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Le monde est
MATHÉMATIQUE
EXPLORATION
SANS LIMITE
L'INFINI MATHEMATIQUE
j
EXPLORATION
SANS LIMITE
EXPLORATION
SANS LIMITE
L'INFINI MATHÉMATIQUE
Enrique Graciàn
Images
et en collaboration avec Images des Maths des
http://images. math.cnrs. fr Maths
Pourtant, nous pouvons tout à fait imaginer des ensembles infinis.De plus,il est
très difficile en pratique de manipuler des ensembles finis avec un très grand nombre
d'éléments—par exemple, si l'on essaie de comprendre l'évolution d'un gazau fil du
temps,il est impossible de décrire ce qui arrive à chaque particule composant ce gaz ;
mais on peut essayer de décrire l'évolution de paramètres observables (la pression,
la température...) et pour cela il est plus aisé de prétendre que le gaz est fait d'une
infinité de particules, infiniment petites, et respectant certaines lois physiques. De
même, il est plus simple d'imaginer que le temps varie continûment plutôt que par
incréments extrêmement petits... En quelque sorte, on a donc besoin de manipuler
des ensembles infinis à cause de notre difficulté à nous représenter des ensembles
finis, mais dont la taille dépasse notre entendement.
PRÉFACE
Un problème qui apparaît alors est d'essayer de comprendre les propriétés de ces
ensembles infinis ; on est particulièrement intéressé pas les propriétés de l'ensemble
des entiers naturels, et celles de l'ensemble des nombres réels (qui permettent de
modéliser des phénomènes « continus »). A la fin du xix^ siècle, un mathématicien
allemand, Georg Cantor, a été à l'origine d'avancées fondamentales dans la compré
hension de ces questions. Pour expHquer un peu cela,essayons de comprendre quand
il est raisonnable de dire que deux ensembles (finis ou non) ont le même nombre
d'éléments.
Quadratures 60
Eudoxe 62
Kepler 66
Galilée 68
Cavalieri 70
Descartes 72
SOMMAIRE
Chapitre 4. « Calculus » 75
L'analyse infinitésimale 75
Newton 78
Leibniz 80
Epsilons 87
Annexe 135
BibHographie 139
par des sectes intolérantes ou jetés au bûcher par des religions intransigeantes.
Tout cela pour ce qui n'est, somme toute, qu'une idée. Mais nous savons qu'une
idée peut influencer de manière décisive notre manière de percevoir le futur,
au-delà de notre propre existence, et, par conséquent, faire trembler les bases sur
lesquelles s'appuient les croyances de toutes les cultures.
Quoi qu'il en soit, c'est un sujet qui, d'une certaine manière, affecte notre vi
sion du monde et intéresse donc non seulement les mathématiciens mais aussi les
philosophes. Ces deux points de vue doivent « dialoguer » entre eux car, comme
l'a dit un jour le mathématicien français Jean-Charles de Borda (1733-1799) :
« Sans les mathématiques, on ne va pas au fond de la philosophie ; sans la philo
sophie, on ne va pas au fond des mathématiques ; et sans les deux, on ne voit le
fond de rien du tout. »
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Chapitre 1
L'infini au quotidien
Vous connaissez peut-être l'anecdote du professeur de mathématiques qui ex
pliqua pour la première fois l'infini en classe. Il se munit d'une boîte de craies et
commença à tracer un trait au tableau. Arrivé au bord, il continua la Hgne sur le
mur, puis jusqu'au sol et ainsi sans s'arrêter jusqu'à sortir par la porte de la classe
et disparaître au fond du couloir, sans jamais lâcher sa craie. Les élèves stupéfaits
attendaient que quelque chose se passât. Au bout d'un moment, la sonnerie de
la fin du cours retentit. Le professeur avait disparu. Un surveillant fut la dernière
personne qui le vit, descendant la rue en laissant derrière lui un trait de craie
blanche sur les murs des maisons. Trois jours passèrent et la direction du coUège
décida de prendre un remplaçant. Au bout de quelques mois, le professeur réap
parut subitement pendant le cours de mathématiques. Il arborait un sac à dos,
une longue barbe et, bien sûr, un petit morceau de craie dans la main. Il entra à
grandes enjambées en traçant une ligne sur le sol,puis sur le mur jusqu'à atteindre
le tableau et alors, il s'arrêta. Montrant des signes apparents de fatigue, il s'adressa
à ses élèves en ces termes : «Voici une Hgne incroyablement longue, mais ce n'est
rien comparé à l'infini. »
On ignore ce que décida la direction au sujet de ce professeur ou s'il fut directe
ment envoyé à l'asile. On ne sait pas non plus si ses élèves comprirent clairement ce
qu'était l'infini. Ce dont ils pouvaient être sûrs, c'est que l'infini implique quelque
chose d'exceptionnel, pour ne pas dire de traumatisant.
Il existe plusieurs histoires, toutes plus singuHères les unes que les autres, qui
essaient de nous faire percevoir ce qu'est l'infini. Dans le domaine religieux.
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
« Qu'est-ce que c'est ? », ai-je demandé. Mon père me prit par la main et me
répondit simplement : « C'est l'infini. » Depuis ce jour, l'infini est pour moi un
paysage,effrayant ou fascinant selon le point de vue, où il vaut mieux se promener
en donnant la main à quelqu'un.
Pour nous tous, l'infini doit être quelque part là-bas, en un lieu complètement
inaccessible, qui dans le meilleur des cas engendre une certaine appréhension et qui,
dans le pire,peut dégénérer en une terreur cosmique. Mais,d'un autre côté, l'alter
native à l'infini n'est pas très encourageante.Si l'univers est fini, qu'y a-t-il au-delà
de ses limites ? Réponse : le Néant. Avec une majuscule. Un concept encore moins
acceptable que celui d'infini.
13
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
LE SYMBOLE DE L'INFINI
15
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
en détail plus loin et qui nous fait pénétrer dans un nouveau domaine, celui
de Finfiniment petit.
L'idée d'immensité n'est donc pas la seule que nous pouvons associer à l'in
fini : l'infiniment petit existe aussi. Prenons un segment de droite et divisons-le
en deux, puis divisons encore l'une des parties en deux, et ainsi de suite sans nous
arrêter. Nous pouvons, au moins théoriquement, le diviser infiniment en obtenant
à chaque fois des segments plus petits. Ce processus a-t-il une fin ? Non. Comme
pour la suite de nombres entiers naturels, à laquelle nous pouvions toujours ajouter
un nombre, dans cet exemple, nous pouvons toujours diviser le nouveau segment
en deux. Ainsi, l'infini fait référence tant à ce qui est très grand qu'à ce qui est
très petit. On appelle respectivement ces deux actions « prolongation infinie »
et « processus de division infinie ».
Apeiron
On trouve les premières références à des spéculations ou des réflexions sur le thème
de l'infini dans la culture grecque, comme à chaque fois que l'on cherche des
fondements philosophiques originels. Il est bien connu que l'une des nombreuses
qualités des philosophes grecs est d'avoir créé le langage philosophique. Ils fabri
quaient un mot spécifique pour représenter une idée, élaborant ainsi ce qu'on peut
appeler une terminologie philosophique d'une précision comparable à la termino
logie scientifique, qui est en fin de compte une héritière de la précédente. Dans ce
cas précis, le mot clé était apeiron, terme qui vient de perata, qui signifie « limite de
quelque chose ».Ainsi, ce qui n'a pas de perata est apeiron, infini, sans limite.
Dans la philosophie grecque, « sans limite » prend une signification particulière
qui ne fait pas tant référence à l'idée d'extension infinie comme nous pouvons la
comprendre dans le langage courant, mais plutôt à celle de l'origine de tout ce
qui existe. L'idée sous-jacente est que toute chose existe en fonction de ses limites.
Lorsque nous pensons à un objet quelconque, une table par exemple, ce que nous
observons en premier, avant même sa fonctionnalité, ce sont les limites qui la dé
finissent et la séparent du reste de l'environnement. Cette idée s'applique tant aux
êtres inanimés qu'aux êtres vivants. Une cellule vivante existe par la membrane qui
lui impose des limites avec le milieu qui l'entoure. S'il en est ainsi, nous pouvons
affirmer que tout ce qui « est » existe à l'intérieur de ses limites et grâce à elles.
De ce fait, Yapeiron est assimilable à un magma indéfini dans lequel est né tout ce
qui existe grâce à l'apparition de limites précises à l'intérieur même de ce magma.
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
Par conséquent, Yapeiron tient plus sa raison d'être de l'indéfini que de l'illimité.
Rien d'étonnant à ce que, par extension et en plus de son pouvoir de définir l'exis
tence des choses, on lui attribue aussi le pouvoir de déterminer les fonctions et les
qualités des choses créées. D'où l'idée d'associer Yapeiron, et donc l'idée d'infini,
avec celle de Dieu dans les différentes conceptions religieuses.
Et d'où aussi une certaine ambivalence ou sentiment contradictoire de ce
terme. Apeiron, en tant qu'origine de toute chose, s'apparente au kaos originel et il
est donc associé au mal, à quelque chose de non voulu, car cela ne fait pas partie
de notre existence. D'où l'ambivalence de l'infini, qui peut être associé tant à la
divinité inaccessible qu'aux forces désorganisées et chaotiques du mal dans son
essence la plus pure. C'est l'aspect négatif de l'infini qui se perpétue tout au long
de l'histoire de notre culture et dont J.L. Borges parle « comme d'un concept qui
corrompt et affole les autres ». Il poursuit : «Je ne parle pas du Mal dont l'empire
bien délimité est l'éthique :je parle de l'infini. »
Une autre acception du terme à'apeiron,plus proche de ce que nous entendons
par infini, est celle qui nous fait penser à un espace euclidien, dans son sens d'es
pace géométrique sans limite. Ainsi, et en suivant la pensée de Platon, Aristote ne
croit pas en un espace infini. D'après son raisonnement, un espace est un Heu qui
peut être occupé par un corps, indépendamment du fait qu'à ce moment précis,
un corps l'occupe ou non. Un espace infini serait susceptible d'être occupé par un
corps infini, ce qui est impossible.
Ce schéma obligeait à concevoir le mouvement des planètes et des étoiles
comme absolument circulaire, puisqu'il s'agissait de mouvements continus qui, s'ils
avaient été rectilignes, auraient eu besoin d'un espace infini pour se réaHser. Co
pernic et même Kepler héritèrent de cette configuration cosmique et partageaient
ce point de vue sur l'espace et l'infini.
Pour l'école éléate à laquelle appartenaient Parménide (530 av.J.-C.-460 av.
J.-C.) et Zénon (490 av.J.-C.-430 av.J.-C.), la réalité, l'univers, ne pouvaient avoir
une origine et,donc, ni début, ni fin. À cesujet, Parménide affirmait :« ... leTout
est un, immobile et infini, puisque la limite en serait le vide », ce qui est une im
passe car cela implique de se débarrasser de la terreur de l'infini pour tomber dans
celle du vide.
Il existe une série de concepts que nous ne comprenons pas mais qui sont
là. Il n'y a pas beaucoup de différence entre l'effroi du néant et la peur de l'in
fini. En fait, les deux se compensent même si l'infini l'emporte généralement
puisque, d'une certaine manière, il nous est plus proche. Il nous est impossible
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QU'EST-CE QUE L'iNFINI ?
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
de l'autre côté du trait,nous avons «actualisé »ce potentiel, nous l'avons transformé
en acte.Il existe une différence nette entre ce qui est potentiellement réalisable et
l'acte réalisé. Mais il pourrait arriver, par exemple, qu'au moment de commencer
cette action, nous soyons pris d'une nausée subite qui nous empêche de réaliser
cet acte.
