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AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT : PERSPECTIVE ÉTHIQUE ET MORALE SUR

UN NOUVEL OUTIL GÉOPOLITIQUE

Maroun Eddé

Née au lendemain de la Seconde guerre mondiale dans un contexte de


décolonisation et de guerre froide, l’Aide Publique au Développement (APD) est avant tout
un instrument politico-stratégique permettant aux Etats-Unis de lutter contre l’influence
communiste dans les pays nouvellement indépendants, et aux anciennes métropoles —
principalement la France et la Grande-Bretagne — de conserver un relai d’action politique
dans ces pays. L’aide était souvent assortie de contreparties géopolitiques ou de contrats
liés permettant aux entreprises des pays donateurs de servir en même temps leurs
propres intérêts. Mais il serait réducteur de considérer l’aide seulement sous le prisme
d’un outil de maintien d’une domination occidentale sur les pays anciennement
colonisés : dès ses débuts, cette dernière est liée à une volonté d’accélérer le
développement et la hausse du niveau de vie dans les pays ciblés. En effet, face au
succès du Plan Marshall, le président américain Truman déclare en 1949 sa volonté de
lancer «  un ardent nouveau programme pour rendre les avantages de nos avancées
scientifiques et progrès industriels disponibles pour la croissance des régions sous-
développées  », justifiant cela par le constat que «  plus de la moitié de la population du
monde vit dans des conditions proches de la misère  » alors même que «  l'humanité
possède désormais le savoir et l'habileté de soulager la souffrance de ces peuples »1. Ce
discours, considéré comme le point de départ de l’aide au développement, se fonde
donc sur l’idée que certains pays sont «  en retard  » sur les plans économiques,
scientifiques et technologiques, et que les pays les plus avancés ont les capacités — et
donc implicitement le devoir — de les aider à rattraper ce retard, et ce pour le bien de
tous.2 L’aide au développement repose alors sur une théorie de la justice que l’on peut
qualifier de substantive : il s’agit de produire des résultats justes, car permettant à
certains pays de franchir des étapes sur le chemin du progrès. Implicitement, cela
implique une certaine téléologie historique : l’APD est née en se fondant sur conception
linéaire de l’histoire, héritée des Lumières3 et de la « whig conception of history » du XIXe

1 « We must embark on a bold new program for making the benefits of our scientific advances and industrial progress
available for the improvement and growth of underdeveloped areas. More than half the people of the world are living in
conditions approaching misery. Their food is inadequate. They are victims of disease. Their economic life is primitive and
stagnant. For the first time in history, humanity possesses the knowledge and the skill to relieve the suffering of these
people. » — Harry S. Truman, Inaugural Address, Thursday, 20 janvier 1949.

2 Économiquement, le fondement d’une telle conception du développement est la théorie de la croissance développée
par Harod et Domar, qui insiste sur l’insuffisance de l’épargne dans les pays en développement, qui freine
l’investissement : l’aide internationale vise alors à combler ce déficit d’épargne pour accélérer les investissements et
permettre la croissance.

3 Par exemple développée dans l’ouvrage Tableau historique des progrès de l'esprit humain (1795) de Condorcet.
siècle1, selon laquelle il existe des étapes par lesquelles passent toutes les sociétés
humaines, et qu’une étape ultérieure signifie plus de bien-être pour la société qui est
passée à cette étape. Développer un pays, cela signifie alors l’aider économiquement,
financièrement et politiquement à passer aux étapes ultérieures du développement des
sociétés humaines. C’est sans doute le modèle de Rostow, développé par l’historien et
économiste américain du même nom, qui reflète le mieux cette conception en essayant,
par une analyse historique, de schématiser les étapes de ce développement : toutes les
sociétés commencent au stade «  traditionnel  », puis par une influence extérieure ou un
bouleversement intérieur, parviennent à « décoller », jusqu’à parvenir à la « maturité » et
enfin à la «  société de consommation  », capable d’alimenter elle-même en continu la
dynamique de croissance2. La société de consommation comme stade et objectif ultimes
du développement des sociétés humaines : voilà une affirmation qui semble aujourd’hui
contestable.

Car le modèle de Rostow, et au-delà l’aide au développement elle-même, se


fondaient en dernier ressort sur la confiance qu’avaient les pays donateurs dans leur
propre système : le but du développement était finalement d’amener les autres pays au
même niveau de vie, de bien-être et d’avancement techno-scientifique que le sien. Mais
depuis les années 1960, des bouleversements majeurs ont profondément ébranlé cette
confiance des pays donateurs dans leurs propres systèmes. On peut en citer plusieurs,
comme la critique de la croissance économique et de la société de consommation
comme seuls objectifs politiques et sociaux, entamée en 1968. Mais la crise la plus
profonde vient sans doute du problème écologique : progressivement, à partir des
années 1970, s’est accentuée la prise de conscience de la limitation des ressources
naturelles, de la destruction des sols et de la pollution atmosphérique causés par le
développement industriel occidental. La crise écologique a conduit à un bouleversement
que l’on peut qualifier, par son ampleur, de crise civilisationnelle, puisque toutes les
valeurs portées dans les décennies précédentes — la croissance, le développement
scientifique, le progrès — devenaient soudain désuètes, si ce n’est dangereuses : la
croissance ne peut être infinie car les ressources sont finies, et la science et le progrès
ont finalement apporté peut-être davantage de destructions que de bien-être. Si le point
d’arrivée vers lequel les pays donateurs voulaient amener les pays bénéficiaires n’est plus
désirable, que devient l’aide publique au développement ? Comment considérer que
l’aide se justifie par les résultats justes qu’elle permet de produire, si l’on pense qu’il est
dangereux pour la planète et pour eux-mêmes que les pays en développement suivent la
même voix que les pays développés ? Face à cette crise de légitimité et à la remise en
question de ses fondements théoriques, on aurait pu s’attendre à une disparition

