à notre établissement six cents francs aux escales ou marchés de gommes des
sur la terre et l'on encore
sénégalaise. Maures, payait pour avoir le droit d'en-
Depuis cette époque, quinze gouverneurs y avaient voyer ces gommes à Saint-Louis pendant la traite. Le
passé sans y apporter de changements marquants, sans gouvernement payait un tribut au chef de Sor, à une
que le souffle du moindre progrès y eût le plus portée de canon de Saint-Louis, aux chefs de Oualo, au

petit germe d'avenir colonial. Cette terre, en dépit des roi du Cayor, aux rois et princes maures des Trarzas,
éloges que lui avaient donnés les naturalistes, en dépit des Braknas, des Douaïchs, des Askeurs, à l'almamy du
de ses riches productions et de sa fécondité, discutable Fouta, au cl:ef du Dimar, aux roitelets du Gadiaga, à
seulement dans le voisinage de la mer, semblait mau- l'almamy du Bondou et à une foule de personnages se-
dite. Aucun émigrant ne venait lui demander la sub- condaires, même aux esclaves et aux valets des chefs.
sistance la patrie ne peut pas toujours
que offrir, nul Des traités passés au nom dit roi de F-rance, par les-
colon ne venait s'y installer à demeure. C'est le gouvernement s'engageait à payer ces humi-
qu'en quels
réalilé, malgré deux siècles d'occupation, ce n'était pas liantes covctu.mes, traités commençant par ces mots pom-
une colonie. Le peu
d'Européens qui l'habitaient, une Q .4ic no7~2 cl~c Dieu créateicr dit ciel et de la
peux
centaine au plus, y vivaient ramassés sur un ilot de sa- D etc., finissaient « Le gouverne-
terre. par ceux-ci
ble, sans terre végétale, sans arbres, sans gazon. Ils n'y ment payera au brak du Oualo dix bouteilles d'eau-de-
.étaient pas propriétaires du sol, ne voulaiènt ni ne pou- vie, etc., etc.; à son domestique, deux bouteilles d'eau-
vaient le devenir, ne venaient là que pour demander aux de-vie et une barre de fer; à la princesse Guimbotte,
chances aléatoires d'un trafic de plus en.plus mesquin la une petite malle, une pièce de mousseline, quatre bou-
réalisation d'une modeste fortune, et s'enfuir dès' clue ce teilles d'eau-de-vie, dix têtes de tabac et cinq cents
but était atteint. grammes de clous de girofle; plus, sa ration de
pour
A la place des dont ahon- vivre, une dame-jeanne d'eau-de-vie!
promenades pittoresques
dent les véritables colonies; au lieu des jardins odorants, Mais pour se faire une idée de ces monarques, il faut se
des douces causeries le soir sous les des pal- à ces temps, vantés par les poëtes, où princes et
feuillages reporter
miers et des Saint-Louis n'offrait à ses rois allaient, comme de simples
pamplemousses, villageois, couper dans la
douze mille habitants que du sable mouvant, un soleil de forêt voisine le bâton un sceptre;
qu'ils appelaient où,
plomb, des maisons blanches réfléchissant des rayons pasteurs de troupeaux aussi bien que de peuples, ils me-
brûlants, et parmi une population très-variée en couleur naient eux-mêmes leurs bœufs et leurs moutons au pâtu-
et en guenilles, quelques jeunes et brillantes signares, rage et quelquefois aussi leurs sujets au marché. Quant
20 LE TOUR DU MONDE.

aux princesses, leurs compagnes, on ne peut bien les ap- odieux ou grotesques, toutes les humiliations supportées
précier si on ne se souvient pas et de Nausicaa, allant par les trai.ca~t.ts, ou négociants sénégalais indigènes, ou
laver elle-même à la rivière le linge sale de sa royale fa- plutôt à cause de ces concessions et de ces humiliations,

mille, et des jeunes beautés d'Édom ou de Madian, se le- on se permettait encore journellement contre nous des
vant avant l'aurore pour piler dans un tronc d'arbre, ar- vols et des violences de toute nature, et le commerce
tistement creusé, le milou l'orge destiné aux couscous du déclarait tout d'une voix que les conditions dans lesquel-

puissant patriarche leur père. Malheureusement on ne les il opérait étaient ruineuses pour lui.

peu pousser plus loin ce parallèle poétique. Je ne sais Non-seulement les Européens n'avaient pas le droit
si les princes et rois duCayor, du Sine, du Baol et du d'aller commercer dans le fleuve, mais les
indigènes de

Saloum, pourraient manger autant que les héros d'Ho- Saint-Louis, qui seuls y allaient, ne pouvaient s'arrêter
mère, mais l'ivrognerie la plus grossière, la plus éhontée devant un village sans commencer par payer un tribut;
est, de père en fils, leur péché mignon. les ministres des Maures avaient le droit d'arrêter et de

Malgré'toutes les concessions faites à ces tyranneaux saisir eux-mêmes, à bord des.bateaux portant pavillon

Indigènes du haut Sénégal Peulhs et i\ialinkés. Dessin de J. Duvaux d'après A. RalTenel.

français, les gommes qui ne provenaient pas des escales. pièces de guinée (cotonnade bleue) par mille kilogram-
Les navires naufragés à l'entrée du fleuve appartenaient mes de gommes traitées; et deux autres pièces par mille
au roi du Cayor après la deuxième marée. On payait pour de gommes des navires à Saint-
kilogrammes envoyées
circuler dans les chenaux de l'arclilpel fluviatile qui en- Louis. En outre, les coutumes imposaient
toure Saint-Louis. On payait jusqu'à quinze cents francs
Pour le souper du roi. 2 pièces de guinée.
par bâtimentpour passer devant village habité
chaque Pourla bagatelle du roi. 2 id. id.
par un 'hobereau possesseur d'une canardière. Les villa- Pour la bagatelle de la reine. 1 id, 1/2 id.
Pour la bagatelle du ministre 1 id. id.
ges sous nos postes n'étaient pas à nous et nous faisaient
Pour le souper du ministre 1 id. id.
la loi; enfin le roi des Trarzas pei-cevait des droits jusque
dans Guetn'dar, faubourg de Saint-Louis. Tout traitant était encore tous les
obligé d'envoyer
Ce chef, le plus puissant et le plus orgueilleux de toute soirs au ministre un plat de riz, sous peine d'une amende
la ligue des souverains maures, avait fini par tarifer de cinq coudées de guinée'ou deux francs cen-
cinquante
comme suit ces droits aux escales de son territoire deux par plat, laquelle amende était recouvrée par le
times
LE TOUR DU MONDE. 23

domestique du ministre. En cas de refus, on /'ermait la chargés de veiller à l'exécution des lois et au respect de
traite. En admettant ne restât la mor.ale publique ne rappellent à temps à
que le ministre qu'un pas l'opinion
mois à l'escale, ce
qui est peu, ce tribut culinaire ne des idées plus saines.
laissait pas que de faire une somme.
Enfin, il fallait donner encore Remèdes à la situation. Leur application. Leurs résultats.

Pour le brak du Oualo et son domestique.. 5 pièces 1: 2


Le colonel Faidherbe, auquel nous venons d'emprun-
Pour tel ou tel prince du Oualo. 1/2 pièce;
Pour le fils de Guimbotte. 1/2 pièce; ter le sévère
paragraphe qui précède, comprit que tolérer
la continuation d'un pareil état de choses; laisser se pro-
sans compter, en dernier lieu les ~r°ésents rorcés pré- longer la domination des nomades et la déviation du sens
levés sur chaque navire. moral aux.. portes de Saint-Louis, c'était compromettre
Si telle était la situation
des Français de naissance ou l'avenir de notre colonie; c'était renoncer à la tirer de
de nationalité vis-à-vis des Maures, il n'est pas besoin de l'état de torpeur où elle languissait depuis plus d'un siè-
rechercher quelle était celle des enfants du sol, Oua- cle il pensa qu'il devait à tout prix soustraire le Oualo à

lofs, Peulhs, Serères et Malinkés, devant les brigands toute espèce de brigandage l'administrer nous-mêmes,
du désert. C'était, depuis la première apparition des en faire enfin un lieu d'asile assuré et ouvert à toutes les
Arabes d'Asie sur les bords du Sénégal la situation victimes des razzias des Maures
et de l'oppression bru-
du gihier devant le chasseur, du troupeau devant le tale des souverains indigènes. Il ne fallait pour cela que
boucher. faire revivre nos droits sur ce pays, ne pas tolérer qu'ils
Et puis, du jour où les Trarzas furentdevenus maitres fussent mis
en questiou, vouloir une bonne fois que la
de la rive gauche du Sénégal inférieur, chose qu'à Saint- rive gauche du fleuve fût tranquille pour devenir pro-
Louis on ignorait, ou que l'on faisait semblant d'ignorer, en interdire à jamais l'accès aux Maures et con-
spère,
ils partagèrent le pays conquis et le découpèrent en vé- tenir ceux-ci sur la rive droite par tous les moyens.
ritables fiefs. C'est ce but que depuis six ans le colonel Faidherbe a
Tel prince exploitait le Cayor, tel autre le Dimar; l'un poursuivi avec une rare
énergie et qu'il a atteint en
se disait prince de Dagana, l'autre de Gaé et tous ces grande partie par une suite de coups de vigueur frappés
hobereaux pillards et avides se transformaient jusqu'à tantôt sur une rive, tantôt sur l'autre, en mai 1857 sur
un certain point en protectehrs pour leurs Clients, vis-à- AI-Hadji et sur les Trarzas, en avril 1858 sur les noirs
vis des autres Maures. C'est pour cela que lorsque cent du Ndiampour, en 1859 sur ceux de Guimou et de Sine,

cinquante bourgs oualofs populeux avaient disparu en courant avec une rapidité césarienne du fond du Oualo à
moins d'un siècle du seul espace contenu entre le lac l'extrémité du
de Cayar, et du pied
lac des cataractes

Cayar et la mer, quelques villages existaient encore dans de Félou, aux plages de Baol et de Saloum, dans le voi-
dont nous parlons, bien appauvris °
les contrées quoique sinage de la Gambie.
et bien dépeuplés. C'est pour cela que les.hameaux de Si l'on demandait quels résultats ces mesures politi-
l'intérieur du Oualo devaient encore une ombre de bien- ques, ces faits de guerre ont produits pour le Sénégal,
être à l'alliance contractée par le roi des Trarzas avec nous citerions aux hommes pratiques: il la suppres-
la princesse Guimbotte et à l'existence de leur fils Eli. sion de toutes les coutumes; 2° le Oualo et le Dimar
Les tiédos ou hommes de la mère et du fils, annexés au territoire colonial et administrés
d'armes, par la loi
étaient devenus de véritables Maures pour les habitudes, française 30 la population de ce territoire élevée en

remplaçant l'ivrognerie par le fanatisme, l'intolérance et deux ans de dix-sept mille âmes à trente-quatre mille;
la cruauté de leurs maîtres. !JOla suzeraineté de la France s'étendant graduellement
A cette époque aussi, au lieu
d'empêcher les Maures sur le million de noirsqui habitent le sol du Fouta-Toru,
de piller et d'assassiner les malheureux noirs aux portes du Bondou, du Iibasson et du Bambouk, sol qui repous-
même de nos comptoirs, les traitants de Saint-Louis leur sait naguère le pied de tout Européen; 50 nous parle-
fournissaient la poudre et les balles nécessaires à leur rions des nombreuses écoles ouverteset obligatoires pour
expédition de flibustiers, prêtaient leurs embarcations à les deux sexes dans tous nos établissements, et nous cite-
leurs bandes pour traverser le fleuve et pour le repasser rions surtout le discours suivant, adressé au gou~erneur
ensuite avec leur butin vivant. le 14 juillet dernier par un jeune Oualof élevé à l'école
« Et ceci avait lieu à la fin de cliacllie escale c'était des otages, autre création de M. et quittant
Faidlierbe,
le pourboire des marchés de gomme, le coup de l'étrier ses études pour aller prendre le commandement du cer-
échangé entre les vendeurs et les acheteurs, et ceux- cle de Foss dans le Oualo
ci cependant n'encouraient pas moins que l'échafaud
« Monsieur le gouverneur,
ou les galères comme complices de \'(il, de séquestra-
tion de personnes d'incendie et d'assassinat si la Je viens au nom de mes camarades, au nom de nos
Cour d'assises de Saint-Louis s'était souvenue du Code dont
parents, je suis certain d'être en cette circonstance
pénal; tant il est vrai que l'habitude et la routine peu- le fidèle interprète, vous remercier de tout le bien que
vent conduire 1'lioniine tout doucement et sans du'il y vous nous avez fait depuis que vous avez été placé à la
songe aux plus grands attentats, quand ceux qui sont tête de cette colonie.
Signare dame de couleur, et n6gresses de Saint-Louis au bain de mer. Dessin de G. Boulanger d'après Nouveaux.
Signare et négresse de,Saint-Louis en toilette. Dessin de G. Boulanger d'après une aquarelle de Nouveaux.
26 LE TOUR DU MONDE.

« Grâce aux sages et utiles leçons que vous nons avez ces promesses n'en eurent pas moins leur effet sur les
fait donner, dans votre bienveillante sollicitude, nous mauvaises passions elles Des faisaient
auxquelles appel.
sommes à même d'apprécier aujourd'hui les grandes forêts du Fouta, des vallons du Dialon, des gorges soli-
choses que vous avez accomplies au Sénégal, dans l'inté- 'taires du Fouladou et du Djalonka accoururent autour
rêt de nos compatriotes. Chacun de nous
se promet de du une foule de sans de
prophète fanatiques emploi,
s'inspirer de votre exemple et de vos conseils pour tra- pâtres sans troupeaux, de tiédos sans eau-de-vie.. AI-
vailler de son mieux, lorsqu'il sera rentré dans son Hadji put bientôt disposer de quinze à vingt mille parti-

pays, à la continuation de l'œune qne vous avez en- sans, séduits bien moins par les sourires hypothétiques
treprise. des houris de l'autre monde, que par
perspective la
« Nous de Saint-Louis des idées de jus- de saccager de riches et de se gorger
emporterons prochaine villages
tice, d'ordre et de travail, que nous emploierons tous nos d'un butin vivant ou inanimé. La horde de malandrins se
efforts à faire prévaloir chez les populations au milieu jeta d'abord sur les Malinkés du Bambouk, premières
desquelles nous sommes
appelés à n'importe dans victimes désignées par le prophète. Pas une chaumière
quelle position. Ce sera, nous en sommes persuadés, de ces malheureux ne resta debout. Passant ensuite le
monsieur le gouverneur, la meilleure manière de témoi- Bafing, elle se répandit, tuant, et brûlant, dans
pillant
gner à la France, dont vous êtes le représentant, toute la vallée du Niger, et menaça Ségo, métropole des Ba-
notre gratitude. manas et centre de la résistance la plus énergique que
Pour moi qui vais dès
prendre, demain
conformé- le fétichisme idolâtre oppose encore à l'islamisme dans le
ment à vos ordres, le commandement du cercle que vous Soudan occidental. de ce côté se re-
Repoussé AI-Hadji
m'avez confié dans le Oualo, je vous promets de mettre vers le nord-ouest, sur le Kaarta qui lui offrait une
plia
en œuvre, par tous les moyens en mon pouvoir, les prin- Là les Dia-
proie plus facile par ses dissensions intestines.
cipes qui m'ont été donnés, et j'espère être assez heureux varas, anciens propriétaires du sol, étaient en pleine ré-
pour témoigner de ma reconnaissance et de mon dévoue- volte contre les Massassis, conquérants bambaras, venus
ment à la France, en faisant prospérer de plus en plus le de Ségo dans le siècle dernier. AI-Hadji mit d'accord les

pays dont vous m'avez nommé le chef. p deux partis en les tuant, brûlant et pillant, avec une
sainte impartialité; il fit
pays un désert, du de traita
S'il n'entre pas dans notre cadre de suivre l'intrépide même le Kasson,
et jusqu'à une tribu musulmane, les

gouverneur dans toutes ses expéditions guerrières, nous Oulad-Mbareks, qui ne croyaient point en lui. Après ces
ne pouvons nous dispenser pourtant de faire connaître ou exploits, et comme il songeait à regagner avec son butin
de rappeler aux lecteurs du Toecu du Dio~z.cdcdeux d'entre et son armée le Fouta sénégalais, où il voulait fonder le
elles la- délivrance du fort de Médine et la reconnais- centre de sa puissance, il rencontra sur son chemin le
sance militaire des Joal, Sine et Saloum; tout fort français de Médine, fondé deux ans auparavant par
pays,de
autant, et plus peut- être qu'une relation le colonel Faidherbe, dans un site admirable, à une
d~ voyage,
elles font pénétrer dans les rnoeurs intimes des lieue en aval de la cataracte du Félou. Les populations
popula-
tions et dans la situation réelle de la contrée que nous aux massacres du saint convertisseur dans le
échappées
cherchons à faire connaitre. Kaarta et dans le Kasson, étaient depuis longtemps ve-
nues demander au drapeau français un abri qu'elles
ne rencontraient nulle sous le
Siège et délivrance du fort de Médine. part ailleurs groupées
commandement du Kassonkè Sambala, descendant de
En 1854 ou 55 un marabout du Fouta sénégalais, reve- leurs anciens rois, elles avaient construit sous les ca-
nant ç!'un
pèlerinage à la Mecque et à Médine
d'où il nons du un village et un tala, sorte de château en
fort
rapportait le titre révéré d'Al-Hadji (le pèlerin), se de- pierre et en terre. Dans ce refuge plus de six mille de
manda un beau matin pourquoi il ne jouerait pas sur les ces malheureux étaient installés.
bords du Sénégal le rôle fl'llctueux de successeur illuminé Le commandement du fort avait été confié', 1 heureuse-
de l4Tohammed, que nous avons vu essayer vainement ment, à un homme dont le nom doit également honorer le
contre nous, en Algérie, et que le Soudan a vu jouer avec Sénégal, son berceau, et la France, sa patrie. Paul Holl
éclat, au commencement de ce siècle, par l'émir Danfodio était tout simplement un héros.
à Sakoto, et par le cheikh Ahmadou, dans le bassin du sur lui, Paul Holl
Prévoyant l'orage qui allait fondre
Niger, entre Djenné et Tembouctou. Sa conscience s'était empressé, dans les premiers mois de 1857, de lier
ayant répondu affirmativement à cette question, AI-Hadji au fort le tata indigène par une double enceinte de clayon-

s'étaya de l'assentiment de ses esclaves, de ses alliés et nage et de terrassement.


de ses voisins, puis, dès qu'il eut réuni autour de lui un Ces travaux étaient à peine terminés, lorsque, le 18 avril,

groupe suffisant d'adeptes, il se mit en campagne prë- quelques fuyards annoncèrent l'approche d'AI-Hadji.
chant la guerre contre les lia/irs dans tous les Paul Holl demanda aussitôt à Sambala s'il persistait
(infidèles)
centres de population peuhle, et promettant, le texte du Jans la résolution de résister énergiquement.
Coran à la main, les biens de ce monde à ceux qui le sui- Sambala lui répondit
vraient, et les délices du paradis de Mohammed à ceux a Kartoum, mon frère, a trahi; l'ambition l'a fait l'en-

qui succomberaient dans lalutte.Pour être peunouvelles, nemi de sa race il a embrassé le parti de cet AI-
Trophées d'armes et ust':nsiles des peuples du Dessiné J. Pelcoq il l'exposition des
Sénégal. par cOlonies française.
28 LE TOUR DU MONDE.

Hadji. moi, je serais


pour déshonoré si j'hésitais à depuis longtemps devant AI-Hadji le nom seul de ce
combattre je résisterai donc avec toi jusqu'à la mort. marabout les terrifie. vous devriez les chasser. ])
e<Mais nous avons ici, ajouta-t-il, une foule de Bam- Paul Holl fortement à cette la
répugnait extrémité;
baras ces hommes ne m'inspirent aucune confiance; générosité française lui commandait de ne pas livrer à

prenez garde 1 ils Pourraient bien vous trahir; ils fuient une mort certaine ces malheureux suppliants cependant

Ancien fort de Richard-Toll, à cent cingt hilomètres de Saint-Louis. Dessin de E. de Bérard d'après Nouveaux.

la prudence lui commandait d'étudier leurs dispositions; de vous éloigner. mais s'il vous convient de rester, sa-
il les réunit donc en conférence publique, et leur dit chez-le bien et ne l'oubliez pas, une fois le siége com-
fI Je ne veux autour de moi que des hommes décidés à mtllcé, je traiterai en ennemi, je briserai par le canaL
combattre jusqu'à la mort VOYEZ! il est temps encore tous ceux qui manifesteront la moindre hésitation 1!! »

Fort de Lampsar dans le Qualo, à vingt-quatre kilomètres de Saint-Louis. Dessin de E. de Bérard d'après Nouveaux.

Après un court moment de réfle~ion, les Bambaras nous saurons, s'il le faut, mourir ici. il y a trop long-

temps déjà que nous sommes errants devant notre en-


répondirent
ΠNous nous avons confiance en toi; nous nemi n
resterons;
à leur Paul leur se décida à les
savons que les Français ne manquent jamais Holl voyant résolution
nous n'en dirions pas autant des Kassonkès garder et n'eut pas à s'en repentir.
parole
30 LU TOUR DU MONDE.

Le iiit-me jour, dansla soirée, il apprit de lui apporter des


qu'AI-Hadji vapeur chargé approvi-
préparant l'escalade des murailles du fort, avait coufif~ les siounements.
échelles d'assaut à:UX plus fanatiques de sa troupe. Pré- Il leur rendait compte de l'attaque et de ses résultats,
dicatious; de jouissances infinies en ce monde et leur demandait des renforts et des
promesses munitions, car, Sllr
et dans 1lautre; tout avait été mis en crune par le pro- de repousser la force par la force, sa seule appréhension
phète pour atteindre au but sularème de ses efforts obte- était de manquer de poudre si l'ennemi trainait le siége
nir le triomphe dans une lutte qui allait décider de ses en longueur.
destinées. C'htait, en effet, par la prise de Médine que se Cette crainte n'était que trop fondée; après deux autres
consacrerait définitivement ou se détruirait à tout tentatives d'assaut à un mois d'intervalle, les Al-Hâdjistes
jamais,
il le sentàit bien, la croyance à son apostolat. se contentèrent de profiter de leur immense supériorité
En ce inoment solennel la garnison du fort resserrer les assiégés dans leurs lignes
régulière numérique pour
se composait de soixante-quatre personnes vingt-deux et leur couper toute communication avec le dehors.
soldats noirs, trente-quatre (matelots le Dès la fin de mai les Yivres devinrent rares à Mé-
laptots noirs),
secrétaire du commandant, M. Sacray, dont le concours dine, et la nombreuse dans l'enceinte
population réfugiée
fut des plus utiles deux artilleurs européens, trois du tata de Sambala à souffrir sérieusement de
commença
soldats du quatrième régiment d'infanterie de la ma- la faim; elle s'en plaignait, sans murmurer toutefois
rine, et enfin le sergent dont le nom mérite Paul Holl avait déjà mis en commun tout ce qui lui ap-
Desplat,
d'être conservé à côté de celui de son chef. mais ses ressources, il se fit
héroïque partenait pour augmenter
Le lendemain matin, 20 date glorieuse
dans l'his- livrer par les traitants leurs provisions d'arachides (pis-
toire de notre colonie, vingt mille divisés taches de terre).
AI-Hadjistes,
en quatre colonnes d'attaque, se ruèrent à la fois contre On en fit tous les jours une distribution; mais le bois
le tata de Sambala et contre le fort. et le blocus de s'en au
manquant empêchant procurer
Les Européens les virent avec étonnement s'avancer en dehors, on dut se résigner à manger ces pistaches pilées
lignes profondes, tous, contrairement à l'habitude des et mouillées; cet aliment indigeste donna au plus grand
noirs, gardant un silence absolu et marchant tête haissée, nombre d'affreuses douleurs d'entrailles.
comme des hommes animés d'une résolution inébranla- La garnison régulière recevait en sus une petite ration
ble, et d'une confiance non moins inébranlahle dans les de mil; le vin était entièrement consommé, l'eau-de-vie
paroles de leur prophète qui leur ayait prédit que les ca- épuisée, la farine et le biscuit étaient avariés; heureuse-
nons des blancs ne partiraient pas, « tant était forte la ment il resta, jusqu'à la fin, du café et de la cassonade,
»
protection dont Dieu couvrait ses partisans. qui contribuèrent à soutenir le moral et la santé des Eu-
Il y eut là un moment d'anxiété qu'on ne pourrait dé- ropéens.
peindre. Paul Holl, d'ailleurs, partageait ce régime. Malgré
Paul Holl attendit, pour commencer le feu, que l'en- les plus vives instances, il avait fermement déclaré qu'il
nemi ne fût plus qu'à cent cinquante mètres des mu- vivrait comme tout le monde et partagerait en tout le sort
railles. commun.
Mais ce fut en vain
que, pendant longtemps, les balles Bientôt le blocus devint tellement serré qu'on ne pou-
et les boulets ne cessèrent d'ouvrir de larges trouées dans vait plus sortir du fort, soit pour aller au fleuve; soit pour
les rangs de ces fanatiques, qui bravaient la mort et la communiquer avec Sambala sans entendre siffler les
recevaient sans sourciller; ils semblaient même y aspirer, balles de l'ennemi.
comme à une issue vers un monde
L'attaque meilleur. Les approches des AI-Hadjistes arrivaient jusqu'à
commencée au point du jour ne faiblit que vers onze heu- vingt-cinq mètres du fort; de là, ils insultaient la garni-
res peu après les AI~ Hadjistes, eù pleine retraite, met- son de leurs paroles et de leurs nombreux coups de fusil;
taient fin à cette lutte homérique de six heures où de part l'extrême pénurie de munitions empèchait. de riposter; la
et d'autre on s'était battu avec un acharnement. qui te- nuit, en prêtant quelque attention, on assistait, pour ainsi
nait de la fureur. dire, à leurs palabres ou conciliabules.
« Voüs
Al-Hadji, posté avec ses femmes et son butin à deux De leurs embuscades ils criaienx aux assiégés
portées dé canon, prêt à prendre possession du fort, vit êtes perdus, hommes de Médine; le snlrn.rr (steamer), qui
avec rage qu'il fallait abandonne la partie. Il reprit était à Diakandapé, nous l'avons pris; les hommes qui ve-
le chemin de son camp honteux et versant des larmes naient à votre secours, nous les avons dispersés; les mu-
sur la ruine de ses espérances et la perte de ses plus nitions qui vous étaient destinées sont en nôtre pouvoir;
intrépides talibas, dont les cadavres entassés formaient le gouverneur ne viendra pas; AI-Hadji a retenu les eaux;
comme une contrescarpe tout autour des fortifications de rendez-vous rendez-vous Les musulmans de Saint-
Médine. Louis serontépargnés;_nous ne tuerons que les Bam-
Lejour même de l'attaque, Paul Holl dut s'occuper baras seuls Paul Holl et Sambala payeront pour les
de faire réparer les affûts de ses canons; par ses ordres Kassonkès et les hommes de Ndar ('Sénégal); nous brû-
on exhaussa le tata de Sambala et celui qui protégeait les lerons votre commandant à petit feu, et couperons en
Bambaras; il expédia ensuite des courriers à Sénoudé- morceaux Sambala.
bou, à Bakel, aux chefs des postes et au commandant du « Vous autres, Toubab, (vrais croyants) de Ndar, pour-
LE TOUR DU MONDE. 31

quoi couvrez-vôus de votre


protection les hvffi~~s, Bam- moment où l'ennemi dans la place,
pénétrerait Desplat
baras et Kassonkès? Sans vous et vos canons; il y a long- se dirigerait vers le blockhaus renfermant des obus et
temps qu'un sillon rouge aurait marqué leur gorge. q,u'il il mettrait le feu Paul Holl, deson c^té, 0 trans-
Les hommes du poste leur répondaient « Si vous par- porta secrètement dans sa chambre une assez grande
lez ainsi aujourd'hui, c'est que vous avez éprouvé la vi- quantité de ces projectiles se mettre au besoin à l'a-
pour
gueur de nos bras; nous protégeons nos alliés, parce que bri des atteintes d'Al-Hadji.
les blancs ne font pas comme votre prophète jamais ils Le 18 juillet, jour mémorable comme il n'y avait
ne trahissent leurs amis. nous tiendrons ferme. Le de vivres heures, et quels vi-
plus que pour quelques
moment vient où vous serez exterminés; chaque jour on entendit tout à coup, dans le lointain, de sour-
rap- vres
proche de Médine notre puissalit chef, le gouverneur; il
des
détonations et comme le bruit d'une vive fusillade.
vient avec ses bateaux de feu; vous n'oserez jamais af- Ce bruit paraissait surgir du côté des kippes.
fronter son regard. D On donne ce nom à deux rochers face à face
placés
Quelques'jours après, sous le tatade
Sambala, on criait: sur chacune des deux rives du fleuve, en aval de Médine.
« 0 Sambala! vous, le descendant des rois du Rasson, Distantes l'une de l'autre de cent à cent mè-
cinquante
vous, le fils de Dawa-Demha, ce chef dont les blancs im- tres, les hippes semblent comme une écluse gigantesque,
ploraient la protection, à quel degré d'abaissement êtes- dans l'ouverture béante de laquelle le fleuve se précipite
vous descendu vous n'êtes plus qu'un captif; vous avez avec une
effrayante rapidité.
déshonoré votre famille. » connaissait de ce point; aussi
Al-Hadji l'importance
Et Sambala de répliquer Si
je suis le captif des avait-il fait occuper les deux roches par un corps nom-
blancs, tant mieux. il me
plaît d'être leur captif; les bretix, dont les feux plongeants devaient arrêter tout na-
blancs sont généreux; ils sont bons; ils ont pitié des mal- vire en marche; il comptait sur l'efficacité de l'obstacle
heureux j ils protégent le faible jamais ils n'arrachent pour arrêter les secours et mener à fin le siége de Mé-
une femme à son mari, ni les enfants à leur mère; ce dine mais le colonel Faidherbe les calculs du
trompa
n'est pas comme votre qui est un voleur.
AI-Hadji, prophète par la mauoeuvre la plus hardie.
Pourquoi votre faux prophète me poursuit-il de sa du sort de Médine, il avait quitté Saint-Louis
Inquiet
haine? Avant ses attaques, je faisais le salam; seul, des le 4 juillet et profité de la.première crue pour se rendre à
enfants de Dawa-Demba, je ne buvais aucune liqueur fer- Bakel; les eaux montèrent cette année
par bonheur,
mentée mais aujourd'hui, dites-le à AI-Hadji, en mé- avant l'époque ordinaire.
pris de sa personne et de sa doctrine, je bois, non-seule- Il apprit à Bakel que les munitions, dont on avait an-
ment du vin, mais encore du Sangara » noncé l'arrivée à Médine étaient en grande
(eau-de-vie). partie restées
o. en chemin avec le steamer le Gt~et-Nclai·, échoué sous.le
Comme la poudre allait manquer absolument aux feu de l'ennemi ses les
inquiétudes redoublèrent
assiégés, on s'en procura de fort mauvaise en vidant un eaux, un moment avaient baissé, et il paraissait
accrues,
certain nombre d'obus. Les hommes étaient difficile de franchir
pour la le point si dangereux où sont les pe-
réduits à mi seul
plupart Côiip. Lés volontaires et Sam- tites cataractes; quand il parlait d'aller débloquer Mé-
bala lui-même venaient fréquemment de Paul dine ave~ le peu de forces amenées de Saint-Louis, on
auprès
Holl, demandant des munitions; il se contentait de leur lui représentait l'immense de l'entreprise en
danger
a J'ai, dans ce magasin, une grande d'une armée assiégeante
répondre quan- présence que les calculs les plus
tité de poudre; mais à quoi bon nous en servir contre modérés à quinze mille hommes.
portaient
ces malheureux; n'en avons-nous pas assez tué? Voyez Cependant, M. Faidherbe n'hésita pas; avec une cen-
quelle masse de cadavres nous entouré! L'air est empesté taine de maçons venus de 1~'Iatam, quelques laptots,
de leurs émanations; s'ils nous attaquent de nouveau, soixante soldats commandés
je blancs, par MM. Sardou,
m'empresserai de vous fournir des munitions; tenez-vous chef de bataillon d'artillerie de la marine, et Brossard de
en repos; le jour de la délivrance » Corbigny lieutenant de vaisseau, il se trouvait le 18 au
approche.
Cependant, à part lui, le brave commandant, dès les matin au pied des kippes.
premiers jours de juillet, reconnaissait que le fort dé- Tenter de forcer ce passage sous le feu plongeant de
muni de poudre et de vivres, ne pouvait résister avec suc- ces deux redoutes naturelles, couronnées d'une multitude
cès à une quatrième attaque déjà, les hommes, réduits d'ennemis, c'était exposer le vapeur qui affronterait ce
à une nourriture ne pouvaient
insuffisante, supporter les danger à une perte presque certaine.
gardes et les veilles; les Bambaras, leurs femmes et leurs Il prit la résolution de débarquer tout son monde sur
enfants, entassés au nombre de plus de six mille dans la rive droite et d'attaquer la kippe de cette rive cette
un espace trop étroit, moûraient de misère et"de faim. manoeuvre rétÍssit les AI-Hadjistes,
parfaitement; postés
Paul HQ!1 n'eut pas besoin de se demander de ce côté, ne pouvant venir à
quelle s'imaginer que, pour
conduite il tiendrait si ~1'enneyi tentait un nouvel eux, on opérerait un débarquement en pays ennemi,
assaut
il entendait, avant tout, mourir à son.poste. furent saisis de stupeur en voyant monter résolûmeilt à
Sa résolution il la communiqua au brave Des- l'assaut de leur
arrêtée, poste une troupe dans laquelle on distin-
de comprendre un tel héroïsme,
plat celui-ci, digne guait des blancs!! Assaillis bientôt par une vive fusillade,
jura de partager lé sort de son chef. Ils convinrent qu'au ils prirent la fuite; les Français couronnèrent la roche
32 LE TOUR DU MONDE.

et le gouverneur y fit placer un obusier, dont


les coups, moment, parfaitement distingué les ennemis de la rive
bien dirigés, vinrent frapper la kippe de la rive gauche gauche, tÏr'a\1t dans la direction du fleuve. tout à coup,
et en expulser l'ennemi. il remarque un groupe placé sur la kippe de ce côté qui,
L'éclat de ces explosions arrivait à Médine; mais Paul au lieu de diriger ses coups sur le fleuve, les projette
Holl les attribuait ait Guet-ll~clar, qu'il supposait dégagé dans la plaine; étonné, ne pouvant se rendre compte de
et cherchant de nouveau à remonter jusqu'à lui. cettemanœuvre, mais saisi d'un il se met
pressentiment,
Il fit placer tout son monde au poste de combat:; puis, à examiner avec une profônde attention le d'où
point
ordonnânt de hisser les couleurs nationales, attendit partent les coups; il croit reconnaître des hommes vêtus
avec une vive émotion les événements qu'il pressentait. d'un costume européen mais toujours dominé par la

Cependant le gouverneur, toujours sur la rive droite pensée que le Guet-Ndar tente le passage, il hésite.
ordonnait au bateau à vapeur le Basilic, commandant cependant il ~redouble d'attention, et, ,bientôt aperçoit
Milet de s'engager dans le passage il secondait ses distinctement des combattants portant des bottes et coif-
efforts en tenant rudement en échec les AI-Hadjistes pla- fés de chapeaux Plus de doute,. ce sont des
de paille.
cés en face. Le bateau, forçant de vapeur et gagnant à libérateurs~ Le gouverneur est là Paul Holl court à
un mètre franchit enfin ce dangereux la cloche; tout son monde. « Voilà les
peine par seconde, l'agite, appelle
blancs voilà les -hommes du Sénégal voilà le gou-
rapide..
Paul HoU, au lunette, avait, ce verneur Allons, mes amis, sus aux AI Hadjistes D
moyen d'u!le jusqn'à

Fort de dans le sur le lac de il soixante kilomètres de Saint-Louis. Dessin de E. de.Bérard d'après Nouveaux.
Mérinaghem, Oualo, Guier,

Sambala accourt; il a compris qu'il faut se précipiter le gouverneur, dans le fort; s'assurait par lui-
pénétrant
au dehors. même de ce qu'il avait fallu d'énergie pour résister,
« De la poudre de la poudre dit-il a Paul Holl. pendant quatre-vingt-quinze jours, au milieu de priva-
-Il y a longtemps que je n'en ai plus, reprend Paul tions si horribles, à un ennemi si déterminé 1.
Holl. Le d'Al-Hadji ne s'est jamais relevé de cet
prestige
Comment, Sambala, tu m'avais dit que échec. Un an plus tard, la prise de. Guémou par lés Fran-
réplique
ton magasin en était plein çais, et la destruction de cette place d'armes qu'il avait
Mais si je t'amis avoué ma tenté d'éleyer en face de Bakel; lui portèrent le dernier
pénurie, qu'aurais-tu
fait ? » coup. A dater de ce moment, il a disparu de la zone occu-
de ses actes ne
Sambala réfléchit et dit « Vous
blancs, vous autres pée par nos établissements, et-le bruit
de plus
êtes des hommes habiles si j'avais su que la poudre nous parvient plus que comme le retentissement
manquait, peut-être aurais-je abàndonné la partie. tu en plus affaibli d'un orage qui s'éteint à l'horizon.
as bien fait de me le cacher. »
je te remercie. (La suite à la prochaine lirraiso~a.)
Quelques instants après, les assiégeants, pris entre les
1. Paul Holl, nommé clievaliei de.la Légion d'honneur, est au-
baïonnettes des assiégés et la mousqueterie de la troupe
jourd'liui commandant'civil du fort de' Saldé (arrondisseiifeiit de
libératrice, se débandaient dans toutes les directions, et Bakel).
LE TOUR DU MONDE. 33

Intérieur d'une à Gorée. Dessin de E. de Bérard nature.


maison, d'après

VOYAGE.S ET EXPÉDITIONS AU SÉNÉGAL

ET DANS lES CONTRÉES VOISINES 1.

EXCURSION MILITAIRE ET GÉOGRAPHIQUE A L'EST DE GORÉE.


DANS LES PAYS DE SINE ET DE SALOUM.

1859

Les Maures contenus dans leurs et de des traités


solitudes, Al'-Hadji Sine, qui cédaient à la France une
rejeté hors de la vallée du fleuve, le Oualo et le Dimar bande de terrain
de six lieues de profondeur, la
depuis
annexés aux possessions françaises, il ne restait au co- du cap Vert jusqu'à la rivière de Saloum.
presqu'ile
lonel Faidherbe, pour achever de fonder l'unité de la Nos droits sur cette côte pouvaient donc être parfaite-
colonisation sénégalaise, qu'à régler des questions ment nous étions loin de les faire
pen- constatés cependant
dantes depuis tantôt deux siècles dans les contrées com- valoir. De nos jours, des traitants de Gorée il
étaient,
prises entre le cap Vert et la Gambie, contrées qu'un dé- est vrai, établis sur les différents
points etde ce littoral
cret impérial venait de rattacher à son gouvernement. des rivières de Saloum et de Sine; mais ils avaient à
Jadis, en 1679, M. Ducasse, lieutenant général des la liberté de construire des huttes en paille sur
peine
armées navales, avait imposé aux rois du Cayor, du Baol la plupart de ces points, et ils y étaient soumis à toutes
sortes d'exactions et de violences de la part des in-
1- Suite. Voy. page 17. di~ènes.
III. 55. LIV.'
3
34 LE TOUR DU MONDE.

Des réclamations vols, mauvais traite- de l'expédition, il nous rejoignit sur les limites du Cayor
pour pillages,
ments, arrivaient chaquejour au gouvernement. avec deux cent vingt-cinq volontaires.
Le 7 décembre 1858, un parent du roi du Cayor Le lendemain matin nous étions tous réunis et cam-
avait à Rufisque, un la et la ma-
tenté d'assassiner, commerçant pés en arrière de Rufisque, entre plage
français et un nègre attaché à son service, en leur tirant gnificlue forêt qui se déroule à perte de vue dans l'in-
un coup de fusil chargé de trois balles dans l'intérieur térieur du pays. Les trois ou quatre mille habitants
de leur case. L'ouvrier mourut des suites de sa blessure. de ce village, presque tous adonnés à la pêche, vi-
Le Français fut confiné à l'hôpital mois. vent, conséquemment, en grande intimité
les avec
pour plusieurs
Enfin, deux missionnaires établis à Joal, où les habi- génies de la mer, pour lesquels ils professent une véné-
tants se disent chrétiens, avaient à subir toutes sortes ration profonde. Ils s'en disent même ilU peu parents.

d'outrages de la part des tiédos du roi de


Sine le mot Ces génies habitent naturellement des palais sous-ma-
tiéclo est l'antipode de celui de marabout. Il signifie lit- rins qui ne le cèdent pas en agréments et en riches-
téralement un incrédule, un impie, un homme sans foi ses à ceux de Leucothoé et d'Amphitrite, décrits par le
ni loi. Les tiédos représentent au Sénégal les ~·ot~.ticrs de vieil Homère. Non moins généreux que ces déités clas-
notre moyen àge européen. Ils sont toujours ivres et tou- siques, les noirs génies des eaux rufisquoises saisis-

jours altérés d'eau-de-vie.


Or, dans l'occasion dont il sent avidement toutes les occasions possil~les de traiter et
s'agit, l'église avait été envahie par une bande de ces sol- d'héberger les humbles mortels. Ceux qui ont goûté de
dats et de femmes, qui en avaient fait un lieu d'orgie, et cette hospitalité en disent des merveilles; mais, grâce
un des missionnaires avait été blessé d'un coup de poi- aux coups de vent, à la fragilité des embarcations, à la

guard à la main gauche. voracité des squales, et surtout aux raz de marée, aussi
Peu après, le grand ~Ctor, percepteur des impôts de fréquents, aussi subits dans ces parages que les requins,
Joal pour le roi de Sine, s'était également introduit de on cite bien peu de marins qui, une fois entrés dans ces

force, avec des hommes armés, dans l'intérieur de la et liquides demeures, se soient décidés à en
splendides
l'avait bouleversée, avait étendu ses perqui- sortir autrement que sous la forme d'un de ces
mission, jamais,
sitions fiscales jusque dans les poches des missionnaires, brillants coquillages qui couvrent le rivage et dont les
d'émeraude ou d'azur feraient la joie d'un
et,. dans un moment de rage blessé l'un d'eux à la teintes d'opale,
main droite de deux coups de couteau. Si vous désirez glaner quelques-uns de
conchyliologiste.
A la presqu'ile du cap Vert, sous les canons même de ces tests pour vos collections, que cé soit en cachette,
s'il ne plaisantent sur ce chapitre, les
Gorée, n'y avait plus de violences commises ouver- car les Rufiscluois pas
il ne se passait ces murmurent à. votre
temeilt, pas moins des choses singuliè- sons mystérieux coquilles
que
res il y a quelques années à peine, les gens du littoral oreille n'étant ni plus ni moins que les plaintes et-les

pillaient les navires naufragés sur leurs côtes, et les chants des âmes de leurs ancêtres. Comme explication
chefs de la presqu'¡le encore des droits sur de tant d'imagination et de rêveries poétiques au sein de
prélevaient
les du adressés à nos maisons de com- cette tant soit peu brutale sous bien d'autres
produits Cayor population
merce. rapports, je dois ajouter que le district qu'elle habite
Le colonelFaidherbe, jugeant qu'il ne poumit tolérer est le plus grand centre de production de vin de palme

plus longtemps cet état de. choses, partit donc le 3 mai qui ex~iste dans la Sénégaybie.
de Saint-Louis avec deux cents tirailleurs et Dès notre arrivée le gouverneur déclara aux gens de
sénégalais
canonniers; en passant à Gorée, cent Rufisque du'ils. étaient responsables de la vie et des
quelques prit
soixante hommes d'infanterie de et fit aux biens des sujets français résidant parmi eux; qu'en répa-
marine,
hommes de honne volonté de cette île un appel qui fut ration de l'assassinat commis le 7 décembre 1858 un

entendu; fois que l'on imitait la po- serait établi sur lapqint~~eI:llifi.sque, et que
c'ét.ait'la première blockli'atis
pulation de cette petite ville à concourir aux opérations dorénavant les sujets français auraient le droit de bâtir
de guerre; elle le fit avec et fournit cent en bonne maçonnerie partout où il leur plairait. En
empressement
volontaires. et pour éviter toutes difficultés à l'avenir, il leur
outre
Le corps expéditionnaire vint ensuitedébarquer à Da- fit comprendre qu'ils devaient interdire les approches de

kar, où tous les habitants' de la presqu'ile furent convo- leur village à tous les tiédos
armés, leur donnant l'assu-
si cette conduite les 'expo-
qûés.: Le gouverneur leur. dit du'ils étaient désormais rance qu'ils 'se'raient protégés,
Français,:et qu'en cette quà1i.té- ils devaient les sait à des dangers de la part du, dàmel ou souverain du
prendre
arniés et se joindre à' nous ,daris l'expédition qu'on al- Cayor. y
lait faire chez :Iéurs ~,oisins ,p°U!; obtenir des Il termina en leur signifiant que' les habitants des vil-
réparation
torts dont ceux-ci s'étaient rendus lages de la côte, depuis Dakar jusqu'à Saloum, ne peuvent
coupables.
Le 7 mai
1859, 'le. colonel Faidherbe le vendre aucun terrain à des étrangers, puisqu'en vertu
parcourait
sous les la suzeraineté de la France existe
cap Vert dans toute son étendue; y prêchait, des traités de 1679,
baobabs classiques de cette presqu'ile; la guerre sainte, sur toute cette côte et sur une profondeur de six lieues
la guerre de la civilisation contre la barbarie, électri- Toutes ceschoses.entendues,-les ,de Rufisque
gens
sant chacun du souffle de son franchement dans les vues du gouverneur, et en-
énergie et'y recrutant la entrant
fleur de la jeunesse armée; le soir même, dit un officier chantés de se voir soutenus contre les violences des tié-
LE TOUR DU MONDE. 35

dos du demandèrent à fournir des volontaires choses et entraina le colonel Faidherbe, pour ainsi dire
Cayor,
pour montrer qu'ils ne faisaient plus qu'un avec les malgré lui, dans une série de circonstances, d'où il sut
Français. On n'en accepta que vingt-cinq, l'effectif de tirer les plus grands avantages pour la domination fran-
la colonne, porté à huit cents hommes, étant déjà trop çaise dans ces contrées.
nombreux.. Dans les pays oualofs, qui ont pour chef un bottr,
Les trois jours suivants, nous suivîmes la côte, faisant comme le Djiolof; le Sine et le Saloum, le successeur
à chaque village, à Bargny, Yen, à Niangbl, à POl'tu- désigné de ce chef, qui' toujours est son plus proche

dal,. ce que nous avions fait à Rufisque, redressant les parent, s'appelle le botca>zi. et a une grande autorité dans
torts présents, punissant ou pardonnant ceux du passé, et le. pays; elle balance mème quelquefois celle du bour.
étouffant en germe ceux qui auraient pu menacer l'a- Or, le houmi de' Sine, ignorant la présence des Fran-
venir. Dans un autre ordre d'idées, je ne dois pas oublier çais à Joal, y arrivait ce même dimanche, avec une es-
de mentionner deux abondants
repas que toute notre corte de cavalerie. Son
venait, Altesse
su.iaa~it l'usage
colonne fit sur ce trajet et que lui fournirent gratui- a~ttk~ue et solen~~él de sa dynastie, se haigner à lamer, en
tement les mangliers des rivières Somone et Fasna expiation d'un meurtre que, peu- de teinps avant, étant
dont les rameaus, humectés marée mon- en ébriété elle avait commis sur un de ses courtisans.
par chaque
tante, étaient
chargés d'excellentes huîtres. Ces cavaliers ayant été aperçus dans l'obscurité, il en
Je regretterais aussi de ne pas mentionner en passant résulta une alerte, et le colonel Faidherbe emoya deux
la république des Nones, dont la traversée tout entière fortes patrouilles faire une reconnaissance autour du vil-
ne remplit pas la première des trois étapes
précitées. Le lage. Un instant après, on apprit, par le chef de Joal,
territoire de cette émule de Sparte repose entre le cap l'arrivée du boumi; mais, avant qu'on eÙt pu en aviser
Rouge et le cap de Nase (onze à douze kilomètres). Ces les patrouilles, une d'elles, composée de laptots, entou-
habitants forment une belle race d'hommes; aussi diffè- rait ce prince et son escorte. Il en résulta de la résis-
rent-ils, par le langage et par une civilisation
meilleure, tance d'uncôté, de l'insistance d'un autre, et enfin un
des Oualofs et des Sérères qui les environnent de toutes conflit dont le boumi ne s'échappa que tout meurtri, en
parts. D'un caractère très-ferme, très-indépendant, très- trâversant la rivière, où il faillit se noyer, et en lais-
hostile à l'esclavage, ils ont mérité au temps de la traite, sant entre nos mains deux de ses hommes et douze
et cela suffit à leur éloge, les calomnies et la haine des chevaux.
marchands de chair humaine. Ce personnage était un des chefs de Sine dont la France
Jaloux de leur liberté en raison mème des horreurs avait le plus à se plaindre. Cependant, ne voulant pas
commettre autour d'eux
qu'ils voyaient par les blancs, passer pour lui. avoir tendu un piége, le gouverneur lui
promoteùrs de la traite, et par les noirs, souteneurs et renvoya le lendemain matin un des prisonniers de la

pourvoyeurs de cette institution, ils avaient fermé l'eÚ- veille, pour lui dire de revenir sans crainte, et qu'on lui
trée de leur
république à tout étranger. Dès qu'ils aper- rendrait ses chevaui. en réglant toutes les affaires pré-
cevaient sur leur territoire un visage suspect par les sentes et passées. Mais tout en offrant ces réparations,
traits ou par la couleur « Notre terre disaient-ils en et afin qu'elles ne fussent pas attribuées par les noirs à
lui adressant un coup de fusil. notre terre est lasse de un sentiment de crainte, il crut devoir se porter en avant
te porter, rentre dedaris! et immédiatement la vic- avec une partie de ses forces.
time immolée au salut public disparaissait sous le gazon. Laissant donc à Joal cent trente hommes de garnison
Depuis l'abolitioii de l'esclavage dans nos colonies, avec un obu~ier, sous les ordres de M. le capitaine d'ar-
non-seulement les citoyens de Nones ont ouvert leurs tillerie Vincent, la mission et nos traitants
pour protéger
barrières à tout le monde, mais ils fournissent eux-mè- notre le gouterneur écrivit au roi de Sine
après départ,
mes Gorée de travailleurs laborieux
et intelligents. qu'il se rendait à Fatik, au cœur de son pays; qu'il y se-
Le 13 mai, à neuf heures du matin, nous faisions notre rait le 18 et y ferait avec lui la paix ou la guerre, sui-
entrée dans le village de Joal, dont les deux mille âmes, vant que Sa Majesté accorderait ou non les réparations
leurs missionnaires en tète, car ces.âmes se disent chré= et les concessions avait à lui demander.
du'il
tiennes, venaienf saluer le gouverneur et l'assuraient de Nous chemin5mes la nuit sous les voîites
pendant
leurs bonnes dispositions, pendant que les fonctionnai- d'une de ces belles forêts dont la contrée abonde. A la
res et tiédos du,roi de Sine, des violences dé- du jour nous étions au village de Guilas, dont
coupables pointe
noncées, ,le grand fitor tout le premier, décampaient et nous faillimes prendre le chef, un de ces hobereaux qui
gagnaient les bois aussi vite que leurs jambes avinées le se permettaient à autre de venir tourmenter
~e temps
leur permettaient. nos concito~ens de Joal. Trois de ses chevaux restèrent
Jusque-là tout étaitle mieux, aucune résistance entre nos mains. On passa la journée
pour auprès des puits
armée n'était venue ensanglanter notre promenade mili- abondants de ce village, à l'ombre d'arbres inagniriques,
.taire. Le 14 au matin, toute la colonne, tambour bat- caïlcédras, baobabs et rondiers, dont l'innombrable et
tant, musique sonnant, assistait, à la grande joie et édi- babillarde ailée, veu-
population perroquets, perruches,
fication des bonnes gens de Joal, à-une messe solennelle ves au collier d'or, de toutes tailles, couleurs et variétés,
célébrée par le grand vicaire des missions de Dakar, se~blait moins effarouchée de notre les
présence que
lorsqu'un événement produit par le hasard précipita les bimanes de l'endroit.
36 LE TOUR DU MONDE.

On rassura ceux-ci, en payant exaclement en armes,


était nous conduisit à l'escale
de Fatik, sur la ri-
cependant
tout ce dont on avait besoin paUl' la subsistance de la vière de Sine, où les traitants n'avaient pas été inquiétés.
colonne. Notre troupe foi'ma les faisceaux et se reposa, en man-
Le soir
même, ayant appris que le comptoir de Silif, geant quelques galettes de biscuit qui lui restaient en-

qui était sur notre route, avait été pillé par le boumi, core. C'était le jour et le lieu du rendez-vous donné pour
qui ne pouvait lui pardonner l'eau qu'il avait bue, nous la paix ou pour la guerre au roi de Sine; il n'y man7
y courûmes et le trouvâmes abandonné. Pendant toute dua pas.
cette journée, ainsi que le lendemain, une fusillade assez A neuf heures, au moment où nous n'y songions plus,
nourrie à l'avant-garde et sur nos flancs nous prouva que l'armée de Sine déboucha des bois, la cavalerie en tête,
nous étions désormais sur une terre hostile; cependant et un,de nos hommes fut blessé sur les faisceaux avant
àucun détachement ennemi ne tint devant nos éclaireurs. que nous eussions eu le temps de courir aux armes.
Une nouvelle marche de nuit, faite avec toutes les pré- Nous étions six cents hommes en tout, dont trois cent
cautions voulues, puisqu'il devenait-évident que le pays vingt-cinq volontaires.

Baobab du cap Vert, ddunsoniu diyi(n.~a. Dessin de E. de Bérard d'après nature.

Les compagnies de débarquement et les volontaires de inutile. Cet accident n'empècha pas nos fusiliers de re-
Dakar se jetèrent dans le bois qui se trouvait à droite et fouler la cavalerie de Sine dans la forêt chaque fois
maintinrent en toute qu'elle essayait de se déployer dans la plaine; mais,
vigoureusement respect, pendant
l'affaire, l'infanterie ennemie qu'ils avaient devant eux. comme le colonel Faidherbe ne voulait pas laisser ses
Les tirailleurs et les volontaires de Gorée cou- hommes s'engager sous bois à la poursuite de l'ennemi, de
sénégalais
rurent sus aux cavaliers envahissaient le bi- de quelque embuscade, les cavaliers noirs, ramenés
qui déjà peur
vac. Un blanche, trente-cinq bom- par leurs chefs et reprenant courage, jusqu'à revinrent
peloton_d'infanterie
mes en tout, resta, par ordre du gouverneur, en réserve trois reprises à la charge. Comme ils essayaient un su-
d'un seul obusier. Cet la réserve blanche marcha sur eux la baïon-
anprès de notre artillerie composée prême effort,
et trois coups lâchés par lui nette baissée. Cette fois, l'armée de Sine commençant à
engin fit d'abord merveille,
et d'assez près sur l'ennemi, étonnèrent grandement les compter ses pertes et voyant ses chefs tués ou blessés,
cavaliers noirs et leurs montures. Mais, ayant brisé -son tourna vivement le. dos,. et prit définitivement la fuite,
'ffùt aussitôt, force lui fut- de demeurer muet et nous laissant maitres. du champ de bataille, où, parmi
presque
38 LE TOUR DU MONDE.

une centaine morts, de


gisaient cinq princes, frères, nommé. C'était un jeune homme de dix-huit ans, nommé
beaux. frères et cousins germains du roi. Samba-Laobé, frère, par son père Madocou, du damel
De notre côté, il n'y eut que cinq blessures excessi- actuel de Cayor. Un parti hostile à sa famille venait de
vement légères, résultat singulier, après une fusillade de se révolter contre lui, de sorte que ce jeune roi ne pou-
plus d'une heure à très-pefite mais vait être que tout disposé à en passer
portée, logiquement par les conditions
dû au tir incertain et difficultueux d'une cavalerie ar- que le gouverneur lui signifia, en le chargeant en même
mée de fusils de six de non moins temps de propositions
pieds long, qu'à d'arrangement pour le roi de Sine.
la charge de ces mêmes armes, que ces soldats novices L'ivrognerie est la plaie de toutes ces fractions de
bourrent de douze à quinze grosses chevrotines, suivant l'ancien empire oualof. Les rois, leurs familles, leurs 4:ai-
le degré de colère qu'ils éprouvent. nistres et leurs tiédos sont toujours ivres.
Le village de Fatih fut livré aux flammes, et les im- C'est pour se procurer de l'eau-de-vie qu'ils commet-
menses colonnes de fumée projetées par cet incendie tent tous leurs actes de violence et qu'ils et
pillent
portèrent la nouvelle de notre victoire dans tout le ruinent leurs sujets. C'est en état d'ivresse
toujours
royaume de Sine. qu'ils viennent mettre le désordre dans nos escales.
Le roi et les débris de son armée se retirèrent vers Jusqu'à présent, il n'y avait ni garde ni police pour
l'est en proclamant qu'ils n'attaqueraient jamais plus ces mettre à la raison ces buveurs turbulents et patentés.
blancs qu'ils avaient crus, jusqu'alors, incapables de C'étaitla première réforme à établir, et elle dicta les
faire la guerre, et qui étaient venus les JJattre au coeur propositions du colonel Faidherbe. Toutes furent accep-
de leur pays, après plusieurs jours de marche
par terre. tées.
Revenus le soir à l'escale pour y passer la nuit, nous Les rois du
Baol, de Sine et de Saloum reconnurent
nous sentions victorieux, mais affamés, et nous réfléchis- qu'en vertu des anciens traités, les Français ont seuls
sions avec une certaine anxiété à la direction dans la- le droit de fonder des établissements sur la côte depuis

quelle il fallait marcher pour tâcher de retrouver nos Dakar jusqu'à Sangomar et sur la rive droite de la ri-
magasins flottants, lorsqu'on entendit dans l'obscurité vière de Saloum que les commerçants français ont le
une marche sonnée par un clairon. On courut au-devant droit d'y bâtir en maçonnerie sur des terrains achetés
des survenants; c'était M. Mage et ses laptots, avec cin- par eux en toute propriété que les princes et enfin les

quante hommes d'infanterie de renfort qui arrivaient tiédos armés ne fréquenteront pas les points où se fait
du steamer l'~fotacréov mouillé à une lieue de là. En le commerce que les sujets français habitant ces pays
même temps il escortait des embarcations
chargées de ne seront justiciables que des autorités françaises, même
vivres: Dès lors notre victoire nous apparut sous un jour dans leurs différends avec les indigènes; que le seul droit
plus brillant et nous rejoignimes allégrement en quel- à payer sera un droit de trois pour cent sur les produits

ques marches nos bâtiments de charge sur la rivière de qui sortent pays du
et qu'il sera perçu par un agent
Saloum Le 21 au matin, tout le monde était réuni le agréé par la France. Les produits qui ne font que tra-
long du rivage, bien portant, abrité par des gourbis verser leurs territoires, pour venir aux comptoirs fran-
en feuillage, et ne manquant de rien; savourant d'au- çais, sont libres de tout droit de passage.
tant le bien-être qu'on avait passé par
plus de La paix et l'oubli du passé ont été accordés aux rois
plus
rudes épreuves. Le plus humble de nos troupiers pouvait du Baol, de Sine et de Saloum aux conditions susdites;
cueillir à volonté des huîtres de palétuviers; cette rivière et pour en assurer l'exécution, ainsi que la sécurité du
en est remplie comme celles de Somone et de Fasna. commerce, nous sommes en train d'élever des blokhaus,
Le gouverneur ayant appris que son expédition avait tours ou corps de garde, à Rufisque, Sali (Portudal),
jeté la terreur dans tous les pays voisins, crut devoir Joal, à la pointe de Sangomar et à Caolakh, sur la
rassurer la contrée. Il partit pour remonter jusqu'à Cao- rivière de Saloum, à trente lieues dans l'intérieur.
lakh, escale de Caoun, capitale du royaume de Saloum. La plupart sont déjà terminés en un mot, la réalisa-
Le 22 au matin on y arriva, et l'alcaty ou ministre du tion des conditions des traités Ducasse de 1679 est en
roi fut mandé. très-bonne voie. Quelques années de persévérance et
Les rois de Sine et de Saloum sont d'une famille elle sera. complète, et la face du quadrilatère compris
d'origine mandingue, réfugiée du Gabon, qui parvint à entre l'embouchure de la rivière de Saloum et celle du
établir sa domination sur ces populations sérères. C'est Sénégal, entre le
cap Vert et les cataractes de Félou,

par les femmes que se transmet la qualité. de guellouar, se sera transformée au grand avantage des peuples qui
et par suite le pouvoir. Le roi de Saloum était mort peu l'habitent, ainsi qu'à l'honneur de la France.et de l'hu-
avant notre arrivée, et un nouveau roi venait d'être manité.
LE TOUR DU MONDE. 39

VOYAGE AU BAMBOUK ET RETOUR A BAKEL,

PAR S. L. PASCAL.

1859-1860

De Bakel à Kholobo. La'vallée de la Falémé. Résultats de la guerre sainte d'Al-Hadji.

Suivant les instructions qui m'avaient été données, je fort belle; les tamariniers et les samaüas y atteignent une
devais remonter la Falémé
jusqu'à Kholobo, traverser le hauteur considérable. Le chemin est presque toujours
Bambouk et le Natiaga, et atteindre le Sénégal en aval ombragé par les arbres; mais les mimosées y croissent
de la chute de Gouïna, parcourant ainsi l'angle intérieur en grand et retiennent trop souvent le voyageur, ou
de ces deux cours. d'eau, et particulièrement l'arète du l'obligent à courber la tête devant leurs épines me-
Tambaoura qui en. sépare les deux bassins. naçantes..
Je
quittai Bakel le 6 décembre 1859; il avais choisi A Alinkel comme .ailleurs on ne rencontre que des
Kéniéba comme point. de départ. Api'ès' avoir' donné rnines qui contrastent
péniblement avec la richesse du

quelque temps à l'examen des gisements aurifères et des sol, couvert de cultures, surtout sur les berges de la ri-
établissements français élevés pour leur exploitation, je vière où la terre conserve plus longtemps'la fraicheur et
fixai mon départ au 20. où le travail de l'homme se réduit aux ensemencements,
Mon escorte se composait d'un sous-officier européen, et, quand le mil de la maturité, à la garde de
approche
de quatre laptots et de deux tirailleurs; enfin, j'avais pris champs que viennent dévaster
les oiseaux et les singes.
à gages, à Bakel, un interprète qui avait fait plusieurs Les ravages encore récents d'Al-Hadji avaient distrait
voyages au Ségou. Le bagage que j'emportais, quoique tous les habitants de leurs occupations habituelles, et les
léger, m'avait obligé à me procurer trois bêtes de charge; avait contraints à demander à la fécondité de la terre
il consistait, en outre des vivres que j'avais pris pour huit les moyens d'existence que leur assuraient autrefois les
jours, en sel, tabac et guinée. Le sel, dont la valeur est dépôts aurifères de la Falémé.

inappréciable dans le Bambbuk dispenserait de tout En se retirant du Fouta AI-Hadji avait divisé ses
autre objet d'échange, si son poids n'en rendait le trans- bandes en trois colonnes; l'une dut remonter le Sénégal,
port aussi difficile. une autre
la Falémé, et la troisième suivre une route
Le 20 décembre 1859, je me dirigeais sur Sansandig. intermédiaire à travers le Bambouk, de manière à ce
Au début de la route, l'eau se rencontre assez fréquem- que pas une case, pas un être vivant
ne pût leur échap-
ment. Le chemin tantôt au milieu d'arbres d'assez
serpente per. Toutes les populations, hommes, femmes et enfants,
belle futaie et tantôt au milieu des mimosées; quelques furent entraînées à la suite du prophète. Les villages,
touffes de bambous croissent sur les bords des marigots. avoir été pillés, furent livrés aux flammes. Pour
après
Le village de Sansandig, situé à cinq minutes de la leurs malheureux habitants arrachés à leurs il ne
foyers,
se compose tout au plus d'une dizaine de cases devait
Falémé, plus y avoir d'autre patrie que celle que le mara-
habitées par quelques Peuls vivant dans un profond dé- bout leur promettait dans le Kaarta.
nûment leur réception me fit mal augurer, dès le début, Sur la route, beaucoup désertèrent et vinrent reformer
de l'hospitalité qu'allait m'offrir le "que je devais, les centres de population; tous savent qu'il
pays aujourd'hui,
traverser. n'y a plus de salut pour eux qu'auprès des' Français.
De ce point, je passai successivement ,a Karé-Fat- Le chef d'Alinkel lui-même vint me conduire sur
tendi, Karé et Alinkel. Ces trois villages, riches autre- lés bords de la Falémé, aux endroits où l'on recueille
fois, sont presque entièrement dépeuplés; à peine y l'or, et me fit ressortir les av'antages d'un établissement
trouvai-je quelques pauvres diables pour me renseigner français dans son village.
et me parler de leur pays. L'étonnement que.leur causait La largeur de la rivière est, en cet endroit, de cent
ma venue les faisait fuir à mon approche; mais, bien- vingt mètres. Les grands arbres qui ornent ses rives,
tôt rassurés, tous s'offraient pour me montrer l'or sur le bruit de l'eau qui se brise en cascades, et les roches
les bords de la rivière, et, mettant en moi leur con- qui embarrassent son lit font de cette section de la rivière
fiance, ils n'espéraient, me disaient-ils, qu'en la venue une des plus belles de tout son cours.
des blancs. Le soir, mes hommes firent la curée d'un caïman dont
A Karé-Fattendi, je ne trouvai qu'un amas de ruines. les gens du village voulurent bien nous vendre une par-
Les bords de la rivière y sont difficiles, presque ina- tie. Nous partimes le lendemain, et avant dix heures nous
bordables elle doit être profonde, à en juger par la étions à Farabana. La route le même
présente partout
quantité d'hippopotames qui se jouaient dans ses eaux, dans cette saison,
aspect quelques marigots presque
pendant que reposions sous un superbe tama- toujours à sec, de hautes des mimosées, et par-
nous herbes,
rinier. fois une véritable forêt de haute futaie dont le feuillage
Dans ce pays ruiné par la guerre, la végétation est nous de l'ardeur du soleil.
préservait
4.0 LE TOUR DU MONDE.

Le village de Farabana est habité par des Malinkés. nous écartions de la Falémé, et la "végétation s'en rès-
Situé sur un plateau assez élevé, il est entouré d'une sentait.
enceinte ou tatc~ en terre glaise, avec courtines et bas- ruiné
Diakhalel, village par AI-Hadji, est entouré de
tions demi-circulaires. L'habitation du chef forme un ré- de rondiers,
baobabs, de bambous. J'y remarquai plu-
duit elle est aussi garnie de bastions. sieurs arbres du genre érable, dont le diamètre attei-
Farabana est riche en dépôts aurifères quand les eaux gnait plus d'un mètre cinquante centimètres, et dont
de la Falémé se sont retirées, les habitants recueillent le le bois est employé dans l'ébénisterie par les Anglais
sable sur ses rives. A l'endroit même où je fis halte, en de la Gambie. Un marigot arrose ses environs et y ré-
avant du village, on. ramassa du sable que l'on me remit pand la plus grande fertilité; ainsi, quoique Diakhalel
échantillon. La berge
comme y était escarpée, et l'eau, eût été brûlé et que ses habitants fussent à
occupés
n'occupant qu'une partie du lit de la rivière, laissait une le reconstruire, leur récolte de riz, de mil et de pista-
large grève ombragée par des arbres magnifiques. La ches semblait devoir satisfaire surabondamment aux be-
Falémé y coule du sud au nord; elle est embarrassée soins de l'année.
d'iles boisées, de roches
schisteuses, et forme un site On extrait aussi
en ce lieu, du sable recueilli dans les
des plus pittoresques. Ayant résolu de passer sur la rive marigots, une certaine quantité d'or.
droite, il me fallut conduire nos animaux à la nage et Une heure de marche sépare ce village de celui de
transporter nos bagages dans une pirogue. assis dans une plaine entourée
Kassakho, de montagnes,
Le 23 décembre, la route avait changé d'aspect; nous et qui possède une enceinte comme Farabana c'est le

Le fort de Bakel, dans le haut à sept cents kilomètres de


Sénégal, Saint-Louis. Dessin de E. de Bérard d'après Nouveaux.

plus grand village que j'aie rencontré jusque-là. On y re- établissements, le chet se
retira, et bientôt tous ses
cueille de l'or, surtout à
pendant l'hivernage, époque griots et griotes vinrent m'accabler de leurs chants, de
laquelle les pluies font sur les montagnes l'office du et d'un bruit de tamtams
et de castagnettes
leurs'danses,
lavage, et permettent de l'obtenir avec beaucoup moins en fer dont nos établissements du Sénégal ne peuvent don-
de peine. ner qu'une faible idée. Je subis cette épreuve patiemment,
A mon arrivée mon bivac en dehors
j'installai du feuilles de tabac
et, moyenn¡¡.nt quelques et quelques poi-
village, et j'allai voir le chef.
Il me reçut au milieu de de sel, je passai
gnées pour l'avoir généreusement ré-
ses guerriers (cent fusils au moins), et vint ensuite, avec tribuée. Mais moment
jusqu'au où la nuit me déroba
tout son monde, me rendre la politesse que je venais de aux regards, tout le village, hommes, lemmes et enfants,
lui faire. Comme il considérait un sous-lieutenant fran- autour de moi pour satisfaire
s'empressa la curiosité as-
çais à l'égal d'un grand chef, je lui laissai cette haute sez naturelle chez les nègres
qu'excite de l'intérieur la
opinion de mes épaulettes et je conversai avec vue d'un blanc. Le' soir, on offrit du riz à mes
longtemps enfin,
lui. Pendant notre un trouvère hommes. J'ai dit plus haut que Farabana
entrevue, griot, local, était le pre-
proclamait les louanges du chef des blancs du Sénégal, et mier village malinké de la Falémé. A partir de ce point,
exprimait, de la façon la plus bruyante, le cas qu'il faisait tout Bambouk est exclusivement habité par cette race.
des paroles de paix et d'amitié que je leur apportais. De Kassakho à Tambala, la route est pénible, sans eau
Après m'avoir assuré du désir que toute la et à travers des où on rencontre
population' de montagnes du fer et
ce pays a de voir le gouverneur du Sénégal y former des du quartz à chaque pas; le sol est couvert d'une végéta-
LE TOUR DU MONDE. 41

tion et de bambous si serrés, forcent chez eux et m'assurer du moins de leurs bonnes dispo-
rabougrie qu'ils
le voyageur à descendre de cheval. Nous fûmes sitions et du désir qu'ils avaient de les faire connaitre au
parfois
dont les chef des blancs de Saint-Louis. cet incident
largement dédommagés par la vue de Tambala, Après je
environs sont revêtusd'une végétation Quant continuai ma route, et une vallée couverte d'herbes de
splendide.
au village, les gens étaient comme à Diakhalel à prairie et encadrée de beaux arbres me conduisit au vil-
occupés
le reconstruire. Il y avait à peine une dizaine d'hommes, lage de Sabouciré.
bien et offrirent calebasses de J'y fus assez bien accueilli à mon arrivée, mais ayant
qui me reçurent plusieurs
à mes laptots. J'y pris quelques renseigne- été voir le chef et causer avec lui, je le trouvai au milieu
pistaches
ments sur les localités le marigot de Dungou- d'une soixantaine d'hommes armés. Il me pria aussitÔt
êlu'arrose
Khoba, véritable Pactole de ce canton aurifère. de me retirer, et mon interprète m'apprit que quelques
à notre égard. Il ne s'agis-
A peine étais-je parti, par les envoyés
que je fus rejoint habitants étaient mal disposés
sait de rien moins que de not'is piller et de nous chas-
du chef de Kobokhoto, village que j'avais laissé sur ma
droite. Ils venaient me reproclier de ne point être passé ser du village. Je retourilai à mon bivac et j'attendis.

PèGheurs du haut Senégal et de, la Falémé. De~~in de J. Duvaux d'apre: 1\UU\"ç;!UX.

Qùelque temps après tous


les guerriers, ayant le chef à lité et l'admirable végétation de cette vallée en tor.t cer-
leur tète, arrivèrent auprès de moi cherchant à jus- tainement un des plus beaux sites que puisse ollrir la
tifier par un faux prétexte la conférence qu'ils venaient Sénégambie. hountamba est Ull petit village que les Ta-
de tenir; mais je reçus de haut leurs excuses, affectant libas d'Al-Hadji n'ont pas plus épargné que ses voÜ,im.
le mécontentement, et leur reprochant leur façon d'agir Qualld j'y passai, le tata du chel' venait d'ète relevé. A ses
envers un étranger, envoyé par le chef de Saint-Louis! murs flanqués de bàstions dont les toits pointus rappellent
Quand ils se retirèrent, je restai bien persuadé qu'il ne ceux des tourelles gothiques, on eût dit un chàteau féo-
m'arriverait rien. dal. Les habitants peu nombreux se livrent, ainsi que
Le 25 décembre je partis pour Fountamba, village tous les riverains du Sénégal et de ses affluents, à 1«~L
pè-
riverain de la Falémé. En quittant Sabouciré, la route, che à la lance et à la chasse de l'hippopotame. La viande

passant sur des montagnes, est d'abord assez


mauvaise, de cet amphibie, comme celle du caïman, est très-er,timée
mais après une demi-heure elle pénètre dans une vallée dans le pays. Quant à la chasse, elle consiste simplement
profonde, arrosée par plusieurs petits marigots; la ferti- à s'embusquer et à attendre patiemment que l'animal
4.2 LE TOUR DU MONDE

sorte de l'eau et s'aventure sur la berge. On le tire alors nombreux accidents. est-il que les habitants
Toujours
à coup sûr avec des balles en fer. La viande est ensuite ne passent la rivière autrement
jamais qu'en pirogue.
découpée en lanières, séchée au soleil et conservée.
De Fountamba, la route, passant par Saraïa,' Son- Les Malinkés du Bambouk.
koadau et quelques autres petites localités dont les habi-
tants s'adonnent surtout au lavage de l'or, me conduisit Kholobo est le plus grand de tous les villages que j'ai
en deux jours à Nanifara, village bâti à trois quarts rencontrés sur la Falémé il a souffert de
beaucoup
d'heure de la Falémé, aussi grand que Sabouciré, aussi l'invasion des Talibas. De même tous les
que villages
peuplé èt possédant au moins cent fusils. J'y fus très- malinkés, il est entouré d'une enceinte. Dans l'intérieur
bien reçu, et honoré comme à Kassakho de danses et de du village, famille a son tata particu-
chaque importante
chants en plein soleil, jusqu'au moment où, gagnant la lier. Ordinairement ces. enceintes sont flanquées de bas-
Falémé, jeila traversai à gué pour aller à Tumbimfarà, tions ou brisées en crémaillères, de façon à donner plus
village moins considérable que Nanifara. Aussitôt après de solidité à la muraille. Les bastions sont circulaires; ils
mon arrivée, les habitants m'apportèrent des défenses ont un étage et sont terminés par un toit coniqu'e comme
d'éléphants et d'hippopotames qu'ils voulaient échanger celui des cases. L'étage, placé à la hauteur de la courtine,
contre des quantités de sel qui ne représentaient pas la c'est-à-dire à trois mètres de terre, sert de grenier, mais
mmième partie de la valeur de l'ivoire. Il est vrai que il est percé de créneaux pour la défense. Les cases sont
ces défe'nses d'hippopotames, dont nos dentistes tirent construites en terre, la charpente de leurs toits de chaume
leurs osanores, avaient été ramassées dans les rues du est faite en bambous. Enfin, pour conserver le mil, le
village où je vis les enfants s'en servir comme de jouets. maïs, le riz, les pistaches, on voit dans chaque demeure
Pendant les deux journées suivantes, je remontai la des sortes de jarres d'un mètre et demi de hauteur et de
rive gauche de la rivière, afin d'éviter les grands et pro- forme ellipsoïdale, dont le fond et l'intérieur des parois
fonds marigots qui découpent sa rive droite, à la hau- sont garnis de paille comme les silos de l'Algérie.
teur de Guidima et de Iihassakiri. Dans ce dernier vil- Tous les villages malinkés vivent en république et sont

lage, qui pourtant est grand, bien peuplé et doit disposer indépendants les uns des autres. Chaque village a un chef
d'au moins cent vingt fusils, notre arrivée causa une dont le pouvoir se transmet par voie d'hérédité. Les in-
véritable panique tout le monde s'enferma et aucun des digènes ne paraissent suivre aucune espèce de culte; la
habitants ne voulut du village.
sortir justice est rendue
Après avoir envoyé par les chefs de village, quand la rai-
mon interprète, je fus obligé d'aller moi-même rassurer son du plus fort ne règle pas les différends. Les mariages
le chef qui hésitait encore et ne mit qu'en tremblant sa se font sans consécration d'aucune sorte, et les naissances
main dans la mienne. Pendant la journée, il vint cepen- sont toutes légitimes. Les Malinkés, comme j'ai pu en
dant s'entretenir avec moi et se plaindre de l'état de mi- juger plus tard, sont
fÓurbes, làches, et surtout très-en-
sère dans
lequel ils vivent tous, n'ayant ni sel, ni pou- clins au vol. Ils n'écrivent point leur langue et riaient aux

dre, ni aucun des produits de nos comptoirs et n'osant éclats en me voyant prendre des notes. Tous sont habillés
les leurs dans la crainte des Talibas d'AI- d'une étoffe tissée dans le pays, et qu'ils teignent eux-
pas y porter
Hadji et des gens de certains villages intermédiaires qui mêmes.d'une couleur végétale jaune bistrée. Ils ne font
les pillent et les rançonnent. Je pus le rassurer à ce der- jamais un pas sans avoir à la main
le fusil, arme qui a
nier propos en lui apprenant que Khakhadian, une des remplacé l'arc et le carquois de leurs ancêtres; ils tirent
localités les plus redoutées, venait d'être châtiée par notre ces armes et leur poudre de la Gambie. Tous s'occu-
allié Boubakar-Saada, almamy du Bondou. pent de l'extraction de l'or, les contrées sont plus ou
Unefois rassurée, la population passa, sans transition, moins riches, mais il n'est pas un village du Bambouk
de la crainte à la joie. La soirée se passa en chants et en qui ne recueille de la terre aurifère dansles marigots ou
danses qui se prolongèrent jusqu'au matin. L'orchestre dans les puits de mine creusés à cet effet. Cette terre est
était le plus complet que j'eusse vu jusqu'alors outre ensuite soumise au lavage, seul procédé employé et ex-
les tamtams et les castagnettes, on y voyait deux énor- clusivement réservé aux femmes.
mes armées chacune de douze ou quinze cordes On voit peu de captifs chez les Malinkés il n'existe
guitares
et garnies de grelots à leur extrémité comme un tam- chez eux aucune distinction entre un homme libre et un
bour de basque. captif celui-ci travaille pour son maitre, lui obéit, mais
Le 28,'je me mis en route à six heures, laissant der- l'un est considéré à l'égal de l'autre. Les Malinkés sont
rière moi le village tout entier complétement endormi. grands, robustes, assez bien faits en général, mais très-
J'arrivai à dix heures et demie sur la rivière eu face insolents. Il est assez commun de rencontrer chez eux
de Kholobo; aussitôt deux petites pirogues passèrent des difformités, telles que les goitres, les excroissances
de notre côté et transportèrent nos bagages sur la charnues, les pieds-bots et même des plaies ulcéreuses
rive droite les animaux traversèrent à la nage der- aux membres inférieurs.
rière les mais on recommanda à nos hom- Les riverains de la Falémé sont plus doux que les gens
pirogues
mes de ne point se mettre à l'eau à cause des de l'intérieur; ceux-ci, vivant en pays de montagnes,
hippo-
Ces animaux ont, dans la haute Falémé, une du caractère des peuples montagnards. De
potames. participent
de férocité de même que tous les noirs du Sénégal, ils aiment à se ras-
réputation qui passe pour justifiée par
1
LE TOUR DU MONDE. 45

sembler pour causer des affaires de leur pays. C'est dans très-petits et ne vivent qu'en pays de montagnes on en
ces réunions que les griots, auxquels est réservé le pri- fait le plus grand cas. Quant aux boeufs, le petit nombre

vilége de connaître l'histoire, leur racontent les hauts que j'ai rencontrés étaient très-beaux et bien supérieurs
faits qui ont illustré leurs chefs et leurs ancêtres. Elles à tousceux que les Maures amènent sur nos marchés.
se tiennent sur une place du village le3 hommes sont Depuis les invasions à Alhadj, le commerce a perdu
assis sur une sorte d'estrade de vingt à trente mètres toute son importance dans le Bambouk. La crainte des
carrés, élevée de quatre-vingts centimètres du sol, et 1'alibas et de quelques villages qui mettent à profit ces
formée de bambous juxtaposés et soutenus par des tra- temps de trouble pour assaillir les caravanes, retient chez
verses et des pieux fichés eux les dioulas ou mar-
en terre. chands qui avaient coutume
En temps ordinaire, le de venir tous les ans aux
Bambouk produit suffisam- comptoirs du fleuve.
ment pour sa consomma- Bamba, le chef de Kho-
tion mais sa fertilité en lobo, me pria instamment
ferait facilement le grenier de demander gouver- au
du haut pays. Il tire quel- neur un poste pour son vil-
du mil du Gadiana lage, afin- de garder le pays
quefois
et aussi des pays.du sud et et d'y protéger le commerce.
de l'est en échange de son Comme il connaissait notre
or. Il pourrait surtout four- campagne de Guemou, il
nir le Sénégal qu'il de riz, aurait voulu qu'on vîntaussi

produit en abondance, et détruire les villages dont il

que tous les noirs du Séné- avait lieu de se plaindre.

gal préfèrent au nôtre. En dépit de ses sollici-


Il est rare de voir des tations, du besoin qu'il a
chevaux dans le Bambouk; de nous, et des visites que

quelques chefs de village son -fils a faites à nos postes


en possèdent, mais ils s'en du bas du fleuve, je fus
servent rarement. On croit loin d'être traité chez lui
généralement que ces ani- comme son fils l'avait été
maux ne peuvent pas y vi- à Kéniéba. Il s'efforça d'ob-
vre, et la vue d'un cavalier tenir de moi tout ce qu'il
cause toujours de l'éton- et ne me donna rien
put,
nement chez les Malin- gratuitement. Enfin il vou-
kés. Cependant, dans mon lut me retenir moi
malgré
voyage sur les cinq che- dans son village. Il avait
vaux que j'avais avec moi, cependant consenti, après
aucun n'a été arrêté un seul de longs pourparlers, à me
instant. Les
gens du pays laisser partir avec un de
assurent que les feuilles ses fils qu'il me donnait
d'un certain arbre, en tom- pour guide, et je devais
bant dans l'eau, la corrom- quitter Kholobo le 30, sur-
pent au point de donner la lendemain de mon arrivée.
mort aux animaux qui en Mais, au moment du dé-
hoivent, et il est reçu dans part, tous les gens du vil-
tont le haut pays que l'eau lage arrivèrent armes, en
du Bambouk possède des et le chef, m'avoir
après
propriétés malfaisantes. J'ai encore engagé à demeurer
RimcoPs ou veuve au collier d'or et rincops flavirostris (voy. p.=35).
constaté le fait, et il est chez lui, ne voulut me lais-
certain pour moi que cett cette cause réside dans les ser
gise- partir qu'en échange de nouveaux cadeaux; je fus
ments métallifères. obligé d'en par oit il voulut, puis je me mis en route.
passer
Les ânes sont les seules bêtes
de charge employées par
les caravanes; ces animaux les longues mar- Des bordsde la Falémé à ceux du Sénégal.- Intérieur du Bambouk.
supportent Retour. Les cataractes de Gouïna et de Félou.
ches, résistent aux privations et sont faciles à nourrir.
J'ai vu peu de bestiaux' les trou- J'allais dans l'intérieur
du pays, et je n'a-
depuis longtemps m'engager
peaux ayant été enlevés par les saints marabouts, com- vais que de mauvais sur la population
renseignements
pagnons d'Al-Hadji. des villages au dire de tous, je devais rencontrer des
tes moutons sont de la race du Fouta-Djalon; ils sont gens d'Al-Hadji; mais, tenant compte des exagérations si
46 LE TOUR DU MONDE.

communes aux noirs et du désir de chaque chef de me fussions établis à Dialafara comme nous le sommes à Ké-
retenir chez lui pour m'exploiter autant et aussi long- niéba, et quant à lui il était dévoué au chef des blancs du

temps que
possib1e, je m'éloignai avec confiance. Sénégal dont il connaissait la renommée. Il se retira en-
La route, à partir de Kholobo, traverse une contrée suite et m'envoya du lait «et du riz, en s'excusant sur sa
montagneuse le fer s'y montre constamment, et plu- pauvreté qui ne lui permettait pas de m'offrir une hos-
sieurs marigots, dont la végétation contraste avec la nu- pitalité plus digne dIJ .lui et de moi.
dité des collines qu'ils contournent répandent l'eau et Le 1 er janvier 1860, je traversai successivement Bou-
la fécondité dans tous les bas -fonds. Les bambous se hou, Graïa, Iihann, Monia et Galadhio. L'agglomération
rencontrent à chaque pas, et l'or devient plus abondant, des villages dans cette
partie du Tamba-Oura indique assez
au dire des gens du pays,,à mesure qu'on se rapproche la richesse du sol, et en effet, tous se livrent à l'exploita-
du Tamba-Oura. tion de l'or. La chaine offre toujours le même aspect;
Avant d'arriver à Kofoulabe je rencontrai sur ma elle présente sur deux ou trois étages de véritables mu-
droite deux puits de mine de six mètres environ de
pro- railles aux arêtes
vives, imitant parfois les ruines d'un
fondeur, sur trois de diamètre à l'orifice. Abandonnés fort avec ses bastions et ses courtines, d'autres fois les

depuis longtemps, les ronces et les épines en avaient en- débris d'un temple aux colonnes renversées et brisées.
vahi les bords et ne permettaient pas d'y descendre. Ils Certains passages du Tamba-Oura égale-
inspireraient
me rappelèrent ceux que Mungo-Park avait vus dans le ment
le peintre et l'écrivain la majesté imposante des
même pays cinquante-quatre ans auparavant 1. montagnes, leur aspect désolé, les aboiements des cyno-
Dialafara est bâti au pied du Tamba-Oura, au fond céphales qui habitent les anfractuosités de leurs ro-
d'une qui s'étend
plaine tout chaine. le long de la
La chers, produisent l'esprit la plus vive impression.
sur
montagne y forme un vaste rentrant en arc de cercle, à Le 2 janvier, j'étais à Séré-Khoto, village épargné par
gauche coule un marigot, à droite se trouve le village. Al-Hadji; ses habitants sont nombreux, mais ont une
C'est un des points les plus importants du Bambouk; il réputation de pillards que le chef confirma en m'en-
se trouve placé sur la route qui traverse le pays dans sa gageant à me tenir sur mes gardes; d'après lui, je ne
longueur et c'est le premier grand village que rencon- devais pas manquer d'être dévalisé pendant la nuit.
trent les caravanes qui suivent cette route pour se rendre Aussi fit-il publier dans son
village que quiconque s'ap-
au Sénégal. Enfin il est peu éloigné de Kholobo, un des procherait de mon bivac y serait reçu à coups de fusil.

plus grands-centres de la Falémé. Cette précaution eut son effet, et la nuit se passa sans
La chaine du Tamba-Oura est un système de monta- accident.
avoir été coupée dans' Séré-Iihoto est situé dans un
carrefour, à l'intersec-
gnes. à: crête continue, qui paraît
de toutes les routes de Bambouk, à vingt-cinq lieues
-sa longueur par un plan vertical et dont la partie anté- tion
,rieure ,s'est éboulée. La pente du talus ainsi formé est de Kéniéba, et au centre des points les plus renommés

au moins'dans le. rapport de trois de hauteur pour deux pourla richesse de leurs dépôts aurifères, principalement
est généralement inaccessible. Nétékho et Kliakliadian, dans le voisinage desquels
-de-bâse,vet'la-.montagne.
d'eau la les ruines d'un ancien établissement eu-
Tous lés cours qui arrosent le pays jusqu'à existent, dit-on,
Falémé descendent du n'a ropéen, qu'on croit pouvoir attribuer aux Portugais.
Tamba-Oura, qui cependant
les eaux de pluie donnen nais- Je passai ma soirée à prendre des sur
point de source vive': renseignements
ma nouvelle de Barka, frère de Sémounou,
sance à ces marigots qui se tarissent presque compléte- route, auprès
ment' à l'époque tous charrient de l'or, le de Natiaga,
roi lequel, absent de son pays depuis
des:sécheressés;
enrichissant le Bambouk des sables et de la terre que les longtemps, attendait un moment propice pour y ren-
eaux de l'hivernage arrachent aux pentes vers la trer il s'offrit à me le faire traverser et à me conduire
dirigées
Falémé. Gouïna. Le lendemain il vint en effet accom-
jusqu'à
et nous nous mimes en route.
Contre mon je fus bien reçu à Dialafara,
attente, vil- pagné d'un serviteur,
Le 3 janvier, à six heures, nous traversions le défilé de
lage très-grand, très-peuplé et ne paraissant plus se res-
sentir du passage des Talibas. La conduite du chef fut Kouroudaba (porte des roches), seul. passage qui coupe
le Tamba-Oura pour mener dans le Natiaga large d'en-
loin de justifier les appréhensions qu'auraient pu me
faire.concevoirles fausses,indications viron quarante mètres, il s'ouvre de l'ouest à l'est;- ses
que j'avais reçues.
,en dehors du village, il vint à flancs sont semblables à des murailles construites de main
Comme je m'étais établi
moi solennellement et déploya à mon intention- la plus d'homme; lesétages supérieurs surplombent les pre-

11 était dé toute sa miers, et les'blocs.de roches qui se sont détachés encom-


grande pompe possible.
accompagné,
de ses griots et de ses hommes d'armes, suivant brent le fond de la gorge et la rendent peu praticable.
.famille,
me disait-il, était d'un-bon au- Je mis deux jours à traverser le Natiaga où je ne ren-
l'habitude. Ma venue,
contrai pas un village habité. Le sol ici n'est plus, comme
gure pour le pays, il ne doutait pas que bientÔt 'nous ne

1. Mungo-Pai'lc, à son second voyage, en 18°'" venant desborcls et le Ba-khoï à une vingtaine de lieues de leur confluent. S'étant
de la Gambie par le Woulli, le Tenda et le Dentita, Pass3 la Fa- mis en route à une époque trop avancée de l'année, et en proie à
lémé dans les environs de Kholobo; puis, co¡,tinuant sa route vers toutes les misères de la saison des pluies tropicales, ce grand voya-
l'est et laissant à sa droite les montagnes du Kounladougou, il geur était dès lors dans une situatiun déplorable, et voyait chaque
traversa la chatne aurifère du Tamba-Oura, et franchit le Ba-fing jour quelques-uns de ses compagnons mourir autour de lui.
LE TOUR D U MONDE. 47

dans le Bambouk, couvert de fer et de quartz, il semble châmes sur les bords du fleuve, et la chute se déroula
dallé de larges pierres qui ne sont que des grès très-fins devant nous.
et d'une grande dureté. Le soir du second jour, au sortir Sur une de plus de quatre
largeur cents mètres; le
d'un défilé étroit, aux parois perpendiculaires, nous vî- fleuve- g'éehappe tout à coup du terrain qui manque à
mes s'élever devant nous trois gigantesques masses ou la masse de ses eaux, et la nappe tombe en bouil-

pyramides qu'on eût prises- pour des monuments d'ar- lonnant à cinquante mètres de profondeur. Pendant
chitecture, tant leurs formes étaient régulières. Rien n'y les hautes eaux, la chute doit avoir une largeur double

manquait piédestal, cornichE¡, tablette, que les règles et sa hauteur sur la rive gauche atteindre soixante mè-
et le ciseau n'auraient pas tracés
plus exactement. Elles tres. En effet, sur cette rive, de larges tablettes d'un grès

portent le nom de Laoulaou-Tollor


et Karélliandi celles très-fin et d'un mètre d'épaisseur s'avancent de quatre
de gauche et de droite ont pour base des rectangles, et cinq mètres sur l'abtrne, formant un plan horizontal
celle du milieu est à base quadrangulaire; leur hauteur élevé de dix mètres au-dessus du niveau supérieur de
est de deux cents mètres au moins et elles sont composées l'eau. ne les soutient,
Rien et il semble qu'en s'y aven-
de grès comme la chai ne du Tamba-Oura. Le sol sur turant on s'exposerait à rouler avec elles dans le gouf-
elles est formé d'une immense dalle de fre du bassin inférieur. La bande rocheuse qui coupe le
lequel reposent
grès tendre, sans solution de continuité et entièrement fleuve est di, igée du nord au sud tandis que le Séné-
de végétation. gal coule de l'est à l'ouest. Le bassin supérieur du fleuve ·
dépouillée
Le 4 janvier, après avoir traversé encore quelques vil- n'a pas plus de largeur que la cataracte elle-même; au
lages détruitsquelques etautres défilés aux murailles milieu surgissent quelques roches auxquelles la
supersti¡J
abruptes, je revis enfin le Sénégal et j'atteignis ce fleuve tion attribue des formes tout à fait chimériques. Au~
à l'embouchure du Bagoukho, abords de la cataracte se trouvent ces sortes de trous
marigot qui forme avec
le fleuve un angle presque droit. que l'on a appelés baignoires du Félou, et d'autres ey
Nous eûmes beaucoup de peine à nous frayer un pas- forme d'entonnoirs dans lesquels
s'engouffre l'eau
én-

sage à travers les rouces et les herbes mais ils sont peu nombreux. La cataracte
qui croissent sur tourbillonnant;
les sentiers, trois années de Gouïna ne demande pas à être examinée en détail.
depuis que la guerre d'AI-
bag a dépeuplé tous ces pays. Nous suivimes la rive gau- Elle n'a pas ces bizarres découpures que les artistes ad-
che du fleuve et à cinq heures nous étions établis à ciuq mi rent tant dans celle de Félou. Son aspect est r,Ógulier;
minutes du fleuve au village de Banganoura. le regard en embrasse l'ensemble et l'esprit'reste
Déjà de- impres-
puis une heure nous entendions le bruit effrayant de la sionné par le grandiose du spectacle.
chute de Gouïua. Les environs sont
compléternent arides et dépouillés
Lapopulation de
Banganoura était réduite à quatre de végétation; la rive droite est bordée par une monta-
forgerons. Ces gens n'ont aucune religion, mais leur au pied de laquelle coule le fleuve, et les gens du pays
~ne
état est pour eux une cause d'iiiimunité aussi .n'ont- ne manquent pas de faire remarquer sur son flanc es-
ils rien à craindre des marabouts. Ils étaient si pauvres carpé un baobab que la main de l'homme n'a jamais pu

que <:6 fut à nous de leur offrir le souper cependant ce atteindre. Sur la rive gauche, l'ancien village de Gouïna
soir-là mes hommes achevaient leurs provisions de voyage est situé à un quart d'heure dans le sud-est de la chute,
et ils ne devaient.plus compter pour leur nourriture que et le terrain que l'on traverse pour y arriver est formé
sur les fruits du h~obab. de grès très-dur et très-fin.
Comme Barka m'avait déclaré qu'il ne dépasserait pas Après avoir passé une heure devant la chute, Barka
Gouïna, j'employai la soirée à engager les hommes du voulut repartir pour Banganoura j'employai tous les

village à me conduire jusqu'au confluent du Ba-fing et moyens de persuasion possibles pour le déterminer à me
du Ba-khoï, distant de dix à douze lieues de Banga- conduire en avant, mais il résista en me répondant que
noura, mais ils ne voulurent à y guider c'était à lui désormais à me rappeler mon pays, ma fa-
point s'exposer
un Européen, sachant comme moi, que l'angle intérieur mille et les dangers que nous courions en nous
appro-
du confluent est habité par les Talibas. chant des Talibas Enfin, pour me convaincre
Cependant je ne d'Al-Hadji.
perdis point l'espoir de les y déterminer le lendemain, qu'il voulait m'être utile, il consentit à me mener jus-
et je résolus de n'emmener avec moi que mes hommes qu'à Fouklrara, endroit qu'il me représentait comme
à pied, laissant au village mes bagages et mes bêtes de digne d'être vu.
charge. Une marche
de quelques heures nous y conduisit;
En trois quarts d'heure je fus rendu de Banganoura mais Barka se refusa absolument à aller plus loin; à une
à ,Gbuïna. A mesure que nous approchions, le bruit de heure, je dus repartir pour Banganoura, où j'arrivai avant
"la chuté devenait assourdissant et nous disait assez quel le soir. Ce fut pendant cette excursion que j'appris que
spectacle magnifique nous attendait. Jamais mes liom- le Ba-khoï (khoï, blanc en malinké), ou rivière Blanche,
mes n'avaient été si ne est le seul tributaire
pressés d'arriver, jamais je que la région alpestre du Djalon
les avais trouvés aussi silencieux. La satisfaction qu'ils fournisse à la rive droite du Ba-fing ou haut Sénégal.
à ridée de pouvoir dire qu'ils avaient vu au Ba-oulé ou rivière
éprouvaient Quant Rouge, que l'on a con-
Gouïna semblait mêlée de .la crainte de ne pas y arri- sidéré jusqu'à présent en Europe comme le principal af-
ver enfin au détour d'un petit ravin nous débou- fluent du fleuve, son cours est dirigé dans et il se
l'est,
48 LE TOUR DU MONDE.

jette dans le Djaliba (haut Niger) à Kouloukoro, en amont rencontre un autre affluent de ce grand fleuve, le Tan-
de Yamina. Il est étroit, indice
peuplé d'hippopotames, kisso, dont Caillé a parlé le premier. Issu de
la partie
de fond, et ne peut être franchi en certains orientale du Fouta-Djalon, il arrose le Bélia et une por-
passages
qu'au moyen d'arbres jetés en travers et servant de pont tion du Bouré, où il se perd dans le Niger.
d'une rive à l'autre. Personne n'a me de sa Le 6 janvier, à six lieures, de Banganoura
pu parler je partis
source. En amont de son embouchure dans le Niger, on pour le poste de Médine. La contrée parcourue le long

Chute du Sénégal dite du Félou. Dessin de E. de Bérard .d'après Nouveaux.

du fleuve est magnifique de végétation; les bords du Sé- Je passai deux jours à Médine, et le 10 janvier j'étais
nr.gal sont couverts de cultures; on y rencontre des dat- en route pour Kéniéba.
et les routes sont très-praticables. Le 12, au matin, mes hommes célébraient
tiers, par leurs
Je consacrai quelques instants à visiter le Félou que de fusil notre heureux retour au point de dé-
coups
je ne connaissais point, et je repartis, tout entier à la part.
satisfaction de retrouver un poste français. (La suite à la ~rochaine lirraison.)
LE TOUR DU MONDE. 49

Fort t de Dagana; à cent ynarwnte-yuatre kilomdres de Saint-Louis. Dessin de E. de Bérard E. nouveaux.


d'apris

Z OY4 GES ET EXPÉDITIONS A U SÉNÉGAL

ET DANS LES CONTRÉES VOISINES .1..

~-UI'AGE DANS LAI)PAR ET RhJTOUP~ A SAI~T-LOUI~

PAR M. VINCE0iT, CAPITAINE D'ETAT-MAJOR.

1860

De Dagana la ricière Saint-~ean, Les Trarzas et leur territoire.

Dans le courant du mois de février dernier, M; le gou- Moghdad,interprète de première classe, Gangel, bri-
verneur du Sénégal avait demandé au roi des Trarzas gadier de spahis, sur
l'énergie duquel je savais pouvoir
sa protection pour les voyageurs qui iraient explorer compter; enfin deux spahis noirs et un domestique.
l'Adrar (Sâh'ra occidental); la réponse de ce chef avait Dagana, simple fortin en 1855, doit aux mêmes causes
été affirmative, quoiqu'il représentât, en les exagérant, qui ont doué Saint-Louis de verdure, d'ombre et de pro-
toutes les difficultés d'un
tel voyage. Il proposait de nous menades, d'être aujourd'hui le plus florissant de nos
emmener avec lui au moment Oll les camps manres, dès établissements de l'intérieur. Sa population dépassant
les premières pluies, quittent le fleuve pour remonter déjà trois mille âmes, le chiffre de son commerce, éva-
dans le nord et aller quelquefois jusque dans le pays de lué pour 1859 à plus de quatre millions, en font une ville
Tiris. C'était nous astreindre à partir pendant l'hivernage importante pour la contrée, tandis que ses riches jardins,
et à marcher très-lentement; nous préférions souffrir de ses belles plantations, ses cultures tropicales forment un
la chaleur et de la soif, parcourir de grands espaces et ensemble d'autant plus agréable qu'on y est bien moins
connaitre la véritahle physionomie du pays pendant la exposé que sur d'autres points du fleuve aux attaques
rude saison. des mO'ustiques, ce fléau auquel les nègres n'échappent
Muni de vivres pour deux mois, de guinée, de tabac qu'au moyen d'un autre genre de supplice !ln bain de
et de différents objets destinés à subvenir à notre subsis- fumée de bois vert.

tance, j'arrivai le 5 mars à Dagana, qui devait être mon Partisde Dagana le 8 mars, nous avons traversé d'a-
point de départ. J'emmenais avec moi, outre Bou-el- bord toute cette partie du pays que les Maures nomment
Chamâma (pays des noirs), parce qu'il a le même aspect
1. Suite et fiu. Voy. pages 1et 33 que les plaines alluviales du bas Sénégal. C'est l'ancienne
III. 56e L[\
50 LE TOUR DU MONDE.

patrie des Oualofs, limitée au nord


par la zone des fo- femmes, montées sur des chameaux avec des selles en
rêts de gommiers, si l'on peut appeler forêt une réunion form9 de palanquin se détournent de plus de deux
d'arbres rabougris, espacés de douza à quinze mètres. kilomètres pour venir nous voir; ell~s conduisent leurs
L3 14 au sôir, en arrivant au camp royal, composé chameaux avec beaucoup d'habileté.
d'environ c~nt cinquante tentes, nous apprenons que, Le 24 au soir, nous rancontrons un
premier camp
contrairem?nt à l'avis des princes, qu'il consulte tou- d'Alebs. Malgré les représentations de Sidi, fils du mi-

jours pour ses moindres décisions, le roi viendra nous nistre, ils ne veulent pas nous servir de guides, pré-
voir le lendemain. tendant que les Ou12d-el-Nacers, avec lesquels ils sont
EtI'!ctivement le 15 au matin, 1 en guerre, sont à deux jours de marche dans le nord,
Mohammed-el-Habib
arrive à la tente et qu'on ne peut se hasarder dans le pays trente
qu'on nous a dressée, suivi de ses con- qu'avec
seillers au nombre de plus de cent. ou quarante hommes hien armés. Nous nous mettons
C'est un vieillard à barbe blanche, d'une taille élevée en marchepour aller trourer la deuxième fraction de
et sans il a les yeux brun clair, la figure cette tribu, et nous campons à huit kilomètres de l'Océan,
embonpoint;
commune intelligente; il parait encore vigou- à une cinquantaine de lieues dans le nord de Saint-
quoique
reux, il est agité d'un tremblement
nerveux, surtout Louis, aux puits nombreux de Tiourourt dont l'eau,
ap-
saumâtre et chargée
parent lorsqu'il prend du tabac, dont il semble abuser; il presque imbuvable, d'ammoniaque,
est v~tu simplement et porte un dlapelet en n'en est pas moins recherchée par les troupeaux; car,
qu'il égrène
il n'a pas la physionomie altière de son fils aiué. nous y avons vu à un moment de la journée plus de
parlânt;
Dès qu'après les salutations d'usage, je veux lui ex- douze cents chameaux réunis. Près des mêmes puits se
le but de mon il m'arrête court en lue trouve aussi une de quinze cents à deux mille
poser voyage, plantation
disant de dattiers, faite par un homme de l'Adrar.
Bien
que ce voyage n'est pas possible, que c'est une pieds
de l'entreprendre et que la route est infestée qu'elle n'ait pas réussi, et que les dattiers les plus élevés
folie par de
tribus adonnées au n'aient que trois mètres centimètres et ne
nombreuses brigandage; qu'il ne cinquante
enfin, il nous aucun fruit, cette plantation n'est pas le seul
peut me protéger que sur son territoire; produisent
conseille de faire notre testament ou de retourner à Saint- essai de ce genre qu'on ait fait dans le pays des Trarzas,

Louis et toutes ces tentatives sont d'un bon augure pour l'ave-
jusqu'à l'hivernage.
Je lui réponds nir. Elles méritent d'être
que nous préférons nous faire tuer plu- signalées.
tôt de retourner sur nos pas; cette excite. La deuxième fraction des Alebs nous rejoignit à Tiou-
que réponse
l'hilarité de tous les spectateurs. rourt; son chef, nommé MohaIllmed-ould- Beibakar, est

Il serait suc- un vieillard à barbe très-vert encore;


trop long de raconter ici les entretiens chauve, blanche,
cessifs avec lui; ce n'est bout du qua- son air intelligent nous fit espérer une heureuse négo-
que j'eus qu'au
trième et après avoir été travaillé ciation. Tout en voulant bien rendre un service au roi
jourde tergil'érsations
par toutes les influences, que le roi se décida à nous faire des Trarzas, il ne cacha pas son désir d'ètre dédom-

partir; il nous donna pour nous accompagner jusque chez magé de ce qu'il ferait pour nous. Après de longs pour-
les ~lebs, la plus septentrionale des tribus trarzas, ce diplomate nomade nous mit à même de
Sidi, parlers,
fils de son ministre. Les Alehs étaient de nous Tiourourt, le 30 mars au soir, pour longer la
chargés cluitter
conduire ensuite chez les Ouled-Delims, le roi mer jusqu'à la hauteur d'Arguin.
sur lesquels
comme sur ses propres Nous suivons la plaine d'Afthouth, couverte alterna-
croyait pouvoir compter sujets.
le 19 mars, .la première fois nous mon- tivement de pins maritimes et de plusieurs espèces de
Enfin, pour
tons à chameau, toute la population réunie nous fait ses plantes marines que les chameaux ne dédaignent pas, et
adieux en nous indiquant par signes que tious ne rever- d'espaces considérables, humides, vaseux, que les Ara-
et <Lu' on nous coupera la tète. bes appellent sebl~laas, où séjournent plusieurs
rons plus Saint-Louis pendant
Nous dûmes faire halte dans un de Tiyahs, an- mois les pluies de l'hivernage. On ne peut les traverser
camp
ciens guerriers devenus marabouts, pour y attendre Sidi, qu'avec les plus grandes précautions pour éviter de s'em-
notre retenu une indisposition, ou bourber quelques-unes de ces sebkhas ont à la surface
guide officiel, par
de sa famille,
les pleurs de lui une faible couche de sel qui ne mérite pas d'être exploitée.
plutôt par qui craignait
Le 1er avril, nous arrivons à l'emplacement de l'an-
voir faire quelques jours de marche avec nous,
cienne escale de Portendick, que les Maures nomment
Le 21 mars, rejoints par Sidi, nous partons enfin, et
de la forêt de gommiers. nous .entrons dans le Njeïl, où les Anglais ont fait pendant longtemps concur-
sortant
où le sol.est légèrement sablon- rence à notre commerce.du fleuve. Il n'en reste rien.
pays de Dahar, ondulé,
et d'arbres assez épais. On nous la plage
a montré où se faisaient les échanges.
neu.x, couvert d'herbes épineux
de point de recon-
Nous y rencontrons da nombreux troupeaux de mou- Un palmier qui existe encore servait
naissance aux navires marchands. Dans l'intérieur s'é-
tons, de boeufs et de chameaux.
tribus trarzas tend une série de sebkhas, dont le lit bouleversé n'est
Nous voyons aussi plusieurs qui mal'
chent vers le sud, en se rapprochant du fleuve. Les que de la vase desséchée; soulevée par le vent, celle-ci

for me de petits monticules couverts d'euphorbes et de pins


maritimes èt laisse à nu une couche de coquilles marines.
1. Assassiné dans le coumnt de l'été de 1860 par le parti anti-
Une de ces sebkhas, encadrée au fond d'un ravin, forme
français de sa tribu,
LE TOUR DU MONDE. 51

la saline de Tin-Niébérar. Nous traversions cette couche tir.à la mer au eap Mirik, je remonte pendant quinze
de s21 avec précaution, lorsque quatre Maures armés de kilomètres ce bras de mer qui n'a aucune relaüon arec
fusils se montrent sur le bord opposé font abattre leurs l'intprietir; c'est une baie plus.vaste autrefois qu'au-
chameaux, tirent leurs fusils de l'étui et se tioment prêts jour-d'llui, qui, peu à peu comblée par les sables que lui
à faire feu; de notre côté nous nous mettons en état de apportent les vents d'est, est inabordable pour les na-
défense. Haméida et Baliar vont lesreconnaitre heu- vires, sillonnée qu'elle est, de bancs de sable fréquentés
reusement ce sont des Alebs qui arrivent du nord. Ils se par de nombreux pélicans. L'hydrographie de toute la
contentent de nous demander un peu de tabac que nous côte entre les cala Blanc et Mirik est encore à faire.
ne leur donnons pas, et ils nous quittent peu enchantés Parmi les dunes
de ce littoral, j'ai r~ncontré plusieurs
de l'effet qu'a produit sur nous leur belliqueuse démons- yillag¿s composés de tentes et de mauvaises huttes; ils
tration. C'est la manière des guerriers de s'aborder dans apparti:nI1£nt aux pêcheurs imraguens, tributaires des
le désert. Ouled-bou-Sebas. Ces pauvres gens m'ont fait un accueil
Le 5 avril, nous campions sur une colline qiû longe le empressé et hienveillant on voit bien qu'ils ont eu des
bras de mer que les Européens rivière Saint-
appellent rapports avec les Européens.
Jean. C'est la limite extrême du pays exclusivement ha- Leur isolement et leur misère ne les mettent pas à
bité par les Trarzas.Voici l'opinion que je me suis faite l'abri des discordes intestines; car, partageant les dissen-
de cette tribu, qui a des
rapports constants avec nous. sions de leurs maitres, les Ouled-bou-Sebas, ils sont di-
Les chefs sontgénéralement d'une intelligence remar- visés en deux factions celle
de :Iohammed-Saloum, ce

quable. Je les ai trouvés dans cette partie de mon voyage Saharien réfùgié à Saint-Louis, et celle d'Ould-Boudda,
moins orgueilleux et plus réservés que ceux que je devais qui a usurpé le premier rang dans cette région, à la
rencontrer plus tard. Quant aux guerriers ordinaires, ils manière arabe, par le meurtre du père et de l'oncle de
sont fort ignorants des lois du Prophète, ne savent ni lire Mohammed-Saloum.
ni écrire, sont très-arrogants, vantards, faux, Je continuai ma route vers le nord-nord-est, sans
hypocrites,
et méprisent souverainement les gens qui ne portent pas chercher à voir l'ile d'Arguin, de peur d'éveiller les
d'armes. Le meurtre d'un homme est pour eux une ha- soupçons d'Ould-Boudda, qui, à coup sûr, nous eût fait
gatelle quand ils n'ont rien à craindre. Ils mendient un mauvais parti. Du reste j'étais assez préoccupé des
avec une effronterie qui ne connait pas de bornes. Je Ouled-Delims. Tous les voyageurs que nous rencontrions
n'en excepte pas les personnages les plus importants que nous donnaient une funeste idée de leur caractère et de
j'ai rencontrés. Les Traizas en général ont la réputation leurs habitudes de pillage; jamais, nous disait-on, nous
dans le désert d'ètre
l~s plus gourmands des Maures, ne sortirions vivants de leurs mains; d'un autre côté Ha-
mais à leur tète figurent avec avantage les Alebs qui, méida, mon jeune guide aleb, ne m'inspirait plus de
s'ils supportent la faim et la soif, s'en dédommagent à confiance, ses exigences augmentant à mesure que nous
l'occasion; alors leur gloutonnerie parait insatiable; j'ai nous enfoncions dans le nord.
vu trois de nos Maures, en moins d'une heure faire dis- Vers six heures
du soir, nous voyons arriver sur notre

paraitre un mouton cuit dans le sable, et si, trop sou- droite deux guerriers à chameau; ils vont au grand trot
vent.. nous avons eu à souffrir de la faim, nous le de- et se dirigent sur nous; le premier a de longs cheveux
vons au gaspillage quenos guides faisaient de nos vivres. flottant en désordre sur ses épaules c'est Sidi-Almet,
Les marabouts, qui,- ainsi que l'indique M. le colonel frère du chef des Ouled-Delims; il nous souhaite le bon-
Faidherbe dans sa notice de'1859 sur le Sénégal, des- jour, tout en examinant avec soin nos bagages, puis
cendent surtout de l'élément berbère, sont très-doux, cause en marchant avec Haméida. Il lui demande de

généralement bien
disposés pour les Français notre nous laisser entre ses mains car, dit-il les Ouled-
commerce les a civilisés. C'est toujours par eux que Delims sont encore loin et avec lui nous ne craindrons
nous avons appris les bonnes nouvelles, et je me suis rien il offre
quatre chameaux mâles à notre guide pour
toujours bien trouvé de leurs conseils. Ils sont très-assi- prix de cette concession celui-ci tient heureusement bon;
dus à la prière, qu'ils font en commun cinq ou six fois je lui avais souvent répété que le gouvernement du Sé-

par jour. Leur hospitalité est toujours généreuse, con- négal ferait subir aux Trarzas un châtiment terrible s'il
trairement à celle des guerriers, qui la font largement nous arrivait malheur par sa faute.

payer. Les Tiyabs. sont d'anciens guerriers que le mé- Repoussé par Haméida, Sidi-Ahmet revint à la charge
tier des armes ne peut plus faire vivre, et qui, pour auprès de nous, mais je lui fis comprendre qu'il était
aux expéditions et aux courses inutile d'insister que je ne voulais
échapper aventureuses, davantage, pas d'au-
se sont faits tolbas; mais leur conversion n'est pas com- tres guides que les Alebs. Si j'avais été abandonné par
plète, et s'ils ont gardé les vices des guerriers, ils n'ont ceux-ci nous étions perdus.

pas hérité des qualités des marabouts. Le 14, nous entrions dans le Tiris, pays bien connu
de tous les Maures de la partie occidentale du Sàh'ara. Il
De la baie d'Arguin aux confins de l'Adrar, à travers les terrains nous fallut quatre jours pour le traverser. C'est une
de parcours des Ouled-Delims.
région entièrement couverte de roches granitiques for-
Le 6 avril, descendant de la colline formée de sable et mant une nappe parfaitement horizontale, percée çà et là
de coquilles qui longe la rivière Saint-Jean et va abou- de quelques. blocs aigus. Dan9 le sable résultant de leur
5 ~) .LE TOUR DU MONDE.

décomposition, les herbes sont


rares, mais généralement kilomètres sur
largeur une
de dix à douze. Les couches
aromatiques et fort estimées des chameaux j'y ai re- de sel cristallisé y sont au nombre de quatre, variant de

marqué de loin en loin quelques rares mimosas à fleurs cinq à vingt centimètres d'épaisseur.
jaunes, sphériques, embaumées, et nous avons compté L'extraction du sel coûte peu à cause de la faible pro-
dans une seule journée plus d'une centaine de gazelles. fondeur à laquelle il faut atteindre rencontrer la
pour
C'est entre le Tiris et l'Adrar occidental que se trouve couche on coupe avec de petites haches le
première
la grande sebkha d'Ijil, véritable mineinépuisable de sel par planches d'un mètre de long sur quarante centi-
sel gemme qui a une longueur de vingt-cinq à trente mètres de large, et on les entasse en amas assez consi-

Maure et femme trarzas. Dessin de Bertall d'après A. Raft.ene!.

dzrables pour pouvoir suffire aux demandes des cara- On évalue généralement à plus de vingt mille charges
vanes qui viennent pendant ou après la saison des pluies, de chameau le produit annuel moyen de la sebkha, ce
quand l'eau de la sebkha ne permet pas l'exploitation. qui, en portant la charge à deux cents kilos, ferait un
Les Kountahs, propriétaires de la sebkha, se font payer total de quatre millions de kilogrammes.
en chameaux le prix' de l'extraction, et par charge un Le17, comme nous passions la nuit dans un camp où
droit fixe de sortie. Le sel est exporté non-seulement dans se trouvaient duélques guerriers ouled-delims, la popu-

l'Adrar, mais encore au Tagant, à Tichit, à Oualata, lation resta réunie autour de notre" tente jusqu'à une
au Iiaarta, au pays des Bambaras, au Ségou et au Ma- heure très-avancée on touchait nos habits, on s'exta-

cina, où il acquiert une caleur considérable. siait sur les choses les plus simples; mais ce que l'on
51! LE TOUP, DU MONDE.

ne pouvait se lasser d'admirer, c'était mon revolver, dont d'une n:ission


du gouverneur du Sénégal ile lui,
aulirès
il fallait à chaque instant faire voir le mécanisIll3. L'ap- j'étaissiu' d'être bien reçu, mais c1uej'avais:à.nie plaindre
1.)arition d'un blanc et surtout d'un chrétien était un de l'accueil, de sa tribu. Il lut- demande si je veux que

phénomène l'on punisse les coupables; je réponds négativement, car


parmi' ces nomades..
Le lendemain matin, nouvelle affluence;-les hommes, je sais combien 12s Maures sont vindicatifs; je termine
surtout 1~_sguerriers, sa montrent d'une effronterie rare; en l'assurant que je ne souffrirai rien de blessant pour
fouiller dans nos hagages, écarter la toile de notre tente le gouverneiueiit français. La première visite devait se
tout naturel;
pour voir ce que nous [aisons, l2ur b01'llCI' là.
parait
les f?mmes, en nous regardant, crachent d'abord en si- Ce chef des Ouled-Delims se nomme Eli-ould-Mo-
du
gne de mépris; puis elles nous entourent" au moment hammed-ould~Ahm2d; sa taille est au-dessus de la
nous prennent nos mouchoirs dans nos poéhes moyenne, il n'a rien de particulier; si c.e n'est un front
départ,
et il?~ se troublent nulLm:nt quand on les leur re- assez bas; il parait avoir trente-cinq ans. Les Maures
l'une d'elles, assez âg¿e,YÏent se camper devant nous le disaient très-laid, et cela parce qu'il a les dents
prend
moi avec une audace incroyabl~ je me plains à Ha- de la mâchoire supérieure légèrement inclinées à l'inté-
méida, dont la parole est lEU respectée;
immédiatement rieur et la mvchoire inférieure en avant, ce qui lui a
en fureur, d~s gestes de me- fait donner
se met à faire
elle entre lé surnom de Rmouga; on sait que c'est un
nace en nous jetant à la faca les injurès les plus gros- signe de beauté chez lés Moi-esclues d'avoir les canines
sières puis, se retirant à l'écart, elle va parler bas à un silpérieures en avant, écartées et sortant de la bouche

jeune guerrier être son fils, et de- même quand elle est fermée.
que je présume qui
vient un des plus acharnés à nous tourmenter. Dès que A quatre heures, il arrive ma tente, où je luiexl)0se
nous sommes en selle, tous les spectateurs poussent des le but" de mon voyage. Le gouverneur lui demande
cris faire courir nos montures et nous faire tom- d'entretenir des relations amicales et commerciales avec
pour
ber heureusement ces animaux étaient fati- lui. Les
Français ayant le désir d'attirer au Sénégal tout
pauvres
gués, et nous étions déjà habitués à leur allure. le commerce de .la pârtie occidentale du Sàh'ara, veut-il
Nous ne franchimes pas sans un nouvel incident lés les aider dans cette entreprise? Il n'a rien à craindre
des
douze kilomètres qui nous séparaient du camp du chef Français, -vu la distance où il est; il ne peut donc
des Ouled-Delims, avoir avec eux que de bonnes relations. Il devra aussi.
Un nommé. El-Bindir à se. V2nger d'un prince
avait protéger les cara~anes qui passeront par le territoire
trarza; afin d'atteindre ce but, il n'avait rien imaginé de qu'il parcourt avec sa smala; et de plus, si quelque na-
mieux suivi de douz~ vire se perd à la côte, bien recevoir les naufragés et les
que de venir à notre rencontre,
cavaliers armés de fusils à deux coups pour nous as- acheminer vers -Sa int-Louis, où il obtiendra une belle
w
et jouer ainsi un mauvais tour aux Trarzas, .récompense. D
sassiner,
Heureusement le chef du camp, prévellu à temps, lui Il suit cet exposé
b::aucoupavecd'attention, répond
à toute bride un cavalier pour lui. intimer affirmativement, puis, changeant tout à coup le cours de la
dépêcha
l'ordre de rebrousser sous prétexte lui seul conversation, il dit « Vous avez un lolclole ( sac de peau
chemin, que
avait le droit de nous faire du bi~n ou du mal. de mouton ) plein d'or; on ne va pas voir un prince aussi
Bientôt nous
voyons les tentes nombreuses du camp, grand qu'Ould-Aïda (le chef de l'Adrar) sans avoir à lui
Le bruit de notre arrivée a rassemblé les femmes, les offrir de magnifiques cadeaux; il me faudrait de l'or, etc. D
enfants et les guerriers; ils forment une haie devant Je lui réponcls que si nous étions aussi riches qu'il veut
nous, poussent l~s cris de Bissim,
Allah, etc. l~Ialgré la bien le dire, nous ne serions pas arrivéS' jusque chez les
présence d'un marabout respecté qui nous accoll1¡:agne, Ouled-Ddims sans être'pillés; que nous n'avons que le
malgré notre attitud3 décidée et les représentations éner- strict néc:,ssaire pour notre voyage. Il nous quitte dans ces
on nous lance de la fiente termes. Le soir il r2YÎmt à la charga à deux reprises dif-
giflucs de Bou-el-Moglidad,
da chameau et deS pierres. Le brigadier reçoit à férentes « Je sais, dit-il, que vous venez avec des inten-
Gangel
la tête un de ces derniers tions de conquête; vous me demandez ma protection pour
projôctiles.
minutes d'attente devant la tente du aller chez Ould-Aïda et faire un voyage qui nie semble
Après queldues
chef, nous voyous arriver ce personnage, vctu d'un ma- devoir être funeste aux musulmans je ne ferai ce que
manteau bleu brode rouge et vert, et portant vous me demandez qu'autant que vous me donnerez beau-
gnificlue
je l'invite assez brusquement à
une écharpe hlanche sur la tête. Il écarte la foule d'un coup d'or. Impatie.nté,
mot, vient nous souhaiter le bonjour, puis tout le monde visiter nos bagages; il arriv~ dans la tente, fait ouvrir
s'assi-d et se r,-garde sans rien dire; un clEf r2ste notre cantine; quand il voit que l'on déhall~ des bou-
plus
à la première entrevue un sextant, de vieux et d'autres
longtemps qu'il a avec unvoya- gies, journaux objets qui
son inspection doua-
geur, plus il a de considération pour ca dernier. Nous l'iuté!'(ss2nt peu, il fait suspendre
de ce tè:e-·ù-tête, Je lui déclare m;
nous s:rior_s
rassis voloIl1i:rs qui dura nière. qu'en gèiiaiit beaucoup, je
le sol-,Il était insupportable et ne puis lui donner de guinée et
près d'une demi-heure; que duel:lues pièc:;s
autres chos~s. Cette offre ne lui sourit il
plus d3 cinq è'2nts persallI"es nous entouraient. petites pas
J'elil.aniai la conversation en disant au chef que j'é- nous en nous disant que nous serons pillés pen-
quitte
tais venu sans crainte le voir dans son pays; que, chargé dant la nuit. Ces dernières paroles me révèlent l'hor-
LE TOUR'DU MONDE. ~55

reur de notre nos instances, l'on nous lait nouer une correspondance suivie avec le gouverneur
position. Malgré
sans manger; nous avions du Sénégal.
avait laissés depuis deux jours
eu toute nourriture deux boites de julienne, une Les Ouled-Delims a sous ses ordres. sont les
pour qu'il
de Maures il est impossible
boite d'asperges fermentées, et un peu de poussière pillards par excellence; qu'une
biscuit. t. caravane à, leur portée sans qu'ils En aient con-
passe
ne nous faisait naissance. Ils ont des chameaux d'une vitesse et d'un
L'abandon lequel on nous laissait
dans
rien de bon. Vers dix heures du soir, deux cap- fond et çheraux ~xcellents; ils
augurer éprouvés quelques petits
disent- suivent les traces des voyageurs arec une habileté ef-
tifs armés vinrent à ma tente, pour nous garder,
ils. Pensant là en un mot, ce sont les vrais limiers du dé=
que ces hommes étaient plutôt placés frayante;
sert. Ils n'ont rien qui les distingue des autres Maures;
pour nous empêcher de nous défendre, je fis charger
nos armes en silence et renouveler les amorces, la nuit sont-ils moins broIlzés clue les Trarzas, leurs
peut-ètre
tout entière s'écoiila dans une anxieuse veille; décidés frères d'origine, qui se sont plus mèlés avec les nègres:
nous étions à vendre chèrEment notre vie et à nous On remarque ChEZ eux une
intellig; nc~ plus une
que
de tous les outrages qu'on nous a déjà fait su- allure beaucoup plus libre; à do uze ans, leurs garçons
venger
bir. J'avais pris la résolution de ne pas me laisser pil- portent déjà un fusil. Leurs femmes sont l'emarqua))le":
ler de vive force; le pillage aurait entrainé infailliùle- ment belles; Elles cnt de grands ycvx noirs, de longs
du vol, n'aurait les mains et
ment notre perte, car le chef, complice cils, les dents d'une hlancheur éclatante,
au roi des Trarzas et aurait les pieds d'une finesse et ont moins d'embon-
pas voulu nous renvoyer sup- Extrème,
mas- du fleuve
primé les plaintes et les plaignants en nous laissant point que les femmes des Trarzas et des bords
sacrer par ses guerriers. cela tient à ce qu'elles vivent plus subucnient et pal'ta-

Cependant le jour arriva et n'amena rien de nouveau. gent la rude existence des guerriers ouled-delims, qui
Pendant toute sa durée on continua à discuter sur le sont bien les nomades les plus ambulants de toute cette

partie du grand désert. Pour éviter


même devenu réclamait les surprises, Rmouga,
thème; Rmouga, plus pressant,
de l'or sur tous les tons. Il ne parlait de rien moins dont les ennemis sont nombreux, changa souvent de
que
de nous faire servir de cible à ses guerriers et de jeter l'ordre de lever le camp est généralement
campement;
donné la veille, mais pour réu-
corps aux chiens, L'insolence
ensuite nos des jeunes gens quelquefois subitement;
et des femmes, s'exaltant au diapason de ces menaces, nir les troupeaux, ployer les tentes, charger les usten-
devenait intolérable. silesde ménage et se mettre en marche, il bur faurmoins

Enfin, pour sortir d'une situation qui ne pouvait se d'une demi-heure.


à: tous et à chacun Le 30 avril au matin, nous sommes: délarrassés des
prolonger sans péril réel, je déclarai
retourner mais nous partons, laissant donner ses ordres
que nous allions 'à Saint-Louis; que Alebs; Rmouga
de lui
pour le lever du camp; il veille à tout;
le succès de mon voyage, il a autour
Rmouga ayant seul empèché
Ould-Aïda lui en demanderait raison ainsi que le roi des quelques jeunes gens montés sur des chameaux qu'il en-
Trarzas. Comme il insistait encore obtenir. un ca- voie dans différentes di~ections; l'obéissance complète
pour
deau et que je
pouvais ne
reporter ma guinée à toute qu'il obtient nait de la crainte qu'inspirent ses nom-

Saint-Louis, je m'exécutai de bonne gràce, je lui en breux exploits et de l'application intelligente d'un pou-
donnai en y joignant quelques bagatelles. voir discrétionnaire.
dix pièces.,
Rmouga reçut ce cadeau forcé avec une mine toute re- Il nous donne pour nous conduire.chez Ould-Aïda un

frognée il ne in'avait jamais parti aussi laid ni aussi vieux guerrier nommé Lab, son tributaire, deux jeu-

hélété lorsque cessant de dissimuler tout à coup nes guerriers de dix-huit à vingt ans, puis le fils d'Ould-
« Maintenant, nous dit-il, vous êtES libres d'aller chez Aïda lui-mème, Ely-Chaudora,âgé d'emiron quinze ans,
Ould-Aïda; vous connaissez déjà assez le pays pour en qui est resté en otaga chez Rmouga depuis la paix faite
comrnencer laconquête si vous en avez l'intention; il entre les Ouled-Delims et les Yaya-ben-Othman. Cette
est donc inutile de vous arrêter. Je vois bien que vous dernière est
beaucoupde l~lus puissante et plus
tribu
avez de l'or, mais vous avez
promis au goU\'erneur de nombreuse que les Oulcd-D21ims, et si elle a donné en
ne le donner qu'à Ould-Aïda, et du reste je vois sur otag3 un fils du chef, cela tient à une liabitude généra-
ta figure, ajouta-t-il en s'adressant à mon interprète, lement répandue d'après laquelle le prince le plus re-

que tu ne demanderais pas mieux que de me donner cet douté donne un de ses fils comme gage de sa sincérité à
or; mais vous avez dit que vous n'en aviez pas et vous remplir ses engagements.
ne voulez pas en avoir le démenti. D
Je fus tenté de sauter au cou le drôle
de Les confins septentrionaux de l'Adrar. La grande sebkha d'Ijil.
Rmouga;
Les Yayas-ben-Othman, Réception et hospitalité de leur
avait parfaitement joué son rôle de dissimulation pro- chef,
onde mais toutes les angoisses que nous avions éprou-
vées étaimt désormais oubliées. Combien il eût été dou- Au camp des OLiled-DI-lirns j'avais atteint le point le
loureux pour nous d'échomr pI'Esque en vue du but de plus septentrional de mon voyage; notre route inclinait
notre voyage, car nous n'étions plus qu'à trois journées désormais au sud-est, à travers la plaine d'Asfal.
de marche de l'Adrar. Je m'entretins alors, mais cette Ce pays forme une zone d'une direction générale du
fois amicalement, avec le chef, qui m'assura qu'il vou- nord-est au sud-ouest, s'étendant depuis la grande set-
56 LE TOUR DU MONDE.

kha d'Ijil jusque vis-à-vis les iles qui se trouvent dans Au bout de quelques de route, le vieux Lab, qui
jours
le nord de la rivière Saint-Jean. On n'y voit que du s'était bien comporté jusque-là, me fait demander cinq
sable rougeâtre au milieu duquel pousse une herbe pièces de guinée, des balles, de la poudre, du tabac, de

que les Maures nomment sbat elle a un 'épi analo- beaux effets, etc.; je refuse catégoriquement, et je fais

gue à celui de la folle avoine; les pousses latérales à la faire halte à cause de la chaleur. Lab a endoctriné les

tige sont filamenteuses on en fait d'excellentes


cor- jeunes gens qui sont avec lui, et même Ely-Chau-
des et des plumes à écrire; le grain, quand il est mùr, dora, qui s'est conduit en véritable enfant. J'essaye en
sert à faire un sanglé préférable celui du miel, disent vain de faire comprendre raison au vieux guerrier, il est
les Maures; enfin, les racines de cette herbe, d'une entèté et méchant; il a dépouillé le masque d'hypocri-
ténuité extrême s'étendant comme d'immenses bras, sie nous sommes loin des puits et presque à sa discré-

vont, souvent à plus de cinquante mètres, produire de tion. Je lui offre -ensuite deux pièces de guinée comme
nouvelles touffes dans lesquelles se réfugient les peti- rémunération de ses services il refuse les affaires
tes vipères cornues dont ce pays fourmille. Nous aper- s'enveniment. Au moment oit nous placions sur une de
çÛlIles aussi, mais de très-loin, quelques-uns de ces nos montures notre provision de viande, Lab veut s'en
bubales que les Maures qualifient de bœufs sauvages. emparer et l'arracher des mains de mon spahi. C'en

Camp de Maures, Dessin de Jules Noël d'après Nouveaux,:

était trop, un frisson électrique me parcourt le corps; je teignimes le camp d'Ould-Aïda à quatre heures, ayant
m'élance sur Lab, et je lui fais comprendre, en lui mon- parcouru depuis Tiourourt près de neuf cents kilomè-
trant mon revolver, que s'il ne cède pas immédiatement, tres en vingt-huit jours.
je.lui brise la tète; il a la lâcheté de l'assassin et recule. A peine arrivés nous sommes prévenus le camp
que
Nous partons sans guide. Après une heure de marche, doit se transporter ailleurs. Effectivement le lendemain,
nous sommes rejoints par Lab vociférant et réclamant le toute la smala, bêtes et gens, se met en marche à l'heure

prix dusang que j'aurais pu verser si j'avais donné Elle est composée d'environ trois cents cha-
prescrite.
suite à mes menaces. Comme dans cette nouvelle pré- meaux porteurs, d'immenses troupeaux marchant der-
tention le ridicule égalait au moins l'odieux, je n'y ré- rière, et.d'une trentaine de chevaux montés par les per-

pondis qu'en riant à gorge déployée. Voyant l'inutilité sonnages lés plus marquants. Le cheikh hù-mème est
de ses tentatives il tlnit par se i-adoticir et me faire une en tète, sur son cheval favori; une cinquantaine de guer-
foule de protestations de dévouement. riers montés sur des chameaux forment sa suite. A une
Enfin le 27, après ~uelclues nouveaux essais d'avanies certaine distance en arrière viennent les femmes, dont
tant de sa part que de celle dit jeune Ely-Chaudora, qui les palanquins richement ornés sont recouverts de kissas
tenait très-peu à respecter l'hôte de son père, nous at- rouges et blanches du VTaroc; comme les femmes trar-
LE TOUR DU MONDE. 57

zas, elles jouissent d'un embonpoint extraordinaire, ont grands, corpulents, ont de longs cheveux, plutôt bouclés
les ongles teints en rose avec du henné et portent sus- et ne paraissent de mélange de
que.crépus pas exempts
de co- Toute la smala s'arrèta
pendue au cou, ou aux cheveux, une profusion sang noir, plusieurs fois pour
de cornalines et de boules d'ambre. Quelques-7unes être des courses à cheval et à chameau et des
rail, spectatrice
ont aux oreilles anneaux d'or fort lourds, ¡tou- fantasias des jeunes guerriers.
plusieurs
tes ont des bracelets ou de cuivre aux bras ou Leurs chevaux sont de petite taille; ils ne méritent pas
d'argent
à la cheville. Complétement étrangères à tout sentiment la réputation que leur fait généralement l'exagération
de pudeur, elles affectaient les poses les moins discrètes, arabe qui les compare à des gazelles; on peut tout au
et nous demandaient si nous les trouvions plus les mettre sur la même
ligne que nos plus petits
par signes
jolies. La galanterie ne permettait pas de leur répondre de Tarbes. Bien que nous nous soyons tenus
les captifs, les derrière l'escorte du chef, celui-ci ne nous a pas adressé
négativement. Après les femmes viennent
tentes et les bagages. la parole, et je me suis fait une triste idée de sa cour-
Les guerriers sont toisie. Il a l'habitude de faire attendre les envoyés des
yayas-ben-othman généralement

Marabout de l'Adrar. Dessin de Bertall d'après une photographie.

voisins avant la prière du coucher du so-


princes pendant plusieurs jours sans s'occuper de Quelques instants

l'objet de leur mission. On nous cita même beaucoup de leil, Ould-Aïda me fait appeler à cent pas de ma tente
cas où il était resté un mois sans les recevoir. il est assis sur une peau de mouton, que porte toujours
Le 30, j'ÍÜ vu deux de ses fils à qui j'ai fait compren- un esclave qui le suit; il a avec lui deux de ses fils; j'ar-
dre que je n'étais pas un Maure, (lue nous autres blancs rive avec mOI! interprète, je le salue à l'européenne, et
nous n'attendions pas et que je demandais à parler à je m'asseois en face de lui. C'est un homme petit, trapu,
leur père. Depuis trois jours nous étions assaillis par les aux larges épaules, il a un embonpoint très-prononcé.
curieux du camp d'Ould-Aïdacamps et des
voisins; on Il porte sur la figure, les mains et les pieds les traces
faisait dont il est loin d'ètre débarrassé la lèpre.
plusieurs jours de marche pour venir nous voir; d'une maladie
à la porte de notre tente se trouvaient il a de cinquante-
toujours plus de Plus àgé que 1\,Iolialiiiiied-el-Habli),
quarante. personnes à qui il fallait montrer nos armes, cinq à soixante ans, et quoiqu'il paraisse plus vigoureux
ma boussole, mon sextant, mon thermomètre, etc., dé- que ce chef trarza je doute qu'il vive aussi 10I!g~
cidément nous avions` plus de succès que n'en ont à la Il est d'une activité infatigable monte très-
temps.-
foire bien des animaux curieux. souvent à cheval; il a la réputation d'un chasseur émé-
58 LE TOU13 DU MONDE.

rite et d'un grand guerrier, quoiqu'il ait au mollet une courant de toutes ces intrigues, et nous luttions de
blessure qui date de sa guerre avec les Ouleds-Delims, notre mieux contre les complots des saints de
pieux
et qui indique qu'il ne faisait pas face à l'ennemi lors- l'Adrar..

qu'il la reçut. Si nous n'avons pas été maltraités chez ce chef, vieux
Je lui dis que.le gouverneur m'envoyait près de lui et faible, nous le devons à un marabout élevé chez les
d'un chef in-
pour renouveler et accroitre la paix, l'amitié et le com- 7.'rai·zas, et surtout à l'arrivée successive
merce qui existaient autrefois entre l'Adrar et le Séné- fluent du Tichit et de Sidi-Fal, chérif du même pays,
gal de plus pour faire figurer sur les cartes du monde qui a visité Saint-Louis, où il a été bien reçu.
éntier le pays qu'il commande, mais non, comme le lui Ils me promirent l'un et l'autre que les commerçants
ont dit quelques voir si les blancs de Tichit viendraient dans nos des bords du
gens malYeillants,pour comptoirs
en faire
la conquête; qu'un tel bruit était ab- fleuve de l'or, des plumes
avec d'autruche, peut-être de
peuvent
surde, et qu'il était trop intelligent pour ne pas le com- l'ivoire, de la cire, des pagnes du haut pays, etc. Ils me
etc. Il me répondit Ta venue jusqu'ici té- dir~nt avoir liai-lé à Al-Hadji, alors dans la Bélédougou
prendre,
de ton courage tu es le premier blanc et en marche sur Ségou, Celui-ci leur a avoué que depuis
moigne que
nous vu; c'est un grand événement dans le pays. qu'il faisait la guerre sainte, il avait perdu cinq mille
ayons
avec empressement l'amitié des :Français; pour hommes, et clue sur ce chiffre les Français seuls lui en
J'accepte
ce qui est des relations commerciales, je ferai tout ce avaient tué deux mille qu'il n'avait jamais réussi dans ce
qui dépendra'de moi pour les établir; de plus, tu par- qu'il avait tenté contre les Français, et. qu'il renonçait
courras le pays à ton aise; tu verras les montagnes, les désormais à les attaquer.

grottes, les sources, les villages, et je te ferai reconduire Je profitai de la réunion chez Ould-Aida des chefs de
à Saint-Louis en sécurité; pour cela, je te donnerai mille Tichit, Chinguêti, Atar, Oujeft, pour lui proposer la si-
s'il le faut. D gnature d'un traité de commerce entre tous ces chefs
guerriers
Le signal de la prière interrompit notre conversation. réunis sous son patronage et le gouverneur du Sénégal.
Tous les guerriers du camp y assistent toujours au même Il d'abord entrer dans nos idées avec chaleur,
parut
endroit découvert, qu'ils appellent mosquée. Tous, ran- puis se refroidit peu à peu, et je ne pus rien obtenir

gés sur un rang, exécutent, avec un ensemble militaire, de lui.


tous les mouvements indiqués par le grand marabout, Les jours se succédèrent sans qu'il parût disposé à

(lui fait la prière à haute voix; les captifs et les tribu- me laisser partir; mais comme nous descendions .vers le
taires se tiennent à distance. sud en nous rapprochant des villes, je ne le pressai pas
Une heure après, Ould-Aïda vint à ma tente; je lui fis arop sur ce point, car je conservais encore l'espoir de
voir quelques petites curiosités qui l'intéressèrent beau- le décider à nous laisser visiter les centres de popula- o

coup, entre -autres un stéréoscope et des épreuves repré- iloil fixe..


sentant quelques monuments de Paris et des scènes de Le 16 mai, à une'demi-journée de marche de Chin-
la vie européenne. Ce furent des exclamations prolon- guèti, nous passâmes devant un tombeaii où repose un
il aurait toute la nuit à les considérer, si marabout célèbre, MohaIllIl1ed-ould-el-Beschir, pèle-
gées passé
nous l'a~~ions.laissé faire; mon revolver lui plaisant par- rin de la Mecque. On eût dit une maisonnette en pierres
dessus tout, j91e lui donnai. plates, surmontée d'une sorte de cheminée pleine, assez
Le ler mai, au matin, nouvelle visite du cheikh, dési- é12vée. L'ouverture du monument est tournée du c'ùté de
Peux de juger par lui-même de l'adresse des blancs au tir l'orient. Le elicilili Ould-Aïda, ses guerriers les fem-
de leurs armes, A quaire-~7ing's mètres, je mets deux mes et
les c1rptifs descendirent successivement de leurs
balles de revolver sur trois dans une motte de terre assez montures pour aller faire leurs dévotions et déposer
forte. Les spectateurs sont émerveillés; mais ils le sont l'offrande dont vivent
les parents du défunt, gardiens du
bien plus des résultats obtenus avec la caral!ine, Jusque- tombeau. Ensuite le chef de Chinguêti, le grand mara-

là, tout allait bien, mais nos illusions sur la générosité bout vénéré, le distributeur intègre de la justice, crut
de ce chef' devaient bientôt s'évanouir une à une. Il com- devoir jurer sur les mânes du pèlerin que nos intentions
mença par m3 demander les deanières pièces de guinée étaient hostiles
et qu'il fallait se défier de nous.

qui me restaient, sous je n'en avais pas Devant nous SB déroulait une grande
prétexte que plaine alternati-
besoin, puisqu'il devait se charger de me fournir toutes vement rocailleuse et sablonneuse, dans le prolonge-
les provisions de retour; je refusai d'abord, mais je cé- ment de laquelle se trouve la ville d'Atar. On n'y voit
dai enfin à son insistance; il me restait deux pièces de pas encore de palmiers, mais déjà des pins maritimes,

guinée pour faire plus de deux cents lieues. des arbres épineus y croi'sent en groupes élevés et pleins
Tous les marabouts de l'Adrar avaient écrit à Ould- de vigueur; des herbes épaisses, la plante à soie végé-
Aida pour lui demander de mettre à mort lcs chréti;ns tale et des pastèques amères en grande quantité y for-
et les musulmans de 12Ur suite d'autres, non contents ment de loin en loin de peti!s ilots de verdure.
d'écrire, venaient appuyer leurs-requêtes da leur élo- Malgré l'aspect amélioré de la contrée, la journée n'en

quence et de leur fanaiisme. Aussi Ould-Aïda retardait fut pas moins insupportable un vent tf ès-violent d'est-
le plus possible le moment d'avoir un autre 'entre- nord-est sou16vait des nuages de sable, l'atmosphère était
tien définitif avec nous; Bou-el-Moghdad se tenait au embrasée. Vers la fin de cette tourmente, la
je reçus
60 LE TOUR DU MONDE.

visite de la fille d'Ould-Aïda et, de la femme d'un de ses scopÏrlues; je leur en donnai à choisir" et elles prirent
fils. Ces beautés peu délicates bravaient le soleil et le sable celles qui parlaient le plus aux yeux.
brûlant. Jeunes toutes deux, elles étaient d'un embon- par elles que les marabouts,
J'appris n'ayant pu ob-
point monstrueux; après s'être reposées plus de dix fois tenir d'Ould-Aïda notre arrêt de mort, cherchaient à
pour faire deux cents pas, elles arrivèrent tout essoufflées nous empoisonner et essayeraient de jeter dans notre
et se laissèrent tomber à terre comme des masses inertes. nourriture des têtes de ces cornues dont
petites vipères
Leur vêtement de dissimulait assez mal fourmille la plaine aussi mon spahi ne quittait
simple guinée plus la
leurs formes empàtées. cuisine autour de laquelle rôdaient toujours quelques
Dès leur plus tendre
enfance; on fait prendre aux jeu- Maures. Sans trop redouter un empoisonnement de cette
nes filles de honne famille d'énormes de lait et nous ne voulions
quantités nature, pas en faire,l'essai.
de beurre; des femmes àgées sont chargées de leur ali- Le 19 dans la journée, je fis demander ironiquement
mentation; elles usent même du fouet à l'égard des ré- à Ould-Aïda à quelle heure nous partirions et s'il était
calcitrantes. dans l'Adrar où il y a, outre le lait décidé à terminer nos il me
Aussi, affaires; répondit par cette
et le beurre, des farineux de plusieurs arrive- citation arabe « Il ne se de temps
espèces, passe pas beaucoup
t-on à produire des embonpoints véritablement prodi- entre le moment où l'on sème le grain et celui où on le
gieux. couvre de terre. »
La visite de ces jeunes femmes avait un but intéressé; Le 20, je. le forçai à me déclarer qu'il ne voulait pas
elles venaient me demander quelques élireuvcs stéréo- signer le traité de commerce que je lui avais proposé

Grande vipère du Sénégal et céraste ou vipère corllue du 5~1~'ra. Dessiu de Rouyer d'après nature.

et qu'il avait accepté en présence des principaux de la les femmes s'ingéraient ainsi dans les affaires des hom-
smala. Il motiva ainsi son refus Je scais que les (~~aités mES elle me répondit avec une gravité orientale qui
avec les blancs sont sérieicx. curieuse, m'eùt en toute autre occasion « Le
Réponse qui grandement réjoui
prouve, d'une part, que les chefs maures sont habitués lion tue, mais la lionne tue aussi. D
à ne pas respecter les engagements qu'ils contractent Vers le soir, le camp retentit des coups redoublés du
entre eux; et de l'autre, qu'Ould-Aida a appris que les tamtam on célébrait un mariage. Deux jeunes gens
Trarzas observent religieusement le traité qu'ils ont fait à cheval, ayant à leur tète le jeune Osman, fils favori
avec nous. d'OLJld-Aïda, caracolaient et se livraient à la fantasia de-
Poussé à bout par les tergiversations du cheikh, je lui vant les femmes et les jeunes filles. On m'a raconté
fis déclarer que s'il ne pouvait pas prendre une fois nne qu'une de ces dernières ayant su plaire au jeune Osman,
bonne résolution, je la prendrais pour lui et que je par- celui-ci voulait l'épouser malgré son père, lé quel eût dé=
tirais le lendemain. Il est impossible de dire combien siré le voir s'allier à une princesse trarza. Mais le jeune

j'ai souffert en voyant autant de fausseté et d'hypocrisie Osman connait lES habitudes du pays; il lui sera plus
chez un chef qui jouit d'une immense réputation de facile de répudier une femme d'une naissance
commune
bonté, de générosité Et de bravoure. qu'une fille de Mohammed-el-Habib. Rien n'est plus
Dans l'après-midi, quelques femmes vinrent rûder fréquent que les divorcEs dans l'Adrar; il suffit d'être
autour de nous, et l'une d'elles m'assura que je partirais assez riche pour doter successivement les femmes que l'on
le lendemain comme je lui demandais depuis quand désire. Ould-~ïda en est à sa vingt-septième épouse.
LE TOUR DU MONDE. 61

Retour vers le sud. Le sol, les villes et les habitants de l'Adrar. ce n'est pas ainsi que l'on commande chez les Trarzas
Gibier et chasse au désert, Les autruches. Rentrée sur et chez nous. D
la terre des noirs. Ce que Yi!lent les Maures,
Humilié d'une
opinion aussi ouvertement exprimée,
Le 24 mai, dès le matin, nos sont faits, Ould-Aïrla se leva et rentra précipitamment dans sa
préparatifs
nos chameaux chargés. Ould-Aïda YÏent nous faire ses tente. Cependant il ne tarda pas à 'reparaître suivi de

adieux il n'a nullement l'air honteux de sa conduite Lab, et me présentant le vieil Ould-Delim, il me demanda
envers moi.
Il est accompagné du vieux Lab, qu'il tient s je redoutais quelque chose de celui-ci, un coup de
familièrement par la main; je suis sÙr dès lors que ce- fusil par exemple Je lui répondis gaiement que je ne

lui-ci, quelque mépris et dégoùt qu'il m'ait inspiré, va craignais rien, et que le vieux Lab serait mort avant de
être de nous con- sortir son fusil de l'étui.
chargé
dure mais peu m'importe, Cette réponse les fit rire.
mon seul désir est de quit= aux éclats et ils finirent
ter cet enfer. Le cheikh par se frapper mutuelle-
nous l'imitons ment dans la main geste
s'assied, je
le laisse parler. que ne manquent jamais
cr Vous allez me de faire deux Maures qui
partir,
entendent dire une chose
dit-il; je vous donne pour
étonnante et surtout ri-
guides mon fils Ely-Chau-
dora et Lab feront sible.
qui
tout ce que vous voudrez Enfin nous partons; j'é-
vous ne de prouve la même émotion
manquerez
rien. que doit ressentir le pri-

Je lui fais observer sonnier rendu à la liberté;


que
Lab mes compagnons sont aussi
m'ayant déjà trompé,
heureux moi. Nous
je n'ai pas la moindre con- que
fiance en lui, niais que cela avions passé vingt sept
ne peut m'arrêter; puis j'a- jours en pure perte, expo-
sés à une chaleur
joute à haute voix atroce,
cr Lab peut-il jurer de- ÍI'ayant pour abri qu'une
vant vous tous qu'il se con- petite tente de toile fine,
duira d'une manière con- forcés d'écouter les men-
venable ? songes et les niaiseries de

Moi, je le jure dit gens fanatiques et imbus


ould=A~da. de préjugés. Nous étions
Mais moi, tous souffrants, tous at-
répliquai-
teints d'un commencement
je, je ne crois pas Lab
de et en
capable de tenir son ser- scorbut, j'étais
ment par conséquent outre affecté d'une
ophthal-
encore moins celui des au- mie et de douleurs de foie
tres. D qui commençaient à m'in-
Et cette réplique n'a quiéter.
d'autre effet que d'exciter Notre vrai chemin pour
la gaieté de Lab et de toute sortir dé l'Adrar
passait
l'assemblée. par la vallée d'Atar, mais

Ayant ensuite mis le Lab avait reçu des ordres


cheikh en demeure de me qu'il n'aurait voulu en-
répondre catégoriquement freindre à aucun prix. Au
par oui ou par non aux lieu de suivre une plaine

deux.questions suivantes unie, facile et couverte de


Gazelles du Sàh'ra, Dessin de
Enaerrait il à Saint- Rouyer.
pâturages et de quelques
Louis un marabout comwe chargé d'affaires auprès dvc arbres, il me fallut traverser pendant plus de cent cin-

govcuerneur? Die fou7~n,irait-il pour rn.o~2 retour les ~ro- quante kilomètres un terrain entièrement rocheux. Au-
visions qu'il m'a ~royn,ises? près du premier puits que nous rencontrâmes Lab
Il mefut impossible de tirer de lui rien de plus que ayant trouvé un troupeau de chameaux appartenant à
des paroles évasives où perçait la mauvaise foi; je crus une tribu de marabouts, s'empara d'un des meilleurs
devoir clore l'entretien par ces mots animaux pour porter ses bagages. Le marabout proprié-
a Je ne
m'aperçois guère que tu commandes dans taire de la bête dut nous suivre à pied pour ne pas la
l'Adrar, car tu écoutes ce que chacun veut bien te dire; perdre.
62 LE TOUR DU MONDE.

Le 25 et le 26 mai, nous suivîmes plusieurs directions kilogrammes,. trois millions de kilogrammes de mil, deux

qu'il serait trop faslidieux de retracer ailleurs que sur la iiiille kilogrammes d'orge, et cent mille de blé.

carte. Toutes s'étendent sur un terrain


montueux, hor- Les habitants sédentaires; tous marabouts, anciens Ber-
riblement difficile; il n'y a pas un grain de sable, tout Lères, forment une population de sept mille habitants.
est roche; c'est du quartz de couleur noirâtre et plus ou Ils ne se-sont l~as affranchis de la domination des guer-
moins modifié par une action ignée. riers comme ceux des Trarzas; aussi, outre un tribut an-
A douze ou quinze kilomètres d ~~far, Lab nous fit nuelpayé à Ould-Aïda, qui ne fait rien pour eux, ils sont
se rendit à la ville en recommandant à souvent mis à contribution
camper, puis par les guerriers de passage.
ceux qui nous entouraient de ne pas me laisser aller plus Le chiffre des nomades ne peut guère être évalué exac-

loin:- Je n'en pris pas moins mon fusil de chasse et tement En tète figure la tribu guerrière des 1-u~a-be~z-
j'allai reconnaitre la passe qui conduit à Atar. Othman., qui forment le clan spécial du cheikh Ould-Aïda.
Le lendemain, je reçus la visite d'un juif blanc nommé L'Adrar, malgré sa latitude, doit être encore compris
habitant alors Atar il serait difficile d'ex- 'dans la zone
des pays arrosés
Mardochée, par les pluies périodiques
primer la joie qu'il. éprouya en voyant des Européens de l'hivernage il est vrai qu'il y pleut beancoup moins
c'est un ~~ieillard à cheyeux blancs, mais d'une verdeur que dans le bassin du SW égal on cite des années où il
et d'une vivacité il connait les
incroyables; Francais, n'y a eu du'uné ou deux pluies abondantes en octobre,
car il a vu Saint-Louis (Sénégal), le Havre et Marseille. ce qui suffit au besoin des cultures. Quelquefois les vents
Il nous apportait des dattes fraiches, des gâteaux de sa du nord-ouest des pluies irrégulières, ce qui
y apportent
confection. En apprenant qu'Ould-Aïda, dont il paye fait un peu participer ce pays à l'avantage des climats
cher la protection, ne voulait pas nous laisser voir les tempérés.
villes de l'Adrar,
il lui a envoyé une lettre dans laquelle il ne possède aucun réservoir d'eau consi-
Cependant
il se portait garant de la sincérité des Français et répon- dérable; la disposition des montagnes donne ~aissance à
dait de nous sur sa tèté. Il nous a engagés à attendye la des sources qui se perdent dans les terrains avoisinants.
décision du cheikh; mais je connaissais trop l'entêtement On m'a toujours nié l'existence des sources thermales
de celui-ci pour passer encore quehlues jours dans annoncées par Panet.
l'inaction. Je dois à cet lioniiète israélite les renseigne- Pendant la saison
froide, au mois de janvier 18409, ce
ments suivants sur les villes de l'Adrar je puis en ga- voyageur a obserré dans l'Adrar une température mini-
rantir l'exactitude. mum de quatre degrés à six heures du matin c'est l'é-

Ouadan, autrefois la plus belle ville de cette contrée, poque la plus favorable aux voyageurs européens. J'ai
est aujourd'hui bien déchue par suite des querelles in- constaté à la fin de mai une température de quarante-
testines de seshabitants; il ne lui reste de sa prospé- sept degrés cinq dixièmes vers deux heures du soir. Cette
rité passée que son territoire, excellent pour la culture, chaleur devait encore augmenter beaucoup au dire des
et son nom qui signifie les deux rivières (rivière de habitants. Il ne faudrait cependant pas croire que cette
science, rivière de dattes). température est aussi débilitante que celle qu'on éprou-
Chinguèti, située dans l'ouest-sud-ouest d'Ouadan, sur vait quelquefois sur les bords humides du Sénégal. Le
le chemin de Tichit à la grande sebkha, est maintenant désert, quand on a soin de bien se garantir la tète de
la ville la plus considérable de l'Adrar et la plus com- l'action trop directe des rayons solaires, est extrême-
merçante à cause
position de sa géographique. Elle est ment sain.

composée de huit cents maisons ayant en moyenne, cha- Les populations maures que j'ai rencontrées sont at-

cune, quatre ou cinq habitants, ce qui porte sa population teintes de différentes affections suivant le genre de vie
à trois ou quatre mille âmes. Les rues sont irrégulières qu'elles mènent. Les Trarzas, surtout ceux qui habitent
et fort accidentées; les palmiers et les puits touchent aux les parages du fleuve sans beaucoup s'en écarter, sont
maisons. très-sujets aux accès de fièvres intermittentes; ils savent

Atar, queplace dans le sud-sud-est


Panet de Chin- que pour se guérir il leur dans le dé-
suffit de monter

guéti, est presque entièrement dans l'ouest de cette ville, sert. Ils ont aussi quelques affections de foie. Leur ré-
à environ cent kilomètres; elle renferme cinq cents mai- gime alimentaire se rapproche de celui des noirs, dont ils

sons, et par conséquent de deux mille à deux mille cinq achètent le mil
en grande quantité. Au contraire, dans
cents habitants. Elle possède un territoire propre entre l'intérieur, on peut dire avec les Maures, que la seule
tous à la culture. maladie est la faim et la soif aussi les marabouts les

Oujeft, qui se trouve à soixante-cinq kilomètres dans plus riches, qui ne vivent que de laitage, sont d'une mai-
le sud-sud-est semble défier l'atteinte de maladies sérieuses,
d'Atar peut avoir trois
cent cinquante greur qui
maisons et quinze à dix-sept cents habitants. Les guerriers, qui forment la race conquérante, sont
Outre de palmiers, on cultive dans l'Adrar robustes, et si parfois ils sont d'une sobriété excessive,
beaucoup
le mil, le blé, l'orge et les pastèques. cela tient à la nature du chemin qu'ils parcourent mais
L'Adrar possède plus de soixante mille pieds de dat- quand ils arrivent chez des marabouts ou des tributaires,
tiers et récolte année moyenne quinze mille charges ils récupèrent le temps perdu. Quand l'hospitalité qu'on
de chameaux de mil, mille charges d'orge et cinq cents leur offre est trop maigre, en sortant du camp ils se
de blé; ce qui ferait, en évaluant la charge à deux cents mettent en quête d'un troupeau appartenant aux gens
LE TOUR DU MONDE. 63

de moutons ou Le nous découvrimes encore dit monde


qu'ils viennent de quitter et s'emparent lendemain,
de chamëauxqu'à la première halte ils font cuire dans dans la plaine; mais Sidi-Fal, ayant rewtu son plus beau

le sable. .costume et été e1.l reconnaissanc3, revint bi,"ntGt nous ap-

Je n'aipas quitté Mardochée sans lui témoigner com- prendre que nous n'arions rien à craindre, qu'il n'y avait
bien j'~tais heureux d'avoir trouvé dans notre \'oyaga un dwant nous que des marabouts eliouinclias et des guer-
rieas à la chasse à l'autruche.
homme qui ne doutât pas de nous. Au sortir de l'Adrar, yaya-1)~n-Otliniaii, occupés
deux routes se présentaient à nous. Je me rappelais C'est à la fin. de mai que comm2ncênt les grandes
trop
bien l'accueil que nous avions reçu chez les Ouled-D2lims pliasses qui ont cet oiseau pour objet. Il n'est pas besoin,
à les éviter au retour; aussi je me comme en Algérie, relais de bons
pour ne pas chercher d'y employer plusieurs
dans la route la plus péril18Use, mais L'autriielie redoute tellement la forte chaleur,
jetai résoliument
aussi la plus courte. qu'elle ne peut pas fatiguer un cheval ordinaire; cElui-ci

Les deux Maures nous ont 1'lia- l'abientôt gagnée de vitesse; le chasseur peut l'approcher
qui accompagnent
bitude de ces voyages; l'un nommé Ihrahim, a et tirer l'animal à bout portant. La chasse à
d'eux, presque
l'œil bien exercé, il est tonjours sur le pol- l'autruche, que les pêcheurs ouled-bou-sebas font sur
trou comme un lièvre, ses continuelles nom le littoral, est beaucoup plus fructueuse. Au moment des
frayeurs
amusent et nous tout ensemble. Vers onze heu- plus fortes chaleurs, avant les pluies, les autruches vieu-
profitent
res, le 2 juin; il voit de très-loin devant nous trois nent en troupeaux assez considérables jusque sur le bordd
hommes montés à chameau, suivant une direction de la mer pour se rafraichir en battant l'eau de leurs
per-
à la nôtre; immediatement il donne l'éveil, ailes. Les pêcheurs se glissent derrière les dunes, puis de
pendiculaire
il est tout tremblant; nous faisons abattre nos chameaux plusieurs points se montrent tout à coup en poussant des
et nous nous accroupissons sur le sable. Heureusement cris; les autruches la tête, se jettent à l'eau.
perdent
nous ne sommes Alors Sidi-Fal et Ibrahim Quand elles sont bien mouillées, les habiles nageurs les
pas aperçus.
leurs vêtements de guinée et se mettent nus poursuivent et les tuent une à une. Je ne sache pas que
dépouillent
la ceinture; comme ils ont la peau rouge, ils les Maures aient
jamais tiré autrement parti de ces beaux
jusqu'à
sont de la couleur du sable; ils se glissent derrière les et agiles animaux, faciles à domestiquer et assez vigou-
un cavalier, ainsi que le na-
herbes, vont reconnaïtre les traces, et constatent que ce reux pour.porter aisément
sont celles de trois guerriers Ouled-Delims. Nous étions tuualiste Adansonl'a constaté au fort de Podor, voilà déjà
arrivés au point le plus périlleux de notre retour nous plus d'un siècle.
ne nous faisions Dès le 7, nous n'avions plus d'obstacles à surmonter,
pas illusion sur notre situation. Les
de la plaine mettent les marabouts à contri- et le 9, nous recoupions à Tiourourt la route suivie deux
guerriers
mois et demi
bution; que ne nous auraient-ils pas fait subir à nous auparavant.
chrétiens, qui n'avions de quoi exciter leur convoi- Le 14, à N'Diago, nous étions chez nous; je reçus
plus
loin du du chef du village, nous ré-
tise ? Nous étions encore trop pays des Trarzas l'hospitalité généreuse qui
fuir un combat heureux, nos chameaux étaient gala de sucre, de beurre et de pain. Tous les noirs pré-
pour après
trop fatigués aussi je ne négligeai rien pour passer sents, dont le caractère doux, simple et hospitalier faisait
contraste avec l'orgueil des Maures, vinrent nous serrer
inaperçu.
Le gibier abonde dans cette la main; le bruit de notre mort avait couru, aussi nous
partie du désert, surtout
des gazelles de plusieurs des outardes, des porcs- félicitèrent-ils d'autant plus d'avoir accompli un voyage
espèces,
épics mais si chétive que soit notre nourriture, réduite que tous avaient cru impossible.

depuis longtemps à une


poignée de dattes et d'orge pilé Le 14, à six heures du matin, nous nous remettions en
cuit dans de l'eau salée, je défends de tirer un coup de marche et nous étions bientôt en vue de Saint-Louis. Il

fusil, qui, révélant notre présence aux guerriers de la serait difficile d'exprimer le sentiment de joie que nous
les pousserait sur nous comme une nuée de vau- éprouvâmes en revoyant
flotter notre dans le
plaine, pavillon
tours. A midi, nous nous arrètons au puits de Tiferzaz lointain et en approchant de la capitale de notre colonie,
dont l'eau n'est pas assez abondante pour désaltérer nos que nous avions cru ne plus revoir, et qui semblait avoir
chameaux et pour remplir nos peaux de bouc. Notre course revêtu un air de fête, tant nous frappait la variété des
se prolonge assez tard dans la nuit, on évite de fumer et costumes, ainsi
que l'expression de gaieté empreinte sur
même de parler; nous pouvons ainsi passer très-près des chaque physionomie. Nous venions en effet de vivre plus
coureurs du désert sans les éveiller, car les chameaux r1e de trois mois dans un pays Oll tout est triste, jusqu'aux
font pas le moindre bruit en marchant. La monotonie chants, où le seul vêtement de güinée que portent ses
de la marche n'est interrompue que par le sifflement des habitants est sombre comme leur caractère.
nombreux petits serpents qui dressent leurs têtes au-des- D'après ce qui précède, on peut ranger les Maures
sus des touffes d'herbe; ce bruit, semblable à celui d'un en deux classes distinctes les oppresseurs et les oppri-
soufflet de forge, met en nos animaux contre ces més. Chez les premiers, les guerriers, on trouve une

reptilés. Enfin nous nous arrêtons onze_heures du soir; intelligence vive qui n'est que l'instinct du mal, un sen-
les préoccupations de la journée nous avaient empèchés timent d'm,idité insatiable que traduit chacune de leurs
de manger; il y avait vingt-six heures que nous n'avions actions. J'ose affirmer que leur hospitalité si vantée leur
moins par charité. que crainte des
pris de nourriture. est bien inspirée par
64 LE TOUR DU MONDE.

Les premiers moments d'entrefien avec ces un Maure peut nourrir pendant dix ans des projets de
rapines.
Maures sont trompeurs, les protestations de dévouement vendetta sans qu'il en paraisse rien dans ses actes; mais,
ne leur coûtent rien; bientôt après arri.e la désillusion. l'heure venue, la vengeance est terrible; c'est toujours le
Jamais ils ne tiennent une promesse. A côté de cela l'hy- plus lâche assassinat. Je ne parle pas de leur orgueil

religieuse la plus noire. Que de fois n'ai-je pas bien connu, qui contraste singulièrement avec leurs
pocrisie
vu ces guerriers, de mendicité.
après un acte de pillage, se prosterner basses habitudes
la face contre terre et faire leur prière avec un sérieux Dans la seconde classe, celle des opprimés, je range
désespérant Joignez à cela des ressentiments profonds sans hésiter les marabouts le manteau de la religion

Autruches du Séné"gal et de l'Adrar. Dessin de Rouyer d'après nature.

ne leur -suffit les soustraire aux exigences des voyage j'ai toujours fait
respecter le nom français; et les
pas pour
guerrrers. Maures dont les
préjugés sont si enracinés, ont été

Quant aux tributaires, ils sont bien appelés dans 1:~1- étonnés de nous voir nous conduire avec autant d'assu-
drar du nom de Lahma, qui signifie ~norcea2~ de viande, rance et de dignité que si nous avions eu à notre portée
objet que l'on peut inanger comme l'on veut. Les escla- l'appui assuré d'une colonne de nos soldats..
ves ne sont pas comptés comme des hommes. Pour extrait ,.dans les trois livraisons,
Ma conscience me dit que pendant le cours de mon F. DE LANOYE.
III. 57' Lm.
5
60 LE 'l'OUH DU MONDE.

DANS LA TI~,IPOLI~I'AINE1 1
I'II,O>IEI~TADES
(: liJ¡;F. SEPTE1ITnIOXALE)

PAR !VI, LE BARON DE KPAFFT.

1860, INéDIT,

Le pays. Le coyageur.

Une seule partie du littoral de la l2oliterranée est me préparer cette entreprise dont je ne me dissimule
restée j jusqu'aujourd'hui en dehors du réseau des bateaux pas les difficultés, et je m'y suis installé depuis un an
à Vap9UI', et par conséquent a échappé à la curiosité, afin de m'habituer au climat, de me perfectionner dans

chaque ,jour plus em'ahissante, des touristes qui ne font la pratique de l'arabe barbaresque, et de nouer des rela-
d'amitié les
due des voyages d'agrément. C'est cette longue étendue tiona avec négociants de Ghadâmès, dont les
~de côtes
qui, au nord de 1 ~~friclue, va de Tunis à l'É- caravanes parcourent impunément les pays que je veux

gypte, l'ancienne régence de Tripoli, redevenue depuis ~~isiter. Mon caractère officiel de hadji (pèlerin de la

vingt-cinq ans simple cyalèt (province) de l'empire Mecque) m'a permis d'entrer dans la vie des indigènes
ottoman. plus avant que ne peut le faire un ~nouça~o (étranger
Nullepart, dans toute la longueur de l'Afrique septen- voyageur), et je dois à mon islamisme d'emprunt d'avoir
trionale, le grand désert ne' aussi près de la pu étudier fond les mŒurs, lés préjugés, les habitudes
mer la digue de l'Atlas, qui depuis l'océan Atlantique de ma résidence provisoire. J'extrais de mon journal de

protége contre les flots arides du Sahara une lisière assez voyage ce qui a rapport à la Tripolitaine proprement
large de terrains fertiles, s'abaisse et va s'eff8.çant après dite, Tripoli et son oasis.
le golfe de la pùtite Syrte 2; et le grand fleuve de sable,
que rien ne contient plus, vient étaler ses vagues jaunes La \'allée de Tripoli de Barbarie vue de la mer.
tout autour de.la grande Syrte, rongeant les derniers
sommets submergés qui forment comme un chapelet de Lorsque le vent est favorable, lorsque.la goëlette mal-

petites oasis. taise ou le chebek arabe auquel on s'est confié pour


Cette embouchure du Sallara est le du pays passer en Barbarie est lion marcheur, et dirigé par un
port
des Noirs, le ,Solcr,'tîv ou Baivwcl-aabicl. C'est la route patron à qui l'habitude a donné l'expérience de cette
on peut, heures
naturelle par où le centre du continent africain a été traversée, quarante-huit après le départ

attaqué si heureusement dans ces dernières années. de Malte, apercevoir le rivage


tripolitain. La plage est
L'aventureuse expédition à laquelle seul a survécu basse et ne se voit que lorsqu'on est tout proche mais
l'illustre docteur Barth a pris Tripoli pour point de de dix milles en mer on découvre les montagnes de l'in-
à cause de la facilité relative des comznuuica- térieur qui servent de signal aux navigateurs. Le navire
départ,
tions avec le Fezzan, qui déjà touche à la Ni- avance on commence à distinguer au ras de l'eau une
presque
grili 33. ligne moins confuse sur laquelle se dessinent des sail-
J'ai conçu le projet de glaner après le célèbre yoya- lies irrégulières qui semblent émerger du sein des flots

geur, et de suivre les itinéraires par lui recueillis qu'il bleus.


n'entrait de vérifier lui-mème. Il reste Nous voici nous avons maintenant
pas dans son plan plus près encore;
à explorer la route de Ghàt à Aïn-Salah dans 1.'ouest de une vue distincte de la côte basse et unie, elle décrit
au Ouadaï dans l'est. J'ai choisi pour un croissant dont le milieu
est occupé par la masse blan-
Morzouq Tripoli
che de la ville. La pointe orientale est toute couverte
1. La Tripolitaive ou Régence de Tripoli, l'un des trois anciens sombre forêt de palmiers
d'une qui s'avancent jusqu'à
Etats barbaresques sur la 11'eLliterratiée, est bornée au nord par la
Méditerranée, à l'est par l'£gypte, à l'ouest par la liégence de baigner leurs racines dans la mer, tandis que vers l'ouest
Tunis, et au sud par le désert de -zaliara. On suppose que sa popu- la plage nue et aride revêt le manteau fauve du dé-
lation est de plus d'un million et demi elle se compose de Mau-
et Francs. Le territoire de sert, taché çà et là de quelque bouquet d'arbustes ra-
res, Berbères, 'furcs; nègres, juifs
Tripoli a appartenu tour à tour à i:yrèue et à Carthage, à Rome, bougris.
aux Vandales, aux Arabes, à Charles-Quiut. aux chevaliers le La main du Créateur a jeté devant la concavité de
~Ja1te, il a été repris par les Turcs en 15,')1.
2. Le mot Sy·rte vient du verbe grec qui signifie en-
l'anse qui sert de port à la ville, un chapelet d'écueils

tralner, balayer. Le golfe de la petite Syrte ou golfe de Gabes qui semble être une invitation faite à l'industrie de
( Tritonide d'Hérodote, suivant d'Av8zac) est une échancrure du l'homme construire un môle protecteur, et fermer
pour
royaume de Tuuis. La grande Syrte ou golfe de la Sidre, de
l'autre côté de la ville de Tripoli, forme une entaille plus pro- presque sans travail un
port excellent quand le vent
fonde dans la Tripolitaine; il a été exploré en 1821 par le navire souffle du large ces avances de la nature se trahissent
ft-anc~Lis la C'heri·eitc. les bas-fonds
par un long fleuve de lait que tracent en
3, 'Voyez sur le voyage de Bartl1, les livraisons 39, 40 et 41 du
Il'. volume du 7f)u~, du ~nonde.. fouettant les lames écumeuses; mais avec les Arabes, la
LU TOUR DU MONDE. 67

coquette perd son temps; à peine a-t-elle pu les s·duire pent l'œil, symbole fitlèle de l'empire uttonian régénéré
assez pour qu'un tronçon de digue, assis peut-ètre sur par le badigeon de la cit·ilisatiou européeuue. Nous ne
un travail vers elle à quelques centai- pas au
romain, s'avançàt les prenons sérieux parc_e que nous les voyons
nes de pas et rejoignit le
premier Hot de roches. Ce de près; mais, dans le prestige du lointain, ils épou-
faible rempart n'en est
pas moins fier de son impor- vantaient encore l'Europe il y a cinquante ans, et ce
tance, et montre à ses embrasures croulantes les -tien- décor belliqueux servait de coulisse aux forbans I)ai>-
les de ses nombreux canous. N'en rions pas. trop quand baresques pour y cacher le memonge de leur reuom-
nous les voyons aujourd'hui s'allongeant muets sur leurs mée terrible. An canon qui prit Alger comme au sifflet
massifs affûts dont le bois cache sa vétusté sous une un changenïent à vue fit tomber toutes
couche de peinture
épaisse noire; vermoulus et fardés, les illusions:
ces appuis, qui ne pourraient pas résister à la secousse On a soU\'ent fait cette que 'les "illes de
remarque
d'une seule décharge, font bonne contenance et trom- l'empire ottoman, séduisantes à l'aspect extérieur, per-

dent à être vues de près cela est vrai


beaucoup pour Tripoli n'nchappe pas à la règle. Dès que vous avez
Constantinople, pour Smyrne, Jérusalem, Alexandrie, mis le pied sur le quai, c'est-à-dire sur un petit déhar-
Je certifie, je proclame la justesse de cette observation; cadère en maçonnerie qui sert de parvis à la haraque de
j.'irai plus loin, et sans imiter la réserve de ces voyageurs la douane bariolée de vert, de jaune,' de hleu¡ËJt de
qui ne veulent pas paraitre dupes et qui cherchent à se rouge, vous effacez de votre mémoire l'impression avan-
tromper eux"mêmes plutôt que de s'avouer mystifiés, je de la ville vue du large, et vous faites le procès
tafieuse
généralise la remarque, et je l'applique en conscience à à la réalité. A peine la porte fi'aI!chie (car n'oubliez pas
tout le pays l'Orient si beau, si poétique dans les Iines, vous entrez dans une vous trouvez des
que forteresse),
l'Orient de convention que la fantaisie a créé poU!' en- rues sales et irri;~ulières, comme dans toutes les villes
flammer les imaginations européennes, doit être Hl du d'Orient des échoppes des maisons déla-
misérables,
méridien de Paris, sous de désenchantement.
peine br:é,tjs, des immondices à cacher le s'il y en avait.un.
68 LE TOUR DU MONDE,

Malproprete des rues. Les maisons; leur intérieur. fonctions, il publie un éloquent manifeste des
appuyé
Les édifices.
considérants les plus sages fortifié d'un pompeux éloge
N'allez pas croire cependant que la voirie n'existe de la propreté. Dans l'intérêt de l'hygiène publique
point. En général, dans tout l'empire ottoman, quand tout le monde sera .tenu de tenir le devant de sa
propre
un nouveau pacha arrive de Constantinople et entre en maison ou de sa boutique, et cela sous des
peine plus

Tripoli, vue du nord. Dessin de Lancelo d'après une pfiotograptüe.

sévères punitions. Le décret du nouveau gouverneur, petit bout de rue; c'est une émulation indicible pour
plus heureux que tant de hcîtti-lz.vcn2a~ou7~, est mis en contribuer à la formation d'une foule de'petits tas d'im-

vigueur dès le lendemain chacun arrose et balaye son mondices qui seront enlevés et transportés hors de la

Citadelle de Tripoli. Dessin de Lancelot d'après une photographie

ville. plus tard. Et puis cette belle ardeur s'éteint il ordures se sont concentrées en monticules, jalons d'un
n'est plus question de nettoyage; les balais rentrent dans niveau qui sera bientôt atteint; les zaptiè (gens de po-
leur repos habituel, et resteront inactifs jusqu'au jour où lice) ont débarrassé de quelques piastres les gens peu
la Sublime Porte rappellera son représentant et lui en- zélés en les
menaçant de dénonciation; le pacha a fait
verra un successeur. D'éparpillées qu'elles étaient, les acte d'administrateur dévoué au progrès, et tout" est pour
LE TOUR DU MONDE. 69

le mieux. C;est l'histoire des réformes, des améliora- est de les appuyer l'une à l'autre et
d'empêcher les

tions, de la régénération de l'empire des sultans. murs de se rapproclier par un baiser dangereux. Souvent
Je ne m'occupe pas ici du passé
peu remarquable même après la saison des pluies, les intervalles entre
d'ailleurs, de Tripoli; je suis tout entier à l'examen de la ces arcs reçoivent des poutres de renfort, ce qui n'em-
ville actuelle, et si je mentionne les restes défigurés pêche pas chaque année l'écroulement d'un bon nombre
d'un arc-de-triomphe qui date de- la décadence romaine, de maisons. On comprend ce luxe de précautions lors-
c'est uniquement que l'on passe devant
parce ce vestige qu'on a fait connaissance avec les matériaux employés
de l'antiquité dès que l'on a pénétré dans la ville par dans les bâtisses
pays du
soit à cause de la mau-
Bab-el-bc~hr (la porte de mer). vaise qualité de la chaux, soit par suite de la nature des
La plupart des rues ont quelque chose d'assez original pierres qui ne sont que du sable concrétionné, soit parce
que je n'ai pas vu ailleurs de dix en dix pas environ, que l'eau saumâtre n'a pas assez de liant, une construc-
les maisons qui se font face sont réunies par des arcades tion récente n'attend guère plus d'un an pour passer à
en plein cintre, épaisses d'un mètre au plus, dont le but l'état de ruine. La avec laquelle l'enduit des
rapidité

murs s'effeuille et se détériore a quelque chose de phé- teux l'emploi des poutres à longue portée. Les chambres
noménal. Cela sans doute
décourage propriétaires et ar- affectent ordinairement la forme d'une croix latine domt
chitectes, de sorte que l'on ne voit guère de maisons, je on supprimerait le pied, c'est-à-dire qu'elles.forment un
ne dirai pas belles, mais convenables, si l'on excepte le corridor où se raccorde au milieu à angle droit, un ca-
couvent de la Mission, les hôtels consulaires et les rési- binet plus large. Chaque chambre forme ainsi en réalité
dences de trois ou quatre négociants européens. Le pa- trois compartiments que l'on peut séparer pai~ des rideaux.
villon français flotte sur une des,plus belles et des mieux La
partie de la ville la plus voisine du môle est le
entretenues. quartier de prédilection des chrétiens, groupés autour
La disposition architecturale de presque toutes les de l'église et des consulats; la région de l'ouest est aux
habitations' est la même une cour carrée (iaipltiviuin), juifs; c'est comme partout le plus beau spécimen de la
autour de laquelle règne une galerie couverte, sorte de malpropreté; les musulmans occupent le reste de l'en-
cloitre soutenu par de minces colonnettes; des chambres ceinte. La inEoa mua-os s'élever à virigt
population peut
longues et étroites, la cherté du bois rendant trop coû- mille habitants.
70 LE TOUR DU MONDE.

Le château domine l'exti'émité sud-est de la ville. et font des conquêtes Ghadàmès a été annexé à l'em-
C'est un lourd et informe amas de constructions irrégu- pire il y a peu d'années; maintenant ils menacent Ghât
lières, dont les hautes nnwailles veulent passer pour des et le pays tibbou.
fortifications. Mais malgré la blanche
tunique de cliaux Le même tour de force s'exécutait à Alger. La recette
les recouvre, je crois fort qu'elles ne résisteraient en est facile se contenter d'un à peu près de soumis-
qui
à une douzaine de boulets. Il ne faut pas y chercher sion et user les indigènes les uns contre les autres.
pas
un plan monumental, une idée artistique on se per- La grande force des Turcs, la pierre de
d'achoppement
drait dans un dédale de corridors insensés, de recoins toutes les tentatives d'indépendance nationale, c'est la

inexplicables, de réduits imprévus qui semblent être le population de l'oasis de 'l'ripoli, les gens de la Men-
du cauchemar d'un architecte ivre. La grande chiè et du littoral, la soi-disant race des Coul-o~hlotc.
produit
salle d'audience être belle, mais elle cache sa splen- Lors de la conquête au seizième siècle, Darghout-pacha
pu
deur déchue sous une couche de crasse enfumée et ne partagea les jardins de l'oasis entre ses compagnons, qui,
cherche à dissimuler les cicatrices de tant de replu- s'unissant aux femmes indigènes, formèrent une popu-
pas
dont les artistes turcs l'ont déshonorée. lation métisse ou domina le sang étranger. Les Coul-
trages partiels
Les autres chambres supérieures ne sont que des taudis (fils de serviteurs)
0~/12102(. depuis lors jouirent du privilége
croulants; les étages d'en bas sont des catacombes, des de ne payer aucun impôt, à titre de postérité des con-
antres où le jour ne pénètre que par les lézardes des quérants; mais ils furent assujettis au service militaire,
murs tout moussus, On se croirait au château d'Udolphe, comme intéressés à maintenir la conquête. Encore au-
et je défie qu'on y lise les somhres horreur; d'~une jourd'hui, les habitants de la Menchiè sont exempts de
Radcliffe sans fuissonner. Qui sait du reste tous les lugu- toute redevance et doivent en échange .fournir à toutiJ
JJI'es drames que ce chaos de hàtisses'a vu se dérouler dans réquisition des contingents d'irréguliers. Ce n'est pas
ses profondeurs alors que l'œil de l'Europe ne surveil- grand'chose comme force numérique (deux mille fusils
lait les princes de la Régence'? Il y a environ); c'est très-peu comme valeur militaire ce n'est
pas iudépeudants
deux ans, on eut l'idée de nettoyer une grande citeme rien comme discipline et pourtant, là est le nerf de la
sous la partie du chàteau affectée aux pri- domination turque.
qui plonge
sons on en retira une masse effroyable de crânes et Voici comment. Les chasseurs de bêtes sauvages ont
d'ossements humains. souvent quelques sujets apprivoisés dont la spécialité est
Telle est la résidence olt trône le ~ouver- d'attirer au piége leurs congénères libres. Les Coul-
magnifique
neur un pacha turc dont l'administration s'étend oglilou, dont la dénomination comme race distincte n'est
général,
sur un territoire aussi la France. plus qu'un mot et qui sont purement et simplement des
presque que
Cetteimmense il est \'l'ai, est presque Arabes, s'étant recrutés de tous les gens qu'attiraient la
superficie, partout
un désert, où s'éparpille un million de rcïa~a. fertilité du sol et l'exemption d'impôts, forment un noyau
par groupes
précieux d'entremetteurs de trahison, de courtiers de

Les rùap, Deo!,Olbllle, Les Coul-oghlou, discorde. L'étranger ayant pour maxime diviser pour
régner, ils sont les diviseurs, ils empêchent de se nouer

Ce nom de i~ânpa, les sujets de l'empire tout lien qui pourrait réunir dans un but patriotique les
que portent
ottolÜan" et. que Tépètent si souvent les journaux en le éléments éparpillés d'un parti national. Par une juste
ils n'en sont que plus méprisés des Turcs
défigurant à plaisir, est, pour l;8UX qui en connaissent compensation,
le sens intrinsèque, une heureuse, dont ils sont les instruments et leurs priviléges ne les
expression qui expli-
la constitution et sociale, toute la mettent pas à l'abri des mille et une que les
que toute politique rubriques
et administrative de l'Orient. agents de l'autorité possèdent pour pomper la substance
théorie-gouvernementale
veut dire troupeaux: les sont des mou- de leurs administrés. Misérables autant qu'ils méritent
Râaya peuples
tondent et écorchent. Mais comment de l'être, ils engraissent et aident à s'engraisser les sang-
tons que les pachas
faire croire cela maintenant la Turquie est entrée sues que tous les deux ou trois ans Constantinople
que
dans le concert qu'elle a des constitutions envoie en Barbarie; et tout en se lamentant des vexa-
européen
des Hatti-humayoun des 'ranzimati-Khaïriè, et tions et de la rapacité de leilrs maitres, ils sonttoujours
écrites,
autres chartes? à obéir, à coopérer à l'écrasement de leurs frères.
prêts
La force armée dont le berger ottoman du Chez eux, la servilité est un instinct vous les entendez
dispose
est environ de six mille hommes se plaindre des pachas maudireles Turcs, regretter la
troupeau tripolitaiu
dont un millier tient le Djéhel, et presque nationale des Cara-
pour toute la province, dynastie indép~ndante
et cinq cents autres environ la Cyrénaïque. Le reste, sauf inalil3,; mais qu'on donne à l'un de ces mécontents la
d'une d'hommes en divers moindre officielle; que dans une visite au châ-
quelques postes vingtaine position
mène la vie de garnison dans la ville teau on lui offre un café en lui de s'asseoir;
points du littoral, permettant
et dans son oasis. Et c'est avec cette poignée de soldats lui frappant amicalement'sur
l'ap-
qu'un pacha, l'épaule,
fier d'entre
mal vêtus équipés;mal payés de promesses plus que pelle en riant péNévenk ou laiar·atn., et le plus
sous leur domina- eux se rengorgera, fera la roue et sera tout disposé à
d'argent, que les Turcs maintiennent
tion un pays si vaste et de communications si difficiles. vendre les intérêts du. pays, à courir sus à quiconque

Bien plus, en retraite ils s'avancent ici tentÚait un mouvement contre les oppresseurs.
partout ailleurs,
LE TOUR DU MONDE. 71

Il est bien difficile de s'intéresser èt d'intéresser les poussière impalpable, où le vent dessine des vagues aussi
autres à de pareilles gens mais les poétiser n'est pas facilement que sur la mer. C'est alors C¡U'" l'on est tenté
mon affaire puisque je veux avant tout voir ce qui est et de répéter avec je ne sais quel philosophe antique
dire ce que je vois. « l'eau, c'est la vie, car la présence ou l'absence de

l'eau, voilà tout le mystère.

Le Soung-ettel~té. La Menchiè, Les janlins, Le keif. Au milieu de chaque enclos, regardez ces blancs
massifs de maçonnerie semblables à deux longs bras,
Me voici donc installé dans une ~hou/'c~ ou entre lesquels grince une grossière poulie; un énorme
petite
de la ville. cornet de cuir, la pointe en bas, monte et descend sans
chambre haute, que m'a louée un négociant
Mon hôte n'habite pas Tripoli toute l'année, son établis- cesse, vomissant à chaque voyage mi f10t d'eau limpide;
sement commercial a pour centre Sokna, à mi-chemin une vache, maigre comme celles que vit en songe Pha-
du Fezzan.
A chaque instant il reçoit des visites pour raon, conduite par un nègre demi-nu, donne le mouve-
moi fort intéressantes les marchands de Ghadàmès, les ment à la machine en remontant et descendant un plan
Gellab clandestins introduisent dans la Régence de inclinn
qui s'enfonce au-dESsous du nivEau du sol; et le
qui
de nègres, ou vingt à la fois, mOUVEment ne s'ai-rêtLi-a ni jour ni nuit depuis la fin de
petits troupeaux quinze
les vendre, les prohibitions gouvernem8I,- la saison pluvieuse jusqu'à son retour. Pendant huit mois,
pour malgré
de bassius
tales des marabouts fanatiques, que la mendicitéatti!,8 tous les jardins seront antant régulièrement
souvent dans les cantons de l'intérieur; des chefs de tri- inondés; aussi les appélle-t-on du nom générique de
bus les de l'autorité turque forcent à sér~iè, nom dérivé d'un verbe arabe qui veut dire « inon-
que exigences
chercher un Je puis donc ici préparer d'une der une parcelle de terrain avec de l'eau que lire une
baiiquiei-.
manière utile ma route vers le centre du continent, eu bête de somme. Que de choses dans un seul mot 1
excu! cela vaut bien le rosier
même temps que je m'acclimaterai par quelques toujours fleuri de M. Jourdain.
sions dans la pro\'Înce et que j'étudierai les moeurs des C'est surtout dans les mois d'avril et de mai qu'il est
de la côte. agoéable de parcourir les jardins de la Menchiè, et d'y
gens
entoure de tous côtés une longue journée de keif. Le programme varie
Aux portes de la ville qu'elle passer
en former en quelque sorte une ile limitée moitié selon la position sociale et les ressources de
pour pécuniaires
une plaine aride l'amateur le mouton rôti et le pilau pour les Turcs et
par la mer,-moitié par le sable, s'étend
et unie semblable au lit d'un bras de mer que le retlu~ pour ceux des indigènes qui, attachés à l'administyation,
où pous- veulent se donner un. tonl'énorme
aurait mis à sec. Cette bande semi-circulaire, ottoman; plat de
sent à peine les grandes brins couscoussou national, surmonté de quartiers et
après pluies quelques d'agneau
de largeur et sert de de poulets sautés dans le beurre, la bourgeoisie
d'herbe, peut avoir un kilomètre pour
de Mars à la garnison, de lieu de marché aux aisée; la bu~ïnn, sorte de houillie de farine d'orge assai-
champ
habitants de l'oasis. On
Sotc~y-c(tefcitc sonnée d'huile, pour les gens du commun. Mais, à part
l'appelle parce
cette hiérarchie à part aussi cotte gradatiou
qu'il s'y tient tous les mardis une foire assez importante. culinaire,
La mer l'envahit au tiers à peu près lorsque pendant correspondante dans le mobilier portatif les tapis
l'hiver le vent d'est souffle avec force. pour l'aristocratie, les nattes pour le tiers ordre, la terre
La limite extérieure de cette zone sablonneuse est une nue pour la plèbe les divertissémenis sont les
une forêt touffue mêmes on s'assied sur le bord d'une
longue ligne de verdure', d'orangers, djébiè (bassin)
de figuiers, de grenadiers et d'oliviers, hérissée de hauts remplie d'eau fraicheinent tirée, on cause en fumant, on
en nombre infini. Là commence une autre fume en causant, et l'on absorbe des ilots de laqby. Le
palmiers
ceinture en demi-cercle, large de trois lieues environ, laqby est le fond de toute partie de campagne, comme

que l'on appelle la ~lle.nchiè; c'est à proprement parler ce vilain mot que Figaro dit si crûment est le fond de la
l'oasis de Tripoli, car au delà, pendant deux jours de langue anglaise.
marche, on ne trouve que le désert. La Menchiè, riche
ruban d'une végétation vigoureuse où d'innombrables Le laqby, Comment oIlle tire et comment on le boit.
enclos en terre battue et des sentiers enchevêtrés au
hasard dessinent des
compartiments capricieux parse- A l'époque où le retour du printemps réveille la séve

més, comme autant de points brillants, de maisons iso- engourdie, un homme monte au haut d'un dattier, dont
lées, blanchies à la chaux, peut renferlll2.r environ trente il gravit le tronc svelte et écaillé sans autre secours que
mille âmes, et constituer la vie et la force de la province ses pieds nus et une ceinture de corde qui l'unit à l'arbre.

Tripoli n'est que la citadelle de la Menchiè. Il est armé d'une hachette bien aiguisée. Arrivé au
C'est un contraste curieux que cette région fertile faite,à ce chapiteau d'où s'élance de palmes le panache
entre deux plaines de sable jaune, collier d'émeraudes qui surmonte la f1exible colonne il taille sans pitié, il
sur la poitrine nue d'une bohémienne cuivrée. Ici un coupe tous les rameaux, n'en réservant que quatre qui
jardin où les plantes poussent avec une énergie merveil- tristement en croix, parallèlement
s'allongent à l'horizon,

leuse, où l'ombrage des citronniers double d'épaisseur comme pour indiquer les quatre points cardinaux. Sur
sous le parasol des dattiers et derrière le mur, l'aridité l'insertion de l'un d'eux, il fait passer une cordelette
absolue du désert brûlé, des.dunes mouvantes d'une dont les deux bouts touchent le ~ol, et entre deux des
72 LE TOUR DU ni0lDF;.

palmes épargnées, il de vie. Le vin de


blesse le pauvre ar-
Champagne s'est chan-
bre d'une inéision pro- gé en une bière blan-
fonde. che d'une force alcooli-
Il descend alors. Le
que remarquable. C'est
tonneau de
lacll.iy, est. alors que les amateurs
mis en perce. Une pe-
l'apprécient puisque,
tite jarre à large gou- avant tout, ce qu'ils
lot,pouvant contenir cherchent c'est l'ivres-
troislitres, est hissée
se..Nu.nc est ~b i ben.dtem.;
au moyen de la corde, et tel bon mii~ulman
et va s'appliquer sous telle musulmane rigide
l'incision douze heu-
qui se voile la face de-
res après, vous pouwz vant un verre dé vin,
la descendre et la reni- boira sans scrupule et
placer "par une autre. sa tasse
publiquement
Elle est pleine d'un li- de laqby qui n'est que
quide gris pâle, un peu de l'eau de palmier. Il
trouble, assez senbla- faut vider la cruche,
ble à de l'eau d'orge cai· demain on ne trou-
peu chargée c'est le verait qu'un liquide
laqby frais, séve pres- nauséabond encom-
que fade tant 'elle est bré de petites mouches
douce .et' sucrée, char- un fluide
rougeâtres,
mant et léger purgatif
visqueux qui file com-
à prei1dre le matin. me l'huile et n'est bon
Quelques heures après, qu'à jeter. Le laqby
on 'entend un bruisse- est donc la plus éphé-
Intérieur d'une maison à Tripoli. Dessin de Lancelot une
d'après photographie.
ment t dans.la vase; le mère des boissons; on
liquide s'éclaircit et ne le boire
peut qu'à
semble bouillir; d'in- l'ombre de l'arbre qui
nombrables bulles d'air le produit. Tous les es-
viennent' former à sa sais pour en ou
régler
suH'ace une mousse en arrêter la fermen-
sans consistance, et si tation ont été inutiles
vous goûtez alors le il brise les bouteilles,
breuvage petillant et si-le vase a résisté,
vous songerez comme le travail ne s'est pas
moi sans regret aux moins accompli jus-
méilleurs vius de Charü- qu'au bout; on ne trou-
vous avez ve en l'ouvrant
pagne que que cet
bus-. Le laqby pris à affreux résidu qui sou-
ce point n'offre aucun lève le cœur, C'est un
inconvénient, il égaye prëdicateur éloquent
sans enivrer, la fer- de la philosophie d'Ho-
mentatiou; l'a rendu race « Jouissez du
rafraichissant tout en jour qui passe, et ne
lui' faisan perdre ses vous fiez pas au lende-
propriétés laxatives. main. D
Mais laissez encore
une Un village nègre, Une
passe demi-jour-
danse frénétique,
née cette aimable
boisson devient blan- Et peut-être n'a-t-il
che et épaisse comme pas complétement tort,
du lait prend une le charmant poëte, car
odeur pénétrante un « le faible capital de la

goût légèrement aigre, vie nous défend d'en-


et enivre comme l'ean- [Rue du Consulat, à Tripoli, Deaiq de Lariçelot d'après une, pho~qgrà p hie. 1 tamer les longues es-
74 LE TOUR DU MONDE.