Nous avons dit que la suite des entiers naturels 1, 2, 3, 4... est infinie. C'est
quelque chose que personne ne met en doute au départ, puisqu'à partir de tout
nombre n on pourra toujours créer le nombre suivant n + 1, quelle que soit la
taille de ce nombre n. Mais c'est une chose d'avoir la possibilité de le faire,l'avoir
fait en est une autre. Il s'agit là d'une différence subtile.Avoir la possibilité de le
faire définit l'infini potentiel. L'avoir fait définit l'infini actuel.Le choix des mots
pour désigner ces deux classes d'infini n'est pas très heureux, ou, pour le moins,
peu intuitif. Il serait peut-être préférable d'utiliser les expressions « infini théo
rique » pour l'infini potentiel et « infini réel » pour l'infini actuel,même si elles
sont, elles aussi, ambiguës.
Nous savons bien que personne ne peut construire la suite de tous les nombres.
Il est également vrai que personne n'a jamaisvu deux droites parallèles puisqu'elles
sont infinies et, au mieux, nous ne pouvons en voir que des segments.Cela signi-
fie-t-il que les droites parallèles n'existent pas ? Elles existent dans la mesure où les
droites existent, mais une droite infinie existe-t-elle vraiment ? Euclide lui-même,
dans ses fameux Eléments degéométrie, traitait ce thème avec beaucoup de prudence.
Lorsqu'il parlait de droites, il disait « des segments dont la longueur peut être aussi
grande que nous le voulons », faisant clairement allusion à l'infini potentiel.
L'acception des termes « infini temporel » ou « infini actuel » n'est pas une
simple question de choix, de goût ou de sympathie, mais il s'agit d'une position
philosophique qui n'a rien de banal. Il faut bien prendre en compte que l'infini
potentiel a été l'unique infini admis en mathématiques et dans les sciences en gé
néraljusqu'à la fin du XIX^ siècle. Aristote interdisait tacitement que son école phi
losophique adoptât l'infini actuel : « il n'est pas possible que l'infini existe comme
un être en action, ni comme une substance, ni comme principe », écrivait-il, et
il ajoutait : « il est clair que la négation absolue de l'infini est une hypothèse qui
a des conséquences impossibles », donc, l'infini « existe potentiellement [...] par
addition ou par division ».
La régulation aristotélicienne de l'infini ne permet donc pas de considérer
un segment comme un ensemble de points alignés, mais elle permet de diviser
ce segment en deux, autant de fois qu'on le veut.
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
Pendant le Moyen Âge, ledébatsur l'infini actuel ne pouvait se teinter de nuances mathé
matiques caril étaitlapropriété exclusive de ladivinité, et doncne pouvait êtrediscuté que
dans le cadredes forums théologiques. Comme l'affirmait saintAugustin : « Seul Dieu et
ses pensées sont infinis. » Il est néanmoins surprenant que lespèresde l'Église aient refusé à
Dieu lapossibilité de créer l'infini actuel. Dans laSumma Theologiae, saintThomas d'Aquin
démontre que, mêmesiDieu est omnipotent, illimité, il ne peut créerde choses absolument
illimitées. Conclusion qui ne peut se justifier, dans le contexte religieux dans lequel lasitue
saint Thomas, que si l'on admet que l'infini actuel est identiqueau mal absolu.
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
Q :Cela revient à accepter que l'infini est quelque chose qui existe indépen
damment de nous.
R : Exactement.
1 Âiik
La majorité des enquêtes et études menées a montré que cinquante pour cent de la po
pulation interrogée n'acceptent pas l'existence de l'infini actuel. Il est intéressant de voir
que ce n'est ni une question d'expérience ni de maturité : les statistiques ne varient pas
avec l'âge. Il arrive que des professeurs, devant expliquer en cours des définitions et des
théorèmes dans lesquels l'infini actuel joue un rôle déterminant, « jouent le jeu », mais,
qu'en leur for intérieur, ils restent intransigeants sur le fait que l'infini actuel ne doit sim
plement pas exister en tant que tel.
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
des mathématiques mais n'avait que peu d'utilité quant à son application. Il en
résulta que, dans la plupart des écoles, les professeurs se limitèrent à enseigner
des concepts très élémentaires, tels que ceux d'appartenance à un ensemble ou
d'inclusion entre ensembles, très intuitifs, et qui ne requièrent que le langage
mathématique de leur propre symboHque. Une partie intéressante a néanmoins
été oubliée : celle qui fait référence au concept de cardinaHté, comme nous
le verrons dans les derniers chapitres, c'est-à-dire au nombre d'éléments que
contient un ensemble, et notamment dans le cas particulier des ensembles
infinis. Dans ce contexte, on parle toujours de l'infini actuel, une notion a priori
en contradiction avec notre « sens commun ». Comment, en eflFet, accepter
l'existence d'ensembles d'éléments où les parties sont égales au tout - alors
qu'EucUde lui-même se chargea d'affirmer clairement dans les Eléments que
« le tout est plus grand que la partie », comme il semble que ce soit logique ?
Comment accepter également qu'un ensemble borné puisse être infini, alors
que selon notre entendement, l'infini n'a pas de Hmite ?
Comme nous le verrons tout au long de cet ouvrage, la logique élémentaire,
ou ce que nous appelons « intuition », peut induire en erreur lorsqu'il s'agit de
l'infini actuel. Face à certains concepts, on confond en général comprendre et
croire. Le problème qu'affrontent les étudiants en mathématiques face à l'in
fini actuel est similaire à celui qu'affrontent les étudiants en physique face à
la mécanique quantique. Un exemple typique en mécanique quantique est le
suivant : imaginons une boîte avec une bille et deux trous. Si nous remuons la
boîte aléatoirement, nous pouvons espérer que la bille tombe par l'un des trous.
Avec certains mouvements, on pourrait même penser être capable de calculer
la probabiUté qu'elle tombe dans l'un des deux trous. Ce qui est plus difficile à
accepter, c'est que la bille tombe par les deux trous à la fois. En physique quan
tique, cette possibiUté existe et elle choque de plein fouet notre intuition. Ce
n'est pas un problème de compréhension du phénomène en lui-même, tout le
monde sait ce que signifie « tomber par les deux trous à la fois ». Face à une
telle éventuahté, il serait plus correct de dire «je ne le crois pas » plutôt que «je
ne le comprends pas ».
Quelque chose de similaire se produit avec l'infini actuel. Quand nous
affirmons qu'un minuscule segment de droite contient une infinité de points,
nous savons ce que nous disons.Y croire ou pas, c'est autre chose.
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QU'EST-CE QUE L'INFINI ?
L'ARÉNAIRE D'ARCHIMÈDE
La terminologie des « millions », qui nous permet de quantifier les grands nombres, a été
introduite par le mathématicien français Nicolas Chuquet (vers 1445-1488), en 1484, avec
le suffixe « -illion », M = 10®. Selon cette nomenclature. Ml est un m-illion, M2 = bi-llion,
M3=tri-llion, etc. Les anciens systèmes de numération présentaient en général des difficul
tés à traiter les très grands nombres. Dans la Grèce antique, les systèmes de numération ne
permettaient pas de dépasser 100 millions.Archimède est l'auteur d'un célèbre traité d'arith
métique, connu sous le nom de UArénaire(le compteur de sable), dans lequel ilentreprit de
compter, théoriquement, le nombre de grains de sable sur Terre. En réalité, il s'agissait de
démontrer qu'il existait une méthode de numération permettant de compter des ensembles
d'objets qui, bien qu'ils parussent en nombre infini, ne l'étaient pas. Archimède élabora un
système consistant en trois périodes, sur la base des puissances successives des myriades (Q),
une mesure équivalente à 10 000 unités. Le plus grand chiffre qu'il atteint avec ce système
fut 1 u n e quantité déjà respectable. Ce que personne ne peut expliquer, c'est la raison
pour laquelle il s'arrêta à ce nombre, alors que rien ne l'empêchait d'aller plus loin.
25
Chapitre 2
Discret et continu
La densité
27
DISCRET ET CONTINU
^
A<
^ +B <B.
„
2
N + M
Discret et continu
28
DISCRET ET CONTINU
29
DISCRET ET CONTINU
Piéger le temps
On dit que la différence la plus importante entre la science et la technologie
est que la première change notre manière de voir le monde et la seconde, notre
manière d'y vivre. Dans ce même ordre d'idée, nous pouvons dire que l'horloge
mécanique a été l'une des inventions les plus révolutionnaires de l'histoire de
l'humanité et parmi celles qui ont le plus changé la vie quotidienne. Grâce à un
dispositif dans lequel les mathématiques jouèrent un rôle décisif,le temps ne fut
plus considéré comme un processus continu mais devint une suite « discrète »
d'intervalles.
Les premières horloges mécaniques firent leur apparition au xiv® siècle (en
Chine, elles datent du x®). Nous trouverions aujourd'hui leur mécanisme rudi-
mentaire. La force motrice était créée par un poids qui descendait par gravité et
pendait au bout d'une corde enroulée autour d'un cylindre, de manière que, la
corde se déroulant, le poids fit tourner le cyHndre qui, à son tour, entraînait le
mécanisme de l'horloge. Le cadran et les aiguilles n'existant pas encore, les heures
étaient marquées par des sons de cloches. Nous parlons bien sûr des grandes hor
loges utilisées par une communauté. Dans certaines langues, le mot « horloge »
vient du mot cloche {dock en anglais,par exemple). Les cloches étaient actionnées
manuellement par quelqu'un qui surveillait l'horloge.
Il va sans dire que la précision de ces horloges laissait beaucoup à désirer,non
seulement à cause de l'imperfection du mécanisme mais aussi pour une question
de physique élémentaire. Le poids qui actionnait le mécanisme ne descendait pas à
une vitesse uniforme, car la vitesse du poids soumis à la gravité augmentait durant
sa descente. Une invention mécanique ingénieuse, appelée échappement, résolut
en grande partie ce problème.
Il s'agissaitd'un mécanisme formé d'une roue dentée, d'une ancre et d'un pen
dule. L'ancre entravait la roue d'échappement par l'une de ses extrémités. Quand
elle se balançait, eUe la libérait pour l'entraver ensuite avec l'autre extrémité. Le
balancement de l'ancre s'obtenait à l'aide d'un pendule.Voilà comment est apparu
le fameux « tic-tac »,qui, depuis, règle la vie quotidienne de la majorité des gens.
30
DISCRET ET CONTINU
Volant
Ancre
Roue
d'échappement
31
DISCRET ET CONTINU
UN CURIEUX JOUET
Imaginonsque nous inversonsune cycloïde, que nous la posons ensuite sur une table et que
nous la faisonstourner. Nousobtiendrons une surface dont la génératriceest la cycloïde elle-
même. C'est comme si nous demandions à un potier de nous fabriquer une jarre de manière à
ce que la courbe qui la définisse soit une cycloïde. Untel objet a été fabriqué en plastiquedans
lesannées 1960et s'est vendu dans lesboutiques de gadgetsauxÉtats-Unis. Qu'est-ce que cet
objet avait de curieux ? Eh bien, si on faisait rouler une billeà l'intérieur, elle mettait toujours
le même temps à arriver au fond, quelle que soit la hauteur d'où on l'avait laissée tomber.
Il est vraiment étrange de constater que deux billes arrivent ensemble au fond du récipient,
alorsqu'on lesa placéesl'une sur le rebordsupérieuret l'autre à la moitiéde la paroiopposée.
32
DISCRET ET CONTINU
^ / Cycloïde
/ Développée
Notre vie quotidienne continue à être réglée par le « tic-tac »,une mesure
discrète du temps. Dans le domaine scientifique, en revanche, l'intervalle
entre le « tic » et le « tac » s'est réduit progressivement de manière étonnante.
Il est infiniment plus petit qu'une seconde, comme on le dirait en langage
courant. Les horloges atomiques actuelles indiquent des cycles pour lesquels
une seconde est divisée en 9 192 631 770 parties. Ces horloges sont vraiment
très discrètes !