1 La conception whig de l’histoire est une approche historiographique développée en Angleterre au XIXe siècle dans un
contexte de colonisation et qui présente l’histoire des sociétés humaines comme progressant inévitablement des
stades primitifs de sauvagerie vers une plus grande civilisation, culminant dans les formes modèles de démocratie
libérale et de monarchie parlementaire. Voir Herbert Butterfield, The Whig Interpretation of History, 1965.

2 Plus précisément, Rostow identifie cinq étapes qu’il pense sur le modèle d’un enchaînement temporel linéaire : la
« société traditionnelle », les « conditions préalables au développement », le « décollage », la « phase de maturité » et
enfin la «  société de consommation  ». Ces processus corresponde plus ou moins à l’histoire du développement
économique et industriel de l’Occident depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 1960, analytiquement décomposé en
étapes. Voir Rostow, W. (1959). The Stages of Economic Growth, 1960.
progressive de l’aide au développement. Mais ce ne fut pas le cas, et c’est même
l’inverse qui a été observé : depuis les années 2000, le volume d’APD a augmenté1, et
elle occupe aujourd’hui une part importante des discussions internationales. Car en
même temps que le problème environnemental remet en cause les anciens fondements
de l’aide publique au développement, il entérine la nécessité d’un tel instrument, car la
question environnementale est globale et nécessite pour être traitée une coordination et
une gouvernance mondiale. Il en est de même pour les autres « biens publics mondiaux »
qui ont progressivement été conceptualisés comme tels : la santé mondiale, la sécurité
globale, etc. Or l’APD demeure à ce jour le seul outil de gouvernance mondiale doté
d’une réelle capacité d’action publique : c’est donc à cette dernière que revient en partie
cette mission de prendre en charge ces questions à l’échelle internationale. Ces nouvelles
missions soulèvent des problèmes bien plus complexes que l’ancien paradigme : alors
que les donateurs étaient bien identifiés, qui doivent-ils être désormais ? Par exemple,
pour la question environnementale, doivent-ils être les pays qui polluent le plus
aujourd’hui, ou ceux qui ont le plus pollué historiquement et qui doivent aux autres une
réparation ? Et quel doit être l’objet d’une telle aide ? Un financement de rattrapage
technologique ou un financement continu pour garantir une compensation envers ceux
qui profitent moins de la mondialisation ? Et comment les pays développés pourraient-ils
aider pour opérer une transition écologique, alors même qu’ils n’ont eux-mêmes pas
réussi à l’effectuer dans leur propre pays ? Toutes ces questions renvoient au problème
des fondements éthiques et politiques d’une telle aide, car ce qui a fondamentalement
été remis en question, c’est l’idée de la justice qui sous-tend l’APD. En sortant d’un
paradigme où des pays plus avancés ont le devoir d’aider des pays en retard, qu’est-ce
qui justifie désormais l’aide au développement ? Quels sont les fondements éthiques et
normatifs d’une telle aide qui ne vise plus à aider d’autres pays à rattraper leur retard en
passant à une « étape ultérieure » ?

Par souci de clarté, on distinguera schématiquement deux grandes périodes :


«  l’aide développementaliste  », de 1960 aux années 1990, fondée sur une théorie
substantive de la justice, et « l’aide cosmopolitiste », née au tournant des années 2000,
fondée sur une justice procédurale.2 Ces termes sont repris à J.-D. Naudet et J.-M.
Severino qui, s’inspirant des concepts rawlsiens, les ont réinterprétés : ils entendent par
justice substantive une théorie de la justice visant à produire des résultats justes, et par
justice procédurale une justice visant à mettre en place des procédures justes. Après
avoir détaillé les théories de la justice sur lesquelles se fonde l’aide développementaliste
et leurs critiques, nous analyserons les théories actuelles qui permettent de fonder l’aide
cosmopolitiste. Ces théories sont néanmoins elles aussi critiquables à plusieurs égards,
ce qui nous conduira enfin à essayer d’envisager une synthèse pratique entre les acquis

1 L’APD représentait 152 milliards de dollars en 2019, soit une hausse de plus de 66% par rapport à son niveau dans
les années 2000. Il est estimé que l’Afrique a bénéficié de plus de 1500 milliards de dollars d’aide depuis 1960, soit
l’équivalent de plusieurs dizaines de plans Marshall (Dambisa Moyo, 2009).

2 Ces qualificatifs renvoient à des périodes, le «  développementalisme  » et le «  cosmopolitisme  », communément


identifiées par les historiens du développement. Voir la présentation synthétique qui en est faite par Jean-David Naudet,
Jean-Michel Severino, Olivier Charnoz dans « Aide internationale : vers une justice sociale globale ? », Esprit, 2007/5
(Mai), p. 101-111.
des deux grandes époques de l’aide au développement pour fonder une nouvelle aide
sans rien perdre de ce que pouvait apporter l’ancienne.