» Aussi, malgi~é mes dai;s cuire la 6a.Nïna sur mi feu de fiente de chameau -dont lu
pérances. projets de voyage
l'intérieur, au risque de déflorer la virginité de mes im- fumée bleuàtre s'élève droite comme une colonne. Dew

pressions, je ferai peut-être sagement de saisir au pas- autruches domestiques, balançant au hout d'un long cou
sage l'occasion d'en avoir dès maintenant un résumé leur petite tète chauve, regardent cette scène d'un oeil

complet. Au-dessus de Soung-ettelàtè, sur la lisière d.~ hébété. Je suis en plein Soudan, verrai-je de plus
que
la Menchiè, mais sans empiéter sur ses. ombrages un à Temboctou 1?
véritable village nègre s'étale au soleil, duau milieu La population de ce village d'E~erïbê se compose
sable brûlant. C'est un groupe d'une cinquantaine d; d'esclaves libérésou fugitifs qui viennent s'y blottir et y
huttes éparpillées sans aucun plan, sans aucune symé- font souche. Les hommes vont de temps en temps aux
trie. On l'appelle E~~erïbê (les cabanes). MisérablEs portes de la.ville se louer pour quelques piastres comme

gourbis ronds, surmontés d'un toit en cône émouss~ manoeuvres ou comme bêtes de somme; les femmes..

rappelant en laid l'apparence des ruches, ces huttes, mais il vaut mieux n'en ¡;ien dire
où n'entrent comme matériaux que des joncs et des
palmes sèches, renférment une population exclusive- Un chef de janissaires, La bénédiction du satig.
ment nègre, qui n'y rentre en rampant que pour la nuit,
et vit le reste du temps dans un bain continuel de sable J'ai souvent pour guide et pour compagnon de prome-
et de soleil. nade dans mes courses hors de la ville le cauns-bach.i
Il est midi un ciel ardent d'un bleu
liresque noir tor- (chef des janissaires) du consulat de France, que le con-
réfie la poussière mouvante et ne fournit
poumons aux sul général a l'obligeance de mettre à ma disposition.
qu'un air embrasé; au centre du village, dans un espace C'est un magnifique nègre du Ouadaï, haut de six pieds,
vide qui forme une espèce de place, vingt nègres presque et qui, malgré sa barbe grisonnante,,a a conservé toute
nus piétinent à perdre haleine en hur:ant un chant mo- l'activité et l'énergie de la jeunesse. Le caïd Hassan
notone de leur pays (voy. p. 123). Placés en rond à un pas n'est pas un homme du commun il a gouverné pendant
l'un de l'autre ils se tnémoussentsur place, entre-cho- dix-huit ans, au temps des Caramanly, la tribu des.
quant en cadence le bàton qu'ils'tiennent à la main avec Ouerchéfàna, et nul n'a su mieux que lui tenir en bride
celui de leurs voisins de gauche et de droite. Ce bruit ré- cette peuplade remuante. Brave jusqu'à la témérité, il a

gulier, joint au bourdonnemexit d'un tambour en bois que toujours défendu les intérêts de ses administrés contre
martelle un artiste placé au milieu du cercle, forme pour les tribus.voisines et au besoin contre le gouvernement
leurs oreilles une musique entrainante qui redouble leur lui-mème; mais en mime temps les siens ne pou~·aient
animation. Le chef d'orchestre semble un être fautasti- se livrer à leurs caprices, et l'on ne badi-
pas davantage
que comme on en voit dans les mauvais rêves coiffé nait pas avec la sévérité du caïd Hassan. Pour lui, la vie
d'un bonnet pointu où s'agitent des oripeaux de couleurs d'un homme était
à peine plus,pré~ieuse que celle d'un
éclatantes, il a le visage et le haut de la poitrine coliverls mouton et certainement on l'embarrasserait bien en lu:
d'une peau de chèvre à longs poils, masque informe, demandant le nombre exact des têtes qti'il a fait tomber

percé de trous pour les yeux et la bouche; des morceaux de sa main, tant sa conscience est tranquille à cet égard.
de bois sec et d'os, enfilés dans une corde en poil de cha- Excellent homme du reste, et tout dévoué au consulat

meau, lui font une ceinture cliquetante qui retentit au qu'il sert depuis dix ans.
moindre mouvement, et tout en battant son tambour Dans une de nos premières sorties, je ~is un groupe
qu'il tient sous l'aisselle gauche, il agite ses longues de cinq ou six femmes s'appI'Ocher de lui d'un air

jambes maigres et semble prendre à cceur d'imiter par- suppliant. Deux d'entre elles avaient dans les bras de
faitement l'allure du singe. Accroupies alentour, les petits enfants à la mamelle, dont le visage, la
pauvres
femmes accompagnent la mélodie en battant" des mains. tête et le cou étaient couverts d'une plaque dartreuse
Je tombe, à ce qu'il parait, au milieu d'une fête impor- et de croÙtes C'était affreux et dégoûtant,
purulentes.
tante, car toutes ces dames sont
grande en toilette les à voir.
chevilles et les poignets sont t chargés de gros bracelets de ·~ Notre dirent les mères désolées au caïd Has-
père,
cuivré; sur des poitrines généralement bien modelées san., c'est le prophète de Dieu qui t'amène auprès de
descendent des colliers de verroterie des chapelets ca- notre maison, car nous voulions aller à la ville pour te

pricieux où les coquillages, les grains de corail rouge, trouver, et voilà bien dix jours que nous en attendons
les morceaux triangulaires d'ambre et. de résine odorante l'occasion. Le djar'cloir~a (petit lézard blanc très-inof-
les dents d'animaux les pièces de
(6oclcnr), sauvages, fensif) a passé sur notre sein et a empoisonné notre lait;
monnaie, unissent leurs forces pour soutenir un petit vois l'état de tes enfants, et guéris-les pour (lue Dieu te
miroir rond garni de cuivre jaune; les élégantes ont la bénisse. D
narine gauche percée, ainsi que la lène
inférieure, pour « Es-tu donc médecin?
dis-je à mon compagnon.
y porter une grosse boucle d'argent qui est le suprême Non, me répondit-il, mais j'ai la bénédiction du
du bon ton. Un peu plus loin, des marmots entièrement sang sur les mains, et quiconque l'a comme moi peut
nus, noirs et luisants comme une botte vernie, se vau-
trent dans le sable ardent, tandis que quelques vieilles
1. \'oyez pages 2:17 et suil'antes du t. Il du Tour c(n monde.
femmes pelotonnées autour d'une vaste marmite, font roy·age de Bartli.
LE TOUR DU MONDE. 75

comme moi guérir cette maladie. C'est un don naturel de tion raisonnable. Je n'en citerai ici que deux et sans
toút homme dont le bras a coupé quelques têtes. Al- aucun commentaire.
les femmes, donnez ce qu'il faut. » Dans les premiers du mois de mars,
lons, jours j'étais allé à
Et aussitôt une des mères présente au docteur une Tndjoc~a~a, village à trois
lieues dans l'est de Tripoli

poule blanche, sept œufs et trois pièces de vingt para; pour tirer quelqnes bécassines sur les bords du petit lac
puis elle s'accroupit à ses pieds, élevant au-dessus de presque saumâtre qui est dans le voisinage. Une battue
sa tête le petit patient. Hassan tire gravement de sa peu fructueuse pendant toute la matinée me découragea
ceinture son briquet et sa pierre à fusil comme s'il de la chasse, et je.passai le reste
de la journée à parcou-
voulait allumer une pipe. Bis~nillah! au nom de rir le village et ses jardins.
Je visitai d'abord la mosquée

Dieu!) dit-il, et il se met à faire jaillir du silex de nom- assez remanluable que l'on m'avait signalée comrrie une
breuses étincelles sur l'enfant tout en rél:itant
malade, ancienne église bâtie par les Espagnols au seizième siè-
lesourat el-fateha,lepre- cle, et je n'eus pas à per-
mier chapitre du Couan. dre de
beaucoup temps
L'opération terminée pour acquérir 'la convic-
l'autre enfant eut son tionque cette origine du
tour moyennant la même monument était insoute-
offrande, et les femmes nable C'est une' cons-
partirent joyeuses après truction évidemment mu-
avoir baisé respectueuse- sulmane bâtie le
pour
ment la main qui venait culte musulman. Je suis
de rendre la santé à leurs tenté de croire que cette
fils. date de la pre-
mosquée
Il parait que ma figure mière invasion de l'isla-
décelait clairement mon et que
misme, plus tard
incrédulité car le caïd les devenus
Espagnols
Hassan tout en ramas- maitres du pays l'auront
sant, pour les emporter, transformée en église, ce
les honoraires de sa cure aura donné lieu à
qui
merveilleuse, cria à ses l'erreur traditionnelle. Les
clientes Ne manquez assises d'un clocher carré,
pas de venir dans du
sept indépendant temple,
jours me présenter vos remonter à cet-
paraissent
enfants à la sl~ifa du' con- te époque de transition.
sulat. » ( La ski fa est le Du reste, pas une inscrip-
vestibule extérieur, la sal- un ornement
tion, pas
le d'attente dans les grau- architectural qui puisse
des maisons.) En effet servir de les
millésime
une semaine plus tard colonnes qui soutiennent
les petites créatures me les voûtes n'ont de
pas
furent représentées l'une
chapiteau indicateur; les
était guérie complétem!Jnt,
murs, blanchis à la chaux,
l'autre n'avait ne trahissent
plus que aucun in-
quelques cicatrices d'une dice de l'âge ou du style
apparence fort satisfai- de la construction. Elle
sante, indiquantune guo- un
présente plan qua-
rison toute prochaine. Je Puits d'arrosage Ii Tripoli. Dessin de Hadamard d'après une photographie. drangulaire, orienté sui-
demeurai stupéfait, mais vant le rituel islamitique.
plus de vingt
non convaincu; cependant, expériences Au sortir de la mosquée, j'entrai dans un jardin pour
semblables m'ont depuis forcé de croire à l'incroyable un instant. Les arbres à fruit
ni'y reposer commençaient
vertu des mains bénies
par le sang. à se couvrir de fleurs, étalant sur leurs rameaux encore
nus les étoiles blanches ou violettes qui promettent une
Superstitions, Horticulture miraculeuse. abondante récolte d'abricots, de pêches ou d'amandes.
Le jardinier, vieil Arabe à la barbe blanche, était occupé
Je n'ai pas la
prétention de justifier, encore moins à faire brùler sous un gros abricotier trois têtes de mou-
d'expliquer toutes
les croyances et les superstitions tons
po- garnies encore de leur laine. Après lui avoir donné le
pulaires; mais j'aime à les examiner et
curieusement, sélam, je lui demandai ce qu'il faisait Je nourris mes
surtout à ne constater que des faits positifs, dussent-ils Si je ne leur donne pas leur pà-
~nuclmr~.uch, répondit-il.
faire échec à mon amour-propre en défiant toute explica- ture avant les coups de gibly (vent sec du sud)
que nous
76 LE TOUI{ DU MONDE.

aurons à la fin du mois, toutes ces belles fleurs tombE- hélas! la première couleur est bien rare et devient
ront, et comment pourrai-je alors
payer l'impôt, faire bien vite douteuse, longue de quatre à cinq mètres
mes provisions d'orge et d'huile vivre enfin, moi et les et hor~ée de franges dues à l'absence de tout ourlet. Les
miens? » Comme je mettais en doute l'efficacité de son créatures humaines ou femelles,
qui en font usage, mâles

procédé il me fit une proposition décisive, c'était d'a- des pieds à la tête dans ce grand lambeau
s'enveloppent
cheter la récolte d'un de ses arbres trois d'étoffe dont ils ramènent tous les
moyennant grossière, plis sur la
mahboub, environ treize francs. « Celui-là restera à jeun, poitrine; là un clou de cuis~e, les assujettit. Les femmes
dit-il, et tu verras s'il ne se venge pas. D J'acceptai; mon tiennent croisées devant leur figure les deux parties du
abricotier ne reçut pas la bienfaisante fumigation, et linceul tombent du liaut de la tête, et ne laissent
qui
quand à la fin d'avril je revins examiner les arbres, je le qu'une petite ouverture triangulaire devant
l'œil gauche;
trouvai presque entièrement stérile tandis que ses les hommes se drapent un peu différemment: ils ne se
frères pliaient sous le couvrent visage, et,
pas,le
poids de fruits déjà bien rejettent derrière l'épaule
développés. le pan que les femmes ont
L'autre miracle est en- ramassé en plis devant
core une pratique d'horti- elles.
culture. Quand un arhre, Le haouly, c'est le des-
un olivier parexernple, cendant dégénéré de la
refuse pendant plusieurs toge romaine; mais je me
années de donner des plais à croire que les to-
ôn lui achète. sa étaient
fruits, ges romaines pro-
mauvaise. volonté moyen- pres et couvraient des ci-
nant un d'or toyens plus
soigneux et

pur, ce qui vaut à peu On en voit,


plus coquets.
Le mé- il est vrai, d'un tissu très-
lirès huit francs.
tal, tiré en un fil long de fin fabriqué dans le djé-
deux à trois centimètres, ri.d, à la lisière du Sa-
est introduit avec soin hara, mais c'est le ~~ara
dans un trou que l'on avis, et grâce à la négli-

pnitique au tronc _de 1.'ar- gence de ceux qui les por-


bre récalcitrant;. puis .on tent, ces vêtements de
bouche' l'ouverture. -avec luxe sont en quelques
une .coquille. d'aeuf pilée 'assez souillés, assez
jours
et, de. la terre glaise, en fripés pour se confondre

accompagnant l'opéralion avec les plus communs.


de la psalmodie de cer- C'est le haouly
qu'aussi
taines formules tirées du n'a pas d'intermittence
Coran.. L'année suivante, dans son service; il ne
l'olivier se couvre de fruits, quitte son maitre ni le
avec
et.indemnise usure jour ni la nuit; il est à
son bienfaiteur. la fois tapis, couverture
et manteau; jamais il ne
Costulme. Le hiJou]y, se lave on blanchit ceux
des hommes avec du plâ-
Ce qui m'a le plus frappé tre en poussière, et ceux
Jardiniers tripolitains. Dessin de Hadamard d'apris une photographie.
dès les premiers moments desfemmes, plus légers,
de mon séjour à Tripoli, c'est la disgracieuse monotonie avec la vapeur du soufre enflammé.
du costume, qui est le même pour les deux sexes. A Sous le haouly, les gens d'une certaine classe portent le

Constantinople, lesamples férecljc, par la variété de leurs costume arabe ordinai*i~e, veste et large culotte. Les gens

nuances, offrent quelques ressources à la coquetterie; le de peu n'ont qu'un caleçon de coton écru; les paysans
blanc izhar des Syriennes a de la fraîcheur, et indique n'ont rien du tout, et le haouly forme toute leur garde.robe.
au moins des soins de propreté; le habbara d'Égypte, où. Si vous avez la bonne fortune d'être admis dans un
le voile blanc, retenu
par une agrafe entre les deux intérieur, faveur spéciale au
mari, au médecin et au
yeux ,tranche
d'une manière si vive avec les plis bouf- merâbout, et, en Barbarie comme partout ailleurs, quel-
fants de la soie noire ne manque pas d'une certaine quefois aux audacieux, vous verrez que les femmes sont
richesse de draperies; mais le h.noasl~ des barbaresques plus romaines que leurs époux, et portent plus loin

tripolitaines n'offre aucune de ces compensations, Qu'on qu'eux la tradition de la toge. Sous le haouly de laine,
se figure une large couverture de laine blanche ou grise que l'on quitte en rentrant, s'enroule un haouly de
LE TOUR DU MONDE. 77

soie à carreaux bleus et blancs; sous celui-ci un troi- croirait presque, si ce n'était une énormité à dire, que
sième hamùy de gaze, où de larges bandes de soie blan- l'incuriosité de l'ignorance est plus conservatrice que les
che alternent avec des raies mates de fine laine, blanche académies et les sociétés Ainsi Hérodote
d'antiquaires.
aussi. Tout cela forme une série de toges dont la femme pourrait encore reconnaitre sa montagne des Grâces
est le noyau disposées toutes de même, elles le Lophos Ch.aritôrv, d'où coule le Cynips, dans le Djé-
rappel-
lent la multiplicité des enveloppes de l'oignon les bel Ghaniârt des Arabes d'aujourd'hui tandis que le
grandes dames ont seules de plus la chemise pailletée vieil Homère aurait à rire si on lui contait toutes les
et le chàrzval de couleur éclatante. dissertations que l'on a faites sur ses Lotophages, et la

prétention que l'on a eue de les nourrir de jujubes. Il


Les Lotopliages. retrouverait et nous montrerait errants, sur les côtes de
la grande Syrte, les Benoulid et les Awakir, qui vivent
C'est une >chose remarquable que la ténacité de la tra- uniquement de lotob, et sont des Lotophages au premier
dition dans les pays où s'est répandu l'islamisme. On chef. J'avoue que cette prononciation vulgaire du nom

Mosquée de la Tadjoura. Dessin de Lancelot d'après une photographie

de la datte fraîche est une grosse erreur, puisque le mot et j'avoue que, sauf sa monotonie, leur manière de vi-
s'écrit rotob mais chez nos Bédouins les occasions d'é- vre n'est pas sans charmes. Le dattier, qui n'exige au-
crire, sont si rares et les érudits si peu nombreux, que cune culture, aucun soin, sinon la fécondation des fleurs
tout le monde conserve la leçon vicieuse lotob en dépit femelles au printemps, leur donne des récoltes sans fa-
des protestations du dictionnaire. tigue ils en tirent du ~-in, des fruits frais pendant l'été,
Comme Ulysse j'ai été fort bien reçu par ces Loto- de véritables confitures lorsqu'ils laissent la datte se

phages dont j'avais rencontré au consulat de Frauce les cuire au soleil, enfin du pain qu'ils fabriquent en pé-
deux grands chefs, le cheik Abdallah Ghalboîm et le trissant le fruit mûr et presque sec, après en avoir retiré
cheih Ammad. Champions obstinés de l'indépendance, le noyau. Cette pâte,
qui s'appelle hadjirv, se conserve
ils avaient soutenu jusqu'au dernier moment les efforts pendant tout Leurs
l'hiver. immenses troupeaux leur
du fameux
Ghouma, et n'avaient
voulu faire leur sou- donnent en abondance du lait, du beurre, de la laine
mission aux Turcs que par l'entremise du consul général que les femmes filent et tissent en haouly'- Campés par
de France. Je fus leur hôte à proximité des rares au mi-
pendant quelque temps, groupes, puits clair~semés
78 LE 'l'UUR D U 1VIUND~.

lieu de de- sable,


la. plaine ils s'en éloignent le matin de monnaie, parce que c'tst la sourçe de toutes les que-
avant.l'aube faire brouter par leurs troupeaux.la relles et l'aiguillon de toutes les passions. Il est vrai
pour
du désert; ils y reviennent au coucher qu'elles pourraient revenir maintenant, mais les ghrousch
maigre végétation
du soleil pour les abreuver; et quand tous les environs trabloussi circulent encore, et cela suffit pour les éloi-
de leur station ont été
parcourus et dépouillés, ils en gner..
leurs tentes auprès d'un antre « Quant. aux grues, elles ne peuvent traverser le
changent; 'et transportent pas
puits.-L'espace n'est rien pour eux, Hammada (grand hlateau
Hammada (grand, plateau pierreus
pierreux qui la sépare la Tripo-
Ils ne tiennent pas davantage compte du temps. Un litaine du Fezzan), parce que les 13o2a-clléb~· s'y opposent
du campement à une distance
de et font bonne garde.
jour. je m'étais éloigné
cinq à six heures dans le sud, poursuivant quelques balar- Qu'est-ce donc, demandai-je, que les Bou-

el-ouahasclL; 'c'est -une espèce d'antilope de la taille d'un clehr ?

mulet, dont la tète, assez semblable à celle d'un veau, Ce sont ~és qui ont été emprisonnés
Djin pour
est armée de deux cornes longues et droites. Je vis tout l'étemité dans le désert
de Hammada par le prophète
à coup, à vingt pas de moi, sortir du sable une tête fort Suleyman, sur qui soit le salut Ils formaient un peuple
emmanchée sur un torse à demi en- nombreux -et puissant, redouté de ses voisins, dédai-
peu souriante,
terré. C'était un chasseur à l'affût qui attendait les au- ,"Deux 1 d~e toute humanité et de toute justice. Lorsque le
truches. Suleyman leur envoya un apôtre pour les re-
prophète
« Essaboou -min. Allali (la patience est un don de mettre dans le chemin droit et les ramener au culte de

-Dieu ) s'écria-t-il sans me donner le selam, emporté l'Unique, ces pervers le mirent à mort, et résolurent de

par sa mauvaise humeur pourquoi viens-tu troubler tourner en dérision les règles de conduite que leur
ma chasse ? Voilà vingt-huit jours que j'attends les au- a\'ait enseignées l'homme de Dieu. Ils comptaient sur

truches, "caché dans ce trou et maintenant tu as gâté leur isolement du reste du monde et sur la crainte qu'ils
ma chance. Que Dieu te donne la santé »
D au car aucun homme des tribus
inspiraient voisinage,
environnantes n'aurait osé entrer dans leur pays. « Nul
Cliasse dans les déserts de la Syrte. Traditions populaires a ne saura ce que nous faisons, dirent-ils continuons
sur les cigognes et les grues,
a à mener honne vie, sans nous préoccuper de toutes
Moi aussi
j'ai chassé les autruches dans les déserts les que l'on prétend
gênes nous imposer. On dit que
mais d'une active et ce est puissant, mais quel messager ira lui
qui bordent la Syrte, façon plus Su!eyman
moins patiente, en les poursuivant à cheval, et « rendre de nos actions ? » Et non contents de
longtemps compte
leur envoyant une balle de carabine alors que la fatigue persévérer dans leur infidélité, ils y ajoutèrent la mo-

commençait à ralentir leur course. Une peau d'autru- un porc dans une niche de leur temple
duerie, plaçant
che peut rapporter de cinq à six cents piastres. Du reste, pour contrefaire le ~nfhrab
(créus dans le mur des mos-
la chasse, dans ces solitudes stériles, n'est pas un plai- cltiées, qui indique la direction de la Mecque), et faisant

sir c'est un travail on ne peut s'y livrer que pendant des ablutions sacriléges avec de l'urine de chameau.
et la rareté du gibier des sables n'ofi're pas de Il un grand nombre de
l'hiver, y avait chez les Bou-chébr
des leurs
compensation suffisante pour la peine que l'on se donne. grues; ces oiseaux scandalisés envoyèrent un
Les grands animaux de l'intérieur ne s'approchent ja- à Suleyman pour l'avertir des qui se pas-
abominations
mais des bords de la mer; on en est réduit aux antilo- saient dans le Hammada. Le prophète écouta ce, récit
aux fennecs. J'ai surtout la huppe, son oiseau favori, et
pes, aux gazelles, remarqué avec indignation, appela
l'extrême pauvreté de l'ornithologie, et certes je ne m'en lui ordonna de convoquer toutes les grues qui sé trou-
serais pas rendu compte sans l'explication curieuse que vaient sur la face de la terre. Quand elles furent réunies,
me donna un savant vieillard de la tribu. elles formaient un nuage qui aurait mis à l'ombre tout
Un jour que je revenais aux-tentes, harassé de fatigue, le pays entre Mezda et Morzouq. Chacune alors prit une'
furieux de n'avoir vu de loin que quelques demoiselles vint planer au-dessus du territoire
pierre dans son bec,
(de Npmidie) et deux flamants, je déplorais l'absence de des Bou-chébr, et laissa tomber son fardeau, si bien que
tout ailé, fût-ce même simplement des grues et les infidèles furent tous Mais leurs âmes conti-
gibier lapidés.
des: cigognes, si nombreuses dans la plupart des pays nuent lors d'errer dans
la solitude, sans trêve ni
depuis
musulmans. l'incessante le
repos., avec préoccupation d'empêcher
Tu ne sais donc pas, me dit le vieux Bédouin, que passage des grues. »
la cigogne a reçu de Dieu plus de sagesse que l'homme Voilà encore une preuve irrécusable de la persistance
lui-même ? Avant l'arrivée des Turcs (que le ciel les des fables antiques. Peut-on méconnaitre, dans cette lé-

) nous à Tripoli
avions une puissance de forme, la fable des Pygmées
maudisse arabe, gende toute musulmane
.un sultan fils du pays, qui avait le bras long et la main et de leurs combats avec les grues ? S'il reste un doute,
de la qui est
ouverte. Il n'envoyait pas au dehors tout l'argent faisons remarquer le nom du peuple maudit,
eontrée bien au contraire, il fabriquait lui-même de la -celui des Pygmées. Bou-chébr veut dire
identiquement
monnaie qu'il répandait ensuite parmi nous. Or, tout le le père de l'empan, c'est-à-dire l'homme qui se mesure
monde sait que la cigogne a horreur de l'argent et n'ha- distance entre le pouce et le petit doigt
par un empan,
bite jamais les pays dont le nom se trouve sur une pièce écartés l'un de l'autre autant que possible.
LE TOUR DU MONDE. 79

L'incantation ,les soixante-dix mille pierres, La belle fille respectueusement des coups de bâton très-réels dans
et le grand poisson noir.l', de l'incantation,
l'intérêt général. J'écarte cet élément
C'était au mois de décembre l'équinoxe n'avait pas comme étant de toute évidence une importation musul-
amené les pluies ordinaires, et le ciel implacable con- mane de même aussi le bain de pieds des soldats ,me
servait une effrayante sérénité. Après la prière publique semble un enjolivement amené par le besoin qu'éprouve
du vendredi, toute la population sortit de la ville à la l'autorité de prendre une part active à la démonstration.
suite du pacha, du cadi, des imans de toutes les mos- Reste ce procédé bizarre de vider un puits et d'y jeter
la garnison, avec armes et bagages, tambours et soixante-dix mille pierres la partie vraiment
c'est indi-
qués
en tète, alla se mettre en ligne de IJataille au- gène de la cérémonie, et clu milieu des commentaires
musique
près d'un puits situé vers le milieu dit Suog-ettelcftè. incohérents que j'ai recueillis, voici la seule lueur qui
Quand les ,cris prolongés de Aoain .~lmin eurent laisse apercevoir l'existence d'une tradition locale proba-

retenti, pour clore la longue prière récitée à haute voix blement fort ancienne.
par le plus vieux des imans, le gouverneur général, s'ar- Le sol de la ville et de l'oasis de Tripoli semble re-
mant d'une commença dans le sable une tran- poser sur une vaste nappe d'eau ou réseau de ruis-
pioche,
chéé peu profonde, qui du puits se dirigeait vers la mer; seaux souterrains qui proviennent du Djébel et se diri-

l'ouvrage entamé, une foule de travailleurs volontaires gent du sud au nord vers la mer les puits de la

s'y mirent avec zèle, et en quelques minutes le fossé Menchiè, inépuimbles malgré les énormes quantités
était terminé. Alors des merâbouts jetèrentdans le puits d'eau que l'on en tire s'alimentent à ce grand réser-
soixante-dix outres en peau dont chacune contenait voir, et plus le terrain s'incline vers la côte plus on se
mille petites pierres comptées avec soin, et s'acharnèrent rapproche du niveau du fleuve souterrain au bord de
à'tirer de. l'eau du puits pour la verser dans la rigole, la mer, on l'atteint en creusan à deux ou trois pieds de
qui devint ainsi un petit ruisseau. En même temps, une profondeur, et même à plusieurs endroits l'eau douce

troupe d'enfants entourait le cadi, lui lançant des poi- sort du sable spontanément, lorsque les petites marées,
gnées de sable et de gravier, jusqu'à ce que ce véuérable qui sont sensibles entre les deux Syrtes, mettent à sec
magistrat, dépouillé de son turban et les pieds nus, prit une partie de la plage.
le parti de fuir vers la ville. Pour achever l'opération ma- Or, dans les vieux temps, l'aspect du pays était bien

gique, aussitôtaprès la retraite du cadi,.les troupes se autre quece du'il est maintenant c'est tout au plus si
mirent en marche vers la mer, entrèreut dans l'eau jus- les jardins de la Menchiè, aux beaux jours du prin-

qu'à mi-jambe, et défilèrent ainsi le long de la grève temps, peuvent en donner une faible idée. Depuis le
en pataugeant d'une manière consciencieuse. Djébel Ghârian jusqu'au rivage de la mer, une plaine
Lapluie ne vint pas ce jour-là. ni les jours sui- magnifique, ombragée d'arbres touffus, formait un tapis
vauts. mais une seinaine plus tard le vent tourna à de verdure sillomiée de mille ruisseaux d'eau vive
qui
l'ouest, de gros nuages gris se mirent à glisser, has et brillaient au soleil comme les lames de soie du haouly
lourds, dans l'atmosphère jusqu'alors vide; enfin les ca- d'une jeune mariée. Les champs s'arrosaient d'eux-
taractes célestes. s'ouvrirent et inondèrent le pays. Évi- mêmes et donnaient presque sans travail de riches mois-
demment ce déluge, qui n'avait d'étonnant que de s'être sons les troupeaux, trouvant en toute saison une herbe
fait si longtemps attendre, était le résultat de la puis- sans cesse renaissante, se multipliaient à l'infini, et les
sante incantation des soixante-dix mille pierres. Homme habitants vivaient heureux au sein de l'abondance.
sans foi, qui aurait pu en douter la prospérité
Mais les corrompit, et ils oublièrent que
1Pourtant, tout en professant à cet égard la conviction tout bien vient de Dieu. Le Tout-Puissant permit d~nc
la plus soumise, je n'a pu résister à la curiosité, et j'ai à Satan le lapidé de leur faire subir une épreuve.
fait tous mes efforts a~ oir l'explication
pour de la céré- Un jour arriva sur la côte une belle fille, à cheval sur
monie un
magique. Vain espoi *ri la symbolique la plus grand poisson noir. Elle était couverte d'or et de

compliquée ne suffirait pas à en rendre compte, et je ne bijoux précieux, parée comme une aroucè (fiancée) que
peux y voir qu'un amalgame indigeste de superstitions, l'on conduit à son époux. Effrayée à la vue des hommes,

qui toutes diffèrent et d'origine.


d'àge Ainsi, les outrages elle se tenait à une petite distance de la rive, jouant au

officiels infligés au cadi, sa fuite devant les enfants qui milieu des vagues, s'éloignant au moindre geste que l'on
l'accablent d'injures, c'est une allégorie musulmane faisait pour l'approcher. Le bruit de ce prodige se répan-

qui se rencont1'e en d'autres contrées de l'Orient; la sé- dit bientôt, et le fils du sultan lui-mème descendit du
cheresse est un fléau dont Dieu punit les pécheurs, car Ghàrian pour la voir. Moins effarouchée avec lui, la fille
la pluie s'appelle bénédiction, barél;ct, ou signe de misé- de la mer répondit à ses questions, lui apprit qu'elle ve-
i:icorde, rahmet.
Or, l'injustice étant le plus grand des nait d'une île appelée Malta, et consentit enfin à s'avan-

péchés, celui qui tient les balances de la loi représente cer .un peu dans le pays, en faisant jurer au jeune prince
assez convenablement la source de toute injustice, de qu'il respecterait les droits de l'hospitalité, et qu'il ne la
même que les enfants ont le privilége de.personnifier retiendrait pas malgré elle.
l'innocence. On donne donc satisfaction à la justice éter- La voilà donc dirigeant son poisson vers l'embouchure
nelle en malmenant le cadi; et même, dans certains en- d'un des nombreux ruisseaux qui s'ouvraient devant elle
droits, la compensation est plus sérieuse, on lui applique mais à peine y est-elle engagée que l'on jette derrière
80 LE TOUR DU MONDE.

elle un grand filet pour lui la retraite. le très-haut, le ti'ès-grand D s'écrie-t-elle et aussitôt
conper Éperdue,
elle remonte rapidement le fleuve, poursuivie par une un abime s'entr'ouvre, les eaux du fleuve se précipitent
foule d'hommes sans foi. Le fils du sultan, loin de la vers le centre de la terre, et avec elles le poisson et la

protéger, se montrait
lé,plus acharné, le plus audacieux. jeune fille le gouffre se referme sur eux; les sources
En .vain elle lui rappelle la foi jurée, le .suppliant de ne vives ont disparu pour toujours.
pas trahir "sa confiance; lui: rappelant que Dieu venge les Grande fut la désolation de tout le pays lorsqu'on vit
sernie~its violés tous ces reproclies, loin de lui ouvrir le lit des ruisseaux. rester à sec, les arbres se dépouiller
les yeux, l'excitent da~rantage. La
fugitive arrive enfin de leurs feuilles flétries, les moissons jaunir et tomber
au 'pied de la montagne, là, où le fleuve prenant sa en poussière, le sol'lui-même privé de toute humidité se
source, elle allait fôrcémént se trouver prise. Mais au réduire en sable mouvant. On fouilla
pour ré- partout
moment "oit son persécutéur étend-la main sur elle trouver la veine d'eau, et au lieu d'une irrigation facile,
« Il n'y a de force, il n'y a de, puissance qu'en Dieu, on se vit condamné à tirer le liquide vivifiant d'une si

Danse nègre à Ezzeribé (voy. p. f22). Dessin de Hadamard d'après une photograplie.

grande profondeur, que tout le terrain entre la montagne la colonisation de Malta par une émigration de gens de
et la Menchiè demeura stérile et désert; le fleuve dé- Tarhaouna, chassés sans doute de leurs montagnes par
sormais portait son tribut souterrainement à la mer. plusieurs années de séch'tresse. Dans le jet des soixante-
Chacun alors la belle au poisson avait dû dix mille -je ne vois qu'une
pierres, revanche au nom
comprit que
retourner dans son cette route miraculeuse. des mille
soixante-dix anges de Dieu contre Satan le
pays par
Une nombreuse de montagnards de Tarhaouna Cheï.ta~z e~~r~ed;jina, dans le but d'obtenir, non
troupe lapidé
résolut d'aller à Malta pour la retrouver et obtenir de plus les anciennes eaux courantes, dont le ruisseau: pro-
sa clémence la cessation des maux qui affligeaient la con- visoire que forme l'eau du puits n'est qu'un faible sou-
trée. Ils partirent et ne revinrent mais la pluie du ciel, seule la
jamais. venir, qui peut préserver
De cette légende fantastique, je ne puis tirer que deux province de la disette.
faits positifs l'existence d'un lac d'eaux souterraines, et HADJI SCANDER (Baron DE KRAFFT~.
LE TOUR DU MONDE. 81

vue de la rivière limite occidentale de la de Victoria Dessin de Français d'après Mitchell,


Glenelg, province (.4ustralie).

SOUVLNI.I~,S~ D.-UN SQUI~TTER FRAN~ÇÂIS EN ALTSTRALIE

(COLO.NIE !JE VICTORIA)

PAR M. H,. DE CASTELLA.

t854-1859.

L'auteur. Le par; et son histoire. La fièvre de l'or.

1\1. de Castella, auteur du récit qu'on va lire, est né fut telle que je l'espérais, ,C'était en bon style le re-
en Suisse, mais il est naturalisé Français. Vers la fin de frain d'une chanson de troupe assez connu. Un soldat

1848, il s'était engagé dans le le, régiment de chasseurs ,raconte à souzaimrade que le diable est venu lui of-
à cheval, et, en 1853, il arrivait au grade de sous-lieu- frir choisir la sloire ou la fortune, et le camarade

tenant, lorsqu'une lettre d'un de ses frères, qui s'enri- répond


chissait en élevant du bétail en. A:iêtralie, lui donna
Prends toujours la fortune, mon cher,
l'envie de renoncer aux épaulettes et d'aller aussi essayer
Prendstoujoui'& la fortune.
dela vie du squatter 1."
J'écrivis au général de Courtigis, dit gaiement J'achetai un remplaçant pour les deux années dni
M. de Castella, encore à faire, et le 13 décembre
pour lui demander son avis; sa réponse me restaient 1853,

1. On appelle squatters les propriétaires de stations, éleveurs de publié prochainement sous le titre de Les Squatters austra-
bétail, auxquels le gouvernement accorde le droit de pàture sur de liens, par M. DE CASTE1.LA. Un vol. in-18 jésus. Paris, librairie
vastès terrains. Ce mot vient du verbe anglais to squat, s'asseoir de L. Hachette et Ci,
sur le sol et le couvrir. Voyez dans notre deuxième volume, page 182, la relation inti-
Le récit que nous publions est extrait d'un ouvrage qui sera tulée De Sudney à Adelaïde (Australie du Sud).
111. 58" LIV. 6
82 LE TOUR DU MONDE.

anniversaire de mon entrée au régiment, je donnai un Jolin Fawkner, pénétrant au delà, s'établit au bord de
diner d'adieux à tous mes camarades. la rivière Yarra, à huit milles environ de son epbouchure
a Nous portâmes forcé toasts On but pour moi aux « La Yarra, dit M. de Castella, offre une entrée fa-
vents, à l'océan que j'allais traverser, à l'Australie Dco cile aux na vires, et forme un bassin de sept milles de
ignoto. Et moi, le cceur plus plein que mon verre, je bus longueur à travers une unie et sablonneuse. A
plaine
à mes bons souvenirs, à notre bonne camaraderie à la l'extrémité intérieure de ce bassin le terrain
change
ri rance, à ce beau pays de la verve, de l'entrain et de elles bords à pic de la ri\1ère, mais de quelques
élevés,
l'amitié. » forment comme des docks naturels aux
pieds seulement,
Quelques jours après lVI. de Castella s'embarquait. de vertes collines à recevoir une ville nou-
pieds prêtes
velle.
Là aussi, la Yarra élève son lit, et ses eaux sont
On saitque l'Australie ou Nouvelle-Hollande, située préservées de l'invasion de l'eau salée.
au sud-est de la Chine et des archipels des Philippines « C'est sur ces que se trouve
collines aujourd'hui
et de la Sonde, est l'ile la plus grande de l'Océanie. Son l'immense ville de Melbourne avec ses rues somptueuses,.
étendue, qui égale à peu près les quatre cinquièmes ses édifices, ses églises, ses chemins de fer et ses cent
de l'Europe, l'avait fait appeler, à l'origine, continent -¡'ingt mille habitants.
austral ou du Sud. En jetant un regard sur la carte « L'histoire de la colonie de Port-Philipp pressée
spéciale que nous avons puJJliée (tome II, page 187) on dans le court espace de vingt-cinq ans, offre d'utiles en-
peut voir que la circonférence de l'Australie est connue, seignemeuts d'abord inutiles tentatives du gouverne-
mais on n'a guère encore que les deux cin- ment anglais y fonder une
exploré pour colonie puis, par l'ini-
qtùèmes de l'intérieur et exploité que le quart. C'est sur tiative de quelques hommes établissement
entreprenants,
la côte orientale, découverte par Cook, que s'étend et premier d'une grande industrie (celle des laines) en rap-
prospère la vaste colonie anglaise la Nouvelle-Galles port avec la nature du sol ce fut là le premier travail
du Sud, dont la capitale est Sydney. Nous n'aurons à de colonisation; les villes naquirent bientôt
après, gran-
nous occuper ici que de l'extrémité méridionale de l'ile, des et populeuses, il mesure qu'elles devenaient un en-
de l'dustralia felix, ou mieux de la colonie de Port- trepôt important pour envoyer à d'autres contrées les

Philipp (province de Victoria), riche en pâturages, produits de l'intérieur; à mesure aussi que les produc-
en bétail, en or, en commerce, en industrie, et cou- teurs devenant plus riches, demandaient au vieux monde
vrant une superficie plus grande de dix milles carrés son luxe et ses
superfluités. Ce fut dans ces villes que
que l'Angleterre le pays de Galles et l'Écosse réunis. s'établirent les industries s6condaii-es, d'autant plus mul-
Le nom de Port-Philipp, qui rappelle le premier tipliées que les richesses et les besoins du pays augmen-

gouvernenr de la Nouvelle-Galles du Sud, fut donné taient; et ces villes à leur tour firent naitre une popu-
au territoire que devait occuper la nouvelle côlonie, par lation de fermiers agriculteurs, qui s'établirent tout:
deux officiers de la marine anglaise, Murray et Flinders, autour
d'elles et y trouvèrent des déhoucliés pour leurs
abordèrent dans sa baie en 1802. Le capitaine denrées. »
lorsqu'ils
français Baudin y était arrivé en même temps qu'eux Il faut dire toutefoisque la colonie
de Port-Philipp
et déjà il 'avait nolùiiié « terre Napoléon une grande pas fait
n'a de si admirables progrès en un demi-siècle,
afin de prévenir toute co- sans avoir eu quelques crises à subir. Les rapides suc-
partie de la côte. L'Angleterre,
lonisation française se hâta d'annoncer l'intention de cès des premiers propriétaires éleveurs de bétail ou
fonder à Port-Philipp un établissement pénitenciel' squatt~r~s avaient fait monter à l'excès, il y a une Üng-
succursale de celui de Botany. L'essai ne fut pas heu- taille d'années, les prix des statio~as (établissements des-
reux il est remarquable qu'on ne sut pas d'abord même tinés à élever et nourrir de grands ti~oupeaux). En 1859
découvrir une rivière sur cette « terre promise, » et qu'on on vendait une station au de trois livres sterling
pris
l'abandonna en la déclarant inhabitable. Cependant la (soüante-cluinze francs) par tète de mouton, et au prix de
terre de Van-Diémen ou Tasmanie, ile qui n'est séparée douze à quinze livres (trois cents à trois cent soixante-
de Port-Phililip que par le détroit de Bass, s'étant peu- quinze francs) par tête de gros bétail. Il en devait résul-
un voisinage si ter nécessairement une
réaction en 1842
plée peu à peu de coloris'entreprenants, dangereuse
actif ne pouvait de conduire à de plus heureuses on vit tout à coup descendre le mouton au prix de deux
manquer
explorations du rivage australien. L'honneur d'avoir fondé francs et le boeuf à quinze francs; toutes les autres mar-
la colonie de Port-Philipp revient en effet principa- chandises baissèrent dans la même proportion. Les co-
lement à deux colons de la-terre de Van-Diémen, Bat- lons apprirent ainsi à leurs dépens que pour s'assurer
man et Fawkner, Batman entra dans la rivière Veirabee une durable,
prospérité on doit la fonder sur des bases

et, le 6 juin 1835, acheta aux indigènes une surface plus réelles et plus solides que le jeu des spéculations.
d'environ cent mille un tribut annuel de La découverte des mines d'or de Bathurst près de Syd-
arpents pour
cinquante couvertures, couteaux,
cinquante cinquante ney plus fatale
faillit être encore à la colonie de Port-
Les ouvriers, les bergers, les laboureurs
tomahaws ( hachettes), cinquante paires de ciseaux, cin- Philipp. quittè-
vingt paires de pantalons et deux tonnes rent subitement leurs travaux pour se précipiter: vers
quante miroirs,
de .farine enhardi par ce premier succès, il étendit bien- .cette source merveilleuse de richesse où, disait-on, il ne
tôt son acqu:isition à cinq cent mille arpents. De son côté, fallait que se baisser et puiser. Par bonheur, on ne
LE TOUR DU 1~~IONDI;. 83

tarda dans le territoire même de Port- donne un bien Ils se commandaient le


pas à découvrir gousset garni.
Philipp des mines d'or be.aucoup plus abondantes. meilleur diner, le champagne coulait à flots, et quand
< C'était au mont Ale.r-andre à quatre-vingts mille~ ils sortaient ils jetaient des vuggets d'or aux musiciens
de Melbourne, et trois semaines étaient peine écoulées improvisés qui jouaient devant la porte le God save the

que dix mille individus y travaillaient déjà. Quantité de l~it2~ ou quelque ~nery gig d'Écosse ou d'Irlande.
mineurs firent fortune en peu de jours; aussi, « Aujourd'hui, cette
physionomie est bien changée;
quicon-
avait son argent ou n'en avait jamais eu, par- les illusions ontdisparu. Le mineur heureux met son
que perdu
tait les mines. Deux frères, nommés Cavenagh, argent à la banque, aux placers mêmes il prend son
pour
réalisèrent en deux semaines la somme de trois mille reçu et revient 1l Melbourne, assis dans la voiture pu-
six cents livres sterling, soit quatre-vingt-sept mille cinq hlique, tandis que le mineur malheureux revient triste-
cents francs, dont ils trouvèrent plus de la moitié en une ment à pied, sa couverture de laine roulée autour des
demi-heure sous la forme de ~mo.g~ets de la grosseur d'œufs reins. Plus d'émotions, plus de chants, plus de musiciens
de pigeon. Trois autres individus trouvèrent douze cents ambulants. Les auberges sont construites, la route est en
livres sterling un matin avant leurdéjeuner. A 1\'1el- partie macadamisée, et là où elle .ne l'est pas encore 1,

bourne, les se les resserrée entre les clôtures des terres cultivées, elle pré-
boutiques fermèrent, boutiquiers
chargèrent leurs marchandises sur des chariots et pre- sente une fondrière oit les voitures restent embourbées
nant le fouet en main, ils se dirigèrent vers les Ilaccos. pendant des jours entiers. Le travail de l'or est actuel-
Partout où la main de l'homme était nécessaire, dans lement une industrie comme une autre pour un travail
les moulins, les boucheries, les tanneries, l'ouvrage cessa plus pénible vous avez un salaire plus élevé, voilà toute
faute d'ouvriers. La fièvre de l'or avait tout envahi. la différence. Aussi, vous n'entendez plus parler en Eu-
a Bientût d'autres mines devinrent célèbres Bala- rope- de ces Eldorados modernes, et sans les galions,
Bendigo, Mac Ivor-les-Ovens. Tout fut sens des- dont l'arrivée ou le retard fait la hausse ou la baisse
rath,
sus dessous dans la colonie, l'imprévu était à l'ordre du à la bourse de Londres, vous croiriez peut-être qu'il n'y
»
jour. On crut un instant que ce serait la ruine de quel- a plus ni mines ni mineurs.

ques-uns, mais ce fut. la fortune de tous. Le gouverne- En somme, on voit qu'à travers quelques périls la colo-
ment était déjà assez fort pour pouvoir supporter une nie de Port-Philipp n'a point cessé de grandir en prospé-

perturbation pareille; et, grâce à ses soins,


aussi grâce rité. Ses champs et ses prairies ne sont pas aujourd'hui
à l'esprit d'organisation des Anglais, à leur respect de moins riches, ses troupeaux moins nombreux, parce
la loi, l'or ne produisit pas en Australie les désordres qu'on exploite régulièrement des mines d'or dans leur

qu'il avait causés en Californie. Une administration à voisinage. La vie pastorale continue à offrir, en Austra-
et laborieux
part fut établie pour les mines, des commissaires furent lie, aux émigrants intelligents de toutes les
nommés pour répartir le terrain entre les mineurs, des nations, des chances de bonheur et de fortune, comme va

juges pour prononcer sur leurs querelles. Des pelotons le prouver l'histoire de notre
couipatriote, 1\1. de Castella.
de troupes de la reine furent envoyés, une gendarmerie Terminons cet avant-propos en rappelant que de-

spéciale, organisée pour la sîu~eté des individus, des es- puis le 15 juillet 1851, le district de Port-Philipp (qui
cortes pour les convois d'or. auparavant était une dépendance de la Nouvelle-Galles
a Rien n'était curieux
que la route des mines
plus du Sud) est devenu un État indépendant sous le nom de

pendant les premiers temps qui suivirent la découverte province de Victoria.


de l'or. Tous portaient alors sur leurs physionomies la

joie de la découverte, la confiance sans bornes dans la L'auteur s'embarque sur le blarlborough.
fortune; et l'or se jetait par poignées, nul ne comptant
celui du présent tant chacun en rèvait dans l'avenir. De Parmi les. nombreux navires à voiles et à vapeur qui
Melbourne au mont Alexandre, ce n'était qu'une longue font le service entre l'Angleterre et l'Australie, ceux de
caravane de chars trainés par des boeufs ou par des che- Londres surtout ont été jusqu'ici préférés par les émi-
vaux, de cavaliers et de piétons. La saison était si helle grants aisés, particulièrement ceux de Green. Cette com-
Point de pluies, et, par conséquent, toute cette cohue possède environ quarante navires de mille à qua-
pagnie
d'allants et de venants, cohue d'hommes, de che\'aux et torze cents tonneaux..
de chariots, pouvaient traverser la plaine libre, sans Je pris mon passage sur le ~)larlbot~ough, magnifique
autre inconvénient que le nuage permanent de poussière vaisseau-frégate de douze cents tonneaux. Nous étions
la route à travers l'immense solitude. Le trente-deux passagers de classe quinze de
qui marquait première
soir, comme les hôtelleries n'avaient pu ètre improvisées deuxième et soixante-huit de troisième classe. Les ca-
en assez grand nombre, ceux qui voyageaient de compa- bines de première sont de neuf
pieds carrés. Celles du

gnie s'arrètaient à quelque distance de la route, allu- :llarlborou.~IL étant construites dans le pont de batterie,
maient leurs feux et s'endormaient tranquilles; l'un chacune d'elles avait une fenêtre large d'environ trois
d'eut veillant à la garde des chevaux ou des boeufs. sur deux de hauteur.
pieds
ü Dans les auberges, tous ces gens qui revenaient des
mines et qui, peut-être jusque-là, n'avaient jamais eu
1. La route est entièrement achevée sur les lignes principales.
une livre dans leur poche, entraient avec l'aplomb que Plusieurs chemins de fer sont livrés la circulation ou près de l'ètre.
840 LE TOUR DU MONDE.

Quand vous arrêtez votre passage, on vous remet la que pendant mes deux traversées (ayant passé en mer
cabine nue et entièrement peinte à neuf; à vous de vous cent soixante-quatorze jours), je n'ai pas vu un seul cas
meubler comme vous l'entendez. Si vous prenez une ca- d'ivresse. Du reste, pour vous donner une idée de la dis-
birie entière, le pris variera de cent à cent vingt livres cipline observée sur le Dlarlborou.gh~, qu'il me suffise de

sterling, selon due vous serez Plus ou moins éloigné de vous dire qu'il n'était pas permis de fumer aux premières,
la poupe. Si vous prenez unedemi-cabine, il sera de même sur le pont, que balayait le grand vent de l'océan.
soixante à quatre-v·ingts livres. Les cabines de poupe Vous voyez qué la vie matérielle est très-supportable.
sont d'un prix très-élevé comme elles sont très-grandes, Quant à la vie intelleg,tUelle, elle sera pour chacun selon
elles sont ordinairement prises par des familles. Là vous son goût et dépendra beaucoup de la société du navire.
avez trois fenêtres, une petite salle
de bain pour vous Notre société, à bord du Dlarlborotcgh~, était agréable-

seul, et de la place pour bien des meubles. ment composée; je comptais trois de mes compatriotes
le jour,
Là table e'st aassi bonne que possible pour les passa- parmi les passagers de première classé. Pendant

gers de cabines. Nous avions à bord, en partant, cent nous jouions au palet pour nous exercer le soir, on for-

rluarante moutons, quarante porcs, et au moins deux mait des tables de vhist. J'appreÙais l'anglais avec un
cent cinquante volailles. Noùs ne risquions donc pas de aimable lieutenant de la marine royale, malade de la
un
manquer de viande fraiche. L'ordre le plus parfait règne poitrine, et que les médecins avaient emoyé passer
:ur ces navires malgré tout ce qu'on a écrit sur les ou deux ans sous le doux et salubre 'climat d'Australie.
v;lisseaUx d'émigrants, Pour mon compte, je puis assurer Nous avions à bord un amatenr de musique (possesseur

Australie du Sud. Le port de Melbourne, dans là procince de Victoria. Dessin de E. de Bérard d'après une photographie.

d'une basse), qui nous faisait apprendre des .chœurs que la côte d'Australie, nue et déchirée comme toutes les
nous chantions le soir sur le pont. Bref, le temps se côtes qui sont battues par les grandes vagues.
passait fort agréablement. Quand, après ulle traversée de soixante-dix-neuf jours,
on aperçoit des arbres et des prairies, la joie que l'on
Arrivée au DLarlGorou~h à MelboUl'l1e, éprouve ressemble assez à celle'de l'aveugle qui vient
d'ètre heureusement opéré. Aussi, nous ne pouvions
Peu de passagers dormirent à bord du~larlbonoi~yh, nous lasser de considérer les rivages de Victoria éclairés
la nuit qui s'écoula entre le soixante-dix-hui- saluer notre arrivée, à
pendant par le soleil qui, pour commençait
tième et le soixante-dix-nelivième jour de notre trt~,er-' percer les nuages. La baie de Pout-Philipp varie de
deux on
sée. Depuis jours n'avait pas pu 'prendre d'ob- quinze à soixante milles de largeur, sa profondeur est de
servations, car le temps était mauvais et le ciel
chargé quarante milles nous longions une côte boisée qui me

d'épais,iIuages; cependant, nous savions que nous étions rappelait les montagnes de Provence, couvertes d'oliviers

près de terre et que nous devions être à peu de distance et de chênes verts. C'étaient les mêmes teintes, la même
de l'entrée de la baie, terme de notre long nionotonie'où l'œil se repose sur des couleurs si douces
voyage.
A trois .heures du matin, tout le monde et si faciles à saisir faites
était. sur le qu'elles pour le pein-
semblent
pont. Le vent était favorable, niais très'fort,' et toutes tre. Ces collines boisées arrivaient jusqu'à la mer, dont
nos. voiles étaient carguées, la grande voile et eUes étaient par une blanche ligne de sable.
excepté séparées'
celle de misaine. Quand le jour parut, nous pûmes dé- Pendant qu'à l'aide de nos lunettes d'approche nous
couvrir environ à dix milles en avant, et sur notre droite, cherchions à découvrir des habitations dans les espaces
86 LE TOUR DU ,.MONDE,

nus qui entrecoupaient ces parties boisées, nous vimes c'est le nom de. la .station de mon est
Yéring, frère,
sortir du taillis un troupeau de chevaux situé sur les bords de la I'arra, à trente-cinq milles de
qui galopaient
le long de la plage, cavaliers. c'était
poursuivis par quelques Melbourne donc, au moins pour un nouvel arri-
Cette était à deux milles de nous et vant, une course
plagé seulement, longue que nous avions à faire. Nous
mes yeux raris suivaient le mouvement léger et cadencé voyageâmes une heure entre les barrières
pendant qui
de cette course si pleine d'intérèt, servent de clôture aux terrains vendus aux environs de la
particulièrement pour
moi qui venais dans la colonie pour me consacrer à l'éle- avoir fait environ milles de chemin,
ville, et, après sept
vage des troupeaux. nous entrâmes dans le bush 1, qui commençait oit finissait
Nous jetâmes l'ancre l'après-midi. dansDes employés alors la culture. A cette celle-ci ne s'é-
époque (1854),
de la douane et des inspecteurs de santé arrivèrent, mais tendait
pas bien loin dans la direction que nous suivions;
si tard, que ceux de nous qui en étaient à leur premier aujourd'hui elle a tout envahi. notre route n'était
Là,
voyage ne pouvaient plus songer à descendre à terre trace faite par les allants et venants, une
plus qu'une
aussi, je me résignai à passer cette nuit à bord. large bande de terre mise à nu par le passage des che-
Depuis la découverte des mines d'or, il était difficile vaux et du bétail et par les sillons des roues.
aux capitaines de vaisseaux de conserver leurs équipages. Les forêts de Victoria ont en général un caractère par-
Plusieurs ancraient, à dessein, très-loin dans la baie, ticulier bien différent de celui qu'elles devaient avoir il y
afin que leurs hommes fussent une dis- a vingt-cinq ans. Trois causes contribuent à les faire res-
trop grande
tance de terre pour pouvoir gagner le rivage à la nage, sembler à un parc des forêts
aujourd'hui plutôt qu'à
et, malgré toutes les précautions, souvent les navires se vierges, D'abord ces immenses incendies sur
qui passent
trouvaient dans l'impossibilité de repartir à leur gré, toute la contrée et que les squatters allument pour re-
faute de matelots. M. Young, notre capitaine, réunit en nomeler leurs herbes et pour faire au loin
disparaître
cercle tout son monde autour de lui les broussailles puis la destruction des jeunes pousses
« Mes dit-il
à ses hommes, au lieu de vous dé- d'arbres
amis, par le bétail; et enfin la troisième cause, plus
fendre d'aller à terre et de vous obliger par là à devenir particulièrement vraie pour les contrées traversées par
des déserteurs, je donne, dès demain, congé à tous ceux des routes, les feux allumés
soir par les v·oya-
chaque
qui voudront me quitter. Allez aux mines, allez voir si geurs ou charretiers qui campent dans le bush, rassem-
ceux qui sont habitués à respirer le grand air de la mer blant, pour faire leur cuisine ou chasser la nuit
pendant
peuvent échanger cette belle vie contre celle des cher- les moustiques et le froid, toutes les branches sèches qui
cheurs d'or. Dans.six semaines, le DInrl6onou.~h. repartira se trouvent à leur portée. Aussi les arbres sont-ils généra-
pour l'Angleterre, ceux qui reviendront dans un mois lement espacés, et comme leurs troncs droits et élevés ne
recevront leur solde pour tout le temps de leur absence, portent des branches qu'à. dix ou douze pieds de hau-
comme s'ils eussent été présents à bord. » teur, vous pouvez presque dans les forêts.
partout galoper
Ce fut un hourra général pour le capitaine qui était Vous le pouvez surtout oit le terrain est de bonne
partout
un parfait gentleman et auquel nous
voté, nous avions qualité, parce que le bétail le fréquentant de préférence,
autres passagers, une coupe de vermeil en reconnaissanee les broussailles ont entièrement disparu.
de ses bons soins pendant notre traversée. Toutes les plantes et tous les arbres d'Australie sont à
Le lendemain bateau
matin,
petit un
à vapeur vint feuilles persistantes mais tt part deux ou trois espèces

prendre les passagers pour les transporter à terre, et qui ont un feuillage riche et touffu, les arbres donnent
vers les neuf heures j'arril'ai au club des squatters, où je en général peu d'ombrage. La plupart portent des feuil-
savais que je trouverais mon frère, s'il était à Melbourne. les longues et effilées qui tombent comme les feuilles du
Je n'essayerai pas de vous dire ma surprise à la vue de saule et pendent 'par touffes à de grandes brandes ma-
cette je fus étonné
ville comme tous les nouveaux arri- gnifidues et de vigoureuse élégance. Bien des parties de
vants qui s'attendent à trouver un grand village mal bâti, forêts m'ont rappelé les dessins de M. Aligny. Quant à
et qui ne peuvent en croire leurs yeux quand ils aper- la couleur, elle dépend de la saison, du sol et aussi de
çoivent ces larges rues tirées au cordeau, et ces beaux l'àge des arbres. Vous ne trouvez jamais en Australie les
édifices où ils peuvent lire en grands caractères Zcole riches teintes d'automne que nous admirons en Europe.
~iorm.ctle. loastiti~tio~t pol~technïc~tee. Th.éâtre. Les desso'us varient, l'herbe jaunit les arbres changent
Assemblée lé~islcitive. Uniuersité, etc., etc. Quand Aussi les couleurs toujours, étant
si je puis m'ex-
peu.
au club, le portier me fit entrer dans le salon primer ainsi, de plusieurs tons plus bas que les nôtres,
j'ar6vai
d'attente, et deux minutes après, mon frère et moi nous elles sont plus faciles à saisir. Les oppositions y sont ce-
étions dans les bras l'un de l'autre. pendant franches et tranchées souvent il faudrait pein-
dre un jeune gommier avec du vert malachite pur, et tout
Départ pour la station d'Yéring. à côté, le mimosa au feuillage dentelé avec du vert éme-
raude. Représentez-vous derrière les arbres le ciel bleu
Dès le lendemain de mon arrivée en Australie, mon de l'Italie, au-dessous les terrains d'or des pays chauds
frère ayant emprunté pour moi le cheval d'un de nos

amis, M. A. Rischoff, alors consul suisse à :Melbourne,


1. Bush (Luisson), l'ensemble des terrains vagues, forêts ou
nous nous mîmes en route pour la station. taillis qui couvrent l'intérieur de la contrée.
LE TOUIi DU MONDE 87

il était
parsemés d'herbes jaunes et brillantes que la rosé"e a L'autre ménage était celùic'des'doniestiques;
fait renaitre le fèu, chauffez toutes ces couleurs tenu la femme du
vignerou 'Désclr~mps, la seule
après par
un
différentes, mais où les teintes tendres dominent, avec le femme qu'il y Éî~t à la station. 'On parlâit à Yéring
merveilleux effet du soleil du midi sur le paysage, et langage 'cui'~ieux, un mélange d'anglais, de français, de
vous aurez une idée de.mon admiration à chaque pas que chinois et dè mots de
hasard, qui aurait fait faire des
nous faisions en avant. découvertes à un chercheur d'étymologies.
Il y avait bien quatre heures ,que nous chevauchions, Je ne restai pas longtemps debout après notre souper;
interrompant quelquefois nos longs temps de galop pour j'étais fatigué de ma course, et j'allai prendre possession
marcher au pas, lorsque nous arrivâmes à la colline éle- de la chambre que mon frère m'avait fait préparer. Une
vée d'oû cinq ans auparavant mon frère avait découvert porte de cette chambre s'ouvrait sur le salon du cottage;
et d'où il me la montrait l'autre s'ouvrant sur la vérandah, donnait sur le jardin et
pour la première fois sa station,
à son tour. permettait de découvrir tout en face la plaine, la rivière

Yéring est situé dans une des plus belles contrées de et les montagnes.
toute la province de De l'endroit oit nous étions,
1 éring.
nous avions à nos pieds une petite plaine marécageuse;
elle était traversée un ruisseau dont une clairière au On a le sommeil léger lorsqu'on dort pour la première
par
milieu de grands arbres signalait le cours et qui allait se fois dans une maison où l'on est arrivé de nuit et qu'on
dans une plaine vaste. Cette plaine se réjouit de la voir au grand jour. Aussi je fus éveillé dès
perdre beaucoup plus
s'étendait au loin vers la gauche, bordée elle-mème par l'aube par le rire saccadé des Gawylvi.n~ Jaccasses (oiseaux
la Yarra, et les collines boisées s'abaissaient de tous cô- rieurs), et par les notes graves et pleines des pies per-
tés, Derrière ces collines se détachait, plus haute et plus chées sur les arbres rapprochés des habitations. Déjà le
la chalne ondulée des Alpes australiennes. soleil entrait dans ma chambre et je sautai hors de mon
vigoureuse,
Ce fut sur une de ces collines, au bord de la grande lit pour ouvrir la porte de la ~-crandali.

plaine et tout près de la grande


rivière, que mon frère Nous étions aux premiers jours d'avril ( l'automne
me montra, à plus de deux lieues en avant de nous, chez nos antipodes). La maison de mon frère était située

l'emplacement de son habitation, tandis que nous pou- à l'extrémité de la colline la plus avancée, au centre d'un
vions voir, à cinq cents pas seulement de distance, sur grand circuit formé par la Yarra, et j'avais à mes pieds,
le ruisseau qui formait sa limite, le pont qui marquait entre la colline et la rivière, la plaine dont je vous ai
l'entrée de son domaine. parlé d'au moins deux lieues d'étendue. Cette plaine sou-
Pour gagner ce pont, il nous fallut faire entrer nos vent inondée l'hiver, n'était couverte que de longues
chevaux jusqu'aux genoux dans l'eau qui couvrait la herbes parmi lesquelles j'apercevais des troupeaux de

plaine sous les hautes herbes, et je fus enchanté de cette bœufs et de chevaux, et çà et là une lagune qui brillait
route primitive qui ressemblait si peu ~t tout ce que j'a- au soleil comme une tache d'argent, ou bien une touffe
vais vu jusque-là. Un peu après notre entrée sur les d'arbres verts sur une légère éminence de terre. Au mi-
terres de la station, nous rencontràmes l'intendant, qui lieu de la plaine le cours de la rivière était
marqué par
faisait sa tournée d'inspection. Paul l'envoya annoncer une haute bordure de gommiers et de mimosas. D'autres
notre venue, et de loin déjà, comme la nuit commençait collines semblables celle sur laquelle je me trouvais,
à tomber, nous vimes le cottage éclairé par deux lampes s'abaissaient échelonnées les unes derrière les autres. La
chinoises suspendues sous la vérandah que maitre Ty- même disposition se retrouvait dé l'autre côté de la ri-

poon,
un domestique chinois de mon frère, avait illuminée vière, même plaine, mêmes
collines, et comme je l'ai
en mon honneur. j'eus le plaisir de voir mon ar-
Bientôt déjà dit, les Alpes australiennes, hautes de quatre mille
rivée saluée par tous les habifants d'Yéring. pieds, bornaient l'horizon derrière ces collines.
Le personnel de la station se composait à cette époque Pendant que j'admirais ce passage si nouveau pour
de onze Suisses, cinq Anglais, deux Chinois et un noir. moi, un léger brouillard d'automne glissait, lentement
Il était divisé en deux ménages le premier était celui chassé par la brise du matin, et le silence n'était inter-
de mon frère, qui avait avec lui son intendant et deux rompu que par les cris des oiseaux rieurs et des hakatoës
amis et compatriotes, dont l'un, M. Guillaume de Pury, qui se répondaient d'un arbre
à l'autre, ou par ceux des
arrivé depuis quelque temps dans la colonie, attendait canards sauvages qui s'abattaient dans les lagunes. Que
une bonnne occasion pour acheter lui-rnèrae une station. de grandeur dans ce silence! il faut avoir vu des pays
Le Chinois Typoon (Typoun) était lé alet de chambre primitifs le comprendre.
pour Car si vous regardez une
et le cuisinier de ce ménage il avait été dressé dans contrée peuplée de villes et de villages, lors même que
l'art culinaire par un Français nommé Gouget (se disant vous êtes assez loin pour qu'il ne vous arrive aucun bruit,
ex-cuisiÍ1ier de Mgr l'archevêque de Lyon), que mon frère le silence ne peut être dans votre pensée, puisque le ta-
avait eu pendant un an chez lui, et qui, ne pouvant s'en- bleau que vous avez sous les yeux vous représente mal-
tendre avec le Chinois, l'avait instruit à force de taloches. gré vous l'agitation des hommes.
Bientôt mon frère arriva pour s'enquérir de moi et me
donner sur toutes choses les explications que je pouvais
1. Sorte de galerie couverte que. l'on établit en avant des mai-
sons; et quelquefois tout autour. désirer.
88 LE TOUR DU MONDE.

La station d'Yéring comprend environ mille vage. Nous le chassons par troupeaux dans et
vingt-cinq ces carrés,
arpents anglais (10_000, hectares). Elle est bornée au là, en le faisant passer successivement de l'un dans l'au-
nord par.la I'arra, à l'est ét- au. sud par une suite de tre, nous séparons d'avec les autres les bêtes nous
que
montagnes qui produisent peu d'herbes, et à l'ouest par voulons prendre.
le .ruisseau que nous avons traversé en venant de Mel- C'est la qualité des herbes qui détermine l'emploi
bourne. Nous .la divisons en deux parties distinctes, le principal d'une station. Si les terres sont bonnes et les
rtc~z., que nous aussi le de tout herbes abondantes, on y établira une station
appelons bush, composé pour en-
l'ensemble de nos pâturages, et le clos, qui comprend graisser le bétail; une où les herbes sont de. qua:-
près de deux mille arpents et qui est fermé d'un côté par lité inférieure sera destinée à l'élève du bétail; et enfin
la rivière et de l'autre par une forte barrière. Nos habi- une station où le terrain sablonneux une herbe
produit
tations, nos jardins sont enclavés dans ce clos. Nous y te- courte et fine, recevra exclusivement des moutons.
nons enfermés les chevaux de
service; ceux que nous De ces trois catégories, la première est la plus produc-
faisons dresser, les boeufs de travail, les vaches laitière,s, tive. Yéring, par sa position au bord d'une rivière et au
en un mot tous les animaux que nous voulons avoir sous des d'où descendent
pied montagnes plusieurs petits
la main. Tout un système de carrés de différentes dimen- fait partie de cette
ruisseaux, catégorie. Chaque vallée,
sions formés de hautes sert à faire passer colline un
par clôtures, chaque peu considérable, porte un nom que
le bétail du bush dans le clos, et du clos dans le bush. nous- lui avons donné. Notre occupation de tous les jours
Notre en liberté, reste à l'état demi-sau- est d'aller chevauchant de droite et de gauche
bétail, toujours pour voir r

ce qui se passe, et comme les troupeaux se groupent le faisons conduire chaque matin par des hommes à chc-
entre eux..par petits ~raobs (groupes) de quinze:à cin- val surla partie de notre run qui est la moins occupée..
quante.têtes et restent habituellement sur la portion dé Ces hommes le surveillent pendant toute la journée et le
terrainqu'on. leur a fait adopter; nous appelons .ces mobs ramènent le soir dans les enclos. Peu à peu ces ani-
du nom du terrain.qu'ils et nous reconnaissons maux oublient leur ancienne et les hommes qui
occupent station,
pour ainsi dire chacune des bêtes qui les composent. les gardent n.'ont plus à s'inquiéter que de quelques
Nous n'élevons pas-chez nous, nous achetons des éle- bêtes qu'ils conraissent, et qui ont constamment la tête

veurs.de l'ii.rtéri~ur,- par troupeaux de deux cents, de tournée dans la direction de leur ancienne contrée. Ce
quatre cents et même de mille têtes, du bétail maigre sont les plus maigres; atteintes de nostalgie, elles ne
âgé déjà de quatre cinq 3:ns; L'acclimatation de ce bé- mangent pas, et cor:9)ne ce sont elles qui. prennent tou-
tail est une opération importante; car dennême que les jours la tête et entraînent les autres,.tant que leurs
sur-
petits mobs retournent toujours à leurs pâturages habi- veillants les voient, il§- sont sûrs que le troupeau est au
tuels lorsqu'ils elront été dérangés, de même aussi, laissés complet. Si celles-là manquent à l'appel, ils l}:lontent,à
libres, ces grands troupeaux amenés de,cent.et de deux cheval- et les ont ~iéntQt atteintes et ramenées..Pendant
cents lieues dé distance, retourneraient à la station d'où le premier mois,.on garde strictement rassemblé tout le
ils viennent, la ligne la plus droite On le laisse s'écarter
prenant par instinct troupeau. peu à peu, à mesure qu'il
à travers les forêts; et tra~eisant les rivières à la nage. commence à s'acclimater, et on laisse les groupes se for-
Pour habituer le nouveau bétail à nos pâturages, nous. mer librement, mais on a soin dé les forcer à
touté:fois,
\JO LE TOUR DU MONDE.

s'espacer de manière
que tout le run soit à peu près éga- s'éloignant quand je me rapprochais, déjà rendus pru-
lement occupé. Après le premier mois, il ne faut pas dents par le malheur des autres. Le remords m'entra au

plus de deux hommes pour surveiller cinq cents tètes. cœur, et renonçant à cette cruauté, je quittai la colline
Il suffit,
lorsque le bétail est laissé jour et nuit au pâtu- pour descendre dans la plaine et longer la rivière en
rage, de faire chaque matin la tournée d'inspection de quête de canards.

chaque mob particulier et, au bout de trois ou quatre Il était, je crois, trois heures de l'après-midi, l'heure
mois, tout le troupeau a oublié son ancienne station. On où le bétail va boire, la rivière. J'ignorais alors que
aurait alors autant de peine pour lui faire quitter le nou- notre bétail s'effrayait à la vue d'un homme il pied, et,
veau run qu'on en a eu pour l'y habituer. comme ma fusillade avait mis tout le troupeau en émoi,
Nos habitations étaient toutes en bois à l'époque où j'étais à peine sorti des collines boisées et engagé dans
j'arrivai chez mon frère. Celle des maitres pe- était une la plaine nue, que je vis de tous côtés arriver les animaux
tite maison importée d'Angleterre et composée de sept cornus. Quand je remarduai toutes ces grosses bêtes en
pièces. Yéring étant une des plus anciennes stations de mouvement (celles qui étaient les plus éloignées prenant
la province, j'y trouvai un jardin planté d'arbres frui- une d'ainble et la tète pesamment
espèce rapide portée
tiers en plein rapport; l'oranger et le grenadier à côté en avant) Je pressai le pas pour gagner les arbres de la
des pommiers et des poiriers; une vigne d'un arpent rivière. J'étais à moitié chemin et au beau milieu de la
(font on venait de terminer la vendange, plaine quand je fus rejoint par le troupeau et littérale-
ment entouré de plus de deux cents baeufs et vaches de
Fleurs, perroquets et canards sauca~es. toute taille. Je m'arrêtai, et eux aussi à vingt pas de moi,
formant le cercle tout autour, pressés les uns contre les
On a écrit de l'Australie que tout y est au rebours de autres et me
regardant tranquillement tète baissé'e. Je
Les arbres leur écorce et non leurs n'étais
l'Europe. y perdent pas sans quelque inquiétude je n'avais pas
feuilles, a-t-on dit bien sérieusement; les cerises crois- songé à m'informer si ces animaux étaient dangereux, et
sent le noyau en dehors; les fleurs y sont sans parfum machinalement j'armai mon fusil. Voyant du'ils restaient
et les oiseaux sans voix. Aucune de ces assertions n'est là immobiles, je fis quatre pas en avant vers le plus épais
exacte on en
peut dire autant de beaucoup d'autres. du groupe en criant et en levant les bras pour les ef-
Les feuilles des arbres tombent comme celles de l'olivier, Ce mOlIVement fut en effet suivi d'une volte-face
frayer.
alors qu elles sont remplacées déjà; le gommier change tout le cercle s'enfuit au galop, ce dont je pro-
générale,
son écorce de la même façon que chez nous le platane; fitai pour ma course vers la rivière,
prendre moi-mème
mauvais a donné le nom de cerise 1 aux
quelque plaisant Je n'avais
pas fait cinquante pas que je vis les boeufs
baies d'un arbre indigène; ce nom est resté, et des s'arrèter dans leur retraite et à peine arrêtés revenir à
hommes graves ont cru la chose sur
parole et l'ont ré- toute vitesse et reformer leur cercle plus resserré que la
pétée. S'il y a en Australie des fleurs sans odeur, on en première fois. Déjà la course les avait rendus haletants
rencontre aussi dans tous les pays; et certes en Australie, et le ronflement de leurs naseaux n'avait rien de bien

quand le vent vous arrive au printemps passant sur les agréable. J'essayai de les effrayer de nouveau et de nou-
mimosas qui bordent les rivières, il est aussi chargé de veau ils pivotèrent sur leurs pieds de derrière et s'enfui-

parfums qu'en Europe lorsqu'il sort d'une forêt de lilas. rent en gambadant de la plus étrange façon. Mais ils
On a aussi calomnié les oiseaux quand on a dit qu'ils s'éloignèrent peu cette fois et ils revinrent plus hale-
étaient sans voix. Là point de chanteur comme le rossi- tants m'entourer encore. J'avais plus de cinq cents pas à
gnol ou la fauvette, c'est vrai mais chaque oiseau a son faire avant d'atteindre des arbres
je réflé- quelconques,
cri particulier; dans quelques espèces ce cri est char- chis donc qu'en continuant de cette façon je pourrais les
mant, et ils sont si nombreux sur les arbres, ils se pour- rendre furieux peut-être, et changeant de tactique, je
suivent si bruyamment, parés de leurs plumes rouges, me mis tranquillement à marcher en avant. Le cercle
vertes et jaunes, que le premier soin de tout nouveau s'ouvrit pour me laisser passer et tout le troupeau me
est de faire, pour les mieux voir, la chasse aux tantôt s'arrêtant et tantôt
débarqué suivit, galopant pour m'attein-
habitants ailés du bush. Je fis comme tout le monde, je dre. Enfin à la rivière,
j'arrivai et ce me fut, je l'avoue,
pris un fusil, de la poudre et du plomb et j'allai seul sur un grand souiagement de sentir auprès de moi des troncs
les collines,tliei- des perroquets. et des broussailles.
Hélas! il n'y a pas grand mérite à abattre ces pauvres Les eaux, en s'écoulant de la
vers la rivière,
plaine
oiseaux si peu sauvages j'en remplis mes de pe- tout le long de la Yarra de grandes et pro-
poches, remplissent
tits et de gros, m'extasiant à chaque nouvelle fondes lagunes
espèce. Au toutes peuplées de canards. Le premier
bout d'une heure de carnage, entouré de veuves vol de ces oiseaux à mon approche me fit
j'étais qui s'éleva
et d'orphelins, d'amis qui me redemandaient leurs amis, bien vite oublier ma promenade avec le bétail. Comme
répétant leurs cris sur un ton plaintif. Tournés vers moi, ils forment une des ressources de notre table, ils sont
ils me suivaient d'arbre en arbré à une petite distance, devenus et les deux ou trois premiers
très-sauvages vols,
m'entendant venir avant que je les eusse aperçus, s'en-

1. Ces prétendues cerises sont celles dont on a tant parlé, fuirent hors de la portée de mon fusil. Je n'avançai plus
qui
croissent le noyau en dehors. que pas à pas, et quand j'arrivai à une autre lagune je
92 LE TOUR DU MONDE.

me mis sur mes genoux et rampai entre les hautes her- fraiches), et la conversation roula sur la
chasse, sur la

bes, bien décidé à n'en faire l'inspection


que lorsque je pêche, sur les kanguroos, sur les habitants du bush en
serais assez près pour être sûr du succès. Cette fois général, quadrupèdes et oiseaux. Un nouveau venu s'en-
et quand je levai doucement la tète du milieu quiert des_daogers qu'il-petit courir, et bientôt les ser-
je réussis,
des joncs, je découvris à quarante pas Je moi quinze ou pents furent sur le tapis On m'avertit d'avoir toujom s
gros canards bruns, les uns dormant tranquille- un œil sur le terrain.o~=j'allais poser mon pied, surtout
vingt
ment la tète cachée sous l'aile, d'autres faisant leur toi- dans les grandes herbes et au bord de l'eau; plutôt par
lette avec leur bec, et quelques-uns, comme préposés prudence que par nécessité, car les serpents sont peu
à la garde des autres, na- nombreux, déjà bien dimi-
lentement la tète le- nués par les feux du bush
geant
vée et attentive. Au mouve- et par les piétinements du
ment que je fis pour mettre bétail sur le sol. Des ser-
mon fusil en joue ceux-ci pents on passa aux scor-
s'envolèrent les premiers et pions, aux centipèdes, aux
mes deux coups tombèrent tarentules; et pendant que
sur tout le vol au moment nous épuisions ce sujet pen
où les dormeurs déployaient gracieux, je sentis tout à
leurs ailes. Trois victimes coup remuer quelque chose
restèrent sur l'eau au milieu dans mon habit. Comme ce
de la lagutIe, Je n'étais nul- ne fut que l'affaire d'un
lement disposé à les laisser instant je crus m'être trom-
là, et n'ayant pas de chien pé et je ne bougeai pas,
je me déshabillai pour aller craignant qu'on ne me crût
les chercher à la nage. Je l'esprit frappé. La conver-
venais de sortir de l'eau sation continuait lorsque je
je vis arriver mon sentis, cette fois bien dis-
quand
frère, conduisant un cheval tinctement, un gros je ne
de main pour me ramener. sais quoi me grimper le
Tandis du dos. Je me levai
que nous traversions long
la au mi- de mon fauteuil tout d'une
plaine, galopant
lieu du bétail, qui ne faisait pièce et j'arrachai mon ha-
alors nulle attention à nous, bit. D'abord éclat de rire
Paul m'expliqua que com- général.
me on rencontrait rarement a Que veux-tu qu'il y ait
dans le bush un homme à dans ton habit ?

pied (les sauv,ages exceptés), Parbleu je n'en sais


le bétail s'en effrayait, et rien, mais regardez plutôt,
cette raison nous le voilà qui bouge sur la
que pour
nous interdisions la chasse table. D
dans la nous con- Le fait était vrai.
plaine,
tentant de chasser dans le M. Sayle l'intendant,
où l'on ne garde prit son chapeau de feutre
grand clos,
des ani- et le plaça sur le corps de
généralement que
maux tranquilles, et sur les l'intrus. Un petit cri se fit
bords de la ri- entendre, suivi d'une excla-
ombragés
vière. mation générale et d'un rire
En arrivant, C'était un de
j'allai porter homérique.
mes canards à Typoon, le mes perroquets qui, seule-
Le Kakatoès Dessin de Rouyer d'après nature
sanguinea,
cuisinier, et je vidai chez étourdi, ment
avait passé
lui mes de perroquets. Il les reçut en de ma poche dans la doublure de mon habit, et qui y
poches pleines
ce qui ses petits yeux chinois,
lui faisait
fermer était resté blotti jusque-là. Le pauvre oiseau n'avait poir t
riant,
de mal, on ouvrit la fenêtre et on lui rendit la liberté.
et il me répétait à mesure que je les lui donnais 0/2
that o~ze ~co yood 110 good tschautsicau (Oh 1 celui-
Un épisode. Histoire de deux jeunes coolies chinois Typoon
là, pas bon pas bon à manger). Tschautshaic signi- et Tschimma.
fiait nzanger, dans .son dialecte, c'était le mot usité à
Un an avant la découverte des mines un bâtiment
Yéring.
Le soir notre nous nous réunîmes autour était arrivé à Melbourne, venant d'Aimui, un des comp-
après diner,
du feu, allume dès l'automne (les nuits devenant toirs des Anglais sur la côte de Chine, et amenant plus
qu'on
LE TOUR DU MONDE. 93

de cent jeunes Chinois. La rareté des domestiques dans Étant en relation d'affaires avec celui chez qui le navire
la colonie avait douné l'idée à un anglais de était consigné, il
y rencontra capitaine ce
Croquemi-
capitaine
recruter autant de Chinois que pouvait en
son navire taige, auquel il demanda des
détails sur sa cargaison.

porter, et arrivé à Melbourne il avait averti les colons Celui-ci, remarquant que mon frère avait une physiono-
par les feuilles publiques qu'il,tenait des domestiques à mie bienveillante, et apprenant qu'il était dans une heu-
leur disposition; il n'exigeait que le remboursement du reuse position de fortune, lui fit l'éloge le plus pompeux
prix du passage, re- un in-
que les maîtres, pourraient ensuite d'un de ses Chinois, auquel il prenait, disait-il,
tenir sur les gages futurs. térêt particulier, parce que celui-ci l'avait aidé à main-
Mon frère se trouvait en ville dans ce moment-là. tenir l'ordre sur son navire la traversée. Son
pendant

Emeu ou Dromée (Casoar d'Australie) (voy, p. 9~), Dessin de Rouyer d'après nature.
dJL

protégé avait un frère


jeune que lui et il leur avait
plus dant six ans leur nouveau maitre, moyennant un salairc
promis de né pas les séparer. Il les recommanda tous les de dix livres sterling par année,
deux si chaudement que mon frère s'engagea à les pren- Il y avait plus de quatre ans qu'ils étaient à Y éring
dre à son service. Le même jour ils lui furent présen- était valet de chambre et cui-
quand j'y arrivai. Typoon
tés, et ces pauvres enfants, dont l'ainé avait dix-huit ans sinier tout à la.fois; son frère Tsi-ma ou Tschimma avait
et le plus jeune quinze ou seize (ils paraissaient encore le soin de la laiterie. Au moyen de quelques mots chi-
plus jeunes què leur âge), signèrent, par un traité qu'ils nois qu'on avait adoptés d'eux, de quelques mots fran-
ne pouvaient comprendre, une promesse de servir pen- çais et de beaucoup de mots anglais estropiés nous
94 LE TOUR DU MONDE.

nous entendions très-bien. Tous deux du reste étaient que bien d'autres, et rien n'était plus drôle que de l'en-
traités le mieux
possible et considérés comme les en- tendre jurer énergiquement en anglais, fouettant ses
fants de la maison. Combien de fois ne nous sommes- grands bœufs
pour faire avancer, pendant la saison des
nous pas divertis à écouter les récits
de Typoon sur son pluies, quelque ch,ariot embourbé, lui-même perdu dans

.pays C'était ordinairement vers la fin de notre diner que des bottes à l'écuyère moitié aussi hautes que lui. Sa
nous le laissions causer, ou bien pendant que nous pre- figure jaune était affublée d'une
casquette de jockey en
nions le thé du soir. Il restait
là, sa serviette sous son velours d'où s'échappait par derrière la longue tresse de

bras, riant malicieusement de nos questions, ou s'exta- ses cheveux, qui s'agitait deçà delà à chaque coup de
siant quand nous lui donnions des détails sur l'Europe. fouet et à chaque juron.
L'histoire de ces enfants était touchante" Leur père Cette différence de caractère entreeux, l'un doux et
était un négociant aisé, établi dans une ville distante de réfléchi, l'autre violent et hardi, se manifesta d'une ma-
seize jours de route de la mer. Typoon aidait déjà son nière bien frappante le jour où on les conduisit de Mel-

père dans son commerce, il était instruit, savait lire et bourne à la statiOli. Mon frère les avait remis à la garde

écrire, et faisait avec des jetons superposés et placés à d'un de ses employés nommé Wilhelm Kohler, du can-
sa façon des calculs que j'aurais été bien embarrassé de ton de Berne, celui-ci était à cheval et portait leur léger
faire aussi vite
que lui. bagage. Quand ils firent une halte, pro- il tira quelques
Un jour, un marchand étranger vint faire chez eux un visions de son sac, et après avoir préparé son repas il
grand achat de thé et pendant qu'on lui préparait les leur donna son couteau pour qu'ils pussent s'en servir à
caisses qu'il avait ordonnées, il pria les deux enfants de leur tour, La longue route qu'ils avaient faite à travers
lui montrer leur ville et les engagea à l'accompagner la forêt déserte sans
pu échanger avoir
un seul mot avec
chez quelque marchand de confitures. De là, il les em- celui qui les conduisait, avait frappé leur imagination
mena hors de la ville, les fit entrer dans une maison, et ils ne savaient rien, ni du pays où ils allaient, ni de ceux
les amusa"jusqu'à ce qu'ils eussent oublié l'heure de sept aux mains desquels ils étaient tombés, et ils se croyaient
heures. Or, à sept heures les portes de la ville se fer- destinés à être mangés par des cannibales. Aussi une
maient et il n'y avait plus de possibilité pour eux de ren- discussion sérieuse s'éleva entre eux Tsd1imma ayant
trer chez leurs parents. le couteau en main et voyant leur conducteur assis par

L'étranger s'efforça de les tranquilliser, leur promet- terre, sans défense, voulait, tout petit qu'il était, le tuer
tant de les ramener le lendemain, mais ils se réveillèrent et se sauver n'importe où avec son frère, tandis que Ty-
couchés au fond d'un bateau qui descendait vers la mer, poon, au contraire, lui représentait qu'ils ne sauraient où
et il devait y avoir longtemps déjà qu'ils avaient quitté diriger leurs pas et seraient par des gens plus mé-
pris
leur villenatale, car leurs yeux éperdus cherchèrent en chants peut-être, ou bien qu'ils périraient dans la forèt,
vain à reconnaitre le
Lorsqu'ils éclatèrent en mangés par les bètes dont elle devait être peuplée. Kohler,
sanglots et qu'ils commenceront
à crier qu'on les rendit ce temps-là, faisait tranquillement honneur à
pendant
à leurs parents, le patron de la barque leur dit durement son diner, s'inquiétant peu de leur conversation. Il ne se

qu'ils eussent à se taire, qu'ils étaient de méchants en- doutait pas du danger qu'il courait, danger qui eût été
fants dont le père ne savait plus que faire, et qu'il était réel si le bon sens de Typoon n'avait pas eu raison du
chargé par lui de les conduire à Aimoi, pour les embar- courage aveugle de son frère.
sur quelque navire. Les menaces et la crainte des Nous avions à la station un magnifique casoar qu'on
quer
coups les contraignirent au silence, et, 'après six jours du avaitpoursuivi et atteint tout jeune encore par une frai-
triste voyage, ils furent amenés à bord du navire che matinée d'hiver. Il était devenu si familier qu'il était
plus
anglais qui les transporta à Melbourne. le favori de tout le monde. Quand on montait à cheval,
et Tschimma étaient arrivés chez nous sans il gambadait sur ses deux longues jambes, élevant son
Typoon
transition pour ainsi dire, sans qu'ils eussent rien perdu cou et l'abaissant, de même qu'un jeune chien saute à la
de leur caractère primitif ni de leur originalité. Du tète du cheval pour lui témoigner sa joie de la course
reste ils étaient bien différents l'un de l'autre l'ainé qu'ils vont faire. On l'avait appelé Tommy, et tout était
était doux gai et expansif,
et serviable, et par suite de permis à Tommy. Quand la porte de la salle à man-
son premier emploi chez son père, il était fait pour les ger était ouverte et que la table était dressée pour le
travaux de la maison. Le second, au contraire, était peu thé, si Typoon préparé avait
quelques friandises de sa

communicatif, vi~lent et irascible, mais actif et coura- façon Tommy avalait tout avant que le Chinois eût eu

geu- Il aimait les travaux du dehors, se plaisait surtout le temps d'arriver au secours; de même pour les pru-
à monter à cheval et s'en acquittait à merveille, malgré neaux ou les figues que notre cuisinier faisait sécher au
sa petite taille. soleil. Quand celui-ci venait porter plainte ~ontre le ca-
Un de ses emplois était d'aider nos charretiers à soar, nous ne savions guère que rire de ses plaintes, et

diriger les attelages de boeufs pour les labours et pour l'oiseau intelligent se rengorgeait, de sorte que les Chinois
les services si variés qu'on d'eux. réclame
Vous savez si et lui étaient ennemis personnels.
les charretiers, jurent dans. tous les pays or, les An- Comme Tommy était plus grand que Tschimma, il
du plus loin
glais ont à leur usage un. répertoire très-remarquable, l'avait pris particulièrement pour victimé;
Tschimma avait appris ces vilains mots plus facilement qu'il l'apercevait il lui courait sus, lui donnait de grands
LE TOUR DU MONDE. 95

coups de bec dans le dos et souvent même lui pinçait sa aux songes de la nuit. Quand il nous eut traduit toutes
longue tresse et la lui tirait en aàière, ce qui mettait ces sentences, nous les lui demandâmes dans sa langue.
Tscliimma dans des fureurs qui divertissaient tous les Il s'en défendit quelque temps enfin il prit une pose
gens. Un jour que l'oiseau agissait arec le Chinois avec étudiée et nous les récita d'une voixnazillarde,.s'accom-
son irrévérenc~ accoutumée, Tschimma, qui sortait de la pagnant de gestes réguliers des deux mains, tandis du'il
cuisine, tenait à la main, malheur,
par une fourchette balançait la tète de droite à gauche pour marquer le
en fer dans sa colère, il se przciloita sur lui et lui creva rhythme et la mesure. Évidemment c'étaient des "ers
un œil. Ce fut une désolation générale à.la station, et le qu'il avait appris dans son enfance. peut-ètre les in-
lendemain Tommy avait disloaru. Junais on ne retrouva scriptions qui se trouvaient sur la maison de son père.
vestige de lui, et nous supposâmes, tant nous lui accor- A mesure que les gages de tous les domestiques avaient
dions de sensibilité, qu'in- augmenté, par suite de la
digné de ce traitement, il prospérité croissante de la
avait voulu retourner dans colonie, nous avions aussi
le bush, et qu'ayant suivi augmenté ceux de nos deux
la longue barrière jusqu'à Chinois. A la fin de leur
la rivière il y était tombé temps d'engagement, ces
et s'était noyé, gages acciimulës devaient
Typoon surtout fut fàché leur constituer ce qu'ils nous
contre son frère il vint disaient être une petite for-
nous trouver pour nous de- tune dans leur pays. Quand
mander s'il n'3~ avait pas à nous leur demandions s'ils
Melbourne une maison de se réjouissaient retour-
d'y
correction où l'on rliit les uer, ils nous répondaient
jeunes garçons méchants. Il retourneraient
qu'ils n'y ja-
nous dit que Tschimma était ne sauraient
mais, qu'ils
no good, no good bo~; que faire en Chine un si long
si on lui permettait ainsi de chemin sans d'ètre
risquer
se mettre en colère pendant volés et peut-être
trompés,
qu'il était tout jeune encore. tués en route. Déjà ils s'é-
plus tard, dans ses fureur~, taient habitués à considérer
il commettrait quelque mau- l'Australie en par-
etYéring
vaise action. ticulier comme une seconde
Je vous ai dit que Ty- à Typoon, sa
patrie duant
poon était un lettré. En seule était de
inquiétude
voici une preuve nous ve- savoir s'il un jour
pourrait
nions de bâtir une maison
s"y marier.
neuve pour l'intendant, une Nous leur avions donné
maison de bois, mais nous à différentes des
reprises
y avions fait construire un poulains qu'on ne voiilai 't,
joli salon que nous avions pas laisser à leurs mères,
tendu de nattes de l'Inde à avait nour-
etqueTschimma
petits carreaux rouges et ris avec le surplus du lait
blancs. badigeonné de ses .-aches. Ces poulains
J'avais
les portes et les fenêtres, étaient devenus ils
grands,
le reVêtement de la chemi- les avaient fait et
dresser,
née, et peint au-dessus un le dimanche, les deux frè-
paysage d'Europe pour rem- res, vêtus de leur mieux,
eôrie du Banksia latifolia. Dessin de
placer la glace. Quel ne fut et Rou,yer.
s'en allaient faire des visi-
pas notre étonnement en revenant à la station après tes aux fermiers des environs. Un de ceux-ci, un Irlan-
quelques jours d'absence de voir le côttage neuf tout dais du nom de MUI'phy, dont tous les chevam avaient
peint à l'extérieur. C'était l'ouvrage de Typoon qui avait été surmenés, se mit en tète d'emprunter un de ceux
employé tout le restant des couleurs il avait fait de de Typoon. La fille de Ml1l'phy avait fait la conquête
l'ornementation chinoise et mis partout des du Chinois; elle prit son air le plus
inscriptions gracieux pour le lui
dont il nous donna Celle de la porte d'en- demander
l'explication.
trée était originale; « Vous êtes bien
bon, Typoon, vous prêterez votre
Étranger, sois
le bienvenu, entre, assieds-toi, bois cIreraI à papa; il veut vous l'acheter plus tard pour
et,mange, après cela tu seras bon si tu t'en vas. » Sur la trente livres papa vous aime bien moi aussi mister
porte de la chambre à couclrer, une poétique invocation Typoon. »
96 LE TOUR DU MONDE.

Et Typoon ravi leur laissait Whitefoot, revenait maigre et iricapable de travailler


a.pied plus longtemps,' Mur-
et recevaitles quolibets'de'l'schinimà,qui lui disait qu'il phy le lui r:endit en lui disant qu'il n'était et sa
pas:bon,
était. un imbécile et qu'il aurait dû demandei~ l'argent fille eut l'air' de se fâcher de ce qu'il osait .lui faire les
avant de 7doliner le-cheval. doux yeu.x, Le soir, il ramena' son cheyal éreiil!é;. et
Tant que le cheval fut en bon état, Typoon revenait lorsque nous:lui demandâmes en plaisantant des non-
chaque. dimanche enchanté' de' sés amis; quand il fut velles de ses amours, le pauvre garçon, du..tùn le plus.

Banksia latifolia Dessin de Rouyer

affecté, répondit dans son Lrei-langage Oh! DIunl~hJ, de tout ce qu'il y a d'inlmmain à le trafic colu-

~>o goôil ~>iaat,. ~niss tlliwph. nio good! (Oh! Murphy nial des importations
de créatures humaines.

n'est pas bon, miss l\'Imphy n'est pas bonne ) H. DE CASTELLA.

L'histoire de ces deux jeunes enfants donne la mesure (La suite à la prochaine üurai~on.)

1. Cet arbre. propre à l'Australie, appartient à la famille des la double propriété de s'enflammer avec rapidité et de se consumer
Proténiées; l'élégance de son feuillage le fait cultiver dans les trés-lentement, tient lieu d'amadou aux indigènes, Ils portent sou-

serre~ d'Europe, Son cône terminal, qui remplace la fleur, a3-ant vent, dans leurs courses, quelques-uns de ces cônes tout allumés.
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98 LE TOUR DIJ MONDE.

SOUVENIRS D'UN SQUATTER FRANÇAIS EN AUSTRALIE',


(COLONIE DE VICTOIII,1)

Y~1R M. H. DE CASTELLA.

1854-1859

Les sauvages australiens.

Vous avez lu déjà sans doute une foule de descriptions parmi les natifs
qui regardaient avec étunnement leur
où les naturels de l'Australie sont dépeints sous les plus débarquement, un homme de haute taille, mais dans le-
tristes couleurs. Race ignoble, a-t-on dit, et plus rap- quel il eût été difficile de reconnaitre un Européen. Cet
de la brute que de l'homme Pauvres noirs, ils homme, quand ils l'eurent accosté, parut sortir de sa lé-
prochée
sont, il est vrai, d'une race bien inférieure à la nôtre, thargie, et, répétant les mots qui lui étaient adressés, il
mais nous devons les plaindre plutôt que les mépriser. semblait chercher des idées oubliées depuis longtemps.
Cette race, restée la même pendant des siècles, qui s'ef- Petit à petit il parvint à se faire comprendre en anglais.
face en quelques années à la seule apparition des blancs, C'était un nommé Buckley, qui avait été soldat dans un
n'offre-t-elle Bientôt ils du roi, et qui, condamné pour insultes
pas matière à nos étonnements? régiment envers
ne seront et pourtant c'étaient des hommes aussi, un supérieur, avaitfait partie du convoi de déportés du
plus,
faibles et inoffensifs. Dieu leur avait moins donné qu'à colonel Collins il s'était échappé lors du débarquement

nous, est-ce à nous de juger?. Et quand, leur appor- sur la côte de Port-Philipp en 1803, avait été recueilli
tant nos vices seulement en échange de leur sol, de leur par les noirs, qui l'avaient admis parmi eux, et il avait
liberté et de leurs chasses, nous les avons forcés à dési- vécu ainsi pendant trente-trois ans, adoptant tout à fait
rer de voir leur race tout entière s'éteindre, à refuser leur manière de vivre et oubliant jusqu'à sa propre lan-
d'élever leurs enfants est-il noble à gue. Si le pays eùt été par lui-même susceptible d'amé-
plus longtemps
nous de leur jeter une sentence de réprobation? Inté- lioration, si Buelcley avait éprouvé d'autres besoins que
ressés à leur ruine, nous sommes juge et partie à la ceux des natifs, n'aurait-il pas apporté quelques modifi-
fois. cations au genre de vie de la tribu dont il faisait partie?
Si les habitants de l'Australie se sont maintenus à l'é- De toute la tribu de la Yarra, autrefois nombreuse, il
tat de nature, si l'on ne trouve chez eux aucune idée de ne reste aujourd'hui que dix sept individus. Si vous
et même aucune idée religieuse, consultez une carte anglaise détaillée de Victoria, vous
propriété, peut-être
cela tient aux conditions dans lesquelles ils ont vécu dès y remarquerez un emplacement ainsi désigné Reserve
aurait pu se créer l'Australien? /'nn Llae ülacks. Réserve les noirs. D C'est tout ce
l'origine. Quelle propriété pour
La terre sur laquelle il vivait ne produisait ni le blé, ni le qu'on leur a laissé de leur ancien
territoire et c'est sur
il pût se nourrir. Aucun fruit la carte seulement que ces quatre mots semblent avoir
riz, ni aucune racine dont
ne pendait aux arbres, sinon groseilles une intention philanthropique, car c'est une horrible con-
quelques petites
à quelques pauvres buissons. En revanche, l'opossum, trée la plus horrible que j'aie jamais vue en Australie,
le kanguroo, le chat sauvage et des oiseaux et, chose curieuse, elle est enclavée dans la portion la
l'écureuil,
de toute espèce étaient si nombreux qu'il n'avait pour plus riche du pays. Or, comme les noirs n'ont jamais éta-
ainsi dire étendre la main les atteindre. De bli leurs campements que dans les pays riants, au bord
qu'à pour
avoir tant
lui avait des ruisseaux ou des et sous les grands
plus, Dieu, qui semblait lui refusé, rivières, gom-
fournissent leur gibier, ils sont restés sur
donné en compensation un doux climat qui lui permet- miers qui leur
tait de vivre sans abri; et nul animal méchant, à part les bords ouverts de la Yarra, et ils vivent tantôt sur nos
rares serpents, ne lui inspirait de crainte. Pour terres, tantôt sur celles de nos voisins. Ce sont eux qui
quelques
lui un jour suivait sans faim et sans hiver, ses nous fournissent et de poisson-.
de canards En échange
l'autre,
étaient les mêmes en toute saison, cachées
au nous leur donnons de la poudre et du plomb, et, quand
provisions
tronc de quelques arbres. Rien autour de lui ne pouvait ils viennent demander quelque chose à la porte de nos
rien ne pouvait ils ne sont jamais renvoyés mécontents.
s'améliorer ni augmenter, par cons~ cuisines,
à travailler, à penser, J'avais tellement entendu parler de leur laideur que
quent l'engager prier.
de mieux que je ne
Voici -un fait qui prouvera suffisamment que l'état je fus étonné de les trouver beaucoup
dans d'Australie était m'y attendais. Ce sont les femmes surtout qui sont lai-
nature lequel vivaient les sauvages
la conséquence de la pauvreté de leur en même des, car parmi les hommes quelques-uns sont grands
pays,
et de la faim. En et bien faits. Leur démarche lente et molle n'est
temps que de l'absence du froid 1836, pas
Batman arriva avec ses compagnons ils virent sans noblesse; et ils posent le pied à plat avec une so-
lorsque
lennité le pas des acteurs sur
qui me rappelait tragiques
l. Suite. la scène.
Voy. page 81.
LE TOUR DU MONDE. 99

ils demandent un un c'est de la main


Quand aliment, secours, gauche, qui est libre, il fait une entaille au-
simplement et la tète levée, souvent avec une intonation dessus de celle dans laquelle sa main droite est placée.
de voix câline, mais sans bassesse. Ensuite il met sa hachette dans sa bouche, place sa
Ces pauvres gens sentent cependant bien leur infério- main. gauche dans la dernière entaille qu'if vient de
rité. Résignés à disparaitre du sol, si vous leur deman- faire, et, reprenant la hachette de la main droite, il fait
dez aujourd'hui ce qu'ils ils
deviennent après la mort, une entaille nouvelle. Remettant alors encore sa ha-
vous répondent qu'ils renaissent sous la forme d'un chette dans sa bouche, il se soulève sur ses deux mains
blanc. 17ou ~ry 6rotlter long time deud (Vous mon frère et, plaçant le pied droit dans l'entaille où était primitive;
longtemps mort), me disait un vieux d'entre eux, et cela ment la main droite, il est monté d'un échelon. Ce sont
avec une sorte d'amitié respectueuse. Pauvres noirs, c'est de vrais échelons qu'il se creuse ainsi dans le tronc de
leur croyance aujourd'hui; ils disent mélancoliquement l'arbre, échelons où il place successivement les mains et
comme autrefois les sauvages d'Amérique ll~l~ile fel(otv les pieds. Rien n'est plus curieux que de voir son corps
cowe, blach; fellows all gone. ( Homme blanc venu noir et maigre se détachant sur le gommier blanc, tous
hommes noirs tous mais ils ajoutent comme les muscles à l'écorce
partis) tendus, cramponné par l'extrémité
pour s'en consoler By a~ad bye all black felloms zv/t.ite seulement des membres.
nten (Petit à petit tous les noirs hommes blanc~ ). Quand il est arrivé au nid de l'animal, il harponne le
Les noirs reconnaissent la famille chacun d'eux n'a malheureux dans son trou, le retire et lui brise la tète
qu'une femme, mais ils ne se marient pas dans leur pro- contre le tronc en criant et riant de joie; puis il le jette
pre tribu. Quand un jeune homme veut se marier, il en- à sa hubrcc (sa femme), et redescend comme il est monté.
lève une des filles d'une tribu voisine; un combat simulé Cette fois, les entailles étant il met autant
déjà faites-,
a lieu entre les deux tribus; la lutte se termine par de d'agilité que s'il descendait une échelle.
grandes danses, et la femme reste à son ravisseur.
Ils C'est la femme qui porte ensuite l'animal ou les ani-
vivent campés par troupes, et maintenant que les tribus maux, si le noir 'a continué sa chasse. C'est elle qui
sont peu nombreuses, par tribus entières. Ils ne se con- porte tout, son dernier-né, dans un panier de jonc sus-
struisent pas de huttes permanentes; l'été, de simples pendu à son cou, le gibier tué dans une main et dans
branches de gonunier entassées et appuyées contre l'autre la branche
de gommier allumée
quel- qui leur sert à faire
ques bàtons plantés en terre les garantissent du soleil un nouveau feu lorsqu'ils vont camper ailleurs. L'homme
et du vent chaud. L'hiver, ils détachent des arbres de marche en av-ant, portant ses armes seulement; la femme
grands lambeaux d'écorce de huit à dix pieds de hau- vient ensuite, puis les enfants par rang de taille, tous
teur, qui ont pour largeur toute la circonférence du les uns derrière les autres, comme font les kanguroos et
tronc, et avec ces éCOJ'ces ils se font un abri qu'ils les cygnes noirs. Sans doute cet usage vient aux natifs de
oppo-
sent au côté d'où vient la pluie et qu'ils si le la crainte des serpents, car où le premier a passé, les
déplacent
vent vient à changer.
Accroupi sur la terre nue, dans la autres marcher sans danger. Jamais on ne ren-
peuvent
peau d'opossuy qui lui sert de lit et de vêtement, cha- contre plusieurs noirs de front, même quai:d ils sont
cun d'eux a son feu devant lui. très-nombreus. Lorsque toute la ti~i6u voyage à travers
Aujourd'hui ils ont des fusils et se servent de peti- les plaines, on voit de loin une longue file noire se mou-
tes haches pour faire leur bois et leurs écor- vant au-dessus des hautes herbes.
couper
ces autrefois ils n'avaient que des armes en bois de Leur à l'anguille
les lagunes dans
est un spec-
pêche
fer et leurs hachettes étaient des pierres aiguisées atta- tacle original. Figurez-vous par un chaud soleil, sous le
chées au bout de petits bâtons comme les silex des an- ciel gris blanc des jours d'été des pays chauds, huit ou
ciens Celtes. dix de ces sauvages à la peau luisante et d'un ton noir
Leurs armes sont terminées par des sortes de crochets cuivré qui tranche sur tous les autres tons un peu mono-
ou-de harpons au moyen desquels ils retirent les opos- tones de la nature. Debout dans l'eau mi-
jusqu'à
sums et les chats sauvages des creux des arbres où ces jambe ou jusqu'à la ceinture, ils tiennent dans chaque
animaux se tiennent cachés durant le jour. Leur adresse maiii une lance avec laquelle ils fouillent le fond de

pour monter sur les gommiers est bien remarquable. Ces l'eau, se balançant et réglant leurs mouvements sur la
arbres ont un tronc droit et souvent dépourvu de bran- mesure parfaitement marquée d'un de leurs chants sac-
ches jusqu'à vingt et trente pieds de hauteur; ils sont cadés. Quand ils ont traversé une anguille avec une
d'ailleurs trop gros pour qu'on puisse les embrasser. de leurs lances ( ce qu'ils sentent au mouvement qu'elle
Voici la manière dont les sauvages australiens se ti- fait en se débattant), ils
la transpercent avec l'autre
rent de cette double difficulté. Le noir s'assure d'abord, lance dans un autre endroit, et, tenant les deux
poin-
par la présence de débris au pied d'un arbie, qu'il y tes écartées, ils la jettent sur la terre à l'un d'eux,
trouvera une proie; alors il assujettit sa lance derrière qui les met toutes en tas. Ils en prennent de cette fa-
son dos et fait avec sa hachette dans l'épaisse écorce, çon des quantités vraiment prodigieuses et en font
trois entailles superposées, à un pied et demi dé dis- d'horribles grillades. gens n'ont pas de cas-
Ces pauvres
tance l'une de l'autre. Il place dans la plus élevée la seroles pour préparer leur diner
ils placent leur gi-
main droite d'abord, dans la plus basse l'orteil du pied bier ou leur poisson sur les buaises recouvertes d'un peu
droit, dans l'entaille intermédiaire le pied gauche, et, de cendres, et le mangent qnand il-est cuit. Ils n'écor-
100 LE TOUR DU MONDE.,

chent pas les petits quadrupèdes qu'ils rôtissent ainsi, cuit dans son jus; ce qui fait tendre sa peau à tel point,
ils les épilent seulement bie:1 soigneusement et l'animal qu'il ressemble à une petite outre pleine. La cuisine

Province de Victoria. Indigènes australiens. Dessin de Riou une


d'après photographie,

Indigènes australiens. Dessin de Riou d'après une photographie.

ainsi préparée est fort laide à -voir,.mais très-bonne Tout le monde a entendu parler de l'adressé dés sàu-
àIllanger, pourvu qu'on n'ait pas trop de préjugés. vages à voyager sur les rivières dans des canots d'é~otce:
102 LE TUUR DU MONDE.

Pour faire ces canots, ils prennent un gommier (euca- une fois de lâcher la bride quand j'arriverais à quelque

lyptus) dont le tronc est recourbé l'écorce a un peu embranchement. Il était alors plus de quatre heures de
moins d'un pouce d'épaisseur ils coupent cette écorce l'après-midi, et comme il devait faire nuit à sept, je n'avais
en dedans de la courbe, perpendiculairement, et ils pro- pas de temps à perdre. Tant que je vis le soleil passa-
longent cettecoupure tout autour du tronc, en haut" et hlement élevé, je n'éprouvai pas la moindre inquiétude,
en bas. Avec le manche de leur
hachette, ils détachent et je galopais joyeusement sur la route sablonneuse, lais-
l'écorce de l'arbre et ils la portent au bord de l'eau. Là sant ma monture choisir la droite ou la gauche à son
ils placent en travers, la maintenir des
pour écartée, gré. Mais, quelque rapide que soit un cheval, il faut un
m'arceaux de bois fixés au bord intérieur et ils mettent certain temps pour faire dix lieues, et je n'étais pas encore
leur canot à l'eau. ils n'ont arrivé au ruisseau
Quelquefois, quand pas pu qui nous servait de limite que je voyais
trouver un arbre très-recourbé et que par conséquent déjà le soleil descendre rapidement vers l'horizon.
l'avant et l'arrière sont à geur de l'eau, ils pé- Différentes routes abandonnées venaient aboutir à
presque
trissent de la terre glaise et font un petit rebord inté- celle que je suivais ces routes avaient servi pour trans-
rieur pour empêcher l'eau d'entrer. Deux personnes seu- les bois préparés par les scieurs, qui peuvent,
porter
lement peuvent se tenir dans un canot ordinaire; leur un droit au gouvernement,
moyennant qu'ils payent
lance leur tient lieu de rame, et ils s'en servent avec une aller exercer leur industrie sur tous les terrains non
adresse vraiment merveilleuse. achetés. C'étaient ces routes surtout qu'il me fallait évi-
Lors de la découverte des mines, quand le gouverne- et cela était d'autant toutes se
ter, plus difficile, que
ment de Victoria manqua d'hommes pour faire la police dirigeant de l'intérieur vers la ville, elles rejoignaient la
et pour escorter les convois d'or, un grand nombre d'en- route principale presque parallèlement.
tre eux fut incorporé dans les troupes à cheval qui fu- Arrivé à un ruisseau qu'on traversait dans l'endroit le
rent organisées à cette époque. Ils n'y restèrent pas bien plus large et par conséquent le moins
profond, j'eus plu-
longtemps, parce que la discipline ne leur convenait pas sieurs de ces embranchements en face de moi, et la
et qu'ils aiment trop l'eau de feu; mais ils étaient bons crainte de me tromper me faisant douter de mon cheval,
cavaliers et intelligents. Si leurs beaux habits avaient je lui fis sentir la bride et lui fis prendre celui de ces

pu les charmer plus longtemps, si le souvenir de la vie chemins qui me parut être le nôtre. Sotte chose que le
du bush avait pu s'éteindre chez eux, ils auraient peut- doute en pareil cas Je ne reconnus
bientôt plus rien au-
être rendu de plus longs services. tour de moi; mais, espérant arriver à la petite plaine
que je devais trouver en avant de notre ruisseau, je galo-
Invitation. -Une nuit à la belle étoile. pais toujours. Je remarquai cependant, d'après la posi-
Préparatifs pour recevoir
des visites à Yéring tion du soleil, que je devais être trop à droite, et je pris
le premier chemin que je trouvai' sur ma gauche. Ma
de Castella et son frère avaient été très-bien ac- pauvre bête galopait
(M. parce que je l'y forçais impitoyable-
cueillis par le colonel anglais A. qui habitait une char- ment, mais je sentais bien à son allure qu'elle n'était
mante maison près de Melbourne Fairlie-House. Ils plus animée par la joie d'arriver à son pâturage. Bientôt
invitèrent ce gentleman, ainsi que sa femme et ses filles, le soleil disparut derrière les arbres, et je commençai à
à venir passer quinze jours à Yéring. Plusieurs autres croire qu'il me faudrait passer la nuit dans le bush.
personnes, J. Lloyd d'Avenel, un capitaine du régi- La nuittombait, en effet, quand j'arrivai à une hutte
ment de la reine et sa femme, furent en même temps de scieurs abandonnée. Résigné à coucher à la belle

priés, par lettre, de se joindre à la famille A. On étoile, je rue décidai à en profiter pour enfermer mon

comprend tout ce que ces sortes de réunions ont d'attrait cheval, de crainte qu'il ne reprit seul le chemin de la sta-

pour les Européens dans les contrées lointaines M. de tion. Nouveau colon, je ne savais pas encore le moyen de
Castella a pris plaisir à en décrire une pour montrer faire des entraves avec les étrivières. Quand j'eus mis
que
l'Australie est « autre chose qu'un à terre, j'enlevai la selle, je fis un licol de la bride
quelquefois pays de pied
sauvages et de kanguroos. ») et laissai brouter ma monture sans 'lui lâcher les rênes.
Pour recevoir tout ce monde, il nous fallait faire quel- Quant à moi, un cigare me tint lieu de souper. Nous

ques préparatifs, et mon départ immédiat pour Yéring entrions dans la nouvelle lune, par conséquent elle ne
fut décidé. Mon frère restait eu ville (à Melbourne) pour me prêta
pas longtemps quand sa lumière
elle eut
terminer ses affaires et faire charger les provisions sur disparu, je barricadai mon cheval dans la hutte, et j'al-
notre chariot. lumai un bon feu auprès duquel je m'installai, appuyant
J'avais, pour retourner à la station, trente-cinq milles ma tète sur ma selle.
à parcourir à travers la forêt, et, comme je n'avais fait
Mais que faire en un gite à moins que l'on ne songe?
cette route qu'une seule fois et sans donner grande at-
tention aux différentes traques que nous avions prises, je Je songeai au présent, au passé, à l'avenir, au con-

comptais beaucoup plus sur l'intelligence de mon cheval traste de cette nuit avec ma soirée de la veille, écoutant

que sur moi-même. Paul m'accompagna jusqu'à l'entrée dans le silence de la nature le bruit des grenouilles et le
du bush, c'est-à-dire jusqu'à environ deux lieues de la cri mélancolique du morepork, gros oiseau gris qui pro-
ville; et là, me serrant là main,- il me conseilla encore duit les.mêmes notes que notre coucou d'Europe.
LE TOUR, D U..1~TONDE. 103

le jour parut, je sellai cheval, et, décidémon Aujourd'hui tout est bien changé à Yéring. Le cottage
Lorsque
à ne pas me perdre je revins
davantage, sur mes pas en bois fait humble figure à côté d'une élégante habita-
la veille. tion en briques, attendant le jour où il sera condamné à
jusqu'à l'embranchement où je m'étais trompé
et Typoon et son
Là, je le laissai faire à sa tête, et cette fois il repartit lé- disparaitre pour cause dé vieillesse,

ger et animé sur la bonne route. frère, qui cultivent ensemble une petite ferme s'iir la sta-
A huit heures du matin, l'ami Typoon rue servait un tion, sont remplacés par des domestiques anglais. Aussi
bon en riant de ma notre arrivée alors avait-elle un charme de bonhomie
déjeuner, pendant qu'il me répétait
mésaventure Oh! mister Hubert, ~io good sleep bush, qu'elle n'aurait plus de même aujourd'hui.
buslc no good Du plus loin qu'il nous aperçut, vêtu de ses
(Il ne pas bon de dormir dans le bush; Typoov,
de nous, criant et
bush pas bon ). plus beaux habits, courut au-devant
les de et répétant à chaque instant Oh!
Nous commençâmes aussitôt
préparatits pour la riant joie 2~ery
réception de notre monde. Par ordre de mon frère goocl, very goocl yoic corne (Vous êtes les très-bienvenus).
l'intendant alla dans l'intérieur chercher un troupeau de Chacun lui adressait un mot amical, chacun riait de ses
courbettes et de ses Mme A. fut
bétailmaigre, acheté pour la station, et nous transpor- very good. Quand
tâmes tout notre établissement personnel dans sa mai- descendue de voiture, il alla à elle et dans sa joie lui
son à peine terminée. était ravi de l'annonce tendit la main, qu'elle prit amicalement pendant qu'il
Typoon
d'une compagnie aussi nombreuse; il allait devenir un répétait toujours l'ery goocl you come. Son mouvement
homme important, et, de plus, on lui donnait un des nous fit beaucoup rire; il semblait que c'était lui-même
fils du vigneron pour marmiton. qui recevait tout ce monde. En quittant la main de
Au bout de deux jours, tout resplendissait de propreté Mme A. ilse dirigea tout courant vers sa cuisine,
dans le cottage destiné aux dames seulement. Le chariot en criant Diwzer· very good, plenty di.vnen very good
aux provisions était arrivé sur ce chariot se trouvait un (Le diner très-bon, copieux, diner très-hon Nous fû-

piano que nous plaçâmes dans le salon. Typoon reçut mes obligés de le calmer un peu, afin de laisser à nos
un complément de vaisselle, la cave un renfort de vins dames le temps de s'installer chez elles, et nous allâmes
de France. Bref, tout était prêt, et je repris le chemin nous organiser dans la maison neuve de l'intendant.
de Melbourne avoir le plaisir de faire la route avec Après un laps de temps suffisant, nous revinmes au
pour
nos amis. cottage. Nos dames nous attendaient, en toilette du soir,
et miss A. faisait déjà résonner le piano sur lequel
La vie fashionable dans le bush. elle avait retrouvé sa musiciue apportée par son frère.

Jugez si notre diner fut gai!


Typoon ordonné l'avait

Quand j'arrivai le soir à Fairlie-House, je trouvai tout avec une prodigalité telle, que, lorsque la table ne put
le monde dans les meilleures dispositions pour le départ plus recevoir ses mets, il en couvrit la desserte. Nous
du lendemain. Lloyd était arrivé d'Avenel, et la société nous l'écriâmes sur ce qu'il se donnait trop de besogne;
des dames se trouvait augmentée encore d'une jeune mais il prit un air de dignité offensée, disant que cela
dame française débarquée de la veille. Fille d'un officier était convenable pour l'honneur de son maître, et qu'il

supérieur de l'intendance française et femme d'un'offi- aurait pu faire encore bien davantage.
cier anglais, alors inspecteur d'une des mines de Victo- On se retira de bonne heure; si habituées qu'ellesfus-
ria, Mme B. arrivait de France où elle était restée sent à monter à cheval,
quatorze lieues d'une traite de-
dans sa famille jusqu'à ce que son mari eût préparé leur vaient avoir un peu éprouvé de jeunes personnes.
ho~e en Australie. M. B. était grand ami des hôtes Le lendemain, après le déjeuner, comme il nous fal-
de Fairlie-House, et comme il ne pouvait rejoindre 'sa lait beaucoup de chevaux de rechange, on décida de
emme avant une dizaine de jours, il fut décidé qu'elle rassembler tous ceux de la station dans les yards. Nous
viendrait l'attendre
à Yéring. partimes tous
ensemble, et, laissant nos dames sous la

Après le déjeuner qui servit de rendez-vous général, conduite de Lloyd, d'Aclard et du capitaine, Guillaume,
on s'organisa pour le départ. Quatre de <nos dames de- Paul et moi nous nous mimes à la recherche de diffé-
vaient faire la route à cheval, escortées par cinq cava- rents mobs de chevaux pour les réunir en un seul trou--
liers. Acland A. conduisait en voiture sa mère et peau à l'extrémité de la grande plaine.
Mme B. ensuite venait une sorte de fourgon avec Nos amis suivaient en nous attendant la bordure des

quelques domestiques. collines, lorsque tout à coup nous débouchâmes, chas-


Nous fimes halte à moitié chemin. Guillaume de P. sant à fond de train tous les chevaux devant nous. D'or-
était venu
d'Yéring à notre rencontre, et notre joyeuse dinaire, on évitait
de déranger le bétail en passant à
compagnie d'amazones et de cavaliers, assise sur l'herbe travers les pâturages, mais ce jour-là ce fut une course
de la forêt australienne, -aurait pu faire le sujet d'un effrénée, et de tous côtés, du milieu des grandes herbes, le
charmant tableau. Attachés tout autour de nous, chacun bétail, effrayé de nos cris et de nos claquements de fouets
à un arbre différent, nos chevaux complétaient la scène. redoublés, vers les collines, d'où, chevauchant
s'enfuyait
Bientôt nous nous remimes en marche, et, reprenant ensemble nos invités dominaient toute la scène.
une allure animée, nous arrivâmes à la station long- furent tous rassemblés, on sépara les che-
Lorsqu'ils
temps avant le coucher du soleil. vaux dressés, afin de les garder tous à notre disposition
104 LE TOUR. DU MONDE.

enfermés dans un grand clos, et bientôt l'air retentit de comme le sont les animaux nourris d'herbe seulement,
leurs hennissements.' Retenus derrière les clôtures et la et n'attendant plus que leurs brides et leurs selles qu'ap-
tête tristement passée au"dessus des ils sem- nos domestiques.
barrières, portaient
blaient envoyer leurs adieux à'leurs amis qui, rendus à On était rentré au cottage l'heure du
pour Luncheo~a,
la liberté, retoûrnaient au galop vers leurspâtÙrages. et on discuta de la soirée.
l'emploi
Je youdrais pouvoir vous dépeindre de A six milles enviroii de nos en remon-
l'expression habitations,
gaieté, d'énergie, de liberté qui se lisait sui'. chacun de tant la rivière, nous avions un endl;oit fameux pour la
nos visages. En Europe, nos gens auraient c'était une presqu'ile formée
tranquille- pêche, par un double cir-
ment amené nos chevaux dans nos cuit de la Yai-ra; Pic-nic- du surnom de
à- Yéring, déjà baptisée
c'était nous-mêmes qui nous chargions de les réuüir, il Notre br~eah fut amené attelé de quatre
point. chevaux;
l'aide de nosgrands fouéts, la plaine à travers
étince- mon frère, les rênes en main, en avant,
prenant partit
lante de 'soleil., et le petit troupeau conquis restait là, emmenant les dames, et nous. suivimes à pied avec nos
hennissàrit et la crinière au vent, tous propres et brillants en chassant le lieu du rendez-vous.
fusils, pour gagner

Une partie de pèche à la ligne dans la province de Victoria. Lessin de K. Girard.L d apl'es l'alhum de M. de Castdla.

En été, nos plaines sont couvertes de cailles, tellement feu, et que Mme A. au déballage de nos
présidait
qu'un adroit chasseur
peut aisément en tuer trente Mme B. étant la dernière
dans la arrivée
par provisions.
heure; mais, comme' nous étions déjà: en automne, il ne colonie, tenait à prendre le premier aussi elle
poisson',
restait retardataires. En revanche, était déjà la ligne en main. l'avis répété
plus que quelques Malgré qui lui
déjà les premières bécassines' étaient' aI'rivées, et nous était donné; que le ,poisson de la Yarra ne mordait pas
abattimes des unes et des; autres de quOi composer des avant le coucher du soleil; elle fouettait sans cesse la ri-
brochettes bien fouiwies. vière de son amorce inutile.
A notre àrrivée à Pic-aic-poirit, nous trouvâmes nos En Europe, les pècheurs à la ligne se retirent lorsque
jeunes dames assises sur l'herbeet grÓupées ensemble la nuit arrive. Eri Australie, au contraire, dans plusieurs
sous un grand gommier qui surplombait la rivière. L'une rivières; car toutes ne sont pas peuplées des mêmes pois-
d'elles.tenait en main un volume de Lon'gfellow"e-t faisait sons ni soumises aux mêmes lois,- c'est alors qu'ils se
la lecture aux autres, tandii que mon frère recueillait du mettent en campagne. Tant que le soleil est aiJ.desslls
bois mort pour chasser les moustiques' en allumant du de l'horizon, on ne prend pas le plus mais,
petit poisson;
106 LE TOUR DU MONDE.

sitôtqu'il commence à disparaître, le bouchon disparaît oiseaux se taisent, à part quelques oiseaux rieurs qui
aussi et on capture de gros black-~she.s. Alors il faut être semblent dans le lointain jeter un défi au silence de la

prompt, car, pendant deux heures au moins, on n'a pour nuit, et, à mesure que le soleil s'éteint derrière l'ho-
ainsi dire qu'à jeter sa ligne et à la retirer. On place au rizon en arrière de nous, la lune, qui devient brillante,
travers du bouchon, pour mieux le distinguer dans la commence à percer au-dessus de nos têtes le rare et

nuit, une blanche de kakatoës. Souvent au lieu sombre feuillage des gommiers.
plume
d'un poisson on prend une énorme anguille. Celles-ci Après deux heures de la pèche la plus amusante, on
causent au nouveau venu de fortp.s émotions, car elles se prépara pour le départ. Le break fut attelé nos
se débattent tellement dans l'eau, qu'il se figure avoir dames y i'eprirent leurs places, et nous, à qui on avait
au bout de sa ficelle un poisson de quinze livres au amené nos chevaux, nous leur servimes d'escorte d'hon-
moins. Le blach:lts, seul poisson que nous offre la Yarra neur, galopant autour de leur voiture et suivant, au

(à part une espèce de hareng qui ne remonte pas jusqu'à milieu de la plaine éclairée par la lune, le même che-

Yéring), pèse quelquefois cinq et six livres, d'ordinaire min que nous avions parcouru le matin en chassant les
de une à deux. C'est un poisson sans écailles, ressem- chevaux sauvages.
blant de forme à la carpe, et dont la chair, blanche et Arrivés au cottage, nous le thé en devisant en-
prîmes
délicate, ne le cède à aucun des poissons d'eau douce du semble sur les épisodes de notre journée, et on se sépara
monde. pour se préparer aux joyeuses fatigues du lendemain.
diner chacun
étant y prit sa place. maintenant comment
.Notre organisé, Vous dirai-je chaque jour fut-
Qui de vous n'a pas fait en sa vie quelque gai repas employé? Non pas, car je ne le saurais plus moi-même.
champêtre? Pour vous qui en avez fait plusieurs, le plus Nous étions aux ordres de nos aimahles bûtes, et pen-
charmant a été celui où vous vous trouviez dans la so- dant le déjeuner on réglait chaque matin l'emploi de la
ciété la plus intime; celui où vous étiez le plus à l'écart journée. Le soir, nos dames nous faisaient de la mu-
du tumulte des humains peut-être une joyeuse compa- sique, quelquefois on dansait un tour de valse. Miss

gnie de jeunes personnes, conduite par des parents et F. avait une voix magnifique et très-cultivée, qui do-
des amis sur le sommet silencieux de quelque belle mon- minait tous les bruits du dehors. Vous ne sauriez vous

où, tout en gardant ce doux et honnête sentiment faire une idée du


que font en Austraiie
bruit les gre-
tagne,
d'aimable retenue que donnent un coeur bien placé et nouilles par une nuit claire. Les colons anglais se per-
une bonne éducation, on a mis de côté cependant la' con- mettent à ce sujet une mauvaise plaisanterie. Ils préten-
trainte qui nous accompagne presque toujours dans les dent que le capitaine Baudin étant entré le soir dans la
salons des villes. baie qu'il venait de découvrir en 1802, les Français fu-

èomposée comme l'était`notre partie quel charme rent si effrayés du bruit immense qui se faisait tout
nous trouvions 'à parler de l'Europe A ce moment-la autour d'eux sur cette terre inconnue, que lé lendemain
les flottes françaises et anglaises partaient pour la Cri- ils remirent à la voile. Et voilà, disent ces Anglais, pour-
mée, et nos jeunes Australiennes's'enthousiasmaient à la quoi l'Australie n'est pas à la France.

pensée de la gloire qui attendait les parents, les amis Ce ne sont pas de grosses grenouilles comme celles

qu'elles avaient à l'armée. On parlait des merveilles du qui remplissent nos étangs en Europe qui font tout ce
vieux monde, de ses. poëtes illustres; ensuite, le coude bruit, mais bien de toutes petites rainettes vertes et bru-
sur le sol récemment conquis aux enfants de la nes, qui se cachent dans l'herbe et qui, de leurs nids
appuyé
civilisation, nous élevions nos verres de champagne à la de verdure, remplissent l'air de leurs cris pèrçants et ar-

prospérité de notre nouvelle patrie, à l'Australie


heu- gentins. Tous se confondent en un seul son soutenu et
reuse, Atcstualin. felix; et perchés sur les branches éle- indéfinissable, et on distingue les voix de quelques-unes
vées des gommiers, les perroquets aux plumes vertes et plus rapprochées, dont les notes pleines et graves, qui
les kakàtoës blancs et les oiseaux rieurs, redou- ressemblent au la donné par le diapason, reviennent à
rouges,
blaient leurs cris du soir, comme pour s'associer à notre intervalles égaux, vingt ou trente fois par minute.
Nous laissions
la porte de notre salon ouverte; cha-
gaieté.
Tout à coup, nous sommes rappelés au but de notre que pause marquée dans la musique que nous écoütions~
était remplie par la vibration de ce cri immense du
journée par les cris que pousse Mme B. Le soleil
était près de disparaître et le premier poisson était pris. dehors, et, perdue dans le gazon qui bordait la vérandah,
Aussitôt chacun abandonne sa place sur l'herbe nos une petite grenouille à la voix de contralto faisait l'écho
dames courent à leurs lignes et nous à Mme B. pour de la dernière note.
l'aider à sortir de l'eau sa capture et à remettre en ordre Un de nos amusements favoris, un de ceux que je veux
son amorce. Puis nous allumons des feux de dix en dix essayer de vous décrire, était la chasse au kanguroo.
sur le banc élevé de la rivière. Cet animal est très-commun chez nous, beaucoup
pas
EnAustralie, nous n'avons pas de crépuscule. Déjà trop; car nous estimons qu'il n'y en a pas moins de
les derniers canards ont passé rapides comme des hiron- mille à quinze cents sur nos terrains, et qu'ils nous man-
delles à l'approche de la pluie, suivant les cours de l'eau autant d'herbe que cent à cent cinquante têtes de
gent
par vols de trois à cinq, pour aller pâturer pendant la bétail.
nuit l'herbe tendre qui pousse dans les lagunes. Tous les Les kanguroos se tenant ordinairement par petites
LE TOUR DU MONDE. 107

troupes de dix à quinze individus -dans les vallées oit Notre gracieux gibier semblait d'abord s'éloigner et
l'herbe est la meilleure cette chasse dérangeait notre devoir nous échapper; mais nous galopions toujours, et

'bétail, et nous ne nous accordions ce plaisir que pour peu à peu nous gagnions du terrain. Déjà nous convoi-
en faire honneur à des.amis. Rien n'est charmant comme tions un vieux kanguroo, le dernier de la bande, lorsque
les kanguroos broutant assis sur leurs et la mieux montée,
longues pattes de tout à coup miss F. la plus légère

derrière, s'appuyant sur leurs petites mains et se rele- par conséquent la première des poursuivants, cria grâce
vant 'à chaque inslant pour savourer leurs herbes et et pitié pour lui. C'était une femelle qui, commènçant à

écouter, les .oreilles tendues en avant, s'ils n'ont pas se fatiguer, venait de jeter un de ses petits de sa poche,

quelque sujet de fuir. A pied, il est impossible de les et celui-ci sautait péniblement après sa mère. Heureu-
on le peut à cheval et Guillaume, qui étaient
approcher; mais plus facilement sement, Lloyd auprès de miss
parce qu'ils sont accoutumés à voir les chevaux dans les F. enfonçant leurs éperons dans les flancs de leurs
chevaux, arrivèrent en même temps que les chiens
pâturages.
Trois de nos amis étaient venus de Melbourne pour Guillaume les contint de la voix en les écartant avec son
se joindre à nous. Nous partimes pour cette chasse un fouet, et bientôt nous atteignimes tous la pauvre petite
peu'après le milieu du jour. Guillaume de P. mar- bête, clui ne pouvait courir bien loin.
chait en avant, suivi de grands lévriers d'origine an- Nos amazones voulaient lui faire grâce entière et la

glaise. ou écossaise. Puis venaient nos quatre jeunes laisser là pour que sa mère pût la retrouver, mais il n'y
ladies, de suivre la chasse, et nous tous eut pas moyen de nous faire entendre raison. Acland la
impatientes
après elles. prit dans ,ses bras, et remonta à cheval, déclarant qu'il
Le premier troupeau-que nous rencontrâmes se mit à l'emporterait à Melbourne, et que ce serait une char-
fuir à environ ti~ois cents pas de nous; c'était trop loin mante acquisition pour le jardin de Fairlie-House.
de l'atteindre; Guillaume lâcha D'autres fois nous fûmes plus heureux, et nous fOl'çâ-
pour espérer cependant
les chieils et nous nous élançâmes au galop derrière eux. mes plusieurs gros kanguroos qui livrèrent bataille à nos
Comme tous les autres animaux, c'est en liberté qu'il chiens. Le kanguroo au plus vite
départ est
que les
faut voir le kanguroo ceux que vous pouvez avoir vus chiens; mais, si vous lie le perdez pas de vue pendant le
au Jardin des plantes ne vous donneront nullement premier mille, il commence bientôt à se fatiguer, et vous
l'idée des
kanguroos qui peuplent le bush australien, êtes certain de l'atteindt'tJà à la fin du second. Lorsqu'il
pas plus que le chamois qui est en cage à côté de l'au- est forcé, il s'arrête, s'assied et attend les chiens, Ceux-ci

berge du Giesbach lie représente ses amis du Faulhorn. ne l'attaquent que par derrière, car il pourrait les éven-
Le kanguroo saute sur ses pattes de derrière seulement, trer d'un coup d'une de ses longues pattes, formées de
le corps droit et un peu penché en avant, ses bras lien- trois'doigts seulement, celui du milieu plus long que les
d~nts sur sa poitrine. Il se met en mouvement par pe- autres et armé d'une sorte de corne formidable. Mais,
tits bonds réguliers, les 'augmentant à mesure qu'il se comme ces pattes qui lui servent
défense de sont en
sent poursuivi. A toute vitesse, il franchit bien douze à même temps celles sur lesquelles il est assis, le kangu-

quinze pieds de chaque liond. Quand il vient de sauter et 1'00 n'est pas bien agile et ne peut faire face à un en-

qu'il est en l'air, sa longue queue et ses longues jambes nemi adroit comme le chien, qui le saisit à la nuque et

pendantes se touchent. Elles se séparent de nouveau l'étrangle.


pour le recevoir au moment où il va retomber à terre, ce Nos visiteuses n'aimaient plus cette chasse depuis
qui produit à chacun de ses bonds mouvement un double l'incident de notre première course elles lie la suivaient
de pendule très-original et très-gracieux. Les kanguroos plus que de loin, et l'animal était toujours mort lors-
s'enfuient toujours les uns derrière les autres, en co- qu'elles arrivaient.
lonne par un, comme on dirait à l'école du cavalier. Les Cependant, dix jours s'étaient écoulés, et le colonel

plus vieux étant les plus lourds, sont ordinairement les nous avait' fait de lui ramener sa famille au
promettre
derniers; avec eux se trouvent quelquefois de jeunes bout de ce Du les d'automne
temps-là. reste, pluies
étourdis qui n'ont pas obéi assez promptement au signal commençaient; nous reconduisimes les dames à Fairlie-
du départ donné par leurs mères. House et à Melbourne.
Nous perdimes de vue le troupeau et, quand les chiens
furent revenus, nous nous reniimes en ordre et gardâ- Une station à vendre. Dalry. Nous passons la rivière avec
mes le silence, afin de pouvoir nous approcher nos chevaux sur un tronc d'arbre. Préliminaires d'achat.
davantage Une course dans la montagne. Arbres. Fougères. Les
de la première troupe que nous découvririons. arbres morts.
Bientôt, à l'entrée d'une longue et étroite vallée, bor-
dée de collines assez rapides, nous apercûmes un nou- (M. de Castella, comme on le voit, n'est pas d'un ca-
veau troupeau. Tout nous promettait cette fois une belle ractère mélancolique. La vie australienne ne lui était

chasse, carles chiens ayant tout avantage surles kan- point désagréable mais, si heureux qu'il fût dans la mai-
guroos à la montée, nous étions sûrs que ceux-ci fui- son de son frère, il lui tardait d'entrer pour son propre
raient droit devant eux dans la plaine. Arrivés à cent compte dans la vie active, et il apprit un jour, avec
cinquante pas du troupeau, nous excitâmes les chiens et joie, qu'une station attenante à celle d'Yéring allait être
nous nous élançâmes après eux. mise en vente.)
108 LE TOUR DU MONDE.

La station que l'on me était insensible au au


proposait d'acquérir que personne, actif, courageux, froid,
située sur la rive droite de la Yarra, à l'extrémité de chaud et à la fatigue..
celle de mon frère, les deux habitations se trouvant Décidés à tenter ensemble cette nous
acquisition
à douze milles de distance. Elle était de médiocre im- tous deux les intentions de
partimes pour apprendre
car elle ne
portance, plus de quinze
comprenait guère notre voisin.
mille. arpents de hon terrain; sa proximité Le e c.hemin battu conduisait chez
cependant qui lui traversait
de la ville ajoutait à sa valeur, et pour moi le woi- tout le terrain et aboutissait 'a' une colline
dTéring, éle-
sinage de mon frère la rendait. tout à fait enviable. du côté de la Yarra; descendait
vée, très-rapide il pres-
Cette station portait, le que. perpendiculairement
nom de Dalry, petit village ensuite
serpentait pendant
d'Écosse, d'où le proprié- instants
quelques au.milieu
taire tirait son, Il des- hautes herbes et des
origine.
en habitait, ordinairement et arrivait à~ la
mimosas,
une- autre dans le district rivière traversait
qu'on -sur
de Sidney, et laissait à Dal- uii- immense re-
gommier
ry un de ses parents comme liant les deux rives. Cet ar-
régisseur. Il y séjournait hre avait été renversé là à
cependant depuis quelque dessein; on en avait aplani
temps avec l'intention de la la partie supérieure, et on
vendre et de retourner en avait à droite et à
planté
Europe. gauche des fiches en bois
L'abord de la station était des bran-
qui supportaient
difficile située au pied de ches placées en longueur
l'extrémité de la chaine des le pont. L'in-
pour élargir
Alpes australiennes, elle tervalle entre. le tronc et
était fermée du côté de Mel- ces branches était garni de
bourne par plusieurs épe- mottes de gazon, erletÓut
rons de cette chaine de formait mi sentier aérien. à
montagnes et par tout le dix pieds.m-desBusde l'eau,
cours de la Yarra qui la
long de cent et q~elques
limitait.au sud; mais cet les' hardis pas-'
pieds, que
abord difficile était un avan- saient, sans descendre de
tage précieux pour des ter- et
cheval, les prudents en
rains de pâture-dont le fond conduisant le' leur la
par
appartenait encore au gou- bride.
vernement; c'était
'ga- une C'était sur cette espèce
rantié de sécurité pour le de à
pont qu'on passait
propriétaire, qui devait res- bras les provisions desti-
ter paisible possesseur de nées à Daluy. Au haut de
sa concession, tant qu'une la colline nous avions vu
route praticable pour les sous un abri le chariot de
chariots ne satisferait pas notre voisin. Un traîneau
les besoins d'une population de bois servait à transporter
Or aucune route ses proYÍsions
agricole.~ du- haut de
ne devait s'y construire la colline à là rivière, et de
avant de longues années; le l'autre' côté, on les rechar-
pays était trop montueux geait sur un autre chariot.
et le sol de bonne qualité Après avoir passé ce pont,
Oiseau-lyre (menure;. Dessin de Ruuyer.
n'avait pas assez d'étendue. nous débouchâmes au-cen-
Son
princi¡ial mérite était dans sa proximité même de tre d'une semblable à celle de
plaine e d'Yéring"quoiqué
Melbourne. moüidre étendue, où centaines de bœÜfs ét de
quelques
Pour en tirer tout le parti il fallait
possible y établir vaches pâturaient en compagnie de nombreux lan~-uro .0-3
une bonne laiterie, y remonter, des chevaux la fuite à notre approclie. Nous traversâmes
maigres qui prirent
qu'on -achtait à vile
prix en ville, y dresser des attelages cette plaine, puis une clôture ,à demi renversée,- et la
de bœufs, des vaches laitières, etc. etc. Pour diriger piste nous conduisit à un charmant ruisseau qui descen-
tout cela, inon ami Guillaume était un associé précieux; dait la mOl1tagne et allait se perdre dans la Yarra. A
avec le meilleUr caractère du monde il était grand partir de là le sol s'élevait imperceptiblement au-dessus
amateur de chevaux et de la vie au grand air, et plus de la plaine nue il était couvert des gommiers les plus
110 LE TOUR DU MONDE.

gigantesques et les plus beaux que j'eusse vus jusqu'a- force de l'âge, et de sept à huit charmants enfants qui
lors. Après dix minutes de trot, nous vîmes, sur une trottinaient autour de la hutte de leurs pareuts.
nu-pieds
éminence de terre où tous les arbres avaient été coupés, Cette hutte était plus grande que celle du maitre', mais
deux ou trois petites huttes recouvertes d'écorce. Cha- distribuée aussi en deux pièces seulement: la première
cune d'elles était dominée par une cheminée d'où s'é- une vaste
cuisine, la seconde la chambre à coucher de
chappait une colonne de fumée bleue qui montait per- toute la famille du stockeeper. A côté de cette habitation
pendiculairement vers le ciel comme si aucun souffle de un store tout à fait délabré, et. un peu plus loin, une
vent lie pouvait pénétrer dans cette solitude. petite laiterie à demi enfouie en terre complétaient l'éta-
Deux lévriers sortirent d'une de ces huttes et vinrent blissement.
en aboyant à notre rencontre. Leur maitre les suivit et Le terrain sur lequel ces quatre masures étaient si-
leur imposa silence; c'était un homme de petite taille et tuées comprenait environ un hectare là tous les ar-
de chétive apparence. Je le voyais pour la première fois; bres avaieut été abattus pour servir aux constructions.
Guillaume me présenta à lui. Le Corondara, un vrai ruisseau, frais en toute saison et
Mister Donald, lui dit-il, le bruit court que vôus roulant sur un lit de pierres, chose rare en Australie,

partez pour l'Europe; M. de C. et moi


nous voir venons coulait à vingt pas des huttes. Ses bords étaient couverts
si nous pouvons nous entendre pour vous acheter Dalry. de magnifiques buissons verts, protégés contre les gran-
Votre frère a déjà Yéring qui appartenait à mon des chaleurs par les gommiers qui les dominaient. Des
père, nous répondit-il en se tournant de mon côté; je plantes grimpantes pendaient aux troncs morts de quel-
serais enchanté de réunir de nouveau pour ainsi dire les ques-uns qu'elles avaient étouffés, et la fougère arbo-
deux propriétés. D resceute, le plus beau des arbres d'Australie,
indigènes
Nous enlevâmes les selles de nos montures, nous les qui prospérait dans la montagne à quelques milles de là,
plaçâmes avec nos brides sur des supports qui se trou- jetait par-dessus les grandes herbes la coupe étalée de
vaient sous la petite vérandah, à côté de la porte de la ses palmes délicates.
hutte, et nous entrâmes chez notre hôte. Un petit jardin potager s'était timidement introduit au
Sa hutte se composait de deux petites pièces séparées bord de ce ruisseau, au centre de cette forêt; il ne con-
par une cloison; elle était toute construite en bois pris tenait que quelques pruniers, quelques poiriers et quel-
et fendu sur
place, et la charpente reposait simplement ques carrés de légumes; mais ce qui le rendait remar-
sur les parois, de telle façon que les larges bandes d'é- c'était une de pêchers
quable, longue rangée qui avaient
corce qui la recouvraient laissaient entrer l'air extérieur enjambé leur clôture et qui poussaient de tous côtés à
tout autour. Deux petites fenêtres éclairaient lapièce l'état sauvage sur les bords du Corondara. Ces pêchers
principale, grande de huit
pieds sur quinze, et haute de étaient pendant la belle saison une des merveilles de
huit à neuf pieds. A l'intérieur, cette pièce était revêtue Dalry; tous produisaient des fruits. Les vieux
plus âgés,
de nattes de jonc à petits carreaux rouges et blancs, et le seulement de dix-huit à vingt ans, ne portaient plus que
plancher en terre battue était enduit d'une couche d'ocre la pèche jaune de nos vignes en Europe; tandis que les
jaune. Une table ronde, recouverte d'une natte de la de la même famille,
plus jeunes, quoique produisaient
Nouvelle-Zélande, occupait le centre de la chambre, et d'énormes pêches rouges et blanches qui n'auraient pas
un canapé de damas rouge était à côté de l'immense les plus beaux du vieux monde.
déparé espaliers
cheminée où flambait un bon feu de gommier. Sous cette A peu de distance de là, quelques écorces soutenues
table et devant ce canapé, un épais tapis garantissait les par des branches plantées en terre abritaient trois ou
pieds de l'humidité; aux parois étaient suspendus des quatre femmes noires et leurs sales petits myrmidons.
fusils de chasse, des brides neuves, un ou deux stockivips Les hommes étaient dans la montagne, occupés à chasser
de eufin,
parade; pour compléter l'ameublement, une le porte-lyre. Dalry était le séjour le plus ordinaire de
encoignure vitrée renfermait des verres taillés, quelques ce débris de l'ancienne tribu de la Yarra. Les noirs y vi-

pièces de porcelaine allglaise, une théière et une cafe- vaient en bonne harmonie avec le stockeeper et ses mai-
tière brillante de propreté. tres; la montagne était eux pleine de gibier, et
pour
Dans la pièce à côté, plus petite encore que celle que l'été ils restaient toute la journée cou-
pendant presque
je viens de décrire, se trouvaient deux lits, celui de notre chés dans le Corondara, dont les eaux étaient les plus
hôte et celui de son intendant, et une armoire qui leur fraiches de toute la contrée.
servait de garde-robe. Après un diner
pendant lequel nous discutâmes lon-
Le plafond de la hutte était fait d'écorces placées sur guement les avantages et les désavantages de la station,
des traverses en bois; il supportait les provisions les plus notre hôte nous communiqua ses conditions de vente.
recherchées du squatter cigares, sucre fin, sardines et Il était tard quand nous nous mimes au
lit, l'un de nous
quelques caisses de vieux cognac, de sherry et de claret. celui de l'intendant absent, l'autre le canapé.
prenant
En attendant le dîner, comme il était convenu que dans la première pièce. Pendant la nuit, dans cette pe-
nous emploierions le lendemain à parcourir les terres de tite hutte à claire-voie, nous ne perdimes pas un son, pas
Dalry, nous allâmes visiter le reste de l'établissement. un cri du dehors. Jamais encore je n'avais entendu un
Le personnel de la station se composait, outre l'inten- pareil concert d'opossums, de chiens sauvages et de
dant, d'un stockeeper et de sa femme, tous deux dans la toutes sortes d'oiseaux de ténèbres.
LE TOIJIt DU MONDE. Ili

Le lendemain matin, trois ou quatre des enfants du le versant sud était élevé de quatre mille pieds. Nous

stockeepe rassemblèrent, courant dans les hautes herbes avions vu la plaine en arrivant, nous savions ce qu'elle
et les chassant devant eux, tous les chevaut qui se trou- valait pour le bétail, nous nous dirigeâmes droit vers le
vaient dans .le clos. Nous fûmes bientôt en selle, et nous plus élevé de ces sommets d'où nous devions avoir une

conllnençâmes avec notre hôte l'exploration de son rzcra'.1. des plus belles vues de la contrée. Ce mont a été depuis
Ce run portait mille têtes de bétail il pouvait en baptisé par nous, et il porte sur la carte nouvelle le nom

porter douze ou quinze cents. Le bon terrain compre- que nous lui avons donné mont Juliette.
nait environ dix mille arpents le terrain de mauvaise Tant que nous chevauchâmes en plaine, le sol était
s'étendre indéfiniment,car, limité au sud riche et couvert d'herbes
abondantes mais, à mesure
qualité pouvait
et à l'ouest par la Yarra et un de ses petits tributaires, que nous montions davantage, il devenait plus argileux
il n'était borné au nord et à l'est que par les montagnes et plus mauvais l'eau des pluies séjournait à la surface,
et les taillis impénétrables qui cachaient loin de là les et une petite espèce de jonc était" avec de nombreuses
sources de la Yarra. Cette immense étendue de terrains plantes de la famille des
orchidées, la seule herbe qu'il
inutiles était un des
désavantages de la station, car, lors- produisit. Il était, en outre, couvert de jeunes gommiers

que le bétail s'y engageait, il était perdu pour le pro- si rapprochés les uns des autres, que nous avions de la
priétaire, l'épaisseur du fourré ne permettant pas de peine à passer entre leurs Cependant, troncs.
à l'endroit

l'y poursuivre à cheval. où la pente devenait rapide les arbres plus espacés
Le sommet des montagnes dont Dalry occupait tout reprirent leurs formes vigoureuses; notre guide -nous

StaLiun de Dalry. de Karl Girardet une


d'aNrès puotographie.

annonça les sources du Corondara, et bientôt, dans un c'était une terre noire
légère comme et
la terre de
creux de la montagne, sous les immenses couverte de superbes arbustes.
toujours gom- bruyère, que je n'avais
miers, nous découvrimes une forêt d'arbres fougël:es. pas vus encore. L'air était embaumé par les parfums de
Le ruisseau filtrait au milieu des herbes et les l'arbre musqué.
épaisses,
grandes fougères penchaient dans tous les sens leurs Pour nous aider à gravir, nous nous prenions à ces
couronnes vertes tombantes, soutenues par des troncs arbustes l'un d'eux surtout nous était utile c'était un
droits les feux du bush
que avaient recouverts d'un ve- petit arbre à feuille de saule dont le bois se brisait
lours et où leur âge était marqué
noir, par les anneaux comme du verre, mais dont l'écorce qui se détachait
superposés de leurs palmes tombées. Ces arbres magni- tout
entière, il étaittant plein de séve, résistait à tous
liques atteignaient en cet endroit jusqu'à trente pieds nos efforts pour la rompré.
de~ hauteur. Le sol était en beaucoup d'endroits de trous de
perforé
A partir de là, la montagne devenait si rapide que nos wolloubis (une petite espèce de kanguroo), et de trous
chevaux nous étaient inutiles nous les attachâmes aux de wombats, un des plus curieux animaux d'Australie,
troncs des fougères, et nous continuâmes à pied notre très-difficile à prendre à cause de la rapidité avec la-
ascension. Plus nous montions, plus le sol changeait quelle il se fraye un chemin à terre. Autour de nous on'
n'entendait aucun des oiseaux de la plaine, seulement
1. L'espace de terrain une station; de to run., quelques rares kakatoës noirs qui jetaient des cris per-
que comprend
co'lrir. çants à notre approche, et de temps en temps
quelque
112 LE TOUR DU MONDE.

oiseau-lyre s'échappait
qui bruyamment des buissons plutôt est-ce quelque épidémie qui a frappé ces vieux
aussi rapide que nos faisans de montagne en Europe. géants? Les ,arbustes qui les entc.urent sont verts et
Enfin nous arrivâmes à la région des Deacl Trees, ou flexibles, tandis qu'eux-mêmes ils opposent, depuis des
arbres morts. Ce sont des gommiers gigantesques, encore années dont nul ne sait le nombre, leurs squelettes blan-
debout, mais desséchés depuis des temps si reculés que chis aux vents déchainés autour d'eux.
les noirs les plus âgés disent les avoir toujours vus ainsi. Ces arbres sont très-espacés à mesure que nous mon-
Quelques-uns mesurent jusqu'à deux cents pieds de liau.- tions, le ciel s'étendait davantage au-dessus de nos têtes,
teur sur huit à dix pieds de diamètre, et leur.carcasse leurs silhouettes grises se détachaient sur le fond bleu
unie ressemble à celle des
grands chênes du'on écorce .e foncé, et la vue la plus magnifique, jusqu'alors cachée
au printemps avant de les abattre. De loin, au coucher nos yeux par le feuillage, se déroulait à nos pieds.
du soleil, ces parties de montagnes, ainsi atteintes de C'était d'abord la montagne même où nous étions

mortalité, ressemblent à des roclers. Chacun émet son une des arêtes des Alpes australiennes, longue suite de

opinion sur ces arbres morts! Est-ce le feu, ou bien forêts impénétrées encore, dominées par des sommets

Station de Dalry. Vue du haut des montagnes. Dessin de Karl Girardet d'après Mitchell et 1\1. de Castella.

neigeux à quinze ou vingt lieues de nous en avant et à Là, sur une étendue de douze lieues à vol d'oiseau,
notre droite, un océan de verdure, collines après colli- toute une fourmilière d'hommes s'agitait, occupés à
nes 1 presque toutes 'semblables,, toutes couvertes des expédier au vieux monde le produit- des mines d'or; à
têtes ondulées des gommiers. L'imagination errait sous déballer les cargaisons paa ces centaines de
apportées
ces masses coupées par de petites vallées, navires; et, à nos pieds, adossées à la montagne, ou-
d'arbres par
les plaines de la Yarra don nous suivre le bliées en dehors de tout ce mOlwement fiévreux,
pouvions quelques
cours c'était la terre nouvelle donnée à l'Européen, et lieues carrées de sol vierge nous étaient'offertes. Cette
par delà cette- terre, nous décou\Tions le véritable océan, vue mit fin aux hésitations qui pouvaient me rester'sur
sur; lequel nous distinguions, à l'aide de la lunette d'ap- l'acquisition de Dalry « Touchez là, monsieur Donald,
proche que notre hôte a`-ait apportée, les nombreux vais- dis-je àu propriétaire, nous acceptons vos conditions. »
seaux qui encombraient la rade de Melbourne et qui H. DE CASTELLA.
sillonnaient la baie de Port-Pliilipp. (La fin à la prochaine licraison.)
III. 6~' LIV. 8
Ill! LE TOUR DU MONDE.

SOUVENIRS, D'UN SQUATTER FRANÇAIS EN AUSTRALIE!

((:OLO~IE DE VICTORIW

PAR M. H. DE CASTELLA.

1854-1859

Achat de la station de D21r5-. Remi~e du bétail.

jours après
Quelques mon frère étant reve u de la station en fût augmenté, soixante et onze veaux au-

Port-Fairy, nous lui fimes pârt de nos projets d'a- dessous de six mois, dix-sept chevaux et tous les meu-
chat. Il les approuva sans réserve heureux que nous bles, ustensiles, chariots, etc., etc., qui avaient appar-
lie fussions pas obligés de nous séparer, et nous pri- tenu à l'établissement. Le payement devait se faire en
mes jour avec notre voisin pour la remise de sa sta- trois termes le premier après le transfert par-devant
tion. notaire des droits relatifs à la concession, les deux, au-
Le prix en avait été fixé à sept livres sterling par tête tres douze et à vingt-quatre mois.
de bétail, les veaux au-dessous de six mois non com- Après le repas qui suivit la remise du bétail, nous

pris ce bétail devait être compté-devant nous et le prix montâmes à cheval pour aller visiter la partie de la
total lie être connu cette station en amont-de la Yarra. A quelques milles des
pouvait qu'après opération.
Pendant les huit
jours qui la précédèrent, notre voisin huttes la plaine cessait entièrement et nous
eûmes
rassembla tout son troupeau dans son clos dont il fit trois ou quatre milles de taillis à traverser pour ar-
tant bien que mal la clôture ensuite il fit ton- river à un grand ruisseau qu'on appelait le Don, ruis-
réparer
struire, au moyen d'abatis d'arbres, un carré attenant seau qu se jetait dans la Yarra et derrière lequel nous
à son yard, et assez vaste pour contenir ce troupeau tout retrouvâmes une nouvelle petite plaine qui pouvait de-
entier. venir utile pour le bétail. Le soir nous revinmes à Yé-
Au jour fixé, mon frère, son intendant, Guillaume et ring, et assis au coin du feu, nous discutâmes longue-
moi, nous arriv,'¡¡nes d'Yéring. De son côté notre vol*- ment nos plans pour l'amélioration de notre nouvelle
sin avait, outre son parent, deux de ses amis pour l'as- station.
sister. Déjà, avant notre arrivée, tout le bétail avait été Leshuttes, les clôtures, les yards de Dalry étaient en
chassé du clos dans le grand carré construit provisoire- si mauvais état, que la première chose à faire était de
ment. On fit entrer dans un des carrés du vieux yard tout reconstruire.

cinquante têtes emit'On; de là elles devaient passer suc- Il nous fallait, malgré ses frais ombrages, ses eaux
cessivement dans un autre carré et sortir une à une par fraiches et sa bordure de pêchers abandonner le Co-
la porte près de laquelle nous nous tenions ayant cha- rondara et chercher ailleurs un emplacement moins
etin-une feuille de papier et un crayon à la main. poétique, moins pittoresque peut-être, mais plus ap-
Le stockeeper du vendeur était dans ce dernier carré, proprié aux développements que prenait partout la cul-
armé d'une longue baguette pour contenir le bétail, et ture. 0
l'arrêter si quelque discussion s'élevait au sujet d'une
LNoilsnous établissons à Dalry. Reconstruction de nos bàtiments.
des bêtes sortantes. A la sortie même, l'intendant de Etablissement d'un pont sur la Yana, Tom le vieux con-
mon frère criait à mesure qu'elles passaient, boeuf, va- vict. Comment on trait d'emblée une vache entièrement sau-
vage. Comment on soumet les jeunes boeufs à porter le joug,
che ou t~eau., et chacun faisait une marque en consé-
La chasse aux tattreatix sau\'ages.
sur son papier. De temps en temps pendant
quence
faisait entrer un nouveau détachement dans le Notre voisin s'était réservé de rester sa station jus-
qu'on
carré intermédiaire, on collationnait les écritures. En cas qu'à son départ pour l'Angleterre le printemps était ar-

d'erreur, la majorité l'emportait; de même au passage rivé quand nous en primes possession. Nous gardâmes
d'un veau, si son âge était douteux, la majorité décidait. à notre service le stockeeper et sa famille l'honnête
Encinq ou six heures de temps tout le troupeau dé- Bradshaw, Écossais comme son ancien maitre, et notre
fila ainsi devant nous et nous
comptâmes cinq cent qua- hutte
reçut une partie de notre garde-robe seule-
petite
torze boeufs, cinq cent soixante-sept vaches et quarante- ment, le reste demeurant à Yéring, où Guillaume et
trois Veaux, formant un total de onze cent vingt-quatre moi nous conservâmes nos chambres. Les deux habita-
le prix à sept mille huit n'étant de
têtes, qui fixait de la station tions séparées que par une heure et demie
cent soixante-huit livres sterling, soit cent quatre-vingt nous pouvions aller passer notre journée à Dalry,
galop,
seize mille sept cents francs. surveiller nos intérèts, et revenir le soir diner en famille
Outre ce bétail, nous recevions, sans que le prix de à Yéring.
Bientôt nous fùmes décidés sur le choix d'un empla-
1. Suite et fin, cement meilleur nos nous adressâmes
Voy. pages 8] et 9i,. pour habitations;
LE TOUR DU MONDE. m

à du' surveyor
l'office à Melbourne une de- tre vieux Tom n'était riche,
pas mais il était si bon
général
une figui'e' si ouverte et si honnête,
mande à l'effet d'obtenir un arpenteur pour mesurer Jef ouvrier, il avait
six cent 1 quarante arpents a peut-être sa maison et son coin de
que nous voulions acheter alen- du'il aujourd'hui
tour, et nous engageàmes des charpentiers pour trans- terre.
nos huttes et établir les nouveaux et les Le systèm'e pénitencier de la déportation est entre tous
porter yards
nouvelles clôtures. avec l'aide de quelques voi- le plus humain et celui qui produit les meilleurs résul-
Enfin,
sins et de quelques ouvriers des environs, nous entre- tats. Tom avait
été, disait-on, déporté pour des fautes
de construire sur la Yarra, un pont assez large et Il avait eu peut-êtr8 un fort. mauvais visage;
primes graves.
assez solide pour que nos lourds chariots et nos attelages mais sous l'influence d'un climat nouveau, loin des cau-
de bœufs le traverser. Ces ouvriers étaient des ses qui avaient amené sa dégradation, dans une contrée
pussent
de vaisseau; des marins (lui avaient où il se trouvait abrité en partie de sa honte, et par cela
charpentiers quitté
la mer pour aller aux mines, en étaient revenus dés- même débarrassé de la haine qu'if aurait toujours gar-
et s'offraient dée à la société, il avait une bonne
appointés pour faire toute espèce de gros repris physionomie.
dans les fermes des environs de Melbourne. Content de son lioniièreté actuelle, d'autant plus qu'elle
ouvrages
il y- tenait encore
Afin de -nous assurer un droit sur notre pont, nous le était pour lui un bien acquis, plus
construisimes à l'angle !Dème de notre future section. que s'il n'y avait jamais failli. Pour mon compte je lui
De l'autre côté lè terrain à des Écos- aurais, sans avoir pris de témoins, donné ma bourse à
appartenait
sais qui furent. pour nous d'excellents voisins 110US garder.
offrirent l'aide de leurs bras et de leurs 1-)ceufs de trait, Trois mois après notre
installation, Dalry avait entiè-
et nous autorisèrent à faire une route de notre rement changé d'aspect. Nous avions transporté notre
qui,
pont, irait rejoindre la leur, aboutissant elle-même à hutte et celle de Bradshaw, construit une hutte nouvelle
-celle d'y éring. pour les ouvriers, une écurie pour nos chevaux, établi
Bientôt un premier tronc fut abattu dans la rivière, et une excellente laiterie avec un toit double, le toit infé-
celui-ci servit à en faire glisser d'autres qui furent trai- rieur en chaume sous un toit
d'écorce, et trois maçons
nés par nos bœufs, et l'air retentit des cris des conduc- de notre pays qui étaient venus nous demander de l'ou=
teurs et des chants des ouvriers marins, creusaient les fondements d'une bonne maison en
qui marquaient Vl'3ge,
la cadence pour tirer les cordes passées dans les poulies. pierre.
plerre.
Trois immenses, trois arbres entiers Pour suffire à toutes
ces dépenses nous avions vendu
poutres presque
supportèrent le tablier du pont, long de cent huit pieds, près de deux cents tètes de bétail gras à neuf livres la
et un éperon de bois fut établi dans la rivière pour le tète, au moins cent cinquante veaux qui valaient à Mel-

protéger et rompre la force du courant. bourne près de trois livres chacun, les veaux ne pou-
En quinze jours ce pont fut terminé, et quand notre vant être amenés d'aussi loin
que le gros bétail et les
ami le major Paseley, ingénieur en chef de la colonie, moutons, sans compter nombre de boeufs de trait et de
vint nous voir quelque temps après, il. me marqua son vaches laitières qui se vendaient de douze à dix-huit li-
étonnement de ce que nous avions pu exécuter un pa- \Tes sterling.
reil ouvrage avec quelques poulies et quelques crics seu- Le moyen employé pour habituer ces vaches sauvages
lement. à se laisser traire était assez ingénieux lorsqu'en par-
De l'autre côté de la rivière, nous firmes obligés d'ou- courant üotre run nous rencontrions une vache avec
nir notre route avet'; la hache. Elle fut bordée pendant un nouveau-né, nous la chassions vers nos yards avec

près d'un kilomètre, d'un véritable mur de lianes et de le groupe de bétail dont elle faisait partie. Là, elle était

plantes grimpantes qui couraient dans tous les sens sur séparée des autres bêtes et on dans un la faisait entrer
le sol et tombaient des branches des mimosas pressés carré en avant d'un hangar, derrière lequel se trouvait
les uns contre les autres. Les oiseaux couvaient leurs ni- un étroit couloir où l'on chassait le veau. La vache en-

chées, pendant que la hache abattait ces arbres oit ils tendant les cris de sa progéniture se précipitait. sous ce
s'étaient crus bien en sûre té. Un pigeon doré resta dans hangar dans une stalle construite à cet effet, au fond de
son nid tout au bord, à hauteur de main d'homme, mal- laquelle se trouvait une ouverture donnant sur le cou-
gré'le bruit qui se faisait
autour de lui, jusqu'au jour loir par où une vache pouvait passer la tète. Sitôt qu'elle
où sa jeune famille prit son vol. s'y était. engagée on redressait un poteau mobile sur le
-Nous avions parmi nos ouvriers un vieux convict côté de cette ouverture, on le fixait au haut au moyen
de soixante ans, qui était depuis trente ans dans la co- d'~ne simple cheville, et la pauvre bête était pri~e, ne
loilie. pouvant retirer ses cornes en arrière. Alors on lui pre-
La province de Victoria n'a jamais reçu de convicts; «, nait un de' ses pieds de derrière avec un nœud coulant
elle les a même tellement en horreur que son gouverne- et on le lui attachait à un fort poteau. Retenue par la
ment fit une loi qui repoussait du territoire les con- tête, n'ayant plus que trois pieds pour se tenir debout,
victs libérés des autres
provinces. Cependant, dans ce' elle ne pouvait opposer la moindre résistance, et n'eût-

pays oit nul ne vous demande, si vous n'y donnez ¡Jas elle jamais été touchée par la main d'un homme, un

sujet, qui vous êtes et d'où vous venez, plus d'un a pu enfant pouvait la traire. Après l'opération on ouvrait, à
se fixer et mèÚ18 fonder un établissement prospère. 1\'0- côté d'elle, une petite porte par où le veau entrait tou-
116 LE TOUR DU MONDE.

jours bèlant; on le rendait à sa mère ei on la dégageait veaux, on les c.hassait dans le grand clos fermé, où on
de se, entraves les lais~ait avec les veaux pendant trois ou quatre heu-
Les produits de la laiterie étaient mr des re~enus de res. Alors on rassemblait de nouveau ce troupeau; on
notre station. Dans la bonne saison nous avions jusqu'à séparait les mères d'avec leurs œaux, et, tandis qu'on
cent vingt vaches auxquelles chaque matin notre stoc- gardait ceux-ci dans un clos plus petit aitenant au han-

keeper, sa femme et les. ainés de leurs enfants faisaient gar, on chassait les vaches dans le husli en dehors des
subir l'opération que je viens de décrire. Notre clos clôtures. Elles allaient quelquefois assez loin-chercher
fermé n'eùt nourrir un trou- leur nourriture; mais dès le matin, par leur lait
pas pu 'longtemps pareil gènzes
peau, et cependant on ne pouvait chaque matin aller elles revenaient d'elles-mêmes près du hangar derrière
chercher les vaches au loin voici encore comment on lequel les veaux afl'amés remplissaient l'air de leurs cris.

s'y prenait. Nos huttes n'étaient qu'à quelques centaines de pas

Après qu'on avait trait toutes les vaches, en ayant des yards; j'aimais à entendre chaque matin cet assour-

win de leur laisser une' partie de leur lait pour leurs dissatil concert de beuglements: sans doute s'il avait été

Défrichement dans la station de Darly. Dessin dé Karl Girardet d'après l'album de Di. de Castella.

le bétail d'autrui je l'aurais trouvé bien dés- on lui ajuste la fourche en fer. Le jeune
produit par rapidement
agréable. animal se sentant pris hondit en avant, en arriëre,
J'ai parlé souvent des b~ufs de trait; le procédé dans tous les sens, entrainant son pauvre vieux com-
pour
les dresser était bien simple aussi. Les bœufs en Austra- pagnon. On' les renvôie tous les deux ainsi accouplés
lie sont attelés au moyen d'un sur la au pâturage. Pendant
mi jour, deux jours, trois jours,
joug
qu'ils portent
en fer secouant tbu-
nuque et d'une fourche qui les prend sous le cou le jeune bocuf s'épuise en vains efforts,
et se fixe dans le.joug avec une clavette. De cette façon jours son infortuné camarade, ne le.laissant pas manger
ils tirent avec la nuque et les épaules. ne veut pas manger lui-même. Le pauvre
parce qu'il
Quand.'on veut dresser une jeune bête, on l'accule vieux laisse tomber
patiemment sa tête'en avant, ré-
dans un coin du yard et on amène à ses côtés un vieux .sistant comme il peut aux gambades de son furieux as-
bœuf retraité de bons socié. La faim, la fatigue et peut-être exhor-
qui n'est plus bon qu'à donner les.sages
conseils aux jeunes. Celui-ci a déjà le joug sur son dos; tations en viennent à bout cependant, et quand ils ont
on passe comme on la barre par..dessus l'autre et jours, broutant, dormant, buvant, mar-
peut passé quinze
Colonie de Victoria. Fourré au pied des montagnes. Dessin de une
Français d'après photographie.
118 LE TOUI3 DU MONDE.

chant aux mêmes heures, le condubteur arrive avec son s'élança vers l'entrée du de sa voix la
cottage, aboyant
fouet et les fait'tirer ensemble. Le jeune bœuf humilié plus joyeuse, comme pour saluer l'arrivée d'un ami.
et maté devient bientôt aussi doux que son vieux com- C'était un ami en effet, Eruest un de nos com-
` Leuba,
pagnon. patriotes, qui avait été longtemps employé chez mon
Outre la chasse dans la plaine et sur la rivière, la frère et était parti six mois auparavant pour un grand
chasse au et la chasse l'oiseau-lyre dans la voyage de Sidney à Adélaïde,
kànguroo par l'intérieur de la co-
montagne, nous avions à Dalry une chasse lonie. Le pauvre était tellement et brûlé
plus grande garçon maigri
et plus émouvante, la chasse au taureau du tellement noirci
sauvage. soleil, par le grand air, que nous
Les hautes montagnes dont' nous étions environnés, fûmes quelques instants à le reconnaitre.
les épais taillis dans lesquels le bétail pomait s'enfon- cc Comment! c'est vous, Leuba, et à pied Où donc
cer, nous causaient bien des embarras. C'était là que, est votre cheval, et dans quel accoutrement nous arri-
dès longtemps avant nous, de jeunes vaches craignant vez-vous
de se voir enlever leurs veaux, les avaient emmenés J'ai laissé mon cheval dans un ruisseau des
plai-.
avec elles; acclimatées dans ces forêts elles ne les nes du Murray, nous
répondit-il en riant et en nous
avaient plus quittées, leurs ~7eaux étaient devenus grands rendant vigoureusement nos amicales de main
poignées
et peu à peu ces montagnes s'étaient peuplées de bétail quant à mon costume, donnez-moi la clef de ma malle,
entièrement sauvage. Le voisinage de ces animaux avait que je puisse/aller me changer, et je vous raconterai
un double inconvénient sans du'ils mes aventures ensuite. Je suis bien heureux d'ètre ar-
premièrement, nous
fussent d'aucune
utilité, ils venaient manger une partie rivé, car j'ai cru ~·raiment, par moments, que je ne re-
de nos herbes et emmenaient en s'en retoUrnallt les plus verrais plus Yéring. »

sauvages de nos bêtes; ensuite, comme une partie d'en- Son costume était à peindre un pantalon de toile
tre eux était des taureaux horribles, bleue, une chemise de flanelle rouge et par-dessus le
.maigres, osseux,
cornes une grande
chargés d'épaisses qui s'écartaient vilainement de tout, houppelande grise à brandebourgs,
chaque côté de leur tète, se mêlaient à nos dans laquelle il aurait pu tenir deux fois. Un chapeau
lorsqu'ils
ils abâtardissaient la race. de feuilles d'arbre choux, chapeau des babi-
troupeaux, classique
Pendant les grandes chaleurs de des bandes en- tants du bush, disait toute nne histoire d'immenses fa-
tières de ces euild-ca.ttles descendaient le soir vers cer- tigues, de nuits passées sur la terre nue auprès du feu,
tains endroits profonds du Corondara et jusque sur les de longues journées de route pendant les pluies froides
bords de la Yarra. Armés de nos fusils et de nos cara- de l'hiver.

bines, nous cherchions les détruire. Ils étaient diffi- Typoon arriva faisant force acclamations Olz ~zistet~
ciles à tuer et ne tombaient avaient été Lo.ba you ver~~ ih:in 910 Plen.ty tsclta-u-tsch.az~
que lorsqu'ils yOiA,

atteints au front ou au coeur. Quand une balle leur ar- and sinall. sleep aloy be~sl~ l)Iz mister Luba, dinne-r
rivait dans la tète plus bas que la ligne des yeux, ou vca~ good (Oli monsieur Leuba, vous bien vous
maigre,
dans le corps, ailleurs que près de l'épaule, ils ne fai- pas bon diner et court sommeil dans le bush. Oh
saient que se secouer, labouraient la terre avec leurs illonsieUl' Leuba, ici très-bon diner). Et déjà le bon
pieds puissants, et, dès qu'ils nous apercevaient s'élan- Chinois mettait la nappe pour notre ami.
çaient vers nous il nous fallait fuir alors de toute la Certes il avait le droit d'ètre fatigué, d'ètre maigri;
vitesse de nos chevaux. car avec deux mille têtes de bétail, il venait de faire
Quelquefois nous rencontrions un de ces animaux cinq cents lieues de marches et d6 contre-marches à elle-
écarté du reste du troupeau. Alors l'un de nous descen- val, et n'avait pas couché une seule fois dans un lit
dait de che ml et se cachait le fusil en main derrière un pendant cinq longs mois.
arbre tandis' « On m'offrirait
gros que l'autre allait exciter le taureau n'importe quoi pour recommencer ce
ce que celui-ci se décidât à lui donner la chasse. nous disait-il
jusqu'à voyage, pendant que nous vidions à son
Fuyant devant lui, l'homme à cheval faisait passer l'ani- bon retour la meilleure bouteille de notre cave, on m'of-
mal furieux à quelques pas de l'arbre où il était at- frirait n'importe quoi pour le recommencer demain, que
tendu, et d'ordinaire le taureau roulait au front je n'accepterais pas. »
frappé
par trois ou quatre chevrotines. J'en ai vu tomber la Et cependant, à l'heure où j'écris ces lignes en Eu-
tête à terre, et-par l'impulsion de leur masse lancée au rope, mon ami Leuba est en pleine mer, en'route pour
galop, rester le cou replié et la tête prise, sous leur Melbourne, après une visite d'un an qu'il est venu faire
corps immobile.' en Suisse à sa famille.
Il regrettait la vie du bush, et
l'autre jour quand je lui demandai s'il souvent
pensait
Retour d'un de nos amis qui vient de faIre un c·oyaôe de cinq
au lVi:acquarie, au Lachlan et au re-
cents lieues dans l'intérieur de la colonie avec un troupeau de Murray J'y
deux mille têtes de bétail. Récit de son voyage. Passage tourne, me répondit-il.
du Nammoi avec ce troupeau. Passage du Macquarie. Arri- l'arrivée de notre
Depuis compatriote à Yéring, la con-
vée sur les bords du Lachlan.
versa!ion de chaque soir roulait sur son grand voyage.
Nous étions assis ou étendus Il nous donnait tous ces détails
tranquillement plutôt qui font le charme de la
sous la vérandah d'Yéring, fumant notre conversation mais veut
cigare après intime, qui échappent lorsqu'on
notre diner, quand la vieille Flora, couchée à nos pieds, laborieusement reconstruire et raconter ce qu'on n'a
LE TOUR DU MONDE. 119

vu soi-même. dans l'in-


cette partit pour aller le rejoindre à .Sidney. L'expédition
pas expédition
Cependant
la vie des squat- devait se composer de neuf hommes M. Darchy et
térieur me parait si, propre à peindre
ters australiens, que je veux essayer de l'esquisser ici. Leuba, puis deux jeunes volontaires f[ui entreprenaient
Il me manque des noms de lieux et de ruisseaux, d'ar- ce voyage pour apprendre le métier de squatter, vérita-
bres et de plantes, bles surnuméraires non rétribués, mais traités en amis
pour en faire plus qu'une esquisse;
ni lui ni moi nous
ne songions alors à en publier le ré- par le maitre, et qui n'en devaient pas moins prendi'e
mais si je ne puis donner une peinture des choses, toute leur part de fatigue; enfin trois stockeeper~, un
cit
du moins retracerai-je une manière de faire, de vivre et conducteur pour les eliai-iots et deux noirs, ceux-ci utiles
de spéculer, dans la carrière aventureuse du colon. surtout pour construire des canots, pour retrouver les
A deux cents milles au nord de Sidney se trouve une chevaux le matin, suivre les traces du bétail égaré et
vaste contrée la Nouvelle-Angleterre, divisée en fournir la caravane de gibier.
appelée
immenses stations jusqu'à trente mille têtes de Seize chevaux de selle furent achetés à Sidney; on se
portant
bétail ou cent mille moutons. Ces stations appartiennent procura aussi six forts chevaux de trait et deux chariots

généralement à de riches squatters résidant à Sidney, à l'épreuve qui avaient déjà supporté au moins un voyage
car le sol de ces contrées est ingrat, et le climat très- aux mines. Les provisions se composaielit d'une tonne
chaud en été, froid en hiver, parce que la Nouvelle-An- de farine, de deux balles de sucre, d'une caisse de thé,

gleterre forme un plateau élevé que les vents du sud d'un tonneau de boeuf salé et d'une barrique d'eau-de-
traversent en descendant des montagnes Bleues. vie. Une petite tente de campagne devait abriter M. Dar-
Ce district est célèbre par l'excellence de son grand chy, Leuba et leurs deux amis.
et beau bétail qui, transporté dans les stations du sud, Le 5 juin, à onze heures du soir, la petite troupe prit
sous un climat doux et dans des pâturages meilleurs place à Sidney sur le steamer qui fait le service des
plus
et plus abondants, s'y engraisse rapidement. Les sta- côtes, et, après douze heures de traversée, débarqua avec
tions de la Nouvelle-Angleterre sont donc exclusivement ses chevaux, ses chariots et ses provisions à Maitland,
des stations pour élever du bétail; elles fournissent de sur la rivière Hunter, à cent vingt milles au nord de
bètes grasses celles de Victoria et même celles de la co- Sidney. Là, les chevaux furent attelés aux chariots, et
lonie d'Adélaïde. Le bétail, dans cette colonie, située à on se mit en route pour Weewaa.
l'ouestde Victoria, est toujours d'un prix Trois cents milles environ Maitland de Wee-
plus élevé que séparent
surles marchés de Sidney et de Melbourne, et des hom- waa; cette route devait se faire à petites journées, parce
mes courageux et entreprenants achètent des troupeaux qu'on voulait conserver les chevaux frais pour leur tra-
dans les districts de la Nouvelle-Angleterre ou de More- vail futur. Chaque jour on faisait environ seize
milles, et

ton-Bay pour les emmener avec eux dans les provinces le soir, quand on arrivait à un ruisseau ou à un étang,
du sud, faisant des voyages de cinq à dix mois dans l'in- on mettait les entraveschevaux, on les laissait
aux en
térieur des terres avec deux mille à deux mille cinq cents liberté et on s'établissait pour la nuit.
tètes de
gros bétail ou bien avec d'immenses troupeaux Un mois environ après leur départ de 1\laitlalid, Dar
de moutons. chy et ses gens arrivèrent à Weewaa. Autant le pays

Certes, il faut du courage pour risquer, dans de pa- qui entoure Maitland est riche et fertile (la culture y fai
reilles entreprises, des capitaux considérables. Ces voya- sant chaque jour des autant toute l'immense
progrès),
ges sont toujours écrasants de fatigue; ils se font. pen- plaine qui entoure Weewaa, sur un diamètre de plus de
dant les pluies de car des troupeaux entiers, deux cents milles, est monotone et triste. Là seulement
attardés raison ont et
par quelque imprévue jusqu'à l'été, quelques pauvres huttes de bergers, point de culture,
péri dans les plaines de Liverpool ou du Macquarie. cependant des milliers de moutons et de bœufs, des foi-
Quel que soit le nombre d'hommes qu'on prend avec tunes énormes appartenant à des propriétaires absents.
soi, l'œil du maitre
ne doit jamais pour ainsi se fermer Mais n'est-il pas bien naturel que, pour y établir leurs
dire, et c'est lorsque la fatigue est la plus grande qu'il résidences permanentes, ces riches propriétaires préfè-
doit déployer le plus de vigilance. Cependant si ces ex- rent à ce pays ingrat les magnifiques environs de Sidney.
péc~itions sont accompagnées de fatigues et de dangers Weewaa est
un petit village mal bâti, d'environ trois
de toute espèce, les profits assurés à celui qui arrive cents habitants. On y trouve un store, une mauvaise au-
heureusement au terme du voyage sont si considérables, berge, une station de police, un atelier de maréchal
qu'il se trouve toujours des hommes énergiques prêts à ferrant, le tout en bois, formant une seule rue au bord
tenter l'entreprise. n'est-elle pas d'ailleurs la du Nammoi. y était depuis
L'énergie Darchy près d'une semaine
vertu la plus commune dans les colonies? quand, vers le milieu du jour, on entendit les beugle-
M. Darchy, un Anglais de notre connaissance qui ments lointains du attendait. Aussitôt lui
troupeau qu'il
avait été élevé en Suisse, était un de ces hommes. Il et ses gens montèrent à cheval pour aller à sa rencontre;
allait acheter à Weewaa, sur le Nammoi, à trois cents ils prirent avec eux une partie des vaches laitières du
milles de Sidney, un troupeau de deux mille bœufs, village, qu'ils chassèrent vers le bord de la rivière, afin

qu'il devait revendre dans le district d'Adélaïde, à la que, vues de l'autre rive par le bétail, elles l'engageas-
jonction du Murray et du Darling. Le 22 mai 1855, sent à entrer dans l'eau plus facilement.
notre ami Leuba, désireux de faire ce voyage avec lui, Le Nammoi était large de plus de quatre cents pieds.
120 LE TOUR DU MONDE.

Jamais on ne peut faire traverser un aussi large cours On a autant de peine à empêcher tout le reste du trou-
d'eau par un troupeau sans difficultés. Voici comment peau de se précipiter à la fois dans la rivière qu'on
en a
on s'y prend. On commence
par séparer trois à quatre eu à y faire entrer les premières bêtes. On s'efforce ce-
cents têtes, et on les pousse vers le bord à grands coups pendant de le contenir, car les animaux les plus yigou-
de fouet en les effrayant par des cris.' Quand ces bœufs reux, passant par-dessus les plus faibles à l'arrivée, ce
sont entrés dans l'eau, ils iiagent en colonne serrée sur ne serait pas sans danger pour ces derniers que deux
huit à dix de front, rompant' ainsi la force du courant. mille bœufs feraient lole-mêle la traversée.
Mais souvent, arrivés vers le milieu de la ceux Ce passage des rivières par de grands troupeaux est

qui tiennent la tête font un demi-tour et ramènent toute un magnifique spectacle, plein de ce que les Anglais ap-
la colonne en arrière, ce qu'en langage de bush on pellent excitement (full of exciteme~it), mot qui n'a pas
('ai~~c l'an.nea.t~. .Toute la besogne est à re- d'équivalent dans notre langue et dont on trouve à cha-
appelle
commencer ce qu'on ait réussi à faire passer le que pas l'application dans la vie australienne.
jusqu'à
détachement.' Alors le travail devient inverse. Après avoir traversé le Nammoi, on se dirigea vers
premier

servant de dans la station de Dessin de Karl Girardet d'après l'allum de ni. de Castella.
Eucalyptus pont Dalry.

la station ou plutôt vers les yards les plus voisins,. où le du jour, on levait le camp et on mettait le tr4u-
pointe
fit -l M. Darchy la remise dit bétail. Ce bétail en marche. Le conducteur des chariots, aidé d'un
vende tir peau
se composait de boeufs âgés de plus de la tente, rechargeait ses voitures et sui-
..exc1usivement des-noirs, pliait
trois ans, de grande et belle race; il était vendu au prix vait la trace du bétail., en avant, choisis-
Darchy partait
cle trois livres dix shillings par tète, soit ensemble cent sait pour faire la halte l'endroit qui lui semblait le plus
et revenait en avertir ses gens. Pendant la
soixante-quinze mille francs; j'a~~ais douc raison de dire propice
outre et l'énergie,
le courage des capitaux lalte, une des hommes surveillait le troupeau
qu'il faut partie
de pareils de s'écarter trop (surtout lorsque les
considérables pour entreprendrè voyages. pour l'empêcher
on se mit bœufs trouvaient à manger), et on faisait le repas
On campa près des yards, et le lendemain peu
se dirigeant au sud, vers la rivière de midi. Les se composaitint de viande fraiche
en route, Macqua- provisions
de cent quatre-vingt milles. A partir de ce achetée dans les stations
traversait, et de gibier
rie, distante qu'on
dont les noirs la troupe. ces deux
moment, le travail sérieux commença pour les hommes pourvoyaient Quand
à la ressources on avait recours au boeuf salé.
qui faisaient partie de l'expédition. Chaque matin, manquaient,
122 LE TOUR DU MONDE.

Le thé arrosait chaque repas; c'était la boisson du ma- pour transporter de l'autre côté des cours d'eau les
tin, celle de midi et celle du soir.' hommes et les provisions. Ils construisaient les canots
Après trois heures de repos, on repartait, Darchy avec l'écorce de gommier, et déjà il fallait aller chercher
prenant encore les devants pour choisir le campement de au loin des arbres convenables dans les endroits traver-
nuit. On faisait dix milles seuleinew chaque jour. Deux sés par des routes.
Quand les canaux étaient faits, les
heures avant le coucher du soleil, on s'arrêtait de nou- noirs passaient un à un une partie des hommes, auxquels
veau pour laisser manger le troupeau et on établissait le on enroyait leurs chevaux à la nage, afin qu'ils pussent

camp. Lorsque le camp était en rase campagne, ce qu'on recevoir le bétail. Après que tout le troupeau avait tra-

appelle un camp rond, la moitié des hommes était de versé la rivière, ceux qui étaient restés les derniers chas-
garde autour du bétail pendant une moitié de la nuit, saient leurs chevaux, et les noirs les passaient à leur tour.
tandis que les autres se reposaient. Un camp appuyé C'étaient encore les noirs qui passaient les provisions
d'un côté à un ruisseau ou à une clôture de station était dans leurs canots. Quant aux chariots on les garnissait

gardé par trois hommes. Un camp de rivière, c'est-à- de tonneaux vides, solidement assujettis; on les attachait
dire un camp enfermé dans quelque circuit de rivière, à une longue corde fixée de l'autre côté au harnais d'un
était gardé par deux homrnes seulement. cheval; puis, en chassant ce cheval, on les amenait sans
La nuit était toujours la partie la plus pénible, la peine sur la rive opposée. Quelquefois, lorsque la rivière

plus difficile du voyage. Souvent sans qu'on pût en de- était'peu large et le courant peu rapide, un noir se met-
viner la cause, le bétail était inquiet., et les bœufs, re- tait à l'avant du chariot, un autre à l'arrière, et, pas-
fusant de se coucher, restaient continuellement en mou- sant la tête entre les planches qui le composaient, ils

vement; c'est ce qui arrivait particulièrement pendant traversaient à la nage avec cette lourde charge sur
les nuits sombres. Les orages surtout les effrayaient. le dos..

Quelquefois, saisis d'une terreur panique, ils rompaient Tout le pays qui s'étend entre le Macquarie et le
la chaine des gardiens, et, malgré les cris de ceux-ci, Lachlan est composé de vastes plaines couvertes de gom-

malgré les tisons enflammés qu'on leur jetait à la tête miers et de mimosas; il est, en général occupé par
pour les faire reculer, ils s'élançaient par-dessus ces des moutons. A mesure qu'on s'éloigne du Macquarie,

hommes, leur laissant juste le temps de se cacher der- le sol devient plus mauvais, et l'on rencontre quelque-
rière tronc d'arbre et ils fuyaient tous dans fois plusieurs lieues carrées de prairies couvertes de
quelque
la même direction. Il fallait alors que. tout le monde se broussailles de sept à huit pieds de hauteur, sous les-

levât; on les chevaux, et souvent ce n'était quelles aucune herbe ne peut crôître. Ainsi l'expédition
reprenait
qu'à la pointe du jour qu'on avait retrouvé tout le bétail. mit vingt-cinq jours pour aller de Macquarie au Lach-
Les animaux comme les hommes reconnaissent des lan sur ces vingt-cinq jours, elle en passa dix tout en-
chefs. quelques jours de route, l'œil exercé du tiers dans ces broussailles. Là surtout, le bétail qui
Après
facilement les bœufs influents cherchait toujours à s'engager dans le taillis était diffi-
squatter remarcjuait parmi
les autres, ceux qu'on les les conduc- cile à conduire. On en faisait deux troupeaux; le pre-
appelle leaders,
teurs. Quand tout le troupeau avait été dispersé, il suf- mier, composé des bêtes
plus sauvages les plus et les
fisait de s'assurer de la de ceux-ci sa- rapides; le second, des bêtes les plus lentes, mais la dif-
présence pour
voir qu'il était bien au compll3t On ne pouvait pas, du ficulté n'en était pas moins grande pour les surveiller,
reste, s'en convaincre autrement, car, sur deux mille car deux mille boeufs formaient une longue colonne sur

bœufs, une diminution de cinquante têtes n'eût pas été une route de peu de largeur.
sensible. Si quelqu'un de ces conducteurs manquait On doublait les étapes dans ces pays de broussailles
comme il n'était certainement pas seul, il fallait s'arré- où le bétail ne trouvait point de nourriture. De loin en
ter et passer quelquefois trois ou quatre jours à chercher loin, on rencontrait de petites vallées de quelques cen-
les fugitifs, qu'on était sûr de
rencontrer, rebroussant taines de pas de diamètre, où le sol affaissé et par con-
chemin et retournant vers leur ancienne patrie. séquent plus humide, empêchait les broussailles de croî.

Vingt-deux jours après avoir quitté Weewaa et le tre on les utilisait


pour y parquer le bétail pendant la
nuit et pour y établir le camp.
Nammoi l'expédition, qui venait de traverser les plaines
de Liverpool et les Castlereagh, arriva au bord du Mac- Cette partie du voyage fut la plus pénible, car on était

quarie, rivière large comme la Seine aux environs de au mois de septembre, et la pluie tombait sans interrup-

Paris, et toute bordée


grandes de
stations appartenant tion; mais déjà c'étaient les pluies du printemps, pluies
à des squatters, qui, pour la plupart y résidaient eux- chaudes qui annonçaient la fin de l'hiver.
mêmes. Là, on retrouva de belles habitations, des jar- Nos voyageurs étaient depuis trois jours au plus épais
dins, des enclos cultivés. de ces broussailles, tous mouillés jusqu'aux os, et, n'ayant
Les pluies avaient tellement grossi la rivière que plus rien de'sec pour se changer, quand, le 24 septem-

Darchy resta huit jours campé, attendant un moment fa- bre, ceux qui marchaient en tête du troupeau découvri-
vorable pour la traverser. Les noirs étaient utiles partout rent tout à coup, en avant d'eux, les immenses plaines du

1. Le Nammoi, le Castlereagh et le Macquarie, rivières issues Darling, qui, venant du nord, tombe dans le Murray, vers le
des versants occidentaux des montagnes Bleues, coulent parallèle- cent quarantième degré de longitude, après un cours de deux à
ment du sud-est au nord-est pour se réunir toutes ensemble au trois mille kilomètres.
LE TOUR DU MONDE. 123

Lachlan, qui s'étendaient à perte de vue, à leur droite et au travers du feuillage ténu et léger des gommiers on
et à leur gauche, nues et couvertes d'herbes. Le taillis découvre toujours l'immense horizon.
cessait subitement, comme en Europe une jeune forèt Quand le troupeau était en sÙreté dans ces enclos na-

qui touche à un champ labouré, et, à un mille de distance turels, nos voyageurs s'éparpillaient pour se livrer aux
seulement, une double bordure de gommiers blancs et plaisirs de la pêche et de la chasse. Des tribus entières
de mimosas marquait le cours du Lachlan. Il était onze d'outardes et de casoars erraient dans la plaine, la ri-
heures du matin, le soleil achevait de dissiper les nua- vière était couverte de canards de
espèce, toute
et des

ges de la nuit, et la brise arrivait chargée de parfums centaines de pigeons sauvages, immobiles sur les bran-
des mimosas. C'Ltait après le voyage dans le désert l'ar- ches des arbres, allongeant seulement leur cou de droite
rivée à la terre Le bétail et de gauche, lie permettaient pas
promise.
affamé se jeta sur cette herbe ten- au tireur le moins adroit de faire
dre du et il fallut que une mauvaise chasse. C'étaient de
printemps,
tous les hommes fissent un usage charmants pigeons gris brun, gris
énergique de leurs fouets pour les cendré; jaune brun,. brun rouge,
forcer à marcher jusqu'à la rivière, sans compter les magnifiques bi-oîi-
au bord de laquelle on allait pren- ~.eauiays, les pigeons aux ailes d'or.
De leur
dre quelques jours d'un repos né- côté, chaque soir les noirs
cessaire. revenaient chargés d'ceufs de ca-
nards et d'outardes qu'ils avaient
Le Lachlan. Magnifiques contrées pour dérobés aux nids de ces animaux.
le bétail. Arrivée à lajonction du
Cette vie douce et facile était ce-
Murray et du Darlina. Vente du trou-
-Bénéfices ceux entre- pendant encore assaisonnée le
peau. pour qui par
prennent de pareils voyaôes. Notre Un soir,
danger. après le. diner,
ami revient seul i nlelbourne. Son
s'embourbe dans un ruisseau.
Leuba était assis sur un tronc d'ar-
cheval
Dlort de son chec-al. Une course de bre auprès du
feu, tenant sa pipe
heures de galop entre les sa-
dix,sept d'une main et son verre de grog dé
coches qui contiénnent les dépèches de
la malle. l'autre, lorsqu'il vit un gros serpent
diamant qui', monté par derrièré
A Yéring, quand mon ami Leuba sur le tronc où il était assis, glissait
nous parlait du Lachlan, il oubliait sur ses jambes pour s'aider à des-
toutes les fatigues de son long cendre de l'autre côté. Grande fut
voyage. Ils y étaient arrivés aux sa frayeur il nesta immobile, les
premiers jours du printemps, alors deux mains en l'air, et le serpent
dé-
que les arbres étaient en fleurs, roula lentement sur lui ses anneaux
que l'eau et les herbes étaient abon- nerveux. Quand il fut à terre, le
dantes pour le bétail. Dès lors leur ,cuisinier le tua avec sa pelle.
voyage, déjà fait aux tiers, deux le Lachlan
L'expédition longea
devenait facile, et ils pouvaient en d'un faisant
pendant plus mois
prévoir l'heureuse issue. seulement huit milles de route par
Après quelques jours de repos, jour, afin de profiter de l'excel-
quand ils se mirent eu route, ce lence des de cette con-
pâturages
ne fut plus qu'une promenade au trée. Les lois de la colonie autori-
travers des prairies; ils suivaient sent les conducteurs de troupeaux
constamment le cours du en voyage à s'écarter à droite et à
Lachlan,
et le soir ils enfermaient leur trou- gauche de leur route à uni demi-
dans circuit de la ri- ce
peau quelque mille, qui' est suffisant quand
vière. Quelquefois il leur suffisait les herbes sont abondantes. Mais
de mettre les deux chariots à la les entre eux sont moins
squatters
Fleurs et fruits du nietrosideros
suite l'un de l'autre à l'entrzé de ce speciosa.
rigides et l'on peut outrepasser
circuit, pour que le bétail y fût enfermé comme dans cette limite dans le cas de nécessité.
un clos. Les bords du Lachlan sont occupés par de splendides
Les rivières australiennes sont en effet remarquables stations à chaque dixième mille on en trouvait une nou-
par le caprice de
méandres, leurs
et ces presqu'iles de velle. Le bétail de ce district devient si gras qu'il est
deux ou trois cents arpents de frais gazon, bordées par quelquefois difficile de le faire voyager. Aussi y rencon-
une rivière profonde et par une haie de magnifiques tre-t-on encore plus de gros bétail que de moutons.
gommiers blancs qui s'élancent majestueux au-dessus Les bœufs à l'état ont une aversion
sauvage particu-
des mimosas, sont d'un aspect qui ne ressemble à rien lière pour les moutons. Là où un troupeau de moutons
de ce que nous rencontrons dans nos pays. Au-dessous a campé, il est impossible de faire manger le bétail, tan-
124 LE TOUR DU MONDE.

dis (l'l'au èontrail'e les cher;!Ux sont friands de l'herbe nue qui les gardait. Les bœufs effrayés rompirent leurs
verte et touffue qui croit sur les emplacements où ils ont rangs et partirent au galop suivis de tout le troupeau de
été parqÜés. Il suffit de quelques moutons pour mettre moutons. Tous pèle-mêle firent une course de quatre à
en dérôute lout un troupeau de bœufs. Darchy arrivant cinq milles et ne furent arrêtés que par un large bras de
un jour sur par un large
un terrain occupé
troupeau de lagune qui entourait un mamelon formant une sorte
ceux"ci ait galop au milieu
s'élancèrent des d'ile dans la plaine. Les boeufs, entrant au
moutons, galop dans
les effbrts que faisaient les conducteurs cette eau péu profonde, foulèrent aux
bœufs,- malgré pieds les quel-
pour les chasse!' ina]gr~ les cris de la pauvre noire demi- ques moutons qui y arrivèrent" en même qu'euY.
temps

nletrosicleros speciosa. Dessin de Rouyer d'apres nature.