Paradoxes de Zénon
33
DISCRET ET CONTINU
il n'y a rien, car sinon, on pourrait diviser encore cet intervalle en unités. En
réfléchissant un peu, nous verrons que le concept d'infiniment petit mène
directement au concept de continuité. La réflexion sur la nature du continu a
occupé une grande partie de la pensée grecque dès son origine. L'un de ses re
présentants les plus importants fut Zénon, qui, par ses paradoxes,fit remarquer
la fragilité de toute théorie fondée sur l'infiniment grand ou l'infiniment petit.
En grande partie, les exposés de Zénon visaient à valider les théories de
Parménide, dont il semble avoir été le disciple et qui déclarait que tout ce qui
existait formait un tout, une unité indivisible, tant spatialement que temporel-
lement. Zénon cherchait aussi à lutter contre les Pythagoriciensqui défendaient
pour leur part le «flux continu », comme mécanisme générateur de toute chose.
L'impossibihté de diviser le temps avait pour conséquence de nier le mou
vement, considéré comme une succession de Heux occupés par un objet tout
au long d'une succession temporelle. L'idée de Zénon était de montrer qu'en
admettant des hypothèses contraires à celles de Parménide, on aboutissait à des
contradictions, des absurdités inacceptables par la raison. Pour ce faire,il utilisa
une méthode logique dont il fut le précurseur, sinon le créateur : le raisonne
ment par l'absurde.
Cette méthode consiste essentiellement à supposer qu'une hypothèse est
vraie et, à partir d'elle, de faire une suite de déductions logiques qui finissent
par conduire à un résultat manifestement faux, d'où l'on déduit que l'hypo
thèse était également fausse. En termes logiques,le schéma se base sur :
V=>V
F =»V
34
DISCRET ET CONTINU
LA PENSEE PARADOXALE
Les paradoxes ont une architecture logique impeccable. Ils ont été source
de réflexion jusqu'à nos jours et ont plusieurs interprétations possibles. Ils
constituent une base essentielle pour comprendre la question de l'infini dans
toutes ses dimensions. On dit que Zénon énonça à ce sujet plus de quarante
paradoxes et, de tous ceux qui parvinrent jusqu'à nous, les quatre plus connus
sont : la dichotomie, Achille et la tortue, la flèche volante et le stade. Nous
allons maintenant les examiner plus en détail.
La dichotomie
35
DISCRET ET CONTINU
de distances que doit parcourir le mobile, il ne peut le faire en un temps fini. Donc
le mouvement est impossible.
Achille et la tortue
Achille « aux pieds légers » est considéré comme Thomme le plus rapide, et de ce
fait, l'opposé de la tortue en ce qui concerne la vitesse. Ce paradoxe propose une
course entre les deux. Si les deux concurrents partent ensemble au moment où
on tire un coup de pistolet, il est évident qu'Achille sera le vainqueur —personne
n'en doute. L'astuce est, en vérité, de donner un avantage, aussi petit soit-il, à la
tortue. Achille devra d'abord arriver au point d'où est partie la tortue. A l'instant
où Achille arrive, la tortue, qui ne s'arrête jamais, n'y sera plus et aura avancé plus
loin, peu importe de combien. Achille devra donc courir encore la distance qui le
sépare de ce point. Mais quand il y arrivera, la tortue se sera déplacée à nouveau et
Achille ne l'atteindra pas. Comme ce processus peut se répéter ad in/înÙMm, Achille
n'atteindra jamais la tortue.
Bien que ces deux paradoxes soient identiques ou du moins similaires,il existe
une différence subtile entre les deux : dans le premier, c'est l'espace qui est divisé
en segments égaux et dans le second, l'espace est divisé en segments décroissants,
proportionnels aux vitesses des deux coureurs.
La flèche en vol
C'est le paradoxe qui est le plus confus des quatre. Les historiens allèguent que
le texte est abîmé et qu'il a fallu le reconstituer. Il prétend que lorsqu'on lance
une flèche dans l'espace, nous avons l'impression qu'elle s'éloigne de nous, mais
en réalité, elle ne bouge pas, puisque la flèche doit occuper un espace égal à elle-
même, comme tout objet, et que pour ce faire, elle doit être au repos. Si le temps
est constitué d'instants indivisibles, alors la flèche ne peut occuper simultanément
deux endroits ou plus.
De la même façon que les deux premiers paradoxes faisaient référence à l'im-
possibihté de diviser l'espace indéfiniment, celui-ci porte sur l'indivisibilité du
temps et, plus concrètement, sur l'existence de ce qu'on appelle un « instant »,c'est
à dire un moment qui n'a pas de durée puisqu'il est indivisible.Ainsi, il n'y a donc
pas de mouvement. Cet instant ainsi défini relève du même type de construction
mentale que le point en géométrie.
36
DISCRET ET CONTINU
Le stade
Supposons que le temps soit une grandeur discrète que Ton peut concevoir aussi
petite qu'on pourrait le souhaiter et dont l'unité fondamentale est T. Cela signifie
qu'il n'existe aucune unité de temps plus petite que T, qui est,par conséquent, in
divisible.
On peut imaginer une horloge pour laquellechaque «tic »ou «tac »correspond
à l'une de ces unités indivisibles.
Considérons maintenant quatre corps égaux A^ et A^, qui demeurent au
repos (à l'origine, le paradoxe faisait appel à une rangée de quatre soldats) :
^2 ^3
e, 62 63 64
mais qui le font de manière à ce qu'à chaque instant, l'un des corps B dépasse l'un
des corps A :
tic » tac
s. 62 83 64 B: 82 B3 84
37
DISCRET ET CONTINU
^2 ^3 ^4
e, S2 B3 B,
A, ^2 ^3
s, «2 B, S4
c, C3
Ceci suppose que aura dépassé deux corps B et que, par conséquent, on
peut diviserle temps en deux, ce qui contredit l'hypothèse affirmant que l'unité
de temps est indivisible.
C'est le plus controversé des paradoxes présentés ici. Aristote en fit une cri
tique féroce en souHgnant que Zénon prenait un même type de référence pour
des corps au repos ou des corps en mouvement. Si la vitesse d'un corps en mou
vement est uniforme,on ne peut considérerque la vitesse à laquelle passe un corps
en mouvement est la même que celle du corps au repos. Ce paradoxe est égale
ment considéré comme incertain dans la mesure où la critique qu'en fait Aristote
est banale et où l'on peine à croire que Zénon n'en ait pas tenu compte.
38
DISCRET ET CONTINU
Zénon d'Élée (env. 490 av. J.-C.-env. 425 av. J.-C.) fut un philosophe grec de l'écoleéléa-
tique fondée par Parménide. La source principale de la pensée de Zénon nous est pan/e-
nue par le Parménide, l'un des dialogues de Platon. Sa philosophe peut se résumer par le
monisme, qui, en quelques mots, affirme que tout est un et que le changement n'existe
pas. Zénon n'a pas reçu la reconnaissance que certains philosophes pensent qu'il méritait
à plusieurs titres. Bertrand Russell remédia en partie à cet état de fait en déclarant : « Dans
ce monde capricieux, rien ne l'est plus que la réputation posthume. L'une des plus grandes
victimes d'une erreur de jugement par la postérité est Zénon d'Élée. Alors qu'il avait trouvé
quatre paradoxes, tous incommensurablement subtils et profonds, les philosophes qui lui
succédèrent déclarèrent avec muflerie qu'il ne fut rien qu'un prestidigitateur ingénieux et
ses paradoxes, de simples sophismes. Après avoir été continuellement réfutés durant deux
mille ans, ces sophismes furent réhabilités et devinrent le fondement de la renaissance
mathématique... » (LesPrincipes des mathématiques \, 1903)
rtiiATl
39
DISCRET ET CONTINU
40
DISCRET ET CONTINU
le verrons plus loin avec les théories de Cantor, l'intuition elle-même s'avère
trompeuse et nous ne pourrons nous y fier si nous voulons explorer des scéna
rios où l'infini est une réalité, un objet que l'on peut manipuler avec la même
aisance que si c'était un entier naturel.
Le raisonnement qu'a tenu le philosophe Zénon est que l'unité ne peut être
composée d'une infinité de parties que si chacune de ces parties n'a pas de gran
deur, car sinon, elle pourrait être divisée et ne serait donc pas une unité fondamen
tale. Mais dans le cas que nous décrivons, l'objet que forment les unités n'aurait
pas non plus de grandeur, puisque la somme de choses sans grandeur ne peut
évidemment pas elle-même en avoir. C'est pourquoi les Grecs utilisèrent le mot
apeiron au lieu d'« infini ». Etre apeira en grandeur signifie ne pas avoir de limite
définie,concept davantage compatible avec l'idée qu'un objet est infini parce qu'il
peut devenir aussi grand que l'on veut.Ce n'est pas tant l'idée,par exemple dans la
suite numérique, que les nombres ne s'arrêtent jamais, mais plutôt qu'à un nombre
donné quelconque, on peut toujours en ajouter un autre. Quelque chose de simi
laire se produit avec l'infmiment petit dans le sens où il peut être aussi petit que
l'on veut. Ce concept deviendra une définition rigoureuse par l'analyse qui en sera
faite au cours du xix® siècle.
41
DISCRET ET CONTINU
quelconque et se fermer. Bien évidemment, il ne peut être utilisé pour faire des
marques qui pourraient ensuite être utilisées comme distances, sinon ce serait la
même chose que d'avoir une règle millimétrée.
LE COMPAS DE MASCHERONI
Lesconstructions à la règle et au compas ont toujours occupé une place de choix dans les
mathématiques ludiques. L'une des publications les plus étonnantes à ce sujet est celle de
William Leybourn,un arpenteur qui, en 1694, publia un ouvrage intitulé Pleasure with Profit
(littéralement Plaisiret Profit) dans lequel il présente toute sorte de jeux mathématiques
avec « règle et fourchette ». Lesfourchettes de l'époque avaient la forme d'une fourche
et pouvaient servir de compas fixe. Mais la révolution dans l'histoire des constructions avec
la règle et le compas se produisit en 1794, lorsque le géomètre italien Lorenzo Mascheroni
démontra dans son ouvrage Géométrie du compas que toute construction faite avec règle
et compas pouvait être faite uniquement avec un compas (mobile, bien sûr). Puisqu'il est
impossible de tracer une droite avec un compas, on convient, dans ce cas, que deux points
déterminés par l'intersection de deux arcs déterminent une droite.
Une fois ces règles définies, nous comprenons comment résoudre un pro
blème de ce type.Voyons par exemple comment on peut tracer une perpendi
culaire à un segment, passant par son milieu. Appelons A et B ses extrémités. On
trace d'abord un cercle de centre A et de rayon AB. On trace ensuite un autre
cercle de même rayon mais de centre B. La droite qui réunit les points d'inter
section des deux cercles est la perpendiculaire recherchée.
42
DISCRETE! CONTINU
43
DISCRET ET CONTINU
Les quadratures sont des exercices géométriques difficiles, même dans le cas de figures
élémentaires comme le triangle, le pentagone ou l'hexagone, au point que certaines portent
le nom de ceux qui les ont trouvées. Par exemple, pour obtenir la quadrature d'un triangle
équilatéral, on doit suivre un procédé qui coupe le triangle en morceaux, toujours avec la
règle et le compas, de la manière suivante :
Avec ces pièces, on peut construire un carré de même surface que le triangle :
Maty Grûnberg utilisacette construction géométrique pour concevoir une table qui pouvait,
au besoin, prendre la forme d'un carré ou d'un triangle.
44
DISCRET ET CONTINU
Irrationnels
Les nombres 1, 2, 3... que nous utilisons habituellement pour compter sont in
dispensables pour mesurer des objets. Si nous prenons, par exemple, un morceau
de bois raisonnablement droit et que nous y faisons, à intervalles réguliers, une
marque pour chaque nombre, nous pourrons mesurer, c'est-à-dire donner des
longueurs aux objets. On appellera « unité de mesure » la distance entre deux
nombres.