I. La crise d’une conception substantive de l’aide

Une aide au rattrapage fondée sur l’idée d’un ordre juste

Pour mieux saisir le changement qui s’est produit d’un point de vue éthico-
politique dans les fondements de l’aide publique au développement, il faut commencer
par caractériser la conception de la justice qui fondait initialement l’aide, c’est-à-dire dans
sa version développementaliste. Pour cela, on peut s’appuyer sur les nombreux écrits
d’Olivier Naudet et Jean-Michel Severino, respectivement économiste à l’Agence
Française de Développement et ex-directeur de celle-ci, qui ont essayé de conceptualiser
les théories de la justice sous-jacentes à leur action. Reprenant les concepts développés
par John Rawls, ils qualifient de «  justice substantive  » la théorie de la justice qui
caractérise l’aide telle qu’elle existait dans les années 1960 car elle visait à produire des
résultats justes. L’aide tirait donc sa justification des résultats auxquels elle pouvait
parvenir, et ces résultats étaient éthiquement souhaitables en tant qu’ils permettaient, par
le rattrapage des pays plus pauvres, de parvenir à un état du monde considéré comme
plus juste. L’aide fondée sur une théorie substantive de la justice a plusieurs
caractéristiques distinctives. D’une part, elle se présente comme « un ensemble de plans
d’action auxquels sont associés des objectifs  », objectifs qui sont le plus souvent
caractérisés comme des « défis planétaires »1 : éradiquer la pauvreté et la famine,
parvenir à l’autonomie, créer une croissance auto-entretenue, etc. D’autre part, une
conséquence directe de sa définition même est le lien étroit entre son efficacité et sa
légitimité : puisqu’elle tire sa légitimité de sa capacité à produire des résultats justes, si
elle ne parvient à produire empiriquement ces résultats, c’est-à-dire si elle n’est pas
efficace par rapport aux objectifs fixés, alors elle n’est pas juste. De ce fait, l’existence
même d’une telle aide est conditionnée à son efficacité : si elle ne permet pas de passer
les différentes étapes vers un monde plus juste, elle n’a plus de raison d’être.

Enfin, une telle aide se présente comme un devoir d’État à État : « les pays riches
qui disposent pour l’essentiel de ces minima [l’alimentation, la santé, l’éducation, etc.] ont
le devoir moral d’appuyer leur réalisation universelle » résument Severino et Naudet.2 Un
tel devoir d’appui à la réalisation universelle de conditions de vie et de bien-être présents
dans son pays mais pas dans d’autres découle de la conception linéaire de l’histoire que
l’on a exposée dans l’introduction. On peut même voir un rapprochement entre l’idée
historique d’une « mission civilisatrice » européenne et un tel devoir : il s’agit à nouveau
pour l’Europe — et plus généralement l’Occident — de se percevoir comme le vecteur de
civilisation pour des pays qui manquent encore des conditions minimales de ce qui définit
aux yeux de la culture occidentale une vie décente. Ce serait bien sûr cynique de

1 Naudet et al., op. cit., p. 102

2 ibid
défendre une identification des fondements de l’aide développementaliste à une
prétendue «  mission civilisatrice  » qui a servi de justification morale aux crimes de la
colonisation, mais cette comparaison peut éclairer sur un point intéressant : dans un cas
comme dans l’autre, la situation des pays développés par rapport aux pays plus pauvres
n’est pas considérée comme injuste. Il n’est pas considéré comme injuste que l’Europe
soit plus riche que l’Afrique : c’est un état de fait, et cet état de fait justifie un devoir. Mais
ce devoir est seulement moral : il ne s’agit en rien d’une obligation politique ou d’un
impératif de justice, mais bien davantage d’un devoir de charité, comme la morale
chrétienne demande aux riches de faire l’aumône aux pauvres sans pour autant proposer
une critique de l’origine de la richesse des riches ou critiquer de tels écarts de richesse.
Dans ce cas, l’objectif de l’APD n’est pas de réparer ou de compenser une injustice, mais
de chercher à diminuer le niveau de souffrance dans le monde, par l’accomplissement
des grands «  défis planétaires  » dont on a parlés ci-dessus. Autrement dit, on veut
atteindre un état du monde plus juste dans l’absolu, avec une identification entre
souffrance et injustice, et non par rapport aux situations relatives des différents pays. Tout
cela conduit à une dernière caractéristique de l’aide au développement fondée sur la
justice substantive : s’inscrivant dans le cadre d’un processus historique plus large qu’elle
encourage, elle est conçue comme temporaire. Elle ne vise pas à durer indéfiniment : sitôt
les pays bénéficiaires de l’aide auront atteint le même stade que les pays donateurs, ces
derniers sont supposés cesser leurs aides et même toute forme d’intervention. L’objectif
ultime d’une telle aide est donc l’autonomie des États, auquel l’aide ne saurait constituer
qu’une « une entorse passagère ».1

En ce sens, l’aide ainsi comprise se rapproche d’un point de vue théorique du


« devoir d’assistance » (duty of assistance) des « sociétés libérales » envers les « sociétés
entravées  » (burdened societies) tel que le définit John Rawls dans The law of peoples
(1990).2 Pour Rawls, il n’y a pas d’obligation de justice à proprement parler entre les
peuples, mais un devoir moral d’assistance des sociétés développées pour permettre aux
pays trop en difficulté d’atteindre le niveau suffisant où ils pourront gérer leurs affaires de
façon autonome. Arrivé là, les inégalités qui continueraient entre pays pauvres et riches
seraient moralement insignifiantes car elles tiendraient à la différence de culture politique
des peuples et à ce que fait un État de ses atouts ou handicaps. Ainsi, cette aide doit être
temporaire, et s’arrêter au moment où la société du pays bénéficiaire s’est suffisamment
développée pour organiser un système de coopération indépendant. Si l’on voulait
trouver un fondement à l’aide développementaliste dans la tradition de la philosophie
politique, ce serait sans doute le devoir d’assistance de Rawls. Les deux diffèrent sur
quelques poins seulement, notamment par le fait que Rawls insiste sur une primauté des
objectifs politiques sur les objectifs économiques — la finalité du devoir d’assistance est
de permettre aux sociétés entravées de «  rejoindre la société des peuples bien
ordonnés  », c’est-à-dire les sociétés libérales, démocratiques et pluralistes3, sans pour