Trois ou de ces derniers furent et il fal- la nuit, et l'un des moutons tués servit au re-
quatre, noyés, pendant
la les conducteurs du soir.
lut, pour.rstablir tranquillité, que pas
de l'antre côté de l'eau les moutons qui Arrivés à Apple-Hill, à quelques milles de la
eIllportas~ent, jonction
étaient à On sur cette du et du Lachlan, et sa dirent
parvenus la passer. campa ile Murray Darchy troupe

1. Le ~lletrosiderosspeciosa. appartient la famille des m~rtacées; forment autour des ramilles comme un manchon feutré d'un rouge
c'est un bel arbrisseau de trois quatre mètres d'élévation, aux ponceau tres, vif; eil tombant, ce manchon laisse sur le rameau qui
branches longues, minces, tortueuses et le plus souvent pendan- lui sert d'axe des graines adhérentes à l'écorce. Le Jardin des plan-
tes, aux feuilles dures, coriaces, lancéolées et alternes. Les fleurs tespossède plusieurs pieds de ce spécimen de la flore australienne,
126 LE TOUR DU MONDE.

adieu à cette belle


rivière, et se dirigèrent, meilleur d'un ruisseau bourbeux avait à
parallèle- passage qu'il
ment au Murray, vers la jonction de ce fleuve avec le traverser.
C'était là que le troupeau devait être vendu à Il suivit ces recommandations
Darling. mais, entré dans l'eau,
un squatter d'Adélaïde-. Ils y arrivèrent il trouva la vase si profonde
quinze jours qu'il se persuada qu'il avait
après avoir quitté le Lachlan. La traversée du Murray, fait fausse route (quand on est seul dans le bush, on
large en cet endroit d'un demi-kilomètre, couronne di- craint toujours de se tromper, et même les plus aguerris
gnement ce grand voyage. ne sont de cette crainte), il rebroussa che-
pas exempts
Un grand nombre de sauvages étaient sur les min et reprit une autre des pistes
campés qui le ramena à un
bords du fleuve et avaient des canots tout prêts pour autre passage du même ruisseau, Entré de nouveau dans
aider les voyageurs à le traverser. Les tribus du Mur- cette eau bourbeuse, il n'était plus qu'à quelques pieds
ray et du Darling sont aujourd'hui les plus nombreuses de l'autre bord, quand, après un violent effort, son che-
en Australie, particulièrement celles du Darling aussi val resta tout à coup immobile un gros tronc d'arbre
l'on entend encore quelquefois de déprédations mort était enterré dans la vase,
parler etla pauvre bête, ayant
commises par eux dans des stations écartées. Il y a passé sa jambe droite de devant cet obstacle,
par-dessus
années seulement, dans une station située sur ne pouvait retirer sa jambe gauche
quelques prise derrière le tronc
cette rivière, une tribu de noirs enleva un troupeau de clui lui touchait le poitrail. Leuba se laissa et
glisser
moutons. Le châtiment ne se fit pas attendre ils étaient chercha à la dégager, mais plus elle se débattait plus elle
environ trois cents festoyant autour d'un véritable. car- s'enfonçait dans la boue. Au lieu âe
s'épuiser en efforts
nage de ces animaux" lorsqu'une vingtaine de cavaliers inutiles, il aurait dû retourner à pied en arrière, cher-
(tous les squatters des environs rassemblés à la cher des cordes et des hommes il attendit, mais en
hâte)
arrivèrent et chargèrent la tribu. Déroulant leurs grands vain, espérant lui viendraient -en
que quelques passants
stvcltZVhi.p.s, ils labourèrent '(le coups de fouet ces pauvres aide. La nuit survint sans que sa position fùt améliorée,
voleurs absolument nus', qui s'enfuyaient dans toutes le cheval épuisé pouvait à peine tenir sa tête au-dessus
les directions. Queldües-uns furent tués, et ce fut une de l'eau boueuse.
leçon pour les autres.
noirs Les ont une grande frayeur Un arbre s'étaitsur le ruisseau au-dessus
penché
des squatters ils les considèrent comme des centaures d'eux, Leuba y monta et s'y cramponna, tenant dans
armés d'un fouet terrible, qu'ils redoutent plus qu'une ses mains les rênes de son cheval pour lui soutenir la
arme plus dangereuse. tète. Harassé de fatigue, il s'endormit, et au point du
Après avoir traversé le Murray, Darchy fit la remise jour, qua,i1d il se réveilla, il n'avait dans la main
plus
de son troupeau au nouvel acquéreur qui l'attendait de que l'extrfmité de ses rênes; la tête de son cheval était
l'autre côté du fleuve. Il le lui vendit au prix de cinq à demi inimergée dans l'eau et la bête était
pauvre
livres dix shillings par tête, réalisant ainsi sur le prix morte.
d'achat un bénéfice de quatre mille livres sterling, soit Notre ami pleura sa monture, mais le malheur était
centmille francs. Il vendit aussi ses chevaux et ses cha- sans remède; il n'avait d'autre
ressource que de gagner
riots, et cette seule vente servit à couvrir ses frais de la station la plus voisine où peut-ètre il pourrait s'en

voyage, car chemux et plus dans le


chariots valaient procurer une autre. Il fit donc un seul paquet de sa
district d' Adélaïde qu'ils ne lui avaient coitté à Sianey. selle, de sa couverture et de sa. bride, le tout, avec sa
Ces transactions terminées, tous re\'Ínrent à l'auberge valise, pesant plus de soixante livres, et se mit triste-
située au bord de la rivière, où un copieux diner arrosé ment en route avec ce lourd fardeau sur le dos. Que de
de champagne termina
l'expédition. Le lendemain, ceux fois il se retourna pour regarder la place où il laissait la

qui l'avaient composée se séparèrent. Darchy et ses triste carcasse de son cheval mort Mais il fallait mar-
deux amis partirent pour Adélaïde, les stocheepers allè- cher, le soleil allait devenir brûlant, et la faim commen-
rent chercher de l'emploi dans les stations voisines, et çait à le presser. Vers dix heures, après avoir fait au
Leuba, monté sur un des meilleurs chevaux de Darchy, moins dix milles, il découvrit l'emplacement d'une sta-
dont celui-ci.lui avait fait présent, prit seul la route de tion où il arriva une lieure après, mourant de fatigue,
Melbourne pour revenir à Yéring.. de faim et de soif.
Il avait déjà chevauché pendant trois jours à travers Après avoir déjeuné et's'ètre reposé un peu, il de-
les plaines du Murray, dans manda à acheter un cheval. La station où il se trouvait
qui s'étendent sur la gauche
la direction de Swanhill, couchant chaque soir, enve- était une station de moutons, par conséquent peu fournie
loppé dans sa couverture, près des huttes de quelque en chevaux, et l'intendant, qui y résidait en l'absence du

station, préférant la terre nue aux lits de camp des ber- maitre, n'en avait qu'un seul assez mauvais dont il pût,

gers ou des stockeepers qui tous lui offraient l'hospitalité, disposer et dont il demanda trente livres. C'était à pren-

lorsque le quatrième jour, comme il quittait la station dre ou à laisser Leuba accepta le marché mais quand
où il s'était arrêté, on lui recommanda de prendre, à il présenta une traite sur l'G~oio~z-bn~ih de Melbourne, le
douze ou quinze milles de là, sur trois chemins qui s'of- vendeur hocha la tête et refusa de l'accepter. Leuba n'a-
friraient à lui, celui du milieu, qui le conduirait au vait sur lui que quelques livres en espèces c'était assez

pour faire son voyage, car il n'avait rien à débourser


1. Les noirs sont entièrement nus dans ces districts éloignés. dans les stations où jamais on ne refuse un diner à un
LE TOUR DU MONDE. 127
et son coucher à la belle étoile ne devait riva enfin chez nous avec cette figure amaigrie et haras-
voyageur,
sée qui pro\'Q([ua nos étonnements, et rendit plus vif en-
guère lui 1 coeiter. Or, son costume était. peu fait,pour in-
core notre de le revoir sain et sauf après sa
spirer confiance en son papier, ses habits étaient tout en plaisir
lambeaux, usés par six mois de service, et de plus ils longue expédition.
étaient couverts de la boue -du ruisseau où son cheval
avait péri. Enfin, pour comble de malheur, il ne connais- Retour en Europe.
sait aucun des propriétaires de stations de ce district, où
Par un beau de jamier, le cocur serré de re-
l'on n'élevait que des moutons, et l'intendant ne connais- jour
sait aucun des
propriétaires de gros bétail dont Leuba grets pour le pays que j'allais quitter, je dis adieu au
aurait pu lui citer les noms pour établir son honorabilité, çottage d'Yéring, à la maison neuve en construction,
L'intendant était un homme ce qui est sy- aux arbres que nous plantés, avions et jetant un der-
prudent,
de méfiant, et le cheval fut renvoyé au pâturage. nier regard sur les montagnes de Dalry, dont j'avais
nonyme
Leuba qui ne voulait pas porter sa selle et sa bride jus- pris congé la veille en me promettant hien de les re-
distant encore de cinquante milles, d'a- voir quelque jour, je m'assis à cûté de mon frère, dans
qu'à Swanhill,
elieteur se fit vendeur et céda ces deux objets à moitié sa voiture, qui m'emmenait à VTelbourne, avec mon
Il se mit en route le lendemain et arriva le bagage d'oiseaux empaillés, d'armes de sauvages, de
prix. pied
suivant à Swanhill. peaux d'opossums et d'ornithorhyndues souvenirs de
jour
Swanhill au bord du est le la colonie.
petit village Murray
centre de communication entre toutes les stations de~ Les gens travaillaient aux moissons dans le clos cul-
et les pays plus eux se trouvait le vieux' Tom, qui avait aidé
plaines que Leuba venait de traverser tivé; parmi
habités du sud c'était la tête de route de 1\~Telhourne. Il à la construction du pont de Dalry. Quand nous passâ-

y avait là, comme dans tous les villages de l'intérieur, mes, Tom donna le signal trois fois répété en chœur,
une station de police, un store, un maréchal ferrant et par lequel ils me souhaitaient encore une fois tous en-
une auberge. La malle de Bendigo allait et semble un bon voyage.
partir
d'en profiter Le s'éleva le vent favorable
Leuba résolut pour se rendre dans cette lendemain, quand que
ville. l'on attendait pqur sortir de la baie de Port-Philipp,
Ce
qu'on appelait la malle n'était en réalité qu'un tristement appuyé sur le basti~]gage de l':lnglese~, j'en-
service de dépêches fait par un postillon à cheval con- voyai un dernier adieu à mon frère, qu'un petit bateau
duisant un cheval de main lorsqu'il avait un lourd char- ramenait vers
le port avec notre ami Lloyd.

gement de lettres et de journaux. Leuba obtint pour lE An mois d'avril je revis l'Angleterre. Combien la na-
rureme semblait belle après mes trois mois de prison à
prix de six livres sterling de faire les cent cinquante
milles qui séparent Swanhill de Bendigo monté sur le bord. Les haies se couvraient de leur parure verte du
cheval de main, entre les sacoches qui renfermaient les printemps, et tandis qu'une voiture que j'avais prise entre
Ils se mirent en route au point du jour, et le Trouro et Plymouth montait un chemin creux, le gazouil-
dépêches.
se méfiant de son voyageur, lui donna la plus lement des fauvettes qui se poursuivaient de branche en
postillon,
mauvaise bête, afin qu'il ne pût pas décamper auec la branche vint charmer mon oreille. Je ne saurais vous
du district. dire la douce émotion Ce n'était
correspondance que j'éprouvai. plus le
Après trente-cinq milles de galop, ils arrivèrent à une cri aigu du perroquet aux brillantes couleurs, ni les notes
station oa un autre attendait son camarade graves des pies moqueuses, auxquels j'étais accoutumé
postillon
avec des chevaux frais pour le relever de service. depuis trois années. C'était l'annonce du retour dans la
Notre ami passa ainsi duatre fois successivement des vieille patrie, le chant familier des oiseaux aimés de
mains d'un postillon à celles d'un autre. On lui laissa l'enfance qui m'arrivait tout plein des souvenirs du pays,
une fois seulement vingt minutes pour diner et à dix des amis et des parents que j'allais revoir. Au regret
heures du soir il arrivait à Bendigo demi-mort de fati- pour l'heureuse colonie que j'avais quittée se mêlait au

gue après avoir galopé pendant dix-sept heures sans fond de mon ceeur la joie de rentrer sous le toit pater-
s'arrèter. La nuit, la fatigue et la fièvre l'empêchèrent nel, et ces deux courants opposés de sentiments se fon-
de dormir; à peine il avait fermé les yeux qu'il se met- daient dans une profonde gratitude pour la divine et
tait sur son séant en sursaut, rêvant qu'il entendait son bonne Providence qui nous protége sur tous les'sols et

ex-troupea]J. de boeufs
s'échapper ou que son cheval sous tous les climats.
s'embourbait sous lui, ou bien encore qu'il tombait dans
l'eau du haut d'une branche sur laquelle il avait dormi Au moment où j'écris ces lignes, une grande expédi-'
deux ou trois
nuits' auparavant. tion vient de quitter Melbourne' pour aller explorer
Le lendemain matin il prit la malle de Melbourne l'intérieur. Les colons généreux se sont cotisés afin de
cette fois, une vraie malle, une voiture américaine faire les frais nécessaires pour pénétrer jusqu'au mur
chargée de mineurs et atteléè de quatre chevaux qui du continent quelques-uns ont versé mille livres ster-
marchaient toujours ventre à terre. A Melbourne il ling à cette souscription. Le15 juin 1860, ~~ingt-duatre
rencontra un fermier des environs d'Yéring qui lui fit chameaux tra\"8rsaient les rues de Melbourne, arrivant
faire une de la route sur sa voiture et il ar- de chacun
partie l'Inde, d'eux conduit par un Indien vêtu de
128 .LE TOUH DU MONDE.

et de blanc, ce qui donnait à celle procession un tant de


rapidité que les évéeements..de chaque jour y
rouge
tout à fait oriental. Ces animaux étaient destinés, odépassent les prévisions de la veille. Pendant que l'ex-
aspect
dont parle 1\I. de Castella se mettait. en marche
à l'expédition; ils sont en route qu'il est, et
à 1'lieure pédition
lJientôt sans dans laquelle nous som- pour traverser, du sud-est au nord-ouest, le continent
doute; l'ignorance
mes encore sur l'intérieur du vaste coutineut aust.ra- australien, un colon de Souih-lusualia, M. Macdougall
lien sera Stuart rentrait dans Adélaïde, après avoir pénétré droit
dissipée.
H. DE CASTELLA. au nord jusqu'au dix-huitième degré de latitude. Quatre
mille deux cents kilomètres parcourus par M. Stuart,
tant h, l'aller
qu'au retour, lui ont permis de constater
L'ardeur du tra~ail et des d~com~ertes est telle en que l'intérieur de cette wasté terre, regardé depuis long-
Australie le progrès s'y précipite, pour ainsi dire, avec temps par les géographes comme un aride et infranclis-

Silualtel' rassemblant ees troupeaux. Dessin de harl Girardet d'après l'album de DI. de Castella.

de la vaste baie de Moreton;


sable désert, diflère par son aspect et ses pro-
tres-peu,
fond New-South-Walles,
de son littoral, et que le sol n'y iel3ousse Sidney, fondée en 1788; Victoria, thef-lieu
ductions, pas capitale
de l'Européen créée en 1837 sur les
plus les troupeaux et la charrue que celui Melbourne; South-Australia,
des cinq colonies sur ce des golfes Saint-Vincent et Spencer, capitale
prospères, qui s'essayent déjà, pourtours
à la vie de nations, l'indus- Adélaïde, et enfin «'estern-Australia, avec Perth
littoral, par l'agriculture,
trie et les délibérations et fécondes d'un capitale, fondée en 1828 sur la rivière des Cygnes
périodiques pour
libre. Réunies, ces cinq provinces nourrissent
gouvernement ( Swan-Rivér).
Échelonnées du nord-est au sud-ouest autour des déjà plus d'un million de colons, plus. de cinq cent mille
rives ces colonies sont dé- chevaux, de quatre millions de hœufs, de vingt millions
australiennes, Queensland,
tachée en 1860 de la Nouvelle-Galles méridionale; elle de bêtes à laine et ont versé, depuis dix ans, au moins

a pour chef-lieu 13rislialie, sur le fleuve de ce nom, au deux milliards d'or sur les marchés du vieux' monde.
130 LE TOUR DU MONDE.

VOYAGE A L A NOUVELLE- C-ALÉDONIE1

PAR M. VICTOR DE ROCHAS.

1859

Description de la Nouvelle-Calédonie. Culture. Climat.

La
Nouvelle-Calédonie, terre française l'année elles innombrables sur quelque
depuis s'abattent en légions 10-
18532, est une grande ile de l'océan Pacifique, située calité, la campagne est promptement dégarnie de feÙil-
entre vingt degrés dix minutes et vingt-deux degrés vingt- lage, comme si un souffle de mort l'avait soudain flétrie.
sia minutes de latitude sud, et entre cent soixante et un Les déjections de ces nuées d'insectes couvrent la terre,
degrés trente-cinq minutes et cent soixante-quatre degrés comme le ferait une pluie de sable, et contribuent, avec

trente-cinq minutes de longitude est. la .corruption de leurs cadavres, à infecter l'air. Heu-
Sa longueur est de soixante-six lieues, et sa largeur reusement ce fléau n'arrive qu'àde longs intervalles; il
moyenne de dix s. n'a pas fait apparition depuis plus de dix ans.
Elle est couverte de montagnes, dont les eliaiiies se di- En Nourelle-Calédonie, comme dans tous les pays in-
rigent dans le sens de sa longueur, et dont l'orientation tertropicaux, l'année se partage en deux saisons l'hiver-
est par conséquent celle de l'lIe elle-iiiènie, c'est-à-dire nage, ou saison des pluies et des chaleurs, et la saison
qu'elles sont dirigées.obliquement du nord an sud et de sèche ou fraîche.
l'est à l'ouest. Ces sont modérément La commence dans les premiers
montagnes élevées; première jours de
les points culminants atteignent jusqu'à douze. Gents mè- janvier et finit en avril, la seconde le reste de
comprend
tres environ. l'année. Comme on le pense bien, la transition de l'une
Sur un sol aussi accidenté, les cours d'eau sont néces- à l'autre ne se fait pas brusquement, en sorte qu'on
sairement en grand nombre; la plupart sont mal eucais- pourrait admettre deux saisons intermédiaires ou demi-
sés et sujets à des débordements. saisons de courte durée représentant le printemps et
Les marais sont très-nombreux. l'automne.
Le sol est partagé en pâturages et en forêts; La moyenne annuelle de température est entre
cepen- vingt-
dant les marécages, de rhizophorées", deux et vingt-trois degrés centigrades au-dessus de zéro.
peuplés occupent
une étendue totale assez vaste pour entrer en ligne dans On peut dire que de mxi en novembre la température est
ce partage. très-douceet très-agréable pendant le jour et fraîche
peu-
Enfin les des' villages
environs sont cnlti l'és et bien dant la nuit. Les mois les plus frais sont ceux de j juillet

cultivés. Le taro, l'igname, la canne à sucre, le bana- et août, les mois les plus chauds sont ceux de janvier et
nier, la patate douce sont les ohjets principaux de cette fé\'l'ier.
culture. de taro celles Les rosées sont abondantes en Nouvelle-Calédo-
Les' plantations sont qui méritent peu
le plus d'attention. nie, comparativement à'ce qui se passe dans la plupart
Pour ce qui regarde la faune, je me contenterai des autres pays intertropicaux. Les orages sont très-rares
de
mentionner l'absence de batraciens et celle presque com- et n'ont
guère lieu qu'au commencement
de l'hivernage,
de reptiles Je ne dois de alors que les premières pluies, tombant sur un sol depuis
plète pourtant pas négliger
signaler l'apparition accidentelle des sauterelles. Quand longtemps échauffé déterminent un dégagement abon-
dant de vapeurs, source principale de l'électricité atmo-
1. Nous nous cproposons de publier plus tard une exploration en tous climats; ils sont d'ailleurs
sphérique peu violents.
complète de:la~, 1\ouvelle-Calédonie; mais nous n'avons pas voulu L'alizé d'est-sud-est est le vent
généralement régnant.
tarder plus lo'ftgtemps à entretenir nos lecteurs de cette lie, l'une
des pluies est aussi celle des calmes,
des plus récentes conquêtesde la France. :~ous nevoulons du reste L'époque qui ne
donner ici que quelques notions préliminaires d'une incontestable sont jamais de longue durée et arrivent ordinairement au
exactitude, et nous ne pouvons les puiser il de meilleures sources coucher du soleil; c'est aussi celle des vents irréguliers.
qu'aux deux mémoires de 11I.le docteur Victor de Rochas, chirur-
Le mois de est celui des
gien de marine, qui ont paru en 1859 et en 1860. i\`oro;elle- janvier ouragans, qui sont
Calédonie anth.ropologie (Revue algérienne et coloniale).-L'xsai heureusement rares; ils sont loin d'avoir la violence de
sur la topograplaieh~giénicpe et rnédicale de la Nourelle-Calédon~e. ceux des Antilles et autres pays, où ils portent la déso-
2. M. Fevrier des Pointes, comnrandant en chef des forces na-
vales de l'océan Pacifique, a pris possession de la Nouvelle.Calédo, lation.
nie le 2.4 septembre 1853. Le 29dumême mois, le pavillon français En somme, le climat de la Nouvelle-Calédonie laisse
fut aussi-planté sur l'He des Pins, dépendance de la Nouvelle-
Calédonie. peu à désirer sous
rapport lede la salubrité. L'hiver-
3. L'e-mille marin français est, de.même qu'en Angleterre et en nage compte à la vérité des journées de chaleur très-
Italie, de dix-huit cent cinquante,deux mètres. forte, mais il est rare. qu'une brise bienfaisante ne la
4. Porie-raciues, genre, type riaophora: palétuvierou manglier.
a
5. Il y seulement, en efi"et, quelques lézards et quelques ser- tempère pas. La différence de chaleur du jour à la nuit
pents de mer qui fréquentent aussi le rivage. oscille dans des limites assez restreintes, et, si elle suffit
LE TOUR DU MONDE. 131

le rapport
pour déterminer des maladies chez les naturels qui ne sous des moeurs et des usages'. Ces derniers
savent pas se mettre en garde contre elle, elle n'offre sont pourtant un peu plus favorisés sous le rapport de

pas de dangers sérieux pour des gens nourris et vêtus la taille, de la couleur, et de ce que nous sommes con-
convenablement. venus d'appeler la beauté physique.
Chose vraiment extraordinaire! mé11gré toutes les in- Les Calédoniens mâles ne sont pas très-laids plu-
fluences fébrigènes que doivent faire supposer les marais sieurs même présentent une régularité de traits qui
et les grandes étendues de terres continuellement arro- serait trourée' belle en tous pays d'Europe, et il est re-
sées pour la culture du taro, la fièvre paludéenne est marquable que, sous ce rapport, certaines tribus de la

presque inconnue dans le pays, et il est extrêmement côte orientale sont mieux douées que toutes les autres
rare qu'on trouve dans des affections quelconques indi- peut-être céla tient-il mélange à unde races provenant
cation la quinine. d'émigrations polynésiennes. Ce qui est certain, c'est
Les Earopéens ont remué ici (les terrains neufs pour qu'à une époque encore peu éloignée, une émigration

l'agriculture et pour la construction des routes; on a jeté d'Ouvéa (Wallis) est venue aborder dans l'une des
des chaussées sur des terres inondées, on a desséché une Loyalty, dont elle soumit
les habitants, et à laquelle elle
du marais de Port-de-France, et on en a fouillé imposa le nom de sa terre natale et sa langue. C'est
portion
le fond l'ile Hnl~ait,
pour les constructions; pourtant pas un seul cas des cartes de Dumont d'Urville, appelée
de fièvre intermittente ne s'est déclaré, même chez les OtcLéa par les indigènes. La race des nouveaux habitants
travailleurs. s'est mélangée avec
l'ancienne, et il en résulte une po-
L'établissement de Port-de-France est entouré d'autres pulation beaucoup plus belle que celles qui l'avoisinent.
marais soit d'eau douce, soit d'eau saumâtre, soit d'eau Les communications entre les Loyalty et la côte orien-
de mer, les uns à une lieue environ de la ~~ille, d'autres tale de la
N' omelle-Calédonie, dont "elles sont séparées

beaucoup plus rapprochés; le vent doit en apporter sou- par un canal de cinquante milles, sont très-fréquentes;
vent les émanalion5 (celui Pelit-.1lccoais est les indigènes d'Ouvéa ont même formé des villages à
qu'on appelle
situé directement au vent), et cependant,jamais de fièvre Hienguène et à Pouébo; on trouve ces mêmes individus
intermittente dans une population de. trois à quatre cents sur toute la côte, depuis Ouagass ou Tiouaka jusqu'à
âmes (garnison et colons) L'immunité n'existe Pouébo.
pas seu-
lement La laideur des Calédoniennes est connue;
pour les Européens; elle est la même pour toute avec leur tête
leur lobule de l'oreille horriblement ou
l'ile, pour les naturels, qui cependant habitent de préfé- rasée, perforé
rence le voisinage de la mer et des rivières, elles même à un i'tge peu avancé,
qui construi- déchiqueté, présentent,
sent si souvent leurs del'neures en des lieux humides et un tableau des moins séduisants. Vouées à de rudes la-
même beurs et à de mauvais elles ont une vieillesse
marécagem, qui couchent sur la terre presque traitements,
Bien que, dans le jeune àge, la physionomie
nus, qui sont sans vêtements et mal nourris. précoce.
de plusieurs d'entre elles ne soit pas très-désagréable,
Les Néo-Calédoriieiis hommes, femmes. Alimentation. comme on juge la population en masse, la laideur des
Anthropophagie. Calédoniennes a pu devenir à juste titre 'proverbiale.
Les Néo-Calédoniens à l'espèce des nè- La taille moyenne des femmes est bien inférieure à
appartiennent
Ils ont la peau d'un noir fuligineux, celle des hommes, et il existe à ce point de vue entre les
gres-océaniens.
couleur chocolat, claire, les cheveux laineux et deux sexes à peu près le même rapport que dans notre
noirs,
la barbe de même couleur et bien fournie, le nez race.
crépus;
large et épaté, pl;ofondément entre les orbites, Les femmes sont nubiles vers l'àge de douze à treize
déprimé
les yeux dirigés comme chez lés sujets de notre race, la ans; cependant elles n'entrent guère en ménage avant
oculaire ce qui donne à leur celui de vingt à vingt-cinq ans: Leur se
conjonctive injectée, regard développement
une farouche, les lèvres grosses et renversées, fait avec rapidité ainsi telle fille qui, à douze ans, n'est
expression
mais ces deux caractères ne sont aussi prononcés encore du'une enfant, est une femme physiquement ac-
pas
trois ou quatre
q-ue chez le nègre africain, les mâchoires proéminentes complie ans plus tard.
et les incisives un la bouche Leur fécondité n'est jamais remarquable 'et s'arrête
peu proclil"es (prognathes),
fendue, les dents bien plustôt que chez nos femmes, de même que leur vieil-
largement alignées et.d'une par-
faite blancheur, les pommettes le est plus précoce. Celles d0i, dans le cours de leur
légèrement saillantes, lesse
front haut, étroit et convete, enfin la tète très-aplatie en existence, ont quatre ou cinq enfants sont rares, et beau-
travers, surtout à la région temporale, caractère qui ne coup sont stériles.
peut être bien'saisi que quand la chevelure est courte. Elles allaitent leurs enfants pendant très-longtemps
La taille moyenne des individus est au moins aussi éle- trois ans en moyenne, et quelquefois pendant cinq ou
vée que celle des Français; le tronc et les membres sont six ans. Cette durée abusive de l'allaitement est en par-
bien proportionnés, et le dé- tie nécessitée par la pénurie des ressources alimentaires.
le.développement thoracique
veloppement musculaire sont généralement L'oppression sous laquelle les femmes gémissent, l'ex-
avantageux.
Les Néo-Calédoniens me paraissent ressembler beau-
coup aux habitants de l'archipel Fidgi ou Viti, avec les-
1. Voy. le Y'o~age d.la Grandé-l'iti, par Jolm-Deuis nIac-Donal,
quels ils ont d'ailleurs de nombreux de contact dans le premier volume du Tour du monde, page 193.
points
132 LE TOUR DU MONDE.

cès de travaux qu'on leur impose, les privations qui sont Bref, il est à peu près certain que la longévité et ia
encore plus souvent leur partage que celui des hommes, moyenne de vie sont moindres chez les Calédoniens que
épuisent rapidement la vigueur de leur constitution. chez les peuples civilisés.
Les hommes vieillissent moins vite, mais pourtant peu Les Néo-Calédoniens ont, comme tous les sauvages,
d'entre eux parcourent, une longue carrière. Avec des les sens de la vue et de l'ouïe d'une exquise finesse, et ils
gens qui ne savent pas compter les années et qui, par n'auraient pas à craindre la comparaison avec les types
suite, ne connaissent pas leur âge, il est difficile d'entre- de Cooper. Ils sont agiles; leurs jamhes musculeuses

prendre aucune étude positive sur la longévité. Voici semblent taillées pour la course. Ils sont capables, à un
un fait qui donne à penser que parmi eux les extrêmes moment donné, de déployer une force aussi considérable
vieillesses sont rares. que pourraient le faire nos
ouvriers et nos manoeuvres,
Les -missionnaires ont connu à Balade, en 1847, un mais elle est de peu de durée.
homme né pendant le séjour de Cook en ce pays, époque Dans les expéditions ode guerre qui se sont prolongées
mémorable pour les naturels. Ce vieillard, le plus dé- pendant plusieurs jours, on a remarqué que nos auxi-
crépit qu'ils aient jamais vu en Calédonie, et auquel ils lïaires indigènes étaient épuisés de fatigue, alors que
eussent volontiers donné quatre-vingt-dix ans, était le nos soldats tenaient encore très-bien la campagne. Ce-

patriarche de sa tribu et des tribus environnantes. pendant ces derniers étaient chargés d'un équipement
Or, Cook étant venu à Baladé en 1774, cet homme que les premiers n'avaient point. J'expliquerais volon-
n'avait que soixante.treize, ans 1 tiers l'infériorité dynamique des Néo-Calédoniens, ou

Nouvelle-Caléùonie éta[¡lissemcnt de Puddon. Dessin de E. de Bérard d'apr;'s une photographie.

du moins leur
impuissance à supporter longtemps les doit être
ingurgitée en quantité d'autant plus considé-
fatigues par leur genre de nourriture. Ils n'absorbent, en rable qu'elle est moins nutritive; en second lieu, à l'insta-
effet, guère que des aliments sucrés ou féculents et fort bilité de leurs ressources. Le Calédonien sait,bien quand
peu d'aliments azotés, c'est-à-dire beaucoup d'aliments il mange, mais il ne sait pas positivement quand il man-
de respiration et fort peu d'aliments plastiques ou san- gera aussi
profite-t-il du mieux qu'il peut de l'occasion
guifiables. Leur nourriture est donc peu convenable pour qui se présente de se remplir l'estomac. Les femmes ap-
l'entretien des forces,
pour la résistance physique. Ils portent-elles ample moisson de fruits et de racines, la
sont dans le cas d'une
machine qu'on hourrerait de eOIl1- pêche a-t-elle donné, on fait ripaille sans songer au len-
bustible en lui épargnant outre mesure l'eau qui donne demain. Y a-t-il, au contraire, pénurie complète, on
la vapeur génératrice de la f6rce et du muuvement. se serre le ventre en attendant meilleure occasion, et
La quantité d'aliments que ces sauvages sont capables quand nouvelle aubaine se présente, la voracité n'a d'é:

d'ingurgiter en un seul repas est extraordinaire, trois gale que lapatience on a supporté
avec laquelle la
fois plus considérable que celle qu'un Européen pour- faim. Il n'est
pas très-rare, en effet, que les indigènes
rait consommer aussi doivent-ils avoir l'estomac plus restent tout un jour sans manger, et, dans les temps de
dilaté que le nôtre ce que nous n'avons pas eu l'occ<i- disette, les jeûnes sont bien plus fréquents et plus longs.
sion de vérifier. Guidés par une appétence instinctive, les Calédoniens
Cette aptitude fonctionnelle tient à diverses causes sont très-friands de chair, sentant bien qu'ils' puisent
d'abord à la nature de leur alimentation habituelle, qui dans cet aliment des forces que leur nourriture habi-
.134 LE TOUR DU MONDE.

tuelle est inapte à leur fournir. leur s'en Du moins, nous croyons
Malheureusement, pour procurer. que le ber-
île ne leur donne aucun et ils n'ont
quadrupède, pas d'ar- ger qui lui apprendra à éleyer des troupeaux fera d'abord
mes convenables pour chasser les oiseaux. « Nous avons au moins autant pour sa civilisation que les moralistes,
besoin de il faut nous battre. » Cet atroce, mais et que l'homme
chair, qui lui facilitera les moyens d'en profiter
énergique langage, dont on saisit tout de suite les consé- aura bien mérité de la France et de l'humanité.
quences, et qui n'est autre du'une déclaration de guerre, La population de l'de des Pins à la variété
appartient
justifie les opinions que nous émettions tout à l'heure calédonienne, mais on trouve chez quelques individus
sur la valeur du régime habituel des Calédouiens. '1'out qui composent l'aristocratie de la nation une supériorité
homme a be.soin de cluaü°, et nous nous demandons si de formes, une certaine noblesse dè traits qui décèlent la
cette horrible
coutume, qui bouleverse à tel point les présence d'un sang étranger dans leurs veines. L'de a,
idées de~ l'homme policé qu'il a peine à y croire, est en effet, reçu à diverses des émigrants de race
époques
uniquement l'effet d'un penchant vicieux, d'une dépra- jaune polynésienne, soit directement., soit par l'inter-
vation morale, ou si un instinct naturel, irrésistil¡le médiaire des Loyally, et c'est dans les familles aristocra-
n'y
pousse point le malheureux sauvage confiné dans une ile tiques qu'on reconuait aujourd'hui leurs descendants.
privée d'animaux, et d'ailleurs sans iudustrie suffisante Victor DE ROCHAS.

ASCENSION DU VOLCAN L' 0 RIZ A BA,


ŒEXIQ[;E. ÉTAT DE VERA-CRIJZ)

PAR LE BARON DE MÜLLER.

1856

Le baron de Müller,
après avoir exploré le Canada et avec les provisions, les voyageurs se virent contraints, à
les États-Unis, arriva, le 4 août 1856, à la Vera-Cruz. Ce la tombée de la nuit, de redescendre de deux cent soixante
fut là qu'il conçyt le projet de faire l'ascension du volcan mètres bas jusqu'à un rancho oa était leur bagage.
plus
Orizaba, dont personne encore, disait-on, n'avait atteint Ils y passèrent la nuit; puis ils se remirent en marche
le sommet. le 1"' septembre dès le matin, et arrivèrent bientôt à la
Le 30 août, à dix heures du matin, il sortit de. la pe- région des sapins. Ils aperçurent sur la route un grand
tite ville d'Orizaba, 1 en compagnie de 1'1. A. Sonntag, nombre de croix de bois, élevées à la mémoire des voya-
d'un Suédois nommé Malmsjô, et d'un docteur berlinois. geurs qui avaient été victimes des malfaiteurs ou de la
La petite troupe, munie du matériel nécessaire à son des éléments. Il est d'usage les passants or-
rigueur que
entreprise, se dirigea
le volcan à travers
vers d'étroites nent ces croix de fleurs fraiches.
rivières rapides, des ravins et des barnncas (ravins), qu'il A neuf heures, la troupe arriva au rancho de Jucale,
est ditfielle de franchir même à l'aide des excellents che- qui se compose de quelques huttes élevées de trois mille
vaux mexicains. Les habitants cherchaient à persuader à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer. En-
M. 1\~Iï~ller que le temps n'était pas favorable; la neige tourés déjà des créations grandioses de la nature al-
fondait et les avalanches étaient nombreuses; ils ne le pestre, les voyageurs trouvèrent le chemin de plus
découragèrent point. en plus difficile et souvent coupé d'horribles ba-
Le premier jour, les voyageurs arrivèrent à l'hacienda rancas.
de Toquila, près de San Juan Coscomatepes, oii ils pas- A dix heures et demie, écrit le baron de Mfiller,
sèrent la nuit; ils y complétèrent leurs provisions de nous atteignimes l'extrémité de la baranca dé Trinchera
bouclie. Au village d'Alpatlahua, ils engagèrent quelques et la source du Rio de la Solidad." Non loin de là était
Indiens à leur servir de conducteurs, et continuèrent le rancho de Jamapa, but de notre excursion de ce jour:
leur route au milieu d'une végétation luxuriante par c'étaient quelques maisonnettes de bois, dont le proprié-
des sentiers escarpés, des crêtes de montagnes aiguës et taire, un Mexicain déguenillé, nous reçut avec une poli-
des torrents. tesse et une
dignité exquises, en mettant tout à notre
La plaine était déjà bien au-dessous de nous, dit le c'est-à-dire une lutte qui servait de grange,
disposition,
journal du baron de Müller; à nos pieds brillaient les et qu'il annonçait hospitalièrement comme une auberge.
éclairs et roulait le tonnerre; nous étions parvenus àune Nous nous restaurâmes en cet endroit; nous bûmes du
hauteur de deux mille six cent soixante mètres. La végé- catalan (forte eau-de-vie espagnole), et nous dormïmes
tation avait changé d'aspect; les plantes grimpantes parfaitement. Le jour suivant, au départ, nous aper.-
avaient disparu, mais les orchidées couvraient encore les çûmes la tête colossale du volcan, brillant de l'éclat du
arbres. D soleil. dans l'azur. Bientôt la végétation cessa entière-
Par un oublidu porteur de bagages, qui s'était attardé ment des roches trachytiques de gneiss et d'amphibole,
.LE TOUR 135
DU: MONDE'.

du sable et des cendres, voilà tout ce qui nous « Nous étions déjà assez
près du cratère, dit le baron
volcanique
entourait. D de Müller, lorsque, derrière moi, j'entendis Malmsjo
A onze he~res, les voyageurs arrivèrent à la base du appeler. Je regarde et je le vois enfoncé dans la neige

pic proprement dit. jusqu'aux bras; au même moment, une de mes jambes
« La vue à l'ouest était le entre dans la neige à travers la couche de glace. Lorsque
magnifique Popocatepetl
et la Malinche s'élevaient des hautes terres du Mexique, j'approchai de lVIali-nsjo, ilme montra le trou dans lequel
dont le bleu sombreparsemé était de lacs qui brillaient il était enfoncé. Jamais je n'oublierai l'impression que
comme des pierres. précieuses. A l'est, le paysage était cette vue fit sur moi. Je sentis une sueur froide ruisse-
d'un
enveloppé par le brouillard et les nuages. Un vent aigu ler sur mon
corps. Nous nous trou~~ions au-dessus

augmenta le froid; j'envoyai les Indiens dans une forêt abiine dont nous séparait seulement une mince couche

qui se trouvait au-dessous de nous, à une heure de dis- de glace. En vain mes regards cherchaient à découvrir le
tance. Ils en rapportèrent dit bois pour faire du feu et sol; des colonnes de glace et des cristaux remplissaient
construire une hutte. Ils s'employèrent.ensuite à cette la profondeur; l'abime, loin d'être obscur, paraissait
construction avec ardeu/Un haut roc de granit formait magnifiquement éclairé par une source de lumière sou-
la cloison un plus petit, placé à côté, formait l'angle; terraine; c'étaient sans doute les rayons solaires qui tom-
l'autre angle était formé par un. pieu, fixé à l'aide de baient sur la couche de neige. La frayeur nous paraly-

pierres placées alentour, car le sol était trop fortement sait. nous être soulevés avec prudence nous
Après
gelé pour qu'il fût possible de le creuser. La charpente étendimes à tout Piscine nos bras sur la neige, puis nous
fut assu,jettie par des cordes et l'intérieur couvert et ta- nous laissâmes peu à peu glisser. Étant descendus ainsi

pissé avec des nattes de paille. D à une centaine de pas, nous arrivâmes à un espace qui
Bien qu'un peu trop aérée, cette maison rustique pro- être ferme. Là, nous tînmes conseil il fallait
paraissait
tégea ses hôtes au moins contre l'excès du froid. Toute- décider de quel côté il était préférable de tourner l'a-
fois, l'air raréfié rendait leur respiration plus fréquente bïme pour atteindre le cratère.
et plus haletante, et tous sentaient des douleurs de tète a Mais tout
à coup un vent rapide éleva d'épais nuages
aiguës et souffraient de la fièvre. La hauteur à laquelle autour de nous ils nous enveloppaient de telle sorte
ils étaient parvenus dépassait déjà celle du Mont-Blanc. qu'à trois pas l'un de l'autre nous pouvions à peine nous

Le.thermomètre marquait dix degrés au-dessous de zéro, voir. Il était impossible de s'arrêter pour attendre la fin

ce qui. contrastait singulièrement avec les vingt-neuf de- de cette tempête de neige. D'ailleurs, en fuyant l'abîme,
»
grés au-dessus par lesquels les voyageurs avaient passé, nous avions laissé tomber le panier aux provisions.

peu auparavant, sur la terra calieate. Pendant la nuit, Privés de conducteurs et de vivres, les voyageurs du-
des bandes de loups, attirés entourèrent rent rétrograder. à
par l'odeur, la A quatre heures du soir, ils arrivèrent
hutte. Le matin suivant, la troupe fit ses derniers la hutte où ils avaient pa,sé la nuit précédente. Cette se-
pré-
paratifs pour l'ascension du
pic. Munis de provisions, conde nuit fut plus pénible encore. Par suite de l'afflux
d'instruments astronomiques et météorologiques, pour- du sang à la tète, le blanc de leurs yeux était devenu
vus d'épaisses et vertes feuilles de fougères, armés de rouge au milieu de l'obscurité, une inflammation ac-
crochets à glace et de bàtons ferrés, les voyageurs com- des douleurs les plus aiguës se déclara chez
compaguée
mencèrent à sept heures, au mot de ralliement « salut! » vonntag et A~Talinsjô, et à la naissance
du jour on vit
à gravir la hauteur d'un pas mesuré. avec effroi qu'ils étaient privés de la vue. Leurs paupiè-
Ils durent d'abord s'avancer sur un terrain d'éboule- res étaient collées par une sorte d'humeur terreuse, et
ment friable, couvert seulement par places d'nn peu de même après qu'elle eut disparu ils pouvaient à peine

neige, puis grimper sur de grosses pierres et des blocs entrevoir la lumière du jour. Pour comble de malheur,
de rochers, au milieu de profondes crevasses et de ravins. les vivres étaient épuisés, et un Indien apporta la nou-

Après une longue demi-heure, un des conducteurs velle d'eux, dans la zone des bois, une
qu'au-dessous
leur déclara qu'il n'irait pas plus loin. Ils durent le lais- bande nombreuse de voleurs était en embuscade..
ser aller et porter eux-mèmes les instruments. Le baron de Müller résolut de tenter le passage par
Après deux heures de l'ascension la plus pénible, ils l'ouest, vers San Andres Chakhicomula. Comme l'Ori-
étaient arrivés à trois cent soixante mètres plus haut et zaba se rapproche de ce côté des hautes terres du Mexi-
foulaient le champ de neige proprement dit. A ce.poüat, que, les voyageurs avaient deux mille mètres de moins
le deuxième conducteur déclara à son tour qu'il n'était à monter pour atteindre le plateau.

pas en état d'aller avant,


plus et les membres de la pe- On marcha en conduisant les aveugles, sur
longtemps,
tité troupe durent porter alternativement l'autre panier. des terrains d'éboulement et sur des pierres, à tra.
puis
La montée était tellement abrupte, qu'en vingt-cinq pas vers cendres enfin une
d'épaisses volcaniques après
ils n'avançaient pas de plus de huit à dix pieds, et qu'au heure et demie on rencontra d'abord la première végé-
bout de cet espace il leur fallait prendre du repos. La tation et ensuite une .belle forêt de pins.
lumière éclatante réfléchie sur la neige les éblouissait Plus nous descendions, plus la masse des pins de-
et troublait leur vue. venait un grand nombre de perroquets,
épaisse qui se
La neige était recomerte d'une cotrelie de glace d'un nourrissent de la graine des seuls
pins, interrompaient
demi-pouce d'épaisseur, qui très-souveut se rompait. par leurs cris retentissants le silence solennel de la forêt.
136 LE TOUR DU MONDE.

se présentait à nous et deux malades avaient un adouci leurs souffrances,


De temps en temps, une clairière peu
les en sorte à voir faiblement.
nous laissait voir de verts pâturages, que bornaient qu'ils commençaient
montagnes bleues du plateau mexicain. Une croix plantée Les informations prises aussitôt après leffr arrivée dans
sur une hutte de terre encore fraiéhe nous la petite ville s'accordèrent sur ce point que l'ascension du
apprit qu'une
bande de vingt à trente individus avait récemment volcan était beaucoup plus facile du côté du sud. Le
péri
en cet endroit.. C'était un triste débris du dernier baron de l~~TÜller voulut faire sans retard une nouvelle
pronun-
ciamento. A la suite de chaque guerre civile au Mexique, tentative.
bandes de partisans continuent à errer sur les jours de repos, MM. MalmsjÕ et
quelques Malgré quelques
chemins, se livrant au vol sous le couvert de la politique. » Sonnlag se trouvèrent encore trop souftrants pour se re-
avoir tra~~ersé une plaine animée çà et mettre en route. Deux autres M. Campbell,
Après cultivée, personnes,
là des les voyageurs atteignirent dans un Nord-Américain. inspecteur des lignes télégraphiques
par ranchos,
la petite ville de San Andres Chalchico- du Mexique, et M. de La Huerta de Puebla, s'offrirent à
l'après-midi
mula. Des lotions faites, d'un aux yeux des les remplacer.
près aqueduc, 0

Vue de l'Orizaba de Vera-Cruz). Dessin de Français d'après l'llfustrirle Zeifu>ig


(État

cr Le Citlaltepetl, de l'Etoile 1, était cou-


la Montagne tous à cheval, d'un mulet chargé des vivres
quatre puis
vert d'épais le 8 septembre 1856, je et des provisions.
nuages, lorsque,
Chalchico- En montant avec nous arrivâmes sur un pla-
pris congé de mes amis et quittai San Andres ardeur,.
mula au milieu des souhaits de bonheur des habitants. d'un grand nombre de collines
volcaniques
teau, parsemé
travers de très-belles forêts de pins et de
a: Deux Indiens courageux et expérimentés, que le pré- peu élevées"
furent en avant et nous passâmes souvent au milieu des rochers
fet avait mis à ma disposition, envoyés sapins,
au bas de la limite des et les plus dange-
afin de préparer, dans une grotte par les sentiers les plus impraticables
du danger
neiges, du côté. méridional de la montagne, une provi- reux. Le baron de Müller parle en ces termes
et de bois, car nous devions passer en cet en- des chemins et de l'excellence des chevaux mexicains
sion d'eau
caravane se de « A cinq heures, comme nous chevauchions le long
droit la première nuit. Ma composait
de plus de trente-
M. Campbell, de M. deLa Huerta et de deux serviteurs, d'une baranca, qui n'était pas profonde
trois mètres, mais très-escarpée, Huerta tomba avec son

cheval. Il se trouvait de moi sur un rocher poli


1. Nom indien de l'Orizaba. près
LE TOUR DU MONDE. 137

large de quelques pieds, et je m'attendais à le voir pré- romantiques, le spectacle de cette soirée était bien pro-

cipité dans la baranca; mais les chevaux mexicains ont pre à éveiller les rêves de la fantaisie la plus capricieuse.
une adresse extraordinaire celui-ci se releva avec une A l'entrée de la grotte flambait un feu clair qui en éclai-

promptitude et une adresse merveilleuses. Sans rait l'intérieur, et les formes bizarres de la pierre proje-
excepter
les cheraux arabes, je ne connais pas de meilleurs ché- taient dans la profondeur des ombres noires vacillantes.
vaux de voyage que ceux du Mexique. En outre, ils sont Des gouttes d'eau se détachaient, comme des diamants,
bien faits, de formes élégantes, intelligents et extrème- des parois, et tombaient à terre. Les Indiens et nos do-
ment fidèles et soumis. D avec leurs costumes
mexicains, étaient occu-
mestiques,
la tombée de la nuit, les voyageurs
Longtemps après pés autour des chevaux, encore sellés. Et nous, avec nos
arrivèrent à l'entrée de la grotte. C'était une de ces ma- habits de voyage, chargés d'armes brillantes, nous res-

gnifiques nuits, éclairée par la lune des tropiques. semblions plutôt à des voleurs fourvoyés qu'à de paisi-
« Notre petite société offrait, en ce moment, un tableau bles voyageurs.
« En dehors de la grotte,
pittoresque qui me ravissait. Bien que, dans mes nom- lé spectacle de la nature avait
breux voyages, j'eusse désappris à rechercher les scènes une majesté qui produisait sur nos âmes une impression

Sommet et cratère de l'orizaba. Dessin de Français d'après l'lilu~trirte Zeitursr~.

La lune brillait doucement au sud-est et sa les oiseaux seuls ne paraissent de


protonde. influence; pas souffrir
lumière perçait à travers les noirs à l'ouest, le la raréfaction de l'air; car, ici même, à une hauteur de
sapins;
volcan gigantesque presque voilé par le brouillard,
ré- cinq mille cinq cents mètres j'ai vu deux faucons se
fléchissait les rayons de la lune, et cette lueur jouer dans les airs à sept cents mètres au-dessus de
mysté-
rieuse le faisait paraitre encore. D moi. »
plus majestueux
Dès le matin du jour suivant, on commença les prépa- Les voyageurs arrivèrent avec beaucoup de peine sur les
ratifs de l'ascension; on atteignil, après une heure, la champs de neige, coupés par des rochers dont il leur
zone de la dernière végétation, puis le séjour des neiges. fallait s'aider en rampant.
Les chevaux, épuisés, furent renvoyés à la grotte. A midi, ils rencontrèrent úne petite plate-forme cou-
« L'air était déjà si raréfié, dit le baron 1\~Iüller, que verte de neige. Ce point, qui présentait une surface unie
nos pauvres chevaux pouvaient à peine aspirer une duan- de quelques pieds carrés, étant le dernier où il leur fût
tité d'oxygène suffisante, et leur respiration était aussi possihle de se reposer avant d'atteindre le volcan, ils y
haletante et profonde que s'ils avaient couru pendant restèrent quelques minutes pour un de
prendre peu
plusieurs heures. Les hommes subissent également cette nourriture.
138 LE TOUR DU MONDE.

Au-dessous de nous, dans la direction du sud'ouest, un instant, car je tombai aussitôt à terre et un flot de
s'ouvrait un cratère enflammé que cerriaient des rocs sang sortit avec violence de ma bouche.
et J'évaluai à quatre mille a Lorsque du cra-
dentelés perpendiculaires. je revins à moi, j'étais encore près
trois cents mètres la hauteur de son pic le plus élevé, tère alors je recueillis toutes mes forces pour regar-
nommé Ce>~ro clel illono. Du côté de la l'nlle de Lohos, oii der et observer autant qu'il m'était possible. Je détermi-
nous avions
passé la nuit, apparaissait la Sicr~~a ~l~eg~~n., nai la forme
cratère; du
mais, à raison de ma faiblesse

qui n'était pas couverte de neige, bien que sa hauteur et de la tempête de neige, il me fut impossible de mesu-
doive d8passer quatre mille huit cents mètres. Après un rer à l'aide du sextant l'angle horizontal, et par là de cal-

d'heure, nous recommençâmes à monter. L'épais- culer la circonférence précise. Il ne fallut pas songer non
quart
seur de la neige nous opposait des obstacles extraordi- plus à prendre un levé topographique des terrains situés
naires. A chaque pas, nous enfoncions jusqu'au genou; au-dessous on n'en pouvait rien voir.
comme la pente dépassait le plus ordinaire.ment qua- « Le cratère a une
elliptique forme
irrégulière; son

rante-cinq degrés, nous étions réduits à ramper sur nos grand axe est de l'ouest-nord-ouest à l'est-sud-est, mais

pieds et sur nos mains. La principale difficulté était de il se courbe un peu plus vers le sud; sa longueur com-
et nous ne pouvions faire plus de vingt à vingt- prend environ deux mille cinq cents mètres. Deux axes
respirer,
cinq pas sans nous reposer. En dépit d'un voile et de lu- plus petits, du nord au sud, à peu près, sont très-diffé-
nettes foncées, cette fois les yeux me faisaient mal; mais rents de longueur le plus grand, à l'est, a environ cinq
ces douleurs disparaissaient devant celles qui commencè- cents mètres; le plus petit, à l'ouest, environ cent cin--
rent à me torturer vers deux heures. Je sentis d'abord, quante mètres. J'évalue à environ six mille mètres la
dans la poitrine, comme la brûlure d'un fer rouge quel- circonférence entière du volcan.
minutes après, j'éprouvai, chaque respiration « L'étendue de cette circonférence est incompréhen-
ques
dans les poumons, des douleurs aiguës, qui, à la vérité, sible pour celui qui considère la montagne en dessous du

s'interrompaient de nouveau, mais qui revenaient toutes nord, de l'ouest et du sud-ouest; car le sommet parait
les dix minutes, et me laissaient quelques instants sans beaucoup trop petit pour contenir un tel
cratère; mais
connaissance. Mes deux compagnons et les Indiens en dessus on voit que la bouche du cratère a une pente
étaient effrayés de ces premiers accidents et voulaient considérable dans la direction du sud-est,
et cela explique
retourner en arrière, ce à quoi naturellement je ne con- complétement l'apparence. Ce que de la mer, de Vera-
sentis pas. D Cruz, de Cordova et d'Orizaba, on prend pour un mur
Jusqu'alors le soleil avait du moins réchauffé les voya- situé en dehors du cratère, n'est autre
perpendiculaire
mais bientôt le ciel s'obscurcit et ils éprouvèrent chose que la paroi intérieure du cratère lui-même. Ma
geurs,
un froid Souvent ils avaient devant eux un mur plume ne peut décrire
aigu. l'aspect du cratère ni l'impression
de neige perpendiculaire qu'il fallait tourner avec heau- qu'il produisit sur moi. C'est la porte du monde infernal

coup de peine. Un orage violent éclata bien au-dessous que gardent la nuit et l'épouvante. Quelle terrible puis-
d'eux le tonnerre ne leur faisait l'effet que d'un petille- il a fallu
sance pour soulever et faire éclater ces masses
ment. Ils ressentaient une grande fatigue et un grand énormes, les fondre et les entasser comme dés tours, jus-
abattement; le jour était déjà avancé, le sommet de la moment où elles se sont refroidies' et ont atteint
qu'au
montagne encore bien éloigné, et décidément les In- leurs formes actuelles
diens ne voulaient pas aller plus loin. Les compagnons Une couche jaunâtre de soufre recouvre en plusieurs
mêmes du baron de Müller perdaient courage. La ferme les parois internes, et sur le fond s'élèvent diffé-
places
déclaration de ce dernier, qu'il continuerait seul l'ascen- rents petits cônes volcaniques. Le sol du cratère aussi
sion, put seule les déterininer à continuer leur marche. loin que je pouvais voir, était couvert de neige et nulle-
Pour se soulager, les voyageurs se servirent d'une corde ment chaud Les Indiens m'assurèrent
par conséquent.
de dix-huit à vingt mètres de long. Un des Indiens grim- que, sur différents points, un air chaud sort des fentes de

pait en avant, enfonçait son bàton dans la glace, et y la roche. Bien


que je ne l'aie pas vérifié, ce fait me parait
attachait la corde; puis les voyageurs saisissaient les tout à fait admissible, car j'ai souvent observé pareil phé-
noeuds l'un
après l'autre. Le baron de 1\~Iüller fut pris nomène sur le Popocatepetl.
de violentes douleurs de poitrine, qui, de temps en « Mon de passer la nuit sur le cratère
plan primitif
temps, aboutissaient à des vomissements de sang et à était, par des causes majeures, devenu impraticable. Le
de courts évanoüissements. Une nouvelle était
épreuve crépuscule qui, sous cette latitude, est, comme on sait,
réservée aux voyageurs une neige, fine et durcie par la très-court, avait déjà commencé; nous dûmes nous dis-
vint à tomber elle leur peau et
gelée, pénétrait jusqu'à poser au retour. Les deux Indiens roulèrent ensemble
leur devint très-importune. les petatcs ou nattes de paille qu'ils avaient apportées, et
des efforts inouïs, entièrement les courbèrent de manière à former une espèce
Après presque épuisé, par devant,
mais animé de la plus ferme résolution, le baron de 1\~Iül- de traineau nous nous assimes dessus, et, étendant nos
ler arriva sur le bord du cratère à cinq heures quarante- nous nous laissâmes
sur ce véhicule. La
jambes, glisser
cinq minutes de l'après-midi. rapidité avec laquelle nous éti~ns précipités augmentait
« J'avais atteint mon but, dit M. de Müller, et la joie d'une manière si rapide, que notre descente ressemblait
fit évanouir toutes mes douleurs mais ce ne fut que pour à une chute au milieu de l'air qu'à tout autre
plus
LE TOUR DU MONDE. 139

de en minutes nous fran- ment séchés et nous trouvant heureux relativement au


moyen locomotion; quelques
chimes- un nous avions mis heures à nous dormimes mieux des princes dans des
espace que cinq passé, que
gravir. D draps de batiste.
Descendus à la zone des neiges, avoir fait cette 0: Le matin suivant, notre réveil fut. réjoui par un
après
La neige de la soirée en était
partie de sch(itle, au milieu de plusieurs incidents, les joyeux soleil. précédente

voyageurs durent à pied le reste


faire de la route. très-grande partie fondue. Restaurés par le repos de la
A huit heures et demie, ils aperçurent le feu de garde nuit et par un bon chocolat, nous reprimes la route que

dans la i'nlle cle Gohos, et ils y arrivè- nous avions suivie en venant.
près de la grotte
rent une heure Yers deux heures, comme nous approchions de San
après.
« La scène s'était modifiée le Andres je fus surpris
Chalchicomula, de voir presdue
singulièrement depuis
de la ville, musique et bannière en
soir précédent. La neige était répandue par tout, et le sol toute la population
de.notre où une grande quantité d'eau avait filtré, tète, venir à ma rencontre pour me féliciter. Un de nos
grotte,
les
s'était changé en boue. Nos vêtements étaient percés Indiens, parti à pied de la Vnlle de Gopos, avait pris
d'outre en outre, mais nos yeux enflammés ne nous per- devants par un chemin plus,court et répandu la nouvelle

mettaient du feu. Nous asseoir et nous de mon heureuse ascension.


pas d'approcher
de quatorze « Après s'ètre un peu reposés, M. Campbell et M. de
reposer, après un travail énergique heures,
était notre premier besoin. Nous noua dépouillâmes donc La Huerta se rendirent chez le préfet et lui firent la décla-

de la plupart de nos vêtements, et les Indiens les firent ration de notre ascension
complète.
sécher au feu, tandis que nous nous blottissions presque 0: L'Orizaba, d'après mes calculs, atteint cinq mille
de la grotte. En mètres de hauteur, et je crois
nus dans les coins les moins humides cinq cent vingt-sept pou-
de l'eau avant nous n'avait eu la cu-
même temps, on fit bouillir pour nous préparer voir affirmer que personne
un thé très-fort avec du vin. Une heure après, nous riosité d'en
explorer la cime. »
avions bu le thé chaud, nos vêtements étaient Extrait de la relation de M. le baron DE MÜLLER.
passable-

VOYAGE DE Ai. GUILI~AU1~ZE LEJEAN-

DANS L'AFRIQUE ORIENTALE1.


1860. TEXTE ET DESSINS IVEDITS.

LETTRE AU DIRECTEUR DU TOUR. DU MONDE.

Khartoum, 3 sept. ISGO.

SOUAKIN. LE TAKA.

Souakin et ses curiosités. DL. Thihaut. La harbe de Méhémet Ali. Une émeute à propos de géographie.
Un prince commissaire ile police.

Rien de trompeur comme de Souakin, v'u du douane, le bureau de l'ai-eiiqe des vapeurs de la mer
l'aspect
des vapeurs ait nord-nord-est. Rouge (compagnie Medjidié), et enfin l'orgueil de Soua-
mouillage européens
La petite ~'ille exactement une île presque' kin, le bcï.t et silk, te la maison du fil de fer, u l'agence
qui remplit
ronde d'environ cinq cent de diamètre, pré- de la ligne télégrapliidue du Caire à Singapour. En de-
pas
sente à l'arrivant seul quartier son confortable et hors de ces constl'Uctions, auxquelles on peut ajouter un
pitto-
celui du nord, qui emhrasse tous les monuments bazar moderne, large, aéré, propre et bien aligné, et
resque,
de la cité. Ces nwnuments sont les deux mosquées, trois maisons de riches négociants indigènes, on ne voit
en nattes sur
dont la principale est un teké de fahihs ou de derviches due de hideuses cabanes pourries, plantées
(tourneurs, si je ne me trompe; le prétoire du mufti, un clayonnage irrégulier les cabanes des noirs du Sou-
dont le pied baigne dans la mer; dan sont de vraies villas à côté de tout cela.
chapelle micl'oscopique,
fort belles maisons de négociants, dont l'une, un simple
Sur mot de M. le consul de Djeddah, je
quelques
qui figure dans notre dessin, appartient à un Arabe ou trouvai le plus gracieux accueil chez mon unique compa-
métis algérien; et, derrière mosquée, autour triote de Souahin, 1\~T.Thibaut. Si je n'écrivais que pour
la,grande
de la place de la Douane, le palais du Gourernement, la les Français je n'aurais rien à ajouter à ce
d'Égypte,
nom hospitalité, entrain, esprit, audace juvénile, intel-

ligence et amour de l'Orient, il signifie tout cela. Le


1. Suite. Voy. tome JI. licraison 33, page 97.
2. II, 10)·. voyageur atrabilaire \Verne, dans son .NiG Blanc, n'a
tome page
140 LE TOUR DU MONDE.

pas épargné le moins haineux des hommes, et il a ap- haute défiance, et le ne trouvait personne qui vou-
D Le mot est très- lût se charger
pelé M. Thibaut le gamin de Paris. de le lui amener. De guerre lasse, pourtant,
juste, mais dans le bon sens, et 'Verne ne l'entendait quelqu'un lui paila d'un fran~hi demi-arabisé, comme

pas ainsi. l'homme qui connaissait le mieux la terre des Schelouks,


Une anecdote entre mille peindra cet homme d'une et sur son désir on alla chercher Haoua'o Ibnahim, nom
si vive originalité. Il y a vin,,t-deux ans, Méhémet-Ali indigène de mon héros. Précisément il sortait de diner,
vint à Khartoum, avec le désir de faire de cette ville et même de très-bien diner C'était le soir. Méhémet-
naissante un centre d'où
sa puissance rayonnerait sur le Ali vit entrer un homme
de grande taille, à barbe.grise,
Soudan oriental. Il y avait alors dans le pays des Sche- qui se tint immobile en attendant qu'il lui parlàt.
louks un aventurier nommé Abderrahman, que a Est-ce toi, lui dit le pacha, qui peux me promettre
indigène
le grand ~aclta voulait rattacher ses vues politiques, et de m'amener Abderrahman ? D

du'il tenait beaucoup à voir près de lui. Mais l'indigène, M. Thibaut marcha droit à lui, et empoignant forte-
comme tous ses compatriotes, avait les Turcs en très- ment la barbe blanche du vice-roi

Vue de Kassala ( province de Taka). Dessin de Karl Girardet d'après nI. Guillaume Lejean.

Sur
ta barbe, lui dit-il, te .promets de t'amener le continent s'élève, le grand laubourg d'El Gherf, qui
je
cet homme est à l'ile ce qu'est, pàrmi nos ports de France, Saint-
Un tremblement de terre n'aurait Servan à Saint-Malo. L'ile paye des impôts, mais El
pas plus épouvanté
les officiers à cette scène, que cette Gherf est probablement le seul' coin du globe où l'impôt
égyptiens présents
façon, tout orientale d'ailleurs, de faire une promesse soit inconnu. J'en fis une épreuve assez bizarre. Après
solennelle. d'abord un peu ému, se ras- avoir levé le plan de la ville, j'avais aussi attaqué le fau-
Méhémet-Ali,
sura'vite, finit par rire, et témoigna depuis à M. Thi- bourg, quand une furieuse émeute me força à rengainer
baut la confiance qu'il méritait. ma boussole et le reste. Le bruit s'était répandu que
Je passai dix jours à Souakin, attendant un départ de a: le Franc maudit était venu compter les maisons pour
caravane de Taka, d'où je devais faire établir des à Souakin. D Les hom-
pour la province ga- impôts'comme
gner Khartoum par la route de l'ouest ou du sud-ouest. mes, je dois le dire, essayaient de calmer l'insurrection,
à fond l'ile mais à toutes les portes apparaissaient d'affreuses
Dans l'intervalle, je visitai qui est séparée mégè-
arabes (lui
du continent par un bras de mer étroit et profond. Sur res, et si je ne comprenais pas trop les injures
LE TOUR DU MONDE. 141

me suivaient, je comprenais très-bien les coups de pierre reçu du gouvernement turc le titre
de bey et le fez d'in-

qui appuyaient les injures. Je rentrai assez ému dans l'in- vestiture, avec les fonctions de police de
de commissaire
tention de prendre mon revolver; mais quand cette ébul- la ville. Ce sont ses fonctions avouées, mais, en réalité;
lition me fut passée, je compris qu'il serait odieux de tuer il est l'espion des Turcs et les tient fort au courant de
deux ou trois braves
gens pour le plaisir-d'appreudre à la tout ce c¡ni peut les intéresser. J'ajouterai que la fraction
postérité, sur papier de Chine, que les rues d'El Gherf de tribu quipeuple El Gherf fait partie de la nation des
sont presque aussi tortueuses que celles de l'ancien Paris. Hadharba, l'une des plus importantes de la Nubie, et
Par la même je refusai le gendarme
raison, que m'offrit, qui se rattache à la grande famille des Bicharys.

pour continuer l'opération, le gouverrieur des deux villes.


El Gherf a été soumise Le désert nubien. Un voleur. Vallée de Langay.
par les Turcs il y a deux ou
Arrivée au Taka.
trois siècles, et les conquérants n'ont laissé aux anciens
émirs qu'un titre nominal. J'ai vu l'émir actuel, Othman, Le 13 mars, je quittai Souakin à dos de chameau,

grand vieillard à figure rusée, dont le fils, Ghelany, a avec une caravane conduite par un neveu du cheik dés

Amara, nommé Haçab-Allah, beau


jeune homme qui ception de quelques oasis dont je parlerai en leur lieu.

joignait à sa qualité de prince du désert le titre plus pro- Nous voyageâmes deux jours sur un terrain plat, cou-
mais lucratif, de courrier des postes égyp- vert de buissons et de quelques arl~res i.abougi~is, après
saïqùe, plus
tiennes. J'avais
pour compagnon de voyage un mécani- lequel nous atteignimes le pied des muntagiies qui ter-
minent à l'orientle plateau nubien. Les monts qui ne se
cien français, nommé Pascal J. qui allait offrir ses
services comme fondeur de canons au fameux Théo- montraient d'abord que sur la droite, finirent par émerger
dore 1er d'Abyssinie. C'était, du reste, un excellent de la brume sur notre gauche, et par se rapprocher de ma-

homme, d'une grande obligeance, possédant ce don pré- nière à former un col assez évasé qui nous mena à une
cieux de nos ouvriers d'être bon -à tout faire, et qui se gorge de l'aspect le plus pittoresque. Je m'attendais, sur
dès l'abord, de notre cuisine commune, ce qui la foi de M. Ch.
Didier, à trouver des eaux courantes,
chargea,
n'est pas à dédaigner au désert. que des bouquets de cocotiers semblaient nous pro-
C'était, en effet, un désert des mieux caractérisés dne mettre: ils n'indiquaient malheureusement que des
j'allais avoir à traverser de la mer Rouge au Nil, à l'ex- eltor ou r'or (prononcez tioi- 'fortement aspiré), magni-
142 LE TOUR DU MONDE.

fiques torrents desséchés dont les sables d'une blancheur tir sans avoir
pu faire le café, le gosier sec, sous un so-
font au voyageur altéré et déçu le leil ardent. Au bout de deux heures, j'avais perdu toute
aveuglante éprouver
supplice de Tantale. autre pensée que celle de boire. Les yeux clos, je voyais
Le pauvre J. avait bien un autre sujet d'anxiété. A passer dans mes rèves ces eaux cristallines des I3alkans
la seconde nuitée, un jeune Bichary, qui accompagnait ait bord desquelles j'avais si souvent respiré le frais à
la caravane en flâneur. et un peu en pique-assiette, l'ombre des forèts contemporaines des Gètes, ces gelidi
trouva moyen de voler à mon compagnon sa bourse qui fuotcs de VÜgile, qu'au collége je traduisais si plate-
contenait talaris de trois cents «
ment t par de fraiches fontaines. D
cinquante-sept (près
francs) et quelques bijoux, toute sa fortune. Je crus La souffrance physiclue ne me rendait pourtant pas
tout ce
que le malheureux allait en devenir fou. Je réunis insensible au charme
grandiose d'une admirable vallée

que je savais d'arabe pour expliquer la chose à Haçab- ou la caravane s'engagea vers les dix beures du matin.
Allah et l'iuviter à faire une recherche parmi ses hom- La masse puissante des monts s'était ouverte pour l<1Ís-
mes. Deux des chameliers nous montrèrent du doigt le ser passer le lit desséché d'un torrent large comme la

Bicharyaccroupi un peu à l'écart et nous dirent. Marne, mais en cette saison ce n'était qu'un large sillon
« Il n'est pas de Souakin, il ne travaille sùr de sable fin. Des deux ccJté's, dominées
pas, soyez par les flancs noirs
D
que c'est le voleur. et escarpés de la montagne, s'étendaient, sans interrul.-
Dès que le drôle vit qu'on s'occupait de lui, il vint, tion, les lignes majestueuses des cocotiers, et ce bel
avec une stupidité ou une impudence renarcluable, s'ac- arbre, vrai monument végétal du désert, couvrait de son

croupir à côté de J. Celui-ci v~ulait l'assommer Ha- ombre les camps et les troupeaux des tribus pastorales

çab _~111ah, plus calme, ~~oulait seulement l'inviter à qui fréquentent cette gorge-oasis. La sombre muraille
rendre la bourse qu'il al'ait dit cacher dans le sable, et 41tii semblait nous écraser s'ouvrait par instants à quel-
sur son refus
obstiné, à suivre la caravaüe jusqu'à Taka, que torrent latéral, et montrait,. un lointain inondé
dans
où on le mettrait en prison. Je recommandai quelque de lumière, nn paysage d'un éclat et d'une douceiii- infi-
chose de sûr ce fut de lui lier les bras et de le nis. Il faut savoir
plus que dans toute l'Africlue, à part la
faire marcher entre
chameliers, deux ce qui fut fait. grande ligne des solitudes tropicales, oit, comme' dit
Mais au campement suivant, au milieu de la nuit, je fus un « on ne trouverait
énergiquement proverbe arabe,
réveillé par un tumulte de gens courant la lame ait poing, pas de quoi faire un cure-dents, le mot désert n'em-
et le chef vint me dire por!e guère ,arec lui cette image de stérilité mome et
« Dlucsla.plia,, er rctg'l rnlz! (1\,Itqstaplia, l'hoJ?1me s'est pétrifiée dont nos imaginations européennes l'entourent
D volontiers. Une vie relative,
enfui!) mais d'autant plus saisis-
Il faut savoir qué les Arabes, peu habitués à pronon- sante qu'on s'attend moins à la trouver là, se manifeste
cer nos noms européens, m'avaient donné, pour me faire dans une végétation courte et rase dans des fourrés
honneur, un nom turc, c'est-à-dire un nom emprunté horriblement épineux, mais dont le vert éclatant repose
aux maitres du j'eusse un nom doucement la vue dans des sans fin COU1'ertes
pays, quoique préféré plaines
arabe à ce nom mais les Abd.el-Kérim,
de mélodrame de hautes graminées d'un jaune clair qui frémissent à la
les Nacer, etc., sont si prodigués là-bas, que mes com- brise comme des champs de seigle niiir.

pagnons auraient cru m'offenser en me donnant un nom Vers midi, nous nous arrêtâmes sous quelques pal-
de croquant, si historique qu'il fùt. miers les chameaux à peine déchargés se, précipitèrent
CI Allons, dit J. en avant, les naseaux les hommes les suivirent'.
quand je lui eus expliqué ce contre- ouverts
temps, je lui avais confié mon voleur, il.l'a laissé partir, Nous tombâmes tous pèle-inêle sur une /'oula, mare ver-
il est responsable à présent. D dàtre appllyée à un rocher qui avait empêché les eaux
Et sur
ce, il s'endormit philosophiquement. de se perdre dans le sable. Cette mare, d'une contenance
Nous entrâmes dans un chapelet de cirques ou de val- moitié moindre que celle du bassin du Luxembourg,
lées d'une beauté désolée, stérile, rayés de torrents des- avait désaltéré bien des caravanes avant le passage de la
séchés ou plus exactement parcourus par un r'or aux nôtre mais je pus croire, à la furie avec laquelle bêtes
berges escarpées qui passait d'un bassin
et dans l'autre et gens se précipitèrent dans ces eaux bénies, qu'un
Ulle fois sortis de ces coupe-gorge, aujourd'hui fort inof- d'heure allait les épuiser. Le niveau, en effet,
quart
fensifs grâce à la police égyptienne', nous débouchâmes baissa beaucoup, mais cette déperdition dut être réparée
dans une plaine au bout de laquelle nous manquâmes les infiltrations torrent, du
que les sables buvaient
par
d'eau. Je demandai au kabir si nous étions loin du pour les rendre en détail au premier pasteur qui vou-
puits drait bien gratter la terre avec son hâton. Un chamelier
a Qaoib
(tout.près !) D à qui je demandais où était le puits le plus prochain,
Cela ne me l'assurait pas, car je savais que le qari.b me montra le lit aride où nous marchions et me dit
arabe est cousin germain du « petit quart d'heure L des « Partout
sous tes pieds.

paysans français et du coup de sifflet des Bas-Bretons. Nous sortimes trop tût. de ce bel oi~ndi. pour entrer dans
J. marauda la valeur d'un litre
chameliers, d'eau aux de petits vallons qui nous menèrent à des cols arides, et,
qui, du reste, ne s'étaient pas fait faute en route de des- âu sommet du plateau, je coupai à angle droit un superbe
sécher nos guerbas (outres); mais au matin il fallut par- r'or avec l'inévitable avenue de palmiers, le tout fort in-
LE TOUn DU MONDE. 143

attendu à pareille hauteur. A la descente des montagnes lieu de l'àge, toutes les apparences de la décrépitude
recommença l'étel'l1elle plaine coupée de monticules dis- avaient fondu sur lui-. Ses clients, insoucieux de la bles-

loqués, qui lie finit qu'à la province-oasis de Taka. J'eus sure qui le tuait lentement, la ravivaient
le savoirsans
dans cette d'ennuis et trois minutes en l'appelant, selon l'usage dbotc-Otonrc(a., « père
plaine beaucoup arabe,
d'émotion. Mon chameau auprès d'un fourré, de la rose. » ~O1GQ)'CZ(L ou Rose était le nom de la morte
passait
quand je vis nos piétons à demi nus cerner le buisson adorée.) Une petite fille de dix-huit mois, blanche, souf-
d'un air mystériem et apprêter leurs lances. ,Je pensai freteuse, avec de longs yeux de jeune antilope que bien
naturellement qu'une panthère était blottie dans le fourré, des Françaises de ans lui eussent eii~,iés, était tout
et que j'allais assister aux premières loges à une chasse ce qui restait de « la Rose du Taka. D

dramatique. Je songeais avec un peu plus d'émotion que Dès le lendemain de nous nous rend¡mes à
le premier bond de la bête serait la citadelle pour exhiber au nmolin ou gouverneur mon
très-probablement
'firman
pour moi, ou tout au moins pour mon chameau, qui, en et des lettres de Soualcin, et pour réclamer au
ce cas, me romprait le cou; mais mon amour-propre nom du malheureux J. M. Muntzinger voulut bien

d'Européen me fit cacher cette petite inquiétude sous un nous servir d'interprète auprès du mudir, ün Tu'rc
air d'impassibilité et de curiosité bienjouée, et j'atten- nommé Ali-Bey, brave homme dont la bonhomie con-
dis. Tout d'un coup, plusieurs cris furent poussés, plu- trastait vivement avec le flegme oriental. Après s'ètre
sieurs javelots furent le buisson,
lancés dans
d'oit s'é- assuré' que le lrnbir Haçab-Allah avait manqué deux fois

chappa entre les jambes de ma bête. un malheureux aux devoirs de sa profession la première en lie chas-
lièvre tout effaré. Un coup mieux ajusté le' fit rouler plu- saut pas de la caravane un homme l~our le moins très-
sieurs fois sur lui-même, et son heureux vainqueur l'em- suspect, la seconde en lui ôtant ses liens pendant la nuit,

porta par les pattes. il le condamna à payer à J. le montant intégral des


Enfin, le seizième
jour de notre lente odyssée, j'entrai, talaris et bijoux volés, sauf à lui à exercer son recours
au sortir d'une assez belle forêt, dans un grand et beau contre le voleur, sa famille
tribu, et sa
qui étaient con-

village dont les rues étaient bordées de haies vives et mis. Le dispositifdu jugement, que M. Mtiiitziiiger me
même de quelques jardins faciles à reconnaitre aux pa- traduisit ipa~o (oco, contenait ce considéraiitdoiit mes lec-
naches superbes de leurs palmiers. Je marchai un grand teurs apprécieront la noblesse
et le village lie finissait « Attendu
quart d'heure, pas; je reconnus que si nous devons à tous l'égale protection
que j'étais dans un faubourg de Kassala, la capitale du des lois, nous la devons avant tout à des. étrangers- qui
Taka et de la Haute-Nubie. Je franchis une porte percée viennent nous, plus désarmés
parmi que les autres, puis-
dans un rempart en terre, mais construit selon les règles qu'ils ignorent notre langue, et que nous devons regar-
de la fortification moderne je traversai une der comme des hôtes. »
place spa-
cieuse, et' quand mon chameau s'agenouilla, un vieillard J'ai dit qu',Ali-Bey était Turc, et le premier paysan
de petite taille, d'un aspect triste, mais hienveillant, turc venu eût parlé de la sorte. Cette, race est noble tout
m'adressa en arabe le souhait de bienvenue pendant naturellement, quand le Col2Sl(lllLl110i0oIi>1itB (c'est-à-dire
qu'un jeune homme en chapeau de feutre gris nous de- l'esprit fonctionnaire dont Stamboul 'est l'école gangre-
mandait. en très-bon à notre et heureuse n'a pas tué en elle ces sentiments d'honneur
français, grande née) qui en
surprise font, dans sa vieille patrie; la race la plus morale de
« Vous êtes
Français, messieurs ? D l'Orient et peut-ètre du monde. J'ai vu la
beaucoup
Le premier était notre hôte arabe, le négociant cophte Turquie, et je la hais assez vigoureusement comme sys-
Mallem Ghirghis (M. Georges), et dans le second je re- tème quand je parle en faveur d'un brave et bon vieux
connus un confrère en géographie bien connu de qui- qui se laisse suicider
peuple par ces messieurs, mangeurs
conque s'est occupé des contrées que je traversais, le de millions dans leurs villes dit Bosphore.

voyageur suisse \Vel'l1er Muntzinger. Ceci m'éloigne de Kassala, et c'est dommage, car
c'est une ville qui ne manque pas d'une ceitaine origi-
Kassala. Le Il1llLlil'Ali'Bey et la justice turco-arabe. nalité parmi toutes ces villes maussades que le génie ad-
ministratif des conquérants a semées sur le sol nubien.
Nous fùmes chez le ncallem avec la courtoisie Un rempart percé, de plusieurs
reçus massif, portes et flanqué
hospitalière qui est un des signes de bon ton chez les de trois tours angulaires (un des angles en est dépourvu,
et nous pùmes dans sa vaste et je ne sais trop pourquoi); le tout, comme
Orientaux, apprécier, je l'ai déjà
belle habitation, le coÜfortable d'une riche maison nul- dit, sur un plan assez savant un
pour ingénieur arabe,
bienne. Le mallem, comme l'indicÍuait son titre, était entoure de son carré assez une ville bàtie en
régulier
un savart, c'est-à-dire un homme de plume il avait été terre, aux rues en labyrinthe, dont le centre vital et
secrétaire ou
comptable dans une admiuistràtion, et commercial est la vaste place du Marché, avec son souk
avait eu d'une sienne esclave galla un e fille unique blan- ou bazar bien approvisionné, sa fontaine et son corps
che, d'une beauté extrême, qu'il avait mariée au Grec de garde aux canons de cuivre luisants. Un jardinet dont
Iiotzika, le principal négociant de la ville. Mme Kotzika on pourrait faire
un square fort coquet et surtout fort utile
était morte depuis quelques mois, et ce coup avait brisé par des chaleurs de quarante degrés à l'ombre, s'allonge
sa mère et peut-être son père encore davantage au mi- en face du poste et repose de sa verdure le
poudreuse
144 LE TOUR DU MONDE.

des soldats les plus paresseux a dû Khartoum le 28 novembre der-


regard que j'aie admirés prendre, quitter
de ma vie. Je ne dois pourtant pas en médire, ne se- nier pour commencer l'exploration du haut Nil Blanc,
rait-ce que par reconnaissance de l'eau délicieuse qu'ils décrira, sans aucun doute, l'Atbara dans le récit de son
me donnaient à boire quand, après avoir bien battu la voyage entre Kassala et Khartoum les deux vues de

poussière des rues. voisines je m'arrêtais un instant cette belle rivière que nous, reproduisons, d'après les
sous leur hangar officiel jointes à sa lettré témoignent assez que
esquisses,
Guillaume LEJEAN. telle est son intention. Cependant, pour que ces deux
gr>avures ne restent pas ici dépourvues
entièrement
de texte explicatif, nous empruntons à l'ouvrage de
La suite de cette relation ne nous est pas encore par- M. Charles Didier, intitulé Cinquante jours âu dé-
venue. M. Guillaume Lejean qui, nous venons de l'ap- sert, quelques lignes qui se -rapportent à l'Atbaéa.

Vue de l'Atbara au de Guerliat. Dessin de Karl Girardet d'après une esquisse de M. Guillaume Lejean.
gué

Après avoir traversé une chaîne de collines basses, terre boisées courent
chaque de
côté, et les deux rives
l'ouadi Ilainrned et le grand village du mème nom ha- sont bordées en cet endroit de pins chevelus dont la cri-
bité par les Soukrias, d'origine arabe M. Charles nière verdoyante pend sur les eaux. La rivière était du
le bord de l'Athara. cc Cette rivière et d'une De nom-
Didier atteignit plus beau bleu parfaite limpidité.
dit-il, qui coule à cent pas du village, descend des mon- breux troupeaux s'y venaient abreuver sous la conduite

tagnes d'Abyssinie, où elle porte le nom de Tacazé, et, de bergers noirs et nus, dont les cris de ralliement se
n
après un cours de quatre à cinq cents
lieues, partie sur mêlaient ait bêlement des brebis.
le territoire abyssin, partie sur le Soudan oriental, se M. Charles Didier remonta le lit en partie desséché

jette dans le Nil aux environs de Damer, dans la Haute- de l'Atbara, passa la rivière à gué et entra dans la fa-
Nubie. Elle était alors fort basse, mais elle double et meuse île de Méroé, siége et berceau de l'antique ciN'I-

triple de volume à la saison des pluies. Des' buttes de lisation éthiopienne.


LE TOUR DU MONDE. 145

Vue de Geiwhé. Dessin de Grandsire d'après J. E. Dauzats

EXCURSION AGRICOLE DANS LE NORD DE L'ANÂTOLIE'


(ANCIENNE
A\THINIE)

L'OPIU11I. LA CHÈVRE D'ANGORA. L'AGRICULTURE.

PAR 1\'1. J. E. DAUZATS.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

1855

Départ de Galata. Nicomédie. Les zaptiers. Sabandja. Le Sakaria. La poste aux lettres. Le pont périlleux.
Geiwhé Lidja.

A la fin deJa guerre


d'Orient, le temps de repos que la vieille que nous n'eûmes pas le temps de visiter.
la disparition "du typhus donnait au personnel médico- A peine débarqués, nous nous mimes en route vers l'in-
pharmaceutique de l'armée, offrait une excellente occa- térieur. Ce fut entre deux- petites rivières, dans un en-
sion pour une excursion scientifique. La récolte de l'ô- droit délicieux, ombragé de grands arbres, nous
que
pium approchait il fut décidé qu'on en profiterait dressâmes nos tentes la première fois.
pour pour
l'étudier sur les lieux mêmes. Le lendemain, nous faisons excursions dans
quelques
M. fut désigné les environs, en attendant les deux
Bourlier, pharmacien aide-major, pour guides que nous avons
diriger l'expédition, et on m'accorda la faveur de l'ac- demandés ait ni-udio(maire) de la ville.
compagner. Notre personnel se composait, en outre, Ces guides ont un double d'abord ils accom-
emploi
de M. Calligas, pharmacien d'un hôpital turc, inter- pagnent les voyageurs d'une ville une autre, et là, les
prète de quatre infirmiers et de deux sergents turcs ou laissent à deux de leurs confrères leur
qui prennent
cctLas. place; de plus, ils servent de gendarmes et sont char-
Le 18 juin 1855
au matin, nous quittions le port de gés de veiller à la sécurité des routes; on lesappelle
Galata. Après une traversée de quelques heures, nous en- zaptiers. Leur teint cuivré et leur accoutrement bi-
trâmes dans le port d'Ismedt, l'ancienne Nicomédie. Au zarre leur donnent une physionomie des plus origi-
fond de la baie, adossée à la montagne, nous nales armés ils rassurer tout
apparut jusqu'aux dents, peuvent

1. ranatolie (d'un mot grec qui signifie Leva~at), pachalik de la occidentale de l'ancienne Asie Mineure trois de ses côtés sont
Turquie d'Asie, a pour capitale Koutaieh, et est subdivisée en dix- maritimes; sa frontière est seule est continentale. Les villes princi-
huit sandjakats, dont sept seulement sont réellement soumis au palessont Smyrne, Broussé, Angora, Koutaieh, etc. (Voy. lacarte,
pacha de Koutaieh, leur chef nominal. Elle est formée de la partie p. 4i.) ·
III. {)2' Liv.. 10
146 LE TOUR DU MONDE.

d'abord le touriste le plus timide; mais il ne faut pas cheval


noir, derrière lequel est attachée une longue file

trop s'y fier. Souvent et bandits s'entendent en- de petits ânes chargés de paquets, et s'avançant sur une
zaptiers
semble. seule ligne à la queue l'un de l'autre. Le conducteur
Nous nous un de
mettons en marche sous soleil hrÙlant. passe comme un éclair devant nous, hurlant gvcarda
Mais bientôt ndus oublions notre fatigue à la vue d'une toutes ses forces, et disparait bientôt avec son cortége

végétation magnifique: partout des réglisses, des chà- d'ânes trainés plutôt que trottant.
taigniers, des tilleuls d'une hauteur à laquelle l'En.rope Nos guides nous apprennent que c'est la poste qui va
ne nous a pas habitués; ç_at et là d'immenses de Constantinople à Bagdad.
platanes,
plusieurs fois centenaires, dont les troncs creusés par le Après quelques heures de repos, nous continuons à

temps pourraient abriter hommes. Nous attei- longer le Sangarius. Nous apercevons à droite les rui-
plusieurs
gnons ainsi Sabandja vers le soir, et nous nous prépa- nes d'un château appelé le Cluïten.ic dtc bergtr; à gauche
rons à y passer la nuit. une vieille tour en ruines, dont la construction doit re-
La réception nous est faite de la domination
(lui par les indigènes n'est monter aux temps
premiers turque.
rien moins qu'hospitalière. Après quelques heures de Un pont, beaucoup plus ancien, en partie démoli, nous
marche, c'est à peine si, en payant toujours, nous pou- donne le moyen de traverser le fleuve.
vous trouver de l'avoine et de la paille pour nos mon- De l'autre côté, à la vieille forêt et aux rochers succè-
tUt'es. Quelclues Turcs à figure viennent rùder dérlt les chèvrefeuilles, les plantes odoriférantes, les bos-
suspecte
autour de nons. Aussi nous jugeons prudent de prendre quets d'arbustes; au bruyant ruisseaux
Sangarius, des
nos précautions. Nous campons air milieu de quelques paisibles où se jouent de lourdes tortues. Nous arrivons
tombeaux de derviches, et nous nous décidons à monter ensuite à des terres cultivées; nous rencontrons des jeu-
la garde chacun à notre tour. Notre sommeil n'est in- nes filles qui reviennent des champs; des habitations
les cris des chacals qui infestent la remplacent désormais les sauvages beautés de la mon-
terrompu que par
montagne voisine, et les hurlements d'une caravane tagne. Nous arrivons à Geiwhé.
et cherche à effrayer les animaux malfai- Nous établissons notre -la plaine
tente dans
en avant
qui passe
sants. du village, sous un énorme saule qui sert d'abri à toute
Au du nous et nous une colonie de grands oiseaux bleus. Leurs chants sont
point jour, quittons Sabandja,
commençons à gravir la montagne. Bien lie surpasse la agréables, mais ne peuvent leur faire trouver grâce ile-
beauté des sites que nous avons sous les yeux nous vant nous.
Quelques coups de fusil dispersent la troupe
nous croire dans une forèt vierge. Le chemin harmonieuse, et nous permettent d'augmenter notre or-
pourrions
à peine frayé serpente entre des chutes d'eau, des rochers dinaire à ses dépens. Mais nos victimes cachent sous un
et un fouillis d'arbres inextricable. ravissant une chair coriace qui ruine toutes
abrupts pluinage
Un cavalier ',t tournure de nous nos espérances gastronomiques.
équivoque s'approche
et jette un mauvais sur nos bagages. M. Bourlier Nous passons la journée dtÏ lendemain à Geiwhé, où
regard
lui porte son pistolet à la hauteur du visage en lui le 11ludir nous fait un excellent accueil. Il nous faut par-
criant .-lclc adc niai~elie Notre homme courir son habitation, visiter ses vers à soie, prendre
(marche
est interdit d'abord fois le.café avec lui à la mode orientale. C'est
puis tout à coup il se lance à fond plusieurs
de train dans un sentier comme au respect notre firman que nous devons tous
étroit, rocailleux, rapide qu'inspire
un précipice, et disparait. ces égards.
heures de marche, nous entendons En sortant de Geiwhé, nous retrouvons, comme dans
Après quelques
un bruit et monotone, au gron- la des sentiers étroits, escarpés, dans les-
lointain, régulier pareil montagne,
dement de la mer. Nos nous disent nous laissons, nos chevaux nous conduire eux-
des-vagues zaptiers quels
nous du Sakaria mèmes, et nous traversons des forêts de pins, dont l'o-
que approchons (l'ancien Sangarius).
Peu à peu, en' effet, le bruit devient distinct à deur pénétrante me rappelle les bois que baigne le bassin
plus et,
nous aper- d'Arcachon. Nous descendons au charmant hameau de
plus de,quarante pieds
,au-dessous .de nous,
cevons un fleuve et tumultueux, dont les eaux (les ainsi appelé parce que, derrière la
rapide Lidja Eaux),
bourbeuses se précipitent de chute 0.il chute à travers les chaumière décorée du nom demosquée, jaillit une

rochers et les troncs d'arbres séculaires à moitié déra- source d'eau thermale. La fontaine est occupée en ce
leur
cinés. Enfin nous faisons halte sous de hauts platanes moment par jeunes filles qui y lavent
quelques,
dont les racines semblent au-dessus du linge et, par négligence ou coquetterie, cachent mal,
suspendues
torrent. avec leur ~nch.rnncl~ ou voile, les jolies joues que Maho-
Nous sommes à arrètés depuis quelques in- met leur défend de laisser voir aux profanes..
peine
nous le hmit d'un trotte- Nous sommes accueillis avec empressement on nous
stants, quand parvient jusqu'à
ment précipité· se mèle un cri rauque et bizarre. des
provisions, du lait et du fromage qui nous
auduel apporte
Nous voyons déboucher dans la clairière que nous occu- semblent excellents après la course que nous venons de
le plus l'on s'ima- faire sous un soleil ardent. La petite vallée au milieu de
-pons grotesque équipage que puisse
nous nous trouvons est riante et bien cultivée,
giner. laquelle
Un homme au teint au costume oriental con- y est abondant nous la choisissons pour théâtre
bronzé, l'opium
'servé dans toute sa pureté, nous apparait, monté sur un de nos observations.
148 LE TOUR DU ·
MONDE.

La récolte de l'opium. Falsifications de ce produit. 'fara6li. la plante. Des incisions le suc blanc laiteux sous
jaillit
Torbaly. Les aqueducs aériens. Mudurly. forme de gouttelettes qui se coagulent à l'air
rapidement
Notre hôte dé Lidja est un ancien
capitaine, blessé en et ne peuvent rouler jusqu'à terre. Les travailleuses s'a-
1828 dans le Caucase, dans la guerre contre les Russes, et vancent.de du nord au sud, de manière à ne point
front,
aujourd'hui propriétaire d'une retraite de dix-huit francs traverser les parties du champ où des incisions ont été
par mois, avec laquelle il vivait largement avant l'expé- pratiquées, afin de ne point enlever par le frottement
dition de Crimée. Il nous accompagne dans son champ, une du des capsules. L'in-
partie liquide qui s'échappe
o la récolte
est en pleine activité. strument dont elles se servent est un couteau ordinaire,
Les capsules vertes, à peu près arrondies, bien à la pointe, et recouvert ailleurs d'un
présentent aiguisé partout
un diamètre de dix à seize centimètres. Dix femmes sont de le saisir sans danger
linge qui permet par. la lame.
occupées à pratiquer dans ces capsules des incisions in- Elles ne-se mettent à l' œnvre qu'au moment où le soleil
compléternent circulaires, perpendiculairement à l'axe de a déjà fait disparaltre la rosée qui recouvre les capsules.

Hommes et femmes en Anatolie. Dessin de Grandsire d'après J. E. Dauzats.

Si elles commençaient plus tôt, une partie du suc, délayé 1 noires qui constituent le suc concentré et qu'elles dépo-
par la'rosée, tomberait à terre ou se répandrait sent dans le'vase. terminée, on pé-
L'opération
sur la surface de la capsule sans se coagulér trit au moyen de salive, tout le suc recueilli,
rapidement.. et on en forme une masse ~rrondie qui s'apla-
A midi, on cesse les incisions pour laisser le tit un peu en séchant. masse est placée
Chaque
suc s'épaissir à la chaleur du soleil'et acduérir ensuite entre deux larges feuilles de pavot, dé-
une consistance qui lui permette de résister à bien aérée jusqu'à ce
posée dans une chambre
l'influence dissolvante de la rosée de la nuit. clue les feuilles qui l'enveloppent soient dessé-
Dans 'une partie du même
champ, on com- chées, et enfin livrée au commerce.
mence sous nos
yeux à ramasser l'opium sur A Lidja et d les campagnes voisines, l'o-
les. capsules qu'on a incisées la veille. Les fem- pium récolté et de qualité supérieure
mes attachent un vase devant elles, dénudent de malheureusem n'en est pas de même par-
capsule pavot.
la lame du couteau qui leur a servi aux inci- (Papaver somniferum.) tout, et la fraude s'est glissée dans ce com-
sions et la passent légèrement sur toutes les parties 1 merce comme dans tous les autres. La plus commune
LE TOUR DU MONDE. 149

et en même est l'introduction de sa récolte, en raclant un peu trop fort la par-


temps la plus excusable produit
dans le suc recueilli de débris du péricarpe. Il est si tie de la capsule où le suc est coagulé, que peu de cul-
facile d'augmenter sans frais, sans perte de temps le tivateurs résistent à la tentation. Tout le monde d'ailleurs

Vue de Torbaly. Dess n de Grandsire d'après J. E. Dauzats.

ne peut avoir la main légère, et il faut reconnaître qu'en duction élève de plus d'un tiers le rendement de la ré-
Asie surtout les travailleurs des champs possèdent peu colte; mais elle est facile à reconnaître, car elle donne
cette qualité physique. Volontaire ou non, cette intro- aux masses d'opium desséché un aspect marbré tout par-
150 LE TOUR DU MONDE.

ticulier. L'opium pur reste les vieux château avec


toujours brun; .lignes quelques entrées de souterrains com-
blanclies qu'offrent les échantillons' les débris
indiquent blés, d'une construction tout à fait ottomane.
ligneux des capsules. Vers la fin dit jour, nous nous remettons en marche.
Mais c'est
à Constantinople surtout, dans les rues qui Nous nous trouvons bientôt dans des chemins tortueux
avoisinent le bazar, que se pratique dans de t-astes ma- et difficiles où le crépuscule nous surprend. Notre petite
gasins, et sur une large la sophistication de l'o- s'arance silencieuse et isolée
échelle, troupe ait milieu des ca-
Les Artu;~niens et les Grecs
pluin. qui font ce com- prices de la montagne. Enfirlla nuit arrire et nous n'a-
merce, augmentent leur marchandise en la mélangeant percerolls point de gite nous coutinuons, hon gré mal
de jaunes d'œufs et de de fruits, et ces filsiuica-
pulpes gré, à suivre nos guides, automates muets qui nous pré-
tions se font tous les jours cèdent avec une
presque publiquement. parfaite impassibilité, et lie doivent
Je lie parle pas des supercheries nos ordres. Cent fois nous
grossières, élémen- s'arrèter qu'à manquons de
taires, telles que l'introduction de sable ou de plomb air nous rompre le cou dans cette
périlleuse, descente
au
milieu des pains d'opium en augmenter le poids. milieu des quartiers de roc qui encombrept
pour le sentier.
Ces fraudes, si coupables n'altèrent Chacun de nous marche avec précaution
qu'elles soient, pas derrière son
du-moins la nat1l1'e du produit. Elles sont du reste assez assez sur la manière
compagnon, inquiet dont on va pas-
fréquentes, et notre interprète, 1\~I. Calligas, a trouvé, ser la nuit. Rien en effet le voisinage
n'indique des habi-
dans l'opium de nulle lumière ne nous apparait,
trente grammes tations; bruit nul
lie
petit plumb. vient ,jusqu'à nous, et Ùous n'entendons
que le pas irrégu-
Notre l,iôte se lilaint vivement de la gueri'e lier et saccadé de nos montures
qui, en en- qui retentit sur le rocher.
le<<ant-la population mâle des campagnes, a fait aug- Tout à coup nos yeux sont frappés d'une vive lueur
menter consielérablement le prix de la main-d'œuvre. Sa autour de laquelle quelques points noirs immobiles nous
pension de dix-huit francs mois, au- "font deviner des hommes. Nous nous empressons de nous
qu'il regardait
paravant conÍme une fortune, lui suffit à peine mainte- di~~igér de ce côté, et nous entrons bientôt dans un pré
nant, et il compte peu sûr le.produit de sa récolte, quand où des bergers, accroupis autour du feu que nous avions
il aura payé les frais de culiure et la redevance au pacha. fument silencieusement leur: chibouck.
aperçu,
Dans l'après midi, nous remontons à clieval Il est trop tard pour dresser notre tente. Bien que le
pour
nous arrèter le soir à 'l'amUi, La'ville est hàtie tout au pré, ravagé par une inondation récente, soit huinide
pied de la montagne. Nous la traversons et nous allons encore, nous nous décidons à hi vaquer en plein aCr,
camper hors des murs, au bord d'un ruisseau. et nous. nous étendons sur l'herbe où le sommeil ne
A six heures du matin nous sommes et après tarde
debout, pas à nous gagner.
avoir suivi presque continuellement le cours du ruisseau
pendant une marche de dix .heures, nous attei- ~7illage aéiieti. Nally-Han. Les terrains gypseux.
pénible
TchaÙ'-Han. Bey-Bazar.
gnous Toi-J)aly, dont les maisons hlanches sont échelon-
nées le long de la ait milieu de rochers Nous consacrons une du lendemain à la visite
montagne, partie
énormes les sinuosités du ruisseau. d'un la constI'Uclion
que séparent village dont est des plus bizarres
Les femmes, vêtues d'un et d'une cabane est une étable faite de longues bûches
simple pantalon chaque
chemise qui leur cache à peine la poitrine, nous regar- au-dessus de laquelle les habitants se sont
superposées,
dent avec de
passer grands yeux bleus d'une douceur une demeure aérienne.
infinie; les enfants sont gais et 1.)t,uv~iiits; les hommes Malgré la chaleur du jour, nous sommes forcés le soir
paraissent pleins de force et de santé. Tout, en un mot, d'allumer dit feu, car nous commençons à être à une
respire le bien-être et l'aisance, choses rares dans ce hauteur assez considérable au-dessus dit niveau de la
beau pays, où trop som"ent nous rencontrons des popu- mer, et il fait un froid très-vif. Notre marche du leu-
lations étiolées et faméliques. demain nous conduit dans une région plus élevée encore.
Notre étape du lendemain nous offre les sites les plus La route est nous rencontrons une caravane
pénible
agréables et les plus variés. Nous sommes dans de
toujours plus de deux cents
eliaineatix, et enfin nous aper-.
la montagne, mais le ruisseau
a pris des proportions cevons les maisons blanches de Nal1y-Han,
t,ri-. qui s'éche-
gantesques. Il cliange à chaque instant de direction çà lonnent au pied d'une d'une teinte compléte-
montagne
et là de lôugues tiges de pins, creusées en forme de ment rouge offrant le plus singulier
aspect, et dont l'effet
dalles, et supportées à des hauteurs énormes des se rehausse d'une manière bizarre par des marnes
par bleuâ-
échafaudages faits de main d'homme, réunissent des col- tres que l'on aperçoit au dernier plan.
]mes entre elles, et distribuent les eaux sur mille points Nous dressons notre tente à l'entrée de la yille. A
différents. sommes-nous installés foule de femmes
peine qu'une
Rien de ,particulier jusqu'<t Yienneut nous assaillir elles no.u,s entourent, nous pres-
Mudurly,
La ville renferme un certain nombre de ruines c1l1'ieu- sent, gesticulent, il y en a même
parlent confusément;
ses. Malheureusement les inscrilitiuns des monu- Notre ex-
grecques quelques-unes qui pleurent; interprète nous
ments ont été presque entièrement Je remarque enfin la cause de cette scène
grattées. plique imprévue. Nos uni-
surtout une belle colonne de marbre gris Oien conservée, formes ont attiré l'attention sur on sait
nous; que nous
et, sur une colline qui domine la ilfe. les ruines d'un venons de l'armée, et toutes nos visiteuses sont accourues
LE 'l'UUIt DU MONDE> 151

pour nous demander des nouvelles de leurs maris, de La chène cl'Àn,-ora.- Les femmes de Bey-Ba~ar.- Les monuments.
Les moustinues. Ghel-Aza, Kapoulou-Kamman.
leurs fils, de Meurs frères qui sont la guelTe. Leur atti-
tude et leurs sont vraiment attendrissantes; mais, C'est à Bey-Bazar, miew qu'à Angora même, que
malgré notre bonne volonté, nous ne pouvons, on le com- nous pouvons étudier la chèvre à laquelle cette der-

prend, leur donner la satisfaction (lit'elles attendent. nière ville a pourtant donné son nom. Angora est bien,
Nous sommes d'ailleurs exténués de fatigue et de failli; il est vrai, le centre de la région oit vivent les chèvres,
nous nous empressons donc de les congédier, et, peu- mais c'est surtout dans les environs que ces animaux se
dant qu'elles s'éloignent tristement, nous déjeunons et trouvent en
grand nombre, et que leur laine est l'objet

prenons nn peu de repos. d'un commerce actif.


Au delà de Nally-Han nous
pays des traversons un Bey-Bazar est une des localités où ce trafic a 'le plus

plus curieux peu à peu, à mesure que nous avançons, d'importance.


la végétation disparait, des blocs de rochers nous appa- Deux races principales de chèvres sont répandues en
raisseut de tous côtés. Notre marche est extrêmement Asie Mineure, L'une habite à toutes les altitudes et sur

pénible nous ne cessons de monter et de descendre; les terrains les plus variés, c'est la race noire, dont le

puis nous nous trouvons au milieu d.'tin terrain blanc pays offre d'ailleurs plusieurs sous-races caractérisées
comme la neige. C'est de la craie son éclat nous aveu~de, par la plus ou moins grande finesse des poils. L'autre, la
et, à chaque pas, des masses de gypse cristallisé nous re- race blanche, ne se trouve que dans un cercle restreint,
flètent la lumière au niveau du sol, comme si nous mar- dont le centre est la ville d'Angora.
chions sur de véritables miroirs. A perte de vue, sur Les deux races sont à longues toisons.
notre gauche, nous apparaissent des marnes considéra- La chèvre noire
est d'une taille, plus élevée, d'un cin-
bles, aux formes et aux couleurs variées. Le spectacle quième environ, que la chèvre blanche. Ses poils droits
est imposant d'énormes et profondes crevasses sillon- atteignent une longueur qui va jusqu'à ou
vingt-cinq
nent cette terre aride et nue que ne perce pas même un vingt-sept centimètres. Le poids des toisons varie, chez
brin d'herbe au milieu de ces précipices gisent çà et les 1-n~'iles, entre trois kilogrammes sept cent cinquante
là des squelettes d'animaux blancs comme Le grammes et cinq kilogrammes.
bruit de notre marche trouble seul le silence solennel La toison de la chèvre d'Angora est d'un blanc nacré
de ce paysage désolé, et, aussi loin que nos regards d'une grande pureté; les poils sont en longues mèches
peu-
vent s'étendre, rien ne trouble cette monotone unifor- ondulées sur toutes les parties du corps et, dans la race

mité; rien n'accuse la végétation et la vie Nous pourrions pure, descendent régulièrement de chaque côté d'une
nous comparer à Noé sortant de l'arche, et contemplant ligne qui suit tout le trajet de la colonne vertébrale. La
la terre déserte et ravagée. Toutefois, malgré sa tristesse, longueur des mèches atteint centimèt.res, èt
vingt-cinq
ce tableau a quelque chose de grandiose qui commande le poids des belles toisons deux kilogrammes cinq cents
notre admiration, et nous nous sentons tellement frap- grammes. Le croisement des deux races altère sensi-
pés en présence de cette nature étrange et de ce silence blement ces caractères, et l'on peut s'en convaincre par
de mort, que nous nous avançons nous-mêmes sans nous l'examen des individus que nous possédons en France,
communiquer nos ilnpressions, comme si nous redoutions et qui sont tous métis.
de troubler par nos paroles la majesté de cette étemelle Le pays qu'habitent les clzèvres d'Angora, brùlé par
solitude. le soleil pendant est couvert de neige en hiver.
Cependant, nous avons hâte d'en finir avec ces beau- Toutefois il faut
remarquer que la mauvaise sai_on ne
tés sauvages'de la nature.
Le _soleil, à leur dure guère dans cette région
qui ajoute que trois ou quatre mois.
éclat, augmente en même temps notre malaise; la soif Pendant le reste de l'année, la température se maintient
nous presse, et nous désespérons de trouver l'eau dont très-élevée, et les beaux jours continuent sans
presque
nous avons tant besoin. Heureusement notre inquiétude interruption, car les pluies et les orages sont fort rares.
n'est pas de très-longue durée tout à coup, au bas d'une Le sol ne produit que fort peu de végétaux; et cette ab-
colline, nous apercevons une
délicieuse, vallée
une oasis sence d'arbres, d'arbustes et de broussailles doaue à la
dans ce désert; la végétation reparait, les se mon- contrée de steppes oit 1'œilne saisit
l'aspect immenses,
trent nombreuses et brillantes; sur les abricotiers volti- les ondula1ions du sol. Cette nudité aux
que permet
gent des tourterelles, communes dans ce pays comme les premiers Payons du soleil d'enlever le peu d'humidité
moineaux en France. Nous reprenons à mesure
courage que la nuit a pu déposer. Nous avons pu en juger par
que nous avançons; un gué, ombragé de grands souvent, le temps ne nous hermet-
arbres, nous-mêmes; quand
nous sépare du village de Tchaïr-Han. Nous nous 'arrê- tait pas de dresser nos tentes, nous couchions en plein
tons sur sesbords, et nous oublions nos fatigues en re- air, et jamais ait réveil nos vêtements n'étaient humides.
posant le soir au milieu d'un champ de blé fi-aieliement Cette aridité du sol exerce la meilleure influence sur la
coupé. santé des qui ont besoin de vivre dans une at-
Notre étape du lendemain reproduit les mêmes inci- chaude et sur un terrain sec. La maladie les
moslahère
dents. Le soir nous entrons dans une nouvelle vallée au décime dès ne se trouvent
qu'elles plus dans ces condi-
fond de laquelle est la ville de Bey-Bazar, où nous nous tions on n'en a eu que trop souvent la preuve dans le
arrêtons. mauvais résultat des tentatives d'acclimatation faites en
152 LE TOUR DU MONDE.

France. et en.Espagne, bien qu'on ait choisi pour ces ex7 -Pendant longtemps on s'est-assez peu occupé de pro-
périences les terrains les-plus convenables. pager la race des chèvres d'Angora, à cause du peu de
A une seule époque de l'année,- valeur-des toisons dans le pays même, relativement-au
des pâturages alion-
dants sont parcourus parles chèvres; c'est à la suite des prix des marchés Gette négligence
d'Et.trope. s'explique
froids et des neiges de Iprsque les
premières d'ailleurs dans une contrée où les relations de village à

pluies tièdes amènent le retour de la végétation; Cet village sont peu fréquentes. Heureusement l'augmenta-
excès de:nourriture produit une excitation d'autant plus tion qui s'est produite récemment sur la valeur de cette
vive que les privations de l'hiver se sont fait sentir avec marchandise, a donné une vive impulsion à la reproduc-

force, et il se traduit par le développement des toisons tion. Il y a quelques années à peine, la soie des chèvres
en longueur. Du-reste; ce temps est de courte durée valait ou cinq
quatre (80 c. ou 1 fr.) l'oque
piastres
la tonte n'est pas opérée, que déjà le pâturage a perdu ci kil. 250) sur les marchés du pays«. Aujourd'hui, pour
son tapis de verdure, l'herbe a jauni; et l'aliment n'a le même poids de poils bruts, la valeur moyenne va-

plus la puissance qu'il avait qùélques jours auparavant. rie entre viugt-~inq et trente piastres (5 ou 6 fr.), ce

Vue de Ghek~ra. Dessin de Grandsire d'après J. E. Dauzats.

un monument en ruines
qui en porte le prix, après nettoyage, à douze ou quinze j'aperçois le long de la montagne
francs. vers lequel je me dirige avec notre interprète; c'est une
A Bey-Bazar il est facile d'étudier les chèvres espèce de chapelle, dont l'intérieur richement orné rap-
plus
de la chapelle
pelle le style grec. Au milieu
Les dans d'im- s'élève un
que les habitants. femmes, enveloppées
menses couvertures blanches, ne laissent voir littérale- tombeau, que les Turcs me disent être celui d'un person-
ment aucune partie de leur corps. Elles passent en silence nage'vénérable et célèbre par sa piété.
les-rues'comme dé longs fantômes et la L'heure du départ est arrivée. Nous cessons de mar-
dans blancs,
avec elles se retranchent sous ces cher en avant, et, traversant de nouveau la ville, nous
persistance laqaelle
ces phy- retournons sur nos pas, pour nous diriger vers le sud.
yoiles impénétrables me fait vivement regretter
sion.omies et surtout ce costume si original avoir longé des masses de. rochers aux formes les
agréables que Après
j'admirais jours auparavant à Torbaly. plus pittoresques, dans lesquelles s'ouvrent çà et là des
quelques
Nous avons placé notre tente au bord d'un ruisseau, grottes profondes, nous nous trouvons bientôt au bord

à l'une des extrémités de la ville. Au-dessus de nous, d'un' fleuve. C'est le Sangarius, dont nous avons déjà
154 LE TOUR DU MONDE.

admiré le cours
impétueux en sortant de Sabandja. Il est Turcs semblent tellement absorbés dans leur muette

toujours rapide, mais moins bruyant et moins tourmenté que notre arrivée ne peut les en arracher;
contemplation
que dans la montagne; la plaine qu'il arrose. est converte cependant, comme nous avons besoin de renseignements,
de rizières au milieu nous campons. nous nous à les déranger
des([uelles décidons pour leur demander
Malheureusement nous sommes
à chaqueinslant as- le nom du village que nous apercevons sur l'autre rive.
saillis par cl'innombrables moustiques. Aus,i, le matin, Ils nous c'est et
apprennent que Kapoulou-Kamman,
maussades, JlaJ'assés, couverts de piqûres, nous sommes rentrent dans leur silencieuse immobilité que nous nous
debout au point du jour, et nous nous empressons de re- gardons de troubler davantage.
prendre notre route. Le chemin nous suivons nous
que
conduit bientôt à Ghel-Ara. de maisons vérita- Plantes; le tchinngue1- chakesey 1 et le ghuiajir. Une eau ther-
Lit, plus
male qui mérite irop son nom. -seraÏ-Keni. Areii.-La ferme
bles, mais des sortes de boites
carrées, de la hauteur d'un
de Tchitï1ichBitchir. Utilité des échafaudages.
homme, à peine façonnées, sans mortier, au -moyen de
pierres grossièrement et recouvertes de est un village à maisons de
superposées Iiapoulou-Iiaznznan petit
terre. en guise de toit. Coiifiiiées dans ces mis,érables terre, bUi sur un qui domine
mamelow le
granitique
réduits, étrangères tout progrès, ignorant même ce qui cours du Saugarius. Le gypse, que l'on rencontre par-
se passe dans les villages voisins, des générations entières tout depuis Bey-Bazar en couches de dix mètres d'épais-
naissent et meurent sans avoir vécu, car elles n'ont ja- sent- en moyenne, cesse tout à coup pour faire place à
mais connu que la vie matérielle. un territoire sablonneux. Au milieu de ces sables, dans
heures avoir nous les champs cultivés comme dans les lieux incultes, croît
Quelques après quitté Ghel-Ara,
retrouvons encore le Sangarius. Une tente est dressée sur en abondance une plante dont le produit, appelé tchinn-
la rive quelques indigènes, hommes et femmes, accrou- guel-chakesey, attire notre attention.

pis à terre, regardent silencieusement couler l'eau. Nos Le tchinnguel-clialcesey est une espèce de caoutchouc

Tomb0au servant de à Sjvri-Hissar. Dessin de Pelcùq d'aprés J. E. Dauzatz.


grec fontaine,

en lames minces d'un demi-millimètre, sur les nis. On le vend en masses brunes de la grosseur d'une
repliées
d'un diamètre de trois centi- noix, présentant à la surface des sillons qui indi-
bords, arrondies, opaques, petite
mètres et demi. La couleur est d'un blanc éon quent que ces masses ont été repliées fois sur
jaunâtre; plusieurs
élasticité n'est et ne s'augmente pas par e1leS-Il1f~Illes. Des marchands ambulants le colportent de
qu'incomplète
la chaleur. Le tchinnguel de Iiapoulou-Iianunan n'est harem en harem. Les femmes turques l'achètent au prix
à Malatia, dans le élevé de trois le drachme
employé que comme masticatoire; piastres (soixante centimes)
un produit de même nature et portant le (trois
grammes), pour le mélanger à leur masticatoire
Kurdistan,
même nom est cultivé comme aliment. Les Kurdes man- favori, la résine-mastic, qu'il empêche d'écraser sous la
de leur enveloppe et dent.
gent le's tiges dépourvues corticale,
en même temps, au point de section de ces tiges près de Tout en étudiant les plantes du pays, ohserve le pays
la racine, ils récoltent le suc qui, épaissi à l'air, donne lui-même; on nous apprend que Kapoulou-Kamman
le tchiunguel. est renommé dans la contrée à cause d'une eau thermale
L'Asie Mineure produit encore une autre substance qui sort d'une caverne entre les rochers, à quelques pas
servir d'aliment c'est le du Sangarius. On y vient dans la belle saison prendre
élastique qui également
peut
et nous
l'avons rencontré, dès le début de des hains doués, dit-on, de propriétés merveilleuses.
ghuidjir
notre voyage, dans la magnifique vallée qui débouche Une fissure du rocher forme une 'porte naturelle qui
sur le golfe d'Isinelli. La plante d'où on le tire abonde nous permet d'eutrer dans la caverne à l'intérieur, la
dans les lieux humides, dans`les haies qu'elle drape de chaleur est suffocante et l'obscurité presque complète.
ses feuilles brillantes et d'un vert magnifique. Ce n'est qu'au bout d'un moment que nous pouvons dis-
larges,
Les Turcs mangent les jeunes pousses cuites à l'eau et
1. La véritable orthographe 'est tchinngoel-sakesey, nous ayons
assaisonnées au vinaigre. cru devoir remplacer 1'8 par: le çh, pour mieux indiquer la pro-
Le_ ghuidjir fournit d'excellenunastic et de. bon ver- nonciation.
LE TOUR D.U MONDE. 155

creusée dans le roc, oil. vantable elle n'a de vertu que sur les
tinguer une grande baignoire probablement
trois Turcs sont en train de se faire houillir avec un Turcs.
M. Bourlier veut essayer Un bateau des sauvages nous transporte sur
flegme tout à fait britannique. digne
l'autre rive c'est tout simplement un énorme tronc de
de la vertu de ces eaux; mais il en sort presque aussitôt o
à moitié suffoqué et rouge comme un homard. Il prétend noyer creusé.
lui a donné un mal de tète épou- Le premier nous rencontrons le lende-
viHage que
que l'eau merveilleuse

4. La machine en position. Dessin de Pe!coq J. F.. Dauzats.


Anatolie. L Pelle le vannage. Fig. 2 et 3. Dlachine à b:lttr~. Fig. LI'apl'e!5
Fig. pour

mais nous avons une route à


main est Seraï-Keni; peu d'endroits nous ont présenté quelque temps, longue
des ruines plus nombreuses et plus Un faire, nous sommes sous un soleil ardent, et il faut mar-
cher en avant chercher une source ouquelque
vaste espace est envahi par les débris d'un vieux chà- pour
les tl'a(li- ombrage. Ce n'est qu'a-
teau auquel
quelques. heures
tious locales' rattachent près
d'une marche des plus
de curieuses légendes et
des souvenirs probable- pénibles que nous attei-
ment fort par gnons le petit village de
amplifiés
Aren. Nous apercevons
l'imagination desindigè-
un certain nombre dé
nes. De tous côtés gisent
femmes. A la vue de
des tronçons de colon-
nos uiiifoi-lùes, elles se
nes, et des pierres énor-
dispersent et prennent
mes dont les ornements,
attes- la fuite ce n'est qu'à
à moitié détruits,
de monu- grand'peine que nous
tent l'existence
de chariot. 158.
Une Coupe (Va)', p les rejoindre,
ments importants. pouvons
un mieux coiiser~,4 le reste, les rassurer et leur demander les provisions dont nous
fontaine surtout, peu que
sur une des avons besoin. Leur frayeur disparait bientôt: elles nous
mérite l'attention large
j'y rAmardue pierre
n'a pas entièrement ef- mènent à l'od! et nous apportent du pain, du lait et du
traces d'armoiries que le temps
facées, et un lion en relief qui n'a éprouv que dueldues
dégradations sans importance. Je voudrais m'arrêter là 1. Construction grossière destinée à servir d'abri 'aux voyageurs.
156 LE TOUR DU MONDE.

yoourth (fromage, voy. p. 158). Épuisés de fatigue et de l'habitation sur laquelle les paysans se perchent comme
chaleur, nous faisons avec ces .mets primitifs un repas des cigognes.

délicieux, et nous ne repartons qu'après quelques heures Nous nous égayous d'abord sur ces grotesques con-
d'un repos chèrement acheté par l'étape .du matin.. structions, mais nous ne tardons IJas à apprendre à nos
Du reste, une
hospitalité plus confortable nous atteri- dépens combien elles sont utiles. Une quantité prodi-
dait le soirà la ferme de Tchifflich:.Bitchir; l'accueil gieuse de moustiques bourdonnent de tous côtés, et pen-

gracieux que nous y recevons nous engage il y prolonger dant toute la


nuit, couchés à terre, nous avons beau
un peu notre séjour. La ferme est située au milieu d'une nous envelopper de la tète aux pieds dans nôs couver-
En arrivant on peut se demander d'abord nous ne pouvons échapper aux poursuites de ces
jolie vallée. tures,
où logent les habitants. On ne voit point en effet de mai- maudites bêtes. Il nous est littéralement impossible
sons, mais seulement des échafaudages situés à quelque de fermer l'œil; pendant ce temps les Turcs reposent.
distance les uns dés autres. Quatre longs poteaux plan- avec une tranquillité parfaite sur leurs planchers aé-
tés en terre supportent un plancher, et ce plancher forme riens, les moustiques ne s'élevant jamais à cette hauteur.

Chariot de Chariot à fourrages de Pelcoq a'aprés J. E. Dauzats,


voyage (Boly), (Isniec[t). -Dessin

choisi ce point pour quartier d'hiver d'une partie de sa


L'agriculture, en Asie Minelire. Les prairies. Chariots à foin.
Charrue. Culture du blé, Me l'orge et du riz. Machine à cavalerie. Ce choix était heureux, car partout ailleurs
battre. Vannage. Le lait et ses usages. Les abeilles. se contenter de quel-'
nos chevaux et nos mulets de.aient
La vigne. Les forêts.
ques poignées d'herbe ramassées à grand'peine par nos
à l'étape où nous nous
La prairie proprement dite, telle qu'on la trouve chez soldats, et souvent, arrivions,
n'existe du reste n'avons pu nous procurer ni paille ni fourrages.
nous, point en Anatolie on comprend
n'est pas de première nécessité dans un pays où Il a en effet fort peu de localités où l'on
qu'elle n'y que
d'immenses terrains vagues fournissent par leur éten- ramasse quelciues fourrages pour l'hiver générale-
due, que soit d'ailleurs leur fertilité, une nourri- ment les troupeaux restent en plein air pendant toute
quelle
ture suffisante à un bétail et sont réduits à 'eh'ercher leur nourriture
peu nombreux..On ne trouve l'année
ce nom que dans la neige. dans les hivers
'guère de prairies vraiment dignes de même sous Aussi, rigoureux,
la magnifique vallée qui débouche sur le golfe d'Ismeth. clièvres et moutons périssent par centaines de froid et
Pendant la guerre de Crimée, l'armée anglaise avait de faim.
158 LE TOUR DU MONDE.

Dans' ]es villages où l'on


prend la peine de rassembler de buffles. Les lames de silex sont mises en contact avec
des provisions pour la mauvaise saison, c'est sur la ter- la couche de céréales étalées sur le sol; un homme monte
rasse de sa maison que le paysan amoncelle la paille sur les planches entre les traverses et chasse les buffles.
destinée à ses bêtes de somme, et, par cette coml>inai- Au bout de quelque temps, les silex ont haché la paille
son, il évite les infiltrations des eaux
pluviales. Mais.au et les épis.

quand la paille est épuisée, les premières Le vannage se fait en jetant en l'air le mélange de
printemps,
pluies font germer le blé ou l'orge sur le sol de la ter- paille menue et de graines, au moyen d'une pelle divisée
rasse qui se couvre de verdure, et donne ainsi au village en dents grossières dans les deux premiers tiers de son

l'aspect le plus pittoresque, étendue, pour faciliter la séparation du grain de la paille


Aux environs d'Ismetli, le chariot dont on se sert pour (voy. p. 155, Gg. 1).
transporter les foins est assez ingénieusement construit. Le grain, à peine battu, est porté au marché voisin
L'absence de chemins frayés et la nature marécageuse le paysan ne conserve que la quantité strictement néces-
du sol ne permettraient point aux grands et solides cha- saire à sa consommation et à l'ensemencement de ses
riots de nos campagnes de circuler facilement. On coin- terres. L'ensilage est le seul moyen de conservation qu'il
comment les habitants ont éludé la difficulté connaisse; le silo est généralement construit sous le sol
prendra
des transports en étudiant le chariot dont ils se servent même de la maison.

(voy. p. 156). Deux paires de roues réunies entre elles Le Turc


mange peu de lait il en fait ou du beurre,
ou ligne; au lieu de nos lourds
par une grande perche en le battant dans une peau de bouc par un mouvement
berceaux, deux longues traverses percées de distance en prolongé de va-et-vient, ou du fromage, dont deux espè-
distance de trous où sont fixées. de grandes chevilles ai- ces smnout, le yoourth et le kaïmak, sont fort répandues.
guisées à leur extrémité, constituent toute la machine, Le yoourth-est un fromage blanc fort acide, que l'on

qu'une largeur peu considérable tend encore à rendre prépare en faisant bouillir du lait et en le laissant re-

plus légère. Le foin, très-long dans ces prairies, est placé froidir jusqu'à la température du doigt. On prend du lait
en travers et s'enchâsse dans les dents qui le retiennent. précédemment le délaye
aigri, on
dans l'eau., et on en
Quand on en a accumulé ainsi une certaine quantité, verse quelques gouttes dans le lait qu'on veut faire aigrir.
on maintient le tout au moyen d'une perche plantée au La fermentation s'établit bien vite à la température où
milieu. Le riz, le blé et le coton forment les principales se trouve le lait, qui devient aussi très-acide, et constitue
cultures du pays. Partout en Asie on rencontre le même le y-oourth.
instrument de labourage l'araire, cette charrue des pre- Si on le verse dans un sac pour laisser écouler le petit-
miers âges, sans oreilles, sans roues. Trainée par une lait, on obtient le torba yoourth
(torba,, sac; ~oourth.,
paire de buffles ou de boeufs, elle gratte suffisamment un lait aigri).
sol fertilisé par des siècles de repos. Sur cette terre à Le kaïmak est préparé avec la caillette des agneaux et

peine soulevée, on répand à la volée la semence qui le lait pur. Il est également égoutté dans un sac.
doit s'y développer, et, dans les sols légers, quelques Les ustensiles de ménage consistent en plats et ga-
branches d'arbres traînées, après les semailles, recou- melles de cuivre étamé, et sont aussi simples et aussi
vrent suffisamment la graine. peu nombreux que les machines agricoles.
L'orge occupe une
place importante dans l'agriculture L'apiculture mérite d'être mentionnée, plutôt à cause
chez les Turcs, mais le riz est cultivé de préférence. de la multitude des abeilles que dé l'intelligence des
Toute vallée bien exposée et parcourue par un cours soins qu'elles reçoivent. Le plus souvent, la ruche n'est
d'eau assez rapide et assez abondant
pour servir à des qu'un simple tronc de sapin creusé à l'intérieur. Après'
iri'igations, est occupéepar des champs de riz. Le. paysan y avoir enfermé l'essaim, on bouche les deux extrémités
excelle dans cette culture qu'il aime et soigne comme un et on ne laisse qu'une petite ouverture. On empile les
vieil héritage. La division du sol en pa'rcelle-s aux bords troncs les uns sur les autres, eu dirigeant les ouvertures
relevés, la disposition en gradins insensibles, l'aména- vers le sud-est, puis un mur en terre- vers le nord-ouest,

gement des eaux, le sarclage, tout est fait avec une rare un peu de paille et de terre sur le rang supérieur ter-

intelligence. Le riz constitue la nourriture favorite du minent l'édifice.


Turc d'Asie on sait qu'il est la base du pilaw, leur mets Les arbres fruitiers, peu nombreux et mal cultivés,
nationaL ne donnent point de fruits savoureux. La vigne est un
Pour battrel'orge et le blé, on nivelle ùne partie du peu mieux soignée, surtout par les Arméniens, qui senls
sol sur laquelle on étale la récolte. L'ilistrtunent qu'on boivent du vin. Les Turcs ne la cultivent que pour ses
emploie consiste en deux planches fort épaisses, relevées fruits, avec lesquels ils fabriquent une sorte de raisiné.
à l'avant et reliées à la partie supérieure par deux tra- Les belles forêts qui recouvrent une partie des chaines
verses (voy. p. 155, fig. 3). Chacui1e de ces planches est de montagnes de l'Asie Mineure offrent aux chantiers

percée, dans une partie' de son épaisseur, de. trous dans de Constantinople des ressources iiifinies. Diverses es-

lesquels ont été enchâssés des fragments de silex tran- lièces de chênes, des sapins, des hêtres, des charmes,
chants, et faisant saillie à la partie inférieure des plan-> des plataues, des tilleuls aux feuilles argentées, des
ches (voy. p. 155, fig. 2). A la traverse noyers, des eliàtaigiiiers forment les essences principales.
antérieure:ESt=.
une corde que l'on attache au joug d'une °paire Jetées çà et là par la nature, elles végètent à leur guise,
adaptée
LE TOUR DU MONDE. 159

car l'aménagement des forêts est inconnu en Babadgy, bourgade inhosl,italière. Au delà nous rencon-
Turquie.
Chacun et coupe où bon lui semble, et les inali- trons des rochers énormes qu'il nous faut pour ainsi
prend
vais es essences étouffent les espèces utiles; dire, escalader; mais, en arrivant nous au sommet,
maisqu'im-
porte, la mine est inépuisable. sommes dédommagés de nos fatigues par le magnifique
L'obstacle le plus sérieux aux progrès de l'agriculture panorama qui se déroule sous nos yeux, Nous décounons
est l'imperfection des routes, qui entrave toute circula- la belle vallée de et la ville elle-même
tion et maintient les populations dans l'isolement. A adossée à la montagne sur notre droite.

quoi servent aux Turcs ces magnifiques forêts du'ils ne A partir de ce moruent, nous n'avons plus cp!à des-
peuvent eXploiter? Sous nos yeux, soixante boelifs et buf- cendre. La
passe au bas de la ville
route nous instal-
fles ne pouvaient faire gravir un des flancs de l'Olympe lons notre tente au milieu du cimetière qui lui fait face,
à un chêne que nous trouvions, jours et nous pouvons admirer un des sites les plus pittores-
quelques après,
.trainé par huit buffles sur la route de Au fond s'étend
macadamisée ques que nous ayons encore rencontrés.
Uuemlek. Cette route est la seule de cette espèce qui une immense chaine de monta,gnes, et plus près de
existe en Asie, et encore ne s'étend-elle la nous, Sivri-IIissar silencieuse semble gardée de tous
que depuis
ville jusqu'au pied de l'Olympe. cùtés par de vastes espaces couverts de tombeaux. A no-
tre droite et notre. ganche, d'anciens cimetières, clua-
Sivri-fiissar. Kaïmas. Les ititrécages et la fi"l"l'e. nous don-
tre fois
plus étendus que la ville moderne
Un industriel français. Guemlek,
nent une idée de ce qu'elle fut autrefois.
Vers le milieu dit jour nous disons adieu à nos lntes, Dans l'intérieur de la cité la civilisation grecque a
nous quittons la ferme; bientôt nous arrivons à laissé de nombreuses traces de son passage; on y ren-
après

Fragments de seulptufès il haïmas. Dessin de Pelcoy d'après J. E. Dauzats.

contre à chaque instant des chapiteaux de marbre ad- fique oit nos yeux se reposent sur la végétation la plus
mirablement sculptés, et qui servent aujourd'hui de riche et la plus luxuriante. Mais bientôt nous nous retrou-
homes au coin des rues ou de marches devant les mai- vons dans un pays désolé et du plus triste aspect. Après
sons. Au milieu d'une place se treuve un vieux tom- nous être arrêtés quelques instants dans une ferme que
ont transformé et la Ferme du Sultan,
beau grec que les Turcs en fontaine, l'on appelle nous repartons; nos
sur lequel se lit encore une inscription très-bien conser- guides nous font faire fausse rotite. A la suite d'une
vée (voy. p. 154). loi-glie marche sous un soleil brûlant et dans des champs
Nous nous remettons en route \'ers minuit, et ce n'est complétement arides, nous tombons au milieu d'une

qu'à une heure assez avancée de l'après-midi que nous vallée marécageuse où nous at.teildaient nos premiers
arrivons à Kaïmas. La encore abondent les ruines les revers. Nous trouvons là, sous des tentes en lambeaux,

plus curieuses, mais presque partout les Turcs ont gratté .quelques Turcs déguenillés avec leurs femmes et leurs
ou inutilé les inscriptions. Le pays est infesté de san- enfants. un monticule est bàtie l'oda. pour les voya-
gliers; ces animaux sont ell si grand nombre qu'ils vien- geurs; nous nous
y rendons. La clmleur est intolérable;
nent, pendant la nuit, ravager les champs jusqu'au pied quatre d'eutre nous sont pris en même temps de vio-
des habitations. Les chiens livrent des combats acharnés lents accès de fièvre, et il nous est impossible de conti-
à ces audaciem visiteurs, et leurs hurlements troublent uuer notre route à cheval. Il nous faut rester là tout un

fréquemment le repos de ceux qui ne sont pas habitués jour, jusqu'à ce que nous pui=sions trouver une misé-
à ce' tapage nocturne. ralole charrette' traïnée par des buffles, sur laquelle se

Après avoir eu. à deux pas de nous une alerte de ce mettent les plus souffrants. Nous quittons, dans ce
genre, nous partons au lever du soleil, et nous parcou- triste équipage, ce foyer de fièvre pour nous diriger vers
rons d'abord pendant quelques heures une vallée magni- Koutaieh.
160 LE TOUR DU MONDE.

Nous passons par Eski-Cheher et nous traversons le mal immonde pour les Turcs, il utilise tout, poil, peau
mont y rencontrons
Nous un compatriote, un et chair qu'il fume ou dont il fait diverses
Olympe. préparations.
Français qui s'occupe de l'exploitation des forêts. Il choi- La saison d'hiver paye aussi largement ses peines que les
sit les bois. les plus utiles, les abat, les débite, et les beaux jours de l'été. Notre compatriote est sur le chemin

transporte ainsi préparés à la côte, où des vaisseaux les d'une belle fortune, malgré l'active concurrence de quel-

emportent en France. Les noyers forment la principale ques Anglais établis depuis peu dans le pays, et qui mar-
branche de son commerce il les scie en lames minces chent dans la même voie.

pour le placage, et, malgré son activité, il ne peut suffire En sortant de la chaîne de l'Olympe nous arrivons à
aux commandes. Pendant l'hiver, la neige et le mauvais Brousse.
état des chemins arrêtent ses travaux. Il a organisé, pour A huit heures de marche de Broùsse est le port de

occuper ses loisirs, des cbasses au sanglier. Dans cet ani- Guemlek, détruit depuis notre voyage par un violent

incendie, il y a deux ans. C'était là que le bateau de l'in- on retuse de me la donner en me disant que l'année pré-
tendance devait venir nous prendre pour nous ramener cédente un Anglais en avait offert trois cents francs sans
à Constantinople, En attendant son arrivée, nous visitons l'obtenir. Devant un argument aussi
pouvoir péremp-
la ville qui nous offre une curieuse réunion d'antiquités. toire, il ne me reste qu'à me résigner, en attendant que
J'y remarque surtout des bas-reliefs de marbre sculpté§ le ciel m'envoie une opulence égale à celle d'un lord
avec un art infini. Les habitants spéculent sur ces objets ou d'un nabab.
qu'ils vendent à des prix fous aux voyageurs anglais. Ils Le lendemain matin, le bateau à vapeur nous em-
les cachent dans leurs caves, et ne vous les montrent et le 20 juillet nous rentrons à Constantinople,
porte,
qu'avec une mystérieuse réserve bien propre à piquer une de près de deux cents lieues en
après exploration'
la curiosité des amateurs. J'offre francs trente-delu
quatre-vingts jours.
d'une tète de faune, à peine de la grosseur du poing, et J. E. DAUZATS.
LE !POUR DU MONDE. 161

VOYAGES DANS LES É'I'ATS SCANDINAVES,


TENTE ET DESSINS DE j\I. DE SAINT-BLAISE 1.

1856. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

NORVÉGE.

Copenhague. Le Sund. La baie de Christiania. Horten. 05carsbor8". Christiania. 6ra~erb. Arendal. Christiansand.
Fede. Fleckefjord. Eide. Utne.
Stavanger. Hardanaerfjord. Ullensvaug. Bergen.

Mon habitude est, en voyage, de laisser à l'imprévu lande, je m'arrêtai quelques jours à Copenhague, ot~,
une large part dans mes 'destinées de touriste. C'est -en à un
par hasard, dmer cliez mon banquier,
je fis la con-
profitant des circonstances en les saisissant naissance d'un Anglais,
favorables, sir Arthur B" voyageur comme
pour ainsi dire aux cheveux, que je parviens, presque moi, mais se du côté de la Norvége,
qui dirigeait avec
toujours, à donner raison à cette « le projet
épithète voyage d'en longer les côtes et de pénétrer
» si jusqu'au
d'agrément rarement vraie pour le touriste fond de ces pittoresques
mé- fjords, ou bras de mer étroits
thodique les premières
qui découpent profondément terrasses des
Parti de France avec l'intention d'aller l'Is-
explorer Alpes scandinaves.
Sir Arthiir me montra
· 1. Voy. dans notre.deuxième volume (second semestre de 1860) par la croisée ouverte un élé-
page';65, le voyage de 1VI.
Paul Riant au Telemark et à l'évèché gant petit yacht à vapeur qui se balançait gracieuse-
de Bergen, et les cartes de ces deux provinces. ment dans le port. Voilà mon navire, me dit-il, j'ai
lfl. 63' LIV.
-T- 11
162 LE TOUR DU MONDE.

là trois
gais compagnons de voyage ,unphotographe pavillon sillonnent ses eaux bordées des deux côtés de
et de braves matelots qui m'attendent pour lever l'an- collines couvertes de hètres et de riches Près
pâturages.
cre nous demain avant l'aurore. D Mon vol- les deux rives se resserrent de si près
partons d'Helsingborg,
sin me parla avec tant d'enthousiasme
qualités des de que les canons suédois à longue échan-
portée pourraient
son"yacht et de la vie de son bord; que jveus comme un ger leurs
projectiles avec ceux de la forteresse danoise de
serrement de coeur en songeant à la course solitaire que Kroneborg, dont le château à tours en se dé-
spirales
j'allais entreprendre. L'ile d'Islande et ses volcans se coupe majestueusement sur le ciel.
tout à coup à mon imagination sous un Nous francliimes, par un bon vent, les mers ordiuai-
présentèrent
aspect profondément mélancolique. rement fort houleuses du Kattegat et du Sli.aggerack, et
Devinant sans doute ce qui se passait en moi, mon le lendemain nous pénétrâmes dans le golfe de Christia-
interlocuteur reprit, sans autre préambule Monsieur, nia. Le Run, légèrement poussé par un zéphyr propice,
si le cœur vous en dit, soyez des nôtres; nous avons en- semblait ralentir quelquefois sa marche pour nous don-
core un hamac de libre, et je vous garantis un cordial ner le temps à loisir l'air embaumé
de respirer qui nous
accueil à bord. Vous y partagerez notre confort et vous arrivait par rafales des côtes boisées du comté de Laur-

y apporterez en échange votre gaieté vos crayons et vig, et tempérait l'ardeur du soleil.
votre connaissance de la langue du pays, trois qualités Nous descendimes à Horten établissement de marine
d'un inestimable en voyage. D fondé presque en m~me temps que l'indépendance nor-
prix
Cette proposition, si spontanée et èmpreinte de tant végienne, Tout y porte l'empreinte de la jeunesse et du
de bonhomie, ne laissa que bien peu d'objections possi- progrès. Ici, sur de vertes collines, des rangées de pe-
bles à ma discrétion naturelle, et je fus bientôt décidé. tites maisons de bois peintes en jaune, rouge ou vert,
Mes préparatifs ne furent pas longs non plus. Fermer qui paraissent avoir été tirées la veille d'une boite de
mes malles, emporter mes albums, ce fut l'affaire d'une joujoux de Nuremberg; là, des corvettes en construction,

d3mi-heure, et je me trouvais le soir même à bord du des canonnières sur le chantier; partout le retentissement

Run, où sir Arthur et ses compagnons m'attendaient en cadencé de la hache accompagné du chant des travail-
du thé sur le pont. La nuit, si l'on peut ap- leurs tout est neuf, tout respire la propreté et l'activité.
prenant
peler ainsi
le crépuscule qui, dans 19- belle saison, rem- Nous passons la petite ville de Droback, et nous nous
et trouvons sous les canons de la jolie forteresse
place dans le Nord la lumière du soleil, était calme, d'Oscars-

remplie d'une douce chaleur. Tout dormait borg, sentinelle avancée qui garde l'entrée du port de
l'atmosphère
dans le port; près de nous se
dressaient, comme des Christiania contre une invasion ennemie. Bàtie en demi-

géants, quelques vaisseaux de guerre démâtés qui ser-. lune et dominée par une tour crénelée, Oscarsborg est
vent de casernes aux matelots. Nos paroles résonnaient armée de soixante-treize canons. Ses trois batteries à
seules dans le silence de la nuit, et une certaine gravité fleur d'eau enfilent
passage le
dont la largeur n'est que
se mêla nous à notre conversation d'abOI vive de seize cents pieds. Les constructions sont en granit et
malgré
et enjouée. d'un fort beau travail. Nous nous rendimes auprès du
« Il serait bon, me dit
sir Arthur, de vous commandant pour lui demander l'autorisa1ion de visiter
peut-être
donner une idée du caractère de vos futurs compagnons en détail sa coquette forteresse, et nous le trouvâmes en-
de de ses onze enfants en deuil de leur
voyage dussiez-vous par là perdre quelques illu- touré mère; l'aspect
sions. Sachez donc que vous voilà associé à quatre tou- de toute cette
famille, confiée à la seule garde d'un vété-
ristes fort ordinaires. Nous ne sommes pas plus litté- ran et isolée sur un rocher entouré de murailles, me serra
rateurs que naturalistes ou artistes à peine un peu le cœur. Sa fille ainée, jeune personne de seize ans, nous
amateurs de pêche ou de chasse. Las du bruit des cités, servit avec grâce un verre de bière, et le brave comman-
nous voyageons dans l'unique but de respirer en liberté dant voulut lui-même nous faire les honneurs de son
l'air fort. Un officier d'artillerie
se joignit à nous et nous pro-
pur d'une nature fraiche et vigoureuse. Nous vou-
lons admirer les œuvre.s du Créateur sans en disséquer posa, en visitant les batteries à Heur d'eau, de nous ra-
les beautés ou en fouiller les mystères, Jour sans préoc- fraichir par un bain de mer, ce qui fut accepté à l'una-
telle est notre devise. nimité. Il nous donna l'exemple en se dépouillant en un
cupation,
« Bien observée, elle rend toute discussion désagréable clin d'œil de
ses vêtements; c'était un gaillard bâti en
et maintient une entente parfaite, un bon Hercule et possédant des mollets d'un calibre effrayant.
impossible,
et un sommeil paisible. D Il joignait à cet avantage une autre spécialité celle de
appétit
Surce, notre chef jeta son cigare à la mer et nous ne point porter de linge du tout; les jours de gala, il se
souhaita le bonsoir. Ses compagnons suivirent son exem- permet le faux col. Après notre inspection militaire, qui
Pour moi, je voulus voir l'ancre sortir des flots et ne dura pas moins d'une heure, notre guide athlétique
ple.
j'attendis le départ en méditant les paroles de sir Arthur, v oulut à toute force nous faire partager un punch qu'il
dont je trouvais la morale assez de mon goût; elles me offrait ce jour-là à ses amis et connaissances pour cëlé-

promettaient un voyage agréable et facile. brer l'-anniversaire de son arrivée en ce monde. Nous
Le Snnd, dont je voyais les rives se dessiner à droite trouvâmes partie une
de la société déjà réunie dans son
et à gauche, forme la frontière naturelle de la Suède et jardin. C'était la fleur des pois de Droback au grand
du Danemark; des navires de toute grandeur et de tout complet. On nous mit à chacun à la bouche une longue
LE TOUR DU MONDE. 163

Hanstein est une vraie


pipe d'écume brute, d'une forme extrêmement primitive, putation européenne; l'astronome
et chacun voulut nous souhaiter la bienvenue le verre à célébrité; vieillard doux et modeste comme toutes les
la main. L'usage veut qu'on vide son verre avec chaque natures contemplatives, il avoue, à la fin d'une car-
nouveau buveur or, le punch de notre artilleur était de rière entièrement vouée à l'étude des astres, qu'il sait
force à faire flageoler des mollets aussi robustes quel les bien péci'de choses. Sveigaard, les deux Munck, l'un
et les rasades se renouvelaient si souver_t de
siens, que nous historien, l'autre poëte, ont aussi jeté sur l'université
nous hâtâmes de quitter notre hüte pendant nous Christiania l'éclat de leurs œmres fort estimées dans le
que
pouvions encore le faire avec dignité. Nord. Les rues de la capitale sont en été presque dé-
Outre ces fortifications, la capitale de la Norvzge a sertes.

pour défenses naturelles tout un archipel de petits ilots Les


gros marchands de bois et les employés qui for-
ou rochers qui nous présentaient aux derniers rayons ment l'aristocratie du pays depuis que la noblesse y est
du soleil les contours les plus fantastiques. Notre petit abolie, quittent à la belle saison leurs humbles palais
conduit un de la contrée, se faufilait d'hiver
Run, par pilote pour s'établir dans leurs maisons de campagne
comme un serpent entre tous ces écueils tantôt hérissés autour de la ville. On donne ici aux villas le nom gé-
de pointes comme le Spitzberg, tantôt gracieux de lignes néral de Loeclce, qui signifie bonheur~; le propriétaire y
comme l'ile de Ces iles se succédant sans cesse
Capri. ajoute son nom pour distinguer son bonheur de celui de
forment comme une série de coulisses de granit et ca- son voisin. Chaque habitant bien posé a ainsi son bon-
chent Christiania jusqu'au dernier moment. Tout à coup heur, soit sur le versant de la montagne d'Aker avec
on se trouve dans le port, et le coup d'œil est vraiment soit au bord du golfe. Ici, le bonheur
pignon, spleiidide
saisissant. t. de 1\'1. Thorvald dans le geiii~e suisse; là, le bonheur ita-
Située en amphithéâtre et baignant ses pieds dans la lien de M. Thomas; loin le bonheur de la belle
plus
mer, la ville est dominée par de hautes montagnes qui Mme de L. bonheur
plus modeste, caché sous la char-
se dressent derrière elle. On est frappé de l'aspect calme mille. De l'autre côté du détroit, Oscarshall, le bonheur
et doux du les lignes en sont arrondies, les
paysage; royal, petit château moyen âge à tourelles, herché sur un
couleurs vives et d'une.fraicheur extrême. Jusqu'au som- rocher à pic; c'est une fantaisie artistique du bon roi
met des montagnes les plus élevées, l'œil ne découvre qui affectionnait ce bonheur de sa
Oscar, singulièrement
que des bois, des champs et des prairies, parsemés d'in- propre création, et qui s'était plu à en faire un petit
nombrables chalets. Pas un rocher qui vienne répou- musée où sont représentées toutes les célébrités norvé-
dre à l'idée d'âpreté et de vie sauvage le seul sur les panneaux
C'est du salon d'Oscarshall
qu'éveille giennes. que
nom de Norvége. Toute la partie méridionale du Tidemand, le Greuze du Nord, a peint l'histoire d'un
pays
présente, en général, ce caractère agreste sa naissance sa mort.
particulier paysan norvégien depuis jusqu'à
au Jura et aux montagnes dit midi de l'Allemagne; ce Cette série de touchants vous initie d'une ma-
épisodes
n'est qu'à partir du Sognefjord la nature nière charmante aux mceurs de cette contrée
que alpestre primitive.
commence. Les paysagistes, Dahl, Frick et Gude ont retracé sur de
Loin de nous plaindre de notre désillusion, ce fut avec toiles les sites les plus de leur beau
grandes pittoresques
bonheur que nous débarquâmes sur ce sol champêtre pays.
pour en parcourir à loisir les riants coteaux. Un paysa- On trouve en Norvége peu de .différence dans les
giste de la grande école en trouverait saris doute les maeurs et usages des diverses classes de la société. A
tons bien crus, les lignes trop peu des prai- c'est. le 'paysan
accusées; proprement parler, qui joue le rôle
ries couleur terre de Sienne brûlée, des arbres dans les affaires du pays; la Diète, démocra-
asphalte principal
,feraient peut-être mieux dans un tableau, mais pour assez brutalement sa vo-
tique par excellence impose
des marins grillés par le soleil sur une frêle lonté, mais en somme elle vote généreusement les fonds
embarcation,
plus la rive où ils débarquent est verte, plus il y a de nécessaires aux progrès matériels du Le Norvé-
pays.
fleurs dans les prairies et de fruits sur les arbres, plus gien est d'un caractère
rude, ombrageux, mais solide.
le paysage leur parait séduisant. Son hospitalité est proverbiale. Une chose frappante est
Hors sa situation et ses riants le peu de sociabilité
remarquable environs, qui existe entre les deux sexes. On
Christiania n'offre que peu d'intérêt au voyageur. L'ar- se marie de bonne heure ordinairement avant vingt-.
chitecture de la ville n'a aucun cachet particulier. Il sem- est tout à son cercle intérieur; son
cinq ans; l'épouse
ble que l'art impuissant à lutter avec la nature ait voulu rôle de jolie femme, qui, en France, ne commence qu'à
s'effacer modestement. Le seul monument public in- cette époque, cesse ici à peu près avec le mariage. Le
téressant est le château
royal, qui, malgré son air de mari jouit seul de son trésor, et s'en trouve bien. Dans
caserne et son style bâtard, a pourtant, grâce à ses gran- les réunions où je fus admis pendant mon voyage, les
des proportions et à sa position sur une, colline qui do- deux sexes se séparaient immédiatement après le diner;
mine toute la ville un aspect très-imposant. Des fe- les hommes allumaient leur et s'en allaient en
cigare
nètres de l'appartement royal, la vue est splendide. les dames restaient au salon. A dix heures du
chaloupe,
L'université est d'un style sévère qui convient assez bien soir on se réunissait de nouveau et chacun
pour souper,
à un sanctuaire de la science. On y fait des études sé- s'en retournait chez soi satisfait. A part quelques bals,
rieus~s,. et plusieurs de ses professeurs jouissent d'une l'é- qui ressemblent à ceux de tous les pays, je n'ai guère vu
l fil¡ LE TOUR DU MONDE.

les jolies Norvégiennes que la fourchette à la main. Il C'est un grand bel homme, aux formes souples et robus-
résulte de cette vie séparée un sans gêne trivial entre les tes, au caractère loyal et ouvert, à l'esprit aventureux.
homines et un manque de soin dans la mise des femmes, Quand un souverain est ainsi dÓué 'Par la Providence, il
à ses peuples,
qui contrastent avec leur grâçe naturelle. y a tout avantage pour lui à se montrer
Notre bonne étoile nous avait conduits à Christiania surtout dans le Nord ail la force physique est en grande

pour la première
le séjour du vice-roi dans cette Ce considération. Je vis ce monarque fois
pendant capitale.
a succédé à son père le roi Oscar au jardin de l'université, Là se trouvait réunie toute
prince, qui depuis, le"
sous le nom de Charles XV, se proposait d'aller en per- la jeunesse de la ville pour célébrer l'arrivée des étu-
sonne visiter toutes les provinces de sa vaste vice-royauté. diants qui revenaient des universités d'Upsala et de Co-

Portrait du de Suède Charles XV) en costume de voyage. Dèssin de AI. de Saint-Blaise.


prince royal (aujourd'hui

ou ils avaient été fraterniser avec leurs voi- dans un pays où elle est si disséminée, de voir la popula-
penhague
sins suédois et danois. Le vice-roi vint à la fête à tion réunie en masse, et d'en étudier les types et les cos-
cheval et au grand galop, et fut
reçu par des hourras tumes divers.
de voyage
enthousiastes. A~,alit appris que sous peu de jours il de- Nos préparatifs furent bientôt faits, et le
vait s'embarquer sur un léger bâtiment à vapeur pour 14 juillet 1856 au soir, une heure après le départ du
visiter les côtes de.la Norvége, nous résolùmes de le sui- prince, nous nous mimes gaiement en route pour une
vre pour ainsi dire à la remorque afin de profiter à notre course qui promettait autant de sites pittoresques que de
lui préparait sur son scènes variées. ·
point de vue des ovations qu'on
C'était un excellent et presque unique moyen, Le lendemain de notre départ, on nous réveilla
passage. pour
LE TOUR DU MONDE. 165~.

nous faire remarquer le détroit resserré de Langaarsund gaison de 1-tomards et d'huîtres excellentes. Cette localité

que nous traversions. Il est assez triste d'aspect; nous est dominée par un rocher énorme qui semble avoir été
nous trouvions au milieu,
d'un" archipel de rochers nus fendu en deux par la foudre.
d'un ton gris monotone; çà et la pourtant, entre deux cre- Jusqu'ici nous avons navigué dans un archipel d'~lots;
vasses profondes, une.petite oasis de verdure apparais- au delà de Kragero, nous entrons dans une mer plus
sait comme pour rappeler au voyageur que cette contrée vaste, et le roulis du navire fait subir ses effets ordinai-
n'est pas absolument res aux Sir Arthur devient extrê-
abandonnée par la Providence. Aussi diaphragmes délicats,
ces petits ravins fortunés, où la végétation est d'une ri- mement sentimental, et le photcgrapbe d'une humeur
chesse et d'une force remarquables, ne manquent-ils pas aussi noire que sa chambre obscure.
d'habitants; de jolis chalets hois prouvent
de l'aisance Heureusement nous arrivons près d'Arendal où le
de leurs propiiétaires. Si la nature est avare de verdure, prince est attendu pour diner; les côtes, en se rapprc-
elle est d'autant plus généreuse au fond des eaux, où les eliailt, prennent un aspect plus gai; des coups de canon
habitants puisent les éléments de leur exis- de bienvenue achèœnt de nous rendre à nous mêmes, et
principaux
tence. A l'ile de KragerÕ où se trouve une petite hour- nous saluons dans le port et sur le rivage la multitude

gade de pêcheurs, notre cuisinier se munit d'une car- accourue au-devant du Victon, bâtiment du royal visiteur.

La famille du commandant,rl'oscarsborg (Christiania) [va)'. p. t62J. Dessin de N. de Saiut-Blaise.

surnommée la Venise du Nord, est une char- Ainsi


Arendal, que toutes les villes de la côte, Arendal vit de
mante cité; ses maisons, s'étendant d'abord sur le ri- son commerce de bois et de poissons. Nous la quittâmes
vage, ont cherché place ensuite sur des rochers en partie pour mouiller le même soir à Christiansar:d, résidence
décorés de verdure et d'arbres fruitiers; les rues lon- du gouvernement de la province et de l'évêque'du dis-
gent des canaux couverts de navires et de barques. Ses 'trict; on y compte dix mille habitants. Une frégate hol-
habitants au nombre de quatre mille avaient voulu. landaise à vapeur, le ~)lirapi, portant à son bord le jeule
fèter dignement leur prince par un diner dont les ma- prince d'Orange, stationnait dans le port; l'équipage,
tériaux venaient directement de Bergen. Quant à l'a- composé en grande partie de nègres, sur les hau-
perchait
nimation de la fète, jugez-en par le détail suivant Le bans 'et brillait aux derniers rayons du soleil comme une
président du festin, vieillard à cheveux blancs pro- bande de choucas sur un toit de zinc.
posait des toasts; après chaque santé, les convives pous- Le lendemain matin, dès l'aurore, me rendis à
je
saient trois hourras, puis battaient douze fois des mains terre accompagné de notre petit photographe, M. Thom-
en cadence avec' un ensemble l'emarquable, après quoi son, artiste dont l'inielligence et la machine demandent
on poussait trois nouveaux hourras, et on rebattait douze également à être dirigées. Nous nous rendinies à l'église
fois des mains, et ainsi de suite à six reprises successives, de la ville ombragée par un pin qmitre fois séculaire, que
166 LE TOUR DU MONDE.

ac- dans une maison en face y trouver un em-


la ville de Christiansand a placé dans ses armoiries son, pour
un respect tout t convenable.
tueJles. Aussi a-t-on pour ce vétéran placement
Désirant ce phénomène d'histoire Nous fùmes reçus sur l'escalier par une jeune et frai-
particulier. reproduire
suivi de M. '>,hom- che bourgeoise en simple jupon et camisole blanche, qui
naturelle par la photographie, j'entrai,

~y-cu,
de Christiansaud- La dame de la maison.
L'auteur et son photographe à une fenêtre

une croisée convenable dans aimable bourgeoise vêtue d'une robe de soie gorge de pi-
nous indiqua gracieusement
En revenapt une heure geon, coiffée d'un énorme bonnet à fleurs rouges, et bien
sa chambre à coucber. après
mon assurément dans son costume.
pour surveiller le travail de l'artiste, je retrouvai moins' jolie que premier

cienne on y construit des navires; des établisse-


Elle ~~oulut, bon gré mal gié, m 'otl'rir une tasse de choco- date;
ments de marine sont situés à l'embouchure du fleuve
lat et la compagnie d'un mari fort commun qui acheva
Torrisdalselfve~z, oit se trouvent quarante chaloupes ca-
de m'ôter toute illusion.
Le port de Christiansand est fortifié de tours d'an- nonnières
LE TOUR DU MONDE. 167

Le lazaret, perché sur de tristes rocliers à pic et réservé corail, fleur du Midi égarée dans les neiges du Nord; les
au traitement de maladies contagieuses, est d'un aspeçt soeurs N. minces et souples comme des roseaux, aux
aussi sinistre que sa destination. blonds cheveux soyeux; enfin la belle veuve M. encore
La ville donnait
au prince, dans une maison de cam- en grand deuil de son mari, et dont les longs yeux bais-
pagne des environs, un banquet de deux cents couverts sés sur son sein, ne se relevaient que pour laisser tomber
suivi d'un bal. Je saisis l'occasion pour être présenté à sur son valseur des éclairs aussi vifs que rapidement com-
l'illustre voyageur,
lequel vouut bien me complimenter primés. C'est à moi que reste l'honneur d'avoir décou-
sur l'allure élégante du Ru~l, qu'il avait vu sans mauvais vert cette sensitive cachée modestement derrière d'autres
œil naviguer dans les eaux du Vidar. La salle de bal réu- fleurs, et de l'avoir mise en évidence dans un léger galop.
nissait tout un essaim de jolies femmes. Ayant pris part Désirant suivre à distance une excursion devait
que
à la danse pour faire leur connaissance je voudrais faire le prince dans l'intérieur, nous quittâmes pour quel-
pouvoir ici dignemeut célébrer !VIlle L. jolie brune ques j ours le ~i(.71, qui dut aller nous attendre à Stavanger,
aux dents blanches comme des perles enchâssées dans du où nous nous rendions par terre. Munis de petites va-

Carrioles et cavalcade à la suite du vice-roi. Dessin de 1\I. de Saint-Blaise.

lises, nous montâmes chacun dans notre carriole et sui- tre douze et vingt-quatre kilomètres. On trouve au relais
vimes la piste royale, prenant effrontément pour nous une un gîte propre, un accueil cordial, du bon lait sans eau et
partie des hourras dont la population saluait au passage du jambon coriace. Votre postillon vous tutoie et partage
notre chef de file, qui avait adopté le costume national. volontiers avec vous votre gourde d'eau-de-vie ou la sienne.
Le véhicule de poste est une sorte de coquille huchée L'égalité sociale est ici une vérité de l'État
l'employé
sur deux grandes roues et ne donnant place qu'à un seul est même envisagé en serviteur soudoie
plutôt qu'on
La malle est fixée sur une et maitre on obéit; le vrai
.voyageur. petite planchette qu'en auquel maitre, je l'ai dit,
sert de siége au postillon, à moins qu'il se ne préfère c'est le propriétaire du sol mais chacun voudrait gou-
tenir debout. Le cheval norvégien, petit et carré d'enco- verner. M. de L. un des rares et très-rares nobles du
lure, ne connait guère d'autre allure que le grand trot, pays, nous affirmait qu'il n'était jamais parvenu à for-
qu'il conserve quelle que soit la pente de la côte qu'il mer un bon domestique aorvégien. et s'était vu forcé à
monte ou qu'il descend. L'hiver, cet équipage est rem- recruter ses serviteurs en Danemark et en Allemagne.
placé par un traineau. Les relais varient de longueur, en- Notre caravane formait une suite d'une de
quinzaine
LE TOUR DU MONDE. 169
170 LE TOUR DU MONDE.

porto, versait des larmes de joie dans son verre le dent, comme des vagues, bien au delà de l'horizon.

prince lui avait serré deux fois la main et l'avait tutoyé. Aussi est-ce avec un sentiment agréable que tout d'un
Il nous montra, sur son sofa, la place encore chaude coup, au brusque détour du chemin, nous saluonsl'o-
où le grand personnage avait daigné s'asseoir. Ce céan bleu, calme et grandiose, étendu sous nos pieds

meuble, disait-il avec la graeité de la dame de Tilitud- nous côtoyons le reste de la journée son rivage de sa-

lem, ce meuble dorénavant à l'histoire » Ceci ble. On croit que ce pays, maintenant si triste et si in-
appartient
me rappelle que, dans une circonstance analogue, où le culte, était autrefois cultivé, riche et à coup sûr boisé,
roi Charles-Jean, le grand-père du monarque actuel, car ses tourbières renferment d'énormes troncs d'arbres
de ces plaines au-
avait 'passé la nuit chez un de ses écuyers, la maitresse qui témoignent de l'antique végétation
du logis chercha longtemps son époux après le départ jourd'lmi dénudées. Dévastée par le roi Harald Haard-
du royal visiteur; elle le trouva enfin couché dans les fager, en l'an 1700, celte contrée n'a jamais pu re-
fertilité. Ses vigoureux habitants
draps encore chauds du lit où avait reposé le roi, et s'y prendre son ancienne
saturant par tous les pores des émanations royales; elle récoltent à peine quelques misérables poignées d'herbe
eut grand'peine à décider le courtisan modèle se lever. nourrir leurs bestiaux. Leurs femmes, d'une pro-
pour
Nous arrivâmes vers midi à Fleckefjord, où nous des- et douées de beaucoup de distinction dans
preté parfaite
cendimes chez un particulier, l'hôtel de la ville étant en- les manières, portent une espèce de képi blanc sans vi-
cnmbré par les habitants des communes environnantes sière ~,ifond rouge.
à leur En de Stavanger, on rencontre de plus en
accourus pour prendre part air banquet offert sou- approchant
verain. Par surcroit de. zèle, toutes les dames de la plus de culture, mais on ne voit encore ni forèts ni arbres.
ville s'étaient affublées de tabliers de cuisine, et elles ser- La garde urbaine de cette ville, précédée d'un respec-
vire'nt elles-mêmes le diner table et gros banquier, fai-

royal; 1\IM. les étudiants, sant l'office de tambour, re-


leurs fils,
changeaient les çut le prince au palais de
assiettes. le repas, l'Évêché. Les vingt mille
Après
nous vimes le cortége de la âmes de cette ville ont pour
fête parcourir les rues de principale occupation la pê-
la un aide de camp "che au hareng; leurs mai-
ville
donnait le bras à un sons sont construites à cett
gros
prêtre, un autre avait pré- etfet, une face donnant sur
féré l'offrir à une jolie dame. la mer, destinée au com-
On me fit remarquer cette merce, l'autre sur la rue
dernière qui se distinguait pour la vie de famille on
entre ses dirait d'une ville hollan-
compagnes par
ses allures dégagées c'était daise. La cathédrale fort
une jeune fille de Bergen ancienne, d'un style mi-go-
que sa famille avait envoyée thique et mi-byzantin, a son
à Fleckefjord dans.l'espoir choeur éclairé par une riche
G ardes nationaux il stavanger. Dessin de 1\1. de Saint-Blaise.

qu'elle s'y guérirait d'une rosace de vieux vitraux de


insurmontable pour la scène, L'aspect théâtral couleur; la chaire et les bancs en chêne sculpté, d'un
passion
de cette petite ville, ordinairement si paisible les dra- beau travail, sont déguisés par une couche épaisse et

peaux, la musique et les guirlandes de fleurs, les uni- blanche de peinture à l'huile. Le clergé de la ville at-
formes brillants de la cour, avaient tout à coup ranimé tendait gravement à la porte de l'église la visite royale;
les instincts artistiques de la jeune fille, et, l'œil en feu, arrivés les premiers, nous causâmes une faus~e alarme
elle suivait le cortége en poussant des' cris de joie et en au saint cortége, mais le doyen, voulant conserver toute

s'appuyant surson grand officier. son érudition pour le prince seul, garda, jusqu'à sà ve-
La route conduisant de Fleckefjord à la petite ville de nue, un majestueux silence.

Ekersund, où nous allons passer la nuit, longe d'abord Les rues de Stavanger sont étroites et tortueuses; nous
les rives du lac de Lundesrand, d'un aspect charmant pûmes en embrasser l'ensemble du haut d'une grande
et bordé de montagnes rappelant les Alpes; après avoir tour surmontée d'une lanterne où se tient le garde de
contourné l'extrémité du lac, on pénètre dans une jolie nuit chargé de veiller sur la ville endormie et de signa-
vallée boisée où, de loin en loin, le bruit d'une ca~cade ler les incendies. Le Di«blc boileux, de Le Sage, se-

rompt le silence paysage. du


Parfois, comme dans le rait ici admirablement placé pour faire ses études sur
chute
voisinage d'Eide la route passe au pied d'une les mystères de Stavanger. Le soir, la ville était illu-

magnifique; mais, à partir de là, elle s'engage dans un minée a giorwo et toutes les croisées étaient ornées de

pays de plus en plus triste et plus stérile qui conserve ce guirlandes de fleurs. Sous une fenêtre de rez-de-chaus-
caractère jusqu'à Staranger; affreuse contrée oit on croit sée, des officiers du prince contemplaient deuxjolies
errer à travers une mer pétrifiée, une vraie mer de blocs demoiselles immobiles comme des statues, et naïvement
de rochers dépourvus de toute végétation qui s'éten- ébahies,
LE TOUR DU MONDE. 17l

Nous avions retrouvé, non sans plaisir, notre yacht et naient de la vie à ce charmant tableau. Vers midi, nous
nos hamacs à Stavanger; à Ctt~ie, petit hameau sur une
aussi, après avoir un instant mimes pied à terre perché
contemplé le brillant spectacle que nous offrait le port verte montagne du Soeo/'jorcle~a, dont l'aspect champêtre
éclairé par la ville illuminée, nous attirait malgré nous.

après avoir prêté l'oreille Nous y viines la manière


aux bruits de musique mi- dont on prend le saumon

litaire, aux hourras et aux au filet on choisit une pe-


chants populaires se perdant tite baie resserrée domi-
dans le lointain nous le- née par un rivage à pic et
vàmes l'ancre la nuit même dont on peut facilement fer-
aux clartés de la lune jetant mer l'entrée avec la largeur
ses pâles reflets sur le revers du filet; le pêcheur, perché
du Run. sur la rive, interroge du re-
Nous nous réveillâmes le gard la profondeur de l'Eau;
jour suivant dans le Hardun- dès qu'il voit le saumon pé-
ycrrjorcl qui passe lion nétrer dans la baie sans
sans raisons pour l'un des un moment, il relève
perdre
sites les plus pittoresques de. le filet couché
rapidement
la Norvége malheureuse- au fond de la mer, et coupe
ment, le temps était à la ainsi la retraite au poisson,
pluie, et les glaciers de Fol- qui est ensuite harponné.

ye-Fonclen, hauts de cinq Notre Halte suivante fut


mille trois cents pieds ne devant l'église d'Ullensvang
montraient que leur cime ar- dont le pasteur traitaitle vice-
rondie et neigeuse au-des- roi une population de trois
sus des nuages; à mille
plus tard, quatre personnes,
je 'les revis dans toute leur de tout sexe et de tout àge,
Femmes de Stavanglr.
splendeur. La baronnie de se sur cette
pressait place
un des trois en
Rosendal, majorats isolés N orvége nous autour de ~on jeune monarque. Dans une si grande foule,
arrêta ensuite un instant. Le était couvert de liien des types, bien des costumés le crayon;
i~ivage appelaient
en costume uniforme
paysannes parfaitement toque je fis quelques croquis. Loin d'être gênées par mon tra-
noire d'une forme singu- vail, les jeunes filles se dis-
lière, cravate d'homme de la faveur de poser
putaient
coton rouge, veste noire, moi et une
pouu j'avais
jupe noire et gilet écarlate: vingtaine de jolies curieu-
on aurait dit un régiment l ses penchées sur mes épau-
formé en hataille, les et exprimant bruyani-
Le jardin du château ment le plaisir trou-
du'elles
donne une idée de la dou- vaient à me voir trayaiUer.
ceur de climat du Hardan- Des Yieil1ards, par leur
gerfjord les noix et les écarlate orné de
justaucorps
abricots y miu~issent en plein
gros boutons d'argent, rah-
yeut. Le temps ,avait aussi le costume du siècle,
pellent
repris mi air de fête, et nous XIV. Sur la pe-
de Louis
laissa pleinement jouir de
louse, devant le presbytère,
la beauté du paysage qui un violon faisait danser la
se déroulait devant nous à la
jeunesse villageoise
à chaque nouvel angle du s'était tout un
quelle joint
golfe que l'on
prendrait essaim de demoiselles en ro-
pour un lac suisse. De ses bes blanches. Les filles de.
montagnes escarpées jaillis- MM. les
pasteurs circu-
sent de nombreuses et mur- laient cette jeunesse
parmi
murantes cascades avec des dans la verdure,
dispersée
chaumières pittoresquement au milieu d'un cadre de
Bourgeois de Stavanger, descendant des anciens rois de la mer.
groupées sur les flancs des c'était une véri-
montagnes;
coUines; partout un air de bonheur. C'était uu di- table -Le prince, charmé de l'accueil cordial
idylle. qu'il
manche. Des bateaux de pa5~sans en costume avait
chargés reçu à Ullensrang, voulut à son tour procurer à ses
de fête circulaient sur les ondes bleues du golfe et don- lie)[es un plaisir inattendu, Il Froposa en à
conséquence
172 LE TOUR DU MONDE.

Torrent et corniches (voy. p. 176). Dessin de M, de Saint-Blaise.


LE TOUR DU MONDE. 173

sons à pignons pointus sont hautes, fort étroites et toutes par nous montrer une table couverte de v"olailles froides,
peintes en blanc; ellés donnent de loin à cette cité l'as- de bouteilles et de cigares de Havane, en nous priant
pect d'un camp. Notre consul nous avait préparé un 10" d'user du tout selon notre bon vouloir. La ménagère
gement chez un riche marchand de poissons secs où nous nous fit ensuite
parcourir la maison de la cave au gre-
trouvâmes d'escellents lits délice auquel nous n'étions nier, ainsi que les richesses du magasin consistant en

plus accoutumés depuis longtemps. Quand le matin une immense montagne de morues sèches dont lé "pai"-
veuu, nous descendimes chez notre hôte, vieux garçon fmn pinénait toute l'habitation. En Illettant la tête hors
dont le ménage était tenu par une gouvernante, il débuta de la fenêtre au faite du piglloil de Jamaison, je pus "me

Le marché aux poissons de Ber~en. Dessin de 1\1. de Saiut-Blaise.

faire une idée du


coup d'œil pittoresque qu'ofl're la ville trent de leur annuelle dans les du
expédition régions
de Bergen, cité hollandaise entourée de montagnes suis- nord avec leurs barques les marchands
chargées, qui
ses et peuplée de quarante mille habitants., tous plus ou veulent faire de bonnes affaires avec eux sont forcés de
moins pêcheurs, tous marchands de morues ou de ha- les loger et dorloter tout léur. séjour à Bergen;
pendant
rengs. Au pied de la maison était" amarrée une barque ces marins font alors bombance et se dédommagent de
de pêche au long cours, dorit la.formé et les proportions toutes les privations ess,u3~ées. Comme ils reviennent an-
rappellent l'époque des Vikingrs qui jadis ravageaient nuellement à la même marchand veut
époque, chaque
les côtes de l'Europe méridionale. son voisin en prévenances attirer chez lui
surpasser pour
Vers l'automne, lorsque les pêcheurs de morues rel:- vendeurs et marchands.
174 LE TOUR DU MONDE.

Bergen, par position sa


pittoresque, l'originalité de la route passe au pied des montagnes d'Ulrika et de
ses constructions et les moeurs de ses habitants, a unee Blaaman à travers un pays fort agréable; en moins d'une
couleur locale très-prononcée; un seul monument y fait heure nous étions arrivés dans
cottage un joli
dominant
tache, un hôpital pour la lèpre. Cette maladie horrible la plaine des manoeuvres, oii la garnison défilait devant
est assez fréquente dars la contrée; elle est incurable et le vice-roi par delà s'étendait un panorama des plus
héréditaire dans certaines familles bien qu'elle saute formé par la ville, son pôrt, ses navires et
pittoresques
souvent une ou deux générations. La loi a cherché, et le vieil Océan.
toujours en vain, à interdire les mariages avec ou entre En rentrant nous fùmes
par une pluie assaillis
tor-
« Ceci, me
lépreux, rentielle, qui ne parut point gêner la société.
La riche cité de Bergen avait disposé, pour fêter son dit mon hùté, est le quotidien de Bergen; sur les trois

prince, d'une somme de cent vingt mille francs vingt- cent soixante-cinq jours de l'année, il 3· en a trois cent
huit plats gigantesques figuraient au diner officiel, re- soixante de pluvieux; et il serait fort malheureux qu'il
présentant les produits de toutes les parties du monde. n'en fîit pas ainsi; la couche de terre que nous a don-
Un spectacle suivait le gala, en née la nature est si peu profonde que, si nous sommes
spectacle remarquable
ce sens que tous les acteurs étaient détail heures de 'suite sans une
Norvégiens, par malheur quatre-vingts
dont les habitants n'étaient pas vains àdemi, car c'était averse comme celle qui vous incommode dans ce mo-
la première fois cela s'était
vu; la carrière drama- ment-ci, tout sèche et dépérit dans nos jardins. »
que
tique ayant jusqu'ici été regardée comme incompatible Le port de Bergen ne gèle jamais, et ses communica-
avec le caractère rude et tions par eau ne sont ja-
sans souplesse des Norv·é- mais interrompues, grâce au
giens, était réservée courant dit du golfe ( g~:l/'
unique-
ment aux Danois. L'essai me slrcam.) qui amène sur les

parut confirmer la justesse côtes de Norvége les eaux


de la tradition, et je crois tièdes de lame des Antilles.

que les Norvégiens décidé- Par contre, les routes de


ment ne figureront jamais, à terre sont, en hiver, impra-
leur avantage, sur d'autres ticables. Pour traverser les

planches que sur celles de montagnes, le voyageur doit


leurs chantiers ou de leurs alors être ferré à glace aux
navires. genoux aux pieds et aux
A Bergen, beaucoup de mains; dans les passages les
familles portent des noms plus difficiles, le guide lui

germaniques; le sang n'a passe une corde autour des


au mélange, et reins, et le devance en lui
pas gagné
les bourgeoises ne sont point montrant le chemin.
aussi jolies que les femmes Quelquefois- cependant on
du Par contre, on peut faire la route à che-
peuple.
trouve ici plus de vivacité val cet animal acquiert dans

que dans les autres ports les montagnes norvégiennes


Échelle aux chevaux. Dessin de ill. de Saint-Blaise.
norvégiens. C'est surtout au une agilité et une audace in-
marché aux
poissons qu'on peut en juger. Le spectacle croyables il tranchit presque en dormant des ponts

qui s'y renouvelle deux fois la semaine est des plus di- étroits et sans rampe jetés sur les abimes; quelques pas-
vertissants Les vendeurs se tiennent dans leurs bateaux, sages sont si escarpés que, pour en faciliter la descente
amarrés au bord d'un quai assez élevé, et offrent leur aux chevaux, on a imaginé de leur préparer des échelles.
marchandise aux dames et aux cuisinières. La distance A trois milles de Bergen, dans la montagne, on trouve'

qui sépare les iuterlocuteurs nécessite une certaine élé- des troupeaux de rennes sauvages; des sportsmert d'Al-
vation de voix, qui va sans cesse crescendo è r~in~or- hion y viennent chaque année pour se donner le plaisir
,-a~t.clo; plus un pèclieiir crie fort, plus ses voisins cher- de cette chasse.
chent à le surpasser; les acheteurs, de leur cûté, crient
Souvenirs du
pour se faire entendre; de là un vacarme épouvantable Le Sognefjonl. Les cimes du Jostedalsbrae.
poëme de Tegner. L'église de Vangnaes. Framnaes. Les
au milieu duquel on ne peut distinguer une seule pa-
pierres druidiques de Nornaes. La lépreuse. Les habitants
role. Tout le monde se démène et gesticule avec une de Iiaupauger. du
Passage Sognefjeld.
vivacité toute méridionale; on se croirait sur le quai de
Sainte-Lucie à Naples, ou dans la Bourse de Paris. Le
25 juillet, un jour après avoir quitté la ville de
Mais le costume des pècheUl's rappelle celui des laza- Bergen, nous entrions dans le Sognefjord, golfe qui pé-
roni bien plus que la tenue d'un coulissier. nètre à quarante-huit lieues dans l'intérieur de la pé-
napolitains
Mon hôte me proposa une promenade à sa maison de ninsule scandinave, en baignant des rives moins riantes

campagne, où nous transporta un petit char de famille; que celle., du Hardanger, mais tout aussi pittoresques;
LE TOUR DU MONDE. 175

les montagnes sont moins boisées et plus sévèrès d'as- sapin. On se demande par quel moyen on a pu la fixer
les habitants moins au sol. Il était neuf heures du soir et la lune, projetant
pect, les pays cultivés plus rares,
à l'unisson; tout sa lueur sur ces mystérieux les
heureux; les costumes sont y porte un blanchâtre monuments,
cachet plus pauvre et plus mélancolique. Chaque détour faisait paraitre encore plus imposants. Tous rangés en
du golfe couvre un horizon nouveau, quoique toujours silence autour d'eux, nous évoquions les souvenirs his-
assez resserré et terminé par les parois de montagnes es- toriques et les traditions maintenant inconnues qu'ils
carpées qui se mirent dans la mer, tandis qu'au-dessus pouvaient avoir pour mission de retracer, quand tout
de toutes se dressent les cimes du Jostedalsbrae couvertes à coup nous vimes sortir de derrière une des pierres
d'une neige éternelle. Cette âpre et'rude région doit à la géantes la forme svelte d'une jeune fille vêtue de blanc.

poésie un lustre impérissable; elle a été. chantée par Notre première impression, je l'avoue, fut celle qu'on

Tegner, le barde moderne de la Suède. Nous sommes doit épromer à la ~-ue d'une apparition fantastique,
dans la patrie de Frithiof et d'Ingeborg, dont la légende Cette ombre yaporense semblait arriver à propos pour,
a inspiré au poëte ses plus beaux vers. L'histoire de ces compléter l'effet du tableau, Immobile au milieu des
blonds fiancés rappelle à son début celle de Paul et Vir- trois pierres, elle nous regardait en silence; en m'ap-

ginie. C'est sur


ces pics sauvages que Frithiof allait dé- prochant de cette nymphe druidique, je vis avec lior-
nicher les aiglons c'est il travers aux de la lune, un visage à moitié
qu'il offrait à Ingeborg; reur, rayons rongé
ces torrents furieux qu'il la portait dans ses bras; c est par une plaie hideuse, et une chéti,'e créature de seize
enfin dans ces forêts qu'il allait combattre l'ours qui dé- à dix-huit ans vêtue d'une simple chemise; d'un accent
cimait le troupeau de sa bien-aimée, C'est ici à Fram- nasal elle me demandait l'aumône. Notre guide s'appro-
naes que se balançait Elida, cha d'elle en lui ordonnant t
la nacelle qui transportait tristement de rentrer au lo-
Frithiof de l'autre côté du gis. « C'est ma
fille nous

golfe où le père d'Ingeborg dit-il elle a la maladie ( la


avait son manoir, près du lèpre), et je viens d'obtenir
temple de Balder où l'on en- pour elle une place à 1:,j1Os-
ferma la jeune fille pour la »
pice Saint-Georges.
séparer de son amant. Ces Il.était de re-
impossible
souvenirsnous sui- tomber
poétiques plus lourdement et
vent jusque devant l'église plus bas de la sphère idéale
de Van,gsnaes, modeste pe- où nous avait entralnés l'as-
tite chapelle en bois grisâtre des monu-
pect grandiose
et vermoulu, à laquelle le ments de l'àge de pierre.
grave murmure de Quinde- Comme nous regagnions
foss tient lieu d'orgue et de le bord, nous vimes tous les

plain-chant. Son intérieur habitants du pauvre hameau


est décoré de figures d'ani- de Nornaes autour de no-
maux et d'arabesques fort tre bâtiment qu'ils contem-
anciens et remarquables au plaient, de leurs petits ba-
Eglise de Vangsnaes,.
point de vue archéologique, teaux, avec étonnement et
Son demi-jour mystérieux, son humilité touchante et ses admiration nous leur jetâmes des hiscuits et des ci-
minimes proportions ont certainement un caractère « Est-ce bon à manger? » nous demandaient-ils
plus gares.
chrétien que mainte cathédrale de marbre. Plusieurs en flairant ces derniers. Leur ignorance et leur étonne-
tumuli contenant les restes de héros ment à la vue des
grands antiques objets les plus simples étaient saisis-
scandinaves aujourd'hui oubliés de l'insouciante posté- sants; leur longue chevelure en désordre et leurs haillons
rité, s'élèvent près du temple chrétien. Les habitants du leur donnaient un aspect sauvage, parfaitement en har-
Sognefjord ont peu de communications avec le reste du monie avec les rochers perpendiculaires qui surplom-
monde, et leurs mœurs ont conservé une pri~- baient sur notre Deux coülos de nos petits
simplicité petit yacht.
mitive. Ainsi, celles de leurs jeunes filles, dont la répu- canons donnèrent le signal de la retraite à tous ces braves
tation est excellente, du d'aller tète
jouissent privilége gens, et nous nous retirâmes chacun dans notre hamac.
nue. D'autres
portent une coiffure blanche qui n'est ce- A notre réveil, le jour suivant, nous étions à Kaupan-

pendant pas la même que celle des femmes mariées. Le ger, dansle Hystl'8(jord, les bords dont sont boisés et
même soir nous descendimes à Nornaes, village riants; ils sont semés de plusieurs riches habitations; en
pauvre
de pêcheurs perdu dans une anse du fjord et dominé descendant sur la rive nous trouvons des habitants plus
par une colline sur laquelle se dressent majestueusement aisés et plus .propres que la veille; leurs manières sont
trois immenses pierres druididiies. L'un d'elles n'a pas affectueuses; ainsi ils n'abordent l'étranger qu'en lui di-
moins de onze mètres de hauteur sur un mètre de lar- sant «Dieu vous bénisse! n ou
« Soyez le bienvenu!
geur et environ onze décimètres d't~paisseur. Lorsque le Avant de vous serrer la main, ils ne manquent jamais
vent souffle avec violence, la pierre se balance comme un de déposer un respeclueux baiser sur le revers de la
176 LE TOUR D-U WONDE.

leur. On nous offrit de la bière


de Kaupanger, liqueur toute la' masse d'eau se précipite d':un seul jet dans la
si forte qu'elle ne se boit que dans de petits verres il pied. mer:
En pénétrant plus avant dans le Dystrefjord, environné Arrivés à l'extrémité
du Dystrefjord, il nous fallut re-
de m~ntagnes de formes hardies, nous passâmes au pied prendre nos costumes de montagne, grandes bottes mon-
du Feigumfoss, dont la poussière d'eau; ballottée par le tantes et paletots d'hiver, et débarquer nos cantines. Nous
moindre souffle de vent, vint tomber par nuées sur le devions traverse
des glaciers à la suite du prince voya-
pont de notre yacht. geur. Notre plus grande diffièulté fut de trouver des
Cette chute, fort importante par sa masse et sa hauteur, chevaux à la station d'Eide, les meilleurs étant partis
se divise eu deux cascades qui' ont ensemble deux cent quelques heures auparavant pour. transporter nos de-

vingt-cinq mètres d'élévati9n.. Au printemps, quand vanciers. Les habitants d'Eide portent un costume as-
la neige fond, les deux cascades n'en font qu'une, et sez simple; femmes et hommes sont vêtus d'une jaquette

Montagne' et fjord de Pramnaes de M. de Sainl-Blaise.


(vo3·. p. 175). Dessin

bleue ornée de boutons de métal; les premières ont une les pics énormes du Slcjodlen, puis nous nous enfonçâmes
ample coiffure de toile blanche, les hommes ont le bonnet bientôt dans la vallée sauvage de Forthun. Ici, tantôt le
rouge phrygien. Chacun de nous muni d'un guide chemin suit lacrête d'une montagne escarpée au-dessous
por-
tant ses provisions; chacun hissé sur un petit coursier de laquelle est un abime, et le moindre écart du cheval
montagnard, nous commençâmes gaiement une course vous serait funeste; t<!utût il faut descendre des rochers nus.
qui devait durer plusieurs jours à travers les hauteurs et glissants; duelduefois nous traversons des' torrents en-
inhabitées de Sognefjeld. Ce trajet est parfois fort dange- fiés par la pluie et dont le courant semble ir:-
impétueux
reux; parfois même les ouragans le rendent impossible, franchissable; mais nos braves montures sont habituées à
et on nous l'avait vivement déconseillé; mais puisque le tous ces obstacles, et on peut leur confier hardiment sa vie.
prince osait tenter l'aventure, hésiter?
pouvions-nous DE SAINT-BLAISE.
Dès le début de l'ascension nous vimes de loin
surgir (La ~n à la p~rochaine lioraiso:)
LE TOUR DU MONDE. 177

Vue de l'ile de Krager6, il l'entrée du golfe de Christiania. Dessin de \I. de Saint-Blai5e.

VOYAGES DANS LES ÉTATS SCANDINAVES,

TEXTE ET DESSINS DE M. DE SAINT-BLAISE'. l,

1656. -TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

NORVÉGE.
Le Sognefjeld. Eglise de Lomb. Romsdalen. Romsfiorden. Drontheim, Le de
camp Sjordalen.

Une suite de crêtes, dominant à pic de vertes vallées elle et le reste des humains, dont elle avait ouï raconter
où coule l'eau transparente des amena, glaciers, nous des choses sur
surprenantes, paraissait peser lourdement
à la nuit tombante, au petit hameau d'Oplh.I~~a, le dernier le coeur de cette autre Mignon.
qui vivifié la pente du Sognefjeld. Trois familles coml.lé- « J'aimerais bien partir avec vous, me disait-elle naïve-
tement isolées du reste du monde forment toute sa I)o-- ment, je voudrais aller du côté de la mer!
pulation. Pendant qu'on nous préparait le diner, je fis Et pourquoi? lui disais-je.
une étude de notre gite et de ses environs': Je on dit
paysage m'y
embarquerais pour l'Amérique
digne du pinceau d'un Salvator Rosa. Perché sur une qu'il y croit en toute saison des fruits et des fleurs
table de roc, le chalet se détache sur une masse de ro- de toute espèce, et que chacun y devient riche et heu-
chers sombres d'où jaillit une immense cascade; la cour, roux. »
remplie de nos chevaux, des guides et des habitants du Je tâchai de désillusionner cette et
jeune imagination
hameau, était pleine d'animation. Marie, la fille cadette de la réconcilier avec son sort. Dans la soirée, elle voulut
de notre hôte, une jolie blonde de dix-sept ans, au doux me servir de guide pour me faire admirer la cascade de
regard, me tint fidèlement pendant mon tra- la localité, course assez difficile; du haut des roches glis-
compagnie
vail. Je lit questionnai, tout en dessinant, sur son genre santes qui dominaient le torrent, on risquait à chaque pas
de vie, ses occupations et ses plaisirs. Le récit qu'elle de rouler dans l'abime; Marie semblait voler comme un
me fit de la longueur de ses hivers, employés à filer conti- il est vrai qu'elle ne portait
oiseau; pas de souliers.
nuellement de la toile,me parut empreint de la monoto- Arrivé sur un roc dominant la m'assis
chute,
pour je
nie dé son existence. La pensée de ne jamais voir au le
contempler longtemps spectacle effrayant du torrent en
delà de ces rochers sauvages qui bordaient son horizon furie qui semblait vouloir broyer les rochers sauvages
et formaient comme un rempart infranchissable entre en travers de sa du reste, pas un brin d'lierlie
jetés course;
sur sesbords; on le moindre de
ne-voyait pas vestige
1. Suite et fin. Voy. page 161 végétation dans ce-rude paysage, non, pas plus que la
111. 64· cm.
12
178 LE 'l'OUR DU MONDE.

pauvre Marie n'entrevoyait de. fleurs dans le cercle étroit Si concis quel fût ce discours, la dernière pl!rase parut
où devait s'étioler sa jeunesse. la plus de toutes.
éloquente
A deux heures du matin nous devions remonter à che- Les nuits dans
les pays du nord, si claires qu'on
sont,
val; avant de trouver une habitation telle quelle, nous peut parfaitement voyager sans soleil, même. dans des
avions à franchir dix-huit bonnes lieues dans ces tristes chemins difficiles. Mais ici il n'y avait pour ainsi dire
solitudes. aucune route tracée du moins visible à nos regards
Comme nous aeions
compagnons mes
et moi, notre profanes; nos guides et nos chevaux la devinaient. Au
bivac en commun dans la même pièce, et que ni bougies lever du soleil, vers trois heures du
matin, nous étions
ni chandelles ne se trouvaient à Opthun, notre toilette dans la région dès de loin les pics de
neiges éternelles;
donna lieu à différents comiques ainsi je Horuntinderna élevaient dans les airs leurs dentelures
quiproquos
ne pouvais retrouver l'un de mes bas; sir Arthur arait fantastiques, dorées l'astre levant sur le second
par
perdu son couvre-chef; après mille recherches infruc- plan, un torrent d'eau glacée se précipitait dans la val-
tueuses nous découvrimes de nos compagnons lée. Toute végétation avait cessé on ne foulait
qu'un que du
à moitié réveillé avait mis trois bas, et qu'il avait en- roc de la
neige ou de la mousse de rennes. Le sen-
fermé la casquette perdue dans sa valise. Bientôt nos tier dont au grand jour il nous était de retrou-
permis
chevaux furent chargés la jeune Marie et ses sceurs ver de temps en temps traces était souvent
quelques
nous servirent du café, au coin du feu de leur cui- fort à gravir; nous essayions
d'aller à
pénible parfois
sine, et nous quittâmes en tâtonnant le chalet sauvage, pied, mais toujours en vain, ne pouvant, comme nos gui-
dernier de la civilisation.
vestige des, suivre le :pas des chevaux sans
La région élevée et inhabitée nous essouftler.
qui s'étend entre les Épiscopats Après quatre mortelles heures de
d'Akershus et de Bergen forme un marche autour des glaciers du Ho-
plateau de cent cinquante lieues de et de Smoersta131inder, heures
rung
longueur sur vingt-cinq de largeur nous n'avions eu
pendant lesquelles
découpé par de nombreuses et pro- d'autres distractions que de traver-
fondes ravines; sa hauteur ser des torrents à
moyenne parfois gué, et
est de mille trois cents mètres à parfois, non sans émotion, des ponts s
mille quatre cent soixante-cinq mè- fort pittoresques, mais dépourvus
tres, sous le soixantième degré de de rampes et ayant juste la largeur
latitude, Il sert de piédestal au plus nécessaire pour les pieds du cheval,
haut glacier du nord de l'Europe, le nous feimes agréablement surpris,
Jotunfjeld. Au septentrion, le pla- au détour d'une colline, d'aperce-
teau s'abaisse de trois cents mètres voir une tente hospitalière dressée
du côté de lavallée de Romsdal; au sur la neige à notre intention; c'était
midi, il se termine par les mon- une heureuse idée de sir Arthur,
du Les souffles en un de
tagnes Hardanger. qui avait envoyé avant
combinés de la mer du Nord et des nos guides pour préparer notre dé-
glaciers du voisinage cow·rent la sur- jeuner Nous étions sur un plateau
Yortcait de Dlarie d 'opth un,
face du plateau d'une couche pres- nommé Midfjelds, entre deux petits
que permanente de neige; les pics dentelés qui le cou- lacs de montagnes; en majestueusement face s'élèvent
ronnent impriment au paysage quelque chose de.ter- les monts de Forneranken, dont les glaciers verdâtres
rible qui vous serre le cœur, et crevassés ne le cèdent en aucun genre de beauté au
En montant la première côte, un de nos guides nous fameux Grindelvolden de la Suisse. Le froid était si vif
raconta l'anecdote arrivée dans son village au à grand'peine tenir le crayon
suivante, que mes doigts pouvaient
passage du vice-roi, auquel on avait préparé une colla- en dessinant. Jamais l'offre généreuse d'un verre de
tion. En descendant de carriole, l'illustre personnage et madère ne me parut si opportuné que dans cette oc-
sa suite éprouvaient un vif besoin de repos et de rafrai- casion..
chissements, mais il n'y eut pas moyen d'éviter la ha- Réconfortés par. cette halte,: nous nous engageâmes
rangue officielle le pasteur de l'endroit s'était posté dans dans l'étroite vallée, resserrée entre des parois de i,o-7
un défilé dont il barrait le passage. chers noirs d'un aspect sinistre; au fond coule la Bævra,
En qualité de pasteur de cette église, dit-il je torrent d'eau d'un ton vert et cru.comme les glaciers
rends grâce au ciel d'avoir permis aux habitants de ma d'où elle sort. Elle aboutit aux lacs de Holdulsyand, dont
paroisse de contempler la princeface de son
Comme les contours offrent un caractère relativement plus gai;
homme, je suis heureux de voir mon souverain, et j'en bientôt les arbrisseaux reparaissent, le vert olive des ge-
remercie le Roi des rois. Comme vieillard, j'appelle la névriers se mèle à la teinte rouge des osiers sauvages et
bénédiction du Seigneur sur votre auguste tète, et enfin repousse avantageusement l'horizon de neige: Le ter-
comme président de la fète, je vous prie, monseigneur, rain est plus uni, nous nous trouvons sur un plateau
de bien vouloir accepter » nos montures et gardent cette allure
à déjeuner. prennent le. trot,
LE TOUR DU MONDE. 179

trois heures le long de côtes ou moins ra- à la solde de la Suède, lesquels étaient entrés dans le pays
pendant plus
par le nord, pour en faire l'invasion, de concert avec des
pides ou glissantes et bordées de précipices.
Vers six heures du soir, nous arrivâmes à Proest- troupes suédoises qui devaient les rejoindre par le sud.
sœter, chalet entouré de pâturages et dépendant de la Le colonel Sinclair, qui commandait ces mercenaires,
cure de Lomb. Chevaux et avait juré de faire du lion
cavaliers étaient harassés norvégien une taupe qui
heures de n'oserait jamais à l'avenir
après dix-sept
consécutives aussi sortir de son trou; il avait
fatigues
fûmes-nous ravis de nous de plus promis à chacun de
étendre sur les lits rusti- ses soldats une jolie vierge
de l'établissement. t. et une bonne ferme dès que
ques
Dans la planche formant le le pays serait conquis. Un
de chaque lit étaient paysan de la contrée dit
pied
en la tradition attaché par
grossièrement sculptées
creux différentes une corde et les mains liées
emprein-
tes de pieds humains; ces derrière dos, le
servit de

hiéroglyphes demandaient guide aux Écossais jusqu'au


une la Guldbran tsdalen; là il par-
explication; Lira,
fille du logis, voulut bien vint à s'échapper et à don-
-nous la donner. Elle nous ner l'éveil aux hahitants

apprit que, lorsqu'une jeu- déjà effrayés par les cruau-


ne mariée prenait posses- tés commises par les sol-
sion pour la première fois dats étrangers. Les mon-
du lit nuptial, l'usage vou- tagnards quittèrent leurs
lait qu'elle y laissât une em- paisibles demeures et tin-

preinte de son pied. Cette rent conseil. A Kringle,


jeune fille avait une finesse dans le
Guldbrantsdalen,
de traits remarquable; un et tout près de notre gite,
mouchoir entourait Cascaded'Qpthun. la vallée est extrêmement
jaune
sa jolie tète suivant la coutume du pays. Un délicieux 1 resserrée; un endroit où la route est encaissée entre

repas, composé de truites excellentes, d'un


rôti de renne un rocher presque perpendiculaire et le fleuve profond

sauvage, et du vin chaud épicé ne perdirent rien à être et rapide fut choisi pour y dresser une embuscade
servis par elle. à la colonne ennemie.
Le lendemain nous vit =- =~ Celle-ci s'a,;ançait sans dé.

pénétrer sous le toit hospi- fiance, en poursuivant des


talier du presbytère de paysans armés de faux dont
~t~
où le de =~ la mission était de détour=
Lomb prince _a
Suède avait trouvé asile la w ner l'attention des enva-
nuit précédente et où nous bisseurs des crètes de la
~~y, p,a.~
aussi un accueil w derrière
reçÙmes montagne, lesquel-
tout aimable de son -pas- les trois cents s Norvégiens
_J ~r,
teur et de sa fa- `'1
jovial ` y~ résolus avaient eu tassé des
mille. amas de rocs et de troncs
L'église de Lomb est fort' r:=. d'arbre.
i-,
curieuse de bois comme Une Pil-
i~~ i jeune femme,
s
toutes les anciennes églises ff; renommée
lar-Guri, par
norvégiennes,elleestmieux son talent à sonner de la
_s`
tenue ·
que les autres, grâce corne alpestre, était placée
U .,y
au zèle de son pasteur, qui -= en sentinelle del'autre
de était placée
côté
/(. ,lVt;,
est membre de la Diète et l~
du fleuve, et devait donner
~L~`~
a fait voter les fonds néces- ~I'j'~r, ~~1',
un premier signal dès que
1
saires à son entretien. r==~' -z~- la colonne s'engagerait dans
z ` ~w--
Le reste du jour se passa ~l' le défilé, puis un second,
Fille et de Lauergaard,
tantôt en carriole: sur les garçon au moment oii la majeure
hauts plateaux, tantôt en barques su'1- le lac de `Vaage- partie de l'ennemi serait arrivée sous l'embuscade
vand que nôus quittâmes pour venir coucher fort tard même. L'avant-garde passa sans encombre; alors le cor-
à Lauérgaard, àuprès d'un défilé célèbre par. la tombe net retentit; les Écossais s'arrêtèrent un instant à l'ouïe
sanglante qu'y trÓuvèrent,. en 1612, neuf cents Écossais de ces sons profonds et sinistres, mais la musique de
180 LE TOUR- DU MONDE.