Supposons que notre unité de mesure soit un segment [OA] et que l'on
veuille mesurer la longueur d'une barre B. Nous poserons donc notre unité de
mesure le long de cette barre et compterons combien de fois on peut répéter ce
geste, soit combien de fois ce segment est contenu sur la longueur de la barre.
Si ce résultat est cinq, nous dirons que cette barre mesure cinq unités. Et nous
aurons eu de la chance que le résultat soit un nombre entier.
Il pourrait en être autrement : la barre pourrait, par exemple, mesurer quatre
unités et demie. Ce ne serait pas un problème non plus : il suffirait d'ajouter une
division à notre unité de mesure correspondant à une moitié. SymboHquement,
nous la représenterions par une fraction 1/2.
C'est ainsi que l'on construit une règle de mesure, et plus nous ferons de
divisions, plus précise sera la mesure.
Il y a bien sûr des Hmites à cela. C'est un problème purement physique. Hé
à l'épaisseur des marques et à notre capacité visuelle à les distinguer. Une règle
normale comme celle qu'utiUsent les écoHers présente habituellement des divi
sions allant jusqu'au miUimètre, autrement dit l'unité de mesure, lorsqu'il s'agit
du centimètre, a été divisée par dix.
Avant de poursuivre, rappelons quelques notions élémentaires de géométrie.
Un triangle rectangle est un triangle qui a un angle droit, soit un angle de 90°.
Par exemple, le triangle ABC qui figure sur la page suivante est rectangle : son
angle B mesure 90°. On donne parfois le nom de « cathètes » aux deux côtés
qui forment l'angle droit, le troisième étant l'hypoténuse. Ainsi, dans un triangle
rectangle, l'hypoténuse est toujours le côté opposé à l'angle droit et le plus grand
des trois.
Le célèbre théorème de Pythagore dit que la somme des carrés des côtés for
mant l'angle droit est égale au carré de l'hypoténuse. On a donc :
ab'+bc' =ac\
45
DISCRET ET CONTINU
on obtient :
3'+4'=^C'
46
DISCRET ET CONTINU
oc'+cd' =od"
47
DISCRET ET CONTINU
95
— = 0,4545...
99
a une infinité de décimales, mais 45 se répète infiniment (ce nombre est appelé
période).
47113
= 5,2347777...
9000
est un autre nombre décimal pour lequel la période apparaît après une séquence
non périodique.
En revanche, la racine carrée de 2 est une expression décimale infinie, dans la
quelle les nombres apparaissent sans ordre particulier, de manière aléatoire, comme
s'ils étaient choisis à la roulette. La formation de ces chiffires ne suit aucune loi ni
rien de similaire. Pouvons-nous dire que nous connaissons réellement la valeur de
S ?En tous cas, dans l'affirmative, nous pouvons seulement dire que nous n'en
connaîtrons que des valeurs approchées et que l'approximation pourra être aussi
grande que nous le souhaitons,mais rien de plus... et rien de moins que ce que
dit l'expression « aussi grande que nous le souhaitons », affirmant implicitement
que nous avons un certain contrôle sur cette suite infinie de chiffires.
Le mathématicien britannique Brook Taylor (1685-1731) approcha ^/2 au
moyen d'une suite de sommes définie comme suit :
Chaque terme de cette suite donne une valeur approchée de yfz, avec la parti
cularité qu'elle le fait une fois par la droite et une fois par la gauche, comme on peut
le vérifier sur le tableau suivant des valeurs calculées pour les neuf premiers termes.
48
DISCRET ET CONTINU
1,5
1,4
1,4166666
1,41379310
1,41422857
1,41420118
1,41421568
1,41421319
Le saut quantique
Voyons maintenant une manière de mettre étroitement en relation l'infiniment
grand, ou prolongation infinie, et l'infiniment petit, ou processus de division infi
nie. Soit deux droites parallèles, r et r'.
Sur la première, fixons un point P que nous prendrons comme référence. Soit
maintenant un point Q, sur la seconde, situé, par exemple, sur la perpendiculaire
à r au point P. L'angle a que forment le segment PQ et r' est un angle droit, soit
90°. Déplaçons vers la droite le point Q qui se trouve sur la droite r\ L'angle a
49
DISCRET ET CONTINU
50
DISCRET ET CONTINU
qui fasse passer f électron d'une orbite à l'autre, mais il existe simplement deux
états physiques distincts, ce qui, conceptuellement, donne cette nature fascinante et
mystérieuse, dans laquelle cohabitent l'infini actuel et l'infini potentiel, en l'absence
d'espace et de temps.
51
Chapitre 3
Rencontres à l'infini
Les premiers à nous faire « voir » Tinfini représenté dans l'espace ne furent
ni les philosophes ni les géomètres, mais bien les artistes de la Renaissance.
Libérés des restrictions fortes qu'avait imposées l'Eglise aux œuvres artistiques
et retrouvant les connaissances des mathématiciens grecs, ils ouvrirent une
nouvelle voie aux mathématiques, où l'infini n'était plus stigmatisé comme le
représentant du mal absolu.
La peinture tridimensionnelle
Lorsqu'on parle de Renaissance, nous viennent à l'esprit de nombreuses œuvres
d'art dans le domaine de la sculpture mais aussi de la peinture, de l'architecture
ou encore d'éventuelles avancées de type technologique, mais rien ou très peu
qui se réfère aux mathématiques. La tâche prépondérante de cette période a été
de récupérer ce qui se savait déjà. Le Moyen Age avait laissé dans l'oubli ou sur
les étagères des bibHothèques de quelques couvents les ouvrages grecs ou arabes,
véritables piliers des fondements de la géométrie ou de l'algèbre. Ce fiit précisé
ment sur le plan de la géométrie que les artistes de la Renaissance réalisèrent un
travail énorme, en particuHer les peintres, et c'est dans ce cadre que le concept
géométrique de l'infini allait être présent.
En général, les artistes de la Renaissance ont été obHgés de développer diffé
rents types de connaissances et de compétences, non seulement dans le domaine
de l'art, mais aussi dans celui des sciences. Il était fréquent que leurs œuvres
soient financées par des mécènes ou des princes qui pouvaient leur demander
aussi bien des peintures que des sculptures, des œuvres musicales, des édifices ou
des fortifications pour défendre leurs propriétés, ou même des études détaillées
sur la trajectoire des projectiles.
A l'aube de la Renaissance, les artistes avaient hérité d'une peinture essen
tiellement rehgieuse, marquée par des règles bien définies s'appliquant tant aux
couleurs qu'aux formes. Les personnages qui revêtaient un caractère de sainteté
—la majorité —devaient apparaître sur des fonds dorés, symbolisant le domaine
53
RENCONTRES À L'INFINI
L'ESPRIT DE LA RENAISSANCE
Léonard de Vinci (1452-1519), emblème du génie de la Renaissance, écrivit, dans son Traité
de peinture, une réflexion sur le concept de continuité d'une grande portée philosophique,
non seulement par l'idée qu'il y exprime mais par la quantité de disciplines qu'il y fait
intervenir : « Si toi, le musicien, tu me dis que seules les sciences de l'esprit ne sont pas
mécaniques, je te répondrai que la peinture vient de l'esprit et que, de la même manière
que la géométrie et la musique considèrent les proportions des grandeurs continues et
l'arithmétique, cellesdes grandeurs discontinues, la peinture considère toutes les grandeurs
continues et les caractéristiques des proportions, les ombres, la lumière et les distances,
selon la perspective. »
Ne plus être soumis aux contraintes imposées par les institutions reli
gieuses faisait de l'artiste de la Renaissance un artiste Hbre, et le premier usage
qu'il fit de cette liberté fut d'essayer de représenter la réalité de la manière la
plus fidèle possible. Formulé en d'autres termes, il se plaça dans un contexte
tridimensionnel. Pour cela, il commença par développer de nouvelles tech
niques de dessin et de peinture qui permettraient à l'observateur d'avoir une
sensation de profondeur spatiale au moyen des jeux d'ombres et de couleurs.
Les ombres, par exemple, indiquaient la position des objets alors que les cou
leurs diminuaient d'intensité au fur et à mesure qu'elles s'éloignaient des
premiers plans.
Toutes ces techniques permettaient de créer une sensation spatiale, mais le
plus important, l'incontournable, était que le dessin original, l'esquisse, devait
suivre des règles géométriques précises. Il n'était donc pas étonnant que ce
fût en peinture que les progrès mathématiques eussent été les plus apparents.
54
RENCONTRES À L'INFINI
Le plus important, dans le contexte de cet ouvrage, est que ces artistes placè
rent rinfini dans le plan de leurs représentations, transformant en actuel ce qui,
jusque-là en géométrie, avait été simplement potentiel. Rappelons que, pour
Aristote, une droite n'était que potentiellement accessible. Euclide ménagea ses
arrières en définissant une droite comme un segment qui pouvait se prolonger
autant qu'on le souhaitait pour faire toute sorte de construction ou de démons
tration géométrique. Ce fut le cas pour tous les géomètres jusqu'au xvii^ siècle.
Pourtant, dans les tableaux des peintres et les plans d'architectes du xv^ siècle,
apparut un point qu'ils appelèrent point defuite central qui donna finalement
naissance à ce qu'on appelle la perspective centrale. Ce point, où convergent les
droites parallèles, peut être quaHfié de point de l'infini actuel. Grâce à ce type de
perspective, des artistes comme Léon Battista Alberti (1404-1472), FiHppo Bru-
nelleschi (1377-1446) ou Piero délia Francesca (1416-1492) se réapproprièrent
les œuvres des géomètres grecs et réussirent à ce que le spectateur ait clairement
l'impression qu'une scène tridimensionnelle était représentée sur un plan.
55
RENCONTRES À L'INFINI
Transformations continues
Nous devons imaginer que les côtés sont faits d'une matière déformable,
comme s'ils étaient en caoutchouc, de façon à passer d'une figure à l'autre sans
saut ni rupture, c'est-à-dire de façon continue.
En 1604, Kepler pubUa un petit opuscule, Astronomiœ pars optica (Lapartie op
tique de l'astronomie), en complément d'un traité d'astronomie consacré au déve
loppement théorique nécessaire à la fabrication d'instruments d'optique. Kepler
étudiait les coniques et les éventuelles transformations continues d'une conique
en une autre. Avant d'aller plus loin, rappelons que les coniques sont des figures
géométriques planes qui s'obtiennent comme sections d'un cône, ainsi que l'U-
lustre la figure suivante :
Apollonius, dans son ouvrage Les Coniques, les définit comme des lieux
géométriquesdu plan.Cette méthode estprécise maisellesuppose certaines subtilités
géométriques. La méthode de Kepler, en revanche, est plus intuitive et permet d'en
avoir une représentation géométrique plus claire. La définition s'expose ainsi :
RENCONTRESÀ L'INFINI
si ron coupe un cône à deux nappes (deux cônes infiniment long^, orientés en
sens opposé, qui ont même axe et dont les sommets coïncident) avec un plan
perpendiculaire à l'axe, on obtient une circonférence. Si l'on incline légèrement le
plan, la circonférence se transformera en ellipse, qui grandira au fiir et à mesure
que l'inclinaison du plan augmente. En continuant à incliner le plan, il arrivera un
moment où il sera parallèle à une des génératrices du cône, c'est-à-dire à une des
arêtes latérales qui relient le sommet du cône à sa base. L'intersection des deux sera
alors une parabole.Quand, enfm, le plan sera parallèle à l'axe du cône, l'intersection
donneralesdeux branches d'une hyperbole. C'est l'ensemble de cescourbes, ellipses,
paraboles et hyperboles que l'on appelle les coniques, le cercle étant généralement
considéré comme im cas particulier de l'ellipse. On peut aussi couper le cône de
manière différente et on obtient alors les coniques dites dégénérées (deux droites).