1 Naudet et al., op. cit., p. 102

2 John Rawls, The law of peoples, Harvard University Press, 1990.

3 « The long-term goal of (relatively) well-ordered societies should be to bring burdened societies, like outlaw states, into
the Society of well-ordered Peoples. Well-ordered peoples have a duty to assist burdened societies. »
autant qu’il ne soit nécessaire que ces sociétés deviennent riches1 — alors que l’APD,
d’abord théorisée par des économistes, insiste davantage sur le primat de l'économie sur
la politique : les objectifs sont avant tout l’éradication de la pauvreté, l’industrialisation, le
développement d’infrastructures et la hausse des recettes publiques, et l’amélioration du
climat politique était pensée comme une conséquence du développement économique.
Mais au-delà d’une hiérarchisation différente des objectifs finaux, la conception
substantive de l’aide au développement et le devoir d’assistance théorisé par John Rawls
se ressemblent, tant au niveau des justifications morales d’un tel devoir, que de la durée
limitée et du caractère conditionnel de l’aide qui en découle. Elles se ressemblent enfin
par le fait qu’elles envisagent cette aide comme étrangère à l’idée d’une justice
distributive ou correctrice : elle n’est qu'un devoir des plus avancés envers ceux qui sont
en retard ou entravés.

Remise en cause et affaiblissement de l’idée de « rattrapage »

Cette conception de l’aide comme instrument objet d’un devoir moral d’État à État
a été largement critiquée. L’objet n’est ici de revenir sur toutes les critiques adressées à
une telle conception, qui sont aussi bien d’ordre économique, que sociologique,
philosophique qu’anthropologique, mais de prendre comme point d’entrée la question
environnementale et d’analyser les limites et failles que cette dernière révèle dans la
définition développementaliste de l’aide. D’une part, la crise environnementale remet en
cause l’idée d’une linéarité de l’histoire et du progrès humain. Cette remise en cause n’est
pas seulement liée à la question environnementale : l’aspect occidentalo-centré des
différentes phases du développement s’inscrit dans un mouvement plus large de
relativisation des concepts et modèles européens porté notamment par les postcolonial
studies. Mais la question environnementale y contribue, dans le sens où elle a battu en
brèche l’idée d’un progrès scientifique et technologique linéaire et de la supériorité du
développement industriel européen : ce dernier étant en grande partie responsable de la
crise environnementale, il paraîtrait déplacé de considérer que tous les pays doivent
suivre le même chemin. Autrement dit, les pays développés n’ont plus de leçons à donner
aux pays en développement ni de modèles à proposer, puisque le leur n’est plus un
objectif souhaitable : c’est au pays en développement d’inventer leur propre modèle de
sortie du sous-développement, en essayant au mieux de ne pas copier le modèle
européen. De ce fait, l’idée d’un devoir d’assistance, ou d’un « rattrapage » de ceux qui
sont le plus en avance envers ceux qui sont en retard devient difficile à défendre.

Mais c’est ce même développement industriel de l’Europe et des États-Unis qui a


conduit à la crise environnementale qui a en même temps permis à ces pays de parvenir
au niveau de vie élevé qu’ils ont maintenant. Si ces pays sont aujourd’hui riches et
« développés », c’est en grande partie parce qu’ils ont su profiter aux XIXe et XXe siècles
d’une industrialisation massive fondée sur des énergies non-renouvelables, en premier
lieu desquelles le charbon et le pétrole. Ce faisant, ils ont beaucoup pollué, tout en

1 «  A well-ordered society need not be a wealthy society  (…) After the target is achieved, further assistance is not
required, even though the now well-ordered society may still be relatively poor. »
accélérant l’épuisement des ressources naturelles. Une première injustice est alors
visible, puisque certains pays ont historiquement profité d’un modèle de développement
non-soutenable pour s’enrichir, et du fait qu’ils ont emprunté cette voie, ils en ont barré
l’accès aux autres pays, car il devient trop dangereux aujourd’hui de faire de même. Cette
injustice est amplifiée par le fait que ceux qui souffrent aujourd’hui le plus des
conséquences du changement climatique ne sont pas ceux qui ont historiquement le plus
pollué. Or intuitivement on considère que l’injustice naît quand il y a un écart entre un mal
commis et un mal subi : le fait que les pays qui souffrent de la pollution liée au
développement industriel ne soient pas ceux qui ont profité de ce même développement
est à cet égard une injustice évidente, dénoncée comme telle par les pays en
développement.