Sinclair les étouffa sous un air écossais. La corne de pédition elle fut épargnée par l'avalanche, mais son
Pillar-Guri se fit entendre une seconde fois, et une enfant fut blessé-mortellement; pendant qu'elle essuyait
seconde fois les Écossais lui répondirent avec leurs cor- son sang, elle tomba avec cent
trente-quatre Écossais
nemuses. Des coups de fusil partirent de l'autre côté de dans les mains des paysans, qui furent sans pitié. La

l'eau, sans autre effet qued'égayer les soldats qui saluè- tradition raconte encore qu'enivrés de leur victoire et, des
rent la fusillade ironiquement avec leurs chapeaux. Tout libations dontils la fètèrent, ils forcèrent la malheureuse
à coup les rires cessèrent; on était
sous l'embuscade, et veuve de danser *à tour de rôle avec chacun des vain-
une avalanche de pierres et de troncs d'arbre s'écroula queurs jusqu'à ce qu'elle tomba morte. Quant aux au-
sur Sinclair et sur ses compagnons. tres prisonniers on tira sur eux à la cible dix-huit
Une véritable scène de chaos s'ensuivit; les paysans s'y d'entre eux seulement furent
envoyés de Dane- au roi

précipitèrent pour achever les victimes. La femme de mark; cinq à six malheureux, sur qui les balles, comme
Sinclair son mari dans sa hasardeuse ex- par miracle, semblaient n'avoir aucune prise, furent
accompagnait

Pics de Horuntinderna. Dessin de M. de Saint-Blaise,

égorgés à coups de couteaux. Le corps de Sinclair fut En arrivant à Lauergaard, on nous dit que le prince
enterré hors du cimetière de l'église de Kvam, les pay- était dans les environs avec des ingénieurs pour exa-
sans ne voulant pas lui donner une sépulture chrétienne. miner des terrains marécageux qu'on voudrait rendre à
J'ai lu sur son tombeau l'épitaphe suivante « Ci-git le la culture. Un éboulement
arrivé, il y plus d'un siè-
colonel Sinclair, tombé à hringlen en 1612, avec neuf cle, a comblé le lit de la rivière de Laagen, qui a pris un
cents Écossais' comme des pots de autre cours en laissant son ancien lit à découvert
qui furent broyés pen-
faïence trois cents paysans norvégiens, commandés dant environ une lieue; c'est ce lit qu'il faudrait donn_ er
par
de Ringeboe, » à l'agriculture à la place du nouveau
par Berdon Segelstad que lé, Laagen lui
Une croix de bois est dressée dans le défilé sur le a volé.
théâtre même du carnage. Le rocher d'où Guri.en donna Lauergaard regorgeait de campagnards venus de loin
le se dresse noir, et sinistre de l'autre côté du pour voir le prince. Les hommes.sont coiffés du bon-.
signal
fleuve. net de- pêcheur napolitain, peu en harmonie avec un
182 LE TOUR DU MONDE.

frac taillé à l'anglaise; les femmes un corsage d'informations sur son futur gendre, et ce ne fut
portent quête
à à lui donner sa fille. Les
de laine écossaise dont
l'usage remonte probablement qu'au retour qu'il ronsentit
où leurs ancêtres se partagèrent les vêtements habitent le pays depuis deux ans, et pa-
l'époque jeunes époux
de Sinclair et de -ses compagnons. Elles sont douées raissent fort heureux. M. M. ne vivant qu'avec les
d'une taille svelte et élancée, et même de distinction na- relations de madame, en a adopté le genre de vie et le
turelle et de grâce. langage. Tant qu'il parle én anglais, c'est un parfait
C'est sans doute ce qui avait séduit un Anglais de vingt- gentleman s'il cause en norvégien, c'est un rustre.
deux ans que nous vimes à Lauergaard où il avait pris Notre étape suivante nous conduisit à la riche ferme
femme. Ce jeune homme, venu dans le pays pour pêcher de Toftemoen, dont le propriétaire, 'M. Tofte, possède
à la ligne comme tant d'autres de ses compatriotes, s'é- un demi-million, ce qui ne l'empèche pas de mener sa
lui-même. Bien des idées fort dé-
tait, en prenant ses truites, pris lui-même aux charmes charrue qu'affectant
d'une et s'en était amouraché au point ce paysan se vante de descendre en ligne
jeune paysanne, mocratirlues,
de la demander en mariage. Le père de la belle avait directe du roi Harald Haarfager. Grand amateur de che-
fait prudemment .lui-même le voyage de Londres, en vaux, il nous montra avec orgueil le trotteur qui a rem-

de DI. de
Vue du de Veblunsgnœset. Dessin Saint-Blaise
prise fjord

sur
je remar-
porté le prix de la delllière course; c'était un petit che- que nous changions'de carriole
trajet, ce
val trapu, couleur café au lait, marqué, ni plus ni moins quai une jeune femme accompagnée de trois paires de
d'une raie noire, s'étendant du garrot à jumeaux tous bien portants; les ainés avaient six ans;
([n'un onagre,
la queue. Mon
postillon me glissa doucement à l'oreille les puinés quatre, et les cadets étaient dans leur deuxième
sur le lieu de la course, Tofte n'avait décou- année. Le mari, chasseur de rennes sauvages, nour-
qu'arrivé
vert qu'un seul compétiteur rissait avec son fusil toute la famille, d'aise
dangereux pour sa bête, et qui petillait
n'étant pas connu dans la contrée, il avait proposé de au moment où je la vis, le vice-roi leur ayant donné à
conduire le cheval rival du sien, et avait naturellement chacun un écu tout neuf qu'ils contemllaient avec un-e
fait en sorte de se laisser.dépasser admiration.
par son propre cour- respectueuse
sier. Nous sous le sceau du secret, ce procédé La vallée de Romsdal, une des
plus l.ittoresques du
confions,
à la discrétion des amateurs de tu.rjs. monde, se distingue toutes celles que j'ai visitées
entre
la verdure
Un sentier circulant à trois cents mètres au-dessus du par la richesse et le nombre de sés cascades,
niveau de la mer, autour du triste lac de Lasj6, nous fit de son tapis de gazon, la couleur transparente de la ri-
de Tofte, dans la vallée de Romsdal. Pendant vière qui la parcourt, et enfin par la forme hardie de SE¡S
pénétrer,
LE TOUR DU MONDE. 183

Les torrents se précipitent avec fracas du amas de rochers nus et qui fait le commerce
et arides,
montagnes.
haut des rochers, et se partagent souvent en deux ou de avec l'Espagne. Les
poissons secs, principalement
trois chutes séparées, dans le lit de la mauvaises attribuent même les visites fréquentes
qui, se changeant langues
vallée en ruisseaux ensuite dans des des marins andalous aux beaux yeux noirs et 11 la taille
limpides,
serpentent
d'un vert d'émeraude et vont alimenter cambrée des jeunes filles de Christiansund. Tout ce que
prairies plus
loin la rivière de Rauma qui coule majestueuse au mi- je sais, c'est que sous leurs toques de soie noire ou vio-

lieu du paysage. la vallée est si étroite lette, sous l'épais cbâle rouge noué autour de leur cou,
Quelquefois qu'on
pourrait à la rigueur causer de l'une de ses parois à ce sont de charmantes créatures. A peine ancrés, je des-
l'autre. D'Ormeim à Flatmark, la vallée est délicieuse cendis à terre avec le photographe et ses instruments pour
de fi'aiclieur; les bords de la Rauma sont fertiles et bien chercher des points de vue; après avoir exploré
pendant
h une heure les rues et les monticules de la ville, nous nous
cultivés les montagnes y ont une forme grandiose
droite s'élère le Romsdalshorn doit son nom à sa arrêtâmes sur un rocher dominant l'entrée du port; l'en-
qui
une corne tachetée de s'élevant droit était il ne
manquait qu'une maison
nous
forme, neige presque propice,
perpendiculairement jusqu'aux cieux, et servant, au loin convenable pour nos opérations. Ce n'était pas chose
dans la mer, de de reconnaissance les facile à trouver, toutes les portes étaient fermées, la po-
point pour pê-
cheurs et les matelots égarés. pulation étant allée en masse à la Résidence pour voir le
Enfin une habitation
de pêcheur dont
Son élévation au-dessus de la vallée n'est que de mille vice-roi. j'avisai
trois cents
mètres; mais, en raison de son escarpement la porte était ouverte. Une jeune femme nouvellement
vertical et du peu de largeur de la vallée, elle parait bien accouchée s'y trouvait au lit avec son poupon; elle nous
de
plus haute. A gauche se dressent les reçut néanmoins avec beaucoup
un ré-
pics de Froltinderne, espèce de mur bienveillance, et nous indiqua
crénelé au faite duquel se découpent duit propre à nos manipulations. Pen-
comme des statues de roi. 'La légende dant que M. Thom y disposait son

que ces rochers fantastiques laboratoire, je racontai à la jeune


prétend
sont des sorciers malfaisants qui, vou- mère l'entrée du vice-roi en ville. Il
lantempêcher saint Olaf de pénétrer parait que ma description lui parut si
dans la vallée introduire la attrayante qu'elle ne put r~sister à la
pour y
chrétienne, furent en tentation d'aller en personne s'assu-
religion changés
par le pieux monarque. rer de la beauté du prince; elle se
pierre
Cette contrée fut jadis une sorte leva donc après mon départ, confia son

d'Olympe odinique; c'était la rési- enfant à une voisine, et nous laissa


dence des dieux scandinaves, et, long- maitres du logis. J'allai moi-même
le reste du elle rôder dans les 'environs. 1\~T. Thom
temps après pays,
resta hostile au christianisme. s'était, après le départ de la dame du
Tout autour du
fjord de Romsdal logis, établi dans sa chambre même,
s'élève une chaine de pics cornes dont il avait fermé rideaux et volets
dents et glaciers, des formes les plus pour obtenir une vraie chambre ob-
bizarres. Quelques-unes de ces hau~ scure. Dans ce moment revient le
Femmes de Christiansund.
teurs montent perpendiculairement du mari; voyant tout fermé chez lui, il
fond de la mer jusqu'au niveau des neiges éternelles. conçoit des inquiétudes sur la santé de son épouse,
Rien en Europe ne peut se comparer à cet horizon fan- qu'il a laissée souffrante; il double lepas; en- ouvrant

tastique qui semble avoir été taillé à coups de hache sa porte, une odeur de collodium chatouille désagréa-
par la main des Titans. Une vue prise du fjord de Veb- blement son odorat; il s'arrête avec stupeur: Dé-
lungsnoeset en donner une faible idée. cidément, se dit-il, ma femme est morte! » Ouvrant
peut
Dans une anse du fjord, nous reti·ouvâmes avec plaisir alors avec impétuosité la porte de sa chambre à coucher,
notre yacht, dont le capitaine s'était amusé, en nous il s'y trouve nez à nez avec le petit photographe, très-

attendant, à tirer des canards. La course que nous ve- embarrassé de sa personne, qui le rassure à la fin, en
nions de faire avait duré-cinq jours, partie à cheval, lui expliquant à grand'peine le mystère de l'invasion de
en carriole ou en I)ateau; tantôt traversant des sa maison.
partie
glaciers, tantôt descendant dans des vallées fertiles, ou L'honnête pêcheur finit par être flatté de ce qu'on
bien naviguant sur des' alpestres lacs; maintenant nous avait trouvé sa cabane si intéressante, et donna à l'ar-
revenions à l'eau salée et à notre vie maritime avec un tiste une boite d'allumettes chimiques en souvenir de lui,
nouveau plaisir. Cette manière de voyager, en variant le priant, en outre, de me pour remercier le portrait de
sans cesse ses modes de transport, est pleine d'attrait, et sa femme et de son enfant que j'avais laissé sur la table.
l'on se fatigue bien moins le corps et l'esprit. Malheu- La ville offrait un banquet au royal visiteur chez un
reusement le temps semblait désormais fixé à la pluie; des gros bonnets de la ville; je dis gros bonnet et devrais
elle nous suivit en pleine mer jusque dans le port de dire gros corps, car jamais à une foire quelconque on n'a
Christiansund, ville de quatre mille âmes, bâtie sur un exhibé un homme de dimensions semblables. Sa poi-
184 LE TOUR DU MONDE.

trine, son abdomen, ses épaules, tout son individu fai- le Drondhjelmfjord un cadre de montagnes
qu'entoure
sait boule; par contre, sa tête, belle et intelligente, était d'un ton bleu violet, bien découpées sur une atmosphère
haute et bien dégagée. Ce monsieur faisait l'effet de ces estrêmement claire. C'est là que repose la ville ac-
jeux d'enfants où l'on associe à volonté à un
corps une tuélle de Drontheim, la i1'idnros des vieux rois de la
tête n'ayant aucune harmonie avec lui. Il faut avoir vu c'est dans sa vieille cathédrale couronne
mer; qu'on
ce phénomène pour en juger. Chose singulière, sa tête encore leurs successeurs modernès.
était si noble et si mélancolique qu'on n'avait nulle en- de la ville, vue des la do-
L'aspect montagnes qui
vie de riré à son aspect. t.. minent est saisissant. Bâtie en amphithéâtre, au bord
L'avenue du local oit se donnai[ la fête était ornée de de la mer et à l'embouchure de la Nida, elle se dé-
drapeaux, de guirlandes, de jolies femmes et même de la tache sur de belles collines une chaîne de mon-
vertes;
devise suivante; choisie par les bourgeois de Ch.stian- tagnes borne. l'horizon. L'intérieur de cette cité est
sund loin: néanmoins d'offrir au
le cachet
touriste original
Fidélité' solide comme le rocher sur lequel nous hà- de Bergen; les maisons sont en bois,: les rues larges;
tissons nos maisons. » sur le rivage de la mer, des magasins bâtis sur pi-
Repartis le soir même, nous étions le lendemain dans lotis et formant des galeries ouvertes du
adjointes-et

côté de l'eau, donnent accès aux bâtiments de La cathédrale de Drontheim fut jadis la plus belle du
pê-
cheurs. nord; ce qu'il en reste par ses charmants dé-
rappelle
Drontheim a un commerce considérable de poissons tails celle de Rouen. Le choeur surtout est des plus
séchés, et ses habitants sont fort riches; ayant des ha- comme et richesse d'ornements
élégants proportions
bitudes fort simples, les marchands entassent trésor sur entouré de et de colonnes de marbre
galeries qu'un
trésor. · moderne n'a pu entièrement il est sé-
replâtrage gâter,
Nous chez un où nous eû- de trois ogives
nous logeâmes particulier paré de la nef par un portique ou jubé
mes l'occasion d'étudier les moeurs du pays. d'une légèreté admiyable.
Le diner commence ici, comme dans toute la Scandi- On a garni les murs du temple d'une multitude de
navie, par un verre d'eau-de-I'ie, accompagné d'une petites loges en bois, à rideaux de soie de toutes cou-
foule de hors-d'œuvres, sardines, harengs, fromages, leurs, qui le font ressembler à un théâtre. Ce monu-
radis, etc. puis on mange au milieu du diner un potage ment, bien qu'altéré dans ses formes par plusieurs in-
souvent fort singulier, par exemple, du hareng dé- cendies, d'abord en 1328, en 1421 et en 1531,
puis
trempé dans une conserve de cerises, ou de la bière fait encore aujourd,'hui honneur au douzième siècle qui
mèlée à du lait. l'éleva.
186 LE TOUR DU MONDE.

Complémentairement à nos dires sur l'antique capi- Le camp de Sjordalen était installé dans une large
tale de la Norvége et sur ses monuments, nous sommes vallée au bord de la mer; le terrain montagneux qui
heureux de pouvoir citer l'opinion d'un célèbre touriste, l'entoUl'e se prête
singulièrement à la petite guerre
homme d'État, artiste et poëte, qui les visitait en même exercice principalement utile à l'armée norrégienne,
temps.due nous créée plutôt pour la défense du pays que pour une guerre
« Au centre de la ville, a écrit lord Dufferin, s'élève d'invasion.
le palais des Rois, la plus grande en bois construction Il
y avait deux mille hommes de troupes de toutes
ca- armes sous le commandement du prince Charles
qui existe en Europe, tandis que la vieille et sombre qui,
thédrale, édifice vaste et imposant encore, en dépit des à peine débarqué à Drontlieim, avait endossé l'uni-

ravages des éléments, des mutilations des hommes, ou ce forme. Nous le vimes au milieu de ses soldats encore

encore, des recrépissages et des fort mais pleins de zèle. Leur


qui est plus dégradant inexpérimentés, jeune gé-
réparations, s'élève toujours au-dessus des périssables né l'al les tenait en haleine du matin au soir, leur don-
constructions en bois avec toute la so- nant l'exemple des privations alliées à la gaieté; aussi
qui l'entourent,
il fort aimé de sa petite moins
lennité que reflète sur elle la sépulture d'un roi canonisé. paraissait- armée peut-
Drontheim et son paysage forment un de ces tableaux être quelques vieux chèfs' septuagénaires que fatiguait
sa bouillante activité.
que le temps ne peut altérer.
« Ici la rivière dont l'ancienne cité a tiré Témoins d'une petite guerre de deux jours dans les
sc~ntillante
son nom de Nidaros ou bouche de la Nida; là, les âpres montagnes, nous eî~mes un véritable plaisir à voir l'agi-
lité extrême de ces tirailleurs qui étaient
rochers de l'ile de Munkholm; plus loin, les hauteurs montagnards
du grand Iarl Hacon; là dans leur vrai ils
de L adé, patrie puis le bassin élément; alertes, infatigables,
si bien fermé du fiord, 'les monts qui lui grimpaient comme des chats sauvages sur les pentes
pittoresques
servent de cadre et la chaîne de roches grises au delà les plus rapides des ravins qui coupent de toutes parts la
de laquelle s'étend le funèbre champ de bataille de contrée.
Sticklestadt. Une pluie torrentielle qui dura toute la soirée du
« Tout cela d'intérêt, mais d'un intérêt dans deuxième jour, détrempa la
soupe et les effets des
palpite
lequel n'entrent pour rien ni les fraiches et verdoyantes pauvres soldats qui s'efforcèrent de se réchauffer en

villas, ni les rues tirées au cordeau, ni surtout les ma- chantant à tue-tête les airs mélancoliques de leur terre
lencontreux magasins. natale.
0:' Ces signes de laprospérité de nos contemporains Le pays est ici fertile et bien cultivé; l'air est tou-
semblent s'évanouir sous les yeux du voyageur anti- jours assez vif et la verdure est extrêmement crue
quaire, qui les contemple du haut de son navire, et peu l'eau, couleur d'acier, parait enclavée dans des prés
à peu les fantômes des vieux âges, évoqués par lui, les d'émeraude, ce qui rend le paysage dur et peu har-

remplacent dans le paysage. inoilieux.


« Lés lourds bâtiments marchands, profitent tran-
qui Les plaisirs du bivac consistent pour le soldat en dan-

quillement de la marée pour gagner haute la


mer, se ses nationales qui ont un cachet tout particulier. La lzc;l-

changent en galères de combat, resplendissantes de l'é- lingdans ne peut être exécutée que par des équilibristes
clat des longues rangées de boucliers, fixées à leurs consommés; elle consiste en une série de vrais tours de
flancs. La gentille et proprette ville revêt les proportions force réclamant autant de, souplesse que d'agilité. Un

étranges et resserrées de l'antique Nidaros, et les vieilles soldat joue la mélodie sur un violon à huit cordes; un
de la piraterie, avec leur sombre de autre tient en l'air au bout de son sabre un bonnet de
époques kyrielle
grands rois maraudeurs, se dressent vivantes et bien police; les danseurs s'approchent du but avec des con-
venues devant les yeux de l'ainateur de sagus'. 1. » torsions burlesques, tournent autour quelques instants
a lentement, puis tout à coup font sur place un bond pro-
A Drontheim commencèrent les premières hésitations digieux de hauteur, et tâchent d'abattre du pied le bon-
de notre bande les uns voulaient aller au net, qui est ensuite de nouveau exposé à d'autres
voyageuse
cap Nord, les autres préféraient traverser diagonalement gambadeS.

la presqu'lIe scandinave jusqu'à Sundsvall sur le golfe Des loustics amusent en même temps les spectateurs
de Bothnie, deux soldats bizarrement entre-
et visiter la Laponie suédoise; c'est à ce der- par des pas grotesques;
nier parti que nous nous arrêtâmes; l'excUl'sion au cap lacés forment l'ensemble d'un quadrupède fantastique
Nord nous ayant été déconseillée à cause de la saison qui change de jambes à chaque culbute.

trop avancée. En conséquence, nous nous {¡mes trans- Les assistants forment un cercle autour de ce curieux
et en suivent les détails de l'air
porter par notre yacht à Sjordalen, où nous voulions spectacle mélancolique
voir un camp de manoeuvres, nous lui comme dans
puis donnâmes que le Norvégien apporte dans ses plaisirs
l'ordre d'aller attendre à Drontheim notre retour de la ses peines; il rit et il pleure à l'intérieur et sauve ainsi

Laponie, où nous nous rendions par terre. sa dignité en toute occasion.

1. Letters of high lntihtdes, being some accnant of a voyage à la traduction francaise que M. de Lano3,e a donnée de ce beau
in the schooner yacht Foam to Icelaud, Jan .ilayrn et Spitber- livre, sous le titre de Leilres écrites des ~-égious polaires. Paris,
gen in 1856, by lord Dufferin. Nous empruntons notre citation L. Hachette et C'°, 1860.
LE TOUR DU MONDE. 187

Enquittant le camp" de Sjordalen, nous nous rendi- que se trouve le champ de bataille de Sticklestad, où
mes à l'extrémité nord du fjord de Drontheim, à Levan- Olaf le Saint trouva la mort en 1029, en voulant recon-
ger, jolie petite ville où l'on a toujours froid; c'est du cluérir son royaume; une pierre monumentale indique
moins ce que nous dit une dame des environs en nous le lieu où il tomba.
ofl"t7ant du thé dans sa villa. Native de Christiania, elle Mon debout sur ma carriole, me racontait
postillon,
avait épousé le juge du canton deux ans auparavant, et que le jour de la bataille une éclipse de soleil était sur-
se croyait en Sibérie. Ses gémissements sur les rigueurs veuue au beau milieu de la mëlée, sans empêcher un
de l'hiver fendaient le coeur, Son père, alors en visite instant les combattants de s'égorger.
chez son
gendre, interrompait de temps en temps les Ce postillon était un beau vieillard de soixante-dix-
doléances de sa fille pour y mëler les siennes. huit ans qui marchait encore avec l'agilité d'un jeune
Non non il faut que ma pauvre enfant retourne au homme. Celui-ci ne se plaignait pas de son pays; à ses
m:di, c'est-à-dire à Christiania. » Midi bien près du c'était le terrestre. Je remarquai sur sa
yeux paradis
pùle! pensai-je en moi-même. Le pauvre gendre, qui figure bon nombre de cicatrices dont, sur ma demande,
avait à grand' peine obtenu une place lucrative et jalou- il me conta_l'origine chassant un jour un ours qui dé-
sée de ses confrères, s'efforçait de changer la conversa- vastait la contrée, il l'avait abattu d'un coup de carabine.
tion. Je tàchai de lui venir en aide et parlai du joli jar- Croyant la bête bien morte, il s'en était approché sans
din de l'habitation et du beau paysage qui, se déroulant méfiance; mais l'ours s'était relevé furieux, l'avait saisi
devant nous, avait pour arrière-plan de riches forêts de et un combat acharné engagé s'était et le entre l'animal

sapins.. chasseur, jusqu'à ce que celui-ci fitt parvenu à dégainer


« Ce jardin que vous admirez, me dit la dame, ne le petit couteau qui n'abandonne jamais le paysan norvé-
produit d'autres fruits que de petites cerises blanches gien et ~i le planter dans le cœur de l'ours. Il avait rap-
et mes fleurs gèlent au mois d'aoÙt! D » porté comme souvenir de cette chasse cinquante blessu-
Le district de Lemnger par sa verdure, sa belle vé- res et une oreille de moins. Le temps avait effacé bien
gétation et ses collines boisées, rappellerait le canton des traces des premières, et une longue chevelure mêlée
suisse de Fribourg, si n'étaient le voisinage de la mer à une barbe de MOlse cachait la perte de l'oreille. Le
et les vents froids qui y prennent liaissiiice. Au nord lieu de cette bataille, qu'il me montra en passant, m'in-
s'étend une immense plaine sablonneuse pouvant aisé- téressa, je l'avoue davantage que celui de Sticklestad,
ment servir de champ de manoeU\'l'es à trente mille de glorieuse mémoire.
hommes; c'est près de là, de l'autre côté de la "\V œra, DE SAINT-BLAISE.

LA QUEUE DES NYAMS-NYAMS"

P~R lI. GUILLAUME LEJEAN.

1860

Existé-t-il des
à queuehommes
On n'hésitait pas à moderne, et qu'en détlllitive ils attendraient, pour croire,
répondre affirmativement dans l'antiquité et au moyen qu'on rapportât d'Afrique un de ces hommes à queue

âge, Mais ces personnages fabuleux, moitié hommes, mort ou vif. C'était parler avec sagesse. Notre collabora-
moitié singes, semblaient être rentrés pour toujours dans teur, 1\,I. (iuillaume
L ejean, en ce moment même 'en-
les ténèbres, à l'approche de l'éclatante lumière du sei- gagé dans la recherche des sources du Nil est en
zième siècle, en même temps que gryphons, manti- mesure de satisfaire les curiosités éveillées sur cette sin-

chora, pygmées, hommes sans tête ou à un seul pied, gulière question. Voici ce qu'il nous écrit
si pittoresquement sur les cartes des dou- « Je vous envoie un dessin du fameux ornement qui a
qui figuraient
zième et treizième siècles. On fut donc assez surpris, il y donné lieu à la fable des hontntes à queae. J'ai scrupu-
a plusieurs années, d'entendre des voyageurs européens leusement copié l'original, pris sur le cadavre d'un 11'~lam-
affirmer de l'air le plus sérieux d »u mondequ'ils avaient bar~i ou tV~nrü-i1'~uni, tué dans une rixe contre les trafi-

vu, de leurs yeux vu, ce qui s'appelle vu, des nègres quants. C'est la première fois qu'on prend un de ces
3 queue, en Afrique, dans le Soudan oriental. Ils entrè- hommes avec son appendice et j'espère à mon retour
rent même à ce sujet dans des détails minutieux et pa- exhiber l'objet mème devant le' conseil de la Société de
raissaient véritablement convaincus. Toutefois les esprits géographie de Paris. Cettequeue est en cuir bien ou-
prudents se contentèrent de répondre que nous sommes vragé. Les petites lignes ou barres que l'on voit sur le
tous exposés à être dupes de nos sens, que la science ne dessin représentent des morceaux de fer de trois centi-

peut se contenter d'affirmations, qu'elle exige, pour ad- mètres de long. Le reuflemect du milieu est un bour-
mettre des phénomènes exceptionnels, des observations relet creux. C'est bien la queue en éventail de M. d'Es-
faites suivant toutes les règles rigoureuses de la méthode cayrac. » (Soudan, p. 52.)
ias LE TOUR DU MONDE.

Ainsi -plus de doute. Ces queues en cuir des Nyams- affaiblies l'ensemble n'est la figure a
pas désagréable,
Nyiuns n'ont riende plus extraordinaire que celles, par de j'intelligence et de la douceur. Elle est nue, à l'excep-
exemple, que nos lecteurs ont vues au dos des Indiens tion du pagne en lanières ( naltad ). Elle se croise les
Choctaws jouant à la balle (tome Ier du Tour du ~)lo~tde, mains sur le sein.

p. Il ne reste qu'à désirer des renseignements pré- J'ai essayé de la faire parler, mais je n'en
ai eu que
cis sur ces nègres porte queue et l'on en trouve déjà des phrases inintelligibles d'un accent enfantin, et pas
quelques -uns dans une notice adressée aussi tout récem- dix mots d'arabe, bien qu'e le soit depuis deux mois à
ment par W. G. Lejean à M. Malte-Brun, directeur des Iihartoum. La langue de ce peuple estinconuue à toutes
Nout~cllcs ctn.~tciles des voyages. les tribus voisines les traitants trouvent des interprètes
a On désigne sous le nom de Nyam-Nyam un'vaste chez les Dôr'- leurs voisins de l'est. Elle avait, comme
enseniblé de populâtions situées, au Soudan oriental, tous ses .compatriotes, deux d"ênts\ de la màchoire Lnfé-
à" quinze. ou vingt jours au moins à rieure dentelées; c'est peut-être cet
l'ouest du fleuve Blanc et au sud du usage qui a fait croire: au canniba-
Darfour. Ils ont un gouvernement lisme des Nyams-Nyams. Tout son
monarchique; les provinces sont sou- luxe s'étalait sur sa personne sous
mises à des chefs féodaux. forme de colliers de verrote~ies." aux
''O~ a prétendu que les Nyams- poignets, à la jambe, air cou, d'assez
Nyams sont anthropophages mais il jolies boucles d'oreille (article d'ex-

est" probable qu'on ne doit'accuser de portation et de trois


égyptienne),
ce goût monstrueux qu'une- seule de lourds colliers en fer, entourant" le
leurs,tribus, celle des Biudgie. Les cou et rivés par 'le marteau du for-
Européens ne connaissent, du reste geron c'est de la pure bijouterie
de leur territoire que la partie qui nyam-nyam.
La des Nyams-Nyams.
avoisine les Dôr. queue « La chevelure est tout. à fait lai-
« -J'ai vu aujourd'hui, 2"août 1860, dit M. G. Lejean, neuse et formait, lorsqu'elle est àrrivée ici, une grosse
une femme llyam-nyam enlevée par des négriers. Elle est touffe sur le chignon" Cette coiffure a été remplacée p,ir
cuivrée comme les DÕr et les Peulhs les Djour et les les petites tresses de la
arabe mode et la captive nous
Denka sont d'un fort beau noir, et, comme il n'y a pas fait comprendre qu'élie s~ réjouit d'avance de l'admira-
de croisement de races dans cette région, la ligne de dé- tion que sa .transformation excitera parmi ses compatrio-
marcation entre les ~ioirs et les rougcs est très-aisée à tes quand elle retournera chez eux.
déterminer. Elle peut avoir vingt-cinq ans, est d'une « Dans trois mois, quand elle parlera l'arabe je
haute taille, parfaitement faite, d'un type régulier qui pourrai apprendre par elle bien des choses intéressantes
tient le milieu entre celui des noirs et celui des Gallas sur son peuple; mais-je ne renonce pas à l'espoir d'étu-
les yeux sont beaux, le fro~t étroit, le nez et les. lèvres' dier les Nyams-Nyams dans leur propre pays. p
ont les formes caractéristiques des nègres, mais très- Guillaume LEJEAN.

VISITE A LA GROTTE D'ANTIP ARO-S,

PAR M. E. A. SPOLL.

1859. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

Le 2 juillet 1859, nous étions en avaries à l'ile de La mer était et, si ce n'est'un courant'très-
calme,
Paros. Nous résolûmes, le docteur et moi, de mettre à chaque de vaincre ia
rapide qui menaçait instant
à profit" cette relâche pour forcée 'aller visiter. Antipa- vigueur de biceps' de. nos rameurs pour .nous jeter sur
ros, curieux de connaitre par nous-mêmes la grotte fa- St~°ongilo ou Despotico~(Charybde et ,S¡;yJla de cette mi-
meuse qu'ont décrite. Tournefort et le comte Choiseul- niature de détroit), nous arri~~âmès sans encombre à l'ile
Gouffier. · connue sous le nom d'Olearos et Oliai'os
d'Antiparos,
Nous partimes escortés d'excellents guides que nous par Strabon et Pline.
à la c~mplai~ance de M. de Condilly, Il parait à peu
devions notre agent près certain que ces deux auteurs qui,
consulaire à Paros, et de quelques hommes du bord por- plaçant Olearos au nombre des Cyclades, n'en parlent
teurs d'échelles; de pieux, de cordes et de torches de que pour mémoire, étaient ignorants des richesses- natu-
résine. Une embarcation renferme-; Pline surtout
indigène :nous" attendait. pour rellesqu'elle n'eût 'pas manqué
traverser le canal étroit qui'sépare les deux iles, large cette occasion de déployer de son style.
les magnificences
d'un mille au plus.- Quant à Strabon, il était stoïcien « et n'aimait guère,
il
190 LE TOUR DU MONDE.
disait-il; lcs srrbti.les nPCherches cl'~lristote; » néanmoins, regard de commisération sur cet amas de pauvres caba-
j'ai plus d'une fois dans le cours de mes voyages, eu l'oc- nes et sa petite crique, bonne tout au plus à renfermer
casion de vérifier ses assertions géographiques, et je ne quelques tartanes é~arées; puis, à grandspas, nous nous
doute pas, s'il en avait eu connaissance, qn'illl'eÚt au diyigeàmes l'ers le but de notre excursion,
moins mentionne la grotte L'entrée de lagrotte, à
d'Olearos. Le' lecteur verra laquelle nous arrivâmes vers

plus loin dans quel but j'iri- onze heures du matin, est une
siste à ce sujet. cac-erne assez spacieuse sou-
L'ile d'Antiparos, qui ap- tenue par des de ro-
piliers
partenaitaux Vénitiens, tomba cher, ouvrage de la
nature,
au pouvoir des Turcs en 1714, et c~uverte de câpriers et de

après la prise de Néapolis plantes grimpantes qui s'en-


de Roumélie ( Nauplie ), ainsi roulent avec gràce à son cou-
que le témoigne un passage ronnement. A droite est une
de l'histoire de Venise par. petite masure fort ancienne,
l'abbé Laugier. Aujourd'hui ruinée et sans toiture au fond
elle fait partie du royaume se trouve une de mar-
plaque
de Urèce. bre blanc avec une croix en
C'est du reste une pauvre relief, le tout en fort mauvais
possession qu'un écueil de état; un peu plusà gau- loin
vingt-six kilomètres de tour, che, sur un gros pilier mas-
inutile comme position mili- quant le trou héalÍt qui sert à
taire, et qui produit à peine descendre dans la
grotte se
assez d'orge pour nourrir quel- lit ou plutôt ne se lit plus une

ques centaines de misérables inscription grecque à peu près

composant sa population. Ce- effacée et que Tournefort pré-


pendant je dois avouer pour tend avoir complétée gràce à
être juste que, dans l'espace l'obligeance d'un bour~eois de
d'une demi-heure que nous la localité.
mimes à nous rendre du ri- Voici cette inscription telle

vage à l'entrée de la ,grotte, que la donne notre devancier:


la vue de force lapins et pi- EHI
geons sauvages nous fit re- KPlT£2NOI
gretter plus d'une fois les fu- 'OUEHA00N
sils que nous avions' laissés à l\lENAN.lPO~
WXAPl\IO~.
bord.
11IGNEKATftS
Des
bouquets de cèdres et ANT11I-TPOS
de cyprès semés çà et là dans mOOl\IUON
de vastes clairières couvertes APIITEAI
<NA EA~
de thym odoriférant, des câ-
rOPfO~
priers' en fleurs se déroulant
AIOFENHI
en pittoresques festons sur les 4)IIIOKPATH!:
rochers, sont à peu près les ONE~Il\IO~
seuls végétaux importants de Sous la magistrature de Criton,
leile, sans oublier cependant vinreiit en ce lieu l\Iénan'dre, 50-
le lentisque, plante commune charme, Dlénécate, Auti~ater, Ip-
aux iles. de l'Archipel, dont pomédon, Aristée, Pliil~~as,Gorgon,
Diogène, Philocrate, Oné'sime. »
on tire le ra~;i ou nzastic, li-

queur incolore qui blanchit Tournefort en-


rapporte
au contact de l'eau, et prend suite comme une tradition ac-
les teintes de l'opale. Ce mé- créditée dans le pays que
lange rafraichissant et apé- cette servait à rap:-
inscription
ritif est l'absinthe (:omme:,t on descend dans la grotte d'Antiparos. Dessin de Rouargue3
orientale; peler l'arrivée dans l'ile d6
'1 1 1 1
pris en duantue copIeuse, Il produit une mresse que ne 1 conspil'àteul's, qui ayant échoué dans une tentatise
dédaignent dit-on, pas, les sectateurs de Mahomet. contre la vie d'Alexandre le Grand, vinrent se réfugier
Obligés pour visiter le village d'allonger notre route, dans la
grotte cependant le célèbre botaniste déclarc
nous ne jugeâmes pas à propos d'en troubler les paisibles n'accepter cette version que sous < bénéfice d'inventaire,
habitants et nous nous contentâmes de jeter de loin un et je le loue fort de cette réserve.
LE TOUR DU MONDE. 191

En effet, 'bien que lé nom d'Antipater ait pu contri- expansive


admiration pour ce travail.latent.de la na-

buer à propager l'erreur, il parait probable que cette ture souterraine.

inscription n'a jamais eu d'autre but que de rappeler Les"dimensions de la grotte sont colossales placée
à

les noms de ceux qui les premiers, peut-être osèrent une profondeur de plus de soixante-cinq mètres, elle a

explorer cette grotte. Quant aux prétendus assassins environ


quarante
mètres de largeur sur soixante-dix de

d'Alexandre, je leur accorde encore assez de bon senss longueur, et


j'évalue
sa hauteur à trente mètres environ.

pour n'avoir pas été inscrire leurs' noms justement à La voûte forme un dôme irrégulier, couvert de stalac=

l'entrée de leur refuge. tites affectant la forme de cônes renversés très-allon-

J'étais en train déjà de donner les ordres nécessaires gées, et dont la teinte d'un blanc tirant sur le jaune
à notre descente, lorsque le docteur, chef de l'expédition, s'éclaircit à l'extrémité inférieure qui devient presque

interposa son autorité pour que le déjeuner précédât cette transparente.

opération. Nos estomacs étant tombés d'accord nous ~uelqties-unes de ces stalactites se présentent sous les

pénétrâmes dans la masure en ruines, et gruce à nos les plus bizarres. Là c'est une étoile, plus loin de
aspects
marins, gens experts en ces sortes d'affaires, un repas vastes chout-fleurs, puis une cascade artificielle, des vé-

champêtre fut organisé en quelques minutes avec les gétations fantastiques, en un mot, des
c'est-l'apocalypse

provisions que nous avions apportées du bord. La vic- :ûinérau~.

tuaille artistement, placée sur un bloc de granit, nous Le sol est également couvert de nombreuses stalag-

fimes, je l'assure, un excellent déjeuner qu'assaison- mites affectant les formes les plus variées. Vers le milieu

nait un violent appétit surexcité par la marche et l'air de la grotte il s'en présente une
magnifique agrégation
vif du matin. (lui ne mesure moins de dix-huit mètres de circonfé-
pas
Nos forces réparées par ce réconfortant repas, nous rence sur une hauteur de six mètres environ. C'est sur

fûmes bientôt prêts. Notre descente se fit au l'wctcl M. de am-


première çette stalagmite appelée que Nointel,

moyen d'une forte amarre que nos hommes enroulèrent bassadeur de France près la 'Porte ottomane, fit dire la

autour d'un pilier,


laquelle et par
nous nous laissâmes messe les fêfes de Noël de.l'année 1673. Il
pendant y

glisser, précédés et suivis


de nos guides et de nos ma- trois jours en de plus de cents
passa compagnie cinq
telots. Nous atteignimes, en premier lieu, une petite C[ Cent
torches de cire jaune et 'quatre cents
personnes.

plate-forme longue de quelques pas et bordée de crevas- lampes qui brùlaient jour et nuit étaient si bien dis-

ses que, dans sa frayeur exagérée, Tournefort dit faisait aussi clair
appelle posées, Tournefort, qu'il y que
d'honribles précipices; puis après quelques pas faits dans l'église la mieux illuminée. » Une la-
inscription
vers la.droite, nous montâmes au haut d'un petit rocher tine constatait ce fait. C'est vainement nous l'avons
que

presque perpendiculaire, à partir duquel nous commen- cherchée 3.

çâmes une seconde descente plus longue et plus péril-


1. De ~s«7v.;w, tomb~r goutte à goutte.-On donne le nom de
leuse, avec le secours d'une solide échelle de chanvre
stalactites à des concrétions allongées de forme conique, provenant
qui nous déposa 'sur une roche humide
glis- et rendue de l'infiltration d'un liquide incrustant à travers les voütes des ca-
sante l'Îtés souterraines. C'est ordinairement une eau de matières
par la mousse dont elle est couverte. Nos guides chargée
calcaires, et c'est la présence de l'acide carbonique qui lui donne
nous firent cette fois la recommandation de nous tenir de dissoudre ce carbonate
la propriété qui serait insoluble dans
sur la gauche le côté droit
des précipices l'eau pure. Ces cônes sont généralement creux à l'intérieur, leur
présentant
surface est tantôt lisse, tantôt hérissée de pointes cristallines. Ce
plus sérieux, jusqu'à ce que, étant arrivés à l:entrée
sont des formes accidentelles qui résultent du mouvement lent de
d'un boyau long et étroit, il fallut s'y engager tantôt haut en bas le liquide a déposé dans leurs
que possédait qui parti-
courbés en deux, tantôt marchant à l'aide des mains, le eules. Les
premières gouttes qui suintent à travers la voùte de la
cavité et qui y restent suspendues, éprouvent un commencement
tout au grand détriment de notre toilette, et malgré les de cristallisation à leur surface; par suite elles déposent une partie
lamentations du pauvre docteur gêné par son embon- des molécules salines qui forment à leur base un petit anneau ou
et qui commençait fort à se repentir de m'avoir rudiment de tube; ce rudiment de tube s'accroit et s'allonge par
point,
l'intermède de nouvelles
gouttes arrivées la suite des 'premières
accompagné. Enfin-après quelques minutes de marche, et qui descendent, soit
le long de la surface externe, soit travers
à moitié suffoqués par la fumée des torches et les exha- la cavité intérieure cette cavité s'obstrue alors, et la stalactite ne
laisons prend l'lus d'accroissement qu'à l'extérieur, et comme elle en prend
méphitiques nous nous trouvâmes devant une
davantage à sa base où l'eau commence à déposer, on sent qu'e1l8
ouverture pratiquée à quelques pieds du sol et par la- doit avoir en général une forme conique.
quelle on entre dans la grotte. (CH. D'ORBIGNY, Dict. d'Histoire naturelle.)
2.
Stalagmites. Les gouttes d'eau qui tombent sur le sol des cavités
C'est en vérité un magique spectacle, et si Tournefort
souterraines y forment d'autres dépôts ordinairement mamelonnés,
est enthousiaste, défaut auquel les savants sont rarement à structure stratifonne et ondulée. Ce sont ces dont
stalagmites
en revanche, M. de Choiseul-Gouffier, on tire souvent de beaux échantillons d'albâtre calcaire. Tourne-
sujets, pour un fort erreur à un
s'imagine~ pardonnable botaniste, que les pierres
artiste, me semble froid à l'égard de cette merveille.
végètent à la manière des plantes, et ne parait nullement avoir
Tout dépend, il est vrai de la disposition la formation des
d'esprit; compris stalagmites.
vu des touristes forcenés Dict. d·llistoire
j'ai que. la fatigue d'une excur- (CH. D'ORBIG,Y, natorelle.)
3. Voici cette inscription telle que la donne Tournefort:
sion rendait insensibles aux plus beaux Heu-
spectacles. ·~ Hoc antrum ex naturæ miraculis rarissimum una cum comi-
reusement il n'en était pas ainsi de moi ni du doc- tatu recessibus ejusdem profondioribus et additioribus penetratis
et satis non posse existimabat. Car. Fran. Olier
teur qui avait déjà complétement oublié les émotions suspiciebat suspici
de Nointel imp. galliarum legatus, die nat. Chr. quo consecratum
de la descente aussi nous liuâmes-nous à la plus fuit an. 111DCLXXI:f..·
192 LE TOUR DU MONDE.

Sur la gauche, une autre agrégation plus haute, mais lorsqu'on les casse, la forme de petits cubes ou de lo-

moins large; prend la forme d'un immense plant de fe- sanges, tels que j'en ai vu dans la baume de Sa~t-~lli-
nouil attenant au rocher, cü.ieo d'aïgue douço (Saint-Michel d'eau douce), d'ans la
A l'extrémité inférieure de la grotte dont le sol est en banlieue de Marseille, un des plus curieux échantillons
se trouve une petite grotte,-le boudoir de de la cristallisation- 50 uterraineen France, et qui peut
pente douce;
ce salon géaüt; elle est de plain-pied avec la première, rivaliser avec les célèbres grottes d'Arcy et d'Auxelles.
dont elle n'est séparée que par un mur de deux mètres C'est près de l'entrée de cette petite grotte qû.'ori remar-
trente centimètres ellviron dans lequel est pratiqué un que des stalagmites d'une nature tout exceptionnelle. Elles
trou carré qui lui sert à la fois d'entrée et de jour de ressemblent à de jeunes arbres déppuillés de léurs bran-
souffrance. L'intérieur est revêtu d'un marbre blanc re- ches et couverts de givre; leur cassure 'présente'à l'inté-
couvert de cristallisations transparentes qui affectent, rieur des veines, espèces de cercles concentri'1ùes assez

Vue extérieure de la grotte d'Antipnros. Dessin de Rouargues d'après 1\1. A. Spoll.

irréguliérs, analogues aux aubiers du bois récemment PIns près de nous qui resplendissions encore de lumière,
scié. se dressait, sombre, l'ile de Paros si blanche le inatin,
Il fallutcependant penser. au retour. Le docteur avait de l'autre côté de son canal dont l'onde coulait noire

empli ses poches d'échantillons minéralogiques, et moi et rapide.

pris à la hâte quelques croquis; nou~reillontàmes donc, Il nous restait encore un plaisir, celui de raconter à
et quelques instants après le jour nous était rendu. Nos nos paresseux compagnons de traversée les détails de

yeux accoutumés à l'obscurité furent éblouis du spectacle notre excursion, ce que nous ne manquâmes pas de faire
qui nous attendait. Le soleil à son déclin avait empourpré lorsque la cloche du bord nous eut tous réunis.
la mer; les iles Nio, Sikino et Policandro, placées entre
E. A. SPOLL.
le soleil et nous, sortaient violacées de la brume qui
s'épandait à l'horizon d'une finesse de ton surprenante. 1. Baume-en pro\'en~al si~nifie yrot(e, cauerrie.
19L.I LE TOUl{ DU MONDE.

UN Hl`'I;II, A SAINT PÉTERSBOURG,

PAR M.BLANCHARD.

1 85(ï -1857. -TEXTE ET DESSI~S (EEDI'S~.

Arrivée à Saint-Petersbourg. Premier aspect de celte capitale. l'hiver. Les La


Préparatifs pour poêles. neige.
Les glaçons, Leur débit et leur transport.

Pendant l'été de 1856, le voyage de Saint- bérie. Il est telle tel coq de bruyère
j'entrepris gelinotte, qui a
Pétersbourg où je n'avais l'intention
de passer que peu parcouru.huit cents verstes depuis qu'ils sont tombés sous
de temps. L'accueil bienveil1ant que je rencontrai près le plomb du chasseur si la glace tue, parfois elle con-
de quelques personnes à qui j'adresse ici l'expression ser~·e.
de ma reconnaissance, me fit modifier ma résolution pre- Ce qui frahpe tout d'abord dans Saint-Pétersbourg,
mière, et ce ne fut plus par semaines que je comptai c'est la grandeur des maisons, la largeur des rues. C'est
mon séjour en Russie, mais bien par années, bien une ville sortie d'un' seul jet d'un cerveau puissant;
J'arrivais par la mer d'Al1emagneet la Baltique le comme Minerve, elle naquit tout armée. A mon arri-
navire qui me portait étant construit de manière à na- vée, il n'y avait plus personne en ville, me disait-on, on
viguer sur les bas-fond" qui se trouvent à l'embouchure l'avait désertée pour la campagne; et cependant les voi-
de la Néva, put doubler Iïronstadt, et venir s'amarrer tures se preHsaient dans les rues, mais (¡uelc¡ues mois
sur le quai animé de V'assili-Ostroff. après je pouvais juger par nioi-rnùnie de la différence.
A peine débarqué je m'élançai sur un dro,jly; on a si La ant iles de l'embouchure'de la Néva,
promenade
souvent parlé de ce genre de véhicules que la description de fréquents ~oyages aux résidences impériales de Peter-
en serait superflue. De nombreuses voitures sillonnaient Roff et Tzalskoe-Selo remplissaient pour moi le temps
le pont Nicolas que je devais tra`-erser pour me rendre que je ne consacrais pas à visiter les monmnents de
dans l'intérieur de la ville; de là je dominais le fleuve; Saint-Pétersbourg, les richesses incalculables de l'Er-
aussi loin que la vue pouvait s'étendre, je voyais sur les mitage. Puis, appelé par une auguste volonté à assister
deux rives une quintuple rangée de longs bateaux rem- ,au couronnement de l'empereur Alexandre II, à Mos-

plis de bois à brtiler; en pénétrant dans


la ville, jeere- cou, je devais ensuite passer mon premier hiver sous le

marquai que l'eau des canaux disparaissait également ciel clément de la Géorgie; ce ne fut que l'année sui-
sous une semblable charge. De longues files de telegas vante que, revenu dans le Nord, je pus faire connais-
chargées de ce combustible se dirigeaient à pas lents sance avec ce terrible hiver qui n'effraye que ceux qui
dans les dift"éI'ents quartiers de la capitale on était au ne connaissent pas les agréments qu'il procure.
commencement de l'été, tout se préparait déjà pour Octobre est atTivé; hier, les arbres étaient verts en-
l'hiver, core, chargés de feuilles pendant la nuit il a fait une
C'estque l'hirer est la préoccupation constante dans le petite gelée, et les tilleuls sont dépouillés, et leurs feuil-
nord de. la Russie; mais aussi quel bon parti les Russes les font un de verdure à leur pied. Les bou-
tapis
ont su tirer de leur rigoureux climat Ce temps, qui leam résistent encore, mais le lendemain, leurs frêles
dans d'autres pays est synonyme de souffrance, signifie, rameaux dessinent seuls sur le ciel de délicates arabes-
au contraire, bien-ètre et facilité pour tout, abondance ques, et tout autour le terrain est jonché de leur parure.

pour tous..C'est le moment des joyeuses réunions, de la A une pluie assez persistante se mêlent parfois quelques
vie en plein air; si les travaux de la campagne sont sus- flocons de neige, les vents soufflent avec violence, vents

pendus, le paysan trouve dans les villes un salaire assuré. humides qu'emoie la Baltique; parfois ils tournent au
Dans un pays de plaines comme la Russie, quelle grande nord, puis au levant, et un froid sec et vif annonce
route, si bien entretenue soit-elle peut valoir ce beau l'arrivée de l'hiver, ou pour mieux dire il est déjà
tapis de neige où les chevaux peuvent trainer sans peine veuu.
les plus lourds fardeaux. Pendant l'été la navigation flu- Mais l'on s'est armé contre lui depuis quelques
viale les différents centres de population jours de doubles fenêtres sont venues renforcer le rem-
approvisionne
de marchandises encombrantes, de grains, de 'fer, de part de verre qui défend contre l'air extérieur. Soigneu-
de bois de chauffage et de construction. Pendant sement mastiquées dans tous leurs joints, dans toutes
briques,
l'hiver les provisions de bouche abondent sur les mar- leurs fissures, elles ne doivent plus s'ouvrir que lorsque
chés les bords de la mer Blanche, les rives du Volga le printemps sera bien établi, et pour surcroit de pré-
envoient à Moscou et à Saint-Pétersbourg leur contin- caution un lit de sable fin de quelques centimètres d'é-
gent, les. poissons de l'Océan et le sterlet des grands paisseur est répandu entre les deux châssis; nivelé avec
fleuves, le gibier d'Arkhangel et les fourrures de la Si- soin ce parterre. en miniature est couvert dans quelques
LE TOUR DU MONDE. 195

maisons de fleurs artificielles, dans d'autres de copeaux sur les larges trottoirs dallés si bien entretenus par les
artistement roulés en spirale, ou bien encore de petits rlt,~orroiles'.1.
vases de verre de sel. Les fortou.chl~ns'
remplis sont gar- Mais bientôt l'hiver s'annonça plus sérieusement
nis de lisières neuves; c'est l'occasion d'un nettoyage à quelques glaçons, suivis peu après de beaucoup d'autres,
fond dans toutes les maisons, le froid peut venir à sa commencèrent à suivre le courant de la Néva d'où tous
les poêles seront allumés et une les navires avaient abrités
qu'ils étaient dans le
première apparition disparu,
chaleur de printemps lorsqu'il est chaud régnera vaste bassin de Kronstadt, ou derrière de solides esta-
des maisons
dans l'intérieur moment cades. Bientôt ces glaçons devinrent on
toujours jusqu'au plus nomhreu~;
oa l'on ouvrira de nouveau les fenêtres, ce qui n'aura les entendait se choquer l'un contre l'autre avec un bruit
lieu que lorsque la dernière neige aura disparu sous sourd, et les bords de la rivière commençaient à se pren-
les ya3·ons du soleil, lorsque la dernière glace du lac dre les arches du pont Nicolas les plus rapprochées de

Ladoga aura été se fondre dans les eaux de la Baltique. la terre furent d'abord obstruées, bientôt après le cours
Le poêle en Russie fait partie de la construction de du fleuve sembla ralenti le poids des énormes blocs
par
la maison, ainsi que nos cheminées; chaque pièce d'un de glace qu'il charriait, jusqu'au moment oit se soudant

appartement possède le sien. Le système consiste en ceci l'un à l'autre ils ne formèrentqu'un chaos immo- plus
échauffer la plus grande surface possible d'une matière bile, semblable à ces glaciers qui descendent des hauts

qui conserve la chaleur. Le problème a été résolu j un in- sommets des montagnes vouées aux neiges éternelles.

génieux système de conduits faits de briques superposées Quatre ponts mettent en communication les deux rives
force la flamme à parcourir un long espace avant de ren- du fleuve le pont Nicolas le pont de l'Amirauté le
contrer une issue; la fumée sort presque rien de
froide, pont d'Été et celui de la Liteyné. Le premier seul est
la chaleur que dégage le bois en combustion n'est perdu. en fer et en granit, les autres sont établis sur des pon-

L'aspect d'un poêle serait celui d'une grande armoire tons. A la première glace qui apparait, on largue les
faisant le long du mur;
saillie il est recouvert de faïences amarres d'un côté, et cette masse énorme obéissant

quelquefois richement ornementées. Le foyer est placé à au courant vient tout entière se ranger sur uri des
trente centimètres environ au-dessus du plancher; une bords; lorsque la rivière est définitivement arrêtée
fois par jour on allume le feu, une brassée de bouleau est de nombreuses escouades de soldats du génie, cassant
suffisante à entretenir la chaleur pendant trente heures la glace, rétablissent les à leur place primi-
ponts
environ. Lorsque le bois est réduit en braise, on l'amène tive. Mais outre ces communications habituelles, on
au moyen d'un fourgon sur le devant de l'àtre, on ferme trace sur la glace des chemins qui traversent la rivière
la porte, on bouche au moyen d'un coùverc1e l'orifice des en divers sens. De jeunes arbres verts récemment cou-
conduits de chaleur, et jusqu'au lendemain on n'a plus pés servent de jalons à ces communications improvi-
à s'en occuper. Dans quelques salons d'une vaste éten- sées. On déplace quelques pierres du parapet, on éta-
due, il y a deux poêles; dans ce cas, ils sont placés en blit un plancher en pente qui va du quai au niveau
augles coupés. Dans le palais de Peter-Hoff, j'en ai re- de la rivière glacée; la neige recouvre bientôt le tout,

marqué quelques-uns ornés de faïences avec des dessins et les voitures sillonnent la Néva, là où quelques jours
en camayeux de cette couleur bleue qu'affectionüent les des bateaux de plaisance promenaient les
auparavant
Chinois et que l'on 'a si heureusement imitée dans les oisifs, là oit le commerce toute son activité.
déployait
Pays-Bas. Ces poêles sont d'un style charmant, et il Des poteaux dans
la glace supportent des lanter-
plantés
serait à désirer que l'on y revint dans l'ornementation nes qui commencent à briller dès que le jour disparait;
des maisons nouvellement construites. des cantonniers entretiennent ces chemins, ces rues, al-
J'attendais la neige sans inquiétude, mais non sans lions-nous dire, qui sont fréquentées nuit et jour; un pont
il me tardait de jouir du plaisir que me pro- est établi devant la
impatience volant, pour les piétons seulement,
mettait le trainage. J'étais rentré un soir par une petite de la forteresse. Il est composé de ma-
porte principale
pluie fine que chassait le vent de la Baltique; le pavé re- driers reposant sur la glace supportant un tablier de
tentissait sous le roulement des nombreux éduipages qui et garni -d'une il est également
planches, balustrade;
sillonnent les rues de Saint-Pétersbourg. Le lendemain éclairé. Ces divers travaux sont exécutés en peu de
au matin tout était silence la neige recouvrait de son est prévu -aussitôt que la surface
jours,-tout d'avance,
épais manteau d'une blancheur éblouissante les toits du fleuve est devenue unie comme un marbre parfaite-
des maisons, le sol de la rue; quelques heures avaient ment poli.
suffi à opérer ce changement. L es drojl:ys avaient dis- Car les anfractuosités causées
par l'amoncellement des
paru, le traineau les avait remplacés. Ce- n'était cepen- bientôt deux causes y contribuent.
glaces disparaissent
dant qu'un avant-coureur de l'hiver, deux jours plus Aux premiers froids succèdent des dégels successifs; on
tard les rues retentissaient de nouveau du bruit des
la neige avait disparu laissant 1. Drornik, littéralement l'homme de la cour, dror. Ce sont le
roues, à sa place une houe
portiers chargés de l'entretien de la propreté des maisons. Chaque
liquide dont on ne sentait cependant pas l'inconvénient dvornik a des aides la nuit, quelque temps qu'il fasse, il y en a
un de garde sous la porte cochère, Ils doi\'ent enlever à toute heure
1. Le (ortouchka est un couple de carreaux mobilès se corres- la neige qui tombe sur les trottoirs; ils sont armés d'un bâton ferré
pondant et placés au milieu d'un battant d'une des fenêtres, Cha- qu'ils doivent de temps en tempslaisser retomber bruyamment sur
que pièce d'un appartement en possède un. les dalles, comme preuve de vigilance.
196 LE TOUR DU MONDE.

dit que ce n'est que la septième fois que la neige est tures ont l'air de glisser sur un miroir, elles se reflètent
m'a
mais le sol qu'elles foulent n'en est pas
tombée que le trainage peut s'établir. Je ne les ai pas dans l'eau;
ces neiges, mais hie'n souvent, sorti par une moins solide, il a environ un mètre d'épaisseur, et il faut
comptées,
gell!e magnifique, je rentrais en marchânt dans la neige de longues journées de chaleur pour dissoudre la croî~te
fondue. Une autre cause vient encore aider au nivelle- glacée qui recomre la Néva. J'ai vu pendant la dernière
meat du fleuve une série de vents d'ouest (lui s'établit année de mon séjour des hommes traverser le fleuve un
au commencement de l'hiver, refoule les eaux du golfe jour Olt le thermomètre marquait onze degrés au-dessus
de Finlande sur les glaçons accumulés; le renversement de zéro à l'ombre.
de la brise amène des froids très-vifs, les eaux ne peu- Si
pendant 1'été on s'est occupé des nécessités qu'a-
sont cette dernière saison on songé à
vent plus s'écouler, saisies qu'elles par la gelée, mène l'hiver, pendant
la neige recouvre le tout, neige glacée, solide comme l'été. Sur les canaux, sur la Néva se forment des ate-
puis
la glace vienne un nouveau dégel, la liers pour l'exploitation de la glace. Déhitée en cubes
qu'elle recouvre
circulation n'est le fleuve, les vol- ci 'un mètre cinquante centimètres environ de longueur,
pas interrompue. Sllr

Transport de la glace. Dessin de 1\I. BlancharJ.

elle est près du lieu de l'extraction, semblable ,'l ces chan- sur la marchandise qu'il cOlÍvoie, mais l'épaisseur de la
tiers de pierre qui s'établissent près de nos monumeiits en pelisse de peau de moutoa dont il est. enveloppé le ga-
construction. Bientôt arrivent ces traineaux que le paysân rantit suffisamment contre le contact de la glace.
russe construit lui-mêmesi ingénieusement avec quelques
Une partie en traîneau. Un restaurant russe. Une aurore
coups de hache et auxquels il auelleson petit, mais patient boréale. La cie intérieure du grand rnonde.
et robuste cheval le travail ne lui manquera pas pen-
dan't l'hil'er. Il n'est pas une maison de seigneur, pas un C'est ordinairement vers le 6-18 ~écèmbre que le trai-
de novembre est
appartement.de particulier qui n'ait dans ses dépen- nage est définitivement établi; le.mois
dances. une cave à glace. Ce ne sont plus de longues une succession continuelle de neiges, de gelées et de dé-
filesde voitures chargées de bois que-l'ori voit circuler gels. Si la neige tombe en flocons épais, perpendiculaire-
dans les rues de Saint..Pétersbourg, elles sont rempla- ment, si elle couvre de suite la terre d'un épais manteau
cées par des files non moins longues de traîneaux blanc, on peut presque affirmer qu'elle ne tiendra pas
por-
tant un de ces blocs. par le vent du nord,
chacun Le conducteur est là, assis mais si, au contraire, chassée eUe
198 LE TOUR DU MONDE.

tombe presquehorizontalement, t, enflocons menus, résis- que recouvrait la neige, de~·ant nous était l'espace, l'in-

tants, cristallisés, si elle crie sous le pied alors qu'ou la fini. Et nos chevaux semblaient avoir conscience de cette

foule, oh alors c'est la bonne neige, celle qu'on atten- immensité, ils galopaient comme jadis dans les steppes

dait, celle qui assure les communications faciles; adieu sanslimites où ils étaient nés, dé~·orant l'espace, et en-
alors air paletot, -l l'incommode chapeau, il faut endosser voyant derrière eux, comme autant de
projectiles, les
la pelisse, il faut se couvrir la tète de la casquette ou du mottes de neige détachées par leurs sabots ferrés à glace.
bonnet fourré. Les cloches du cloetyc~ faisaient entendre leurs rrotes
La
neige, la bonue neige, celle qui tient, est enfin sonores, avertissant les pai"ibles traineaux de roulage de

tombée; le temps est superbe, le soleil brille dans un de cette trombe de chevaux qui aurait renversé
ciel d'une couleur sur lequel courent de légers tout sur son passage. Le conducteur, debout sur le devant
opaline
nuages roses, la brume du matin en se glaçant a déposé du traineau, animait son attelage voix basse; de temps
sur chaque rameau des arbres du jardin d'Été ou du pa- en temps un à vous),
bé7~eyttisse (garde un peuplus ac.
lais l~Ticlïel une cristallisation d'une blancheur éblouis- centué, avertissait de se ranger.
un retardataire Chaude-

sante; on les dirait couverts de poudre de diamant. La ment enveloppé dans ma pelisse, j'avais oublié la batvinia
foule se presse sur les vastes trottoirs de la perspective Krasnoë-Kabak; il me semblait, dans un rêve
promise,
Neyki, foule élégante dans laquelle on remarque le com- être entrainé à travers l'espace, nager dans
fantastique,
mode paletot gris à la fourrure d'Astrakhan des officiers un océan d'éther; les chevaux, entourés de la vapeur qui
de la garde impériale revenus du camp de Krasnoë-Selo, s'exhalait de leur corps en sueur et de leurs naseaux, me
où ïls ont assisté aux grandes manœurres une semblaient voler à travers les nuages; et les cottages,
pendant
partie de l'été:Les calèches, les traineaux passent rapi- les habitations de plaisance, les massifs d'arbres chargés
des comme l'éclair, croisant les lüGithas', attelés de trois de neige dernière nous comme autant de
disparaissaient
chevaux aux harnais coustell,:s d'ornements de cuirre fantômes qui semblaient se succéder à l'évocation d'une
étincelant. Chaudement enveloppé dans ma pelisse, je fée.

jouissais de cette fète de la nature du nord, je Tout a une fin, même


vision; la mienne
une s'acheva
lorsque
fis la rencontre d'un de mes amis me proposad'aller devant une grande maison en bois peinte en gris2 nous
qui
~l quinze verstes, sur la route de Peter-Hoff, dans un étions arrivés à Krasnoë-Kabak. La maison vivernent
traktir fameux, à Krasnoë-Kabak, manger une batainia'. éclairée à l'intérieur
envoyait par l'ouverture de chaque
a Je viendrai vous prendre à huit heures, ajouta-t-il, fenêtre des éclats d'une lumière rougeâtre que reflétait
tenez-vous prêt. La dernière idée qui me serait venue, la neige et qui semblait embraser les arbres qui lui fai-
en moi-même, si j'étais à Paris, serait d'em- saient face. Une chaleur douce, égale, régnait ait dedans,
pensais-je
mener quelqu'un à Montmorency, à huit heures du soir, délicieux contraste avec lés vingt degrés de froid que
à la fin de décembre, même pour lui otl'rir un pâté de nous venions
de supporter. Cette maison, cottage à l'ex-
Strasbourg. Mon hôte sait ce qu'il fait cependant, ne térieur, n'affectait pas à l'intérieur des allures de palais,
nous pressons pas de juger. A l'heure dite, un élégant mais tout y était convenable et propre, le salon était suf-
kibitlia attelé de trois vigoureux che l'aux nous emportait fisamment orné et surtout
parfaitement éclairé on re-
avec Ilne vertigineuse rapidité. Bientôt, laissaut les quar- connaissait que les hôtes habituels ne devaient être ni des
tiers populeux, nous entrâmes dans de longues mes dé- mougiks ni des soldats; dans un de ses angles on pouvait

sertes, tracées seulement par des murs de planches ser- remarquer les saintes images, de ce style byzantin, que
vant à enclore des terrains vagues, au milieu desquels l'on retrouve dans l'appartemerit le plus splendide et jus-

s'élèvent, à des distances irrégulières, des maisons de que dans la moindre chaumière en Russie, et devant les-
bois. Mais à peine eùmes-nous franchi la porte de la quelles brille une lampe toujours allumée. A peine assis,
ville que la scène changea. La route était bordée de le somovar3 parut sur la table escorté d'un plateau portant
chaque côté de cha'rll1ants cottages entourés d'arbres. une théière de Chine à faire envie à un mandarin, avec
Les étoiles étincelaient dans l'azur, la lune dans son une dose savamment mesurée d'un thé que le chef du

répandait sur tous les objets une lumière douce n'eùt certainement pas dédaigné, deux
plein Céleste-Empire
et transparente qui rendait plus éclatante la blancheur grands verres à boire et une assiette sur laquelle se trou-
de la neige que semblait refléter le ciel. Aucun souffle ~~aient des tranches minces de citron, ainsi qu'un petit
d'air ne faisait remuer le plus petit rameau des bouleaux
dont la blanche écorce brillait comme des rubans d'ar-
1. Le douya est cet arc de bois de forme oivale qui est au-des-
gent par quelques échappées nous apercevions sur notre sus du garot du chet·al et sert iLréunir le collier et les brancards.
droite le golfe de Finlande- immobile sous sa croùte glacée Le cheval du milieu n'a pas de traits.
2. 6rasnoë-6~aLalcveut dire le cabaret rouge, peut-être la maison
a-t-elle été rouge primitivement; mais hrnsntoë, rouge, emporte
1. Le l,ibitka. est le traîneau de voyage. Il estplus vaste que ce- avec soi, en russe, une idée de beauté hrasrtoë kriltso; le perron
lui de cille, recouvel't d'une capote et attelé en troika, à trois rouge, au palais du Kreml, à Moscou, n'est nullement de cette
chevaux. A l'al'ant de chaque côté se trouvent deux espces de couleur, mais c'est un des beaux détails dit palais.
garLle-neige, faisant saillie de chaque côté pour garantir les voy·a- 3. Somocar, que l'on prononce sarrracctr, est la bouilloire russe,
ôeurs de celle que lancerait le pied des deux che~·aux de droite et c'est un vase au milieu duquel se trouve un cylindre où l'on met
de gauche. Le cocher conduit debout. du charbon allumé. Ces vasas en cuivre brillant sont généralement
La batciuia est une soupe au poisson, une espèce de bouilla- d'une forme charmante; on les trouve partout, même chez les
baisse. plus pauvres paysans. Les plus estimés se font iL TOlila.
LE TOUR DU MONDE 199

vase de -crème. C'est dans des verres mot traiteur'. de ces établissements sont
rempli que les Quelques-uns
hommes le, thé, pour les dames on le sert dans tenus sur un très-grand pied; là tout est russe, bien
prennent
des tasses. Ce breuvage l'on vient d'être russe; quelques-uns, sacrifiant à la mode, font endosser
chaud, lorsque
exposé à un grand froid, est le tonique le plus puissant, à leurs garçons (tchclavek) l'habit noir; combien mieux
le plus agréable que l'on puisse désirer. La batvinia inspirés sont ceux qui, conservant les vieilles coutumes,
dont on me faisait fête apparut enfin. Le kuas.ç', le n'admettent que des serviteurs aux cheveux longs sépa-
~neod9 2 avaient figuré sur la table, mais furent peu après rés sur le milieu de la tête, à la tunique élégante serrée

remplacés par le laffitte, tous les vins de Bordeaux or- à la taille, chaussés des bottes nationales. Ces établisse-
dinaires sont du laffitte en Russie, et le petillant vin ments sont très-fréquentés, surtout par les marchands
de Champagne vint clore cette liste où la France brillait que de transactions se sont opérées auprès d'un somo-
au premier ne le thé coule à grands flots toute la journée, thé ex-
rang. Je pas ici les c¿telette~
décrirai var
faites avec du hachis, les poissons variés que l'on nous quis, à l'arome parfait.
servit, et dont le nom de la plupart m'était inconnu, Dans cet heureux séjour la nappe est toujours mise
à l'exception du sterlet sa réputation de dé- les zakouskas, les liqueurs fortes précèdent des diners ho-
qui justifie
licatesse le repas était de beaucoup à ce que mériqucs où le champagne coule comme la Néva entre
supérieur
je croyais trouver là où je me figurais ne rencontrer que ses quais de granit. C'est l'hiver, alors que les
surtout
dit pain noir des oeufs durs, et où le hass, selon moi, marchands sibériens viennent apporter leurs métaux pré-
devait remplacer les breuvages du midi de cieux, leurs fourrures, que ces établissements sont ani-
plus généreux
l'Europe, de la Crimée ou du Caticase. més. L'or coule entre les mains de ces nababs hyperbo-
A notreretour, un spectacle nous attendait. réens avec la plus
grande facilité, rien ne leur semble
splendide
Peu àpeu la douce clarté de la lune parut s'augmenter; cher pour satisfaire
leurs fantaisies, et ils passent en ré-
du côté du nord s'élevait à l'horizon une lueur, faible jouissances le temps qui s'écoule entre leur arrivée et le

d'abord, mais qui se trahit bientôt par de vifs éclats; le long et pénible voyage qu'ils doivent accomplir pour re-
ciel semblait rayonner de flammes qui, d'un jaune pâle, gagner leurs foyers.
au violet clair. Je croyais voir une gloire im- Ces établissements sont nombreux à Saint-Péters-
passaient
mense d'olt la foudre allait s'élancer, et la lumière bourg presque tous possèdent un orgue monumental
augmentait d'lifiensité, et le ciel s'enflammait davantage orgue mécanique qui fait l'admiration des habitués.
D'instant en instant, du centre du foyer lumineux s'échap- Tous les tralctirs cependant ne sont pas montés avec le
même il y en a pour toutes les classes, tou-
pait un éclair éblouissant, des météores blancs sillon- luxe pour
naient le ciel, mais la foudre était muette les éclairs tes les bourses; quelques-uns ont pour habitués de mo-
sans chaleur, bientôt ils devinrent l'horizon destes employés, d'autres accueillent seulement les do-
plus rares,
polaire s'obscurcissait insensiblement, magnéti- mestiques, les paysans. Le lieu de la scène est moins
l'orage
que, l'aurore boréale avaient, fin, et la lumière beau certainement, mais dans tous on retrouve les saintes
pris
azurée de la lune régna de nouveau sur le paysage austère images et leur lynière constamment allumée, dans tous
mais le thé est excellent.
plein de poésie qui nous emironnait
Les restaurants sont assez nombreux à Saint-Péters- La vie intérieure en Russie est large. Les apparte-
sont
de premier ordre ments sont vastes et semblent réclamer un concours de
bourg, quelques-uns Dussaut,
Borrel, Vair, Donon ont acquis une réputation méritée. visites, qui ne fait jamais défaut. L'hospitalité est sans
Leurs salons sont vastes, fort bien éclairés, et le service y borne.s. Il est telle maison où l'on vous imite à diner
est fait en grande en habit noir et la mais où vous êtes sûr d'être le
partie par des Tatares pour forme, toujours
en cravate blanche, bons musulmans d'ailleurs, ayant le 1),ieilvenu, si vous arrivez à l'heure du repas. Les salons
droit de posséder un harem, dorés ont conservé l'accueil de la tente. On ne dit pas
parfaitement polis, quelques-
uns parlant, outre le russe, l'allemand ou ls français. Les que l'on a des visites, on reçoit des gost (hôtes). Cette

repas sont généralement à prix fixe, qui varie depuis un vertu est générale, seulement les riches ont naturelle-
rouble jusqu'aux sommes les plus considérables; le vin se ment plus de facilité pour la pratiquer. A l'entrée d'une

paye toujours à part.'VoU, le grand maison opulente, vous trouvez dès le vestibule, chauffé
Dorninique, Vaux-Hall
du chemin de fersont des restaurateurs en vogue. comme le reste de la maison, un clt.uetstzr, suisse en
également
A leur suite viennent les traktirs, dans le nom g~ande livrée; tricorne sur la tête, large baudrier en
desquels
il me semble que l'on peut reconnaître une corruption du bandoulière, qui vous dit si le maitre ou la maîtresse de
la maison sont visibles. Un valet de pied s'empresse de
vous débarrasser de vos fourrures. Les escaliers sont un
1. Krass, espèce de bière.
2. liyctromel. des grands luxes des
russes, hôtels
richement ornemen-
3 Tclmrne klaleb, pain fait avec de l'orge; les paysans le pré- tés, garnis de plantes en tout temps. Un grand nombre
fèrent au pain blanc, et sur les meilleures tables on en sert un
de domestiques remplissent les antichambres, puis c'est
petit morceau chaque convive.
4. A l'époque où parut la comète de Donati, J 859, je l'ai vue une une suite de salons, 'grands et petits, ornés générale-
fois, lors de son plus grand développement, apparaissant au nord-
nord-est de Saint-Pétersbourg sillonnée par des bolides qui, 1. Dans la rue des Officiers.- Of t:icrkny ou(it~a, il y a un
s'élançant de l'ouest vers l'est, semblaient la couvrir d'une grèle traktir Je bas étage qui, voulant une enseigne française, a écrit
de projectiles silericieizi. sur sa porte tralcteur.
200 LE TOUR DU MONDE

ment de- tout ce que le luxe moderne a pu inventer, de hôtels Emmanuel Narichkine, princesse Zé-
Bieloselsky,
ce que les arts produisent recherché. naïde Youssoupoff, Galitzine, .Lazare Lazareff et bien
de, plus Quelques
hôtels ont une galerie de tableaux, véritables musées, d'autres que l'o~ pourrait-citer, qui possèdent desgale-
ries qui feraient honneur à une ville. La maison
disposés de la ma'nièré la plus avantageuse pour faire grande
valoir lesœuÙ'es et où l'on du directeur général des postes, 1\1. Prianitclmikoff, se
préCieuses qu'ils renferll1ent,
trouve à côté des maitres les plus célèbres des écoles an- distingue entre.elles par une spécialité elle ne
l'en-

les productions de nos peintres, de nos sculp- ferme que des tableaux de peintres russes, et j'en con-
ciennes,
eux qui brilleraient au premier rang dans
teurs modernes, de:ceux qui ônt acquis un nom. Les nais parmi
tableaux d'Horace de Gudiu, de Meissonier, nos expositions. La peinture marche en Russie vers un
.vernet;
de Calamé, la plupart des galeries. Je la jeune école a des qualités réelles,
etc., etc., ornent progrès marqué;
des 'résidences et je lui reconnais un grand c'est de procéder
ne pàrlerai pas ici' des palais impériaux; mérite
des princes de la famille dont la richesse est d'elle-même, sans pour cela répudier les enseignements
impériale
mais il est telle galerie comme celle des qu'elle doit à ses devanciers dans la carrière des arts.
proverbiale;

Traineau de ville. Dessin de M. Blanchard.

bains. Les des de provisions de bouche gelées des


Noël et l'arbre de Noël. Les Les montagnes
églises. Mariages et enterrements. --Le jour de l'an. La dés moutons, des porcs entiers, que la hache
agneaux,
fète-du Jourdain. Un bal au palais impérial. dans
semble ne pouvoir entamer et qui retrouveront

Nous sommes en plein hiver; une neige abondante, l'eau leur fraîcheur première; des amas de poissons,
succédant à de üombreüx a nivelé le sol. Sur sterlets, et une foule d'autres de
dégels, saUll1ons, esturgeons,
une
tolites les routes qui aboutissent à la capitale à toutes dimensions plus modestes, que la gelée a saisis dans
devrions-nous se succèdent de longues dernière convulsion et qui affectent les mouvements les
les villes, dire
Noël avectolltes ses La foule est grande, acheteurs et vendeurs
files de traîneaux. Noël approche, plus bizarres.
à chaque moment un trai-
joies, ses fêtes,- ses festins; depuis quelques jours le semblent rivaliser d'entrain
marche de la Sennaïal. 1 voit s'amonceler-sous ses appentis
de petites
et, pendant les grands marchés de rhi\'er, les poissons
1. La Scnnaïa, le marché au foin s'ou équiv·alent serait la halle dimensions sont disposés en vastes amas à l'air libre. Les paysans
à Paris. C'est une vasie place oÙ-se trouvent des apperitis dé bois venus de petite distance ne décl:argent pas leurs traîneaux qui
des tentes en toile, leur servent de boutique.
pour les mal'chanLls; on y dresse également
20 L~ LE TOUIi DU MONDE.

neau se fraye un chell1in il travers la foule il porte à sera, à côté, le portrait du maitre de la maison fait par
côté de la ménagère, un mouton aux pattes raidies, bra- Zarenko, ou une de ces scènes de sport russe que Svertch-

quées en avant, un veau tout entier, ou l'un de ces poi~- k-off excelle à reproduire; des aquarelles de Timm de
sons pantagruéliques qui semblent destinés à rassasier Zichy, des pastels de Rollillard complètent cette- série
une caravane affamée. Il ne faudrait pas croire cepen- de présents. Personne n'a été oublié chacun se dirige
dant que dans les grands froids la consommation se com- vers le lot qu'il sait devoil' lui appartenir. Quand le pre-
fraiche
pose entièrement de denrées gelées. La viande mier moment d'admiration, de surprise est passé, on se
se trouve en abondance, et il est facile de se procurer du dirige vers les parents pour embrasser
respectueusement
poisson vivant dans les bateaux établis sur les canaux leur main, mais leurs bras s'ouvrent et de douces étreill-

pour ce genre de commerce. tes succèdent à ce que l'usage avait exigé.


Il est un autre marché, celui-ci élégant, qui annot:ce la Les groupes se forment, chacun admire où fait admi-
veille de Noël. Cette fèle de Noël, l'arbre de Noël. est lUI rer aux autres le lot qui lui est échu. Bientôt le somovar

usage qui s'est introduit


allemand en Russie. Dans les fait son apparition; puis arrivent les déserteurs d'autres

jours qui précèdent cette solennité de l'£gli,e, on ne arbres de Noël, le salon se remplit, et quelquefois un
rencontre dans les rues de Saint-Pétersbourg que des joyeue quadrille termine cette fète qui inaugure les
arbres ambulants, on croirait voida forêt de Birnam évo- grandes où le luxe des seigneurs se
réceptions princier
par les sorcières de Macbeth. Ce marché éminem- montrera dans tout son éclat.
quée
ment temporaire se tient devant le Gostinoï-Dvor Des Outre les hôtels, les restaurants, les traktirs, on trouve
milliers de jeunes arbres verts coupés au ras du sol sont t à Saint-Pétershourg de bonnes pensions, les unes. alle-
all1enés des forëts
qui avoisinent Saint-Pétersbourg la mandes, d'autres françaises, où l'on peut rencontrer la
consommation en est immense, il n'est pas de famille vie de
famille généralement situées dans les beaux
à cet usage. au matin, la au centre de tout, elles sont une
qui ne sacrifie Le 24. décembre quartiers, précieuse
façade du monument semble entourée de bosquets ver- ressource pour l'étranger qui peut y retrouver comme

doyants le soir il n'y a plus rien, et toute la journée on un reflet de la patrie.


a vu les voitures. de l'aristocratie le traineau du prolé- Les théâtres de
Saint-Pétersbourg sont nombreux et
taire se retirer de leur butin. dignes d'une grande capitale. Comme importance, celui
chargés
Si maintenant nous nous transportons dans un de ces de l'Opéra l'e.mporte sur tous les autres. Un luxe bien
salons dont nous avons parlé, nous dans la salle, et comme mise en scène,
élégants y trouverons entendu règne
une famille réunie, quelques amis intimes étrangers à la comme richesse de décoration, ce théâtre n'a rien à en-
vier à ses analogues de Paris ou de Londres; on sait
ville, quelques célibataires; ceux-là seulement qui n'ont
le matin un salon, d'ailleurs qU(J les plus grands noms dont s'honore la scène
pas d'intérieur seront invités. Depuis
assez souvent la galerie des fètes, a été -»nterdit à italienne s'y sont fait entendre. Sur la perspective
la curiosité des enfants. Ces belles jeunes filles, ces of- Ne~·ski, dont il est séparé par un vaste square orné d'ar-
liciers nouvellement ces jeunes garçons revêtns bres, s'élève le théâtre Alexandra, c'est là le théâtre russe
promus,
de la chemise et des bottes de l'ancien costume russe par excellence; la comédie, le drame, la tragédie y alter-
ou de l'uniforme d'un des établissements d'éducation nent avec l'opéra. Il est facile de comprendre qu'il soit
de la où se r2cmtent les maré- le moins fréquenté des étrangers. Le monument est beau,
couronne, pépinières
chaux et les ambassadeurs, ils sont là attendant la salle vaste et bien distribuée. Le théâtre Français ou
tous,
avec le moment oit le fameux « Sésame, la salle Michel, comme on le nomme, est le plus petit
impatience
ouvre-toi » sera prononcé. Cette porte s'ouvre de tous; situé sur la vaste place qui règne devant le
enfin,
se frère de
tous se précipitent, les grands parents sourient, palais du défunt grand-duc Michel, l'empereur
les émotions à Nicolas lc, rien ne le distingue à l'extérieur des autres
rappelant du'ils éprouvaient jadis pa-
reille maisons de la place, toutes, à l'exception d'une, la mai-
époque.
Ce salon, objet de tant de convoitises, est brillamment son Lazareff, construites sur le même plan. On sait que

au centre se une immense table où s'é- ce théâtre se recrute de nos acteurs de premier ordre, et
éclairé;
lève majestueusement le fils des foréis, deux est peu de nos artistes aimés du public à qui les
quelquefois qu'il
autres lui servent Chacune de ses branches offres les plus séduisantes n'aient été faites; on sait aussi
d'acolytes.
ont accepté. Le théâtre du Cirque
porte un petit cierge allumé, lustre charmant qui fait que beaucoup placé
souvenir-du et de ses joies; à chacun de ses vis-à-Îs de celui de l'Opéra, et que l'on pourrait croire
printemps
un bonbon, des chevaux, est-ce en souvenir du mot de
rameaux est attaché quelques grains de rai- occupé par
aux fruits ? sert aux des aCteurs al-
sins, ou des oranges qui pendent semblables Cliules-Quint représentations
des La table est coua·erte d'al- lemands, habcnt sua fnta. Ce théâtre a subi des for-
du jardin Hespérides.
de tableaux, de meubles tunes di~~erses d'abord, comme son nom l'indique, il y
bums, d'écrins, précieux,
d'art de toute de livres ric!ie 'ment re- existait un manége, où les écuyers les plus intrépides,
d'ceuvres espèce,
les clowns les plus disloqués venaient faire admirer leur
liés, de jouets pour les enfants; sur un chevalet se dres-
où les épopées militaires se représentaient avec
adresse,
un grand luxe. Ce spectacle ne répondit pas aux espé-
1. Le Gostinoï-Dvor est un vaste bazar situé sur la perspective
devint un par-
,N'evsky.
rances que l'on avait conçues. Le manége
LE TOUR-DU MONDE. 203

terre vaste
et commode, avec des stalles confortables, et sous le bras, renfermant, outre le linge dont
ils comptent
le théàtre allemand y trouva une salle digne de le rece- se revêtir, des poignées d' une étoupe à larges brins dont
voir. Pendant l'bil'er de 1858 à 1859, un acteur améri- ils se frictionneront. On m'a cité tel de ces établisse-
cain, mulàtre, fils d'un ministre protestant, et ne parlant ments qui recevait, chaque samedi, plus de quatre mille

du'anglais, vint, y donner des représentations; interprète visiteurs, et ces établissements sont nombreux à Saint-
de Shakspeare, cet acteur numrué Alridge s'est avisé Pétersbourg.
d'un moyen ingénieux pour pouvoir jouer partout dans Il y a à Saint-Pétersbourg un grand nombre d'égli-
sa propre langue. Ici ses interlocuteurs al- lui parlaient ses outre les deux cathédrales de Kazan et d'Isaac, on
lernand, il répondait en anglais. Je qu'il ne doute pas compte de nombreuses paroisses, et chaque régiment de
n'en fit autant avec toutes les autres langues de l'Europe. la garde possède une église qui lui est attitrée; les cé-
Le succès du reste couronna ses efforts ingénieux, mais rémouies s'y font avec pompe. Il n'y a qu.'un seul autel,
ses représentations furent élevé de quelques
interrompues par un événe- marches, séparé du public par une
ment funeste. Le théâtre devint" la proie des flammes cloison nommée l'Iconostase, percée de trois portes et

pendant une des nuits du carnaval, et lorsque le signal ornementée généralement avec goùt, souvent avec luxe.
fut donné, l'incendie avait fait de tels
progrès, que, mal- Il est inutile
d'ajouter que pendant l'hiver elles sont
gré la proximité du canal qui le limite d'un côté, les se- admirablement chauffées. L'usage des messes basses
cours furent insuffisants, et quelques heures après il ne n'existe pas et la grand'messe est accompagnée de
restait plus de cette salle élégante que les murs calcinés. choeurs qui chantent sans instruments, avec une justesse
Peu de temps après cet
événement, les ouvriers étaient remarquable, où l'on rencontre des voix qui feraient la
à l'ceuvre, et l'année ne s'est pas écoulée sans que, nou- fortune de plus d'un théâtre. Les chantres de la chapelle
veau phénix, ce théàire ne renaquit de ses cendres plus de l'Empereur jouissent d'une réputation incontestée et
solide et plus élégaut que son devancier. justement méritée. Les ornements sacerdotaux aux cou-
Il existe devant les monumeuts dont la destination leurs et brillantes,
vives rehaussés d'or, accompagnent
amène un grand dé voitures,
concours qui doivent sta- dignement les barbes et les longs cheveux séparés sur le
tionner pendant les longues soirées froides de l'hiver, sommet de la tête des desservants; ainsi qu'en Espagne,
des kiosques couverts dans lesquels on allume de vastes dans les temples catholiques, il n'y a ni chaises ni bancs

foyers. Le palais impérial, les théâtres en sont pourvus. dans les églises du rite grec de Russie et les génu-
,De grands bûchers y sont allumés, les cochers tour de flexions des fidèles sont nombreuses plus nombreux
rôle, laissant leurs chevaux à la garde d'un compagnon, encore les
signes de croix, que l'on
en pas- fait même

peuvent de temps en temps ranimer, près de ces foyers sant devant les portes des églises; il n'est pas jusqu'aux

ardents, leurs sens engourdis. cochers qui, tout en guidant leurs chevaux, ôtent leur
Le bain de vapeur est, en Russie, non un objet. de chapeau et se signent, mais cela sans ostentation on

luxe, un usage de propreté, mais une véritable nécessité. reconnait une croyance sincère.
Toutes les classes de la société en usent avec une grande Le mariage en Russie est un acte purement religieux;
régularité. Ces établissements hygiéniques occupent de la cérémonie est touchante et conserve des traditions
vastes espaces. Il y a trois l'une
classes où
d'étuves des anciens
temps; il se fait généralement le soir. Le
l'on ne paye que trois kopeks (douze centimes) une père ni la mère de la mariée ne doic~ent y assister" re-
autre dont le prix est. de quinze kopeks (soixante cen- tenus qu'ils doivent être à la maison par la douleur que
times) dans les deux premières on se baigne en com- leur cause l'enlèvement de leur fille chérie. Ils sont re-
mun. Les femmes ont, bien entendu, leurs étuves sépa- présentés, à l'église, par des délégués qui prennent le
rées. Dans la troisième on est seul, mais la dispcsition nom de père et mère assis. A quelque distance, devant
intérieure est la même, la vapeur s'obtient au moyen de l'Iconostase, sur un large tapis, se dresse un pupitre où

plaques de fer chauffées


sur lesquelles on jette de l'eau se trouve le livre saint. Excepté l'échange de l'anneau,

qui se vaporise immédiatement, au fond de la salle s'é- l'exhortation aux nouveaux époux, la cérémonie m'a
lèvent des gradins de bois, où chacun peut en s'élevant paru différer entièrement de celleen usage parmi les
trouver le degré de
qu'il chaleur
peut supporter. Ces catholiques. Chaque époux est assisté d'un garçon d'lion-
dernières étuves sont ornées avec goût, avec luxe mêll1e; neur;-de en temps s'élhent les voix du chœur; à
temps
on entre d'abord dans un premier salon assez vaste, un certain moment, chacun des conjoints prend de la
garni d'un épais tapis, de glaces, de meubles ornés; main gauche uncierge allumé le prêtre leur met la
c'est là qu'on se déshabille, là qu'on se reposera'.après main droite l'une dans l'autre, et prenant à son tour les
le bain; dans une seconde salle se trouve une baignoire; deux :nains réunies, il entraine les époux en leur faisant
puis enfin on entre dans l'étuve brillamment éclairée faire trois fois le tour du pupitre les garçons d'honneur
pendant les longues soirées d'hiver. Deux fois par se- les suivent tenant élevée au-dessus de leur tête, mais
maiue les étuves sont. fermées, mais les bains d'eau sans la une couronne d'argent tout est sym-
toucher,
douce sont toujours prêts. C'est surtout le samedi et bole dans la religion grecque. Lorsque la cérémonie est
pendant l'hiver que ces établissements sont fréquentés; terminée, les garçons d'honneur soutenant sous le bras la
par tous les aboutissants on voit affluer de longues lignes
de mougilis, de femmes, de soldats, chacun un paquet 1. On commence à se rel~lcher sur ce point.
204 LE TOUR DU MONDE.

nouvelle épouse, lui font monter les marches (lui con- est précédé par une longue suite d'hommes portant des
duisent à l'Icouostase dont lés portes sont restées ou- lanternes. Le char funéraire est découvert, deux ou
vertes et le sanc:tùail'e illuminé, puis après plusieurs chevaux, suivant la fortune ou le rang du dé-
les génuflexions obligées, la conduisent donner- un baiser cédé. Parfois le cercueil est porté à bras, soit que la
aux saintes images, mais sans pénétrer dans l'intérieur, haute position sociale du défunt leur ait acquis un grand
où les femmes ne sont pas admises. Le lendemain, les nombre de clients, soit, s'il dirigeait un grand établis-
nouvéaut époux vont ensemble à la messe, mais alors ils sement, par ceux qui furent ses subordonnés ou ses obli-
sont confondus avec le-reste des- fidèles. gés dans ces deux
cas, chacun se fait uu devoir de sup-
Les el1terrements sont aussi l'objet d'un grand dé- porter le corps, ne fût-ce qu'un moment. Le chemin que
ploiement de pompe. Le cercueil, d'une
forme élégante, doit parcourir le cortége est semé de branches d'arbres
est orné de pâssemeiiteries, de clous et de pcüguées d'or verts; un nombreux clergé l'accompagne, et la prière
et d'argent; recouvert à moitié d'un tapis d'une étoffe descend encore sur la tombe: Lorsque les dernières cé-
précieuse dont ces métaux forment le tissu 2. Le cortége rémonies sont accomplies; l'assistance se transporte dans

Un traktir ou cabaret. Dessin de M. Blanchard.

une- maison atteliante au cimetière où un repas funéraire nécessité aidée de la tradition explique ces funèbres
est préparé lé festin se prolonge assez longtemps, il est agapes.
recherché du moins ceux aux- Deux fois j'ai vu l'empereur suivre à cheval le convoi
toujours abondant,. même,
assisté, chacun part, et je ne de deux vieux serviteurs; l'un était un'général, fils na-
quels.j'ai peut y prendre
l'autre avait
voudrais pas répondre que tous les convives eussent per- turel du grand-duc Constantin Pavlorich,
sonnéllemént connu ceux auxquels je- rendais les der- été veneur,
grand une des grandes charges de la cou-
niers devoirs. Les femmes; du reste, accompagnent leurs ronne leurs noms m'échappent. Il était touchant de
morts jusqu'à la-demeure_dernière, presque toujours voir le maitre absolu de tant de millions d'hommes rer.-
elles font cette longue route à pied; les cimetières sont dre hommage à cette égalité qui commence au tombeau
situés à grande distance dit centre de la ville, et la en se mêlant à la foule qui suivait ceux que la mort avait

frappés, et le respect que l'on témoignait à ceux qui n'é-


1. Pendant la messe les portes s'ouvrent et se ferment plusieurs du souverain
taient plus était augmenté par la présence
fois; elles se ferment notamment au moment de la consécration.
*z. Ces tapis appartiennent de_Llroit 11'église. qui s'associait à cette Funèbre cérémonie.
206 LE TOUR DU MONDE.

.Le premier jour de l'année est, comme celui de Noël, ses bras l'ile
de Basile, hussili.-Ostoo/j', siége du com-
consacré aux visites, et i~'a rien d'ailleurs qui le dis[112- merce le plus actif. A cette pointe s'élève 1~ Bourse et

gue des autres. Il n'en est pas de même de l'Épiphanie; ses deux colonnes rostrales, puis cette longue ligne de
c'est une grande fète dans l'empire de Rus~ie. Dans les monuments va se perdre dans la brume que forme l'é-
6
villea, dans les bourgs, dans les moindres villages, là où loignemen t..
il y a un prêtre et un cours d'eau, ces dernières sont lié-. Dès le matin, les trois places géminées sont occupées
nites. Cette fête, nommée Yordann en souvenir dit Jour- par la garde impériale formée en masses compactes. Si
dain, se célèbre à Saint":Pétersbourg avec grand éclat. Sur le thermomètre n'accuse que cinq degrés' au-dessous de
le bord de la N éra, devant le palais, on élève sur la glace zér,(S, les
troupes sont revêtues de leurs
brillants uni-
un temple richement orné et élevé de plusieurs marches formes; si le froid est plus intense, elles sont couvertes
au-dessus du nireau du 'quai. Le plancher en est iuter~ de la solide capote grise que porte toute l'armée, infan-

rompu au centre, juste au-dessus d'un trou fait dans la terie et cavalerie. L'année oit j'assistai à cette magnifi-
laissant l'eau dit fleuve. Ce que cérémonie, l'hiver avait tardé à depuis
glace apercevoir limpide
toute la cour, les aides de.camp de l'empereur se quelques jours seulement il semblait assuré; une neige
jour-là
réunissent dans les riches appartements dit palais; une (:tincelante recouvrait la terre, le ciel était clair, brillant,
messe solennelle est cél,!brée de nuancé de teintes roses, le froid se montrait clément. Les
par le métropolitain
Saint-Péter·bourg et Norgorod dans la magnifique troupes dans leur
plus belle tenue, irréproclrable, recou-

chapelle, oit retentissent les roix sans égales des chair vraient de leur masse compacte le vaste espace. A l'issue
tres. Tous les grands dignitaires de l'Église y assistent du service divin, la cour se forma en procession sur deux
revêtus de leurs jiluis beaux orneyents; mais avant de rangs, les huissiers et les gens de service en avant, les
décrire le grand spectacle qui va suivre, il est bon de dé- moins qualifiés de la cour venaient ensuite, suivis des

peindre le théàtre où il J'a s'accomplir. Le palais de l'Lm- charges puis des grandes charges de la couronne, pré-
pereur, vaste et imposant monument, s'élève sur la rive cédant le groupe brillant où se trouvent l'empereur en-

gauche de la Néva; la façade du nord en est séparée par touré des


grands-ducs ses frères, des ministres, celui
le quai de la Cour, en amont du fleuve; ce quai est bordé de la maison de l'empereur près de sa personne, de ses

l'Ermitage, la caserne monumentale des Préohra- aides de camp généraux, des généraux de sa suite, de
par
jensky, de superbes hôtels parmi lesquels on remarque la ses aides de camp, de ses pages; le clergé, les hauts
demeure du grand-duc 1\llcliel, frère de l'empereur, et dignitaires de l'Église, les chantres marchant en tète,
se termine ait palais de Marbre, splendide résidence du ou accompagnés de bannières aux vires cou-
précédés
grand-duc Constantin Nicolaëvitch. Une place, un bou- leurs. Tout le monde a le casque ou le chapeau à la
levard séparent en aval le palais impérial des immenses main2. Ce cortége, éblouissant d'or, de diama-nts, de bro-
bâtiments de l'Amirauté au-dessus descluels s'élève une deries, traverse à pas lents les splendides appartements,
flèche aiguë d'une hauteur considérable. Devant la fa- la cour d'honneur, se dirigeant, en faisant le tour du

çade méridionale du palais une place demi-circulaire au palais à l'extérieur, vers le lieu oit s'accomplira la cé-
centre de laquelle se dresse la colonne monolithe éle- rémonie sainte. Le souverain, les membres de la famille
vée à la mémoire de l'empereur Alexandre 1", le sépare impériale, quelques généraux sont u cheval, et mettent
des bàtiments des ministères qui forment hémicycle pied à terre près des marches, recouvertes de tapis, qui
au centre une arcade d'une grande portée surmontée donnent accès au monument, près duquel sont groupés
d'un quadrige établit la communication avec les quar- les drapeaux de la garde, les bannières de la procession.
tiers principaux de la ville. A la continuation de cette Là, lorsque l'empereur et sa suite ont pris place à l'in-

place, devant la façade sud de l'Amirauté, se trouve l'im- térieur, la cérémonie commence; elle est accompagnée
de l'Église
mense place du même nom, bornée d'un côté par le bou- des chants mélodieux grecque' orthodoxe. Le
lel'ard qui règne autour du monument, et de l'autre par métropolitain appelle la bénédiction de Dieu sur les eaux
des constructions grandioses au nombre desquelles on qui jaillissent dans toute l'étendue de l'empire, qui fé-
remarque le ministère de la guerre. La place de Saint- condent les champs; et, prenant la croix sainte, il la
Isaac vient à la suite d'une superficie plus considérable plonge dans le gouffre béant au fond duquel apparait
encore, son périmètre est tracé par l'église splendide 'lui l'eau limpide du fleuve. A ce moment le canon fait en-
lui donne son nom, par le palais du Sénat et la troisième tendre sa voix de bronze, un nuage de fumée enveloppe
façade de l'Amirauté. Au centre, dominant le fleuve, la les quais, le palais; chacun veut toucher de ses lèvres
statue colossale de Pierre le Grand semble encore com- cette eau b~nite, la foule est grande là où une fissure
mander à cette Névà qu'il a domptée. Sur la rive oppo- dans la glace permet d'en puiser les troupes agenouil-
sée devant le palais de Marbre se dresse la sombre for-
teresse de Saint-Pétersbourg d'oit jaillit la flèche
aiguë 1. Réaumur; 6° 2/10' cent.
2. Quelque temps qu'il fasse, personne n'a ni surtout ni fourru-
de l'église Saint-Pierre et Saint-Paul, qui renferme les
res, et jusqu'à la fin de la cérémonie on reste tète nue.
tombes des souverains de Russie de la dynastie des 3. L'année d'auparavant, j'assistai 1'fiflis à la même cérémonie.
Romanoff. Devant le palais le fleuve, il faisait douze degrés de chaleur, et la rivière, le Koura, était
impérial, après
couverte de fidèles qui y entraient tout entiers, ou avec leurs che-
avoir baigné le pied du quartier dit le vieux Saint-Pé-
vaux, et les bords étaient littéralement assiégés de gens, hommes
tersbourg, se divise en deux branches enserrant entre et femmes, qui cenaient puiser cette eau dans tous les vases possi-
LE TOUR DU MONDE. 207

lées présentent les armes; et la Néva est là calme, gla- à celui des pierreries. L'immense salle Blanche dont
cée, immobile au milieu de l'animation que présentent l'éclairage était féerique, se remplissait à vue d'œil,
ses bords. lorsque la porte du fond
s'ouvrit, et l'empereur fit son
La fête militaire succède aux pompes de la religion. entrée, donnant
la main à l'impératrice, par le
précédé
L'empereur remonte à cheval, et suivi d'uu brillant état- grand maréchal de la cour, comte Chouvaloff, suivi des
major, passe devant le front de chaque régiment; il est grands-ducs, ses frères, de Mmes les grandes-duches-
accueilli par de frénétiques hotarras, puis, venant se ses, du comte Adlerberg, ministre de la maison de l'em-
placer devant la porte du palais, v·is~à-is la glorieuse de quelques dames, du chambellan de service et
pereur;
colonne il assiste au défilé des troupes des aides de camp. l'uniforme
Alexandrine, qui L'empereur _avait revêtu
passent devant l~i en l'acclamant de nouveau. C'est en des hussards de la garde; quant à l'impératrice et à
ce jour que l'on peut admirer ces militaires d'élite, ces Mines les grandes-duchesses, tÓut ce que l'imagination
hommes choisis un à un selon le régiment auquel ils peut rèver de plus riche et de plus élégant formait la toi-
doivent appartenir; cette cavalerie dont chaque cheval lette de ces belles princesses, qui semblaient porter sur
est digne d'être monté par nu général, cette uniformité elles les trésors de Golconde et de Visapour.
dans la couleur de leur robe. C'est encore alors que l'on La polonaise" 2 commença immédiatement, et sitôtaprès
peut remarquer la régularité des mouvements, la préci- les quadrilles se formèrent. Deux orchestres, placés dans
sion des manœuvres. Ce qui frappe surtout l'étranger, une galerie supérieure, exécutaient les airs de danse les
au milieu de cette magnifique garde impériale, c'est l'es- plus nouveaux. Il faut avoir vu exécuter
la polka, la ma-
corte particulière de l'empereur l, aux costumes asia-* zurka sur leur sol natal pour se faire une idée de la grâce

tiques, aux chevaux relativement petits, mais pleins de de ces danses nationales; les laacier's, alors dans toute
feu. L'empereur ne se retire que lorsque le dernier pe- leur noureauté, alternaient avec elles. Les grands-ducs
loton a défilé devant lui, que la dernière acclamation semblaient s'être érigés en maitres de cérémonies; c'é-
s'est fait entendre. taient eux qui organisaient les quadrilles, qui les gui-
Le lendemain de celle belle fête, bien enveloppé de daient dans leurs passes variées. L'empereur se pro-

fourrures, assis dans un traineau glissant légèrement sur menait de groupe en groupe, s'entretenant avec affabilité
le sol glacé, par une de ces splendides soirées d'hiver où avec ceux qui les composaient. Le bal était alors dans
la neige étincelle conime des diamants aux rayons de la tout son éclat, mais bientôt ce vaste talon devint désert:
lune, je me dirigeais vers le palais. Semblables à des l'heure du souper était arrivée.
ombres silencieuses, de toutes parts aft1uaient vers le Le couvert était dressé dans une immense salle ou plu-
même lieu d'élégants équipages, aux chevaux fougueux, tôt une longue galerie nommée salle Nicolas éblouis-
et le bruit de leurs pas était amorti par le blanc linceul sante de lumière au centre se trouvait la table impériale
qui recouvrait la terre. De toutes les fenêtres dit palais .couverte de vaisselle d'or massif, de surtouts fabuleux.

s'échappaient des torrents de lumière, saisissant contraste Une palissade de hauts camélias en fleurs servait de fond
avec la douce clarté bleue que tamisait le ciel. En péné- à ce riche tableau; trois rangées dé tables régnaient le
trant dans le palais, je fu~ ébloui une nuée de valets de long de la galerie l'une d'elles était recouverte du sur-

pied, d'huissiers, revêtus de livrées d'une richesse et tout que l'empereur Nicolas avait acheté à Londres au
d'une élégance suprême, s'échelonnaient le long des es- prit d'un million. C'était celle destinée au corps diplo-

caliers, garnissaient les autichambres. Les trois mille matique 1~I. Jean Tolstoï; ministre adjoint des affaires
invités arriraient successivement. Quelles toilettes! que étrangères, en faisait les honneurs. Sur les autres, on
de perles, de rubis, de diamants Il me semblait comme pouvait voir les progrès que l'art de l'orfévrerie avait
dans ce conte de fées voir réunies toutes les richesses de accomplis depuis le règne de l'impératrice Catherine II.
la terre. Les uniformes étincelant de broderies étaient Les produits les plus estimés de Sèvres et des manufac-
constellés de décorations; tous les grands noms dont tures de Saxe complétaient ce merveilleux ensemble,
s'honore la Russie avaient là des représentants; le corps immenses dressoirs couverts
qu'accompagnaient quatre
diploIll.atique, au grand complet, se réunissait près de la de plats d'or et d'argent ciselés, où le fini du'détail se
porte par où devait entrer le souverain.
En face, les disputait à la matière. Une nuée de maitres d'hôtels, à
dames, semblables 'Il une de ces palissades de camélias l'habit écarlate galonné d'or, de valets de pied à la livrée
où les fleurs recouvrent les feuilles, formaient un groupe le service avec célérité et sans
impériale, accomplissaient
aux couleurs chatoyantes, où l'éclat des yeux le disputait confusion. et quelques hauts dignitaires,
L'impératrice
quelques dames désignées d'avance prirent place à la
bles. On m'a assuré, je ne l'ai pas vu, que dans les campagnes les
table impériale. L'empereur parcourut un moment le sa-
paysans font un trou dans la glace pour se plonger dans cette eau
uouvellement bénite. lon, puis s'assit à une place qu'il trouva vacante. Quelque
1. Elle se compose de deux cents hommes du Caucase; vingt-
cinq Géorgiens, vingt-cinq Lesnhiens, vingt -cinq hommes du
Daghestan, et autant de la province Ll'ril'an, plus cent Cosaques 1. C'est le nom de la salle où se donnent les grandes fêtes. Elle
à la tunique écarlate. Chaque peloton de vingt-cinq hommes porte est revêtue de stuc blanc, et toute l'ornementation est dorée.
le riche costume du pays auquel il appartient, et l'on remarque 2. La polonaise est plutôt une promenade qu'une danse à la-
surtout le peloton revètu de la cotte de mailles et du casque. Lors- quelle presque tout le monde prend part.
que je vis ces magnifiques escadrons, les viugt-ciutl Géorgiens 3. Ce nom provient d'un portrait équestre de l'empereur Nico-
étaient tous princes, knias. las 1' qui orne ce salon.
%08 LE TOUR DU MONDE.

lieu qu'il occupât, c'était certainement la place d'hon- cédèrent avec fréquence dans les hôtels de
princiers
neur. Le menu des festins du lord-maire de Londres, l'aristocratie. Je voudrais les raconter
pouvoir toutes;
que le Ti.nie~~ enregistre complaisamment dans ses colon- mais celles qui m'ont le plus frappé par leur éclat furent
nes, peut seul donner une idée de la délicatesse de ce nn bal chez M. Emmanuel Narichkine, un concert
souper, où tous les invités furent admis, et la musique chez le comte Orloff Dawidoff, et l'inauguration des salons
des ri~~iments PréoLrajensky et Pavlovsky firent eiiten-' du larince Galitzine. Le carnaval vint donner un nouvel
tout le temps du repas, de joyeuses mé- essor à ces fêtes, qui se terminèrent
dre,.pendant I)ai'celle que Mine la
lodies. grande-duchesse Marie Nicolaevna donna dans son ma=
A compter de cette belle fète-, qui inauâurait A peine le dernier
d'uue gnifique palais. coup de minuit du
manière si brillante les plaisii's de elles se suc- dimanche gras 1 avait-il sonné que, senylables à la Cen-

drillon du conte des


fées, les belles danseuses s'enve- des encore, mais, dans la journée, le soleil fait sentir
loppant de leurs chaudes fourrures, leurs son iufluence la terre se débar-
regagnèrent chaque jour croissante,
le carême et ses austérités désormais rasse de son linceul glacé, les bourgeons
équipages régnait que le froid
en maitre dans toutes les familles de l'empire russe. emprisonnait de percer l'écorce des tilleuls,
essayent
Et la neige recouvre toujours le sol, et la Néva est et le promeneur un matin-aperçoit, au lieu de la surface
toujours emprisonnée sous sa voûte glacée. Les arbres immobile de la Néva glacée, ses eaux bleues et limpides
dépouillés courbent encore leurs branches sous l'effort qui se rideut doucement en reflétant les rayons d'un
puissant des brises froides
envoyées par le pôle. Bientôt soleil radieux.
la neige tombe plus abondante en flocons épais; les vents P. BLANCHARD.

du couchant, si longtemps enchalnés, leur


reprennent
empire le mois de mars est arrivé. Les nuits sont froi- 1. Le carême commence le lundi dans le rite grec.
LE TOUR DU MONDE. 209

Vue de Port-Famine. Dessin de E. de Bérard d'apres l'atlas de Dumont d'Urville.

JOURNAL D'UN VOYAGE AU DÉTROIT DE MAGELLAN


ET

DANS LES CANAUX -LATÉRAUX DE -LA CÔTE OCCIDENTALE DE LA PATAGONIE,


Par M. V. DE ROCHAS, chirurgien de la marine impériale.

1856-1859. TEXTE INÉDIT.

AVANT-PROPOS.

Les rivages du détroit de Magellan, les ressources encore de connaissance surtout en France.
peu vulgaire,
qu'ils présentent, leurs conditions climatériques, les En vain la marine royale d'Angleterre en a-t-elle fait
peuplades qui les habitent ou qui les fréquentent, sont une investigation minutieuse, au point de vue hydrogra-
III. 66' uv, 1!1
210 LE TOUR DU MONDE,

phique du moins, les précieux renseignements qu'elle d'eau paisible contenue entre des falaises médiocrement
nous a fournis ne sont connus que de nos marins, qui élevées..
ne s'intéressent d'ailleurs données « Sondez » cria le et pendant une. demi-
qu'aux susceptibles capitaine,
d'éclairer leur marche dans ces périlleuses régions. heure nous n'avançâmes que timidement et après indi-
De l'ignorance ou des fausses idées dans lesquelles cation du plomb scrutateur de la profondeur des eaux.
nous vivons à l'égard d'une des
plus intéressantes con- C'est qu'il existe à l'entrée du détroit un vaste banc de
trées de l'univers, il faut accuser le peu d'intérêt qu'on sable dangereux pour le navigateur inexpert ou impru-
attache en France aux études géographiques et les rela- dent. La nuit arrivant, nous mouillâmes à la. baie Pos-
tions mensongères ou du-moins entachées d'exagération, session.

que nous ont léguées les navigateurs Combien de nos En ces parages que n'éclairent aucuns phares, la na-

compatriotes cf'oient encore aux Polyphèmes qui sur les vigation est impossible dans l'obscurité de la nuit, aussi

rivages magellaniques menacent la vie du navigateur im- le lecteur ne devra-t-il pas trouver étonnant de nous voir

prudent ou malheureux! Combien y en a-t-il qui consi- jeter l'ancre chaque soir.
dèrent le climat de ces contrées comme extrêmement La terre était à une assez grande distance du mouil-

rigoureux, qui se figurent d'ailleurs un sol aride, brùlé lage, le jour à son déclin, force fut donc de rester à
d'un côté par des volcans en ignition et de l'aittre cou- bord.
vert de neiges et de glaces! Une vaste plaine nous paraissait se dérouler à notre
Ce défaut de connaissances positives et surtout yul- droite sur le continent; les côtes de la Terre de Feu
gaires (car il n'est pas question des érudits que je n'ai étaient plus éloignées de nous. Aucun indice d'¿tre hu-
aucunement la prétention d'instruire), ces préjugés ré- main n'apparut à nos yeux qui interrogeaient curieuse-

pandus dans les masses, m'ont fait penser qu'il pourrait ment l'horizon de tous côtés. Le lendemain mati;, quand
être utile de mettre sous les yeux du public un récit on leva l'ancre un seul être vivant assistait à notre dé-

simple et fidèle d'un double voyage dans le détroit de part, c'était un guanaco qui paissait tranquillement
Magellan. Il n'y faut pas chercher une œurre littéraire l'herbe près du rivage et qui, de temps en temps, levait
où l'imagination aurait sa large part; c'est un simple la tête pour jeter un regard sur cette masse noire qu'il

journal de voyage qui n'a que la prétention d'être ré- voyait dans la mer à quelques milliers de pas de lui. Le

ridique. guanaco est un animal curieux, j'en donnerai la descrip-

Après le passage du détroit


de Magellan, je conduirai tion plus loin.
le lecteur à travers
le labyrinthe des canaux latéraux de La journée du 25 et celle du 26, employées à franchir
la côte de Patagonie jusqu'au golfe de Pénas, près de la distance qui nous séparait de Punta-Arena (Sandy-
Chiloë, où nous nous séparerons au mqinent où le na- Point des cades anglaises), ne nous procurèrent rien
vire entrera dans le grand océan Pacifique. Ces canaux de bien intéressant à obserrer. Nous naviguions à une
latéraux, non moins intéressants que le détroit magella- trop grande distance de la Terre de Féu pour qu'il fÙ t
.nique, sont depuis fort peu d'années ouverts à la navi- possible d'en saisir les détails, et sur la côte de Pa-

gation, et, à part des renseignements hydrographiques tagonie nous n'apercevions qu'une succession'de fa-
fort incomplets du reste, on ne possède encore sur eux laises sédimentaires ou de plages de sables, derrière
aucune donnée géographique. Je n'ai certes pas la pré- lesquelles il était plus facile de deviner que d'envisa-
somption de combler parfaitement cette lacune, et je ne gel'. les vastes pampas qui les séparent de la chaïne

prétends mettre sous les yeux du lecteur que quelques de montagnes dont nous apercevions les têtes couronnées

descriptions intéressantes peut-être cause de la nou- de neige.


veauté du sujet. Entre le cap Gregory et Punta-Arena, no.us vimes sur
le rivage quelques feux de campement et des hommes à
Le cap des Vierges. Entrée du détroit. Le cap Gregory. c'étaient des Patagons.
L'établissement chilien de Punta-Arena. Cavaliers patagons. cheval;
Le cap Gregory est, en effet, un des points où il est
Le 24 juillet
1856, après une navigation orageuse, le plus facile d'entrer en relation avec ces nomades, et
notre vigie signala la terre. C'était le cap des Vierges, de s'y procurer, moyennant quelques galettes de biscuit
entrée du détroit de Magellan. Nous nous dirigeâmes et quelques litres ~au-de~vie,- de la chair de guanaco,
à toute vapeur vers le canal où nous devions trouver des de vigogne ou d'autruche.
eaux calmes, les plus agréables distractions pendant le Le au
soir, nous mouillâmes à Punta-Arena en

jour et le repos pendant la nuit. Bientôt apparut à nos vue d'un établissement sur lequel flottait le pavillon de

yeux, comme l'embouchure d'un beau fleuve, une ipasse la république du Chili.

1. Les compagnons de Magellan firent, à leur retour, des récits taille des Patagons. Les officiers français de la flûte royale Giraar-
fabuleux sur le-détroit qu'ils avaient découvert et parcouru à tra- dois, qui visita le détroit de Magellan à peu près à la même épo-
vers des périls sans nombre. Certes leur gloire était assez grande, que, c'est-à-dire au commencement du dix-huitième siècle, ont
et point n'était besoin, pour exciter l'admiration de leurs contem- admiré des géants de plus de sept'pieds! Un de nos contemporains,
porains, de parler de géants qui lançaient sur leurs navires des le capitaine américain Morell, entrant dans une voie d'imaginations
quartiers de rochers. moins excusables encore, a vu, dans le même détroit, des ruilles et
Des naVIgateurs beaucoup plus modernes comme lé commodore des édifices superbes, « à tel point qu'il n'en pouvait croire ses yeux. D
Byron et le capitaine Carteret, exagèrent singulièrement e~core la Inutile d'aller plusloin; n'en croyons point les yeux de NI. lforell!
LE TOUR DU MONDE. 211

Un village construit à l'européenne, groupé autour contrer dans ces sauvages contrées des hommes aux-
d'une petite église dont la flèche élégante, quoique mo- quels il nous fût possible de communiquer nos idées,
deste, semblait percer la cime des arbres qui 'entourent nous n'eûmes garde de manquer à cette bonne invi-
le rustique établissement; le tintement religieux de la tation.
cloche qui sonnait du soir; un troupeau
l'n~z~elus que des La bourgade est à quelques centaines de mètres de la
bergers ramenaient des pâturages voisins, tout, jusqu'aux mer; on s'y rend par un sentier large, bien tracé, mais
bruyères qui hérissaient le sol entre les troncs majes- que l'obscurité de la nuit et la neige qui donnait à toute
tueux de la forêt, et la neige qui couvrait la campagne, la surface du sol une uniformité trompeuse, ne nous per-
éveillai en nous ces souvenirs si chers de la patrie ab- mirent pas de suivre, sans quelclues-uns de ces incidents
sente. qui sont, pour les voyageurs, le désespoir du moment et
A peine avions-nous
eu le temps d'admirer cet agreste le charme des souvenirs ultérieurs.-
paysage, que le commandant de la petite colonie ve- Le commandant chilien nous avait préparé une petite
nait nous souhaiter la bienvenue et nous inviter à pas- soirée toute cordiale, en compagnie de sa jeune femme
ser la soirée dans sa maison Trop heureux de ren- et du curé de la paroisse, moine, gras et rubicond, dont

-la conversation nous eût sans doute intéressé cette de notre hôte tenait sous sa
beaucoup partie l'Amérique que
s'il n'avait eu, ce jour-là, à ouvrir direction. « Le n'était des
quelque paresse séjour, disait-il, pas plus gais,
la bouche. On s'entretint de de de surtout en les communications avec la
beaucoup choses, hiver; métropole
l'Europe d'abord, de et surtout de étaient bien. elles n'avaient lieu deux fois
l'Amérique ensuite, rares, que par

1.
L'emplacement choisi pour jeter les premiers fondements de besoins de la et de donner des secours et des renseigne-
colonie,
la colonie ,4faga.Gl.anes réunit le double avantage d'être utile à la ments aux navires font la traversée des détroits ou qui y sé-
qui
navigation du détroit et aux travaux La partie orientale la de la baleine.
agricoles. journent pour pêche Des chemins ont été frayés
de la presqu'île de Brunswick est sans doute la contrée la plus le long de la côte, l'ancien de San
depuis port Felipe jusqu'au
belle et la plus intéressante du détroit; elle offre en abondance relier entre elles différentes vallées et ports du
cap Noir, pour
des forêts, des prairies et de gras pàturages. La défense de la co- littoral.
lonie contre les attaques des Indiens, d'ailleurs et Enfin des explorations dans l'intérieur des des
très-pacifiques fréquentes terres,
en fort petit nombre, est très-facile, à sa essais d'acclimatation de plantes et <J'animaux sont d'un
grâce propre situation, utiles,
car elle tient seulement au continent un isthme étroit. C'est heureux l'avenir de la colonie.
par présage pour
en outre la station d'un navire de guerre de veiller aux sur le Chili,
chargé (Essai par V. PEREZ-RoSALÈS-)
212 LE TOUR DU MONDE:

an. Les relations sociales étaient bien


restreintes; il fal- presque absolue de ces liquides, raison péremptoire et
lait se borner à celles du curé et de un ou deux officiers. qui pouvait dispenser de la pi'écédente.
Le reste de la population, formant un total de deux cent Le goûvernement chilien tenait à la conservation de

cinquante individus, était composé de soldats presque ce poste, non-seulement à cause de l'importance qu'il
tous mariés d'une façon quelconque; de déportés et de pourrait acquérir tard, en
plus gise- raison d'un riche

quelques aventuriers là, provisoirement, qui vivaient ment carbonifère voisin, si la marine du commerce, re-
comme ils auraient pu vivre ailleurs. De commerce point, nonçaut enfin à la pénible navigation du cap Horn,
de travaux agricoles, peu; on avait défriché quelques adohtait la route du détroit pour passer d'un océan à

petits coins de terre et on possédait deux ou trois petits l'autre, mais parce aussi
que la république Argentine
troupeaux. Du reste, tranquillité parfaite; les Patagons élevait des prétentions sur la possession de la Patagonie,
étaient de braves gens qui fournissaient les ll1éllages de et que le pavillon chilien flottant en permanence sur le-
viande de guanaco d'autruche de vigogne, moyen- territoire contesté, témoignait de la volonté du Cluili de
nant quelques poignées de farine, de feuilles de tabac conserver et défendre ses droits.
et de biscuits Ils eussent bien aimé recevoir quelques La métropole avait précédemment créé un établisse-
bouteilles de vin, bon ou
mauvais, et encore mieux ment du même genre à quelques lieues de distance vers
d'eau-de-vie; mais ce genre de commerce était interdit l'ouest, à Port-Famine; mais une révolution qui boule-
par les règlements et empêché du reste par la pénurie versa le gouvernement métropolitain fut cause aussi de

Campement sur le rivage de Port-Famine. Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de Dumont d'Urville.

la ruine de cet établissement. Les soldats et les portant les armes, partirent sur un navire mouillé en
déportés,

guidés un lieutenant d'artillerie, partisan d'un des rade pour aller rejoindre au Chili le
par prétendant, que
à la du Chili, s'insurgèrent con- soutenait l'officier chef du Inutile de faire cou-
compétiteurs présidence complot.
tre le gouverneur représentant du le mas- naître la suite de cette histoire dé-
parti opposé, qui n'appartient plus
sacrèrent avec ceux voulurent le défendre et, em- sormais à la colonie de Magellan; me suffise de dire
qui qu'il

1. Tous les voyageurs ont signalé l'avidité des peuples chasseurs nations de sa nature spirituelle. En attendant, elle nous donne
qui ne se nourrissent
que viande, de pour le pain et les farineux l'explication plausibte du fait intéressant que je \'iens de men-
en général. faitC'est
qui trouve un sa contre-partie dans la pas- tionner. Les peuples chasseurs, les Patagons se bourrent d'azote
sion malheureuse pour la chair humaine, à défaut de toute autre, former leur sang et leur chair, mais manquent de combus-
pour
chez les peuples qui n'ont au contraire sous la main que des fari- tible pour fournir au foyer pulmonaire et se réchauffer, voilà
neux. Je me suis appliqué, dans un travail déjà publié (voy. pourquoi ils demandent à grands cris de la farine, du vin, de
p. 130) à faire ressortir ces observations, qui me paraissent émi- l'eau-de-vie.
nemment fécondes- en déductions philosophiques, et j'ajouterai Les insulaires qui n'ont pas d'animaux à manger, mais seule-
pratiques, si l'on veut civiliser les malheureux Calédoniens, et ment des plantes tubéreuses et féculentes, ont du combustible de
non pas les tuer pour des crimes atroces sans doute, mais aux- reste, mais sont en disette perpétuelle des éléments plastiques né-
quels les pousse peut-être un besoin fatal autant que leurs mau- cessaires. pour entretenir leurs organes, refaire le sang qui se
vaises passions. perd, réparer les muscles qui s'usent, entretenir leurs forces et
La science qui nous a tant donné, mais qui nous doit tant en- leur vie, en un mot.
core, nous dira un jour, d'une manière certaine et sans Sans doute on-peut vivre. dans ces conditions mcheuses, mais
porter
atteinte aux dogmes sacrés de la morale, la part qu'il faut faire on vit plus difficilement, moins longtemps et moins bien. L'exem-
pour l'exacte appréciation de la culpabilité d'un homme entre les ple de quelques anachorètes ne protive rien, sinon que toute règle
mpulsions fatales de sa nature physique et les libres détermi- souffre des exceptions.
LU TOUR DU MONDE. 213

que l'on fusilla le chef des rebelles peu de temps après Les habitations que nous visitâmes étaient pau- bien
son débarquement à l'ile Chiloë. Cet événement se passa, vres; ni poêle ni cheminée pour parer à la rigueur de
si je ne me trompe, en 1850. Deux ou trois ans s'écou- la saison, mais un simple brasero. Une seule de ces
lèreüt avant que le gouvernement pût rétablir la.colonie habitations faisait
exception à la règle et c'était la plus

pénitentiaire de Magellan, et quand il le fit, ce ne fut plus misérable. Dans celle-ci une famille déguenillée était
à Port-Famine mais à Punta-Arena, lieu plus convéna- assise tout autour d'un foyer formé de btielies mons-4
ble, pour différentes raisons que j'indiquerai plus tard. trueuses brÙlant sur le sol au milieu de la cabane et

Après avoir pris congé du commandant, nous risitâ- dont la fumée s'échappait par le sommet du tôit coni-
mes quelques habitations que. Malgré l'éclat de la
du village il était déjà flamme, à peine se voyait-

tard, niais un jour de /ëte on dans cet abominable


on peut bien reculer l'heu- séjour.
re du sommeil. On ne Nous regagnâmes notre

voyait pas tous les jours na~~ire,. et le lendemain


des éÜangers, et l'occa- matin- nous retournâmes
sion de se procurer quel- au village pour faire quel-

ques pro~~isions solides et ques vil'res frais, car c'était


surtout liquides n'était l'heure à laquelle on avait
point. à dédaigner; aussi quelque chance de voir

n'ayjon~-noÍ1s à déianger arriver des Patagons. avec

peusonne, mais seulement leur éharge dé venaison.


à'accéder à l'invitation A peine
qui débarqué, je vis
nous était faite à chaque en effet apparaître une ca-
porte d'entrer au lo'gis. valcade indienile cinllpo-
On nous présentait alors sée de deux hommes. et
des peaux de- jaguar, de trois femmes. Tous iiion~

couguar de guanaco, taient de


petits chevaux
d'autruche. Ces peaux, fort vifs avec une peau
particulièrement les deux pour selle; pour mors et

dernières, font de fort pour bride une courroie


beaux tapis. Les Patagons de cuir pliée en fronde
font s1i~ir aux peaux de passée dans la bouche du

guanaco une préparation cheval et tenue pau les

qui rend leur consena- deux extrémités dans. la


tion parfaite tout en leur main du cavalier pour
donnant une souplesse qui étriers, des lanières ter-

permet de s'en draper minées à l'extrémité en V


comme d'un manteau. renversé avec adjonction
Elles servent en effet de d'une tige de bois trans-
vêtement à ces Indiens. versale réunis!'ant les deux
Pour tous ces objets, le jambages du V et destinée
prix demandé était mi- à supporter le pied du ca-
Hommes
nime quand il s'agissait de valier. et fem-

sucre, de café, de vin, mes étaient couverts d'une

d'eau-de-vie, etc. mais il peau de guanaco, la tête


devenait exorbitant si l'on nue, les cheveux flottants
voulait en espèces et portant dans le bras
payer
monétaires encore tous droit un lazzo ou lacet.
les vendeurs ne" s'en sou- Nandou ou autruche Dessin de L. Rouyer nature.
Ce lazzo est, comme Cil
11
damériqtie. d'après
ciaient-ils pas. Qu'avaient- sait une longue courroie
ils à faire un où il il 'arait cours à une de ses extrémités un
d'argenT" dans pays pas portant corps pesant
et sans communication avec le reste du monde '? comme une ou mieux un morceau de fer ou
presque pieri'e-'

1. Ces deux animaux sont communément et lioü roux, avec des taches de même couleur plus foncée. Générale-
appelés tigre
ont des avec les espèces de ment long d'un mètre et haut de cinquante centimètres, il n'est
d'dm~~rique parce qu'ils analogies
même nom de l'ancien continent. nullement dangereux
pour l'homme.
Le jaguar, si dangereux est bien loin d'atteindre Le guanaco (camelus Ineanacus de Buffon) ne ressemble nulle-
qu'il soit, ja-
mais aux proportions du vrai sa taille est celle de la ment à un chameau; c'est au contraire un animal élégant, à' cou'
tigre d'Asie;
il est grisÜtre, à taches fauves bordées de noir. long, à tête fine, à c6rps aplati, à jambes longues et grêles, à
panthère;
Le covg2mr est beaucoup le sans taché de d'une .agilité remarquable. J'ai
plus petit que lion, crinière, poil tr~s-f1n, fauve, blanc,
214 LE TOUR DU MONDE.

de avec vigueur, entraine après lui La chair du guanaco. Port-Famine. L'écorce de winter.
plomb qui, projeté
La baie de Saint-Nicholas. Une famille de Pècherais.
la corde légère disposée en neeud coulant et dont une
extrémité est fixée à la selle du cheval. On conçoit que Rentrés à bord, premier notre
soin fut de nous faire

quand l'anse ou nœud coulant est jetée sur un animal préparer quelques grillades de guanaco. Outre l'appât
et qu'elle l'enlace, soit que l'animal veuille fuir, soit d'un mets tout nouveau, il y avait encore celui de vivres

que le cavalier coure en sens contraire, le nœud se serre frais dont nous étions sevrés depuis longtemps. Ceux-là
et la proie se trouve prise. C'est ainsi que les Patagons seuls qui ont navigué sont susceptibles d'apprécier et
se rendent maitres des animaux les
plus agiles ou les d'excuser l'ardeur de cet appétit grossier; seuls ils savent

plus redoutables, comme aussi de l'autruche qui ne se combien après de longues privations les désirs de ce
sert jamais de ses courtes ailes que pour accélérer sa genre deviennent impérieux, avec quel entrainement l'es~
course. tomac emporte la tète, la matière domine « Ah
l'esprit.
-Toutes les qui sont aux mains des colons de bienheureux ceux qui plantent choux, dit Rabelais
peaux par
Punta-Arena d'animaux pris de cette façon la bouche de Panurge~ dans la nef qui le ballotte sur
proviennent
par les Indiens. la mer.
Mais revenons à nos cavaliers. Ils portaienten croupe Eh bien! la chair de guanaco a un' goût de venaison
des quartiers de guanaco et de vigogne; je fis marché assez agréable, du moins lui trouvâmes-nous dans les

pour une belle pièce et j'invitai le vendeur à me l'ap- circonstances présentes tout l'attrait d'un filet de che-

porter au rivage. En homme bien élevé il mit pied à vreuil. Nonobstant et durant ce festival, le navire nous
terre et m'offrit sa monture
pour parcourir la petite dis- emportait loin de Punta-Arena vers Port-Faiuine où
tance qui nous séparait de la mer. J'acceptai l'offre qui, nous devions mouiller le soir. Aux côtes plates et nues
à défaut de paroles aimables, m'était faite en gestes de la portion du détroit déjà parcourue se succédaient,
aussi intelligibles que galants. En examinant à côté de depuis les environs de Punta-Arena, de plus des terres
moi le cavalier piéton, un phénomène
devenu singu- en plus hautes boisées, accidentées
et pittoresques. Des
lier, dont je cherchais à me rendre compte, me frappa; montagnes, aux têtes blanchies par la neige, se dé-
il ne me semblait plus avoir affaire au même homme roulaient à l'arrière-plan, tandis qu'au premier une
tout à l'heure j'avais affaire à un quasi géant et main- végétation verte et vigoureuse couvrait les ondulations
tenant à cûté de moi un homme de belle taille
j'avais plus voisines du rivage. La Terre de Feu nous appa-
sans doute, mais qu'il ne m'était pas possible d'évaluer raissait dans le lointain comme un massif enseveli sous la
à plus d'un mètre quatre-vingts centimètres. L'explica- neige.
tion ne fut pas très-difficile à trouver et elle s'applique Voici Port-Famine; les dernières lueurs du soleil nous
aux six ou sept Patagons mâles et femelles que j'ai pu permettent de voir des habitations ruinées sur un morne
voir assis et debout. Le tronc, chez ces gens, est très- qui domine les alentours de la baie, au fond d'un im-

développé relativement aux jambes, en sorte que leur mense bassin où les Espagnols élevèrent jadis la Ciu-
stature parait bien différente suivant qu'on les considère dad ~~eal del Felipe. C'était en 1581, soixante et un-ans
debout ou assis. après la' découverte du détroit. La royale cité, qui ne
Quant aux autres individus dont il a été précédem- se composa jamais sans doute que de quelques maisons
ment question, l'homme était d'une taille
fort ordinaire, de bois ou de torchis et d'une palissade, comme l'éta-
environ un mètre soixante-cinq centimètres, et les trois blissement chilien récemment élevé sur ses ruines par
amazones eussent passé parmi nous pour des femmes les descendants des fondateurs,
premiers et dont il ne
de taille élevée mais nullement extraordinaire. Leur car- reste non plus aujourd'hui que des décombres, l'établis-
rure était large leurs membres solidement tournés sement des anciens Espagnols, dis-je, n'eut qu'une exis-
leurs fOl'mes bien accusées. tence éphémère. Des mesures imprévoyantes ne tardè-
Je ne. parlerai pas davantage des Patagons pour le rent pas à laisser la colonie naissante en proie aux,
moment réservant à plus tard le soin d'esquisser leur horreurs de la faim
et aux agressions des Indiens. La

portrait physique et moral. plupart des colons y laissèrent leurs os, les autres cher-
Laissons aussi présentement la colonie de Punta- chèrent leur salut en se dirigeant vers Rio de la Plata,

Arena j'y ramènerai le lecteur après un laps de trois et en 1598 on cherchait en vain les traces de la Ciudad
années pour l'examiner plus en détail et voir si durant real del Felipe. Les ruines que nous avons aperçues de
cet intervalle de temps elle aura réalisé quelques pro- la mer, et que je vais tout à l'heure faire parcourir au

grès. lecteur, appartiennent à l'établissement chilien dont la fin

vu deux de ces animaux très-bien apprivoises chez le gouver- de ces entreprenants et industrieux colons que l'admirable province
neur de Punta-Mena, en 1859. Mais à l'état de nature ce sont anglaise compte en si grand nombre dans son sein.
des animaux très-timides, fuyant la moindre alerte et difficiles Le ~iondou ou autruclae de ;\[agellan (Ithea America.na) est
à atteindre pour le chasseur. un oiseau très-différent de l'autruche de l'ancien continent; elle
La vigogne est aussi un animal fort élégant, de la taille et de la est moins grande de moitié, les plumes qui lui couvrent tout le
forme de la chèvre, mais sans cornes et avec des pattes double- corps et jusqu'aux tibias sont petites, fines, blanches ou grises; en
ment longues. Son corps est couvert d'une laine courte et fine les laissant sur la peau qu'on enlève du corps de l'animal par l'é-
comme de la soie. J'ai cu à Liverpool., en Australie, un troupeau corchement on peut faire des tapis fort gentils mais peu du-
de vigognes amené à grands frais de l'Amérique du Sud par un rables.
LE TOUR DU MONDE. 215

n'a pas été moins lamentable que celle de son aîné. A C'est à Port-Famine que les capitaines arglais King et
peine avions-nous jeté l'ancre, que je me hâtai de mettre Fitz-Roy, auxquels on doit l'hydrographie du détroit de

pied à terre. Magellan, avaient établi leur observatoire.


Les ruines ont toujours produit sur mon imagination Ils avaient, en partant, lai,sé une boite clouée contre
une impression singulière, et des ruines dans un nou- un arbre avec
l'inscription post-office. Les navires qui
veau monde, des ruines dans une contrée que la main devaient passer par là étaient invités à y laisser leurs let-
de l'homme semble n'avoir
pas encore effleurée, exer- tres et à prendre celles adressées aux pays voisins de leur
çaient sur moi quelque nulle que fût leur valeur, destination. Étrange de poste qui cependant
bureau
une attraction, puérile peut-être, mais irrésistible. fonctionna, car des lettres y furent déposées par Dumont
Des maisonnettes à demi écroulées, d'autres encore d'Urville jour le ministre de la marine et parvinrent à
debout et auxquelles il ne manquait que la toiture, plu- leur destinataire. Il a cessé d'exister depuis que les Chi-
sieurs portant les traces de l'incendie, un canon que nous liens out créé dans le détroit un établissement où les dé-
découvrimes couché parmi les herbes à côté de son affût pêches peuvent être laissées avec plus de sécurité.
à demi brûlé, un débris de palissade sur un talus en Le 29 juillet, nous laissâmes Port-Famine pour ga-
partie éboulé, tels étaient les restes de l'établissement gner la baie de Saint-Nicholas. Au fur et à mesure que
chilien de Port-Famine. Pas un être vivant dans ces dé- eous avançons dans le détroit, les côtes s'élèvent de plus
bris, pas un Indien utilisant pour son service les épave? en plus. Qu'on se figure les effets pittoresques d'une
de la cité abandonnée Cette circonstance nous contra- chaine de pics déchiquetés, de
dômes, de mamelons,
riait quelque peu,' car nous espérions faire cL'vcne pieiwe de pitons élancés et arrondis comme des tours; retenant
deux coups. Nous étions sur une petite presqu'ile qui est suivant leurs formes et le nombre de leurs anfractuosités

bien, s'il faut en croire les érudits, celle où Sarmiento des masses plus ou moiDs considérables de neige que per-
fonda en 1581 le premier et dernier établissement espa- cent çà et là des arbres toujours verts. Le flanc des mon-
gnol du détroit de Magellan. Si la position maritime était tagnes plus ou moins abrupt est paré d'une belle végéta-
magnifique, il faut avouer que l'assiette terrestre ne l'é- tion, du moins sur la côte continentale que nous longeons
tait pas, car la presqu'ile était
beaucoup trop petite pour toujours de plus près que la rive opposée..
que les colons pussent y chercher l'existence dans la cul- Nous mouillons le soir à l'abri d'une montagne très-
ture, et s'ils voulaient en sortir ils ne pouvaient plus, haute et perpendiculaire comme une muraille. De son
sans des forces considérables, être en sécurité contre les sommet s'abattent des tourbillons de neige fouettés par
attaques des Indie¡;s. un vent violent qui souffle comme par accès se taire
pour
Une assez belle rivière
désignée sous le nom de.Sed- complétement et reparaître avec la même intensité un

ger sur les cartes, se jette à la mer tout près des


anciens instant après. Ces bourrasques, ces grains violents,
établissements; elle traine à son embouchure une quantité comme les appellent les marins,
interrompus par des
de troncs d'arbres si nombreux et si beaux qu'on peut pré- calmes les sauts
cle vent, c'est-à-dire les change-
plats,
juger de la richesse de ses rives en bois de construction. ments de direction brusque des courants atmosphériques,
En effet, Dumont d'Urville qui a parcou~u avec attention sont fréquents dans le détroit et en constituent les seuls
la campagne environnante y a trouvé la végétation très- dangers sérieux. Peu redoutables
pour les bâtiments
riche et très-puissante. La forêt (lui forme la lisière du à vapeur, ils le sont beaucoup pour les navires à voiles,
cours d'eau
est en majeure partie constituée par le. hêtue ceux du commerce surtout, dont l'équipage est trop réduit
antarctic~we, bel arbre p"un feuillage vert tendre en toute pour exécuter des manœunes promptes et rendues très-
saison. Son tronc s'élève souvent à vingt et trente mè- fatigantes par leur répétition.
tres avec un diamètre Wun mètre. Avec lui se trouve l'é- Nous étions dans la baie Saint-Nicholas, appelée baie
corce de 2ui~iter,, arbre non moins élégant par son port des Français par Bougainville. C'est ici et dans une baie

que par son feuillage et dont l'écorce aromatique pour- voisine qui porte son nom que le ravigateur français ve-
rait à la rigueur suppléer la cannelle. C'est un arbre nait faire des provisions de bois de charpente pour notre
de dix-huit à vingt mètres de hauteur au maximum avec colonie des Malouines. avons nous
Depuis longtemps
un diamètre de trente centimètres environ. abandonné ces iles; d'autres ont 4ccupé la place que nous
Le nom de Port-Famine ne doit point effrayer le avions délaissée et durant longues années le pavillon
voyageur qui ne compte pas y être délaissé
les comme français ne fit que de bien rares apparitions dans cette
anciens colons Pour les ressources natu- baie
espagnols. qui nous avait emprunté notre nom: Depuis quelques
relles qu'il y trouvera en gibier, poisson, coquillages, années nous la visitops mcins rarement, grâce aux pro-
c'est au contraire un des points les plus fortunés du grès récents de la marine à vapeur.
détroit: La baie Saint-Nicholas est vaste; elle est circonscrite
De plus, c'est un fort bon mouillage, tant à cause de la partie par des montagnes, partie par une large vallée
facilité d'y faire de l'eau et de prendre des provisions de arrosée par une rivière et couverte d'une majestueuse
bois tout préparé en quelque sorte et trainé au rivage, forêt.
que pour l'abri sûr qu'il donne aux navires. Sous tous Deux îlots concourent avec la montagne au pied de la-
ces rapports le mouillage est bien préférable à celui de quelle nous étions mouillés, à former un bon abri aux
Punta-Arena que nous venons de laisser. navires.
216 LE TOUR DU MONDE.

Nous avions tout d'abord aperçu un feu au fond de couverts de peaux de bêtes qui, à chaque mouvement,
la baie; le lendemain matin, un autre feu s'alluma mettent à nu une partie de leur: corps car le vêtement
puis,
sur l'un des ilots: Bientôt une piuogue s'en détache; est aussi simple que de~ait l'être celui de nos premiers
elle se dirige vers nous; deux fenimes la font mou~~oir vierge de toute atteinte de l'aiguille et des ci-
parents,
avec des pagaies;. trois hommes.sont accroupis autoui, seaux.
d'un petit- foyeréirconscrit du biscuit décide les homme; à monter à bord
pal' du sable et des galets L'appât
qui préservent de :1'incendie la frêle emliarcation faite pendant que les femmes gardent la nacelle elles- ont
d'étorces d'arbre soutenues et reliées par des branches le plaisir de nous examiner et de voir comment leurs

pliées en demi-cercle. Ces s~ba.rile.s et leurs esclaves sont maris s'y prennent pour manger du biscuit. Heureuse-

ment des âmesplus charitables que celles de leurs mal- une figure agréable et régulière, les- deux autres
tres leur jettent leur part de festin. étaient. a de' celles dont on ne parlé pas, » comme
avait>
Nos trois gaillards se familiariserent assez ,Cite, mais disent en France les femmes laides. C'étaient de fortes
sans perdré leur air d'étonnement et une grande dispo- femmes, aux.puissantes poitrines, et de taille ordinaire.
sition à la C'étaient des hommes bien.décou- Nous avions affaire à une famille de Pêch.~rais. Comme
panique.
à larges à grosse face, et d'une taille que nous -sommes appelés en voir beaucoup d'autres; nous
plés, épaules,
nous appellerions. moyenne. 1 attendrons de nouvelles observàtions pour tracer un por-
l'une paraissait et collectifen même
Des trois femmes, ayoir de quinze à seize trait plus comi~lèt temps.
ans, les deux autres de vingt-cinq à trente l'une d'elles L'undes sauvages que nous avions à bord-et'qui pa-
218 LE TOUR DU MONDE.

raissait commander aux autres avait la chevelure blan- Voilà des assertions bien hardies
et quelque peu aven-
chie avec la chaux
et séparée en deux tresses mainte- turées dira peut-être le lecteur. Le fait est qu'elles au-
nues par un ruban. Ses compagnons raient été mieux rlacées
s'empressèrent de plus loin, quand nous aurons eu,
se procurer pareil ornement en troquant avec nos mate- dans différentes localités, des relations avec les Pêcherais
lots les peaux qui les coumaient contre des rubans de et que les mèmes obsetvations se répétant partout, ap-
ce qui ne leur fit pas gagner un atome de cha- du reste sur de voyageurs
chapeau, puyées l'opinion qui nous ont
leur. On les affubla par-dessus le marché de ~hemises précédé, pourront donner certain crédit à notre assertion.
très-mÙres et de vestes percées sans leur donner de pan- Le 31 juillet, nous passàmes la journée à parcourir
talons qui auraient gêné leurs mouvements. Nos visi- les alentours de la baie, et nous poussâmes notre recon-
teurs se promenèrent gravement sur le pont dans leur naissance jusqu'à la baie Bouyairtuille. Ici encore des
nouveau costume, peu soucieux de la curiosité dont bois touffus couvrent tous--les environs et s'élèvent jus-
ils étaient On offrit un allumé à l'un sommet des
l'o~jet. cigare qu'au montagnes qui encadrent le bassin.
il en tira deux bouffées et le jeta; un Jamais nature
d'eux, c'était plus forte et plus sauvage ne s'était offerte
produit nouveau pour lequel il ne se sentait pas de goût. à mes regards. Impossible de faire deux pas dans la fo-
Le café ne le flattait.pas davantage on ne put lui en faire 1'êt sans escalader les troncs d'arbres renversés, sans
avaler une gorgée que par une sorte de violence. Décidé- élaguer les bruyères, les houx, les épines-vinetfes qui
ment nous avions affaire à des hommes très-primitifs! hérissent le sol et ne laissent pas le plus petit espace
Au moment de nous séparer on compléta leur cos- découvert entre les tiges gigantesques du bouleau, du
tume et ils regagnèrent la terre, où nous nous dirigeâmes hêtre, du frêne etc.
nous-mêmes.' Tantôt un vieux tronc tombé de vieillesse et déjà dé-

composé en humus conserve sa forme sous une enve-


La rivière de Gennes. -Ajoupas- La baie Bougainl'ille. Chasse.
loppe protectrice de lichens et de mousses, et le pied
La baie Borja. Le bassin de Pla~'à-ParLla.
qui croit y trouver une base solide, s'y enfonce comme
Nous entrâmes dans la rivière de Genoes qui a reçu son daus une masse d'argile. Tantôt un arbre énorme. et
nom d'un marin français; elle était couverte d'une croûte plus récemment couché sur le sol oppose une sorte
de glace que notre embarcation brisait facilement, mais de barricade ne parvient à escalader du'en s'ai-
qu'on
qui, devenant plus épaisse au fur nous.et à mesure que dant, avec les mains, des branches voisj¡¡es. Là, une
avancions et que le lit perdait de sa profondeur et de sa vieille souche creusée
par le temps présente une tanière
largeur, entrava définitivement notre marche à un demi- aux animaux sauvages. Du milieu de ce chacs s'élancent
mille environ de la mer. Ce cours d'eau, de profondeur de jeunes et liuissaiits végétaux qui, empruntant au dé-
médiocre, n'a
guère qu'une vingtaine de mètres de lar- tritus des générations couchées à leurs pieds un surcroît
geur près de son embouchure. Il circule au milieu d'une de nourriture et de vigueur, balancent orgueilleusement
épaisse forêt dans laquelle nous hasardâmes quelques pas. leur cime à une hauteur démesurée. Le vent qui siffle à
La neige, qui couvrait le sol, nous présentaitdes travers les massifs de feuillage trouble seul, par sa ma-
emprein-
tes de pas d'animaux, mais aucun vestige d'être humain. jestueuse liarmonie, le silence de cette solitude.
effrayant
A la lisière de la forêt, sur le bord de la mer, nous vi- Pendant que nous cette excursion, nos chas-
opérions
mes plusieurs ajoupas à côté de foyers éteints. Ce mot seurs tuaient, sur.les bords de la rivière de Gennés, des
espagnol sert à désigner les berceaux de branchages qui canards, des bécassines et une espèce d'alouette qui vol-
servent de retraite aux Indiens les plus arriérés. Ces ber- tige sans cesse de la lisière de la forè au bord de la
ceaux sont garnis de feuilles en dessus et du côté du mer. Ceux les anfractuosités
qui préféraient parcourir
vent. Un grand feu est allumé devant le côté de la baie, les petites ciiques, tuaient des oies énormes
dégarni.
Telles sont les huttes de retraite sur les rochers les
qui servent aux pauvres du bord de l'eau ou sur têtes décou-
Pêcherais. vertes des rochers à demi dans la mer. Mal-
plongés
Des amas
de coquilles et d'os de gros poissons accu- heureusement les de la chasse ne nous
produits pro-
mulés autour de ces retraites témoignaient du genre d'a- curèrent pas toute la pitance que nous en attendions,
limentation de leurs habitants. Les Pêcherais parce que les oies et les ont une chair hui-
passent plongeons
leurs journées dans leurs'pirogues, soit à pêcher, soit à leuse et Les canards eux-mêmes ne sont
puante. pas
passer d'un rivage à un autre, ou errent sur le bord de complétement exempts de ce défaut, mais sont très-
l'eau pour ramasser des coquilles. La nuit venue, ils ti- mangeables Le gibier de terre est excellent.
cependant.
rent leur embarcation-au sec' et se réfugient dans leur Nous pùmes encore nous régaler de moules, de patel-
ajoupa. C'est ce que nous vîmes pendant les deux jours les, de vénus et autres Les moules sont
coquillages.
que nous passâmes à la baie Saint-Nicholas. Les peaux. en telle quantité, qu'on peut les'considérer comme une
dont ils sont couverts semblent indiquer qu'ils se rendent véritable ressource un équipage, considé-
pour quelque
aussi maitres de quelques animaux terrestres, ce qui doit rable qu'il soit.
être rare néanmoins, car ils ne sont rich~s en dé-
pas
de ce genre et je ne leur 1. Ce n'est qu'à la lisière de la forêt qu'il en est ainsi. Plus loin
pouilles aj vu aucune arme
le sol se nettoie, parce que les rayons du soleil n'y pouvant plus
propre à faire la chasse à ces animaux. C'est probable- arriver, la basse végétation n'y trouve pas les conditions néces-
ment au. piége qu'ils les saires son existence.
prennent.
LE TOU~3 DU MONDE. 219

On recueillir sur le bord des cours d'eau, de terre végétale,


ont- cependhllt la singulièré
peut..aussi propriété
dans le lit de ruisseaux desséchés, de la salade de céleri de se présenter sous un aslect verdoyant. C'est que dans
et de perdicium. ces contrées la mousse, les lichens, les fougères et les
Après deux journées de relâche à la baie Saint-Ni- lycopodes couvrent les espaces où les arbres n'ont au-
cholas, nous fimes route pour ja baie Iiorja., où nous cune prise. La roche que le temps, la pluie, la neige et
abordâmes à la nuit. la glace usent, frottent, détériorent, les plantes vivaces
Les côtes situées entre ces deux localités sont exclusi- qui grimpent, serpentent le long des rochers, tapissent
vement montagneuses et quasi désolées, surtout du côté les parois à pics, remplissent les anfractuosités, tout enfin
de la Terre de Désolation (une des grandes iles qui abandonne des détritus qui s'accumulent vers la base et

composent la Terre de Feu) et au cap Froward, extré- sur les tertres susceptibles de les -retenir Là-dessus preu-
mité méridionale du continent américain. Par ses gigan- nent racine des arbustes piquants, le houx, le berberis à

tesques proportions, la nudité de ses rochers et les an- feuilles coriaces, le cyprès, les fougères arborescentes,
fractuosités remplies de glace à l'époque de l'année où espèces de palmiÚs égarés des régions 6C{uatoriales de
nous le visitions, ce cap est d'un aspect aussi sauvage l'Amérique centrale jusque sur les rivages de Magellan.

qu'imposant. Voyez ce monticule couvert de mousse, d'où s'échap-


On comprend qu'à la vue de ces effrayants rivages, pent quelques arbres rabougris; mettez-y le pied, vous
sur lesquels un accident pouvait les jeter et les laisser foulez une mousse spongieuse qui se déprill1e sous votre
en butte à toutes les horreurs de la misère, le courage poids. Et ce ravin, à demi rempli du même humus et
des compagnons de Magellan ait commencé à faiblir. des mêmes produits vivants, de son bord, vous
approche
Puis, quandaprès avoir doublé ce cap ils aperçurent un entendez le murmure d'un ruisseau invisible, vous cher-
amas confusde rocs et de montagnes qui semblaient chez à l'apercevoir, et vous entendez l'eau bruire sous
barrer le détroit et leur défendre tout progrès ultérieur, vos pas. C'est que, filtrant à travers les mousses et l'hu-
et que, nonobstant ces obstacles surhumains, le grand mus spongieux, il arrive à la surface du roc et s'écoule
navigateur s'enfonçait à l'aventure dans une des gorges en dérobant son cours.
de ce labyrinthe, on comprend encore mieux qu'ils se La chasse offre
peu de ressources à Playa-Parda; on
soient refusés à la manœuvre, en criant à leur capitaine n'y tue guère que des oiseaux de mer, mais on s'y pro-
qu'il les menait dans les gouffres .de l'enfer. Mais la force cure du céleri sauvage précieuse trouvaille pour des
du génie triompha de l'inertie des hommes comme des gens rassasiés de viande et affamés d'herbe. L'équipage
obstacles de la nature, et quand, sorti du goulet oir il puise à pleins baquets les moules sur leurs bancs; une
s'était enfoncé, il montra à son équipage terrifié une fois à bord, les chauffeurs en remplissent leurs seaux de
mer plus et pour ainsi dire déblayée,
ouverte chacun vit tôle, les présentent au feu des fourneaux, et improvisent
bien que le grand homme était inspiré du ciel pour ou- ainsi des marmites et une cuisine de Gargantua. Comme
vrir de nouvelles voies à l'activité de ses contemporains dans tout le détroit, on peut pêcher ici en plus ou moins
et des générations futures. grande abondance des mulets, des lamproies, des éper-

Après avoir passé la nuit à la baie I3oi ja (presqu'ile de lans, des loches, etc.

Croker) dans un beau bassin enclavé dans des montagnes Les conchyliologues, naturalistes de hasard qu'on flétrit

abruptes, nous nous dirigeâmes rers-Playa-Parda, où volontiers du nom de coqtcillards, peuvent enrichir leur
nous arrivâmes dans la soirée par un vent violent et une collection de térébratules, de vénus, de mactres, de pei-
neige qui nous dérobait la vue des côtes en sorte que gnes, de patelles, de tritons, de licornes, de fissurelles,
notre entrée dans le petit bassin de Playa-Parda, caché de moules d'un demi-pied de longueur et d'oscabrions
entre des montagnes, faisait honneur tout à la fois à la ou chitons d'espèce propre à ces rivages, comme la pa-
sagacité et à l'habileté de notre capitaine. telle d'Urville et le chiton magellanique.

Après trois années et demie d'une laborieuse naviga-


tion, nous devions revoir ce même port, mais non plus Le havre ramar. Météorologie.
sous la direction de l'officier qui nous y avait si habile-
ment introduit dans des circonstances difficiles Une Le 4 août, nous laissons Playa-Parda, nous dirigeant
cruelle maladie l'avait séparé d'un navire qu'il condui- vers le havre Tamar. La végétation des deux rives,-celle
sit trois années durant à travers les écueils de la Nou- de la Terre de Feu et celle du continent, s'appauvrissent
velle-Calédonie *et dans
les parages inconnus de l'archipel de plus en plus; les montagnes découvrent leurs flancs
de la Louisiade. Il dut renoncer au fruit de ses peines, noirs ou rougeâtres, tachetés de blanc par les flocons de
au moment où sa main allait l'atteindre, et la seule ré- neige. Le canal s'est tellement rétréci depuis les environs
compense qu'il ait tii'ée de ses travaux est l'estime, l'affec- du cap Froward que l'œil embrasse et saisit parfaitement
tion et les regrets de son état-major et de son équipage. tous les détails, tous les accidents des deux rives,
Ainsi va le monde d'ici-bas Nous mouillons le soir au havre Tamar, sous le cap
Qu'on se figure un grand puits creusé dans une mon- de même nom (presqu'ile de Guillaume IV, Patagonie~.
tagne, et l'on aura une idée assez exacte du bassin de Un des objets nos regards fut
premiers (lui frappa
Playa-Parda. Les parois de ce puits, quoique rocheuses une carcasse de navire, roulée par la mer jusque' sur lé
de la base au sommet et en grande partie dépourvues sable. Le naufrage avait eu lieu depuis longtemps; on
220 LE TOUR DU MONDE.

ne recueillit aucun indice ni de l'origine du navire ni de de ponts naturels sur lesquels nous trarersons les crevas-
ceux (lui l'a\'aient monté. ses et les ravins. de ces grands et beaux ar-
Mais-point
Le cap Tamar est un affeux enchevêtrement de blocs bres que nous admirions à Port-Famine et à-Saint-Nicho-
entassés les uns sur les autres dans les positions les plus las. La monta~gne n'est
à quelques dizaines
plus tapissée,
liizarres; tout, dans ces masses granitiques, atteste un de mètres au-dessus de sa base, que de mousses et de
ancien bouleversement les roches sont brisées, fissurées, lichens, ou mème se montre tout à.fait nue.
renversées, enchevêtrées de la façon la plus bizarre. Nous allons laisser le détroit de Magellan nous
pour
Des arbustes aux branchages serrés et touffus, entre- engager dans les canaux latéraux de la côte de Patago-
laçant leurs rameaux, présentent le curieux phénomène nie, et notre voyage n'y perdra rien en pittoresque.

Entrée de la baie Fortescue. Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de Dumont d'Urville.

Quelques mots maintenant sur la du bord est t~ansporté dans l'hémisphère


météorologie qu'il sud, et par
pays que nous renons de parcourir. conséquent en plein hiver à cette époque, et en outre
J'ai avancé avant de commencer le récit de ce voyage se donner la peine de lire les sui~~antes
quelques lignes
que le climat des rivages magellaniques n'était point olt l'éloquence des chitfres parlera plus haut que toute
aussi rigoureux qu'on se le figurait et je autre assertion.
généralement,
n'ai cessé depuis de parler de neiges et de glaces, et cela Nous avons mis treize
jours à franchir le détiioli la
dans les mois de juillet et d'aoùt! Voilà une bien gra~e de ces treizejours a été de deux
moyenne thermométrique
contradiction 1 Le lecteur voudra bien réfléchir tout d'a- degrés neuf diaièmes au-dessus de zéro. La température

Entrée de la baie de Saint-Nicholas. Dessin de E. de Bérard l'atlas de Dumont d'Urville.


d'après

minima a été de trois degrés au-dessous de zéro. La tem- A la bonne heure Mais
il y en a eu de plus considéra-
pérature maxima a été de sept degrés au-dessus de zéro. bles faites en 1828 à l'observatoire établi à Port-Famine,
Au cas où là inté-
moyenne -barométrique pournait par les capitaines Parker-King et Fitz-Roy.
resser quelque. honorâble membre de la Société de mé- En juin, on a vu le thermomètre se maintenir quel-
téorologie, la.voici 746.6. à onze au-dessous de zéro. Ce fut le
que temps degrés
Ajoutons qu'il y a eu quatre jours de neige, trois de minimum observé.
pluie, un de grêle, et les autres jours un temps Ainsi le mois de juin a été le plus froid cette année-
superbe.
Mais j'entends déjà quelque me dire et on remarquera
météorologiste là, que ce mois et le suivant sont les
que des observations aussi restreintes ne prouvent rien. plus rigoureux chaque année.
222 LE TOUR DU MONDE.

Mais bien
qu'une pareille température n'ait rien de ressources pourrait offrir un semblable rocher? on n'y
sibé~~ic~a. il s'en faut de beaucoup qu'elle soit aussi froide saurait trouver ni celle de l'agriculture, ni celle de la
tous les ans. Elle serait même tout à fait exceptionnelle, chasse. De pauvres Pêcherais dont la vie se passe à

d'après les relevés météorologiques que M. le gouver- errer sur les rivages pour pêcher le poisson ou attaquer
neur de la colonie de Punta-Arena en 1859, a bien le phoque endormi sur le sable, peuvent seuls y chercher
voulu me communiquer, et dont je suis disposé à ad- un refuge contre la tempête et un abri pour la nuit.
mettre l'exactitude. En effet, peut-on croire à des hivers L'ile est couverte de bois.
bien rigoureux dans un pays couvert de plantes qui ont Ce ne sontplus sans doute les hautes futaies avec les-
besoin de serres pour vil're dans nos climats européens, quelles le lecteur a pu se familiariser dans le tiers mé-
en voyant la nudité presque complète des indigènes et dian du détroit de Magellan, mais des fourrés compactes
entendant dans le bois le caquetage des perruches et le constitués par les arbres et les broussailles déjà connus.
bourdonnement des colibris. Ici mieux que nulle part ailleurs je saisis, en admirant
Les vents généralement régnants sont ceux de la par- les ressources de la nature, la transformation d'lIes dè
tie ouest variant du sud-ouest au nord-ouest.-Ils souf- corail et de rochers, quelle qu'en soit la cO!Jstitution, en
flent assez
fréquemment du sud, et rarement de toute terres grasses et verdoyantes. Les plsantes les plus
autre direction que celles qui viennent d'être indiquées. humbles commencent à tapisser la roche nue; puis, sur
Ceci posé, on conçoit qu'il est infiniment plus facile, leurs détritus accumulés
prennelt naissance des végétaux
surtout pour les navires à voiles, de passer du Pacifique un peu plus avancés .dans la série, tels que les fou-
dans l'Atlantique que d'opérer la navigation inverse. gères, les bruyères, les arbustes de toutes sortes. Ceux-
La direction ordinaire des courants corrobore encore ce ci meurent à leur tour et mêlent les éléments de leur
fait. décomposition à ceux que les agents physiques et chimi-
Mais voilà assez de météorologie pour le moment. dues, tels que l'eau, la.neige, les gaz, empruntent à la
Nous aurons pourtant à y revenir quelque peu pour com- roche elle-mème. La terre végétale. se forme et s'accu-

pléter nos idées


ce pointsurimportant. Mais d'ici là mule en assez grande quantité pour donner prise et
nous parcourrons beaucoup de pays, et l'esprit aura le nourriture à une génération plus forte et plus belle que

temps de se reposer. ses devancières. La mort arrive pour celle-ci comme


Ce que nous savons déjà suffit bien pour montrer que pour lesautres, et une autre lui succède.c Ainsi marche
le climat de Magellan n'est pas très-froid. Et si j'ajoute sans cesse le cercle fatal dont chaque rotation représente
la sérénité du ciel dans les heaux a Toute
que, sous cette latitude, une vie qui s'éteint et une vie qui commence.
est à nulle autre
que l'été n'a jamais de chose vient de la terre et retouriie à la terre, » a-t-on
jours pareille,
journées de chaleur considérable, que le froid est le plus dit depuis longtemps. Les animaux eux-mêmes lui em-
souvent sec, on pourra bien se dire que le climat de Ma- pruntent les éléments de leur corps soit directement,
gellan est loin d'ètre désagréable et qu'il vaut bien, soit plus encore par l'intermédiaire des végétaux, et le
somme toute, celui de Paris. Beaucoup de Parisiens phosphate calcaire de nos os, l'azote de notre chair en-
conviendront de cela et fort peu iront y voir! sevelis dans la
terre passeront par l'intermédiaire du

grain de Olé dans les os et dans les muscles d'un prolé-


Canaux latéraux de la côte de Patagonie- Mouillage de Puerio- taire ou d'un de l'an 2000 Ainsi
grand seigneur s'ac-
Bueno. Nouvelle troupe de Pêcherais.
complira notre métempsycose
physique.
Le 6 août. Mouillage sous l'une des îles Otter. Mais nous voilà bien loin
du présent et des canaux
Une multitude d'ilots très-rapprochés les uns des au- latéraux, revenons-y pour un moment. Notre navigation
tres s'épanouissent en quelque- sorte à la surface de l'eau du 12 août nous fournit des spectacles et des émotions
en touffes verdoyantes de bruyères. Ce sont vraisem- qu'il nous sera difficile d'oublier. Le na\'ire circulait au
blablement les crêtes d'une montagne ensevelie dans les milieu de canaux larges comme une rivière; à chaque
abimes de l'océan. A côté d'eux, la sonde plonge dans les instant un îlot, une pyramide sortant comme un fantôme
profondeurs considérables d'une vallée sous-marine. du sein de l'onde, semblait vouloir nous défendre l'abord
Du 7 au 10, nous naviguons entre une chaine d'iles de régions inaccessibles aux humains. On avançait timi-

plus ou moins hautes, la plupart composées d'unseul pic, dement et bientôt un goulet jusque-là inaperçu nous per-
échelonnées le long de la côte occidentale
de Patagonie mettait de tourner et de déborder l'obstacle qui semblait
depuis les terres de Magellan jusqu'aux Chiloë, et qui tout à l'heure infranchissable.
laissent entre elles ou entre le continent et elles ce que les La nuit et nous n'avions encore aucun
approchait,
marins appellent les canaux latéraux. Nous mettons à proximité en outre le vent une
pied mouillage prenait
à terre dans l'une de ces iles qui sont encore à baptiser intensité rassurante, et bientôt un déluge de pluie
peu
(le mouillage seul a reçu le nom de Puerlo-Bueno). C'est venait ajouter à la profondeur des ténèbres un surcroît
une pyramide de granit qui -8' élance du sein de la mer, et de misère pour l'équipage fatigué et d'embarras pour le
dont la base battue par les flots ne laisse pas autour dont l'œil scrutateur interrogeait l'horizon, cher-
capitaine
d'elle le plus étroit cordon de terrain plat. Inhabitée chant à saisir les vestiges du port où il pourrait trouver
comme:le paraissent être toutes les iles des canaux laté- un abri. L'obscurité devenait de en
plus plus pro-
raux, elle peut être considérée comme inhabitable, Quelles fonde, rien ne se dessinait autour de nous.
LE TOUR DU MONDE. 223

Il fallaitmar,cher cependant pour n'être point drossé gamme nouslança un. flux de paroles. On l'invita par
au gré du vent et des courants contre quelque rocher qui signes à monter, en renforçant l'invitation de la présen-
nous eîtt brisés. Autrement dit, mieux valait encore es- tation d'une galette de biscuit tenue à distance. Saisis-
sayer de suivre dans les .ténèbres une route raisonnée sant alors comme
un paquet inerte le môme que la mère
que de s'abandonner à la force aveugle du vent et des tenait sur son sein, il nous le présenta à bout de bras en
courants. On avançait lentement, très-lentement pour appuyant son geste d'un discours chaleureux comme s'il
ne donner au choc, s'il avait lieu, que le moins de force avait été parfaitement sûr-d'être compris de nous. Comme
possible réglant la direction de la marche sur des nul ne tendait les bras
pour recevoir l'enfant, il le remit
intuitions auxquelles une rare sagacité pouvait seule à sa mère, et intarissable dans ses paroles, il nous mon-
donner quelque chance de succès. Une grande partie trait du doigt tour à tour chacun des trois jeunes garçons
de la nuit se passa dans cette perplexité, et l'on parvint de dix à douze ans qù'il avait dans sa pirogue.

enfin, à la faveur des lueurs fugitives des éclairs et sur On crut comprendre que ce gaillard voulait, placer ce
les indications ininterrompues de la sonde, à trouver un qu'il considérait apparemment comme sa marchandise
abri derrière une île et un fond où l'ancre pùt nous Ne trouvant point d'amateurs, il cessa de parler, et comme
fixer. les galettes de biscuit restaient toujours en exposition
Le .13 aOÎlt-, nous eÙmes communication avec une fa-. mais ne tombaient point dans la pirogue, il se décida à
mille de Pêcherais de la bnie GcL~ell (promontoire d'Ex- venir les chercher. Ses deux compagnons le suivirent; les
mottth, côte de. Patagonie). Une demi-douzaine d'hom- femmes et les enfants restèrent à leur place.

mes, de femmes et d'enfants, avec un nombre ~l peu près Nos trois hôtes étaient gens fort bien portants, en ap-

égal de cl.iens entassés pèle-mêle et se réchauffant mù- parence du moins, plutôt gras que fortement musclés, à
tuellement, vinrent à notre rencontre. Malheureusement large carrure, à grosse tête carrée, à formes et à figure
ils arrivaient un peu tard, au moment où nous levions épaisses, de taille ordinaire, c'est-à-dire de un mètre

l'ancre, en sorte que nous ne les vimes qu'un-instant, soixante-cinq centimètres à un mètre soixante-quinze
mais assez pourtant pour nous assurer que c'était etac- centimètres. Ils avaient la peau brune, les cheveux
tement la ïnëme race d'hommes que celle que nous noirs, plats et roides, peu ou point de barbe, des sour-
avions vue à Saint-Nicholas. cils rares des yeux petits et noirs, le nez épaté et pro-
Le 14, à une douzaine de lieues au nord de la. baie fondément enfoncé entre les orbites, les pommettes
Levell, notre curiosité put être complétement satisfaite; saillantes, la bouche moyenne, le front petit et un peu
nous eûmes le loisir de nous amuser pendant trois heures fuyant, la physionomie inintelligente.
d'une troupe de Pêcherais. Trois hommes, trois fem-
mes, inoutards, et comme de la Couleur de la peau des Pêcherais.-Les Pêcheraises. Effet d'un
quatre complément
miroir sur un Pêcherais. Si ces sauvages croient en Dieu.
famille, quatre ou cinq chiens nous arrivèrent dans une
Ornements, armes.
seule embarcation. Celle-ci, beaucoup moins imparfaite

que celle dont j'ai donné précédemment la description, Jeremarquai que la peau du tronc, couverte par un
était construite en planches, quoique évidemment de fa- cuir d'animal et par conséquent plus à l'abri du soleil
brication indigène. Elle était mue par quatre grands avi- que la figure, _était cependant de teinte plus foncée, et je
rons. faits de deux pièces, à savoir un long manche au me disais que s'il était vrai que l'éclat du soleil et de la
bout duquel était liée une palette 1. lumière doimât aux peuples bruns ou noirs la couleur qui
La mère de famille gouvernait avec une petite rame, les caractérise, c'est le phénomène inverse que j'aurais
les hommes nageaient. dû remarquer chez mes Pêcherais. En réfléchissant de-
La fourmilière de jeunes femmes, d'enfants et de puis à cette question, j'ai regretté de n'avoir pas avec
chiens était entassée
pêle-mêle autour
d'un foyer allumé soin examiné si cette teinte plus sombre de
la peau du
sur du gravier au milieu de la pirogue. Les chiens étaient corps ne tenaitpas à la malpropreté du vètement, car il
mis en position d'échauffer les. parties nues de ces mal- peut se faire que ces braves gens se trouvent quelquefois
heureux qui n'avaient qu'une petite peau jetée sur l'é- la figure assez sale pour la laver, mais qu'ils négligent
paulè, encore le plus jeune des enfants dans les bras de cette petite coquetterie pour le corps sur lequel, d'ail-
sa mère était-il complétement nu. Le pauvre petit être leurs, le contact de l'eau froide exercerait une sensation
était à. peine âgé de quelques mois. plus vive et plus désagréable. Voilà un petit point d'ob-
La pirogue accosta le bord; un gaillard qui paraissait t servation que je recommande aux ethnologistes parisiens
être le chef se leva, et déployant toute l'étendue de sa qui iraient faire un tour en Patagonie.
En rappelant à mon esprit les impression que je subis
1. Il n'est.pa.s inutile, pour les appréciations ethnologiques qu'on dans les circonstances dont je parle, j'avoue,que je con-
pourrait déduire de là, de faire remarquer que ces sauvages nous sidérai comme parfaitement clair et certain que ces Amé-
dirent quelques mots d'anglais, comme captain et uater, ce qui ricains avaient la peau du corps naattcrellemeut plus brune
doit faire penser ou qu'ils ont été plusieurs fois en relation avec
des navires, ou, ce qui est encore fort possible, qu'ils ont l'écu que celle de la figure. Les femmes, dont j'aurais dû
dans le l'oisinage de pêcheurs de phoques qui s'établissent pen-
dant une saison de l'année sur dimérents points des rivages ma- parler d'abord, par égard pour le beau sexe, tout en par-
ticipant aux caractères généraux que j'ai tracés, avaient
gellaniques pour y fabriquer de l'huile que des navires viennent
prendre avec les fabricants à la fin de la saison. une figure plus agréable, moins grossière, et une expres-
224 LE TOUR DU MONDE.

sion de physionomie langoureuse quine leur messeyait gardait assez bien sa dignité, mais ses deux acolytes folà-
Bref, les jeunesPêcheraises ne sont pas mal, à traient sur le pont, affublés de chemises, vestes, pantalons
point.
mon goùt. Je parle ici eh général, de même que le por- et souliers Ces derniers meubles étaient ceux qui
percés~
trait précédemment esquissé ne s'applique pas seulement leur paraissaient .les plus drôles, aussi battaient-ils de
à nos trois hôtes .du moment,' mais est collectif pour tous la semelle comme. des maitres d'escrime: On coiffa l'un
ceux que nous ayons ''us. d'eux du couvercle en cuivre
et ~onde l'aréliippmpp,
Les femmes sont donc mieux que les hommes; à l.'in-. lui mit une glace. devant là face. fut le La stupéfaction
verse de ce que j'ai observé ailleurs. Je rie- dis pas en premier sentiment que lui fit éprouver le phénomèüe in-
France 1 Elles sont du reste fortes et presque aussugran- connu de la réflexion du miroir; puis, collant: son nei\:
des que les hommes, à poitrilie fortement proéminerite, sur la glace comme pour embrasser l'iin il inclinait
conique et.non globuleuse. Les personnages étant con' la tête à droite,àgaüche, dans tous les.sens; étonné-de.
nus, assistons maintenant à la petite représentation qu'ils voir l'ètre fantastique qu'il avait sous les yèux- opérer les
veuleut bien nous offrir. mêmes mouvements. Il voulut tenir là. glace entre «ses
1\,Ils en gaieté par le biscuit et le pain fournis de façon à mains, et alors il se mirait et retournait-la glace brus:
satisfaire complétement leur appétit, ils ne tardèreilt pas quement, mais
ne voyait rien par derrière. Il prit alors
à prendre des familiarités avec nos matelots. Le chef le parti de saisir le -miroir d'une seule main, et tout en

Poi't-Gaiat,t, ail fond de la ùaie Saint-Nicholas. Dessin de E. de Bzrard d'après l'atlas de Dumont d'Urville.

lixaut l'image de porter la main libre' derrière la glace. Les femmes portaient en collier des coquilles..et°dés
pour saisir le singulier individu qu'il avait en _présence. morceaux d'os travaillé; était-ce un ornement ou des
A la stupéfaction première avait succédé une joie folle amlùettes?

qui, arrivée à son paroxysme, fut couronnée par des en- Pour acquérir la connaissance la plus complète possi-
trechats. ble de l'industrie de. ces Indiens, nous fimes vider la pi-

Quelqu'un voulant chercher à savoir si ces sauvages- ro-gue de tous les objets qu'elle contenait, et nous vimés
reconnaissaient mi être
suprême se prosterna- en mon-- deux lances faites l'une d'un os (de -pho-que probable-
trant le ciel. Chacun d'eux fit à ce sujet un geste- et une ment), effilé et dentelé sur un des éôtés, assujetti-par

réflexion, et l'un d'eux, montrant aussi le ciel; éntama une suture à l'extrémité d'un bâton de deux mètres énvi-
une -mélodie qui ne manquait pas d'un certain charme. ron de longueur; l'autie ne différai.t q"ue*par la forme:de
Avaient-ils compris la question? Leur chant était-il.un l'extrémité osséusé qui était taillée en pique. Ces armes
à la divinÍté? En un mot ces sauvages' servent animaux
hommage pai,ta7- probablement.à attaquer Je_s'phoques,
gent-ils les dogmes des peuplades américaines mieux stupides qui venant souvent se reposer sur la glace ou sur
étudiées et plus -connues qüi croient à des esprits, à la grève sont alors très-facilement attaqu~bles.
l'âme du monde, etc.? C'est 'ce qu'il ne m'est pas permis- DE R0CH-S;
_~< t.:
d'affi rme r. fin à la prochainé livraisori.).
~(Ca
226 LE TOUR DU MONDE.

JOURNAL D'UN VOYAGE AU DÉTROIT DE MAGELLAN


ET

DANS DES CANAUX LATÉRAUX DE LA COTE OCCIDENTALE DE LA PATAGONIE,

Par M. VICTOR DE ROCHAS, chirurgien de marine.

1856-1859. TEXTE mÉDIT

Armes (.suite). Végétation.

Les armes de ces Pêcherais pourraient servir dans les feuilles leur servaient là-bas à faire une boisson aro-
combats d'homme à homme, cela va sans dire, mais elles matique théifo-rme; aussi le
désignent-ils sous le nom
ne me paraissent pas propres à atteindre des animaux d'arbre à thé. C'est le peiwettia ntucro~aata de la famille
agiles. des vacciniées.
Nos sauvages avaient en outre une provision d'ocre Finissons-en avec les canaux
latéraux en disant que
rouge en poussière et une petite quantité de la même toutes les iles échelonnées le long de la côte, depuis le
substance délayée dans de l'huile de poisson et contenue détroit de Magellan jusqu'au golfe de Penas, ont même
dans une grosse coquille. Cette peinture leur sert-elle à aspect et sans doute aussi même origine; toutes sont for-
se barbouiller le corps dans certaines circonstances? Je mées d'une montagne aux tlancs accores, reliées pour
n'ai vu aucun naturel avec cet ornement, et je n'ai vu ainsi dire entre elles par une multitude d'écueils ou
non plus de tatouages sur aucun d'eux. d'ilots qui émaillent la surface de l'eau de touffes de
Enfin ils tenaient précieusement renfermée dans un sac bruyères.
de peau une certaine quantité de duvet très-fin qui nous Un coup d'œil jeté sur la carte montrera qu'elles for-
a paru destiné à remédier à un grand accident l'extinc- ment la prolongation naturelle du territoire chilien, et
tion dit feu. On comprend que ce n'est pas une petite qu'on peut les considérer comme la prolongation sous-
affaire d'allumer du feu
par le frottement quand on n'a marine de la chaïne des Andes chiliennes dont la partie

pas de bois bien sec et des feuilles sèches. culminante seule est à découvert, en un mot, .comme les
Au fur et à mesure que nous nous élevons vers le nord, pitons ou les crêtes d'une chaine de montagnes
aux ¡
la végétation prend plus de vigueur. Ainsi au dernier trois quarts ensevelie dans les abimes de l'Océan.

mouillage (quelques lieues au sud du golfe de Penas)


Encore le détroit de Magellan- Les' ¡¡es Narborough. Le cap
nous avons coupé un arbre qui nous a fourni une pièce Pilares et la terre de désolation. Le havre Mercy.
de bois propre à faire un màt de hune; elle a huit mè-
tres de longueur sur un mètre vingt de circonférence. Parler derechef du détroit de
Magellan, c'est peut-
C'est un bois rougeâtre et très-dur; il appartient à une être vouloir pousser à bout la patience du lecteur. Mais,
m.°tacée. Les arbres de cette famille, que nous n'ayons d'un autre côté, n'y point revenir, c'est vouloir rester

point trouvée dans le détroit de Magellan, ne sont pas incompl e t.


rares dans le nord des canaux latéraux. A côté d'eux J'aurais pu accumuler dans le précédent récit tout
nous trouvons des
zue~2naan.icc et, ce qui intéressera sans ce que j'avais de digne de remarque
observé dans mes
doute les botanistes, c'est que cette suxi/'ragée est un ar- deux voyages, mais c'était blesser la vérité, et, ce
bne et un arbre d'assez belle dimension. qui eût été plus grave sinon aux yeux de l'auteur du
Nous retrouvons, du reste comme dans le détroit, l'é- moins à ceux du lecteur, blesser la vraisemblance. J'ai
corce de ~Vinter, de lieaux* cyprès, des Iloux et des ar- promis un journal de voyage, et non pas un
d'ailleurs
bustes épineux toujours en grand nombre, des fougères roman; il faut donc prendre le temps comme il vient, et
arborescentes comme nous.n'en avions point encore vu, les choses comme elles se présentent.
c'est-à-dire de près de deux mètres de hauteur. C'est Nous effleurerons
les points déjà connus, et nous ar-

que la température est bien plus douce qu'à Magellan, rêterons à ce qui est nouveau. Rappelons-nous que
comme le ferait préjuger, du reste, la latitude plus éle- nous sommes sortis du détroit au cap Tama.r; ce n'est
vée. Ainsi le thermomètre marque dans l'après-midi pas là tout à fait l'extrémité occidentale du détroit de
de + 6°5 à + 7°5, et ne descend point, dans la nuit, jus- Magellan. Nous allons pénétrer par celle-ci et parcou-

qu'à zéro. Nous retrouvons dans toute l'étendue des ca- rir tout d'abord le bout de chemin qu'il nous restait à
naux latéraux un arbuste que ceux de nos matelots qui faire.
ont été à Terre-Neuve reconnaissent pour celui dont les Le 30 novembre 1859, après quarante-cinq jours de

navigation continue dans une mer souvent furieuse, et


1. Suite et fin. Voy. p:1ge 209. où l'on ne rencontre à cette époque de l'année que des
228 LE TOUR DU MONDE.

bancs de glace flottants, nous apercevons à une vingtaine cou.te de foc prétendent que ce n'est pas un temps 11cou-
de milles de distance les sommets neigeux des îles Nar- cher dehors, qu'il faut entrer morts ou vifs: Accdnces

borough. Heureuse découverte pour des navigateurs fortu:nn jmi~nt.'


qui, battus par une monstrueuse lame de l'ouest et Enfin la découverte déjà signalée coupa court à toutes

poussés par un vent violent de la même direction, déso- réflexions et nous


dirigeâmes nous à toute vapeur sur le
lés de voir arriver la nuit sans avoir encore pu saisir cap Pilanes. La houle qui nous poussait s'élevait à une
dans l'horizon embrumé aucun point de repère pour l'at- hauteur colossale au-dessus de la poupe et semblait cha-

terrissage, se trouvaient dans la douloureuse alternative que fois devoir déferler sur elle 1.
ou de repiquer au large ou de s'exposer à être jetés pen- Le cap Pilares, promontoire dé la Terre de Désola-
dant la nuit contre les rochers. En pareille occur- tion, est un affreux et stérile rocher propre à jeter la

rence, chacun à bord dit son mot; les pères de famille, tristesse et l'effroi dans l'àme du navigateur qui ne serait
lés gens prudents disent qu'il serait bon de repiquer au pas déjà familiarisé avec de pareils spectacles.
large, ceux qui ont le mal de mer et les n2ayeu,rs d'é- Nous mouillâmes au havre ilici-cy, sur cette Terre de

Fond de la rivière de Gennes. Dessin de E. de Bérard Li après l'atlas de Dumont d'UrviUe,

Désolation qui n'a point usurpé son lugubre titre, au pied les points du compas et des calmes plats. On comprend

d'une décharnée d'un millier de mètres de dans quelle se fett trouvé un navire à
montagne périlleuse position

hauteur. voile à notre Là n'était le seul embarras, les


place pas
Notre mouillage fut signalé ou accompagné par un de approches
du havre Mercy sont, du moins à cette
époque

ces phénomènes atmosphériques si fréquents


le dé- dans de l'année, parsemées de grands bancsde fucus, véritables

troit et si féconds en naufrages. Suivant la position que


nous occupions par rapport aux terres voisines, suivant 1. Dans une discussion les ap-
académique, Arago, critiquant
des changements difficiles à calculer dans la direction des préciations de Dumont d'Un'ille qui prétendait avoir vu des vagues
de vingt-sept à trente-trois mètres de hauteur, considérait une
courants atmosphériques sous l'influence de causes di-
hauteur de six à huit mètres comme le maximum que les vagues
verses (échange d'atmosphère terrestre et marine, décom- atteindre. Il est fort possible que lés appréciations de
pussent
fluide par la disposition Dumont d'Unille soient entachées mais il est cer-
du courant et l'inclinai- d'exagération,
position de
tainpour moi, et
je crois.que mes compagnons voyage parta-
son variable des terres) nous avions à essuyer alterna-
tagent cette opinion, qu'Arago est resté bien au-dessous de la
tivement et brusquement des bouffées furib'¿ndes de tous vérité.
LE TOUR DU MONDE. 229

forêts marines qui s'élancent de profondeurs considéra- jette la sonde et prenant enfin de l'assurance par la cer-
bles à la surface de l'eau. Le na\'igateur titude qu'il acè¡uiert
qui n'est pas iu- qu'il est bien dans les eaux battues
formé de ces conditions hésite à mettre le cap sur ces en tous sens par les habiles
hydrographes qui en ont
bancs qui paraissent lui déceler un bas-fond; il est plus dressé la carte, il passe à travers ces bancs de.varechs
ou moins désorienté, doute de sa position, alors sur lesquels il glisse sans le moindre
interroge choc. Mais qu'on
de nouveau sa carte et ses points de les compare se figure un marin
repère, qui découvre ces parages, de qui tout
aux accidents de la côte qu'il a sous les yeux,
jette et re- ce,,qui l'entoure est ignoré, et non pas sur un bateau à

Embouchure de la rivière de Gennes. Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de Dumont d'Urville

vapeur qu'on arrête à la parole, fait virer à vo- n'est


qu'on plus critiques encore, pas un des hommes les plus
lonté, qu'on dirige vers et contre le vent, en tous sens, les plus étonnants, les plus dignes
audacieux, d'admi-
mais sur un navire à et l'on dira si Magellan, ration la terre ait jamais produits i
qui que
a dû s~ .trouver ceÙt fois dans des ou Nous voilà donc ancrés au havre
positions analogues de Mercy. Personne

Huttes de Pécherais au havre de l'Espérance. Dessin de E. de Bérard d'après King et Fitzroy.

n'aura de peine à croire que nous avions


grande hâte de manach, etc. Des portes et des planches de cloison nous
mettre pied à terre; c'est ce que nous fimes en dépit de les malheureux
indiquaient que s'étaient construit une
la neige et de la grêle qui nous arrivaient une tente
par grenasses, baraque; déchirée par le vent était encore en
comme disent les marins, de courte durée heureusement. Un tas de bouteilles
place. et de boîtes de conserves
Notre première trouvaille fut un campement de naufra- nous tranquillisait sur lé sort des naufragés pendant leur
gés récemment abandonné ainsi que nous l'indiquaient séjour au ha~~re Mercy, Des bois sciés, un appareil de
un baril de lard encore une paillasse, un al. scieur de long improvisé
peu avarié, avec des vergues nous permet-
230 LE TOUR DU MONDE.

taient de conjecturer que ces hommes s'étaient construit une très-grande distance et après une submersion très-
une embarcation sur laquelle ils étaient pftrtis. Ce nom- prolongée. Cet oiseau est de la famille des plongeurs et
bre considérable de débris indiquait que le navire ne s'é- on peut dire qu'il n'a pas volé sa place dans cette fa-
tait pas perdu loin de là et que, bien que nous n'en mille-là Son mouvement il
pus- premier pourtant, quand
sions découvrir aucun vestige, sa destruction n'avait pas été est serré de près, n'est pas de mais
de courir,
plonger
instantanée et avait permis non-seulement le sauvetage de et sa course est d'une vitesse surprenante; puis il plonge
la totalité ou la presque totalité de l'équipage, mais aussi quand il se juge à une assez grande distance pour opé-
de vivres et autres utiles. Toutes ces considéra- rer son mouvement avant l'arrivée de l'ennemi.
objets Sur. le
tions qui seront trouvées peu intéressantes par celui qui rivage il n'est pas aussi bien à son affaire, et si l'on par-
en prendra lecture au coin de son feu, étaient non- vient à lui couper la retraite du côté de l'eau, on peut
seulement intéressantes mais consolantes nous. le tuer à coups de bâton. Comme il a les pattes
pour plus en
Permis au poëte de dire en arrière que les autres oiseaux, son port est aussi très-
différent; il se tient dans une position verticale. En ré-
Dulce, mari magna, turbantibus æquora ventis,
« E terra magnum sumé, c'est un animal fort curieux.
alterius spectare laborum; »
Les pingouins habitent tout le canal de Magellan,
le navigateur ne se réjouit pas autant au spectacle de ses mais je n'en ai vu nulle. part autant que dans la baie de
en danger, et les vestiges d'une catastrophe Punta-Arena et au havre
pareils par- Mercy. Là, nous les voyions
lent à son cœur avant que d'éveiller en son imagination traverser le port suivis de leurs petits qu'ils abandonnent
les poétiques images d'une lutte suprême contre les élé- cruellement il s'agit à l'ennemi.
quand d'échapper
ments en fureur.
avoir recueilli
les objets les plus propres Retour à Punta-Arena. Description de la ville.-Inscription
Après à éclai-
géologique. Forèt vierge. Mine de houille.
rer l'enquête qui pourrait être faite dans le monde mari-
time par les parties intéressées au naufrage, nous lais- Laissons le havre où je crains d'avoir retenu
Mercy
sâmes ces tristes débris et rimes une petite excursion trop longtemps le lecteur, défilons devant cette Terre de
dans les environs. La terre était déserte; le moin- Désolation lui con-
pas qui présente toujours l'aspect qu'on
dre vestige d'etre vivant, pas une empreinte de pas sur naît; et Saint-Nicholas et arri-
enjambons Playa-Parda
le sol détrempé ou sur la neige, pas une cabane, pas un vons à Punta-Arena où nous avons du nouveau à appren-
feu dans le cercle de l'horizon. Affreux en effet, dre. Le temps, d'humide et froid est devenu
séjour, qu'il était,
que ces montagnes dénudées, coupées à pic, séparées magnifique, la température est douce, le ciel est pur, le
par des ravins rongés par les torrents ou comblés par soleil splendide. Notons cette petite observation toute
les mousses, les fougères et les arbustes banale à la rappeler
qu'elle paraisse, j'aurai plus tard.
Cependant les capitaines
anglais qui firent l'hydrogra- .Pour le moment elle a cela de bon qu'elle nous promet
phie de ces parages signalent dans leurs écrits l'existence un heureux séjour et de belles promenades dans la colo-
d'une famille de Pêcherais en ces lieux. Mais cette fa- nie chilienne. Voilà bien la jeune cité que nous avions
mille aura
péri ou se sera éloignée, vue il y a trois ans. Elle n'a point changé
car, les Pêcherais toujours élé-
sont nomades. N'ayant pour tout bien que leur pirogue, -gante et proprette, mais aussi toujours comme
petite,
il leur en coî~te peu de changer de séjour: ces jolies filles si mignonnes et si bien tournées aux-
La journée du lendemain ne nous apprit rien de plus quelles la nature ne semble avoir refusé que le déve-
que celle de la veille; cependant un de mes jeunes com- loppement.matériel.
pagnons, qui, sous prétexte de chasse, faisait l'investiga- Nous descendîmes au rivage où nous trouvâmes une
tion intelligente des environs, découvrit dans un ravin, route et bien entretenue
large pour nous conduire à la
sous une touffe d'arbrisseaux, un squelette dont il eut la ville. Celle-ci n'a, à proprement seule
parler, qu'une
bonne pensée de m'apporter la tète. Les
caractères ana- rue propre, saine et bien alignée, bordée de maisons
tomiques de ce crâne ne me permettaient pas le doute toutes attenantes, devant lesquelles se développe dans
sur son origine, c'était un crâne de Pêcherai. Il figure toute la longueur de la rue une galerie ou uari·nvda,
aujourd'hui avantageusement parmi les collections du. pour me servir de
l'expression espagnole. L'église et
Muséum à Paris. l'hôtel du gouverneur sont à l'extrémité, et jusqu'à ce
La mer est au havre Mercy moins ingrate que la terre, jour, les deux seuls monuments de la place. Vis-à-vis
on peut y pêcher du poisson et surtout des moules en l'hôtel gouvernemental est un fortin palissadé défendu
abondance; on y peut tuer quelque gibier, surtout des par quelques canons et pourvu d'une caserne. La ville

pingouins. Cet oiseau (on pourrait presque dire cet am- elle-même est entourée d'une palissade. Une rivière tor-

phibie) est assèz curieux pour mériter une courte notice. rentueuse coule au pied du fort, elle arrose une belle
Pour en donner uneje le comparerai
idée, à un gros plaine plantureuse qui se développe derrière la ville
caiiard dont il a, l~)'OSSO 1720C~0, la forme, le bec, le vo- d'un côté, tandis que de l'autre s'étend une forêt sans fin.
lume et même le cri, mais ses ailes rudimentaires ne lui Nous ne trouvàmes plus à Punta-Arena nos vieilles

permettent pas de voler. Quand on le poursuit il court connaissances, le commandant et le moine chiliens. Un
sur.l'eau en prenant un large point d'appui avec ses gouverneur, Danois de nation, mais au service du Chili,

grandes pattes palmées, ou bien il plonge et ne sort qu'à et un moine italien les avaient remplacés. Sans oublier
LE TOUR DU MONDE. 231

le bienveillant accueil de nos anciens hôtes, et tout en core, dans le détroit, je n'avais vu d'arbres aussi gigan-
rendant pleine justice à leur bon vouloir et à -leur ama- tesques l'un d'eux to~bé de vieillesse ou renversé raI'
bilité, je ne cacherai
pas cependant que nous n'avions l'ouragan mesurait à la base de son tronc près de
rien perdu au change. Dans le gouverneur nous trouvâ- deux mètres de diamètre. C'est le plus fort que j'ai vu,
mes à la fois un esprit cultivé et une grande aménité de mais il y en avait beaucoup d'approchants.
manières, et dans le curé tout ce que peut inspirer à une Nous nous engageâmes enfin dans la gorge qui devait
âme chaleureuse et bonne une vive sympathie pour-le nous conduire au but de notre course, ce qui ne se fit pas
nom français. sans plus d'hé3itations qu'on en met à prendre la grande
Nous fûmes bien heureux de trouver à Punta-Arena route. C'est ici surtout qu'il fallut faire une pause pour
les naufragés du havre Mercy Leur navire, construit en donner à l'Indien et à ses chiens le temps de nous mettre
France et appelé la Sei~le, était la propriété d'un arma- en bon chemin. Notre homme ne se donna pas grand
teur chilien. Il venait de Valparaiso pour faire le sauve- mal par lui-même et se contenta de diriger la besogne
tage- d'un navire anglais échoué à l'extrémité orientale en lançant ses chiens devant lui. Ces animaux flairaient
du détroit entre le cap des l'ierges et la baie Gregor~. Il le sol, en battant la campagne dans la direction où leur
avait mouillé au havre Mercy, un peu trop au large, maître les lançait. Bientôt ce dernier nous donna le signal

apparemment, et le mauvais temps, après lui avoir fait d'avancer: le chemin était trouvé.
casser ses chaines d'ancres l'avait jeté à la côte. Tout le Ce ne fut pas la seule circons'ance où, dans cette pit-
monde s'était sauvé, et, après trois semaines employées toresque promenade, les chiens nous furent d'un grand
en préparatifs de départ, on avait gagné Punta-Arena secours, et je faillirais ~~imon devoir d'historien si je ne
en embarcations. capitaine Le
du premier bâtiment rendais justice à la sagacité de ces éclaireurs.
naufragé était aussi à bord du second; il avait donc es- Le plus curieux de la route nous restait à faire la

suyé deux catastrophes coup sur coup. Il va devenir no- gorge tortueuse au fond de laquelle nous allions cher-
tre passager jusqu'au Espérons qu'il ne fera pas cher notre mine de charbon est cneusée dans un des ra-
un troisième naufrage meaux terminaux de la chaine la signale des Andes. Je
Le lendemain de notre arrivée à Punta-Arena, j'en- aux géologues comme un magnifique exemple de vallée

trepris, en compagnie des officiers de la garnison et cL'é~~osion elle va s'élevant et se rétrécissant progres-
du curé, une intéressante excursion. Il s'agissait d'aller sivement jusqu'au gisement carbonifère. Une rivière
visiter le gisement carbonifère dont
j'ai précédemment torrentueuse en occupe presque toute la largeur elle

signalé l'existence au lecteur. La course eût été longue est encaissée entre des
espèces de falaises exclusivement
et pénible à faire à pied dans la
gorge de montagnes ~omposées de terrain sédiment'aire, meuble en grande
où il fallait s'engager. Heureusement les chevaux ne partie et fort sujet aux éboulements. J'ajouterai pour
sont pas rares à Punta-Arena. La cavalcade une fois satisfaire la curiosité des amateurs de pittoresque, que
bien organisée s'ébranla sous la conduite d'ûu métis des arbres superbes couronnent le sommet des mu-

hispano-américain, précédé de ses chiens, que nous ver- rccilles qui encadrent le torrent leurs racines, à demi
rons dans les endroits difficiles, rechercher, avec un dénudées par le fait des éboulements, semblent per-
instinct admirable, le sentier à suivre, au double moyen forer les parois de ces murailles. La rivière qui cherche,
de l'odorat et du regard. Nous traversâmes, en sortant l'établissement de son lit, non-seulement les pentes
pour
de la ville, une magnifique plaine qui pourrait nourrÎI les plus favorables à son écoulement, mais les couches
une population considérable et tant soit peu laborieuse, de terrain qui lui opposent le moins de résistance, se
mais (lui pour le moment ne fournit de pâture qu'à un glisse tortueuse à travers les mille accidents du sol, con-

troupeau encore trop réduit pour suffire à la subsistance tournant les roches les
plus cohésives, ravinant et tra-
de la colonie. Nous entrâmes ensuite dans une forêt versant les
plus molles. J'ai trouvé sur ses bords des
vierge où il fallait toute
la sagacité d'un Indien pour dé- bancs considérables de coquilles fossiles, où les huîtres
couvrir et suivre les sentiers capables de nous livrer pas- et autres genres analogues à ceux de l'époque actuelle

sage, aussi bien que l'instinct et l'agilité de chevaux de sont empâtés dans un mortier ar 1 -sabloiii-.eLix.
gauchos pour s'arrêter devant les obstacles avant d'a- L'argile, le sable, les dépôts coquilliers, les cailloux
voir tué son cavalier, et pour bondir au-dessus des troncs roulés, englobés dans ces diverses le grès qui
couches,
d'arbres renversés. La forêt constituée, en majeure par- prédomine au fur et à mesure qu'on approche du dépôt
tie du moins, par les arbres dont il a été fait mention à houiller, telles sont les roches qui constituent le terrain

propos de Port-Famine et de Saint-Nicholas, moins l'é- Õlt est ouverte la vallée que nous parcourons.
corce de Winter, se développe, dans là partie où.noûs Arrivons enfin au charbon. Le gisement de combus-
eûmes à la parcourir, sur un terrain plan, ce qui la rend tible parait considérable, et s'il est difficile de préjuger
plus facilement praticable. Le puissant développement de son épaisseur, du moins est-il permis de constater
de ses rameaux étouffe la végétation rabougrie qui vou- qu'il s'étend sur une vaste superficie. La rivière roule
drait prendre racine entre ses troncs en la privant des un nombre considérable de morceaux de charbon qu'elle
rayons bienfaisants du soleil, de sorte qu'on circule sous arrache à ses bords, les sème sur sa route et en entraine
de véritables dômes de feuillage dans des allées embar- jusqu'à son embouchure. Ce furent les premiers indices
rassées sans doute, mais non pas ericombrées. Jamais en- qui éveillèrent l'attention des Chiliens, et leur donnè-
232 LE TOUR DU MONDE.

rent la possibilité, en remontant le cours de la rivière, rain meuble, et on m'a dit-qu'en circonstance la
pareille
d'arrirer à la drcouverte du dépôt qui l'ournissait les besogne à faire n'était ni peu considérable ni peu dis-
écbantillons recueillis sur le bord de la mer. pendieuse. En second lieu, le transport du combustible

Quelque riche que soit cette mine de houille, elle ne à la mer ne pourrait s'opérer sans de grandes difficultés
fera proba131ement jamais la fortune de la colonie, en et de grands frais, parce que la ri~~ière Sand~ n'est autre
raison des difficultés de son exploitation. D'abord le com- chose qu'un torrent incapable de porter des radeaux, soit
bustible est reeoUl'ert d'une couche très-épaisse de ter- par le manque d'eau dans les beaux temps, soit par son

Terre de Feu. Le mont Sarmiento vu du cap Froward. Dessin de E. de Bérard d'après King et FitzroI.

impétuosité .que rendent plus dangereuse ses mille si- heures pour s'y rendre, ce qui suppose une assez bonne
nuosités, dans les grandes pluies et à la fonte des neiges. distance.
Ces conditions sont d'autant Notre retour à la ville s'effectua sans mésaventure à
plus regrettables que le
charbon parait être de bonne qualité. la faveur des derniers rayons du soleil. Les splendeurs
Je ne saurais dire au juste à quelle distance de la ville du couchant, la pureté de l'azur céleste dans les beaux
et du rivage est située la mine en question je sais seu- jours des régions australes n'ont pas d'égales dans nos
lement qu'il faut quelque chose comme trois à quatre climats plus favorisés sous d'autres rapports. A cette
LE TOUR DU MONDE. 233

époque (commencement de décembre) le printemps ba- curése chargèrent à l'envi d'égayer l'heure des adieux.

layait les frimas, la nature semblait renaitre, et avec Nous nous séparâmes enfin à grand'peine et non sans
elle l'ardeur dans tous les êtres. Tout nous invitait donc quelques regrets, du moins de notre part. Notre connais-
à profiter de la: dernière soirée que nous avions ¡l passer sauce était de date bien récente, nos relations araient
aû milieu de nos aimables hôtes' pour reculer d'autant été bien'éphémères, et pourtant un lien du cœur nous
la nouvelle période monotonie qui nous at- attachait déjà les uns aux autres. L'existence du marin
d'ennuyeuse
tendait dans notre prison flottante. Le gouverneur et le est ainsi faite que, le séparant violemment, par inter-

Terre de Feu. Les pies du détroit de l'Amirauté.- Dessin de E. de Bérard d'après King et Fitzroy.

valles souvent fort longs, du commerce bienfaisant de avancé, c'est un enfant qui reste longtemps au berceau,
ses semblables, elle le dispose à contracter des affec- et, s'il faut dire francl:ement ma manière de ~~oir, j'a-
tions plus promptes et plus vives elle le ramène c'est un avorton n'arrivcra à
quand jouterai que qui jamais
au milieu d'eux pour briser impitoyablement les liens à l'âge adulte.
peine formés, et dont il n'a eu le temps de goûter que Que lui manque-t-il donc pour assurer ses moyens
les douceurs. d'existence 'et de progrès ?- Eh ce qui manque à d'autres
L'établissement chilien, on l'a vu, est encore bien peu étaùlissem'ebts qui lion., touchent de plus pl:ès, et que je
234 LE TOUR DU MONDE.

ne nomme pas. Peut-être manque-t-il quelque chose si près de la grève qu'on pouvait y aller sans le secours
de.plus encore, l'argent. d'une embarcation; aussi vîmes-nous une troupe de Pa-
Sa position, son assiette sont cependant bien favora- tagons occupés à opérer à leur maviè~'e le sauvetage de
bles. Outre sa situation sur un canal qui fait communi- la cargaison. Ce mot de Patagons qui revient ici et qui,

quer les deux grands océans, sur la route de Valparaiso comme je l'ai dit, sigoifie g~°ancls picds~, 1, me rappelle les
et de San-Francisco, canal qui sera de plus en plus fré- deux nouveaux échantillons de cette race que j'ai vus à
quenté au fur et à mesure de l'extension de la marine à mon second
passage à Punta-Arena. C'était un cacique

vapeur, il a pour champ d'exploitation un excellent ter- des environs et sa femme, qui étaient venus rendre leurs
rain, une terre éminemment propre à la culture des cé- hommages au gouverneur et par la même occasion ré-
réales qui prospéreraient sous son climat, à l'élève des glh quelques petites affaires. Ces deux personnages
bestiaux qui y trouveraient de gras pâturages. Tous les étaient vètus de
pied en cap à l'espagnole, sans doute
arbres fruitiers de la zone tempérée de l'Europe crois- par la munificence de celui qu'ils venaient visiter. Leur
sent à souhait dans le jardin d'acclimatation du gouver- taille n'avait rien d'extraordinaire, et tout ce que l'on
nement. pouvait dire c'est que le ~nonsieun était un bel homme
Hélas 1 jusqu'à présent, la pomme de terre et les et la dame un beau brin de femme. Les attributs d'une
choux sont à-peu près les seules plantes qu'on,y cultive bonne et forte santé, c'est-à-dire des joues bien rouges,
et en très-petite quantité. Aussi, le navigateur doit-il un embonpoint notable sans être gênant, joints à une
bien savoir que s'il a des provisions à donner il peut s'a- large carrure, à des membres fortement
à une .tournés,
dresser à cette colonie, mais qu'il n'a ni commerce ni charpente solide en un mot, donnaient à penser que si
ravitaillement à y aller chercher. La presque totalité des ces caractères étaient des attributs généraux de la race,
habitants, au nombre de trois cents aujourd'hui, y vivent ce qui nous fut affirmé, cette race était réellement plus
de la ration du gouvernement; les quelques autres y vé- forte que la nôtre. Telle- est aussi l'opinion de M. AI-

gètent misérablement et au jour le jour. cide d'Orbigny, lequel a résumé dans les lignes suivantes
des observations qui réduisent à leur juste valeur les
Climatologie du détroit de Magel1an. La véritable taille si malencontreusement et si bé-
exagérations répandues
des Patagons et des Fuégiens.
névolement acceptées jusqu'à ces derniers temps
J'ai déjà parlé de la climatologie du détroit de Ma- « Pour moi, dit-il, après avoir vu sept mois de suite
gellan quelques mots me paraissent encore nécessaires beaucoup de Patagons de différentes tribus et en avoir
sur cet objet. mesuré un grand nombre, je puis plus affirmer que le
Toute l'étendue du détroit ne jouit pas de conditions grand de tous ~z'aunit gtre cind pieds on~e pouces métri-
météorologiques identiques, autrement dit d'une tempé- qucs /'rança,is, tandis que leur taille moyenne n'était pas
rature égale et d'une même distribution des pluies, etc. au-dessous de cinq pieds quatre pouces, ce qui est, sans
La moitié orientale est bien
plus favorisée que l'autre contredit, une belle taille, mais pas plus élevée que celle
aussi la position de la colonie de Punta-Arena est-elle' des habitants de quelques-uns de nosdépartements.
encore sous ce rapport très-heureuse. Cependant je remarquai que peu d'hommes étaient au-
Cela tient à la configuration et à la constitution du dessous de cinq pieds deux pouces. Les femmes sont
sol, si différentes à l'est et à l'ouest du cap Froward qui presque aussi grandes et surtout aussi fortes.
le détroit en deux à peu près égales. En « Ce distingue surtout les Patagons des autres
partage parties qui
effet, du cap des Vierges, extrémité orientale, au Port- Américains et des Européens, ce sont des épaules larges
Famine, s'étendent les plaines sablonneuses ou argilo- et effacées, un corps robuste, des membres bien nourris,
sablonneuses et des ondulations des formes massives et tout à fait herculéennes. Leur
peu considérables. Puis
les côtes s'élèvent, le sol se hérisse à tête est grosse, leur face large et carrée, leurs pommettes
progressivement;
le pays est encore heureusement un peu saillantes, leurs yeux horizontaux et petits. »
Saint-Nicholas, beau,
partagé, mais à peu de distance l'aspect et la constitu- J'ajouterai, pour ma part, que leur teint est brun,
tion du sol changent complétement. Ce ne sont leurs cheveux très-noirs, gros et plats; leur barbe rare,
plus que
montagnes abruptes et trop souvent arides; aux terrains la physionomie des hommes sérieuse, mâle et fière; celle
sédimentaires ont succédé les roches de cristallisation des femmes douce et bonne; que leurs traits sont régu-

volcaniques ou non. liers, mais épais que les membres inférieurs sont moins
Les observations personnelles- que j'ai faites lors de longs relativement aux
proportions du tronc que dans
mon deuxième passage m'ont permis de constater notre race que les femmes ont les mains délicates et les
que.
le climat moyen du littoral patagonien compris entre pieds petits.
Punta-Arena et Saint-Nicholas, ne diffère pas beaucoup Au dire du gouverneur de Punta-Arena, ces Indiens
de celui de notre Bretagne. sont doux et dociles; ils viennent de temps en temps lui
Le 7 décembre,. au matin, nous dimes adieu à Punta- rendre visite en grand nombre. Ces rapports de bonne
Arena, et le surlendemain nous sortions du détroit. Entre amitié n'ont pas empèché toutefois quelques. confli ts
le cap Gregory et le cap des Vierges, nous passâmes de-
l. Magellan donna ce nom la population parce que le pre-
vant le navire anglais dont j'ai signalé précédemment le mier homme qu'il rencontra avait de longues et larges cliaussures
naufrage, Il avait été poussé par le vent et par la vague faites en peau de âuanaco.
LE TOUR DU MONDE. 235

entre les deux voisins. C'est ainsi qu'un des prédéces- autre race d'hommes
que nous connaissons à moitié déjà.
seurs du gouverneur actuel qui, après s'être avancé dans Le rapprochement des deux tableaux permettra d'établir
le pays avec des forces insuffisantes, avait blessé leurs facilement le parallèle des deux variétés humaines qui
usages et peut-ètre aussi voulu faire la loi sans être habitent les rivages du détroit de Magellan.
assez fort pour se faire obéir, fut massacré par les Pata- Les Pêcherais, ainsi nommés par
Bougainvil1e, pro-
gons, hablement à cause de leur occupation hahituelle et de
Une expédition, dirigée depuis avec habileté par l'in- leur genre de vie, habitent ou fréquentent les deux rives

telligent et courageux officier danois qui poussa son ex- du 'détroit de Magellan et les canaux latéraux jusque
ploration jusqu'au grand lac OUwa~-V'aler, détermina- vers le golfe de Penas. Ce sont les mêmes qu'on appelle
la soumission des Indiens et la punition descoupables, aussi Fué~iens, parce qu'on les trame dans les différentes
et jamais depuis les rapports de bonne amitié n'ont été îles qui composent la Terre de Feu. C'est une race
troublés. "d'hommes fort inférieure aux Patagons, peut-être ex-
Le moment est venu de compléter le portrait de cette pulsée par eux, dans les temps antiques, du continent

~ta¡'lissemenL:chilien de Punta-Arena. Dessin de E. d(Berard d'apres une photographie.

américain et réfugiée aujourd'hui dans ces arides ré- on plus de Patagons et trouve-t-on au contraire les Pê-.

gions que les premiers


dédaignent d'habiter. Il est du cherais, qui remonlent de là dans le labyrinthe insulaire
moins remarquable qu'on ne trouve jamais ces deux races des canaux latéraux où personne ne peut venir leur dis-
d'hommes ensemble et que l'une semble fuir l'autre. puter une misérable existence.
Ainsi dans la moitié orientale, là où s'étendent les vastes Ces pêcheurs sont beaucoup plus arriérés que les ca-
pâturages fréquentés par les herbivores dont les Pata- valiers. Comme les Bédouins nomades, ceux-ci plantent
gons font leur nourriture et où les cavaliers ont le champ leur tente de peaux dans les pâturages qu'ils trouvent le
libre pour leurs courses et leurs chasses, dans cette moi- plus à leur convenance pour le moment ce sont les plus
tié du détroit, dis-je, on ne rencontre que des Patagons giboyeux, car les Patagons sont exclusivement chasseurs
et point de Pêcherais. Dans la moitié occidentale, au et nullement pasteurs. Ils vivent en tribus plus ou moins
contraire, les montagnes et les forèts qui couronnent nombreuses, de là les avantages de la vie en société, les
l'extrémité du continent américain ne sont pas propices lois ou les usages reçus que cette vie suppose, etc., etc.
aux excursions aussi n'y voit- Les Pêcherais au contraire diffèrent
vagabondes des cavaliers, peu à l'égard de
236 LE TOUR DU MONDE.

leurs habitatIons et de lear de vie, des- orangs- leurs pommelles plus saillantes,
sont leur front plus in-
genre
outangs et des castors. On leurs connait haLitations, ils le nez plus épaté, la dépression nasale inter-orbi-
ne vivent point en tribus, mais par familles, car on ne taire plus marquée. Leur carrure
est forte; ils sont
tribu une réunion d'une dizaire d'in- trapus. Dans l'une et l'autre race la différence de sta-
peut 1.)~isappeler
dividus au maximum. ture entre les deux sexes n'est pas aussi marquée que
J'ai vu beaucoup de sauvages et même d'anthropopha- dans la nôtre. En somme, ces deux variétés anthropolo-
ges, j'en ai vu dont le territoire n'avait jamais encore été giques ont un grand nombre de points communs, et quoi-
foulé par des étrangers (ceux de l'ile Rossel, archipéÎ'de que aujourd'hui parfaitement distinctes seniblent4~emon-
la Louislade 1), eh bien! nulle pact je n'ai vu d'hommes ter à la même souche.
aussi aussi aussi grossiers Toutes deux à un degré différent
réclament les lumiè-
misérables, ignorants, que les
Pècherais (lui pourtant, soit dit en passant, se contentent res de la civilisation, et, si, ce que je n'ose espérer, la
de la chair des animaux et respectent celle de leur pro- relation que je viens d'offrir au public, pour si imparfaite
chain. qu'elle soit, pouvait intéresser en leur fà~-eùr quelques-
Si maintenant je les compare,
au point de vue pure- uns de ces champions que l'Europe chrétienne envoie
ment physique, aux Patagons,
je dirai que leur taille de par le monde civiliser les harbares, j'estimerais ce
est moins élevée sont moins bien succès comme le plus précieux et le plus noble, et je
qu'ils découplés,
moins fortement musclés. Ils sont gros mais plutôt obèses m'imaginerais que si le lecteur n'avait rien gagné à ma

que riches en système musculaire. Leur peau m'a paru prose, les Pêcherais et les Patagons n'y auraient rien
nu peu plus brune que celle des Patagons. Ils ont"t perdu.
même chevelure, même forme générale de la tête, mais V. DE ROCHAS.

