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ARTS
ANALYSE D’UNE ŒUVRE AU PROGRAMME : PABLO PICASSO,
TÊTE DE FEMME
Rédaction : Anne Gavarret, docteure en Arts et Sciences de l’art
Réf. 5AP68TEWB0822 CNED CRPE ARTS – Fiche Analyse d’une œuvre au programme 1
L’aspect le plus remarquable de cette œuvre est son extraordinaire variété d’apparences selon les facettes,
très visible ici selon les clichés pris, et qui incite, lorsqu’on est face à l’œuvre véritable, à tourner autour
d’elle.
Cette œuvre de Pablo Picasso, génial inventeur de formes d’art toujours renouvelées, applique ici à un
volume les principes du cubisme, bien après l’essor du mouvement. Mais l’artiste ne s’enferme dans aucun
dogme, il est toujours en recherche, ou plutôt, comme il le dit lui-même « Je ne cherche pas, je trouve »,
perpétuellement découvreur de trouvailles.
Avec Georges Braque, Picasso déploie, entre 1906 et 1914 surtout, des recherches très approfondies sur
les partis pris qui engendreront ce mouvement. L’acte fondateur en est l’œuvre Les demoiselles d’Avignon,
en 1906, qui propose une géométrisation des formes et la vision simultanée de différents points de vue des
visages, par exemple la tête de face et le nez de profil.
Fasciné par la peinture de Paul Cézanne, il a retenu sa leçon : « Traiter la nature par le cylindre, la sphère,
le cône, le tout en perspective ».
Cette vision simultanée de plusieurs côtés du sujet introduit une distorsion de l’espace, en même temps
qu’elle inclut le temps dans l’œuvre. Dans la peinture, on est face à plusieurs côtés du modèle, comme si
l’on tournait autour. Mais ici, les facettes sont littéralement rendues en tournant réellement autour. Nous
disposons ici de quatre photographies de l’œuvre, qui semblent se rapporter à des œuvres différentes, tant
l’image qui en est donnée est méconnaissable chaque fois.
Picasso utilise le bois peint ou laissé brut pour construire un volume de toutes pièces. La trouvaille
audacieuse ici est de placer les éléments de façon à ce qu’ils apparaissent ou disparaissent selon l’angle
de vision. Décrivons plus amplement chacune des parties, pour bien comprendre ce fonctionnement.
La sculpture, qui en fait, est un assemblage de morceaux de bois (du contreplaqué, semble-t-il) sciés selon
des formes précises, comporte un socle de bois clair non peint de forme carrée. Au centre, une fine colonne
(un fragment de manche à balai ?) matérialise un cou ou un corps, ou plus vraisemblablement ne se réfère
à rien et joue simplement un rôle fonctionnel, celui d’élever la sculpture. Elle est peinte en noir, avec des
tracés blancs qui la rythment.
Au sommet de cette colonnette, se déploie le visage de la
femme, dans toute sa complexité. Une à une, ses faces en
décrivent un aspect singulier, ne ressemblant que peu au
précédent. Cet assemblage utilise des panneaux de bois
perpendiculaires, encastrés les uns dans les autres par un
système d’encoches. Picasso joue avec le visible et ce qui
disparaît, face après face.
Le « verso », commençons par lui, propose un profil de la
tête entièrement peint en noir, au nez oblique, à la chevelure
ramassée en chignon qui tombe vers le bas.
Une des faces devient quasi invisible, ne présentant que sa
fine tranche peinte également en noir.
L’ensemble présente des formes plutôt rondes, mis à part les
angles du nez et du front. Cette face montre une silhouette
de femme au profil « grec », coiffée à l’antique. Elle fait
penser aux effigies estampillées sur les pièces de monnaie
ou figurant sur des blasons, des drapeaux, immédiatement
reconnaissables malgré une économie de moyens drastiques.
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Ce profil-ci fait ressembler la femme à un vieux loup de mer.
Ce qui constitue par ailleurs son chignon devient ici une
barbe épaisse. L’arrière de la tête est peint en gris foncé avec
des stries noires qui symbolisent, plus qu’elles ne figurent,
les mèches de cheveux bien peignées, ainsi qu’une oreille,
démesurée et schématique.
La tête est constituée d’un quadrilatère quelconque, ayant
deux angles droits, un angle aigu et un obtus. Celui-ci forme
le nez de ce profil, l’angle aigu donne une dynamique aux
cheveux en pointe.
Quelques éléments rapidement peints sont posés, et contri-
buent à la cohérence de cette tête déstructurée : l’œil rond,
peint sur la face vers nous, un sourcil sur le haut du « nez »
devenu front anguleux, une forme oblongue pour la narine.