Enfin, les modalités même de l’aide sont remises en cause par la crise
environnementale. En effet, cette dernière met à jour des interdépendances continues
entre les pays, avec, comme on l’a vu, des externalités négatives de certains pays sur
d’autres. Plus encore, elle met à jour un « bien public global », le « climat » (et en général
l’environnement) que tous les pays doivent gérer en commun, et qui ne peut être protégé
sans une gouvernance et une gestion communes. Il devient donc difficile de considérer,
comme le faisait Rawls, que les pays sont d’abord indépendants les uns et des autres, et
que le devoir d’assistance ne saurait être que ponctuel. Les pays sont interdépendants, à
la fois parce que le choix des uns a des effets sur les autres, par exemple par le biais de
la pollution, et parce qu’il existe des biens publics globaux à gérer en commun, comme le
climat. « Comme jadis la révolution industrielle, la globalisation crée un malaise humain,
une « question sociale », qui est planétaire, et non plus seulement nationale  » écrit
Severino.1 Cette « question sociale planétaire » remet en question le caractère temporaire
de l’aide : si les interdépendances entre pays sont continues, on ne peut plus la penser
comme «une entorse provisoire aux souverainetés  » en attendant que chaque pays
atteigne son autonomie, mais comme «  un instrument collectif de gestion des
interdépendances, sans horizon de fin  ».2 Ainsi, face à la crise du modèle linéaire de
développement occidental, aux injustices environnementales engendrées par ce modèle
et à la prise de conscience d’interdépendances constantes, l’aide au développement voit
ses fondements théoriques et éthiques aussi bien que ses modalités profondément
remises en cause. Sur quels nouveaux fondements peut-on encore l’appuyer ? Comment
penser théoriquement une aide au développement dans ce nouveau contexte ?

II. La justice procédurale pour fonder l’aide au développement

L’APD comme impôt progressif mondial

Pour penser des fondements nouveaux à l’aide au développement, un point de


départ intéressant peut être la théorie de la justice internationale de Thomas Pogge,

1 J.-M. Severino, « De la justice sociale globale », Le Monde, 29/05/2003.

2 Naudet et al., p. 103


élaborée en réponse à celle de John Rawls.1 Reprenant la théorie de ce dernier, Pogge
critique le fait que Rawls n’a pas pensé des devoirs de justice entre les individus à
l’échelle mondiale. En effet, sur le plan théorique, ce dernier a pensé une justice à deux
niveaux : à l’échelle de chaque peuple, la position originelle permet de fonder des
principes de justice distributive, tandis qu’entre les peuples, une telle justice ne saurait
s’appliquer. La souveraineté et l’autonomie des peuples ne peut être enfreinte que dans
certains cas particuliers, comme celui du devoir d’assistance dont nous avons parlé plus
haut. Cette théorie à deux niveaux se justifie pour Rawls par le fait qu’il existe des
phénomènes de coopération et d’interdépendance entre les membres de chaque peuple,
alors que ces phénomènes sont considérés comme trop marginaux à l’échelle
internationale pour pouvoir fonder une théorie de la justice entre les peuples. Pogge
s’oppose à ce point en défendant qu’il existe aujourd’hui un niveau suffisant de
coopération économique et culturelle à l’échelle mondiale pour justifier une théorie de la
justice à l’échelle internationale — argument auquel on peut ajouter les interdépendances
environnementales. Il existe donc ce que Pogge nomme des «  faits empiriques
d’interdépendance  » (empirical facts of interdependance) qui permettent de justifier
d’appliquer la méthode de la position originaire à l’échelle mondiale. Une conséquence
directe est que l’échelle de référence n’est plus l’État ou le peuple, mais l’individu : les
théories cosmopolitiques se fondent sur l’idée que le sujet moral ultime est l’individu.
Pogge appelle alors de ces vœux de lutter contre les injustices liées au système mondial
par la mise en place d’un « impôt sur les ressources » (global resources taxe, ou GRT) qui
permet à «  ceux qui utilisent plus largement les ressources de notre planète de
compenser ceux qui en utilisent très peu ».

Cette théorie de la justice internationale s’avère très intéressante pour penser les
fondements de l’aide cosmopolitiste. En effet, comme on l’a vu, cette nouvelle aide n’est
plus pensée comme une aide ponctuelle d’État à État, mais comme un flux qui se veut
continu et qui va d’individus à individus, ou au moins d’États à individus. Le modèle de
Pogge permet donc de penser un nouveau rôle pour l’aide au développement : elle agirait
alors comme ce GRT qu’il appelle de ses vœux, visant à réduire les injustices à l’échelle
mondiale. Les différents pays développés s’engageant à consacrer près de 1% de leur
PIB chaque année aux pays désavantagés par la compétition mondiale, l’aide devient
pensée comme « un impôt progressif international payé par les pays riches aux profit des
pays dans le besoin  »2 : un système de redistribution mondial se met alors en place,
agissant comme un instrument de régulation de la mondialisation au moment où les
interdépendances et les externalités négatives de certains pays sur d’autres, accentuées
par la question environnementale, sont devenues indéniables. S’éloignant du devoir
d’assistance rawlsien, l’aide se rapproche de plus en plus de l’idéal de justice global
défini par Pogge. Ce faisant, l’aide tire sa légitimité morale et politique non plus des
résultats qu’elle parvient à atteindre mais de son existence même, en tant qu’instrument
de justice : la finalité n’est « plus d’atteindre un but précis, de changer le monde une fois

