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L ' E U R O P E AUJOURD'HUI*

Préambule

Avant de répondre aux questions posées par ACTA, il me paraît


indispensable d'élucider trois thèmes qui commandent ou doivent
commander toute réflexion polidque sur l'Europe actuelle. Dans
les limites imparties, cela ne peut se faire que de manière brève,
donc dogmatique 1 .
A. Presque toutes les sociétés humaines se sont toujours insti-
tuées dans l'hétéronomie ou, ce qui est la même chose, la clôture
de la signification. L'institution de la société (la loi au sens le
plus général du terme) y est posée comme intangible car s'ori-
ginant dans une source qui transcende la société vivante : Dieu,
les dieux, les héros fondateurs, les ancêtres - mais aussi bien,
version moderne, les lois de la Nature, de la Raison, de l'Histoire.
En même temps, le magma des significations imaginaires sociales
qui par son institution tient la société ensemble et crée un monde
pour elle, y est clos : il fournit réponse à toutes les questions qui
peuvent être posées dans son cadre, mais ne peut pas être, lui-
même, mis en question. Et les individus y sont formés par ces lois
et ces significations de telle sorte que la mise en cause des unes
ou des autres est pour eux proprement impensable - psychique-
ment et intellectuellement presque impossible.

* <Réponses de Castoriadis à une enquête de la Fondation ACTA (Barce-


lone), publiées dans Europes : els intelkctuals i la qûestiô europea, Barcelone,
Fundaciô ACTA, 1993. D'après la version dactylographiée de Castoriadis,
datée du 11 mai 1992. Notre titre.>
1. Le lecteur intéressé pourra se reporter à mes textes contenus dans
L'Institution imaginaire de la société (1975), Les Carrefours du labyrinthe
(1978), Domaines de l'homme (1986), Le Monde morcelé (1990), tous
publiés aux Éditions du Seuil, Paris, ainsi qu'à La Société bureaucratique,
Paris, Christian Bourgois, 1990.

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

Cet état de choses n'a été vraiment rompu, dans l'histoire


connue, qu'en Europe, et cela par deux fois : en Grèce ancienne
d'abord, en Europe occidentale ensuite. Ce n'est que dans ces
deux sociétés que l'on observe la naissance, et la re-naissance,
d'une activité politique démocratique comme mise en cause des
institutions établies sous l'égide de la question : qu'est-ce qui est
juste?, de la philosophie comme mise en question des significa-
tions héritées sous l'égide de la question : qu'est-ce qui est vrai ?,
enfin et surtout la conjonction et la fécondation réciproque de ces
deux activités, même si elle est restée presque toujours indirecte.
C'est dans ces deux sociétés que naît le projet d'autonomie indivi-
duelle et collective, chacune étant inconcevable sans l'autre.
En ce sens l'Europe a cessé depuis longtemps d'être une entité
géographique ou ethnique. Le mot « Europe » connote l'état d'une
société où les hommes et les communautés sont libres dans leur
pensée et dans la position de leurs lois, et sont capables de s'auto-
limiter dans et par cette liberté.
B. Mais le projet d'autonomie est en panne en Europe - et dans
toute l'aire « occidentale » du monde - depuis plusieurs décennies.
L'Europe a été aussi la société qui a donné naissance au capi-
talisme, projet démentiel mais efficace d'expansion illimitée
d'une pseudo-« maîtrise » pseudo-« rationnelle » à exercer sur la
nature et les êtres humains. La contestation du capitalisme, et,
plus généralement, d'une institution de la société caractérisée
par la domination et l'exploitation des uns par les autres, a été
entamée par le mouvement ouvrier; mais elle a été confisquée
par le marxisme-léninisme-stalinisme pour aboutir aux formes les
plus monstrueuses du totalitarisme, lequel est aussi une création
européenne. L'effondrement du totalitarisme communiste dans
les pays de l'Est européen, apparaissant, fallacieusement, comme
un triomphe et une justification du capitalisme, renforce pour
l'instant l'apathie et la privatisation des populations, déjà instal-
lées en fonction de la dégénérescence du mouvement ouvrier, du
consumérisme et de l'abrutissement télévisuel. L'Europe occiden-
tale contemporaine, comme tout l'Occident, est caractérisée par
l'évanescence du conflit politique et social, la décomposition de la
société politique morcelée entre lobbies et dominée par les partis
bureaucratisés, la propagation de l'irresponsabilité, la destruction