VOYAGES DANS L'111~iÉRIQUE SEPTENTRIONALE,


PAR M. L. DEVILLE.

ÉTATS-UNIS ET CANADA.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS

1854-1855

Départ de Liverpool. Bancs de glace. Halifax. Boston. La Société de tempérance. Le nursée. Monument-de Bunker-Hill
Les de cercueils. Le tltéâtre. Le chemin de fer de l'Ouest. Albany. L'HuLlson et ses bords.

Je venais de parcourir l'Inde depuis Ceylan jusqu'à En sortant du dock du Prince, l'un des plus larges de

l'Himalaya. Bénarès, Agra, Delhi, Lahore m'avaient Liverpool, nous fîunes poussés rapidement.par la marée

présenté l'aspect de villes bien déchues de leur auticlue à l'embouchure de la Meisey. Un vent assez vif agitait

grandeur, se transformant sous la domination anglaise et violemment les vagues du canal Saint-Georges. Pendant
leur caractère hindou. Rome, Athènes, Jérusa- deux jours une grosse mer nou~ secoua sur les côtes
perdant
lem, Balbec, Damas, Thèbes avaient déroulé sous mes d'Irlande puis l'océan Atlanlirlue s'adoucit, et ses lon-

yeux de magnificlues ruines, traces monumentales de la gues lames nous portèrent rapidement jusqu'aux abords
civilisation ancienne. Paris, Lôndres, Berlin, Vienne, du banc de Terre-Neuve.

Saiut-Pétersbourg comme l'expression On aperçoit alors les masses énormes de glaces flot-
m'apparaissaient
du présent. A Boston, New-Yopli, il la Nouvelle-Or- tantes, qui affectent différentes formes. Tantôt elles s'é-

léans, je devais contempler les merveilles du vieux monde lèvent au-dessus de la mer en obélisrlues aigus;tantôt
fécondant le nouveau, entrevoir l'avenir, de ses elles fmment des monticules neigeux qui atteignent cin-
jii,,Pj
promesses et peut-être aussi de ses menaces; je résolus quante mètres de hauteur. Leurs blanches parois offrent
de traverser l'Atlantique. çà et là les beaux reflets bleu d'azur qu'on admire dans
Le 10 juin 1854, je montais à bord du Canad~, qui les crevasses de glaciers. Ces iles de glace poussées par
de Liverpool bateau à vapeur, le vent descendent du pôle à la rencontre des eaui chau-
partait pour Boston. Notre
malgré ses vastes proportions, pouvait à peine contenir des de l'équateur qui les désagrégent et les fondent.
tous les passagers qui se présentaient. Un grand nombre Elles se
rapprochent assez rapidement de notre vapeur.
durent attendre le prochain d'un autre bâtiment A peu de distance, nous rémarquons plusieurs colon-
départ
anglais de la compagnie Cunard. nes d'eau, qui s'élèvent à sept ou liuit mètres au-dessus
du niveau de la mer. Elles nous signalent le voisinage
1. Nous publierons prochainement le récit t['~s-dramati'1ue a'un
naufrage et de ses suites l'ile de haleines il "l'horizon.
Hassel, par M. V. de f~ôcUas. qui disparaissent promptement
LE TOUR DU MONDE. 237

de rien distinguer la nuit dans le port d'Halifax, magnifique


Bientôt une brume épaisse empêche lâcher'pendant
en forme de gourde entre des collines et
mètres du navire. Nous avançons avec pré- bassin creusé
quelques
les matelots, à l'avant du va peur, doivent des bois.
cantion; placés
La de la Nourelle-Écosse, est bâtie en
saus cesse veiller à ce que nous les bancs de gla- ville,capitale
ces masses pesantes nous serait fu- sur le penchant d'un coteau.
ces. Un choc contre amphitlnéâtre,
J'aurais eu plaisir à visiter ses rues propres et droites,
neste. Combien de bateaux
à vapeur ont déjà disparu
ses maisons à l'aspect ses églises imitées du go-
dans ces parages sans laisser aucune trace de leurs nau- riant,
les débarcadères de ses grands magasins de coin-
et tout le monde semlle fort in-
frages. La nuit arrive, thique,
et
le capitaiue. merce dont les pieds.semblent baigne~ dans la vague,
quiet à bord, sans en excepter
surtout sa banlieue semée de beaux villages
Vers le milieu du jour suivant, c¡uelC¡l18s déchirures verdoyante,
et'de charmantes mais notre vapeur, après le
dans la brume nous permettent d'admirer plusieurs blocs villas;
Puis délai strictement nécessaire renouveler sa provi-
de glaces dont je m'empresse de faire le croquis. pour
sion de charbon, immédiatement la mer. Je ne
l'obscurité nous entoure de nouveau et nous force de re- reprit

Iles de sur le banc de Terre-Neuve. Dessin de Paul Huet d'après 1\I. Deville.
glace

et divers il faut au sommet de bien


pus emporter d'Halifaxque de petits paniers d'mil, gravir Bunker-Hill,
connu comme été le théàtre des principamévéne-
objets fabriqués par les Indiens du voisinage. ayant
Le 22 juin, après treize jours de traversée, nous aper- n1ents de ce siége de Boston, qui forma le début de la
cevons la principale ville de .l'État de Massa- guerre de l'indépendance américaine. Là, les fils
Boston, grande
chussets. Elle s'élève au fond d'une haie dont l'étroite des premiers soldats des États-Unis ont érigé un obélis-

entrée est bordée de nombreux rochers. Plusieurs que en granit de soixante-dix mètres de hauteur. Trois
puis-
sants steamers sortent du Ils à leur cents marches d'un escalier, éclairé par des becs de gaz,
port. remorquent
des de pêcheurs et des navires conduisent au faite du monument d'où on découvre une
suite barques chargés
d'émigrants. Les quais de Boston se prolongent de tous vaste étendue de pays Beston occupe l'extrémité d'une

côtés dans le port. De nombreux trois-mâts se pressent "t longue et étroite


péninsule, les ponts et les chemins de fer

sur autour de cette grande et riche autour de la ville, cinquante ilots ou rochers
plusieurs rangées, rayonnent
cité qui couvre le versant de plusieurs collinea. sont parsemés dans une vaste baie bordée de campa-
Pour ce grancl ensemble d'un seul fertilés et accidentées. A peu cIe distance, on aper-
eipbrasser coup gnes
2 38 LE TOUR DU MONDE.

le cimetière du mont sa
çoit Auburn, remarquable par qui ne contenait
Boston, guère plus de vingt mille âmes
gracieuse situation. Plusieurs belles résidences d'été et en 1775, en renferme de deux cent
aujourd'hui près
les villes de Nahant, Lynn, Salem, remplissent les ar- mille. Les maisons, de bois ou de briques, au dix-hui-
rière-plans de ce vaste tableau qu'encadrent les premiers tièmE) siècle, ont fait place, dans le nôtre, à des construc-
contre-forts des montagnes Bleues. tions de granit. Ajoutons que le Massachussets, dont
On appelle Boston l'Athènes américaine aussi cette ville est le chef-lieu, a vu tripler sa population de-
curieux de visiter son je lui consacrai
étais-je musée puis la révolution, nourrit plus d'un million d'hommes,
plusieurs heures. Il renferme une petite collection de entretient une marine marchande dont le dé-
tonnage
plâtres, des tableâux peu intéressants et quelques échan- celui la marine une
passe de toute française, possède
tillons.A cet établissement, peu digne de sa réputation bon an mal an, au vent de
presse périodique éparpillant,
et du grand centre de population et de lurnières auquel la publicité, soixante-dix millions de numéros affectés
il appartient, je préfère de beaucoup le vaste édifice élevé, aux lettres, aux sciences, aux arts et à la politique, et
en 17iI2, par Pierre Faneuil, qui en fit don à ses conci- ouvre quinze cents bibliothèques aux besoins
publiques
toyens pour leur servir de marché et d'hôtel de ville. On intellectuelsde sa population.
a nommé berceau de la liberté ce bàtiment où les pro- L'État de New-York, où j'allais me
entrer, réservait,
moteurs de la l'évolution américaine venaient haranguer sur une plus grande échelle encore, le spectacle des déve-
le peuple. Non loin de là s'élève la de cette civilisation
bourse, magnifique loppements hâtive, qui tient un peu,
monument dont la façade est construite en granit. On il faut le dire, des forêts vierges dont elle a pris la place.
rema~rdue du reste à Boston tous les genres d'architec- Comme elle recèle dans son sein de sombres
celle-ci,
ture, le gothique
depuis jusqu'au chinois. Mais le style abimes et d'inévitables et sa luxuriante
périls, séve, plus
dorique paraît le plus en vogue. Les principales bouti- féconde que pure,. se répand de toutes parts avec trop de
ques, ressemblant beaucoup à celles de Londres, sont en- bouillonnements pour ne pas laisser voir à sa surface des
combrées, que les rues et les passages,
ainsi d'une foule taches et de l'écume..
d'acheteurs, de vendeurs, fort empressés ou faisant sem- administratif de New-~orlc, est lié
Albany, chef-lieu
blant de l'être, venant et surtout courant. A cha-
allant, à Boston par un des grands bras du Western railroad
que pas, j'entends répéter autour de moi le mot sacra- ferrée de l'Ouest). Sur ce chemin de fer comme
(voie
mentel busi.ness, échangé par des gens qui s'abordent, dans la plupart des institutions des États-Unis règne
se croisent et s'éloignent avec une étourdissante rapidité. il n'y a aucune distinction de classes
l'égalité absolue,
a Il faut épargner le temps, disent les Américains ti~oe dans les trains destinés aux Les
voyageurs. wagons,
is mone~. D d'environ mètres sur quatre de ont
longs vingt largeur,
Derrière les vitrines élégantes de plusieurs magasins, leurs comme celles des omnibus.
banq:lettes disposées
je ne vis pas sans surprise des rangées de cercueils de Leurs couloirs intermédiaires sont unis les uns aux au-
tous prix et de toute grandeur. On peut entrer dans la tres, des plates-formes, de sorte que l'on peut com-
par
boutique, se faire prendre mesure et choisir le bois qu'on muniquer facilement d'un bout à l'autre du convoi.

préfère pour la confection de sa bière. Voilà un usage Au sortir de la gare, le convoi traverse un quartier
qui semble annoncer une certaine philosophie chez les manufacturier, puis un faubourg où les maisons sont
Bostoniens. Leur ferveur religieuse n'est pas moins évi- encore en bois, en blanc. Puis
généralement peintes
dente, à en juger du moins par les nombreux temples vient la campagne tour à tour des terres cul-
présentant
que renferme leur ville. J'en ai compté plus de cent, tivées, des bois, des petits cours d'eau et des fonds de

appartenant à toutes les communions chrétiennes les bleuâtres. Les se succèdent


montagnes villages rapide-
puritains, qui forment la majorité de la population, tolè- ment jusqu'à la station de Springfield, ville où se trouve
rent l'exercice des autres cultes. le plus vaste arsenal des États-Unis, et située au som-
Mes à travers les rues de Boston se ter-
promenades met d'une colline qui domine le fleuve Connecticut et
minèrent enfin dans le parc public. Ce ne fut pas sans les riches vallées arrose.
qu'il
un plaisir réel que je pus m'asseoir à l'ombre d'un de ces Pendant tout le trajet des serviteurs officieux circulent
grands arbres qui remontent au temps de la guerre de sans désemparer dans l'intérieur des wagons, offrant
l'indépendance. Devant moi, l'hôtel du gouverneur se aux voyageurs journauxdes ou des feuilles d'annonces,
dressait sur le sommet d'une charmante colline couverte et même des verres d'eau à la glace. Mais ces préve-
de frais gazon, tapis de verdure qui descend jusqu'aux nances de l'administration ne peuvent nous faire oublier
bords du fleuve Charles. la poussière qui pénètre à flots dans les voitures et les
Jepassai ma seconde soirée au principal théâtre de continuels soubresauts à celles-ci les iné-
qu'impriment
Boston. Les acteurs n'y étaiéiit ni plus ni moins médio- de la voie, construite avec de hâte de
galités plus que
cres que dans
petites nos
villes de province. Heureuse- soins. fois
que, depuis ce jour, j'ai entendu van-
Chaque
ment j'étais venu aux États-Unis non pour comparer ter par les économistes le vaste réseau des lignes ferrées
les ingénaces ou les pères nobles des deux rives de l'Océan, des Étais-Unis, lignes qui, mises bout à bout, enser-
mais pour observer les progrès du commerce et de l'in- reraient le globe d'un cercle de quarante millions de
dustrie, et le plus étonnant développement de,population mètres, ni plus ni moins que l'équateur, je me suis

que l'histoire du genre humain ait eu à enregistrer. rappelé les heurts et les cahots du chemin d'Mbany.
LE TOUR DU MONDE. 239

La ville de ce nom, bâtie sur la droite de l'Hudson, de ses forêts, où les rois allaient
sceptres, couper leurs
couvre les flancs d'une colline couronnée par le Capitole, de ses gazons que foulaient les déesses; mais l'Olympe
vaste monument où
siége le gouvernement de l'Êtat de de Bythinie, plus peuplé aujourd'hui de voleurs que de
New-York. Pour traverser le fleuve, on se sert ici d'un de divinités, ont cependant encore un autre aspect, parlent
ces bateaux à vapeur qui remplacent aux États-Unis les autrement aux regards que leurs homonymes d'Amé-

ponts européens. Ce système de passage offre peut-être rique. L'abus des noms classiques est une des faiblesses
une voie plus rapide et moins fatigante que l'autre, mais des Yankees.
un pont en pierre est plus monumental et n'a pas l'in- Cettemanie, fort innocente du reste, ne saurait cho-
convénient de sauter en l'air comme il arrive quelque- quer que les archéologues et ne peut éveiller autant de
fois à ces bacs, qui toujours marchent à haute pression. susceptibilités que celle des Anglais, qui, d'un pôle à
Dès que j'eus retenu une chambre à l'hôtel, j'allai sur l'autre, ont éparpillé sur la face du globe, en canaux,
le quai visiter les nombreux bâtiments qui font à vapeur détroits, baies, golfes, caps, promontoires îles, ilots et
le voyage d'Albany à New.York. Ces magnifiques palais rochers, fleuves, torrents et ruisseaux, monts, collines
flottants ne se voient États-Unis. Il n'y a rien et taupinières, comtés, districts, cités, bourgs et ha-
qu'aux
à leur comparer en Europe, ni sur la Tamise, ni sur meaux, plusieurs centaines de Trafalgars, d'Arapiles, de
le Rhône, ni sur le Danube. Uncapitaiue américain Waterloos et d'incalculables Welliiigtons.
me fit l'honneur de son bord. On trouve sur le pont un Comme je revenais de Troie on me dit que j'avais
salon de coiffure, le bc~r·-roorw et l'emplacement destiné manqué l'occasion d'assister aux cérémonies religieuses
aux bagages. Le premier étage est occupé des Shakers, établis 1787 à New-Lebanon,
par un salon depuis où

qui s'ouvre sur deux terrasses couvertes de tentes l'onpeut se rendre en une heure par le chemin de fer
pour
mettre les voyageurs à l'abri du soleil. Si un homme de Boston. La secte des Shakers, fondée
par une An-
semble bien petit, aupremier abord, à côté de ces im- glaise nommée Ami Lee, se compose de huit mille per-
menses machines, elles donnent bientôt une haute idée sonnes environ. Ces chrétiens font consister la sainteté
de l'intelligence de celui qui en a combiné les plans et dans le célibat et dans la chasteté la plus absolue; ils
de l'esprit d'entreprise de ceux qui les ont fait exé- pratiquent la communauté de biens et con'sidèrent la
cuter. danse comme la principale pratique du culte. On m'af-
Les rues d'Albany sont larges et régulières les mai- firme que leurs établissements prospèrent que leurs
sons, bâties en briques ou en pierres rougeâtres, pré- ll1œurs restent pures et que les Américains, fixés dans
sentent de belles boutiques. J'y ai remarqué les façades les environs de New-Lebanon, yantent la douceur et la
du Capitole, de la bourse et de quelques églises. Le style charité des Shakers.

grec domine ici comme


à Boston l'Amérique aura-t-elle Le 29, à sept heures du matin, je me trouvais à bord
de longtemps un style à elle ? Le musée, bâti en marbre de l'un des bateaux à vapeur qui descendent l'Hudson
blanc, renferme une singulière collection de prétendues jusqu'à New-York. Ici encore égalité parfaite entre tous
curiosités. Approchez-vous des vitrines qui abritent, les passagers; il n'y a qu'une classe et qu'un prix pour
selon les Albaniens, des figures historiques, vous y con- tous sept francs cinquante centimes pour un parcours de

templez simplement d'affreuses caricatures en cire deux cent soixante et un kilomètres. Placé sur la terrasse
comme on en voit sur nos boulevards ou à la foire de du vapeur, je contemple à loisir les rives de l'Hudson, qui
Saint-Cloud. jouissent en Amérique d'un grand renom de scer2e~°y. Ce
Le jour de mon arrivée à Albany coïücidait avec un tleu\'e coule d'abord lentement entre des plaines fertiles
dimanche, jour où on ne rencontre personne dans les et enlace plusieurs iles
gracieuses. Bientôt nous lais-
rues, où tous les magasins sont hermétiquement fermés, sons derrière nous la ville d'Hudson,
les montagnes de
où il ne part aucun bateau à vapeur, aucun convoi de Catskill, la crique charmante, où le village du même
chemin de fer.
Après une heure et demie passée dans nom éparpille ses délicieuses villas, dont quelques-unes
un temple écossais protestant, l'ennui allait me gagner s'étagent sur les flancs de montagnes ombreuses.
quand j'avisai un omnibus attelé de quatre chevaux, Bientôt la ville de Kingston, les hauteurs de Shawan-

qui, me dit-on, se rendait à Troie, ville située à dix ki- gunk et de vastes usines défilent à leur tour. Nous pas-
lomètres d'Albany, au pied du mont Ida et non loin sous devant New-Burgh, ville peuplée de douze mille ha-
du mont Olympe. bitants, l'une des plus considérables qu'on trouve sur
Il y avait, dans ces noms grecs, de quoi piquer la curio- les bords de l'Hudson.
Ce promontoire romantique est
sité d'un homme qui a étudié, Homère la main, le tUéâ- où git comme un nid d'aigle l'Académie
vVestpoint,
tre de l'ILiade. je grimpai sur l'omnibus. Après trois militaire des États-Unis. Alentour se montrent les rui-
quarts d'heure de course à travers une jolie campagne par- nes des fortifications bâties sur les hauteurs pendant
semée de maisonnettes en bois, il me déposa au milieu la guerre de l'indépendance. West point était en effet
d'une ville manufacturière, aussi déserte et à cette époque la clef de l'Hudson. Si les bords du fleuve
qu'Albany,
dont les constructions n'ont assurément rien de pélasgi- at leurspittoresql1e's montagnes rappellènt aux Européens
que. Certes, le Simoïs et le Scamandre sont de minces les bords du Rhin entre Bonn et Mayence, ils rappellent
filets d'eau comparés à l'Hudson qui baigne la Troie aux Américains quelques-uns des plus glorieux souvenirs
occidentale mais l'Ida asiatique, si dépouillé qu'il soit de la guerre- de leur indépendance.
240 LE TOUR DU MONDE.

A chaque instant ces hauteurs changent d'aspect et ville bàtie au confluent de la rivière Croton. Sur une col-
leurs profils bizarres silhouettes.
Un line au bord de l'Hudson, s'élève un vaste édifice, haut
.présentent plusieurs
rocher cents mètres de hau- de cinq étages. C'est la prison de- l'État de Ne\
immense qui atteint quatre York,
le Nez de Saint-Antoine à cause de sa un de ces pénitenciers au régime cellulaire que nos codes
tenr, a été nommé
forme parfaitement nasale: Sur le promontoire de Ver- modernes ont" emprnnté au nouveau monde; elle peut
du fort La Fayette destiné à dé- contenir un millier de condamnés.
plauck on voit les ruines
Mais nous Piermont. La rive droite du
fèndre le passage de l'Hudson, très-peu large en-cet en- déjà atteignons
droit. Nous entrons ensuite dans les baies de Haverstran fleuve forme ici une muraille escarpée de cent soixante-
et de Tappan, formées par l'expansion du fleuve. On croi- dix mètres environ de hauteur et qui a reçu le nom de
rait traverser deux vastes lacs; en effet, l'Hudson atteint q~alissades. On dirait en effet les murs en ruines d'une
à huit kilomètresde largeur devant Sii1g-Sing, petite immense fortaresse. Ces rochers ressemblent beau-
sept

du dont les innombrables constructions débordent déjà de


coup, d'app~rence moins, aux basaltes qui forment
en Irlande -la célèbre cltaossée des Gét~nt.s. Les résiden- toutes parts les limites de la pointe continentale qui fait
ces champêtres se multiplient sur la rive de l'Hud- face à Long-Islaiid.
qui
de la grande Nous avons franchi deux cent soixante kilomètres de
son signalent l'approche ville. Les bateaux
ne m'a semblé
à voile et à. vapeur deviennent plus nombreux,. et de rivière ~en dix heures.' Jamais voyage
sont mises en mouvement de puis- aussi court et aussi intéressant. Impossible- de peüidre
longues flottilles par
tous les sites pittoresques et le prodigieux mouvement
sants remorqueurs.
tour de roue déroulait pour
Bientôt nous
longeons une. interminable ligne de commercial que chaque
les uns contre les au- ainsi dire devant nous.
quais bordés de navires pressés
enfin notre vapeur s'arpète -devant un embarcadère L.
L. DEVILLE.
tres
encombré de marchandises; nous sommes à New-York, (La suite à la prochaine üvraison.)
242 f.E TOUR DU MONDE.

VOYAGES DANS L'~A11~ICRIQUE SEPTENTRIONALE,


PAR M. L. DEVILT,E.

ÉTATS-UNIS ET CANADA'.
ET DESSI~S INÉDITS.
TEFTE

1854-1855

Nea~-York. liroa~way. = Les hôtels. Panorama général. Le cimetière de Greenwood. Les prêcheurs sur la place publique.
L-aqueduc du Croton.

A peine installé à l'hôtel de Florence, j'eus hâte de York. L'activité commerciale ne se montre nulle part
la ville,l'intpéi·inlc cité, comme disent les Amé- d'une façon aussi saisissante, si ce n'est à Londres et à
parcourir
ricains, la première du nouveaucontinent, la troisième Liverhool..
du monde chrétien par ses richesses et sa population. Il faut être touriste ou flàueur pour trouver du plaisir
La curiosité me fit promptement descendre dans Broad- à marcher à pied dans Broadway. Une foule d'omnibus
la sillonnent dans toutes les directions.
way, la principale rue de New-York. Quelle affluence Une foule active
de monde et de voitures Combien de gens courant à se presse sur tous les trottoirs; il me semble que je me
leurs affaires Quelle activité Le Strand à Londres laisse entraîner par l'exemple, et me voici marchant ra-
la rue de Tolède à Naples, peuvent seuls rivaliser avec lidement jusqu'à Canal-street, qui forme la limite de la
Broadway -sous le rapport du bruit et du mouvement ville des affaires.
mais comme longueur et régularité cette rue est sans J'entre dans la portion relativement nouvelle de New-

pareille. Les boutiques, qui s'ouvrent sur ses deux cô- York. Les maisons me semblent encore plus belles, et
tés, ne le cèdent en rien aux plus belles de Paris ou de bientôt j'arrive devant l'hôtel Sai.~zl-P'colas, remar~
Londres. Le
magasin le plus considérable, qui appar- quable par sa façade, toujours en marbre blanc. Il a six
tient à un riche Irlandais, occupe tout entier une im- étages de haut et soixante-dix mètres environ de largeur,
mense construction en marbre blanc. Elle s'élève auprès sur autant de profondeur. A peu de distance on voit
du parc et compte six étages de hauteur. l'hôtel de la.llétropole, qui présente quatre-vingt-dix mè-
L'hôtel de ville, gracieux édifice aussi en marbre, est tres de façade. Celui-ci est construit en pierres de taille
entouré d'une petite promenade publique, qui porte en et le premier étage repose sur des colonnes de fer. Le

dépit de son peu d'étendue le nom prétentieux de parc. théâtre Niblo fait partie de cet hôtel. A paytir de Hous-
Non loin de là, est l'hôtel d'Astor, l'un des plus anciens ton-street toutes les autres rues il
perpendiculaires
et des plus importants de New-York; il dare de 1836. Broadway portent les noms de première, deuxième, etc.,
Sa façade construite en granit présente un aspect impo- ainsi de suite. On compte maintenant soixante de ces
sant mais un peu lourd. A peu de distance, Barnum a rues larges et régulières; chaque jour on en bâtit des
ouvert son musée, surmonté du pavillon américain' et nouvelles; qui sait quel chiffre elles atteindront dans
de pompeuses annonces. Dans la rue on aperçoit quelques années? 'New-York, qui renfermait déjà au mo-
placardé
de tous côtés des affiches énormes; nulle part la réclame ment de mon passage près de six cent mille habitants,.
n'est poussée aussi loin qu'à New-Iork. Voici la Bourse, en comptait en 1860 plus de huit cent mille et sa popu-
vaste édifice en granit, qui a coùté neuf millions de lation continue à s'accroitre rapidement.
francs; mais, qu'est-ce que cela dans une ville où la Le parc de l'Uliloii, orné d'une fontaine et depln-
douane est bâtie en marbre blanc, 'sur le plan du Par- sieurs rangées d'arbres, est situé à l'extrémité de Broad-
thénon d'Athènes. way. Chemin faisant, j'ai vu plusieurs temples peu re-
A l'extrémité de Broadway se trouve une promenade marquables et appartenant à différents cultes. Derrière
plantée d'arbres. La tour des
Signaux, gracieux monu- les vitrines des boutiques on aperçoit tous les produits de
ment également en marbre blanc, s'élève non loin du l'industrie humaine. Il y a plusieurs vastes librairies et
confluent de l'Hudson et de la rivière de l'Est. notamment celle d'Appleton; mais combien sont rares
De ce point partent plusieurs bateaux à vapeur pour les magasins de tableaux ou de bronzes d'art! J'ai re-

Brooklyn et Staten-Island. En'face de soi on aperçoit le marqué seulement quelques toiles, du reste, fort médio-
fort Colombus qui commande l'ile du Gouverneur. Â cres. Le peuple américain ne s'occupe encore que de fonder
droite et à gauche s'étendent à perte de vue les rangées et de meubler sa maison, plus tard il devra penser à son
de maisons qui bordent l'Hudson et la rivière de l'Est. embellissement; c'est alors que les arts fleuriront. Puis-
Une foule de navires traversent la vaste baie de New- sent-ils un jour parvenir à cette perfection qu'ont at-
teinte le commerce et l'industrie dans les États-Unis!
l. Suile. Voy. page 236. Dans plusieurs rues de New-York on a établi des
LE TOUR DU MONDE. 243

suivre à pied les


voies ferrées pour les omnibus traînés par des clie- vaste champ de repos. Mais je préférai
vaux. Moyennant vingt-cinq centimes, je suis rapide- sentiers sinueux qui le sillonnent.
ment transporté dans la quarantième rue. J'arrive devant Les tombes à part, c'est un Hai jardin ang'ais, acci-
une énorme tour en bois, qui s'élève à plus de cent mè- denté d'une manière charmante ici des étangs au fond
tres. On paye un franc vingt-cinq centimes de gl'acieux là des collines d'où la vue s'étend
pour monter vallons;
à son sommet, d'où l'œil domine New-York et ses en- sur la baie de New-York; plus loin les épais ombrages
virons. A nos s'étend une masse considérable de de la forêt. On appelle ainsi les terrains encore vacants
pieds
maisons en briques, entremêlées de deux cent cinquante et en friche dans le cimetière.
églises. Des rangées d'arbres la directiou de Deux monuments funéraires attirèrent entre tous mes
indiquent
longues rues et des principaux scluares. L'Hud- regards le premier a été élevé par souscription à la mé-
plusieurs
son et la rivière de l'Est entourent la ville d'une forêt de moire de plusieurs pompiers de N ew- York, qui périrent
navires. Plusieurs îles s'étendent.devant New-York et dans un incendie en 1848 il est surmonté d'une statue
défendent son immense baie, bordée de charmantes mai- en marbre blanc, représentant un Américain sauvant t
sons de campagne. L'océan Atlantique forme le cadre de des flammes un jeune enfant. Le second renferme la dé-
ce grandiose pouille mortelle d'une jeune fille Mlle Canda qui
panorama.
Je passe la soirée au théâtre William où l'on trouva, à dix-sept ans, au sortir d'un bal, la même fin
joue plu-
sieurs comédies assez amusantes. Une actrice remplit que le dernier des ducs d'Orléans. S'étant élancée de sa
dans là même
pièce èinq rôles dift'rerents et chante fort voiture entrainée
par des chevaux effrayés, elle se tua
bien en anglais, en allemand et en français. Elle obtient sur le coup, et on ne râpporfa à sa mère malade que
beaucoup de succès et recueille une masse de bouquets son cadavre encore revêtu de son costume de bal. La dot

envoyés avec les plus bruyantes acclamations. qui lui était réselvée fut consacrée à l'érection de son
1er juillet. Depuis deux jours je demeure dans un hôtel tombeau il est en marbve de Carrare, orné de magui-
américain et je n'ai pas encore échangé une seule parole fiques bas-reliefs exécutés en Italie.
avec les autres voyageurs; pendant les repas on mange Non loin de là s'élève un tertre qui domine un admi-
vite et l'on parle peu; à moins d'introduction, je ne pour- rable panorama d'un côté, la ville de New-York et sa
rai jamais établir la moindre relation avec mes voisins. vaste baie sillonnée de bateaux àvapeur; de l'autre côté,
A .la table d'hôte il n'y a pas une seule dame et cepen- l'immensité de la mer, tachetée de quelques voiles blan-
dant j'en ai vu -plusieurs descendre dans notre hôtel. Je ches à nos pieds, le champ du repos où viennent mou-
demande une explication à ce sujet. Voici la réponse du rir les murmures lointains de la ruche humaine et de
domestique auquel je m'adresse Il y a deux escaliers, l'océan Atlantique.
l'un pour les femmes, l'autre pour les hommes. L'hôtel Je vis non sans effroi se lever le jour du lendemain
se divise en deux parties tout à fait distinctes et réservées c'était un dimanche, journée consacrée à l'ennui.
exclusivement à chaque sexe. Aussi, plusieurs jeunes fil- Toutes les boutiques sont fermées; les bar-rooms seuls
les, qui habitent l'hôtel depuis quelque temps, n'ont= laissent leurs portes entr'ouvertes. Les voitures tirées sur
elles jamais rencontré un seul voyageur célibataire. Les les rails ont seules aussi
le privilége de rouler, grâce à
hommes mariés ont seuls le privilége d'habiter avec leurs leur marche silencieuse. On ne rencontre personne dans
femmes dans le bâtiment consacré au beau sexe. Cet les rues, si ce n'est au moment des services religieux.
usage, qui semble à, un Européen
singulier est sans J'entre danstempleun anabaptist au moment où l'on
doute fort commode pour les dames en voyage, mais- il y fait uue quête au profit du ministre, qui n'est pas sa-
rend la vie. d'hôtel 'assez monotone: Aussi, je vais louer larié par le gouvernement. Aux États-Unis, il n'y a pas
une chambre meublée chez des Français, qui m'accueil- de culte privilégié; chaque secte religieuse doit suffire
lent avec
beaucoup d'affabilité. ses frais des contributions volontaires. Ce qui
par
Un feYry-bont à vapeur, faisant le service. entre New- n'empêche pas les ministres de chaqŸae secte de jouir
y ork et Brooklin, m'ayant transporté un matin en dix d'une existence confortable, bien qu'ils soient lotis d'or-
minutes dans cette dernière ville, située à l'extrémité dinaire d'une nombreuse famille.
occidentàle de Lon~-Island, j'aperçus, en passant, Dans midi, je m'arrètai dans un carrefour
plu- l'après pour
sieurs pièces de canon et des piles de boulets rangées écouter la parole inspirée de que1ques puritains, vrais
sur l'ile du Gouverneur. C'est un spectacle assez rare descendants des saints du covevant. A les voir et à les
aux États-Unis pour mériter d'ètre signalé. A peine des- entendre on croirait à une résurrection de ces fanatiques
cendu à terre, je me dirigeai, dans un omnibus, vers le célébrés par l'auteur
d'Olcl Dlorl~Gil~. Ils parlent toujours
cimetière de Greenwood, éloigné de cinq kilomètres en- ainsi en plein air, devant une foule qui grossit à chaque
viron. La toute, qui suit le bord de la mer, est formée de -instant. Souvent ces ardents sectaires attaquent le ca-
planches fixées sur le sable, et a de gracieuses échap- tholicisme, la grande de Babylone et sur-
prostituée
pées sur l'ile de Staten. tout les jésuites, dont ils se défient particulièrement. Il
A la porte du cimetière où me déposa l'omnibus, je en résulte que si quelques Irlandaisdans se trouvent

vis, non sans surprise, une file de voitures qui se tien- l'auditoire, ils cherchent à interrompre l'orateur. Une
nent à la disposition des voyageurs, pour leur faire par-- dispute s'engage le sang ne tarde pas à couler, et il
courir sans fatigue la route sablée qui fait le tour de ce n'est pas rare qu'en se séparant ces groupes de fidèles
244 LE TOUR DU MONDE.

ne laissent plusieurs cadavres sur le terrain. Les


agents soixante-cinq millions de francs. Le réservoir, destiné à
de police se tiennent prudemment à l'écart de ces rixes la réception des
eaux; est situé sur la colline
d'Yoi-1,;
religieuses le plus souvent ils ne seraient pas assez celui qui les distribue se trouve auprès des bâtiments de
nombreux pour que leur intervention pût être efficace. l'exposition. Les vastes dimensions de ces deux bassins en

Beaucoup d'Américains, et surtout d'étrangers, voiit font des objets dignes de remarques et d'études mais il
achever leur dimanche en passant quelques heures de la y a, sur le parcours de cet aqueduc, un pont nommé
soirée dans les salons des confiseurs ou-autres industriels, Hi.z vni.~l~e (le grand pont), que les Yankees recomman-

qui débitent des glaces. Quelques-uns de ces établisse- dent surtout, comme une eeuvre incomparable et sans
ments, par leur étendue et le luxe de leurs décorations, rivale, à l'admiration des étrangers.

peuvent surprendre même un Parisien. Pour me trouver face à face avec cette dixième mer-
Entre autres travaux d'art et d'utilité publique, New- veille du monde, je n'avais ~i franchir qu'un trajet de
York est fière à bon droit
aqueduc d'un de soixante-douze treize kilomètres sur une belle route, à travers de gra-
kilomètres de longueur, qui lui amène les eaux potables cieuses campagnes, émaillées à chaque instant de jolis
du lac Croton. Ce grand travail est revenu à plus de parcs, de riantes villas, de nombreux hôtels qui ne cè-

Chute du Passaïc. Dessin de Gustave Doré d'après M. Deville

dent à celles-ci en élégance ni en confort de toute


ni Cascade du Passaïc. L'hôtel de Saint-Nicolas. Le musée Bar-
donc pas à aller visiter High boiclge. num. Un steamer de plaisir. Le choléra. Philadelphie,
sorte je n'hésitai et
Baltimore Washington.
Cette construction, qui s'élève entre deux montagnes,
au-dessus de la petite rivière d'Harlem, dont les bords Une autre curiosité de la banlieue de New-York, que
sont couverts de bois touffus, est certainement l'on ne peut se dispenser de visiter, est)a chute du Pas-
remarqua-
ble conduit à la ville de J~rsey, -bâtie
par le paysage qui l'entoure et par la hardiesse de saïc. Un ferry-boat
ses hautes arches; mais, sous le rapport des prop_ortions sur la rive sud de l'Hudson. Dans la .modeste gare du
et de l'architecture, de fer; il y a un mouvement car
on ne peut le comparer aux ponts chemin extraordinaire,
du Gard ou de Roquefavour. c'est le point dedépart des convois pour Philadelphie,
Les vieux constructeurs romains, dans leur sépulcre de le lac Érié, l'Ohio et tout le far-west. Parti à cinq heui'es
dix-huit et notre dans du matin, le convoi me conduit en moins d'une heure
siècles, compatriote Montrichet,
sa tombe fermée dormir en paix; ils à Paterson, à travers une contrée assez pittoresque. Il
d'hier, peuvent
n'ont pas encore été dépassés par les Américains. longe ensuite une petite rivière qui roule à travers les
LE TOUR DU MONDE. 245

rochers et met en mouvement les roues de nombreuses sacré à des fètes champêtres où l'on se rend de toutes
usines. Arrivés au sommet d'une gracieuse colline, nous les localités du voisinage.
en face de nous la chute principale du Pas- En rentrant en ville, j'allai terminer ma journée à -la
apercevons
saïc. Cette rivière une jolie cascade
forme au fond d'une table d'hôte de l'hôtel Saint-Nicolas, immense construc-

gorge de rochers escarpés. Une élégante passerelle a été tion dont le terrain seul a coûté dix millions de francs. On
établie au-dessu&du précipice où bouillonnent les eaux: a dépensé la même somme
pour la construction l'ameu-
Ces.eaux ne cessent d'arracher
des fragments de rochers blement est évalué à quinze cent mille francs. Cet im-
à leurs bords, qui, par suite, changent souvent d'aspect, meuble, représentant ainsi un càpital de plus de vingt et
La vue de cette cascade est assez intéressante pour les un millions de francs, est la propriété de trois associés.

voyageurs, surtout pour ceux qui n'ont visité ni la Suisse, On compte dans l'intérieur huit cents chambres à coucher
ni la Scandinavie. Une fraiche
végétation cpuronne les et trois mille becs de gaz. Le nombre des domestiques
rochers et le long de leurs flancs rougeâtres. s'élève à deux cent cinquante. Au rez-de-chaussée se
serpente
A l'ombre des arbres se trouve un bel établissement con- trouvent plusieurs boutiques de parfumerie, d'objets de

Lac Champlain. Dessin de Grandsire d'après .111. Deville.

toilette et de voyage, un
magnifique salon de coiffure, concerts donnés aux États-Unis et à la Havane, ne pro-
des salles de lecture, des bureaux de poste et un télé- duisit pas moins de trois millions cinq cent soixante
graphe électrique. Au premier étage sont les salles à mille huit cent trente-six francs soixante-dix centimes,
manger, décorées blanc et or, plusieurs gracieux petits sur lesquels il dut remettre à la fameuse cantatrice, au
salons, et enfin la chambre des nuuveaux mariés, qui. rossignol suédois, comme disent les Scandinaves, huit
est,toute tendue de satin blanc, rehaussé d'ornements cent quatre-vingt-trois mille trois cent soixante-quinze
dorés. Le prix de location de cette luxueuse bonbonnière, francs quarante-cinq centimes.
fort souvent occupée, dit-on, est de sept cent cinquante M. Barnum a publié depuis des mémoires fort curieux,
francs par vingt-quatre heures. au point de vue des meeurs américaines, par la franchise
J'allai visiter le lendemain le musée fondé par M. Bar- avec laquelle il expose triomphalement son charlata-
num, le célèbre- entrepreneur qui conduisit Tom-Pouce nisme, ses résultats et la crédulité de ses compatriotes.
en Europe et Jenny Lind en Amérique. Son contrat La salle du théâtre, placée à la suite, est petite, mais
avec cette dernière, exploité dans quatre-vingt-quinze fort bien décorée. J'y vis jouer une charmante comédie
~4n LE TOUR DU MONDE.

ainericaine. La collection de tableaux, de vues panora- compte plusieurs postes où les hommes de garde passent
mi([ues et de curiosités plus ou moins authentiques, qui la nuit. Dès qu'un incendie est signalé par la cloche de
meublent les galeries Barnum, attire peu le public, qui l'hôtel de ville, lés pompiers se précipitent vers le lieu
s'arrète surtout deva.nt un rhinocéros, un boa et une du sinistre, trainant leurs pompes après eux. La lutte de
cage remplie d'une foule d'animaux divers, peu faits pour vitesse; qui s'engage alors entre les différentes compagnies
vivre ensemble. Le musée ne contient maintenant ni la de pompiers, uccasionne souvent des rixes sanglantes. Les
ni le cherallaIlJgère, ni aucun de ces Américains
sirène, prétendus dépensent beaucoup pour leurs engins à in-
phénomènes qui attirèreilt autrefois de si grandes foules çendie qu'ils couvrent de peintures, de dorures et de pla-
de spectateurs, et produisirent des recettes si considéra- ques d'argent. Les jeunes gens se font volontiers admettre
bles à leur inventeur. dans les compagnies de pompiers, de fré-
qui organisent
Dans les rues de New-York, il n'est pas rare de voir quentes pa4ies de plaisir. Il faut avouer, du reste, qu'ils
des affiches ces mots « Grn~nle ne reculent
portant exciarsion pas plus devant le danger que devant le
Pigue-niquc et Cutillo~t. Un magnifique steamer a été re- plaisir.
tenu pour faire une excursion dans la baie de New-York. Mon ami achevait à peine de" me donner ces détails
Le public. est engagé à profiter de cette de plai-
journée que déjà on avait étanché le sang qui couvrait le pont,
sir et de récréation. D Poussés un de
par la curiosité, et que les danses recommençaient; elles durèrent jus-
mes amis et moi nous prenons des billets pour faire par- qu'au moment du débarquement, que je m'empressai
tie d'une fête si pompeusement annoncée. Nous montons d'effectuer, bien guéri de l'envie de prendre désormais
sur un vapeur remorquant à sa suite un autre bateau. une part personnelle aux prétendues excursions de plaisir
Ils sont unis par un petit pont qui permet d'aller de l'un d'un public yankee.'
à l'autre. Nous trouvons à bord cinq cents personnes Pendant le mois d'aoÙt, il a fait une chaleur étouffante
dont la tenue est propre et même élégante. Les femmes à New-York; aussi les cas de choléra ont été nombreux.

portent des robes blanches, les hommes des redingotes En outre, les incendies ont redoublé, surtout aux extré-
noires. Une trentaine de musiciens, répartis sur les deux mités de la ville, où il y a encore de maisora
beaucoup
bateaux, jouent des contredanses, des valses et des pol- en bois. Dans les quartiers commerçants, j'ai vu brûler
kas, et bientôt nous voyons tous les passagers danser avec une église et plusieurs magasins. Quelques-uns de ces
un sérieux inperturbable et sacs échanger un mot. sinistres sont arrivés, dit-on, fort à -point pour les loca-
A midi, le vapeur s'arrête au. pied d'une charmante taires, qui ont ainsi un prétexte tout naturel pour ne
colline appelée Mont-Herll1on. Tout le monde descend pas remplir leurs engagements, et reçoivent, en vertu
à terre et va faire un repas champêtre. Les bouchons de de leurs polices d'assurance, une indemnité supérieure à

champagne-sautent de tous côtés, les cerveaux commen- la valeur des marchandises incendiées. On prétend que
cent à s'échauffer, et l'on remonte en chantant, à bord du cette spéculation sur les primes d'assurance a pris une

vapeur qui reprend la direction de New-York. Gràce aux grande extension, et qu'elle s'applique même à la na-
nombreuses libations qui ont eu lieu, les quadrilles de- vigation. Pauvres voyageurs, seriez-vous victimes d'une
viennent fort animés, et le har-room est rempli de combinaison financière J'aime à croire qu'il y
pareille
monde. Tout à. coup, nous entendons quelques vocifé- a beaucoup d'exagération dans ces assertions, dont j'ai
rations puis un homme est renversé sur le pont; ses souvent entendu soutenir la véracité.
amis viennent à son secours, et bientôt une cinquantaine Mon arrivée aux États-Unis ayant malheureusement
d'hommes prennent part au combat. Les femmes veu- coïncidé avec l'apparition du choléra dans le bassin de
lent intervenir; des coups de poing les renversent. Le Saint-Laurent, je dus ajourner mon départ pour le Ca-
sang coule partout, et cependant pas un coup de couteau nada et je consacrai quelques semaines à l'étude des
ou de pistolet n'est échangé; enfin les forces s'épuisent, mueurs américaines et à l'exploration des environs de
et la première fureur s'apaise. Autour de quelques bom- 1~'ew-I'ork, qui sont vraiment dignes de la réputation que
mes à la figure ensanglantée se réunissent les groupes du leur ont faite, chez nous, les romans de Cooper. Après
parti vaincu, qui veut prendre sa revanche dès que nous avoir parcouru lboboken, Glen-Cave, New-Rochelle,
arriverons dans la ville. charmantes résidences où les habitants de l'ür~perial Cit~
Voici la cause de cette terrible lutte. Un ivrogne fai- se retirent pendant l'été, je profitai des voies ferrées qui
sait du tapage, on voulut le rappeler à la raison; il in- rayonnent tout autour de ce grand centre pour visiter
sulta un des commissaires de la fète, en lui reprochant successivement Ploladelphie, Baltimore et Washington.

d'appartenir à une compagnie de pompiers toujours vain- .Philadelphie, capitale de la Pensylvanie, avec ses cinq
cus dans les luttes de vitesse et d'habileté. Ce mot fut le cent mille habitants, sa position au confluent de deux ri-

signal du combat
qui se propagea, comme le feu sur une vières (la Delawen et le Seliuilliell), ses monuments de
tramée de poudre, au milieu de cette cohue exaltée par marbre et de style grec, ses longues rues alignées au
les fumées du champagne. Quelle belle occasion de ser- cordeau, est la seconde ville de l'Union et une des plus
mon pour un membre de la société de tempérance belles du monde entier. Comptant trois cents temples et

Presque tous les Américains s'cnrôlent pendant plu- un plus grand nombre encore d'établissements d'instruc-
sieurs années dans les compagnies de pompiers, qui ne tion ou de bienfaisance, elle est encore pleine des sou-
sont pas rétribués. Chacun des quartiers de New-Ymk venirs de Guillaume Penn, son fondateur, de B. Fran-
LE ~l'OUI3 DU MONDE. -?47

son et dit Français


klill; grand citoyen, Gérard, qui a de marbre du'ils ont
se change de luin
de près en ur:e
fondé, pour les enfants orphelins de la cité clc~s/°ères, uu simple peinture à la déli@ein~3e. Dans le voisinage immé-
collége monumental, doté par lui de dix millions six cent diat de chacun d'eux s) trouvent des salles de billard,
mille francs.. des jeux de boule et des tias au pistolet et à la carabine.
Baltimore, située au débouché du Patcepsco, dans le Les rues de sont ornées d'arbres et
Saratcga larges,
golfe de Chesapeake, compte deux cent mille habitants. bordées de boutiques bien approvisionnées. A l'entréi)
Cette ville, qui a déjà le caractère
des villes du Midi, d'un vaste jardin, bouillonne sous un petit monument la
mais du Midi à esclaves, est tout à la fois le chef-lieu de Source dite du Congrès. L'eau en est limpide, tiède, ga-
l'État de Maryland et le grand e1711)O)'t.LGnl.du commerce zeuse et contient de soude. On recommandé
beaucoup
de la Virginie et de la Caroline du Nord. On y vient de son les maladies de peau, les rhumatis-
emploi pour
Philadelphie en cinq heures par le chemin de fer. Deux mes, etc. Dans toutes les villes des États-Unis on expédie
autres heures m'amenèrent à -Washington. d'innombrables bouteilles de cette eau si renommée.
Je ne fis que passer rapidement dans cette capitale, Mais les Américains viennent à Saratcga surtout pour
qui n'est encore occupée que par les administrations danser et monter à cheval. Ces exercices, au dire des
centrales de l'Union, et qui attendra bien des années médecins, entrent dans l'effet bienfaisant
pour beaucoup
encore la population que ses fondateurs ont eue en vue des eaux minérales.
quand ils ont trouvé le plan de ses vastes rues et de son La ville est entourée
de bois, restes de ces forêts vier-
enceinte immense. ges olt Cooper a placé la scène de quelques-uns de ses

plus beaux romans. Quelques Indiens Muhawhs s'y abri-


Départ pour le Cauada. Saratoga. Campement d'Indiens tent encore sous une couple de tentes en lambeaux et
Riohawks. Lac Champlain. Liberté des jeunes filles aux de misérables cabanes. Ces Indiens ont des traits fort
£tats-Unis. Montréal. La cathédrale. Incendie d'un
hôtel. La Chine. grossiers, le teint et
la peau d'un rouge brun foncé,
Village iroquois.
mais ils sont en géné~al de haute taille. Ils vendent des
A la fin d'août, les journaux ayant annoncé la dispa- fruits et quelques ouvrages en perles dont les dessins ne
rition du choléra dans le Canada, je me décidai à quitter manquent pas d'originalité.
New- York et à profiter d'un des trois bateaux à vapeur Dès le matin du 2 septembre, j'étais Whitehalle,
qui font le service entre cette ville et Albany. Cette con- petite villepittoresque à l'extrémité sud du lac Cham-
currence fait diminuer les prix, mais rend la navigation Un bateau à vapeur
plain. y chauffait, prêt à partir,
dangereuse, par suite de la lutte de vitesse qui s'engage aussi grand que ceux de l'Hudson, mais bien mieux dé-
entre les trois capitaines. Chacun d'eux veut doubler le coré. Son est occupé
premier étage par un immense
premier la pointe de Verplanks. Nous étions sur le point salon orné de lustres de
dorés, glaces superbes, garni
de passer devant le steamer qui nous précédait, lors- d'un riche mobilier en palissandre et même d'un piano.
qu'un autre atteignit notre bateau, le choqua en passant, Un tapis moelleux étale ses jolis dessins
pieds sous les
et vint prendre la tête de la flottille. En cet endroit l'Hud- des voyageurs. Les étagères sont garnies de Bibles améri-
son est resserré entre deux chaines caines. En dépit de sa magnificence, ce steamer est très-
heureusement trop
de montagnes pour que notre capitaine puisse tenter de modéré dans ses tarifs. Quinze francs pour la traversée
reconquérir sa place première. s'en du lac Champlain,
Quelques voyageurs complète trajet de onze heures environ,
réjouissent, craignant les résultats d'une telle lutte. On et deux francs cinquante centimes pour chacun des trois
cite en effet terribles accidents occasionnés
plusieurs par repas que l'on fait dans cet intervalle. La salle à man-
l'explosion des chaudières chauffées outre mesure. ger, placée sous le pont, contient une table de deux cents
Arrivé à Albany le 1°r septembre, à onze comme tous les voyageurs ne peuvent
je rèpris couverts; mais y
heures du matin le convoi qui partait le trouver
pour Saratoga, place à la fois, on est forcé de servir deux ou trois
Baden-Baden américain. En passant devant suivant le nombre des passagers.
Troye, je repas successifs,
vis que cette jeune cité avait failli tout récem- Les plus pressés forment un premier
éprouver cercle, serré au-
ment le sort de sa vieille marraine un incendie venait tour des chaises, attendant le signal de se
patiemment
d'y dévorer, non les palais de Priam et d'Anchise, iriais mettre à table. Les dames et leurs cavaliers font toujours
deux cents maisons en bois. Mais voici SaÎ'atoga, un nom partie de cette première fournée, car aux États-Cnis on
bien- américain dont la célébrité ne date que de la a la plus grande déférence le beau sexe. Dès que
pour
guerre de l'Indépendance. C'est ici qu'en- l7F et pont les privilégiés se sont assis, le second cercle des voya-
la première fois les troupes de ligne du vieux monde geurs se resserre autour d'eux, prèts à occuper leurs sié-
mirent bas les armes devant les milices du nouveau. ges, aussitôt qu'ils deviendront vacants. Tout le menu
Pendant la saison des bains, il y a dans cette ville une du repas est étalé sur la table. convive se. sert
Chaque
affluence considérable de riches ou bien donne son assiette à un domestique
familles, qui viennent.y lui-même,
passer une.partie de l'été. Aussi y voit-on im- en lui désignant le morceau désire. On n'a pas
plusieurs qu'il
menses hôtels celui des États-Unis, celui de l'Union, etc. comme en Angleterre la peine de servir ses voisins.
A distance ils ont presque tous une apparence monu- américain est fort approuvé des paresseux
L'usage et
mentale, qui perd beaucoup à un examen des gourmands,
rapproché, qui désirent éviter tout dérangement et
car ils ne sont construits qu'en et le faux air toute perte de temps. On sert fort rarement
planches, du potage,
248 LE TOUR DU MONDE.

on ne boit de vin, mais beaucoup de thé ou de Vermont; à gauche les contre-forts de la chaîne new-
jamais
café. Un morceau de tourte aux fruits termine ordinaire- de l'Adirondack. Des deux côtés des bois peu
yorkaise
ment le menu. Ces repas durent à peine mi- élevés, mais fort épais, descendent jusqu'au bord de
vingt
nutes, chacun mange vite et sans une l'eau où se mirent de loin en loin des maisons de bû-
échanger paroIs
avec son voisin. Les hommes vont ensuite fumer leurs cherons. En passant on leur jette le sac contenant les

sur les terrasses, suite au salon et de la poste. Ce paysage a déjà ses ruines ce
cigares qui forment dépêches
d'où l'on domine les eaux et les rives du lac Champlain. sont celles du fort Ticonderoga et de Crownpoint, aban-
Ce lac, dont le nom consacre la mémoire du Français donnés et démolis depuis la paix et qui commandaient
d'abord au l'entrée du lac dans d'admirables
qui en fit la découverte en 1609, se présente positions.
venant du Sud comme un étroit canal, resserré Au moment où nous allions nous engager parmi les
voyageur
iles forment de gracieux de verdure,
entre deux chaines de montagnes verdoyantes, qui affec- Héro, qui groupes
tent les formes les plus gracieuses. Ce sont à droite les entre dans le lointain le joli.village
lesquels apparaissait
leur nom à l'État de de Plattsbourg, célèbre par la victoire
montagnes Vertes, qui ont donné que remportèrent

Vue de Montréal 250). Dessin de Paul Huet d'après M. Deville.


(p.

le moins du monde à reprendre. Un


les Américains sur lesAnglais en 1814, un vent froid personne y tromât
de petites autour de notre vapeur, fut étant en' omnibus dans la rue de Broadway, j'a-
soulevant vagues jour,
le vais vu une jeune fille, âgée de dix-huit ans environ,
bientôt suivi d'une pluie torrentielle qui, masquant
de paysages de aussi que modeste, faire arrêter la voiture qui
ciel, la terre-et l'eau, força les amateurs élégante
et de chercher un refuge était au grand Comme je me demandais où
s'envelopper de leurs manteaux complet.
fran- elle pourrait se placer, elle s'assit tranquillement sur
du salon. Là je fis la connaissance d'un ingénieur
sur-
çais nouvellement arrivé aux Ét¡its-Uriis et qui se ren- les genoux d'un monsieur qui ne parut nullement
de cette bonne fortune.rien eu de plus
dait au Canada pour affaires. Pendant que nous échan- pris N'ayant
le fait à des Français fixés depuis
gions nos observations sur les Américains, la conversation pressé que de rapporter
tomba sur la liberté dont les jeunes filles jouissent dans quelque temps dans le pays, ils me répondirent simple-
ment « C'est l'usage. »
les États-Unis: A New-York j'avais remarqué fréquem-
familles se pro- En. échange de ma confidence, mon compagnon de
ment des jeunes personnes de bonnes
menant seules ou en compagnie de jeunes gens, sans que voyage me raconta qu'il avait été présenté récemment à
LE TOUR DU MONDE. 249

New-York dans une famille américaine, dont il avait été les frais de toute cette excursion sont restés à ma charge,
accueilli avec affabilité. Sur le point de faire un voyage etles parents de la jeune personne ont bien voulu me
de quelques jours, il crut devoir une visite d'adieu et remercier de cette galanterie. Mais, en compeusation
il fut reçu par la demoiselle .de la maison, seule en ce d'une assez forte dépense, elle-même ne m'a laissé d'au-
moment au logis. Dès qu'elle connut l'objet de sa visite, tre souvenir que celui de sa conversation aussi modeste
elle lui dit qu'elle l'accompagnerait. que spirituelle, de sa conduite irréprochable et de son
« Comment, sans prévenir vos parents? demanda sang-froid. »
imperturbable
naïvement le Français. A la frontière anglaise une voie ferrée fait suite à la
Certainement, » répondit-elle. voie d'eau dans la direction. de Montréal un convoi
En effet, le lendemain ils partaient ensemble pour Sa- nous y attendait. Le service du chemin de fer avait été
ratoga, où ils passèrent deux jours à visiter la ville et les interrompu depuis quelques jours par le feu qui avait
environs. éclaté dans les forêts voisines. La pluie, qui nous avait
« Naturellement, dit en terminant mon assaillis, avait aussi éteint l'incendie, et nous avons pu
compatriote,

Vue de Québec (p. 254). Dessin de Grandsire M. Deville.


d'après

profiter de la voie ferrée. C'est en français qu'on nous Royal, la seule hauteur un espace
qui domine, pendant
félicita de. cet heureux hasard, et je pus constater la rive gauche du Saint-Laurent, serait
quel énorme, rangé
plaisir on éprouve à entendre sa langue natale au nombre des grandes cités. Mont-
lorsqu'on partout aujourd'hui
est éloigné de la patrie. .réal mille âmes, et les progrès
compte quatre -Ül1gt
Montréal, bâtie au-dessous des premiers dans le Canada .sont les garants de
rapides qui qui s'accomplissent
entravent la grande navigation du Saint-Laurent, au point son accroissement et de sa prospérité future.
de jonction des eaux du Champlain et de l'Otawa avec Le de mon arrivée en cette ville étant un di-
jour
celles du grand fleuve, doit sans doute à toutes ces cir- il n'y avait pas une seule boutique et
manche, ouverte,
constances réunies d'être la ville la plus grande et la toute la population se rendait à l'église. La cathédrale
plus florissante, non-seulement du Canada,' mais de présente une façade en pierres grises, bâtie dans le style
tout le continent américain au nord de New-York et de mais sans la moindre son
gothique, sculpture. Malgré
Boston. Le petit établissement de I'ille de ~llarie, fondé extrème les Canadiens se montrent très-fiers
simplicité,
en 1641 par le Français Maisonneuve, sur le mont de ce monument, et la comparent à Saint-Pierre de
12 lu
0 LE TOUR DU MONDE.

Rome, sous
le rapport de la grandeur. Cette église peut, l'arrivée du premier bâtiment de commerce, portant
dit-on, contenir dix mille personnes, et cependant je ne notre paYillon, devant Montréal, fut dans toute la co-
de place que dans les galeries, d'où l'on do- lonie l'occasion d'une à juste titre
pus trouver fète, qu'on pourrait
mine l'ensemble des fidèles. La réunie sous qualifier de fête de famille.
population
mes me sembla vëtue d'une façon convenable et On peut faire en voiture le tour de la montagne qui
yeux
mime domine Montréal et lui a donné son nom. Une belle
élégante.
Après la messe, célébrée avec la même pompe qu'en route, bordée çà et là de jolies maisons de campagne,

France, la ville. Un toit en étain, que conduit jusqu'au sommet, d'où l'on découvre plusieurs
j'allai parcourir
le.. soleil fait briller de mille feux, m'attira vers le mar- magnifiques points de vue. La ville, étagée sur la pente,
che de Bonsecours. Cet édifice est d'architecture dori- descend jusqu'à la rive du Saint-Laurent, qu'elle borde

que et a caùté plus d'un million de francs. L'étain, qui sur plusieurs kilomètres de
longueur. Mes hôtes, qui
conserve longtemps, à l'abri de l'oxydation, sa blancheur me firent les honneurs de leur mont Royal, m'indiquè-
et son éclat, est fort employé ici dans les toitures, et a rent de là les clochers de Saint-Patrick, des Récollets, de
valu à Montréal, parmi les Canadiens, le surnom de Citc Sainte-Marie, le couvent des sœurs grises, le séminaire

c~'arrlertt. A la première vue, au grand jour, l'épithète de Saint-Sulpice, puis les temples protestants de Saint-

peut un peu exagérée; mais quand les rayons André, de Saint-Paul, etc.; enfin les principaux édifices,
paraitre
vermeils du soleil
couchant, et plus tard les blanches le marché, la douane, la bourse, l'hôpital, le collége.
clartés de la lune viennent à jouer sur les dômes et sur Au delà le Saint-Laurent embrasse, dans son large cours,
les coupoles, il en résulte des tons et des effets à déses- une foule d'iles gracieuses et arrose une riche campagne,

pérer un peintre.. bordée de vastes forêts. Le soir venu, j'allai passer plu-
Dans mes promenades.à traversla ville, je remarquai sieurs heures au café, pour parler de la France. avec des
un vaste espace couvert de ruines, tristes vestiges d'un Canadiens; iis ne tarissaient pas de questions sur notre
jncendie l'année d'avant, avait dévoré deux cents patrie et la France ne doit jamais oublier qu'il y a sur
qui,
maisons en bois. Mais déjà s'devaient à leur place de les bords du Saint-Laurent plus d'un million d'hommes
nouvelles constructions
qui offriront bien plus de sécu- qui l'appellent leur cher vieux pays.

rité, car elles sont en belle et bonne pierre grise. Un A onze kilomètres de Montréal se trouve la Chine, petit
autre emplacement également vide me fut signalé-comme village où réside le gouverneur de la compagnie de la

ayant été occupé par un fort bel hôtel détruit de même baie de l'Hudson. Pour éviter
rapides que forme
les
l'an auparavant, à la suite d'une discussion survenue l'Ottawa non loin de son confluent, dans le Saint-Laurent,
entre des dilettanti anglais et canadiens. On allait y je pris place dans un convoi, car la Chine a aussi son
donner un concert, et il s'agissait de savoir si les musi- -chemin de fer qui aboutit sur les bords de l'Ottawa, dans
ciens par la ~Ilarsei.llaise
débuteraient ou par le God save l'endroit même où, deux siècles auparavant, s'arrêtèrent
the Quce~t, chant national des Anglais. Les Canadiens, les aventuriers français partis à la recherche d'une route

gràce à leur imposante majorité, obtinrent la priorité qui conduisit en Chine. Croyant avoir enfin trouvé le

pour la ~llarseillaise. Un Anglais, exaspéré de'cette pré- véritable chemin, ils s'écrièrent joyeusement la Chine! 1
férence, mit le feu aux rideaux de sa chambre, et l'in- Telle fut, dit-on, l'origine du nom donné à la localité.
cendie hrùla l'hôtel tout entier. Je ne fis au bourg de la Chine qu'un séjour très-court,
Les Canadiens aiment encore- ar- et me hâtai de traverser l'Ottawa sur
d'origine française pour aller visiter,
demment notre patrie, bien que depuis 17 ~9 ils soient la rive opposée, uu établissement d'Iroquois. Une lon-

régis le gouvernement anglais. Ils se sont soulevéô gue pirogue, faite d'un tronc d'arbre et dirigée à force de
par
fois, et sur'tout en 1837. Depuis cette époque pagaies, me porta au village de Caughnwaga, dont le
plusieurs
les Anglais leur ont fait les plus larges concessions, nom est plus sauvage que- la population, qui y a élevé
tant pour prévenirle retour des velléités d'indépendance une église "catholique ,et des maisonnettes en pierre.

parmi les Canadiens, que pour les empêcher de s'annexe~ Ces Iroquois sont remarquables par leur teint rou-
à l'Union américaine. Le pouvoir du gouverneur général geâtre et leurs traits grossiers. Ils portent uniformément
s'exerce sous le contrùle de deux chambres, dont l'une, un chapeau rond à larges bords, et se drapent à la façon

espèce da chambre des pairs, est formée par les mem- espagnole dans une pièce d'étoffé sombre. Je ne rencon-
bres que nomme à vie la reine d'Angleterre, et dont trai d'abord que des femmes, les hommes étant occupés
l'autre se compose de représentants élus par le peuple. à conduire les grands trains de bois qui descendent l'Ot-
En outre, les impôts sont fort modérés. tawa et se rendent à Montréal.
Mais tous les
avantages d'un se.l f-~oc~eunrnent ne La fabrication des chaussures
indigènes ou moccassins

peuvent faire oublier aux Canadiens qu'en 1541 leurs forme la principale occupation des femmes. Sous pré-
ancêtres sont partis des côtes de la Normandie pour ex- texte d'ac!ieter quelques-uns de leurs ouvrages, j'entrai
plorer le Saint-Laurent, sous la conduite de Jacques dans plusieurs maisons, où l'on me répondit constam-

Cartier, et qu'ils ont fondé les villes de Québec et de ment en bon vieux français. Dépouillées de l'épais man-
Montréal. Les droits énormes, prélevés sur les navires teau du'elles portent au d'ehors, ces femmes portaient au
français, ont empêché pendant longtemps ceux-ci de lieu de robe une longue blouse de couleur, et des panta~
venir dans le Canada. Cet état de choses a cessé, et lons collants descendant jusqu'à la cheville leurs sou-
252 LE TOUR DU MONDE.

liers vernis laissaientapercevoir de gros bas de laine. la propreté qui règnent dans leurs ménages, et que l'on
Des boucles d'oreilles et un collier en or forment, du songe aux longs et durs travaux auxquels. se livrent leurs
reste, leur principal ornement quant à leur chevelure, frères et leurs maris, bûcherons, pilotes ou conducteurs
elles la relèvent sur le sommet de la tête, puis l'attachent de radeaux sur l'Ottawa, on est peu disposé à accepter
de la même façon que le. faisaient autrefois les gardes l'accusation de paresse si souvent portée contre les pau-
françaises. On ne peut dire que leurs traits soient agréa- vres Indiens.
bles, mais leurs formes sont assez belles pendant la pre- L'Ottawa est tout à la fois le plus grand des tributaires
mière jeunesse. du Saint-Laurent et le plus important au point de vue géo-
Quand on a vu leurs habitudes laborieuses, l'ordre et graphique. Son cours, remonté jusqu'à la hauteur du

Cascade de Montmorency (p. 255). Dessin de Paul Huet d'après M. Deville

lac Nipissing, qui se déverse dans la grande baie de ture


provinc5ale,
a fait choix de la ville de Bytown

Géorgie, offre une voie bien plus directe que celle du aujourd'hui cité d'Ottawa, pour y établir le siége
du gou-
1
Saint-Laurent pour atteindre le lac Supérieur et les vernement canadien

routes de la Colombie anglaise. Cette considération A peine rentré de mon excursion sur l'Ottawa je

jointe à la beauté du pays arrosé par l'Ottawa, aux ri-


chesses encore de son vaste bassin, ont déter- 1. Ottawa est dans une position peut-être plus pittoresque qu'au-
vierges
cune autre ville du nord de l'Amérique. Du sommet de Barrack-
miné, depuis mon retour en Europe la décision par d'un seul d'oeil les
Hill, d'où l'on peut embrasser coup magnifi-
laquelle le ministère anglais, d'accord avec la législa- ques chutes du fleuve avec leurs nuages d'écume neigeuse où se
254 LE TOUR DU MONDE.

trouvai à Montréal un bateau à vapeur prêt à partir accrochées aux flancs


du cap Diamant, s'étagent les unes
pour Québec. Je courus m'y installer au milieu d'un au-dessus des autres et s'élèvent ainsi jusqu'au pla-
encombrement rappelant de l'archecelui
de Noé. Sur le teau où l'on a bâti la haute ville. Son enceinte -de for-

pont du steamer, les bceufs et les chevaux sont pressés tifications se rattache à celle de la citadelle, constJ:uÍte
les uns contre les autres, et l'on entas'se des marchan- en granit gris. Quelques clochers d'églises catholiques
dises de toute sorte.
passagersLes de seconde classe, qui dépassent les toitures des maisons couvertes en feuilles

payent la modique somme de quatre francs, se placent d'étain, qui brillent au soleil. Québec, comme Montréal,
où ils peuvent. Au premier étage de notre bateau se semble une cité-aux toits d'argent.
trouve un vaste mais modeste salon, qui donne accès à Après avoir rapidemeilt parcouru les rues commer-
un grand nombre de cabines. La nuit est tiède et embel- çantes, je commençai l'ascensiOll de celles qui mènent à
lie clair de lune aussi 'la curiosité la Yil!e haute. Heureusement on ttouve des escaliers en'
par un magnifique
me retient sur le pont pour mieux voir défiler les rives bois, qui abrégent la montée. Après avoir traversé l'en-
du Saint-Laurent, qui, en général, sont plates et cou.- ceinte fortifiée, je trouvai des rues planes et régulières,
vertes de vastes forêts. La largeur de ce grand fleure qui sont peu communes à Québec. Les boutiques, bien
varie depuis un jusqu'à cinq kilomètres. Nous rencon- approvisionnées de marchandises européennes, n'atti-
trons plusieurs iles considérables, et nous traversons le rent l'alteniion des étrangers que par des ouvrages in-
lac Saint-Pierre, qui n'est autre chose qu'une expan- diens et quelques beaux échantillons de fourrure. La ca-
sion du Saint-Laurent. Quelques descendent thédrale catholique est peu remar<~uable quant à la
aux petits villages des Trois-Rivières et de Sainte- chambre du parlement, détruite dernièrement par un
Anne. incendie, elle est remplacée provisoirement par la salle
Vers le milieu de la nuit, le ciel se couvre de nuages, du théâtre. Je voulus voir une séance
publique du parle-
le tonnerre gronde, et -,i chaque instant les éclairs, qui ment les députés bien que sans uniforme ont gé-
sillonnent la nuit, reflètent leurs lignes de feu sur les néralement une excellente' tenue. Le président porte
du Ce beau me dispose en face
eaux fleuve. spectacle peu au un costume analogue à celui de nos magistrats
de sur coussin de la masse
sommeil aussi je prends part à la conversation de plu- lui, un velours, repose
sieurs Canadiens, qui habitent différents villages sur les d'armes d'Angleterre. J'entendis discuter une question
bords de l'Ottawa. Ils emploient les tournures de phrases vivement controversée les discours étant prononcés
et les expressions usitées dans nos vieux auteurs français. tour à tour en français ou en anglais, suivant que l'ora-
On croirait entendre parler Rabelais ou Bonaventure des teur s'exprimait plus facilement dans l'une de ces deux
Périers. Les enfants des Canadiens apprennent l'anglais langues.
dans les écoles et le français dans leurs familles, car la En sortant de la séance parlementaire, j'allai contem-
des récits de leurs foyers roulent sur le vieux pler, dans un jardin public, dont le site est admirable,
plupart
pays de France. l'obélisque élevé par les Canadiens à la double mé-
moire du marquis de Montcalm et du général anglais
Le Saint-Laurent. Québec. Les plaines d'Abraham. Cas- tombèrent en face l'un de l'autre, à quelques
Wolf, qui
cade de Montmorency. Escalier des Géants. Les émigrants.
Les Mille îles. Le lac Ontario. pas de là, sur le plateau d'Abraham; dans la sanglante
bataille qui décida de la possession définitive de Québec
-Nous sommes au
6 septembre l'aube du jour éclaire et du Canada. Après avoir longtemps rêvé à la destinée
les rives du Saint-Laurent. Nous longeons de hautes pa- étrange de ces deux noms, si longtemps représentants
rois de rochers à pic, couronnés d'une végétation vigou- d'intérêts hostiles et maintenant confondus dans une
reuse. Çà et là, quelques arbustes plongent leurs racines même vénération, j'allai parcourir la citadelle de Qué-
dans les anfractuosités de ces murailles rocheuses et pro- bec, qui doit à sa forte position le surnom de Gibraltar
leurs brancliages au-dessus du fleuve. Dès huit américain. Une des portes, celle de Saint-Louis, donne
jettent
heures du matin, nous le cap Diamant,
apercevons im- accès sur les plaines mêmes d'Abraham, dont le sol est
mense rocher noirâtre, la base escarpée
qui forme d'une formé d'un granit gris mêlé de quartz. De son point le
vaste citadelle. En face de nous se présente Québec, qui plus élevé on domine un admirable panorama d'un

fut, dep,:is sa fondation, en 1608, par Samuel Cham- côté, le Saint-Laurent serpente au pied de deux lon-

plain, jusqu'en 1759, époque où elle tomba aux mains gues lignes de murailles rocheuses; de l'autre côté, les
des Anglais, la capitale de la Nouvelle-France. s'étageant les unes au-dessus des autres,
montagnes,
Le quartier commerçant de Québec couvre la rive du semblent comme les immenses vagues d'une mer hou-
Saint-Laurent. Devant les quais sont mouillés de nom- leuse. Cette vue est une des plus belles que j'ai ren-
breux navires de commerce. Les maisons, qui semblent en Amérique. Un vent froid et violent ne tarda
contrées

joue l'arc-en-ciel, le pont suspendu qui joint le haut et bas Canada, l'intervalle commence le canal Rideau, qui a un beau pont de
le cours de la-rivière au-dessous des chutes parsemé de belles ¡[es pierre formant une section de la rue qui unit les deux parties de
boisées, et les lointaines montagnes Bleues qui séparent les eau~ la ville. Ottawa, déjà peuplée d-une vingtaine de mille âmes, est
du Gatineau de celles de l'Ottawa, on jouit d'une des plus belles renommée pour son grand marché de bois de construction, dont
vues qu'on puisse admirer au monde. la contrée abonde. Dans le voisinage, on trouve une pierre à
Ottawa est divisée, comme Qtiébeo, en deux parties, la haute chaux gris pâle, avec ¡actuelle sont construits plusieurs édifices
et la basse ville, qui sont distantes d-environ un demi-mille. Dans d'un bel aspect; ls s'élèvent sur des rues larges et régulières.
LE TOUR DU MONDE. 255

Au fond de la cale du vapeur, on voit


'pas à me faire quitter ces hauteurs. Grâce aux escaliers par s'endormir.
un spectacle encore
en bois, je pus descendre assez rapidement dans la plus singulier. Hommes, femmes,
ville basse, où se trouvent la plupart des hôtels. enfants sont entassés sur le plancher. Les
pêle-rnèle
Le lendemain, une légère voiture me conduisit, têtes pri~ilégü.es oreillers les bottes de
par prennent pour
une route charmante, de la cascade leurs voisins. Allemands ne dorment pas; leurs.
jusque devant l'hôtel Quelques
à quatorze kilomètres de Qué- à répandre des nuages de fumée, dont
de Montmorency, située pipes continuent
bec. Sur les pas d'un je longeai scieries l'odeur atténue la senteur terrible de tant d'exhalaisons
guide, plusieurs
de bois, mises en mouvement Des enfumées une lueur rou-
par des chutes d'eau; puis fétides. lampes répandent
à sec. geâtre sur cet ensemble d'êtres misérables. On pourrait
je descendis au fo2d d'un
large torrent presque
J'avais devant moi la cascade de Montmorency. Elle est se croire au milieu des truands d'une cour des miracles'-
formée par une rivière large de vingt mètres, et qui Bientôt la respirationme manque dans cette atmosphère
tombe de quatre-vingts mètres de hauteur. La nappe viciée, remonter sur le pont. Je ren-,
je m'empresse-de
d'eau se avec fracas dans un large entonnoir contre une Canadienne qui va rejoindre son mari à Mont-
précipite
bordé de sombres rochers
à pic. Leurs aiguës réal. Son élocution m'amuse beaucoup à cause de l'ana-
pointes
avec le de
sont indiquées çà et là par les frémissements de l'eau logie remarquable qu'elle présente français
arrêtée dans sa chute. Un nuage de vapeurs blanchâtres nos vieux auteurs. Je me figure entendre l'une de
parler
s'élève dans l'air et
rayons du soleil.
s'irise Uneaux nos bisaïeules, travestie en jeune femme.
fraiche végétation couvre le sommet de la montagne. Sur Le 8, vers cinq heures du matin, nous étions à Wont-
l'un des côtés de la cascade, on voit, le long dés rochers, réal. Quatre heures plus tard, un bateau à vapeur prit.
serpenter les filets d'argent que forment les eaux déri- la direction de Kingston, sur le lac Ontario, et s'enga-
vées de la chute principale. Je n'ai jamais rencontré de gea avec nous dans le canal
Beauharnais, pour éviter les
plus gracieuse cascade que celle de Montmorency. rapides du Saint-Laurent. Non loin de la Chine, ce fleuve
Mon guide me ramena en ville à travers les bois, le se précipite en flots tumultueux sur un fond de rochers,

long d'un large torrent roulant avec impétuosité entre et se transforme en un immense toi'rent. Il faut trois
deux rives d'aspects bien différents l'une semble une heures pour
parcourir le canal qui a dix-neuf kilomètres
muraille rocheuse; l'autre forme un escalier colossal, de longueur, et qui compte neuf écluses; tandis que pour
dont les régulières assises figurent parfaitement des mar- doubler l'obstacle par terre, il suffit de quai ante-cinq
ches taillées par une population de géants. Le torrent minutes de chemin de fer.
ronge sans cesse les parois qui l'encaissent, et il roule, Jepréférai rester à bord, afin de continuer mes
dans son cours rapide, les troncs des arbres qu'il a dé- études sur l'émigration. La plupart des Irlandais, trop
racinés sur ses bords. pour continuer leur voyage,
sont restés Mont-
pauvres
Comme je rentrais à Québec, un steamer chargé d'é- réal. Les émigrants hollandais et allemands Îorment des

migrants chauffait, prêt à partir pour le haut du fleuve. groupes de trois ou quatre familles, composées chacune
On m'avait parlé si souvent de l'émigration et de ses de cinq ou six enfants. On distribue de l'eau chaud,.
souffrances en voyage que je fus curieux d'en faire aux passagers qui veulent boire du thé ou du café, en

l'expérience. Je pris une place de seconde classe pour mangeant les chétifs aliments qu'ils achètent chemin fai-
Hamilton, ville située à l'extrémité du.lac Ontario. Me sant, et heaucoup d'entre eux ont encore pour nourri-
voilà donc au milieu d'un foule d'Irlandais, de Cana- ture principale le pain sec et noir, le pain de la patrie
diens et d'Allemands, et que sais-je encore ? en tout dont ils ont fait provision avant de franchir l'Atlantique.
plus de six cents pauvres diables entassés dalls un espace Les hommes fument presque toute la journée dans leurs
relativement fort restreint. Ils offraient une curieuse col- énormes pipes. Les femmes s'occupent de leurs enfants
lection de. vêtements déguenillés. On peut difficilement plus ou moins criards. Le soir, ils se couchent les uns

imaginer une plus hideuse misère. Je remarquai surtout des autres et s'enfouissent sous d'épaisses cou-
auprès
quelques habits noirs privés d'un pan au moins, et d'au- vertures. Les émigrants trouvent le voyage peu pzuible
tres manquant d'une manche sinon de toutes les deux; une fois qu'ils sont arrivés en Amérique. Mais ce qu'ils

puis des chapeaux arrivés à une couleur et à une forme in- ont à supporter de privations, de misères sur les paque-

descriptibles; Cependant, quelques-uns de ces passagers bots des compagnies patentées d'émigration, et de mau-
se distinguaient des autres par la propreté, sinon la ri- vais traitements de la part des équipages et des' capi-
chesse de leur tenue. Ceux-ci sont des émigrants de la taines spéculateurs, a donné lieu à de nombreux appels
Nouvelle-Écosse- ou du bas Canada. Ils font encore res- à l'opinion indignée et la justice vengeresse
publique
sortir davantage la saleté des haillons de leurs compa- des tribunaux.

gnons de voyage. De temps en temps le neuve ollre des rapides qu'un


Quand la nuit arrive, le ~~ent devient froid et fait steamer descend avec une célérité effrayante, mais que
abandonner le pont du
navire; on se retire dans une le nôtre, qui remonte, est obligé de tourner en passant
vaste salle dont la cheminée de la machine forme le cen- par les écluses d'un nouveau canal. Puis nuus l'entrons
tre. Une femme vend toutes
espèces de vivres et de li- dans le Saint-Laurent, dont les rives échappent à notre

queurs aussi est-elle entourée d'une foule de gens qui vue. Ce fleuve porte à la mer un volume d'eau considé-
boivent, se disputent entre ellxet finissent heureusement rable qu'on évalue par heure à cinquante-sept millions
256 LE TOUR DU MONDE.

trois cent trente-cinq mille


sept cents mètres cubes. Du trouver de passage à travers les forêts qui nous environ-
leste, c'est en quelque sorte un long canal par lequel les naient de toutes parts. Nous étions au milieu des Mille
mers les lacs du Canada, com- iles, immense
intérieures, qu'on appelle archipel d'iles, d'ilots et de rochers cou-
muniquent avec l'Océan. L'eau qui s'écoule du lac On- verts de houquets d'arbres verts. Ces bois, infréquentés,
taiio doit passer par-dessus les gigantesques écluses na- sont du caractère lé plus sauvage et le plus pittoresque.
turelles obstruant le cours du Saint-Laurent; elles le Les grands arbres morts tombent çà et là sur les arbustes
divisent en plusieurs bassins
successifs, dont les ancien- qu'ils écrasent. C'est un de végétation vrai-
pèle-mêle
nes berges forment aujourd'hui ces rapides, qui s'éta- ment étrange. La nature se montre ici dans toute la né-
gent les uns au-dessous des autres depuis les lacs jusqu'à gligeuce de sa luxuriante grandeur. Il faut plusieurs
la mer. heures pour parcourir les chemins sinueux de ce lilby'
Le 9, à mon réveil, je fus surpris de voir la terre de dernier sans doute de quelque
rinthe, vestige digue na-
tous côtés. Il semblait que le vapeur lie pourrait turelle, et dépecée les eaux des
jamais rongée par grands lacs,

L'escalier des géants, près de la cascade de Montmorency (p. 155). Dessin de Paul Huet d'après 1\I. Deville.

soit dans la succession des siècles, soit dans un jour de à la fois comme nous atteigniines Toronto, la ville la'
commotion géologique; au delà s'étend la vaste nappe plus considérable du Canada occidental. Elle l'enferme
du lac Ontario. quelques édifices considérables et compte une popula-
Dès nous y lancer nous
à toute vapeur, tion de trente-cinq mille àmes s'ac-
que pûmes qui vont toujours
nous n'aperçûmes plus que le ciel et l'eau, comme si nous croissant.
eussions été en pleine mer; comme en pleine mer aussi Deux autres heures
de navigation le long des bras qui
nous y essuyâmes une violente bourra~que qui dura couvrent la rive américaine du lac nous amenèrent à Ha-
toute la nuit, et mit fort mal à l'aise tous ceux des pas- milton, terme de notre voyage; nous avions en trois jours

sagers qui n'avaient pas le pied marin c'est-à-dire l'es- franchi neuf cent soixante-dix kilomètres.
tomac solide. L. DEVILLE.
A la pointé du jour, le, vent et les lames tombèrent (La suite à la prochaine liLraison.)
LE TOUR DU MONDE. 257

Les mille iles, à l'entrée du lac Ontario. Dessin de Paul Huet d'après AI. Deville.

VOYAGES DANS L'Al~TÉILIQUE SEPTENTRIONALE,


PAR M. L. DEVILLE.

ÉTATS-UNIS ET CANADA'.
TEXTE ET DESSINS INE.DITS.

1853-1854

du Leurs découvreurs.- Leur aspect il y a un demi-siècle et aujourd'hui. L'hôtel Clifton.


Les cataractes Niagara. premiers
Le gouffre. L'He de la Chèvre. Promenade sous la chute centrale. La grotte des Vents. Certificat.
Le grand pont suspendu.

américaine est difficile à expliquer, le peu qu'en


Le premier Européen qui ait décrit les chutes du Nia- ture
le franciscain il ont dit leurs successeurs jusqu'à la fin du siècle dernier
gara est un prêtre français, Hennepin;
les vit vers l'an de grâce 1678. 'Mais dans le demi-siècle n'est pas moins étonnant. Il est vrai que les routes sui-
cette date elles avaient du être connues suc- vies alors par les trafiquants, les chasseurs et les mis-
qui précéda
cessivement: de Champlain, dès 1615, des Jésuites, sionuaires, laissaient toutes le Niagara à une certaine
Sur les rives des lacs et des rivières leurs tribu-
pas moins de dix-huit distance.
qui de 1634 à 1647 n'exécutèrent
entre le Saint-Laurent et le lac Supérieur, et taires, s'élevaient déjà des établissemetits prospères, des
voyages
enfin de Robert de la Salle, qui en 1670 releva minutieu- villes florissantes, que rien ne troublait soli- encore la

sement les contours des lacs Érié et Ontario. Si le silence tude des grandes cataractes. Lorsque l'auteur d'Atala
ces explorateurs sur cette merveille de la na- vint tremper ses pinceaux dans ces colonnes d'eau clu dé-
gardé par
luge, c'était encore une aventureuse eutreprise que de
1. Suite et fin. 236 et 241. se frayer un chemin dans les lacis infréquentés de la forêt
Voy. pages
°
III. 69' ctc. 177
258 LE TOUR DU MONDE.

immense qui leur servait de rempart et de cadre. Au- Devant un tel spectacle la première impression est la
jourd'hui tout cela est bien changé; le courant des visi- et l'homme, c'e qu'il
stupeur, incapable d'analyser
teurs qui s'épanche annuellement vers les fameuses éprouve, a besoin d'un peu de temps pour observer les dé-
chutes, semble aussi abondant que celui de leurs tails de ce vaste ensemble. Quel peintre, quel musicien,
ondes. quel écrivain en pourrait rendre l'effet saisissant Les
Sans doute, ainsi
que l'ont affirmé des écrivains de la merveilles de la nature éveillent en nous simultanément
génération qui nous a précédés, on pouvait jadis, dans le une foule de sensations complexes. La plume peut à peine.
double silence de la nuit et de la forêt vierge saisir à noter l'une
après l'autre chacune de ces impressions,

plus de dix milles de distance les sourds mugissements qui se confondent et s'harmonisent pour exalter notre
de la cataracte. Mais aujourd'hui les hurlements des ma- admiration. En face du spectateur s'élèvent des rochers
chines à vapeur, voguant, glissant dans toutes les direc- rougeâtres, dont la couleur
ressortir fait
les brillantes
tions, les sifflets des chauffeurs, les vociférations et les teintes de la masse liquide. Verdâtre à son'sommet, celle-
cris des camionneurs et
cochers, des
les clameurs et les ci est veinée au-dessous de filets (J'argent, puis se perd
murmures sans nombre et sans trêve s'élevant des fermes, dans l'abime en avalanches d'écume neigeuse. L'ile de
des usines et des maisons de campagne alignées tout le la Chèvre
(Goat-Island) se trouve au milieu des deux
long du fleuve, forment un concert oit se perd à distance, chutes, qui semblent chaque instant devoir l'entraîner
comme dans l'orchestre d'une académie impériale de dans leurs impétueux tourbillons. Bien qu'elle résiste,
musique, la voix du grand artiste que l'on voudrait en- grâce à ses puissantes assises, il s'en détache quelque-
tendre. En outre, 'le soi-disant village qui couvre, sur la fois des quartiers de rochers qui roulent dans des gouf-
rive américaine, le plateau rocheux d'oit se précipite le fres insondables. Une couronne de végétation appar:i.it
fleuve, ne ditfère en rien, dans ses rues longues, droites seule au sommet de l'ile, et surmonte les- nuages épais
et larges, dans ses nombreuses et fraiches constructions, qui du sein de l'abime s'élèvent parés des étincelantes
ses six églises, ses douze élégantes hôtelleries et sa ban- couleurs de l'arc-en-ciel. Du fond du gouffre bouil-
lieue de magnifiques villas, de ce qu'on a l'habitude lonnant, monte en roulements d~ tonnerre la voix de

d'appeler une belle et bonne cité. De l'antique forêt ne la cataracte qui célèbre les grandeurs de sa propre
cherchez pas vestige; on l'a métamorphosée en jardins création.
dessinés avec plus ou moins de goût, en tapis de gazons Depuis plus d'une heure, je me trouvais sur le bel-
bien peignés, bien veloutés, en corbeilles de fleurs rares. védère de l'hôtel, lorsque j'entendis retentir les sous
Enfin les nombreuses usines les scieries les bruyants du gong, cloche chinoise, fort en usage aux
papete-
ries, alignées le long des chutes mêmes, dont une por- États-Unis. C'était l'appel du diner; autour de la table
tion détournée une d'eau a été consacrée à deux cents voyageurs étaient assis. Les dames en grande
par prise
l'industrie, font penser involontairement au cheval Pé- toilette portaient des uobes décolletées, beaucoup plus
harnais et soumis à la cravache convenables pour un hal que pour un
d'auberge repas
gasè, empêtré d'indignes
d'un maquignon, ou au fouet d'un charretier. Au l'este, ou une promenade champêtre. Dans ces repas le cham-
les âmes naïves encore le spectacle de la na- pagne coule à flots, et chaque convive. trouve auprès de
qu'émeut
ture, la sainte de la terre, doivent se féliciter de lui la carte du menu, toujours aussi varié que délicat.
poésie
le Niagara tel qu'il est aujourd'hui, Les nombreux domestiques entrent dans la salle, posent
pouvoir contempler
car s'il était entré dans l'esprit de quelque Barnum de le les plats sur la table et marchent avec une régularité
diviser, subdiviser et détailler en et mares de toute militaire. On cause peu, mais on mange beaucoup
étangs
et vite; au Niagara, comme 1'Am,ricain semble
parcs, en ruisselets de jardins, en jets d'eau de parterres ailleûrs,
ou même en bocaux à poissons rouges, il l'aurait fait. toujours poussé par une voix intérieure qui lui crie Dehout
A peine descendu ~l l'hôtel Clifton, bâti en face de la et marche
Une côte conduit de l'hôtel à la station d'un
chute, je montai au belvédère, d'où l'on aperçoit dans rapide
toute leur étendue ses deux sections petit bateau à vapeur, destiné à porter les promeneurs
qui appartiennent,
aux l'autre au Canada. La première le plus près possible de la cataracte; mais comme cette
l'une États-Unis,
une ligne droite de trois cent vingt mètres de fois nous étions un trop petit nombre d'ânÚtenrs, le
présente
tandis steamer sa direction et descendit le courant ra-
développement, que la seconde, longue de six changea
cents, se contourne et se creuse en forme de fer à cheval, pide du Niagara. Le fleuve coule entre deux murailles
ce rocheuses dont les interstices nourrissent une
qui lui a fait donner le nom anglais de ltorsc-slaoc. toujours
Par ces deux larges brèches ouvertes dans une digue ro- puissante végétation. Mais au milieu de ces rameaux
taillée à pic, se précipite tout le trop-plein du lac dont une constante humidité entretient la verdure, ne
cheuse,
évalué à quatre- cherchez pas avec l'auteur d'Atala « des carcajous se
Érié, trop-plein mathématiquement
millions de mètres cubes par heure, ou si l'on suspendant par leurs queues flexibles au bout d'une
vingt-dix
branche abaissée saisir dans l'ahime les cadavres
aime mieux, à quinze millions d'hectolitres par minute. Le pour
nom de Niagara est une transformation du mot brisés des élans et des ours 1. Le fleuve aujourd'hui vous
iroquois
« l'eau retentissante comme le réserve d'autres étonnements. Cette grande ligne noire,
Ongakarra, qui signifie
tonnerre. On ne pouvait trouvar une plus just déno-
mination. 1. Chateaubriand, épilogue d'Atala.
LE TOUR DU MONDE. 259

qui court devant vous dans le bleudu ciel, c'est le grand profil; tandis que sous les pieds mêmes du spectateur
pont suspendu, qui unit la rive. américaine à, celle du un large torrent couvre d'écume la cime des rochers et
Canada, Great Sus~eta.sion I3ricl~e; oeuvre gigantesque se précipite en frémissaI1t dans l'abime. On a établi un
par laquelle le génie américain semble avoir voulu pont sur le courant rapide- qui forme la chute améri-
lutter de grandeur avec le Niagara lui-mème. Ce pont caine. Ce passage serait effrayant, sans les petits ilots de
se compose de deux tabliers superposés, à huit mètres rochers qui, semblables à des sentinelles avancées, sont
d'intervalle. Les piétons et les voitures passent"sur le PÓstés an bord du précipice. On arrive ainsi à l'ile de

pont inférieur; l'autre est réservé aux convois des -che:- la Chèvre (Goat-Island), dont oh peut faire le tour en
mins de fer de New-York, de l'Érié et du Grand Occi- voiture dans de gracieuses allées, percées dans des bois
dental. Rassuré par la solidité des câbles de fer de touffus, où à chaque pas on a ménagé de jolis points de
cette construction, je me hasardai, après avoir payé un vue sur les rapides formés par l'écoulement du lac Érié.

péage d'un franc vingt-cinq centimes, à m'aventurer Les bords de cet impétueux torrent et les quelques îlots

jusqu'au milieu du pont, qui n'a pas moins de deux cent qu'il ronge incessamment offrent l'image de la lutte des

cinquante mètres de longueur et se balance au-dessus éléments et sont jonchés de troncs d'arbres déracinés.
des flots mugissants du Niagara à une élévation plus La carcasse d'un navire brisé sur les rochers ajoute à
grande que celle de la croix du Panthéon au-dessus du l'effet de ce tableau de destruction. Tous ces flots agités
pavé des rues environnantes. Sur ce chemin aérien il semblent hâter leur course vers l'abîme.
me semblait que j'étais balancé dans l'espace. Heureuse- Un long escalier est adossé aux parois de Goat-Is-
ment pour moi, le tablier supérieur pas encore n'étant land je le descends jusqu'à une petite cabane où se
terminé, nul convoi à vapeur ne pouvait en ce moment tient un grand diable de nègre, le guide de la grotte

passer à quelques mètres au-dessus de ma tête. Deux des Vents. Il me propose immédiatement une excursion
mois ce complément la cataracte centrale. J'accepte cette offre,
plus tard, j'àurais pli expérimenter sous qui me
de vertige. On n'évalue le prix de revient de ce pont parait aussi bizarre que tentante. Il me faut d'abord
étrange qu'à deux millions cinq cent mille francs. remplacer mes vê~ements par une chemise et un pan-
Puisse-t-il durer longtemps pour l'honneur de l'industrie talon en laine puis recouvrir le tout d'un costume
humaine 1 complet en caoutchouc. Mon guide porte le même uni-
J'avoue qu'en le quittant je remis avec plaisir le pied forme. Ces
apprêts terminés nous partons, et bientôt
sur le sommet des rochers qui bordent le fleuve et nous sommes sous la cascade, qui nous accueille par
bientôt j'ârrivai au-dessus d'un bassin circulaire do- une large douche c'est le du Niagara. Un
baptême
miné par des montagnes escarpées. escalier, fragile et glissant, s'enfonce sous la voûte
En cet endroit l'eau obéissant à..l'impulsion de cou- liquide; nous descendons avec précaution, et le
nègre
rants opposés décrit une série de cercles concentriques m'avertit de tenir ma main devant ma bouche, car
et forme ainsi un tournant qui présente, dit-on, une_dif- sans cette précaution il serait impossible de respirer
férence de trois mètres entre le niveau de son centre et au milieu du nuage de gouttelettes d'eau qui tourlnil-
celui de ses bords. Les troncs d'arbres qui. y sont en- lonnent autour de nous. Une masse épaisse de cristal
trainés permettent de suivre facilement le courant de ce verdâtre s'arrondit en arche devant nous et laisse à
vaste tourbillon. peine tamiser, dans ses couches liquides, une douteuse
Rentré à l'hôtel pour diner, j'allai dans la soirée clarté, qui nous guide dans un petit sentier le long des
admirer l'aspect grandiose et romantique
de la cascade, rochers dont la paroi s'incline snI' nos têtes. Nous che-
argentée par les rayons de"la lune. Je ne sais si le sou- minons ainsi dans un couloir
de pierre et d'eau, oit l'on
venir de la belle page que Clateaubriand a consacrée aux ne peut rien distinguer, où tout autre son que le fracas
splendeurs mélancoliques d'une nuit passée sur ces é.pouvantable de la chute des ondes ne saurait se dis-
mêmes ne me poussait
rivages pas, à mon insu, à y pro- cerner..
longer jusqu'au jour ma promenade et mes rêveries Enfin nous atteignons une anfractuosité du
petite.
solitaires. Mais que, la fraicheur humicie de
j'avoue roc, où l'air, emprisonné et refoulé sans cesse par l'ir-
l'atmosphère me fit regagner prosaïquement ma cham- résistible colonne d'eau de la cataracte, s'agite en vio-
bre bien close et mon lit longtemps avant que le fleuve lents tourbillons, et a valu à cet enfoncement le nom
eût cessé cr:de refléter dans son sein les constellations de de grotte des Vents. dans cette étroite retraite
Accroupis
la nuit'.» D nous respirons à pleins et pendant
poumons, quelques
Dès le lendemain matin, 12 septembre, un petit bac minutes nous plongeons du regard dans l'épaisseur du
me conduisit sur la rive américaine. Là se trouve un es- fleuvequi se précipite nous. Le nègre me de-
par-dessus
calier en bois, qui mène au
plus haut sommet qui do- mande si j'ai le couragé d'aller loin. Je me lève et
plus
mine le fleuve. Moyennant une légère rétribution, un nous voilà repartis; mais nous âvançons avec et
peine
char mû par un mécanisme vous épargne même la en marchant sur des cailloux roulants.
Cependant j'a-
fatigue de cette ascension et vous transporte, commodé- vançais toujours, quand le guide m'arrêta sur le bord
ment assis, au-dessus de la cataracte qui se présente de même d'un ressaut de rocher, formant un précipice que
nul encore n'a sondé. En conséquence, je casse un
1. Chateaubriand, Géuie dit christiana:rme, cha.p. XII. fragment de roche, en souvenir de ma périlleuse exple-
260 LE TOUR DU MONDE.

ration; puis nous revenons sur nos


pas et bientôt j'é- En remontant gaiement l'escalier, je souhaitai.bonne
prouve, je l'avoue, une vive satisfaction à respirer en chance à des jeunes gens qui se préparaient à visiter le

plein air. Un éboulement un faux pas ou même la couloir sôus-marin. Le visiteur a toujours à y redouter,
chute d'une dans cet humide souter- entre autres un de ces éboulements
pierre pouvait périls, qui ont déjà
rain, mettre un terme
curiosité à ma
et à mes voyagas. plusieurs fois modifié des chutes du Niagara.
l'aspect
Le guide me donna un certificat constatant que j'ai On a vu de nos jours des masses considérables se déta-
traversé la cataracte centrale. Ce papier, dont j'offre le cher de l'une et l'autre rive.
en effet, lime Le
fleuve,
fac-siinile au lecteur, me rappellera une exploration sans cesse la surface du rocher d'où il se précipite et les

que je ne recommencerais certes pas, mais que je re- tourbillons de la cataracte en creusent incessamment
commande à tout être blasé et en quête d'émotions. la base.
Elles ne lui feront pas défaut dans la grotte des Vents. Les assurent la chute se trou-
géologues qu'autrefois

CAVE

OF THE

What august scenes salute the wondering eye!

Floods thatseemgushing th rough unrivensky,

Plunge madly down from glory into gloom-

Flash upin spray, and thunder from the tomh-

And with a fair ascending wall of waves,

Barthe broad stream, and veil its mistycales;


While radiant the
spendors beautify fall,
Ane Echos, answering to the Cataract's call

Leaps likealiving thoughtfrom rock to rook-

Shadow of sound, and daughter of the shock.

n= )~ W~ ~~1~

Q~ ~œQ~
That t ~é has passed behind the Central F all and
~ev~an2
Cave of the Wiiids, on the American side at the foot of Goat Island.

Given under our hands, at Niagara Falls, this ~2 day of 1854.

il. ~C Proprietor.
Hackstaff, Printer. Niagara Falls.

Fac-simile d'un certificat délivré par le gardien de la grotte des Vents 1.

vait à Lewiston, non loin du lac Ontario. Elle se rap- disparaîtra cornplétement et leur laissera confondre .les

proche ainsi du lac Érié; peut-être un jour la digue Cjui niveaux aujourd'hui si différents de leurs eaux. Combien

les deux lacs et qui diminue de siècles s'écoulemnt avant cette époque?
sépare toujours d'épaisseur,

1. Voici la traduction de cet certificat: rugissements de la cataracte, Bondissent de roc en roc comme
étrange
des êtres réels, Fantômes vains, nés du choc des ondes.
GROTTE DES VENTS.
Ceci est pour attester que M. Louis Deville, de Paris, a passé
Quelle scène auguste saluent les yeux étonnés Les flots la des sur
sous la chute centrale et dans grotte Vents, la rive
semblent tomber de l'espace sans bornes, Plonger d'une sphère
américaine, au pied de l'ile de la Chèvre.
de lumière dans les ténèbres, Rejaillir en écume et tonner
Écrit de notre main, aux chutes du Niagara, ce 12 septembre
dans l'ablme; D'une haute muraille de vagues ils barrent le
1854. N. H. Joarrsorr, propriétaire.
large courant et voilent ses grottes humides. Pendant que la
chute étale ses radieuses splendeurs, Les échos répondent aux Imprimerie de Hackstaff. Chutes du Niagara.
262 LE TOUR DU MONDE.

Légendes du Niagara. La tour américaine. Adieux aux chutes. croissant. L'eau se précipite
une rapidité avec
effrayante
Buffalo. Importance de cette ville. Un trait des mœurs et tombe en nappes énormes, qui ont plus de six mètres
locales.
d'épaisseur. Leurs chocs violents produisent des flots d'é-
Outre les écroulements, le Niagara tient en cume et lancent dans les airs une masse de gouttelettes
réserve,
pour ses visiteurs, d'autres dangers, dont de nombreuses brillamment irisées le soleil. Le fracas de la cataracte
par
légendes locales n'attestent que trop la réalité. Entre est effrayant; il semble la terre tremble et que la
que
ces pointes de roches IJoires la nappe verte
qui percent tour, ébranlée dans ses fondations, va s'écrouler dans le
des ondes, à l'angle même de leur chute, un pauvre domine. On est en proie au double ver-
pê- gouffre qu'elle
cheur entrainé dans son batelet par le courant, est resté tige de l'extase et de l'admiration.
suspendu un jour et une nuit, agonisant sur l'abime, De retour sur l'ile de la Chèvre, j'allai prendre des ra-
hors de la portée de tout secours humain. Il y serait fraiehissements dans le magasin appelé l'En2pori.uni et
mort de froid ou de faim si une lamefurieuse, le soule- aussi l'entrepôt indien. On trouve une foule d'objets
vant enfin, lie lui avait procuré une mort plus facile. Ici dans les environs les tribus indiennes. Il y
fabriqués par
où la chute récente de la table du Roc a ouvert une large a des pelleteries de toute
sorte, des chaussures indigènes
brèche tourmentée dans la pâroi de la rive américaine, ou mocassins, des coiffures ornées de paillettes en argent
une jeune fille s'est penchée naguère cueillir une et des porte-cigares en écorce qui sont remarquables
pour par
fleur entrevue dans une fissure du rocher; fleur et jeune la naïveté de leurs dessins. avoir acheté
Après quelques
fille ont roulé ensemble dans le gouffre. Là-bas sur cet échantillons de l'industrie des faire à
Indiens, j'allai
amas de blocs où les arbres du rivage et la poussière l'hôtel mes de départ le lac Érié et le
préparatifs pour
d'eau des chutes entretiennent une ombre et une humi- Mississipi.
dité constantes, un jeune marié de la veille, se Le 12 septembre, à six heures du
couple, soir, disant adieu
tenait un jour, lie songeant guère au péril. L'épouse, la au Niagara, le chemin de fer
je pris qui remonte la rive
main passée dans la main de l'époux, voulut atteindre américaine du fleuve et conduit à Builâlo, à travers d'é-
une saillie de rocher, dangereux piédestal couvert de forêts. à peine de deux mille
paisses Buffalo, peuptée
mousse humide. e.le glissa, entrainant avec elle dans habitants en en compte de
1820, aujourd'hui plus
la mort celui auquel sou amour venait de laisser entre- soixante mille. Les produits de ses manufactures et les
voir toutes les bénédictions de la vie. Il y a encore à céréales de son district ont figuré avec honneur aux ex-
craindre pour les organisations nerveuses, impression- universelles de Londres et de Paris. Son heu-
positions
nables, la fascincclion cle G'uGînte, non moins réelle que reuse situation au débouché du canal Érié,
grand qui
celle que le serpent exerce sur sa victime. Un de mes unit les eaux du lac de ce nom aux riches bassins de
guides me raconta à ce sujet le fait suivant, dans lequel l'Hudson et de l'Ohio, explique les 1 apides développe-
il avait été tout à la fois acteur et témoin. ments de cette ville, la seconde de l'État de New-York
Il avait conduit une dame et sa fille, créature char- pàr son importance, son industrie et ses richesses. Elle
mante, sur un des points accessibles les plus plongés a déjà, comme l'Inyerial City, sa Broadway et ses hô-
dans la fco~~ée cles eatcx, et la romanesque jeune fille, de- tels-palais, habités par une foule de ménages indigènes,
bout sur la crête du précipice, ses cheveux et ses vête- qui ne connaissent pas d'autres foyers. On vit avec tant
ments flottants au
vent, paraissait tellement absorbée de hâte aux États-Unis qu'on ne s'y donne pas la peine
dans la contemplation de la scène sauvage qui s'étendait de se créer un logis à soi.
sous ses pieds, que le guide alarmé, la saisissant par le Sans aucun doute, si j'avais pu disposer de quelques
bras, lui fit remarquèc qù'elle s'exposait gratuitement à jours, j'en aurais trouvé le bon emploi dans cette ville
un grand danger. et dans ses environs; mais j'eus à peine quelques heures
a Oh répondit-elle en souriant,
il n'y a point de dan- à leur consacrer; le steamerqui devait m'emporter à

ger, même si je me précipitais là-bas. Pensez-vous que l'autre extrémité du lac Érié chauffait déjà au moment
je puisse me blesser dans ces couches d'impalpable ro- de mon arrivée. A défaut d'observations personnelles, je
sée ? Je flotterais au milieu d'elles comme un ballon. crois pouvoir emprunter au journal d'un touriste alle-
de m'envoler »
Mère je veux essayer mand, qui a passé à Buffalo quelques années après moi,
La mère épouvantée et le guide se hàtèrent d'entrai- un trait assez caractéristique des moeurs locales.
ner en arrière, mais non sans difficultés, la jeune vi- « Parmi les choses les plus intéressantes que j'aie vues
sionnaire qui ne fut pas plutôt arrachée à sa ter- à Buffalo, je dois certainement, dit M. Kohl, ranger une
rible extase, qu'elle s'affaissa sur le sol et fondit en vente de livres à la criée, opération commerciale toute
larmes. nouvelle pour moi, mais très-fréquente en ce pays. C'é-
En écoutant ces récits et bien d'autres encore, je me tait une forte partie de livres, tous fraichement reliés.
vers une tour construite au bord même de la Ces vieilles éditions, revêtues de parchemin, qui font la
dirigeai
chute anglaise. Pour y parvenir, il faut passer sur un joie d'un bibliomane européen, n'auraient pas trouvé

pont qui a pour base les rochers parsemés au milieu des ici un seul amateur. Tous ceux qui s'étalaient sous mes
Du haut de la plate-forme qui at- du monument yeux resplendissaient des plus et des plus
vives couleurs
rapides.
teint environ une quinzaine de mètres d'élévation, la vue brillantes dorures. Il n'y avait pas jusqu'à de vieux res-

plongedansle gouffre de la cascade qui forme un immense pectables patriciens comme Thucydide et Tacite qui
LE TOUR DU MONDE. 263

n'eussent s'écoulait en bateaux à vapeur, en voies ou


revêtu, pour tenter les yeux américains, une ferrées,
livrée et dorée. simplement dans les chemins vicinaux de la ban-
chatoyante
« A côté de ces princes de l'histoire étaient lieue de Buffalo. Il faut, certes, remonter le cours des
rangés Cé-
sar, Tite Live et d'autres sérieux narrateurs, puis une foule âges, jusqu'au siècle d'Auguste et de Mécène, pour re-
des plus sur l'histoire na- trouver un fermier colonial rentrant chez lui du marché
d'ouvrages scientifiques graves,
l'astronomie, la géographie, etc., etc. Je m'ima- avec un
Tite Live bien et dûment attaché au bât de sa
turelle,
monture. » (J. G. Kohl, Traveds in Cunada.)
ginai que tout cet étalage était uniquement destiné aux
aux professeurs des colléges, et tout au moins Il y a soixante-dix ans qu'au lieu même où s'élève
étudiants,
aux maitres de pensions de Buffalo. Mon étonnement ne maintenant Buffalo, Chateaubriand rencontra un compa-
fut pas mince soudain le commissaire- triote, matelot déserteur, qui, une pochette et un archet
quand j'entendis
s'écrier sous le bras, gagnait sa vie, en allant à travers bois, de
priseur
« Ceci est un Titè traduit vous de l'origi- tribus en tribus, donner gravement des leçons de choré-
Live pour
nal latiu il n'y a point de lecture intéressante 1 graphie parisienne à ~nessietcrs les saut;ages et Ù mesda-
plus
« Voici les Comme~atait°es de César, excellent rnes les sauvagesses. Ne vous semble-t-il pas, lecteurs,
ouvrage,
vous décrit tout au long la France, ses moeurs, ses que le sang de ce virtuose doit couler dans les veines
qui
et le vieux Paris du commissaire-priseur de nous montrer
coutumes, Regardez dans quel bon que vient
« état de conservation est cet vous ne pouvez M. Kohl?
ouvrage
offrir un plus joli volume à vos femmes Les Commen-
« taires de César pour un demi-dollar » Le SoutheYn-Dlichi~an. Encore une fois le ciel et l'eau.
L'aigle à tète blanche. Monroë. Détroit. La terre pro-
El écoutant ces paroles et en regardant autour de mise de l'émigration. L'Indiana. L'Illinois. Chicago.
moi, je m'aperçus que l'assemblée à laquelle elles s'a-
en Parmi les nombreux dont Buffalo est douée,
dressaient n'était, réalité, composée que de petits avantages
d'ouvriers de la ville ou de paysans des en- cette ville possède une magnifique marine à vapeur des-
boutiquiers,
virons, braves gens qui, ayant bien vendu au marché servant le lac Érié. Le Soutfte~~n-.llieftigara, qui m'em-
les produits de leur industrie, étaient bien aises d'échan- porta à l'extrémité opposée de cette mer intérieure, est
non-seulement le plus somptueux bateau à vapeur, mais
ger une partie de leur gain contre quelques livres utiles
à leurs familles ou à eux-mêmes. J'aurais voulu entrer un des plus modérés dans ses tarifs que j'aie rencontrés.
en conversation avec eux, mais la voix du commissaire- Je n'eus à payer que quarante francs pour une place

pris9ur m'en empêcha. de première classe, tant sur ce steamer que sur le che-~
« Voici, continua-t-il, l'Arclvitectu.re de Bailey, la pre- min de fer qui relie Monroë, où il atterrit, à Chicago, la
« mière autorité des temps modernes en matière de con- grande cité du nord-ouest. Le lit se paye en sus cinq

struction avec ce livre, rien ne vous sera facile francs, et moyennant deux francs cinquante centimes,
plus
« que d'établir vous-mêmes un devis de bâtiment. C'est on prend place à une excellente table d'hôte.
« le premier de cet ouvrage Comme le lac a cinq cent quatre kilomètres de longueur
exemplaire qui ait jamais été
a mis en vente à Buffalo. Je vous le cède pour deux dol- sur une largeur de cent treize ses rives boisées furent
« lars; qui en veut? qui enchérit? bientôt hors grâce à la rapidité
de vue, du Southe-mv-bli-
« Dix cents 1 mais quoique le spectacle seul du ciel et de l'eau
chigan;
« D
Vingt cents puisse paraitre monotone, ce ciel était d'un bleu si pro-
L'Arcivitecture
de-Bailey monta à trois dollars. fond, si intense, les eaux calmes du lac le réfléchissaient
« Ceci est l'Histoire des États-U~ais, par Bancroft. C'est si fidèlement, que la traversée me parut charmante.
le dernier exemplaire de cet incomparable ouvrage que Le lendemain 12 septembre, en approchant de l'extré-
« je puis vous offrir. Impossible d'élever vos enfants sans mité sud-ouest de l'Érié, nous aperçûmes quelques bâti-
« ce livre. Tout citoyen est tenu de connaître l'histoire de ments à voiles, tachetant, comme des cygnes blancs, l'azur
« son pays. Nul n'est capable de prononcer un discours des eaux et se perdant rapidement dans la direction du
« en public s'il n'a lu ce livre. Comment voulez-vous nord c'étaient des caboteurs américains, se dirigeant
« voter ou exprimer vos opinions politiques, si vous ne vers les canaux naturels de Délroit et de Sainte-Claire, qui
« connaissez à fond l'Histoi-re des,États-Unis, Ban.: servent d'écoulement au lac Huron. Dans l'azur du ciel,
par
croft »p d'autres points blancs, décrivant de hautes spirales, ou
J'en et des meilleurs,
passe, tels que la Vie de Na- des zigzags rapides à la façon des éclairs attirèrent

TJO~é011 par Walter Scott les Antiquités juives de longtemps mes regards. Un examen attentif me convain-
Flavius Josèphe et surtout un Traité d'astronomie quit que j'avais devant les yeux un couple ou deux de
illustré de deux mille figures, « mettant à la portée de cette puissante espèce de rapaces,.l'aigle à tête blanche,

tous, et clair comme le jour, le soleil, la lune, les pla- qui a fourni aux États-Unis leur blason et de si belles
ce nètes, les comètes et les étoiles le tout pour un dol- pages à Audubon. Peu 'après, pendant que le steamer
« lar » filait à travers le petit archipel d'ilots boisés, qui sépare
« Tout fut enlevé, et soigneusement de la grande nappe du lac Érié son extrémité orientale,
payé enveloppé,
et quelques heures après, cette masse incohérente de j'eus la chance heureuse de contempler d'assez près un
livres éparpillés vers les quatre aires de l'horizon de ces tyrans de l'air et des eaux. Il était dans une
264 LE TOUR DU MONDE.

de ces poses pittoresques ainsi dire, pho- palpitant encore comme il y plonge profondément son
qu'ont, pour
tographiées la plume et les pinceaux du grand natu- bec acéré! Il rugit de plaisir;. on dirait qu'il savoure- les
raliste américain. dernières convulsions de sa victime; et qu'il s'efforce de
Debout sur un rocher dominant les eaux du lac, il lui faire sentir toutes les horreurs possibles de l'agonie 1. p

étreignait de sa forte serre un gros poisson, enlevé par La vallée de Monroë, oit le steamer. nous déposa à
lui à une orfraie qui venait de le pêcher dans une tout trois heures
de l'après-midi, ne date que d'hier, mais
autre intention la regar-
que de lui en faire hommage. un grand avenir lui est promis. On peut
« Voyez comme ilîoule de tout son poids ce cadavre der comme la tête de tous'les chemins de fer du nord-

L'uigle il tète blanche. Dessin de Rouyer d'après Audubon.

ouest américain. Celui que je pris se dirige vers Chicago, des laboureurs et des éleveurs de bestiaux. Les stations

en suivant d'abord le petit axe de la grande presqu'ile fort rapprochées


les unes des autres desservent des loca-

de Michigan et en contournant~ ensuite l'extrémité lités pour la plupart encore peu importantes, mais qui
sud du lac de ce nom, -nappe d'eau douce, plus vaste à
elle seule que l'Érié et l'Ontario réunis. Sur tout ce tra- 1. Audubon, les Oiseaux d'Amérique; le plus beau monument

me fit traverser tantôt des forêts noircies le patient d'un avec le concours de la typogra-
jet' il par la que génie homme,
phie et du dessin, ait élevé à une branche quelconque de l'histoire
foudre ou par les incendies des défrichements, tantôt ces de villede Paris Wat-
naturelle. La bibliothèque l'hôtelde doit à1Ir.
immenses prairies aux larges ondulations si recherchées temare d'en posséder un des plus précieux exemplaires existants.
266 LE TOUR DU MONDE.

grandissent l'État de Michigan étant en année, sans engrais et sans assolement, une abondante
rapidement,
sorte le seuil de la terre promise de l'émigratiou. récolte de céréales.
quelque
Le. territoire de cet État, qui, à l'époque où Malte- Dans ce sol
inépuisable, tous les légumes, tous les
Brun publiait sa grande Géognapltae (en 1817) ne ren- fruits de l'Europe centrale croissent aussi beaux, aussi
fermait que quatre à cinq mille habitants, et qui passait savoureux que ceux de nos jardins. Dans les distri~ts
même pour peu fertile, en nourrit aujourd'hui plus de méridionaux on cultive déjà la vigne avec succès. La
six cent mille. Délroil, sa capitale, qui comptait deux betterave et le sorgho n'y réussissent pas moins; les es-
mille- âmes en 1$20, en avait soixante mille ait dernier sais tentés depuis quelques années sur ces deux plantes
recensement. Placée sur la rive américaine de la rivière saccharifères ont donné des résultats d'après lesquels les

qui déverse les eaux du lac Huron dans le lac Érié, colons de l'Illinois peuvent-légitimement espérer s'af-
comme le Bosphore déverse les eaux de la mer Noire franchir, dans un avenir plus ou moins éloigné, du tribut
dans la Méditerranée, ce sera un jour la Constantinople qu'ils payent aux États à esclaves pour leurs approvi-
des mers intérieures de l'Amérique du Nord. sionnements de sucre.
En contournant l'extrémité sud du lac Michigan, le Si, à tant d'avantages, on ajoute que l'émigrant d'Eu-
convoi qui m'emportait vers Chicago traversa, sur un rope peut retrouver jusque dans les forêts différentes
d'une centaine de kilomètres, l'État d'Indiana, variétés de noix, de noisettes, de framboises, de myr-
parcours
dont la colonisation, qui ne date pas d'un demi-siècle, s'est tilles, qui lui rappellent les joies de l'enfance et du sol

élevée, dans ce court laps de temps. de vingt mille habi- natal, et que les produits de la chasse et de la pêche
tants à près de quatorze cent mille, et a pris rang parmi sont assez considérables pour fournir annuellement à
les États de l'Union les plus avancés en agriculture, en l'exportation d'outre-mer près de deux cent mille kilo-.
industrie et en travaux publics. Dès 1853, il n'a pas craint grammes de gibier de toute espèce, on comprendra faci-
de dépenser cent vingt millions de francs pour ses seuls lement pourquoi la population de l'Illinois, qui ne.
chemins de fer aussi ceux-ci présentent-ils, en 1860, comptait en 1810 que douze mille deux cent quatre-
un développement de plus de trois mille kilomètres. vingts habitants, en nourrit aujourd'hui un million sept
L'État d'Illinois, où nous péuétrons en franchissant la cent mille; comment Chicago, qui ne date pas d'un
frontière occidentale de l'Indiana, est encore mieux doté demi-siècle, est en 1861 une cité de cent quarante mille
de chemins de fer que ce dernier. Dès 1855, il avait âmes, et comment l'agriculture de ce jeune État a pu se

déjà dépensé trois cent cinquante-cinq millions de francs présenter aux-expositions universelles de Londres et de

pour cet objet, et possédait cinq mille deux cents kilo- Paris avec un instrument d'une application aussi écono-
mètres de voies ferrées, construites ou en construction. mique qu'ingénieuse, dont toute la science agronomique
Il n'est pas moins favorisé sous le rapport de la naviga- du vieux monde n'avait pu encore calculer et réuüir les
tion intérieure. Au nord-est, un littoral de quatre-vingt- éléments, la woisso~znetcse de Mac-Cormick.
dix kilomètres environ, sur les eaux du Michigan, le met Depuis trente ans Chicago est le centre, on pourrait
en comrnurication directe avec la chaine des grands lacs, dire le réservoir, d'où les flots toujours croissants de
avec le Saint-Laurent et l'Atlantique; à l'ouest, il a pour l'émigration européenne se sont épanchés, d'abord au
limite la Mississipi, le roi des fleuves navigables au sud et au sud-ouest, puis au nord, le long des rives des
_midi, il s'appuie sur l'Ohio, tandis que le Wabash, à lacs Michigan et Supérieur, et enfin à l'ouest, au delà

l'est, le sépare de l'Indiana. du Mississipi. Au moment actuel, les six États de Mi-
Les prairies, qui forment la partie agricole la plus chigan, d'Indiana, d'Illinois, de Wisconsin, d'Iowa et
riche et la plus étendue de l'Illinois, occupent plus des Minnesota nourrissent plus d'un million d'hommes nés
deux tiers de son territoire. Vers le centre, l'est et le nord en Europe, et qui sont venus demander à ces régions un
de l'État, elles revêtent ce caractère d'immensité qui toit assuré pour leur vieillesse, une tombe paisible pour
donne la contrée un cachet tout particulier. Tantôt hau- leurs ossements, un berceaubesogneux nonpour leurs

tes, tantôt basses, elles s'étalent parfois en belles plaines, enfants. La plupart de ces pauvres déshérités du vieux
mais le plus souvent présentent des ondulations qui se monde ont trouvé ce qu'ils cherchaient dans le nouveau
succèdent à l'infini, comme celles de l'océan la et oublient dans une abondance relative les
apiès aujourd'hui
A inculte ou cultivé elles âpres motifs qui leur ont fait quitter
tempête. l'état sont partout la terre natale, les
couvertes de bautes herbes
qui annoncent la fécondité du des adieux et les misères poignantes de leur
angoisses
sol, et, en général, les meilleures qualités pour la nour- longue traversée 1.
riture et l'engrais des bestiaux. C'est de l'Illinois que
tire aujourd'hui les viandes les plus estimées 1. Un \-oyageur que nous avons déjà cité, jouissant en Allema-
l'Angleterre
gne et en Angleterre d'une juste autorité, a recueilli, sur le même
pour sa marine et ses ouvriers. théatre que M. Deville et sur le même sujet, une série ü'obser-
Toutes les espèces de céréales, et surtout le maïs, vations qui forment un navrant chapitre de l'histoire de l'émigration
moderne. On peut en juger par la page que nous en détachons
réussissent à souhait dans ce sol, presque l.artout formé
« Beaucoup de mes compagnons de voyage, d'origine scandi-
d'une couche d'une fertilité
épaisse d'alluvion qu'on nave, n'avaient pas encore consommé tout le pain noir dont ils
car on cite des places avaient fait, provision en Suède. J'ai vu, aux heures des repas,
peut dire inépuisable qui étaient
il y a cent ans, par des Français et des plus d'une pauvre mère extraire d'un grand sac de papier une
déjà défrichées, multitude de fragments de ce pain desséché et les distribuer avec
Indiens et qui n'ont cessé de fournir depuis chaque réserve et économie à ses enfants. Je remarquai le soin qu'on met-
LE TOUR DU MONDE. 267

Après la malheureuse Irlande, qui a plus du et à la dernière station nous trouvâmes, le rem-
perdu pour
tiers de sa 1845 seulement, c'est l'Al- placer, voitures attelées de quatre chevaux.
population depuis plusieurs

lemagne qui a le fourni au courant d'émigration qui Neuf voyageurs montèrent dans chacun de ces véhicules.
plus
nous ici; la Scandinavie vient ensuite, la Nous au à travers un fort accidenté
occupe puis partîmes galop, pays

Suisse, la et enfin la France. Des localités et des routes qui ne l'étaient moins. On ne s'en oc-
Belgique bap- pas
tisées des noms bien connus de Toulon, de Vesoul, de nullement, le chemin de fer devant être bientôt
cupait

etc., etc., de loin en loin au achevé. En attendant, notre voiture semblait à


Gy, apprennent voyageur chaque

qui se rend des bords du à ceux du instant devoir rouler dans des raYÎns Comme
Michigan Mississipi escarpés.
des Provençaux et des Francs-Comtois sont venus un de mes voisins s'adressait froidement au
que cocher, je
chercher dans cette contrée un sol moins dénudé les m'imaginai que sans doute il l'engageait à être
que prudent
moins les vignobles de la dans ces chemins dangereux; mais voici la fin de sa
Basses-Alpes, épuisé que
Haule-Saône. phrase
A de mon Chicago n'était remar- Go ahead, avcl ~zeren min.cl! (En avant, et ne faites
l'époque passage,

quable son étendue, sa et son com- attention à rien.)


que par population
merce et n'avait encore de monument de Telle est, en effet, la devise des Américains. Il faut
point digne
son un court le chemin d'abord avancer, les Dans la soi-
importance. Après séjour je pris peu importent risques.
de fer de Galéna, dans la direction du rée, nous sans accident et
Mississipi. atteignimes Galéna, j'allai
Le chemin de fer n'était alors entièrement terminé, coucher à bord du bateau à vapeur, qui partait le lende-
pas

tait à ramasser les miettes et à les remettre dans le papier. J'e,.3- a je sois capable de gagner quelque chose? Vous saurez, monsieur,
père que maintenant ces Suédois mangent depuis longtemps de que je suis médecin d'un village de la Forêt-Noire, où j'ai exercé
bon pain de blé pendant trente ans; mais à la fin, ça ne marchait pas du tout;
d'Amérique-
« Une famille surtout me frappa par son économie parcimo- ma famille devenait plus grande et ma clientèle plus faible. Dfes
nieuse. Je la découvris un jour juste après le somptueux déjeuner cheveux, vousle voyez, ont blanchi avant l'âge. Tout le monde,
est dans l'usage de servir à bord des navires américains aux dans la Forêt-Noire, va mal depuis quelque temps, et dans no-
qu'on
de
première classe; on sonnait de nouveau la cloche tre village nous mourions presque de faim. Ceux qui ne l'ont vu
voyageurs
pour les déjeuners de seconde classe, et l'on invitait à. haute voix *par eux-mêmes ne me croiraient pas si je leur racontais ce qui
« ceux des voyageurs de cette classe qui désiraient déjeuner àù s'y est
passé. »

passer dans la cabine. Ces paroles furent répétées plusieurs fois, et a Le pauvre homme sortit alors une liasse de papiers pour prou-
j'étais curieux de savoir l'effet que cette amicale invitation produi- ver ce qu'il venait de me dire. Il y avait les inscriptions d'étu-
rait sur les
pauvres émigrants. A mon étounernent, aucun ne boit- diant, différents certificats constatant qu'il avait suivi un cours

gea j'avais oublié que le repas devait être payé, et assez chère- complet d'études médicales, la permission d'émigrer délivrée par
ment. Mes Suédois restèrent à grignoter leur affreuses croûtes, les autorités du village, et la déclaration que ni dettes ni engage-
dans un de et les Allemands à se de ments ne s'opposaient à son départ. Il y avait aussi une espèce de
trempées peu thé, régaler
et de Au milieu de la foule, un groupe document où l'on faisait des vœux pour sa réussite dans le nou-
pain fromage. j'aperçus
assis sur des balles de marchandises. Je reconnus de suite dans veau monde, et finalement son passe-port, contenant la description
cette famille des Allemands de la Forêt-Noire. Il y avait là une de sa personne des pieds à la tête. Ce passe-port était
enveloppé
mère avec cinq enfants,
qui n'avaient rien à manger que du avec un soin tout particulier, bien que, une fois embarqué à Rot-
pain
et du thé sans sucre, sans beurre et sans lait. Je fus assez heureux terdam, le document ne fùt plus d'une grande valeur; mais les
leur offrir de articles ces nous liâmes conver- Allemands ont été élevés depuis leur enfance dans de tels senti-
pour quelques-uns
sation. Je leur demandai était leur destination. ments de profond respect pour tout ce qui est officiel, qu'on en
quelle
« ~Iaman, quel est l'endroit où nous allons dit une fillette de voit jusque dans les forêts vierges de l'Amérique qui tralnent avec
« quatorze à quinze ans. eux cet objet précieux. Le récit que ces pauvres gens me firent de
« Ah! je ne sais pas; le père doit le savoir. leur voyage était terrible. Ils avaient mis neuf semaines de Liver-
« Là, père, comment s'appelle l'endroit où nous allons? » pool à Québec; des froids et des tempêtes les avaient conduits sur
« A ces mots arriva un homme d'un certain âge déjà, à l'air sé- les limites de la mort encore les mauvais traitements qu'ils avaient
vêtu d'une blouse de je l'avais eu à subir de la part des hommes étaient-ils
rieux, longue laine; déjà remar- plus atl'reux que ceux
qué sur le pont. La question parut l'embarrasser un peu. des éléments. Le capitaine et l'équipage n'avaient eu pour eux
a Le nom de l'endroit? eh bien! je sais
qu'on est en train de que brusquerie, injustice et même cruauté. D'après les engage-
«faire un canal, là-bas dans l'Ouest, et l'agent m'a dit que je pou- ments, chaque passager avait droit à une bonne nourriture; mais
vais y travailler et gagner quelques sous, et qu'alors nous pour- le navire était resté quinze jours à Liverpool, attendant le beau
rions aller plus loin. Mais attendez un brin, je l'ai écrit sur la temps, et, pendant toute cette époque, le capitaine avait dit aux
lettre que l'agent m'a donnée. » émigrants de chercher à se nourrir à leurs propres frais. Il ne
« Et là-dessus, il me remit un bout de papier, arraché d'un car- s'était engagé qti les nourrir en mer. Pendant les quelques jours
net, où il y avait pour eux une courte recommandation écrite au qui suivirent leur départ, on leur donnait tout juste assez pour
à un habitant d'Hamilton. Ces gèns paraissaient attacher assouvir leur faim mais ensuite ils eurent à dispmer leur nour-
crayon
une grande importance à ces quelques mots de recommandation, riture aux Irlandais, toujours faméliques. Les matelots prenaient
et c'était ce chitfon de papier qui les poussait à Hamilton. le parti de leurs compatriotes, et les Allemands étaient toujours
« Vous voyez, monsieur, continua-t-il, nous avions l'intention maltraités. Très-souvent, il n'y avait rien pour eux, et les Sué-
a d'aller dans le Wisconsin et d'abord à Chicago, où vont tous dois et les Hollandais n'étaient pas plus heureux que les Allemands.
a nos compatriotes; mais le voyage coûte beaucoup plus cher que Quelques-unes de ces pauvres créatures avaient apporté 'un peu de
a nous ne comptions. Au lieu de nous nourrir à leurs frais, comme fromage, de pain ou de saucisson; d'autres, qui, n'en avaient pas,
ils nous ralaient promis, ils nous ont fait payer très-cher et nous étaient forcées de donner leur dernier sou, et d'autres encore,
a ont à peine donné assez pour nous empêcher de mourir de faim. qui n'avaient ni provisions ni argent, sont morts et ont é1é jetés à
J'avais tous les jours à payer presque un schelling au cuisinier l'eau.

pour permettre à ma femme de nous cuire quelque chose de Oui, monsieur, il y en a qui sont morts. Nous avons perdu
chaud avec nos propres provisions. Voilà comment il se fait que en route ain~t-sept voyageurs, femmes, enfants, et des vieil-
n'ai dollars de reste, et notre « liirds
je que cinq voyage pour Chicago infirmes, qui ne pouvaient pas supporter les privations,
coûterait le double. » a et pourtant nous n'avons eu ni choléra, ni aucune maladie épi-
« Et là-dessus, il me montra sa banknote de dollars à bord. »
cinq qu'il il a démique
avait soigneusement cachée, comme son unique trésor. (J. G. KOHL, Voyages dans le Canada et à travers les Éta(s
« Pensez-vous qu'avec cela nous puissions aller jusqu'à ce que de New-Forls et de Pensylranie, version anglaise. Londres, 1861.)
268 LE TOUR DU MONDE.

main pour Saint-Paul, dernière station des steamers qui étant complet, nous quittons Galéna, mais nous avanço'ns
remontent le Mississipi. fort lentement sur la rivière de la Fèvre, encaissée entre
La petite ville de Galéna, chef-lieu d'un district mi- deux collines boisées.
Enfin, nous atteignons le Missis-

nier, est bâtie sur les flancs d'une colline, qui domine sipi, le plus grand fleuve de l'Elmérique septentrionale.
l'étroite rivière nommée la Fèvre. Les maisons occupent Né dans le lac Hasca, à six cents mètres au-dessus du
des plateaux parallèles et superposés les uns au-dessus niveau de l'océan, ce grand cours d'eau va se jeter dans
des autres. Cette disposition de la ville lui donne un as- le golfe du Mexique, après avoir parcouru cinq mille
pect étrange mais pittoresque. De larges escaliers en quatre cents kilomètres. On comprend que les Indiens
bois unissent les différents étages de la ville et conduisent aient appelé ce fleuve Meschacébé, le vieux père des

jusqu'au sommet de la colline, d'où la vue s'étend sur eaux. Il peut avoir deux kilomètres de
largeur de-
des campagnes boisées. Les quais sont couverts de sau- vant la ville de Dubuque, oit la Fèvi~e se perd dans son
mons de plomb, provenant des riches mines des environs. cours.
Le 17, à deux heures de l'après-midi, le chargement Dans la saison oit nous étions, ses eaux sont basses;

La prairie du Chien. Dessin de Paul Huet d'après !l1. Deville.

aussi avait-on souvent recours à la sonde, et il fallait la vue magnifique ofterte la prairie du Chien, située
par
sans cesse passer d'une rive à l'autre pour suivre le elle- en amont du confluelit du Wiscoasin avec le grand
nal le plus profond. En outre, le bateau plat que nous fleuve.

remorquions retardait notre marche. On s'arrêtait. fré- Des plaines immenses et les lointains profils des mon-
quemment devant des hameaux composés de quelques tagnes s'harmonisent ici avec une gracieuse grandeur
maisons, ou bien pour prendre le bois de chauffage né- qui caractérise bien l'Amérique telle que je la l'hais. A
cessaire à notre machine. cet endroit, le fleuve prend une telle extension qu'on se
A chaque instant, les rives du fleuve changent d'as- croirait sur un lac.

pect, tantôt elles sont plates et boisées, tantôt elles s'élè- Pendant la soirée, j'entendis plusieurs passagers s'é-
vent droites comme des murailles, et les rochers forment crier
des ruines de forteresses Le cours du Mis- « Un homme- à l'eau »
gigantesques.
sissipi est embarrassé de nombreuses iles couvertes d'une On arrêta un instant le steamer, mais-rien ne parut à

épaisse végétation. _Mais on ne peut rien comparer il la surface du MissÍssipi.


LE TOUR DU MONDE 269

Nous aurons rencontré un tronc d'arbre, dit le ca- Les bords du Mississipi. Changements apportés par un demi-
i7iind » (En et n'y siècle. La colonisation. Le Minnesota. Les émigrants,
pitaine. Go ahcad aaid ~iever route,
IndiensChippeways.- Le lac Pépin.- hlaiden's rock. -Les chutes
pensons plus.) de Saint'Antoine. Le fort Smelling. Une légende indienne.
Cependant l'officier américain, qui conduisait des trou-
tribu lointaine ans avant moi un officier des
pes contre je ne sais quelle d'Indiens, Quarante-huit seulement
fit l'appel des soldats il en manquait un. Ses cama- Etats-Unis, qui a laissé un nom respecté dans la géo-

rades l'avaient vu se jeter dans le fleuve. Ce malheureux graphie de l'Amérique du Nord, le major Pike, remon-

tenait à la main son fusil afin d'augmenter son poids et tait le Mississipi dans un bateau à rames il était chargé
de ne pas remonter à la surface de l'eau. On ne fit nulle par son gouvernement d'explorer principale la branche
sa source, d'en reconnaitre les af-
autre attention à cet accident ce qui est bien naturel du fleuve jusqu'à
chez un peuple où l'on se préoccupe si peu des fréquen- fluents supérieurs, d'étudier le sol, alors inconnu, qu'ils
tes catastrophes occasionnées par l'explosion des stea- arrosent, et tl'obte~iio des htdicnspnopriétaires de cesol la
mers et par le choc des convois sur les chemins de fer. p~ermissio~t' 1 d'établir des postes militaires ou des facto-

Les émigrants en marche. Dessin de Eugène Lavieille d'après une gravure américaine

reries sur les points qu'il jugerait les plus convenables priétaires primitifs du sol s'élèvent de nombreuses
à cet effet. bourgades, des cités
déjà florissantes, et d'innombrables'
Le paysage qui sert de cadre au Mississipi a peu troupeaux domestiques ont remplacé, sur les pâturages
changé depuis le major Pike. Sur les deux rives c'est des deux rives, les daims et les bisons que Pike put y

toujours la succession de prairies et de collines qu'il ad- voir bondir. A l'orée de chaque vallon on entrevoit des
mirait, et qui, au lieu d'ètre parallèles au fleuve, croisent fermes, des usines en activité ou en construction, et la
son cours en lignes obliques de plus en plus accidentées charrue passe et sur les vieux sentiers de la
repasse
et pittoresques à mesure que l'on remonte vers le nord. guerre.
La haute végétation de ce paysage est toujours composée Je laisse sur ma gauche l'IiJtât d'Iowa avec ses cinq
dans les bas-fonds de bouleaux, d'ormes, de cutto~a-mood, cent mille
colons; à ma droite se déroule le ,Wisconsin,
ou peuplier du Canada, et de cèdres sur les hauteurs, qui en nourrit déjà sept cent cinquante mille, et devant
mais quels changements dans l'intensité de la vie et de
l'activité- humaine! A la place des rares wigwams des pro- 1. Expressions mêmes des instructions données au major Pi~e.
270 LE TOUR DU MONDE.

moi ondule le plateau du Minnesota, dont le centre voit m'apparaissent de loin en loin sur les rives du fleuve,
sourdre, à côté les unes des autres et comme d'un com- me rappelaient tantôt la caravane du Squatter de la
mun réservoir 1 les sources du Mississipi (lui va prairie, telle que Cooper l'a gravée dans toutes les mé-
chauffer ses ondes dans la mer brûlante du Mexique, ,moires, tantôt cette page non moins belle où Audubon
2°. de la rivière Rouge, qui va perdre les siennes dans a peint les pio~i~iiers du Mississipi
les glaces de la baie d'Hudson, 3° et enfin de la rivière « Les voilà qui s'avancent dans leurs longs chariots à
Saint-Louis, qui, se jetant dans l'angle occidental du quatre roues, où sont entassés femmes, enfants et ba-
lac Supérieur, peut être considérée comme la source gages. Une toile blanche, tendue sur des- cerceaux,
la plus reculée du Saint-Laurent. abrite la famille contre le soleil et l'orage. Le digne
L'élévation du sol plus encore que celle de la lati- mari, le rifle sur
l'épaule, et ses garçons, revêtus de
tude (de 42 à 4 gO) rend, dans le Minnesota, les saisons bonne grosse étoffe, touchent les boeufs et conduisent la
constantes, les étés agréables, l'hiver long et rigou- procession, suivis de leurs chiens de chasse ou de garde.

reux; toutefois on s'habitue facilement à le supporter. II Ils voyagent lentement, à petites jourtJées, et tout n'est
n'est pas d'ailleurs également rude dans toutes les par- pas plaisir sur le chemin. D'un côté, c'est le bétail qui,
ties du pays vers le sud et au centre latempél'3ture sauvage et entêté, s'écarte à chaque instant de la ligne
reste constammerit très-supportable, tandis que vers droite pour courir à une source ou à un bouquet de bois
l'extrême frontière nord le mercure gèle quelquefois. et ne peut être ramené qu'au prix de beaucoup de temps
Ces conditions assurent la salubrité et de peines; d'un autre, c'est un harnais
climatologiques qui se rompt
du pays. Sa réputation à cet égard est bien établie; et qu'il est indispensable de raccommoder sur-le-champ.
beaucoup d'habitants du Sud, énervés ou épuisé, sous Plus loin il faut courir à la recherche d'un bari[ tombé
l'influence d'un climat trop chaud, vont
s'y fixer pour inaperçu, les pauvres gens ont grand besoin de ne, rien
rétablir leur santé. Ils y ont formé le noyau de la po- de leur chétif avoir. Et
perdre puis les routes sont af-
pulation, forte déjà de cent soixante-quinze mille àmes, freus.es; plus d'une fois toutes les mains sont à
appelées
et que renforce chaque jour l'émigration européenne. pousser à la roue ou à soutenir la charrette qui penche
Les Français, les Suisses, les Allemands, les Suédois et et va verser. Enfin, au coucher du soleil, ils ont fait
les Norvégiens y affluent. Les derniers s'enfoncent dans cinq ou six lieues. Fatigués, ils se groupent autour d'un
les sapinières de nord; lespremiers se fixent feu qu'il n'est pas toujours facile d'allumer; le souper
la partie
de préférence dans les districts du sud, où le chêne, le est préparé; on simule au moyen des chariots et de
frêne, le platane leur rappellent la végétation forestière quelques arbres abattus une sorte de camp, et c'est là
de leur patrie. qu'ils passent la nuit.
Le Mississipi, qui traverse le centre de l'État, est na- « Des jours succèdent aux jours et des semaines aux
vigable jusqu'à trois cents milles au-dessus des chutes semaines avant atteignent le but de leur pèleri-
qu'ils
Saint-Antoine, où se trouvent les stations de bateaux à nage, quelque vallon écarté du far-tcest, où ne retentissent

qui font le service du fleuve en amont et en aval


vapeur pas trop et le Inruit de la hache des voisins, et, faut-il
des chutes. Ses principaux affluents sont la rivière du l'avouer, le mot sacramentel et gênant de la loi. »
Rum et la rivière Sainte-Croix (qui charrient les bois

coupés dans
les sapinières du nord) et la rivière Saint- Mais au milieu des invasions de la race blanche que
Pierre ou Minnesota, qui parcourt toute la partie sud- deviennent ceux
que la ch,ancellerie de Washington ap-
ouest de l'État, et offre à la navigation un canal de près il y a un demi-siècle, les ~ropri.étaires di~
pelait encore,
de cinq cents milles pendant les hautes eaux. sol? Hélas! ce que deviennent les ~tci,gcs d'autan. Ils
Lorsque les voies d'eau sont fermées par la glace, fondent, ainsi dire, devant les défrichements..
pour
c'est-à-dire du 20 novembre-au avril, 20 le Minnesota Chasseurs jetés an milieu de la vie de cité, sans transi-

n'ayant pas encore de chemin de fer, la circulation, les tioiis, sans préparations aucunes, ils s'éteignent sous les
voyages, les transports des dépêches et des marchandises émanations des fermeset des usines, des guérets mis en
s'y font au moyen de traineaux de différentes forme et cultures. Ils disparaissent avec les grands troupeaux de

grandeur, attelés de chevaux vigoureux. Quelquefois on bisons et de daims qui servaient à leur nourriture. Du-
préfère à ceux-ci un attelage de chiens, surtout quand il rant toutes mes pérégrinations sur le haut Mississipi, je
s'agit d'expéditions lointaines vers le nord. Ces animaux, n'en aï aperçu qu'une fois ou deux.

qui supportent très-bien la fatigue et le froid, exigent A la hauteur du lac Pépin, trois Indiens Chippeways
peu de nourriture et font souvent un trajet de cent montèrent à bord, tandis que le reste de la tribu leur fai-
milles dans une
journée. sait des signes d'adieu du haut de la berge du Mississipi.
Mais à l'époque de mon passage, bien que l'automne Ces Indiens étaient de grande taille, mais avaient des traits
commençât à nuancer les feuilles des forêts, que la :rosée grossiers et la peau d'une couleur rougeâtre très-foncée.
du matin fût froide, les journées étaient chaudes et les La moitié de leur figure était couverte d'une épaisse
eaux des rivières, des ruisseaux et des centaines de lacs, couche de vermillonqui s'étendait jusqu'à leurs cheveux
qui donnent au
paysage de cette contrée un caractère natés au sommet du crâne. Ils portaient de longues guê-
tout particulier, scintillaient bleues et brillantes au soleil. tres de cuir attachées sur le côté par mille lanières effilées.
Les convois d'émigrants venant des États de l'est et. qui Par-dessus une espèce de blouse déguenillée, ils avaient
LE TOUR DU MONDE. 271

~laidena's rock Rocher de la vierge. Ce nom


jeté une grande couverture en laine, qui'les enveloppait signifie
Ils ne savaient et sem- doit son origine à une légende indienne. On raconte que
entièrement. pas un mot d'anglais,
blaient un de cette sommité une fille se précipita dans le Wis-
peu hébétés. L'un d'eux, armé d'une longue jeune
lame d'acier en forme de poignard, avait planté sa pipe en présence de sa tribu tout entière, plutôt que
sissipi,
dans ses cheveux. Ces trois Chippeways allaient à Saint- un homme qu'elle n'aimait pas.
d'épouser
Paul réclamer un cheval accusaient les Sioux de L'histoire de cette pauvre créature semble.symboliser
qu'ils
les destinées de la race indienne tout entière, qui se
leur avoir enlevé. Ces vols d'animaur, assez fréqu!3nts
entre les tribus, les poussent à des guerres acharnées. plonge dans la solitude et se suicide dans l'abrutissement
la civilisation.
Le lac Pépin est formé par le fleuve lui-même, qui pour ne pas épouser
de six à sept kilomètres. La ville de Saint-Paul, où j'arrivai à la fin de sep-
atteint à cet endroit une largeur
a fourni un chiffre de quinze mille habitants
En face de nous se présente Dlaiden's roclr., vaste rocher tembre,
mètres et dont les flancs es- au recensement de 1860. C'est la cité la plus considéra-
de cent trente de hauteur,
à l'effet de cette pittoresque contrée. ble du Minnesota, c'est le chef-lieu officiel de l'État.
carpés ajoutent

Le lac Pépin. Dessin de Paul Huet d-apres DI. Deville.

Située 11 sept milles en aval du confluent de la rivière C'est là, ai-je déjà dit, que se termine la navigation
Saint-Pierre et duMississipi, à trente milles de l'em- des bâtiments à vapeur qui, pendant l'été, établissent
bouchure de la rivière Sainte-Croit, elle est bâtie en une correspondance directe et journalière entre Saint-

amphithéâtre et à mi-côte sur la rive gauche du fleuve, Paul et toutes les villes et localités importantes situées

du'elle domine à pic dans une grande étendue. De cette sur le Mississipi, jusqu'à la Nomelle-Orléans.
C'est en

élévation, qui n'est pas de moins de soixante-quinze pieds, outre le point de départ des steamers qui naviguent sur
on a construit, air centre de la ville, un immense pont in- la rivière Saint-Pierre. On a vu aussi précédemment
cliné, de douze à quatorze cents pieds de longueur, pour qu'à Saint-Antoine, au-desssus des chutes; le fleuve re-

joindre la ville à la rive opposée qui n'est guère plus devient navigable et qu'on y trouve les bâtiments qui en
élevée que les eaux du fleuve, et sur laquelle existent font le service vers le nord.

déjà un grand nombre d'habitations. Ce pont coûtera Le souvenir encore si récent


de l'aspect grandiose de
cent cinquante mille dollars. Au côté sud de la ville, la cataracte de Niagara m'empêcha sans douté d'admirer i,
les rues descendent rapidement air rivage. les chutes de Saint-Antoine, qui, je dois l'avouer, me call-
272 LE TOUR DU MONDE.

sèrent une vive déception, en dépit, ou peut-être à cause et possèdent chacune, en 1861, huit mille
habitants, plu-
même des éloges pompeux qu'en font les Américains. sieurs hôtels de premier ordre et un certain nombre de
Le Mississipi, large de cinq cents mètres environ, est scieries et moulins alimentés le fleuve. Elles com-
par
divisé en deux branches par une île couverte de végé- muniquent par deux ponts très-hardis, dont l'un 'en fer
tation. De chaque cûté l'eau tombe d'une hauteur de est suspendu un peu au-dessus des chutes, et l'autre,
sept mètres 'et forme des cascades qui bouillonnent au- construit un
peu plus bas, est supporté par une char-.
tour de rochers noirâtres. Puis commencent les rapides, pente de huit cents pieds de longueur sur soixante ou
et le fleuve se précipite vers Saint-Paul avec la vitesse de hauteur: Les campagnes
soixante-quinze qui entou-
d'un torrent
impétueux. rent ces deux villes m'ont douées d'une
paru grande
De chaque côté du fleuve s'élève une ville Saint-An- fertilité. Les chaumes
vigoureux qui couvraient la plaine
toine et Minneapolis l'une et l'autre bâties
agréablement annonçaient que la moisson de froment avait été bonne,
et situées. Se faisant face, ayant les chutes pour pre- et j'ai vu récolter de magnifiqûes-moissons de maïs.
mière perspective, elles datent de huit à dix ans à peine Un soir, assis sur lé plateau que couronne le fort

Le fort Smelling. Dessin de Paul Huet l\I. Deville.


d'apres

Smelling, dont les remparts élevés contre les Indiens, l'enfant qu'elle allaitait. Sous la double influence des
n'ont plus de destination aujourd'hui, je laissais errer ténèbres et des sons mystérieux qui montaient ensem-
mes regards sur la magnifique perspective que dérou- ble du fond de la vallée, me laissais aller à cette
je
laient à mes pieds les deux villes sœurs, le cours du poésie du désert je rêvais de fantômes, de plaintes
Mississipi, celui de la nivière Saint-Pierre et; dans la désespérées et de vagissements de nouveau-né, lorsqu'en
direction du midi, les clochers et les jardins de Saint- regagnant mon hôtel, le tic tac des moulins et 1-'aigre
Paul. Un nuage de vapeurs, flottant au-dessus des chutes bruit des scieries qui enchainent le fleuve à leur pro-
du grand fleuve, réveilla dans ma pensée le souvenir saïque industrie me rappelèrent à la réalité..
d'une vieille tradition indienne, où l'on donne pour L. DEVILLE.
origine à ce brouillard et aux sourds murmures de la
cataracte, la mort d'une jeune femme qui, .trahie et
NOTA. Le Tour du »ioude se réserve de publier plus tard la
délaissée par son époux, beau guerrier dacorah se suite des voyages de M. Deville le long du Mississipi et dans une
précipita une.nuit, dans le gouffre bouillonnant avec partie des États, aujourd'hui -séparés de la grande Union américaine.
LE TOUR DU MONDE. 273

Vianna do Castello. Dessin de Lancelot d'après une photographie de 1\1. Seabra.

VOYAGE DANS LES PROVINCES DU NORD DU PORTUGAL,

PAR' 112. OLIVIER MERSON..

AVRIL ET MAI 1857. TEXTE ET DESSINS INÉI)IT~

(L'auteur de cette
relation, parti le 15 avril 1857 de que couronne le château del Castro. De ce point élevé le
Nantes, sur le paquebot la, l'ille de Par~is, capitaine La- regard s'enfonce dans les inextricables compartiments de
vallée, arriva le 18 à Vigo. C'était son deuxième vo,~âne e la Sierra et s'étend sur la mer sans limites. Dans le
en Portugal: Cette
fois il se proposait de se diriger vers port, vue de si haut, la Ville de Par~is nous sembla toute
Lisbonne en traversant les provinces du Minho, du Beira petite. Elle mit en route, laissant rapidement derrière
et de l'Estramadure, de visiter ensuite l'Andalousie et elle la: cité galicienne; elle rangea, à droite, les îles Cies,
de rentrer en France par Carthag.ène, Alicante, Valence vedettes de granit plantées à l'ouverture de la rade, et
.et Barcelone.) bientôt ce fut seulement à un nuage dé fumée, balafrant
l'azur du ciel d'un coup
d'estompe, qu'on put suivre la
marche du navire se dirigeant d'abord à l'ouest, ensuite
De Vigo à Tuy et à Valença. M. Smith. Christoval. Va-
M. Silva. La Sa~~ta-dnnica. et
au midi quand il eut le cap sur les iles Berlinguas, c'est-
lença. Gaspar Leonardo.
Le 1(inho. Insua. Caminha. Vianna. Le diner por- à-dire sur l'entrée du Tage.
De Vianna à Ponte de Lima. Ponte de Lima. En descendant la colline, je reconnus la maison où
tugais.
Portugais et Portugaises. De Ponte de Lima à Barcellos:
Barcellos. Costumes Bom Jésus do
l'année précédente j'étais entré en conversation avec les
portugais. Braga.
Vtonte. Guimaraens.
jolies filles à l'œillet rouge 1. La porte et les fenêtres
étaient closes. Je m'informai aux alentours le choléra
I
s'était abattu sur le logis et pas une de.ces quatre enfants
Après avoir échangé d'affèctueuses étreintes de si rieuses, si insouciantes du présent et de l'avenir, n'a-
mains ayec le
capitaine Lavallée, celui-ci retourna seul vait échappé au fléau. Au contraire, la marchande de
à bord de la ~'ille de Pa~·is, mouillée sous en
vapeur
1. « Trois jolies filles étaient assises à l'entrée d'une maison
petite rade de Vigo, en de mon
puis, compagnie Joseph, de pauvre apparence; elles filaient en devisant entre elles et en
camarade de route, je fis l'asc~nsion de la colline abrupte riant avec la plus aùora!Jle bonne humeur, avec a plus délicieuse
III. 70' LIV. 18
274 LE TOUR DU MONDE.

tabac était fraielie et accorte comme- à mon dernier par la porte del Placer~, afin de gagner Porrino avant la
voyage. Quant à la belle laveuse, j'appris que mariée nuit. Après avoir couché à Porriîio gros village dont le
peu à un Galicien revenu
après avoir à Vigo, fouillis de maisons blanchies àla chaux se détache
depuis gaiement
amassé, réal à réal, une petite fortune à Madrid, elle sur le vert de la campagne environnante, nous repartons
vit retirée à la campagne, sur la route de Santiago, le 20, de bonne heure, pour Tuy, où nous faisons notre
et ne se montre plusen public qu'accompagnée de son entrée vers quatre
heures, sans que l'incident le plus mi-
époux qu'on dit ombrageux à l'excès. nime, par exemple une petite altercation avec des bandits,
Pendant que nous courions ainsi la ville, un pharma- ait signalé notre marche. Pour converser avec des gens
cien auquel nous avait adressés M. C" miguéliste réfu- de sac et de corde, nous pouvions, il est vrai, mettre en
aux
gié ~t Nantes, mettait obligeamment la dernière main ligne cinq fusils et trois et il faut probable-

préparatifs de notre voyage. Il s'était procuré deux bons ment attribuer à cet l'ennui d'avoir
appareil imposant
chevaux pour Joseph et pour moi, un arriero (con- fait la route aussi tranquillement sur un chemin de
que
ducteur de mules ) et un mulet pour les bagages et les France.

provisions de bouche. Nous nous étions munis par Tuy, dont le principal titre à l'attention du voyageur
avance de quelques boites de gibier conservé. Sachant est de produire en grande des confitures excel-'
quantité
en effet
les posadas espagnoles et les ve~aclcc.s (auberges) lentes, domine de sa citadelle la rive droite du Minho,
portugaises en général peu ou mal pourvues, peu ou tandis que Valença protége la riv·e gauche de son artil-

point confortables, il eût été imprudent de compter sur lerie. Avec Tuy finit l'Espagne; avec Valensa le Portu-
leurs ressources problématiques. gal commence. Ces deux places qui se font vis-à-ris de
1 Le pharmacien avait eu en outre la fortune de recruter, chaque côté du fleuve ont l'air de se narguer mutuelle-
à notre intention, collègue un
en tourisme. C'était un ment. Elles se trouvent du reste dans des conditions de
Anglais de bonne mine, ni gras ni maigre, sans préten- distance très-avantageuses pour s'entre-démolir à coups
tion ni roideur britannique, et lançant à l'occasion le de canon, si quelque s'élevant entre les deux
querelle
petit mot pour rire. M. Smith, c'est le nom de notre États voisins, le feu est jamais mis aux poudres, ce qui
nouveau compagnon, arrivé la veille
par le paquebot qui ne parait pas à craindre, Dieu merci.
fait le service entre Southampton et Rio-Janeiro, se
II
proposait de flàner au hasard, à droite et à gauche, tout
en gagnant Malaga, oit il dirigeait-où il dirige encore, Dès le soir même nous passons en bac>le Minho, et
je l'espère un atelier de construction de machines. nous nous installons dans une hospedaricc (hôtellerie) de
Son domestique, nommé Christoval, offrait cela de par- Valença.
ticulier dans la physionomie que, pour peu qu'il fût con- Le pharmacien de Vigo nous avait donné une lettre
tent, ses lèvres, sous prétexte de sourire, se séparaient pour M. Silva, ancien officier de D. Pedro, retiré
outre mesure et découvraient deux rangées de dents du service depuis dix ans. Ce respectable débris de
longues et blanches, apparaissant comme une menace l'armée libératrice nous accueillit avec d'em-
beaucoup
redoutable' plutôt que comme un témoignage de gaieté. et d'abandou. Je n'ai pas oublié le riz à la
pressement
D'ailleurs, Andalous de naissance, dévoué par nature, cannelle et le porto qu'il nous servit; je n'ai pas perdu non
Chi'istoval avait un service très-sûr et très-agréable. plus le souvenir des récits émouvants qu'il nous fit de
Entre M. Smith et nous les relations s'établirent bien son séjour à Sai~4-Miguel et à Terceira, la lutte
pendant
vite sur
le pied de la plus franche cordialité. Il y avait mémorable soutint dans les Açores, de 1829 à 1832,
que
de bonnes raisons du reste pour que la chose prît tout le comte de Villa-FJôr, et si ce n'était pas sortit- du cadre
de suite cette tournure. D'abord quand il s'agit de tra- d'une relation de voyage, raconter, à
simple j'aimerais
verser lin pays où les mauvaises rencontres sont au cette les épisodes des batailles de Ponte-Ferreira,
place,
moins il est préférable de marcher en troupe de Sonto-Redondo, et d'Almoster
possibles, que le vieux militaire
plutôt que séparément; ensuite, M. Smith rencontrait nous détailla dans un langage.aussi pittoresque que pas-
dans Joseph un confrère, un ingénieur dont il sut ap- sionné.
précier la valeur, et cette circonstance contribua beaucoup M. Silva nous montra la ville. Elle n'a d'intéressant
à jeter les fondements d'une amitié dont le dernier mot ses fortifications à la Vauban
que peu redoutables du
n'a pas été dit, j'en suis en même et sa position au. sommet d'un plateau
certain, temps que reste', élevé, d'où
nous arrivions au terme de nos pérégrinations. l'on découvre à droite et à gauche les courbes majestueù-
Le 19 avril, à dix heures du matin, nous ses du 1\Minho. Le fleuve n'est mais les eaux
quittons Vigo, pas large;

simplicité. L'une d'elles interrompait de temps à autre son travail «nerai- Qu'il vienne la chercher. En ce moment, il sortit de l'in-
pour respirer le parfum d'un œi1let rouge qu'elle tenait à la main. térieur de la maison une blonde créature plus jolie, plus jeune,
Nous nous arrêtâmes et notre présence n'interrompit nullement le fraîche et »
plus plus rieuse'que les autres.
joyeux entretien des jeunes Gallegas. Au contraire, il parut s'ani- (Guide du ao~agevr à Lisbonne, page 17.)
mer davantage, et il sembla que nous commencions à faire les Les de
1. places guerre et les points fortifiés sont nombreux en
frais de la conversation. En effet, la Gallega à l'œillet rouge s'a- Portugal. On en compte vingt et -un dans le Minho; quatorze dans
dressant d'un air naïf et candide à l'un des touristes-, qui lui avait le Tras-os-blontes; soixante-dix-huit dans l'Estramadure; trente-
lancé un mot espagnol, lui dit « Si le senor que voilà ( et elle dans le dans et
sept Beira; vingt-sept l'Alemtejo vingt-quatre
désignait le plus brun de la bande) veut cette fleur, je la lui don- dans les Algarves.
LE TOUTt DU MONDE. 275

sont parfaitement belles, les bords riants et le pay- transportés, ils ont amarré leurs navires battus par cent

sage, égayé de maisons qui reluisent comme des dia- tempêtes, dan le port de Calicut; ils se sont emparés
mants au soleil, offre de tous cûtés des perspectives de vive force d'Hormuz, de Goa, de DiLI, que sais-je? de
d'une variété admirable, d'une étendue extraordinaire. tout un continent, de vingt archipels, d'une multitude
M. Smith de\'3nt prolonger son séjour à Valença, à d'Iles; les premiers des Européens, ils ont connu le pays

propos d'une petite machine dont la commande lui était des plus étourdissantes fantaisies, des plus incroyables
annoncée, Joseph mit sur le tapis la proposition sui- surprises, des plaisirs enivrants; ils ont pénétré jusqu'au
vante: aller en excursion au bas du Minho, suivre la fond de ses forêts enchantées, de ses palais magiques.
côte par l'Atlantique jusqu'à ~7laiini, et faire route Oui, ce sont eux. Un léger coup' que je reçus à l'é-
Ponte de Lima où nous arriverions le 23, jour paule m'enleva à ce rêve, car c'en était un, mais il per-
pour
oit notre Anglais assurait
pouvoir s'y trouver lui-même. sista longtemps encore bien que j'eusse les yeux ou-
Ce programme accepté d'emblée, il fut décidé que nous verts.

partirions le lendemain au petit jour, non par le vapon, Joseph me réveillait fort à propos pour appeler mon
èmbarcation banale qui dessert à heures fixes les rives attention sur le panorama qui nous entourait. Mon ca-
du fleuve, mais dans une barque nolisée tout exprès marade était enthousiasmé. A l'horizon, on distingue le

pour la circonstance. En un tour de quai, M. Silva nous majestueux débouché du Minlio dans l'Océan; à droite,
eut trouvé notre affaire, c'est-à-dire une lar°cn présen- sur la rive galicienne, brillent les toits vermillonnés, les
tant des garanties suffisantes de sécurité, et deux marin- volets verts, les murs blancs de la Guardia, village et
heiros (marins) incapables d'égorger leurs passagers, une forteresse qui orne, les pieds dans l'Atlantique, la pointe
fois sur la grande route de l'Océan. extrême de la Sierra de Testeyro. Caminha apparait à
Nous voici donc installés sur la Sanla-n~zica conve- gauche avec ses batteries armées, ses roches sourcil-
nablement lestée en vivres. C'est tout bonnement un leuses, ses maisons éparpillées sur le versant de la mon-
solide de pêche dont la ligne de tonture
bateau est forte- tagne, entourées de jardins qui réjouissent les yeux. Au
ment relevée à la poupe et à la proue; elle est ornée de premier plan, sur la même rive, la petite ville de Villa-

peintures aux couleurs éclatantes, au dessin barbare, Nova da Cerveira, fraîche comme un bouquet, se pen-
et une voile
triangulaire d'une vaste envergure, lui che au-dessus des forts
qui la protégent, pour se mirer

imprime, le, courant aidant, une vitesse raisonnable. dans le fleuve. Les contours d'un paysage incomparable
Quant à nos matelots, Gaspar et Leonardo, j'ai rare- servent de cadre au tableau; de toutes parts, leurs voiles
ment rencontré d'hommes aussi brùlés, aussi calcinés aiguës au vent, et légères comme des mouettes, glissent
par le s(lleil; et quoique appartenant pour sùr à la race des emharcations de pêche, taches mouvantes égarées
blanche on les dirait, à les juger sur l'épiderme, très- sur le bleu des flots; et au large, c'est la mer immobile,

proches parents des naturels de la Nigritie. Du reste, sans une ride, sans un pli à la surface, au de-
renvoyant
vigoureux compères, larges d'épaules, de poitrine, de-han- hors, comme une glace, les rayons du soleil, s'annonçant
ches, alertes et dispos l'un et l'autre, ils ont le cou puis- de loip par un murmure profond, sans fin, solennel. Les
sant,les bras robustes, les jarrets solides, et chose singu- dispositions d'esprit où je me trouvais étaient très-favo-
lière quand ils chantent, leur voix quoique gutturale et rables pour que je sentisse la beauté d'un spectacle
légèrement sifflante a un charme de douceur tout à fait pareil. Le ciel était uni et limpide, l'eau avait la couleur

pénétrant. foncée de l'indigo et, sans hyperbole, la transparence du


Aussitôt que la barca eut pris sa course, Leonardo s'as- cristal; une brise bien accentuée tempérait les feux du
sit attentif et recueilli au gouvernail; Gaspar, au con- soleil, et puis le frou frou du
sillage, le clapotis du
traire, installé à l'avant, prit une viola (guitare), pré- fleuve, les voix confuses qui s'élevaient de temps à autre
luda un instant et commença ùne villartcele (villanelle) de la côte prochaine, la viola et la villancete de Gaspar,
sur un mode mineur. C'était une sorte de mélopée plain- le vague souvenir de mon l'ère, tout concourait à établir
tive dont le rhythme régulier et trainant devint mono- ces consonnances dont l'harmonie exerce à certains mo-
tone à la longue; elle me parut toutefois empreinte de ments un pouvoir incompréhensible sur les âmes prépa-
cette poésie singulière qui berce doucement l'esprit et rées à écouter le langage de la nature.
l'endort pour le transporter dans le pays des songes. A l'embouchure du Minho il y a deux passes. Les
Voilà, me disais-je, des marins d'une trempe énergique. marins prennent d'habitude celle du nord, dite passe
Ce sont les fils d'hommes hardis et aventureux, braves espagnole; elle est plus praticable que l'autre, dite por-
et persévérants qui étonnèrent le monde par la grandeur tugaise 1. C'est aussi le chemin que Leonardo fit suivre
de leurs entreprises. Ils appartiennent à une race ex- à la Santa-Annic~.a pour franchir la barre. avoir
Après
ceptionnelle et les signes de cette origine illustre sont dépassé la Guardia, le pilote imprima au bateau une
accusés si nettement que je crois avoir devant moi des direction nouvelle et lui mit la proue au sud, nous faisant 't
vaillants compagnons de Gama, d'Almeida, d'Albu- passer en revue, d'assez près, les rochers de la côte, cre-
querque, de Pacheco, sept fois vainqueur du Samorin. vassés, troués, déchiquetés, immense paroi de pierre qui
Camoëns a chanté leur audace; Adamastor, le géant des
mers, s'est avoué dompté par leur génie; le roi des Mé- l, La 'pn5se espagnole a sept pieds d'eau à la marée bass~ et
lindiens les a comblés de fêtes et d'honneurs; éblouis, douze ou treize à la haute mer.
276 LE TOUR DU MONDE.

cette du des semaines


défend, depuis que le monde est monde, partie quelquefois entières sans communications
vieux continent des. fureurs de l'Océan. possibles avec la terre ferme.