1 Thomas Pogge, An egalitarian law of people, Philosophy and Public Affairs, Vol. 23, No. 3 (Summer, 1994), pp.
195-224.

2 Pierre Jacquet, « Les enjeux de l'aide publique au développement », Politique étrangère, 2006/4 (Hiver), p. 943.
pour toutes, mais de remplir en permanence une fonction structurelle dont le caractère
éthique est intrinsèque »1. Quelle est cette fonction structurelle qui confère un « caractère
éthique intrinsèque à l’aide ? » Cette dernière vise en réalité à remplir une double fonction
de justice : compensatoire d’une part et distributive d’autre part. En effet, il s’agit d’une
part « d’indemniser les perdants du jeu international »2, et ce dans une perspective à la
fois synchronique et diachronique, c’est-à-dire aussi bien ceux qui souffrent d’injustices
du passé que les perdants du jeu actuel. Pour prendre l’exemple environnemental, il s’agit
à la fois de chercher à réparer l’injustice liée au fait que ce sont en grande partie les pays
du Sud qui doivent porter aujourd’hui le fardeau des conséquences du développement
non-soutenable du Nord aux XIXe et XXe siècle ; et de réparer les conséquences néfastes
actuelles dont peuvent souffrir certains pays du fait du réchauffement climatique, dans
une logique d’internalisation des externalités pour les pays pollueurs. L’aide se justifie
donc par une justice corrective ou compensatoire, qu’elle cherche à compenser une
injustice passée, une injustice actuelle, ou un coût plus élevé du changement climatique
pour certains pays par rapport à d’autres. D’autre part, elle a une fonction redistributive :
s’inscrivant à nouveau dans la lignée des théories cosmopolitistes, l’aide devient
envisagée comme un moyen de redistribution des richesses à l’échelle mondiale, avec un
objectif «  d’égalité globale des chances  »3. On retrouve ici l’idée de Pogge : les
interactions croissantes liées à la globalisation et à la gestion de biens publics mondiaux
ont conduit à l’émergence d’une « question sociale globale » à laquelle l’aide publique au
développement constitue l’une des réponses. Ainsi, «  l’injustice  » que vise à combattre
l’APD n’est plus envisagée dans l’absolu comme un niveau de souffrance inacceptable,
mais relativement : c’est l’ampleur des écarts de richesse entre les pays qui est injuste et
qu’il faut chercher à réduire. On passe alors d’un devoir essentiellement moral à un
impératif de justice, à la fois corrective — les pays développés visent à réparer les
conséquences négatives de leurs actions passées ou présentes — et distributive, autour
d’une fiscalité internationale progressive. Cela est visible dans les Objectifs de
développement durable (Sustainable development goals) établis en 2015 et qui
redéfinissent les objectifs des institutions de développement dans une visée de
coordination et de mise en commun des efforts. Dans ces objectifs, la majorité
concernent soit le climat comme bien public global à gérer en commun, soit les inégalités
à l’échelle mondiale : on compte ainsi parmi les objectifs celui «  d’égalité entre les
sexes », de « réduction des inégalités », de « travail décent », mais aussi de préservation
de la «  vie aquatique  », de la «  vie terrestre  », et de la promotion de modes de
« consommation et de production responsables ».

1 Naudet et al., op. cit., p. 102.

2 ibid, p. 103

3 ibid
Les conséquences du changement de paradigme

Cette redéfinition de l’aide a des conséquences importantes sur la nature et les


modalités de cette dernière, par rapport à ce qu’elle était à ses origines. D’une part, le
destinataire de l’aide ne sont plus les États mais principalement les individus et les
institutions infra-étatiques. Dans la lignée du cosmopolitisme, on pense désormais
l’individu comme le sujet moral ultime : il s’agit de gérer les inégalités internationales
entre individus bien davantage que de permettre à des États d’en rattraper d’autres.
D’autre part, l’aide n’a plus d’horizon temporel défini : «  les principes assurantiel et
redistributif peuvent être lus comme éternellement pertinents, indépendamment de toute
vision évolutionniste du monde »1. Fondée sur l’interdépendance entre les individus et les
groupes sociaux à l’échelle mondiale et les responsabilités qu’entraîne une telle
interdépendance, l’aide publique au développement n’est plus perçue comme une
intervention momentanée visant à disparaître. Bien au contraire, non seulement son
horizon temporel devient indéfini, mais encore sa nécessité et sa légitimité devraient être
croissantes, à mesure que progresse la globalisation et que se font ressentir les effets de
la crise climatique. Enfin, et par conséquent, l’efficacité comme valeur n’a plus la même
place. Si, comme on l’a vu, la conception substantive de l’aide tirait sa légitimité de son
efficacité et de sa capacité à produire des résultats justes, désormais, « la mise en place
de procédures équitables est considérée comme une fin en soi »2 : envisagée comme un
vecteur de réparation d’injustices passés ou de redistribution des richesses envers les
plus défavorisés, l’aide devient juste en soi et est légitimée par son existence même, au-
delà de sa capacité à atteindre des objectifs précis dans un temps donné. Cette
redéfinition de l’aide et ce passage d’une aide destinée aux États pour permettre un
rattrapage à une aide destinée aux individus les plus défavorisés pour réduire les
inégalités à l’échelle globale semble pertinente et même souhaitable au regard des enjeux
et défis soulevés par la question environnementale notamment, et plus généralement par
la globalisation.