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[.'EUROPE AUJOURD'HUI

accélérée de la nature, des villes et de l'ethos humain, le confor-


misme généralisé, la disparition de l'imagination et de la créativité
culturelle et politique, le règne dans tous les domaines des modes
éphémères, des fast-foods intellectuels et du n'importe quoi uni-
versel. Derrière la façade d'institutions «démocratiques» et qui
ne le sont que de nom, les sociétés européennes sont des sociétés
d'oligarchie libérale où les couches dominantes s'avèrent de plus
en plus incapables de gérer leur propre système dans leur intérêt
bien compris.
C. La constitution de la Communauté économique européenne
a été entreprise, et reste jusqu'ici dominée, par les bureaucraties
politiques et administratives, sans aucune participation populaire.
Aussi longtemps que tel sera le cas, l'«Europe» qui en résultera
sera une simple agglomération de sociétés capitalistes nationales
surplombées par une machinerie politico-bureaucratique encore
plus éloignée des peuples, plus lourde et plus irresponsable
qu'aujourd'hui. Seule l'émergence d'un grand mouvement popu-
laire, démocratique et radical, qui remettrait aussi en cause les
structures existantes dans les États particuliers, pourrait donner
un autre contenu à la « construction européenne » et en faire une
fédération démocratique d'unités politiques effectivement auto-
gouvemées. Mes réponses aux questions qui suivent sont for-
mulées sous l'hypothèse, aussi improbable puisse-t-elle paraître
aujourd'hui, d'un tel mouvement et de sa victoire. Hors une telle
hypothèse la question ne présente, à mes yeux, qu'un intérêt socio-
logique, non pas un intérêt politique.

- Questions 1 et 4. Si le processus vers l'intégration européenne se


confirme et s'approfondit, vers quel modèle d'intégration faudra-t-il
aller? Quelles devraient en être la ou les dimensions prédominantes
(culturelles,politiques, économiques, sociales...) ?
Dans la conception de l'Europe future, quelles devraient être les unités
fondamentales de représentation politique ? Les nations, avec ou sans
État ? Les communautés culturelles ? Les régions ?
S'il doit y avoir une Europe démocratique, elle ne peut être qu'une
Europe fondée sur l'autogouvernement. Avec les dimensions des
unités sociales et politiques des Temps modernes, et notamment
d'une Europe de 350 millions d'habitants, l'autogouvernement

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quelle démocratie ?

exige la plus grande décentralisation possible et l'institution d'uni-


tés politiques de base à l'échelle desquelles la démocratie directe
puisse effectivement fonctionner. Démocratie directe ne signifie
pas démocratie par sondages ou par les appels des téléspectateurs,
comme veut le faire entendre la perversion du terme en France,
mais la participation de tous les citoyens à la prise de toutes
les décisions importantes, et la mise en œuvre de ces décisions,
comme le traitement des affaires courantes, par des comités de
délégués populaires élus et perpétuellement révocables. La révo-
cabilité des délégués dissout la fausse alternative entre «démo-
cratie représentative », où les « représentants » dépossèdent en fait
leurs « représentés » de tout pouvoir, et les « mandats impératifs »,
où les délégués pourraient être remplacés par des machines à
compter les voix. La taille de ces unités politiques dè base devrait
être de l'ordre, au plus, de 100 000 habitants (dimension d'une
ville moyenne, d'un arrondissement de Paris, d'une région agri-
cole d'une vingtaine de villages). Une vingtaine ou une trentaine
de ces imités seraient regroupées en unités de deuxième degré
(à peu près la taille des régions actuelles en Espagne, en Italie
ou en France). Celles-ci pourraient être, à leur tour, regroupées
en unités «nationales», aussi longtemps que la nation garde sa
pertinence, lesquelles seraient finalement réunies au sein d'une
fédération européenne. A tous ces niveaux, le principe de la démo-
cratie directe devrait régner : toutes les décisions affectant princi-
palement les populations d'un certain niveau devraient être prises
par vote direct, après information et délibération, des populations
intéressées. Ainsi, par exemple, les lois fédérales devraient être
adoptées par référendum fédéral. Et à tous les niveaux, les comi-
tés de délégués populaires, élus et révocables à tout instant, n'au-
raient que des pouvoirs subsidiaires, afférents à l'exécution des
décisions populaires et aux affaires courantes. A tous les niveaux,
la maxime dominante devrait être : pas d'exécution des décisions
sans participation à la prise des décisions.
Il est clair que si un mouvement populaire suffisamment puis-
sant et radical pour imposer une Fédération européenne démo-
cratique se développait, il créerait des formes de coexistence et
de coopération politiques beaucoup plus riches et beaucoup plus
neuves que celles que j'essaye de schématiser ici. Ce schéma ne
L'EUROPF. A U J O U R D ' H U I

doit être pris que comme illustration d'une concrétisation possible


des principes démocratiques.
Il est également clair que la dimension politique devra être la
dimension centrale de toute entreprise d'intégration européenne,
contrairement à ce qui se passe maintenant. Sans cette dimension
l'« Europe » ne sera au mieux qu'une aire d'unification économique
laissant les structures instituées intactes. Il est enfin tout aussi
évident qu'un tel changement politique ne pourrait pas intervenir
sans embrasser rapidement les autres dimensions de l'institution
de la société: économie, solidarité sociale, éducation, culture...