Mais à y regarder de plus près, le marron dans l’œil n’est pas
peint, c’est la couleur du bois qui reste apparente. Les cercles
concentriques en noir et un rehaut de gris seulement sont
peints. Le sourcil est rehaussé également de blanc dans la
peinture noire encore fraîche, ce qui colore en gris les traces
de brosse laissées apparentes.
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À voir cette dernière image, on se demande s’il s’agit bien
de la même sculpture, car le profil est nettement différent.
Le nez, cette fois, présente une arête oblique. La masse de
cheveux rectangulaire a disparu, le chignon tout en rondeurs
émerge sur la nuque. Le même type d’œil est dessiné, avec
le même non-peint, le sourcil est lui aussi rehaussé de blanc
devenant gris.
Une tache gris pâle semble figurer une ombre portée par une
aile du nez absente, suggérée par cet effet de contraste. À
l’arrière, se découvre une rondeur qui appartient au visage
précédent et suggère ici le bombé du crâne.
On commence à comprendre comment la sculpture fonctionne. En tournant chaque fois d’un quart de tour,
elle nous offre une nouvelle configuration, inédite et pourtant en lien avec les occurrences précédentes, si
l’on y réfléchit. Et cette stratégie est à penser plus qu’à contempler.
La sculpture traditionnelle en ronde-bosse travaille les volumes non pas face après face, mais comme un
tout, sans heurt entre les différents côtés. Il existe des exceptions, bien sûr, notamment au Moyen-Âge,
avec les chapiteaux, qui servent avant tout une fonction. Ici, Picasso considère les quatre côtés comme
quasi-indépendants les uns des autres, et s’arrange pour qu’ils offrent chaque fois un aspect inédit. Cela
donne des effets de surprise et un aspect ludique indéniable à l’œuvre.
Dans toute notre description, nous avons fait appel à de nombreux termes plus usités par la géométrie que
par l’art. L’utilisation de ces formes est ce qui confère sa modernité à l’œuvre, ainsi que le rôle actif que
Picasso délègue au spectateur, intrigué, pour comprendre la structure de l’œuvre. Son déploiement dans
l’espace est aussi un déploiement de temps, celui à accorder à l’œuvre pour en saisir tous les aspects.
La dimension ludique de cette œuvre tient à la fois à cette part active prise par le spectateur, mais aussi à
la facture de la pièce. Les formes sont similaires à celles de personnages de dessins animés ou d’albums
pour enfants, voire de marionnettes. L’ensemble est peint de manière grossière, rapide, sans application,
comme nombre d’œuvres de Picasso qui privilégie l’énergie du geste spontané à la laborieuse et lente
application.
Vu de près (je vous engage à zoomer sur les images), on remarque de nombreux manques, des dépasse-
ments, des coulures, des débordements, des traces circulaires de la brosse sur les surfaces colorées de
blanc ou noir trahissant des gestes désinvoltes. L’assemblage, lui aussi, est « bricolé », peu soigné. Le
socle semble être constitué d’une planche ayant déjà servi à d’autres usages : elle est striée, abîmée, salie.
Il semble que l’artiste ait peint la colonnette une fois fixée sur ce socle, de nombreux débordements de
peinture noire, et des micro-gouttelettes projetées en attestent. Les lignes blanches qui cernent la colonne
sont hâtivement dessinées, par-dessus le noir, les couvrant peu, dans un geste hésitant. L’utilisation du
contreplaqué renforce cette impression de « bricolage », voulue par Picasso, en rupture avec les matériaux
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nobles et les finitions de la sculpture habituels. L’absence régulière de peinture de ce bois lui confère un
aspect inachevé, dynamique. Le « non-finito » est un procédé qui autorise le spectateur à imaginer un
avenir à l’œuvre.
Cette facture hâtive et l’absence de soin apporté, renonçant à toute maîtrise du geste, montrent que ce
qui importe ici n’est pas une « belle » production, mais une production surprenante, ingénieuse quant à
sa fabrication. Ce point évoque la notion de « bricolage » avancée par Claude Lévi-Strauss dans La pensée
sauvage.
Enfin, la gamme colorée est volontairement réduite au noir et au blanc, plus la couleur marron clair du
bois non-peint. Ces trois teintes convoquent immédiatement celles des masques ou statuettes africaines,
œuvres auxquelles s’est largement intéressé l’artiste, intérêt partagé par de nombreux artistes en cette
première moitié du XXe siècle, et que l’on a nommé « primitivisme ». En effet, les procédés de simplifi-
cation, d’exagérations, d’usage du décoratif, de forts contrastes entre noir, blanc et d’ajout de matières
naturelles que les artistes occidentaux redécouvrent dans les œuvres non-occidentales se retrouvent dans
cette sculpture, qui ressemble à un totem.
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