III. Dissocier les justifications théoriques des considérations pratiques

Les critiques de la conception procédurale de l’aide

Cependant, fonder l’aide sur une théorie procédurale de la justice et lui assigner
une fonction corrective et redistributive comporte aussi des problèmes. D’une part, la
place moins importante de l’efficacité conduit à glisser progressivement vers des critères
intentionnalistes de jugement de l’aide. Alors que l’aide développementaliste était jugée à
partir des résultats auxquels elle permettait de parvenir, la focale s’est déplacée vers les
situations qui justifient l’aide et les montants accordés. Les institutions publiques de
développement communiquent de plus en plus sur les montants alloués chaque année à

1 Naudet et al., p. 103.

2 ibid
la question des femmes, de l’environnement, des jeunes, sans avoir de rapport précis sur
ce que ces montants investis permettent. Par exemple, Proparco, branche
d’investissement privé de l’Agence Française de Développement, qui se présente comme
la première institution de développement européenne en termes de volume investi dans
les «  projets climats  », investit en réalité près de 70% des fonds dédiés au climat dans
des institutions bancaires, sans se donner les moyens concrets de contrôler l’utilisation
que ces dernières font de ces investissements1. Le projet est labellisé « climat » car les
banques désirant recevoir l’investissement l’ont promu comme tel au moment de son
instruction, mais il est difficile de finalement savoir ce pour quoi cet argent a été utilisé. Le
passage d’une justice substantive à une justice procédurale conduit à des critères de
jugement se rapprochant d’un kantisme moral : c’est davantage la bonne volonté des
institutions qui est mise en avant que leurs résultats concrets. Ce kantisme moral se
perçoit aussi dans la dénonciation de toute forme d’aide intéressée pour le pays
donateur. Ainsi, Jan Gunning écrit « pour que l’aide puisse réduire la pauvreté, il doit
s’agir là du seul ou du principal objectif du donateur  »2. L’aide tirant désormais sa
légitimité de son intention juste et de sa mise au service des plus démunis, il semble
suspect que le pays donateur veuille en tirer un bénéfice personnel, ce qui était plus
accepté dans le cadre d’une conception de l’aide fondée sur des transferts
technologiques et la participation des entreprises des pays développés en faveur des
pays en développement. Or comme le défendent Severino et Naudet, une telle
conception est trop exigeante et peut s’avérer contre-productive : on peut envisager
qu’un pays veuille contribuer à l’aide pour améliorer son image, retirer des bénéfices du
maintien de la paix ou de la limitation des migrations liées au changement climatique,
sans pour autant que cela ne discrédite l’aide. Refuser qu’un pays puisse vouloir retirer
des bénéfices de l’aide qu’il accorde à d’autres pays fait courir le risque que ce pays se
désintéresse de l’aide, ce d’autant plus qu’il paraît difficile de justifier politiquement
l’utilisation des impôts des citoyens pour un objectif qui ne les concerne pas directement.

D’autre part, l’échelle propre au cosmopolitisme politique risque, dans son


application, à conduire à une déresponsabilisation des gouvernements qui peuvent
reporter indéfiniment les réformes nécessaires à l’amélioration des conditions de vie de
leurs populations et à la transition écologique. On retrouve ici un débat entre Thomas
Pogge et John Rawls : alors que Pogge défend l’arbitraire des frontières nationales et leur
insignifiance d’un point de vue moral, Rawls, tout en reconnaissant leur arbitraire, offre
une justification morale et politique pour l’existence des frontières : elles assignent des
responsabilité aux peuples. Rawls établit une analogie entre le rôle de la frontière et de la
propriété : on est responsable de l’objet possédé, cela oblige en acte à être à la hauteur
de la responsabilité. De même, les frontières obligent un Etat et un peuple d’être
responsable de la gestion de ses ressources et de sa population. Or l’aide cosmopolitiste,
qui court-circuite les États pour toucher directement les individus et ignore ainsi les
frontières, déresponsabilise les États qui peuvent ne pas prendre les mesures nécessaires

1 Voir le rapport annuel d’évaluation des impacts de Proparco (2019).

2 J. Gunning, “Why Give Aid?”, dans Development Aid: Why and How. Towards Strategies for Effectiveness,
Proceedings of AFD-EUDN Conference 2004, Agence française de développement, Paris, 2005.
car il existe un filet de sécurité venant de l’extérieur permettant aux populations de ne pas
basculer dans une situation si extrême qu’elle mènerait à la révolte. C’est l’argument que
défend l’économiste zambienne Dambisa Moyo dans son ouvrage L’aide fatale (2009)1.
Or cette déresponsabilisation peut entrer en contradiction avec les fondements même de
l’aide cosmopolitiste : si l’objectif, par exemple, est de favoriser la résilience face au
changement climatique et la capacité des États à opérer la transition écologique, alors le
meilleur moyen est de les aider à parvenir à l’autonomie politique et économique, et les
maintenir dans la dépendance tout en les contournant peut s’avérer contre-productif.