Au.moment où la Santa-~lnnica doublait, à duelques En nous montrant l'église de Caminha, nous


Gaspar
toises, un fort, espèce de sentinelle en faction au milieu mit au courant d'une particularité dont les villes portu-
de.la mer, à deux ou trois portées de fusil de Caminha, gaises de la frontière offrent, parait-il, plus d'une édi-
un des Layueiros nous apprit qu'il renferme tion. En guise d'ornement, la basilique
(bateliers) porte accrochée à
une source d'eau très-pure et excellente à boire. Il nous l'un de ses angles une figure d'homme; le dos tourné
dit. aussi comme une autre
singularité du lieu que ja- vers l'I;spague, ce personnage fait à l'adresse de la nation
mais les rats n'ont pu s'y acclimater. Ce fort s'appelle yoisiue un de ces gestes de moquerie grossière, de bra-
Insua, ce qui signifie ilot en français. Or, comme l'em- vade indécente dont la description n'est pas permise.
bouchure du fleuve'a des caprices qui sont des bourras- Call1inha tire de la pêche un assez bon produit. Les
ques, des colères qui dégénèrent en tempêtes, il arrive cuisiniers indigènes conservent le secret d'une certaine
dans la mauvaise saison que la garnison d'Insua reste sauce pour l'accommodement du. dont
saumon, l'Espagnol

et le Portugais, nous assura se montrent du marin, s'ébaudir au Entre nous et la


Leonardo, éga- gnons large.
lement friands. Le saumon et la sauce ont fini par con- côte voltigent mille milliers d'oiseaux dont plusieurs nous
stituer au profit de la petite cité une ressource av·anta- font cortége, décrivant leurs
élégantes spirales jusqu'au-
geuse d'~xportation.. dessus du bateau. Nous tirons à ceux-là, parfois avec suc-
Une route très-bien tracée, parfaitement entretenue, cès; quelques de fusil. Cinq ou six marsouins s'aven-
coups
des~er\ie par de bonnes voitures, mène de Caminha à turent auprès de la S~r~itn-_4o~Zicci; ils 110usparaissent à
Vianna elle côtoie la mer à droite, et, à gauche, une bonne nous les ajustons, inutilement, il faut l'a-
portée;
bande de terrain de bonne culture au delà de laquelle vouer, .avec nos revoh-ers: les balles,
plus rapides que
la silhouette accidentée et les âpres contre- retors en espiègleries, les mammifères glissent entre deux
se.,profilent
forts d',une chaîne de montagnes, et s'enfoncent dans la profondeur de la mer pour
vagues
Quant'à nous, satisfaits de la Sa.ntct-.4mvica qui se reparaitre, en cabriolant, un kilomètre plus loin.
comporte à la mer. en,embarcatiou de choix, nous l'oyons Nos fusils Lefaucheux causèrent l'admiration de Gaf-
des bandes de marsouins, ces amis, ces joyelix et de Leonardo; toutefois nos revolvers les stupéfè=
compa- par
2 78 LE TOUR DU MONDE.

rent air plus haut point. Ils n'avaient-jamais ouïparler de gémissements, l'empire du noir Pluton. C'est Strabon
de ces armes. Sans doute ils ne tremblèrent pas de tous qui attribue au Lima cette fabuleuse oririne. Il est vrai
leurs membres comme Vendredi lorsque celui-ci vit pour que d'autres auteurs ont cru retrouver le fleuve de l'Oubli
la première fois son maitre tuer une chèvre d'un coup de dans qui arrose un angle de l'Andalousie.
le Guadalète
fusil; mais, à part la frayeur, autant que le jeune sau- Quoi qu'il en soit, et ce qui paraitra peut-être plus digne
\-age, ils parurent surpris. Les naïfs matelots ne pou- de créance qu'un récit fondé sur une tradition dont les
vaient rien comprendre à ce mécanisme qui permet à commencements s'égarent dans la nuit des âges mytho-
celui qui le fait agir de tuer ciuq ou six bommes en logiques, c'est que Vianna fut fondée deux cent quatre-
moins de dix ou douze secondes, et ils ne voulurent vingt-seize ans avant notre ère, par une colonie grecque.
même ajouter foi à un résultat aussi prodigieux que lors- Considéiablement enbellie sous Affonso III, elle compte
qu'un de ces engins leur ayant été confié, ils eurent troué aujourd'hui environ huit mille habitants.
de balles un bout de planche cloué en manière de cible Il n'y a pas longtemps encore, elle s'appèJait mode;
à l'avant du bateau. Le soir, ils détachaient avec soin le tement villa (petite ville) de Vinnna do ~llinho. Mais la
bout de planche et le montraient à leurs camarades reine D. Maria II l'a élevée au rang de cividade (ville)
comme un témoignage des effets extraordinaires pro- avec la dénomination de Via~rna do Castello, afinde con-
duits par les p~islolas des passagers de la Santa-Annica. sacrer le souvenir du courage déployé en 1847 par la gar-
Nous passons vers six heures sous le fort qni défend nison du fort, lorsqu'elle soutint victorieusement, sous le
l'entrée du Lima. L'embarcation est légère, l'équipage commandement de M. Seabra, l'attaque des insurgés pro-
habile; les sables et les rochers qui obstruent la. passe gressistes de Porto. L'esprit de vigueur et de résolution.
sont heureusement évités et la Santcc-Annica, jette que montrèrent dans la circonstance les soldats restés
l'ancre au pied de Vianna, au milieu d'une flottille de fidèles à D. Maria doit paraitre d'autant plus digne d'ad-
bateaux de pêche et de petits bàtiments qu'on nous dit miration qu'au moment où il inspirait une défense hé-
être chargés de fruits, d'huiles et de toiles pour l'ex- roïque, non-seulement la province entière, mais encore

portation. tout le royaume se trouvaient au pouvoir des mécontents;


seuls le fort de Vianna et la place de Valença tenaient
III encore pour la reine.
Vianna est
la plus charmante ville, et la plus propre Vianna est chef-lieu de district dans l'ancieune pro-
et la plus aimable qui se ¡: uisse voir; en Portugal, au vince du Minho et possède comme Valença et Caminha

moins, je n'en connais pas qui soit ni plus gracieuse ni un gouverneur militaire
Les maisons de jolie apparence, Après avoir de dormir sur
des lits, rembourrés
plus avenante. tapissées essayé
d'a~uli;jos (carreaux de faïence), avec des toits pour sùr de châtaignes ou de pommes de terre, le lende-
parfois
retroussés et fleuronnés aux coins, des terrasses d'où la main, 23 avril, dès le point du jour, nous rallions notre
vendure et les fleurs débordent, sont correctement ali- barccc.-Les matelas portugais ne sont guère plus épais

gnées de chaque cùté de rues suffisamment larges. L'ani- que la màin; les traversins ont quelques points d'analogie
mation n'est n'est avec les cervelas de nos charcutiers; les draps heu-
¡>as granle, parce que le commerce
le luxe est modéré,- reusement étalent la blancheur la plus engageante. Du
pas très-actif; parce que le Portu-
reste les ameublements sont en général, dans les hôtels
gais ne fait pas ordinairement en pnhliè étalage de ses
revenus; mais la population a un air d'aisance et de surtout, très-incomplets et d'une simplicité qui frise la
ne rencontre souvent dans nos villes et Leonardo sont prêts, la Santa-
quiétude qu'on pas mesquinerie.- Gaspar
de France. rien qui la recommande
ri'a aux ar- A~rnica pousse au large, et pendant la première heure
L'église
listes. En revanche les alentours de la cité, semés, comme de cette nouvelle navigation, tout en regardant les mer-
à plaisir, d'habitanons fraiches et pimpante·, et ,,veilles prodiguées par la nature sur les bords du Lima,
siyples
offrent un coup d'oeil plein de séductions. nous jouons des dents avec vigueur.
cbquettes,
au-dessus de
l'heureuse ville planent des Le diner que nous avions tenté de prendre, la veille,
Et puis,
souvenirs à l'hôtel de Vianna avait d'une couleur locale trop
qui ne manquent pas d'avoir quelque mérite. brillé
Il y a quatre mille ans, et même plus, les eaux qui ca- prononcée pour que notre appétit pût se déclarer satisfait.
ressent dans leur cours paisible.les murs Nous autres Français nous aimons entre autres choses la
aujourd'hui
de la cité portugaise avaient le privilége merveilleux de
1. On compte en Portugal vingt-cinq cicidades et environ
régénérer l'àme des morts en s'y désaltérant les om- soixante nillas.
bres perdaient incontinent la mémoire des maux et c~es 2. fadivision du Portugal par provinces, quoique suivie encore
et l'âme passant dans un autre corps, dans l'usage général, n'est plus admise par le code administratif.
joies de la terre, Elleaété remplacéepar unedivisionen districtosadminiauratiros,
revenait à la vie pour s'unir à un ètre nouveau, homme aux de France; chaque district tire son
répoii.!3iit départements
ou bête. Le Lima dans ce temps-là le Léthé nom de son chef-lieu ei se subdivise en camarcas, répondant à nos
s'appelait
arrondissements. Le préfet s'appel!e·r,arernadr:r citil, et le sous-
et traversait en compagnie de l'Achéron, du Cocyte, du
préfet aclnW ristradar do cnncell~o, c'est-à-dire administrateur de la
Phlégélon et du Styx, tleu~-es de larmes, d'angoisses et commune. Le Portugal, les Acores et ~'ad~re compris, est divisé
en vingt et un districts.
Il y a en Portugal, en y comptant les forts de Madère et celui
1. Là passe du Lima est très-difficile à haute mer, elle ne me- de Saint-Séba,tien à Terceira, dix-huit places de guerre pour-
sure que sept à huit pieds de profondeur. vues de gouverneurs.
LE/TOUR DU l\I00IDE. 279

soupe de choux au lard. C'est


le plat gaulois par excei- ches, verts et fleuris se Jéroulent de chaque côté dans
lence. De leur côté, les Anglais adorent le roast-beef; les une succession de plans qui meurent et renaissent pour
Espagnols, l'olla-podrida; l'Allemand, la choucroute; composer des sites inattendus, toujours beaux, toujours
le macaroni, et le Chinois, les nids d'hiron- nouveaux. Malheureusement de nombreux bancs de
l'Italien,
delle. Quant aux Portugais ils ont une folle passion pour sable rendent la navigation difficile et fatigante, et de
les bouillis dans l'eau et assaisonnés d'huile et le bord,
poulets temps à autre nous passons par-dessus pour
d'ail. Or, il faut avoir vu le jour sur les riyes fortunées remettre à flots, d'un coup d'épaule, l'embarcation en-
du Minho, du Douro ou du Tage, le courant,
pour trouver un tel gravée. D'autre part, ln Sctn(a-.4nnica refoule
mets succulent; je le tiens, quant à moi, pour infâme, la brise ne donne que par intervalles, et tout cela réuni
exécrable, monstrueux. Aussi, à cette fin d'en effacer fait que le trajet ne s'accomplit pas en moins de qua-
le souvenir odieux, ce n'était pas trop, on en conviendra, torze heures.
de deux.ou trois tranches de pâté de perdrix aux truffes En accostant le quai de Ponte de Lima, auprès d'un
alternant avec (luelques gorgées de fin champagne.. beau pont qui date de D. Pedro l' ce qui nous reporte
A ce diner infiniment aussi au milieu du quatorzième siècle, je contemplais, le nez
trop portugais j'avais
dégusté mais du bout des lèvres bien entendu, une au vent, ce monument dont l'aspect est vraiment impo-
sorte de potage froid dont les convives indigènes fai- sant, lorsque je vis deux magnifiques rangées de dents
saient leurs délices et que comme un autre blanches de leur éclat les premières ombres du
je signale perçant
culinaire. Cette chose as- soir Christoval, aux aguets sur le pont, nous souriait à
guet-apens indigne s'appelle
sorda. C'est un mêli-mêlo de pain,
d'eau, d'huile, de sa manière en ayant l'air de vouloir nous dévorer.
fini avec et
vinaigre, d'ail, d'oignon, étc., etc. Rieu que d'y songer Nous en avions la Santa-A~tnictc. Gaspar
je sens mes cheveux s'agiter et devenir roides En outre Leonardo débarquèrent nos paquets, nous souhaitèrent
de l'asso~-cla et du poulet à l'huile, l'hospecle (hôtelier) bon voyage et reçurent en échange de leurs loyaux ser-
avait mis sur la nappe du bœuf bouilli enjolivé de mor- vices, d'abord, le prix couvenu pour la location de la
ceaux de jambon et de lard, de choux et de saucissons; barque une meia-coroa, une mr.ia-peça, un decimo de
cin-
puis du riz au safran et de la morue. Cela était passable. coroa, c'est-à-dire dix-sept ~~eis, ou environ
mille
Le cuisinierportugais est au moins fort'liabile à varier la quante
francs, ensuite, à titre de pourboire, un cinco-

préparation du riz. C'est du reste le mets qu'on trouve en testoes, un cruzaclo nouo, un seis vintens, un meio testâo,
ce pays sur toutes les tables, sur les plus riches et sur un pataco et deux cinco ~~eis, en tout douze cents reis,
les plus modestes, car, ainsi qu'on l'a dit, un diner por- ou à peu près six francs 1. A cette largesse Joseph ajouta
tugais où le riz manquerait serait un repas, mais non un quatre ou cinq pincées de tabac français, et je quittai
diner. » On nous avait encore servi des limas, fruit dé- ces honnêtes matelots en me promettant de les recom-
licieux qui ressemble au citron, avec les extrémités mander un jour aux touristes désireux de naviguer sur
apla-
ties, du ~i2onçcîo et du i~inlto d'en.orcado ou vin de pendtc, le Minho et le Lima, comme des modèles de bonne vo-
ainsi nommé parce que la vigne qui le produit grimpe lonté et de patience, de sobriété et de discrétion.
le long des arbres d'où elle p-end jusqu'à terre. Ce cru En réglant ce compte, je pensai involontairement à la
n'est « Pour visiter la Pé-
pas bon. Le monçâo, au contraire, est parfait. Il parole d'un très-spirituel voyageur:
se récolte dans la partie du pays qui s'étend depuis le ninsule, dit M. Desbarolles, il faut un bon fusil et trois
Lima jusqu'à la Galice; inconnu à l'étranger, c'est 1t francs par jour. » Un bon fusil, je le veux bien, mais

peine si le commerce de Lisbonne pourrait en fournir à trois francs par jour!


un amateur.
IV
Le service de la table portugaise comporte toujours des
~cditos. Le palito est un cure-dent pointu et rond à un M. Smith nous attendait. Parti le matin de Valença,

bout, et plat à l'autre;


carré d'oranger,. fait en bois en compagnie d'une troupe de muletiers, il avait tra-

blanc, flexible; on prend à s'en aigui- versé des montagnes arides, des plaines désertes, des
propre, plaisir
ser les dents, et chaque con~ive en use cinq ou six par collines chargées de châtaigniers, de sapins, de liéges,

repas. des vallées riches en culture, et, après une première


Nous étions sortis après le diner. A notre rentrée i\ course à travers les rues de Ponte de Lima, il déc1arait

l'hôtel, vers dix heures, le thé nous, attendait. Cette la villa digne d'une halte un peu sérieuse.
boisson est très-répandue en Portugal; on en fait une L'heure du diner était venue. Animé du plus vif désir
consommation considérable, et, par contre, le chocolat de lie pas prendre à Ponte de Lima un repas qui servît
est loin d'ètre aussi goûté' de pendant-à celui de Vianna, se fit apporter par
qu'en Espagne. Joseph
De Vianna à Ponte de Lima il y a par eau un peu plus
de onze lieues. La rivière est charmanté. Ses bords ri- 1. Les monnaies de Portugal sont nombreuses. L'étranger
éprouve toujours une grande difticulté à se familiariser avec tant de
1. L'assorda. des Portugais est le gaspacho des Espagnols. Cette valeurs et de dénominations différentes. Il y a six monnaies d'or,
soupe détestable a cependant la vertu d'être extrêmement rafrai- onze d'argent, trois de cuivre, une de bronze. Le franc vaut deux
chissante. ün jour, apras une course très-fatigante dans la ~ierra cents reis; mais le change le réduit à cent soixante ou cent qua-
d'Antequerra, en Andalousie, dominant le dégoÙt que m'inspirait tre-vingts. La monnaie ne se frappe aujourd'hui qu'à Lisboijne;
le gnspacho, j'en mangeai et j'éprouvai immédiatement un bien- autrefoi., on en frappait également à Porto, à Coïmbre, à f:vora,
être très-sensible: et à Valenca.
280 LE TOUR DU MONDE.

l'cstalajadeiro (l'hôte) un poulet bien vivant; Christoval tons vigoureux de lumière sur les teintes douces et vio-
le saigna, puis, d'une main diligente, le débarrassa de lacées des montagnes du fond. Cette position est très-pit-

presque toutes ses plumes; M. Smith organisa une bro- toresque et de l'effet le plus piquant. Il en résulte, il est
che je préparai un feu de circonstance, et, au bout vrai, des rues escarpées dont le parcours est pénible
d'une demi-heure, la bête cuite à point étalait ses mem- aux piétons, impossible aux voitures, mais comme ta-
bres dorés sur un lit de rouelles de citron. Une salade bleau c'est original. En dehors de la ville, à quelque

d'oranges et du riz cuit dans du bouillon fourni par la distance, surtout lorsqu'on se dirige vers le nord, après
cuisine de l'endroit complétèrent le menu de ce festin avoir franchi le pont, le pays montre des solitudes un
dont le succès fut unanime. peu austères; la campagne toutefois qui joint immédia-
Le lendemain, de' bonne heure-, nous commençons à tement Ponte de Lima est d'une rare magnificence le
parcourir la Comme Ponte de Lima n'a pas beau- regard ne se fourvoie de tous côtés, c'est une
nulle part;
coup d'étendue, la visite ne peut durer longtemps. Elle énergie de végétation, une ampleur de lignes, une va-
offre cependant de l'intérêt. Le premier coup d'oeil est riété de contours et de couleurs qui assurent à l'esprit
tout favorable l'examen ajoute ensuite à cette bonne la plus douce satisfaction.
impression. En amphithéâtre, tapissant le flanc d'une Dans l'intérieur de la cité on n'est distrait ni par le
colline, la tête un peu dans les nuages, si tant est qu'il y bruit ni par le mouvement; il y règne une sorte de béa-
ait des nuages en Portugal, ce qui n'ést pas bien sûr, titude langoureuse, de contentement naïf que rien ne
les pieds tout à fait dans la rivière, la cité s'enlève en semble devoir troubler. Cette tranquillité vaut bien après

château de Guimaraens, vu de la route de Braga. Dessin de Catenacci d'apres un croquis.

tout le tapage de certaines villes où l'on reste isolé comme je crois; le niveau de la médiocriié; ce monument sans
en plein désert, bien que vivant au milieu d'une agita- parure intérieure ni extérieure, d'une physionomie,un
tion assourdissante et continuelle. peu revêche, offre cependant un ensemble de fermeté
Cette rive si bien faite pour la paix et le bonheur et très- harmonieux.
et les Romains ont fouillée autrefois de Les habitants méritent une attention à part. Les hom-
que les Grecs
leurs charrues, a connu cependant les calamités de la mes ont l'air de bonnes gens. De formes dégagées et vi-
Les Arabes ont saccagé la ville de fond en goureuses, faits au moule, en Portugal, rien n'est
guerre.
comble relevée de ses ruines en~ 1125, par D. Henri- plus rare que des individus contrefaits ou estropiés,
quez, dotée de'murailles par D. Pedro le" eUe a aussi, ils sont, en général, de petite taille leurs allures toute-

,plus d'une fois, soutenu et repoussé les attaques des Gal- fois sont lentes et même un peu balourdes. La population
-11-ciens. des campagnes est surtout
remarquable; elle fouri1it des
On voit encore dans la ville quelques débris de l'an- soldats braves, sobres et faciles à discipliner; de ro-
'cienne civilisation romaine des inscriptions, des frag- bustes et intelligents laboureurs, auxquels il ne faudrait
ments de céramique et d'ornementation, des colonnes peut-être que de bons outils pour se mettre à la hauteur

etc., etc. L'église n'est pas tout à fait à dé- des progrès obtenus ailleurs dans l'agriculture. Quant aux
-milliaires,
daigner elle vaut au moins un coup d' œil. Le caractère femmes, elles sont au moins très-agréables, souvent jo-
de son architecture n'a rien qui soit bien défini, si l'on lies, quelquefois complétement belles. Elles ont les che-

veut; des tableaux qui la décorent, aucun ne dépasse, veux abondauts, le regard long, doux et pénétrant, le
LE TOUR DU MONDE. 281

sourire gracieux et sympathique, les dents incomparables, quoi de fier dans l'attitude
du corps, dans l'expression du
malheureusement les pieds un peu forts, mais les mains visage, qui ne leur messied pas du tout. Ce sont, à bien
à mettr.e la cervelle aux abois. On a prétendu qu'en Por- prendre, les descendants d'un peuple dont l'histoire est

tugal la femme n'est pas la plus belle moitié du genre fertile en prodiges, et qui àu prix de rudes combats, de
humain. Ceux qui ont publié cela n'ont jamais parcouru douloureux sacrifices, a conserré son indépendance, et je
les provinces _septentrionales de cet aimable petit pays. comprends que ses souvenirs ajoutent au caractère por-
Les Portugaises, de cette région au moins, n'ont, il est tugais une légère pointe d'orgueil. On dit que cet orgueil
vrai, ni l'œil bi'ltlant de l'Andalouse, ni la démarche tourne souvent en vanité fanfaronne, en susceptibilité
engageante de la Parisienne, nUe teint de lis et de rose méprisante, et à l'appui on raconte une historiette dans
de.la fille d'Albion; malgré ce qui leur manque, elles laquelle, assure-t-on, le caractère de la nation se peint
sont de bonne et fine race. Bien plantées sur les jambes, au vif.
la taille hardiment découpée, ,quoique un peu épaisse, Voici l'historiette
les attaches menues, le teint mat, la tournure assurée, Un Portugais se noyait un jour dans le Tage. Du
quoique un peu roide, la tête bien placée et toujours de Tolède un le regardait se débattre
pont Espagnol
parfaitement encadrée, elles portent avec une aisance contre la mort, et, comme de juste, s'abstenait de lui

-plutôt modeste que délurée, la courte jupe et le large porter secours. Dans cette circonstance critique, per-
chapeau de feutre. dant le sentiment de sa dignité, le Portugais consent
Les hommes et les femmes ont du reste un je ne sais à s'adresser à cet homme, témoin indifférent du danger

Château de GuhllaraEns. çeesin de Catenacci d'après uue photographie de n1. Lefèvre.

et s'écrie viens nom? enfin le Parisien ne s'attribue-t-il sur tous


qu'il, court, « Espagnol, Espagnol, pas
me tirer de l'eau et je te fais grâce de la vie. On les peuples de la terre, présents ou passés, une supé-
ne dit pas ce que fit le Tolédan, mais je crois qu'il riorité, réelle peut-être, mais dont il s'exagère à coup
laissa le Portugais se noyer bel et bien. Quoi qu'il sûr l'importance? En nous considérant nous-mêmes,
en soit, le lecteur jugera sans doute qu'il y aurait quel- nous apprendrons à perdre un peu de notre injuste exi-
envers les et si un sen liment puéril de
que témérité à rendre responsables de la sotte ~~antardise gence autres
d'un seul, les trois ou quatre millions d'indiyidns 'qui gloriole, un brin trop accentué de suffisance viennent

peuplent le royaume du Portugal et des Algarves. déparer le caractère portugais, nous excuserons le fait

Pourquoi, d'ailleurs, ne nous montrerions nous pas en mémoire des grands et immortels souvenirs qui sont

indulgents pour un travers de cette sorte, si travers il y sa raison d'être et le justifient.


a Le Breton n'est-il pas entiché de ses annales constel- Quoi qu'il en soit, le Portugais, simple et accueillant
lées de jours glorieux? le Bourguignon ne parle-t-il pas par nature, est toujours pour l'étranger en fonds d'amé-
avec emphase de l'ancienne splendeur de sa province qui nité et de bonne humeur. Partout où il se présente,
fut grande en effet pa'r les lettres, les arts, et les armes? le voyageur est le bienvenu. S'il ne se montre ni rail-
le moderne Phocéen ne jouit-il pas d'un renom établi leur, ni dépourvu de savoir-vivre, il voit le logis ouvert;
en tous lieux d'Imperturbable outrecuidance dans le la table servie; il est convié aux fêtes de famille, il pé-
monde l'enfant de la Gascogne n'a-t-il nètre dans les clubs, dans les cercles; en sa faveur l'in-
entier, pas le mo-
nopole d'un genre de jactance auquel il a donné son digène épuise, avec la plus élégante bonne gràce, le
282 LE TOUR DU MONDE.

sans-façon le plus charmant, toutes les obligations de maïs et fusillait des tourterelles. On peut le croire ce-
la mieux enteudue, à ne pas être si jamais j'ai pensé avoir maille à partir avec
l'hospitalité quitte pendant,
de retour quand il visite la France, cette terre des coquins, c'est le 24 avril 1857, sur la route de Bar-
payé
classique de 1·esinit et des' belles manières. Ce n'est cellos, vers quatre heures et demie de l'après-midi.

pas seulement à propos des paisibles habitants de Ponte Cet incident eut toutefois un bon résultat. Il nous
de Lima que je rends hommage à la cordialité pôrtu- donna ridée de charmer le voyage par des parties de

gaise c'est aussi afin de témoigner de ma reconnaissance chasse, et, depuis cette petite aventure, notre adresse
bons offices dont m'ont rendu incessamment sut presque toujours pourvoir au repas du soir et quel-
pour.les
l'objet, à différents voyages, les sujets de D. Pedro V. quefois à celui du matin.
Pour en finir avec Ponte de Lima, je dirai que cette Un peu avant la nuit, nous avions atteint Barcellos.

petite ville a eu des


aspirations littéraires qui ne sont
VII
pas restées improductives. En effet, au siècle dernier,
les notables du pays se sont réunis pour fonder une Plus importante que Ponte de Lima, un peu moins
académie, et les conférences de la docte assemblée ont peuplée que Vianna, pour Barcellos
l'ag~ément de la
abouti à un livre fort intéressant intitulé Les élm~igers situation, pour l'élégance de ses maisons, lutte, à armes
dans le Gima. Le cardinal Saraiva, l'un des derniers pa- égales, avec les deux jolies cités que nous venons de vi-
triarches de Lisbonne et l'une des lumières du. Por- siter. Dieu merci, pas essayée elle ne s'est non plus,
tugal, est né à Ponte de Lima. elle, à se déguiser en ville de France; elle est restée
franchement de son pays, ne demandant qu'à son génie
V
natif, qu'à ses Í11stincts, des conseils pour sa parure.
La veille, en nous attendant, M. Smith s'était assuré Elle a bien fait. D'ailleurs, avec ces airs, ces caprices,
de chevaux pour l'étape du lendemain. A une heure qui lui sont propres, qu'elle _n'a empruntés à personne,
nous étions en selle. Ail moment de quitter notre hôte, elle s'est composé une toilette dont les inspirations
nous vimes passer cinq ou six femmes qui descendaient étrangères, si elles avaient pu être admises, eussent
à la rivière pour y laver le linge qu'elles portaient en certainement gâté la fraicheur. Ce n'est pas le luxe qui
paquets sous leurs
bras. Elles marchaient d'un pas allègre abonde à Barcellos, c'est le naturel. Ici, toutest simple,
et décidé, le visage garanti des ardeurs du soleil par un riant, aisé, facile; on respire à pleins poumons; si le
vaste chapeau. noir. Deux ou trois d'enftre elles s'en al- soleil est ardent, des acacias, des mimosas vous pro-
laient au labeur la tête chargée d'une corbeille où dor- jusqu'au milieu de la rue de leur doux et tendre
tégent
mait un bel enfant. ombrage et les parfums de l'héliotrope arrivent de tous
Notrevoyage à Barcellos fut marqué par une alerte côtés vous inondant des molles senteurs de l'Orient.
dont le récit trouve naturellement sa place ici. Assise, ou plutôt cramponnée sur la rive droite du Ca-

Après avoir dépassé Ponte d'Anhel, village distant de vado, petit fleuve bleu, dont les eaux courent se jeter
Ponte de Lima de trois lieues portugaises, -cinq lieues dans l'Atlantique deux
lieues plus loin ou trois à Espo-

kilométriques, -nous traversions une contrée triste, nue sende 1, comme toutes les villes situées près d'une ri-
et montagneuse, lorsque arrivés à un endroit où la route vière, dont les bords' sont des collines taillées à pic,
se détourne, serrée entre un rocher à gauche et une Barcellos a des rues en escaliers, lorsqu'elles ne sont pas

berge qui la domine à droite d'un mètre environ, un en échelles. Pour dernier coup de pinceau il faut ajoute¡'
de feu tiré à très-petite distance nous fit dresser Malheu-
coup que Barcellos est entouré d'une vieille muraille.
les oreilles. En France, la chose eût parti toute simple, reusement en maints endroits a craqué. N'im-
la ceinture
en temps de chasse surtout. Dans la péninsule ibérienne, porte, les tessons de fortifications, les loques de pierres
en pleine Serra, elle pouvait, sans rien exagérer, ont un caractère vénérable, et grâce à ce rempart dé-
pa-
raitre suspecte. Dans cet instant,
M. Smith et Joseph foncé, sans un grand effort d'imagination on peut coin-
marchaient côte à côte, devisant sur une question de mé- parer la ville avec ses terrasses, ses arbres, et son ap-
Christocal, les deux arreirns et les mules à ba- à un bouquet de fleurs et de verdure
canique; parence coquette,
gages allaient en tête; à quelques pas en arrière je fermais au frais dans un vieux pot ébréché.
la colonne. Le coup de feu avait à peine retenti, que Barcellos date de loin. On dit même que pour retrou-

Joseph, enlevant vigoureusement son cheval, ver son origine il faudrait remonter jusqu'aux Carthagi=
atteignait
d'un bond la berge de droite
pour éclairer de suite la si- nois d'une part, et de l'autre jusqu'à deux ou trois cents
en même ans avant l'ère chrétienne. En tous cas, après avoir jQué
tuation; temps je donnais dit talon à ma bête,
et en dépassant notre Anglais je le vis armer froidement un certain rôle dans la querelle des rois de Léon et des
son fusil. Christoval ne montrait
pas les dents; mais il Arabes, Barcellos fut compris
l'apanage que le roi
dans

avait, en un tour de main, décroché VI attribua à son gendre, descendant de


l'escopette- pendue Alphonse
à la selle de sa mule; immobile, les yeux fixes, il gardait Hugues Capet, petit-fils de Robert, roi de France,
à vue les- qui du reste ne manifestaient ni sur- le comte Henri, père du fondateur de la monarchie por-
prise ni crainte. Quand je fus parvenu, -,t mon tour, sur
la berge, Joseph tenait déjà le mot de l'énigme. C'était I. L'entrée du Cavado n'est pas possible aux gros navires; la
tout bounement un chasseur qui battait un champ de passe n'ayant, aux plus fortes marées, que sept pieds d'eall.
G~avé cnea EthaId R Bonaparœ il
284 LE TOUR DU MONDE.

tugaise. -Le comte-D. Alfonso, frls naturel de Jean l' les protéger contre les rayons du soleil. De longues bou-

épousa en 1401 la fille unique du connétable D. Nuno cles d'oreilles, et'même des colliers et des chaines en or
Alvarès Pereira; àcette occasion, entre autres dotations, complètent ce costume pittoresque où le jaune, le rouge

villes,-seigneuries ou commanderies, il reçut le comté de et le v·ert clair dominent. Les femmes volontiers
placent
Barcellos. C'est ce prince qui devint la souche de la leurs fardeaux sur la tète. Cette habitude, en les forçant t
maison de Bragance. Auprès de l'église principale dont à se tenir exactement droites, contribue, sans doute, à
les sombres et graves murailles attestent l'antiquité, se leur donner un maintien roide et fier.
dresse un donjon ridé et en partie ruiné. C'est là le ber- J'ai dit plus haut que l'habillement des hommes- n'a-
ceau de la maison aujourd'hui régnante en Portugal, à ~~ait pas d'intérêt. Il convient de signaler cependant les

laquelle le pays devra sans doute le retour des temps manteaux appelés lannras dc dont les ome-

prospères. L'époque des conquêtes et des grandes décou- ments en couleurs jurent criardes
aux yeux, et le vête-
vertes maritimes close; mais si tou-
est irrévocablemeut ment que j'ai YU à quelques marchands de poulets. Ce-
tes cliatices d'agrandissement territorial sont perdues, le lui-ci mérite un mot de description. Il est, en entier,
Portugal trouvant dans son propre passé d'illustres exem- fait de paille loi1gue pèlerine de paille, jupon de paille,

ples, gages précieux des succès à venir, peut occuper plastron de paille ôtez à ce ~wstico (paysan) son grand
encore une place utile parmi les nations, et c'est à dé- feutre, et vous aurez une sorte de ruche animée, ou

velopper dans l'esprit de son peuple (ce qui doit lui un sauvage un Esquimau un homme des. fo-
plutôt
rendre un jour une partie de son ancien renom ) le gé- rêts vierges, un être enfin qui n'appartient ni à nos cli-
nie de l'industrie, de l'agri- mats ni à notre civilisation.
culture et des arts, que
VII
s'applique noblement le roi
D. Pedro V. Le château De Barcellos à Braga on
fait face au Cavado, et l'é- compte cinq lieues portu-
glise n'était' autrefois que gaises. La route côtoie d'a-
la chapelle dit vieux ma- hord la rive droite du Ca-
noir. vado elle franchit ensuite
Le
jour de notre halte le petit fleuve, et, en se diri-
à Barcellos (25 a~~ril), il y geant à l'est par un chemin
avait marché. Cette cir- dit de seconde -classe, on
constance nous permit de déhouche dans une plaine
voir dans leurs costumes d'un aspect enchanteur que
nationaux plusieurs cen- fertilisent au nord le Ca-
taines de tricnoas ( villa- vado, la Doste au midi et
geoises ) et de pe.scndore.s l'Ave au levant.

(l~êcheurs). Le costume des Au centre s'élève une


hommes ne présente au- colline sur cette colline
cun caractère original et ne ruissellent des rues s'ac-
tranche pas, d'une manière croclient des murs, grim-
frappante, sur ceux que pent des toits, serpentent
nous voyons dans nos cam- tglise de Villa de Conde. Dessin de Catenacci d'après une photographie les restes d'une ancienne
de M. Seabra.
pagnesdu Midi. En fournis- fortification, au dehors- de
sant des détails sur l'habillement des anciens habitants de laquelle se sont éparpillées jusque dans la plaine des
la-Péninsule, Strabon dit que les Gusitnni s'enveloppaient maisons qui semblent être tombées du
ciel, au hasard,
de manteaux noirs, parce que la plupart de leurs mou- sur un admirable tapis d'herbe et de fleurs c'est Braga.
tons étaient de cette couleur.
probabl.emellt pour C'est Voilà un lieusuprême dedélectation pour les yeux
le même motif que les habits des Portugais de nos jours l'esprit et le coeur. Les yeux n'en peuvent embrasser
sont encore noirs ou bruns. Le costume des femmes, au de plus magnifique, de plus harmonieux; c'est une des
contraire, a beaucoup de cachet. La jupe est plissée à plat, plus belles fêtes auxquelles la nature terrestre puisse
courte, et quelquefois retroussée par une ceinture dé- les inviter. L'esprit se dilale et renouvelle ses forces
couvrant les trois quarts d'une jambe ordinairement nue; en présence de ce tableau dgnt la richesse l'émerveille,
le corsage, retenû sur la poitrine par deux ou trois bou- en présence de ces de ces vallons, de ces col-
tons d'argent, accuse les formes;
nettement séparé de la lines, de ces montagnes, de ces frais bocages, de ces

jupe, il laisse bouffer la chemise autour du corps, et les campagnes fécondes. Les cordes intimes du cœur se ra-

manches, qui sont celles de la chemise, se portent larges rVment; on ressent en soi des vibrations oubliées ou
et quelquefois relevées. La coiffure se compose d'un inconnues; des voix mystérieuses vous parlent, vous ré-
de feutre noir souvent orné de pompons, jouissent et vous consolent, et l'on éprouve des élans
grand chapeau
lcaiço ou mouchoir su-
presque toujours garni d'un blanc, indéfinissables qui vous transportent dans les régions
dont les plis se répandent sur le cou et les épaules pour blimes de la poésie. C'est une gerbe de douces pensées,
LE TOUR DU MONDE. 285

de pressentiments heureux, qui jaillit du fond de l'furie collége d'archiflamines d'où sortaient les prêtres gentils,
et se reflète en-traits lumineux dans l'être tout entier, qui se répandiÜent dans la- Péninsule. La tradition as-
faisant taire jusqu'au dernier les échos des murmui~es sure que Bracara fut la première cité dans laqúelle Jac-
de la réalité ques le Majeur ait prêché dans cette colonie
l'Évangile
Les lignes qui précèdent, je les -trouve à peu de chose romaine, et la même tradition a conservé le nom des
près, mot pour mot, sur mon carnet de voyage. Elles neuf disciples qui secondèrent l'apôtre daus ses travaux.

paraîtront peut-être d'un lyrisme outré et exalté, je les Lors de la division de la Péninsule qui fut faite sous
conserve cependant, parce que mieux qu'une descrip- Auguste, Braga se trouva -comprise dans la Taracon-
tion, elles donnent la gamme des sensations où vous naise plus tard, vers le quatrième siècle de notre ère,
jettent, à première vue, Braga et ses environs. cette province ayant été partagée, elle devint la capitale
L'époque de la fondation de Braga n'est pas certaine. des Callaïques ou Galiciens méridionaux. Les Suèves en
En tous cas, c'est l'ancienne Brncccra _~luycsta. des Ro- firent dans la suite le chef-lieu de leurs possessions. La
mains. Isis avait un temple dans cette ville siége d'un cathédrale de Braga a le titre d'église primatiale des

Nossa-Senhora da Oliveira (Notre-Dame de à Guiiituraens. Dessin de Catenacei une de DI. Seabra.


l'Olivier), J'apt'es photographie

Espagnes, que lui dispute, il est vrai, le chapitre de Je mets un terme à cette revue rétrospective en di-
Tolède. Saint Pedro. de Rates, premier évêque de Braga, sant qu'en 1095, Henri de Bourgogne, du
père grand
fut consacré par saint Jacques le Majeur; le 26 avril de Affonso, gouvernait- le district de Braga, avec le titre de
l'an 64, il reçnt la m~rt.près de. l'autel oit il se tenait comte, sous la dépendance de son cousin comte
Raymond,
en prières 1. La primatie de la cathédrale de Braga a de Galice. Mort
à Astorga le 10r mai 1114, le comte
été reconnue et proclamée pal' le clergé de toute la Pé- Henri fut inhumé dans la cathédrale de Braga où l'on
ninsule; mais le Portugal subissait alors la domination encore son tombeau ainsi que celui de sa femme,
espagnole, et depuis qu'il a reconquis son indépendance, D. Taréja, morte en 1130.
la déclaration a été retirée. La cathédrale est un édifice de vaste Dans
proportion.
ses formes trapues et massives, dans.le mâle profil des
1. L'£glise a canonisé cent cinquante-cinq Portugais, sur les- moulures et la gravité des cintres, on retrouve la date
quels cinquante-huit appartiennent au nliuto, quinze au Tras-os-
ait de sa construction, qui remonte au douzième siècle
Montés, vi~gt-trois Beira, vingt-cinq à 1')ûstramadure, vingt-
quatre -à l'Alemtejo, et dix aux Algarves. c'est-à-dire aux premières années de la monarchie por-
286 LE 'l'OUR DU MONDE.

tugaise. C'est le monument religieux le plus ancien du mètres de Braga. C'est un lieu de pèlerinage, non-seu-
royaume. L'intérieur est très-sévère et l'aspect de lement pour les habitants de la ville, mais encore pour
cette masse brune et rigide est noblé et imposant. Les ceux de la contrée jusqu'à vingt lieues à la ronde. Que
trois nefs de lïntérieur sont spacieuses, mais d'une 01)- dis-je? le jour du vendredi saint on voit accourir des
scurité glauque et froide qui inquiète l'àme au lieu de points les plus éloignés du royaume,
pour gravir pieu-
la rassurer. Dans les temples, j'aime la clarté nette et sement la sainte colline, des Portugais et des Portugaises

précise; je prie alors avec confiance et j'espère. Quand, de tous les âges et de toutes les conditions. A la base
au contraire, le sanctuaire est eimeluppé d'une ombre d'une petite montagne commence une rampe bordée de

sourde dans laquelle la réalité disparait ou se déforme, fleurs; elle prend d'abord la direction de droite; ensuite,
mon esprit se courbe sous la terreur je crois se au bout de quelques mètres, elle se rejette brusque-
dresser partout les fantômes de la désolation. ment à gauche, sur le même versant; puis elle se brise
On remarque dans la nef du centre un magnifique de nouveau pour revenir à droite, et ainsi de suite jus-
retable en pierre, ouvrage commandé par
l'archevêque qu'au sommet, formant une succession non interrompue
D. Diogo de Souza à des artistes biscayens, et dans de terrasses superposées. Un autel, figurant une des sta-
lequel ceux-ci ont déployé un rare talent d'exécution et tions du chemin de la Passion, occupe chaque angle de
un véritable mérite de patience. Une chapelle est spé- ce long zigzag dont le dernier c'est-à-dire
compartiment,
cialement consacrée dans la cathédrale au rite moza- la terrasse finale, mène à l'église du Calvaire. Cette
rabique. église, qui date du siècle dernier, et les autres monu-

L'Église portugaise se divise en quatre proviuces. ments religieux élevés en cet endroit remplis d'ex voto,
L'un des siéges métropolitains est à Braga, ayant pour n'ont aucun intérêt artistique.
suffragants les évêchés de Porto, de Bragance, d'Aveiro, Mais des marches du Calvaire, quel panorama mer--
de Coïmbre, de Vizeu et de Pinhel. Ce dernier siége et veilleux! Et ici il faut renoncer à décrire. Comment pein-
celui d'Aveiro sont vacants depuis si longtemps qu'ils dre en effet ce tableau où les regards s'arrêtent surpris,
peuvent passer pour supprimés. Enfin Braga possède émus, sur des vallons luxuriants; sur des montagnes
l'un des neuf séminaires du royaume 1. couronnées d'arbres vigoureux et tordus? comment èx-

Braga fait un grand commerce de bijoux on y fa- primer cette immensité calme et :'3reine? par quels mots
brique des broches, des agrafes, des pendants et des an- donner l'idée de ces vertes collines sur lesquelles hameaux
neaux d'oreilles d'un style. On sent que l'Arabe
très-bon et villages font assaut de touches blanches et lumineuses `?
a passé par là. Le dessin en est ferme et élégant en comment dessiner ces plaines sillonnées de rivières, fils
même temps et l'ornementation en filigrane dénote, imperceptibles, déroulant, sur une nappe d'herbe fleurie,
chez l'ouvrier qui l'ajuste, beaucoup de goût dans l'es- de longs circuits d'argent, cet horizon sans limites dont

prit, beaucoup de délicatesse et de subtilité dans les les formes extrêmes, estompées par la vapeur, se per-

doigts. Les femmes du peuple sont très-friandes de ces dent derrière une gaze de brume pâle insaisissable
jolis colifichets; aussi la plus pauvre pêcheuse, la plus couleur d'améthyste?
paysanne accroche-t-elle toujours à ses oreilles Après avoir parcouru le mont de Jésus, nous n'avions
simple
bistrées de beaux et larges anneaux d'or qui lui vont à plus rien à faire à Braga; le 27 avril, nous nous met-

ravir; et dont nos de France,


coquettes même les plus tons en route pour Guimaraens.
riches, ne dédaigneraient pas de se parer.
vm
Les rues de Braga sont larges, les places rafraichies

par de belles fontaines jaillissantes, oit les filles de l'en-. Nous arrivons à Guimaraens sans incident digne d'être
droit, la cruche sur la tête ou appuyée sur la hanche, à rapporté.
la manière antique, viennent s'approvisionner. Le palais La route-est peu ou mal percée, mais le pays est
de l'Archevêque, le séminaire sont des monuments à beau et boisé, fertile en points de vue auxquels Chris-
voir. Les maisons ont conservé un caractère d'ancienneté tOl'allui-même, insensible d'ordinaire aux attraits de la

qui les rend préCieuses au touriste. Un amphithéâtre, nature, donne son approbation en laissant paraitre ses
un temple, un aqueduc, débris mutilés, presque mécon- dents de crocodile. Au loin, sur le flanc des collines et des

naissables, d'une civilisation éteinte, rappellent encore montagnes sont disséminées des bourgades dont l'église
le souvenir de Bracara Augusta. élève vers le ciel un modeste clocher; parfois, après un
Nous avions à peine mis pied à terre qu'on nous si- ressaut de terrain rocailleux 's'étend une belle prairie
gnalait déjà,. comme la curiosité importante du pays, le couverte d'une myriade de fleurs rouges efblanches, et
sanctuaire de Bona Jésus do dlonte, situé à quatre kilo- la vigne qui croit en s'attachant aux chênes et aux châ-

Les autres siéges métropolitains sont à Lisbonne, à £vora et revenu, destiné autrefois à contribuer aÚx armements que les prin-
à Goa, avec vingt évêchés suffragants. ces chrétiens faisaient contre les infidèles, s'élève annuellement à
il ne semblera peut-être pas inutile de dire ici que les frais de trente-sept comos de reis, soit cent quatre-vingt-cinq mille francs.
l'enseignement ecclésiastique ne sont pas supportés par le budôet L'Etat n'accorde qu'au séminaire de Funchal, à Madère, une sub-
de l'Etat. Ils sont couverts avec le produit de la bulle pont.ificale, vention fixée à treize cent trente mille huit cent soixante.dix reis.
nommée bulla da Crusada., qui accorde aux fidèles, moyennant environ sept mille six cent cinquante francs. Bvora, Bragance.
nne dispense, l'autorisation de manger certains aliments pendant Coïmbre, Guarda, Leiria, Portalègre et Viseu sont, avec Braga et
les jours mai~res, c'est-à-dire il peu près le tiers de l'année. Ce Funchal, les villes dotées, en Portugal, de séminaires.
LE TOUR DU MONDE. 287

dont le chemin est forme de ses bran- médiate du et se


taigniers bordé, ciel,
l'aignillon prit racine 11'instant
ches et de ses brindilles enlacées au-dessus de la tête du couvrit de branches, de feuilles et de fruits.
voyageur un toit de verdure fraiset élégant. Le souvenir de ce prodige n'est pas conservé seule-
Guimaraens est bâtie dans une jolie vallée où les éru- ment dans le vocable de l'Église, En face de Nossa-
dits prétendent retrouver de l'antique Senhora da Oliveira, sur la place du Collége, le Paûrtto
l'emplacement
Araduca, signalée par Ptolémée, et dont les habitants (monument) témoigne du culte dont la tradition de l'oli-
s'étaient mis sous la protection de Cérès. Conquise au- vier est entourée. Le Padrao, petite construction gothi-
trefois sur les Maures par les rois de Léon et d'Oviédo, que du commencement du siècle, a été
quatorzième
la ville s'élève, à peu de distance de la rivière d'Azevilla, élevé tout près de l'enclro.it où s'est accompli le mi-
sur la rive droite de l'Ave, dont la course tranquille se racle, et l'olivier lui-mème, l'oliYÍer de W amha, le

poursuit jusqu'à l'Océan, qui la reçoit entre deux moi- roi-laboureur ou l'un
de ses rejetons est là, ceint
liés de port, Azuar et Villa do Conde D'abord comté, d'une balustrade de fer, étendant ses rameaux restés
érigee plus tard en duché pour devenir l'ap-anage lié'- jeunes et vigoureux, honoré, vénéré, et un peu adoré,
réditaire de l'ainé de la maison de Bragance Guima- je crois, par toutes les générations qui se succèdent dans
raens est entourée de fortifications dues en partie au le pays depuis.une dizaine de siècles. Je ne partage peut-
roi Diniz, et un vieux château défend un pays déjà dif- être pas à cet égard la croyance mais Dieu
populaire;
ficile, où la présence d'esprit et la fermeté du maré- me garde d'une raillerie la légende est jolie, elle a le
chal Soult saura l'armée dut éva- de naïveté
française loi'squ'elle parfum qui convient ait sujet et je la respecte
cuer la province. au moins comme une relique des âges qui 'ne sont plus.
Le chàteau est dans la partie de la cité qu'on L'église de Nossa-Senhora da (J!iveira. est d'un carac-
appelle
la Vieille-Ville. Quand l'ombre du effaçant les dé- tère sévère; elle appartient, elle au
soir, aussi, quatorzième
tails, agrandit les proportions des masses, encore il peut siècle'. Malheureusement, sous prétexte de restauration,
annoncer de la force, de la vigueur; sa grande silhouette quelques parties de l'extérieur ont été remaniées dans
proclame une sor-te d'importance, et l'aspect de son pro- un goût qui s'accorde mal avec le caractère de
primitif
fil a quelque chose d'énergique, de rude, de menaçant. l'édifice, et l'intérieur a été rhabillé à neuf, au moyen
Au jour, cette impression disparait le colosse est dé- de placages de plâtre du effet. Affonso a
plus pitoyable
crépit et tient à peine debout. N'importe lézardés, été baptisé dans cette basilique où l'on conserve la cuve
chancelantssur leurs assises et même par endroits écrou- baptismale a servi à la cérémonie. On dit que le
qui
lés, ces murs sont au plus haut
point respectables c'est trésor de 1'église est riche en pièces d'argenterie très-
là qu'Affonso, le premier roi de Portugal, est né; dans anciennes et d'un beau travail `=.
cette enceinte, Taréja a présidé l'académie un peu La ville neuve est déjà âgée de quatre cent
cinquante
avait formée sous l'inspiration de ans elle s'est élevée auprès de l'ancienne
galante qu'elle cité, au com-
troubadours béarnais; ces créneaux, dont la construction mencement du quinzième siècle, et comme ses églises
remonte peut-être aux Almoravides, ont abrité, défendu ses larges rues, ses places entourées de galeries et de
et sauvé la monarchie naissan-te lorsque Affonso se trouva maisons en général bien construites ne nous appren-
assiégé dans sa capitale par le roi de Léon, et ces no- nent rien
de nou~·eau, après avoir donné à Nossa-Sen-
bles souvenirs forteresse contre l'in- ho1'3 da Oliveira, au Padrao, et au château, le plus clair
protégent l'antique
différence du touriste. de notre temps, nous revenons à l'hôtel pour nous prép
L'église de ~1'ossa-Se~ihor~u. da Olivei~·a par un peu de repos à la route du lendemain
(Notre-Dame parer qui
de l'Olivier) a reçu son nom d'une légende curieuse. La sera longue et nécessairement fatigante.
voici Au temps des Goths, Wamba était un jour oc-
Olivier 1\rTeasolv.
cupé au labourage d'un champ. Il conduisait lui-même
(La suite à. la..rrochaine LiL~raison.)
la charrue, et l'aiguillon à la main, il activait ses hœufs,
lorsque les envoyés de la noblesse vinrent le trouver au 1. Cette basilique a été construite sous D. Juau 1, la chapelle
milieu de cette occupation et lui annoncèrent son avéne- principale sous D. Pedl'ù II, en 1670. Le l'adrao est dÙ à la piété
ment au trône. et incrédule, Wamha d'Affonso IV, dont lES armes décorent un des frontons du petit
Surpris qui n'avait
édifice.
jamais rêvé la couronne, leur répondit qu'il serait roi 2. La loi donne le titre de seuhoria (seigneurie) aux chapitres
lorsque son aiguillon aurait des feuilles, et en même des églises archiépiscopales et épiscopales, en corps collectif. Par
temps il l'enfonça dans le sol. Par un effort extraordi- exception, les membres des chapitres de Guimaraens, de Braga
et de Porto jouissent individliellemerit de cette prérogative hono-
naire de végétation, ou plutôt une intervention im- Le
par rifique. patriarche de Lisbonne est F.rrrinencia. Du reste, dans
l'usage général, tout homme comme il faut est Es~celLencia. A une
personne des classes inférieures, on dit Senhoria, et aujourd'hui
1. Les rochers et les sables rendent l'accès de rAve très-dange- la qualification de vr~ssa llercè, qu'on donnait autrefois aux prolé-
reux. La barre, à mer haute, ne mesure que treize pieds. taires, n'est, pour ainsi dire, admise nulle part.
LE TOUR DU MONDE. 289

Monastère de do Balio. Dessin de Catenacci d'après une photographie de M. Seabra


Leça

VOYAGE DANS LES PROVINCES DU NORD DU PORTUGAL,

PAR M. OLIVIER MERSON'.

AVRIL ET MAI 1857. TEXTE ET DESSINS INÉDITS-

De Guimaraens à Porto. Porto. La ville et les habitants. Mosteiro de Le'fa do Balio. De Porto à Coïmbre. Un jeune
Portugais. Le 29 mars 1809. Les vins du Douro. Le chàteau de Feira. Le Tras-os-Montes. Ovar. L'agriculture.
La récolte du maïs. La Romaria. Coïmbre. Camoëns. L'Université.

IX

Ce que nous rencontrâmes en sortant de Guimaraens, épaisse elle se détachait en masses humides des val-
en vérité je ne le pourrais dire. Au début de l'étape la lons, des herbes, des ajoncs, dés forêts, des
coteaux,.des
nuit durait encore, sans lune au ciel. Or, on le sait, au ruisseaux, des rivières, de partout. A droite, à gauche,
moment où le soleil va dorer de ses premiers rayons la nous voyions les chênes rangés sur les bords du chemin,
crête des
montagnes, la cime des grands arbres, l'éclat dessinant leurs silhouettes noueuses et tourmentées sur
des étoiles pâlit et tout devient d'un noir opaque, impé- un fond formes, sans couleur.
sans_ Les autres
vague,
Nous nous étions mis en route pré-
nétrable, silencieux. plans se perdaient effacés, sans contours appréciables.
triste. Un peu plus tard Au delà, il n'y avait plus qu'un
ciséme!lt à cette heure ,sÓmbreet nuage d'un gris bleuâ-
le jour à poindre mais la brume était et à mesure
commençait. tre, froid, diffus, monotone, qu'il s'élevait
pour se perdre dans l'éther, il prenait des teintes na-
1. Suite. Voy. page -273. crées de jaune et de violet. Ainsi, pas de premier plan,
Ill. 71- LIV. 19
290 LE TOUR DU MONDE.

et pas de perspectives, pas d'horizon non plus; seule- le port; de la base au faîte des collines, se dressent des
ment les oiseaux commencèrent bientôt leurs chansons, rues à pic, des escaliers taillés dans le roé; le Douro
le petit monde ailé qui vit dans l'air se prit il bourdon- disparait dans un fond obscur; sur les deux bords de la
ner les herbes, les ronces, les ajoncs emperlés de ro- rivière, des coteaux inaccessibles, en façon de coulisses,
sée, jetèrent des feux prismatiques: la nature était font ressortir le motif principal du tableau, et tout cela,

passée des langueurs de la nuit aux joies du réveil, le vu à distance est d'un ensemble majestueux. Gomme
matin d'un de printemps.
'beau jour décor de théâtre, comme mise en scène, c'est imposant,
Peu à peu cependant, les nuages de vapeurs se disper- mouvementé, grandiose.
sent, l'atmosphère s'éclaircit, le voile se déchire et le De tout ce pittoresque, cependant, de ces lignes con-
soleil radieux et vainqueur illumine les grandes lignes trastées dont le peintre s'applaudit, l'habitant aimerait,
du paysage et ses adorables détails. La route est tracée je crois, à rabattre quelque chose pour que la cité fùt
dans une conl.rée admirable. Tantôt elle monte cru elle plus commode à parcourir. L'artiste, de son côté, fe-

descend, tantôt elle se rapproche d'une colline qu'elle rait sans peine la concession de quelques inégalités de

contourne, tantôt elle


s'éloigne d'un géant de granit, terrain afin que, dans ses constructions, Porto se mon-
et décrit dans la plaine une figure sinueuse. Ici l'on tràt moins anglaise, moins
française, c'est-à-dire mÍ peu
voit des aloès, des orangers, des oliviers, et des YÍ- plus de son pays. Dans les quartiers neufs, les rues

gnes qui seront chargées à l'automne de raisins renom- sont larges et alignées au cordeau, les places spacieuses

més là des chan~~res; plus loin du maïs, de l'avoine et et symétriques, et plus d'un monument porte à son fron-
du lin; plus loin encore des prairies artificielles ou na- tispice des colonnes à chapiteaux corinthiens. Mais le

turelles, et des troupeaux de moutons, de chèvres, de hè- caractère national est absent, la couleur locale effacée;
tes à cornes; ailleurs c'est un vallon fertile, ou bien un aussi, chose étrange, dans ce pays de soleil et d'azur,

ravin, au fond
un ruisseau invisible malgré les caprices du sol, Porto semble roide et com-
précipice duquel
saute de pierres
en pierres, charmant l'oreille du voy·a- et, pour comble, le Douro à l'étroit dans son lit,
passée,
ses deux rives escarpées, vient
geur de -son murmure souterrain. Les coteaux, les mon- trop serré entre ajouter
derniers rameaux des Pyrénées à cette teinte de tristesse son cours mélancolique et
tagnes, cantahriclues
portent une épaisse toison de chènes, de noyers, de morne.
d'où Porto est avant tout une ville d'affaires'. Le com-
châtaigniers, s'ééhappent par instant les notes na-
zillardes et plaintives de la musette d'un berger; nous merce tient ses grandes assises le long -du fleuve, tout
cueillons çà et là, dans une touffe et de d'arbousiers proche des navires, sur le quai où sont les comptoirs;

beillotes, au pied d'une roche moussue, une de dans les rues adjacentes, et surtout dans la rt<a Nova dos

thym, une fleur de serpolet. Nons atteignons quelques lngl.ezes (rue Neuve des Anglais), où, pendant une sorte
charrettes d'une dont les roues de Bourse ouverte en plein air, chacun envahit les
physionomie barbare
sans jantes ni rayons, tournent trottoirs et la chaussée, voire, quand il pleut, les allées
pleines, en.grinçant
avec l'essieu; leurs conducteurs nous saluent au passage; et jusqu'aux escaliers des maisons. Par le pont, les né-

enfin des voyageurs nous croisent les uns sont à che- gociants communiquent avec Villa-Nova de Gaia où sont
les autres en litei.m de chaise à les fameux vins du
Douro, où l'on voit aussi
val, (litière), espèce entreposés
~Ldeux places, conduite deux mulets, attelés en travail incessant des usines de distillerie, de tan-
porteurs par
devant et derrière de tissus de etc.
1, et c'est ainsi que le voyage se pour- nerie, de produits chimiques,. soie,
suit sinon sans fatigues, du moins sans ennui, et que Les transactions et se poursuivent avec une
s'engagent
nous parvenons au gite sans regret. grande activité, mais avec une prudence sagement pré-
Cette course nous avait tenus environ heures cautionneuse. Le négociant poutuense. est riche, quel-
dix-sept
à cheval. richissime; cependant, facile à s'inquiéter, i1.5·y
quefois
de près avant de commencer une opération
regarde
N direction ses écus et
curieux de savoir quelle prendront
Porto est bâtie sur deux mamelons
de granit, au pied ce n'est lui qui donnerait tète bais-
peu aventureux, pas
De l'autre de finances l'industrie
desquels passe le Douro. côté, sur la rive gau- sée dans ces tripotages auxquels
che du fleuve, s'élève Villa-Nova de Gaia (Port-u.s Cale), et le commerce servent souvent de prétexte.
trop
devenue simple annexe de l'ancien CnsGru,m nov~cm.. La
1. En 1859 il est entré ou sorti de Porto deux mille cinquante-
cathédrale et l'évêché dominent la ville; le couvent de dans ce chiffre
six navires; la marine portugaise est représentée
Serra do Pilar, transformé en citadelle par D. Pedro, pour un peu moins ,des deux tiers. Pendant cette même année,
il a été fait pour 38197 812 fr. d'affaires à l'importation, et à
en 1832, ou menace le faubourg. Porto se lie
protège
l~exportation pour 44 648 504 fr. La douane a rapporté 290 000 fr.
à Villa-Nova de Gaia par un pont suspendu; des navi-
L'exportation seule des vins du Douro figure sur ce chiffre pour
res chamarrés de tous les pavillons possibles encombrent 1i 000 fr. Les autres marchandises exportées sont les huiles, les
raisins secs, les oranges, les citrons, le sumac, etc. La douane de
Porto compte trois cént dix-sept employés.
1. L'usaâe des liteiras s'est conservé dans les environs de Braga Gaia et Porto ont .ensemble trois cent vingt fabriques employant
et de Guimaraens. Dans la province de l'Alemtejo, où les chemins quatre mille cinq cents ouvriers.
sont impraticables aux voitures, on n'emploie jamais, pour les Les entl'epôts de Gaia ne contiennent pas moins de quatre-vingt
voyages, d'autre mode de transport. La liteira est menée par un mille pipés de vin. La cuntenance d'une pipe est il peu prés égale
leteirero à pied qui tient toujours la bride du mulet de devant. à celle de deux barriques et demie de Bordeaux.
LE TOUR DU MONDE. 291 L

La noblesse a joué autrefois à Porto un rôle considé- ruines de l'ancien


séminaire l'évêché, la cathédrale et
rable. Elle avait le monopole des emplois administratifs une portion de l'ancienne enceinte de la ville. Appuyée
et militaires, et, sans déroger, elle faisait en même sur vingt-six tours carrées, haute de dix mètres, elle

temps un peu de négoce. Son influence a beaucoup se développait autrefois sur trente mille pas de circon-
baissé. Elle tenait avec ardeur pour D. Miguel; aussi, férence..
le régime libéral ayant prévalu, elle s'est complétement La ville ne se borne pas à ces deux montagnes sub-
retirée de la scène politique et commerciale. Pendant les divisées elles-mêmes en mamelons
secondaires, et -l la
années qui suivirent la chute de la cause miguéliste, l¡¡s vallée qui les sépare. Elle se prolonge ~Il'est et au nord
familles nobles restèrent éloignées de Porto; aujour- et se continue avec les dernières maisons de ses longs
d'hui elles sont rentrées en ville, et leurs hôtels groupés faubourgs éparpillés dans la
campagne; elle tend sur-
dans les environs de la catliédrale, forment un
quartier tout à suivre le cours du Douro, et un jour sans doute
à part qui répond à notre faubourg Saint-Germain. Les elle atteindra l'embouchure du fleuve pour s'annexer

gros bonnets de la finance ont leur faubourg Saint-Ho- S. Joao da Foz.


noré auprès de Cedofeita.
XI
La rue Vivienne n'est pas non plus sans avoir été

l'objet d'un essai d'imitation sur les bords du Douro. de point de rencontre
Servant à la rue Saint-Antoine
Avec beaucoup moins de festons, de glaces, d'astragales et la chaussée des Prêtres, la place Dom Pedro s'allonge
et d'or aux devantures et sur les enseignes qu'à Paris, comme un trait d'union entre les deux collines jumelles
les magasins élégants et confortables de la ville, les bi- et rivales. C-est une sorte de champ neutre que la popu-
joutiers, les marchands de nouveautés, les modistes, ont lation de tous les quartiers remplit d'un mouvement
fait de la rzLCLdas Flores (rue des Fleurs) un point de continuel.
réunion très-agréable pour les flâneurs et les désœuvrés. A Porto le mouvement de la foule n'a pas -i beau-
Les maisons de la rue des Fleurs datent du seizième ou à Londres.
coup près le même caractère du'à Paris
siècle. Les changeurs ouvrent leurs caisses au largo da Chez nous, il se montre alerte, gai, familier, bruyant
Fcira., et quant aux marins dont la population est né- et même assourdissant. Chez nos amis d'outre-Man-
cessairement considérable ils habitent à portée du elie, il est plus actif encore qu'en France; en revan-

Douro, par exemple la basse ville la vieille ville dans che, il est triste et silencieux; on croit voir une four-
les rues sombres, étroites, à peine praticables qui avoi- milière d'ombres s'agiter et passer sans mot dire, sans
sinent la cathédrale du côté du fleuve, et qu'il faut pren- éveiller de bruit.
A Porto, il est vivant et expressif. Non
dre enfin sur la rive à Villa-Nova de affectent de ranimation
d'assaut; gauche, pas que les allures des Portugais
Gaia. et de la promptitude, au contraire, les Port.ucn.scs sont
Parmi les belles rues de Porto il convient de citer la dolents, leur grand
parasol (cltnpco do sol) à la main, ils
rue Neuve-Saint-Jean, la rue Saint-Antoine,.la ctslçada. marchent à pas posés; mais la physionomie est ordinai-
dos Clcrigos (chaussée Prêtres) des
et la rue neuve des rement vive, le geste accentué, démonstratif, et en se

Anglais, fermée à l'une de ses extrémités par un rocher joignant ou en se croisant, s'ils se saluent du bord du

abrupt qui porte comme un diadème la cathédrale et chapeau, c'est avec une bonhomie souriante et même:
les vastes bàtiments du palais épiscopal. La chaussée des gracieuse.
Prêtres et la rue Saint-Antoine partent de la place Et puis, des paysans, des paysannes vont et viennent
Dom Pedro, pour gravir l'une en face de l'autre deux col- criant à tue-tête les oranges, les légumes, les froma-
lines opposées. La chaussée des Prêtres conduit à la ges, les fruits, les fleurs qui remplissent leurs paniers de
de la Corderie où se trouve un asile aux couleurs inten-
place pour les en- jonc, et les costumes des villageoises,
fants trouvés; elle mène aussi au p~n.sseio das T~LI'GL(.dCS ses, à la coupe élégante et quelquefois inattendue, bri-
des Vertus), à l'hôpital des Carmes, à la sent la monotonie des paletots de ces
(promenade heureusement
place Charles-Albert, à la prison, à Cedofeita, au duar- messieurs de la noblesse et de la bourgeoisie. Ici, des
tier Saint-Ovide et à la grande caserne de la place de la mules conduites par un nrreir~o qui siffle une ronde de
Bégénéi~aiion. Sur le plateau culminant de la chaussée, son village, trottent agitant autour d'elles les flocons de
tout près d'un marché, on voit l'église de Notre-Dame laine rouge, jaune, bleue, verte de leur harnais, et des
de l'Assomption dont le clocher pittoresque, nommé tourc comme à Paris les ânesses,
vaches, par bandes, portent
dos Clerigos (tour des Prêtres), se pavane dans les airs leurlait à domicile là, des officiers la tournure stiffi-
servant de point de repère aux navires du large qui veu- samment martiale, des gardes municipaux, avec leur nu-
lent donner dans le Douro'. méro d'ordre en chiffres de cuivre sur le collet de l'ha-
Le de la cathédrale absorbe l'autre colline. hit. et le sifflet passé dans une gaine, sur la poitrine, se
quartier
On trouve de ce côté le théàtre Saint-Jean, la Préfec- mêlent au flot populaire; de ce côté des bœufs lourds
la promenade das Fo~ttccn.llas (des Fontaines), les et pesants tt.zinent-des charrettes étranges; de celui-ci,
ture,
des r~nllcgo.s, espèces de bêtes de somme, attelés à une
1. Une inscription placée au-dessus de l'une des portes de l'église coclciuinhn (chaise gravissent d'un pas rhy-
à porteurs),
constate que les dépenses occasionnées par la construction du mo-
thmé, la pente d'une rue perpendiculaire; en-
nument ont été en entier supportées par le clergé- C'est a cette cir- presque
constance qu'il faut attribuer la dénomination donnée au clocher. fin l'n~oadciro (porteur d'eau), un baril enluminé sur
292 LE TOUR DU MONDE.

l'épaule, un gobelet à la main, coiffé d'un chapeau à faux a~oa /'nesca! (eau fraiche 1), et tout cela stimule la

pompons, le corps serré dans une large ceinture rouge, curiosité, soutient l'intérêt, éveille l'observation.
s'annonce de loin, dominant le bruit de son cri aigre et La configuration du sol rend l'usage des voitures

difficile aussi compte-t-on peu de carrosses à Porto;

A torre dos tour des Dessin de Lancalot d'après une photographie.


Clerigos (la Prètres).

de la banlieue
ne veut pas signifier absolument que Londres et Paris seau, je dirai que la commune Porto,
et de filous. se divise en huit paroisses urbaines et quatre
soient des repaires de coquins comprise,
terminer ce crpquis à vol d'oi- renferme soixante-huit mille habitants
Pour par des chiffres rurales qu'elle
LE TOUR DU MONDE. 293

au et dix-neuf mille feux au plus; Villa- tinho da Cedofeita. L'édifice n'appelle sans doute
moins, que pas,
Nova de Gaia possède une population de quarante mille, l'attention par son caractère architectural; mais, après
âmes et près de dix mille cinq cents maisons. la cathédrale de Braga, c'est le monument religieux le
le Portugal. Sa fondation se-
plus ancien que possède
XII les uns, à un roi goth du nom de
rait due, affirment
Parmi les monuments de Porto, le choix est Reciaire à Théodomir, roi suè~-e prétendent lés au-
lorsque
un élevée en 556 sur les ruines -d'une
fait" c'est à peine s'il en reste deux ou trois offrant tres, qui l'aurait
intérèt réel. Il faut dire un mot de S. Mai@- autre La versioÏ1 qui attribue au roi goth la
cependant basilique.

Rua Nova dos Ii Porto. Dessin de Lancelot une


Inglezes ( rue Neuve-des-Anglais), d'après photographie.

construction de S. Martinho est. enchâssée dans un ré- bas. Voilà pourquoi on l'appela S. Martinho da Cedo-
cit légendaire dont voici la substance Reciaire a une feita, ou Cito ~'acta, bientôt faite. Du reste le temple
fille elle tÓmbe malade, et le père la croyant en dan- est exigu et il a subi des réparations qui en ont profon-
ger de mort expédie une ambassade en France pour dément altéré le caractère.
y chercher
aller une relique de saint l~iartin de Tours. Avec des tours carrées aux angles, des petites coupoles
En même temps il fait commencer une église. L'ambas- sur les toits, un style barbare un peu partout, haut per-
sade rapporte la précieuse relique, la jeune fille guérit chée sur sa montagne granitique, la cathédrale a un faux
et la chapelle incontinent se trouve achevée du haut en air de forteresse moscovite. La première fondation de la
294 LE TOUR DU MONDE.

basilique appartient au sixième siècle; toutefois la plus finance, etc., Porto ne laisse rien à désirer;
etc., quand
grande partie des constructions actuelles ne remontent j'aurai constaté, eu outre, qu'on trouve en ville au moins

qu'au onzième siècle, ce qui doit déjà paraitre très-res- deux cercles de premier ordre, l'Assembleu p~orlzce~~se et
pectable. L'intérieur est riche en ornements d'or et en la Feitoi~ia ivble~e ( la factorerie anglaise) offrant aux
marbres, sinon en tableaux ses proportions sont lourdes, voyageurs qui s'y font.recevoir une hospitalité du meil-
mais imposantes et solennelles, et la voûte des trois nefs leur goût, la liste des titres qui recommandent la grande

repose avec une noble gravité sur d'épaisses colonnes cité aux sympathies des touristes aura, je crois, été
marmoréennes. Une inscription placée au-dessus de la épuisée.
maitresse porte appreud que le monument a été res-
« XIII
tauré non pal' la main d'un prélat, mais par les soins
du Chapitre in sede z~acu~2(e. Le corps de saint Pan ta- C'est le 30 avril
que nous descendimes le Douro. C'est
léon, patron de la ville, est dans la cathédrale, renfermé aussi ce jour-là que mon ami Joseph fit la fâcheuse reu-
dans un cercueil d'argent. contre du matelot qui lui emprunta sa lorgnette..
L'église de Lapa, qui garde le coeur de D.
Pedro; Au bas du Douro, nous laissâmes à droite S. Joao da
celles de
S. Francisco, de Trinidade, de S. Bento, de Foz (en français, Saint-Jean de l'Embouchure), très-fré-
S. Ildefonso, et dos Congregados sont assez belles, et quenté par les baigneurs et à l'abri derrière des bastions
valent un coup d'oeil en passant. Quant à la résidence de étoffés, puis le phare de Luz 1. L'embarcation, voilée en
l'évêque, à lacaserne
Saint-Ovide, au théâtre Saint-Jean, tartane, remonta vers le nord, suivit la côte, passa
à l'hôtel de la préfecture, à la douane, à l'hôtel de ville, comme une flèche devant Matasanhos, et nous mit à
à la bibliothèque, à l'lnpital royal de la Miséricorde, etc., terre à Leça da Palmeira, où les gens de qualité de Porto
ce sont des édifices vastes, bien appropriés peut-être à se réunissent la saison des bains. Le bote con-
pendant
leur destination, d'apparence fière et même un peu arro- gédié nous nous dirigeâmes vers le ntosteir'o ( moutier )
gante mais, imitations trop serviles de ce qui s'est fait de Leça, dont la chapelle et la tour carrée, d'un aspect
en France et en Angleterre un ou deux siècles,
depuis plus militaire que religieux, semblent déceler un archi-
s'ils proclament l'opulence de la cité qui les a élevés, ils tecte arabe.
annoncent du même coup que le sentiment original en L'apparence est trompeuse. La portion la plus ancienne
matière d'art est éteint sur les bords industriels et com- du couvent est âgée de moins de neuf cents ans une
merçants du -Douro. bagatelle et l'église, la tour comprise, date de 1336.
M. Smith avait des relations en ville; ce fut pour nous L'établissement, il est vrai, appartenait alors à des
une bonne fortune qui nous permit de voir le Por(.uense frères hospitaliers de Jérusalem et les institutions de
chez lui. L'habitant de Porto a un caractère qui mérite l'OI'dre autorisaient les religieux, soldats autant que moi-

qu'on l'étudie. L'homme du Tras-os-Montes est grossier, nes, à se mettre militairement à l'abri des attaques des

brutal, farouche dans ses dehors; au fond, il est brave infidèles. Or, à cette Osmin, le célèbre chef des
époque,
et généreux, de mœms pures et simples. Celui du Beira Maures de Grenade, tenait les princes d'Espagne et de
est tnavailleur; celui de l'Estradamure, raffiné, et l'Algar- Portugal en haleine et il n'est pas surprenant que le
vien, vif, intelligent et jaloux. Le Portueuse est indus- D. Frei Estevao Vasques Pimentel, ait construit
prieur,
trieux, il a l'esprit libéral; mais il se laisse facilement un monastère capable de résister à une attaque sinon
dominer par un sentiment d'indépendance et de dignité probable, du moins possible. Le révérend père avait

personnelle qu'il pousse à l'excès et dont il subit l'in- mème prévu le cas où l'impie forçant les portes exté-
fluence exagérée jusque dans les détails les plus vulgaires rieures de la chapelle, les frères pussent prolonger la
de la vie. En affaires, négociant par vocation, il se révèle défense dans l'intérieur du couvent. Celui-ci, en effet,
comme il a été dit plus liaur, prudent, difficile, peut--être, ne communiquait avec l'église que par un escalier en
mais sûr et loyal.
Quand il s'agit de fondations pieuses
et philanthropiques, charitables et humanitaires, on ne les jours de fête, on dit une messe à laquelle les détenus peu-
voit jamais son zèle bouder aux cordons de la bourse; vent assister sans sortir de leurs cabanons- Les autres prisons du
loin de là, et, par exemple, à ses largesses, les royaume lie sont que de simples maisons, avec des grilles aux fe-
grâce nêtres et des verrous aux portes.
cérémonies religieuses déploient à Porto un éclat, une 1. Le Portugal a des phares dans les deux forts de Saint-Julien
une ordinaires. D'autre et de Bogio, à l'entrée du Tage; sur les caps Espichel, S. Vicente,
pompe, splendeur peu part, je
Santa-Maria et Mondego, à Peniche, Sétubal, Luz; aux lies Ber-
le soupçonne sensuel, affolé
de plaisirs, de fêtes, de ga-
leuguas et à Ponta-Delgada (aux A^ores).
las, de danses et de spectacles, et en même temps légère- L'entrée du Douro a la réputation d'être mauvaise. Elle est garnie
ment Avec cela, homme de très-bonne de roches qui retiennent les sables et rendent la navigation dange-
superstitieux. reuse. Les Anglais avaient proposé de faire sauter ces roches, mais
et de grardes façons, il fait à l'étranger les
compagnie les habitants de Porto se refusèrent à donner leur approbation à
lconneurs de son logis avec beaucoup d'abandon et de ce projet qui de\'ait pri\-er leur port, en cas de guerre, de sa meil-
leure défense. 11 paralt cepeil-latil clue cette opposition a cédé, et
courtoisie.
que la passe vient de recevoir des ainélioratiotis importantes. A mer
dit qu'en fait d'établisse-
Maintenant, quand j'aurai ba~se, elle a une profondeur de quatre mêtres à quatre mètres
ments de bienfaisance, d'éducation, de répression de trente cerrtimètre5; mer haute, de sept mètres soixatite centimè-
tres à sept meres quatre-vingts centimètres. Le mouvement des
1. La prison de Porto est assez bien établie. Elle est située sur sables la modifie chaque année, et pour s'y engager, même lorsque
line Les fenêtres des cachots s'ouvreut sur une cour oit, le temps est beau, il faut attendre le vent, la marée et le pilote.
LE TOUR DU MONDE. 295

colimaçon très-étroit, et le sanctuaire violé et envahi,


XIV
les-frères se retirer et défendre sans peine,
pouvaient
accès dans Les les paquets ficelés et
flamberge en main, la seule issue qui donnât soldés,
comptes bouclés,
leur retraite. nous partons le 2 mai pour Coïmbre. Un service d'excel-

L'oeuvre de D. Frei Estevao ne nous est lentes voitures avait été organisé sur une très-bonne
pas parve-
nue dans son état primitif. La dent du temps, la pioche route récemment ouverte. Nous profitons de l'occasion

des _hommes, de nouvelles l'ont en bien des au moins un jour, vite et commodément.
exigences, pour voyager,
endroits transformée ou mutilée. le couvent était La malle-poste contient quatre places dans sa caisse.
Ainsi,
tours rondes M. Smith et Joseph s'y installent avec un ecclésiastique;
protégé à l'angle nord-ouest par deux fortes
dont on retrouve à peiné les vestiges-; des bâtiments Christoval à son tour disparaît dans les profondeurs de la
spa-
cieux derrière la tour existante, voiture convenablement garnie de coussins rembourrés,
qui joignaient l'église;
a.torre dos si~2os (la tour des ont été démolis et j'escalade la hanquette, où je trouve pour compagnie
cloches),
en 1844; enfin les arcades du cloitre sont du commence- le conducteur, le cocher et un jeune Portugais. Le con-

ment du dix-septième est plus moderne


la sacristie ducteur donne le signal; le cocher fait claquer son fouet
siècle
les quatre chevaux
pas au delà de et pousse un cri rauque
au fond, les celliers ne remontent et sauvage;
encore;
la fin du siècle dernier. de l'attelage quatre normands, s'il vous
ou plutôt cet amas de un mois de France, enlèvent la
Quoi qu'il en soit, cet édifice, plait, arrivés depuis
constructions incohérentes vivement. Face berline au et le jeune Portugais me demande du
impressionne galop
à face avec ces murs bizarres, sur feu pour allumer son chnïuto (cigare).
étrangement découpés
le bleu du renoue toute une eliaine d'idées, La conversation s'engage vite et se soutient sans peine
ciel, l'esprit
et de moeurs effacés à jamais par le temps, dis- avec le jeune C'est un aimable garçon un peu
d'usages Portugais.
sans retour et qu'il croit re- bavard, mais bon enfant, sachant beaucoup, parlant de
persés par les l'évolutions,
retrouver et impérieux encore comme s'ils tout avec esprit en français aussi bien qu'en portugais,
énergiques
avaient sans en être altérés, les âges et les es- et répondant aux questions qui lui sont adressées avec
franchi,
Mais l'illusion dure peu; les fantômes disparais- une rare précision, en homme sûr de son fait et qui con-
paces.
sent, les frères s'évanouissent, les soldats du nait les choses de son pays sur le bout du doigt. Aussi,
hospitaliers
à pied cette de notes est considérable;
calife s'envolent et nous reprenons gaiement, grâce à lui, ma provision je

fois, la route de Porto. n'ai qu'à la mettre


plus en prose.
le mosteiro de Leça nous avions fait « Voici, me dit-il, au moment où nous le
Avant de quitter passions
la COG-
une courte visite à l'intérieur de la chapelle. Huit solides Douro voici un endroit qui a jusqu'à
en trois nefs. Naguère on y voyait sept sommation des siècles le souvenir du 29 mars 1809. Ce
piliers la divisent
autels; deux ont été supprimés. Une cuve baptismale jour-là, vos soldats commandés
par Soult, s'emparèrent
d'un sentiment d'ornementation est digne de la ville à la suite d'un assaut terrible et malgré le feu
très-énergique
d'une soixantaine de Latteries. Les nôtres avaient fait une
de remarque. Çà et là apparaissent quelques tombes,
entre autres celle de D. Frei Estevao, et partout l'archi- résistance opiniâtre et .valeureuse, mais une fois rompus

tecture est âpre, rigide, d'une sombre sans au- et mis en déroute, ils arrivèrent sur les rives du Douro
gravité,
fioriture aux clefs et aux retombées des voûtes, aux et commencèrent à franchir le pont en masses ahuries et
cune
fatalité se brisa
moulures des fenêtres, aux nervures des portes. confuses. Celui-ci par une épouvantable
Au moment de quitter cette église dentelée de cré- sous la charge. Non-seulement les soldats et les citoyens
furent engloutis, mais encore une foule
neaux, cette abbaye à mâchicoulis, l'indigène qui nous ser- 'qui s'y pressaient
vait de ciceroné dit encore « L'établissement, autrefois de fuyards lie rebrousser chemin et tou-
qui pouvant
sous l'invocation du Sauveur, est placé aujourd'hui sous se précipitaient dans le fleuve.
jours pressés par derrière,
le de Santa-Maria. Ses commencements se Le désastre fut immense, le nombre des victimes prodi-
patronage
bientôt les derniers vaincus,
perdent dans les obscurités du neuvième siècle. Habité gieux, et le passage rétabli,
d'abord et des religieuses il fut nommé, des troupes de toutes armes, même avec leur artillerie,
par des religieux
à cause de cela iilosteir~o dos Dvc~lices (des doubles); purent traverser le Douro sur un nouveau pont foi me de
enfin à celles la plupart encore vivants et que fou-
puis il passa aux mains des bénédictins, corps humains,
de Saint-Jean-Baptiste de Jirusa- des canons défendre
des frères de l'hôpital droyaient anglais qui prétendaient
lem 1834. On l'appelle Dlos- la rive gauche. ··
qui l'ont conservé jusqu'en
Les tièdes senteurs de la campagne, lavue des champs
teir~o de Leça do Balio (du Bailly), parce qu'il a été jadis
des administrateurs du bailliage dont il for- de lin et de maïs, des oliviers, des orangers aux pommes
la résidence
» au feuillage luisant et métallique, firent une lieu-
mait une dépendance, d'or,
nous reuse diversion à l'impression causée par ces iris-
Après avoir recueilli ce dernier renseignement, pénible
nous mettons en marche nous franchissons tes souvenirs, et la conversation suivit un autre cours.
liour Porto
no tem.~o dos ro~na- « Les vins, il l'étranger sous le nom de Porto,
un pont de pierre ~ucw. ja existia connus
de la ville que nous
~ios (qui déjà existait du temps des Romains), assure ne se récoltent pas dans les environs
et nous rentrons en ville par la route de venons de quitter; ils prennent leur dénomination du
la chronique,-
nom de la barre qu'ils franchissent pour l'exportation.
Braga.
296 LE TOUR DU MONDE.

Les vins dits de Figueira, sont dans un cas analogue. auquel il est nos plus forts" consomma-
destiné.
Ainsi,
Nous traverserons tout à l'heure, entre Aveiro et Coïm- teurs, les Anglais, qui en font la perle dé leurs cavés, les
bre, la Baïrrada, contrée qui -les produit. Cependant, délices de leurs orgies, le préfèrent jeune et en barri-
comme ils partent de Figl1eira pour le Brésil où ils sont ques ils le mettent eux-mêmes en bouteilles, et le gar-
en vogue, ils adoptent le nom de leur port d'embarque- dent dans leurs celliers -jusqu'au temps de sa suprême
ment. On peut en dire autant des différents crus de l'Es- bonification. Les
citoyens des. Etats-Unis, au contraire,
tramadure désignés -dans le commerce sous
l'étiquette choisissent dans nos magasins les.deuxièmes qualités; ils
uniforme de vins de Lisbonne. Quant aux vins de Porto, le veulent doux et monté en couleur. Enfin nous envoyons
nous autres gens du pays, nous les-appelons vins du dans le nord de l'Europe des vins vieux, purs, transpa-
Douro, et c'est sur le bord de ce fleuve, à vingt lieues à rents et. aussi
légers que possible: Du reste les vins du

l'est, 7que l'on rencontre le terrain béni qui donne les Douro sont si variés comme goût et'comine couleur, que
qualités les plus estimées. nous les distinguons (vous en faites autant pour vos diûér
« Le vin -du Douro est préparé suivant le goût du pays rentes provenances de Bordeaux et de Bourgogne) par le

La Bourse de Porto. Dessin de Catenacci d'après une photographie.

nom des propriétés Le Minho ne four- accrochées aux


comme des nids d'oi-
qui les récoltent. tourelles, angles
nit pas seulement des vins de gourmet; il produit aussi seaux mais il faut en rabattre de quelques siècles, et:je
des qualités l'ordinaire des tables mo- tiens la cônstruction tout bonnement pour arabe, ce qui
communes; pour
destes le vinho z~eode, l'e7i/'orcaclo, le bastardo. ;0 après tout une antiquité suffisamment véné-
représente
« Excellence, dit le conducteur, en montrant une ruine rable. Senhor, ajouta-t-il, c'est le château de Feira; il
à quelque distance d'une petite ville émiettée sur la ver- est en granit, et malgré son apparence délabrée-, je le
à droite de la route, voici un bien vieux château. capable de résister longtemps encore aux in-
dure, garantis
sultes du temps. »
On affirme qu'il a été bâti, par les Romains.
Oh oh c'est un extrait de naissance singulière-
XV
ment embelli, s'exclama mon compagnon. Il y a des gens
monsur la province de Tras-
p3ur qui vieillir un monument est une nécessité. On pré- J'interrogeai compagnon
tend aussi architecte goth a élevé les murailles de os-Montes, c'est-à-dire au delà des monts, de l'autre
qu'un
celui-~i, ses tours; ses donjons à formes pyramidales, ses côté de la serra d'Estrella.
Costumes des marchandes de poisson de Porto. Dessin de Lefèvre fils composé avec des croquis faits d'après nature.
298 LE TOUH DU MONDE.

e< C'est un
sec, peu sain, hérissé de rochers, Viseu, l'une des plus anciennes villes du Portugal, bâtie
pays
coupé de ravins et de précipices, répondit-il, et, senhor, d'abord par des aventuriers venue de Laconie, réédifiée

je ne crois pas que mème pour un touriste la vue de cette ensuite par Trajan. Malheureusement, vous le savez,

partie du royaume compense les peines et les fatigues senhor, rien ne ressemble plus ù une ville neuve qu'une
du voyage. On y rencontre, il est vrai, quelques belles antique cité On panse les plaies, on relève les brèches,

plaines, quelques riches vallées où l'on cultive tant bien on bouche les trous, les lézardes, les crevasses, on

que mal le lin, le maïs, l'orge et le blé; sur les coteaux crépit d'une couche de badigeon blanc, jaune ou rose, les
inférieurs on trouve des vignes dont les produits re- cicatrices et les rides des vieux murs, et, sous ce fard
çoivent à Porto leur dernière manipulation; des châtai- renouvelé chaque année et qui finit par effacer même'

gniers étalent sur les montagnes leur épai feuillage et les moulures les plus saillantes, comment reconnaitre les

leurs, fruits sont une grande ressource


pour les pauvres anciens logis des Grecs, des Goths, des Arabes, et des
dans la contrée; mais en général le de I\Ialiomet? »
gens, qui pullulent vainqueurs
est sauvage âpre inculte, maussade et les habi- Pendant que le Portugais parlait ainsi, Corvo et Oli-
pays
tants sont comme le pays 1. veira d'Azeimeis avaient été dépassés. Désignant l'hori-
e< Quant aux villes, leur intérêt est tout historique. A zou à droite de la route, mon compagnon reprit
fut célébré en 1354, par l'évëque de Ciruarda,
le e< Là-bas, mais trop loin pour que vous puissiez aper-
Bragance,
mariage clandestin de D. Pedro et d'Ignez de Castro. cevoir les campaniles de ses clochers, Ovar se prélasse au
Notre chroniqueur Fernando Lopez a laissé un récit naïf soleil. C'est une ville importante. pour le Portugal onze
de cette cérémonie qui fit couler plus tard tant de larmes mille habitants environ. Écrivez sur vos tablettes, écrivez
et de sang. Miranda, petite ville épiscopale, sur la fron- cfu'épanoui au fond du grand lac de Rio d'Aveiro, son

tière, a été réduite en cendres en 1762. Les Espagnols port magnifique entretient des relations suivies et fruc-

l'assiégeaient; un vaste magasin à poudre prend feu, tueuses avec les régions transatlantiques. N'oubliez pas
saute en l'air, et à la suite de cet événement, les mai- non plus de signaler ses marins
les plus comme auda-
sons de la cité flambent toutes jusqu'à la dernière. Mon- cieux de ce pays qui en compte tant d'intrépides. Il leur
coro est affreusement bàti; Monlalègre, malgré son vieux en coûte cher quelquefois de braver les vents et les flots

château, Villaréal érigé en duché par le roi Diniz, Mi- sur des navires
trop .légers mais quand vingt disparais-
randella, Vimioso, Outeiro, Peso da Bogoa, sont des lo- sent, il en accourt cent pour braver des périls certains.
calités insignifiantes, et Gllaves, sans le pont magnifique Ce lac d'Aveiro est très-vaste; une masse d'iles et d'ilots
de dix-huit arches jeté sur la Tameja par Vespasien, en percent l'azur de leurs têtes coiffées de verdure, ou
disent ceux-ci, par Trajan, assurent ceux-là, mériterait chauves et couvertes seulement de sable doré. Alimenté
à peine une mention. par le Vouga, il donne la main à l'Océan par la barre
tt Quittant le Tras-os-IVTontes, vous auriez entrer d'Aveiro et se prolonge au sud, en marais insalubres,
pu
dans le Beira par Lamégo: Les cortès de 1143 qui consti- jusqu'à Mira. Si c'est ici qu'on trouve des matelots sans
tuèrent légalement la nation portugaise ont fait la, célé- peur et sans reproche, c'est également dans ces parages
brité de Lamégo; en passant, je vous dirai que les plus jolies filles du Portugal
mais, qu'on rencontre 1.
l'existence de ces fameusescortèsest sujette à contro- La malle par continuation court à toute vitesse. Ester-
verse. Des individus au courant des plus vieux parche- raja, Albergaria-Nova, Eïxo où nous passons le Vouga
mins du royaume, ont étudié la question sous toutes ses sur un pont, Sandao, Avelans, Anadia, Morta-
Aguada,
faces et se prononcent, même très-nettement, pour la goa, Mealhada sont loin déjà derrière nous. Le sol est

négative. Vous seriez aussi allé voir Pinhel, jolie petite montueux et difficile mais la route est bonne et sonore,
ville, adoptée par les Anglais pour résidence d'été; Al- les relais sont nombreux et les chevaux ne ralentissent
meida, place très-forte opposée à Ciudad-Rodrigo d'Es- pour ainsi dire jamais leur allure à fond de train.
pagne, prise, reprise, reprise encore par vos compaf.riotes e< Le pays, senhor, dit mon compagnon, est d'une
sous le premier Empire; Guarda, fondée en 1199 par extrême fertilité. La terre ne demande et
qu'à produire,
D. Sancho, aux sources du poétique Mondégo sur un il est infiniment ne soit pas cultivée
regrettable qu'elle
terrain élevé où le froid est très-rigoureux en hiver; enfin comme elle demande à l'être. Si nos ingénieurs perfec-

1. Les Portugais qui émigrent au Brésil sont, pour la plupart, 1826, à 3 683 400. Il ressort dé ces chiffres que la population du
du Tras-os-Montes. Quoique plus vaste, cette province est beau- royaume a une tendance diminuer. Les !les adjacentes (Açores
coup moins peuplée que le blinho. Les documents officiels de et Madère) ont une population de 344 998 habitants; celle des
1859 accusent, pour le hlinho, une population de 857 ln habi- possessions d'Afrique est de 1054 898 habitants; celle des pos-
tants la superficie du Minho est évaluée, par Bory Saint-Vin- sessions d'Asie et d'Océanie avec les États indigènes consi-
cent, en lieues carrées, ià 291 lieues 1/2. -Le Tras-os-Montes dérés comme vassaux, de 1 356483 habitants. Au total, la popu-
a 318 183 habitants; superficie, 455 lieues. -Le Beira compte latiun du Porttigzil, ses possessions d'outre-mer comprises, est de
1101459 habitants superficie, i~3 lieues. La population de 6 244 55 habitants,
l'I?stramadure est de i.`U 5u1 âmes; superficie, 8?3 lieues. L'A- 1. Par suite de travaux importants entrepris la barre d'Aveiro,
lemtejo renferme 307 082 habitants superficie, H83 lieues. l'in. la passe, il mer basse, offre une profondeur de cinq mètres.
fin les Algarves n'ont pas plus de 15? û59 habitants pour 232 lieues Le port d'Aveiro, au quinzième et au seizième siècle, était l'un
de superficie. des plus importants de la péninsule. Les habitants pouvaient armer,
En résumé, la population actuelle du Portugal est de 3 mil- dans ce temps-là, jusqu'à soixante bâtiments pour la pêche de la
lions 488 386 âmes pour un territoire de 3437 lieues En 1854, morue. Cette place maritime est aujourd'hui beaucoup déchue de
elle s'élevait à 3 499 121 âmes. Bory Saint-Vincent l'évaluait, en son ancienne prospérité.
LE TOUR DU MONDE. 299

tionnaient les systèmes défectueux et incom- ne se donne pas la peine de monter dans l'arbre
d'irrigation, paysan
en bien des points; si nos laboureurs avaient en pour cueillir l'olive armé d'un gros bàton, à la main
plets
main de meilleurs outils aratoires, avec plus de bras il frappe à coups redoublés sur les branches jusqu'à ce

dans les de gros et petit bétail, plus que le fruit soit à terre. Quant aux autres espèces d'ar-
campagnes, plus
d'a'rdeur au travail, moins de routine, l'agricul- bres, les châtaigniers, les figuiers, les pruniers, les
d'esprit
les les
ture pourrait profiter des encouragements qu'elle reçoit du amandiers, les cognassiers, les mîwiers, pins,
et répondre aux sacrifices que la nation chènes-liége, etc., on les rencontre à peu près partout.
gouvernement
Alors au lieu des grains pour notre « Le maïs est l'une de nos productions les plus im-
s'impose. d'importer
subsistance, nous en approvisionnerions les marchés des portantes et les plus exploitées. Si nous étions ait temps
contrées moins bien favorisées que celle-ci'. de la moisson, il me serait aisé de vous faire assister à la
e< Je ne parle pas des oranges, des citrons, des limas, fête que les paysans se donnent à cette occasion. Règle
des cédrats., des grenades; vous savez que ces beaux et générale, le jour de la récolte, lorsque le maïs est coupé,
excellents fruits, le charme et l'élégance de vos tables chaque fermier réunit chez lui, le soir, ses connaissances
les plus opulentes; sont ici à l'état vulgaire les indigents et ses intimes des environs. Les femmes, assises en rang
s'en régalent. Nous avons aussi les variétés d'oliviers les égrènent le maïs les hommes apportent des corbeilles
Malheureusement la récolte du fruit se vides, enlèvent celles sont pleines, et chacun à'son
plus appréciées. qui
fait de la manière la plus absurde et la plus ba.rbare. Le tour, homme ou femme, accompagné par la guitare et

Université de Coïmbre. Dessin de Catenacci d'après une photographie de nI. Seabra.

le violon, chante un couplet improvisé où les absents et les danses commencent, on mange, on rit, on
plus belle,

les absentes ne sont pas épargnés. A la sortie, si quel- et le matin ordinairement la fête au plus
boit, surprend

qu'un se croit autorisé à prendre fait et cause pour un fort de son animation.

ami ou uneamie, trop vertement attaqué, les coups loin- « Il serait aussi à souhaiter que vous vissiez une Ro-

bent di-ti comme grêle sur l'auteur du quatrain inconve- mo.ria. C'est une fête moitié religieuse,
moitié
profane,

nant. C'est très-amusant. Lorsqu'un'homme a trouvé un très-populaire, principalement


dans le nord, où il n'est

il s'empresse à l'une des


épi de maïs de l'offrir rare de voir à cette occasion, jusqu'à vingt
rouge, pas ré unies,

jeunes filles de la société qui se laisse prendre, de bonne mille personnes des deux sexes. Inaugurée par un feu

de galanterie, deux gros baisers sur d'artifice sont très-ingénieux), elle


grâce, par réciprocité (nos py~otechniciens

les joues. Après le travail, les chansons de se avec des sauteries et des chansons. Vient en-
reprennent poursuit

a fondé six fermes-modèles, deux écoles seaux. Le 1\Iinho seul en 17 6Yi Si les autres
1. Le gouvernement produit parties

régionales à Coïmbre et à [vera, et un institut agricole il Lis- du royaume offraient les mêmes résultats, la prodhction générale
bonne. Il a aussi créé, en 1$:,1, des concours agricoles dans tous serait de 2a1 ~05195 boisseaux. Fn 18,,4, le Portugal pussédait
les districts administratifs, Le goac-ernemeut dispose également 24'?0000 inùi,-iùus de la race ovine, et 13 têtes de gros bétail par
année d'une somme 100 habitants. Le maïs en du Minho en Angle-
chaque d'argent,' soit pour envoyer quel- exporté, 1856,

ques élèves à l'étranger étudier les travaux publics et l'agriculture, terre, -a représenté la somme de 10ï60î(ï fr. Le Portugal renferme
soit pour faire venir en Purtugal des agronomes spéciaux et pra- 913741 {êtes de la raceporcine, ;0000 chevaux et 162000 ânes ou

tiques. mulets. Le nord du


royaume exporte annuellement; pour l'Angle-
ûn estime que la protluction en céréales est de 86 880 000 bois- terre, 10000 douzaines ll\cllfs.
300 LE TOUR DU MONDE.

suite le tour d'une messe, puis celui d'un :sermon et Dans une Romania, si la fo/fa ne tient pas précisé-
d'une procession et la solennité s'achève au milieu ment la place d'honneur, il faut avouer cependant
d'un tourbillon de peuple endimanché avec un redou-' qu'elle en devient l'épisode le la
plus original elle
blement de ,folies, de violons, de guitares, de grosse complète en effet par un de ces traits hardis et pas-
caisse, de chansons bourrées de propos libres et peu sionnés qui plaisent tant au voyageur affamé de pitto-
décents, et de danses où la fo/fa traditionnelle s'éver- resque et de couleur locale. Pour couronner la fète,
tue sans vergogne, laissant loin derrière elle les gestes, des disputes s'engagent, des volées de coups de bâton
les cambrures et les coups de hanche de la cachucha. s'échangent. et tout cela dure deux jours et deux nuits.

Tombeau dans l'intérieur de l'église de Batalha. Dessin de Catenacci d'après une photographie de ni. Lefèvre.

« Mais nos chevaux vont un train d'enfer. Bus- en dehors de la fenêtre de notre chambre,
penchant j'a-
saco et Cantanhède n'ont fait que paraitre et disparai- perçus dans la rue quelques gamins jouant aux boules
Nous%oraines à Coïmbre. » avec des oranges. En France et partout, c'est à peine si
les enfants sacrifieraient des pommes à ce passe-temps;
XVI
mais ici; C'est autre chose; les fruits d'or du jardin des
Nous étions descendus dans la rue Large, auprès.de ne sont pas de.trop pour servir à l'amuse-
Hespérides
l' Universi té. ment des petits Portugais en guenilles.
Le lendemain matin de notre arrivée (3 mai), en me La ville, en amphithéâtre sur la rive droite du Mon-
Porte de la chapelle à Batalha. Dessin de Thérond une photographie de ni. Lefèvre
Impar%aïté, d'après
302 LE TOUR DU MONDE.

dégo, se divise en deux parties distinctes la ville haute, sur les bords d'un étang dont les proportions sont pres-
où demeure la population fixe; la ville basse abandonnée que celles d'un grand lac que les religieux venaient
aux étudiants et aux professeurs. Les deux quartiers 'promener leurs pieuses méditations.

communiquent par l'escalier de Minerve, par des rues


XVII
tristes, sales, mal bâties, espèces de coupe-gorges que l'on
gravit des mains autant que des pieds, et par deux belles Un beau pont de pierre réunit les bords du Mondégo.
chaussées qui, commençant au pied de la ville, contour- En arrivant sur la rive gauche, on trouve un couvent de
nent la cité à droite et à gauche pour aboutir au plateau franciscains, et plus haut, .suy la colline, celui de Santa-
de l'Université: Par la rue Large on arrive à la nou- Clara. La chapelle de ce monastère conserve un monu-
velle cathédrale, autrefois église des jésuites, édifice ment chargé de sculptures, entouré d'une petite balus-
moderne sans valeur artistique au musée d'histoire na- trade d'argent ciselé le tout dans une manière moins
turelle où l'on voit de belles collections de géologie et de délicate qu'abondante. Il renferme les restes de sainte

minéralogie, au laboratoire chimique, au collége Saint- Élisabeth de PorlugaI. La maison de Santa-Clara avait
Paul et à l'hôpital. A l'extrémité de la rue on trouve l'arc été bâtie autrefois plus près du fleuve mais dans ses
do Cas(cllo et l'on descend ensuite au jardin botanique. crues fréquentes, le Mondégo 1 déplace les nombreux
Ce jardin est d'une grande beauté. Encadré par les bancs de sable de son lit et les rejette sur les plaines
couvents des bénédictins, celui des carmes, celui encore voisines. L'ancien monastère, gagné peu à peu, envahi,
des religieuses de Sainte-Anne, par le séminaire ne montre
épisco- obstrué, enseveli, plus que la crète de ses

pal, l'observatoi~e
astronomique de l'Université, par l'a- combles et le profil
de quelques corniches supérieures2.
queduc qui approvisionne les quartiers élevés de la. ville A peu de distance, on aperçoit la Qui~tta das Lagri-
embelli de vastes terrasses, de serres monumentales, mas (le château des larmes), où tous les cœurs tendres
d'escaliers spacieux et commodes; planté d'arbres super- viennent en pèlerinage s'émouvoir et pleurer, en con-
bes, de palmiers qui balancent mollement dans l'air im- la fontaine des amours l'épouse de D. Pe-
templant
prégné de parfums leur feuillage en parasol; comblé dro 1er, Ignez de Castro, est tombée à cette place, sous
d'arbustes et de plantes, rares et charmants
spécimens le poignard d'assassins que ne purent désarmer ni la jeu-
des de l'Afrique,
flores de l'Amérique et de l'Asie, cet nesse, ni a beauté de leur victime, ni les sanglots, ni
établissement ferait la gloire et l'orgueil de la plus fière les cris de ses enfants
de nos cités de France, Et comme si toutes ces merveilles « Les nymphes du Mondégo se souvinrent longtemps,
qu'il a sous
l'oeil, qu'il peut toucher du doigt ne devaient les yeux en pleurs, de cette mort, et, pour que la mé-
pas suffire au promeneur, le jardin s'ouvre en grand sur moire s'en gardât éternellement, elles transformèrent en
le Mondégo, dont il laisse admirer le cours calmé et ma- fontaine Elles lui
une pure les larmes qu'elles versèrent.
jestueux, et, sur la marge opposée, ourlée de sable jaune, donnèrent un nom qui subsiste encore elle rappelle les
des plaines fertiles, des coteaux zébrés de vignes et d'o- amours dont ses rives avaient été témoins.
d'Ignez,
liviers, les couvents de Saint-François et de Sainte- claire fontaine arrose les fleurs Son eau,
Voyez quelle
Claire, enfin une nuée d'habitations où la haute et ce sont des larmes; son nom, des amo2crs D
moyenne noblesse ainsi que l'oisive bourgeoisie viennent Ainsi chante Luiz de Camoëns.
passer les mois d'une indolente villégiature. Après avoir lu au frontispice du poétique monument
1 L'ancienne cathédrale, S. Christovan, est située à cette stance émue, sur les taches rougeâtres qui
penché
mi-côte. Les créneaux dont les murs sont hérissés, la font le marbrefontaine de la
sur les plantes
parsèment
ressembler à un alcazar arabe un temple au fond de l'eau moirée par la
plutôt. qu'à aquatiques qui tremblent
chrétien, et le plein cintre de ses baies, orné de mou- chacun veut retrouver le sang et les cheveux de
brise,
luresàrelief porte ce cachet de mâle solidité
très-ressorti, la malheureuse Ignez, et dans le murmure du courant
qui n'appartient qu'aux monuments des âges primitifs. l'oreille croit le dernier écho des lameuta-
surprendre
La façade de l'église de Santa-Cruz a été par tions de la belle sacrifiée.
une restauration du goitt le plus déplorable. A l'intérieur, en éveil, la vue n'a plus assez de re-
tenue
Toujours
aux côtés du maitre se dressent deux mausolées
autel, gards, l'esprit assez d'admiration pour les splendeurs qui
somptueux; ils contiennentdépouilles les
d'Affonso, o nous environnent. Des bouquets des chà-
d'orangers,
conqtcistaclor ( le conquérant, ) et de son fils Sancho, teaux, des jardins jonchent la plaine et le versant des
deuxième roi de Portugal. Des stalles en bois d'un beau la vigne se tord sur le coteau, le saule incline
collines
travail sont adossées au pourtour du chœur; elles sont de ses branches sur le ruisseau;. nos pieds, le
éplorées
allemande, et je crois aussi que plusieurs sta- fleuve palpitant reflète 1'azurd'un ciel incomparable, et en
provenance
tues de la façade ont été taillées par un ciseau tudesque. face, au milieu d'un horizon de feuillage, c'est Coïmbre,
Les cloitres du couvent, au nombre de trois ou quatre,
encore debout. Ce monastère un vaste em- 1. Le Mondégo sN réunit à l'Océan à Figueira: La barre ne con-
sont occupe tient que onze pieds d'eau à mer basse le mouvement des sables
placement dans la basse ville, rue Santa-Sophia. Der- en modifie à tout instant la passe et la profondeur.
rière les bâtiments s'enfoncent les allées et les 2. Bien qu'un certain nombre de maisons conventuelles eussent
pelouses
été abandonnées, faut^, de moines pour les habiter, on comptait
sans fin d'un pare immense. C'est là, sous des om-
encore en Porttigal, en IS21, quatre cent soixante-huit monastères
brages rafraîchis par des cascades d'eau vive, ou* bien d'hommes et cent cinquanle-quatre de femmes.
LE TOUR DU MONDE. 303

c'est-à-dire une et fleurie, d'où où sont encore les archives, la bibliothèque, et les aie-
montagne verdoyante
cent issues des cascades de rues, de cou- liers d'une imprimerie parfaitement outillée.
s'échappent par
et p'ortant au front, ainsi qu'une reine sa Le roi se réserve la nomination du recteur. Les pro-
vents, d'églises,
nommés mais sur la
couronne, un monument célèbre et dans ce tohu-bohu fesseurs sont aussi par Sa Majesté,
de toits, de murs, de campaniles, de clo- présentation et l'avis de l'Université.
indescriptible
de maisons dont les vitres étincellent éclabous- L'élève doit être âgé au moins de seize ans; le fran-
chetons,
sées par le soleil, d'arbres et de fleurs, on voit apparaître çais ou l'anglais est exigé. Il paye soixante francs au mo-
le faite édenté d'une vieille muraille ment de son inscription, et une autre somme également
par intervalles étayée
de quelques tours branlantes. C'est là tout de soixante francs à l'expiration des cours. Pendant l'an-
par-ci par-là
ce qui reste de l'enceinte dont Martinho née scolaire 1857-1878, le nombre des étudiants a été
Freitas, assiégé
ne voulut rendre les clefs que de huit cent trente-trois. En les réunissant aux cinq cent
par un prince usurpateur,
sur le tombeau du roi son maitre. du lycée, le total présente un ensemble
quatre-ving-trois
en ville de quatorze cents seize élèves. 1856-1857 n'avait fourni
En rentrant par la Cnlçada où les étudiants et
les bourgeois se réunissent. le soir, M. Smith dit au jeune que treize cent onze étudiants, et l'année précédente,
homme neuf cent quatre-vingt-dix seulement 1.
qui nous avait guidés dans notre promenade.
Sais-tu ce qu'était ce Camoëns, dont le nom est au Pour assister aux cours, l'élève doit endosser la br~linta
bas de l'inscription de la fontaine des Amours? e capa. C'est une espèce de soutane en drap noir que les

Exccllevcia, h.cc~n l~o~ncrn anti~o (un homme jésuites avaient donnée comme uniforme aux disciples de
Si,
ancien). l'Université,. et que l'on a conservée. Obligatoire autre-
Je m'en doutais. Et après v fois pour les étudiants, alors même que les classes étaient
Pas de réponse. fermées, la robe universitaire remplissait alors la ville
« Était-ce un général? de ses plis sombres et de tapage. Du reste, la physio-

lVuo, hu~n h.oii2em anligo. nomie de Coïmbre devait ètre extrêmement curieuse,
Un évêque, un moine, un poëte ? lorsque les moines des nombreux couvents de la ville

-~Vao, huin honicnz ~nicito a~ztigo, E~cellcncin! » se. répandaient dans les rues, et que la hali.act
e eop~a
Voilà tout ce qu'on tirer de ce rustre, digne de envahissait bruyamment les promenades. Le bon bour-
put
manger de l'herbe. geois s'inclinait au passage des révérends pères, et fai-
sant presque toujours mauvais ménage avec l'Université,
IVIII
il abandonnait le haut du pavé à cette jeunesse studieuse
Coïmbre est la ville universitaire du Portugal. Fondée à l'école, mais affectant un peu trop à la ville des façons
à Lisbc;1l1e en 1290 par le roi Diuiz, o lavraclon (le la- de tranche-montagne.

boureur), peut-être sous l'inspiration d'un Français, Des fenêtres de notre hôtel nous plongions dans l'in-
Emeric d'Esbrard, l'Université fut transportée, en 1308, térieur d'une pharmacie. Le soir, la boutique était plei11e
à Coïmbre. Elle retourna, en 1338, dans la capitale, puis, de gens qui parlaient. En Portugal, il est d'usage que le
en 1537, eUe fut rendue aux bords du Mondégo. botieario (pharmacien) prête son officine à ses clients
L'Université s'ouvre sur la rue Large par la Porta /'er- désireux de causer du tiers et du quart, et là, entouré de
rea (porte de fer). Le dessin qui accompagne ce récit me drogues et de sirops, dans ce milieu de pilules et d'elixirs,

dispense de décrire la façade du monumen't, et le lecteur chacun vient débiter sa petite malice, et s'amuser, quel-
fera lui-même
la part du bon et du mauvais, du vieux et ques heures durant, aux dépens du prochain.
du moderne. La galerie, appelée Via lati.na, sert de pro- Olivier MERSON.
menoir aux élèves, et, à gauche, de vestibule à la salle où (La ~it à la prochai»e licraison.)
les étudiants passent leurs thèses et soutiennent leurs
examens. La salle est belle, le vaisseau a de l'étendue, 1. L'£tat entretient quinze cent cinquante professeurs d'ensei-
de l'élévation et les portraits des princes qui dirigè- gnement primaire des deux sexes. En 1820, le Porlugal auait huit
cent soiaaute-treire écoles subventionnées par l'État et fréquentées
rent les destinées du pays en forment la principale déco-
par vingt-neuf mille quatre cent quatre-vingt-quatre élèves. En
ration. L'image du roi régnant est toujours an- ] 8:,3, le nombre de ces écoles montait à onze cent quatre-vingt-
placée
dessus du siége du recteur. quatorze et celui des élèves à cinquante mille six cent quarante-
deux: Tous les établissements de bienfaisancé ont ouvert des
Près de Hl, débouchant également sur la i'7.a latinan.,
classes il y en a d'autres dont les frais sont supportés par les
on trouve les classes de droit et de théologie; celles du particuliers; pendant l'année 18S3, quarante et un mille élèves
cours administratif sont aussi, je le crois du moins, de ce en ont suivi les leçons. Depuis lors, le nombre de ces établisse-
ments a beaucoup augmenté, ainsi que ceux auxquels l'État vient
côté. Les classes de philosophie et de mathématiques ont en aide. Chaque chef-lieu de district a un lycée pour l'enseigne-
été installées dans les bâtiments du musée, et les cours ment secondaire. L'État entretient à Porto et à Lisbonne des écoles
polytechniques il Funchal (Madère¡ Lisbonne et Porto, des écoles
de la Faculté de médecine se font à l'hôpital. Le recteur
»redico:ciruï~ica; l'école de l'armée à nlafra; le collége militaire,
occupe un logement dans le palais même de ru l1iversité, l'école navale et l'institut industriel à Lisbonne.
306 LE TOUR DU l\lONDE.

VOYAGE DANS LES PROVINCES DU NORD DU PORTUGAL,


PAR 1\I: OLIVIER nIERSON'.

A V fi 1 ET NIAI 1857. TEXTE ET DES S r N SIN I~ DITS.

De Coïmbre à Pombal et ~i Leiria. BatalUa. Le curé de Batalha, A1cobaca, D'AJcobaca à 1'tionitr. Porto de Moz. La Serra
d'Albardos. Aleixo. As contrabandistns! Ourem, Thomar. Un cicérone.- Santarem. Lisbonne. Belém. Cintra.
Dlafra: Conclusion.

1I1

Le 4 mai, à la petite du jour, nous nous met- et Christoval assis sur sa mule, les jambes pendantes d'un
pointe
tons en route pour Pombal. seul côté, une houssine à la main, roucoule une intermi-
Le ciel est triste et humide, le temps morose; des pa- nable a.mlalousacle les paroles le font sourire
dont de ce

quets de nuages floconneux et immobiles voilent le soleil. sourire pacifiquement féroce dont j'ai parlé. Nous péné-
Nous sommes à che~al. trons bientôt dans une contrée assez bien cultivée, plan-
De Coïmbre, la route nous.conduit à Condeixa a Nova, tée de pins plusieurs fois séculaires; nous passons une ri-

gros bourg d'un millier d'habitants. Nous nous dirigeons vière appelée le Lis et nous mettons pied à terre à Leiria.
ensuite à gauche, pour joindre Condeixa a Velha. Là, Des maisons répandues sans ordre, par centaines com-
nous nous heurtons à de grands pans de murs étendus pactes ou
par unités isolées, dans
vallée verte et une
à terre, restes d'une forteresse trouée, hachée, réduite à deux églises d'un gothique
fraiche, peu estimable, quel-
rien. On nous fait voir
quelque aussi
chose d'assez peu ques lambeaux de murailles qui furent jadis des remparts
reconnaissable, qu'on nous donne pour d'anciens bains redoutés; le clnteau du roi I)Iiiiz, ce prince dont la ri1é-
romains. Nous continuons sur Redinha. De temps à au- moire est chérie des Portugais, et qui fit, comme on
tre, nous voyons poindre de terre des fùts de colonnes, dit dans le pay s, tout ce qu'il voulut faire une belle
des tronçons de murailles, des vouts=d'inscriptions de forêt. de pins, des oliviers aux environs. des lits im-
deux mille ans plus vieux que nous; enfin, reprenant fa possibles dans une auberge détestable, voilà Leiria.

grande route, nous arriVOns il Pombal, en Estl'amadure. Nous avions hâte de voir Batalha. Nous ne jetons à
La ville estmais assez agréable et pas trop Leiria qu'un
regard distrait et peut-être et nous
petite, injuste,
abandonnée des hommes. Elle compte près de 4000 ha- nous préparons l'excursion du lendemain, qui nous as-
bitants. On y voit quelques ruines intéressantes, entre sure l'une des plus belles moissons d'observations qu'un
autres celles d'une ancienne
chapelle de templier:>, où voyageur puisse faire, je ne dis pas en Portugal, mais n
l'on saisit des traces d'arèhiteclure sarrasine, et celles Europe.
d'un très-vieux château, offrant dans quelques détails en-
NN
core visibles, l'accouplement des styles arabe et chrétien.
Le 5, nous faisons route pour Leiria. La chaleur est La plauche que le lecteur a trouvée' jointe à ce tra-
accablante, le .paysage triste, solitaire, aride et miséra- vail ( page 304 ) nous permet d'abréger la description
ble. C'est à,peine si de loin en loin un moulin montre de la façade principale de Batalha.
ses ailes en as de ca ur, immobiles faute de brise. Nous Le
portail a \'ii1gt-huit pieds d'ouverture et cinquante-

apercevons aussi deux ou trois otora.s, puits à chapelets sept d'élévation. Les figures qui le décorent représentent
que les Arabes ont mis là et que les Portugais ont con- des saints, des prophètes, des rois, des papes, des mar-
servé sans en rien modifier, sans en changer le moindre tyrs. Dans le tympan du portail, sous un dais richement

rouage, la plus mince cheville, et nous rencontrons une orné, assis sur un trône, le Christ tient la boule du
de mulets des paniers dont l'extrémité in- monde dans la main gauche, et, la droite levée, il semble
troupe portant
férieure traine presque à terre, en tous points semblables dicter aux quatre évangélistes qui l'entourent les paroles
à ceux dont se servent les Africains,
encoremaftres au- du Nouveau Testament. Au-dessus, dans le tympan de
trefois de ce pays. Ces paniers sont. bombés de tangerina.ns' l'ogive, la sainte Vierge est couronnée reine des cieux. La
tiraille, à droite, le gibier' qui passe; j'en fais au- balustrade qui surmonte le portail est crêtée, comme toutes
Joseph
tant à gauche; M. Smith chante un air de la Ca(alincc, celles de l'édi fice, de la croix d'Aviz. Les arcs-boutants, les

espagnol, imité quant au livret de l'G'toile cltc nortl, fenestrages, les clochetons sont tous du plus beau dessin,
opéra
et il faut ajouter que dans toute cette ornementation, du

1. Suite et fin. Voy. pages 2;3 et 289. style le plus pur, du goût le plus distingué, il n'y a pas
2. La tnnyeriraa ou orange du llaroc a été importée des environs pour ainsi dire un seul coup de ciseau à reprendre.
de Tanger par les Portugais dans lé temps de leur domination au Le roi Jean IP~ fit ajouter,
nord de l'Afrique. C'est une des variétés d'oranges les l'tus recher- pour sa sépulture, le bâti-
°
chées. ment qui prolonge la façade à, droite. Il était surmonté
LE TOUR DU MONDE. 307

d'une flèche octogonale; mais de la foudre il les différeutes parties du monument, et qui ne
frappé l'œil,
y a quelques années, cet appendice s'est aliiiné sur le s'égare nulle part, est intéressé et satisfait partout.
toit, qu'il a fortement endommagé. Devant le rnaltre autel reposent le roi D. Duarte et sa
Il faut descendrequelques degrés pour pénétrer dans femme Léonor d'Aragon.
l'église. A droite, par une petite.porte grillée on entre A droite dit maitre autel, on s'engage sous une arcade
dans la chapelle funèbre de Juan l' Elle est carrée et 1'on arrive devant une ouverture dont les ornements

chaque paroi mesurant environ quatre-vingts pieds, et sont d'une abondance féeridue. Cette ouverture.donue ac-
au centre se dresse le tlouble.mausolée de D. Juan, le cès dans lachapelle dite clapelle imparfaite, parce qU:E;Ùle
roi fondateur, et de sa femme Felippa de Lancastre. n'a jamais été terminée (page 300). Elle devait servir la
D. Juan est cuirassé, son front porte la couronne la sépulture de 1\Ianoel; mais le roi, abandonnant ce monu-
main étendue vers la reine, il fait un geste de tendre ment avant qu'il fttt achevé, réunit ailleurs ses artisteset
affection. Au chevet du monarque sont sculptés les in- ses ouvriers, les efforts et les ressources du royaume,: il
signes de la Jarretière et les armes de Portugal, et au commençait sur les bords
du 'l'age'un autre édifice destipé
milieu des feuillages de la frise on distingue la devise du à rappeler les immenses découvertes maritime,s.. qu'on
roi Il me r~let ~ou.r bien. Au côté sud de la chapelle, venait d'accomplir. La chapelle est de forme
dans le massif de. la muraille sont creusées quatre octogone à pans égaux. Sur sept faces s'ouvrent des cha-
niches sépulcrales, où reposent sur des tables de marbre pelles qui devaient sans doute receyoir les tombeaux des
les statues des fils de D. Juan D. Henriquez, le iVaui- princes de la descendance de Manoel; la huitième ;est
gatetc.r, D. Fernando, dit le saint Juan et Pedro.
htrant, occupée par l'arcade dont nous donnons le dessin. L'en-
La devise de Henriquez, Talent de bien fnirc; celle de ceinte est à ciel ouvert; elle n'a jamais été abritée ni par
Fernando; Le bien ~ne plet; celle de Juan, Je ai biea oe- une voùte, ni par un toit, et. il est probable du'elle ¡'es-
son celle enfin de Pedro, Desi.r, sont gravées sur la base tera ainsi liuée ait hasard du vent et de la pluie jusqu'à
de chaque figure. La chapelle contient encore huit autres ce que le temps ait réduit en ruines et en .poussière ses
tombeaux, mais on suppose que ceux-là sont vides. murs, ses pilastres et ses ogives, ses riches fleurons et
Malgré les files de cénotaphes qui la décorent, cette ses incomparables dentelles.
enceinte n'est pas lugubre. Les ornements, les propor- La salledu chapitre est une autre de Batalha
partie
tions, d'un effet solennel, impriment à ce séjour funèbre, qu'il importe de visiter. On ne peut s'empêcher d'admi-
sanctuaire de grands souvenirs, une teinte de recueil- rer ses proportions hardies, son architecture pleine d'au-
lement profond. Cependant la tristesse amère ne flotte dace. Elle
présente un carré parfait, et une immense
pas sous ces arceaux; c'est plut.ût la quiétude silencieuse voùte de pierre vient reposer ses courbes sur des parois
du sommeil, c'est quelque chose de vague, d'indéfini, de chacune au moins vingt mètres de surface.
développant
tendre, qui saisit la pensée et la conduit émue et frémis- Cette voÙte ne tient à rien, et si elle ne s'effondre pas,c'est
sante aux.pieds de l'espérance. Et ici n'estpas sans doute par l'effet d'un miracle. Il parait cependant
l'esprit
frappé par l'ampleur des dimensions comme dans la qu'elle ne réussit pas tout d'abord à planer au-dessus des
cathédrale de Séville, ni ébloui
par un prodige d'équi- tètes. Deux fois elle s'écroula sur les ouvriers de
chargés
libre comme devant le Munster de Strasbourg; c'est la construire. Le roi s'obstina néanmoins à lui refuser un
tout un problème d'harmonie résolu avec mais afin que cette persistance
simplement appui; n'exposàt pas des
une éloquence sublime; c'est une concordance par- vies innocentes, des condamnés à mort furent seuls em-
faite, à l'abri de toute contestation entre la forme et l'i- ployés à ce périlleux travail. Dans cette salle imposante,
dée, le but et le moyen. Eh bien, en présence d'un en- décorée de très-beaux vitraux, sont placés trois tom-
semble aussi admirablement où le détail abonde beaux celui d'Alfonso V, surnommé
réussi, l'Africain, puis la
sans doute, mais sans rien envahir, laissant au principe de D. Isabel, sa femme, enfin celle.de D. Af-
sépulture
dont il n'est que la parure docile toute son importance fonso, fils de Juan rI, qui périt à seize ans d'une chute
il n'est fÙt-il phi- de cheval,
logique pas possible qu'un homme aU]Jrès de Santarem. Dans un des angles on
losophe et sceptique n'éprouve pas un tressaillement voit aussi le buste de Matheus l'un des der-
Fernandez,
involontaire, une sorte d'ébranlement intime, qui le dé- niers architectes du monument'. 1.
tache un instant de ce monde; sa sensibilité et Le cloitre, situé non loin de,la salle du chapitre, est un
s'exalte,
alors, soit élan poétique, soit instinct religieux, il incline admirable bijou; c'est de l'orfévrerie en pierre et en mar-
le front et ploie le genou. bre. Il appartient, lui aussi, à l'époque de Manoel.:Des
Nous rentrons dans l'église. colonnettes minces et fluettes, évidées en spirales, gar-
La nef est d'une simplicité grandiose. Les piliers for- nissent l'omerture des elles supportent de lé-
arcades;
més de faisceaux de colonnettes qui se perdent dans les gers entrelacs, tissu aérien sur lequel sont brodés avec
nervures festonnées des arcs et des voûtes, les fenêtres une incroyable délicatesse les ornements les plus souples
de vitraux les balustrades, les ar- et les plus gracieux,
garnies magnifiques, que rehaussent par endroits la croix
catures, les galeries, les encorbellements, les clefs, les de l'ordre du Christ et la sphère Voilà
caractéristique.
niches, sont parfaitement coordonnés; les pleins et les
1. En gardant l'ordre dans lequel ils se succédèrent, Affonso
vides, les creux et les reliefs, disposés avec un art ex-
nlartim
Domingues, Ouguet, Vasquez, Fernao de Evora et nia-
quis, fractionnent et distribuent la clarté et l'ombre sur theus Fernandez, ont été les architectes de Batalha,
308 LE TOUR DU MONDE.
un promenoir dont les ner des montures et nos
bons religieux durent
bagages à Batalha. Nouss
faire leurs délices. L'Al-
pensions arricer le soir
cazar' de Séville, l'Al- même à Alcobaça. Chris-
lianibi-a de Grenade n'of-
tO\'al fut exact au rendez-
frent rien
qui soit plus vous. Seulement, n'ayant
merveilleusement tra-
pas jugé les chevaux pro-
vaillé, et ses fontaines
curés par l'hôtelier de
et ses fleurs, et son air
Leiria capables de four-
délaissé lui donnent une nir une bonne traite, il
poésie qui vous jette dans s'était contenté de pren-
des mouvements d'en- dre une mule, qu'il char-
tliousiasmé .'qu'il serait
gea des malles et des
malaisé de définir, aux-
paquets, pensant que Ba-
quels il serait plus diffi-
tallia offrirait un graml
cile encore de se soUs-
choix d'animaux pour la
traire.
remonte de notre cava-
Et maintenant arrê- lerie.: Or les premières
toils-rious. Ce n'est pas tentatives que nous fimes
eu effet d'une
monogra-
pour trouver des bidets
phie compiète qu'il s'agit furent complétement in-
ici. Mais avant de quitter
fructueuses, et les se-
Batalha don[, il. resterait condes prouvèrent que
sans doute
plus d'un si dans un chef-lieu de
coin à fouiller et à dé- district. des chevaux à
crire, s'il était. possible
peu, près équipés sont
de tout voir et de tout ra-
rares dans une bour-
conter en une fois, admi-
gade ils sont tout à fait
rons encore l'ensémble introuvables. Par une
de ce noble édifice, ma- heureuse inspiration
nifestation éclatante de M. Smith eut la pen-
l'art religieux et elieva- sée d'aller confier notre
leresque du quatorzième embarras au curé de
siècle. L'esprit peut en Batalha. Ce respectable
concevoir de plus vaste,
ecclésiastique nous ac-
de plus complète; il ne cueillit avec une parfaite
saurait en rêver .expri' bienveillance et com-
mant mieux la
gran- mença par nous confir-
deur, la lllajesté, le mer la radicale indi-
mystère et le calme. Il des
gence écuries du
respire la paix et la dou- village. Il promit néan-
ceur; le silence et le re- moins de nous mettre
pos, et si avec ses om- en selle le jour même,
bres tièdes, ses lumières
pourvu que notre do-
amorties, il semble avoir se chargeât de
mestique
revêtu une teinte de mé- une lettre
porter à Lei-
lancolie, celle-ci a des au curé de Nossa
ria,
charmes inexprimables Senhora da Penha de
qui ravissent le cœur Dans cette lettre
França.
jusqu'aux portes d'or du il priait son de
collègue
ciel. lui expédier lesmeilleurs
chevaux de sa
paroisse.
1,~I
Christoral reprit au ga-
Nous étions partis à
lop de sa mule la route
pied de Leiria, un peu de Leiria. Le curé était
avant le lever du soleil, absent et se fit attendre
donnant à Christoval la il rentra
Portail de la Casa do Dessin de Thèrond longtemps; ce-
Capitulo. a'après une photographie.
commissionde nous ame- de 1\I. Lefévre. au
pendant pres]Jytere,
Dessin de Thérond une de Ai. LeCevrv:.
Fenêtre de la Casa do Capitulo. d'après photographie
310 LE TOUR DU MONDE.

et Christoval revint, nous


mais le soir assez tard, à la Un récit meneilleux encadre le berceau du monastère.
tète de deux anreü~os, de deux mules, et de trois che- En le dégageant de ses épisodes rniractiletix, il~ reste
vaux vigoureux et pleins d'ardeur. Notre départ fut ren- ceci Voulant de sa vénération saint Ber-
témoigner pour
voyé au lendemain. nard, Afloiiso plaça, dès 1143, le royaume dont il pour-
Le curé de Batalha n'avait pas épuisé notre endroit suivait la conquète sous la protection de Notre-Dame
son rouleau de bons offices et d'at/entions délicates. Il de Clairvaux, et non-seulement il couvrit ses sujets du
nous fit accepter un souper pour lequel la eosinl~eira patronage de la Vierge, mais encore il déclara sa cou-

(cuisinière), rivement stimulée par son digne maitre, roune feudataire de l'abbaye de Clairvaux, s'engageant
accomplit (Tes merveilles culinaires dont l'inglIrgitation pour lui et pour ses successeurs à lui payer chaque
fut, quant à moi, très-laborieuse, et la digestion impos- année un tribut de cinquante maravédis d'or pur. Au
sible. Au dessert, notre hùte but au moins deux rasades commencement de 1147 le pieux guerrier se mit en
de ccarcai~ello.s (vin de l'Estramadure) à la França. et aux marche de Coïmbre aller délivrer Santarem de la
pour
France;es, il l'lyrlece~~rct et aux hylexcs, rehaussant cha- domination des Almoravides. Anrivé au sommet d'une

que toast d'un speech fortement épicé J'épithètes louan- montagne de la Serra
d'Albardos, il fit vœu, s'il ac-

geuses. Nous
ripostàmes par une acclamation arrosée de heureusement. sa rude entreprise, de faire
complis~ait
~onduro (vin du Douro), au Portugal et aux Portcc~ue~e.s; hommage à saint Bernard
et aux religieux..de son ordre,
IVI. Smith ajouta quelques hourras hritanniclues, et de toutes les tenres qu'il vo~ait de cette monta.~ne, du

après avoir trinqué encor,e une ou deux fois le curé c~lé oic les eczux se cliri~;eaient vez~s lcz mer~. Le 11 mars
nous accompagna ~t l'auberge, dont il avait retenu, par 1147, Affonso entrait à Santarem; le 2 février suivant,
avance, la pièce principale. il posait la première pierre du couvent d'Alcohaça; l'ab-
Cette d'une blancheur eî~t été de religieux le nouvel éta-
chambre, immaculée, baye de Clairvaux peuplait
nue comme la main si- le curé n'avait pris la précaution blissement, et saint Bernard leur donnait pour supérieur
de la faire
garnir de lits de sangles, d'une chaise et l'abbé Bientôt ce vaste couvent devint à la
Ranulpho.
d'une lampe de cuine à longue tige et à trois becs. Les fois le centre d'où émanaient les discussions scientifiques
lits étaient extraordinairemeilt appétissants. Les draps et et l'asile dans lequel se
théologi'ques, couservateur
retombaient bordés d'une dentelle en tri- les documents
jusqu'à terre, groupaient historiques (lui formèrent plus
cot large comme la main. Les traversins avaient été tard les archives du royaume. Le monastère prospéra
oubliés; mais les oreillers, noyés eux aussi dans des flots à ce certaines il réunit jusqu'à
point, qu'à époques
de dentelles, promettaient un sommeil. délicieux' par neuf cents et toujours se conservant la fa-
religieux,
leur vaste carrure et leur rotondité opulente. Enfin les veur des doté de bénéfices considérables, il
princes,
couvertures étaient de belles chapes d'église, en soie, villes avec leurs dépei1dances, rele-
posséda quatorze
ornées de fanfreluches d'or et frangées de torsades. L'un vant de sa juridiction, était de celle
qui indépendante
de nous prétendit que nous allions ressembler à des saints du roi. Celui-ci de la puissante
recevait abbaye pour
couchés dans leurs reliquaires, et M. Smith se glissa touté redevance une paire de bottes ou de souliers, à son
sous une chape bleue, Joseph sous' une chape verte, choix, lorsqu'il au souverain de venir la visiter.
plaisait
pendant que je me chapais de rose tendre. La nuit Le couvent et la petite ville d'Alcobaça occupent le

cependant ne fut pas favorable aux voyageurs. A peine fond d'un val étroit. Le site, borné de tous côtés par les
avions-nous pris possession de nos reliquaires, qu'à versants de collines riches en végétation de toute nature,
la clarté des lumignons de la lampe, nous vimes aller, est silencieux et retiré; il y règne le calme inaltéré, le

trotter, courir d'abord


dix, puis vingt, puis soixante, détachement des préoccupations mondaines, la douce

puis quelques centaines de souris, qui s'emparèrent de si favorables à l'étude et aux travaux de l'esprit.
gravité
l'appartement, sans' que nos cris, pour les faire déguer- Deux rivières traversent cette solitude, ce sont l'Alcoa

pir, produisissent le moindre effet. Pas une ne détala, et la Baça, mises l'une et l'autre à contribution pour for-
et tant que la nuit fut longue, ces.petites bêtes, dont mer, chacune par moitié, le nom de'la localité.
la frivolitz est s'amusèrent aux dépens de nos De la façade primitive de l'église, précédée d'une ter-
extrême,
se divertirent de nos lrodecluins, rassè à laquelle on monte par une vingtaine de marelles,
guêtres, pendant que
Le reste est
dans un coin obscur un escadron poussait 1.'impertinence il ne subsiste plus que la porte principale.
jusqu'à se régaler du pantalon de Joseph. Le fait est une œuvre du dernier siècle.
en soupèrent si fort à l'aise, que le lendemain Mais le vaisseau intérieur a conservé son caractère de
qu'elles
mon camarade les dans une véritable noblesse. A part colonnes ioniques et quelques
passait jambes quelques
aJtels dorés de mauvais goût, tout est pur, austère,
guipure.
Nous arrivons à Alcobaca le 8 mai vers midi. c'est l'ancien dans l'imposante ma-
imposant; temple
de la première
jesté du style gothique période. Vingt-
1~II en trois nefs égales en
sit piliers partagent la hasilique

Alcobaça est un gros village qui ne mériterait ni halte hauteur; la voûte du transsept est supportée par des pi-
ni mention si l'antique abbaye qui fait sa renommée liers semblables à ceux des nefs; derrière le chœur règne
n'était un lieu de une allée circulaire, sur laquelle s'ouvrent une grande
pèlerinage pour ceuz qui entrepren-
nent un voyage dans la Péniusule. et cinq petites, ornées de colonnes et de statues
artistique chapelle
LE TOUR DU"MONDE. 311

pour la plupart d'une exécution très-pauvre, mais d'un de vastes arcatures, subdivisées elles-mêmes en trois arcs

grand aspect décoratif. Le cheeur est en bois d'érable. dont les retombées s'appuient sur deux colonnes accou-
C'est une merveille d'exécution, dont les riches arabes- plves, et dans le tympan de chaque grande arcature est

qùes, lés sculptures surabondantes jurezit un peu cepen- percé un œil-de-bœuf, orné d'épaisses moulures et d'un
dant avec le style si fièrement sobre des nefs. Dans le fenestrage de pierre. Ceci est un chef-d'oeuvre de com-

transsept se trouvent les tombeaux des rois Affonso II et position architecturale, et sa puissante simplicité répond
Affonso III et de leurs femmes, D. Urraca et D. Bi~ites; parfaitement à la destination de ce lieu de promenades
ceux aussi
de quelques et infants de quelques infantes. recueillies.
Quarante-huit fenêtres versent à flots dans la basilique Au milieu
de la chapelle royale se dressent deux mau-
une clarté immense, que dorent ait passage de superbes solées de marbre blanc et de formes pareilles. Un des
vitraux bariolés de couleurs comme des haléidoscopes. sarcophages est porté par six lions il renferme les dé-
déci~it et raconté un volume. Il Iec; l'autre
Alcobaça remplirait pouilles de D. Pedro repose six anges
faudrait en effet bien des
pages pour-énumérer les cel- c'est là du'Ignez de Castro dort du sommeil éternel. La
lules de l'aile gauche, l'aile droite a été incendiée par statue du monarque couché dans son manteau royal est
les Français en 1809,-pour détailler la sacristie, grande d'un assez bon travail; de la main droite il tient l'épée
comme une église', les cloitres, qui sont des villes, deux qui fit trembler l'ennemi et châtia plus d'un coupable;
ou trois chapelles voisines dorées de pied en cap, le des anges agenouillés veillent autour de lui. Plusieurs
reliquaire à peu près
dépouillé, la bibliothèque riche séraphins accompagnent également. Ignez et soulèvent
autrefois en livres en chartes, en manuscrits avec respect les beaux
rares, plis de sa robe brodée. Malgré
précieux; les réfectoires avec leurs portiques et leurs les détériorations que lui ont fait subir quelques sol-
enfilades de colonnes, et-fin la cuisine, digne par ses dats français, on retrouve sur
le visage de l'épouse de
proportions colossales des temps homériques. D. Pedro d'exquise douceur idéalisée
l'expression par
Mais tout est vide. Aucun bruit ne trouble plus le si- la légende que les poëtes ont célébrée
quand ils ont
lence de ces lieux
dépeuplés. C'est un calme froid et chanté cette suave figure, apparition de grâce et de can-
étouffé qui règne ici. Dans ce désert, au milieu de co- deur au milieu d'un siècle de violences farouches.
lonnades gagnées par la moisissure, ce gazon des sé- Non loin du couvent, sur le plateau d'une colline, le
pulcres abandonnés, dans ces eloitres ellYahis par l'herbe squelette d'un château sarrasin étale ses vertèbres pitto-
et l'épine, sur ces dalles humides et glissantes, sous ces resques. L'enceinte effondrée abrite toute une forêt de
arcs suspendus encore sur leurs piliers, mais qui demain ronces où sont entassés des décombres, des quartiers de
seront à terre, nul pas ne résonne, si ce n'est, à de longs murailles, des débris de fortifications percées de trous
intervalles, celui d'un, voyageur curieux, d'un touriste (lui furent des fenètres et des portes, élevant dans les

pèlerin. Tout se tait. Plus de chants pieux sous les airs des galeries auxquelles aboutissent des loques d'es-
voûtes parfumées d'encens; plus de larmes de résigna- caliers. Dans le pays on affirme que, juste au douzième
tion, de foi et d'espérance dans les cellules; plus de coup de minuit, les ombres des anciens maltres du logis
fronts passant hâves et réfléchis dans l'ombre des eloi- en gravissent les degrés tremblants et font sabbat dans
tres plus d'études approfondies, d'entretiens éloquents, les ruines, réclamant encore le tribut de jeunes filles au-
de vaillants efforts d'intelligence, de travaux les habitants de la contrée étaient
gigantes- quel jadis obligés.
ques d'esprit, de labeurs d'érudition patiemment pour-
1TIII
suivis par des générations incessamment renouvelées de
moines sa\'arits 1 Alcohaca est un tombeau Le 9 mai, la caravane se met en chemin à trois heures
Avant de quitter cette énorme solitude, ai~rêtoiis-rious du avec Thomar mais
matin, pour objectif, très-loin,
un instant devant la porte de la sacristie, dans le cloitre au revers d'une chaine de montagnes hautes et
opposé
du roi Diniz, et auprès des tombeaux, réunis sous la difficiles. au quart de la route,
Arrivés à Porto de Moz,
même voûte, de D. Pedro 1er et d'Ignez de Castro. nous prenons une heure de repos. Nous repartons après
La porte de la sacristie se compose d'abord de deux cette halte, nous contentant de jeter un coup d'oeil à la
pilastres en chambranle, revêtus en entier d'ornements et aux murailles d'un vieux castel. Ce
petite bourgade,
d'un relief fortement et, avec moins de grâce et sont les Arabes
ressorti, qui l'ont planté en cet endroit, il y a
de souplesse, dessinés dans le goût du commencement mille ans au moins. Sur un mamelon commandant la
du seizième siècle. Accotés à ces pilastres, deux en fOlteresse
surgissent campagne, qui connait son affaire et pré-.
pieds de vigne, massifs et lourds, qui se joignent au-des- tend inspirer le respect, il pouvait du même coup, au
sus de la porte et lui forment un fronton de pampres de sa force, les environs et défendre
temps tyranniser
saillants, se détachant presque en ronde bosse du les chaumières blotties ses
On trouve près de
plat pieds.
du mur. Soit comme agencement général, soit comme Porto de Moz un ancien couvent fondé par un descen-
enchainernent des motifs secondaires, cette décoration dant de Gregorio Mal ho de Bivar. Ce Gregorio avait in-
n'annonce pas un art très-élevé; mais, bizarre et ori- stitué à Porto de Moz un n;rajorat à la condition expresse
elle est d'un effet en
ginale, saisissant, et, tous, cas, que le titulaire prit le nom de Bivar, en mémoire du fa-
d'une exécution irréprochable. meul Cid Campéador Dias de Bivar dont il était
Ruy
Le cloître est magnifique. Les galeries sont formées descendant.
312 LE 'rouf!. DU MONDE.

Après at-oir d¿p:lssé Porto de Moz, nous alleignons les Au loin l'œil saisit des traînées de verdure par des

premières croupes de la Serra d'Albardos et nous allons échappées sur laplaine; cette masse de chaînons, de
de l'une à l'autre, descendant au fond de creux frais et contre-forts et de 'rameaux est comme marbrée de bou-
obscurs, remoniant~sur des cimes de plus en plus élevées. quets de végétation Ùgoure-use; taudis que plus haut se
Cependant les pentes fuient derrière nous; peu à peu montrent des 'pics. fauves, tondus par.le -vent, brûlés par
nous gravissons des points qui dominent le panorama; le soleil, ne produisant plus qu'une sorte ,d'herbe courte
la Serra apparait alors, et tous ces soubresauts de ter- et noire; plushaut'encOl'e commencent à,se ~lessiner les

rain, pressés les uns contre les autres comme des quil- déchiquetUl'e~ d'une, aigretté pierre,Use, dépouillée et
les, font assez l'effet, ~-us de loin et de 'haut, d'une mer battue par les tempêtes, crête réverbérescente. de gra-

agitée dont lés flots ~,ei-dât'res se seraient suhitement pé- nit gris avec ,des ombres bleu lapis, mur épouvantable
trifiés.;C'est un chaos saiis nom, 'un charivari de plans sur le~nel ~on croit compter des assises, des corniches,
et d'arrière-plans, d'affaissements et de sfJulhements oit des modillons, èt suivre les lignes d'uné arcliitectune.de

s'ptiiseraiènt tous les:aons de la palette dit ilaysagiste. Titans. Le sentier est à peine tracé. Nous suivoris. par=.

Tour de Belém. Dessm de Therom¡ d'apres une photographie de )I!. Lefevre.

à rester sur ces


fois le lit desséché d'un torrent il nous conduit dans terre parce qu'il y aurait péril et folie
des gorges encaissées, ou biènsut lé flanc de roches qui animaux, qui finissent par hésiter.
-enchevètrent'comme les coulisses d'un théâtre et d'où Enfin, Dieu soit loué nous touchons le point cul-

l'on voit des et se déro- minant du voyage. De là il est aisé de suivre la direc-
percées profondes, paraissant
à coup. immense tion au nord et" au sud de la Serra d'Albardos, et de
bant tout Du sein dé ,cette solennité
s'élève le murmure de gouttes en même temps son versant oriental et son
seulement ininterrrompu contempler'
sun les de la et revers occidental. Au sud, la Serra se noue la chaine
d'eau qui bruissent parois montagne
et va plon-
forment un mince filet de cristal, dont les étincelles de Juitito, d'abord, puis à celle de Cintra
dernier. dans la mer, au cap Hoca Au
scintillent d'arêtes en. arêtes jusqu'au fond des ravins: get~ son éperon
le pas des chevaux retentit sèchement sur le
pénible
1. Les principaux caps de la côte portugaise sont dans les AI-
et roule avec éclat dans
caillou, qui souvent se. détache
et le cap San Vicente; dans l'Cst~.v-
le cap Santa-Maria
l'abime. Nos bètesont le ,jarret ferme, mais pour elles le nord, le cap Espichel, le cap Roca,
maduire, en remontant vers
la fatigue est grande, et souvent nous mettons à le cap Cal'l'oeiro; enfin dans le Beira, le cap Mondégo.
pied
Portail de Santa Maria de Belém. Dessin de Thérond d'après une photographie de AI. Lefevre
314 LE TOUR DU MONDE.

nord, elle se continue dans la Serra Fatelo; la Serra sourdes et muettes,


impassibles, sur une ro%fe sans is-
Anciao vient après; puis l'Est relIa où l'on mesure les sue praticable où l'on ne pou~'ait espérer aide et assis-
pics les plus élevés'de cet ensemble, se perd, en incli- tance de personne me sembla d'une
empreinte poésie
nant vers l'est, dans la Serra de Gata, ramification du de la teinte la plus noire et la plus mélodramatique. Tou-
grand système carpetano-vettonique Quant aux deux tes réflexions faites, considérant la situation comme ex-
versants, il ne faut pas en essayer là description. Nous trêmement en causer
tendue, j'allai avec mes compa-
sommes à deux mille pieds en l'air, un peu égarés dans avide
gnons, pendant qu'Aleixo, de savoir à quoi s'en
le ciel; en face se déroule un horizon de quarante se lançait
lieues; tenir, en avant, dans la direction où il avait
à nos pieds, les villes ressemblent à d'imperceptibles cru entrevoir le danger.
miettes de pain répandues sur le sol les beautés et les Il reparait au bout d'un quart d'heure. Nous sommes
harmonies de la terre n'arrivent pas jusqu'à nous, et les sous les armes. Joseph, .un peu bouillant, piaffe d'im-
hommes ne sont
rien. Nous un instant à l'om-
campons patience; M. Smith est très-calme; Christoval énergique,
bre d'une aiguille de granit, les arreinos de la le second
parlent Renato, ctrvreiro, fait bonne contenance.
route 11suivre, sur laquelle ils diffèrent et nous « Il
d'opinion, n'y a rien à redouter, se hâte de dire Aleixo;
donnons le signal du départ. ils ne sont que deux, et pour sûr, il n'yen a pas d'au-
tres ni devant, ni derrière, ni sur les côtés! »
XXIV
Dix minutes nous voilà en présence des ter-
plus tard;
Un de nos nrreiros, au nom ribles co~atrabr~rtdistas. Eh biep.! sans avoir précisément
répondant d'Aleixo, gar-
çon de vingt
réjoui, ans,
dégingandé et orné de deux la physionomie ouverte, l'œil accort, la démarche en-
gros yeux hagards, marchait en tête, chantant à gorge gageante, ils n'ont pas non plus l'air trop menaçant. Ils
des refrains du pays. Placé
déployée près de lui, j'é- portent, il est vrai la carabine en travers sur les ge-
coutais ses couplets, où la morale est, il est vrai traitée nous aussi; àla ceinture,-
noux,-mais des' pistolets
assez mais dont la musique a toujours un nous n'en sommes
cavalièrement, pas dépourvus, grâce au ciel et ils
rhythme original et gracieux. Je regrette de ne pouvoir, ôtant leurs chapeaux
passent tranquilles, poliment poin-
faute de place, donner, en les épurant de quelques ex- tus et nous saluant d'un bortas cdias (bonjour ) dont le
pressions trop aventurées une des ~nocli.~ilzas (chanson- ton ne parait pas trahir de pensées mauvaises. Décidé-
nettes) ou des redo~adiliaas (rondeaux) du joyeux condue- ment le .chapelet d'appréhensions sinistres que m'a dé-
teur de mules. 'bilé ce poltron d'Aleixo n'est tissu de calomnies
qu'un
Tout
à coup Aleixo interrompt sa-chanson et s'é- du moins,
stupides. je veux le croire 1.
crie, le visage un peu bouleversé Alto! as contr°aban- .Nous nous sommes égarés èn route. Au lieu d'abou-
clistas! ( Halte les contrebandiers !) tir à Tliomar, la course prend fin à Ourem, et nous tom-
Il avait chose de mouvant sur un bons de fatigue, à minuit, dans la plus misérable des
soupçonné quelque
mamelon éloigné, et son flair subtil lui dévoilait une mé- de toute la Péninsule;
auberges après les émotions de la
chante rencontre. journée, après surtout les vingt et une heures que nous
« Eh bien, venons de passer
après? à cheval, elle nous semble un paradis,
Ce sont de bonnes gens; mais ils se permettent et les rats de l'établissement réduisent à une boutonnière
quel-
quefois de détrousser et même d'éventrer les voyageurs. le panÚllon de Joseph dont les souris de Batalha
unique
Et les arreiros par la même occasion? s'étaient contentées de faire une simple écumoire.
Si, Cxcellenacia »
J'avoue XXV
que la révélation d'Aleixo ne me fit pas bondir
de joie. tout nous avoir sur les bras des Nous Ourem le 10 mai, vers neuf heures. A
Après pouvions quittons
à certain et midi nous entrons à Thomar, qui montre l'une des pièces
gaillards qui, l'avantage considérable le con-

naitre à merveille les détours et les recoins de la les plus curieuses de l'écrin du royaume, le
Serra, artistique
joindraient peut-être celui du nombre, et cette couvent de l'ordre du Christ'
perspec-
tive envisagée au milieu de
précipices affreux, de roches
Assujetti à la règle de Citeaux et à la juridiction spi-

1. Les montagnes du Minho et du dans le pays plus d'un conte absurde. On dit, par exemple, qu'il
1'ras-os-Dlontes appartiennent
au système pyrénaïque, et les
points les plus élevésatteiâr.ent est sans fond, et l'on prétend, entre autres impossibilités, avoir
sept
mille trois cent dix-huit pieds dans la Serra de Gerez, et sept mille découvert au milieu de l'eau des mâts et des débris de vaLsseaux.
quatre cents
pieds dans la Serra de Suajo. Les montagnes du Beira 1. Les objets de contrebande sont principalement de manufac-
et de l'Eslramadnre sont un du ture espagnole. Ce sont des cigares, du tabac, du chocolat, du
prolongemeilt système carpetano-
Le pic
vettonique, le plus .élevé de l'Estrella a six mille quatre cent savon, de la joaillerie, des rubans, des gants, des petits articles
soixante-six pieds celui du mont Junto, deux mille cent trente de toilette, etc. etc. Toutes ces marchandises sont frappées aux
celui de la Serra de Cintra, dix.huit cents. Les de frontières ce qui explique l'avantage que
montagnes d'impÕls très-lourds,
l'~llemtejo sont un rameau du système dici- elles se l'on trouce à les introduire en fraude.
lusitanique;
sent en Serra de San Mamede, d'Ossa et de vianua. Le sommet cul- 2. Comme corporation religieuse, l'ordre du Christ n'existe plus
minant de la Serra d'Ossa est de deux mille trente pieds. Enfin Comme ordre de chevalerie, il est resté le plus important que le
la chatne desAlganes comprend à elle seule tout le système cu- roi de Portugal puisse accorder à ses sujets. L'insigne est la croix
et les points les plus élev·és_sont
néique, dans la Serra de Niotielii- rouge des Templiers, modifiée par une petite croix blanche placée
que trois mille huit cent trente pieds-et le Monte haut au centre. Le ruban est rouge.
Figo,
de deux mille pieds. Les autres ordres portugais sont: l'ordre de Saint-Benoît d'Aviz,
On trouve dans la Serra d'Estrella un lac sur lequel on débite institué par Affonso 1", en 1162 il a possédé autrefois dix-huit
LE TOUR DU MONDE. 315

rituelle de l'abbé
Alcobaça, l'ordre
el' du Christ fut fondé la fenêtre Llasonnée aux
de Manoel, armes surmontée

par le roi Diniz, qui déclara les chevaliers de la nouvelle de la croix symbolique, flanquée de sphères, offre dans

milice, continuateurs de l'ordre réformé du Temple. Éta- son encadrement un mélange d'algaes, de coraux; de
bli d'abord à Castel Marim, en face de la terre africaine, polypiers, de càbles, entassés, chargeant la décoration
le chef-lieu de l'ordre du Christ fut transporté en 1320 d'un fotüllis de détails caractéristiques.
à Thomar, où il resta jusqu'au moment où le décret de C'est là, à coup sQr, de l'architecture parlante. Au ris-
1834 vint le comprendre dans la mesure qui fermait toutes que cependant de faire de la peine ceux des Portugais
les maisons conventuelles du royaume. pour qui Thomar est le parangon du beau et du par-
Maitres des biens et des priviliges qui formaient l'an- fait, je dirai "que ce langage est trop sonore pour ne pas
cien patrimoine des Templiers, possesseurs de vingt et être de'mauvais goût pur n'a pas besoin
L'art de cet
une villes et de quatre cent soixante-douze commanderies, excès et de'ce tapagé pour se faire comprendre. A Ba-
les chevaliers du Christ ouvrirent au monde une ère 'nou- talha, à Alcobaça, pour frapper un peu moins vivement
velle. Prenant l'initiative des grandes découvertes ma- peut-être les esprits vulgaires, avec quelle sîweté et quelle
ritimes, ils obtinrent, sous leur grand maitre l'infant gràce il touche les âmes vraiment sensibles et délicates!
Henri, fils de Juan le" le monopole exclusif des loin- L'intensité du bruit ne constitue pas plus la meilleure
taines navigations, et c'est alors qu'ils se rendirent cé- musique, que la longueur des périodes les plus beaux
lèbres par des exploits d'un caractère particulier: Aux livres et les discours excellents. Il y a en toutes choses

glorieux événements qui marquent la fin du quinzième une certaine mesure


qu'il ne faut jamais dépasser. Quand
siècle, et inaugurent le seizième, leur influence, le génie l'art, s'écartant de ses voies, frappe au delà du but, ce
de leur institution, leurs trésors donnèrent le plus sou- n'est pas lln signe de force surabondante, c'est au con-
vent l'impulsion décisive qui enlève If) succès, quelquefois traire une
marque certaine de faiblesse, car il s'applique
l'élan qui le prépare et l'assure, et si les princes illus- alors à couvrir la pauvreté du fond au moyen d'ornements
tres de la maison d'Aviz forment les projets qui restent exagérés, de parures hors de toute fruits
proportion,
encore pour nous une cause d'étonnement et d'admira- d'une fantaisie règles et sans frein.
sans
tion, les chevaliers du Christ les accomplissent, allant Dans le chapitre de Thomar, le porche est, sans con-
porter jusque dans les contrées les plus reculées et les tredit, ce que l'architecte a le mieux réussi. Son arca-
moins soupçonnées, la civilisation du christianisme. ture fleuronnée comme celles de Batalha,
style dans un
-N'est-ce pas leur drapeau que Vasco de Gama, bravant toutefois beaucoup moins sohl'e, porte au tympan un
mille dangers, fit flotter dans l'Inde? n'est-ce retable dont une dûuzainé de statues celle de la Vierge,
pas leur
bannière qu'Alvarez Cabral vint planter sur les rives du au centre, occupe les coW partiments.
Brésil? Quoi qu'il en soit, cette construction, avecquelques
Ce qui précède aidera le lecteur à se rendre compte giroflées sauvages, à fleurs jaunes, entre les pierres dis-
du cachet que l'architecte a prétendu donner au monas- a beaucoup et l'Õn comprend qu'au
jointes, d'aspect,
tère de Thomar, dont la reproduction de quelques dé- abord l'imagination en soit impressionnée.
premier
tails importants empruntés à la Casa do Cahitolo (maison L'établissement, le monastère avec sa
qui comprend
du chapitre) accompagne cette notice. le châteâu avec ses boulevards n'est
grande chapelle,
Au-dessous de la emblème de
croix, l'ordre qui, pas en entier dans le style de la Casa do Capitulo; ainsi
alternant avec la croix d'Aviz, furme la crête des galeries, on retrouve, dans l'intérieur
de l'église, les traces d'un
des sphères armillaires disposées en balustrade indi- art plus fin et plus précieux. On dit que c'est à Gualdim
quent la direction que suivait la pensée des habitants du Paez, grand maitre des Templiers au milieu du dou-
les cordages courant dans des anneaux, liant au
cloitre; zième siècle, que l'on doit la construction de la cha-
corps de l'édifice les contre-forts-qui le consolident, ou pelle, qui renferme entre autres morceaux dignes d'être
bien se réunissant autour des
pilastres en noeuds un mentionnés, un retable en bois, peint, sculpté, doré-,
peu négligés, figurent les amarres et les manœuvres dont l'exécution est d'une perfection achevée.
des nombreux navires armés par les chevaliers; dans Le chàteau aujourd'hui à l'ancien minis-
appartient
l'épaisseur de l'mil-de-boeuf d'autres cordages enrou- tre Costa-Cabral le titre de comte de Thomar.
(lui porte
lés retiennent les plis épais d'une voile les motifs de
l'ornementation du contre-fort XXVI
de l'un des angles sont
retenus par un large ceinturon bouclé; ceux du contre- Dans le cloitre de Thomar nous trouvâmes un Pari-
fort opposé.par une chaine formée de mailles de cordes; sien qui fait dans la Péninsule le métier de cicerone. Il

villes et quarante-trois commanderies ce fut d'aLord une branche réorganisé en 1809 par Juati VI, encore régent; une étoile à
de l'ordre espagnol de Calatrava; le ruban est vert moiré la croix cinq pointes sur une couronne de lauriers, surmontée d'une tour;
est verte à pointes fleurdelisées; ruban bleu foncé;
L'ordre de Saint-Jacques de J'Épée, institué en il 7-1 soumis à la L'ordre de la Conception, fondé en 1818 par Juan VI; l'insinne
direction du chapitre d'Espagne, il devint indépendant en 13~O; est une étoile rayonnante à neuf. pointes; ruban bleu clair, liséré de
la croix est roue, figurant une épée, les trois pointes supérieures blanc;
fleurdelisées; ruban violet; il se confere surtout aux magistrats L'ordre de Sainte-Isabelle, fondé eu 1801 par Carlota Joaquiitia,
et aux ecclésiastiques: il a possédé jusqu'à quarante-sept villes et femme de Juan VI; une médaille d'or portant l'image de s;~inte
cent cinquante commanderies; Isabelle; ruban rose,liséré deblanc. Cette distinction ne se con-
L'ordre de la Tour et l'Epée, fondé en 1459 par Affonso V, fère qu'aux dames.
316 LE TOUR DU MONDE.

parle couramment cinq ou six langues,' ce qui lui per- Santarem, la Scabilis des Romains, s'est fait d'une
met de mettre à la disposi-
montagne un oreiller le
tion des Anglais, des Rus- adossé au rocher,
corps la
ses, des Allemands des cité étend nonchalamment
Français et des Itàliens dont les en deux ran-
jambes
il fait la rencontre, son zèle, gées de maisons le longn
sa érudition et son ba- du Tage, laissant tremper
vardage incessant. Pour le ses dans au
pieds l'eau,
momen t,. une famille mos- moins la cheville.
jusqu'à
covite était suspendue à sa La tète ~lla-avilha
s'appelle
parole prodigieusement pro- (Merveille), et de là le re-
lixe. Nous l'avions déjà vu dwine à l'horizon les
gard
dans le jardin botanique de,
sept collines de Lisbonne.
Coïmbre et plus tard nous Le reste se nomme Ribeiro
devions subir encore sa lo- et en tout trois
Alfange;
quacité dans la Giral~la. de bniroc. (quartiers). La ville
Séville et au Générali.e de est mal mal
construite
Grenade. Gros; actif, em- mal pavée, et le
percée,
pourpré, tout en marchant, la tête et les mem-
corps,
courant, gesticu-
soúfflant, bres vaudraient tout au
lant, criant, écumant, il dé-
plus un regard si en haut,
bite avec mie extrême volu- à l'occiput, ne perçait le
bilité les dates, les origines, contour ébréché d'un vieux
les incidents gros et menus, avec des restes de
mur
les conséquences directes et en pierre aux an-
guérites
les déductions
indirectes gles. En suivant avec atte['-
forcées: ou complaisantes tion ces ruines, on retrouve
les relations bien ou mal les vestiges de quelques
digérées des milliers de faits de celle entre au-
portes
qui encombrent sa mé- tresappelée Tainarma, par
moire. Affonso
laquelle le". vain-
A propos de la Pénin- des Almoravides
queur pe-
suIe, personnages,« arts, nétra dans la pla'ce.

politique, chiffres, admi- Il faut en noter


passant
nistration, légendes, his- le couvent de Graça, fondé
toire, anecdotes, traditions, par le comte de Ourem:
cimca¡1"s; commérages, il le couvent de San Fran-
sait tout. Il s'appelle Bailly, cisco, où reposent D. Fer-
et montre à tout propos des nando 1er, la reine Cons-
papiers ,établissant d'une tança, et le comte de Conde
manière irréfragable qu'il l'église des Jésuites, ornée
est petit-neveu de l'ancien de mosaïques, et un édi-
maire de' Paris de ce nom. fibe arabe, la tor-r~e do Alo-
Sans nous arrêter à de rao, transformée en église
nouvelles descriptions, arri- sous le vocable de ~1'osscr
vons d'un bond à Santa' Senlrora dc Alyo~~ao, nom

rem sur les rives de ce qui rappelle l'origine du


dont les poë- confirmée d'ail-
Tage fameux, monument,
tes ont prôné à qui mieux' leurs par.le caractère de
mieux les ombrages aroma- l'architecture.
le miel parfumé Quand on a vu tout cela,
tiques
les charmes bucoliques et on connaît Santarem.
les grâces arcadiennes. Nous partons le 13 de
Le fait rivière' bonne heure. Nous passons
est
ne mérite la couronne auprès d'une ligne de che-
pas
de fleurs Silius I 'ta- min de fer en construction,
que
licus et après lui les. ro- et après avoir cheminé de

manciers et les faiseurs de ballades lui ont tressée. coteaux en coleaux plus de trente kilomètres,
pendant
318 LE TOUR DU MONDE.

nous arrivons au Carregado. Là nous prénons la voie d'audace dans les


dispositions générales, tant d'esprit
ferrée'; nous traversons sans nous y arrêter vïIlafranca, d'invention dans ces milliers de détails multipliés à l'in-
tllhandra et Pavea, et nous descendons aux
portes
de fini et qui ne se reproduisent nulle part.. Les artistes de
Lisbonne, à la gare de Santa Apolonia.
Manoel ont cette fois été mieux inspirés ou mieux guidés

qu'à Thomar; leur travail est plus léger et plus élégant,


(Nous retranchons de cette relation tout ce qui con- leur ciseau plus ingénieux et plus souple, et tous ces
cerne Lisbonne, 'nous proposant
de
publier plus tard bouillons de dentelles dont ils ont orné à profusion la
une livraison où seront étudiés avec soin les monu- voîtte et les piliers, sans prouver un goût absolument
ments, la et les meeurs de la
capitale
du distingué, dénotent au moins un merveilleux talent d'exé-
population

Portugal.) cution, une grande adresse de combinaisons 1.

XXVII X1~'III

Une de nos premières courses nous conduisit à Be- Nousne pouvions manquer d'aller à Cintra, .séjour
lém. Nous y allilmes le Tage 2, et un 8ote nous d'un printemps éternel~ où Phœbé eut jadis un autel
par que
au quai de Sodré nous fit naviguer au milieu des et que les séductions de la nature embellissent à cha-
primés
navires de guerre et des baiments de commerce en- .que pas. Nous partons en poste entrainés de calçada
qui
combrent le
port,
avant de nous débarquer au pied de en calçada par un excellent attelage de quatre mules.
la fameuse tour, à deux
pas du célèbre couvent 3. Nous passons demnt la duinta de las Larangeiras, de-
La tour a été fondée le roi Juan, surnommé le vant Bemfica Campo et Grande nous soufflons un
par
Prince Le lecteur à ce récit une instant à Porcalliota, le temps de laisser les bêtes man-
parfait. trouvera,joint
nous voyons Quéluz à gauche,
gravure qui mieux qu'une description lui fera couuaitre ger une poignée de fèves;
ce édifice. nous traversons Cacim au galop, puis Xarneça; d'un
précieux
Le couvent dos s'élève sur l'emplacement côté le
RamaI ho de l'autre la quinta du marquis
Jeronymos
d'un ancien monastère de chevaliers du Christ. Au re- de Vianna sont dépassés aussitôt et nous
gu'aperçus,
tour de Vasco de Gama, J\1anoel voulut sommes à Cintra.
perpétuer par
un monument le souvenir des succès du hardi Lejour même de notre arrivée, nous pûmes visiter
naviga-

teur, et les travaux d'une devaient habi- le château royal, où l'on trouve des parties d'architec-
abbaye què
ter les de ture arabe assez considérables pour faire croire que
hiéronymites Peiilia-Loiiga furent entrepris
sous la direction d'un architecte italien, élève de Bra- Juan Te' ne fit qti'approprier à ses convenances un an-

mante, nommé
Botaqua, prétendent
les uns, sur les des- cien palais des rois maures de Lisbonne. Je n'entrerai
sins d'un artiste du nom de Juan de Ca.stillio, ni dans la description ni dans l'analyse de toutes ces
portugais
avancent les autres. D'un Italien ou d'un l'eeu- constructions, où chaque siècle semble avoir écrit son
Portugais
vre hardiment conçue, surtout admirable- nom, et qui réveillent tant de souvenirs divers. Dans
est'très-belle,
ment on dans ces somptueux, le chef de la dynastie
exécutée, et, par exemple, quand pénètte appartements
l'intérieur du reste confondu devant tant d'Aviz venait se reposer de ses glorieux travaux; c'est
temple l'esprit
là que s'ouvrit et se ferma la carrière d'Affonso V dit

1. Dans l'avenir, le aura probablement un réseau de l'Africain, et que D. Sebastien découvrit aux grands du
Portugal
voies ferrées. Par une loi du 7 juillet 1853, le gouvernement a son projet cette désastreuse
royaume d'entreprendre
donné la concession du chemin de fer de Santarem (soirante-douze
kilomètres), avec prolongement, décidé seulement en principe, campagne contre les Arabes, qui devait ne durer qu'un
sur la frontière d'Espagne, la compagnie centrale péninsulaire jour; c'est là que vit s'écouler les dernières années de
des chemins de fer du Porlngal. Cette cessa les tra-
compagnie sa triste vie, Affonso VI le Victorieux, déclaré inca-
vaux en septembre 18;0. Le gouvernement s'empara alors de la
à la suite d'un procès hon-
ligne. Deux directions furent arrêtées l'une sur Porto, passant pable de porter la couronne
par Santarem, 'fhomar, Pombal, Soure, Coïmbre, Aceiro et Ovar; teux, et l'on montre encore l'étroite et sombre prison
l'autre partant de Sautarem et touchant Abrantès, Crato, Por-
Ialègre, et coupant la frontière espagnole à Badajoz. La ligne est
aujourd'hui en exploitation jusqu'a Santarem. Le reste n'a été étu- a été faite par 89;0 navires à l'entrée, et 9386 à la sortie, les pa-
dié que sur, le papier, et le
gouvernement, le 6 juin 1859, a villons étrangers figurant dans ces chiffres pour un tiers environ.
rompu le contrat qui avait concédé le chemin de fer de Porto à une La douane du port (le Lisbonne arapporté, en 1858, 10456581 francs
compagnie anglaise. Une autre ligne, linée au public, part de Bar- 18 centimes, et la douane municipale 3798471 francs 76 centi-
reiru, sur la rive gauche du Tage, presque en face de Lisbonne, mes. Dans ce dernier chiffre, les viandes sont comprises pour
et va jusqu'à Vendas-Nocas. Elle devait sur ~lontem,3r' 1 S2S 000 francs les vins pour ;95000 francs les céréales pour
poursuivre
Evora, Beja, et gagner Badajoz, Malheureusement ingénieurs les no 000 francs. Le service des deux douanes de Lisbonne est fait par
ont reconnu, sur certains points du tracé, des difficultés de ter- 8-21 employés.
rain sans doute les rails de dépasser Vemlas-No- La marine militaire, bien déchue de son ancienne splendeur, et
qui empêcheront
vas. Le chemin de fer de Cintra, soumis~ionné en 1854, est en qui eut autrefois jUsqu'à 300 navires à la mer, ne compte plus
voie de construction. Il est aussi question d'une ligne qui relierait qu'un vaisseau, une frégate, six corvettes, quatre bricks, sept
Porto à Vigo. avisos, deux goëlettes, un transport, un cutter et deux caliiques;
2. L'entrée du Tage est toujours sûre. Deux passes sont ouvertes soit vingt-cinq navires, sur lesquels dix sont à vapeur, montés
à l'embouchure celle dite Bctrra. do corredor et celle du sud. par deux mille quatre cent quatre-vingt-trois hommes.
Les navires s'engagent de préférence dans
la premii're.. 1. Dans le chmur de Santa Maria de Belém se trouvent les tOm-
3. Le mouvement commercial de Lisbonne est considérable. En beaux de D..nlanoel et de sa femme D. Maria Fernanda ceux
il a fourni à l'importation Sa?6?37? et à aussi de D. Juan III et de Catherine, Philippe de Castille. Der-
1857, francs, l'exporta.
tion 27 i42?66 francs. Il est entré dans le port 2682 navires; il ri~re le maitre autel, sous un beau saclaria d'argent, ont été dé-
en est sorti 26()O'La navigation générale du Portugal, en 185,), posées les dépouilles mortelles d'Affonso VI.
LE TOUR DU MONDE. 319

dont le malheureux eut le temps d'user les. tues, d'ornements prodigués sans retenite, a été consacrée
monarque
dalles en 1730. L'année suivante, douze mille ouvriers étaient
encore à l'achèvement de l\1afra, Il ¡-eU!; était dit
Je ne dirai également qu'un mot de ces jardins d'Ar- employés
mide, immense buisson de fleurs, d'où s'élance le châ- six millions de francs. On rapporte que le jour de l'inau-
teau de la Penha, élevé sur les assises guration de la basilique D. Jùan fit étaler sur le parvis
palais magique
d'un ancien couvent construit l'amas de tissus précieux, de vases sacrés et de bijoux
du'avait Manoel, sei~ttetw
de Gwinée, et de la conquête, de la 91QUL~CCtl01t CG dit dont il dotait le couvent, et qu'il dit à ses courtisans

commeuce de l'~oabie, de la Perse et de l'lncle. étonnés « Sachez ce que vous voyez devant
tout
d'Éthio~ie, que
vous m'a plus coùté que la vaste machine de pierres
C'est D.
hernando, le roi-artiste, qui en a tracé le plan; qui
c'est lui qui a combiné et poursuivi les travaux de cette nous environne. » Afin de récompenser son zèle reli-
XIV accorda à D. Juan, pour lui
demeure étrange, hardie comme une ballade allemande, gieux, le pape Benoit
comme une légende de l'Asie fa- et ses successeurs, le titre de Majesté Très-Fidèle.
aérienne, impossible
huleuse 1. Je ne donnerai qu'une ligne au château
aussi Quoi qu'il en soit, Mafra ruina le Portugal. Quand le
des Maures, dont les replis enlacent toute une montagne. roi mourut, en 1750, le trésor était vide; il ne contenait
on n'y trouva pas même de quoi faire
Quels souvenirs, mêlés à des ombres de héros, peuplent pas cent cruzades,
cette forteresse, idéal du fantastique immense dire une messe pour le repos de l'àme du défunt. Vingt-
lugubre,
relique de la domination musulmane, page mutilée d'une sept ans plus tard, après avoir réorganisé l'armée, re-
de siéges et de batailles nouvelé la marine, fondé cent établissements d'admi-
épopée
Mais la place va manquer. Je cite donc à la hâte le nistilatioli et d'enseiguement; après avoir reconstruit
couvent dans un roc Lisbonne, arrachée aux décombres de 1755, le mar-
cle'Lié~e, sauvage enceinte,.creusée
en courant le couvent de quis de Pombal quittait le poU\'oir, laissant à la reine
que baigne l'Océan; je signale
la Pedra énorme rocher D. Maria'Ice les caisses de l'État riches de cent cinqÍ1ante-
Peninha, d'Alyidrar, suspendu
au-dessus de la mer; Penha-Longa, Collares, fière de six millions.
ses forêts et de citronniers, s'annon- C'est à Mafra qu'est installée l'école militaire
d'orangers qui
cent de loin par leur pÚfum savoureux Sitiaes, Ma- Et maintenant que j'ai conduit le lecteur en Portugal,
oit fut signée si j'ai réussi a lui faire aimer ce joli royaume, le but
rialva, par Junot la célèbre convention de
La nation
Cintra; Penha- V erde, qui garde les restes d'un grand que je me suis proposé est atteint. est petite,

homme, de Juan dé Castro, enfin 1\Toriserra.te, et je mais elle a joué un rôle qui l'élève au niveau des gran-

passe sans m'ai'rèter. vingt autres guintas entourées des. Et puis le pays est charmant, plein d'üitérét bisto-
sur des dont ridue et artisticlue la philosophie y trouve aussi son
d'ombrages voluptueux, égarées pelouses
les lignes ondulées varient sans cesse l'harmonieuse compte; les sujets de douces rêveries se trouvent à cba-
beauté de ces lieux enchanteurs. et la poésie fille du ciel remplit l'espace
que pas
Nous bientôt couvent, flotte dans l'air, ~·ous inonde et vous caresse. Quant au
partons pour Alafra, église,
élevés par D. Juan V. A propos de' cet immense Portugais, loin de s'endormir dans le souvenir des temps
palais,
édifice d'une architecture froide et régulière, mais d'une il apprécie la situation telle que l'ont faite les
passés,
très-belle construction, et placé par un caprice royal événements et les progrès de la civilisation. Esprit,
dans une contrée triste et déserte, chiffres suif- tempérament, caractère, instincts, tout semble se re-
quelques
firont.L'établissement, dont les dessins ont été fournis nouveler en lui; il tient encore à quelques préjugés qui
son essor, mais qui finiront par céder à la
par un Allemand nommé Ludovici, présente un plan carré suspendent
de deux cent quarante-cinq mètres sur chaque face. Un y raison et la et le présent alors cessera d'ètre
huit cent soixante-dix immolé à la gloire exclusive de ce qui n'est plus.
compte appartements, cinq mille
deux cents fenêtres, trois cents cellules" trois églises, D. Pedro, de son côté, attentif au mouvement des
dont la principale est une copie fastueuse de Saint-Pierre choses et des idées, s'efforce de donner à son peuple le
de Rome; -ses campaniles sont habités par cent vingt- bien-ètre dont il a manqué pendant si longtemps. La
huit cloches. Commencés en 1717, les travaux fl'trent tâche est grande et belle; elle est digne d'un esprit droit,
conduits avec activité, En 1729 ils n'oc- d'une âme fortement trempée. Les travaux de la paix
la:.plus grande
cupaient pas moins de quarante=sept mille huit cent peuvent être moins brillants, moins enivrants que ceux
trente-six ouvriers et mille deux cent soixante-seize bmufs
1. L'effectif de l'armée portugaise a été fixé, pour le pied de paix,
pourle transport des pierres. Les cloches ont été fon-
par un décret du 20 décembre 1849, à vingt-quatre mille soldats
dues à Paris et à Gênes, et le carillon, expédié d'Amers de toutes armes. 1.'armée se compose du corps d'état-major, du
corps du génie, de trois régiments d'artillerie, de deux régiments
et d'Amsterdam, a coûté cinquante mille écus d'or. L'é-
de lanciers, de six régiments de chasseurs à che\'al, de dix-huit
enrichie de marbres de dorures, de sta-
glise, précieux, régiments d'infanterie et de neuf bataillons de chasseurs à pied. En
y ajoutant la garde municipale de Lisbonne (douze cents hommes),
celle de Porto (neuf cent cinquante hommes), enfin les quatre ba-
1. D. Fernando-Auguste de Sase-Cobourg-Gotha a épousé, le taillons de vétérans, on a un total de vingt-huit mille neuf cent
9 avril 1836, D: Maria 11, morte le 15 novemb e 185a, et dont il quatre-vingt-dix-sept hommes, dont seize cent vingt-htit officiers.
eut onze enfants. Le goÙt-de Fernaudo 11 pour les arts est bien Ln temps de guerre, l'effectif peut être pot'té à cinquante-trois
connu. Sa Majesté dessine et grave avec l'habileté d'un praticien mille trois cent neuf hommes. L'habillement des troupes est très-
rompu au métier, et dernièrement la Ga.;ettc des beauz-arts a sélère. Les chasseurs' pied sont vêtus d'une veste brune. Les
publié une planche due la pointe de l'auguste artiste. chasseurs et les artilleurs ont le sabre-baïonnette-
3~~0
0 LE TOUR DU MONDE.

de Cordoue à Lucena
de la guerre, mais les traces qu'ils laissent dans l'bis- et chez les célèbres contrebandiers
toire ne sont de ruines, ni rnies d'Encinas-Reales. En nous duittant, Christoval nous gra-
pas embarrassées par
des misères et des larmes' tifia de son sourire le plus gracieusement cannibalesque.
L'aunée'dernière, en pleine arène de Puerto Santa
XXIX
Maria, il s'est laissé découdre un bras par un taureau.
Nous nous le .le~ juin sur la V'illc clc
embarquons C'est dans cette course que Blanco, l'une des plus célè-
~llala~a. C'est un superbe vapeur de la compagnie des pa- bres épées d'Espagne, s'est fait encorner en pleine poi-
qlIebot.s maritimes, commandé par le capitaine Aude, trine une bête furieuse.
par
marin de bonne race. Nous avons le cap sur.lâadis. II y a un mois il peine, dans un wagon de la ligne de
La veille nous nous étions séparés de 1\'1. Smith, qui Versailles, Christoval me racontait lui-mème les'péripé-
rentrait en Espagne par Badajoz. Le hasard devait :nous ties de cet événement.
réunir encore, quelques semaines plus tard, sur la route Olivier 11~TEFSON.

Marra. Dessin de Catanacci d'après une photographie de 1\ Lefèvre.

1. D. Pedro le trône de 111. Ferdinand travail con3ciencieusement


V, né le 16 septembre 1837, est monté sur celley volume Denis,
le 15 novembre 1853. Fernando II fut
appelé à la régence pendant élaboré, rempli de renseignements sûrs et bien présentés, en fin les
du roi, études un en M. de écrit dans notre
la minorité qui acheva ses par long voyage COII.fCTll~)O1'fl.illS portu~ais. Vasconcello
en Angleterre, en Allemagne et en Italie. Le 16 septem- langue avec une véritable élégance et un grand charme de style,
France,
bre il reçut le pouvoir, des mains du régent, et épousa, en son livre des Co~atent.porains, conçu dans un esprit très-sérieux et
1855,
mai 1858, laprincesse fille du Charles de Hohen- est une mine précieuse que fouilleront
toujours avec
Stéphanie, prince très-élevé,
La reine est une courte fruit ceux voudront étudier les inslitutior1s politiques, et la
zollern-Sigmaringen. jeune morte, après qui
le 17 juillet 1859. marche des idées dans l'ancienne Lusitanie. M. Olivier Merson y a
maladie,
rencontré une partie des notes statistiques qui figurent dans son

L'auteur du Voyage dans les provinces dit riord dit Portuga.l ne récit.
s'est carcet de voyage et à développer Nous demns à la de M. de Vas-
pas borné à feuilleter son également gracieuae obligeance
des notes sur la route, le plus souvent à la hàte. Il a con- concellos, la communication de queldues-unas des photographies
prises
sul1é et entre autres la ont été exécutées les gravures des livraisons
plusieurs ouvrages portugais français, d'apl'ès lesquelles
de Portugal, 1'0 hanorarna, le Pontugal artisG:co; ]'ex- concernant le Portugal.)
blappa
.LE TUUI~ DU MONDE, 321

de Libarona. une faite à Salta en 1860.


Agostina D'après photographie

AVENTURES ET MALHEURS DE LA SENORA LIBARONA

DANS LE GRAND CHACO

(AMÉRIQUE 111ÉRIDIOVALE)

18~0-~841. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

que l'on va lire se sont pas-


Les scènes douloureuses péens notre carte et nos notes la feront connaître. Ici

sées, il y a vingt ans, dans une région de l'Amérique nous voulons éviter les lenteurs d'une préface géographi-
sur
méridionale rarement visitée par les voyageurs euro- que il suffira de quelques détails l'auteur.
III. 73. LIV. 21
322 L'1; 'l' 0 U lt .1).U 1~10 N Il 1~

Dona
Agostina Palacio de Libarona est née, en 1822, tion de ma retraite. Les soldats étaient partis. Un de nos
à San Miguel de Tucutnan, capitale d'une des provinces amis vint nous donner avis que l'un de mes frères avait
de la République Argentine. Son père, Don Santiago été arrété, garrotté comme un criminel
et conduit hors
Palacio, noLlede Biscaye, était le fils du dernier gou- de la ville dans le camp d'Ibarra. A peine avions-nous
verneur eshagnol de Santa-Fé. Bien
née, belle, riche, g0mi sur cette triste nouvelle, que des cris et des me-
libre de se choisir un époux parmi de nombreux préten- naces se firent entendre; d'autres soldats envahissaient
elle donna la préférence à un jeune homme ho- notre maison. Je saisis
ma petite Lucinde,
dauts, que je nourris-
norable, Don José Maria de Libarona. sais encore de mon lait; je çourus vers une terrasse iu-
En 1840, après deux années de mariage et déjà mère térieure, et, confiant ma fille un instant à une SerVa)lte,
de deux petites filles, Élisa et Lucinde, elle eut le désir je sautai sur un mur voisin, large d'une l'ara et demie 1.
de voir son père et sa mère qui habitaient alors Santiago Là, j'étais à plus de cinq varas du sol2; j'essayai de
del Estero. Son mari la conduisit dans cette ville avec descendre à l'aide des anfractuosités du mur; mais.
l'intention de n'y séjourner que peu de temps mais une sans force, tremblante, je tombai sur un monceau de
insurrection éclata tout à coup, ét Don José se trouva bois. Je me relevai toute meurtrie et je criai folle-

engagé, bien malgré lui, dans une manifestation de parti rneut à la servante de me jeter ma Lucinde c'était

qui causa sa perte. exposer la vie de la pauvre j'avais la tète éga-


petite;
Rosas était le dictateur de la République Argentine, rée. Grâce à Dieu, je la reçus et sauve entre
alors divisée en quatorze provinces'. Don Felippe Ibana, mes bras et je pris la fuite avec elle à travers les rues.

gouverneur de la province de Santiago del Estero, au- Mes vêtements étaient déchirés, mes cheveux en désor-
cien partisan qui avait fait jadis la guerre aux Espagnols dre; .i 'avais 18s épaules nues. J'entrai
dans la première
dans le liiut-Péi-ou et avait trahi en 1820 l'illustre Bel- maison dont je troU\'ai la porte ouverte elle était in-

grano, homme sans éduca~ion, YÏolent, cruel, faisait habitée; j'en sortis presque au~aitût, et, courant au
à sa heureusement
peser depuis trente ans sur le pays soumis volonté hasard, j'arrivai au couvent de Santo-
le plus odieux despotisme. En J 840, une partie de Domingo. Sans pouvoir prononcer une parole, j'allai me
l'armée se souleva contre lui elle avait pour chef blottir au fond d'une salle où l'on avait étendu sur une
un officier, Don Santiago Herrera. Ibarra prit'la fuite. table quatre cadavres qui devaient être enterrés le surlen-

Q~elques notables habitants de Santiago crurent trop demain. Réfugiée dans un coin obscur, je restai immo-
que son règne était fini. Ils se réunirent pc>ur lui bile, troublée au moindre bruit, pleine d'angoisses sur
tô1". u
nommer un successeur et forcèrent Don José de Li- le sort de mon Élisa, de mon mari, de ma famille. Vers

barona, qui se récusait avec raison comme rÍ'étaut pas le soir, oll m'apprit que ma saur Isabelle avait été con-
doinicilié dans la ville, à signer l'acte de déclzéauce. duite par mes parents au couvent des béates de Belem.
Qúelques jours après, Ibarra rentrait triomphant, et son Je passai une nuit affreuse.

premier soin était de faire arrêter tous les


siguataires Le lendemain on vint me dire que plusieurs chefs de
de l'acte..(J'est ici que commence la narration de Dona familles avaient été attachés '~Ldes troncs d'orangers sur
Agostina nous nous empressons de lui céder la parole.. une place publique parmi eux était mon frère Santiago.
On ajouta que mon-mari avait réussi à se sauver du côté
l
du Tucuman; puis, quelques instants après, on m'in-
Les soldats, envoyés à la recherche de mon mari, forma qu'on avait été induit en erreur, et qu'il était en
s'avaJ:lcèrent vers notre maison en tirant des coups de route aller se cacher dans une esta.~tcio qui nous
pour
fusil contre nos portes et nos fenêtres, Mon mari était appartenait.
à la campagne. Les détonations de la fusillade, le fracas Ma pauvre Lucinde avait la fiè\'I'e. Ces
petite quatre
des portes brisées, les cris des soldats, dont la 1).-iltalité cadavres, qui étaient si près de nous, viciaient l'air que
féroce në uous était que trop connue, m:épouvantèrent; nous respirions. J'envoyai prier ma mère de venir me

éperdue, je ni'élançai e.t,je descendis dans une citerne où voir ou de me donner un conseil. Elle me fit répondre

je demeurai plus> crime deIIli~1ieure. Je tremblais d'effroi,- que mon mari avait. été décoúvert et arrèté
non pour .moi seulement, mais anssi- pour mes deux Il n'était que trop vrai. Don José avait été trahi par
petites filles. Je n'avais pas eu, je "le confesse, la pré- un misérable aaqtt.entt.o qu'il croyait honnête et qu'il
sence d'esprit de prendre avec moi Élisa et Luciude; avait pris pour guide. Dans une halte au milieu d'un
j'entendais leiii-s clouées ÏJlàint,és dans úilê ch5mbr~~ voi- bois, cet homme s'était séparé de lui sous prétexte d'aller
sine, et je n'osais aller près d'elles. faire boire les chevaux, et avait couru le dénoncer et le
Peu à peu les bruits cessèrent je s7ortis avecprécau-, Vündi'e à Ibarra.

Sur-le-champ Ibarra avait envoyé des soldats


pour
1. Les États de la Confédération argentine (ou-la l'tala), Gorres- cerner le bois. Mon mari, surpris, terrassé, enchainé,
pondant ces provinces, sont aujourd'hui: ait nord, Salta. avait été trainé au camp. On l'avait attaché à un poteau,
Catamarcu, Rioja, Tucuman, Santiago; air centre, Cordo~~a, j
San Juan, lIJendoza, San Luiz, Santa-Fé; à l'est du Parana,
Entr'e,Rios, Corrientes au sud, Buenos-Ayres et les pampas. 1. Un mètre quarante-cipq ceutimè;res.
L'ancierüie province de Jujuy s'ëst'foïrdue en partie'dim's celle 2. Quatre m~tres et demi.
de Salta. ;i. ~Estancias;.champs ou fermes où l'on élève le f~6taiL
2. Boûa Agostina avait alors dix-huit ans. 4. Habilanls de la campagne qui serrent souvent de messagers.
LE TOUR DU MONDE. 323

près de la porte de la Quinta, sur le passage de toutes nouvelle crise. Je


résignai; me
j'allai seulement donner
lés troupes il cheval, et là il était exposé à toutes les in- un baiser à ma fille Élisa, et je sortis..
sultes de la soldatesque! Aux prisonniers attachés debout dans le camp, on
Je
poussai un cri et sortis du couvent où je laissai avait donné pour un de leurs amis, gisant sur
spectacle
Lucinde. Je rencontrai une Indienne elle revenait du la terre, ou plutût étroitement emprisonné
enveloppe
camp je la pressai de questious. Elle me confirma tout dans une peau de f très-dure, qui l'obligeait à se
ce que je venais d'apprendre, et me dit de plus (lu'a- courber en deux ses os étaient à moitih sa figure'
près avoir volé à mon mari cent p~esos', sa montre, était injectée et noire de il et se roulait à
s'agitait
ses chaussures, presque tous ses ~rtements, on avait voulu droite et à gauclae avec des gémissements lamentables 1.
lui couper le avait refusé de laisser
doigt parce qu'il Ibarra, qui venait de temps à autre-jouir de la vue de ces
prendre une bague faite de mes cheveux: on aurait cer- tortures, trouva dne ce mouvement de sa victime pouvait
tainement exécuté cette menace en présence de mon être pour elle une sorte de soulagement. Il fit enfoncer
frère si mon mari n'eîtt enfin donné la bague. en terre deux files d'estacades et ordonna de placer le
Exaltée par l'indignation et la douleur, ne songeant malheureux dans l'intervalle étroit qui les séparait, afin

plus il moi-même, j'allai droit au camp, où je vis tout qu'il lui fût impossible de se momoil'. Je ne dirai que le
d'abord ce que je cherchais, Don José, mon mari, demi- surnom du supplicié c'était Zulio.
nu, attaché à un pieu, à deux pas d'un poste, sous les J'errais du camp à la ville, de la ville au camp, pour
rayons d'un soleil hrftlanl, la tète découverte, le visage voir tour à tour mes enfants et mon mari.
et les yeux tout souillés de terre. Dès il Je fis'porter Don José un sombrero, fut aussitôt
qu'il
m'aperçut, qui
fondit en larmes que ses mains ne pouvaient pas même brûlé par les soldats. A peine lui donnait-on une fois
elles étaient liées. Je voulus de
essuyer m'approcher par jour un peu de nourriture on dntachait alors une
lui; la sentinelle m'écarta; j'implorai la pitié de cet de ses mains, et au lieu de cuiller il n'avait qu'une pe-
homme, je lui ofFris de l'argent ce fut en vain. Je lui tite palette en bois,. Je réussis à lui faire parvenir un
demandai de prendre mon fichu de cou et d'en couvrir peu de. limonade dans un pot de terre on la laissa pas-
la tète de mon
mari; même refus. Je le suppliai alors ser parce qu'on croyait que c'était de l'eau.
de me permettre du moins de me devant mon
placer
mari pour abriter un II
peu son corps de mon ombre le
barbare repoussa ma prière. m'élançai le véritable chef de l'insurrection,
Exaspérée, je Jusqu'alors Herrera,
vers Don José mais ce soldat me jeta d'un coup de crosse avait échappé aux poursuites. Il fut arrêté
et frappé à
à terre et me avec tant de violence
frappa que je crus coups de sabre. Quand on le garrotta, Ibarra ordonna_
avoir le bras brisé. clue le laço fùt serré étroitementsur ses blessures mêmes.
Don José, la figure contractée, il me dé-, On lui infligea le supplice du retobado avec des raffi-
impuissant
fendre, me pria instamment de me retirer vers ma nements d'une cruauté inouïe. Le cuir avait été disposé
famille,. Je m'éloignai, mais ce fut pour aller à la maison en rond; on avait forcé Herrera à s'asseoir au milieu,
du ministre d'Ibarra (le docteur J'entrai et, après lui avoir passé la tète- entre les jambes, on
Gallo). par
une porte dérobée. Je demandai avait cousu autour
à voir ce personnage. de lui le cuir en pressant son corps
La servante me répondit qu'il dormait. Que m'importait hommes dessus ce
plusieurs s'asseyaient pour opérer
sou sommeil ? Je pénétrai dans Une refoulement. Quand la boule de cuir contenant Her-
l'appartement.
belle-sœur du. ministre vint au-devant de moi et me dit rera fut réduite au moindre volume on l'at-
possible,
que le ministre était absent. Je continuai à avancer et à tacha par une corde à un cheval et on la fit bondir par les
ouuir toutes les portes de cette maison où je xne trouvais rues. Qui sait ~,t quel moment Heurera rendit le dernier
pour la première fois. A la fin, je rencontrai le ministre sou pir?.
« Je viens vous demander
pour toute grâce, lui dis-je, de Après huit jours, Ibarra fit détacher et mettre en
faire placer mon mari il l'ombre. » Il me rnponclit avec liberté de ses entre autres
quelques-unes victimes,
embarras n'avait de se dérober ~<1moi que mon frère,
qu'il essayé qui n'avait pas pris la moindee part la
parce qu'il était sans aucun pouvoir. « Vous connaissez révolte. Les'autres furent conduits à un campement plus
bien Ibarra » ajouta-t-il.
éloigné.
Hélas!' oui, nous le counaissions tous! Je n'avais Je restai dans l'incertitude 1-~Lplus douloureuse sur le
plus du'à tendre mes mains \"ers le ciel. sort de Don José. J'ignorais si l'on n'avait pas résolu de
Ma familie s'était ait couvent de Lelem. La lui faire subir le supplice des lances.
réfugiée
portière me vit entrer avec effroi. Que se passait-il? eufin qu'il était sorti du attaché der-
J'appris camp
Cette feiiiiiie me supplia de me calmer. La veille, rière un cavalier en avec un nommé
ma croupe, Unzaga,
mère, au bruit d'une fusillade du côté de la Quinta, s'ét. homme d'une bonne famille et qui lui était dévoué. Où
lait persuadée qu'on avait tué mon frère et les avait-on conduits? à la mort? en exil?..
Santiago
avait perdu la raison. En ce moment elle était moins Le bruit se répandit avait
ensuite. qu'il passé à Ma-
agitée; mais ma présence pouvait ètre la cause d'une

I. On appelle ce supplice (inventé, dit-on, pae Artigas) le ae-


1. Cinq cents francs, tobado.
324 LE TOUR DU MONDE.

tara, petit bourg situé sur la rive du rio Salado et où je persuadai à un homme de les porter à mon mari.
Ibarra était né vers la fin du dernier siècle. D'après une Ce messager, à son retour, me dit que Don José était
autre rumeur, le lieu fixé pour l'eiil de Don José était YÏl'aut, mais que bien des fois, depuis son départ, il
le Bracho'. On ne prononçait ce dernier nom qu'avec arait récité son acte dé contrition se croyant près, de
épouvante. Je fus persuadée que la nouvelle mourir. De distance en distance, on le faisait descen-
première
de mon mari qui arriverait moi, serait celle de dre de cheval ainsi que son compagnon Unzaga; on
jusqu'à
sa mort. les attachait à des arbres, et on leur annonçait qu'on
Un jour cependant, on remit mystérieusement à mon allait les tuer à coups de lance ou les égorger. Ainsi
frère Santiago un petit papier où Don. José avait tracé l'avait ordonné Ibarra.
ces mots à la hâte et Ne laisse En- ce récit, je m'enfermai dans ma
pas venir Agostina. Quand j'eus entendu
voie-moi des vêtements je suis nu. D Immédiatement chambre et je. me mis à prier Dieu avec feneur afin
du des à force me donnât fùrce et résignation pour supporter les
je préparai linge, habits, et, d'argent, qu'il

Les soldats d'Ibarra. Dessin de Castelli d'après une littu~ral~tüe.

soufh ances nous étaient réservées à tous deux, mon Versce temps un détachement vint de Buenos-Ayres.
qui
mari et moi. J'allai voir le commandant avec l'espoir de l'intéresser à
Je voulais partir. La vie, loin de Don José, m'était in- ma peine. Il en fut tout autrement. Ce chef écrivit à
Une seule crainte m'arrêtait en désobéis- Ibarra que si Libarona était coupable, il fallait le faire
supportable.
saut à mon mari, je pouvais tomber entre les mains des fusiller. Le monstre répondit que la mort était un châti-
Indiens. Toutefois je suppliais mon frère, ma famille ment trop doux.
d'autoriser mon départ. On rue blàmait, on m'exhortait Je m'illgéniai pour trouver d'autres recommandations.
à' la patience. Je demandais uniquement que mon mari ftit exilé dans

1. Le Bracho, où l'on a construit un tort, est situé sur la lisière l'est, les rios Paraguay et Parana; à l'ouest, la province de Salta
du Grand-Chaco, et les rios Parapiti et Salado, qui descendent des derniers contre-
Le Grand ou plutôt le Grand-Chaco, que l'on appelle aussi forts des Andes.
Chaco-Gualarnba, parait avoir pour limites au nord, le dix- Cette immense région, peu explorée jusqu'à ce jour, et qui n'a
neuvième degré de latitude méridionale; au sud, le rio Salado; à pas moins de deux cents lieues du nord ait sud sur cent lieues
326 LE TOUR DU MONDE.

un séjour moins
exposé aux attaques des Indiens, avec Comment ne viendrais-je pas intercéder pour mon
du'alors il consentirait à laisser venir près de lui monsieur! » répondis-je.
l'espoir
celle dont le désir, comme le devoir, était de ne pas le Il s'élança sur son cheval je fis un pas vers lui.
Qu'on la renvoie » répéta-t-il avec fureur.
quitter.
Un jour on anuonça l'arrivée du chef suprèxne de la Et, avec sa cravache, il fendit l'air de mon côté si

républiqlIe, de Don i\laiioel Rosas 1. AIalgré l'eîfroi que violemment, qu'il s'en fallut de peu que je n'eusse la
son n01ll lll'inspirait, j'allai solliciter de lui une audience figure déchirée.
et je l'obtins; mais, en sa présence, je me trouvai inter- Je me retirai abattue il était certain que je n'avais
dite et inliette il ne sortit de ma houche que des san- rien à espérer tant que vivrait ce monstre.

glots, mes larmes ruisselaient sur mes joues. Rosas me


« pourquoi IIII
une
demanda (je n'ai pas oublié ses paroles)
moi se lamentait ainsi. » Un Je n'eus
aimable personne comme plus dès lors qu'une seule pensée, qn'un seul

peu rassurée, je lui exposai mes malheurs. Il me promit but, aller vers mon mari. Je lui envoyai plusieurs
en son liou-
qu'il ferait en ma fa~~eur tout ce qui serait messagers. Sa réponse était toujours la même: "Le
voir et qu'il xn'apprendrait du Tucuman ce qui aurait été Bracho, me disait-il, n'était pas un endroit siti- pour une
décidé entre lui et Iharr2. Je m'empressai de dire que jeune femme. On avait à y redouter sans cesse les ban-

j'emerrais un messager. Il répondit qu'il était inutile des d'Indiens qui erraient alentour. Ce ne serait plus
et qu'il ne lui coÙtait rien de dé- pour moi seul à souffrir; mes tourments se-
que je prisse ce soin, que j'aurais
pècher vers moi un de ses soldats avec sa Cette raient doublés. II fallait endurer la faim et la soif dans

je l'attends encore. ces bois stériles. D'ailleurs n'es-tu pas nécessaire à nos
réponse,
De retour au logis, je souffrais tellement de
la tête, deux petites filles? »
fallut me coucher. Je fus malade pendant trois Ces raisons, toutes sages qu'elles fussent, ne me
qu'il
Il me vint à l'esprit que peut-être Ibarra voulait persuadaient point. Je sentais du'il était de mon devoir
jours.
voir ma fierté s'abaisser devant lui et qu'il n'accorderait de hraver les périls mème les
plus atfrem. Enfin je
pas me jeter ~Lses pieds. Cette
rien tant que je n'irais suppliai tant et si souvent mon frère Santiago, qu'un
idée était odieuse 2; elle m'obsédait; je la communiquai il jour il me fit préparer deux chevaux et me laissa par-
ma famille, que cette démarche tir sous la garde de notre jeune frère. Il me fal-
qui m'assura dangereuse plus
n'aboutirait à rien. Mais quelle autre tentative me res- lait cependant une autorisation. Je la fis demander à
tait-il à faire ? Pouvais-je me résigner à ne plus agir!' Je Ibarra.
la maison de cet homme « Que cette fulle aille et qu'elle s'y fasse
sortis, je me dirigeai vers je au Bracho,
si l'on m'eîtt conduite au sup- si elle le par les sauvages » Telle fut sa
n'aurais pas plus souffert enle~,ei,, eut,

plice. Il était sur le seuil, prêt à monter à cheval. Dès réponse.


vient Je partis le cceur en confiant à mes
du'il m'eut aperçue, il s'écria avec fureur Que donc, serré,
faire ici cette femme? Qu'elle sorte sur -le champ! sœurs ma Lucinde, mais en prenant avec moi Elisa, qui
Qu'on la traine dehors! et, après d'autresparoles était plus en état de supporter les fatigues du voyage'.
d'une en ce moment la fis conduire le
grossièreté (lui me couvre encore J'arrivai à Matara et je me devant com-

figure de rougeur, il ajouta: mandant Fiei-i-o. De cette ville au


Bi~aclio, j'avais en-
« Laissezce Gnlle~o a uùil est Il y est bien. Est-ce core à parcourir un espace de quarante lieues. Le com-
ne te donne pas la liberté, toi? me dit qu'il ne me permettrait pas d'aller
que son absence Qu'as- mandant plus
tu donc à me demander un
pour lui? loin si je n'avais à lui présenter ordre. J'affirmai

que j'avais l'autorisation verbale a'Ibarra. Fierrb parut


environ de largeur, est couverte de vastes agglomérations d'un douter de ma parole et persista dans sa résolution. S'il
seul et même arbre (soit l'alôarobo, soit le palmier carondaï aux laissez-moi un
en est ainsi, lui dis-je, envoyer chas-
feuilles en éventail) de vastes terrains inoudés, oit croit le \"Ínal
(mimosée aux et résistantes) de vastes sa%-ailes ~ltcis' 1 (ou chasque, courrier salaric:) à Santiago del Estero
épines longues
recouvertes il perte de vue d'espèces peu nombreuses de grami-
pour y' prendre l'ordre écrit. Si j'ai avancé un fait qui
nées. Plusieurs rivières traversent le Grand-Chaco. à être punie, » Fierro
Les tribus saul'ages qui errent dans le Grand-Claco sont nom- n'est pas vrai, je consens me ~é-
et me fit garder
para de ma fille, de mon frère,
breuses. Azara en compte dix-sept principales. Les principales à vue
sont les Lenouas, les Touas, les M~dlicllYS, les Mocovis, etc. dans une partie écartée du bois. Le chasquis fut expé-
1I. Alfreù Demersay a cousacré un cbapitre de sou récent et re- l'ordre.
dié, et après duelques,jours; revintavec Rien ne
mardualle ouvrage (Ili~tnineT~h,ysicle, écunomidue et poli(iyue tltt
l'a.ra~ua~) il la description du Gland-Chaco, t. l, p. ¡¡J5 (:lppen~l.). s'opposa plus à notre départ.
1. Voy. la vie de ltosas dans le Dictiomaai~~e des contempurains.
Né en 1793, il lut nommé, le 8 décemure 1S'?J, ~oucerneur et ca- 1~l'
pitaine général de Ruenos-A3·res. Son mandat expirait en 183'2. Il
s'appuyasui' la multitude pour se faire nommer dictateur. En 18, Don José, surpris en me voyant, pleura d'abord de
il a été renversé du I)DtiN-oii-par le _ï~néral Urquiza, âouverncur
joie. Il compreuait bien que la force seule de mon affec-
d'Entl'c. Rios. il est aujourd'hui en Angleterre.
tion avait pu m'enhardir à alfronter ainsi tout danger et
w. On croit pouvoir snpposer, d'après quelques paroles recueil-
lie3 dans une conver~ation, que des poursuites d'Ibarra, autérieures
au mariage de la seiiora, avaient été repousséespar elle a\'ec mépris.
3. En Amérique, on applilue frécluemment ce nom comme ure 1. Mot de la langue qttichua., que ['un parle à Matara et à San-
injure aux Européens." tiago del Estero, comme au Pérou.
LE: TOUR_.DU 1~~TONDE: 3277

à oublièr sa défense.
J'étais, du reste, si affaiblie, ce furent celles
que partir..Enfin, il'prononça'ces,parüles,:et
à lui parler. Pendant la nuit, sur moi me di-.
j'avais peine même lgs, qui fir\)ut:le plus,d'impression Seul,
mousticlues et les t,~inc7mccr.s,' nous assaillirent; je ¡ne s~it-il, je po.urrais fuir, mais comment écliapper aux In.
~evai avec ma petite fille nos deux visages étaient mons- iliens avec toi et;notre !;r¡fanrl ».
trueusement enflés..La nourriture était ,aussi, bien in- Il m'eùt été impossihle en effet de suploorter une très-'
suffisante et insalubre. Mon mari ne cessait de me longue course à.cheval.
de retourner vers ma famille, disant à Santiago- del Estero, mais en gar-.
supplier qu'il était Je retournai.donc

plus tourmenté que je ne pouvais le croire d'être témoin dant au fond de, moÙ ,cœur la conviction qUE) je, revien-
des privations et des misèresde toutes. sortes que j'avais. diais plus tard partager la: solitudtj tle mon mari
fois au Bracho.
à eudurer. Les Indiens ne parurent pas cette
Il y avait huit jours que j'étais près de Don José, IbarJa, trouvant sans doute que le sort de Don José et
donna
lorsque le bruit courut que les Indiens se rassemblaien t des autres proscrits n'était pas assez malheureuY,
et ne tarderaient Alors mon ordre de les chasser plus avant dans le Chaco, à moins
pas à venir nous attaquer,
mari insista avec une vive tendresse m.'obliger u de distance des Indiens et à un des endroits du désert
pour

Grave d1u Erhnrd R.Bofta.p.:l.1't.e 4

les plus infestés


par les moustiques, les vinchurias, les douleur à la pensée d'abandonner relileS filles
mes deux

abispas et autres insectes qui vivent de sang. peut-être pour toujours; cependant je n'hésitai pas un
à Don José que j'étais surprise de
Ce séjour était si affreux que Don Jozé entra dès lors instant. Je répondis
n'a-
dans un grand désespoir. Il songea sérieusement à fuir, son doute, puisqu'il n'ignorait pas que ma volonté
et il lui vint le désir de m'avoir et que je souhaitais ardemment vivre
près de lui. Il m'écrivit vait jamais changé,

pour me demander si je consentirais à l'accompagner et mourir-avec lui.


il me prendrait en croupe et essayerait de traverser le Je m'attenda'ls à recevoir de lui, aussitôt après, l'ordre
Chaco en évitant à la fois les soldats d'Ibarra ? 2 et les In- de mon départ je restai sans nouvelles. J'étais éton-
diens. J'étais craintive sans doute, et je tressaillais de née, je visitai incessaminent les familles des
inquiète

1. Les viuch2rcas sont, de tous les insectes piqueurs, ceux qu'on et surveillés par un petit détachement,de soldats qui s'installaient
redoute le plus dans le Grand-Chaco. Ils sont tellement multi- ou dans uri village, ou dans une sorte de petit fort, et là n'a~'aient
pliés en certains endroits qu'ils les rendent inhabitables. (Vo~ le de relations arec les proscrits que po'ut' s'assurer qu'ils ne pre-
dans le suct de la l3oliric nf. vYeddel.Y' naient pas la fuite'les laissant d'2illévlrs'exposés à tous les maux
i ô~a~e par
2. Don Jo~é et ses malheureux 'compagnon's d'exil étaient suivis sans leur prêter le moindre secours.
328 LE TOUR DU MONDE.

recommandé n'en fussions


proscrits, et, par hasard, je découvris, dans un entretien avait que ni moi ni ma famille
chez une parente d'Unzaga, que mon mari avait renoncé avertis.
au projet de m'appeler vers lui. En lisant ma lettre, il Le jour même, malgré toutes
les supplications de mes
s'était écrié avec larmes Pourquoi abuser de cette parents, je partis, je voyageai jour et nuit; je traversai,
forte -volonté et de cette tendresse? Ne sais-je point, sans m'arrêter, Matara; je pénétrai dans le désert.

moi, ce que c'est que de braver et souffrir la mort? Ce


V
serait une barbarie que d'exposer Agostina à. de si

grands D Ensuite une profonde tristesse s'était En entrant sous la hutte de mon mari, je m'élançai les
périls
emparée de lui; il était tombé gravement malade, et il bras ouverts mais lui, Don José, se recula et.me re-

Le chasquis ou messager. Dessin de Castelli.

garda avec une froide indifférence! son itgard était fixe, Je ne sais comment je ne suis pas morte sur-le-champ
terne; sa pâleur, sa faiblesse étaient extrêmes; j'avais de douleur.
un être La maladie avait commencé
sous les yeux hélas! privé de raison! J'interrogeai Unzaga.
« Je veillais
Épouvantée, je voulus parler. Unzaga me fit un si- par une fièvre lente. toujours près de lui,
mes cris, non mes larmes! disait aux heures où il me fallait sortir
gne. Je réprimai Unzaga, excepté
Le plus doucement aller chercher un peu de nourriture. Il m'avait fait
possible, j'adressai quelques pa- pour
roles d'affection à mon mari il me répondit, avec calme, jurer de ne pas vous avertir. Je lui devais tant que je ne
des extravagances. crus pas pouvoir désobéir à ses ordres. D'ailleurs j'étais
LE TOUR DU MONDE. 329

loin de 'supposer qu'il fût en danger de mort ni de Un jour je faisais prendre un bain à mon malade; j'a-
démence. ]) vais grand'peine; dans sa folie, il me résistait. J'es-
J'étais atterrée. Mes jours et mes nuits ne devaient plus sayais de l'envelopper d'une couverture pour le garantir
se passer que dans les angoisses et les larmes. La fièvre de du vent sous notre petite cabane couverte d'herbes et
Don José ne se calmait pas. Je persuadai, non sans dif- soutenue par quatre pieux,, lorsqu'une Indienne, une
à un chasquis de se rendre à Santiago del Estero Chioaa 2, entra précipitamment en disant
ficulté, que les Indiens
en ramener, à tout un médecin. Mais les mé- allaient
pour prix, arriver, qu'ils n'étaient plus qu'à cinq lieues. Il
decins, quelque somme qu'on leur offrit, refusèrent tous fallait fuir. J'entrainai mon mari dans le bois, au milieu
de venir. Ils se contentèrent de m'envoyer des ordon- d'un tourbillon de vent d'une violence extrême. Les ha-
nances, quelques médicaments et des conseils sur les bitants des autres cabanes faisaient comme nous. :Mais il
moyens de les appliquer. J'aurais voulu aller moi-même s'agissait de fuir plus loin. Je proposai une forte somme
me jeter aux pieds de l'un d'eux; mais comment abandon- pour acheter deux chevaux, Je ne parvins à en obtenir
ner mon mari? Il pouvait mourir pendant mon absence. qu'un seul. Je plaçai mon mari dessus, et je montai en

Le rancho de Don Jasé. Dessin de Castelli un


d'après cro~uis communique,

croupe dans cette je ne le che- de ne savoir le on ne m'avait ha-


position pouvais diriger pas guider cheval; p~s
val il s'en allait de côté et d'autre à.son bituée à dans nos heureux
caprice. Unzaga l'équitaliol1. Lorsque jours
s'était senti trop souffrant nous mes m'emmenaient à notre c'était tou-
pour accompagner. parents quiota',
Nous entrâmes bientôt dans un sentier si en voiture.
étroit, que jours
les branches des arbres déchirèrent ma robe et la nuit fis descendre mon mari. Je
épineux Quand vint, je
la mirent en lambeaux à nous
1. Presque chaque pas
1. Ces petites cabanes, qu'on appelle chozitas, diminutif de
étions à nous blesser ou à tomber. J'étais désolée
exposés sont quelquefois couvertes de totcra, et com-
elLo.-a, paille large
pacte qui sert aussi de toit aux ranchos, pauvres refuges bien su-
1. M. Weddell, le compagnon de nI. de Castelnau, décrit les vé- aux chozitas.
périeurs
gétaux épineux qui rendent très-pénible la marche à travers les 2. Chino, Cltina, Indiens, Indiennes, qui se sont habitués à
forêts du Grand-Chaco. On est arrêté souvent, non seulement vivre avec les descendants
pas d'Européens.
par d'innombrables cactus, mais encore par le vinil, mimosée (lui 3. Maison
de campagne. Les quinlas du Tucuman, où l'on jouit
croit surtout dans les lieux sujets aux et qui de tout le luxe de la civilisation, sont surtout renommées
inondations, porte pour
des épines longues et très épaisses, (Y'oyage daus le sud de la leurs les de méridionale
jardins charmants; plantes l'Europe y
Ifolwie.) mêlent leur robuste végétation à la végétation des tropiques.
330 LE TOUR DU MONDE.

m'assis près de lui sans poiiveli- dormir. Il souffrait tbires. Je.les


appliquai:à Don José; niais, dès qu'il en l'es:
° sentait les l~rùlures, il voulait les arracller,
cruellement. ,et,comnlé
Le lendemain un des fugitifs m'apprit clti'oii n'avait je m'efforçais de ri1'y opposer, il ¡ne b~lttait cruellemènt.
rien à craindre des Indiens, et nous retournàmes à Une fois il lire trailla par les cheveux;' sa fureur était
plus
notre cabane. telle que je-cuus que j'allais laisser ma vie entre ses
J'avais enroyé de nouveau un chasque vers les méde- Illa111S.

cins de la ville. La seule recommandation qu'il me rap- Unzaga était: aussi. très=malade; son corps, couvert
fut d'avoir soin de baigner lé malade plusieurs fois d'ulcères, n'é.tait qu'une lilaie'd'oil s'exhalaient les odeurs
porta
jour. Je parvins à faire fabriquer une sorte de bai- les plus fétides. Je faisais les.pansements qui lui étaiel1t
par
gnoire en cuir, et heureusement l'eau ne nous manquait nécessaires. Il était: notre. compagnon, notre ami. Mon

pas. l\fais tout -t coup Ibarra envoya l'ordre de nous faÏl'e dedoir Ntait de lui:donner au~~ tous rires soins.-
nouveau
amener plus loin encore dans le Grand-Chaco;' aussi- Un rÜatin, au lever..du soléil, on signala..de
tût on nous mena de force dans un lieu entièrellient l'appro'che des Iridiens.: Je. pris mon. mari. entre mes

privé d'eau. On n'en pouvait trouver qu'à près de quatre bras Unzaga, tout faible qu'il fut, m'aida à le porter,
lieues de là. Dès ce moment je dus aller souvent moi= et nous cherchâmes, un refuge dans le bois. Don José
même chercher à une si longue distance cette eau qui poussait des cris inarticulés et me frappait; j'étais ha-
nous était indispensable. 1 Sur la route j'étais brûlée par rassée, blessée, et si désespérée que plusieurs fois je me
le soleil et dévorée par les insectes. La fatigue, les pri- roulai à terre. Ali! je dis ici toute la vérité j'aurais
vations, la douleur m'anéantissaient. préféré en ce moment la mort à de si grandes tortures!
Homme cruel, infame Ibarra crois-tu que le ciel n'a Sans le souvenir de ma mère, de mes enfants, sans le

pas mesuré nos souffrances sentiment de mes devoirs envers mon mari, je crois que
je me serais suicidée 1
VI
Pendant notre fuite, les Indiens pillèrent notre rancho
Souvent, lorsque je priais mon mari de se laisser met- et le réduisirent en cendres: Ils tuèrent près de là plu-
tre dans le bain, il entrait en fureur, me mordait et sieurs Je regardai comme un miracle qu'ils
personnes.
m'égratignait. Une fois je m'évanouis. Il arrivait aussi à ne nous eussent car nous n'étions
point découverts; pas
Don José de s'élancer hors du bain, et à la suite de ces bien éloignés. Ils auraient du même entendre les cris de
accès sa maladie empirait. Don José, s'ils n'eussent été étourdis par leurs propres
Je n'avais d'autres soulagements que mes prières à clameurs, leurs sifflements et les de leurs
piétinements
Dieu et mes pleurs. chevaux.
Les soldats venaient de temps à autre' commander à Nous n'avions donc plus d'asile. Pendant vingt jours
mon mari des corvées impossibles c'était un moyen de nous restâmes sous un amas dé branches. PiIis nos
tirer de moi de l'argent. gardes nous ordonnèrent de nous remettre en marche
J'avais fait notre misérable cabane par un
remplace et nous chas~èrent toujours plus loin vers un endroit où
rancho clui, du moins, nous protégeait un peu contre le l'on avait à redouter, outre les attaques des Indiens,
vent et la pluie. On me dénonça, et le commandant celles des jaguars. Là, un effroyable aglcaceno' 1 vint
Fierro écrivit à Ibarra pour l'informer que nous vivions fondre sur nous et dura six jours. Je défendis Don Jozé
dans le luxe. de jours après arriva
Peu un nouvel ordre de la pluie comme je pus, à l'aide de quelques morceaux
de nous transporter encore plus loin. Les soldats nous de cuir étendus sur des morceaux de bois; malgré cela

poussèrent donc devant eux et, parvenus à un autre lieu il était.souvent mouillé et grelottait à faire peine.
désert, nous laissèrent à l'ombre d'un arbre. Nous y
VII
restâmes quinze jours sans aucun abri que le feuillage.
Une femme charitable des environs nous donna un Je ne savais, le plus souvent, comment me procurer
et de maïs.
peu de blé de la nourriture. Un jour j'allai à une lieue de distance,
Il me restait de l'argent. J'en dépensai une partie pour aux habitants d'un hameau de leur payer
et j'offris petit
faire construire un autre rancho. Il fut très-difficile de très-cher un cabri tous 'refusèrent de me vendre aucun
trouver des ouvriers parmi la indolente de aliment. Je revins les mains vides. Unzaga, de plus en
population
cette localité. J'y parvins cependant. Je préparai ensuite mêlait ses 'cris à ceux de Don Jozé.
plus souffrant,
une couche aussi commode que possible à mon mari, et, Je ne recevais plus ninomelles ni secours de ma fa-

après avoir payé le silence d'un des soldats, je retirai mille je demandai la permission d'emoyer un chasque
les fers qu'on lui avait mis aux pieds. à Santiago. Le commandant la refusa. J'appris 'que,
Mes parents m'écrivaient. lettre sur lettre pourm'exhor- les ordres d'Ibarra, il avait précédemment fait
d'après
ter à revenir. Pendant les nuits, la pensée que mes arrêter un de ces messagers qui nI'apportait des médica-

pauvres petites filles pourraient bientôt être orphelines ments, des vivres et de l'argent. Pour surcroît de misère,
de père et de mère me torturait le cœur. Mais je res- on m'enleva le fusil de mon mari, dont Unzaga se servait
tai fermement résolue à ne pas délaisser mon mari.
Un des médecins m'avait écrit. que la seule chance de
1. Grain violent. Les pluies de nos climats ne peuvent donner
guérir Don José de sa folie était d'employer des vésir.a- une idée de la durée et de la violence des ar~uacevos.
LE TOUP~ DU '1\IONDE. 331

quelquefois pour chasser. Le commandant ne dissimula Don José et dé fabriquer des fleurs. Je me 5ervais d'une
point du:on..voulait m'obliger à abandonner Don José en guise de fil de laiton. Mes fleurs
palme pour support
qui, reOité seul, n'aurait
tardé à mo.urir de faim. Je
pas n'avaient Mais ces imitations
qu'un pétale. gr'osstères pa-
fis répondre qu'on ne briserait pas ma volonté et que je raissaient des meweilles aux habitants de ces pâys.sau-
saurais mourir près du malheureux proscrit. vages, et ils me payaient ma peine avec des 1)t'0~1S1UIIS
Un matin, on plaça mon mari sur une litière, et l'un de blé, Encouragée, je fis de petits reliquaires (des cacurs,
continua de marcher dans la forèt. Je le sui\Ís à pied comme disent les Indiens) et je mis à l'intérieur de pe-
ainsi du'Unzaga. Les soldats nous insultaient. Ils don- tits objets ils attribuent la vertu de chasse:~ le
auxquels
naient méchamment à la litière des secoUsses arra- mauvais air qui s'élève des marécages.
qui
eliaieiit
à chaque pas des gémissements Il y au malade. 'l'out mon art ne réussit pas cependant 'à obtenir des
eut un moment où, transportée d'indignation, je voulus Chinos leur secours pour la construction d'un ranclm
modérer leurs mouvements et j'tendis la main vers l'un bien nécessaire à mes deux malades. d'en con-
J:es,ayai
des brancards un soldat me donna sur la joue lIll conp struire un moi-même. J'avais une assez
remaolué
de poing qui me jeta à terre. longue distance deux petils arbres qui s'étaient joints et
Enfin on s'arrèta. Notre misère était encore s'embrassaient en les élaguant un peu et en
plus étroitement;
grande qu'auparavant. L'argent ne pouvait plus servir à couvrant les branches supérieures, ils pouvaient du moins
rien dans ces lieux sauvages. Ma santé s'était. de défendre le lit de mon mari contre le soleil et la rosée.
plus
en plus affaiblie. J'avais froid la nuit Don Je me mis à l'œuvre. En deux une
pendant jours, je coupai
José qui ne me connaissait. plus ne voulait pas me grande quantité de l'herbe tolcra et j'en couvris les ra-
mem au pied de sa couche. meaua. Je ensuite la laine d'une
supporter, petite peau d'a-
Sa folie était affreuse une année il ne et j'en fabriquai Lme natte entremèlée de minc:es
pendant-toute gneau
prononça pas une seule fois mon nom. A peine sortait-il baguettes et de longues herbes. De cette manière je
de sa bouche une el quand
parole intelligible, je ne réussis à faire une toiture assez
impénétrable. Je n'eus
répondais pas, il s'élançait sur le ne comprends pas la force ou le talent de construire les parois; mais
pas qu'il ne m'ait pas tuée enfin nous nous installâmes wus cet ~ibi 1; nous y étions
Il fallait trouver de quoi vivre. Je reconnus mieux.
cependant
que je serais encore en état de nourrir un nouveau-né Les
jaguars erraient souvent aux environs de notre
avec le lait que la nature a\'ait destiné à ma petite Lu- cabane. Il y en avait un surtout qu'on disait très-avide
cinde j'allai aux hameaux voisins, et je découvris une de chair humaine; on racontait l'histoire de plusiem s
China (lui, étant malade, re pouvait allaiter son enfant; avait dévorées. Une nuit, accab]ée de
personnes qu'il
elle voulut bien me laisser donner le sein à son enfant, fatigue, je m'étais endormie sur l'herbe à une centaine
et j'obtins fois, en échange de ce service, une de pas de notre misérable réduit. Le tigre passa près de
chaque
tasse de bouillon pour mon pauvre mari. Je dévorais ines on 1 avait vu s'arrèter,
moi; puis se retirer; ses traces
larmes en regardant celle petite créature indienne étaient sur la terre'. Je frémis et remerciai
qui marquées
buvait avidement;, je refoulais avec force mes préjugés, Dieu (lui m'avait préservée.
mais je ne pouvais de comparer ce misé- Le mème jour, à trois lieues de là, ce tigre se jeta sur
m'empêcher
rable état où j'étais réduite avec ma vie de bonheur et de une femme qui dormait près de son mari et de sa petite
llIxe d'autrefois. L'Indienne était dure pourmoi et me t.rai- fille. Il dévOl'a l'enfant et fit des morsures dangereuses
tait comme une servante; je me fis humble. Un jour, un au père, qui, réveillé en sursaut, s'était saisi cle sa lance.
Glilno étant entré tandis que je nourrissais l'enfant, me Ce fut la pauvre femme elle-mème et pres-
qui, fuyant
de lui tailler une jaquette pour son usage. Jamais nous raconta
proposa que folle de terreur, en passant cette scène
je n'avais taillé aucun vêtement. d'homme; cependant de carnage ( voir page 333 ).
j'eus le bonheur de réussir, et l'Indien satisfait me donna
morceaux de clraoque'. VIn
quelques D'autres Chinos vinrent
le,lendemain m'apporter des étoffes et me faire des com- Quelle fin à nos tourments? Je
pouvais-je prévoir
mandes de vêtements. Je laissai alors le nourrisson parce n'espérais plus sauver mon mari. Si du moins, pensais-
que la mère était méchante, et je me mis à coudre mal- je, la raison lui reyemiit avant de mourir, il saurait
gré de vives douleurs de poitrine. Grâce à ce travail, le comljien je l'ai aimé et ses dernières paroles me conso-
maïs ne nous manqua pas, mais l'eau était.
saum;Itre, leraient de toutes mes souffrances.
terreuse, nauséabonde; quand j'avais bien soif, je la fai- De grandes sécheresses survinrent il n'était plus
sais passer il travers une toile et je me bouchais les na- possible de trouver une goutte d'eau nous humections
rines. nos lèvres avec de l'herbe notre soif
pour tromper
Pourajouter aux petits profits que me procurait mon quelquefois j'allais chercher au loin des endroits bas et
métier de tailletise, j'imaginai de teindre de diverses cou-
leurs, à l'aide de certaines herbes, une vieille chemise de 1. Alex. de Humboldt cite !l'étranges exemples du dédain de cet
animal féroce pour les proies faciles. Voyez, dans son Essai .sv~rla
_mt:elle-Esl,agne, ce qu'il dit au su.et d'un jaguar qui se mêla
1. Viande sèche, coupèe par lanières et saupoudrée de sel. C'esi aux jeux de deux enfants, dont l'un le chassait en riant avec iiiie
le tasajo des pro~~inces argentines et la carne seca du Brésil. baguette, ne ,songeant pas quel terrible camarade il avait atlaire,.
332 LE TOUR DU MONDE,

ordinairement humides, et je m'y roulais sur la terre Ce n'était


point d'ailleurs notre dernière dans
étape
pour ressentir un peu de fraicheur. le désert. On nous transporta bientôt à un endroit où
Mes jeux étaient épuisés de larmes; ma vue se trou- deux chemins se rencontrent et qu'on nomme l'E)1Cr`LC-
blait. cijada. Il ne se trouvait près de là qu'un bois,
trop petit
Une dyssenterie lioi~ri.ble mit le comble aux maux de pour nous servir de refuge contre les Indiens. Le sol
mon mari et à mes épreuves. était stérile,
plus l'eau introuvable, et les rares habitants
Un jour'où je trairiais derrière moi une charge, de bois du voisinage étaient inaccessibles à toute pitié.
à l'aide d'un 1aço; une branche me frappa violemment Un jour où j'allai chercher au loin de l'eau dans ma
à la poitrine je perdis con- cruche, je fus attaquée par
nâissànce~etje restai long- un chien; il m'avait déjà
temps:étendue sans mouve- D;lordtie et il déchirait mon
ment. Quandje me relevai, vêtement, Chino
lorsqu'un
il faisait nuit, et j'eus beau- vint à mon secours. Je
coup de. peÜie à' me trainei' poursuivis ma route-, et, à
jusqu'à notre abri. mon -grand effroi, je ren-
La peau me tombait des contrai bientôt un homme
jambes, du visage et des étrange, une sorte de mons-

épaules. Je n'avais' plus tre. C'était un sang mêlé,


d'autres vêtements que fils d'un sauvage du Chac0
ceux qui me couvraient de- et d'une blanche. Sa fi-

puis quatre mois et j'ai gure était.prodigieusement


honte' de le dire, faute de énorme en hauteur et en
savon, je. né les avais' pas largeur; son nez était si
lavés. J'étais révoltée de épaté, qu'il touchait pres-
cette malpropi>eté. que de chaque côté à ses
Un matin dans le bois, oreilles; ses lèvres ressem-
me croyant bien seule, je blaient à deux
bourrelets;
voulus ôter mon linge. pOlIr à peine voyait-on ses yeux,
le laver, en m'enveloppant qui rappelaient ceux du
de la couverture de Don sanglier. Ses mains ses
José. J'étais déjà presque pieds, ses mollets étaient
entièrement déshabillze d'une grosseur effroyable
lorsque, par hasard, Un- Je m'arrêtaistupéfaite,
zaga apparut, sans bruit, glacée; je ne savais en pré-
tout à coup. Sa vue me sence de quelle créature je
fit une telle impression et me trouvais. Je recueillis
j'éprouvai une si granŒe mes forces pour
cependant
honte, que je me mis à lui demander comment je
pleurer amèrement.' pourrais me procurer un
On ne parlait plus de peu d'eau. Il parlait il
nous changer d'exil. Je me me répondit rudement que
dis fallait à
qu'il songer je n'avais qu'à aller à los
l'avenir. Je défrichai un Baimdos, à quatre lieues
petit espace de terre, et je de là puisqu'il y allait
travaillai pendant plusieurs ~en lui-même, et il s'é-
jours à y faire des semail- en murmurant.
loigna
les. Je me à pen-
plaisais Un instant je fis
après,
ser que je pouvais faire une rencontre plus heu-
venir du maïs, des zca~al- Dessin de reuse. Une
femme, à l'as-
Jaguar (Amérique méridionale). Rouyer,
los 1 et des caroubes 2. de mes vêtements en
pect
Mais les soldats vinrent et bouleversèrent le lambeaux, de ma et de de mes for-
sol, disper- pâleur l'épuisement.
sant ou arrachant tout ce semé ou Ils ces, sauta de son cheval, m'embrassa et demanda où
que j'avais planté. me

prétendirent qu'ils agissaient ainsi par l'ordie cl'Ibarra. j'allais. Elle était à la recherche de chevaux qu'on lui

1. On désigne ainsi plusieurs sortes de citl'Quilles. noyau décanté dans l'eau, fournit une sorte de fécule dont'on peut
2. Lés algarrobos ou caroubiers (Proa~o,~is dulcis) forment dans faire une bouillie nourrissante.
ces régions de grands bois qu'on désigne sous le nom .d'alyaro- Il y a dans le Grand-Chaco espèces d'algarrobos, sur
plusieurs
bales. Les caroubes sont renfermées dans de longues siliques, et lesquels M. Weddell donne de précieux rensei~némeuts. tY'oyage
ont un goût assez agréable. La substance farineuse qui entoure le dans le sud de la Bolivie.)
Famille indienrie attaquée par un jaguar. Dessin de Castelli:
334 LE TOUR DU MONDE.

avait volés. elle m'eut éeoutée, elle m'aiaa à une balle de son bi3n
Quand fusil, persuadée que la nou\'elle
monter en croupe, me conduisit 'i un endroit oii elle me de ma mort encore moins ma famille
affligerait que celle
fit donner de l'eau, deux petits fromages, un peu de fa- de mon enlèvement. « Certainement 1:on, répomlit
et me ramena non loin de ma retraite, mais en me cet homme avec un affreux
rine, regard; je n'aurais garde de
priant de ne rien dire de ce qu'elle avait fait pour moi, faire ce que vous demandez: au cOl1lraire, si je le pou-
tant le seul nom d'Ibarra de terjeur! vais ou si j'osais, je vous garrotterais
inspirait bien, et j'irais vous
Un orage nous surprit un jour dans un bouquet de vendre à quelque riche habitant de Montevideo.
hois épais où j'avais mon mari. L'obscurité ce jour,
transporté Depuis je ne pouvais plus ,voir ce :misérable
devint profonde; le tonnerre éclatait tout autour de nuus. sans effroi. Je me cachais dès que je ['apercevais, comme
Le soir et la pluie ne cessa point de tomber. Je aux moindres
vint, bruits lorsque je croyais entendre les In-
n'avais aucun moyen de faire du feu. A notre gite ordi- (liens. Dans de ces heures exténuée et
une d'angoisses,
naire, j'avilis de petites bougies que je fabriquais moi- mourant de faim, la pensée me vint de prier ma famille
même je roulais des chiffons sur de petits hâtons etj je d'envoyer quelqu'un pour me sauver el me ramener près
les enduisais de la cire du miel que je de loin d'elle Ibarra ne s'y serait point opposé; mais presque
en loin dans le désert; mais cette fois, il fallut passer la aussitôt cette tentation comme une làchelé
je repoussai
nuit au milieu de l'inondation, dans les ténèbres et la contre moi-même,
criminelle, je m'indignai je me pros-
terreur. Vers l'aube; une calandre, cachée sous le feuil- ternai, je priai Dieu de me pardonner et je m'appliquai
lage même de l'arbre
qui nous couvrait, se mit à ~;hanter avec plus d'ardeur à donner des soins à mon mari, à le
Unzaga me dit que c'était un petit oiseau qui ressem- il chercher de prolonger son exis-
soulager, les moyens
J)lait à l'alouette son chant était si doux, si mélodieux, tence. Hélas! je ne pouvais me faire d'illusions. Il était
mêlé de cadences si riches et si variées, que je l'écou- risible sa fin ne devait être
que pas très-éloignée.
tais tout émue avec enchantement et comme soulagée
I1
en ce moment il me semble l'entendre encore.
De jour en jour, la diffictilté de satisfaire notre faim Que dirai-je de plus? La plainte des malheureux est
et notre soif augmentait. Au mois d'octobre, nous n'eÙ- monotone. Don José devint plus malade encore. Chaque
mes plus d'autre ressource que des épis de froment verts. jour il était pris d'attaques nerveuses et s'évanouissait
Je les faisais rôtir; puis je les pilais et les mêlais à une souvent.
eau saumâtre; cette nopruiture nous d'horribles Le 11 du mois de
février, vers les deux heures de
cau~it
souffrances d'entrailles; il fallut y renoncer. l'après-midi, il tomba dans des convulsions-terribles.