Question2.Croyez-vous qu'il existe une culture européenne? En


d'autres termes, la diversité culturelle existant dans l'Europe actuelle
pousse-t-elle à l'européanisation ou y fait-elle obstacle ?
L'imité de la culture européenne depuis le Moyen Âge est cer-
taine. Mais il y a eu aussi, on le sait, depuis des siècles, un dévelop-
pement des cultures nationales (ou régionales), allant de pair avec
la victoire des langues vernaculaires sur le latin et l'établissement
d'États plus ou moins «nationaux». Cela n'a pas empêché que,
dès le XIVe siècle (Pétrarque, pour ne mentionner que lui), cette
diversité en train de se développer a été une formidable source
d'enrichissement réciproque et qu'elle l'est restée, malgré les riva-
lités, les guerres et les monstruosités perpétrées par les uns sur
les autres, qui n'en ont causé jusqu'à maintenant que de brèves
éclipses. Au plan de la philosophie et des sciences il n'y a qu'une
culture européenne (même si en philosophie il y a quelque chose
comme des «styles nationaux»). Au plan de la littérature et des
arts, ce serait supposer le lecteur analphabète que de se livrer à
une énumération (en fait impossible) des interfécondations sans
lesquelles aucune culture nationale en Europe ne serait ce qu'elle
est, et peut-être même n'existerait. Deux points seulement me
semblent mériter une insistance particulière.
L'interfécondation réciproque dont j'ai parlé n'est ni une
somme d'« influences » passivement subies, ni un produit agricole
de la terre européenne, ni le résultat mécanique d'une proximité
spatiale. Cette proximité n'en a été qu'une condition externe,
nullement suffisante. L'interfécondation a résulté essentiellement
de l'ouverture active de chaque culture et de chaque créateur

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

individuel aux autres cultures et aux autres œuvres produites


dans cette aire, d'un éveil permanent à la beauté et à la vérité
créées ailleurs. Cette ouverture est la caractéristique essentielle de
la culture européenne, et elle dépasse de loin les frontières spa-
tiales et temporelles chaque fois données, comme en témoignent
à la fois la relation unique de l'Europe à son passé (grec, romain,
médiéval), lequel, par sa réinterprétation créative continue à partir
de la Renaissance, est resté toujours présent, et sa relation éga-
lement unique avec son extérieur spatial. De toutes les grandes
civilisations connues dans l'historié humaine, la civilisation euro-
péenne - et ce déjà depuis Hérodote - est la seule qui s'est presque
constamment (sauf l'interruption du Haut Moyen Âge chrétien)
intéressée avec passion à l'existence et aux créations des autres.
Par opposition à d'autres grandes civilisations - l'Inde, la Chine,
le Japon, l'Islam - , elle est la seule à ne pas s'être fermée sur elle-
même, et dont on puisse dire qu'elle a effectivement voulu que
rien de ce qui est humain ne lui reste étranger. C'est en cela qu'on
reconnaît, outre le contenu même de ses créations politiques et
philosophiques, son caractère universaliste.
D'autre part, il est clair que le développement des États-nations
est allé de pair avec une clôture culturelle au niveau qui dépendait
de l'État, celui de l'éducation générale, niveau d'une importance
décisive en tout cas et surtout parce qu'il commande, indirec-
tement mais puissamment, l'avenir politique des peuples. Cette
éducation est presque exclusivement axée, dans chaque pays, sur
la culture et plus particulièrement la littérature « nationale ». Il est
caractéristique, et affligeant, que l'on puisse actuellement termi-
ner son éducation secondaire et même universitaire en France (et
je crois que la situation est essentiellement identique dans tous les
pays européens, pour ne pas parler des autres) sans avoir lu une
seule ligne de Cervantès, de Dante, de Shakespeare, de Goethe, de
Kafka, de Dostoïevski (dont on aura, au mieux, rencontré les noms
dans les cours d'histoire). Quant aux classiques grecs et latins, ce
n'est même plus la peine d'en parler. Il est presque tautologique
de dire qu'une culture ne peut exister qu'en s'enracinant cfans une
langue vivante, et que le véhicule privilégié de cette langue est la
littérature. Mais il est absurde de procéder comme si la connais-
sance de cette littérature devait s'accompagner de l'exclusion de

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toutes les autres (et l'on pourrait en dire autant pour ce qui est des
grandes œuvres extra-européennes).
En conclusion, la diversité culturelle de l'Europe actuelle ne
pourrait faire obstacle au développement d'une identité européenne
que si, infidèles à l'esprit même de la civilisation européenne, on
continuait à fermer les programmes de l'éducation à tout ce qui
n'est pas « national ».