Nous pouvons imaginer que le mouvement de ce plan qui coupe le cône
se fait de manière continue, sans qu'il y ait de saut. Si l'on pouvait visuaHser la
transformation de la section plane, nous verrions comment une eUipse se trans
forme en un cercle par exemple, ou encore en une hyperbole.Kepler expose ces
transformations dans le plan en partant d'une eUipse.
Rappelons qu'une ellipse est une conique dont l'excentricité e est comprise
entre 0 et 1. Elle peut être définie comme l'ensemble des points du plan dont la
somme des distances à deux point fixes, appelés foyers, est constante. Supposons
que les foyers de l'eUipse que nous voulons transformer soient F et F\ deux
points situés sur le grand axe de l'ellipse. Si l'on fait gUsser de manière continue
le point F vers le point F' sur le grand axe,l'excentricité de l'eUipse, paramètre
qui caractérise l'eUipse, va diminuer jusqu'à être égale à 0 au moment où F et F'
coïncident. La figure deviendra alors un cercle.
58
RENCONTRES À L'INFINI
59
RENCONTRES À L'INFINI
Quadratures
RéaUser la quadrature d'une figure signifie la transformer en un carré de
même surface. L'un des objectifs pratiques les plus visés en mathématiques ap
pliquées a toujours été le calcul de surfaces, or la surface d'un carré est très fa
cile à calculer. On savait calculer sans trop de problèmes les surfaces de figures
planes déHmitées par des segments rectiUgnes. Le théorème de Pythagore et la
géométrie d'EucHde permirent le calcul de la surface des triangles et de tous
types de rectangles. Des figures plus comphquées pouvaient être décomposées
en triangles et rectangles. C'était parfois une question d'habileté ou d'ingé
niosité mais une solution était trouvée dans la majorité des cas. Le problème
se comphquait sérieusement quand certains des côtés de la figure en question
60
RENCONTRES À L'INFINI
61
RENCONTRESÀ L'INFINI
Eudoxe
Avec Archimède (env. 287 av. J.-C.-env. 212 av. J.-C.), Pythagore (570 av. J.-C.-
500 av. J.-C.) et Euclide (env. 325 av. J.-C.-env. 265 av. J.-C.), Eudoxe (env. 408
av. J.-C.-env. 355 av. J.-C.) fait partie des personnages les plus importants des
mathématiques grecques. Du pointde vueconceptuel, il fiit certainement le plus
perspicace de tous.
À cette époque, les mathématiques grecques étaient encore sous le choc de
la découverte de grandeurs incommensurables, avec l'apparition des nombres
irrationnels. Il n'existait pas de critère bien défini pour comparer les grandeurs de
naturedifférente. C'est Eudoxequi en donna une définition claire (définition 5 du
LivreV des Eléments d'EucHde) :«On dit de grandeurs qu'elles sont dans le même
rapport, la première avec la deuxième et la troisième avec la quatrième, lorsque,
considérant des équimultiples quelconques de la première et de la troisième et des
équimultiples quelconques de la deuxième et de la quatrième, les premiers sont
supérieurs, égaux ou inférieurs auxseconds, pris dans l'ordre correspondant. »
Ce que l'on peut formuler en langage actuel : deux rapports a/b et c/d sont
égaux si, étantdonné deux nombres entiers quelconques k et k\ on vérifie que :
62
RENCONTRES À L'INFINI
Cela peut paraître banal mais ne l'est nullement. Il faut prendre en compte
que, telle que l'a formulée Eudoxe, cette définition peut s'appliquer à des rap
ports qui contiennent des racines de nombres ou même à des figures géomé
triques. Par exemple les premiers rapports peuvent se référer à des sphères et les
deuxièmes à des cubes construits sur les diamètres de celles-ci. Plus encore,
dans ces règles se trouve la graine de la définition d'un nombre irrationnel
que Richard Dedekind trouvera au xix" siècle selon la méthode qu'il nommera
« méthode des coupures ».
EUDOXE ET L'ASTROLOGIE
des prêtres car ceux-ci utilisaient l'astronomie pour leurs calculs astrologiques. Eudoxe,
qui était clairement un détracteur de l'astrologie, ne fonda pas ses arguments sur des
croyances, qui étaient discutables, mais sur une méthodologie, en alléguant : « Quand on
pense pouvoir faire des prévisions sur la vie d'un citoyen grâce à des horoscopes fondés
sur sa date de naissance, il ne faut absolument pas y croire, car les influences des astres
sont si compliquées à calculer qu'il n'existe aucun homme sur Terre qui en soit capable. »
RENCONTRES À L'INFINI
64
RENCONTRES À L'INFINI
INTEGRER « À LA MAIN »
De cette manière, nous sommes sûrs que la somme des surfaces des
rectangles sera supérieure à la surface recherchée. Nous pouvons maintenant
augmenter le nombre de rectangles et la surface va s'approcher de la surface
recherchée, mais cette fois par excès. Ainsi, nous avons deux suites, l'une
s'approchant de la courbe par-dessous et l'autre, par-dessus. C'est le modèle,
très schématiquement expliqué, utilisé pour le calcul des surfaces. On peut
apphquer un modèle similaire au calcul de volumes.
Les résultats sont comparés à la valeur que devrait avoir ladite grandeur
(rappelons que la méthode est basée sur l'analyse d'un résultat existant) en
l'approchant par-dessus et par dessous, en vérifiant que si ces valeurs étaient
dépassées, le résultat serait absurde. C'est ce que l'on appellera, au xvii^, la mé
thode apagogique.
Dans tous les cas possibles, la méthode nous amène indéfectiblement à
considérer l'infini actuel, ce qu'on appellera en analyse moderne, le passageà la
limite, passage qui aurait apporté des résultats spectaculaires à ce problème ou
à d'autres de même nature si les Grecs l'avaient appliqué.
Kepler
Kepler fut l'un des premiers mathématiciens de la Renaissance qui aborda le
calcul de volumes. De plus, il le fit dans des circonstances un peu spéciales :
le jour de son mariage en secondes noces avec Susanne Reuttiger. Sa femme
étant morte l'année précédente, il s'agissait d'un mariage de convenance
66
RENCONTRES À L'INFINI
car Kepler avait urgemment besoin que quelqu'un s'occupe de lui, de ses en
fants et des tâches domestiques. Susanne avait dii être prévenue du caractère
particulier de son futur mari, car elle ne parut pas surprise lorsque celui-ci
quitta le banquet de noce pour aller étudier sans tarder ce que faisait un caviste
avec les tonneaux qui contenaient le vin pour les convives. Non seulement les
tonneaux n'étaient pas tout à fait cylindriques, mais, en plus, la mesure était
faite en introduisant obliquement une baguette par le couvercle. Le caviste
déduisait la quantité restante de vin dans les tonneaux à partir de la marque
que le vin laissait sur la baguette. De cette réflexion résulta un travail paru en
1615, sous le nom de New stereometry of wine barrais, « Nouvelle méthode de
mesure des tonneaux de vin ». Pour résoudre le problème, Kepler se basa sur
la technique des indivisibles qu'avait développée Archimède. On pourrait dire
que c'est pendant cette noce que les graines de ce qui allait être le calcul infi
nitésimal ont été semées.
Mais il faut noter que les travaux de Kepler dans ce domaine furent plus
pratiques que théoriques et sont restés à un stade rudimentaire. Pour calculer la
surface d'un cercle par exemple, il considérait la somme des surfaces d'une in
finité de triangles, construits de telle sorte qu'un sommet se trouvait au centre
du cercle et sa base sur la circonférence. Pour calculer le volume des sphères.
Le problème que se posa Kepler avec les tonneaux est l'un des problèmes classiques qui se
résolvent à l'aide du calcul intégral et se généralise au calcul d'un liquide contenu dans un
récipient de forme géométrique donnée. Il est courant, lorsqu'un camion-citerne arrive dans
une station-service, de voir une personne introduire une barre métallique dans le réservoir de
stockage pour y mesurer la hauteur de l'essence. Il est évident que les marques sur la barre
sont faites « sur mesure », en fonction
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RENCONTRES À L'INFINI
Galilée
Vitesse
8 Temps
68
RENCONTRES À L'INFINI
îs
Portrait de Galilée par le peintre flamand Justus Sustermans (1636)
et graphique utilisé pour démontrer le mouvement de chute des corps.
Sur l'axe horizontal, Galilée porte le temps et sur l'axe vertical, les vitesses.
Un mouvement non uniforme est par exemple du type v = 2t. Cela signifie que
la vitesse croît avec le temps et qu'au bout d'une seconde elle vaut 2, au bout
de deux secondes, elle vaut 4, etc. Soit un triangle ABC dans lequel le segment
AB représente le temps écoulé et le côté BC, la vitesse, il conclut que l'espace
parcouru sera égal à la surface du triangle ABC. Galilée souhaitait apphquer la
méthode à des mouvements plus comphqués, comme celui des trajectoires para-
bohques, ce qui l'amenait à rencontrer des hgnes courbes et les surfaces qu'elles
déhmitaient. Il employa pour ses calculs des méthodes très similaires à celles de
Kepler. Mais, comme nous le verrons plus loin, ce sera Cavalieri, un de ses dis
ciples, qui trouvera une méthode rationnelle pour calculer ce type de surfaces.
Ainsi, Galilée fut inévitablement confronté aux paradoxes de l'infini, ce qui
l'amena nécessairement à réfléchir sur sa nature. C'est ainsi qu'il trouva un para
doxe qu'il ne savait pas résoudre et qui, formellement, n'était même pas un vé
ritable paradoxe, mais qui comportait une définition possible de l'infini, comme
nous le verrons plus loin.
69
RENCONTRES À L'INFINI
0,1,2,3,4,5,6,7,8,9,10...
0,1,4,9,16,25,36,49,64,81,100...
Il est évident que ces deux ensembles sont infinis, dans le sens où l'on peut
continuer à leur ajouter des nombres sans trouver de limite. De plus, Galilée
observa que, pour chaque élément du premier ensemble, il existait un nombre
dans le second qui est son carré, mais que, d'autre part, il était évident qu'il y
avait beaucoup plus de nombres dans la première suite que dans la seconde. La
question que se posa alors Galilée était de savoir si le premier infini est plus grand
que le second, ce qui le conduisit apparemment à un paradoxe. GaUlée fit alors le
raisonnement suivant : ou bien ce qu'il disait n'était pas vrai, ou alors l'arithmé
tique de comparaison avec ses concepts de supériorité, d'infériorité et d'égaHté
ne s'apphquait pas lorsqu'on parlait d'infini. Il avait raison en disant cela puisque,
trois siècles plus tard, Georg Cantor déclarerait : « L'arithmétique des infinis est
difîerente de celle des finis. »
Cavalieri
70
RENCONTRES À L'INFINI
LE THEOREME DE CAVALIERI
La méthode que Cavalieri utilise pour calculer les volumes peut se visualiser comme
suit : soit deux piles de pièces de monnaie ou de jetons de casino, comportant le
même nombre d'éléments. Construisons deux tours avec chaque ensemble. Défor
mons la seconde tour en faisant glisser les pièces les unes sur les autres, de manière à
ce qu'elle n'ait plus la forme d'un cylindre. Calculer le volume de cette dernière serait
difficile parce qu'elle n'a pas une forme régulière. Pourtant, le théorème de Cavalieri
nous assure que les deux tours ont le même volume. Dans cet exemple, chaque pièce
représente un « indivisible ».
Cavalieri était bien conscient que tous ces indivisibles devaient être en nombre
infini, mais il faisait partie de ces mathématiciens qui passèrent sous silence cette
question. Bien plus : 0 appela sa méthode « méthode des infinités », mais son
ouvrage s'intitulait «Traité des indivisibles ».
Ce que l'on appelle actuellement principe de Cavaheri s'énonce de la ma
nière suivante : si deux corps ont la même hauteur et si, de plus, ds ont des sec
tions planes de même surface à la même hauteur, alors ils ont le même volume.