J'appris que mon frère, informé de toutes mes souf- J'étais seule, loin de tout secours. Unzaga venait de re-
frances, avait voulu venir vers nous au moment où il cevoir du sergent un ordre qui l'avait contraint à s'ab-
se préparait à partir, Ibarra lui avait fait défendre avec senter. Que faire'? que devenir? Je serrai mon mari dans
menaces de donner suite à son projet. mes hras, je le penchai sur mon sein, je le soulevai,
J'avais oublié de dire
qu'au temps où nous avions en- j'essayai de comprimer ses soubresaut.s violents; mais
core quelques provisions et un rancbo, la femme d'Un j'étais impuissante à le calmer; alors, je m'é-
désespérée,
zaga, Dana Rafaela Carol, avait passé onze jours avec je marchais de grands
loignais, grands pas, je poussais
ne pouvant endurer nos cris dans cette
nous; mais, plus longtemps solitude, je revenais, je l'embrassais, je le
souffrances, elle était repartie en maudissant le jour où regardais avecterreur, je me détournais de nouveau,
elle avait mis le pied dans le désert. cherchant une sorte de soulagement dans l'excès même
Je ne puis m'étonner assez de ne pas avoir été victime de mes clameurs Je sentais bien
que mon mari allait
de la férocité des Indiens. Un matin, je trouvai sur la mourir; je me mis à genoux près de lui et je priai Dieu
lisière du bois une de leurs flèches, à peine longu.e d'une avec ferveur; je posai encore sa tête sur mon sein;
demi-toise, et terminée par trois pointes aiguës faites mais, épuisée par cette lutte effroyable, je me sentis
d'un bois très-dur.
Je la pris et me sauvai toute trem- peu à peu m'affaiblir, mes yeux ne distinguaient plus
blante sous notre toit. Quelques instants il me rien, je frissonnai et je perdis connaissance.
après,
fallut sortir pour aller chercher de l'eau, et, à moins de J'ignore combien de temps je restai inanimée, entre la
cinq cents pas, je me heurtai, glacée d'horreur! contre vie et la mort; lorsque je sortis de cette léthargie, le
une tête sanglante, celle d'un homme du que corps de Don José, à moitié déjà couché sur moi, était
nous connaissions; à quelques pas gisait le cadavre de glacé. Que li'avais-je expiré en même temps que lui!
sa petite fille percée de coups de lance. Je me souviens qu'en ce moment suprême je ne versai
Les soldats rlui veillaient sur nous à distance, de stupeur.
quoique pas une larme; j'étais immobile
bien armés, né redoutaient pas moins que nous ces sau- Mille traversaient à la fois mon et
pensées esprit,
vages. Un soir le sergent vint me demander si je sa- toute ma vie passée me revint à la mémoire comme dans
vais où étaient les' Indiens. Il me raconta qu'ils avaient un tableau. Était-ce bien moi qui étais là, en haillons,
surpris une da-me d'un bourg situé à quelque distance, dans ce désert, devant le cadavre de mon mari J'avais
l'avaient dépouillée de ses vêtements malgré ses cris, et dix-neuf' ans. Une année auparavant j'étais heureuse,
enlevée. Je lui dis que si jamais il me voyait entourée d'affections, de bien-ètre; tout souriait à mes
exposée
au même péril, je le suppliais en. gràce de m'envoyer espérances!
LE TOUR DU MONDE. 335

revint il baissa la tète tristement en voyant Pauvre homme! sa plainte me déchirait l'àme. Mais
Unzaga
le pauvre. mort; et essaya de balhutier quelques paroles que pouvais-je faire'?
aussitôt un soldat ~-int le cher- Je me lntai d'aller à Matara et je priai aussÍlôt le
d'encouragement. Presque
cher encore, et l'entraina sans lui laisser le temps de cufé de célébrer un service.
me donner un conseil. Le commandant eut le coural.;e de me faire demander
(les fers qu'on avait mis aux pieds de mon
Je passai la nuit-seule, près du corps de mon bien- le gritlicte
aimé Don José. Des hruits que je n'entendais pas ordi- mari). Je n'avais. plus de patience. Je lui fis répondre
des cris d'oiseaux le cacuy, le n'avait ses soldats le chercher an
nairement, nocturnes, qu'il qu'à 'eIIYoyer
des miaulements de jaguar se mêlaient aux désert.
cluilipé,
du vent: Il y eut un moment où je crus Notre chariot n'avançait que lentement. Je passai
gémissements
des rumeurs confuses, des voix humaines, quatre nuits en route sans pouvoir dormir. Lorsque j'ar-
distinguer
ne doutai ce ne fussent l'irai devant notre maison de Santiago une de mes
rauques, sauvages; je pas que
celles des Indiens. Je me sauvai dans le bois, courant soeurs, Eulogia, dit en me voyant: Agostina revient

tout au travers, en dehors des sentiers, tremblanle et LiJ~arona est mort »


sans oser m'arrêter ni écouter. Avançant Et moi je criai « Mes enfants mes enfants
pleine d'etfroi,
haletante ',l une éclaircie (ce que nons Ma mère et ma suur Isabelle accoururent et mirent
toujours, j'arrivai
nommons un liajal); au delà il avait dans mes bras Élisa et Lucinde! Chers enfants! avec
n'y plus qu'un
fourré de ronces et d'épines. Je me jetai quels transports je les embrassai! J'étais saisie de leur
impénétrable
à terre, épuisée; il y avait. bien longtemps que je n'avais re,semblance avec leur père!
rien mangé la soif me 1>rî~lait; niais j'étais sans force Le docteur lTunge se trouvait dans la maison; mes
de sang; il ordonna qu'on me fit
pour me relever et chercher. yeux étaient injectés
Je demeurai .sur le sol, de coucher sans délai. Ma famille vit. alors de combien de
là, étendue incapable
était couvert. Je ne m'étais
mouvement et de pensée, le resle de la nuit, le jOtil' plaies mon corps amaigri
sui~ant et.l'autre nuit encore. pas déchaussée depuis un an, afin d'ètre toujours prête,
Le hruit s'étaitl'épandu que les Indiens m'avaient pendant les nuits à soigner mon mari ou à fuir les
enlevée. Seul, un homme du voisinage dont j'avais pansé Indiens. Je restai
longtemps malade. Il nI'arriva Í}lu-
le bras le malheureux con-' sieurs fois de m'élancer, la nuit, hors de ma couche, en
(c'était qui ai-ait combattu
tre un jaguar) s'était mis à me chercher. Ayant par jetant des cris de térreur j'étais en proie aux rèves les
de mes les Indiens ou les
hasard reconnu l'empreinte pieds sur une four- plus horribles: je croyais entendre

milière, il suivit mes traces, et, après les avoir souvent jaguars
et il arriva jusqu'il moi. J'étais sans Dès que je fus rétablie; nous abandonnâmes tout ce
perdues
voix et à peu près inanimée. Il me sôuleva, me coucha que nous possédions il Santiago, et nous retournàmes
sur son dos, et me porta près du corps de Don José. au Tucuman.
Dès que j'eus repris un peu de force, je priai ce brave Peu de temps après, j'eus la douleur d'apprendre la
homme de me procurer des chevaux et une voiture, afin fin d'Unzaga. Réduit à se nourrir de raci-
déplorable
qu'il me fùt. possible de conduire les restes de mon mari nes, il avait voulu fuir; mais s'utant égaré, il avait cédé

jlIsqu'à la cure de Matara. Il partit, mais il ne re~~int au découragement et s'était arrèté à la malheureuse

que deux jours aprés il avait été obligé de faire vingt pensée d'aller se jeter aux pieds d'Iharra. Le monstre,
lieues pour. trouver deux chevaux. en voyant ce corps ~,l peine vètu de haillons et couvert
On devine ce que j'eus à endurer de toutes d'ulcères, avait froidement quatre soldats et leur
d'angoisses appelé
sortes pendant son absence; je renonce à les décrire. avait ordonné de tuer u coups de lance notre pauvre
J'avais peur de rester avec mon pauYl'e mort d'infortunes.
après compagnon
l'heure des prières; je m'éloignais, puis je revenais dans Après douze annèes d'inutiles supplications, j'ai enfin
la crainte qu'il ne devint la proie des bêtes féroces. obtenu la permission de faire transporter les restes de

Quand le moment fut venu de placer le corps sur le mon mari à Salta, et je lui ai élevé un tombeau.
char, on me dit que cela n'était pas possible. Les mem- Depuis la mort d'Ibarra 1, Fon honorable neveu, 'le
bres se séparaient j les chairs tombaient par lambeaux. noble général D. Antouio Tabuada, pendant une de ses
Il fallut me résigner. Je donnai la sépulture à mon mari dans le désert, a voulu voir l'endroit où Don
expéditions
près du lieu mème oit il avait expiré. Deux hommes José avait rendu le dernier soupir, et il y a fait con-
le descendirent dans une fosse. Je priai Unzaga, struire et dresser par les soldats mèmes qui avaient été
qu'on
avait enfin laissé revenir près de moi, de mettre un les instruments de -nos tortures, une grande croix de

signe à cette place pour que plus tard il me fat, du bois portant sur ses bras cette inscription
moins, permis de recueillir les tristes
restes de mon bien-
HO\111IAGE DE L'AMITIÉ A UN MARTYR DE LA TYRANNIE.
aimé et de les transporter en terre bénie.

Unzaga se lamentait Que vais-je devenir? s'écriait-


il. Qui voudra maintenant mes plaies? Je mour- Extrait de l'espagnot par 1\1. FERDINAND DENIS.
soigner
rai seul, ici, sans secours Adieu, senora; adieu, vous
qui étiez ici notre soutien et notre consolation » 1. Ibarra est mort en 1847.
336 LE TOUR DU MONDE.

Plusieurs ont vu, dans le cours de « Monsieur,


voyageurs français
ces dernières la seîiora Dona C'est Tous les détails que vous connaissez sur le séjour
années, Agostina,
Mme am; frontières du désert du Chaco
l'un d'eux, M. Benjamin Poucel, bien connu par les de Libarona
et à la scien'ce, et sont relatés dans les no, 25, 26 et 27 du
grands services qu'il a rendus à l'industrie qui journal
de cette dame, non sans les plus vives la Ilr.li~io~a, édité à Buenos-~yres sont d'une
qui a obtenu ( 1858),

instances, le récit dont on vient de lire un extrait'. entière exactitude.


Le savant docteur Martin de lVIoussy, de « J'ai eu moi-même l'honneur de voir cette hé-
compagnon
Poucel dans les provinces du nord de la roïne de l'amour au mois d'aoùt 1857, Salta,
voyage de M. conjugal,
Confédération a bien voulu nous écrire à ce où elle est retirée àu sein de sa famille; mais alors je
argentiné,
les lignes suivantes ne connaissais que très-incomplétement son admiral~le
sujet

Ensevelissement de Don José de Libarona. Dessin de Castelli.

histoire. C'est mois


à Tucuman, et à en 1841, époque de 1 exil et de la mort de son mari. Au-
quelques après,
Santiago del Estero, théâtre des événements, que la jourd'hui, environnée des siens, objet de la vénération
véracité de ce récit m'a été confirmée par plusieurs té- publique, au milieu d'une famille qui l'aime (et c'est une
des premières de la province), sa position actuelle est
moins oculaires. Cette histoire lamentable y est d'ailleurs
de notoriété et les habitants de cette dernière sans doute une compensation bien méritée aux malheurs
publique
ville sont fiers de leur de sa mais la délicatesse-de cette aimable
héroïque compatriote. jeunesse;
a Doua Palacio de Libarona n'a point dé- aussi bonne n'en tire nullement
Agostina dame, toujours que belle,
passé l'âge mûr, puisqu'elle n'avait que dix-neuf ans vanité.
Agréez, etc.
« Martiu de Moussy.
1. Nous avons supprimé quelques développements qui nous ont
paru ralentir le cours de la narration. Paris, mai 1861. n
LE TOUR DU MONDE. 337

Environs de Lunéville Dessin de Lancelot `.

DE PARIS A BUCHAREST,
CAUSERIESGÉOGRAPHIQUE8,
PaR M. V. DURUY.

1860. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

Villeneuve-Saint-Georges, 1 co' 'août, intéressants que le fleuve Jaune ou le Macliensie. Je suis


assez de votre avis, puisque je me propose de descendre
Mon cher ami,
le Danube durant quatre ou cinq cents lieues. Vous me
demandez les notes que je ramasserai en courant; je vous
Vous êtes bien fidèle à votre titre et, charIue semaine,
vous faites faire le tour du monde à vos quarante mille les enverrai volontiers, parce qu'après le plaisir de voir

l3cteurs.'Grâce à vous, nous savonsce qu'il y a sous le et de comprendre, il n'y en a pas de plus grand quo de
raconter à ses amis, et tout lecteur bienveillant en est
pôle et ce qui se trouye sous l'équateur. Vous levez, d'une
main fort peu discrète, lesvoiles dont l'Afrique centrale un, ce que l'on a vu et ce que l'on a compris.
s'était jusqu'à ce jour enveloppée, et vous suivez pas à Seulement je vous préviens que je ne serai probable-
pas, sous toutes les latitudes, ces infatigables pionniers de ment le Christophe Colomb d'aucun nouveau monde. Je
la science, qui veulent achever la reconnaissance de notre ne prétends découvrir ni l'Allemagne, ni l'Autriche, ni

globe, pour en livrer la possession au génie de la civili- la Hongrie, pas même les Carpathes ou la Roumanie,
sation moderne. comme Alexandre Dumas, à ma place, le ferait certaine-
Il.est fort
a 9. ééable de voyager si lestement et si loin:: ment. Je ne verrai que de vieilles choses. Il est vrai que
Vous pensez que ce ne le serait le vieux
pas moins d'aller un vaut quelquefois le neuf; il ne s'agit que de sa-
peu plus près, et de laisser un moment les antipodes voir s'y prendre pour regarder.
pour
regarder autour de nous. vous semble aussi Donc je me mettrai demain en route pour aller aussi
L'Europe
curieuse à étudier que l'Australie ou le pays des Ya- loin que possible, sans sortir toutefois de notre bonne
koutes et le Rhin oul'Elbe ne vous paraissent pas moins Europe. la mer, non pas que je ne l'aime
J'évite beau-

coup pour le plaisir des yeux, mais parce qu'elle ne garde'


.1. Tous les dessins publiés dans cette livraison ont été faits
rien, l'oublieuse qu'elle est, des hommes, des grandes
d'après nature par nf. l.ancelot, qui a bien voulu suivre très-exac-
tèment; selon notre désir, l'itinéraire de III. V. Duruy. choses et des-peuples qu'elle a vus passer. La vague qui
III. 74^ LIV. 2'2
338 LE TOUR DU MONDE.

suit le navire efface le sillon


qu'il a creusé, et lit où le se mettaient auxfenêtres, à la traversée des
~,111,.tges,
sort des batailles a fait s'alomer un empire, on n'aper- le conducteur sonnait sa fanfare, et que le postil-
quand
çoit que le.flot. qui se joue dans son éternelle mobilité. Ion, si leste et fanfaron dans ce costume et
rouge
Comme le paysan de Virgile dont la charrue
11tet -à dé- jaune à boutons d'argent, qu'on ne voit plus qu'à l'O-
couvert des casques vides, des glaives brisés et les grands faisait si vaillamment son fouet et réveillait
péra, claquer
os des aïeux à grand fracas toüte une ville, rien
que pour attraper au
passage un sourire sur un visage aimé. Un jour, dans
Grandiaque efTossis mirabitur ossa sepulcris,
les Pyrénées, j'en vis un arrêter sans façon la voiture au
j'aime -à sentir sous m~s pieds une terre sonore, pleine beau milieu de la route, sauter à terre et courir à une
de souvenirs. La nature toute seule est bien belle, mais fill'3tte l'attendait au bord du chemin; c'était sa fian-
qui
l'homme à sa heauté immuable la variété infinie cée. Tanais
ajoute que le couple amoureux revenait à petits pas
de ses pensées et de ses aventures. La terre oit il a vécu au village, une amie bienveillante prenait gaillardement
et conquis la renommée conserve chose de lui- la place laissée libre et nous à fond de train sur
quelque lançait
même. Si le paysage de la campagne romaine a une la route poudreuse.
incomparable grandeur, c'est qu'au-dessus de cette plaine Le vo3ag=ur, lui, n'avait pas de ces bonnes fortunes
nue et dévastée toujours les innombrables et du cocur ~l travers mais il avait celle des
planent champs, yeux.
imposantes images d'un passé deux fois glorieux, On ref;arda:: d'casez près pour voir, d'assez 10iIi pour ne
Et voilà pourquoi je vais partir Strasbourg au saisir que le côté pittoresque ou gracieux des choses et
pour
lieu de m'en aller à Marseille. des gens Et que de bonnes observations faites du haut
de l'impériale; combien même de romans commencés
II dans le coupé, à quelque de là, finir
qui allaient, temps
Strasbourg, 2 aout. à l'église ou autrement
On voyag2ait enfin, aujourd'hui on arrive. On monte
DANS L'ÍLE-DE-FRANCE ET LA CHAMPAGNE.
dans le wagon en cravate blanche et en gants jaunes,
Le chemin de fer et la diligence. Les Mortemart et les Clicr¡uot. comme pour une
visite et on s'y ennuie, comme dans
La craie champenoise. L'Ay et l'empereur \'Venceslas.
un salon, un jour de première présentation. A quoi bon
Là maréchale d'Estrées et le duc de Montébello. Gloire ré-
cente du mousseux. Quatre-vinat-dü-neuf moutons. Un lier conversation et connaissance, quand il faudra se
haysa;,e de la Champagne Pouilleuse. Pourquoi Champaubert si vite.
et bloiiiinirail sont-ils oÙ les Prussiens les ont trouvés j' quitter
Je deviens vieux, mon cher ami, èar me voilà occupé
Le chemin de fer est décidément la pire mauière de à faire le procès ait temps présent, ce qui a toujours été

voyager. A peine parti, on le beau plaisir .4h un signe infaillible de vieillesse SUlTenante. C'est que
pour le commis voyageur qui veut rattraper une affaire; me à Strasbourg,
voici après avoir traversé une moitié

pour le diplomate qui court à un protocole oublié pour de la France, sans avoir rien vu, fatigué de cette suc-
les amoureux qui volent à leur nid, ah pour ceux-là, 11 cession rapide et violente d'aspects toujours fuyants; la
la bonne heure que le convoi s'élance à toute vapeur; tète brisée de ce bruit infernal que les poètes d'autrefois
ils ont mille raisons de se hâter et" tout en faisant soixante rés~rvai8nt pour les damnés; les yeux perdus de pous-
kilomètres à l'heure, ils se plaindront que la télégrapltie sière et.l'esprit vide, car je n'ai ramassé que bien peu

électrique n'ait pas encore trouvé le moyen d'expédier les de faits et pas la plus petite aventure le long de ces cinq
hommes aussi vite que les dépêches. Laissez faire, ô gens cents kilomètres parcourus en dix heures.

pressés, on y viendra. Mais pour ces grands enfants Ne me demandez rien de la route. Jusque vers Éper-
d'artistes et de poëtes qui, à la majestueuse rigidité des nay, j'ai vu tm.tourbillon au travers
duquel j'ai distingué
rails préfèrent une route, même défoncée, entre deux à gralld'peine, un pays assez riche qui ne doit pas man-
haies d'aubépines en fleurs, et, au sifflement aigu ou aux quer d'agrément pour ceux qui y ont du bien au soleil.
lourds gémissements de la locomotive haletante, le cri C'est cette zone de terres fertiles qui, se continuant tout

joyeux de l'oiseau qui se balance sur un épi doré dont autour de Paris,l'enveloppe de l'oasis de verdure si bien
il courbe à peine la tige, pour ceux-là le voyage même 'appelée l'.Ile-de-France, et qui a été comme le noyau au-
est le but, et l'arrivée le dés enchantement. tour duquel le fruit s'est formé et a grossi. Là est née là
Vous souvient-il du temps où la diligence régnait sans France. La géograpLie explique Paris, comme elle èi=

partage, où c'était admirablement aller que de faire ses plique bien d'autres choses. Faites arriver jusqu'atiÏ~2.
trois petites lieues dans une heure? Alors on s'établissait' lieux où la Seine, la Mame et l'Oise se rencontrent, lésr
dans sa voiture comme dans sa maison. Le conducteur landes de la Champagne, les marais de la Sologne, les
y
commandait en maitre
absolu; on lui appartenait. Mais collines pierreuses du Perche, et la grande cité n'aurait
il avait tant d'histoires à vous .conter, tant de choses à pu croître sur ce sol ingrat.
vous faire voir le long du chemin Et les montées trop A quelque distance en avant d'Épernay, je parvins
roides, et les descentes il cependant à apercevoir, sur une éminence, un château
trop rapides pour lesquelles
nous donnait la clef des champs! et le déjeuner, le diner féodal mais si bien conservé
qu'il semble avoir été
à la table d'hÔte avec des incidents et des personnages oublié par le temps et.par la Révolution. C'est qu'il n'a

chaque jour nouveaux! et toutes les têtes curieuses qui jamais rien eu à démi'ler avec ces deux puissances redou-
LE TOUR DU MONDE. 339

tables. Cette vieillerie est toute neuve. Ces tourelles inof- penoise sur laquelle nous roulons, on a compté dix mil-

fensibles, ces remparts innocents sont bâtis d'hier, et lions d'écailles d'infusoires. Ainsi les inliniment petits
c'est une main les a élevés, celle ont bàti des continents. Ils en font encore. Lorsque der-
très-bourgeoise qui
d'une marchande de vins d'Épernay. Mme veuve Clicquot nièremeut on a voulu
connaitre, pour la pose du câble
a voulu donner à sa fille le luxe d'un gendre ayant au- électrique, quelle était la nature «dit fond de l'Océan
tant de parchemins entre l'ancien et le nouveau on a trouvé de l'Ir-
qu'elle avait de billets de banque, un monde,
Mortemart; et elle lui a fait la galanterie de lui bàtir un lande à Terre-Neuve, à trois milles mètres au-dessous
château heureusement de l'Atlanticlue, la sonde n'a
qui, pour ses habitants, n'a de une plaiue immense d'où
féodalque certaines apparences extérieures. Cette fantai- l'apporté que des débris d'infusoires.
Cette pou~sière que
sie a coûté deux millions; mais l'Angleterre et la Russie nous, respirons a donc vécu et cette terre qui porte au-
les ont payés. Le champagne Clicquot n'a pas plus de jourd'hui nos monuments, nos cités, notre civilisation si
rivaux à Pétersbourg ou à Londues due l'esprit des. Mor- confiante et si fière, n'est, elle-mème, qu'un immense
temart n'en avait à Versailles. champ de mort
Cette
prospérité date pourtant d'une époque funeste, Le Champenois ne s'en inquiète guère; il trouve que
de 1814. Mme Clicquot reçut alors chez elle l'empereur ce sol si maigre fait bien pousser sa vigne et il ne tient
Alexandre et dépensa trente mille francs
pour faire les pas à en savoir davantage. Sur son calcaire crayeux, il
honneurs de sa maison.
C'était de l'argent bien placé. récolte un vin léger qui doit plus au vigneron qu'au so-
L'empereur, de retour à Pétersbourg, ne voulut boire leil le plus
vif, le plus petillant et, pour tout dire, le
que du champagne fourni par son hôtesse de Reims. plus spirituel des vins, ou, à tout le moins, le plus salu-
Point n'est besoin d'ajouter que la cour le trouva excel- taire et le meilleur, s'il faut s'en tenir aux termes d'une
lent et, à l'exemple du maitre, déclara qu'on n'en pou- .grave délibération de la Faculté de Paris. Dijon et ]3oi~
vait boire d'autre..y oilà comment Mme Clicquot a deaux prétendent bien qu'elle a été prise après boire,

patriotiquement rattrapé quelques-uns des écus que les mais, dans l'espèce, ce ne saurait itre un cas de nullité.,
Russes d'alors nous emportèrent. Saluons donc en pas- Les deux cantons privilégiés, pour cette culture, sont
sant cette grande fortune gagnée sur nos ennemis d'au- la rnontn~ne de Rei~ns (le Sillery. à quelque distance des
trefois. lieux où nous passons, et la ~~ioiè.ne de _llaroe (l'Ay) dont
Le commerce des
vins de Champagne porte bonheur le chemin de fer longe les coteaux. L'hectare de vigne
il parait qu'on y gagne santé, richesse et longue ~~ie s'y vend dans les bons endroits de vinat-cinq à trente
trois choses qui forment un bien beau capital, Mme Clic- mille francs.

quot a aujourd'hui ars M. Moët, dont le Cette fortune est d'hier. On conte, il est vrai,
quatre-vingts que
nom n'est
pas moins fameux, avait aussi beaucoup de l'empereur \Venceslas, qu'il faut hien
que j'appelle le
millions, un château, celui de Romont et quatre-vingt- plus grand ivrogne de l'empire, puisque ses ministres le
dix années. Ah la belle indust.rie 1 trouvaient plus souvent sous la table que sur le trône et
Dans mon wagon ne se trouvait alors qu'un bon gros que ses sujets fiiiirent par l'y laisser, usait fort des vins
curé qui ne lisait pas trop son bréviaire, mais qui n'eu de Champagne. Philippe de Bourgogne, qui signait
parlait pas davantage, et un officier de marine
(lui, du- joyeusement ses ordonnances: duc des bons
a Philippe,
rant notre traversée, fuma quinze cigares, ce qui ne lui vins, ne mettait pas, pour son dtner, le Sillery bien loin
laissait pas le temps de parler Le paysage du Beaune. Mais ce ne fut, réellement,
beaucoup. qu'au seizième siè-
n'en disait pas plus; nous étions entrés, au delà d'Éper- cle que leur réputation se fonda: François Ieo', Henri IV,
nay, dans la Champagne Pouilleuse, une immense plaine même le pape Léon X, tous amoureux des belles et
de craie, onduleuse et plissée comme la surface d'une mer bonnes choses, souvent plus que de raison, voulurent
tranquille, dont
les grandes et longues vagues se seraient avoir des vignes à Ay. Au dix-septième, ils devinrent à
doucement étendues et solidifiées, mais aride, sans bois la mode. La noblesse et l'Église s'en mèlèrent leur
pour
ni moissons, et abandonnée en grande à la vaine commun et profit. Un bénédictin, dom
partie plaisir Pérignon,
pâture le pin maritime, l'arbre des dunes, vendangea si hien, non pas la vigne du Seigneur, mais
y pousse
même misérablement. celle de l'abbaye d'Hautvillers, que ce clos ,est resté.un des
Condamné par mes voisins à fermer la bouche, et par meilleurs crus de la province; et la maréchale d'Estrées
cette plaine monotone
et poussiéreuse à fermer les yeux, fit traiter le Yin, dans les caves de son château de Sil-
je me mis à courir à travers le temps un peu plus vite lery, avec un tel soin que les gourmets de la cour n'en
que nous ne courions à travers la campagne; et j'arrivai voulurent point d'autre. Toute la Régence s'enivra d'Ay,
tout droit à l'époque ou ce pays était une mer, ce sol une et les gens qui croient à l'influence du physique sur le
masse animée. Dans un pouce cube de cette craie cham- moral ont remarqué que la société dit dix-huitième siècle

1. Un de mes amis, Champenois pur sang et excellent mathé- uniquement manufacturière, fait aujourd'hui une rude concur-
maticien, ce qui ne l'a pas enipèché d'ètre vigneron (tous les rence à Epernay et à Ay et qu'il s'y est fait, dans les vins, des
Champenois lé sont, l'ont été ou le seront), rue fait observer que fortunes de vingt millions, comme celle de hl. Werié, le maire,
le château de Boursault a été l>àti pour le gendre même de En 1855, malgré la guerre, les Busses ont encore bu six cent
Mme Clicquiot, le comte de Chevigné, auteur de Contes chatnpe- soixante-cinq mille quatre cent douze bouteilles de vin de Cham-,
nois très-décolletés, selon.la iradition de la bonne province qui pagne; mais en 1857, après la paix, et sans doute pour la fèter,
a toujours aimé à rire; que Reims, qui était autrefois une ville ils en ont demandé un million trente-deux mille cinq cent trois,
340 LE TOUR DU MONDE.

si charmante d'esprit, de pétulance et malheureusement avisa les du et démontra


pauvres troupeaux pays que
aussi.de vie légère, prenait autant de tasses de café et de c'était là une excellente matière imposable, puisqu'elle
verres de Champagne que celle du dix-neuvième fume était nécessaire et se renouvelait incess'amm9nt. Le
de mauvais tabac et boit de vin frelaté. Je ne sais pas si moyen fut trouvé bon
et, pour faciliter le travail du fisc
les moeurs en valent beaucoup mieux, mais l'esprit en qui, en ce temps-là, était encore fort inexpérimenté, il
vaut, certainement, beaucoup moins. fut décidé qu'on payerait une certaine somme pour
Les vins rouges de Champagne étaient encore les plus chaque centaine de moutons aux portes des
qui passerait
estimés, lorsqu'en 1780 un vigneron d'Épernay, M.'ljVloë t, villes. On
paya d'abord, puis on ne paya plus. Au lieu
osa faire six mille bouteilles de vin mousseux. On cria à de conduire de grands à la ville, les Champe-
troupeaux
la folie au sacrilége. La folie se trouva sagesse. La nois avaient de n'en mener fois que
imaginé chaque
Champagne exporte aujourd'hui autant de millions de quatre-vingt-dix-neuf. Un jour enfin, le fisc impatienté,
bouteilles que le négociant d'Epernay en fabriquait de saisit le berger' et le réunit à son troupeau ,en disant
milliers, il y a quatre-vingts ans Dans les bonnes an- ·~ Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font
nées, elle en deux ou trois fois autant, et eertai- « cent ])êtes. » Avouez si l'histoire n'est vraie,
produit que pas
nes bouteilles quelques-uns des beaux noms de elle est bien digne et que de l'être, les Champenois ont
portent
France. Un 1\Iontébello peut bien faire aujourd'hui, sans spirituellement expliqué que c'était par trop d'esprit
déroger, ce que faisait la maréchale d'Estrées sous qu'ils passaient pour si bêtes.
Lous XIV. Nous ne faisons que longer la Champagne Pouilleuse;
Mais oubli impardonnable tout en me remémo- c'est à notre droite, et jusque versTroyes, qu'elle s'é-
rant cette histoire, j'entrais au buffet et j'y pris une tend. Pour en avoir une juste idée, il faut avoir été à
sandwich avec un verre d'eau. Être au pied du coteau Châlons et à Arcy-sur-Aube, dans une diligence dislo-

d'Ay et lui faire cet affront! A présent je me rappelle quée qui fait bravement ses quatorze lieues en douze
avoir vu quantité de- petites bouteilles au bouchon d'ar- heures. Si vous êtes parti par une journée humide, grise
gent qui, à certaine table, se vidaient lestemnnt. Des et à l'avenant du paysage, vous trouvez des chemins ra-

Anglais étaient là. Le Gui,dc leur avait dit ce qu'il fallait ,vinés, où le pied glisse et se colle, et qui se trainent sur
faire à cette station et ils le faisaient. Oh! rouges insu- des collines affaissées et sans forme. Autour de vous,

laires, vous êtes de dignes voyageurs', et votre estomac des champs de seigle et de sarrasin où le coquelicot et
connait-bien tous les pays par où vous avez passé! Je les herbes parasites dominent, mais sans couvrir entiè-
suis sûr qu'à
Strasbourg, à cette heure, leur table est rement le sol qui apparalt, de place en place, gris et
servie de jambon, de pâté
de foie gras et de vin du Rhin farineux, comme la peau sous la laine d'un mouton

que je Stlis bien capable d'oublier encore, peut-être galeux. Çà et là, des carrés de sapins qui ne verdissent
même de choucroute que j'oublierai certainement. jamais; quelques ormes tordus et rabougris, ou un su-
Pour un Français qui, il y a vingt-cinq ans, fut Cham- reau malingre qui ne parviennent pas à donner d'om-
deux mois, l'inconvenance était grande, et brage de loin en loin un moulin à.vent qui projette sur
penois durant
d'autant plus grande de ma part, que je .suis persuadé, le ciel ses bras décharnés mais partout cette boue lal'-

quoi qu'on en dise, qu'il passe quelque chose de la na- leuse et cette terre d'un blauc sale, la plus odieuse des
ture de ce vin ou du caractère qu'on lui a donné à ceux couleurs.

qui le fabriquent et qui en boivent bien un peu. Malgré La construction d'une maison n'est, dans ce pays, ni
leur renom fàclielix quant à l'esprit, les Champenois difficile ni coîtteuse. Le propriétaire d'un champ veut-il
se glorifier d'un grand nombre d'hommes il- se donner un logis? Il creuse un trou, voilà la cave;
peuvent
lustres. Une bonne de ces fabliaux caustiques, la craie qu'il en tire, délayée et pétrie dans une sorte
partie
de ces contes salés
où le seigneur, voire même le curé, de gauffrier en bois, forme des caoreaux de terre, qui
au soleil ensemble avec cette même
étaient joyeusement pris à partie, sont nés dans la Cham- sèchent et qui, liés
Aussi suis-je tout disposé à accepter boue un peu liquide, deviennent une chose laide et bête
pagne. l'explication
à Napoléon du proverbe fameux « Quatre- ni une maison. Mais gare
donnée qui n'est ni une chimmière
vingt-'dix-neuf moutons et un Champenois font cent qu'une grosse pluie ne survienne avant que tout ne soit
bêtes. » fini; la muraille s'effondre, les carreaux de'terre rede-

« Sire, lui disait ,un grave président né dans la. pro- viennent ce qu'ils ont été, de la boue, et la boue re-.

vince, un comte de Champagne eut" un jour besoin d'ar- tourne à son trou crz cl~gnille, dit le paysan, avec une

gent. Cette emie prend quelquefois aux princes. Il re- expression aussi laide que la chose, et tout est à recom-

garda sur tout son comté, et n'y voyant que maigres mencer.
terres, chétives masures et gens, à l'avenant, il ne savait Ces plaines immenses où il n'y a guère .que les mou-
sur quoi asseoir habile homme tons bien, ont cependant leur poésie; le
l'impôt prémédité. Un qui poussent

1. On obtient les vins mousseux en mettant en bouteilles dans lés dans la bouteille. Mais on ne sait pas encore la produire à volonté.
mois d'avril à aoùt qui suivent le pressuirae, par une tempé;rature Chaque bouteille, destinée à l'Allemagne ou à la Suisse, reçoit six
d'au moins vingt à vingt-quâtre degrés. La mousse est le résultat ou huit pour cent d'eau-de-vie et de sucre candi pour l'Angleterre
du gaz acide carbonique produit par la fermentation qui, .contra- et la Russie, il en faut mettre jusqu'à quinze et seize pour cent..
riée dans le tonneau, s'y est à peine développée et se reproduit (Voy. Rendu, ~rrrpélo~raphie fraraçaise.)
LE TOUR DU MONDE. 341
342 LE TOUR DU MONDE.

désert a bien la sienne. C'est déjà quelque chose que et sans vie, c est au ciel qu'il faut regarder pour y ad-
l'espace et les vastes horizons qui laissent courir au loin mirer les nuages empourprés du soir, ou, un jour d'été
les yeux et la pensée, tandis que flotte au-dessus de les préludes d'un grand orage; soit encore ce que je vis
la tête un pan de
large d'azur ce manteau
et d'or dont il y a quelque vingt ans, dans cette solitude, un lever de
le ciel enveloppe la terre. Mais au pied de ces col- soleil aussi beau ceux de Claude Lorrain
presque que
lines crayeuses coulent aussi des ruisseaux dont les sur l'Océan.
eaux ne sont pas toujours blanchâtres et qui entretien- Le commençait et laissait
apercevoir un
crépuscule
nent sur leurs rives un peu de fraîcheur et de ver- ciel encore de nuages et d'ombres. Tout à coup,
chargé
dure. Toute la vie de la plaine s'y concentre les liom- en un point de l'Orient, au bord même de l'horizon, ces

mes.y demeurent; les oiseaux y chantent; le sol y est se nuancèrent de teintes qui, d'un moment à
vapeurs
.fécond et les seuls arbres de cette région y croissent, l'autre, devinrent à la fois vives et plus sombres.
plus
l'aune, l'ormeau, le bouleau à la blanche écorce et le Des mouvements étranges s'y prodÙisirent qui changèrent
peuplier aux feuilles tremblantes. La nature sait à chaque instant leur aspect et leur forme. Bientôt ce fut
pla-
cer partout des harmonies ou des oppositions qui font une fournaise ardente où semblait s'accomplir un travail
rèver. Il faut si peu à l'incomparable altiste faire de La lumière et les ombres figuraient'les
pour cyclopes.
un tableau charmant, et une oasis dans un désert l'est flammes et la fumée se mêlaient confusément. Des
qui
toujours. lueurs brillantes en jaillirent et, comme une
gerbe de
Parfois aussi de grands spectacles s'y déploient. feu qui se délie et s'élance, s'épanouirent en éventail à la
Quand la terre est si triste, sans forme, sans caractère surface du .iel. On eût dit des glaives d'or qui étaient

Les landes de la Champagne. Dessin de Lancelot.

de ce foyer central jusqu'au zénith. C'était bien mée montait lentement au-dessus des toits d'un village
projetés
en effet la lutte de deux puissances ennemies, le jour et où les ménagères diligentes se mettaient déjà au travail
la fournaise tour
les ténèbres. Cependant devenait plus ar- de la journée. L'homme aussi reprenait à son pos-
deute; les couleurs plus vives; le ciel s'éclairait Peu à session de son domaine.

peu les glaives de feu s'éteignirent et les dernières om- Éperna5~, où nous étions tout à l'heure, est le chef-
bres de la nuit s'effacèrent; enfin l'astre montra, au- lieu d'un arrondissement qui renferme Champaubert,
dessus de l'horizon, le bord étincelant de son disque en- Montmirail et Vauchamps, noms immortels, puisqu'ils
flammé le roi de la création sortait radieux de sa c;ouche ne sont des
pas ceux de batailles qui ont asservi peuples
nocturne. ou satisfait l'orgueil d'un conquérant, mais de victoires
Le fini ait ciel, mais un la plus
majestueux phénomène était qui ont été bien près de sauver la France de
autre commençait sur la terre. La nature entière s'éveil- grande honte dont un puisse ètre affligé, l'invasion
pays
lait, secouant le froid
et la torpeur de la nuit. Un fré- étrangère.
missement courut dans l'air, comme pour saluer le Je tenais cependant à savoir pourquoi c'était ici plutôt
maitro de la vie qui ressaisissait son empire. Les arbres que là, que Napoléon avait, de la pointe de son épée,
des chemins dont la tète était en pleine lumière agi- écrit sur le sol de la Champagne, cette grande page
taient leurs feuilles au contact des d'histoire. Car on regardera attentivement dans les
premiers rayons, plus
de cette
tandis que le sa7i,iasin en t1eur laissait encore pencher choses humaines, plus on restreindra le domaine
ses blanches corolles sous le poids des gouttes de rosée divinité aveugle que les anciens appelaient le Hasard et
tant de crédules et de paresseux ado-
que le soleil allait boire, pour que l'abeille pùt venir qui compte encore
butiner dans leur calice. Enfin, dans le lointain, la fu- rateurs. Quand je fus arrivé au bout de la Champagne et
LE TOUR DU MONDE. 343

chemin j'en eus bien étudié_la avaient


que, faisant, carte,. je compris que la vie ne se passait point là comme
trouvai dans la géographie la réponse. ailleurs. C'était la ma~~lc oit se tenaient les plus vaillants
Depliis notre départ nous n'avons cessé de monter une et les plus hardis. Cette distinction serait pour la Cham-
pente fort dôuce, mais s'élevant toujours, par une série pagne d'autant plus nécessaire que la géologie l'impose
de crêtes saillantes qui courent circulâirement autour de et que l'histoire l'accepte.
Paris en
augmentant d'altitude, à mesure qu'elles s'en On pourrait, en effet, dire d'elle ce qu'un moine, dont
éloignent, de sorte que la grande ville, vers laquelle tout chevelure avait été largement tonsurée, disait
l'épaisse
afflue, occupe le point le plus bas d'une immense dépres- de l'Armorique, qui semble morte
tandis à l'intérieur
sion demi-circulaire. Autour d'elle le terrain se relève qu'elle est si vivante sur les bords, et qu'il comparait à
par bourrelets superposés jusqu'à l'Ardenne, de manière sa tète chauve entourée de la couronne monacale. Cette
à figurer une série de bassins emboités les uns dans les à son
grande plaine, sans bois, sans moissons, est bordée,
autres et dont on atteint successivement les bords. pourtour, de riches terroirs où reparait une belle et puis-
De la.gëographie passez à l'histoire et vons verrez que sante végétation. Ainsi Vitry-le-François, Saint-Dizier et
ces crêtes saillantes ont été, naturellement, des positions Vassy, par où l'on en sort pour entrer en Lorraine, ont
militaires, et que sur elles se trouvent tous les champs des eaux abondantes, de grasses où paissent de
prairies,
de bataille oit la France s'est rencontrée face à face avec nombreux et quelques-unes des belles forêts
troupeaux,
l'invasion. Sur le premier que la Seine coupe près de de France. Il y a presque cachée sous l'herbe et sous
Fontainebleau, sans l'empêcher de se continuer les bois, une petite rivière, la Blaise, qui roule de l'or,
jusque
derrière Versailles, je vois Montereau, Nogent, Sé- tant elle fait marcher de moulins et d'usines. Le minerai
zanne, Vauchamps, 1Vlonlmirail, Champaubert, Épernay, de fer, et un des meill6ui,s, est à deux pas. D'un coup de
Craone et Laon, oit la terre a tant bu de sang. Près du hache on abat l'arbre qui sera le combustible; d'un coup
second, Troyes, Brienne, Vitry-le-François, Sainte-PIe- de pioche on ouvre la mine, au-dessous de la forêt même;
nehould, Valmy. Au troisième, les défilés de l'A¡;gonne, le sable de la rivière fournit le fondant; et une popula-
Sur le quatrième, Bar-sur-Seine, Bar-sur-Aube, Bar- tion nombreuse de bûcherol15, de charbonniers et de for-
le-Duc, Ligny. Près du cinquième, Châtillon-sur-Seine, gerons vit de cette belle et vieille industrie. A l'usine,
Chaumont, Toul, Verdun. Le sixième est formé les comme le haut fourneau
ne peut attendre ni se reposer,
par
coteaux élevés (lui s'étendent de Langres à Metz, à les ouvriers sont partagés en escouades qui tour à tour
Thionville, à Longwy, à Montmédy et à Mézières. travaillent six heures et se reposent autant. Tous habi-
mon cher
ami, comment j'ai traversé la maigre tent autour de l'usine
Voilà, même, qui semble un gros village
Champagne et le mince butin que j'ai pu y faire en cou- et une seule famille. Chacun a sa maison entourée d'un
rant. J'ajouterai à toute cette géographie un détail phi- Aux travaux de la forge qui donnent le sa-
petit jardin.
cette est si éminemment laire, ils ajoutent celui du champ
lologique province française qui donne la santé. La
qu'elle n'apoint de patois, quelque effort qu'on ait fait veillée se fait en commun la femme, les filles viennent
pour lui en trouver un. coudre et tricoter, à la lumière de tous ces feux, aux c4~-
tés du mari, du père et des fils, qui n'en travaillent que
III mieux.
Rien de curieux et d'imposant comme le spectacle du
ENTRE CHAMPAGNE ET LORRAINE.
soir, quand on voit la flamme qui jaillit au-dessus des
La Champagne et un moine tonsuré. Les hauts fourneaux toits et que le conducteur du fourneau, armé d'une.
de la Blaise. L'Argonne et Goetbe.
lourde barre de fer, fait la percée au bas du creuset.
Bien que je sois
allé, cette fois, tout d'une traite de Alors la fonte enflammée 'ruisselle dans les moules en
Paris ¡t Strasbourg, il faut que vous supposiez que je me projetant tout autour des milliers d'étoiles bleues, verte's
suis arrêté à mi-chemin, vers Saint-Dizier, aux forges et rouges, les fusées d'un
qui éclatent et brillent comme
du Buisson. J'y suis venu, il y a quelques années, et je feu d'artifice. Plus loin, c'est le fer qu'on remue comme
dois ce souvenir à l'excellent homme une pâte dans le four ~t pudler,
qui ine montra alors qu'on porte sous un mal"
ce coiu de la France 1. Vous si vous le teau
prendrez cela, pesant plusieurs milliers, qui le pétrit et le façonne,
voulez, pour un aparté; on en faità la comédie, on tantôt à coups puissants et redoublés, tantôt avec la pré-
peut bien en faire en voyage, au milieu d'une causerie cisio'n mesurée et lente de l'outil le plus délicat dans la
vagabonde comme celle-ci. main la plus légère. Des lueurs éclatantes que l'œil ne
Les anciens Allemands désignaient leurs frontières et, à côté, d'épaisses des lavcs in-
peut fixer, ténèbres;
par un mot particulier et leur donnaient une législation candescentes auprès de la rivière qui tombe avec fracas
et curieuse que vous trouverez dars Grimm. Ils sur les de l'énorme demi-
spéciale palettes roue; et ces géants
nus qui semblent jouer avec le fer, le feu et l'eau; et les
1. 1\I. Danelle, maître des forges du Buisson et du Chatdier que
femmes, les enfants, tranquilles ou joyeux, au milieu de
ses fils ont gardées. Quand '!II. -Lancelot s'est présenté au Buisson
pour en faire le dessin, l'usine, ne faisait que la moitié de son tra- ces forces bruyantes et redoutables que l'intelligence
vail ordinaire; ils ont tout remis en mouvement et l'allumé tous maîtrise et conduit. Dans les et elles de-
mallufactures,
les feux pour que l'habile artiste pût passer une nuit à tout voir
et à tout dessiner (voy. p. 346). Lui et moi leur en faisons ici nos vraient bien maintenant s'appeler d'un autre nom, l'ou-
remerciments. vrier est trop le serviteur de la machine non-seulement
LE TOUR DU MONDE. 345

elle travaille, mais elle semble penser pour lui. Ici a de braves gens ,derrière, et qui le seraient encore,
l'homme a encore.besoin d'autant de-force que d'adresse; la hache-du bú"cheron ait çà et là éclairci ces
quoique
les outils lui Õbéis_sent et la m1\tière, tout'en grondant, se bois.
soumet. Tout le monde connaît cette campagne, si intelligente
Tandis je faisais
que avec- mes cette pointe de la du chef, si héroïque
part de la part des soldats.
vers le sud, dans la région-boisée qui s'étend'de- la Je me garderai bien d'en parler en courant. Je ne pus
.Marne- à l'Aisne, et de Saint-DiZier à: Brienüe, le_comoi pourtant me défènclt'e d'une sôrte d'émoJ:ion religieuse en
-nous entraînait à travers une large plaine qui devenait passant si près de ces lieux où notre jeune àl'mée reçut
de plus en plus moutonneuse à :mesure que-noils. appuo= son.premier baptême de feu, et de gloire. Les émigrés
chions de Bar-le-Duc. Brlinswick « dué la
C'est que nous allions f¡;anchir qui guidaient ne savaient pas encore
l'Argonne, ces hauteurs qui forment:la séparation des révôlutioli est l'islâmislne, D mais ils ne~ voyaient dans
bassins de la Marne et de la 1\1e~se,. et où Dumouriez l'armée de Kellermann que des tailleurs et. des cor-
trouva, il y à soixante-huit ans 1 les Thermopyles de la donrliers- à qui le seul aspect de l'uniforme prussien fe-
France. Aujourd'hui, bien des choses ont changé de ce rait tomher les armes des mains. Il se trouva que « ces
côté, La vraie défense de l'Argonne n'était pas des cimes courtauds de boutiques» respiraient, comme de vieux
infranchissables, puisque nous le passons sans tunnel,. soldats, l'odeur de la poudre, et ce furent les bandes
par une tranchée profonde seulement de vingt-deux fameuses de Frddéric II qui reculèrent devant nos
mètres 1 mais il était couvert d'une vaste forèt conscrits.
coupée
de gorges et de ravins difficiles à forcer, il y Puisque je vais en Allemagne, un sou-
quand permettez-mOl

Un village de Lorraine. Dessin de Lancelot.

venir allemand. Goethé, déjà célèbre, suivait l'armée Lorsqu'il parla enfin, sa voix était grave,
longtemps.
prussienne, non en soldat, mais en curieux. Car c'était solennelle
moins une « En ce
que les coalisés
guerre croyaient faire qu'un lieu et dans ce jour, dit-il, une nouvelle
voyage à Paris, une course rapide et au bout une entrée époque commence pour l'histoire du monde. »

triômphâle. On allait plein de gaieté. et d'espérance Et la folle assemblée demeura, comme le poëte, silen-
croisade de gentilshommes et de paladins qui avaient le cieuse et pensive.
trône et l'autel à ¡;établir, une reine xdmirablement belle Au milieu dè nos régiments il avait vu ce
déguenillés,
à-délivrer, et, plus vif plaisir encore, des manants à que ne voyaient ni les princes, ni les hommes d'État, ni
faire rentrer, à coups de cravache,- dans leurs les-hommes d'armée les idées üouvelles avec leur irré-
comptoirs.
Chaque jour, vieux généraux et jeunes officiers se réu- sistihle puissance.
nissaiént autour du poëte, qui,
malgré la calme sérénité ~7iligt~-dell'x ans plits tard; aux mêmes lieux,
presque
de son puissant esprit, partageait leur confiance la France, luttait. contré une autre invasioh et succom-
pré-
somptueuse. Le canon de Valmydissipa cette fumée: Le bait. Napoléon, pourtant, était un .bien autre général
soir, au bivaç; onlui'deinimdait de chasser -a~rec sa verve que Dumouriez, et-la garde valait mieux que nos con-
ordinaire les sinistres scrits de Valniy. Mais à son avait
pressentiments qui déjà s'éveil- l'Allemagne, tour,
laient. Mais ils-1.'avaient- saisi lui-même il resta muet l'ivresse du:combat àvee 1"enilio'tisiasme de la victoire et
dé la liberté, tandis que nous n'avions plus que la ré-
signation héroïque qui. honore la défaite et ne la pré-
1. Aux cols de J,oxéville.et de Coutances. Là. il est vrai'se trou-
vent les peutes les plus fortes de toute la ligne, huit millimètres, vient pas. La force morale's'était déplacée',
346 LE TOUR -DU MONDE.

ces lieux et ces souvenirs. Aussi bien, nous dé le défendre. Entourée de trois côtés
par des monta-
Fuyons
voilà dans une ne les gnes et coupée de grands fleuves, couverte de forêts, elle
province (lui permettrait pas.
est une place forte dont les Vosges, l'Arde"nne et l'Ar-
IV gonne forment l'enceinte, la Moselle et la Meuse les fos-

sés, Metz la citadelle, Tliionville le poste avancé. Et elle


EN LORRAINE.
est bien approvisionnée de courage, car le rôle de pro-
La Lorraine est une forte. et le
place Bar-le-Duc, Commercy vince frontière a énergiquement trempé sa population.
cardinal de Retz. Les monastères d'autrefois et les usines
lorrains. La croix de de Si l'invasion du quinzième siècle fut brisée par la sainte
d'aujourd'hui. Les vins pierre
l'£tang-Saint-Jean. Pourquoi les £véchois? Un camp vo- héroïne de Va.ucouleurs 1, il ne tint pas aux paysans lor-
lant. Vue de montagne en cliemin de fer.
rains levés en masse, en 1814, qu'ils n'arrètassent celle
La est à nous moins d'un siècle, du dix-neuvième il y a des cadavres prussiens dans tous
Lorraine, qui depuis
est une des les francaises; le crnur les fourrés du pays.
pourtant régions plus
du bat et tous les bras arment quand
il s'agit C'était à Révigny-aux-Vaclies, gros' village sur l'Or-
pays y s'y

Bar-le-Duc. Dessin de Lancelot.

nain, que nous étions


par le Barrois. entrés en Lorraine Un camp romain est e"ncore reconnaissâhle tôut auprès
Je croyais cette province plus fertile et- mieux peuplée. sur les hauteurs de FaiIis, et la ville; assure-t-on lui
Dans la partie, du moins, que nous traversons, je trouve doit son nom celtique, parce qu'il barra plus d'une fois
le sol bien maigre et les villages bien rares. Il est vrai la route aux incursions germaines.
que beaucoup se tiennent au bord des ruisseaux, der- Commercy, l'autre porte du Barrois, au bord de la
et la véritable entrée de la Lorraine, avait aussi
rière des rideaux d'arbres qui les cachent l'été aux Meuse,
du convoi. Les autres perchent sur les coteaux, son château d'en haut et son château d'en bas. Retz, le
voyageurs
mais fort mondain de
avec des airs 1- qui a'p¡'ès tout,. leur vont .fort bien, de très-spirituel, cardinal, capitaine
petites cités apennines. Un soleil très-vif ajoutait à l'il-
lusion. Bar-le-Duc. est ainsi élevé sur la cime et le flanc 1. Domremy et Vaucouleurs sont près de la Meuse, à quelques
d'une colline. Ses serrées les unes contre les lieues dans le sud-est de Bar-le-Duc. Domremy, où est née Jeanne
maisons,
d'Arc, était un village de Champagne, mais dépendant de Vaucou-
autres', forment plusielirs étages de toitures d'un rouge leurs et de la seigneurie de Neufchâteau que le duc de Lorraine
cru, comme j'en aivu dans bien des peintures italiennes. tenait en fief.
LE TOUR DU MONDE. 347

hussards caché sous un camail d'archevêque y écrivit presque tous les mémoires ou présents. Ce châ-
passés
ses ~llérnoires, qui sont bien le plus amusant des livres, teau, rebâti à la fin du dix-septième siècle par un béné-
mais non le plus véridique, comme il arrive, du reste, à dictin pour un prince de Vaudemont et embelli encore

Vallée de la Aloselle, près Liverdun. Dessin de Lancelot.

par Stanislas Leckzinski, est bien déchu de ses splendeurs tant de cloîtres et d'églises on fait des hospices et des
royales. On en a fait un quartier de cavalerie, comme de manufactures. Les grandeurs d'autrefois abrItent "les mi-

Canal et chemin de fer, il Liverdun, Dessin de Lancelot. (Voy. p. 354.)

sères et les nécessités est


d'aujourd'hui. Chaque époque harcadères, quand l'industrie triomphante veut bien faire
caractérisée par ses monuments jadis les monastères, à à l'art l'aumône de Bélisaire, la compagnie
comme de
présent les usines, les théâtres, les casernes et les em- l'a fait pour son embarcadère
Strasbourg de Paris
3488 LE TOUR DU MONDE.

Le chemin de fer a lestement sauté l'Ar- font


par-dessus pas loin d'une demi-lieue de souterrains. Ils débou-
gonne, entre la Meuse et la Marne. Mais l'Ardenne, chent entre des coteaux de vignes, semés d'ar-
plantés
entre la Meuse et la Moselle, ne lui permet pas de ces bres et de maisonnettes, où nous voyons des chariots à
familiarités. C'est par-dessous, avant Liverdun, qu'il quatre roues et à grandes ridelles évasées que trainent
nous faut passer, par deux tunnels qui, ensemble ne un cheval en brancards et une ou deux vaches maigres

Varan~eville-Saint-Ni~.olas, près Nancy. Dessin de Lancelot.

attelées en flèche. Celles-ci, par leur marche lourde et A côté, marche le paysan avec l'inévitablë hotte de
semblent dire « Vous nous faites
là une faire bois qu'il ne quitte jamais femmes et enfants,
gauche, vignerons
besôgnè qui n'est pas la nôtre,'» et elles ont raison je et ouvriers, tous la poi~tent. Le L.ôrrain, avisé éfécohome,
voudrais qu'on n'infligeât jamais un travail rude et pénible sait qu'il y il. toujours, en cheminarit, un débris, un re-
à aucun des êtres qui ont le grand labeur de la maternité. but bon à ramasser. Chadue été sortent d'ici une multi-

Ruines de Lutzelbourg. -'Dessin de Lancelot.

tude de savetiers et d'éta~eurs de cuillers, la hotte sur dent pas leur temps à lever la tête pour écouter les oi-
le dos; que de choses,.au fond, quand ils reviennent 1 Seu- seaux du ciel, ou le bruit du vent dans les grands arbres.
lement, à vol de locomotive, on dirait une de La poésie a peu de charmes eux. Le surnom de
population pour
bossus Noverca artium, qu'on a donné à leur grande. ville, la
Des gens qui regardent si bien à leurs ne per- et vaillante, mais lacédémonienne, cité
pieds, patriotique trop
LE TOUR DU MONDE. 349

de. Metz, ils le méritent un peu tous. Pays d'action plus pendant la minuted'arrêt, j'ai vu une noce de village
que de pensée, la Lorraine qui a vu tant de ses enfants défiler devant la gare. Il y avait bien les violons, mais
maréchaux, officiers supérieurs et légionnaires n'a, je suivis d'un vigoureux gaillard qui, les manches re-
crois, que deux écrivains, Palissot et Gilhert, dont l'un troussées, portait, guise en
de bannière, pendus aux
compte' peine, dont l'autre peut-être a été trop cOll1pté; dents d'une fourche un énorme quartier de veau; des
deux artistes aussi Claudo Gelée, grand peintre, mais volailles et des lapins. La première eût réjoui les yeux

qui ne le fut qu'après avoir trempé son pinceau dans la, et le coeur de Lamartine; Pantagruel se fùt mis de la
lumière de l'Italie et dans la poésie
de la mer; Callot, seconde.
un véritable artiste lorrain, celui-là, par son goût du Nous voilà dans le riche bassin de la Moselle, dont
réel, le dessinateur ou le peint¡:e des Dlisèrcs_de la yierre. les habitants, en dépit de la latitude, veulent boire du
et des Pendi~s. vin de leur cru, et en font. Je ne vous dirai pas qu'on
Je ne sais plus dans
quelle province de l'ouest je ren- récolte là de grands. vins. Le meilleur de la Meur-
contrai irn jour une noce de paysans. C'était au lende- the, celui de Thiaucourt, ne se vend
que de dix-huit
main du mariage. Deux violons allaient en tête à travers à vingt francs 1'liectolitre mais celui de Scy, dans la
champs; derrière, dansaient et riaient parents et amis Moselle, monte à cinquante francs, quand il est vieux,
tous parés de rubans et de feuillage, tandis que les deux et on a vu des vins de Bar-le-Duc atteindre jusqu'à
fiancés, la main dans la main, sans mot dire, marchaient soixante-dix dans les bonnes années. Or, comme la Lor-
lentement le lougde la haie en fleurs. A Liverdun aussi, raine n'a pas consacré moins hectares a
de~ tr(mte ll1ille

Les camps.votants. Dessin de Lancelot.

cette culture w que le rendement moyen est d'aû moiIis chemins.de_ fer ont plus de respect ,pour les villes que
trente-cinq hectolitres 'à l'hectare, on voit qu'elle pro- pour les montagnes ils tournent autour de
poliment
duit plus d'un million d'hectolitres de. vin, et que cette tandis
celles-là, qu'ils passent sans façon tout au travers
industrie met quelque chose comme vingt millions dans de celles-ci.
sa poche; à moins qu'elle ne préfère, ce qui se pourrait C'est à peine si j'ai le ~les deux
temps d'apercevoir
bien, en mettre le produit dans son estomac. Les droits tours de la cathédrale de Toul richement décorées de
à peu près prohibitifs qui, depuis leur de pierre
1814; arrétent l'éspor- dentelle Je vous renvoie donc aux des-
tation sur Liége et le. Luxembourg, font passer dans la a tant de fois données,
criptions qu'on par le burin
consommation locale tout ce qui. ne
parvierit. pas à se et la plmne, des -splendeurs' de Nancy, une de nos
faire transformer, à Châlons ou à Épernay, en champagne villes de où- la ligne
province droite, et la colonne ont
du plus authentique. le plus t6t régn.é. D'ailleurs, à ces monuments dont
J'aurais voulu visiter Toul la Sainte, Nancy la Royale, elle a le droit d'être fière, mais dont on trouve partout
et Lunéville la Militaire où la campagne est si verte, mais la
l'équivalent, je préfère petite croix de pierre de
où la jeune fille regarde bien plus les beaux cuirassiers. Saint-Jean
l'étang 1. Là, une grande justice a été faite
Nous les traversons à toute vapeur et de côté, car les et une a été donnée;
grande leçon là, a été brisée, il y a

1. Fabert, Lasalle, Custine, Richepanse, Grenier, Molitor, Le-


clerc sont de Metz; Ney de Sarrelouis; Oudinot,
ExcelUlans, Lo- 1. Cet étang, aujourd'hui desséché, est une prairie que le 611e-
beau et Gérard de la Meuse; Drouot de Nancy, etc. min de fer traverse, et où g'élève la gare de Nancy.
350 LE TOUR DU MONDE.

quatre siècles, l'ambition la: plus brutale et la plus sté- villeslorraines, Verdun et Metz, les capitales du pays
rile. Le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, qui des Évéchois.

périt au siége de Nancy, en 1477, réunissait en lui les Tout en roulant à travers la
et jolie vallée de
fraiche
vices des deux époques entre lesquelles il vécut. Il avait la Meurtbe, qui descend des Vosges et finit près de

déjà la violence de volonté des rois absolus qui allaient Frouard, ait bord de la Moselle, je cherchais pourquoi
venir, et il gardait encore les passions emportées et fé- ces trois villes avaient eu des destinées si complétement
roces d'un seigneur féodal du moyen âge. La France, la distinctes de celles du territoire qui les enveloppe cités
Suisse l'Allemagne et toutes les provinces de l'État gauloises quand le reste du pays est comme désert
bourguignon auraient pu dire comme le duc René municipes romains, villes épiscopales, villes libres, for-

quand il prit la main du cadavre


qu'on venait de trou- mant au milieu du duché de Lorraine, sans se toucher par
ver nu dans la glace d'un marais «-Cher cousin, Dieu aucune frontière, trois États souverains, les Trois Évê-
ait votre âme vous nous avez fait moult maux et dou- cliés, et, pour finir, conquis par la France deux siècles
leurs. » avant la province au milieu de laquelle ils étaient placés.
Nancy et Lunéville sont des cités toutes modernes A les voir sur la carte, elles forment un triangle qui a
l'une ne fut d'abord qu'un repos de chasse, à l'entrée de deux de ses sommets sur la Moselle et le troisième sur
la grande plaine de Blamont; l'autre, Nancy, une forte- la Meuse. Ces deux fleuves ont été, surtout le premier
resse féodale, au milieu des marais. Mais Toul est une qui débouche en pleine Allemagne, la grande route des
des plus anciennes cités des Gaules; comme deux autres invasions gerrnanïques en Gaule, car les bords des riviÈ-

Vallée de la Zorn. Dessin de Lancelot.

res sont les premiel;s chemins des nations. Comme tou- région, le refuge de la vie et des libertés municipales,
la résistance s'est concentrée du côté oit venait sous la protection obligée de l'Église, parfois malgré
jours, par
le péril. Metz et Toul ont barré la Moselle était la elle. Ces positions avaient été si bien choisies que la
qui
route de France a encore là trois de ses forteresses, dont une des
la ,plus menacée, et rendu difficile le passage
l'Ardenne. Verdun a barré la Meuse et couvert le pied de meilleures.
Ces trois ont donc été comme les Me voilà donc, encore une fois, courant d'un
côté, tan-
l'Argonné. peuples
sentinelles avancées de la race du côté de la dis que le convoi court d'un autre, et descendant la Mo-
celtique
Germanie.. selle et la Meuse tandis
que nous franchissons la Meur-

Ce rôle leur donna une the. C'est l'inévitable effet de cette rapidité
force, une richesse que les Ro- d'impressions
mains se gardèrent bien de déplacer. Ils les accrurent, à laquelle on a besoin d'échapper, en fermant les yeux

au contraire, en les mettant sous la protection de leurs du corps pour ouvrir ceux de l'esprit. Comme, aux meil-

lois civiles et de leurs institutions urbaines. Quand le leures places, dans les wagons, on ne voit que de côté

christianisme prit possession du nord-est de la Gaule, il et qu'il n'y a que lés choses très-éloignées qui restent
ne trouva de ce côté que ces trois villes et y fit resider nn instant en vue il faut bien de temps à autre, se

ses les princes', les bourgeois, les investirent à donner le plaisir d'une excursion.
évêques;
l'envi de priviléges et d'autorité de sorte qu'au moment Pour le moment, nous entrions dans une plaine cou-
et" de quelques.villages. A Va-
où la féodalité couvrit le reste du pays, elle heurtavai- pée de bois, de ruisseaux
nement aux portes des trois cités furent, dans cette rangeville-Saint-Nicolas, petite ville déchue, nous avons
qui
LE TOUR DU MONDE. 351

un curieux eftet de lumière. Au milieu de la vallée qu'en- milles d'Alsaciens, Tziganes de l'Occident, .qui chaque
veloppent des collines d'une ligne assez ferme, çoule une année quittent leur province pour aller vivre au loin,
rivière, la Meurtlie, toute tachetée d'ilots herbus, à fleur durant tout l'été de mille industries suspectes.
d'eau et où se reflète une haute église de fière tour- Dans une mauvaise voiture attelée de quelque chose
nure un orage qui arrive la rend plus grande encore. dont Scarron n'aurait fait l'ombre d'un cheval,
pas
De lourdes nuées écrasent le village qui entoure l'édi- s'entassent père mère enfants dtguenillés, demi-nus
fice et l'effacent sous des ombres noires que celles et sales. Ils y dorment les plus jeunes dans
aust~ pèle-mèle,
de la nuit. Mais les wagons passent
pJ9s vite que l'orage des corbeilles attachées aux ridelles de la
voiture le
et l'œil n'aperçoit qu'une grande silhouette dentelée et reste, au fond, dans la paille. Quand on les voit dehors,
sombre dont l'image tremble à la surface de l'eau qui la on ne comprend pas comment ils ont pu tous entrer.
continue et l'entrarne. On le dirait, du moins, tant s'u- Le vrai Bohémien garde son cachet d'origine de
nissent ici'et se confondent harmonieusement la lu- beaux traits, un ail.noir et profond, une figure quel-
mière, le mouvement et la forme, les trois beautés du sinistre mais toujours l'air de ces
quefois intelligent
paysage. races orientalesqui conservent, jusque dans la dégra-
Plus loin, je vis un de ces ca~nps volcc~tts qui sont l'ef- dation, la majesté de l'homme. Pour les nôtres, la faim,
froi de la Lorraine. Les paysans ainsi ces fa- le vice flétrissent leurs traits et ahëtissent
appellent l'ignorance,

Paysage Saverne. Dessin de Lancelot.

leurs visages. Un enfant est presque beau; avant le soleil, à rôder au milieu des champs, dans les
toujours
ceux-ci ont déjà tant de ruse dans les yeux ou de mi- vignes et si près des fermes?
sère sur le corps qu'on souffre à regarder ces figures qui Notre convoi les nôtres arrètés sous un bou-
surprit
ne rient jamais, mais qui toujours ce qu'il y
guettent quet d'arbres et en répétition
de leurs exercices. Le père
aurait à recevoir ou à prendre. se glissait le long d'une oseraie; les fils préparaient leurs
Ils partent quand l'herbe a poussé le long des che- en cadence avec un mauvais violon que le frère
tours,
mins pour la bête, et l'osier dans les haies et au bord aîné raclait, et la mère mettait le ffu sous 'Une marmite
des ruisseaux pour toute la famille. Leur industrie loa- de fonte, probablement, le seul ustensile du ménage, où
tente est de faire des paniers et ils y sont fort habiles, cuisait une olla Gil Blas n'eût certes
pôdrida que pas
mais je doute que jamais marchand d'osier leur ait rien au licencié Sedillo.
présentée
vendu, et je ne pense pas que les aliments, sauf le pain, Au delà de Lunéville, on commence à apercevoir les
leur coûtent beaticoup plus cher. Ils établissent leur Cette vue réveille tous mes souvenirs d'anciens
Vosges.
campement auprès d'un village, non au milieu on les voyages en Suisse, et je subis déjà cette sorte d'attraction
verrait trop. Le jour, le père fait des corbeilles, tandis que les montagnes exercent. Je me prépare à les bien
que les femmes frappent à toutes les portes pour vendre voir les voici. Hélas nous entrons sous terre et les pas-
et mendier. Le soir les enfants vont dans les auberges sons dans une suite de tunnels sombres et bruyants. De
faire des tours d'adresse. Mais le matin
que font-ils temps èn temps on revient au jour, et une fraîche val-
352 LE TOUR DU MONDE.

lée YOnSsourit; la forêt, les rochers se a il faut demeurer. Le valet de


surplombants Non, madame,
montrent; quelques ruines même, celles des châteaux de de la distribution des
chambre-tapissier, chargé appar-
Lutzelbourg, de Haut-Bar et de Géroldseck, se laissent tements, faisait la et répétait tout bas à son
grinace
entrevoir, mais comme une décoration qui, au maitre il n'y a pas de quoi la loger.
d'opéra «;Monseigneur,
coup de sifflet du machiniste, change à vue la locomotive Taisez-vous, vous êtes un sot; est-ce que l'apparte-
lance dans l'air son sifflement aigu, tout et nous ment des bains est plein?-
disparait Non, monseigneur. N'y
retombons brutalement dans la nuit. « a-t-il pas deux lits?-Oui, monseigneur, mais ils sont
Nous sortons de l'autre côté de la montagne, dans la dans la même chambre, et cet officier. Eh bien,
vallée de la Zorn, à Saverne, la cle. de ne sont-ils pas venus ensemble? Les gens bornés comme
qu'on appelait
l'Alsace, parce que la voie.romaine de Metz à Strasbourg « vous voient
toujours en mal. Avec un pareil maitre
y passait. J'y aperçois un gros château rouge, qui aurait de maison tout est bonheur; aussi le temple ne désem-
assez. bon aspect s'il était bâti cent pieds plus haut. plissait pas et il n'était femme ou fille de bonne maison
L'empereur y offre l'hospitalité aux veuves des hauts qui ne rêvât Saverne. Je
remarquai y était de
que tout
fonctionnaires pas une ne veut y venir. bon conseil, des où il -y avait
jusqu'au-dessus portes,
Voyez la contradiction, toutes y venaient, il y a cent ans, pour légende le mot latin stcadere, »
persuader.
mariées ou non. C'est qu'il s'y i.rouvait alors le plus ai- A Saverne, nous sommes en Alsace; le pays est vrai-
mable et
le plus prodigue des évêques, le cardinal de ment beau point de montagnes, mais des collines élevées,
Rohan. Le marquis de Valfons dont on vient de où çà etlà
pu- perce le roc, avec des teintes rosées d'un as-
blier les souvenirs, a vu Saverne dans toute sa gloire. pect charmant; puis des forêts, des prés, des champs, de
La maison, dit-il, comptait sept cents lits, cent quatre- la fertilité, du travail et sans doute du bien-être. Le sol
vingts chevaux, des calèches à volonté. Il y avait toujours me paraît il doit y avoir là beaucoup
très-divisé; de
de vingt à trente femmes des plus aimables de la pro- cette petite propriété qui sait faire sortir tant de choses
vince, sans parler de celles de la cour et de Paris. La de quelques de terrain. Les en effet,
perches villages, se
plus grande liberté y régnait; un maitre d'hôtel parc;ou- on est en moisson. Des femmes
multiplient; pleine au
rait le matin les appartements, note de Cf1UX qui costume éclatant conduisent des boeufs
prenant d'allures très-dé-
voulaient être servis chez eux. Le soir tout le monde sou- Le maïs, le tabac, le houblon,
gagées. poussent partout
pait ensemble, ce qui avait toujours l'air d'une fête. Le diversité de culture une population
qui annonce active et
cardinal trouvait des expédients à tout. Le château était la flèche de Strasbourg
intelligente. Enfin, pointe à l'ho-
si plein, un jour que j'arrivais de Strasbourg avec quel- et quelques minutes
rizon, après nous entrons dans cette
ques femmes, qu'une dame venue avec un jeune mili- grande forteresse de la France au bruit, non pas du ca-
taire crut qu'il ne.fallait Elle du tonnerre
point prolongerson séjour. non, mais un orage diluvien après un so-
vint prendre congé du cardinal qui demanda pourquoi leil torride.
un si prompt cc l'univers est 'ici;.
départ. Monseigneur, V. DURUY.
cc je reviendrai
quand ( la--hmle sera un peu diminuée. (La s~eiae à la prochaine liuraison.

Avant Strasbourg. Dessin de Lancelot


La catliéd-rale de strl:s¡'ourg.-Dessin de Thérond d'après une photographie.

111. 75" ~.rv. 23


3511 LE TOUR DU MONDE.

DE PARIS ABU C HA RES T,


CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES',

PAR M. V. DURUY

f8GO. TESTE ET DESSINS INÉDITS.

3 août. faire circuler


Strasbourg,
presque sans frais des masses énormes de
EN ALSACE. marchandises. Plus un pays en a, moins ses transports
lui coûteut, et plus il lui reste d'argent
Deux ennemis. Une Venise allernande. Du haut du Mlïmster: pour ses autres
Castor et Pollw. Les Cigognes L'Alsace à vol d'oiseau. affaires. Il importe donc de lie pas sacrifier un des adver-
saires à l'autre, et puisqu'on a tant donné depuis vingt
L'orage d'hier, aux éclats retentissants, s'est changé 1 ans aux chemins de fer, qui font fortune, il est juste qu'on
en uhe de ces pluies fines et bêtes qui tombent sans donne un peu, maintenant, aux rivières qui dépérissent.
rime ni raison, comme il me semblait
qu'on n'en voyait Ne vous 'êtes-vous jamais étonné de voir que le génie
qu'à Paris en novembre et ~l Rouen à peu près toute de Papin, de Watt et de Stephenson, doublé de celui dé
l'année. C'est à peine si je peux apercevoir la flèche de dix en tous
générations d'ingénieurs pays, aboutisse à
la cathédrale au travers de nuages sales et sans forme faire urie
transporter par machine, qui est le chef-
qui emplissent d'oll1bre et de vapeurs humides toute la d'ceuvre de l'esprit des pavés, des pierres
humain, de
vallée du Rhin. e ne ferai certainement pas le tort à des morceau~ de bois et de la houille fort peu
taille,
Strasbourg de le visiter par ce ciel sombre et bas; j'au- d'arriver
pressés puisqu'on peut les emmagasiner sans
rais peur de voir la honne ville en laid. et que le fleuve ou le canal voisins ne demande-
perte
J'aime mieux revenir un moment en arrière
pour vous raient pas mieux que de porter.
parler de deux choses que j'ài vues hier bien souvent, puis- La France a le plus admirable sÿstème hydrogra-
que je les ai traversées chacune sept et huit fois, mais dont phique de l'Europe cinq grands fleuves descendant à
il eîtt été malséant de prononcer même le nom en che- mers'. On a fait ensemble
quatre commuuiquer ces
min de fer la Marne et le canal de la Marne au Rhin. fleuves des et une tonne de houille
par canaux, venue
Les chemins de fer, en effet, et les rivières sont, des de la Belgique
pour charbonnages par Valenciennes, ou
le quart d'heure, deux mortels ennemis l'un fier et s'en aller,
d'Angleterre par Dunkerque, peut par nos
bruyant, dans l'éclat de la puissance et de la richesse, eaux intérieures,. ait Havre, à Mulhouse, à Marseille, à
avec la faveur de l'opinion publique; l'autre qui continue à Nantes ou à Brest. Avànt le 10 octobre 1853,
Bordeaux,
modestement et sans bruit ses vieux allant à elle n'aurait pu. aller jusqu'à Strasbourg, le canal de la
petits pas, mais allant toujours, et pourtant Marne au Rhin n'ayant été ouvert qu'à cette époque.
dédaigné,
parce que, aujourd'hui, il ne suffit plus de marc.her, il La Marne est une rivière descend du
gracieuse qui
faut courir. Les chemins de fer ont d'abord tué la mes- de Langres,
plateau très-française par conséquent, puis-
sagerie et la poste, ensuite le roulage ils voudraient bien n'a pas, comme le Rtiu, le Rhône et même
qu'elle la
tuer encore la navigation et mettre les mariniers à terre, ses sources à l'étranger. Mais les choses les
Garonne,
comme ils ont mis les postillons à pied. Ils y travaillent me sont
plus charmantes pas toujours les meilleures. Que
de leur mieux, avec les tarifs différentiels, les tarifs ré- de jolies femmes difficiles à
sont' revêches, capricieuses,
duits et les tarifs d'abonnement. La marine à l'État vivre La Marne est ainsi. Sous les dehors d'une honnête
paye
ou aux compagnies concessionnaires des canaux des taxes rivière aimant les prés fleuris, les iles verdoyantes et les
de quatre, et six centimes
par tonne et par kilo-
cinq longs détours ait pied des coteaux qui se mirent dans ses
mètre. Certains chemins de fer ont réduit ce droit, eaux limpides, elle a de si brusques et tant
pour emportements
ceux qui usent de leurs wagons, à deux centimes et demi. de caprices, que le commerce a dû faire divorce d'avec elle
Remal'quez qu'ils vont toujours, hiver comme été; qu'ils de Paris à Épernay. Entre ces deux points les marchandises
ne connaissent ni le froid, ni le chaud, ni les basses à destination des ports de la haute Marne sont transportées
eaux, ni la glace, et qu'ils arrivent à heure fixe, ce qui par le chemin de fer. Elles ne descendent le fleuve qu'à
plaît fort au çommerce. Tout cela' est donc de bonne l'époque où les grandes eaux ont fait disparaître seize
guerre et le public y gagne.
pertuis qui, en temps ordinaire, sont autant de cataractes.
Mais, d'autre les fleuves sont, comme disait Pas-
part, Ainsi, il est bon de le répéter faute de quelques mil-
cal, des chemins qui marchent tout s~uls. Ils peuvent lions jetés dans la Marne, ce cours d'eau, qui débouche
dans la Seine, reste comme inutile; et Épernàÿ qui peut
1. Suite. Dessius de M. Lancelot Voy. page 337 et la note. un bateau de vins à Strasbourg, au travers de
envoyer
LE TOUR DU MONDE. 3D5

et les dans une c'est au milieu d'un ma-


trois chaînes de montagnes, l'Argonne, l'Ardenne pas construit lagune,
Vosges, cinq vallées profondes, de la
celles rais qu'il a été bâti.
par-dessus
de la Moselle, de la Meurthe, de la Sarre et du Une éclaircie s'étant viens d'en parcourir les
Meuse, faite,je
ose rarement en confier un au fleuve qui baigne rues. Trois bras de l'Ill l'arrosent et on les traverse sur
Rhin,
Trois canaux aussi y arrivent
ses murs, pour qu'il le descende jusqu'à Paris. plus de soixante ponts.
à Vitry on a construit un canal Iâté-ral à la et le Rhin est à deux pas, de sorte que ,si les chemins de
D'Épernay
Àlarne, livré en 1845 à la navigation et de Vitry à Stras- fer n'existaient point, Strasbourg serait dans la plus ma-
le canal de la tllnrne atc Rlain, œuvre magnifique commerciale du continent, au point de
bourg gnifique position
achevée en 1853, au prix de soixante-quinze millions. rencontre de quatre lignes navigables qui aboutissent par
avait fait commencer en 1809 le grand canal le Rhin à la mer du Nord, par la Marne et la Seiue à la
Napoléon
du Nord, qui devait joindre Dusseldorf à Anvers, ou le Manche, par la Saône et le Rhône à la Méditerranée, par
Rhin à l'Escaut et par conséquent à la Seine, le Mein, le canal Louis et le Danube 1t la mer Noire.
puisque
la Seine est liée à ce fleuve par les canaux de l'Oise et de Il y a quarante ans ces avantages auraient été im-
Le canal de la Marne au Rhin est la même menses, aujourd'hui les voies ferrées les réduisent de
Saint-Quentin.
le fut Toutefois il ne faut écoùter les pro-
pensée reportée plus au sud, comme notre frontière beaucoup. point trop
les de malheur qui s'en vont disant les canaux se
par les traités de 1814. Il coupe à angle droit toutes phètes
leurs denrées meurent! les canaux sont morts En canaux et ri-
rivières de Lorraine, ramasse qui n'avaient 1857,
d'écoulement vières ont encore de
qu'au nord, vers les Pays-Bas et la Prusse transporté cinquante-deux millions
rhénane, où le plus souvent la douane les arrêtait, et les tonnes, et les chemins de fer douze millions seuement.
et à l'est, vers le centre de la France et de gens et de ceux à qui l'intérêt ouvre
porte à l'ouest Beaucoup
l'Allemagne, en passant à peu près par les mêmes locali- bien les trouvent ll1ème que nous ii'en avons
de la haute
tés que le chemin de fer. Tous deux se suivent comme pas assez. A la dernière exposition Marne,
deux coureurs se heurtent, se croisent et se su- on avait construit avec de la houille une falaise au bord
rivaux,
perposent tantôt l'un, tantôt l'autre est dessous. Parfois d'un lac, et sur ce lac un bateau en miniature qui
ils sautent ensemble par-dessus une rivière, comme ils transportait lu charbon c'était une réclame p~aola.nte.
font à Liverdun pour la Moselle (voy. p. 3471). Ici c'est ta La haute Marne a de belles forêts, sa houille est belge
locomotive qui regarde de haut le navire; à Hommartiug, et prussienne elle vient de Mons et de Sarrebruch, en
le navire le lui rend bien, notre convoi passa à douze mè- payant gros pour faire sur une de ces routes trois cents,
tres en contre-bas du canal. Ils arrivent aussi aux mêmes sur l'autre cinq cents kilomètres, mais en payant bien
les quatre ou cinq
points à Strasbourg, où rien à peu près ne leur manque, davantage pour faire sur charrettes
et à Paris, où le service de la voie ferrée a bien tout ce heures qui Saint-Dizier du canal. Aussi ré-
séparent
du canal
qu'il lui faut, dans la plus belle de nos gares, mais où la clame-t-on par tous les moyens l'achèvement
marine n'a ni un grand port de déchargement, ni han- de la Sarre qui prendrait le charbon au plateau de la

gars pour abriter les marchandises, ni docks pour les mine, et un embranchement sur Saint-Dizier, du ca-

garder, ni cale pour réparer les bateaux, et oit l'ile Lou- nal de la Marne au Rhin, qui le conduirait aux usines

viers, encore inhabitée, donnerait tout cela si l'on y creu- de la Blaise Le transport ne coûterait plus que cinq à
sait un vaste bassin, qui serait pour le commerce de la six francs la tonne au lieu de quatorze francs quatre-
haute Seine et des canaux qui en dépendent ce que le vingt-quinze centimes pour la houille prussienne, et de
bassin de la Villette est pour celui de la basse Seine et seize francs quinze centimes pour la houille belge. La
des canaux du Nord'. C'est unegrande et, utile idée que différence serait bien plus sensible eucore pour les expor-

je livre.pour rien à ceux qui voudront la prendre. tations. Les usines de la haute Marne pourraient en-
Mais il y a deux Paris, celui de l'ouest qui est l'objet leurs fers et leur fonte à Valenciennes et à Lille,
voyer
de toutes les faveurs municipales, et celui de l'est qu'on moyennant un droit maximum de huit francs, au lieu de
o-ublie. Un ancien membre de l'édilité parisienne a cal- trente francs. A ces prix nos forges champenoises pour-
culé que depuis 1760 on a dépensé dans l'un, tout juste raient soutenir la concurrence anglaise.
autant de pièces de vingt francs qu'il a été donné à Autre exemple. En 1847 le chemin de fer d'Alsace
l'autre de centimes. réduisit ses tarifs pour attirer à lui une partie des trans-

Voilà, mon cher ami, une digression qui court le risque qu'opérait le canal du Rhône au Rhin. Le mouve-
ports
de vous paraître bien maussade. Vous voudriez des aven- ment de la navigation tomba soudainement de moitié et
tures, et je vous fais des raisonnements; de l'inconnu, et l'État qui en avait tiré en 1847 pour onze cent mille
je vous parle de choses à votre porte. Prenez-vous-en à francs de droits, n'en reçut plus, en 1848, que la moitié.
la pluie qui m'emprisonne et me fait rêver d'eau. Les circonstances politiques ne suffisaient pas seules à
Et puis Strasbourg est une Venise allemande. S'il n'est causer cette différence. Un décret de 1850 réduisit l'im-

1. Le quai de l'ile Louviers est très-insuffisant et constamment ne peuvent empêcher de gros vols de s'y commettre. Enfin, chose
encombré des marchandises les plus diverses, ce qui y-produit un étrange, il n'existe pas à Paris une seule cale pour la réparation
affreux pêle-mête. Les bateaux y sont amarrés en triple èt-parfois 1 des bateaux; ceux qui veulent réparer leurs avaries sont obligés
quadruple rang; et la ville n'y entretient aucun service de police. '1ùeretourner à leurs ports respectifs, au risque de couler en route.
Sans l'octroi, tout y s~rait à l'abandon, et les employés des douanes 1. On y compte 50 usines dans un parcours de 40 kilomètres.
356 LE TOUR DU MONDE.

pôt dû au Trésor dans une proportion telle (dix et cinq grâce à la munificence d'un particulier qui lui légua,
centimes par tonne et par kilomètre) que la concurrence il y a dix ans, plus de cent mille francs de rente; il, a
redevint possible, que le canal se remit à travailler, et même une véritable école de peinture qui a rompu avec
que le bas prix accroissant, comme toujours, la consom- la pratique et les théories nébuleuses de l'Allemagne,
mation, dès 1852 l'État percevait avec son tarif réduit un pour faire de la réalité intéressante, du réalisme; sans faire
tiers de plus qu'il. n'avait gagné avec son tarif élevé, soit témoin les Schlitteur~s cles Vosges, de M. Théophile Schu-
un million cinq cent trente-cinq mille cent vingt francs. ler. Voilà pour ses intérêts moraux. Quant à ses intérêts
Strasbourg ne doit donc pas désespérer de sa fortune, matériels, il est déjà le marché de l'Alsace et d'une par-
et, du reste, n'en a pas l'air. Avec la ceinture de pierre. tie de la Suisse, ce qui met pas mal d'argeut dans ses

que la politique lui a donnée et lui impose, l'espace lui mains. Il travaille à étendre le cercle de ses relations et

manquerait s'il voulait se faire industriel, mais il n'y pense veut qu'on trouve tout chez lui, même les dernières modes
pas et n'a qu'un bien petit nombre
de grandes usines, la de Paris. Un de mes compagnons de route qui ne voya-
Chartreuse entre autres, qui est si admirablement instal- geait, je crois, qu'à la seule fin de poursuivre des études
lée pour le bien-être des ouvriers. Il se contente d'être de dandysme, découvrit dans la rue des Grandes-Arca-
la ville de France où, après Paris, l'étude est le plus en des un faux col nouveau et s'indigna de n'en avoir pas
honneur, où les sociétés savantes sont le plus occupées, eu connaissance au boulevard des Italiens.
les collections, les bibliothèques le mieux remplies. Son Aussi plus de costume national. Déjà, dans un salon

Opéra du moins l'orchestre, ne le cède à nul autre, bourgeois d'il y a quatre-vingts ans, la saur de Frédérica

Plate-forme de la cathédrale de Strasbourg. Dessin de Lancelot.

se désolait d'être seule- porter les longues tresses hlon- patois allemand, ce qui ne veut pas dire le patriotisÜle
des, le corset écarlate et le petit tablier de soie. De la allemand., Les Alsaciens sont peut-être, avec les Lorrains,

bourgeoisie les modes parisiennes sont descendues dans les plus français de :nos provinciaux. L'an dernier, on leur
le peuple, Les campàgnards ont bien encore le gilet eÙt fait un sensible plaisir de leur donner un Solférino

rouge, la culotte courte, avec


un petit tablier blanc et le germanique; et quand les étudiants d'outre-Hhin essayè-
tricorne, dont un des côté5- se rabat sur les yeux; mais, rent de faire de la propagande, en invoquant leur sang
à la ville, le jupon écarlate et les larges de teuton ils leur répondireut avec. le meilleur français
chapeaux
paille enrubannés s'en vont, tout comme les deux cornet- qu'ils purent trouver d'avoir à déguerpir au plus vite.
tes noires nouées sur la tête et le chignon traversé d'une j'oilà de quoi embarrasser les grands docteurs d'ou-`
flèche d'or. Les ouvriers ont la blouse du faubourg Saint- tre-Rhin et même ceux de ce côté-ci qui parlent si perti-

Ailtoine, et je ne vois qu'une différence, c'est que les nell1111ent de la race et qui mettent tant d'idées et de sén-
cuisinières d'ici ne portent pas encore la crinoline dont till1ents imll1uables dans les globules du sang. Mais à
les nôtres sont si ï~eureuses; révolution qui en amènera quoi cela tient-il? Une garnison permanente de douze
sûrement une autre les propriétaires, pari~iens devant mille hommes est un grand moyen de propagande; en-
être par là forcés de changer leurs mesures, pour que la suite faire partie d'un grand peuple, d'une grande gloire,
cuisinière puisse au moins tenir dans sa cuisine. c'est ql,le-rque chose et avoir pour acheteurs trente-sept,
Deux choses indigènes se défendent avec millions d'hommes comme Mulhouse qui meublé la
opiniâtreté
un pavé détestable, malgré sa régularité et le France. ou l'habille de ses cotonnades, c'est beaucoup.
apparente,
LE TOUR DU MONDE. 357

Dansles âges barbares, se groupent selon dans ce conseil de muets et de fantômes à


les'peuples qui siégent
le sol et selon la langue. Ces deux forces gardent Francfort.
long-
temps leur puissance mais les opinions et les intérêts Strasbourg touche à l'Allemagne et lui bien
présente
en forment une autre qui domine la première. Stras- des bons côtés du caractère français le patriotisme, l'es-
bourg, resté libre, serait une petite ville 'd' Allemagne, prit militaire, le goût des choses de l'intelligence; mais
et c'est une grande et la force de la un des traits les plus marqués lui manque, la grâce.
cité, l'orgueil
France, ce qui ne lui laisse aucun regret de n'avoir Il faut l'avouer, si Strasbourg est propre, et
régulier
pas, comme Brême et Lubeck, un quart de voix à porter de tout point convenable, il n'est pas précisément beau.

Il n'a que deux monuments, sa cathédrale et ses forti- voit jamais. Ce que je distinguais bien, c'était la plaine
fications. Pour les voir d'un coup je montai aux toui~s. Il parfaitement unie qui s'étend des Vosges à la Forêt-
était de bonne heure, c'est-à-dire trop tôt. La brume, Noire et que le Rhin coupe en deux. Cette plaine a été
en effet, cachait l'horizon, et les arbres des remparts évidemment un grand lac qui s'ouvrait à Bâle et se fer-
cachaient la ligne des défenses. LesVosges semblaient mait vers le Taunus à Mayence. M. Élie de Beaumont
fort modestes; le Rhin ne se laissait voir que par des prétend que les deux chaînes ne formaient seul
qu'un
échappées; seule, la Forêt-Noire de l'autre côté dit fleuve massif dont le centre s'est effondré ouvrir une issue
pour
montrait des hauteurs dignes du nom de montagnes. Je au Rhin; ce pourrait bien être vrai.
cherchais avidement les Alpes de la Suisse. On ne les De là-haut je voyais la citadelle construite par LOltisXIV
358 LE TOUR DU MONDE.

autant contre Strasbourg que contre l'Allemagne et la ciel et aux enfers chacun à tour de rôle gèle' sur la
double enceinte de la cité, les écluses à l'aide desquelles plate-forme et ronfle
auprès du poêle.
on inonde les fossés, l'ile enfin qu'enveloppent deux des Strasbourg, je vous l'ai dit, a le culte de son Münster.
bras de la rivière et qui forment à l'intérieur de la forte- La ville d'ailleurs ayant pris la place d'un marais, on
resse un réduit pour une résistance désespérée. Il 5~ a n'y voit rien
que le ciel: donc, on monte à la souvent

pourtant quelque chose qui vaut mieux


que tout cela plate-forme de la tour, pour respirer à l'aise, regarder
pour la défense de Strasbourg; c'est que l'ennemi ne au loin et se laisser aller à cette vague et douce rêverie

pourrait aux environs donlle¡' un coup de pioche, sans qui vous prend si vite sur les hauts lieux. Mais Stras-
faire jaillir l'eau il se noierait dans ses tranchées. bourg aime aussi à diner et à boire; la plate-forme n'est
Je ne vous parle- pas toujours le théâ-
rai pas du dli«iste7~, tre d'une contempla-
de la fameuse hor- tion inactive on y
loge de Schwilgué festoie largement.
et de cette flèche Goethe raconte qu'il
à jour, qui monte venait souvent y goû-
plus haut qu'aucun ter, et un goûter al-
des monuments que lemand même de
l'homme ait bâtis la poëte, serait un so-
gravure en est par- lide diner ailleurs.
tout. Mais je note- Une inscription gra-
rai que Strasbourg vée sur la tour rap-
soigne sa cathédrale, pelle qu'en 1842 le
comme une ména- congrès scientifique,
gère hollandaise soi- siégeant dans la ville

gne sa maison. Elle fut convié par la mu-


est lavée, brossée, nicipalité à un grand
frottée du haut en banquet qui eut lieu
bas. Je défie qu'on sur la plate-forme.

y trouve six pouces Le Münster, vous le


carrée de muraille voyez, sert à tout.
accessible à la bros- La montée, la cha-
se où lt l' œilet la main leur et lé grand air
des surveillants ne avaient donné bon
passent point, cha- et grande
appétit
que semaine, peut- soif l'inscription
être chaque jour. Sur ne dit pas comment
la plate-forme de la se fit, ensuite, la
petite tour, à trois descente des trois
cent soixante mar- cent soixante mar-
ches de hauteur ches.
deux gardiens veil- On dit que les rues
lent en permanence, de Strasbourg, com-
avec un immense me certaines rues de
porte voix pour Rouen, gardent leur
crier à la ville, dès cachet dumoyen âge.
qu'ils roient briller J'ai vu peu de vieil-
une étincelle, qu'un les maisons en bois,
Une rue de Strasbourô. Dessin de Lancelot.
incendie s'allume. quoiqu'il y en ait en-
Afin de les obliger à rester la municipalité leur
là, y a core bon nombre à étages surplombant. On remarque
bâti une maisonnette, et, pour être bien sûre tien- constructions modernes faites
avec la pierre
qu'ils quelques
nent les yeux ouverts, elle leur fait sonner toutes les rose des Vosges, et presque ces grands toits qui
partout
quinzes minutes la grande cloche. Que là' ville dorme vont si bien à notre climat et. qui se prêtant à des combi-
ou veille, ils sonnent toujours. Voilà une drôle d'exis- naisons variées, finissent mieux l'édifice.
tence, passée à cent mètres en l'air, à remuer un bat- Une dé ces décorations A force
m'intrigua longtemps.
tant d'horloge En décembre et en il ne doit
janvier
pas faire bon là-haut, vers les quatre heures
du matin, 1. Notre gravure des vieilles maisons de Strasbourg est empruntée
à une planche du Strasbourg illustré, ou panorama pittoresque,
par une jolie brise de l'est. Ils ont 'la ressource de faire
historiq2~e et statistique de Strasbourg et de ses envirous, par
commé Castor et Pollux qui étaient alternativement au Frédéric Piton, 1855. C'est un livre qui contient de curieux ren-
LE TOUR DU MONDE. 359

'de regarder, je reconnus des nids, mais des nids à y cou- tion des poëtes. Avant la guerre de Trente ans on comptait
cher George et Baby. C'étaient des nids de cigogne établis en Alsace trois cents de ces châteaux. Que de larnres et
sur les chèll1inées les plus élevées de la ville. Chaque an- de sang avaient été versés autour de ces murs de granit!
née au printemps, elles arrrivent; elles partent à l'automne Êtes-vous dans la montagne Le plus riche tapis de
avec leurs petits, dont elles laissent beaucoup en route, verdure se déroule à vos pieds, semé de nOll1breux villa-
car elles reviennent l'année suivante en nombre égal il ges qui de là-haut paraissent de blanches fleurs émaillant
ne paraît pas s'accroitre. Surcinq ou six maisons j'en la prairie; plus loin, les eaux miroitantes du Rhin, avec

comptai treize
perchées au plus haut des toits, où la bon- leurs iles innombrables, vertes émeraudes sur un ruban
homie alsacienne les aide~ à construire leur édifice. d'argent. De l'autre côté du fleuve, les sombres teintes
Comme jamais on ne les inquiète, elles ne sont point fa- de la Forêt-Noire; plus haut encore dans le sud-est, les
rouches et on les voit faire gravement leur toilette du bout géants des Alpes qu'on n'aperçoit pas de Strasbourg à
de leur long bec, au milieu du bruit de la'ville, ou voler cause d'une colline qui les cache, mais qu'on voit très-
au-dessus du marché à un demi-jet de pierre. bien du Donon ou du ballon
d'Alsace, avec leurs neiges
Entre sept et huit heures, Strasbourg se couche ou éternelles qu'à çertains jours le soleil couchant dore de

plutôt se souvient qu'il est allemand. Il ferme ses bouti- couleurs ardentes, comme s'il allumait un immense in-

ques, mais ouvre ses brasseries. Alors les pipes s'allu- cendie sur leurs cimes.
ment, les voix s'élèvent et la bière coule à flots. Je n'ai L'industrie est venue ajouter ses richesses à celles du

pas attendu qu'il allàt dormir pour venir causer avec vous, sol, et une population forte, patiente, laborieuse, cultive
de sorte que je ne saurais vous dire jusqu'à quelle heure le blé, le tabac et la garance dans la plaine, tisse et teint
sa veillée se prolonge. Une chose certaine, c'est qu'à sept le coton à Mulhouse, forge le fer à Sainte-Marie-aux-
heures du matin, il bâillait encore et se frottait les yeux, M ines, les laiteries des Vosges et donne de
exploite
comme quelqu'un qui n'a pas assez dormi. braves recrues à notre grosse cavalerie.
Mais ces brasseries, refuge des vieilles mœurs alleman- de ces fabriques alsaciennes sont des
Quelques-unes
des, elles-mêll1es se transforment. La mode's'y glisse. modèles de bonne installation hygiénique et d'adminis-
J'en ai vu où les fumeurs laissaient une somme suffisante tration On s'efforce d'y retenir l'ouvrier dans
paternelle.
d'air respirable; oit l'on servait des glaces sous des ve- la famille et dans le mariage, en même temps qu'on le
randas et des galeries à jour peintes en blanc et or. Tor- pousse à la propriété par une combinaison heureuse (lui
toni et le style Pompadour au pied du l~~Tïmster 1 lui assure au bout de quelques années la possession d'une
Le temps me manquait cette fois pour visiter l'Alsace. maisonnette et d'un jardin, en échange de quelques
Mais je l'ai vue, il y a quelques années et je puis vous francs retenus chaque jour de paj~e sur son compte. Si je
assurer qu'aucune de nos vieilles provinces n'est à la fois pouvais disposer seulement de deux fois vingt-quatre
aussi pittoresque et aussi industrielle. heures, je vous mènerais à Mulhouse, non pour vous
Si vous suivez les bords du Rhin, c'est la elialiie des faire admirer les prodiges de la science appliquée au tra-

Vosges dont vous voyez se découper sur le ciel les ballons vail des manufactures, mais, ce qui m'importe bien da-
mollement arrondis. Ils sont tous accessibles et couverts ne fait
vantage, pour vous montrer un lieu où l'industrie
à peu près partout de terre végétale, de sorte que si l'on pas payer aux mœurs une trop forte rançon, où, sous
n'y trouve pas les belles horreurs des grandes montagnes, l'éclat des- produits et la grandeur des fortunes, on ne
on n'y rencontre pas non plus leur nudité et leur misère. voit pas l'abime du paupérisme et la plaie hideuse de la
Au sommet, les pâturages; quelquefois même à mille débauche. Votre ami et lé mien Jules Simon, que toute
mètres de hauteur des
moissons; sur les pentes élevées belle attire a dit de Mulhouse « Nous lui de-
question
d'épaisses forêts de hêtres et de sapins, coupées de riches vrons un jour la régénération de nos mŒurs
peut-être
vallons où des cascades se précipitent, comme celle du industrielles.
Nidock qui tombe de trente mètres de haut. Au-dessous la Trois fois béni sera le lieu où le problème duquel dé-
zoye des châtaigniers; plus bas, les vignEs, enfin la plaine moderne aura été résolu; où il sel a
pend la civilisation
féconde. Ici des lacs tranquilles entourés de sombres bois tout en ayant plus de bien-
démontré que notre société,
de pins; là une forteresse moral
féodale fièrement posée SllI'-UIl être physique, peut avoir aussi plus de bien-être
rocher et si vivante encore sous le lierre et les
abrupt, que ses ainées 1.
clématites qui montent à l'assaut des tours; du'on s'attend
volontiers à voir sortir du pont-levis la longue file des i. La Société inda~strielle de blulhouse travaille à cette ceuvre
et la dame chàtelaine sur sa blanche,haque- avec la plus louable ardeur. M. Ch. Tliierry-Mieg vient de lui
chevaliers,
communiquer un trés remarquable écrit Ré/lexions svr l'amé-
née, et leur pompeux cortége, tout ce moyen âge enfin si
lioratiov des classes otivrières, dont la donnée est celle-ci l'in-
beau voir. de loin à travers les siècles et l'imagina- dustrie, en appelant dans les villes par l'appett du travail et du
salaire, au sein de grands ateliers, de nombreuses familles, y a
rassemhlé des misères profondes. Cependant, ce serait une erreur
de croire que le mal est inllèrent au régime manufacturier, il
seignements sur l'ancien Strasbourg, avec des lithographies aussi
belles de dessin et d'impression que ce en est tout à fait distinct il tient aux circonstances entre les-
qui se fait de mieux à Paris.
Du reste, l'imprimerie Silbermann a une réputation européenne. quelles l'industrie s'.est développée dans les Gtats européens. Pour
Pour la gravure des vieilles maisons de Strasbourg, je dois dire s'en convaincre il suffit d'opposer au spectacle que hréseutent
e~t Ait-
qu'elle reproduit plutôt ce qui existait jadis que ce qu'on voit au- trop souvent les villes de fabrique en Europe et surtout
jourd'hui. gleterre, un exemple pris au sein d'un état social' plus dégagé
360 LE TOUR DU MONDE.

d'espérance avait conquis là sa renommée, en obligeant


VI
l'archiduc Charles à perdre trois mois devant une bi-
Kehl, 5 aoilt.

coque. Il n'avait rendu Kehl, tête de pont misérablement


AU BORD DU R$I1V
fortifiée, qu'après cinquante et un jours de tranchée ou-
'¡le des et Desaix. Le de Kelli. Les allures du verte. Desaix est un de ces hommes et sa défense de
Épis pont
fleuve. Concurrençe _dû canal. L'homme rdugé et jilUne. -7 Kehl un de ces faits dont les peuples devraient garder
Les chutes de Lauffen et. DIontaigye. Voltaire et Goethe en
Alsace: Les châteaux
l'éternel 'souvenir.
et les ondines du Rhin.
Penché sur la barrière
du pont, je regardais couler le
La grande curiosité de l'Alsace' est le Rhin. Je ne fais grand fleuve, qui n'a pas moins de trois cent soixante-

point fi:des Vosgés, assurément, mais, dés montagnes, cinq mètres de largeur sur deux à quatre dé profon-
on en trouve partout, tandis du'ilmi'y
a
en'Europe qu'un detfr.. C'est- une puissante masse d'eau'mais à qui font

-fleuve,* celui que je ver- défaut, en cet, endroit,

:rai-bientût, -qui puisse la grâce que la' na-


le disputere au Pdiiù -en ture n'accorde pas tou-
,beauté et en jours, efmême la vie
impor-
tance. que l'homme donne aux

Strasbourg en est chosés de la terre qu'il


éloigné d'mie lietÍe. Des touche et transforme.
,omnibus y conduisent On sent là une grande
'par; urie voie vombréusé force qui attriste parce
c$li¿passe 'entre" la:-ci~ que la beauté lui man-
tadelle et le polygone que et aiissi parce qu'elle
qui sort de la -ville resté inutile. Les rives

par' la: porte d%Aùstèr= sont plates; les flots,


litz", "nolll:,dê -bon au:- n'en déplaise aux chan-
une route tres « des palais cristal-
gui·e~.pour
menant de' FraÙce: en lins càchés' sous leur

Allémagile. Au travers verte envéloppe, sont


d'un fourré d'he'¡'bes et bourbeux et lourds, et

d'ârbres, j'aperç'ois ûn leur surfacé est vide


de ces corps_de garde pas une voile, pasunë
fortifiés.que nous avions rame. Le pont dé ba-
bâtis diI temps~ de téau.x- est fermé; le.pont t
LÕuis 'XIV,quand' la de fer qu'on a con-

guerre était en perma- struit à côté n'a ,point


nence sur cette fron- laissé une seule passe
tière ,eyiqué des nna- au milieu. de ses écha-
râudeurs fra,nchissaiént faudages. La navigation
sans cesse le Rhin. d'aval s'ârrête au-des-

'Un:pont.de:hateaux sous, et ce n'est que de


relie les deu'x ri ,'es et loin ém loin qu'un ba-
sur l'île clcs teau honteùx arrive d'a-
s'appuie
~j~is,qüi partage le mont. Que sont devenus
fleuve en deux bras. les' ill1menses radeaux,
-Le :grand longe le du- villes flottantes, qui des-
elié de Bade; le petit cendaient autrefois le
Nid de cigogne à Strasbourg. Dessin de Lancelot,
est de notre côté. C'est fleuve jusqu'à la Hol-
un avantage pour la défense, car l'ile nous lande, lui amenant une forêt entière conduite par toute
appartient.
Le tombeau de Desaix s'y trouve. Ce général de tânt une tribu de joyeux bateliers?"
Je retrouve ici les niêihes ennemis en présence le
que le nôtre des legs du passé. Cet exemple, l'auteur le choisit fleuve et le chemin de fer. Mais kRhin a d'autres adver-
dans la confédération de l'Amérique du Nord, dans une ville du
saires plus redoutables, de sa na-
Massachusetts, celle de Lowell; sur le, Merrimack, où l'on a in- parce qu'ils participent
stitué dès l'origine, sur une large échelle, de fortes garanties pré- ture SilllS avoir son mauvais caractère sur la rive droite,
contre ces influences on est
ventives pernicieuses qu'en Europe la Kinzig; sur la rive gauche, l'Ill et le canal. Ce que les
réduit à combattre après les plus cruelles expériences. Les exi-
de les deux chemins de fer français et badois ne lui ont pas pris
gences l'industrie, nécessités du régime manufacturier ne
s'y sont nullement opposées, et il reste démontré que la philoso- de ses transports, les deux rivières et le canal le lui enlè-
phie ne poursuivait pas une utopie en soutenant que la dignité de
la vie, au point de vue s'allier à la prati-
vent, et il ne lui reste pas une pauvre barque.
moral, peut parfaitement
que du travail industriel. C'est sa faute. Il est si rapide qu'il ne faut pas songer
LE TOUR DU MONDE. 361

à le remonter et qu'il est dangereux de le descendre'. Il cinq mètres ù' eau à la place d'une île ou d'un
rivagé
de la Suisse tant de sable et de gravier qu'il qu'il emporte et en .dépose une autre là où la plus lon.-
apporte
à chaque instant son chenal et ses rives, met gue perche du batelier ne trouvait pas le fond. Son lit
change 1

Coslumes alsaciens, à Strasbourg. Dessin de Lancelot.

est un dédale d'iles et de rives a donné Le traité de Paris de 1815 établissait que la ligne de
changeantes qui
bien des ennuis à la diplomatie. démarcation entre la France et l'Allemagne serait le

.1. En amont de Strasbourg, la pente est de huit cent quatre- fois moindre. En aval, à Lauterbourg, elle n'est déjà plus que de
vingt-quinze millimètres par kilomètre; celle de la Seine, à Paris, trois cent quatre-vingt-deux millimètres, ce qui est encore vingt-
est seulement de quinze millimètres par kilomètre, ou soixante cinq fois plus que la Seine.
362 LE TOUR DU MONDE.

Thalweg du Rhin, c'est-à-dire la ligne continue de la Le pont de bateaux est tout


près du pont de pierre et
plus granda profondeur d'eau. C'eût été bien avec un de fer, qui dans quelques semaines le remplacera, et de
fleuve ayant des habitudes honnêtes et tranquilles. Mais ma station je vois les derniers tra'vaux qui s'achèvent
chaque printemps le Rhin hrouillait les rnesures prises, avec les deux forts que les Badois gens avisés et pru-,

augmentait la part de l'un, diminuait celle de l'autre, et dents construisent au bout, pour nous empêcher de
il fallait recommencer les cartes et le tracé. C'était la passer dans le cas où par aventure, il nous prendrait
toile de Pénélope. Les diplomates finirent par com- fantaisie d'aller voir si la carte d'Allemagne n'aurait pas
prendre qu'on devait, avant tout, discipliner ces allures besoin de certains remaniements qu'ils disent si néces-

vagabondes, et pour cela remettre l'affaire aux ingé- saires pour la carte de France C'est la Confédération

nieurs, qui fixeraient les rives et concentreraient


la plus germanique qui exige cet appareil de guerre auprès d'un

grande masse des eaux dans un lit unique. Depuis 1839, monument de la science et de l'industrie. Elle n'a oublié
ceux-ci sont à l'œuvre, et ils avaient déjà dépensé, au qu'une chose, la bonne vieille dame, que neuf fois sur
31 décembre 1853, 'poUl'uotre compte, 10 650 000 francs. dix les fleuves sont.franchis par les armées au lieu où l'on
Tout n'est pas fini; du moins Bade et la France savent s'y attendait le moins.

aujourd'hui quelles iles leur appartiennent. Ne craignez pas que je vous donne la description de
Un autre traité ou plutût un acte du congrès de Vienne ces travaux qui sont, eut, une belle et utile victoire ga-
a déclaré que le Rhin était ouvert à tous les pavillons. gnée sur un bien redoutable ennemi. Tout le monde con-
C'est le principe que le congrès de Paris a récemment, naît cette merveille. Je vous rappellerai seulement qu'on a
malgré l'Autriche qui en enrage, appliqué au Danube. descendu les fondations jusqu'à vingt mètres au-dessous.

Ancien corps de gal'de fortifié entre Strasbourg et le Rhin. Dessin de Lancelot.

du lit du fleuve par le mécanisme le plus ingénieux et arriver un certain


jour, de s'établir à six heures du matin
qu'à cette profondeur les matières extraites étaient les sur le pont; d'y rester jusqu'à midi, en notant soigneuse-
mêmes que celles de la surface. La puissance de cet ment tout ce qu'il y verrait, et de revenir à toute bride.
énorme dépôt d'alluvions fait reculer bien loin dans les Le courtisan, joyeux de cette marque de confiance, court,
siècles géologiques' l'époque qui vit s'accomplir la catas- vole, arrive et s'instalIe au poste indiqué, attendant quel-
trophe dont parle M. Élie de Beaumont et que je vous que apparition étrange ou formidable une flottille qui

rappelai dans une lettre précédente. Vous savez aussi que descend le fleuve, une almée qui franchit le pont ou
ce. pont qui relie l'Allemagne à la France mettra Vienne quelque ambassadeur qui entre dans la ville et dont il
à trente-sept heures de Paris. Quelle heureuse chose pour fallait bien observer le visage. Mais tout se passe comme
le temps où l'Autriche aura de bons écus au lieu de mauvais à l'ordinaire; et il écrit sur son calepin A six heures,

papier, où elle fera moins de soldats et plus d'ouvriers! deux paysans ivres; à sept, une vieille femme et un âne;
Il y tout juste cent quatre-vingts ans, un jeune sei- à huit, un cheval boiteux; à neuf, des charretiers qui ju-
gneur de la cour de Versailles était, comme moi, occupé rent, des femmes qui crient, des enfants qui pleurent; à
à regarder couler le Rhin, mais du haut du pont-de Bâle. dix, une sorte de baladin habillé mi-parti de jaune et de

Quelques jours
auparavant, Louvois, le ministre redouté rouge qui crache dans -le fleuve et fait des ronds dans
de Louis XIV, lui avait demandé s'il ne voulait pas
rendre au roi un service' signalé. Il ne s'agissait, du
outre de ces forts, la dernière travée du pont est mobile
En
reste, que de courir en poste à Bâle, de manière à y .et périt de chaque côté être repliée le long de la rive.
LE TOUR DU MONDE. 363

l'eau; à onze, la foule affairée; à midi, comme à onze. D années que je l'avais remonté et descendu; il me sem-
Sa faction était finie. blait que c'était hier, et je refis sans peine le voyage
Pour un homme quiqu'on allait lui faire
avait cru des sources aux boucbes du grand fleuve.
sauver la France, la déception était cruelle. Cependant il Au temps de Boileau, quand on aimait la nature, non
obéit jusqu'au bout et, comme il en a l'ordre, revient à telle que le bon Dieu l'a faite, mais celle que Le Nôtre
fond de train. Le ministre le reçoit dès elu'il a fait passer taillait, peignait et alignait à Versailles, on se représen-
son nom, le presse de questions, lit ses notes, et avant tait le Rliin comme un vieillard vénérable courbé sur
d'être arrivé au bout lui saute au cou, l'embrasse, et à son urne pencbaùte, entre mille roseaux. Depuis Boi-
son tour se jette dans une voiture, qui l'emporte de toute leau et Le Nôtre nous avons découvert la vraie nature
la vitesse des chevaux. jaune et rouge était le
L'homme et le vieillard vénérable est allérejoindre la défroque

signàl convenu avec le général Monclar que tout était déguenillée de la mythologie. Le mont Adule au nom si

préparé pour un des grands événements du règne de doux est devenu le rude et abrupte Saint-Gotthardt,
Louis XIV, et Louvois courait prendre possession de masse énorme de granit où s'appuie la chaîne entière
Strasbourg. des Alpes; l'urne penchante est un glacier
éternel; et les
Je n'avais pas sur le pont de Kehl mission aussi grave mille roseaux sont la forêt. de pins gigantesques qui cou-
à remplir. Je regardais pour mon compte les choses pré- vre les flancs de la montagne. Comme la nature du poëte
sentes et aussi les choses car si c'était la pre- est prosaïque et mesquine a côté de cette nature-là
passées,
mière fois que je venais en cet endroit, ce n'était pas Le Rhin n'est d'abord que la réunion de plusieurs
la première fois que je voyais le Rhin. Il y a bien des ruisseaux qu'entretiennent les neiges perpétuelles et il

Les radeaux du Rhin. Dessin de Lancelot.

tombe du haut des


en courant droit au nord avec De Schaffhouse à Bàle, le lit du fleuve est embarrassé
Alpes
la rapidité d'un torrent Tomber est le mot, de rapides qui rendent la navigation impossible ou da~-
fougueux.
car en arrivant à Bâle il a déjà descendu une pente de gereuse. A Lauffen, la chute est de vingt mètres sur
six mille pieds. Ne vous étonnez donc pas s'il fait le une largeur de cent. Des rochers qui résistent à l'énorme

long du chemin, comme au-dessous de Schaffouse, de des flots la nappe puissante en plu-
pression partagent
si terribles sauts. Vers Brégenz, les Alpes de Souabe sieurs cataractes les unes qui glissent presque silen-
l'arrêtent et le jettent dans une profonde cavité qu'il a cieuses, d'autres qui se heurtent contre le roc, rebon-

remplie. Ç'est le lac de Constance. Il ne traverse point, dissent sous une


poussière d'écume, avec un bruit qui
comme on le dit tous les jours, cette immense nappe s'entend de plusieurs lieues, et s'engouffrent dans ,l'a-
d'eau car à quelques mètres de l'embouchure il n'y a bime qu'elles ont creusé au pied de l'indestructible bar-

plus trace de courant; mais les eaux du lac sans cesse rière.
grossies s'échappmt par le point le plus bas de leur Au milieu de la chute, plusieurs rochers élèvent tran-
ceinture et y forment un nouveau fleuve auquel on donne leur front humide et rugueux au-dessus de
quillement
légitimement le nom du principal affluent. C'est donc toute cette colère. Un d'eux porte même quelques arbres
encore le Rhin. Le Rhône ne traverse le et une statue de saint Antoine.
pas davantage
Léman. Il en arrive de même dans toùtes les circonstan- Content d'avoir vaincu,
s'éloigne, fier et r-ai-
le fleuve
ces semblables, et les grands lacs traversés'par de grands sible, épendant en un lac que des bar-
ses eaux
comme
fleuves sont un fait et une faut laisser traversent sans peur. Je les vis conduire des
expression qu'il ques légères
aux livres qui se copient et aux gens qui les répètent. curieux tout auprès de l'immense chute et de jeunes la-
364 LE TOUR DU MONDE.

dies oser une fleur aux pieds du saint Deux


porter qu'enveloppe grands esprits d'une bien autre trempe, Voltaire
l'éternel tonnerre de la cataracte. et Goethe, sont restés deux ans entre le Rhin et les
Le contraste de cette'fureur des eaux et de leur soudain Vosges, sans que, dans les ~llémoi.res de l'un, ni dans les
apaisement est peut-être le
plus grand charme de ce Lettres de l'autre, on s'en aperçoive. L'Allemand seul a
spectaCle. Les fleuves, comme les hommes, sont beaux quelques exclamations originales et profondes comme
dans la lutte,. beaux aussi dans la calme sérénité de la celles-ci belle nature, ravissant pays et il nous conte
victoire. qu'il montait souvent
sur la Münster. tour du avec
Cette chute fameuse n'a pourtant pas eu toujours une longue-vue, ce qui n'a jamais été la manière de re-
autant d'admirateurs qu'aujourd'hui. Montaigne qui la garder des artistes et des poëtes. Et 'pourtant il était
vit, il y a.trois cents ans, se contente de dire Cela bien l'un et l'autre, mais à son heure.
arrête le cours' des bateaux et la navigation A Bâle, le Jura
et les Vosges arrêtent la course du
interrompt
de ladite rivière. D Des deux grands livres qui nous Rhin vers l'ouest, et l'obligent à reprendre la direction
sont ouverts, l'âme humaine et la nature, l'avisé Péri- du nord. Jusqu'à son lit est embarrassé d'iles,
Stoasbourg,
gourdin_ aimait fort à,' feuilleter l'un mais se souciait et jusqu'à Mayence, il est sans poésie, sinon sans gran-

peu. de l'autre. Il eut donné la Suisse entière et ses deur; car il ne suffi t pas à un fleuve d'avoir de l'eau; il

glaciers, ses torrents et


lacs, ses
pour une page re- lui faut aussi' des rives. Mais de Bingen à Coblentz il
trouvée d'un, auteur' ancien ou pour quelque citation passe au travers des montagnes de la Franconie et de la
nouvelle ,à placer'au'milieu de sa phrase accorte et vive. Prusse rhénane: Alors la beauté des sites, la multitude

L'ancien pont de bateaûx à Kehl. Dessin de Lancelot.

des villes 'qui baignent leurs pieds dans ses flots; la ri- Voilà le grand fleuve historique de l'Europe, le Gange
chesse des. cultures à côté de rochers arides et ,sévères, de l'Allemagne, le fleuve saint qu'ils aiment et qu'ils
les ruines féodales dont sont couvertes les cimes de. chantent. Quel nom
a plus retenti dans les légendes et
l'Hundsruck, de l'Eiffel et du Westerwald, enfin l'aspect dans les récits? Que de fois les poëtes ont vu les ondines
du fleuve tour à tour sauvage et terrible, ou gracieux et nager dans ses eaux', et que d'histoires charmantes ou
grandiose, rendent cette vallée une des plus belles de tet'ribles ils ont entendues sur ses rives. C'est aussi la

l'Eurôpe: Autrefois on l'appelait lcc rue des Prêlres barrière des nations, où Rome s'arrêta, où la France est
pat'çe qu'ils possédaient tout de Strasbourg à Cologne. venue, et d'où l'aigle noire à deux têtes, aidée d'une nuée
On les a heureusement délivrés de ce souci mondain. de vautours, nous chassa jadis. « Nous l'avons eu votre
Au delàde Cologne, le Rhin s'écoule lentement vers Rhin allemand, D et bien que vous l'ayez hérissé de for-
Dusseldorf et la Hollande. Malgré la masse considérable teresses et de canons, tous tournés contre nous,-nous
de ses eaux, il arrive humblement à la mer, divisé en ne vous le redemandons que le temps des
pas, parce
plusieurs bras, appauvri, languissant. Comme le vieil- conquêtes, même légitill1es; est passé, et qu'il ne doit
lard épuisé qui cherche et ne trouve sa tombe, il des nations.
pas plus s'en faire que du libre consentement
errait. naguère misérablement, et se dans les Ah ce fleuve il. trop bu de sang. Quel peuple immense
perdait
sablés. Il a fallu des travaux, un canal, une écluse, pour se lèverait, si l'on pouvait faire sortir de leur linceul
que ce roi des fleuves européens enfin l'Océan tous ceux sur ses bords de
atteignit qui sont tombés :frappés
et y trouvât sa couche lnunide et dernière. l'épée.
366 LE TOUII DU MONDE.

Ces considérations de géographie et d'histoire sont salledu festin, il vit devant lui sortir de la muraille un
bonnes pour le Rhin français; pour le Rhin allemand, pied fin et charmant, celui. qui avait reçu son premier
il faut autre chose. Ce serait bien mal inaugurer un baiser d'amour. Il parvint pourtant à maîl. iser son trou-
voyage dans le pays des rêves que de ne pas mettre au ble, et, le festiti fini, monta à cheval avec sa fiancée

commencement quelque légende mêlant, comme il con- pour retourner au palais ill1périal.' Il fallait traverser

vient, le ciel, la terre et les eaux. Heureusement que du un ruisseau dont l'eau avait si peu de profondeur qu'on
pont de Kehl où je suis, je vois à peu près,le manoir où pouvait compter tous les cailloux de son lit. Le cortége
se passa une belle histoire, et c'est.au-dessous des flots passa bien, mais quand le chevalier voulut franchir le

qui roulent sous mes pieds, qu'habitait, dans son palais gué, voilà l'eau qui bruit avec colère, qui écume, s'a-
de cristal, l'ondine charmante que les laoëtes y cherchent moncelle et l'enveloppe. Il disparut. L'ondine avait res-
encore. saisi son époux:
Ce manoir est le château de Staufen, bâti au onzième
siècle par un évêque de Strasbourg, et qui ap~artient VII

aujourd'hui au grand-duc de Bade. A une époque, le 6 août.


que Carlsruhe,
la légende n'indique pas, vivait là un jeune comte aussi
DANS LE GRAND-DUCHÉ DE 13ADE.
beau qu'il était brave. Un jour, la chasse l'amena jus-
qu'au bord .du Rhin. Le cerf l'avait fait courir long- Première apparition de l'Allemagne militaire; La coiffure d'as-
sa ses l'avaient saut. 'Cime is money. Un gardien d'une Wartsaal. Le-
temps meute, compagnons quitté
jardin de l'Europe. Près de Baden-Baden.
épuisé de fatigue, il se désaltéra au fleuve, puis s'assit
au pied d'un chêne et s'endorll1it. A son réveil une bélle avons, ce matin
Nous à huit
heures, traversé le pont

jeune fille était près de lui. Il y avait dans sa beauté de Kehl. Je ne sais plus quel touriste prétend y avoir vu
quelque chose de surnaturel Ses yeux et de fuyant. deux factionnaires, le Français et le Badois, qui, toutes
avaient l'azur du ciel, son corps la souplesse du roseau; les deux minutes, se trouvent face à face, à la moi-
dans sa chevelure brillaient des perles de rosée. sur sa tié du pont, et s'envoient une bouffée
réciproquement
tête une couronne de myosotis en fleurs, et de ses épaules de tabac au visage. Bien qu'on fume en Allemagne
tombait une couleur avec acharnement, on ne fume pourtant pas sous les
tunique d'émeraude, qui semblait
tissée de ces fils de la Vierge qu'on voit, à de certains armes..

jours, flotter dans l'air, et que relevait un semis de Cette


première apparition de l'Allemagne militaire ne
d'or du Rhin. C'était une ondine du'fleuye. Le fut pas très à son avantage. Ce soldat badois, vrai soldat
paillettes
chevalier étonné et ravi genoux se et em- à ses de contingent, était petit, maigrelet, et tenait son fusil
jeta
brassa ses pieds qui courbaient à peine la mousse du sur l'épaule, comme les pêcheurs à la ligne tiennent

rivage.. Elle le fit asseoir ils parlèrent leur bâton, ils vont chercher leur intéressante
près d'elle long- quand
et s'aimèrent. La jeune fille consentit à le suivre occupation; mais, par contre, il était coiffé d'iiii casque
temps
à son château comme et reine du manoir. formidable. Ils appellent cela d'un nom très-belliqueux:
épouse
Le bonheur une coiffure d'assaut. Mal on dirait, un
y entra avec elle. Dans toute la vallée du porté éteignoir
on ne parla plus bientôt sur une c'est vraiment un Je
Rhin, que des chasses heureu- militaire,
figure casque.
ses et des exploits de Pie:Te de Staufen. Nul, dans les vis quelques pas plus loin un gendarme qui avait là-des-
tournois, ne tenait contre sa lance, et nul, dans les ba- sous fort bon air.
ne résistait à son épée. Ses vassaux étaient do- Mais l'Allemagne, ou du moins
Bade, en abuse; elle
tailles,
ciles pour lui le raisin mûrissait toujours sur les en a mis partout, jusclue sur la tête des gardiens du che-
les moissons dans la plaine. Un Œs lui na- min de fer. ,Seulement., comme celui-ci coiffe un paci-
coteaux,
et le manoir s'emplit de cris joyeux et de gais fique, il se termine en plate-forme, l'autre en paraton-
quit
sourires. nerre.
Maisà quelque temps de là une grande guerre éclata. L'Allemagne qui se bat si peu aujourd'hui sans
avoir cette pour s'être ou avoir été trop battue se
L'empereur voulut vaillante épée. Pierre par- doute autrefois,
tit. Le César lui confia son Il fit mieux de à jouer au soldat le bourgeois de Paris, je veux
drapeau. que plaît
le'bien Le jour de la bataille, il alla chercher, dire, bien entendu, la baïonnette intelligente de 1830,
garder.
au plus épais de la mêlée, le chef et lui traversa aimait moins son uniforme. L'an dernier ils avaient
ennemi,
la gorge avec la lance de l'étendard mis l'eau dans les fossés de Landau les canons étaient
impérial.
La fille de l'empereur aima ce chevalier si brave et mèches allumées sur les places de Rastatt avec gar-
si beau. Et lui, dans l'ivresse du il oublia des avancées en dehors des chaque nuit les
triomphe, portes
ses serll1ents. malin vous a trompé, » lui di- de cavalerie armées en guerre venaient
L'esprit patrouilles
sait le prince, à qui il racontait son surles glacis de Weissembourg. Et ils étaient
étrange aventure jusque
plus furieux que tout ce remue-ménage
et le prêtre, consulté d'autant ne faisait
pour lever les derniers scrupules,
« Cette belle personne, c'est le démon votre même bouger un canon dans Strasbourg. Pendant
répétait pas
allemandes retentissaient la nuit de
âme est en péril nous allons vous sauver. On le que les forteresses
maria. formidables 11'er da? la cité alsacienne dormait sur les

Mais le jour des il vint s'asseoir à la deux oreilles, sans songer un instant à prendre la pose
noces, quand
LE TOUR DU MONDE. 367

Pradier lui a donnée sur la place de la vernements. Ennuyer les gens est un métier désagréable,
gueruière. que
Concorde. en outre très-peu lucratif, les voyageurs ayant bien soin de
Ils recommencent cette année et vont même jusqu'à ne pas mettre dans leurs valises ce qui est sujet aux droits.
des précautions comme celle-ci un officier supé- Supprimez vos honmnes verts, gris ou bleus qui forment
prendre
des douaniers voilà une économie
rieur du Wurtemberg confiant, il y a quelques jours, son l'armée compacte
fils à un négociant de Strasbourg, voulut demandez à chaque voyageur de payer en argent l'équi-
stiptiler qu'en
cas de guerre il lui serait retnurné franc d'indemnité. valent des désagréments que vous ne lui causerez plus
voilà une 1-ecet4e. Je à payer pour d'avance
Nous n'aurions pas 'eu, en le gardant,
pourtant un otage m'engage
de bien grande La grosse épaulette wurtem- deux grosses même j'aurais ce que j'ai
importance. malles, quand
ne visait à faire de son fils qu'un chemisier. en voyage, le plus petit des sacs de nuit.
bergeoise toujours
Avant de nous. laisser circuler librement on nous Du reste, je ne me plains pas trop haut, car la douane
arrête à un vilain pour une plus vilaine chose
bâtiment de France n'est pas plus aimable que ses soeurs. Et puis
la douane et la vaite. C'est un mal de tous les pays. On un monsieur m'assure que, grâce au Zollverein qui re-
à la circonférence de l'État confé-
le dit nécessaire il l'est comme tant d'autres qui ont jette la ligne de visite
et un jour il s'en ira où les autres sont allés. déré, me voilà garanti jusqu'à la frontière d'Autriche.
disparu,
Si l'on pouvait évaluer en chiffres ce qu'il a causé d'en- Dieu et la douane l'entendent
à nous en per-
nui et de colère, de pertes et d'avaries, on arriverait Après le temps perdu pour les bagages,
une somme fabuleuse. dons encore pour le convoi. Ali ce n'est pas ici qu'on

J'aurais, à ce propos, un bon avis à donner aux gou- a dit Time is money. On laisse couler le temps avec

une insouciance orientale. Ce serait fort bien, ô' géils enfumée qui sert. d'embarcadère. A la porte nous avions

trop peu pressés si vous vous arrêtiez seulement comme été reçus par un bedeau en tricorne, avec bâton de tam-
le chevalier de votre Albert Dürer dans la forêt enchan- bour major c'était le gardien de la lf'ar·tsaal. L'Alle-
tée de la poésie et de l'art, ou sur les routes austères de magne fait tout avec solennité, ses garçons desalle,
la science; mais que de fois je vous ai vus accroupis comme ses chambellans, même ses wagons car je vois
ou errants les yeux fermés, dans les brouillards de ceux-ci ornés des armes de Sa Majesté badoise, et le
la métaphysique transcendante et de la politique tra- chemin de fer s'appelle le chemin grand-ducal. Un autre
ditionnelle sera royal; un troisième électoral; un quatrième impé-
Chose étrange l'activité peut se mesurer par les rial et royal.
degrés de longitude. Aux États-Unis, on va à toute va- L'Allemand est bien fier en voyant tant de couron-
peur à Londres, on court; à Paris, on marche; en Al- nes. Il se dit qu'un peuple qui a trente-six rois (est-ce
lemagne, on se promène, même l'artisan qui se rend à trente-six ou trente-cinq?) et un territoire qui fait
son ouvrage; en Orient, on vit, c'est-à-dire, on rêve, trente-six royaumes être, l'un, 'un grand peuple,
doivent
mange et dort sur un tapis ou un divan. Deux ouvriers l'autoe, un grand pays. Mais il y a aux bords de la Saale,
anglais, pour de certains font autant de besôgne
travaux, de l'Isar et du Neckar mème un peu partout dans
que trois Français, lesquels valent six Allemands, la patrie allemande, D des gens assez téméraires
qui pour
travaillent comme quinze Turcs. croire qu'un habit d'une seule couleur est plus de mode
Pour le moment nous étions arrêtés dans une taverne aujourd'hui que l'habit d'arlequin.
368 LE TOUR DU MONDE.

Enfin nous partons pour aller prendre à Appenweier tilité, et ceux qui le cultivent en tirent le meilleur parti
la voie ferrée qui mène d'Heidelberg à Bâle. Nous lais- possible. Aussi on dirait un jardin et c'est vraiment le
sons à droite la Kinzig, qui a ses sources au plus haut jardin de l'Allemagne. Entre les collines doucement ar-
de la Forêt-Noire, non loin des lieux où naissent, sur le rondies que nous apercevons, serpentent routes et rys-
versant opposé, le Neckar et le Danube. La Kinzig se seaux, et se cachent de petites villes où l'air, le soleil et
à Kehl dans le Rhin. On voit pourquoi cette petite la campagne pénètrent de tous côtés; où l'on rit, où l'on
jette
ville a joué un si grand rôle dans toutes nos guerres en aime mais aussi, hélas où l'on joue. Tout l'été, le

Allemagne. Elle ouvre


ou ferme une des deux grandes pays de Bade est en fête les étrangers y affluent et la
à.travers le Schwarzwald dans le d'or qu'ils laissent tomber fait germer le bien-être
routes qui conduisent pluie
bassin du Danube. L'autre est celle de Fribourg à Do- sous leurs pas. En Prusse, tout est militaire, ici tout est

naueschingen, par le val d'Enfer, une charmante vallée, pastoral. Les maisons des gardiens de la voie s'ornent

malgré son nom terrible. de fleurs ou se cachent sous des flots de verdure, et
Le pays est une répétition
de Bade de l'Als2ce plaine les poteaux des extrémités de la gare s'enveloppent
parfaitement unie et courant du Rhin jusqu'aux collines de vigne vierge aulx riches couleurs qui monte jus-
de la Forêt-Noire, comme de l'autre côté elle court j usqu'au qu'au toit.
est d'une extrême
pied des Vosges. Ge solâ'alluvion fer- Je comprends bien que Bernard de Weymar, l'hé=

Château de Staufen d'après Piton (voy. p. 366). Dessin de Lancelot.

roïque condottière de la guerre de Trente ans, ait songé passent. En voyant leurs tours ébréchées on jouit mieux
à se tailler là, à beaux coups d'épée, un royaume. Si de la sécurité présente par le souvenir des terreurs
nous étions encore- au temps des petits États, il il'y en d'autrefois..
aurait assurément pas de plus enviable que cette val- Nous 'a;Tivo~spt:ès de Baden-Baden et n'y- des-
lée du Rhin si bien circonscrite Bàl~ jusqu'à cends de regrets. 'mais
depuis pas, sans,trop La,mode y-mène,
d'avoir
Mayence, par les Vosges et le Schwarzwald, avec le Rhin je ne vais guère.où elle conduit. Je me souviens

passant tout au milieu, et ces villes qui semblent une vu Interlaken, un des plus beaux sites du monde, deve-,
guiclànde de' perles égrenées sur ses,bords. nir une succursale du boulevard des Italiens, ou de
Les collines de la Forêt-1~ ôire,. comme celles des Vosges Hyde-Park, et des toilettes, sorties
deux jours aiipara-
encore, sont chargées Çle'ruities féodales. De là, les nobles vant des mains de Palmyre, disputer avec su.ccès à' la
du
détrousseurs de grand chemin voyaient tout et tie lais- Yung-Frau l'admiration des 'dandys., Tout ce coin,
saient rien Aujourd'hui, la-locomotive leur jette de Bade est une décoration j'ai¡pe mieux
passer. pays d'opéra::
insolemment sa fumée ilU visage, et ces fières et tei-i-il.)Ies de loin à mi-côte les restes du château
regarder.
demeures, où il y eut tant de mépris et. de cruauté pour d'où les margraves sont sortis monter sur le trône
pour
le vilain, doivent leur reste' -d'existence à la curiosité grand-ducal.
qui les conserve, comme motifs de décoration dans le V. DURUY.
paysage, pour le plus grand plaisir des manants qui ( Gasuite à la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 369

DE PARIS A BUCHAREST,
CAUSERIES
GÉOGRAPHIQUES

PAR nI. V. DURUY.

186U. TEXTE ET DESSINS INÉIJlTS,

Costumes de badois. Dessin de Lancelot.


paysans

III. 768 LIV. 24


;FQ LE TOUR DU MONDE.

'Vil 1.

Turenne et Erwin Je Steillbacll. Rastatt et la veste autrichienue. Carlsruhe. Inconvénients et des villes
avantages
trop jeunes. Le salut allemand. Dans le parc de Carlsruhe.

Nous suivons le pied de la Forêt-Noire, en la serrant Nous y avons usé de toutes les ressources de la
de très-près, ce qui nous permet de voir les gorges qui science moderne, me disait un ingénieur allemand, et je
l'entr'ouvrent et par où nos soldats ont si souvent passé crois qu'elle pourrait arrêter une armée française six se-
pour descendre dans les vallies du Danube et du Neckar, maines. Mais, ajoutait-il, je ne sais pas si six semaines
au milieu de cette bonne ~111_magne où ils ont toujours suffiraient à l'armée se former. »
d'Allemagne pour
pris tant plaisir à guerroyer. Rastatt n'aurait donc d'impÓhance sérieuse qu'autant
Bien des nôtres y sont restés; tout à l'heure j'ai vu le que le camp retranché qui le couvre recevrait à temps
village de Sasbach où Turenne fut tué par un boulet ba- les 25'000 hommes qui lui sont nécessaires, et qu'il y
dois, et la petite ville d'Achern qui garde ses entrailles aurait de l'eau dans la 1\Turg pour inonder les approches,
enterrées dans la chapelle Saint-Nicolas. ce qui n'arrive guère l'été. Dans tous les cas, Strasbourg,
Un peu plus loin, Steinbach, on a dressé sur une avec l'immense matériel dont il dispose, lui est un bien
hauteur, la statue colossale d'Erwin, l'architecte de la ca- fàcheux voisin. En somme, Rastatt est une de ces for-
thédrale da Strasbourg. De là le vieux maître teresses inutiles mais excellentes
es-p~icnres- pour l'attaque, pour la
vi.t~es contemple silencieusement son glorieux 1\Iünster. défense, les seules que les peuples devraient avoir.
Rastatt est à deux pas de Bade. Nous en traversons A cette honnête place se rattache pourtant un sinistre
les ouvrages avancés. Un jeune officiel- s'appuie sur la souvenir. En 1799, un congrès s'y tenait et la France y
barrière, enveloppé dans un manteau d'une blancheur avait envoyé trois plénipotentiaires
pour négocier la paix
immaculée, et nous
regarde passer d'un air qui yeut dire avec l'1.'mpire. L :utriche, qui avait besoin de la guerre,
« Ah! le triste métier comme cela lui arrive
que je fais! Comme je voudrais quelquefois, et qui voulait y en-
courir où vous allez et où m'attend ma blonde promise. » traîner les peuples allemands, comme elle l'essaye tou-
Un autre un cheval fit tout simplement sabrer des hussards nos
essayait que les fanfares du :matin jours, par
avaient mis en gaieté et lutta un moment de vitesse avec trois ministres, aux portes de la ville. Je n'aime pas à re-
notre cOl1\'oi. Tous deux me représentaient l'Allemagne muer les choses odieuses. cependant Il
qu'on est bon
tour à tour rêveuse et inactive, ou ell1portée dans l'action n'oublie pas que certains gouvernements soi-disant pa-
avec de fougueuses allures. ternels et bien pensants qui ont signé la sainte alliance,
Je vis là b2aucoup d'Autrichiens. Ils sont en traiu de au nom de Jésus, et le concordat au nom du ciel, ont dans

prendre une revanche de Solferino. Nos soldats les ont leur histoire intime, des pages que personne, même dans
vaincus, mais leurs taillems nous battent à plate cou- les orgies révolutionnaires, n'aurait voulu écrire.
ture. C'est de leur affreuse petite veste que notre in- Carlsruhe, à trois milles de Rastatt, est la plus mo-
fanterie s'affuble. Voilà le monde renversé Paris qui va derne des capitales allemandes et la première qui se trou-
chercher ses modes à Vienne. vât sur mon chemin. Je ne pouvais point ne m'y pas
Rastatt est une des forteresses de la Confédération arrêter.
germanique, construite avec notre argent et dirigl~e contre Une bellejeune fille est bien charmante l'espoir luit
nous. Ils ont voulu, en 1815, frUe nous leur donnions dans ses yeux et l'avenir est dans son sein. Mais une
nous-mêmes des verges pour nous fouetter. A simple vue, jeune cité, née du caprice d'un prince, n'a ni cette grâce
la place paraît moins redoutable qu'on ne le dit mais elle ni ces espérances. En 1715, les cerfs et les daims cou-
a peut-être des ressources cachées. Villars, qui s'y enten- raient joyeusement sous la feuillée à l'endroit où, depuis,
dait, trouvait la position très-forte, quand Rastatt n'é- a poussé une ville de vingt-cinq mille âmes qui, venue
tait encore qu'une bicoque. La ville, en effet, est à la fois d'un jet, est désespéréI(lent régulière. Au milieu de:la
à peu de distance du Rhin et des montagnes, et la Murg futaie qui se nomme encore le bois rude, Hn.rtwald,
qui vient du c6eur-de la Forêt-Noire, y passe, sillonnant quoiqu'elle ait été terriblement civilisée, le margrave
la plaine d'un large et profond fossé. Rastatt Charles-Guillaume fit construire un repos de chasse
peut donc
barrer la route. Les troupes placées sous son canon me- (Rulie, repos). Les courtisans accoururent auprès du
nacent le flanc de l'armée qui, débouchant de Strasbourg prince pour en vine
et les bourgeois auprès des cour-
à Kehl, voudraitforcer, par la .Kil1zig, le passage de la tisans pour leur reprendre ce que le prince leur avait
Forêt-Noire, pour descendre dans le bassin du Danube, donné. Les Parisiens ont laissé les seigneurs de la cour se
comme elles menaceraient celui de l'année qui passerait morfondre à Versailles, autre repos de chasse changé
le Rhin au-dessous de Lauterbourg et chercherait à en nécropole. Mais l'Allemagne est trop bien apprise
pénétrer par Garlsruhe et Bretten dans la vallée du pour laisser des chambellans et des conseillers intimes
Neckar. s'ennuyer seuls autour d'un margrave. Il en est résulté
une ville enéventail, où le'grand-duc a le plaisir de
1 Suite. \'oy. 1 age a:ii et la note, et page 353. voir, des fenêtres de son château, placé au centre, tout
LE TOUR DU MONDE. 371

ce que font ou plutôt ne font pas ses sujets. Je me donnai, vraient sur son passage a .Voilà, des Français, dit-elle.
autant que je le pus, le même spectacle et le trouvai mé- L'Anglais, en effet, ne salue personne il garde son cha-
diocrement divertissant. A l'encontre des femmes, il faut peau sur la tète, reste droit et tend la main. Le Français
que les villes vieillissent pour s'embellir, parce qu'elles l'ôte et s'incline c'est le salut de tout le monde et pour

s'emplissent de souvenirs et de monuments de tous les tout le monde. pays de hiérarchie


L'Allemagne, sociale,
âges, et que l'harmonie de l'ensemble résulte de la va- en a un différent pour chaque condition. D'abord, à l'hô-
riété des parties. J'ai grand'peur que Carlsruhe né reste tel, dans quelque coin que vous alliez, sans bruit, sans

toujours jeune. lumière, vous trouvez un Monsieur en habit noir qui

cela, il faut reconuaitre vous salue salut de tht~âtre, le ventre en dedans, les
Après que si la ligne, droite
prodiguée à profusion n'est pas des plus favorables à l'art, coudes en arrière et les doigts' pendants; le salut du
elle estdes plus hygiéniques soldat à l'officier, qui dure tant que celui-ci est en vue;
pour la santé. Un médecin
m'assurait -le au capitaine la main droite au
naguère que sa clientèle s'en allait avec les salut du lieutenant
ruelles tortueuses et que les démolisseurs de Paris avaient côté droit du front, les doigts en dedans, presque le salut
détruit presque autant de maladies que de maisons'. indien avec U\1e grande inclinaison du corps; et le salut
Les fonctionnaires et les rentiers qui peuplent Carls- aux femmes! et le salut entre respectables bourgeois,
ruhe n'ont lui inoculer une activité bien fiévreuse. commence du plus loin qu'ils se voient et,ne finit
pu qui
On n'y voit pas plus de boutiques que dans les rues que quand ils ont pris chacun la place de l'autre. -Au
mortes de notre faubourg Saint-Germain, et à neuf lieu- chemin de fer, le gardien de la voie salue le train de
res du soir le couvre-feu sonne; à neuf heures et demi, côté. Quant lui, on le salue jusque
au grand-duc,
les rares cochers qu'on pourrait requérir orit le droit par derrière.
d'exiger la solde que Paris donne passé minuit et demi. Je trouvai au parc bon nombre d'Anglaises. Elles ont
Nous vivons donc trois heures plus tard que les Badois, raison de se plaire en Allemagne les formes opulentes

et je suis sûr qu'ils ne se lèvent pas trois heures plus tôt. des femmes d'outre-Rhin font valoir la gràce distinguée,
N'ayant rien à faire, les habitants ont trouvé le moyen mais un peu sèche et roide des filles d'Albion.
de s'occuper beaucoup c'est de se regarder les uns les Comme mes allks et venues n'étaient point celles d'un
autres. Chaque maison est pourvue de miroirs obliques, pacifique habitué de la résidence, un étudiant de Hei-

placés derrière les fenêtres, et à l'aide desquels on peut, delberg me reconnut bien vite pour un
étranger. Je ne
du fond de son fauteuil, voir tout ce qui se 'passe dans la suis ni noir ni blond; il se dit que je n'étais ni Italien
rue, constater quand celui-là sort ou quand celle-ci ren- ni Russe; je ne suis ni long et rouge, ni court et gros,
tre; de sorte que si les bras et les cervelles ne vont il ne pouvait me prendre pour un Anglais ou un Fla-

guère, les langues ont de quoi courir. mand. Restait le Parisien. L'étudiant avait visité Paris
Le parc du palais, avec ses beaux ombrages, sert de en train de
plaisir; il lui démangeait de prendre, sous

promenade, quand on ne veut pas s'enfoncer dans le forme de conversation, une leçon de français et de parler
Hccrtwald. Je pus y voir comment cette puissance de ce Paris dont tout le monde raffole et que tant de
impé-
rieuse qui règne de Paris sur le monde est obéie en gens maudissent. Il m'aborda et, aussitôt après les pre-
mières recommencer son voyage.
Allemagne. Je ne défends pas la mode, Dieu m'en civilités, voulut Je
garde! Elle a tant de travers! Mais à Paris une femme n'étais pas venu en Allemagne pour parler de la rue de
de goût, tout en subissant cet empire anonyme et redou- Rivoli et du Bois de Boulogne, je le raillenai donc bien
table, sait garder, dans la commune un reste vite aux bords du Neckar et du Meiii. Lui, se défendait;
servitude,
de liberté et s'en sert
pour éviter les exagérations mau- il tenait à sa leçon de français. Je n'obtins un peu qu'en
vaises. Ces cÔtés-là sont souvent ceux qui ont au loin le donnant beaucoup. Dans cette conversation laborieuse,
plus de succès. Comme nos vignerons sont obligés de nous passâmes et repassâmes le Rhin au moins vingt fois.
mettre de l'eau-de-vie dans le bordeaux qu'ils vendent Il y avait dans la tète de mon étudiant un pèle-mêle
aux Anglais, nos modistes sont parfois forcées d'augmen- de ~ympathie pour la France et de haine contre nous
ter pour l'Allemagne l'ampleur des cages d'acier et le qu'il n'était pas facile de tirer il clair. Au fond, ces bra-
contraste violent des couleurs, ou de réduire les corsages ves gens, à qui il arrive bien souvent de n'avoir pas plus
et les chapeaux à de si infimes un sentiment net n'ont une idée ne nous
proportions que toute la qu'ils précioe,
toilette arrive jusqu'à l'imprudence. Un commisvoyageur haïssent pas sérieusement. Ils aiment l'esprit français,
à jeun accosterait en plein parc certaines promeneuses courent après, et essayent, d'une manière ou d'une autre,
solitaires que je vois de graves personnages à tournures de le prendre, comme Heine qui y a bien des fois réussi.

auliques, de respectables de chambellans La première langue étrangère


apprennent est la
qu'ils
physionomies
saluer jusqu'à terre. nôtre, et un Français peut voyager d'un bout à l'autre
Je m'étonne qu'on n'ait pas encore signalé le luxe du de la Confédération, sans la plus mince d'al-
provision
salut allemand. Un jour que la reine Victoria traversait lemand il trouvera toujours à qui parler. Ils lisent nos
une rue de Londres, elle aperçut des gens qui se décou- livres, nos journaux, et ce contact a réagi sur eux
depuis trente ans nous avons raccourci leurs phrases
1. A Paris il y avait, en 1851 un décès sur trente-six habitants;
des quatre cinquièmes; on n'en voit plus qui tiennent
en 1861, la mortalité a diminué de 10 pour 100. (Discours de
NI Billault, 19 mars.) la page entière.
372 LE TOUR DU MONDE.

d'autre leur et ils amis. C'était un abonné de nos


très-
Mais, part nos allures déplaisent petits journaux,
nous reprochent de nous fourrer partout. Cette habitude friand des bons mots du Chaoivari et qui, lorsqu'il en
et Montesquieu, de avait compris un, en riait trois jours durant. Il était allé
que nous avons prise, avec Voltaire
regarder au fond des choses, de courir droit au but, les plusieurs fois à Paris et n'y manquait pas une représen-
déconcerte et les effraye. Nous allons trop vite pour leur tation du Palais-Royal et des Variétés, de sorte qu'il
tranquille nature; nous ne leur laissons pas le temps était fort au courant des expressions les plus. pittores-
dé digérer)eurs cinq repas, leur bière et leurs théories. ques du dandysme parisien.
Sans compter qu'ils nous trouvent partout sur leur che- Avec lui, on parla naturellement soldats et batailles.
min en politique où ils ne font rien, dans les arts Il m'apprit que le duel était interdit aux soldats et aux
où ils croient faire beaucoup; dans les sciences où ils sous-officiers et qu'il n'y en a pas; mais, permis à eux
vont' mieux, mais sans pouvoir prendre la direction de vider leuÍ's querel1ës à coups de poing, ce dont ils
dn mouvement qui est à l'Institut, si elle est quelque ne se font faute.

part. En érudition, par exemple, surtout en méta- Les gouvernements travaillent pourtant de leur mieux

physique, ils tiennent le haut du pavé; ils alimen- maintenir le prestige de l'épaulette. Ainsi un officier
tent l'Europe de logique et de paralogismes, autant qu'un bourgeois insulte par voie de fait « doit lui plon-
de cotonnades. C'est la grande ma- ger son glaive dans le sein. Un conseil de guerre
que l'Angleterre
nufacture des systèmes et ils ne s'en trouvent pas examine ensuite s'il a fait tout ce qu'il était possible
à deux ou trois
mieux. pour éviter une querelle, etle condamne
Aussi diràient-ils volontiers de la France ce' que le ans de forteresse pour donner satisfaction aux bourgeois
de l'Attique disait d'Aristide « Il m'ennuie de survivants. Mais je m'aperçois que je ne puis vous
paysan
l'entendre toujours le juste; D et, comme lui, ils conter la suite des causeries de mon officier qui me
appeler
nous banniraient honorablement par l'ostracisme qui conduisit à travers
quantité de choses où il serait né-
était la suprême mais très-désagréable consécration de cessaire à un journal comme celui-ci d'avoir pour ga-
la renommée. rantie l'escorte d'un cautionnement.
Durant notre conversation un officier de la garde V. DURUY.
parent de l'étudiant, vint le rejoindre, avec un de ses (La szcile à za~~eautre Litraisou.)

Statue dans le duché de Bade. Dessin de Lancelot.


d'Erwin,
LE TOUR DU MONDE. 373

Vue de l'embouchure du Rio-Nunez. Dessin de Sabatier d'après nI. Lsmbert.

VOYAGE DANS LE FOUTA-DJALON,


EXÉCUTÉ D'APRÈS LES ORDRES DU COLONEL GOUVERNEUR DU
FAIDHERBE, SF:NÉGAL,

PAR M. L:1MBERT,

Lieutenaut d'infanterie de marine.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS PAR LE MINISTÈRE DE LA '~4.1R1:YE ET DES COLONIES.


COMMUNIQUÉS

1860

~e Fouta-Djalon. Arrivée au Rio-Nunez. Ce qu'est cette rivière. PeuI.lades de ses bords. Leurs moeurs et leurs coutumes.
Départ pour l'intérieur. Mon prédécesseur Caillé.

Deuxans de séjour au Sénégal, plusieurs expéditions Parti de Saint-Louis le 20 février 1860, avec le
de guerre, et quelques explorations heureusement ter- contre-maître de la marine sénégalaise Cocagne et le
minées venaient tout à la fois de m'acclimater au ciel et tirailleurindigène Koly-Coumba, qui composaient toute
au sol africains et de surexciter le goût inné des
en moi ma suite, le premier comme interprète, le second comme

voyages lointains, lorsque, au commencement de 1860, valet de chambre et cuisinier, je débarquai le 1 cr mars
M. le colonel Faidherbe, auquel notre colonie sénéga- devant la factorerie du Bel-Air, à l'embouchure du Rio-
laise et la géogi·aphie des contrées voisines sont redeva- Nunez, où je devais organiser une petite caravane et re-
bles de tant d'améliorations, voulut bien me confier une cueillir d'utiles renseignements sur les pays que j'allais
mission auprès des chefs du Fouta-Djalon. traverser. Ces soins préliminaires je me
accomplis,
Cette région montagneuse,.qui non loin de
termine rendis à Kakandy, où je reçus de notre compatriote
l'Atlantique la longue ligne de reliefs ôrographiques nés M. Sonlon l'accueil cordial dont m'avaient déjà comblé
sur les bords de la mer Rouge et dont on peut suivre les autres du Rio-Nunez.
négociants
les vastes sinuosités à travers toute entre le Ce cours
l'Afrique, d'eau, qui figure sur toutes les cartes comme
12° parallèle nord
et l'équateur, est digne, à de nom- un fleuve descendant du Fouta-Djalon, n'est en réalité
breux points de vue, de fixer l'attention des géographes, qu'un étroit bras de mer, s'avaoçant dans les terres jus-
des ethnologues et des économistes. De son plateau cen- qu'à et ne recevant, un peu en amont de ce
Kakandy,
tral s'épanchent, comme d'un réservoir commun, vers point, qu'un très-faible ruisseau le Tiquilenta, issu. de
les quatre aires
de l'horizon, les sources du Niger, du la première rangée de collines de l'intérieur. Du reste,
Sénégal et de vingt autres cours d'eau, artères de vie et rien n'est beau comme la navigation de cette espèce de
de fécondité entre ce dernier fleuve et Sierra-Leone son fior·d depuis l'Océan, rien n'est riche comme la végéta-
sol granitique nourrit la population la plus forte, la tion de ses bords et séduisant comme les factore-
d'aspect
mieux douée de l'Afrique occidentale, et la plus ouverte ries qu'y ont élevées nos compatriotes. Vittoria, Ràpax,
au souffle de la civilisation. Enfin c'est à travers ses dé- ne demandent, devenir de véritables éta-
Kakandy, pour
filés que le commerce du littoral trouvera la blissements
européen coloniaux, qu'un peu de sécurité à l'endroit
route la plus directe et la plus sûre pour atteindre les des tribus les entourent,
noires qui et qu'un peu de
marchés du haut Niger et de ce Soudan vers protection contre leurs avanies. Kakandy surtout est un
lequel,
depuis près d'un siècle, il tend à s'ouvrir des chemins. des sites les favorisés que vus. Bâti
plus j'aie jamais
374 LE TOUR DU MONDE.

en amphithéâtre au milieu de bosquets de Les Nalous, ces croyances,


d'orangers, qui partageaient naguère
bananiers et de manguiers, au vert et lustré feuillage, se sont laissés envahir tout récemment par l'islamisme,
ce village a derrière lui un rideau d'arbres immenses et à l'exemple de leur roi Youra, guerrier renommé, qui
pour premier plan les eaux calmes et profondes du Rio- porte habit, veste et culotte, et s'est façonné à nos habi-
Nunez. Tous les produits de nos colonies réussiraient tudes aussi nos vête-
européennes complétement qu'à
sur ce sol de promission, mais jusqu'il le COIl1- ments. Son peuple, doué de plus d'activité et d'énergie
présent
merce européen n'y exploite guère que les araehides que les Landomnas, servait autrefois d'intermédiaire
et l'huile de palme; le café, si célèbre à bon droit sous entre les négriers et les tribus de l'intérieur. Grâce à
le nom de Itio-11'ii.ne~, n'est encore récolté nos traitants
qu'à l'état des bords du fleuve, ils ont maintenant
sauvage sur les gradins des montagnes de l'intérieur. abandonné ce métier pour s'adonner tout particulière-
Les indigènes de ces parages sont les Bagos, sur le ment à la culture
de l'arachide, qui forme aujourd'hui
littoral même de l'Océan, les Nalous, sur le cours la branche la plus considérable du coramerce local.
moyen
de la rivière, et enfin les Landoumas, autc'lr et en Leurs voisins du littoral, les Bagos, sont de quelques
amont de Kakandy. Ces derniers, qui sont encore les échelons plus bas placés sur l'échelle sociale. Chacun
plus nombreux, formaient jadis, si on peut croire la de leurs centres de population ne consiste qu'en deux ou
tradition locale, un centre de puissance, non- trois hangars bas, étroits et fort longs, où s'entassent
en
réunissant
seulement toutes les peuplades du bas pays, mais même cômmun un grand nombre de familles, comme des bes-
une partie des tribus indigènes du
Fouta-Djalon. Leur tiaux dans une étable. Rien ne peut'donner une idée de
idiome, du reste, a beaucoup d'analogie avec celui des la saleté de ces taudis, si l'on ne sait que leurs hôtes,
Djalonkès, qui semblent être eux-mêmes un rameau du aussi timides par nature
que par superstition, ne se dé-
grand tronc Malinlcè. Mais si les Landoumas ont jadis cideraient pour rien à sortir, une fois la nuit venue, de
dominé dans cette partie de l'Afl'ique, ils sont bien dé- leurs gites immondes. Les écuries n'étaient
d'Augias
générés aujourd'hui, car ils ne sont plus capables que rien en comparaison.
de piller les cOll1merçants sans défense, ou les caravanes Si sales soient, les Bagos ne sont ni fainéants,
qu'ils
qui traversent, sans armes, leur territoÍr'e. ni hesogneux loin de là ils élèvent de nombreux trou-
L'un des huts de ma mission étant, d'activer le com- peaux et récoltent bien plus de riz qu'ils n'en peuvent
merce du Rio-Nunez, je convoquai un pala6re, ou assem- consommer. Leur penchant au travail est entretenu par
blée solennelle, chez le roi des Landoumas, afin de l'en- un des plus singuliers sentiments que puisse la
inspirer
à faire cesser les pillages la
gager qui écartaient des vanité ou l'amour de propriété. Lorsque l'un d'eux
comptoirs européens de caravanés. Escorté vient à mourir, il faut que sa famille puisse faire étalage
beaucoup
d'un résident européen de Kakandy, M. d'Erneville, et sous les yeux du public de tous les biens qu'il a pu
de deux traitants noirs, je ne craignis pas de parler en amasser sa vie; il faut que les parents, amis et
pendant
maitre devant Sa Majesté et ses grands vassaux. Avec voisins, puissent dire au défunt "Pourquoi nous as-tu
d'autres auditeurs que ces pauvres hères, mon langage quittés ? Tu jouissais de l'affection des tiens et de l'amitié
eût pu être taxé de témérité. Mais eux, loin de s'éton- de tous ceux qui te connaissaient? Tu ne manquais ni
ner de mon admonition et de mes menaces, ne son- de riz, ni de boeufs, ni de pagnes, etc.; pourquoi nous
gèrent qu'à se disculper et à détourner as-tu quittés? »
personnellement
dé leurs tètes le courroux du gouverneur de Saint-Louis, Puis ces paroles débitées et d'autres semblables, on
dont je me faisais l'interprète renonciation absolue à livre aux flammes toutes les richesses du décédé, sans
toute avanie, à toüt pillage, respect inviolable envers les éparguer le moindre grain de riz, et on ne laisse à ses
caravanes et les traitants, nulle promesse ne leur coûta enfants que le souvenir des vertus économiques de leur
à cet effet. Je dois ajouter, dès à présent, que l'appari- père. C'est à eux à s'efforcer, à son exemple, d'arriver à
tion du colonel
Faidherbe, qui toucha à Kakandy l'heure suprêll1e avec des coffres bien garnis.
négo- Les
quel-
ques mois plus tard, donna à mes paroles la meilleure ciants de Rio-Nunez, sachant l'usage que les Bagos font
sanction qu'elles pouvaient avoir, et ne contribua pas de leurs trésors, ne se font nul scrupule de troquer

peu à maintenir les chefs landomnas dans leurs idées contre leur riz, leurs boeufs et leur huile, les plus chéti-
feintes ou sincères de réforll1es pacifiques. ves épaves de nos friperies européennes, et d'échanger,
Les Landoumas payent tribu à l'alrnamy du Fouta- contre une valeur de cent francs une sta-
par exemple,
Djalon, qui les considère comme de futurs néophytes tuette de plâtre valant bien cinquante centimes.

pour l'islam. Jusqu'à présent toute leur religion con- Pendant mon séjour à Kakandy, un chef foulah ar-
siste en certaines momeries, mélangées de ridicule et riva dans cette localité. Abdoulaye, c'était son nom, gou-
de terreur, et qui
ont pour théâtres des bois sacrés dans vernait, sous la suzeraineté du chef de Labé, le district

lesquels il serait, encore aujourd'hui, fort imprudent à de Bouvé, la plus occidentale des provinces frontières du
un profane de pénétrer. Ils croient que ces sanctuaires Fouta-Djalon. Il m'offrit de me conduire avec toutes les
sont hantés par un être mystérieux, désigné sous le nom facilités désirables, non-seulement à travers son gouver-
de Si~no, et dont les apparitions fantastiques sont tou- nement, mais même jusqu'à Labé, dont le chef se char-

jours le présage d'un malheur, ou au moins de quelque gerait ensuite de me faire parvenir auprès de l'almamy.
événement important. Après de mûres réflexions, j'acquiesçai ~,ice mode hié-
LE TOUR DU MONDE. 375

rarchique de voyage, au risque de payer un peu cher la dèrent pas à leur rendre leur insouciante vivacité haiu-
de ces seigneurs féodaux. Puisque j'allais tuelle. Il eût été difficile, d'ailleura, de résister aux char-
protection
me trouver à la merci des Foulahs, dès que j'aurais dé- mes des solitudes qui s'ouvraient devant moi, en fascinant

passé Kakandy, autant valait que ce fût à celle d'Abdou- à la fois la vue, l'ouïe et l'odorat. Des oiseaux, du plu-

laye, qui avait, de fois à autre, des intérêts à régler dans mage le plus vif et le plus varié, voletaient d'arbre en
ce comptoir. Cet arrangement donnait à mon voyage un arbre, tandis que, dans les profondeurs sonores des bois,
caractère aussi officiel que possible, et j'y trouvais des leurs gazouillis se mèlaient aux murmures de nombreux

garanties pour ma personne et pour mes hagages car ruisseaux, au susurrements d'innombrables essaims; du
il est rare que les noirs, même les plus sauvages, mal- fond des taillis et du sein des troncs séculaires s'exhalait
traitent un envoyé chargé d'une mission ostensible. une pénétrante odeur de miel, tempérée par l'arome des
En conséquence, moyennant quarante et un francs en fleurs où butinaient les abeilles. De toutes parts, au-des-
et quelques provisions, Abdoulaye dut me four- sus d'un épais sous-bois toujours vert, s'élevaient des ar-
espèces
nir dix porteurs pour remplacer les ânes et les chevaux bres gigantesques dont nos plus hautes futaies ne peu-
vent donner l'idée. Là domine le majestueux
que je n'avais pu trouver à Kakandy, et le 8 mars, après bombax,
avoir dépêché en avant mes gens et mes bagages, je à l'immense ramure, aux longues siliques pleines d'une

m'éloignai de Kakandy, suivi de M. d'Erneville et de bourre soyeuse qui appelle les regards et les soins de
tous les négociants de cet établissement, qui voulurent l'industrie; là frémit l'élégant feuillage du netté, le plus
de la grande des légumineuses, et
m'accompagner jusqu'à ma première étape. beau spécimen famille
au sortir de Kakandy, le sol s'élève sensible- que la Providence semble avoir répandu dans tout le
Presque
ment bien que parfaitement boisé et coupé de nombreux Soudan, afin d'alléger autant que possible aux habitants

ruisseaux, il est, dans cette première de la route, de cette contrée, le tribut de sueur dont tout homme doit
partie
couvert de roches et de pierres ferrugineuses. Après trois payer son pain quotidien. Le netté, sorte de févier, porte
heures de marche, la nuit nous surprit loin de toute ha- un fruit, semblable pour la forme à une gousse de hari-
bitation, et, et à la suite d'un repas copieux préparé par cot, mais qui contient entre ses graines une fécule sucrée
les soins de M. d'Erneville, mes compagnons, roulés dans et substantielle, dont toutes les caravanes font leur nour-
mes couvertures ou d'autres de ma garde-robe, riture
presque exclusive pendant les mois d'avril, mai et
parties
s'endormirent sans autre toit que la voûte du ciel. Quant juin. Je m'étonne que les nègres idolâtres, qui font des
pas mis cet arbre précieux
à moi je ne pus fermer l'œil. On n'entreprend dieut de teut, n'aient au rang
point un
de la nature de celui sans de leurs fétiches.
voyage que j'allais faire,
éprouver quelque émotion. Si d'un côté je ne me dissi- Je n'ai vu, dans ces bois, nulle trace de bêtes féroces;
mulais pas qu'il serait pénible, peut-être dangereux, de mais les singes cynocéphales y abondent. Dans une
l'autre l'utilité en résulter clairière ouverte au sommet d'une nous en ren-
qui pouvait pour la science colline,
et pour mon pays me berçait d'espérances et d'illu- contrâll1es une bande nombreuse qui parut ne nous céder
sions. Et puis, à vingt:quatre on trouve tant de le passage qu'avec regret. A mesure que nous avancions,
ans,
charmes dans l'imprévu! Ces me bercèrent ils reculaient lentement devant nous, s'arrêtaient à quel-
pensées
jusqu'au point du jour; alors, après avoir pris encore une ques pas du sentier, nous regardaient avec étonnement,
fois une tasse de café avec les derniers ils nous voyaient faire un geste, un mouve-
Européens que puis, quand
ou ils disparaissaient dans le
je dusse voir de longtemps, je me séparai d'eux, empoy ment brusque inquiétant,
tant leurs encouragements et leurs VŒUX. fourré, bondissant et aboyant comme une meute de do-
C'est ainsi que je m'élançai, à mon tour, sur cette gues.
route que, trente-trois ans auparavant, avait parcouru Le soir venu, nous nous arrêtâmes au bord d'un char-
Caillé dont le nom en dépit de quelques ll1ant ruisseau, égayant du murmure d'une petite casca-
l'intrépide
envieux, ,est devenu une des gloires de la France. En telle le silence de la solitude, et là, après avoir soupé
suivant les traces d'un
pareil devancier, le voyageur d'une sardine et d'un biscuit détrempé dans un verre
sur l'exactitude des renseignements et sur d'eau fraîchemélangée d'un peu d'eau-de-vie, je m'éten-
peut compter
la justesse des itinéraires. C'est ce que j'ai pu constater dis sur un lit de feuilles préparé par Rolly, mon servi-
bien souvent, et je suis heureux ici mon hum- teur sénégalais, et je m'endormis aussi profondément,
d'apporter
ble pierre ait monument que ce pauvre enfant du peuple, plus profondément peut-être que si j'avais été entouré
sans autre lumière, que son génie naturel, sans autres res- de draperies soyeuses et de lambris dorés.
Le lendemain oit Abdoulaye m'a-
sources que son indomptable énergie, a su se construire je gagnai Oréoussou,
dans le vaste des découvertes de notre siècle. vait donné rendez-vous. C'est un joli hameau, d'une
champ
trentaiQ.e de cases ombragées de bouquets de-bananiers

Paysages et forêts. -Les singes cynocéphales. Majestueuse len- et d'orangers. Mais, en dépit des libéralités de la nature,
teur d'un prince africain. Caravane de Sarrakolès. Les
rives du Cogon. Le carême musulman. Les partis poli- 1. C~~nocéphale ~nandrili.-Cynocephalus murmos de Desmou-
tiques du Fouta-Djalon. lins. Chassant un jour au bord du Sénégal, je vis une troupe
de ces animaux assaillir à coups de pierres un des hommes de sa
suite qui venait de tirer et de tuer l'un d'eux. Ils disputèrent vail-
Si mes pensées s'étaient revêtues pendant la nuit d'une
lamment au chasseur le cadavre de leur congénère, et il fallut
teinte grave et sombre, la marche et le grand air ne tar- l'intervention de tous mes gens pour leur faire lâcher pied.
LE TOUR DU l\TO~DE. 377

ses habitants pauvres, le voisinage de'Kakandy les mesurait à sa nonchalance. A ce titre Abdoulaye est
sont
exposant fréquemment aux visites souvent -malveillantes l'homme le plus majestueux que j'aie jamais rencontré;
et toujours ruin'euses des foulalus. il n'arriva à Ouréoussou que trente-six heures
princes àprès moi;
C'est dans cette localité
que je fis la première expé- trente-six heures de retard sur quarante kilomètres 1 Il en
rience des lenteurs et des retards dont mon noble pro- employa encore
vingt-quatre et lorsque, à se reposer,
ce
tecteur, le princet.-bdouhiye, devait 'entraver p-on temps je forçai la consigne pour pénétrer jusqu'à à
voyage. Je ne sais lequel de mes devanciers en Afrique, lui et secouer sa toi·peur, il n'imagina' d'autre moyen
Richard Lill1der, je crois, a dit que sur ce continent la pour calmer mon ill1patience que de m'offrir un bŒUf pour
majesté d'un cher, roi. ou hobereau quelconque, se souper. Sachant t bien.que les pauvres villageois avaient

Les pics du mont Seniaki (voy. p. 39). Dessin de Sabatier d'après M. Lambert.

seuls fait les frais de ce festin de Gargantua, ,je le refusai la route de Labé.
croyait -.Il
peut-être que je refuse-
nettement au grand étonnerüent d'rlbdoulaye qui ne rais cette proposition, mais je le pris au mot, lui confiai

comprenait pas plus ma réserve à cet égard que mon sept ballots de marchandises diverses ou de provisions
empressement à continuer mon voyage. Après de nou- que je croyais bien ne plus revoir, et je repris la direction
velles tergiversations il finit par m'offrir trois portéurs dë l'est avec mes deux fidèles Sénégalais et mes trois
au lieu de dix qui étaient indispensaliles.ati transport de porteurs.
tous mes ballots, me proposant de se charger lui-mème Après avoir
parcouru pendant toute une journéè ùn
du gros de mes bagages pendant que j'irais en avant l'at- plateau boisé et de nature ferrugineuse qui termine au
tendre à Guémé, lieu situé à soixante-dix kilomètres sur levant le bassin du Rio-Nunez, nous atteigriimes l'arête

Les chutes du Tominé Dessin de Sabatier M. Lambert.