Enfin, une dernière critique que l’on peut adresser aux conceptions procédurales
de l’aide au développement est de considérer certains pays comme structurellement
pauvres, autrement dit, de considérer leur situation actuelle comme une fatalité. La
conception substantielle inscrivait l’aide dans une vision linéaire de l’histoire, ce qui est
critiquable, mais elle avait l’avantage, ou pourrait-on dire la modestie, de s’envisager
comme temporaire. Il ne s’agissait d’aider les pays en difficulté que pour un certain
temps, et la stagnation de ces derniers dans une situation de pauvreté était perçue
comme une anomalie ou un échec. Si l’on pense l’aide comme un flux continu justifié par
l’existence de « gagnants » de la mondialisation et des « perdants », et que l’objectif est
seulement pour les gagnants de redistribuer une partie aux perdants insuffisante pour
changer leur situation, alors on entérine la situation de ces derniers comme normale. Elle
n’est plus perçue en soi comme devant être dépassée : l’aide est distribuée en flux
continu comme une consolation aux éternels perdants de la mondialisation. Cette
situation serait juste si ces gagnants et les perdants changeaient régulièrement, et que
c’est la place de gagnant à laquelle serait associé une obligation de redistribution envers
la place de perdant. Mais le système n’est pas conçu comme étant dynamique : la Chine,
par exemple, est toujours considérée comme un pays bénéficiaire de l’aide, alors même
que son volume d’investissement annuel en Afrique est estimé comme étant quatre fois
supérieur à celui de la France ou des États-Unis. Ceux qui doivent donner l’aide sont
donc principalement les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord et ceux qui la
reçoivent sont essentiellement les pays d’Afrique, et cela est défini comme tel dans les
discours officiels. Ce faisant, sous couvert de rendre le monde plus juste, assigner des
places aux pays dans les discours et dans les pratiques conduit surtout à entériner
l’injustice et les inégalités et à les accepter comme une donnée du monde plutôt qu’une
situation anormale à combattre.

Dissocier les justifications théoriques des considérations pratiques

Ainsi, si la conception substantive de la justice ne permet pas de fonder la légitimité de


l’aide publique au développement, la conception procédurale n’est pas non plus exempte
de critiques. Alors, faut-il purement et simplement considérer que l’aide publique au
développement ne peut être fondée éthiquement et du point de vue des théories de la
justice? En réalité, la justice procédurale, visant à la fois des fonctions de correction et de
redistribution, est un fondement intéressant pour penser l’APD à une époque marquée

1 Dambisa Moyo, L’aide fatale, JC Lattès, Paris, 2009.


par la globalisation et la crise environnementale. Les critiques que l’on a adressées à
cette conception concernent moins sa légitimité même que les modalités de l’aide
auxquels elle conduit. Or ces modalités — maintenir l’aide indéfiniment, cibler les
individus plutôt que les États, se désintéresser des résultats — ne découlent pas de
manière nécessaire d’une conception procédurale de l’aide. Elles ont accompagné
historiquement le glissement d’une conception substantive à une conception
procédurale, mais de manière accidentelle : on peut très bien imaginer de fonder l’aide
sur une théorie procédurale de la justice sans pour autant qu’elle prenne les modalités
citées ci-dessus. On peut défendre que l’APD gagnerait à dissocier ses justifications
théoriques de ses modalités pratiques. Même en se fondant sur des théories
cosmopolitiques de la justice internationale et en reconnaissant l’individu comme sujet
moral ultime, l’aide peut encore passer par le biais des États, en reconnaissant ces
derniers comme les agents les plus capables d’influencer durablement les conditions de
vie de l’individu. Même en reconnaissant la persistance d’interdépendances entre les
pays et la nécessité de gérer en commun des biens publics mondiaux, l’aide peut encore
s’organiser sous la forme de projets ponctuels visant ultimement l’autonomie des pays
aidés, car un pays autonome politiquement et économiquement sera sans doute plus
apte à gérer les problèmes environnementaux qui le touchent qu’un pays encore
dépendant d’un flux d’aide extérieur, dont le volume est laissé à la discrétion des
dirigeants des autres pays. Ou encore, même en considérant que l’aide tire sa légitimité
de sa visée et non ses résultats, il est nécessaire de continuer à définir des objectifs
précis et mesurables à atteindre et de chercher à parvenir à ces résultats, non seulement
du fait de la supériorité éthique de l’atteinte de tels résultats, mais aussi par prudence,
car une aide qui ne serait pas capable de présenter des résultats et des objectifs atteints
se verrait assez vite remise en question aussi bien par les politiciens qui en ont la charge
que par les citoyens qui y contribuent.

L’aide publique au développement a d’abord été  fondée sur une théorie


substantive de la justice, reposant sur une vision linéaire de l’histoire et du progrès des
sociétés humaines, et l’idée d’un devoir moral des sociétés les plus avancées envers
celles en retard. Cette conception a aujourd’hui été largement discréditée, en grande
partie du fait de la crise environnementale et de la prise de conscience qui l’a suivie et qui
a largement invalidé l’idée d’une supériorité du modèle de développement industriel
européen tout en mettant au jour des injustices à la fois passées et présentes liées à ce
développement. Ce faisant, l’aide au développement a vu des changements profonds
dans les théories de la justice qui la sous-tendent, étant désormais conçue comme un
impôt mondial d’une justice corrective et d’une justice redistributive globales. Seulement,
les bonnes pratiques de l’aide développementaliste ont disparues en même temps que
ses fondements théoriques étaient battus en brèche. Or tout n’est pas à rejeter dans
cette aide historique : la focalisation sur les États comme institutions les plus capables
d’influencer la vie des individus, le caractère temporel de l’aide ou encore l’importance
des résultats sont, par exemple, des caractéristiques de l’APD développementaliste qui
ont disparu avec l’APD cosmopolitiste alors même qu’elles n’entrent pas en contradiction
avec les principes de cette dernière. Pour lui permettre de devenir un instrument
convaincant et pas seulement un élément permettant aux pays riches d’acquérir une
bonne conscience à moindre coût, il est nécessaire que l’APD actuelle ne se repose pas
seulement sur une sacralisation des intentions de l’aide et des montants alloués, mais
fasse l’objet d’un véritable travail de synthèse entre les acquis de ces deux grandes
époques pour parvenir à une aide à la fois fondée théoriquement et capable de
réalisations pratiques.

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