Au moyen de cette méthode, Cavaheri put démontrer que le volume d'un
cône est égal à 1/3 du volume du cylindre circonscrit. 11 va sans dire que sa
méthode fut abondamment critiquée par ses contemporains et qu'il ne put leur
répondre car elle manquait d'une justification mathématique cohérente. Il faut
dire en sa faveur qu'il ne prétendait pas être rigoureux, mais simplement pratique,
ce à quoi il parvint si l'on considère que des mathématiciens comme Fermât,
71
RENCONTRES À L'INFINI
Descartes
72
RENCONTRES À LTNFINI
qui, de toute manière, nous était inaccessible. Descartes avait ainsi déclaré im
possible l'existence de l'infini actuel en raison des limitations de l'être humain,
ce qui ne l'empêchait pas d'affirmer celle d'un infini potentiel, puisque, selon
son raisonnement, nous ne pourrions évoquer le fini si l'infini n'existait pas :
« Il ne serait pas possible que ma nature soit telle qu'elle est, finie mais dotée de
la notion d'infini, si l'infini n'existait pas. L'idée de Dieu est comme la marque
de l'artisan sur son œuvre et il n'est même pas nécessaire que cette marque soit
distincte de l'œuvre », concluait Descartes.
Pour Descartes, l'idée d'infini était donc innée.
73
Chapitre 4
« Calculas »
Uhistoire de l'analyse est l'une des plus fascinantes des mathématiques. Son lent
développement est sans doute étroitement lié aux conflits engendrés par l'infini
et, plus précisément, aux mystères de l'infiniment petit. Ce n'est pas pour rien
qu'elle a reçu le nom d'analyse infinitésimale.
L'analyse infinitésimale
Pourquoi utiliser les termes « analyse » et « infinitésimal » ? Le premier terme se
réfère à une manière de travailler. L'analyse consiste à aborder un problème en
prenant la solution comme hypothèse de travail puis en étudiant tout ce qui a
permis d'arriver à cette solution. Descartes est sans doute le personnage emblé
matique de cette méthode, adoptée même par ses détracteurs et dont les origines
remontent à la géométrie synthétique d'Euclide.
Le second terme, infinitésimal, sejustifie car les concepts utiHsés, essentiellement
des grandeurs associées à des éléments géométriques, sont susceptibles d'être divisés
autant de fois qu'il est nécessaire (division infinie) afin d'obtenir et d'utiliser ensuite
les éléments indivisibles et constitutifs d'un tout. Comme nous l'avons vu précé
demment, cette méthode fut initiée par Eudoxe, avec sa fameuse méthode d'ex-
haustion, et elle fut ensuite systématiquement employée par les mathématiciens du
xviL, dont les plus importants sont Roberval, Barrow, Newton ou encore Leibniz.
Deux faits importants surviennent aussi concomitamment. D'une part, les ma
thématiques deviennent une doctrine qui s'autoalimente dans la mesure où elles
n'essaient pas de s'adapter à des modèles naturels mais adoptent plutôt une position
inverse : c'est la nature qui doit s'adapter aux mathématiques, ce qui ne doit pas
être considéré comme présomptueux mais comme une méthodologie permettant
d'établir une théorie solide, qui, d'ailleurs, s'avérera très pratique. Par exemple, on
démontre au moyen de méthodes analytiques que la trajectoire d'un projectile est une
parabole. C'est une figure géométrique et, en termes analytiques, une fonction préci
sément définie. Le plus probable est que le projectile ne décrira pas une parabole par
faite comme prévu mais, comme le dit Torricelli : « C'est le problème du projectile. »
75
« CALCULUS »
L'autre fait auquel nous faisions référence est que la physique théorique doit
admettre deux nouveaux concepts : le « corps »,dû à Descartes, et le « point ma
tériel »,dû à Ne\vton. La pomme supposée être tombée sur la tête de ce dernier
n'était pas un fruit savoureux, de couleur rouge et de texture agréable, mais un
« corps » avec des dimensions et une inertie bien précises, c'est-à-dire une masse
qui, pour les besoins de l'analyse, pouvait être réduite à un « point matériel ».
Il faut aussi prendre en compte le fait qu'à cette époque le développement de
la physique s'orienta vers r« appUcation » : les questions qui se posaient prove
naient de besoins particuHers de type pratique. En optique par exemple, on savait
que l'angle d'incidence était égal à l'angle de réflexion, ce qui était et est toujours
essentiel pour la construction d'instruments d'optique, mais ce sont des angles
qui sont calculés en prenant pour référence la normale à une surface en un point.
Si la surface est plane, tout va bien, mais lorsqu'elle est courbe, comme c'est le
cas dans la plupart des instruments optiques présentant un quelconque intérêt, se
pose un problème géométrique compliqué. Comme on peut le voir sur la figure,
la normale à une surface courbe en un point est une droite perpendiculaire à la
tangente à la courbe en ce point et, à cette époque, personne ne savait construire
une tangente à une courbe en un point.
76
« CALCULUS »
En résumé, les quatre problèmes qui devaient être résolus et qui donnèrent
lieu à l'avènement du calcul ou de l'analyse infinitésimale ont été les suivants :
(ZouvGrturG
Couverture du premier
prGrnisr volume
volumQ calcul intégral, qu il soit réalisé par de petites calcula-
du
du Calcul intégral d'Euler. tricesou de puissants programmes d'ordinateurs. En
1770, le mathématicien suisse Léonard Euler(1707-
1783) exposa le calcul intégral en trois tomes. Près de 150 ans après la publication de cet
ouvrage, son influence se ressent encore dans les textes actuels consacrés à l'analyse. De
fait, le Calcul intégral d'Euler est considéré comme l'un des ouvrages les plus importants
écrits sur le sujet.
« CALCULUS »
Ils suivirent des chemins distincts, où ils durent l'un comme l'autre affronter les
mystères de l'infini, ce qu'ils firent de manière différente.
Newton
Isaac Newton (1643-1727), que l'on considère comme un physicien plutôt que
comme un mathématicien, fit des contributions à l'analyse mathématique d'une
extraordinaire pertinence. Il eut l'idée d'un système original pour aborder les
thèmes relatifs aux quadratures et à la rectification de courbes. Il travailla avec des
développements infinis, soit des expressions données par une équation dont le
premier terme est la fonction à étudier et le second, une somme infinie de fonc
tions de comportement connu. Dans l'équation suivante par exemple, le premier
membre est une fonction logarithmique et le second, une somme infinie de fonc
tions puissances,des paraboles, dont on connaît bien le comportement.
2 3 4
ln(l + x) = x + +...
2 3 4
SCIENCE OCCULTE
C'est ce qu'on appelle un logogriphe, un type d'écriture secrète que Newton employa
pour faire référence à sa méthode de calcul des fluxions, afin que Leibniz ne puisse le
déchiffrer et s'en approprier la découverte. On dit que Leibniz aurait dû faire preuve de
plus de perspicacité pour déchiffrer ce message que pour découvrir les secrets sur le calcul
infinitésimal qu'il recelait.
78
« CALCULU5 »
Appelons « équations infinies » une équation de ce type. L'idée est que plus
les éléments du second membre sont nombreux, plus on s'approchera de la valeur
de la fonction. Si ce que l'on cherche est juste un calcul, il suffit de connaître
l'amplitude de l'erreur commise, mais s'il s'agit d'analyser la fonction logarithme,
de la caractériser et d'étudier son comportement, alors il faut admettre, même
implicitement,que le résultat de la somme de la série est l'infini actuel. L'unique
référence que Newton ait faite à ce sujet se trouve dans son ouvrage De analysi :
« [...] Parce que les raisonnements dans ce domaine ne sont pas plus justes que
dans l'autre. Les équations ne sont pas moins exactes non plus. Nous autres mor
tels, dont le pouvoir de raisonnement est limité, nous ne pouvons exprimer ni
concevoir tous les termes de ces équations qui nous permettraient d'en connaître
exactement les quantités que nous souhaitons. » Ici encore, on peut observer une
attitude pragmatique dans la mesure où la limitation à admettre l'infini actuel se
retranche derrière celle de notre état d'être humain, alors que le résultat final de
ces équations à une infinité de termes est pourtant admis.
Ce n'est que dans son deuxième ouvrage publié en 1736, Methodus jiuxionum
et serierum infinitorum, l'original datant de 1672, que Newton emploie la méthode
79
« CALCULUS »
Leibniz
80
« CALCULUS »
;r , 1 1 1 1 1
— = 1 + + + ...
4 3 5 7 9 11
Mais ses recherches les plus importantes furent, sans aucun doute, celles qu'il
mena dans le domaine des mathématiques infinitésimales et qui donnèrent nais
sance à l'analyse, branche si importante du domaine mathématique. C'est ici que
le choix d'une notation appropriée joua un rôle fondamental. Les signes dou J,
introduits par Leibniz pour représenter la diflférentieUe et l'intégrale, synthéti
saient un grand nombre de concepts mathématiques qui jusque-là étaient très
confus et dispersés. Pourtant, Leibniz n'était réputé ni pour sa minutie ni pour sa
persévérance et plusieurs de ses résultats étaient entachés d'erreurs. Il se décrivait
lui-même comme « le tigre qui laisse échapper tout ce qu'il n'atteint pas du pre
mier, du deuxième ou du troisième saut ».
Le grand saut qu'il réaHsa fut celui du passage du discret au continu. L'ana
lyse combinatoire, dont il démontra la maîtrise, est un monde discret dans lequel
tout se passe par saut, mais l'univers des fonctions et des courbes est continu.
C'est dans le passage de l'un à l'autre que Leibniz, en tant que mathématicien, fit
preuve de génie et de beaucoup d'audace : il réussit à transformer les indivisibles
Leibniz,fils d'un juriste réputé, se retrouva orphelin à six ans, ce qui en fit un autodidacte
précoce dans le domaine des langues, car tous les livresdont il hérita de son père étaient
en latin, que Leibniz s'efforça de comprendre. À dix ans, il lisait déjà tous lesclassiques en
latin et en grec, et, à treize ans, il était capable de composer des hexamètres en latin en
un temps record. Cette facilité à apprendre les langues est une compétence couramment
rencontrée chez la plupart des mathématiciens de renom.
81
« CALCULUS »
a = 36,07°
Leibniz commença ses études de droit à l'université de Leipzig à 15 ans et, bien qu'il eût
consacré la majeure partie de son temps à l'étude de la philosophie, à 20 ans, ilétait en me
sure d'obtenir son doctorat, mais l'université le lui refusa en raison de son jeune âge. Il entra
alors à l'université d'Altdorf, où ilobtint son titre grâce à une thèse célèbre sur le caractère
historique de la loi, travail qui jetait les bases de ce qui deviendrait le droit international.
82
« CALCULUS »
de cet angle. Dans un triangle rectangle, comme ABC, la tangente d'un angle
s'obtient en calculant le quotient de la longueur du côté opposé par celle du côté
adjacent.
cote
opposé
côté adjacent
, , cote oppose
Tangente (a)—7-;-
côté adjacent
83
« CALCULUS >:
X + Ax
tan(a) = —.
Ax
tan(a) = —.
dx
84
« CALCULUS »
Dans plusieurs milieux intellectuels, Leibniz est reconnu comme philosophe avant de
l'être comme mathématicien. À vingt ans, il avait déjà publié sa fameuse Dissertatio
de arte combinatoria. Bien que plusieurs de ses idées fondamentales se trouvent dans
des publications comme le Nouveau traité sur la compréhension humaine (1703), ou
encore la Monadologie (1714), une grande partie de sa pensée philosophique est connue
sous forme épistolaire, dans des lettres qu'il adressa à des princesses : Sophie, Sophie
Charlotte et Caroline. Leibnizadopta dans ces correspondances un style qui non seulement
montrait son amour platonique, mais laissait entendre que les destinataires étaient bien
préparées intellectuellement, ce qui semblait d'ailleurs justifié. Les princesses étaient, en
quelque sorte, les seuls représentants du pouvoir qui avaient la possibilité de créer des
communautés scientifiques en dehors des universités, centres dans lesquels les Intellectuels
de l'époque se sentaient étouffés par l'orthodoxie religieuse qui y régnait.