Question 3. Les communautés nationales sans Etat - comme c'est


le cas de la catalane, mais également de tant d'autres - vont-elles se
diluer ou bien s'affirmer au sein d'un processus d'unification? Quelle
serait l'évolution souhaitable et à travers quelles voies pourraient-elles
participer à l'unification ?
Personne ne peut répondre à la question de savoir si les commu-
nautés nationales sans État (ou même avec État) vont se diluer ou
s'affirmer au sein d'un processus d'unification. Mais une Fédération
démocratique, comme celle dont quelques traits ont été esquissés
plus haut, impliquerait assurément une immense facilitation, pour
ces communautés, de s'organiser avec toute l'autonomie qu'elles
souhaitent au sein de la Fédération.
Cela dit, la question de l'évolution souhaitable des entités natio-
nales existantes (avec ou sans État) fait surgir un nœud inextricable
d'antinomies. Le principe d'autonomie individuelle et collective
implique que toute communauté qui le désire en connaissance
de cause doit pouvoir s'organiser selon la forme politique qu'elle
souhaite (donc aussi, de l'État-nation). Mais par ailleurs, ce même
projet politique d'autonomie, qui s'adresse à tout être et à toute
collectivité humaine, par l'universalisme qui lui est consubstantiel,
implique le dépassement de l'imaginaire de l'État-nation et la
résorption de la nation dans une communauté plus vaste, englo-
bant à la limite l'humanité entière. En même temps, dans la réalité
historique effective, l'imaginaire de la nation et de l'État-nation
est loin de régresser et même, comme le montrent les événe-
ments récents en Europe de l'Est mais aussi sur toute la surface
du globe, semble s'aviver et se renforcer comme le seul refuge
d'individus atomisés par la société capitaliste contemporaine et
désorientés par l'effondrement des significations et des valeurs qui
caractérisent celle-ci. Enfin, nous ne connaissons pas et nous ne

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pouvons même pas concevoir de culture sans enracinement dans
une langue concrète qui soit langue vivante et quotidienne et non
seulement lingua franco, commerciale ou administrative. L'hellé-
nisation de la Méditerranée orientale à partir d'Alexandre, la lati-
nisation de la Méditerranée occidentale sous Rome, l'arabisation
des peuples islamisés après le VIIe siècle en sont des exemples.
(Et le contre-exemple suisse n'en est pas vraiment un puisque,
si politiquement la Suisse a pu sauvegarder son unité pendant de
nombreux siècles, culturellement ses trois parties principales ont
toujours été tournées vers et nourries par les cultures allemande,
française et italienne).
Si l'anglais (ou plutôt l'anglo-américain) joue actuellement de
plus en plus le rôle de lingua fronça, il paraît difficile d'envisager
une « anglicisation » de l'Europe, et impossible d'accepter la dis-
parition comme langues de culture de langues aussi belles, riches
et lourdes d'histoire que le sont pratiquement toutes les langues
européennes existant aujourd'hui. En attendant que l'histoire fasse
son travail, dont il serait puéril de vouloir fixer ou même prévoir
l'orientation et les effets, je serais partisan d'une solution qui, tou-
jours dans la perspective d'une Europe démocratique, adopterait
franchement comme lingua franco de la fédération européenne,
plutôt qu'une langue artificielle, une langue vivante (et l'anglais
semble, pour plusieurs raisons, le mieux placé pour jouer ce rôle),
cependant que les communautés linguistiques particulières conti-
nueraient à se développer.
Mais on ne pourrait terminer ces quelques réflexions sans
souligner, précisément à l'occasion de cette dernière question,
l'importance d'un obstacle majeur sur la voie d'une Fédéra-
tion européenne, la permanence formidable de l'imaginaire de
l'État-nation faisant que les peuples déjà constitués en États ne
semblent nullement enclins à abandonner la « souveraineté natio-
nale», alors que les autres sont surtout préoccupés par l'idée
de parvenir à une forme étatique «indépendante» quels qu'en
puissent être le coût et le contenu. Aussi longtemps qu'il en sera
ainsi, l'«Europe» se réduira à une structure bureaucratique cha-
peautant tant bien que mal les États nationaux, et il sera vain de
parler d'« intégration européenne ».

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