(voy. p. 380). d'après

d'un escarpement de cent à cent cinquante mètres de avec Kakandy, olt tout. autre point du Rio-Nunez, sans
hauteur, d'où l'on 'redescend dans la vallée du Cogon. avoir rien à redouter des Landoumas, et que la France
La pente rapide conduisant à cette rivière était garnie de aurait désormais les yeux ouverts sur ce pays pour y
gens de tout sexe et de tout âge. Je crus avoir devant moi prévenir le renouvellement des anciens désordres; Puis,
la population de quelque c'était sim. les résultats utiles
village voisin comprenant parfaitement que mon
plement une caravane de Sonirikés ou Sa'rrakolès el! voyage auprès de l'almamy avoir pour les rela-
pouvait
marche vers la côte, où ils allaient'acheter du sel chez les lions 'de l'intérieur 'avec la côte, ils me félicitèrent hau-
Bagos. Ils témoignèrent une grande joie en tement d'être chargé d'une telle mission.
apprenant
de moi qu'ils pouvaient désormais commercer librement Tout cela ne les de me un
empêcha pas proposer
378 LE 'VOUR DU MONDE.

mouton des plus maigres pour trois fois sa valeur. Mais, charmante localité, je voulus me remettre en route, je
que voulez-vous? les Soninkés
passent à bon droit pour me retrouvai en face de la nonchalance d'Abdoulaye.
les juifs de l'Afrique, et leurs instincts mercantiles sont Ses femmes, qu'il menait partout avec lui, se plaisaient
à l'épreuve de tout enthousiasme. à Guémé et pnis le lendemain, 23 avril, était un ven-
Leur chef,
cependant, m'envoya un peu plus tard une dredi toute la population des environs venant à la mos=
glane d'oignons et un pot de miel, à titre de cadeau, au- quée ce jour-là, il comptait sur cette affluence pour me
quel je ripostai par quelques biscuits et un peu de sucre. recruter des porteurs; il valait donc mieux remettre mon
Cet échange de bons procédés se fit à travers le Cogon, départ au 24. Force fut d'y consentir; mais le soir de

que j'avais traversé, pour établir mon hivac sur la rive ce même vendredi coïncidait avec le lever de la lune

opposée à la montagne où campait.la caravane. du Ramadan, et chacun autour de moi ayant célébré
Cette rivière, large de quarante à cinquante mètres, cette première heure du carême musulman comme on
roule ses eaux calmes, limpides et profondes de trente à fête en Europe les derniers moments
du carnaval, c'est-
soixante centimètres, sous une épaisse et fraiche voûte de à-dire par des bombances et des repas sans fin, il fallut
verdure, formée de bombax et de nettés entrelacés et liés consacrer la journée du samedi à l'immobilité, à l'absti-
les uns aux autres un lacis
de lianes, dont les nence et aux dévotions. Car il ne faudrait
par tiges pas croire
sarmenteuses, courant de branches en branches, se ba- par les débuts du Ramadan, que cette période religieuse
lancent au-dessus des eaux en capricieux festons, en in- n'ait rien de sévère. Loin de là, elle est, au contraire,
nombrables guirlandes de feuillage et de fleurs. C'est un d'une très-pénible observance. Tant qu'elle dure, nul
de ces sites qui font momentanément oublier la patrie. musulman ne peut ni boire, ni manger, ni fumer, ni
Le Cogon, que jusque à présent toutes les cartes ont même mâcher le yourotc' 1 entre le lever et le coucher du
confondu avec le fleuve de Kakandy, 'est un cours d'eau soleil. Les Foulahs, très-austères observateurs du Koran,
très-distinct, dont le volume dépasserait de beaucoup n'ont garde de transgresser ses prescriptions à l'égard
celui du Rio-Nunez devant Kakandy, à la marée basse. du jeûne, et dans ces climats brûlants la privation
Je m'assurai que son du-
bassin, après avoir contourné d'eau'surtout est une dure pénitence 1
sud au nord l'extrémité de la vallée du Taguileuta (haut Le 25, mêmes délais de la part d'Abdoulaye, et quand

Rio-Nunez), court ensuite droit à l'ouest jusqu'à la mer, le 26 je me présentai chez lui pour partir, il n'était pas
en demeurant également du Rio -Grande J'en obtins à
indépendant plus prêt que les jours précédents. grand'-
au nord, et du Rio-Nunez au midi. peine un guide, avec lequel je me mis en route, laissant
La route que je suivais, traversant à leur extrémité encore une fois tous nos en arrière avec le
bagages
supérieure les vallées des affluents de la rive droite du prince foulah. J'ai su depuis que le principal motif de
Cogon, est fort accidentée, fort pittoresque, mtis des ses retards était la perception de l'impôt il
pour lequel
plus fatigantes. Aussi j'arrivai harassé, le deuxième était en tournée dans son gouvernement.
jour, au village de Guémé, où, malgré mon vif désir de Au hameau où je m'arrêtai pour la nuit,
de.Compéta,
le plus tôt possible au coeur du Fouta-Djalon, je rencontrai un Foulah,
pénétrer qui, très-activement mêlé à la
je fus forcé de séjourner d'abord par une indisposition politique du Fouta-Djalon, put enfin m'expliquer clai-
assez grave, premier tribut payé à mon nouveau genre rement l'état des affaires de ce pays. Je savais, et par la
de vie, puis par suite de l'arrivée et de ses relation de M. Hecquard, et par les renseignements re-
d'Abdoulaye
lenteurs habituelles. cueillis à la côte, que depuis une quinzaine d'années
Guémé, peuplé de deux à trois cents
âmes, est agréa- deux rivaux, dirigés par deux compétiteurs issus
partis
blement situé sur un mamelon adossé à une magnifique du même sang, Sori lbrahima et Oumar, se dispu-
forêt et dont la base est arrosée de nombreux ruisseaux. taient le pouvoir dans cette contrée; mais j'ignorais que,
Tout est et bien tenu dans ce village, les rues
propre par suite d'une entente entre les deux prétendants, Sori
comme les cases. Si celles-ci sont petites, si leurs portes Ibrahima, dont M. Hecquard avait tant eu à se plaindre,
sont si basses ne
qu'on peut guère y pénétrer qu'en venait d'être proclamé almamy pour deux ans. Si con-
rampant, en revanche les habitations sont séparées les trariante que fût cette nouvelle pour moi, dont toutes
unes des autres par des clayonnages ou des haies vives les sympathies étaient de ses ten- à cause
pour Oumar,
d'euphorbes (carcas h.u.r~er~s), et le sol des cours, formé dances vers la France, je dus me retrancher dans mon
d'un bon gravier, ratissé avec soin, toujours ombragé caractère officiel et dire à mon informateur qu'étant en-
d'un ou de plusieurs vieux orangers, est encadré d'une voyé'auprès de l'almamy régnant, c'était à celui-ci seul
bordure de bananiers ou de papayers. Le nom de ce vil- affaire, et si grand désir
que j'avais que, que j'eusse
lage,'qui signifie -cu~tto~a
en langue foulane, vient, dit- d'entrer en relation avec Oumar, je n'irais cependant
on, de ce que ce lieu serrit d'asile jadis à des Mandin-
gues fuyant de~~ant l'invasion d~s Foulahs. Ils y échap- L Le gouro2a est une sorte de fève, qui dans les régions du Rio-
au joug des envahisseurs, Nunez remplace la noix de Kolat des pays soudaniens. C'est
pèrent assez longtemps de
comme ce dernier fruit un astringent et un tonique. L'un et l'autre,
même que toute la province de Bouvé, dont le nom a la quand on les mâche, produisent dans la bouche une saveur amère
même signification que le mot manclze dans l'histoire de qui devient sucrée et parfumée dès qu'on boit une gorgée d'eau.
Tous deux calment la faim et préciennent les coliques. J'en ai fait
notre moyen âge européen. bien souvent l'expérience et je signate ce fait à l'attention de la
Lorsque, au bout de huit jours de repos dans cette science médicale.
LE TOUR 'DU MONDE. 379

le voir qu'avec l'autorisation de Sori Ibrahima. Grand chère vieille Bretagne, je


réjouissais, me
je l'avoue,
partisan d'Oumar, mon interlocutèur était cependant d'être le premier Européen qui l'eût contemplé, lors-

trop fin politique pour ne pas comprendre ma réserve que Kikala mit fin à ce sentiment légèrement vaniteux

diplomatique; il m'en fit même compliment, et, passant et égoïste en m'apprenant et le nom du torrent, Yangolé
à un autre ordre d'idées, me parlà fort au long du Rio- et les circonstances qui lui ont valu cette
Nunez. Je lui défilai
sur ce chapitre mon chapelet habi- appellation peu africaine.
tuel, et je crois devoir faire observer à ce sujet que le A l'époque où lui Kakala était encore enfant, des
voyageur doit bien se garder, en Afrique, d'être avare blancs avaient voulu pénétrer par cette vallée dans le

d'explications, car les hommes, avec lesquels vous êtes Fouta-Djalon. Ils étaient nombreux, marchaient en ca-
entré une fois en conversation suivie, sont fiers de ravane, dans laquelle figuraient plusieurs chameaux et
trop
la confiance paru leur ânes chargés de marchandises.
que vous avez témoigner, pour quarante Leurs chefs
vous supposer des intentions secrètes ils se hâtent de escaladèrent les sommets du mont exa-
Seniaki, pour
vos discours comme une bonne nouvelle, et se miner le pays, et notaient sur leurs livres tout ce qu'ils
propager
font vos défenseurs officieux des chefs et des po- Mais au passage d'un cours d'eau,
auprès voyaient. qui a été
pulations. aussi baptisé d'après' eux (le Tiangol-Porlobé, ou ~~tcis-
sen2a des blancs), plusieurs d'entre eux se noyèrent et ils
Un héraut d'armes foulah. Version africaine d'une relation toutes leurs bêtes de somme.
perdirent
anglaise. -La vallée et les chutes du Tominé. Villages et po- La défease que fit l'almamy à ses peuples d'entrer en
pulation des montagnes. Les blancs anthropophages.
relation avec des étrangers qui avaient eu le tort d'arri-
A l'est de Compéta commence la ligne de faite qui ver sans guides et sans explications préalables, fut inter-

sépare le bassin du Gogon de celui du Tominé, prétée de manière qu'en refusant de leur vendre
principal quoi
affluent du Rio:Grande. On la franchit par la passe ou que ce fût, même de l'eau, on ne se fit faute de les harce-
col de Nadé-Koba, dont j'estime la hauteur absolue à ler et de les piller. Tous périrent de misère le dernier
deux cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la après avoir été
prisonnier, fait
puis relâché,
mer. De son sommet on domine de belles vallées, cou- vint mourir sur les bords du ruisseau qui prit, d'après
rant à l'est, et la vue s'étend dans cette jus- direction lui, .le nom de I'wnyolé. Mais il faut ajouter, pour la
qu'au mont Seniaki, dont' les deux pics mamelonnés moralité de l'histoire, que tous les Foulahs qui avaient
bordent à l'horizon la rive droite du Tominé. touché aux marchandises des blancs eurent une fin aussi
La descentedu Nadé-Koba, formée d'assises d'ardui- malheureuse que leurs victimes.
ses simulant des gradins aussi escarpés qu'irréguliers, Ainsi dit Alpha Kikala.
est aussi pénible que difficile pour un homme seul; je En calculant l'fige du narrateur, et en tenant compte
n'en vins à bout qu'en me cramponnant aux angles de de l'exagération bien naturelle d'un récit transmis de
ces marches naturelles. Comment mon cheval arriva-t-il bouche en bouche depuis plus de quarante ans, je dé-
en bas sain et sauf? c'est ce que je cherche encore à mêlai facilement dans cette légende un fait réel la ten-

m'expliquer. tative malheureuse que les Anglais firent en 1817 pour


Pendant que je songeais à ce problème, je vis venir à pénétrer vers le Niger par la voie de Fouta-Djalon, et
moi un indigène qui m'aborda comme un héraut d'armes qui échoua effectivell1ent à mi-chemin de Kakandy à

antique en énonçant ses noms et qualités et l'objet de sa Timbo. Les lignes suivantes, empruntées à un livre

venue. Il portait le nom euphonique d'Alpha Kikala, et consacré aux découvertes africaines, peuvent faire juger
venait, au nom du chef de Labé, s'informer des motifs du degré de fidélité de la version africaine de cette sim-
exacts de mon arrivée dans le pays. Satisfait de mes ple histoire
d'élever au diapason de ses « Le capitaine du commandement
réponses, que je m'efforçai Campbell, chargé
demandes, il se rangea à mes côtés, et dès ce moment de cette expédition, ne put aplanir ou surmonter les
devint mon guide officiel jusqu'à Timbo guide précieux i obstacles que lui opposèrent l'état d'anarchie du Fouta-
car il savait par cœur tout le Fouta-Djalon, et, par- Djalon et le mauvais vouloir des chefs. Après bien des
tout olt j'ai passé, j'ai pu constater, l'itinéraire en main, négociations infructueuses, pendant lesquelles la cara-
l'exactitude des moindres renseignements vane perdit ses chameaux, ses chevaux, toutes ses bêtes
géograpbi-
ques qu'il m'avait donnés à l'avance. Il ne connaissait de somme Campbell fut obligé de revenir sur ses pas.

pas moins bien les traditions que la topographie de Bien qu'il n'eût à regretter que la perte d'-wo seul
son pays; j'en eus la preuve quelques instants après sa iton~~7te szcr cent qui lui avaient été confiés, l'insuccès de
rencontre. sa tentative et les contrariétés éprouvées l'affectèrent
Nous nous trouvions dans un site charmant un tor- tellement, qu'il mourut avant d'avoir regagné la côte.
rent débouchant devant à travers des rocs entassés Caillé vit son tombeau »
nous, auprès de Kakandy
courait, en bondissant arroser de magnifiques prairies En réfléchissant à quels écarts d'amplification peut se
semées de bouquets d'arbre's gigantesques, derrière laisser emporter l'histoire orale, je gagnai l'endroit où

lesquels on entrevoyait les hauts sommets qui bordent


le Tominé. Devant ce grand spectacle, qui sous plus 1. Le Niger et les explorations de l'Afrique centrale, par F. de
d'un rapport me rappelait quelque site embelli de ma Lanoye.
380 LE TOUR DU MONDE.

je devais passer la nuit, et là, sur mon lit de feuilles ac- leurs seigneurs et maitres, dont la demeure est parfois
coutumé, je rêvai toute la nuit aux étranges bases que la très-éloignée.
rhétorique des siècles antérieurs à l'invention de l'écri- Caillé à plusieurs de la douceur, des
parle, reprises,
ture a dû donner à nos annales les plus classiques et vertus hospitalières de cette population agricole ou pas-
les plus révérées. torale je n'eus moi-même qu'à m'en louer. Un soir,
Le lendemain, à peine
en. marche, je fus entraîné c'était auprès du village de Pamhoye, un Foulah vint
hors du sentier tracé, par le bruit d'une forte cascade, me proposer de lui acheter
une charge de bois et soixante
retentissant à ma gauche, sous le couvert d'un bois épais. oranges, pour deux coüps de poudre. Au risque de passer
Un magnifique spectacle m'y attendait. Le Tominé, n ses yeux pour un trafiquant peu habile, je lui donnai
barré un peu plus haut par une large bande de roches le double de ce qu'il me demandait. Jamais vendeur ne
schisteuses, s'est frayé, à travers les fissures de cette di- fut plus joyeux et plus reconnaissant que celui-là. Il
gue naturelle, un grand' no'mbre de chenaux couverts, partit en me promettant de rue fournir de la volaille le
véritables tuyaux de conduite, par lesquels toute la masse lendemain, quand je passerais par son village, situé à
de ses eaux se précipite, de différentes dans lieues
hauteurs, quelques plus loin. Quelques heures après, assis
un vaste, bassin bordé de roches moussues devant un grand tout en son-
circulaire, feu, je pelais mes oranges
et d'arbres séculaires. Je ni'al'l'ètai une demi-heure de- à la quantité de bien-ê.tre
geant du'on peut se procurer
vant ces chutes pour en faire un croquis je leur au- dans le Foula-Djalon dix centimes de poudre,
pour
rais volontiers consacré de longues heures, mais le temps je vis revenir mon homme suivi, cette fois, d'une
quand
me pressait. jeune fille. C'était sa soeur, qu'il menait voir l'horn:>?~e
Du reste, tout le bassin du Tominé abonde en eflets blanc. Intimidée devant un aussi la
spectacle étrange,
pittoresques. Le peintre et le géologue peuvent y faire pauvre enfant s'avançait lentement, faisant bien un pas
également de fructueuses études. Sa vallée centrale et par minute, et laissa prudemment
mon foyer entre elle
les vallons par ses tributaires et moi. Enfin,
parcourus peuvent différer, encouragée par son frère, elle s'arma de
il est vrai, d'étendue et de végétation; ainsi l'une est dans résolution; comme quelqu'un qui se précipite tête bais-
toute sa longueur couverte d'un rideau de veiolure, tan- sée dans le danger, elle vint à moi d'un pas fébrile et
dis que quelques-uns des autres. (les rives du Rio--Dounso, me tendit la main. Elle tremblait comme une feuille de

par exemple) ne nourrissent de loin en loin que de mai- bouleau, et, interrogée sur la cause de son trouble, res-
gres palmiers ou des buissons rabougris, mais tous pré- tait muette comme une statue. Elle croit, me dit son
sentent le même caractère Tous les noirs. D A cet aveuje
géologique. profondé- frère, que les blancs mangent fus
ment àeusés dans une masse, granitique de formation pris d'un fou rire, accès de gaieté, qui, pour tranquilliser
uniforme, sont bordés de parois perpendiculaires, hautes cette jeune imagination africaine, eut plus de force que
de"deux cent cinquante à trois cents mètres, simulant sou- les raisonnements les plus logiques; un collier de verro-
vent des fortifications gigantesques, où rien ne manque, terie acheva de la rassurer.

escarpe, bastions, angles saillants et rentrants, et tou- Ce fait puéril; mais il s'est reproduit si
peut paraître
jours surmontées d'un- énorme talus d'une élévation souvent mon voyage; j'ai trouvé la croyance en
pendant
double. La
vue que je suis parvenu à prendre d'un de notre anthropophagie si profondément enracinée non-

ces paysages, et qui m'a coûté tout un jour d'ascension seulement chez les femmes et les enfants, mais même
le long de ces escarpements vertigineux, semés de blocs parmi les hommes de cette partie de l'Afrique, que je
granitiques des formes les plus bizarres, a été si admira- n'ai pas cru devoir le passer sous silence. Quelques Fou-
blement interprétée par l'intelligent crayon de 1\,I. Sabu- làbs ont même été jusqu'à préciser devant moi les détails

tier, que je puis y renvoyer le lecteur en toute assurance. les plus circonstanciés de nos
prétendus festins de can-
Elle -peut tenir lieu de
renseignements techniques sur nibales. Je ne pourrais les énumérer tous; je me rap-
cette grande nature y font figurer une cloche et une
et_étrange (voy. p. 381). pelle seulemert qu'ils
Si pittoresques que soient toutes ces vallées, elles grande marmite.
demeurent incultes et inhabitées; la forme, l'élévation J'ai entendu attribuer ces bruits à la malveillance des
des pat'bis qui les encaissent, et l'étendue des pentes qui marabouts qui voudraient
maures, ~loigner de lions leurs
les dominent, les exposent à des inondations terribles noirs; ne sont-ils pas plutôt la conséquence
néophytes
la. saison des pluies, c'est-ii-dire naturelle de la traite des esclaves. et de l'effrayante con-
pendant pendant plus
de la moitié de l'année. Chaque ravin est alors un tor- sommation d'Africains que cette infâme institution a faite
rent, chaque vallon un canal coulant à plein ])OI'd, et depuis trois siècles? Sur les deux cents millions de nè-
de tout le bassin du Tominé un cette de
l'ensemble grand lac gres, achetés peur l'All1érique pendant période
tumultueux. Le no¡n indigène de cette région est assez combien sont rentrés-sur le sol natal pour y
temps,
significatif Do~ahol, abréviation de Dongo~a-ol., pays des témoigner de l'emploi auquel les avaient destinés les
eaux. On n'y trouve d'habitations que sur le haut des marchands de chair ]lúmaine?

plateaux. Elles y sont, du reste; très-rapprochées, et s'y Le .lendemain je Apassai, par une pente rapide mais
divisent en deux catégories les foulahsos ou villages de revêtue d'une végétation forestière, dans le
magnifique
pasteurs foulahs, et les roumbdés (oroundés de Caillé) bassin du Kakriman, et quelques heures de marche à
ou hameaux d'esclaves, chargés de cultiver les terres de l'ombre des bois, le long d'un cours d'eau, le Digué, ali-
LE TOUR DU MONDE. 383

menté par une infinité de source et de ruisseaux se naux en miniature cheminée, tuyau d'appel, creuset,
précipitant en cascades des hauteurs environnantes, fosse pour recevoir la fonte, rien n'y manque. On y em-
m'amenèrent au foulahso, où mon vendeur de la veille pile, comme chez nous, des couches alternées de char-
m'avait donné rendez-vous. Je ne tardai pas à le voir bon et de minerai, mais on n'y emploie pour faciliter la
paraitre, ainsi que sa jeune soeur; l'un, portant cinq pou- fusion, ni quartz, ni c.astine, soit que les Foulahs igno-
lets qu'il me céda pour trois coups de poudre l'autre, rent les qualités fondantes de ces matières, soit que leur
amenant toute la population féminine de la localité, pour riche minerai n'en ait pas besoin.
me contempler et admirer, plus encore que ma personne, Le massif montagneux découpé par le Kakriman et
le courage avec lequel elle me donnait la main. Je ne tar- ses affluents s'abaisse vers l'est en larges plateaux cou-
dai pas à remarquer observation humiliante pour verts de cultures diverses et aussi parsemés de roumbdés
mon amour-propre, que mon individu n'était pas le ou plutôt de cases isolées, que nos provinces les mieux
seul, dans ma caravane, a éveiller l'effroi ou l'admiration cultivées le sont de villages et de fermes. Cette partie de
de ces bonnesgens. Mon cheval, mes ânes mêmes la contrée est-par conséquent peu boisée, car la première
avaient leur part dans ces sentiments. Les rares cara- opération que font les Foulahs pour mettre la terre en
vanes qùi traversent cette région ne consistant qu'en culture est d'arracher le bois taillis et de couper les fu-

piétons, ses habitants n'ont jamais vu de bètes de somme taies à hauteur d'homme ainsi que procèdent les pion-
et ne connaissent d'autres animaux domestiques que le niers défricheurs des État-Unis. Ils n'ont d'autre
bceuf et les brebis. Voilà de bien beaux moutons, » instrument de labour houe assez commode
qu'une petite
disait une bergère en montrant mes
ânes; « son et n'emploient d'autre engrais que les cendres du gazon
bœuf est bien maigre, objectait un autre en désignant et des chaumes desséchés après la moisson, et qu'ils
mon cheval. p Oh! quant à cette longue figure, livrent soigneusement aux flammes avant la semaille.
murmurait une vieille femme, plus avisce que ses Ces procédés primitifs leur suffisent, sans assolement ni

jeunes compagnes, je ne m'y fierais pas; ça doit man- jachères, pour obtenir d'abondantes récoltes d'un sol qui
»
ger le pauvre monde! semble inépuisable.
Après avoir quitté cette population naïve et laissé der- C'est à travers ces scènes pastorales et agricoles que
rière moi de nombreux foulahsos éparpillés le long des le 1 Il avrilj'atteignis Assanquéré, chef-lieu du fief ou

pentes inclinées à l'orient, j'atteignis vers le milieu du gouvernement du seigneur Oumar, frère d'Abdoulaye
jour les bords du hakritnan 1, rivière large de douze à que j'avais l'intention d'attendre dans cette localité.

quinze mètres en cet endroit, et qui roule droit au sud Le chef était
absent, mais par les soins de ses femmes
ses eaux rapides sur un lit de' roches noirâtres. Cette der- une case m'avait été préparée et à peine in-
y étais-je
nière circonstance, jointe à l'ombre épaisse des grands stallé que ces dames m'y firent porter du riz, du cous-
arbres qui entre-croisent leurs rameaux d'une rive à l'au- cous, des oranges, des bananes et enfin, ce qu'en Afrique
tre, projette sur son cours une teinte sombre et sauvage. on n'offre qu'aux personnages distingués, des noix de

D'après Kikala,mon guide-géographe, cette rivière, loin kolat. A cette masse de provisions succéda une avalanche

d'être l'origine du Rio-Pongo, comme quelques de visiteurs et surtout de visiteuses. Les flots de curieux
cartogra-
phes l'ont pensé, courrait la mer parallèlement se succédèrent pendant toute la journée dans mon hum-
jusqu'à
au Scarcies et serait par conséquent avec le ble gite, comme les vagues sur une grève à la marée
identique
Kissi-Kissi des cartes anglaises. Quant au Rio-Pongo, ce montante. Il n'y eut pas, non-seulement dans Assan-
n'est, comme le Rio-Nunez, qu'un bras de mer sans au- quéré, mais même dans les villages environnants à plu-
tres tributaires des ruisseaux de peu d'importance. sieurs lieues à la ronde, une créature féminine
que qui ne se
Les arrosées crût autorisée à venir, dans ses
montagnes par le Kakriman et ses nom- plus beaux atours, me
breux affluents, bien fort abruptes, offrent d'excel- faire son salam
et son petit cadeau.
que
lents pâturages aux pasteurs foulahs, et, comme dans Toutes ces dames, assez bien prises dans leur jeu-
ces régions n'ont à redou- nesse, et dont quelques-unes auraient en tous
privilégiées les troupeaux pas passé
ter les bêtes féroces, on les voit partout à lieux pour jolies, malgré leur teint bistré,
paissant portaient;
l'aventure. Ils ont
ces hauts
repris sur la viva- outre la pagne serrée autour des reins, selon la mode
plateaux
cité et la souplesse que la domesticité leur a ravies d'or- générale de l'Afrique, une pièce d'étoffe enroulée autour
dinaire. Il m'est bien souvent arrivé de contempler des et d'une
avec épaules partie' de la figure. Les longues
étonnement un bœuf
perché sur quelque tresses de
leur chevelure noire lisse et non crépue
escarpement
à pic,. com~e une chèvre dans nos climats, tandis comme celle des négresses, sont relevées au sommet du
que
d'autres bondissaient de rocher en rocher comme de vé- crâne et mêlées d'ornements de corail, d'ambre et de
ritables~ animaux sauvages. pièces d'argent. De gros colliers d'ambre ou de verrote-
C'est aussi dans ce canton
que je vis, pour la première ries flottent autour de leur cou; des pendeloques de ces
fois, les petites usines en terre glaise qui servent à la mêmes matières ou des boucles d'or brillent, à leurs
fusion du minerai de fer. Ce sont de vrais hauts four- oreilles. Leurs bras sont serrés dans d'énormes brace-
lets d'argent, rappelant tout à fait les brassards des an-
1. Kakrima ou Kakrima.rt, comme l'a écrit Caillé, ciens chevaliers et les bagues à leurs
et uou Ka- qu'elles portent
kriba, comme l'a orthographié 1\1.Hecyuar~. doigts sont surmontées de plaques d'argent recouvrant
384 LE TOUR DU MONDE.

le dos de la main. Enfin leurs pieds nus et d'une déli- raisonnements, appuyés d'un léger cadeau, vinrent faci-
catesse exquise ne sont protégés que par des sandales lement à bout de la mauvaise humeur
d'Abdoulaye;
en cuir brodé d'assez jolis dessins. Mais je n'eus pas aussi hon marché des préventions de
Tel est le costume général du beau sexe dans le Fouta- son frère. A cet esprit soupçonneux, les notes que'je
Djalon. prenais en chemin, lés croquis que l'on m'avait vu faire,

Après huit jours d'impatience fiévreuse, je vis enfin révélaient clairement mes desseins J'a.L~a.is écnit le
arriver et Onmar, mais tous les déux assez de pouvoir in'en emparer
Abdoulaye pays,afin plus tard. Puis-
mal disposés pour moi le premier, parce que je l'avais que j étais parvenu au cœur de la contrée, je pourrais y
fait marcher plus vite et plus longtemps qu'il ne l'aurait guider plus tard une armée d'invasion. Il ne pouvait
voulu pour me rej oindre le second, par suite des contes me laisser pénétrer plus avant, sans en avoir reçu l'ordre

qu'on lui avait faits sur le but de mon voyage. Quelques du chef de Labé: »

Les rives du Kakriman. Dessin da Sabatier d'apres l\1. Lambert.

Trois jours de luttes


longs diplomatiques, pendant les blancs ne sont
pas comme nous; tout ce qu'ils voient

lesquels j'épuisai tous les tropes de la rhétorique, toute ils l'écrivent et ils en composent ensuite des que
la gamme de l'éloquence, depuis l'indignation contenue tout le monde lit et qui consacrent leur mémoire dans

juSqU'il la menace ouverte, amortirent, sans les dissiper l'avenir. Les principaux de Labé et moi nous eussions

complétement, les doutes du farouc.he Oumar; heureuse- 1>ieu voulu le reeevoir dans ville, mais quelques-
cette
et je n'ai les
ment à l'aube du quatrième m'arriva un auxiliaire inat- uns des anciens s'y opposent pas voulu
en la personne d'un voir l'almamy,
tendu, messager chargé par le puis- contrarier. Qu'il aille donc directement
sant t chef de Labéde me transme ttre les paroles suivantes et s'il me destine un présent, qu'il le remette il Oumar
« Que le blanc sache que nous sommes »
très-contents qui me le fera parvenir.
de son arrivée parmi nous. Oumar a eu tort de lui parler LAMBERT.
comme il l'a fait au sujet de ses écrits. Nous savons que (La suite à la prociao,ine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 3~5

Cases de Soninkés (frontiéres nord du Fouta-Djalon). Dessin de Sabatier d'après M. Lambe~ t.

VOYAGE DANS LE FOUTA-DJALON,


EXÉCUTÉ D'APRÈS LES ORDRES DU COLONEL FAIDHERBE, GOUVERNEUR DU SÉNÉGAL,

PAR ~,1. LAMBERT',

Lieutenant d'infanterie de marine.

TEXTE ET DESSINS INÉNTS COMMUNIQUÉS P,IR LE MINISTiRE DE LA MARINE ET LES COLQNIE~.

1860 0

D'Ansanqueré à Timbo. Le Kokoulo et ses affluents. Le bassin du 'rené (haute Faléiné). Faucoumba. Porédaka.
Sori Ibrahima, l'almamy régnant. £tasticité des estomacs africains. Faveur royale et ses suites.

Le message du chef de Labé levant toutes difficultés, nérale des hauts bassinsque de rechercher tel ou tel

je m'empressai de justifier de' mon mieux l'allusion à ma filet d'eau qu'à tout hasard et le plus souvent dans un
générosité qui le terminait; après avoir remis à Oumar, intérèt de vanité locale, un indigène vous désigne comme

pour son suzerain un burnous, un sabre, quatre paires la source de telle ou telle rivière.
de pagnes, un coupon d'écarlate et un bonnet de velours Faucoumba, où j'arrivai le lendemain, est la ville
brodé d'or, je repris la route de Timbo, eSl:orté de six sainte du Fouta-Djalon; elle fut le berceau de l'isla-
esclaves, trois hommes et trois femmes, envoyés à l'al- misme dans
ce pays, et c'est de son sein que sortirent, il

mamy par Abdoulaye et Oumar, comme un à-compte sur y a moins d'un siècle, les conquérants foulahs qui sub-
les impositions de leurs gouvernements. Ces pauvres gens juguèrent les Djalonkés; aussi jouit-elle du privilége de
devant en route me tenir lieu de portefaix, je fis alléger nommer les alnamys. Les anciens de la ville sont char-
autant que je le pus les fardeaux incombant aux trois gés de ce soin; mais le droit pas par-de l'électeur n'est
femmes. Soumises d'habitude à un traitement tout op- faitement défini. Les hommes influents de toutes les par-

posé, elles parurent aussi reconnaissantes ties de l'empire, viennent toujours y apporter leur voix,
qu'étonnées
de cette pe~ite attention. et souvent le poids de leur épée. Dans cette assemblée,
D'Ansanqueré à Faucoumba la route traverse uiie sp- comme dans toutes celles du même genre, il n'y a point
rie de plateaux et de vallons, inclinés tantôt au sud-oUest de vote. Chacun émet son pour son candidat,
opinion
avec le Kokoulo et des affluents, tantÔt au nord-est avec et la nomination se fait ensuite acclamation, comme
par
les ruisseaux qui forment la Palémé. Je pus reconnaitre autrefois dans les élections Ordinairement,
polonaises.
d'un des points élevés de la ligne de faites, des débats, le chef du village est le
près du village pendant le résumé
de Telcré; la tranchée Du reste cetté. ins;i-
que le Tené, branche mère de président de ces étranges comices.
cette rivière, s'est ouverte dans l'arc de cercle le plus tution, qui ne repose.. sur. aucune loi solide, mais bien
occidental que forment les 1l10ntagnes du Fouta-Djalon. sur une coutume mal définie, est complétement éludée
Je ferai à ce sujet que pour reconnaitre la
remarquer par les aspirants au trône. Ils se rendent avec leurs par-
branche ou la source d'un fleuve, il importe tisans en armes
principale sur les lieux de la délibération. Des con-
bien plus au voyageur d'observer la configuration flits en résultent et c'est
gé- sanglants presque toujours,
le plus fort qui l'emporte, momentanément du moins,
1. Suite et fin. Voy. page 373. car le vaincu est ordinairement loin de se soumettre
III. 77' 1.1v.
386 LE TOUR DU MONDE.

pour l'avenir. Dé là des guerres et des rivalités intermi- basses de riz ou de sanglé au mil, que les six noirs de ma
nables. suite firent immédiatement disparaître jusqu'au dernier
Le 15, à la tombée
de la nuit, j'atteignis Porédaka, grain et sans qu'aucun d'eux en éprouvât le moindre em-

bourgade à peu de chose près aussi grande que Fau- barras gastrique. Je cite en passant cette preuve de l'é-
coumba. L'almamy Sori Ibrahima y arriva le lendemain. lasticité de l'estomac du nègre; il se distend ou se con-
Le soir même il me donna audience. tracte avec une égale facilité suivant les circonstances.
Ce ne fut pas sans quelque émotion que j'abordai ce Le lendemain, apprenant que l'almamy allait repartir
personnage dont M. Hecquard avait tant eu à se plain,. pour Faucoumba, je me hâtai de lui porter le cadeau qui
dre. Sori peut avoir aujourd'hui de quarante à quarante- lui était destiné par M. Faidherbe un beau fusil de
cinq ans; Foulah de sang presque pur, il a un teint rou- chasse dans une boîte assortie, avec approvisionnement
geâtre, comme celui de certaines statues égyptiennes; ses de poudre fine et de capsules. Sori reçut ce présent avec
cheveux lisses, même soyeux, commencent à grisonner; une joie non dissimulée. On eût dit un enfant contem-

l'expression dure de ses traits et son obésité précoce lui plant un jouet longtemps désiré. La boîte et ses acces-
donnent assez l'air d'un Romain de la décadence. soires excitaient surtout son
admiration. Un demi-baril

Après les salutations préalables, je lui dis que le chef de poudre de traite que je lui fis donner en sus, sur sa
des blancs de Saint-Louis m'envoyait à lui pour lui re- demande, acheva de le mettre en belle humeur. Au mo-
mettre une lettre et l'engager à diriger dorénavant, d'une ment de me quitter il me secoua énergiquement la main
manière suivie, les caravanes de ses sujets sur nos comp- et me tordit le bras en manière d'effusion amicale.
toirs de Kakandy et de Sénoudébou. Ceci fut considéré par son entourage comme une haute
« Je suis content, me répondit-il, très-content, très- et insigne faveur.
Tous ceux qui en avaient été crurent
content (sic) de ton arrivée dans le Fouta-Djalon. Va témoins, peu
où tu voudras, comme tu l'entendras; tu séant de me laisser retourner seul à ma case et me firent
partout agis
n'auras ici pour ta volonté celle de jusqu'à ma porte un cortége d'honneur. Puis chacun
guide que après
Dieu. » voulut savoir le nom d'un homme si bien en cour; Coca-

Après l'avoir remercié


de ces paroles bienveillantes et gne leur dit que je me nommais Lambert.
fort inattendues, Ils voulurent savoir comment ce nom devait
je l'avoue, je crus devoir reprendre s'exprimer
mon thème obligé sur les avantages que son peuple ne en peulh.
de retirer du développement dE5-ses re- « Mais la même chose qu'en français, dit Cocagne, un
pouvait manquer
lations commerciales avec nous. homme, qu'il s'appelle Abdoulaye ou Lambert, garde
« Jepenserai à tout cela, me dit-il en m'interrom- son nom dans toutes les langues.
un des interlocuteurs, M.
pant, et nous en reparlerons plus tard. En attendant va Mais, objecta Hecquard
trouver mon collègue Oumar. C'est à lui que la lettre de s'appelait ici Boubakar.
ton chef est adressée, et causer avec lui ou avec moi, cela Alors, cherchez! D riposta l'honnête marin poussé
revient au même; maintenant nous ne faisons qu'un. » à bout.
Enchanté de cette qui allait au-devant de Et toutes les cervelles présentes se creusèrent pour
proposition,
mes désirs, mais craindre ne cachât un découvrir la solution du problème qu'elles venaient de se
pouvant qu'elle
piége diplomatique, je ne crus pas devoir l'accepter sans poser.
autres explications. « J'ai trouvé! D s'écria enfin un vieux. marabout d'un
« Le chef des blancs, à Sori, m'envoie ton augural. Toutes les oreilles s'ouvrirent ave~ la plus
dis-je auprès
de l'almamy du Fouta-Djalon, et non auprès d'un religieuse attention.
homme en particulier. Si la lettre est adressée à Oumar, « Lambert, dit le saint homme, est la même chose que
c'est et Abbert en peulh c'est Abbas.
que le gouverneur du Sénégal le croyait encore en Abbert,
du pouvoir, et si je vais le voir maintenant, ce C'est cela même, dis-je en intervenant. Change
possession
ne sera qu'avec ta permission. maintenant mon prénom en Aboul et tu auras mon nom
Eh bien, dit Sori, en hésitant quelque peu, déca- tout entier.
chette la lettre. » Aboul-Abbas 1 s'écria le vieux marabout, enchanté
La lecture de cette missive dura plus d'une heure. Le de sa science et en même temps fortsurpris que je con-
nusse ce personnage de l'histoire du califat'
royal auditeur en pesait longuement chaque expression
et terminait invariablement ses commentaires par quel- A partir de ce moment, je fus baptisé et classé dans
comme bien! la mémoire de ces braves gens, et les voyageurs qui vien-
que affirmation approbative, c'est v~~ai! cela
est avantageux. Enfin il me remit la lettre en me priant dront moi dans le Fouta-Djalon entendi'ont certai-
après
de la recacheter Évidem1nent mon homme nement parler de leur prédécesseur français Aboul-Ab-
soigneusement.
avait d'Oumar et voulait mettre, vis-à-vis de ce rival bas, auquel l'almamy Sori lbrahima fit .un accueil si
peur
en puissance, sa responsabilité à couvert. daigna, par une faveur toute spéciale,
distingué, qu'il
Peu après mon retour au logis, je vis arriver des ser- lui tordre le bras.
viteurs de Sori; ils m'apportaient un copieux souper. Le
chef du village et le propriétaire de ma case en firent calife de la race des Abassides,
1. Aboul-Abbas, premier régna
autant. Dans ce triple menu figuraient six énormes cale- de 750 à 754 de notre ère.
LE TOUR DU MONDE. 387

comme Sori
à l'obésité, et chose étrange, ils sont peut-
Arrivée à Timbo. Description de cette capitale. L'almamy
Oumar. -Parallèle entre lui et Sori Ibrahima. Fête religieuse être les seuls, dans tout le pays soumis à leur autorité,
du Kori, ou quatrième mois de t'année musulmane. Curiosité Ceci tient sans
Une de Mon ami qui soient menacés de cette infirmité.
fatigante. imprudence Cocagne. Ndiogo.
doute au genre de vie sédentaire auquel ils sont cÓn-

Pendant que l'almamy prenait la direction du nord, damnés tous les deux.
Oumar, en outre, est très-noir de
voulu sans retard la route du sud-est dui teint; car sa mère et- sa grand'mère étaient de sang dj'a-
j'aurais prendre
mène à Timbo. Mais je dus céder aux instances du chef lonké. Il doit à cette circonstance de ¡:rouvoir compter sur
de Porédaka qui me supplia de remettre mon départ l'appui de toute cette partie de la nation:
jusqu'à ce qu'il eût pu exécuter l'ordre que Sori lui avait Sori ne m'avait pas même invité à m'asseoir devant
donné de tuer et de dépecer un boeuf en mon intention. lui; Oumar eut la délicatesse de me faire apporter un
Cette opération ne prit pas moins de deux jours à l'ho- fauteuil qui lui venait de Kakandy.
norable magistrat. Je profitai de ces retards pour aller Notre entretien s'ouvrit naturellement sur le message

reconnaitre, à quelques lieues de là, les sources du Sé- qu'il avait fait tenir au
gouverneur du Sénégal par le
négal. Du haut d'une ligne de faites qûi court entre Fàu- commandant de Kéniéba, et sur la réponse que M. Fai-
de lui remettre.
coumba et Porédaka, je vis le fleuve naissant, coulant du dherbe m'avait chargé
nord-est au sud-est. « C'est moi, ajoutai-je, qui ai décacheté cette lettre
le contenu à Sori Ibrahima. On
Deux plus tard, après avoir suivi une partie de la
jours pour en communiquer
corde du grand arc décrit par le Sénégal autour du pla- m'avait assuré que tu avais déposé le pouvoir en ce mo-
homme anill1é de bonnes inten-
teau de Timbo, je me trouvai en face de cette petite ville. ment, et je crois qu'un
Bâtie au pied d'une montagne de deux cent
cinquante à tions doit d'abord s'adresser au chef réel du pays où
trois cents mètres d'élévation, elle a à peine la diilieii- il se présente. Je ne saurais trop me féliciter de ce
sion et la population de Faucoumba (3000 habitants). que Sori m'a envoyé vers toi au lieu de me garder au-
Elle n'en est pas moins la capitale de tout le Fouta-Dja- près de lui; toi que le gouverneur
ca"r c'est cimnait; c'est
Ion et le chef-lieu d'une province dénommée d'après elle toi que tous les Français connaissent et préfèrent, car
et directement administrée Son nom lui nous avons tous lit le livre où M. Hecquard raconte
par l'almamy.
vient du
mot peulh ti7né, qui siguifie lim.ite, fin, et qui avec quelle bienveillance tu l'as reçu.
fut donné à la vallée, oit elle s'élève aujourd'hui, Je suis très-content me répondit l'almamy, de
lorsque
les Foulahs vainqueurs des Djalonkés y pénétrèrent et l'arrivée d'un
Français près de moi. Je les aime beau-
crurent que leurs conquêtes s'arrêteraient là. coup, et je sais aussi que le gouverneur a pour moi au-
Pendant que, assis sous un vieux bombax en face de la tant d'estime que j'en ai pour lui. Tu es ici chez toi.

ville, je repassais ces particularités dans ma mémoire, les Tout ce dont tu auras besoin, je m'efforcerai de te le
anciens de la cité, avertis de mon arrivée par Alpha Ki- procurer, et si j'oublie quelque.chose tu me feras plaisir
kala, le héraut suivant de me le rappeler. n
d'armes, délibéraient, l'antique
usage, sur l'admission de l'étranger dans leurs murs. L'entretien se prolongea longtemps sur ce ton bien-
Pure formalité en cette occasion, la délibération de cette veillant: L'almamy éprouver une joie sincère en
parut
africaine se termina par une invitation que M. Hecquard avait été récompense de ses
municipalité pres- apprenant
saute de venir occuper la demeure qui m'était d'un poste important 1, et me
préparée. voyages par l'obtention
Kikala en outre que l'almamy Oumar lui-même souhaita, en termes chaleureux, la même chance heu-
m'apprit
devait revenir dans la soirée de sa maison des champs reuse à mon retour dans le pays des blancs.
« Je serai de mes en
pour me recevoir officiellement le lendemain. assez
payé fatigues, répondis-je
En conséquence, à l'heure de midi, vêtu d'une simple manière d'aphorisme oriental, si mon voyage est utile à
chemise de laine et d'un large pantalon, chaussé. de ton pays et au mien. Le bien accompli est la plus belle

grandes bottes poudreuses et coiffé d'un immense cha- récompense du juste. n


de enfin l'apparence de n'ill1porte Le soir de ce même jour, qui était celui de la nouvelle
peau paille,
ayant
les premières célébrant la
quoi plutôt que d'un officier français, je fis mon entrée lune, après que réjouissances
dans la capitale du Fouta-Djalon, et j'allai m'installer fin du Ramadan se furent calmées, et que la cité tout
dans la maison d'un des serviteurs de l'almamy. entière parut plongée dans le repos comme dans le silence,
Arrivé assez tard
soirée,dans la
celui-ci je sortis subrepticement de ma case, suivi de Cocagne et
m'envoya
chercher le lendemain un natif du Bondou attaché à la cour
par un Foulah du Bondou, qui précédé de Mousa,
de sa personne des fonctions corres- de l'almamy. Tous les trois, marchant à pas de loup et
remplissait auprès
pondantes à celles de premier chambellan, ou, si l'on recherchant l'ombre la plus épaisse, nous avions l'air

veut, d'introducteur des ambassadeurs. de maraudeurs allant faire un mauvais coup. Jamais
A la première vue je fus frappé des dissemblances qui
existent entre les deux almamys du Fouta-Djalon. Les
1. bi. Hecquard, aujourd'hui consul de France Scutari, a visité
traits d'Oumar expriment à la fois la douceur, l'énergie successivement, de 1849 à 1852, le Gabon, le Grand-Bassam, la
et la dignité. Le souverain semble chez lui chose Cassamance, Albr~da ,sur la Gambie et le Fouta-Djalon. La rela-
pouvoir titre
tion de ses voyages a été publiée en 1853 sous le T'o~age
naturelle; son rival s'étudie à le porter,avec affectation. un vol.
sur la c&ie et dans l'intérieur de l'Afrique occidentale,
Agé de quarante à quarante-deux ans, Oumar tend grand in-8.
388 LE TOUR DU MONDE.

à notre allure un Européen ne nous aurait pris pour lorgnon de presbyte, et enfin, à mon grand regret, je
ce que nous étions réellement des mandataires d'un l'avoue, une fort belle lorgnette jumelle qui en route
chef portant des cadeaux à un souverain. m'avait tenu lieu de longue-vue.
puissant,
Mais que voulez-vous? il est de la politique des mo- L'almamy m'avait averti qu'il ne pourrait me recevoir

narques africains d'envelopper ces choses du plus grand de toute la journée du lendemain, consacrée aux fètes du

mystère possible. Kori et aux prières publiques, auxquelles il devait pré-


Je remis donc 'a Oumar, entre dix et onze heures du sider En effet, dès le matin du 23 avril, la voix des
soir, heure fort avancée pour l'Afrique, un sabre assez marabouts ayant
convoqué les vrais croyants, je vis tous
riche, un bonnet de velours brodé en or, un beau bur- les citadins, parés de leurs plus riches vèteinents, sortir
nous de laine, quatre paires de pagnes, deux mètres de de leurs demeures et se diriger vers celle de l'almamy
drap écarlate, de la verroterie fine, un collier d'ambre où retentissait le bruit du tamtam. Dès que la population
d'une valeur de cent quarante francs, un couteau-poi- musulmane de Timbo, grossie de tous les fidèles accou-

gnard, une paire de lunettes, une de conserves, un joli rus des villages voisins, fut réunie devant la case royale,

qui, semblable de forme et de matériaux aux huttes des dencés, annonçait que dans l'intérieur de chaque case lès

plus pauvres Foulahs, n'en diffère que par l'étendue de femmes s'associaient aux prières de leurs maris et de
l'enclos qui la renferme, tout ce monde, Oumar en leurs frères.

tête, sortit processionnellement de la ville et gagna les C'était un beau et touchant spectacle que la vue de
rives d'un ruisseau comme la ville, le nom de tous ces hommes courbant leurs fronts vers la terre,
qui porte,
Timbo. Une fois arrivé le long de ce petit cours d'eau, puis les relevant pour les courber encore. Toute celle

l'almamy assisté de ses deux ta~~isins (lieutenants ou cérémonie était empreinte d'un si profond recueillement,
d'une foi si grave et si austère, au
grands vicaires ) se porta cent
pas en avant de la qué je ne pus résister
foule; les marabouts et les anciens se rangèrent dans
l'intervalle et la prière commença. Oumar la prononçait 1. Dans tous les pays peulhs, dans le Fouta-Toro, le Bondou,
tout entière le Djalon, le Macena, le titre d'almamy emporte la réunion des
à haute voix et l'assistance (trois mille hom-
deux pouvoirs, spirituel et temporel. Celui qui en est revêtu se con-
mes au moins) répondait, tandis du sein de la ville
que sidère, de même que l'émir de Sokoto, le sultan de Maroc et le
un doux et vague murmure, s'élevant par intérvalles ca- padisha de Constantinople, comme l'héritier direct des califes.
DU MONDE. 389
LE TOUR

le plus po~ble. La Providence elle-même semblait avoir


et-d'adresser aussi à Dieu .une
besoin m'y associer
de
pris soin de'leur fournir
un spectacle pour cette occasion
courte et fervente prière chrétienne.
des clameurs de toute et tous s'en donnèrent à cœur joie. Cespectacle,
En ce moment des cris perçants, solennelle,
c'était inoi. Cabales, mème, rien ne
sorte, s'élevèrent entre nous et la ville, et je vis la foule intrigues, corruption
J'eus
se répandre en courant dans la plaine. Je crus un mo- fut épargné pour jouir de la vue de ma personne.
les affaire au moins à dix pères et à vingt frères de l'almamy.
ment que les Oubous, tribus dissidentes qui habitent
au sud du Sénégal, de l'opportu- Tous les autres curieux étaient, suivantlcur àge, ses on-
montagnes profitaient
Mais tout ce tu- cles ou ses cousins. Je finis par défendre ma porte à tous
nité du moment Timbo
pour attaquer
ces princes du sang, mais sourds aux représentations de
multe pr~venait simplement de ce que le scalnm étant
ma sentinelle, ils forcèrent la consigne. J'eus recours à
terminé, les enfants, secouant le joug de la discipline,
ma porte à clef. Hélas! une
leurs ébats, comme font en tous pays les éco- un moyen extrème, je fermai
prenaient
brèche dans la haie de ma cour, livra bientût
liers au sortir de classe. pratiquée
C'était jour de fète générale et chacun voulait s'amuser passage au flot des envahisseurs, qui finirent par enfon-

à l'ouvrage au Fouta-Djalon. Dessin de Hadamard d'après M, Lambert.


Forgeron

cer ma porte. Cocagne ayant


eu le tort de dire du'on ne (ce préjugé existait déjà au temps de Mungo-Park) que
entrer ceux des les Européens les mangent crus, et l'espoir de me voir
laisserait que qui m'apporteraient provi-
fus en un instant accablé sous une avalanche de commettre cette énormité était pour beaucoup dans la
sions, je

d'oranges, de bananes et d'oeufs; d' œufs


surtout, générosité desdonateurs.
poulets,
car les Africains n'en consomment pas, s'imaginent Sur le point d'être étouffé par la foule, je m'empressai
qui
l'offre d'un de mes persécuteurs, et dé l'ac-
d'accepter
1. Les Obous sont des Foulahs le fameux ce boute- compagner chez son oncle Ndiogo, lequel n'était pas pa-
que AI-Hadji,
feu de la Sénégambie, est à détacher du tronc national et rent supposé, mais bien réellement ami de l'almamy.
parvenu
de l'autorité de l'almamy. A la voix du faux ils ou généraux est
NTdio'go, un des capitaines
prophète attaquè- d'Oumar,
rent ''l'im'bo cn 1859, s'eu emparèrent et la tivrèreut au pillage. Ils
habile dans le conseil et fort dans le combat; il jouit
tuèrent un grand nombre d'habitants et s'emparèrent d'innombra-
bles troupeaux et de plusieurs centaines de captifs. Oumar, accou- de l'estime et de la confiance de tous ses compatriotes.
rant réunit de Labé et du
parla de ma mis-
de sa villa de Sokotoro, les contingents dans son accueil,
Il mit tant de chaleur
Bouvé, repoussa les Oubous dans leurs montagnes et leur reprit la

plus grande partie de leur butin. sion en termes si flatteurs, que je crus d'abord n'avoir J
390 LE 'ROUR DU MONDE.

devant moi qu'un solliciteur adroit comme il y en a tant ~cun ne peut me faire le plaisir que me cause celui qui
en Afrique. et ailleurs. Je me hâtai de lui dire que je vient de la part du gouverneur de Saint-Louis. Car lui
n'avais rien à lui offrir en échange de ses politesses. Je aussi est un grand chef, un puissant monarque. Comme
faisais au brave Ndiogo.
injure moi il est connu à l'orient et au couchant, au nord et au
« Ta visite, réplic¡ua-t-il avec un tact parfait, est ce que midi et partout on l'aime; car il ne veut qt;8la justice.
Tu es l'hôte de l'alrnamy, et Je prie Allah de maintenir entre nous une éL oite amitié
je pouvais désirer de mieux.
notre hôte à tous. Tu es venu ici pour et de bonnes relations
commerciales, ainsi que vient de
par conséquent
notre bien et ton nous rapportera un jour plus le dire ce vieux marabout, notre conseiller. Il faut espé-
voyage
rer qu'Allah exaucera nos voeux. D
d'avantages que tu n'aurais pu porter de marchandises
avec toi. » Il finit par me prier de vouloir bien accepter Ici l'assemblée recommença pour le gouverneur une
un bœuf gras comme échantillon de ses troupeaux. A prière semblable à celle qu'elle avait prononcée peu
dater de ce moment il y eut entre Ndiogo et moi une avant pour l'almamy, etc. Chacun, ayant ce
pendant
amitié qui ne s'est jamais démentie. temps les yeux fixés sur ses deux mains ouvertes, répéta
trois fois les mêmes vœux.
Présentation et discours solennels. Arrivée à Sokotoro, Des- Je ne mieux faire
pouvais que de remercier pour ces
cription de ce lieu. Bienveillance d'Oumar. Histoire de son
et c'est ce que je fis avec chaleur. Ensuite
litanies, l'al-
peuple et de sa dynastie.
mamy fit étaler devant l"assemblée les cadeaux envoyés
A quelques jours de là je fus officiellement présenté par le gouverneur, moins les jumelles, le collier d'ambre
à ce qu'on le sénat du et le couteau poignard. Je compris que ces objets, joints
par l'almamy pourrait appeler
Mandé je trouvai chez lui au manteau qu'il avait porté le premier jour du Kori,
Fouta-Djalon. par Oumar,
les anciens et notables de son peuple réunis au nombre formaient le lot qu'il se réservait, et qu'il distribuerait le
d'une centaine environ. La cour en était littéralement reste à ses fidèles.
encombrée et j'eus grand'peine à arriver jusqu'au fau- Je voulus m'excuser pour le peu de valeur de ce pré-
teuil qu'on m'avait préparé en face de l'alrnamy. Dès sent, mais Oumar ne m'en laissa pas le temps; il me dit
« Quand tu m'as remis ces échantillons
que je fus assis et que tout le monde se fut rangé dans de l'industrie
un profond silence, l'almamy me pria d'exposer devant de ton pays, tu as pu croire, d'après mon silence, que je
l'assemblée les motifs de mon voyage. n'en étais pas content. Eh bien je te déclare aujourd'hui,
Voici la substance de ma réponse en présence de tous les anciens de mon peuple, que je les
.Quand un homme voyage moi dans un but
comme ai reçus avec le plus grand plaisir, et que je suis très-
d'utilité il est heureux de pouvoir content, et par-dessus toutes choses, de ta présence au
générale, s'expliquer
devant une réunion aussi nombreuse. Je suis certain milieu de nous. Tu ne dois y trouver que la paix, et t'y
conduire ton bon plaisir. D
d'avance que <tous les hommes sages qui m'écoutent me que d'après
seront favorables, car je viens demander aH nom du Une nouvelle et dernièreprière pour le succès de mon
du Sénégal des relations commerciales voyage, suivit cette allocution, et la réunion fut dissoute.
gouverneur plus
suivies que par le passé avec Kakandy et avec Sénoudé- J'appris ensuite que l'almamy comptait partir sous peu
hou. Les Foulahs trouveront dans ces deux comptoirs des de jours pour sa résidence de Sokotoro. Il ne tarda pas à
.étoffes des fusils et de la poudre pour se m'inviter à aller m'y installer de lui.
pour se vêtir, auprès
défendre contre leurs ennemis; ils s'y procureront en un A dix ou. douze kilomètres dans l'est-nord-est de Timbo,
mot tout ce que les blancs possèdent en aboudance et ce Sokotoro est un site charmant comme en pourrait créer
à eux, et en retour ils nous apporteront d'un ou d'un peintre
qui leur manque l'imagination poëte pastoral paysa-
en échange de l'or, de l'ivoire, des arachides, tous ceux giste. Figurez-vous une vaste plaine, bordée d'un côté
de leurs produits dont n.ous avons'besoin. Ainsi se res- par le Bafing, et de l'autre, par un cercle de hautes mon-
serreront les relalions de eommerce et d'amitié entre les tagnes rocheuses. Sur une colline isolée au centre de cet
et les au grand des deux hémicycle, se groupent, sous des bouquets de verdure,
Français Foulahs, avantage
car ce n'est que 'par la paix et le commerce les habitations des pâtres et des cultivateurs (près de
peuples; que
les États deux mille captifs'>, chargés d'exploiter ce sol privilégié,
prospèrent.
Parfaitement vrai s'écria un des vieux conseillers où de nombreux ruisseaux, courant des montagnes au
à Dieu fleuve, entretiennent toute l'année la fraîcheur, la fécon-
présents, et chaque jour nous demandons de nous
des blancs. » dité et la vie on dirait un immense jardin.
envoyer
ensuite à la lecture de la lettre; écoutée au La demeure du maitre, de ce riche domaine n'offre
On.passa
milieu d'un sentiment cette lec- rien de Quelques cases, en forme de
d'approbation générale, remarquable.
ture ne fut interrompue une dont toute meule de foin, comme celles du plus humble de ses es-
que par prière,
l'assemhlée crut devoir les va~ux exyrimés claves, sont entourées d'un enclos
palissadé; ce sont les
accompagner
La de ses femmes. Le sien est à côté, précédé
par M. Faidherbe pour la prospérité de l'aImall1Y, pavillons
lecture Oumar s'exprima en ces termes d'une sorte de verandah, où il donne ses audiences. Ou-
terminée,
rt Des lieux où le soleil se lève et de ceux où il se cou- ne possède moins d'une vingtaine de
mal', dit-on, pas
du côté de la droite et du côté de la gauche roumbdès aussi considérables que Sokotoro; aussi peut-
che, (le sud),
(le nord), je reçois journellement des envoyés. Mais au- il nourrir en temps de famine une partie du Fouta-Dja-
LE TOUR DU MONDE. 391

Ion et entretenir de ses seules ressources, en temps le pays des Djalonkés,'Ils y étaient venus d'un lieu fort
de guerre, ses partisans ou ses vassaux armés. C'est éloigné du côté du soleil levant (la terre de Faz, suivant
ce qu'il a déjà fait plusieurs fois, et ce qui lui assure sur les uns; de Saw suivant les autres). Quelques-unes de
son rival Sori, moins riche peut-être, mais à coup sûr ces tribus réunies sous un chef dit nom de Séri s'étaient
moins généreux, un incontestable avantage. établies sur le territoire de Faucoumba; quelques au-
Les deux cases que j'occupais avec mes gens, non loin tres autour de Timbo. Séri permit à son frère Séidi
de l'habitation de l'almamy, étaient mais isolées de prendre le titre d'alpha ou de chef suprême, à condi-
petites,
dans un enclos, et comme j'y étais à l'abri des importuns tion que les alphas seraient toujours élus par les liabi-

qui m'avaient obsédé à Timbo j'aurais pu m'y trouver tants de Faucoumba, privilége qu'ils ont gardé jusqu'à
fort à l'aise et y laisser couler les heures ce jour. Séri mourut sans enfants et Séidi transmit à son
paisiblement
sans en sentir le poids, si les noires vapeurs amoncelées fils Kikala son titre et sa puissance. Le titre d'alpha fut
à l'horizon, et roulant de crête en crête sur les montagnes ensuite porté successivement par les deux fils de ce der-
voisines, ne m'avaient averti, dès le premier jour, que la nier, Malic et Nouhou, qui ne se départirent pas à l'é-
saison des pluies arrivait, et qu'il fallait songer au dé- gard des Djalonkés idolâtres, des procédés de douceur et

part. Hélas c'était compter sans les lenteurs de la de persuasion employés par leurs ancêtres. Le fils de

diplomatie africaine. Malic, Ibrahitna, fut le premier à ériger en système la


Dès le lendemain de mon arrivée, Oumar fit en ma fa- conquête et la conversion à main armée. Cet Ibrahima,
veur ce que l'étiquette traditionnelle de sa maison lui élevé par un marabout, son parent, avait, dit-on, un tel
eût interdit de faire pour son ~èi·e. il vint me rendre respect pour son précepteur, qui entre autres choses lui
officiellement visite. Il était à cheval et entouré d'un, avait appris l'arabe, que lorsqu'il (ce qui arrive
pleuvait
grand cortége. Après l'avoir fait asseoir sur une couver- dans ce pays sept mois de l'année sur douze), i'1 montait
ture déployée devant ma case, je le remerciai vivement pieusement sur la case du saint homme et la couvrait de
de l'honneur « A Timbo,
qu'il m'accordait. dit-il, il ses vêtements, pour que la pluie ne pénétrât pas jusque
m'eût été difficile de venir te voir, mais ici, je viendrai dans l'intérieur. Aussi, disent les Foulahs, Dieu récom-
très-souvent, et ma porte sera toujours ouverte pour peusa lbrahima de cette piété vraiment filiale, en bénis-
toi. D sant toutes ses entreprises.
Et en effet, sauf ses tergiversations et lenteurs à l'en- Le nombre des Foulahs ses sujets, et des musulmans
droit de mon retour, ses actes concordèrent avec ses pa- qui lui étaient soumis s'étant accru peu à peu, il prit le
roles, et rien, pendant toute la durée de mon séjour au titre d'almamy, et commença la conquête de toute la con-
près de lui, ne démentit la bienveillance et l'intérêt trée qui porte aujourd'hui le nom de Fouta-Djalon. Cette
qu'il me témoignait en ce moment. Et je ne fais pas al- fut, du reste, l'oeuvre de toute sa vie; il eut aussi
conquête
lusion ici à la prévoyance, pour ainsi dire paternelle, à repousser les attaques des peuples
qui païens qui vinrent
garnissait chaque jour l'office de ma case de calebasses d'au delà du Niger au secours des Djalonkés. Il vainquit,
de riz, de hananes, 'd'oranges, de jarres de miel et de dit-on, dans plus de cent rencontres et ne tua pas moins
san galas de volailles, et quelquefois même d'un boeuf de cent rois ou chefs de tribus. On
soixante-quatorze
tout entier; mais à ces attentions délicates qui révèlent même une seule fois il en mit à mort
prétend qu'en
une âme au-dessus des inspirations de la défiance et qui sur trente-cinq
trente-quatre qu'il avait en face de lui, et
naissent d'une intimité et d'une confiance encore n'épargna-t-il
réciproques. le dernier champion que parce que
Ainsi, je pouvais entrer chez lui, armé ou non armé, à celui-ci était une femme, une véritable amazone n'ayant
toutes les heures du jour; il me reçut même conservé ni plus ni moins
plusieurs qu'un sein, que les héroïnes
fois en présence de ses femmes, faveur n'avait
qu'il ja- qui combattirent jadis sur les bords du Thermodon.
mais accordée à un étranger. Il.aimait à passer de lon- des idolâtres de l'est, Ibrahima se tourna
Vainqueur
gues heures avec moi, soit assis sous sa verandah, soit ensuite vers le nord, força Maka, roi de Bondou à em-
promenant dans les sentiers de ses vastes cultures, et brasser l'islamisme et à prendre le titre d'almamy; puis
toujours causant des coutumes desblancs, de la gran- il passa la Falémé et le Sénégal et porta ses armes victo-
deur de la France, des prodiges de sa civilisation et de rieuses au cœur du haarta, à cent
jusqu'à Kouniakari,
son industrie, et souvent aussi se laissant interroger soixante lieues dè Timbo.
La rapidité de ses expéditions
par
moi sur l'histoire du Fouta-Djalon et sur celle de sa et de ses succès, lui valut le surnom de Sori (le Matinal)
race en particulier. que la tradition lui a conservé.
Les lignes suivantes sont un extrait de ses réponses à Chose ce terrible
bizarre, conquérant déposa plusieurs
mes questions surce sujet. fois, volontairement et comme pour se reposer, le pou-
Il n'y a pas plus d'un siècle que les Ii'oulahs vivaient voir souverain entre les mains d'un sien cousin nommé
à l'état de tribus sous de simples chefs héréditaires dans mais ces interrègnes ne furent jamais que
Alpha Sétif;
de courte durée. A sa mort commença une période d'a-
1. Les sangalas sont de petites baies rouges dont l'infusion dans narcliie, d'usurpations et de meurtres comme en pré-
une certaine quantité d'eau donne une liqueur agréable qui, tant sente l'histoire des rois mérovingiens. Les descendants
qu'elle est fraîche, a la couleur et le goÙt d'un vin légèrement
sucré. Quand cette boisson a fermenté, elle ressemble beaucoup à d'Alpha Sétif prétendirent ériger en droit héréditaire,
la bière. en faveur de leur branche, la jouissance alternative du
LE TOUR DU MONDE. 393

pouvoir.,accordé passagèrement à leur père. De là les déjà,quatorze ans de règne en 1860, s'étend un espace
deux partis qui divisent enëorè aujourd'hui le Fouta èt de vingt-huit allliées.La révolution la face
qui changea
que le tableau généalogique suivant peut serviràexpli' du Fouta-Djalon et lui donna le premier rang parmi les
quel' aux historiens futurs." puissances de l'tlfrique ôceideùtalé, date donc de la
même époqué que celle qui renouvela là: société fran-
SERI et ALPHA« SÉIDI.

çaise.

ALPHA KlKALA. Je deviens médecin et je.sauve mes malades! La vipère de


v
Fauta.. Funérailles. La saison des pluies et la fièvre.
.=- Fête des semailles. Don solennel d'un cheval et ses t'tistes
ALPHA Ii'IALIC. ALPIIA Nounou.
consécluences: Ma promotion à la dignité.de cordonnier de
l, la cour.
ALPHA IBRA[lirlà nI0U50U~.
SORI IBRAH'lMA, ~atmam5-. Lés liens de mon intimité
l'almamy furentavec
res-
ABDOUL' id.
KADER, 1
serrés par >quelques services que ma caisse de pharmacie,
1CI.
QUMAR,
ALPHA' SÉTIF.
bien plus que ma science, me permit de rendre dans sa
BUROR.,
maison.
113BAlilMA.
Le 4 mai, dans l'après-midi, étant allé pour le voir,
Sori Ibi~alfüna, le premier alinamy, régna' trente-trois il me fit dire qu'il ne pouvait me rece~~oir, à cause de la,
ans. Entre sa morfet l'avénement d'Oumar, qui cÓiriptitit maladie grave qui venait de Í1'a'pper une de ses femmes.

J'insistai, et je lui fis répondre que je me connaissais mère d'une Albinos blanche comme du
maison, petite
un pet! en maladies, et que je pourrais et qui n'avait de rouge
peut-être appor- lait, les yeux.
que Il me de-
ter quelque soulagement aux soiifl'rances de sa femme. en riant, ce que je pensais de mc~ peti(e smur. Je
manda,
Il me fit ùn accueil très-cordial, me prit la main et me lui dis que nous n'étions pas de même race, et je lui ex-
conduisit ainsi
jusqu'à la case de la malade. Cette mal- comment cette particularité
pliquai est le résultat d'une
heureuse avait le délire sa tète était brûlante son défectuosité organique que l'on observe aussi quelquefois
pouls,fortement agité. Elle était dans cet état depuis son chez les Européens.
arrivée de Timbo..C'était donc une fièvre cérébrale ou Il me pria de revenir, diner, voir sa
après femme, et
pernicieuse. Je lui tâtai gravement le pouls, avec l'a- lui donner une potion qui pùt la faire dormir, car depuis
plomb d'un médecin endurci dans le métier. J'ordonnai plusieurs jours elle n'avait pas fermé l'œil..Je le lui pro--
sur-le-champ des frictions
de quinine, et lui.fis avaler en mis, et je revins en effet, muni de quelques gouttes de
même temps une assez forte dose de ce spécifique. Mais mais les frictions et le quinine-avaient rendu
laudanum;
comme elle était réellement en danger, j'eus soin, avant ce dernier remède inutile la malade dormait profondé-
de lui administrer ce remède, de prévènil' l'almamy ment. Je fis voir à Oumar ma caisse de médicaments;
que,
si un'rnalheur il ne'devrait s'en
arrivait, prendre qu'à la je lui expliquai l'usage de chacun, et je m'engageai à
violence du' mal. Il se résigna d'avance. Quand le remède lui en laisser une partie. Bien qu'il ne m'eût adressé
eût été administré, il m'emmena dans-sa case, Oll nous aucun rernerciment, je vis combien le soulagement que
causâmes quelque temps. Il me fit voir un femme de sa à sa femme le rendait
j'avais procuré heureux. Il me prit
394 LE TOUR DU MONDE.

la main qu'il conserva longteml_s entre les sicunes, et devenaient d'autant plus à redouter pour moi, que nous
son regard, à défaut de paroles, m'exprima toute sa re- étions définitivement entrés dans la saison des pluies.
connaissance. Chaque soir, déjà, éclatait un orage qui se prolongeait
Le lendemain, je revins voir ma cliente, elle avait pendant toute la nuit. C'étaient des chutes d'eau du dé-

passé une bonne nuit, le délire l'avait quittée, mais elle luge, des éclats de foudre à t~branler la terre. Rien de
avait encore un peu de fièvre. A partir de ce moment le ce genre, en Europe et même au Sénégal, ne m'avi1it
mieux se rnain1int, et aux yeux de l'almamy comme aux préparé aux orages de cette région montagneuse; je
yeux de tous, je passai pour son sauveur. défie l'homme le moins impressionnable d'en être témoin
A 2uelques jours de là, je reçus fort avant dans la sans émotion. Bientôt chaque chute de pluie fut suivie
soirée un message de l'almamy, qui me prévenait qu'un pour moi d'un accès de fièvre.
de ses captifs venait. d'ètre mordu par un serpent et me Les déhuts de cette saison, coïncidant avec l'ouvertme e

priait d'aller voir le blessé le lendemain. Malgré l'ob- des semailles et la reprise des travaux des champs, n'é-
scurité de la nuit signes et les
non orage douteux d'uu taient cependant pas sans intermèdes pleins d'intérêt

prêt à éclater, je me rendis immédiatement chez Oumar, pour un Européen. Ainsi, avant d'envoyer ses captifs à

qui parut aussi surpris qu'enchanté de mon empresse- leur besogne agricole, l'almamy leur accorda un jour de
ment. Au reste; il n'était que temps de secourir le pau- vacance et l'autorisation de l'employer à une pêche gé-
vre escla\"e, déjà condamné par les assistants. La mor- nérale dans le Bafing et dans les cours d'eau poissonneux
sure du reptile qui l'avait blessé' 1 passait généralement qui l'alimentent. Je fus attiré au bord du fleuve par les
mortelle. Des lotions d'ammoniaque et qnelques cris de joie qui s'en élevaient une scène d'une nou-
pour
compresses ill1hibées de cette substance tirèrent pour- étrange m'y attendait. Hommes, femmes, en-
veauté
tant d'affaire ce pauvre diable, dont la guérison fut con- fants, éparpillés par groupes nombreux sur ces rives,
sidérée toute la maison de l'almamy comme un en cadence des amas de cosses de netté, puis,
par piétinaient
miracle. chantant et dansant, les dans les
toujours plol1geaien't
Ma réputation de docteur me valut d'être par bas-fonds, dont ces détritus macérés ne tardaient pas à
appelé
un mari auprès de sa fell1me', dent l'état était que l'eau par leurs sucs enivrants. Dès que les
plus empoisonner
car elle mourut avant d'avoir la à demi suffoqués à la surface, ils
désespéré, pu prendre poissons apparaissaient
de flèches par les hommes, ou enlevés
potion que je lui destinais; circonstance très-heureuse étaient percés
mon infaillibilité médicale. Ce décès me mit il dans de petits filets par les femmes et les enfants.
pour
mème d'ebserver les rites funéraires de la contrée. Ces pauvres gens devaient trouver dans leur capture,
Au moment oit l'on la malade convenitblement et séchée, une ressource ali-
s'aperçut que passait préparée
de vie à trépas, toutes les personnes présentes, amis, mentaire précieuse pour les jours de labeur qui allaieïrt
éclatèrent en cris déchirants. « Voilà, suivre; aussi cette pêche était-elle pour eux une double
parents, captifs,
pensai-je, une défunte qui laisse bien des regrets. fête et me rappelait ces réjouissances publiques qui,
Mais à mes à ce sujet on se contenta de ré- chez les anciens, ouvraient toujours lasaison des travaux
questions
durèrent
pondre que c'était l'usage. Ces lamentations champètres.
environ un quart d'heure, sans transition aucune Le 26 mai,,je me rendis chez l'almamy pour le presser
puis
les cris cessèrent de s'élever et les larmes de couler, de nouveau au sujet de mon départ. Je lui rappelai ses
recommencer ait moment où l'on enleva le corps. lùi parlai de mes accès de fièvre de plus en
pour promesses,
Tous les assistants, vêtus de blanc pour la plupart, l'ac- et violents; de ceux que venait d'éprouver
plus fréquents
compagnèrent au lieu de la sépulture avec des alterna- Cocagne et du danger qu'il Ÿ avait pour un hlanc ~~L voya-
tives semblables de cris et de silence. il eut été etc. « Je suis honteux,
Quand ger pendant l'hivernage, etc.,
dans la fosse, ils se rangèrent tout autour, en me répondit Oumar, de te i·etenir si longtemps. Je sais
déposé
murmurant de longues prières; saluèrent, chacun son que le gouverneur n'agirait pas ainsi avec mes hommes,
lui demandaient à repartir le jour
tour, la défunte en l'appelant par son nom, puis tous en- et que si ceux.-ci
semble sur le cadavre la terre extraite de même de leur arrivée auprès de lui, le lendemain les ver-
rejetèrent
nivellement du sol. rait sur-le chemin du retour. Mais nous autres rois des
l'excavation, jusqu'à complet
le temps s'écoulait, et Oumar ne semblait nous ne pouvons agir de la même manière; car
Cependant Foulahs,
entendre de mon Je n'avais autour de nous tout se fait lentement. Depuis longtemps
pas vouloir parler départ.
est de penser et de travailler à ton
plus à craindre de sa
part ces méfiances que le demi- ma seule occupation
sauvage nourrit si naturellement à l'égard de l'homme départ. Je touche à 111011but; tu ne tarderas pas à te met-
civilisé. Mais d'avoir mon but, et tre en route. »
je craignais dépassé
de lui être devenu nécessaire pour avoir trop recherché En terminant cette
assurance, il me proposa pour le
sa cotifiance et son affection. lendemain une promenade dans la campagne, que j'ac-
à mon bien qu'il ne la vou-
Les interminables délais qu'il apportait départ ceptai avec empressement, prévoyant
lait pas faire à pied. En effet, le soir même, vers les neuf
1. C'est une vipere de forme cylindrique, dont l'extrémité anale heur~s, comme j'étais déjà couché, j'entendis frapper à
n'est guère moins large que la tête, ce qui lui a valu dans le pays ma porte. C'était le griot de la cour et quelques autres af-
le nom de serpent ù. deux tètes. Peut-être est-ce une variété de la
de sa part un cheval
vipère échidnée du Gabon.
fidés de l'almamy qui m'amenaient
LE TOUR DU MONDE. 395

en Le griot, prenant la parole, me dit remettre sa lettre pour le gouverneur. Quand nous eû-
grande pompe.
il appela
avec solennité que c'était un cadeau de l'almamy à l'en- mes causé
quelques instants, son porte-clef,

voyé du gouverneur de Saint-Louis. Il me fallut d'abord qui arriva en cachant quelque chose sous son vêtement.
à monseigneur le griot, puis entendre défiler « Quand un roi, me dit l'almamy, envoie une lettre à un
répondre
comme un chapelet les discoursde tous ses compagnons, autre roi, il faut, pour le respect qui est dû à cette lettre,

jusqu'à celui du palefrenier de ma nouvelle monture, puis qu'il mette quelque chose dessus. Donne, dit-il à son
donner moi-même la réplique à chacun d'eux, et comme, porte-clef (celui-ci lui remit une boucle d'oreille valant
suivant usage, ce'cérémonial avait dû se passer une centaine de" francs). Ceci, reprit-il, n'est pas un
l'antique
devant le cheval, j'avais naturellement été forcé de sor- cadeau que j'envoie au gouverneur, c'est seulement pour
tir. Il en résulta naturellement aussi pour moi une sup- la lettre. Des cadeaux que je puis lui envoyer, il n'en est
subite de transpiration, et le lendemain, une aucun dont il n'ait plus que moi, surtout maintenant
pression
bronchite et un bon accès de fièvre. L'almamy dut exé~ que je ne suis plus roi. Ensuite je sais que le gouverneur
enter sa promenade sans moi. Au retour, il vint me voir ne tient pas aux cadeaux. Ce qu'il veut surtout, c'est un
et très-affecté de mes souffrances et, plus élo- bon commerce avec Kakandy et Sénoudébou. C'est cela
parut
quemment que tous les raisonnements, elles plaidèrent qu'il considère comme un bon présent, et c'est ce qui

auprès de lui pour hâter mon départ. fait que je ne lui en envoie qu'un bien petit, afin de lui
La fièvre ne me quitta qu'au bout de six jours. A par- prouver que le grand viendra à son tour et sans retard.
tir du premier, je n'avais cessé de recevoir tous les ma- Donne, dit-il de nouveau à son porte-clef (ici, nouvelle
tins un carry au riz couronné d'un superbe chapon. C'é- exhibition de trois petites boucles d'oreilles valant cent à
tait une attention particulière de Mariam, la plus jeune cent vingt francs).Celui qui sert à un homme d'inter-
des femmes de l'almamy. Lorsque je pus faire honneur à prète, poursuivit l'almamy, est une partie de lui-même;
ce splendide menu et que je cherchai les moyens d'en celui qui a partagé ses fatigues mérite une récompense
témoigner ma gratitude à la donatrice j'appris, non ceci est pour Cocagne. Celui qui est venu de Saint-
sans quelque étonnement, que nul bijou ou parure ne Louis ici et qui doit encore aller d'ici à Sénoudébou;
causerait autant de plaisir à cette damé, favorite d'un celui etc., mérite
qui, bien d'être de ses
dédommagé
homme qui compte d eux ou trois millions de sujets, que fatigues ceci est pour toi (deux à trois cents francs
le don d'une paire de souliers. Il est vrai que le sol du d'or). » Il me donna en outre deux jolies nattes, deux
pays est rude et que les chaussures nationales défendent autres moins belles à Cocagne, plus quelques couvercles
peu de ses aspérités la plante délicate des pieds féminins. en paille pour la femme de celui-ci.
Heureusement j'avais, par hasard, plusieurs paires d'es- Je dis à l'almamy, en le remerciant de ses présents,
tout neufs. Je m'empressai les plus une partie de l'or
carpins d'envoyer qu'avec qu'il me donnait, je ferais
beaux et les mieux vernis à la bonne Mariam. faire une sur son nom serait mais
bague laquelle gravé,
Ce cadeau eut des suites loin de que je le priais de me laisser distribuer le surplus entre
auxquelles j'étais
m'attendre et qui s'élevèrent presque aux proportions ceux de'ses serviteurs dont j'avais le plus à me louer. Il
d'une affaire d'État. Les trois autres femmes de l'almamy se montra de la première
flatté partie de mon discours,
ne purent voir d'aussi belles chaussures aux pieds de mais presque blessé de la seconde, et je compris que j'au-
leur compagne sans en désirer de pareilles. Une rais tort d'insister
conspi-
ration féminine fut ourdie contre le repos de l'almamy
et contre le mien, jusqu'à ce qu'Oumar eût demandé et Adieux àTimbo.-Dernières paroles d'Oumar.-Mes compagnons
de voyage, Les épreuves du retour. La fièvre. Les croque
obtenu de moi la promesse de faire exécuter à Saint- morts et la famine. Mon prédécesseur nlollien.
Louis des souliers vernis pour toutes ces dames. Le bon

prince, glissant sur la même pente que ses épouses, ne Enfinle 10 juin je me dirigeai vers la demeure d'Ou-

put s'empêcher de me laisser entendre une combien mar, et cette fois pour prendre définitivement congé de
paire de bottes d'un cuir aussi merveilleux lui serait utile lui. Il ne voulut pas cependant recevoir mes adieux avant
et agréable. Je m'engageai à la lui procurer également; que j'eusse pris le repas du matin, préparé comme d'ha-
puis, suivi de Cocagne et du maitre griot, j'allai grave- bitude par la bonne Mariam. « Alors seulement, ajouta-
ment prendre la mesure du pied des quatre femmes lé- t-il, je te laisserai aller et je t'accompagnerai jusqu'au
gitimes de l'almamy du Fouta-Djalon. Tu ne manqueras bord du Bafing. »
pas de faire mes souliers aussi jolis que ceux des au- A mon carry et à mon chapon de fondation, Mariam
tres, D me dit la plus vieille d'entre elles, en prenant au avait eu l'attention d'ajouter un dessért de luxe, un ana-
sérieux mon rôle de cordonnier. Je profitai de cette cir- nas Je ne pouvais sans aller faire mes
superbe. partir
constance pour remercier Mariam des attentions bien- adieux aux femmes d'Oumar. Je serrai affectueusement
veillantes qu'elle n'avait cessé d'avoir pour moi. Modeste la main à la bonne Mariam, en la remerciant de toutes
et gracieuse, elle me répondit comme eût pu le faire une ses bontés et particulièrementdel'attention qu'elle venait
soeur de charité « J'ai su que tu étais malade,
je suis encore d'avoir pour moi. Je lui fis présent d'une douzaine
venue à ton aide; tout autre à ma place en eût fait de boutons dorés de plai-
qui semblèrent lui faire autant
autant rD sir qu'un collier de diamants eu ferait à une Parisienne.
Le 7 juin, à midi, l'almamy me fit demander me Elle fit des voeux mon retour en bonne santé et
pour pour
Portrait~de l'almamy Oumar. Dessin de Hadamard d'après 11T.Lambert.
Une escla,'e. Une njèce de Nariam, femme de l'almamy
l'almamy.
TYPES ET COSTUMES DE FEMMES DU I·OUTA-DdALON. Dessin de Hadamard d'après NI. Lambert.
398 LE TOUR DU MONDK

m'engagea à ne.point l'oublier, que je dusse ou non reve- sur toi; remplace-moi auprès d'eux; tiens-leur lieu à la
nir dans le pays. Je ne mentais pas en le lui promettant. (ois de père et de mère. » Je lui promis d'avoir pour eux
« Adieu,
En cluittant Sokotoro, je me sentis le mur léger. J'i- les mêmes soins qu'il avait eus pour moi. lui

gnorais quelles souffrances matérielles m'attendaient en- dis-je; puis, lui prenant la main dans les deux miennes
core sur la route du retour, mais elles me semblaient Que Dieu te donne la santé et te protége comme tu le
devoir des souffrances morales et de l'ennui mérites. » Il me fit à peu près le même souhait, et nous
pâlir auprès
que j'avais endurés pendant mon inaction. Désormais nous séparâmes. J'avais remarqué qu'au moment de se

pas allait me rapprocher de Saint-Louis et de Abdoulaye et l'almamy s'étaient tracé des carac-
chaque quitter,
la France, et c'était pour moi une grande consolation. tères dans la main l'un de l'autre c'était le nom de Dieu,
Pendant mon séjour forcé, toujours seul avec moi- auquel ils se recommandaient mutuellement.
même au milieu de noirs qui ne pouvaient pas me com- C'est ainsi que je m'éloignai de Sokotoro après un sé-
prendre, je tombais bien souvent dans des idées sombres jour de six semaines et que je repris le chemin de Saint-

qui revenaient m'assaillir que je les chassais.


aussitôt Louis, dont me séparait déjà une absence de qua1¡'e
Combien de fois ne m'est-il_pas arriré, la chute du jour, mois. Je revis successivement Timbo, Porédaka et Fau-
de m'ass~JOir sur une des énormes roches porphyriques coumba, où je retrouvai l'almamy Sori_ Ibrahima. Tous

qui entouraieut ma case et de laisser errer mon imagina- les chefs influents de son parti étaient en ce moment.
tion en regardant les formes fantastiques que prenaient réunis dans cette bourgade. Je reçus de presque tous un
les nuages s'amoncelant au-dessus de ma tête. Je fredon- accueil poli, sinon sympathique. Seul, parmi ces pairs,
nais un air qui me rappelait ma patrie absente, et je ren- le chef de Labé me témoigna une hostilité ouverte et re-
trais le coeur gros, en désespérant de jamais la revoir. fusa de me voir.
Souvent aussi il m'arrivait de ne pas m'apercevoir que Le 16 juin, dans l'après-midi, l'almamy fit battre le
Il m'avait fait dire
l'orage venait d'éclater, et sans Cocagne, qui me rappe- tambour pour rassembler son monde.
lait à la vie réelle, j'aurais continué à m'enfoncer dans de me tenir prêt, qu'il me ferait appeler quand l'assem-
mes tristes méditations. Ce sont là des souffrances qui blée serait formée, mais le chef de Labé refusa de s'y

peuvent paraitre imaginaires, mais il faut s'être trouvé rendre si j'y devais paraitre. Tout était terminé quand
dans une position analogue pour pouvoir les comprendre. on me fit venir. Sori m'engagea néanmoins à aller voir le
Trois Foulahs devaient m'accompagner, comme en- chef de Labé, mais je lui répondis
du gouverneur. C'étaient Tierno « Je me suis déjà présenté chez lui, et il n'a pas voulu
voyés d'Oumar, auprès
Abdoulaye, Mahmoudou et un jeune homme me recevoir. Je suis chef comme lui, et s'il veut me voir
Alpha
nommé Sori. Un quatrième, Tierno Ibrahima, autre maintenant, il se donnera la peine de venir chez moi. D
affidé de l'almamy, devait me quitter en arrivant chez le Quand j'eus fait mes adieux à Sori, il engagea Tierno
chef du Tangué, dernière du Fouta. J'avais Ibrahima à rester le lendemain auprès de lui, sous le
province
trois Djalonkés et trois forgerons. Ces prétexte de lui donner le présent qu'il me destinait.
pour porteurs
derniers devaient être remplacés des hommes Moi aussi, me dit-il, j'ai quelque chose à te donner. D
par qu'on
me donnerait à Timbo. Les Djalonké$, comme J'attends encore son cadeau. Comme je l'ai déjà dit,
vaincus,
les forgerons, comme appartenant à la classe des mé- Sori Ibrahima est un piètre roi, bien avare et pourtant
tiers, sont taillables et corvéables à merci par les prin- bien misérable. Son attitude envers moi respirait la gêne.

temps en temps brillait dans son regard un éclair de


cipaux chefs du pays. De
De dix heures à onze heures un quart, nous nous ar- férocité mal déguisée. Sans la crainte que lui inspirait
rêtâmes sur les bords du Sénégal. Là Oumar me renou- Oumar, j'aurais certainement beaucoup eu à me plaindre
vela toutes les promesses qu'il m'avait faites au sujet de de lui. Du reste, dans la tourbe de ses partisans rassem-
nos relations commerciales. Il donna en ma présence des blés à Faucoumba, je ne pouvais espérer de la sympa-
ordres aux hommes qui devaient m'accompagnér. Il leur thie. Un homme fut jusqu'à dire derrière moi, au mo-
dit de m'obéir en tout comme à lui-même. Puis nous tra- ment où je me rendais à l'assemblée des chefs Voilà
versâmes la rivière dans une et nous nous fimes deux hommes (mon interprète aussi était en cause) dans
pirogue,
nos adieux. «Almamy, lui dis-je, je te remercie mille fois les dos desquels mes balles seraient mieux placées que
de la façon dont tu m'as traité. Tu m'as soigné comme un dans les deux canons de mon fusil. D Cocagne eut le tort
son fils. Aussi, sans cela
père soigne que je reste en Afrique ou de ne me parler de ce fait
que trop tard;
que.je rentre dans le pays des blancs, jamais je ne t'ou- j'eusse immédiatement exigé de l'almamy une satisfac-

blierai, et mon plus cher désir sera de revenir te voir. tion qu'il" n'aurait pas osé me refuser.
Si je t'ai traité comme un fils, me répondit-il, c'est Entre Faucouml¿a .et Kébali je retrouvai la Falémé

que je t'aime comme un fils, et ce sera un bonheur pour près de l'endroit où je l'avais franchie deux mois aupara-
moi de te revoir. Je te recommande les enfants de mon vant. Mais-son niveau avait monté de plus d'un mètre,

peuple que j'envoie avec toi ils sont jeunes, mais les et son courant se précipitait avec une violence qui révé-
jeunes ont quelquefois plus que les vieux. Ce sont
de tête lait la pénte rapide du sol qu'elle arrose. On la traverse
de bons jeunes gens, et je suis persuadé qu'ils se condui- en cet endroit sur un tronc d'arbre jeté sur son cours en
ront bien à Saint-Louis. Dans tous les cas, veille sur eux. manière de pont; presqu'à fleur d'eau, il menaçait à
Là-bas ils ne connaitront t que toi, ils.ne compteront que instant d'être entraîné par le courant. Malheur
chaque
LE TOUR DU MONDE. 399

au passant auquel le pied glisserait sur cette passerelle pestif qu'à un faible battement du coeur, que mon fidèle

chancchnte; il serait broyé par le torrent. Cocagne interprète Cocagne parvint à constater.

ayant été obligé d'aller fort loin de là chercher un point Quelques jours après, quoique hors de danger, je fré-
guéable pour mon cheval, le passage de cette rivière missais encore d'horreur, en songeant au sort qui avait
nous coûta près de'deux heures. failli m'être réservé. Je recommandai à tous ces braves
A quelques kilomètres au delà de Kébali, je quittai gens de n1'enterrer comme un simple griot, dans un
la route de l'ouest, qui m'eût ramené hakandy, pour creux d'arbre, si je venais à mourir avant d'avoir pu
prendre celle du nord qui devait me conduire dans le atteindre Sénoudébou.
Bondou. Le 22 juin je passai à deux kilomètres de Labé, Quand je revins à moi dans l'après-midi du 30, je fus
dont je fixai la position de relevés. La mos- fort étonné de voir à mca côtés un homme noir d'une
par une suite
recouver1>e de chaume simple comme une taille gigantesque. Dans l'état où je me trouvais, cette
quée, quoique
case, se voit de bien loin. Labé est la ville la plus consi- vision m'eût effrayé, si je n'avais été rassuré par la vue
ce que je vis et d'a- de l'ameublement,
dérable du Fouta-Djalon. D'après qui me parut composé d'une pendule,

près les renseignements d'une armoire et d'un immense c'étaient sim-


qu'on me donna, elle ne doit pas compas;
avoir moins de dix mille âmes. ma montre, le sac contenant mes notes et ma
plement
Deux motifs d'entrer à Labé d'abord petite' houssole de poche, et le géant noir n'était autre
m'empêchèrent
l'animosité du chef actuel, et surtout une coutume qui, à que mon fidèle Cocagne. de sang, me
Mes yeux, injectés
ce qu'il parait, défend l'entrée de la ville aux Européens. faisaient percevoir les olJjets dans des proportions exa-
Ni M. Hecquard ni M. Mollien n'y ont pénétré, plus que. gérées. Mais cet état dura peu, et, chose étrange, une
moi. Les
habitants, dit-on, nourrissent à l'égard de la demi-heure après être sorti de ce long évanouissement,
rivière qui entoure la ville, et qui sortie du mont Ko- je pus partir pour la chasse, ne ressentant plus qu'un peu
lima va à la Falémé sous le- nom de Doumhelé, une su- de faiblesse et une douleur à la nuque qui ne m'aban-

perstition qui ne leur permet pas de la laisser voir aux donna que longtemps après.
hommes blancs. En quittant le village de Toulou, j'avais devant moi
Le 24 au matin, au sortir
de Kessenra, je contournai dans le nord-est les monts Pellat et Soundoumali, dont
le mont Tontourou, jusqu'au village du même nom, et les flancs donnent naissance à de nombreux affluents de
traversai la ligne de. faites qui sert de séparation au bas- la Gambie et du Rio-Grande. Le dernier paraissait s'éle-
sin du Kakriman et dé la Gambie: Les sources princi- ver à huit ou neuf cents mètres au-dessus du sol d'où je
pales des ces deux rivières jaillissent de ce pic de Tontou- l'observais, ce qui doit donner au moins trois mille
rou. Leurs deux
vallées, comme celles du Sénégal et de mètres d'élévation au-dessus du niveau de la mer. Peut-
la Falémé, ne sont séparées que par un pli de terrain. être cette estimation reste-t-elle au-dessous de la vérité,

Après le village, je traversai la Gambie qui, alors, a car le Soundoumali passe pour une des plus hautes mon-
pris définitivement le nom de Dimma, nom que lui con- tagnes de la contrée,
d'après et, réitérée l'assertion
servent les indigènes jusqu'à son embouchure. Ce n'est d'Oumar, la neige séjourne sur les principales cimes de

pourtant là qu'un mince filet d'eau que l'ou traverse sur son pays la fin de la saison des pluies. Ce phénomène
une passerelle formée avec un seul tronc d'arbre. Arrivé devrait donner, pour les pics où il se manifeste, un ni-
à Toulou, au milieu du jour, j'y fus saisi par un trem- veau identique à celui des sommets du Samen (Abys-
blement nerveux qui me fit beaucoup souffrir. A partir siuie), situés sous la même latitude et dont l'élévation
de mon arrivée dans ce village, mes souvenirs sont de- absolue atteint quatre mille mètres.
meurés confus. Lachaine, dont les monts Pellat et Soundoumali sont
Je ne fIle rappelle point mon départ du lendemain. Je en quelque sorte les piliers avancés du côté du nord-est,
sais seulement que je faillis rouler dans un ravin, en es- décrit autour des sources du I3io-Grande un arc de cercle

sayaut de le descendre seul. Mes hommes s'empressè- correspondant à celui dont elle circonscrit à cent cinquante
rent de me relever. Aussitôt, mon tremblement nerveux kilomètres de là, le cours naissant du Bafing. C'est entre
devint si violent. que je poussai des cris, en les suppliant ces points extrêmes que tous les grands cours d'eau de la
de me remettre à terre. Mais comme il pleuvait à tor- Sénégambie prennent naissance. L'intervalle même qui
rents et que les chemins étaient transformés en vérita- sépare les sources les plus élevées du Sénégal et du Rio-
bles ruisseaux, ils prirent ma demande pour des paroles Grande n'est pas de la moitié de cette distance, et c'est de
de délire. La violence du mal me fit perdre connaissance. ce massif central
que découlent d'un côté la Gambie et la
Cocagne me raconta que Koly et lui me rapportèrent jus- Falémé, de l'autre le Tominé, le Kakriman et le Kokoulo.

qu'à Toulou, où je restai cinq jours entre la vie et la Le tableau suivant des coordonnées géographiques des
mort. principales sources, donnera une idée assez exacte de ce
Je ne repris connaissance que le 30 au soir. Dans le singulier réseau fluvial
premier moment, les noirs qui m'accompagnaient me
lat. long.
crurent mort, et (toujours d'après ce que me raconta Coca- Sénégal. 10"50' 13'40' coulant au N. E.
tous se mirent Falémé 10"48' 14'» n N. E.
gne) pleurer. Puis, quand ils eurent
Gambie. 1 ¡'27' 13°43' N.
épuisé leurs larmes, ils jugèrent convenable de m'enterrer
Rio.Grande. 11°28' 13145. O.
séance tenante; je ne dus d'échapper à ce zèle intem- Kakriman, ou Kissi-Kissi.. 11'25' 13'42' S.S.O.
400 LE 'rOUR DU MONDE.

Quarante-deux ans avant moi, un de nos compatriotes, rie d'instruments et de ressources à laquelle il était con-
M. Mollien, la passion des voyages et sans damné, que par le mystère dont il devait entourer ses
poussé par
autre appui que son ardeur juvénile, pénétrait dans les pas et ses démarches au milieu d'une population méfiante
anfractuosités de ce grand réservoir des eaux sénégam- qui, plus d'une fois, chercha à le faire périr pour s'em-

biennes, les révélait à l'Europe savante, et ouvrait ainsi parer de ses marchandises et surtout de ses journaux.
l'ère des découvertes qui n'ont cessé depuis lors de mo- Je ne doute pas que son souvenir ne soit encore vivant
difier
l'orographie de l'Afrique et surtout le système des dans plus d'un ravin de ces montagnes. Un jour, à l'im-
eaux de ce continent. Les erreurs que ne put éviter proviste, un vieillard des environs de Labé me parla d'un
M. Mollien, et les défectuosités de son itinéraire sont j eune Français dont l'apparition aux temps de son enfance,
fit disparaitre. des à lui, avait troublé le coeur des femmes et du peuple et
peu de chose auprès de celles qu'il
cartes exïstantes. Elles s'expliquent autant par la pénu- éveillé les soupçons des chefs et des marabouts. Je regret-

Vue de la rivière Falémé. Dessin de Sabatier d'après AI. Lambert.

terai et Géba, m'attendaient sur les bords de la


toujours que la mort récente de M. Mollien m'ait Rio-Grande
les marches le
privé du plaisir que j'aurais eu à lui transmettre ce témoi- Gambie, dans sauvages- qui séparent
gnage lointain des actes et des souffrances de sa jeunesse. Fouta-Djalon du Bondou. Dans ce dernier royaume,
La route du retour ne fut guère moins notre allié, notre vassal, mais qui saigne eu-
pénible pour presque
moi qu'elle ne l'avait été pour mon prédécesseur; les core, à ce titre, des plaies que lui a faites AI-Hadji, je
longues marches sous un soleil.brûlant ou sous des tor- serais mort de faim et de fatigue, avec tous mes com-
rents d'eau, avec la fièvre dans les veines, les traversées si le commandant de Sénoudébou, averti à
pagnons,
de rivières envoyé à notre secours des hommes et des
grossies par les pluies et de déserts sans abri temps, n'eût
et sans nourriture, les attaques de brigands armés et les A Sénoudébou je retrouvai le drapeau et la
provisions.
horreurs de la famine subies pendant de longs jours, terré de France.
tontes les misères enfin 1\~T.Mollien entre le LMJBERT.
qu'essuya
LE TOUR DU MONDE. 1101

la Cilicie Trachée. Dessin de Grandsire M. Victor Langlois


Vue des ruines d'Eloeusa Sébaste), dans d'après

DANS LA CILICIE ET DANS LES MONTAGNES DU TAURUS,


VOYAGE
PAR M. VICTOR LANGLOIS

INÉDITS.
1852-1853. TEXTE ET DESSINS

Court avant-propos géographique et historique.

sous le nom C'est dans la Cilicie Trachée', et principalement dans


La chaîne de montagnes que l'on désigne
au nord-ouest de l'Asie les montagnes situées au nord de Tarsous et d'Adana, que
de Taurus s'étend du sud-ouest
le Taurus se présente soûs le plus majestueux et
Mineure et partage cette contrée en deux régions très- l'aspect
de la chaine et les le plus imposant. Là se trouvent les pics les plus élevés
distinctes. Le versant septentrional
le de la chaîne; là sont ces défilés célèbres de toute anti-
plaines qui se prolongent jusqu'à l'archipel portent
à travers des gorges et
nom générique d'Anatolie. Le versant méridional et toute quité qui serpentent profondes
forment comme autant de passages naturels à travers l'é-
la plaine qui est baignée par la Méditerranée s'appellent
du massif de rochers; là aussi sont groupées ces
Karamanie; celle-ci est séparée de la Syrie par une paisseur
ruines de villes, de monuments, de nécro-
chaine de montagnes beaucoup moins importante que la innombrables
ont désignée sous le nom de d'une antique civilisation que les in-
précédente, que les anciens poles, témoignages
et qui porte aujourd'hui ceux de Giaour- vasions des barbares venus de la grande AsÍe ont totale-
Mont-Amanus,
des Infidèles), dans la partie voisine de ment anéantie. Dans cette montagne, jadis peuplée par
Dagh (montagne
et de Djibel-el-Nour de la Lumière) tant de nations différentes, on ne trouve plus aujourd'hui
Marach, (montagne
Tur-
aux environs de Missis et d'Alexandrette. que de petites bourgades habitées par de pauvres
komans et des campements d'Iourouks (nomades) dont
Toute la région formant un épais massif de montagnes
de l'existence tient plutôt de celle du brigand que de celle
à partir du cap Anamour au sud, jusqu'aux frontières
la Lycaonie et de la Phrygie au nord, et,depuis la limite du pasteur.
Le Taurus est célèbre
antiquité; la tradition
de toute
orientale de la Pamphylie et de l'Isaurie' à.l'~uest jus-
des dieux et des héros. Certains _géo-
qu'aii fleuve Lamos à l'est, portait chez les anciens le y place le séjour
nom de Cilicie Trachée ou Montagneuse, qui servait à la graphes de l'antiquité prétendent que. le nom du Tau-
de la Cilicie Poedia ou Champêtre, dont les rus vient du grec TIXÜPOÇ,parce que la forme de cette mon-
distinguer
ressemblait. à celle d'un taureau. Mais il paraît
principales villes sont aujourd'hui Tarsous et Adana. tagne

1. M. Victor Langlois avait reçu du gouvernement français la 1. Le nom Cilicia parait dériver du mot grec 1<1),t~, par allu-
mission d'explorer le Taurus et la Cilicie. sion au buffle uu boeuf, symbole de Tarse.
26
III. 7s· LIV.
402 LE TOUR DU MONDE.

plus probable qu'il a une racine sémitique; Tor ou Tavcr,


Préparatifs de départ. Un fils de croisé. La caravane.
dans les langues phénicienne, hébraïque et chaldéenne,
Lorsque j'arrivai en Karamanie vers la fin de l'été
signifie n~ontag~tr..
en de 1853, je fus obligé, à cause des chaleurs, de quitter
Soit qu'on aborde Cilicie par la mer ou qu'on 3r
arrive les immenses du versant opposé, on Tarsous et de venir me réfugier à Ichmé, localité que
par plaines
commence découvrir de très-loin l'horizon les cartes et où se trouve une source
toujours par n'indiquent pas,
bordé d'un
rempart nébuleux, qui court ouest et est, d'eau sulfureuse chaude. Là, les consuls européens, les
tant que la vue peut s'étendre. A mesure 'l'on ap- notables de Tarsous et de Mersine avaient planté des
que
on distingue successivement des entassements tentes et goûtaient à l'ombre des grands caroubiers qui
proche,
isolés et tantôt réunis en chainons, autour de la source, les douceurs de ce que
gradués qui, tantôt poussent
vont aboutir à-un groupe qui domine le tout. chez nous on appelle la villégiature.
principal
L'ensemble de cet énorme soulèvement, accompli aux Je demeurai temps dans cette yayla,
quelque qui est le
époques de la formation de notre globe, a été Biarritz de la Karamauie, et j'y occupai mes loisirs à pré-
primitives
et bien qu'au mes notes. un guide excellent, la grande
admirablement par Pline
décrit l'Ancien, parer J'avais

moyen âge l'imagination des chroniqueurs ne fùt pas carte de M. Kiepert. Le consul de France, M. Mazoil-
aussi ardente que celle des anciens, cependant les pieux lier, qui avait autrefois servi de drogman à M. de Lamar-

pèlerins de terre sainte qui traversèrent le Taurus en tine pendant son


voyage en Syrie, VOlùut bien me pro-
la grandeur et l'importance. Un cbanoine curer toutes les facilités pour accomplir mon voyage avec
apprécièrent
sécurité. Il obtint de la
d'Oldenbourg, Willebrand, qui parcourut la Cilicie dans pour moi du gouverneur général
les premières années du treizième siècle, dit que cette province, le nizichir (maréchal) Zia-pacha, une bouyour-

contrée, alors érigée en royaume Léon II, prince lou (lettre Qfficielle) pour tous les kaimakarns des districts
par
était enclavée de toutes sauf dans sa et les beys turkomans de son gouvernement, et de plus il
arménien, parts,
méridionale, par de hautes et âpres montagnes, me fit donner une escorte de yaptiés (cavaliers irréguliers
partie
dont les sommets, hérissés de forteresses, défendaient chargés de la police), qui devait m'accompagner loartout
défilés où il me plairait d'aller. Le drogman em-
l'entrée des étroits qui donnaient accès dans le que j'avais
pays. Il rapporte aussi que les gorges de ces montagnes Illené de Constantinople, un jeune Arménien quiparlait
étaient peuplées d'animaux sauvages et de bêtes fauves. assez bien le français, étant mort de la fièvre dès notre
C'est au surplus dans ces mêmes montagnes que Marcus arrivée dans
le pays, M. Mazoillier m'adjoignit l'inter-
était de la Cilicie, était un chrétien de
Tullius Cicéron, lorsqu'il gouverneur prète du consulat. Ce personnage
à chasser l'once (/'elis pa.rd7.t,s), et que Jérusalem, descendant d'une ailcienne famille de croisés
prenait plaisir
Barberousse, au moment de passer en Syrie s'était fixée en Syrie pendant les guerres saintes; il
l'empereur qui
avait la témérité de le Bothros autrement dit
pour aller combattre les infidèles, s'appelait khavadja Rok,
poursuivre seul les ours et'les hyènes jusque dans leurs M. Pierre de la Roche, ainsi que le portait son passe-

inaccessibles repaires. port. Des qu'il avait


démêlés eus autrefois avec le pacha

d'Acre, au sujet d'une question de sang, l'avaient obligé


ITINÉRAIRE.
à quitter sa ville natale et à venir se fixer en Karamanie.
C'est durant les années 1852 et 1853 que j'ai parcouru La chronique locale, peu charitable de sa nature, ra-
le Taurus. Partide Tarsous, où j'avais établi mon quar- contait de lui certaines aventures dont il fut le héros;
tier général, afin on disait même avait un peu couru les grands
je me dirigeai vers l'ouest d'explorer qu'il
la Cilicie Trachée. Remontant ensuite aunord-est, je chemins, avant de se metÜ'e au service du consulat;
contournai la base du Boulghar-Dagh, mais cette considératioll ne fit encore le
qui sépare la Ly- qu'augmenter
caonie de la Cilicie, ou en d'autres termes le pachalik désir que j'avais témoigné à M. Mazoillier de l'emme-
actuel de Konieh de celui d'Adana. Dans une seconde ner avec moi, car j'en tirais cette conclusion rigoureuse
les contrées
exploration, je traversai toute la largeur du Taurus par que Bothros devait connaitre parfaitement
les portes de Cilicie (Kulek-Boghaz), qui limitent le pa- que je voulais visiter. Dès qu'il fut convenu que Bothros
no-
chalik de Kaisarieh et celui d'Adana. Enfin, je consa- m'accompagnerait, je lui confiai le soin d'organiser
dont
crai un voyage spécial à la partie de la chaîne située au tre petite caravane, qui se composait des zaptiés
nord de cette plaine immense, au centre de laquelle s'é- d'un 'cuisinier, d'un i7ioukre (conducteur de
j'ai parlé,
lèvent les villes de Tarsous, d'Adana et de Missis, con- bêtes de somme) et de moi.
trée jusqu'alors et qui renferme la ville de Quand nos préparatifs furent terminés et que Bothros
inexplorée,
Sis, ancienne capitale de l'Arménie au moyen âge, des eut fixé le jour du départ, nouspartimes pour aller ex-
forteresses bour- la Cilicie autrement dit le massif de
aujourd'hui ruinées, plusieurs grandes plorer Trachée,
exclusivement d'Arméniens et de nom- selon l'expression de Pline, étend à
gades peuplées montagnes qui,
breux de Turkomans et de Kurdes'. l'ouest son flanc gauche regarde le sud.
campements qui pourtant

1. Bien que je sois le premier voyageur qui ait pénétré un peu parler des explorations très-restreintes de Pierre Belon et d'pUer,
avant sur différents points de la grande chaîne taurienne, d'au- on doit citer, comme ayant parcouru tout le littoral montagneux
tres. avant moi, ont cependant visité quelques parties de cette de la Méditerranée, Corancez, biacdonald Kinneir, l'amiral sir Fr.
montagne et nous ont transmis la relation de leur voyage. Sans Beaufort, Ainsworth et les comtes A. et L. de Labord{1. Le nomlire
404 LE TOUR DU MONDE.

Excursion dans la Cilicie Trachée. de voir que, contrairement à leur avis, je repoussais
Lamas.-Le rocher du Fusil.
Elœusa. Un orage dans le Taurus.- Sélefké (Séleucie); toute intervention surnaturelle. Cependant, comme ce
ruines; irrigations; apiculture. Un Turc consul d'Angleterre. au plus haut degré, de
Un gouverneur peu hospitalier. trophée m'intriguait je résolus
tirer à balle sur l'endroit même où il était fixé. Malgré
Après avoir côtoyé le rivage de la mer depuis Mersine, la sûreté de mon
tir, la distance où j'étais ne'me permit
port de Tarsous, jusqu'à Lamas, nous atteignimes la pas de déplacer le bois de l'arc, qui était incrusté, et de
base des
montagnes qui en cet endroit sont baignées distinguer un objet qui me parut être la poignée d'un
par la mer. Une petite rivière, que Strabon appelle le glaive. Force me fut de renoncer à mon désir de m'ap-
Lamos, marquait dans l'an- le trophée ou ex-
proprier
tiquité la limite des deux voto qui a fait donner au
Cilicies. Grâce l'extrême rocher le nom de Té~.ague-
sécheresse qui régnait de- Dagh (rocher du Fusil).
puis plusieurs mois, nous Le lendemain, nous sui-

pûmes traverser le Lamas- vimes encore la ligne de


Sou sans trop de difficul- rochers dont la base plonge

tés, car ses eaux étaient dans la mer, et après plu-


très-basses. sieurs jours d'une marche
Nous la nuit pénible, nous atteignimes
passâmes
au village de Lamas, l'au- l'antique ville d'Elœusa
cienne Lamos autrefois (Sébaste), dont les ruines
de la Lamotide, et couvrent .une large colline
capitale
siége d'un évêché dès les qui regarde la Méditerra-

premiers siècles de l'ère née. Là, nous plantâmes


Vue de Sélefké (Séleucie), ,[ans la Cilicie Trachée. Dessin de Grandsire
chrétienne. Lamas est au- nos tentes au milieu des
d'après RI. V. Langlois.

jourd'hui le chef-lieu d'un rochers et des décombres


renversé sur le
district, qui est administré par un aga. Le jour suivant, qui jonchaient sarcophage le sol. Un
nous nous trouvames en présence d'un bras du Lamas- côté me servit de refuge pendant un orage qui nous as-

Sou, dont le nom populaire est Deli-Sou saillit tout à coup. Des torrents de pluie tombèrent sur
(Eau-Follel,
désignation habituelle que les Turhs donnent à tous la ville, des arbres furent déracinés par la violence du
les torrents sans
'exception; j'ai compté pendant mon vent, et le tonnerre, qui ne cessa de faire entendre ses

voyage en Karamanie plus de soixante Deli-Sou. Cette grondements, tomba s,ur un grand arbre à quelques mè-
excursion devait me procurer l'occasion de vérifier tres de notre campement. Je recommande aux amateurs
l'exactitude d'un renseignement assez curieux que l'on de magnifiques horreurs un orage dans le Taurus
m'avait donné à Ichmé. A partir d'Eloeusa, nous
Près de l'embouchure suivimes une voie romaine,
d9 Deli Sou, on voit, m'a- pratiquée à travers le roc
vait-on dit, un rocher à l,ic vif, et qui traverse les dif-
sans et féreutes villes du littoral
aspérité aucune
sur sont jusqu'à Séleucie (Sélefké) 1.
lequel appendues
des armes antiques à une Le village de Sélefké est
hauteur. Une tra- bâti sur l'emplacement de
grande
dition voulait que ces ar- la ville de Séleucus-Nica-
mes fussent un fusil et un tor. De loin on aperçoit un
sabre. Dès que je me fus château qui couronne un
fait indiquer l'endroit en mamelon au pied duquel
avec s'élèvent les maisons du
question j'examinai
ma longue-vue ces objets, village, petites construc-

et je reconnus bientôt tions carrées à terrasses et


que,
dans une légère anfractuo- Ruines d'un temple grec et d'une église byzantine, à Sélefké (Séleucie). espacées à distance les
Dessin de Grandsire d'après 11I. V. Langlois.
sité, on avait en effet dé- unes des autres. Le mina-

posé un arc et des flèches Quel est l'audacieux mortel ret de la mosquée
se détache du milieu des construc-

qui se fit du haut du rocher en cet endroit tions, ainsi deux colonnes ornées de leurs chapiteaux,
suspendre que

pour y déposer ses armes? C'est ce que ne disent ni la


située entre le Kulek-Boghaz et l'Amanus, semble avoir été com-
tradition, ni les gens du furent très-étonnés
pays, qui
piétement négligée par les voyageurs, et je ne puis rappeler que
le nom de M. Ch. Texier, qui traversa le Taurus en passant par
des voyageurs qui ont visité certaineslocalités de la montagne, voi- Sis pour se rendre à Trébizonde.
sines des portes de la Cilicie, est de beaucoup inférieur, et parmi 1. J'omets-une excursion au cap Anamour, aux ruines d'Anemu-
ceux-ci je mentionnerai Paul Lucas, le général Chesney, MM. Bar- riulu, de Celenùéris et d'Holmi. (Voy. mon Voyage dans la Cilicie

ker, 'fchihattcheff et Kotschy. Enfin toute la région montagneuse, et les montagnes du 1'aurus, pages 171 et suiv.)
LE TOUR DU MONDE. 405

restes d'un temple aujourd'hui écroulé. Le village de que harcèlent de grands lévriers du Taurus au poil fauve
Sélefké est construit avec les matériaux de l'ancienne comme celui d'un chacal.
ville qu'avait bâtie Séleucus-Nicator et qui était jadis la Le village de Sélefké, bien qu'arrosé par le cours du

métropole de la Cilicie Trachée. Calycadnus, est souvent privé d'eau, parce que les puits se
Le premier voyageur qui ndus ait transmis une descrip- tarissent pendant les' chaleurs. Pour arroser leurs jardins
tion détaillée de Sélefké est Josaphat Barbaro, ambassa- les habitants de la ville ont construit des machines hy-
deur de Venise en Orient vers la fin du quinzième siècle. drauliques fort ingénieuses et qui consistent en une roue
La description de ce voyageur nous donne l'assurance munie de seaux que le courant du fleuve met en mouve-

que, déjà de son temps, ment et qui apporte dans


Sélefké était dans l'état où des canaux d'irrigation
elle se trouve encore au- l'eau nécessaire pour l'ar-
jourd'hui. Barbaro com- rosage. On cultive à Sé-

pare le Calycadnus à la lefké des melons excellents


Brenta et le théâtre à celui et des dont la
pastèques
de Vérone. Il mentionne chair est rouge comme
aussi les sarcophages mo- celle d'une grenade. Quel-
nolithes, les chambres sé- ques familles se livrent
et décrit avec aussi à l'élève des abeilles.
pulcrales,
soin l'ensemble des con- Les ruches ont une forme
structions de la forteresse toute particulière ce sont
de son temps, était des troncs d'arbres en forme
qui,
fermée par des portes de fer de cylindre creusés dans.la
ciselées avec art, « comme longueur et qui les font res-

si, dit-il, le métal eût été sembler à des pièces de


canon ces troncs sont po-
d'argent.
Je consacrai
Je consacrai à l'exploration de Sé- sés les uns sur les autres, de manière à former une arète
plusieurs
plusieurs jours
lefké.
lefké. sur on étend des de feutre ecduites de
laquelle pièces
On y voit les restes de deux temples, dont l'un a été mais souvent on remplace le feutre par de la
résine plus
en église lors de l'établissement Les abeilles
converti du christianisme terre qui permet à l'herbe de s'y développer.
dans ces contrées. Le théâtre est spacieux et pouvait con- leur miel dans ces gueules béantes, qui sont
déposent
tenir facilement deux mille est assis fel mées lors de la récolte. Quand les
spectateurs. Lorsqu'on hermétiquement
sur les gradins à droite la mer de a dû
supérieurs, 'on aperçoit éleveurs jugent que la colonie périr par l'asphyxie
l'on fait brûler et dont la
Chyp"re et à gauche les montagnes du Taurus; devant des yapeuj's d'une plante que
soi se développe un magni- fumée est dirigée au moyen
le Caly- d'un tube de tchibouk par
fique panorama;
~adnus roule ses eaux à tra- une petite ouverture prati-
vers une émaillée quée dans l'orifice du cy-
plaine
couverte de lindre, ils en retirent les
d'anémones
tentes turkomanes et ani- rayons en expriment le

mée la des miel et vendent la cire à


par présence
de bœufs et des marchands qui viell-
troupeaux
de nioutons les Iou- nent l'automne à
que pendant
rouks font paitre sous la Sélefké pour acheter la 18-
surveillance de cavaliers colte. Les montagnards du
armés de lances et de fu- voisinage apportent au ba-
zar de Sélefké toute leur
sils. De grands platanes au
feuillage épais abritent des cire, etlecominei-ce devient t
familles entières et garan- alors très- florissant dars
Porte sur la voie roma'ne, entre Lamas et Kannideli.
tissent des ardeurs du so- antique
·
cette ville. Tout le reste de
Dessin de Grandsire d'après M. V. Langlois.

leil les femmes à l'année le bazar est pres-


occupées
tisser des tapis le long des grands arbres dont le tronc que complétement désert; on n'y trouve que quelques
est converti en métier. Le son des trompes, le mugis- boutiques ouvertes et où se vendent les objets de pre-

sement des taureaux, le grondement des 'eaux du fleuve mière nécessité.

orment un concert vraiment temps en majestueux. De Pendant mon séjour à Sélefké, j'étais logé sur la tec-

temps, un coup de feu, suivi de silence, estd'un instant


cent fois par les échos de la montagne, et des ca- 1. Au nord-ouest de Lamas, en suivant les bords du fleuve qui
répété
coule entre deux lignes de rochers à pic hauts de plus de cinq
valiers débouchant d'une forêt voisine se lancent au ga-
cents pieds et couronnés par une
végétation d'arbres magnifiques,
lop à la poursuite d'une hyène ou d'un chien sauvage on arrive dans une gorge profonde formée par des déviations des
`406 LE TOUR DU MONDE.

rasse de__la mai~on d'un vieux Turc qui remplit à Sé- en même l'office de cheminée. Des
remplit temps
leflé les fonctions dé. consul anglais, véritable sinécure inscriptions de l'époque chrétienne se lisent sur
grecques
qui n'a d'autre avantage que de donner à ce fonction- la plupart des portes
de ces tombeaux, convertis en lia-
naire la satisfaction de hisser tous les dimanches un vieux bitations j'y ai découvert celle du protomartyr de Sé-

drapeau rouge et bleu et rapiécé,


déchiré au bout d'une leucie, saint Aphrudisius, dont le tombeau sert à présent

perche dressée à l'angle de sa maison. Le représentant de domicile à une vieille bohémienne qui tire la bonne
de la reine Victoria est un gentleman du Taurus; il est aventure.

hospitalier pour tout ce qui porte le costume européen,


Kalo-Koracésium. Un ruban de coquillages. Tatli-Sou (source
et moyennant un bachch.iclt, (pourboire) il vous héberge
d'eau douce). La nécropole de Coryente (K\lrko).
sur le toit dé sa maison. C'est une petite construction

peinte à la chaux, et qui se compose d'une seule pièce, Nous quittâmes Sélefké avant le lever du soleil. Le
occupée par sa famille, ses femmes et ses moutons. De- soir nous dressâmes notre tente sur les ruines de Kalo-

puis vingt ans que le vieil Ibrahim-aga a l'honneur de Koracésium; ville byzantine que les Turcs ont aban-'
défendre les intérêts britanniques à Sélefké, il m'a avoué donnée, et à laquelle ils donnent le nom de Perschembé

que j'étais le premier Ayla.is qu'il avait vu. Ce contpli- (vendredi). Les ruines de cette localité s'étendent sur une
ment ne pouvait colline dont le versant
que m'ètre fort désagréable, car je méridional aboutit à une prairie
m'étais évertué à lui répéter, depuis deux heures, que le qui vient aboutir au sable du rivage.
Fruguistan (l'Europe) n'était pas seulement peuplé De nombreuxcoquillages tapissent en cet endroit le
d'Anglais, mais qu'on y comptait quelques Russes et sable de la mer, qui ressemble à un ruban de moire
aussi quelques Français dont je m'honorais d'ètre le qu'une nymphe aurait- oublié sur la plage. La coquille
compatriote. Le vieil entêté ne voulut rien entendre, et appelée murex par les ancieüs, et qui produisait la cou-
pour toute réponse, il me dit que les Anglais seuls leur de pourpre, abonde sur ce point.
étaient puissants dans le Fruguistan, puisqu'ils en- Je fis dresser ma tente sur le rivage, tout près des rui-
voyaient des vapeurs sur toutes les mers et des guinées nes d'un ancien Bolneu.»z. Les chevaux furent attachés
dans tous les comptoirs. Ce raisonnement ne permettait aux arbres, et les zaptiés se mirent à la recherche d'une
pas de réplique, Telle est l'opinion des Orientaux sur source, pendant que notre cuisinier préparait notre repas,

l'Europe toutes leurs connaissances en politique se ré- composé de riz et de francolins tués pendant la journée.
sument à ceci, qu'il n'y a en Europe qu'une seule nation Lé jour suivant, nous fimes avec Bothros l'inspection
digne d'ètré citée 1:~ngleterre des ruines qui s'étendent en amphithéâtre sur la colline.
La maison du
gouverneur est aussi de très-chétive Une inscription grecque, plaquée.contre un édifice d'une
appai·ence; toutefois ~elle a un premier étage et une assez chétive apparence, me donna la date exacte. de la
échelle pour y monter. Son Excellence, ville; cette était conçue en ces termes
qui probable- inscription
ment ne voulait pas se mettre en frai, j;our me recevoir, Sous le règne de nos princes Valentinien, Valens et
avait-jubé prudent de s'éloiguer de la ville Gratien éternellement augustes, Flavius Uranius, l'ar-
pour c¡¡;,elque
temps, sous prétexte d'affaires pressl~es. J'en fus quitte chonte très-illustre de la province d'Isaurie, a don.né,
mon -firman devant son ses propres à cet endroit qui était désert,
pour déployer nègre, qui cu- d'après idées,
mule près de-Son Excellenc.e les fonctions de domesti- sa forme actuelle, et a fait eiécuter tous les travaux à ses
que, degenr1al'liJe et de commissaire de police. Le nègre 'frais. D
baisa respectueusement le tou.~ha (chiffre) du sultan, La fondation de halo-Tioracésium ne
peut donc re-
qui remplissait la presque totalité de ce firman, et, pour monter plus haut que l'année 370 de notre ère.,
ses peines, réclania de moi le bachchich et eut l'imper- A mi-chemin des ruines de Pei'schembé et de Corycus,
tinence de compter en ma présence les pièces de menue et après àvoir côtoyé le rivage, en suivant la crète d'un ro-
monnaie que je lui donnai sans trop savoir' pourquoi. Il cher dont la base est battue par les flots, nous arrivâmes

parait, toutefois, que des honoraires étaient dus à ce mo- à un petit golfe très-poissonneux, formé par une mu-
ricaud, car il ne jugea pas à propos de me remercier. La raille de rochers à pic, couverts d'une
végétation luxu-

population dé Sélefké se compose de Turkomans et de riante. Le calme le


plus parfait règne dans cet Eden,
Grecs, qui ont élevé leurs demeiii-e3 au milieu des tom- qui est garanti des ardeurs du soleil par les grands arbres
beaux de la' nécropole; plusieurs mème sont installés qui couvrent les rochers et la plaine voisine. Quelques
dans des chambres sépulcrales, creusées à même le roc fichées en terre, comme autant de sentinelles
pierres
ils ont économisé ainsi les frais de construction, et pas- immobiles, attestent l'existence d'un cimetière musùl-
sent leur existence à vivré avec les morts. Une porte en man. Une source d'eau vive sort d'un rocher tout au
bois ferme leur maison improvisée, qui reçoit le jour bord de la mer, et entretient en cet endroit une douce
par un orifice creusé au sommet de la chambre et qui fralcheur. Des capillaires et des ronces croissent au bord
de la vasque de cette fontaine naturelle, et les oiseaux du
roclies et sur la crête desquelles on voit les restes d'une tour en ciel viennent boii'e dans cette coupe l'eau que distille le
ruines. A la base' dé ces rochers, baignés par le qui et becclueter les mîwes dont les
s'é-
rocher, grappes
coule en formant de belles cascades, on a devant soi les ruines
talent sur les pierres qui entourent la source. Un petit
d'un aqueduc romain qui portait l'eau du fleuve à Ull aqueduc
plus grand et plus voisin de Lamas. temple écroulé, qui semble avoir été élevé en l'honneur
LE TOUR DU MONDE. 407

de la déesse de cette onde


salutaire, se dresso Bothros les ruines de la montagne, gémissaient en pen-.
protectrice
à quelques pas de là. Un caroubier étend aujourd'hui sant qu'il fallait abandonner un lieu si bien fait pour
ses rameaux sur les ruines de cet édifice et le couvre provoquer le he/ Enfin, on plia les tentes, et la caravane
de son ombre. Les Turkomans donnent à cet endroit partit pour les ruines de Corycus, dont nous aperçûmes
le nom de Tatli-Sou (eau douce) et il est fort pro- à distance les deux châteaux qui se découpaient au loin,
bable que c'est cette source que Varron appelle la fon- comme une dentelle sur l'azur du ciel,
taine de Nus. Selon cet ancien écrivain les eaux de Corycus est peut-être la localité la plus riche de la
cette fontaine avaient la singulière propriété de don- Cilicie en fait de ruines et de monuments antiques et
ner à ceux qui en buvaient un esprit plus fin et plus dumoyen âge. Autrefois; elle était célèbre par son tem-
subtil. ple de Mercure, dieu protecteur de la cité; à l'époque
J'avais de la peine à m'arracher de ce petit paradis byzantine, elle renfermait de nombreuses églises, des

terrestre, et mes zaptiés, dont l'unique occupation était aqueducs, et ses rues, bordées de maisons et de sarco-
de dormir sur les bagages pendant que j'explorais avec phages, s'étendaient au loin sur les collines qu'enfer-

Ruines de Nemroun (ancienne Dessin de Grandsire ni. V. Langlois.


Lainpron). d'après

mait son enceinte. Une vaste dont les le nom de Kurko-Kalessi de Kurko) ou plus
nécropole, (châteaux
chambres sépulcrales et lessarcophages sont couverts Kurko.
simplement
contient plus de dix mille monu- Je demeurai afin de relever
d'inscriptions grecques, plusieursjours à Kurko,
ments. A l'époque de la demination arménienne, Cory- des inscriptions et arméniennes, et d'étudier
byzantines
-eus, qui portait alors le nom de Gorigos, était un fief les monuments de la ville et ceux de la nécropole. Une
de la couronne des Roupéniens, et tous les voyageurs large voie romaine est bordée de
qui conduit fi Sébaste
qui ont visité les ruines de cette localité célèbre en font sarcophages sur une longue étendue. Une mahonne, qui
de pompeuses descriptions. Willebrand, Sannto, le sei- était venue de Messine me permit de passer dans l'ilot,
gneur de Caumont, S. Barbaro donnent les détails sur situé en face de la ville et sur lequel on a élevé un châ-
les monuments de Gorigos, et Guillaume de Machaut, teau, dont les restes sont dans un bon état de conserva-
dans sa chronique rimée de la prinse d'Alexandre, re- tion. Deux inscriptions arméniennes, gravées sur les por-
présente le château comme la plus imprenable forteresse tes de l'édifice, que le château avait été élevé
m'apprirent
de la Cilicie. Les Turcs donnent aux ruines de Gorigos par les rois roupéniens.
408 LE TOUR DU MONDE.

d'une marche pénible, dans une vallée très-ombragée et


L'antre Corycien. Une maison inhabitée. Bibliothèque
èt guitare. Une porte antique:' qui se resserre vers le nord. Plus nous avancions, plus il
était facile de voirque le lit du torrent nous conduisait à
L'exploration des ruines de Kurko- m'avait demandé peu de distance de l'antre. En effet, nous découvrimes
plusieurs jours, et j'avais dû faire venir du port de Mer- bientôt une vaste ouverture forméepardeux rochers dont
sine de .nouvelles provisions pour nous et. nos chevaux, les sommets se touchaient. Ces blocs de calcaire myocène
afin d'entrer dans les gorges du Taurus qui sont com- formaient à leur rencontre une voûte ou arête qui était,
plétem'ent désertes. Quand tout fut prêt, Bothros partit _à n'en-pas douter, la fameuse caverne où, selon les tra-
avec deux pour se mettre
cavaliers à. la recherche de ditions helléniques, le maitre des dieux avait été enchainé.
l'antre Corycien, que les cartes indiquaient sur ùn point Bothros, par nos indications,
guidé m'a.ait précédé à la

peu éloigné au nord-est. Avec le'reste des cavaliers et les grotte, et déjà il en explorait l'ouverture, quand la cara-
bagages, nous nous enfonçâmes dans les montagnes par vane arriva. Cette grotte est profonde, humide, et les
un autre chemin. Un petit. torrent desséché, dont nous rayons du soleil ne jettent qu'une faible lueur à l'entrée
remontâmes le cours, nous'conduisit, après deux heures de la caverne décrite par Strabon, Sénèque et Pompo-

nitis Me.la, et où, au dire de ces écrivains de l'antiquité, Nous passâmes la nuit dans la chapelle convertie en
et le lendemain, au point du jour, nous primes le
des-hommes; agités par une fureur divine et possédés étable,
d'un délire prô.phétique, -rendaient des o~acles. A c;ôté de chemin des montagnes, en suivant les traces d'une voie
.1'ouverture de.cet antre, s'élèvent les ruines d'une petite romaine, creusée à même le roc, et 10l1geant les flancs
ce qffi permet des rochers. Bientôt nous des hauteurs d'oit
église byzantine, de conjecturer que, dans atteignimes
les premiers siècles de l'ère chrétienne, de pieux céno- nous la mer et les montagnes de l'ile de
aperçûmes
de nuages viola-
bites'.avaient choisi cette retraite pour y vivre dans la so- Chypre qui, à distance, avaient l'aspect
L'intérieur de l'église, la voie que nous suivions nous laissait
litude. dont le toit est effondré, cés. Tantôt aper-
sert d'étable aux Turkomans-des voisines cevoir à travers lesquels bouil-
montagnes qui, d'effroyables précipices
à 1'&utomne, dans ce lieu pour récolter lounaient des torrents qui, en se précipitant dans le vide,
viennent camper
safran tombaient comme une poudre et 'inondaient de
l~s'plantsvde (lui croissent dans le vallon et près d'argent
de la grotte. iuférieures j' tantôt des quartiers de
vapeurs les.régions
410 LE TOUR DU MONDE.

rochers, détachés des hautes cimes, barraient la route que côté de la route indiquent la position d'antiques bour-
nous suivions, et semblaient attendre qu'un autre bloc gades dont les restes ont disparu et dont les noms sont
vint les pousser dans l'abime entr'ouvert sous nos pas. inconnus. Bientôt nous arrivons devant une construction
D'énormes cèdres, qu'avaient déracinés les fureurs du singulière; c'est une porte élevée sur la route, à peu de
vent, étaient renversés et couchés en travers de la route. distance du château d'Aseli-koi. Le travail en est gros-
Rien de plus
sauvage que cette contrée que l'homme ne sier et les pierres ont à peine été dégrossies. L'atti-

parcourt qu'à de rares intervalles, et qui n'est visitée'due que, du côté de l'ouest, est orné d'emblèmes sculptés en

par les ours du Taurus, les onces, les hyènes et les cha- creux et qui font allusion au culte des Cabires-Dioscu-
cals mais aussi rien de plus majestueux que cette nature res ce sont deux bonnets coniques, un soc de charrue,
bouleversée, où le Turkoman
n'a jamais planté sa tente, des tenailles et un vase. L'aspect de ce monument ne peut

parce qu'il la croit hantée par les génies de l'enfer qui laisser de doutes sur son antiquité, et l'on peut affirmer

président aux tempêtes et aux dévastations. Pendant huit qu'il remonte à l'époque de transition qui sert d'intermé-
heures, nous parcourûmes ces rochers inhabités, tantôt diaire entre l'art pélasgique et l'art grec (voy. p. 405).
à pied, tantôt à cheval; enfin, lacaravane arriva au ~som- Sur toute la route, les zaptiés chassent les francolins,
met d'un plateau assez élevé, couvert des décombres qui le soir sont préparés avec le pilaf et forment le menu
d'une ville antique, dont jusqu'à présent l'existence n'a de notre souper. La caravane campe sous des sapins et
été signalée par aucun voyageur. Quelques cabanes tur- chacun dort en attendant le jour.
komanes se dressent au milieu de ces ruines, mais elles
Eloeusa (Sébaste). Ruines de Sébaste à Lamas. Le Dumb~lek.
étaient abandonnées par les habitants qui, sans doute,
Nemroun, ancienne Lampron. Kulek-Maden. Un défilé.
étaient descendus dans la plaine avec leurs troupeaux, Kulek-Kalessi. Fcrteresses..
aux approches de l'hiver. Bothros, qui mettait autant
d'ardeur à explorer les ruines abandonnées Le lendemain nous suivons heures
que les mai- pendant plusieurs
sons la porte de celle la voie romaine et bientôt nous apercevons le rivage de
habitées, enfonça qui lui parut la
et y trouva d'abondantes il la mer et les ruines d'une antique cité dont les restes
plus opulente provisions
finit même dans un coin de l'unique sont considérables. C'est l'ancienne Eloeusa, autrefois
par découvrir,
chambre de cette maison, une bibliothèque composée de bâtie dans une ile qui, par suite des éboulements suc-

dont la plus grande cessifs de la s'est trouvée réunie au conti-


manuscrits arabes, partie est aujour- montagne,
d'hui à Paris, et une guitare avec une carapace nent. A l'époque romaine, Eloeusa (terre des oliviers)
fabriquée
de tortue. Le était sans doute un lettré et reçut le nom de Sébaste. On y voit les ruines d'un tem-
propriétaire
un artiste. Nous nous installàmes chez lui, sans plus ple et d'un théâtre et beaucoup de sarcophages. Nous

de façon; au Taurus, le sans-gêne est faisons halte dans cette ville.


permis. D'après
ce que nous apprirent les zaptiés, ces ruines avoir pris quelques jours de repos à Sébaste,
portent, Après
chez les Turkomans, le nom de Kannideli. Si l'on s'en nous continuons notre route sur Lamas, en suivant

au témoignage le grammairien, et le rivage de la mer, ou pour mieuxla crête de


dire,
rapporte d'Hiéroclès,
de Suidas, bien être celles de la rochers heures de marche, bor-
ces ruines pourraient qui, pendant plusieurs
ville sous le nom de Niopolis dent la mer. Depuis Sébaste jusqu'à Lamas, les ruines
qu'ils désignent d'Isaurie.
se succèdent sans l'espacé de
Les monuments que renferm3 cette ville sont tous de interruption pendant
mausolées, édifices reli-
l'époque byzantine. Ce sont des églises, des édifices fu- plusieurs milles; aqueducs,
néraires, des sarcophages monolithes, qu'à leur style on ,-ieLix, constructions militaires, parmi lesquelles figu-
reconnait bien vite pour des monuments remontant aux rent au premier rang les châteaux d'Ak-Kalah (châteaux
huitième et neuvième siècles de notre ère. J'ai blancs) et ceux de Lamas. Le soir nous nous retrouvons
copié
tant sur les tombeaux à Lamas, et nous faisons dresser les tentes au bord de
beaucoup d'inscriptions, que sur
les églises de Kannideli, et il est facile de voir que la la rivière.
de cette ville remonte au dixième ou onzième De grand matin, nous la voie romaine, et la
destruction quittons
ne trouve aucune trace caravane s'enfonce de nouveau dans la montagne, sans
siècle, puisqu'on d'inscriptions
et la marche du soleil. Le
arméniennes, ce qui est pour nous une preuve positive
autres guides que la boussole
des Roupéniens elle était dans l'état nous campons chez une tribu turkomane, dont les
qu'à l'époque déjà soir,
à présent. tentes sont distantes d'environ dix heures de Lamas au
où elle se trouve encore
Un Turkoman chassait dans les environs de Ean- nord. Bothros fait charger les armes en 'présence de nos
qui
à Lamas, et nous servir dont les allures nous engagent à nous
nideli voulut bien nous conduire hôtes, suspectes
de guide à travers le dédale de montagnes où la cara- tenir sur nos gardes.
vane s'était engagée. il nous fait entrer dans une Le lendemain et les jours suivants, nous contournons
D'abord,
forêt de sapins qui donnent à toute la contrée la base orientale du Dumbelek cette montagne im-
magnificiue
le plus sauvage. Sur les la limite de la Lycaonie et de la Ci-
que nous parcourons l'aspect mense, qui marque
hauteurs à gauche, on me fait remarquer les ruines de tantôt sur des rochers, tantôt dans des vil-
licie, campant
en nous dirigeant au
plusieurs châteaux byzantins ou arméniens, auxquels on lages turkomans. Enfin, toujours
et de Sou-ourané-Kalessi. De nous arrivons au village de Nemroun, l'an-
donne les noms d'Aseli-koi nord-est,
distance en distance, des de cienne Lampron, dont le château se dresse sur le sommet
sarcophages placés chaque
LE TOUR DU MONDE. 411

d'un rocher à pic qui domine toute la contrée. Derrière les sommets sont couverts d'arbres séculaires. L'aspect
Nemroun, on distingue à l'horizon les cimes neigeuses de de ce défilé offre beaucoup de ressemblance avec celui de
la chaîne centrale, tandis que, dans la partie méridionale, Darial, au Caucase, et ne le cède en rien aux sites les
on voit des forêts d'un aspect majestueux et des plaines plus pittoresques des Alpes. La forêt qui couvre les som-
immenses, où des Turkomans campent et font paitre mets et lespentes des montagnes consiste en arbres
leurs nombreux troupeaux. résineux, cèdres, chênes, platanes et autres. Les eaux
Nemroun n'est pas un village, c'est une yayla ou rési- du torrent, en s'écoulant rapidement à travers les ro-
dence d'été. Tout autour et au pied du château sont chers, forment une série de bruyantes cascades du plus

groupées de petites maisonnettes en bois entourées cha- bel effet.


cune d'un
verger; c'est là que les habitants de Tarsous Quand on a contourné la base de Kulek-Kalessi, le
et d'Adana viennent chercher pendant l'été la fraîcheur défilé se resserre tout à coup, et l'on voit devant soi deux
et go~îter les douceurs de la villégiature. rochers à pic sur lesquels des inscriptions ont été gravées;
Le château de Nemroun, l'un des principaux fiefs de la seulement, les infiltrations des eaux, en rongeant la
couronne d'Arménie au moyen âge, occupe tout le som- pierre, ont fait la plus
disparaitre grande partie des
met du rocher qu'il domine (voy. p. 408) C'est une vaste lettres. Xénophon qui traversa les portes de Cilicie,
construction militaire, d'une forme assez irrégulière et donne la description du défilé, et son exposé est d'accord
défendue par de hautes murailles. Paul Lucas, qui le avec l'état actuel des lieux. Quinte Curce raconte qu'A-
visita, étonné de la prodigieuse hauteur des.portes de ce lexandre, en franchissant les portes, s'empara du château

château, affirme avec sa naïveté habituelle que ce châ- qui en défendait l'entrée. Le Kulek est plein encore des
teau fut construit par des géants. La critique, qui n'est souvenirs du
passage des croisés, et les gens du pays

pas tenue de s'en rapporter à Paul Lucas, prétend au montrent encore l'arbre au pied duquel leur chef s'assit
contraire que cette construction ne remonte pas plus pour voir défiler les bataillons chrétiens qui marchaient
haut que le onzième siècle, puisque sur
ses portes sont à la conquête des lieux saints et à la délivrance du tom-

sculptées les armes d'Arménie, cou-


représentant le lion beau du Christ.
ronné et passant à gauche. Quand on a franchi le défilé, on se trouve en présence,
L'aga du village chez qui nous nous installons s'offre d'une immense vallée entourée de bus côtés par de hautes
de nous conduire au défilé du Kulek-Boghaz. En sortant montagnes. En 1832, Ihrahim-pacha, alors maitre de la
de Nemroun et après avoir franchi les hauteurs qu'il avait conquise sur le sultan, fit élever,
qui sé- Karamanie,
parent cette localité des portes de Cilicie, nous débou- en avant du défilé, des ouvrages avancés qui sont là pour
châmes dans les vallées qui avoisinent le Rulek. attester l'importance que le général égyptien attachait à
Nous fimes halte à Kulek-Maden, où est établie une la possession de ce passage. Ces fortifications son à une
usirie l'extraction du plomb argentifère. Cette usine, heure de cheval de l'entrée des portes au nord, et à
pour
qui était en exploitation à l'époque de la domination douze heures de Tarsous par une voie romaine que
égyp-
tienne est aujourd'hui abandonnée. Le mi- les Égyptiens restaurèrent avec soin. La ligne des re-
presque
nerai est tiré de la montagne de Boulghar-Dagh. tranchements a étédirigée de l'est-sud-est à l'ouest-
D'après
les conseils du guide, nous parti mes au lever du so'leil, nord-est, et la distance qui sépare lespoints extrêmes
arriver de bonne heure dans un voisin du est de trois mille cinq cents Ces ouvrages com-
pour villa~e
défilé. prennent huit bastions, une tour et un ulokhaus, ar-

Nous continuons notre route vers et més de d9 cent bouches à feu. Quand a éclaté la
toujours l'est, plus
nous traversons de Turkomans séden- guerre entre la Russie et la Porte en 1853, les Turcs
plusieurs villages
et Kulek-Koi. C'est dans ce ont enlevé tous les canons dit
Kulek-Boghaz et les ont
taires, Basen-Tchukurun
dernier fait à Constantinople. Les forteresses sont
village que nous nous établissons
pour effectuer transporter
le passage du Kulek-Boghaz, étroit défilé creusé par un donc entièrement dégarnies de leur ai-
aujourd'hui
torrent et à travers la route et l'incurie musulmane laisse ces
lequel passe qui conduit tillerie, importantes
constructions militaires dans un état
jusqu'à Tarsous en Cappadoce. Un château, que les géo- d'abandon qui
et les chartes d'Arménie ~,tquel point d'indolence en est arrivée l'adminis-
graphes appellent Gouglag, prouve
défendait l'entrée de ce au sud. A la fin tration turque. Nous passons la nuit dans un khan bâti à
passage
et près duquel coule une
du dernier siècle, lorsque les bandes de Tchapan-Oglou peu de distance des ouvrages
leurs le fontaine d'eau vive. Dès que l'on a dépassé les fortifica-
exerçaient brigandages, Kaleli-Kalessi, qui
servait de repaire à ce chef était un lieu tions d'Ihrahim-pacha, on débouche sur un plateau situé
montagnard,
redoutable pour les habitants de la contrée et les cara- au centre des hautes montagnes qui constituent la masse

vanes. du Boulghar-Dagh. Arrivé à la distance de


principale
A toutes les époques, le passage des portes de Cilicie trois heures du Kulek, le plateau aboutit en se rétrécissant
dont les eaux
était considéré comme ,un point stratégique de la plus à un étroit vallon arrosé par un ruisseau,
haute importance. Et en effet le défilé par lequel il faut s'écoulent rapidement vers le nord-nord-est, et qui est

nécessairement on vient de Cappadoce ou bordé de chaque côté par de très-hautes montagnes nom-
passer quand
mées et l'Annacha-Dagh.' Derrière ces
qu'on s'y rend de Tarsous est creusé profondément entre l'Allah-Tipessi
deux rochers à pic, hauts de plus de cent mètres, et dont hauteum, on aperçoit les cimes du lloyau central du
LE TOUR DU MONDE. 413

Boulghar-Dagh, formé de couches de calcaire blanc et


Un camp de bandits.- L'Annacha-Kalessi. La vallée de Beranti.
bleu. Le vallon dont je viens de parler se continue jus- Le pont blanc. -.Adana..
qu'à ce qu'il débouche dans la vallée principale de Bo-
santi-Sou, où est situé le khan de Rhamazan-Oglou, dé- Nous avions marché unedu jour pour
grande partie
signé aujourd'hui sous le nom de Bosanti-khan. Il est faire l'excursion de l'Annacha-Dagh, nous enten-
lorsque
éloigné de sept heures du Kulek-Boghaz. dimes deux coups de feu dans la direction que nous sui-
Sur la droite on aperçoit le châteaud'Annacha construit vions. Bientôt deux cavaliers portant le costume turko-
en marbre nbir sur le sommet d'une haute montagne, et man nous accostèrent et, sous prétexte de nous remettre
que l'itinéraire de Constantinople à la Mecque désigne 'dans notre chemin, nous conduisirent par d'étroits sen-
sous le nom de fort Doulek. C'est en nous
dirigeant sur ce tiers dans une gorge profonde où un célèbre bandit tùr-

point, par des sentiers presque impraticables et bordés de koman faisait sa résidence habituelle. L'arnaout Méhé-
précipices, que.notre petite caravane vint se.;jeter malEm- met-Iiaterdji est connu dans toute la Karamanie comme
contreuseme.nt dans un véritable repaire de voleurs. le plus hardi voleur et le plus habile pillard du Taurus.

Environs de la bourgade d'Hadjin sur un des contee-forts méridionaux du Dessin de Grandsire M.. V.
Karmès-Dagh. d'après Langlois.

Secondé par quelques cavaliers, protégé' par lés chefs l'âonaout, parvint à nous tirer du mauvais pas,où nous
turkomans de'la contrée et redouté des autorités turques, nous étions engagés, et je dois dire que cé fut le ban-
il exploite en grand la route de Kulek. Les caravanes lui dit qui'nous facilita, les moyens de visiter le château de
payent rançon, et malheur à,quirésisteraitaux.sbires de Bosanti.
l'arnaout. qui connaît le Taurus
L~arnaout, pour l'avoir parcouru
Quand nùus arrivâmes à son campement; si- toutefois sens, nous fitprimdre',lin sentier où les
en.tous escarpé
on peut donner ce nom à de mauvaises -toiles qui ser- chevaux avaient de la peine à monter, et une heure
v~iieiit de tentes, nous comprimes que nous avions. af- après notre départ de la.gorgé où il était campé, nous
faire à forte partie. Heureusement pendant les .trois atteignions l'Aimacha.Kal~ssi. Cechâtea1i un
présente
jours que nous restâmes au pouvoir nous du bandit, grand .développement' de n'ombreuses. ruines sont ac-
pûmes mettre ce repos forcé à prôfit en obtenant de lui cumulées dans son enceinte le genre de ses construc-
qu'il nous laisserait partir sans encombre. Le khavadja tions, ainsi que ses bastions flanqués de tours, indi-
Bothros, qui avait eu autrefois des rapports intimes avec quent qu'il fut construit pai les By~antins. Deux portes,
414 LE TOUR DU MONDE.

dont l'une est à l'extrémité d'un effroyable précipice, y forces inutiles. Il fut convenu que Méh?met-bey, fils de
donnent accès. C'est ce château qu'Albert d'Ais appelle Mouraza-bey, ei deux cavaliers
seulement, m'accompa-
le château de Butrente, et au pied duquel défila l'armée gneraient au monastère. J'avais pour le patriarche ar-
des croisés qui se rendait à Antioche en passant par la ménien des lettres d'introduction; mais j'appris depuis
Cilicie. que la meilleure recommandation dont j'étais muni, était
La vallée de Besanti est bordée de droite et de gauche l'ordre que Mouraza-bey donnait à son fils de me faire

par de hautes montagnes et d'énormes masses de ro- bien traiter au couvent et d'ohtenir du patriarche que
chers qui descendent bien avant dans la vallée et at- l'on me ferait voir la bibliothèque et le trésor de -l'é-
teignent sur divers points une élévation telle, glise.
qu'elles
masquent lés sommets de la chaine de Boulghar-Dagh. A trois heures de la maison s'est
que Mouraza-bey
Quand on est arrivé à son extrême limite, on pénètre dans fait construire au pied du Taurus nous passâmes une
une gorge où coule le Sarus, fleuve qui passe à Adana et rivière à gu'é, et en remontant son
à l'est, cours
petite
se jette à la mer à douze heures de cette ville. Nous nous bientôt les rochers sur lesquels s'élè-
atteignimes
passâmes la nuit au milieu des ruines du château, et le vent les maisons de la ville de Sis. Cette pauvre bour-
jour suivant nous continuâmes de marcher vers le nord. gade était au moyen âge la capitale des rois arméniens
Nous demandâmes 1'.1lo~pitalité au porit d'Akkeupri de la Cilicie,
(pont qui y avaient construit des églises et élevé
Blanc), formé d'une seule arche, construit en arête et qui des palais et des forteresses.
sert de limites aux deux pachaliks de Césarée de Cappa- Les maisons de Sis sont à terrasses, mais de
étagées
doce et d'Adana de Cilicie. Une petite cabane habitée par telle sorte
que les terrasses de d'un rang maisons ser-
deux douaniers sert à la fois d'auberge et de douane. Les vent de rue au rang qui le domine. Le couvent arménien
zaptiés de garde nous offrirent d'excellentes truites qu'ils est bâti au nord et au sommet de la ville. C'est un ra-
avaient pêchées dans le fleuve et nous invitèrent à pas- massis de constructions de tout entassées
genre, pêle-
ser la nuit dans leur poste. mêle et sans harmonie. Le château couronne le sommet
Nous quittons la douane d'Ak-keupri de grand matin, de Sis.
et nous retournons sur
nos pas en suivant la-voie ro- Dès que notre arrivée fut signalée, un des digni-
maine qui, passant par les portes de Cilicie, mène à taires du monastère vint à notre et après
rencontre,
Adana, oit nous fimes séjour. Le pacha m'offrit son avoir baisé en Figne de soumission l'étrier du jeune bey
mais de l'évêque il prit son cheval
palais, je préférai accepter l'hospitalité qui m'accompagnait, par la bride et
arménien, qui était moins onéreuse. Dès que le pacha nous conduisit par une série de petites ruelles tortueuses
d'Adana eut que je devais de nouveau me met- la porte basse
appris jusqu'à qui conduit dans l'intérieur du
tre en route, il donna des ordres pour que mon escorte couvent.
fût doublée; ce qui porta à vingt le nombre des zaptiés Unu collation avait été chez le patriarche
préparée
avec lesquels je devais parcourir toute la région mon- à notre intention. Le vénérable était assis sur
prélat
tagneuse qui s'étend au nord de Tarse, d'Adana. et de un divan dans une salle il peine éclairée; il était entouré
Missis. de quelques religieux agenouillés sur les coussins de son
divan; de temps en temps il aspirait nonchalamment la
Départ d'Adana. Sis. Le coment arménien de Sis; son trésor.
d'un long tchibouk.
fumée Il portâit une longue robe
Zeithoun et Hadjin. Anazarbe. Retour à Tarsous.
brune garnie de fourrures usée et rapiécée un turban
Le
20 décembre, de grand- matin, la caravane se mit bleu lui ceignait la tète et sa longue barbe blanche qu'il
en marche pour éviter la chaleur qui, pendant la fin de caressait lui couvrait toute la poitrine.
complaisamment
décembre est quelquefois insupportable dans la. vaste nous avoir bénis, Sa Sainteté Mikaël II donna l'or-
Après
Adana du Taurus. dre d'apporter la collation
plaine qui sépare que des moines nous servi-
Nous .devions traverser plusieurs campements de ces rent sur de larges plateaux d'étain. Le patriarche s'in-
Turkomans, Tourouks, qui, aux approches de l'hiver, forma pendant le repas du but de ma visite. et m'invita
descendent des hauteurs dans la plaine à rester dans le couvent tout le temps
pour camper que mes affaires
d'Adana, désignée sous le nom de Thuckur-Owa (plai- m'y retiendraient.
nes basses). Le soir,.nous vinmes camper chez les Sar": On me.fit dresser un lit dans une grande pièce qu'on
kanteli-Oglou, dont le chef, Arslan-aga, nous offrit l'hos- appelait la salle du Divan ou du Chapitre, dont les fenê-
pitalité. tres s'ouvraient à tous les vents. Du papiar huilé et re-
Quand nous eûmes
pris un repos nécessaire et acheté nouvelé à notre intention servait de vitres. Je demeu-
les provisions qui nous étaient indispensables pour con- rai plusieurs jours afin d'étudier les manuscrits de la
tinuer la route l'aga des Sarhanteli nous accompagna bibliothèque et de visiter le trésor du monastère. On
chez celui des Kara-Hadjélou, dont les tentes étaient conserve dans une salle attenant à l'église paroissiale
dressées non loin
de Sis, que je désirais visiter. Mouraza- qui fait partie des constructions du patriarchat, les dex-
bey, ayant chargé son fils de guider notre caravane, je tres de saint Grégoire l'Illuminateur, apôtre dé
premier
donnai l'ordre à une partie de l'escorte de m'attendre l'Arménie, de saint Nicolas, de saint Sylvestre, et le
chez l'aga turkoman afin de ne pas entrer au monas- bras de l'ermite Bassano. Ils sont renfermés dans
tère arménien de Sis avec un déploiement de des bras d'argent dont l'index est orné d'une bague d'or
patriarcal
LE TOUR DU MONDE. 415

enrichie d'une émeraude.


Ces quatre reliques sont pré- sis parmi les anciens de leurs villages. Ce conseil est
cieusement conservées dans une châsse en argent massif chargé de la défense du territoire, de la
police inté-
ornée d'arabesques ciselées. C'est la possession des re- rieure, et des relations avec le gouvernement d'Adana
de saint qui constitue
liques Grégoire la légitimité du et le bey de Kussan-Oglou.- Les gens de Zeithoun se li-

qui prend aussi ses titres de con- vrent à l'agriculture et font le métier de conduire des ca-
patriarche, parmi celui
servateur du bras de saint Grégoire. Les riches-autres ravanes ils portent tous des
armes, même lorsqu'ils se
ses du trésor consistent en un tabernacle en vermeil où rendent à leur église de Saint-Jean qui est pour eux un
l'on conserve les huiles
saintes, en croix, calices, mitres lieu
saint, puisqu'on y conserve un Évangile miraCL1-
et Évangiles enrichis de reliures en argent. L'un de ces leux. Pendant tout le temps de mon séjour à Sis, c'était

Évangiles est un clief-d'cpuvre de calligraphie armé- un barbier de Zeithoun qui venait chaque matin raser la

nienne il fut donné à l'église de Sis au quatorzième tête des moines du couvent; il remplissait cette mission
siècle armé de pied en cap. Deux étaient attachés à sa
par Constantin IV, roi d'Arménie. pistolets
Pendant mon séjour à Sis, je visitai l'ancien monas- ceinture et un poignard au manche d'argent brillait en-
tère qui a été abandonné années déjà, tre les deux crosses. Son plat à barbe qu'il tenait à la
depuis quelques
et où se trouvent les tombes des patriarches dont j'ai re- main lui donnait un faux air de Don Quichotte avec le-
levé les inscriptions. Ce sont de simples dalles en mar- quel il avait quelque ressemblance. Les moeurs des gens
bre blanc qui tapissent le sol de l'église aujourd'hui de Zeithoun sont pures mais sauvages. On raconte le
convertie en école. trait suivant, qui peint exactement le caractère de ces
Sis est
peuplé d'Arméniens et de Turkomans, placés montagnards un homme de Zeithoun ayant, contraire-
sous l'autorité d'un chef montagnard très-redouté dans ment aux canons de l'Église grégorienne, épousé sa cou-
la montagne et qui commande à la tribu de Kussan- sine à un degré rapproché, fut excommunié par le prêtre
Oglou. C'est en réalité ce personnage qui gouverne du village. Furieux de se voir exclus du sein de son
toute la contrée, mais son action n'a jamais pu s'éten- Église, il se rendit un matin à l'office et, au moment où
dre sur les populations arméniennes qui habitent la le prêtre montait à l'autel pour célébrer la messe, il arma
montagne située à l'est de ses possessions. la sa carabine, le coucha en joue et lui cria « Lève l'ex-
Depuis
chute des barons d'Arménie de la famille de Roupène, communication que tu as fulminée contre moi ou tu es
à la fin du
quatorzième siècle, les Arméniens, mort! L'excommunÍl:ation fut levée en du
oppri- présence
més, par les musulmans, se sont réfugiés en assez grand peuple réuni à l'église, et l'Arménien ne fut pas même
nombre dans les montagnes de Zeithoun (des Oliviers), inquiété par la suite. Sa conduite fut approuvée par les
et là ils ont bâti des villages où ils vivent dans un état Zeithoun, (lui reconnurent en lui un vrai chrétien et un
complet d'indépendance. C'est sur le territoire qu'ils brave guerrier.
occupent que se trouvent ces fameuses forteresses au- Je demeurai
dix jours au couvent patriarcal de Sis,
jourd'hui abandonnées, qui faisaient la force des rois d'Ar- vivant avec les moines, doili je partageais les repas. En-
ménie dans le Taurus Pardzerpert, Vahga, Gaban où suite je pris congé du patriarche et des religieux; et,
Léon VI de Lusignan fut fait prisonnier par les Égyp- après avoir réuni mes cavaliers; qui depuis la veille s'é-
tiens en 1375, Marach, ville importante et résidence d'uu taient installés au khan de Sis, où ils faisaient une am-
pacha gouverneur. Au nord de ces forteresses est le village ple consommation de raki, je lue dirigeai sur Anazarbe
d'Hadjin', peuplé d'Arméniens indépendants, comme ceux dans l'espérance de passer ensuite le Djibel-el-Nour
de Zeithoun (voy. p. 413). Ce village très-populeux est (l'ancien Amanus) qui est une des ramifications du Tàu-
situé sur l'Ull des contre-forts méridionaux du Karmès- rus et sert à marquer les limites de l'Asie Mineure et de
Dagh. Je ne pus pas m'avancer dans cette contrée peu- la Syrie.

plée d'Arméniensindépendants, comme j'en avais formé Nous trouvâmes d'abord uneplaine aride, brûlée par
le. projet, parce que ceux-ci se tiennent en garde contre le soleil et qui s'étendait au loin. A l'horizon notre vue
toute surprise et qu'ils ne permettent pas facilement l'ac- était bornée par la chaine de l'Amanus et le plateau d'A-
cès de leurs villages aux étrangers. Toutefois, j'ai re- nazarbe.
Çà et là dans la plaine on voyait une 10lJgue
cueilli au monastère des détails curieux sur leur organi- ligne d'aqueducs qui se profilaient depuis la montagne
sation civile, leur nombre et les forces dont ils pourraient t roches d'Anazarbe et de distance en distance
jusqu'aux
disposer en cas de besoin. les tentes
des Afchars, semblables à des ruches d'abeilles,
Les Arméniens du Taurus, dési- se dressaient à peu de distance des roseaux qui croissent
plus généralement
gnés sous le nom de Zeithonn, sont au nombre de dix en abondance dans les marais du Tchukur-Owa. Il était
mille environ; mais ce nombre est plus élevé si l'on deux heures nous arrivâmes au pied des roches
quand
encore ceux d'Elbestan, de Marach et des villa- d'A¡¡a~l:\rbe. Nous restâmes
compte quelques jours chez les braves
ges voisins. Ils ne reconnaissent d'autre autorité que Turkomans de Bousdaghan, après quoi nous rentrâmes
celle du patriarche de Sis, et ont, pour les adminis- à Tarsous, en passant par Adana et la plaine Aleïemie.
trer, un conseil (m.ed,jilis) composé de quatre agas choi- Aujourd'hui des marais infects s'étendent là où se ré-
coltaient, à l'époque florissante de la domination ro-
1 Hadjin se compose de deux mille maisons arméniennes, et
renferme trois églises et un couvent dépendant du patriarcat maine, de riches moissons; et des buffles sauvages pais-
de Sis. sent en liberté sur les ruines de M~garse, dans l'endroit
416 LE TOUR DU MONDE.

où Alexandre fit faire halte avec son armée, pour sacrifier prétendait issu, et qui, au dire des traditions helléni-
une hécatombe sur les tombeaux de Mopsus et d'Am- ques, se tuèrent en combat singulier.

philoque, héros de la guerre de Troie, desquels il se V. LANGLOIS.

Cascades dans les du de château Dessin de Grandsire


gorges Taurus, près l'Annacha-Kalessi, d'Annacha (podandus, Bodendron) (voy. p. 413).
d'après M. V. Langlois.

FIN DU TROIS lE ME VOLUME.


GRAVURES.

DES~IN.ITEUfSS. S.

HOMME ET FEMME MARONITES BIDA 1

VUE DE TRIPOLI EN SYRIE GRANDSIRE. 4

VUE DE BEYROUTH. GRANDSIRE. 5

MARONITES AU COUVENT DE MAR-ANTOUN GRANDSIRE. 8

DRUSES A DEIR EL I1AMAR. GRANDSIRE. 9

LES CÈDRES DU LIBAN RlOU. 13

CANOUBIN, DEMEURE DU PATRIARCHE 1~TARONITE. LANCELOT 16

SAINT-LoUIS, CHEF-LIEU DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DU SÉNÉGAL E. DE BÉRARD.. 177

INDIGÈNES DU HAUT SÉNÉGAL PEULHS ET MALINKÉS.T. DUV3U_i. 2O

CHEF NÈGRE OUALOF DANS SON INTÉRIEUR. E. DE BÉRARD.. 21

SIGNARE ET NÉGRESSES .DE SAINT-LOUIS AU BAIN DE MER G. BOULANGER.. 24

SIGNARE ET NÉGRESSE DE SAINT-LoUIS EN TOILETTE G. BOULANGER. 25

TROPHÉES D'ARMES ET USTENSILES DES PEUPLES DU J. PELCOQ 27


SÉNÉGAL.
ANCIEN FORT DE RICHARD-TOLL E. DE BÉRARD. 28

FORT DE LADZPSAR DANS LE OUALO E. DE BÉRARD. 28

HABITANTS DU SÉNÉGAL INFÉRIEUR OUALOFS ET PEULHS J. DUV~1UY. 29

FORT DE MÉRINAGHEM DANS LE OUALO, SUR LE LAC D E. GUIER E. DE BÉRARD.. 32

INTÉRIEUR D'UNE MAISON, A GORÉE. E. DE BÉRA~D.. 33

BAOBAB DU CAP VERT ada.nsovia digitata E. DE BÉR:1RD.. 36

RAZ DE MARÉE A RUFISQUE E. DE BÉRARD.. 37

LE FORT DANS LE HAUT SÉNÉGAL. E. DE BÉRARD.. 40


DE BAKEL,
PÊCHEURS DU HAUT SÉNÉGAL ET DE LA FALÉMÉ. J. DUVAU1. 41

PLACE DU GOUVERNEMENT ET MARCHÉ A GORÉE E. DE BÉRARD.. 44

VEUVE AU COLLIER D'OR ET 9"271CO~S fICL'UL')'OSL7'tS ROUYER 115

CHUTE DU SÉNÉGAL DITE DU FÉLOU. E.~ DE BÉRARD.. 48

FORT DE DAGANA E., DE BÉRARD.. 49

MAURE ET FEMME TRARZAS


BEPTALL ~52
NÈGRES DU BAS SÉNÉGAL SE GARANTISSANT DES MOUSTIQUES. G. BOULANGER. 53

CAMP DE MAURES. JULES NoËL. 56

MARABOUT DE L'ADRAR BERTALL 57

GRANDE VIPÈRE DU SÉNÉGAL .ET CÉRASTE OU VIPÈRE. CORNUE DU SÀH'RA ROUYER 60

GAZELLES DU SÀH'RA. ROUYER 61

AUTRUCHES DU SÉNÉGAL ET DE L'ADRAR. ROUYER 64

VUE DE TRIPOLI DE BARBARIE. p E. DE BÉRARD. 65

TRIPOLI, VUE DU NORD. LANCELOT 68

CITADELLE DE TRIPOLI LANCELOT 68

TRIPOLI, VUE DE TERRE LANCELOT 69

INTÉRIEUR D'UNE MAISON A TRIPOLI LANCELOT 72

RUE DU CONSULAT, A 7~2


TRIPOLI. 'LANCELOT
CAMPEMENT CHEZ LES BEN-OULID H.o\.DA1VIARD. 73
III. '27
418 TABLE DES GRAVURES.
DESSINATEURS.

PUITS D'ARROSAGE A TRIPOLI. HADAMARD. 75

JARDINIERS TRIPOLITAINS. HADAMARD. 76

MOSQUÉE DE LA TADJOURA. LANCELOT 77

DANSE NÈGRE A EZZERÎBÈ HADA1~LARD. 80

VUE DE LA RIVIÈRE GLENELG FRANÇAIS 81

LE PORT DE 1~2ELBOURNE DANS LA PROVINCE DE VICTORIA E. DE BÉRARD.. 84

VUE DE MELBOURNE, DANS LA PROVINCE DE VICTORIA LANCELOT 85

STATION D'YÉRING KARL GIRARDET 88

VUE DE LA 'VALLÉE DE LA YARRA FRANÇAIS. 89

LE KAKATOËS SANGUINEA. ROUYER 92

ÉMEU OU DROMÉE d'Australie) ROUYER 93


(casoar
FEUILLAGE ET CÔNE DU BANKSIA LATIFOLIA ROUYER ~5

B ANKSIA LATIFOLIA ROUYER 96


INDIGÈNES AUSTRALIENS d3 RIOu. 97
(pro\"Í:' C3 `''1Ct01'12).
INDIGÈNES AUSTRALIENS Riou 100

DANSE DES INDIGÈNES AUSTRALIENS Rrou. 101

UNE PARTIE DE PÈCHE A LA LIGNE- DANS LA PROVINCE DE VICTORIA I1ARL GIRARDET. 104

CHASSE AU KANGUR00 I1ARL GIRARDET. 105

OISEAU-LYRE (ITLeri111'C~ ROUYER 108

CHASSE A L'OISEAU-LYRE; FOUGÈRES ARBORESCENTES KARL GIRARDET. 109

STATION DE DALRY. hARL GIRARDET 111

VUE PRISE DU HAUT DES l\10NTAGNES. KARL GIRARDET 112

CAMP D'INDIGÈNES AUSTRALIENS. Riou 113

DÉFRICHEMENT DANS LA STATION DE DALRY KARL GIRARDST. 116

FOURRÉ AU PIED DES MONTAGNES FRANÇAIS. 1 1 7

EUCALYPTUS SERVANT DE PONT DANS LA STATION DE DALRY. KARL GIRARDET. 120

STATION DE LE RETOUR DU MARCHÉ. I1ARL GIRARDET. 121


DALRY,
FLEURS ET FRUITS DU METROSIDEROS SPECIOSA ROUYER 123

METROSIDEROS SPECIOSA ·ROUYER. 124

VUE DU MURRAY PENDANT LES HAUTES EAUX: 125


FRANÇAIS.

SQUATTER RASSEMBLANT SES TROUPEAUX. hARL GIRARDET. 128

NÉO-CALÉDONIENS J. PELCOQ 129


NOUVELLE-CALÉDONIE ÉTABLISSEMENT DE L'ANGLAIS PADDON. E. DE BÉRARD.. 132

NOUVELLE-CALÉDONIE VUE DE PORT-DE-FRANCE E. DE BÉRARD.. 133

VUE DE L'ORIZABA (État de FRANÇAIS. 136


Vera-Cruz)
SOMMET ET CRATÈRE DE L'ORIZABA FRANÇAIS.. 137

VUE DE KASSALA de KARL GIRARDET. 140


(province Taha)
BORDS DE L'ATBARA OU TACAZÉ I1ARI. GIRARDET l~l

VUE DE L'ATBA"RA AU GUÉ DE GUERHAT KARL GIRARDET 144

VUE DE GEHVHÉ. GRANDSIRE. 14.5

HOMMES ET FEMMES EN ANATOLIE GRANDSIRE. l~8

CAPSULE DE PAVOT (papaver somniferum)


J. PELCOQ 148

VUE DE TORBALY. GRANDSIRE. 149

VUE DE GHEL-ARA. GRANDSIRE. 152

VUE DE SIVRI-HISSAR GRANDSIRE. 153

TOMBEAU GREC SERVANT DE A SIVRI-HISSAR. PELCOQ. 154


FONTAINE,
ANATOLIE PELLE POUR -LE MACHINE A BATTRE. PELCOQ. 155
VANNAGE,
COUPE DE CHARIOT. J. PELCOQ 155

CHARIOT DE VOYAGE, CHARIOT A FOURRAGES. J. PELCOQ 156

CAFÉ A SIVRI-HISSAR GRANDSIRE. 157

FRAGMENTS DE SCULPTURES A KAÏMAS. 159


PELCOQ.

GUEMLEK GRANDSIRE. 160

COSTUMES DU HARDANGER DE SAINT-BLa.iSE. 161

PORTRAIT DU PRINCE ROYAL DE SUÈDE Charles DE SAINT-BLAISE. 16~


(aujourd'hui XV)
LA FAMILLE DU COMMANDANT D'OSCARSBORG DE SAINT-BLAISE. 165
~CÎlt'lStta111a~
L'AUTEUR ET SON PHOTOGRAPHE A UNE FENÉTRE DE CHRISTIANSAND · DE SAINT-BLAISE. 166

LA DAME DE LA MAISON DE SAINT-BLAISE. 166.

PORT ET LAZARET DE CHRISTIANSAND DE SAINT-BLAISE. 166


TABLE DES GRAVURES. 419
Drssma~rxuxs. S.

CARRIOLES ET CAVALCADE A LA SUITE DU VICE-ROI DE SAINT-BLAISE. 167

LOMB. 0 I1ARL GIRARDET. 168


ÉGLISE.DE

BAL A BORD DEVANT ULLENSVANG. DE SAINT-BLAISE. 169

GARDES NATIONAUX A STAVANGER DE SAINT-BLAISE. 170

FEMMES DE STAVANGER. DE SAINT-BLAISE. 171

BOURGEOIS DE DESCENDANT DES'ANCIENS ROIS DE LA MER. DE SAINT-BLAISE. 171


STAVANGER,
ORRENT ET CORNICHES DE SAINT-BLAISE. 172

LE MARCHÉ AUX POISSONS DE BERGEN. DE SAINT-BLAISE. 173

ECHELLE AUX CHEVAUX. · DE SAINT-BLAISE.. 174

ÉGLISE DE VANGSNAES · DE SAINT-BLAISE. 175

MONTAGNES ET FJORD DE FRAMNAES DE S AINT-BLAISE. 1 76

VUE DE L'ÎLE DE A L'ENTRÉE DU GOLFE DE CHRISTIANIA DE SAINT-BLAISE. 177


KRAGERO,
PORTRAIT DE MARIE D'OPTHUN · · · · · DE SAINT-BLAISE. 178

CASCADE D'OPTHUN. · DE SAINT-BLAISE. 179

FILLE ET DE LAUERGAARD. DE SAINT-BLAISE. 179


GARÇON
PICS DE HORUNTINDERNA. · DE SAINT-BLAISE. 180

VAL DE ROMSDAL. IiARL GIRARDET. 181

VUE PRISE DU FJORD DE VEBLUNSGNOESET. DE SAINT-BLAISE. 182

FEMMES DE CHRISTIANSUND DE SAINT-BLAISE. 183

PETITE GUERRE DES TIRAILLEURS NORVÉGIENS. DE SAINT-BLAISE. 184

INTÉRIEUR DU CAMP DES .SJORDALEN DE SAINT-BLAISE. 185

LA QUEUE DES NYAMS-NYAMS · G. LEJEAN 188

UNE VUE INTÉRIEURE DE LA GROTTE D'ANTIPAROS. PTOUARC.UE 189

COMMENT ON DESCEND DANS LA GROTTE D'ANTIPAROS ROUARGUE 190

VUE EXTÉRIEURE DE LA GROTTE D'ANTIPAROS ROUARGUE.. 192

L'ARBRE DE NOËL. BLANCHARD.. 193

TRANSPORT DE LA GLACE. 131,ANCIIARD. 196

MARIAGE RUSSE BLANCHARD. 197 7

TRAÎNEAU DE VILLE BLANCHARD.. 200

YORDANN (Bénédiction des eaux). BLANCHARD. 201

UN TRAKTIR OU CABARET BLANCHARD. 204

BAL A LA COUR BLANCtIARD. 205

ENTRÉE D'UN BAIN UN SAMEDI BLANCHARD. 208

VUE DE PORT-FAMINE. E. DE BÉRARD.. 209

CAMPEMENT SUR LE RIVAGE DE PORT-FAMINE. E. DE BÉRARD.. 212

NANDOU OU AUTRUCHE L. ROUYER 213


D'AMÉRIQUE
VIGOGNE SURPRISE PAR UN COUGUAR. L. ROUYER 216

FORÊT SUR LES BORDS DE LA RIVIÈRE SEDGER. E. DE BÉRARD.. 217

ENTRÉE DE LA BAIE FORTESCUE E. DE BÉRARD.. 220

ENTRÉE DE LA BAIE DE SAINT-NICHOLAS. E. DE BÉRARD.. 220

PLAGE DU PORT SAINT-NICHOLAS. E. DE BÉRARD.. 221

AU FOND DE LA BAIE DE SAINT-NICHOLAS. E. DE BfsRARD.. 224


PORT-GALANT,
CAMP DE PATAGONS · HADAMARD. 225

FOND' DE LA RIVIÈRE DE GENNES E. DE BÉRARD. 228

EMBOUCHURE DE LA RIVIÈRE DE GENNES · · · E. DE BÉRARD,. 229

HUTTES DE PÊCHERAIS AU HAVRE DE L'EsPÉRANCE. E. DE BÉRARD.. 229

TERRE DE LE MONT SARMIENTO VU DU CAP E. DE BÉRARD.. 232


FEU, FROWARD"
TERRE DE LES PICS DU DÉTROIT DE L'AMIRAUTÉ E. DE BÉRARD. 233
FEU,
ÉTABLISSEMENT CHILIEN DE PUNTA-ARENA. E. DE B~RARD. 235

ILES DE GLACE SUR LE BANC DE TERRE-NEUVE. PAUL HUET 237

LES PALIS~ DES DE L'HUDSON PAUL HUET 240

ENTRÉE Du PORT DE NEW-YORK. P AUL HUET 21il

CHUTE DU 1-~ISSAÏC DORÉ. 244

LAC CHAMPLAIN GRANDSIRE.. 2~5

VUE DE MONTRÉAL. PAUL HUET 248

VUE .DE GRAl'iDSIRE.. 249


QUÉBEC
CASCADE DE MONTMORENCY · PAUL HUET 252

LES IMMIGRANTS A BORD D'UN STEAMER DU SAINT-LAURENT' -DORÉ 253


420 TABLE DES GRAVURES,
DESS(NATEURS.
L'ESCALIER DES GÉANTS, PRÈS DE LA CASCADE DE MONTMORENCY. PAUL HUET 256

LES MILLE ILES, A L'ENTRÉE DU LAC ONTARIO PAUL 257


HUET
FAC-SIMILE D'UN CERTIFICAT DÉLIVRÉ PAR LE GARDIEN DE LA GROTTE DES VENTS. 260

LES CHUTES DU NIAGARA. PAUL HUET 261

L'AIGLE A TÊTE BLANCHE. ROUYER 264

LE DOUBLE PONT DU NIAGARA LANCELOT 265

LA PRAIRIE DU CHIEN PAUL HUET 268

LES ÉMIGRANTS EN MARCHE LAVIEILLE 269

LE LAC PÉPIN PAUL HUET 271

LE FORT SMELLING PAUL HUET '272

VIANNA DO CASTELLO LANCELOT 273

BARCELLOS CATENACCI 276

LA FÊTE DEL PILAR DE BERGUE 277

CHITEAU DE GUIMARAENS, VU DE LA ROUTE DE BRAGA. CATENACCI 280

CH9TEAU DE GUIMARAENS CATENACCI. 281

ÉGLISE DE VILLA DE CONDE CATENACCI. 284

NOSSA-SENHORA DA OLIVEIRA (Notre-Dame de A GUIMARAENS CATENACCI 285


l'Olivier),,
VUE DE PORTO. CATENACCI. 288

MONASTÈRE DE LEÇA DO BALIO CATENACCI. 289

A TORRE DOS CLERIGOS tour dès Prêtres) LANCELOT 292


( la
RUA NOVA DOS INGLEZES (rue Neuve-des-Allglais), A PORTO LANCELOT 293

LA BOURSE DE PORTO CATENACCI 296

COSTUMES DES MARCHANDES DE POISSON DE PORTO LEFÈVRE FILS 297

UNIVERSITÉ DE COïMBRE. CATENACCI 299

TOMBEAU DANS L'INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE DE BATALHA. CATENACCI. 300

PORTE DE LA CHAPELLE I772~)a)'~CL218 A BATALHA. THÉROND. 301 1

BATALHA, VUE GÉNÉRALE. CATENACCI. 304

PARTIE SUPÉRIEURE DE LA CASA DO CAPITULO, A THOMAR THÉROND. 305

PORTAIL DE LA CASA DO CAPITULO THÉROND. 308

FENÊTRE DE LA CASA DO CAPITULO THÉROND. 309

TOUR DE BELÉM THÉROND, 312

PORTAIL DE. SANTA MARIA DE BELÉM THÉROND. 313

PORTE DU CHÂTEAU DE LA PENHA DE CINTRA' THÉROND. 316

CHÂTEAU DE LA PENHA DE VUE GÉNÉRALE. THÉROND. 317


CINTRA,

MAFRA CATENACCI 320

AGOSTINA DE LIBARONA RIOU. 321

LES SOLDATS D'I]3ARRA CASTELLI 324

LES VICTIMES D'IBA1~RA. CASTELLI. 325

LE CHASQUIS OU MESSAGER CASTELLI. 328

LE RANCHO DE DON JOSÉ CASTELLI. 329

JAGUAR ROUYER. 332


(Amérique méridionale)
FAMILLE INDIENNE ATTAQUÉE PAR UN JAGUAR CASTELLI 333

ENSEVELISSEMENT DE DON ,TOSÉ DE Lii3AR01NIA CASTELLI. 336

ENVIRONS DE LANCELOT 337


LUNÉVILLE

LES VIGNOBLES DE LA LANCELOT 341


MARNE.

LES DE LA LANCELOT 342


L4NDES CHAMPAGNE.

LES FORGES DU LANCELOT 3"


B.U1SSON r
UN DE LORRAINE LANCELOT 3 5
VILLAGE

LANCELOT 346
BAR-LE-Duc.

VALLÉE DE LA PRÈS LIVERDUN. LANCELOT 347


MOSELLE,

CANAL, ET CHE!ÏUN DE A _LIVERDUN. LANCELOT 347


FER,
PRÈS NANCY. LANCELOT 348
~7AP,Al'i.GEVILLE-SAINT-NICOLAS,
RUINES DE LUTZELBOURG.. LANCELOT 348

LES CAMPS VOLANTS LANCELOT 349

VALLÉE DE LA LANCELOT 350


ZORN

PAYSAGE. A SAVERNE LANCELOT 351

AVANT LANCELOT 352


STRASBOURG.

LA CATHÉDRALE DE THÉROND. 353


STRASBOURG.
TABLE DES GRAVURES. 421
DESSIN;1TEURS. S.

PLATE-FORME DE LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG. LANCELOT 356


LES VIEILLES MAISONS DE STRAS13OURG LANCELOT 357

UNE RUE DE STRASBOURG LANCELOT 358

NID DE CIGOGNE A STRASBOURG. LANCELOT 360

COSTUMES A STRASBOURG. LANCELOT 361


ALSACIENS,
ANCIEN CORPS DE GARDE FORTIFIÉ ENTRE STRASBOURG ET LE RHIN LANCELOT 362

LES RADEAUX DU RHIN LANCELOT 363

L'ANCIEN PONT DE BATEAUX A KEHL LANCELOT 364

LE NOUVEAU PONT DU RHIN EN CONSTRUCTION. LANCELOT 365

LE NOUVEAU PONT DU RHIN ACHEVÉ. LANCELOT 367

CH,tTEAU DE STAUFEN LANCELOT 368

COSTUMES DE PAYSANS BADOIS LANCELOT 369

STATUE DANS LE DUCHÉ DE BADE. LANCELOT 372


D'ERWIN,
VUE DE L'EMBOUCHURE DU RIO-NuNEZ. SABATIER. 373

LES RIVES DU COGON SABATIER. 376

LES PICS DU MONT SÉNIAKI SABATIER. 377 7

LES CHUTES DU TOMINÉ SABATIER. 3 77

LE BASSIN DU TOMINÉ SABATIER. 381

LES RIVES DU KAKRIMAN SABATIER. 384

CASES DE SONINKÉS. sABATIER. 385

FONTE DU MINERAI DE FER AU FOUTA-DJALON. HADAMARD. 388

FORGERON A L'OUVRAGE AU FOUTA-DJALON HADAMARD. 389

VUE DE LA VILLE ET DE LA VALLÉE DE TIMBO. SABATIER 392

TYPES ET PORTRAITS DJALONKÉ, SORI IBRAHIDIA~ FOULAH PUR SANG HADAMARD 393

PORTRAIT DE L'ALMAMY OUMAR HADAMARD 396

TYPES ET COSTUMES DE FEMMES DU FOUTA-DJALON HADAMARD 397

VUE DE LA RIVIÈRE FALÉMÉ. SABATIER. !.l00

VUE DES RUINES D'ELOEUSA (Sébaste), DANS LA CILICIE TRACHÉE GRAl'qDSIRE 4O I

VUE DE SÉLEFKÉ (Séleucie), DANS LA CILICIE TRACHÉE GRANDSIRE. 404

RUINES D'UN TEMPLE GREC ET D'UNE ÉGLISE BYZANTINE, A SÉLEFKÉ (Séleucie). GRANDSIRE. 404

AQUEDUC ROMAIN A LAMAS, DANS LA CILICIE TRACHÉE GI5 AN DSIRE. 405

PORTE ANTIQUE SUR LA VOIE ROMAINE, ENTRE LAMAS ET l~Al~NIDFI.1 GRANDSIRE. 405

RUINES DE NEMROUN GRANDSIfΠ!.l07


(ancienne Lampron)
LE CH,tTEAU DE NEMROUN (ancienne LanlI)1'On~ GRANDSIRE !.l08
VUE DE SIS, DANS LE PACHALIK D'ADANA GRANDSIRE. 407

VUE 1`ES AQUEDUCS D'ANAZARBE · · · · GRANDSIRE. 412 2

ENVIRONS DE LA BOURGADE D'HADJlN. GRANDSIRE 413

CASCADES DANS LES GORGES DU TAURUS GRANDSIRE. 416


CARTES ET PLAN.S.

CARTE DES POSSESSIONS FRANÇAISES DU SÉNÉGAL, par M. A. Vuillemin 1'1

CARTE DU TERRITOIRE FRANÇAIS DES ENVIRONS DE SAINT-LoUIS, par M. A. Vuillemin 2 ~)

ITINÉRAIRE DU VOYAGE D'EXPLORATION DIJ PAYS DE BAMBOUK, M. Pascal 43


par
CARTE DU VOYAGE EXÉCUTÉ DANS LE S.~1H'RA OCCIDENTAL, par M. VIllCe1)t 59

PROYINCE DE TRIPOLI DE BARBARIE, fi77


pal' Hadji-Scander.
CARTE DE LA COLONIE ANGLAISE DE VICTORIA (Australie), par M. A. Vuillemin. J 1

ANATOLIE SEPTENTRIONALE (ancienne Blt~t~'111e ) par M. A. Vuillemin. lit7 7

DÉ1'ROIT ET TERRES DE MAGELLAN, W. A. `'ilIlleIri111. 211


pal'
DÉTAILS DU DÉTROIT DE MAGELLAN, pal' M..A. Vuillemin. 227

CANADA, RÉGION DES GRANDS LACS ET PARTIE OCCIDENTALE DES ÉTATS-UNIS, par M. A. Vuillemin. 251

CARTE DU PORTUGAL, 1~T. A. Vuillemil1. 283


par
CARTE DE LA PARTIE CENTRALE DE LA CONFÉDÉRATION ARGENTINE, par M. A. Vuillemill 327

CARTE D'UN VOYAGE AU FOUTA-DJALON, M. A. LaIIIbe1't 3H3

CARTE DU TAURUS CILICIEN ET DE LA CILICIE, M. A. Vuillemin. 40:\


par
TABLE DES MATIERES.-

SOUVENIRS D'UN VOYAGE AU LIBAN, par M. E. A SPOLL. (1859. Inédit.)


Jaffa. Saint-Jean d'Acre. Caïffa. Le mont Carmel. Soujr. Sayda. Beyrouth. M. Lascaris.
La promenade des Pins. L'Arabe et son coursier. Druses et Mutualis. Le Nahr el
Maronites)
Kelb. L'aqueduc de F'akr el Din. Le Kesrouan. Le collége d'Antoura. Son hospitalité. Le vin
d'or. Tripoli. De Tripoli au monastère de Canoubin. De Canoubin aux Cèdres. 2

VOYAGES ET EXPÉDITIONS AU SÉNÉGAL ET DANS LES CONTRÉES VOISINES.

LE SÉNÉGAL ( 1447-1860). Découverte du fleuve et de la contrée qui porte le nom du Sénégal.-Coup d'œil.
rétrospectif sur leur histoire. Où peuvent mener les couluntes. Valeur de ce mot au Sénégal. Re-
mèdes ~t la situation. Leur application. Leurs résultats. -7 Siége et délivrance du fort de 1\lédine.. 17

EXCURSION MILITAIRE ET GÉOGRAPHIQUE A L'EST DE GORÉE, DANS LES PAYS DE SINE ET nE SALOUM. (1859.) 33

VOYAGE AU BAMBOUK ET RETOUR A BAKEL par S. L. PASCAL (1859-1860). De Bakel à Kholobo. La


vallée de la Falémé. Résultats de la guerre sainte d'Al-Hadji. Les Malinkés du Bambouk. Des
bords de la Falémé à ceux du Sénégal. Intérieur du Bambouk. Retour. Les cataractes de Gouïna
et de Félou. 39

VOYAGE DANS L'ADRAR ET RETOUR A SAINT-LoUIS, par 1\l. VINCENT, capitaine d'état-major (1860). De Da-

gana à la rivière Saint-Jean. Les Trarzas et leur territoire. De la baie d'Arguin aux confins de
l'Adrar à travers les terrains de parcours des Ouled-Delims. Les confins septentrionaux de l'Adrar. La

grande sebkha d'Ijil. Les Yayas-ben-Othman. Réception et hospitalité de leur chef. Retour vers le
sud. Le sol, les villes et les habitants de l'Adrar. Gibier et chasse.au désert. Les autruches.
Rentrée sur la terre des noirs. Ce que valent les Maures. 49

PROMENADES DANS LA TRIPOLITAINE (Afrique septentrionale), par M. le baron de KRAFFT. (1860. Inédit.)
Le pays. Le voyageur. La vallée de Tripoli vue de la mer. Malpropreté des rues. Les maisons i
leur intérieur. Les édifices. Les râaya. Despotisme. Les Coul-oghlou. Le Soung-ettelâtè.
La Menchiè. Les jardins. Le keif.
laqby. Le
Comment on le tire et comment
Un on le boit.
village nègre. Une danse
frénétique. Un chef de janissaires. La bénédiction du sang. Supersti-
tions. Horticulture miraculeuse. Costume. = Le haouly. Les Lotophages. Chasse dans les dé-
serts de la Syrte. Traditions populaires sur les cicognes et les grues. L'incantation des soixante-dix
mille pierres. La belle fille et le grand poisson noir 66

SOUVENIRS D'UN SQUATTER FRANÇAIS EN AUSTRALIE (colonie de Victoria), par M. H. DE.CASTELLA. (1854-1859.)
L'auteur. Le pays et son histoire. La fièvre de l'or. Le Aiarlborough. Arrivée du Alarlborough à
Melbourne. Départ pour la station d'Yéring. Yéring. Fleurs perroquets et canards sauvages.
Un épisode. Histoire de deux jeunes coolies chinois Typoon et Tschimma 81

Les sauvages australiens. Invitation. Une nuit à la belle étoile. Préparatifs pour recevoir des visites
à Yéring. La vie fashionable dans le bush. Une station vendre. Dalry. Nous passons la rivière
avec nos chevaux sur un tronc d'arbre. préliminaires d'achat. Une course dans la montagne. Ar-
bres. Fougères. Les arbres morts. 98
Achat de la station dé Dali~y. Remise du bétail. Nous nous établissons à Dalry. Reconstruction de nos
bâtiments. Un pont sur la Yarra. Tom le vieuX. convict. Comment on trait d'emblée une vache
entièrement sauvage" Comment on soumet les jelules bœufs à porter le joug. La chasse aux taureaux
424 TABLE DES MATIÈRES.

sauvages. Retour d'un de nos amis qui Yient de faire un voyage


cinq cents lieues dans l'intérieur de de
la colonie avec un troupeau de deux mille têtes de bétail.
de son voyage. RécitLe Lachlan. Ma-
gnifiques contrées pour le bétail. La jonction du Murray et du Darling. Vente du troupeau. Béné-
fices pour ceux qui entreprennent de pareils voyages. Notre ami rerient seul ~i Melbourne. Mort de
.son cheval. Une course de dix-sept heures de galop entre les sacoches qui contiennent les dépêches de
la malle. Retour en Europe 114

VOYAGE A LA NOUVELLE-CALÉDONIE, par M. VICTOR DE ROCHAS. (1859.)

Description de la Nouvelle-Calédonie. Culture. Climat. Les Néo-Calédoniens hommes, femmes.


Alimentation. Anthropophagie. 130

ASCENSION DU VOLCAN L'ORIZABA (1\Iexique. État de Vera-Cruz), par le baron DE MULLER. (1856.) 134

VOYAGE DE M. GUILLAUnIE LEJEAN DANS L'AFRIQUE ORIENTALE. (1860. Texte et dessins inédits). Lettre au
directeur du Tour du monde. (Khartoum, 3 septembre 1860.)

SOUAKIN, LE TAKA. Souakin et ses curiosités. M. Thibaut. La barbe de Méhémet-Ali. Une émeute
à propos de géographie. Un prince commissaire_de police. Le désert nubien. Un voleur. Vallée
de Langay. Arrivée au Taka. Kassala. Le mudir Ali-Bey et la justice turco-arabe 139

EXCURSION AGRICOLE DANS LE NORD DE L'ANATOLIE (ancienne Bithynie) (L'opium, la chèvre d'Angora, l'agricul-
ture ) par M. J. E. DAUZATS. ( Texte et dessins inédits. 1855.)

Départ de Galata. Nicomédie. Les zaptiers. Sabandja. Le Sakaria. La poste aux lettres. Le

pont périlleux. Geiwhé. Lidja. La récolte de l'opium. Falsifications de ce produit. Tarakli.


-Torbali.- Les aqueducs aériens. Mudurly. Village aérien. Nally-Han. Les terrains gypseux.
Tchaïr-Han. La chèvre d'Angora. Les femmes de Bey-Bazar. -Les monuments. Plantes. Eau
thermale qui mérite trop son nom. Serai-Keni. Aren. La ferme de Tchifflich-Bitchir. Utilité
des échafaudages. L'agriculture en Asie Mineure. Les prairies. Chariots .'t foin. Charrue.
Machine à battre. Vannage. -Le lait et ses usages. Les abeilles. La vigne. Les forêts.
Sivri-Hissar. Kaïmas. Les marécages et la fièvre. Un industriel français. Guemlek. 145

VOYAGE DANS LES ÉTATS SCANDINaVES. (Texte et dessins de M. DE SAINT-BLAISE. 1856. Texte et dessins

inédits.) o.
NORVÉGE. Copenhague. Le Sund. La baie de Christiania. Oscarsborg. Christiania. Kragero.
Arendal. Christiansand. Fede. Fleckefjord. Eide. Stavanger. Hardangerfjord. Utne.

Ullensvang. Bergen. Le Sognefjord. Les cimes du Jostedalsbrae. Souvenirs du poëme de Te-


gner. L'église de Vangnaes. Framnaes. Les pierres druidiques de Nornaes. La lépreuse. Les
habitants de Kaupanger. Passage du Sognefjeld. 161

Le Sognefjeld. Église de Lomb. Romsdalen. Romsfiorden. Drontheim. Le camp de Sjordalen.. 177

LA QUEUE DES NYAMS-NYAMS, par M. GUILLAUME LEJEAN. ( 1860.) 187

VISITE A Lé£ GROTTE D'ANTIPAROS par M. E. A. SPOLL. ( 1859. Texte et dessins inédits.). 188

UN HIVER A SAINT-PÉTERSBOURG, par M. BL6NCIiARL~. ( 1856-1.857. Texte et dessins inédits.)


Arrivée à Saint-Pétersbourg. Premier aspect de cette capitale. Préparatifs pour l'hiver. Les poêles.
La neige. Les glaçons. Leur débit et leur transport. Une partie en traineau. Un restaurant russe.
Une aurore boréale. La vie intérieure du grand monde. Noël et l'arbre de Noël. Les théâtres.
Les bains. Les élises. Mariages et enterrements. Le jour de l'an. -La fête du Jourdain. Un
bal au palais impérial. 194

JOURNAL D'UN VOYAGE AU DÉTROIT DE MAGELLAN ET DANS LES CANAUX LATÉRAUX DE LA CÔTE OCCIDENTALE DE LA

PATAGONIE, par M. V. DE ROCHAS, chirurgien de la marine impériale. (1856-1859. Texte inédit.)

Avant-propos. Le cap des Vierges. Entrée du détroit. Le cap Gregory. L'établissement chilien de
Punta-Arena. Cavaliers patagons. La chairdu guanaco. Port-Famine. L'écorce du winter. La
baie de Saint-Nicholas. Une famille de Pêcherais. La rivière de Gennes. Ajoupas. La baie Bou-

gainville. Chasse. La baie Borja. Le hassin de


Playa-Parda. Le havre Tamar. Météorologie.
Canaux latéraux de la côte de Patagonie. Mouillage de Puerto-Bueno. Nouvelle troupe de Pêche-
rais. Couleur de la peau des Pêcherais. Effet d'un miroir. Si ces sauvages croient en Dieu. Orne-

ments, armes 209

Armes (suite). Végétation. Encore le détroit de Magellan. Les iles Narborough. Le


cap Pilares et
la terre de désolation. Le havre de Mercy. Retour à Punta-Arena. Description de la ville. Inscrip-
tion géologique. Forêt vierge. Mine de houille. Climatologie du détroit de Magellan. La véri-
table taille des Patagons et des Fuégiens. 226

VOYAGES DANS L'AMÉRIQUE Il. 1.. DEVILLE et Canada). (Texte et dessins inédits.
SEPTENTRIONALE, par (États-Unis
1854-185~.)

Départ de Liverpool. Bancs de glac'3. Halifax. Boston. La Société de tempérance. Le muséc.


TABLE DES MATIÈRES. 4255

Monument de Bunker-Hill. Les magasins de cercueils. Le théâtre. Le chemin de fer de l'Ouest.

L'Hudson et ses bords. 23.6


Albany.
New-York. Broadway. Les hôtels. Panorama général. Le cimetière de Greenwood. Les pré-
cheurs la place publique.
sur du Croton. Cascade du Passaïc. L'hôtel de Saint-Nicolas.
L'aqueduc
Barnum. Un steamer de plaisir. Le choléra. Philadelphie, Baltimore et Washington.
Le,musée
d'lndiens Mohawks. Lac Liberté
Départ pour le Canada. Saratoga. Campement Champlain.
des jeunes filles aux États-Unis. Montréal. La cathédrale. Incendie d'un hôtel. Là Chine.
Le Saint-Laurent. Québec. Les plaines d'Abraham. Cascade de Montmorency.
Village iroquois.
Escalier des Géants. Les Les Mille îles. Le lac-Ontario 242
émigrants.
Les cataractes du Niagara. Leurs premiers découvreurs. Leur aspect il y a un demi-siècle et aujourd'hui.

L'hôtel Clifton. Le grand pont suspendu. L'ile de la Chèvre. Promenade sous la.chute centrale.

La grotte des Vents. Certificat. Légendes du Niagara. La tour américaine. Adieux aux chutes.
Buffalo. Un trait des maeurs locales. Le Southern-Dlichigan. Encore une fois le ciel et l'eau.
à tête blanche. Monroë. Détroit. La terre promise de l'émigration. L'Indiana. L'Illi-
L'aigle
nois. Les bords du Mississipi. Changements apportés par un demi-siècle. La coloni-
Chicago.
sation. Le Minnesota. Les émigrants. Indiens Chippeways. Le lac Pépin. Maiden's rock.
Les chutes de Saint-Antoine. -Le fort Smelling. Une légende indienne 257

VOYAGE DANS LES PROVINCES DU NORD DU PORTUGAL, par M. OLIVIER MERSON. (Avril et mal 1857. Texte et
dessins inédits.)
De Vigo à Tuy et à Valença. M. Smith. Christoval. Valença. M.
Sylva. La Santa-Annica.
et Leonardo. Le Minho. Insua. Caminha. Vianna. Le diner portugais. De Vianna à
Gaspar
Ponte de Lima. Ponte de Lima. Portugais et Portugaises. Barcellos. Costume portugais. Braga.
Bom Jésus do Monte. Guimaraens 273

De Guimaraens à Porto. Porto. La ville et les habitants. Mosteiro de Leça do Balio. De Porto à
Coïmbre. Un jeune Portugais. Le 29 mars 1809. Les vins du Douro. Le château de Feira. Le
Tras-os-Montes. Ovar. = La récolte du maïs. La Romaria. Coïmbre. Camoëns.
L'agriculture.
L'Université 289

De Co'imbre à Pombal et à Leiria. Batalha. Le curé de Batalha. Alcobaça. D'Alcobaça à Thomar.


Porto de Moz. La Serra d'Albardos. Aleixo. As contrabandistas Ourem. Thomar. Un
cicerone. Santarem. Lisbonne. Belém. Cintra. Mafra. Conclusion 306

AVENTURES ET MALHEURS DE LA SENORA LIBARONA DANS LE GRAND-CHACO. (Amérique méridionale). (181}0-181}1.


Texte et dessins inédits. ) 321

DE PARIS A BUCHAREST, CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES, par M. V. DURUY. (1860. Texte et dessins inédits.
DANS L'ILE-DE-FRANCE ET LA CHA11IPAGNE.-L0 chemin de fer et la diligence. -Les Mortemart et les Clicquot.
La craie champenoise. L'Ay et l'empereur Wenceslas. La maréchale d'Estrées et le duc de Monté-
bello. Gloire récente du mousseux. Quatre-vingt-dix-neuf mouGons. Un paysage de la Champagne
Pouilleuse. Pourquoi Champaubert et Montmirail sont-ils où les Prussiens les ont trouvés? 338

ENTRE CHAMPAGNE ET LORRAINE. La Champagne et un moine tonsuré. Les hauts fourneaux de la Blaise.
L'Argonne et Goethe 343
EN LORRAINE. La Lorraine est une place forte. Bar-le-Duc. Commercy et le cardinal de Retz. Les
monastères d'autrefois et les usines
d'aujourd'hui. Les vins lorrains. La croix de pierre de l'Étang.
Saint-Jean. Pourquoi les Évéchois? Un camp volant. Vue de montagne en chemin de fer. 346

EN ALSAcE. Deux ennemis. Une Venise allemande. Du haut du Münster; Castor et Pollux. Les ci-
gognes. L'Alsace à vol d'oiseau 354

Au BORD DU RHIN. L'ile des Épis et Desaix. Le pont de Kehl. -Les allures du fleuve. Concurrence du
canal. L'hommé rouge et jaune. Les chutes de Lauffen et A7ontaigne. Voltaire et Goethe en Alsace.
Les châteaux et les ondines du Rhin. 360

DANS LE GRAND-DUCHÉ DE BADE. Première apparition de l'Allemagne militaire. La coiffure d'assaut.


Time is ~none~. Un gardien d'une Wartsaal. Le jardin de l'Europe. Près de Baden-Baden. Tu-
renne et Erwin de Steinbach. Rastatt et la veste autrichienne. Calsruhe.- Inconvénients et avantages
des villes trop jeunes. Le salut allemand. Dans le pare de Carlsruhe 366

VOYAGE DANS LE FOUTA-DJALON, exécuté d'après les ordres du colonel Faidherbe, gouverneur du Sénégal, par
M. LA11IBERT, lieutenant d'infanterie de marine. (Texte et dessins inédits communiqués par le ministère de la ma-
rine et des colonies. 1860. )
Le Fouta-Djalon. Arrivée au Rio-Nunez. Peuplades de ses bords. Leurs mosurs et leurs coutumes.
Départ pour l'intérieur. Mon prédécesseur Caillé. Paysages et forêts. Les singes cynocéphales.
Majestueuse lenteur d'un prince africain. Caravanes de Sarrakolès. Les rives du Cogon. Le carême
musulman. Les partis politiques de Fouta-Djalon. Un héraut d'armes foulah. Version africaine
d'une relation anglaise. La vallée et les chutes du Tominé. Villages et population des montagnes.
Les blancs anthropophages 373
426 TABLE DES MATIÈRES.

D'Ansanqueré à Timbo. Le Kokoulo et ses affluents. Le bassin du Tené(haute Falémé). Faucoumba.


-Porédaka. Sori Ibrahima, l'aJmamy régnant. -Faveur royale et ses suites.=Arrivée à Timbo.-L'ai-
mamy Oumar. Parallèle entre lui et Sori Ibrahima. Fête religieuse du Kor-i. Curiosité fatigante.
Présentation et discours solennels. Arrivée à Sokotoro. Bienveillaace d'Oumar. Histoire de
son peuple et de sa dynastie. Je deviens médecin et
je sauve mes malades La vipère duFouta.
Funérailles. La saison des pluies et la fièvre. Fête des semailles. Don solennel d'un cheval et ses
tristes conséquences. Ma promotion à la dignité de cordonnier de la cour. Adieux à Timbo. Derniè-
res paroles d'Oumar. Les épreuves du retour. La fièvre. Les croque-morts et la famine. Mon

prédécesseur Mollien. 385


VOYAGE DANS LA CILICIE ET DANS LES MONTAGNES DU TAURUS, par D'1. VICTOR LANGLOIS. (1852-1853. Texte et
dessins inédits. )
Court avant-propos géo~raphique et historique. 1.101

ITINÉRAIRE. Préparatifs de départ. Un fils de croisé. La caravane. Excursion dans la Cilicie Tra-
chée. -Lamas.-Le rocher du Fusil. Eloeusa. -Un orage dans le Taurus. -Sélefké (Séleucie); ruines;
irrigations; apiculture.-Un Turc consul d'Angleterre. Un Turc peu hospitalier. Kalo-Koracésium.
Un ruban de coquillages. Tatli-Sou (source d'eau douce). La nécropole de Coryente (Kurko).
L'antre Corycien. Une maison inhabitée. Bibliothèque et guitare. Une porte antique. Eloeusa

(Sébaste). Ruines de Sébaste à Lamas. Le Dumbelek. Nemroun ancienne Lampron. Kulek-Ma-


den. Un défilé. Kulek-Kalessi. Forteresses. Un camp de bandits. -'L'Annacha-Kalessi. La val-
lée de Beranti. Le pont Blanc. Adana. Départ d'Adana. Sis. Le couvent arménien de Sis; son
trésor. Zeinthoun et Hadjin. Anazarbe. Retour à Tarsous. 402

LISTE DES GRAVURES 417

LISTE DES CARTES. 422

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