85
LEIBNIZ ET LES ROSE-CROIX
À l'âge de vingtans, Leibniz entra dans la secte mystique des Rose-Croix, dont furent aussi
membres Newton et Descartes. Cela n'a rien d'étonnant si l'on sait qu'à cette époque
il était difficile pour les scientifiques d'obtenir de la part des institutions officielles toute
l'information qu'ils recherchaient. Réaliser des expériences d'alchimie était une condition
de base pour faire partie de cette société
secrète et Leibniz, qui réussit même
j4. ., ^ i
à occuper le poste de secrétaire de la
-, ^ Confrérie, se chargea, entre autres, de
transcrire ces expériences en traduisant en
-•è ^
latin l'œuvre alchimiste considérable de
Epsilons
Lorsqu'on parle d'« epsilons » ou de la technique « epsilon-delta », nous ne
faisons pas référence à l'acronyme d'un code secret ou d'un plan d'attaque du
ministère de la Défense, mais à un artifice mathématique en relation directe avec
la notion de hmite. Initialement, le concept fut développé par Bernard Bolzano
(1781-1848), mais il n'en fut pas reconnu comme l'auteur,tout du moins de son
vivant. Le premier à l'utiliser dans la pratique fut Augustin Louis Cauchy (1789-
1857), mais celui qui l'a établi tel que nous le connaissons aujourd'hui et en toute
rigueur mathématique fut Karl Weierstrass.
Nous allons essayer de proposer ici une approche intuitive à cette si épi
neuse question. Pour l'essentiel, le concept présente beaucoup de similitudes
avec l'idée d'accumulation. Imaginons une file d'attente qui commence à se
former à la porte d'un lieu. Nous pouvons observer que la distance entre les
personnes et la porte est de plus en plus petite, de même que la distance entre
les personnes. C'est une tendance naturelle lorsque se forme une file d'attente :
La correspondance, moyen d'exposeret de résoudre des problèmes, est sans doute laforme
la plus ancienne de communication scientifique et celle qui a duré le plus longtemps. Par
rapportà d'autres manières de présenter un écrit, une lettre présente l'avantage d'être
privée. Elle est adressée à une personne ou à un groupe. De nombreux débatsscientifiques
ont été entretenus par lettres et l'un des plus emblématiques fut l'affrontement passionné
entre Newton et Leibniz au sujet du calculas. De manière complètementindépendante.
Newton était arrivé à des résultats analogues à ceuxde Leibniz et il publia ses travaux avant
lui. Il accusa ce dernier de plagiat, donnantnaissance à l'unedes querelles les plus aigres,
les plus lamentableset les plus absurdes qui aient eu lieudans l'histoire de la science.
88
« CALCULUS »
CINE
/• ...àf i
quelque chose qui provoque cette accumulation. Autrement dit, elle apparaît
d'elle même soit autour d'un objet, soit à cause d'une situation donnée. Lorsque
sur un chemin on voit un attroupement de fourmis, nous pensons tout de suite
qu'il y a là de la nourriture ou l'entrée d'une fourmihère. Un autre exemple
pourrait être un embouteillage sur une autoroute qui suggère l'existence d'un
péage ou encore d'un accident. Nous insistons avec ces exemples sur l'idée
d'« attroupement »parce qu'ils nous aideront à comprendreune découverte des
plus intéressantes de l'histoire des mathématiques relative à des nombres cachés
pendant des siècles dans l'infiniment petit.
Les exemples précédents font appel à des ensembles discrets, mais nous al
lons entrer maintenant dans l'univers des continua, ceux-ci pouvant être infini
ment divisibles. Laissons donc les files de personnes ou de voitures et concen
trons-nous sur d'éventuels ensembles de points le long d'une droite. Soit une
suite de points, tous différents, appelés a^, a^, a^, ..., a^, etc. qui présentent
la particularité de s'accumuler autour d'un certain point au fur et à mesure
« CALCULUS »
que Ton avance dans la suite. Appelons ce point P.Supposons maintenant que
notre règle est un segment de longueur d. En posant l'une de ses extrémités
en P, nous voyons que certains points de la suite se trouvent sur ce segment
de longueur d.
Nous pouvons même trouver un point à partir duquel tous lespoints sui
vants se trouveront sur le segment d.En diminuant la longueur du segment, tel
que d^ < d, nous devrons partir d'un point plus en avant, que nous appellerons
tout le reste des points demeurera compris dans le nouveau segment de
longueur d\ C'est la technique des epsilons. Il s'agit de s'assurer que,pour tout
d, il existe un n à partir duquel tous les éléments de la suite sont contenus dans
le segment d. Dans ce cas, on dit que la suite converge vers le point P. Cela
veut dire deux choses :d'abord que la suite est infinie, et ensuite, que la distance
entre le point P et un terme quelconque de la suite peut être aussi petite que
l'on veut.
Lorsqu'il s'agit d'ensembles discrets, ce résultat n'a pas grand intérêt. Consi
dérons par exemple la suiteformée par les nombres 100,50,25,12,6,3,1, que
l'on pourrait considérer comme une file de sept nombres, et une entrée qui
serait le zéro. La différence entre chacun d'entre eux et le zéro, mais aussi celle
entre deux éléments quelconques,est de plus en plus petite. Par exemple, entre
le 100 et le 50 se trouvent quarante-neufnombres, mais entre le 6 et le 3, il n'y
en a que deux. Pourtant nous ne pouvons pas dire que les termes de la suite
s'accumulent autour du point 0. Il est évident que si nous prenons un segment
de longueur 1/2, nous ne trouverons aucun terme de la suite autour de 0. En
revanche, si nous considérons la suite :
,111
' 2' 4' 16""
90
« CALCULUS »
nous trouverons toujours des éléments de cette suite autour de 0, aussi petite
que soit la distance considérée.
En mathématiques, on parlera de voisinages. Un voisinage est en quelque
sorte une parenthèse centrée au point P.Aussi petite que puisse être la paren
thèse, ou encore le rayon du voisinage, à partir d'un certain temps, tous les
éléments de la suite s'y trouveront. La technique des epsilons consiste à jouer
avec deux nombres qui sont la largeur de la parenthèse, soit le rayon du voisi
nage,habituellement noté 8 (epsilon), et le nombre n, qui détermine l'élément
à partir duquel tous les autres éléments de la suite sont enfermés dans la
parenthèse. Cette relation entre ces deux nombres se formule par l'expression
suivante :
91
« CALCULUS »
OU d'un point de la droite qui est vide, ou plutôt, qui ne correspond à aucun
rationnel. C'est le cas par exemple pour la suite que nous avons définie au
chapitre 2 et qui tend vers S ,qui n'est pas un rationnel, àsavoir :
11 1
1,1+—,1 + 7'^ + —4 +
2 1 1
2+ - 2+ —^ 2+ -
2 1 1
2+ - 2+ -
2 1
2+-
2
92
Chapitre 5
Le paradis de Cantor
93
LE PARADIS DE CANTOR
94
LE PARADIS DE CANTOR
s'était heurté aux nombres irrationnels et cela lui posa un problème qui allait bien
au-delà des développements en série et, d'une certaine manière, au-delà même
du concept d'infmitude, tout en lui restant étroitement lié. Cantor commença à
s'attaquer sérieusement à la relation qui existait entre le continu et le discret dans
l'ensemble des nombres réels. D'un côté, il avait une droite sur laquelle, selon
des considérations purement géométriques, les points se distribuaient de manière
continue, alors que, d'un autre côté, l'arithmétique démontrait une distribution
discrète. Quelque chose ne fonctionnait pas et ce n'était ni plus ni moins que la
définition même du nombre réel, et plus précisément, celle du nombre irrationnel
(voir en annexe la partie « Ensembles de nombres »).
Suites fondamentales
Cantor développa sa théorie des nombres réels en deux étapes. En 1872, dans
le traité intitulé « Extension d'un théorème de la théorie des séries trigono-
métriques », il posa le problème de l'existence des nombres irrationnels d'une
manière un peu technique mais sans pourtant arriver à un développement théo
rique complet. Ce ne serait que beaucoup plus tard, dans l'ouvrage Fondements
d'une théorie générale des ensembles (Grundlagen), paru en 1883, que le concept de
nombre réel trouverait un développement mathématique cohérent, résultat, aux
dires de Cantor lui-même, d'une profonde réflexion philosophique sur le sens
des concepts d'infini et de continuité. Connaissant les travaux de Cauchy et
Weierstrass, il savait que l'ensemble des nombres rationnels (Q) comportait des
suites infinies de nombres qui s'accumulaient, mais ne convergeaient pas vers un
nombre rationnel. Il s'agissait de ces suites qu'avait définies Cauchy où existaient
des accumulations d'éléments autour de nombres non rationnels. Nous avons déjà
rencontré dans le chapitre 2 une suite infinie qui converge vers V2, qui n'est pas
un rationnel. Nous avons également vu qu'une caractéristique de ces suites est
que leurs éléments deviennent arbitrairement proches. Cantor les baptisa suites
fondamentales. Actuellement, on les appelle suites de Cauchy, sauf dans certains
textes où le nom original est conservé.
Cantor eut l'intuition que les suites fondamentales, qui ne s'accumulaient
pas vers un rationnel, devaient converger vers des nombres irrationnels et c'est
pourquoi il adopta ce critère comme définition du nombre irrationnel. Pour
reprendre l'analogie faite dans le chapitre précédent, Cantor observa qu'il y avait
accumulation de voitures sur les autoroutes et fit le pari que c'était à cause
95
LE PARADIS DE CANTOR
96
LE PARADIS DE CANTOR
La droite réelle
Une droite est un ensemble infini de points aHgnés. Cantor envisagea ce qu'allait
être la droite réelle en suivant les étapes exposées précédemment, telles que le
choix d'une origine et d'une longueur comme unité de mesure. A l'origine, il
plaça le nombre 0, puis à droite, les nombres entiers positifs, et à gauche, les néga
tifs.Il ajouta ensuite les rationnels, soit les fractions, positives à droite et négatives à
gauche. Rappelons que l'introduction des rationnels sur la droite lui conférait une
propriété qu'elle n'avait pas auparavant, celle de densité, qui fait qu'entre deux
nombres rationnels quelconques existe toujours un autre rationnel.
Nous avons mentionné combien l'apparition du nombre yfï avait suscité une
crise profonde chez les mathématiciens grecs. Le problème venait de ce que ce
nombre maudit correspondait à une construction géométrique claire, au moyen
d'un triangle rectangle dont les côtés de l'angle droit valaient un et dont l'hypo
ténuse valait ce nombre irrationnel qui n'avait pas de place dans l'ensemble des
points de la droite sur laquelle avait été définie une unité de mesure. Ainsi, la lon
gueur de l'hypoténuse existait en tant que grandeur mais pas en tant que nombre.
C'est pourquoi on disait que la droite comportait des espaces vides, des points aux
quels ne correspondait aucun nombre et que, de ce fait, elle n'était pas continue.
Au début, avec l'introduction des nombres irrationnels, à tous les points de la
droite correspondait un nombre, rationnel ou irrationnel, et elle devenait ainsi
une droite dense, sans espace vide. Elle pouvait prendre alors le nom de « droite
réelle » en toute légaHté.
Mais, d'autre part, affirmer que la droite, en tant qu'entité géométrique, s'était
complètement remphe de nombres sans laisser aucun vide restait tout de même
une affirmation quelque peu hasardeuse. C'est en réfléchissant à cela que Cantor
97
LE PARADIS DE CANTOR
Bien des historiens des sciences considèrent la théorie de Cantor comme l'une
des œuvres les plus brillantes de la pensée humaine. Nous n'allons pas entrer dans
les détails et toute la complexité de cette théorie. D'ailleurs, il nous suffit ici d'un
petit nombre de concepts qui s'avèrent très intuitifs. Mais il faut bien noter que le
concept d'ensemble compte parmi les fondements les plus importants des mathé
matiques, dont toute la structure théorique est fondée pratiquement entièrement
sur ce concept. Henri Poincaré (1854-1912) dit un jour qu'un mathématicien est
une personne qui passe son temps à donner le même nom à des choses différentes.
C'est une manière rapide et ironique d'exprimer une vérité majeure, les mathé
matiques ayant pour objectifpremier la généralisation. La théorie des ensembles se
prête bien à cette définition puisque le terme « ensemble » peut désigner un objet
quelconque qui existe ou non. C'est cette générahsation qui a permis à Cantor de
commencer à exposer de façon rationnelle le concept d'infini actuel.
Le premier écueil rencontré par la théorie des ensembles est la définition
même d'un ensemble, car il est extrêmement difficile de l'exprimer sans utihser
le mot ensemble lui-même ou l'un de ses synonymes : groupement, réunion, tas,
etc. L'une des meilleures définitions, qui n'utihse pas de synonymes, du moins
apparemment, est celle que donna Bertrand Russell : « Parler d'ensemble revient
98
LE PARADIS DE CANTOR
99
LE PARADIS DE CANTOR
F
©—
Tout élément du premier ensemble doit être en relation avec un et un seul des
éléments du second et réciproquement. C'est la règle simple et unique qui régit
ce type de relations, appelées applications bijectives ou biunivoques. Des correspon
dances telles que les suivantes ne respectent pas la règle établie :
C'est de cette manière que Cantor revint à l'acte le plus primaire de comptage
et établit le concept de cardinalité d'un ensemble.
Si l'on observe les ensembles entre lesquels il est possible d'établir une
application bijective, nous verrons que ce n'est possible qu'entre ensembles ayant
le même nombre d'éléments. Il suffit d'essayer d'établir une telle application
entre un ensemble à quatre éléments et un autre à trois éléments pour confirmer
qu'il est impossible de le faire, sans avoir d'éléments qui ne soient liés à rien
ou en relation avec plus d'un autre.
100
LE PARADIS DE CANTOR
101
LE PARADIS DE CANTOR
Il est évident que nous pouvons définir une application biunivoque entre
les deux ensembles en faisant correspondre à chaque entier naturel n ce même
nombre multiplié par 2.
n 2n.
Ainsi :
1 2
2 1-^ 4
3 •—> 6
Pour chaque entier naturel il existe donc un nombre pair et, réciproque
ment, pour tout nombre pair, il existe un entier naturel. Cela nous indique
que le cardinal des deux ensembles est le même. Déclarer qu'« il existe au
tant de nombres naturels que de nombres pairs » n'est pas un paradoxe, bien
qu'intuitivement apparaisse une contradiction. C'est là une autre définition
possible d'un ensemble infini : un ensemble est infini s'il existe une relation
biunivoque entre cet ensemble et l'une de ses parties, l'un de ses sous-en
sembles propres.
Dans ces conditions, le paradoxe posé par Galilée (voir le chapitre 3) n'en
est plus un, sinon la constatation que l'ensemble des entiers naturels est infini.
On peut montrer par un raisonnement analogue que l'ensemble des en
tiers naturels N et celui des entiers relatifs Z ont le même cardinal. 11 suffit
pour cela de définir une relation biunivoque entre les deux qui associe à
tous les nombres positifs, les nombres pairs et à tous les nombres négatifs,
les nombres impairs. Ainsi on démontre qu'il y a autant de nombres entiers
relatifs que d'entiers naturels.
Ensembles dénombrables
Par ce procédé, Cantor avait défini un nouveau concept très important, celui
de dénomhrabilité d'un ensemble. Par définition, on dit qu'un ensemble A
est dénombrable si l'on peut définir une application bijective entre A et
un sous-ensemble de N. Au fond, c'est une idée toute simple que nous
utilisons quotidiennement. Quand on parle de places de cinéma numérotées.
102
LE PARADIS DE CANTOR
4/1
103
LE PARADIS DE CANTOR
2k^1/2
3 1-^2/1
4^3/1
5h^1/3
Selon la théorie des ensembles de Cantor, l'ensemble des mots que nous pouvons générer,
que ce soit oralement ou par écrit, est dénombrable. Si l'on prend en compte que l'en
semble des signes dont dispose un langage est fini (lettres, signes, etc.), on peut voir qu'il
génère un ensemble dénombrable. Il en va différemment pour l'ensemble de nos pensées.
Celui-ci est clairement non dénombrable. On peut penser, par exemple, à l'ensemble des
cercles d'un plan qui a la puissance du continu. En extrapolant, ce que l'on peut dire peut
être ordonné et ce qu'on peut penser, non, ou, en tous cas, pas en totalité. Nous devons
donc admettre qu'une partie de notre pensée peut être ordonnée mais que son activité
majeure relève du domaine du chaos.
abcdefghijklm
nopqrstuvwxyz
Les lettres de l'alphabet constituent un ensemble limité
et donc, dénombrable.
104
LE PARADIS DE CANTOR
d'un élément donné, ce qui est impossible dans un ensemble dense, puisque, là,
cette notion n'existe pas. En regardantle tableauprécédent, nous voyons que 1/1,
par exemple, est le premier nombre et que le deuxième est 1/2. Pourtant, nous
savons d'après la propriété de densité qu'il existe entre les deux une infinité de
nombres. Nous savons, par exemple, que 1/4 est compris entre 1 et 1/2, et dans
notre ordonnancement, il figure à la sixième place.
C'est pourquoi, avec Cantor, le concept de dénombrabilité s'est fortement
opposé à la continuité. La question suivante s'avéra inévitable : lorsque l'on
étend l'ensemble des rationnels aux irrationnels, a-t-on toujours un ensemble
dénombrable ? C'est-à-dire, peut-on affirmer que R est un ensemble dénom-
brable ?
La réponse est non. Cantor le démontra en employant une méthode similaire
à celle de la diagonale, utilisée pour démontrerla dénombrabilité de Q, mais bien
plus complexe. En utilisant la démonstration par l'absurde, il montra que l'in
tervalle (0,1) de tous les nombres réels compris entre G et 1 n'était pas dénom
brable et donc que R ne l'était pas non plus.Avec cette méthode, Cantor instaura
un précédent qui allait avoir un rôle déterminant dans les mathématiques du
xx^ siècle ; sans chercher plus loin, cette méthode fait partie de ce que Gôdel
utihsa pour démontrer son fameux théorème.
Plus qu'infini
« Que tous te connaissent, que personne ne te comprenne,
car, par cette ruse, lepeu paraîtra beaucoup,
le beaucoup infini, et Vinfini plus encore. »
he héros. Baltasar Graciân (1601-1658)
Cantor savait déjà que la droite réelle n'était pas dénombrable, ni aucun
de ses segments. Il accomplit alors un pas de géant qui le conduisit face à
l'infini.
Rappelons que l'ensemble des nombres réels s'obtient en ajoutant aux
nombres rationnels les irrationnels comme yfz ou 71, soit tout nombre qui
ne peut être écrit comme quotient de deux nombres entiers. C'est aussi un
ensemble infini et dense. Pourtant, contrairement aux deux précédents, il n'est
pas dénombrable : on ne peut définir aucune correspondance biunivoque
entre lui et la suite des nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5...
105
LE PARADIS DE CANTOR
Cantor savait déjà que c est le nombre de points qui se trouvent sur n'importe
quel segment de droite. Cela signifie que deux segments ont le même nombre de
points quelle que soit leur taille. Cela peut paraître surprenant, mais la démons
tration en est très simple et était d'ailleurs déjà connue des Grecs.
Pour définir une apphcation biunivoque entre chacun des points de deux
segments a et h donnés, il suffit de réunir les extrémités des deux segments
par deux droites, c et d, qui se couperont en un point E.
106
LE PARADIS DE CANTOR
107
LE PARADIS DE CANTOR
Nombres transcendants
108
LE PARADIS DE CANTOR
d'un certain mystère. Pour la comprendre, il faut avoir quelques notions sur
les nombres transcendants.
Une équation de degré n à coefficients rationnels est une égalité telle que :
Elle peut paraître compliquée à quelqu'un qui n'est pas habitué à ce type
d'expressions, mais elle ne l'est pas du tout. Une équation dans ce contexte
n'est rien de plus qu'une égalité dont le membre de gauche est une somme de
termes où l'inconnue x est élevée à une puissance quelconque et multiphée par
un nombre appelé coefficient, et, à droite, le nombre 0. Résoudre une équation
consiste à trouver toutes les valeurs de l'inconnue x qui satisfont cette égalité.
Par exemple :
x-2 = 0
est une équation où les coefficients sont 1 et —2, et dont la solution est x = 2.
Un nombre tel que V2, par exemple, est la solution d'une équation du type :
x2-2 = 0.
Par définition, on dit d'un nombre x qu'il est algébrique lorsqu'il est solution
- on dit aussi racine - d'une équation polynomiale à coefficients entiers.Voici
quelques expHcations éclairant cette définition. Une équation polynomiale n'est
autre qu'un polynôme égal à zéro, tel que :
3x^ + 5x -1 = 0
V3x^ —5x^ =0
est aussi une équation mais le premier coefficient n'est pas entier et elle ne peut
donc être considérée comme une équation polynomiale au sens où nous l'avons
définie.
En revanche, dans l'équation suivante, 3 est un nombre algébrique puisqu'il
est solution de :
X — 3 = 0.
109
LE PARADIS DE CANTOR
Il est clair que tout nombre rationnel est un nombre algébrique puisqu'il
est toujours possible de trouver une équation polynomiale dont ce nombre
soit une solution. Nous avons vu précédemment que V2 est solution de
l'équation —2 = 0 ; c'est donc un nombre algébrique.
Lorsqu'un nombre n'est pas algébrique, on dit qu'il est transcendant, terme
trouvé par Euler qui signifie que le calcul de ce nombre « transcende » d'une
certaine manière les opérations usuelles. Démontrer qu'un nombre est trans
cendant peut s'avérer un exercice ardu. Le mathématicien français Joseph
Liouville (1809-1882) démontra l'existence de nombres transcendants et
trouva une méthode pour en générer des cas particuliers. Le premier à avoir
l'honneur de figurer sur cette courte hste fut L, le nombre de Liouville, dont
la définition est un peu complexe pour être donnée ici. 11 se présente comme
suit :
L = 0,1100010000000000000000010000...
110
LE PARADIS DE CANTOR
qu'au moins un des deux nombres, Tt^ ou TC'''', est transcendant, probablement
les deux, mais on n'a pu encore prouver la transcendance de chacun d'eux. A
première vue, les nombres transcendants sont bizarres, difficiles à trouver, ce
qui laisse penser qu'ils sont peu nombreux, mais la réalité est toute autre : il y
en a beaucoup, vraiment beaucoup, une infinité et plus encore.
Dans l'ensemble infini des nombres réels, nous avons d'un côté les nombres
rationnels, qui sont tous algébriques, et de l'autre, les irrationnels, qui nous en
font voir de toutes les couleurs pour savoir quels sont ceux qui sont transcen
dants. Et bien, ils sont en grande majorité transcendants. Il y en a bien plus
que de nombres algébriques.
Cantor, faisant preuve d'un génie étonnant, se surprenant lui-même de ses
résultats, démontra avec une facilité déconcertante l'existence de l'infinité des
nombres transcendants. D'une part, il savait que l'ensemble des réels n'était
pas dénombrable et, d'autre part, il avait montré que l'ensemble des nombres
LE PARADIS DE CANTOR
Nombres transfinis
{^}, {6}, {c}, {d}, {a, b}, {a, c}, {a, d}, {k c}, {6, d}, {r, d}, {a, b, c},
{a,b,d},{a,c,d},{b,c,d}.
{0}, {^}, {b}, {r}, {d}, {a, bj, {a, cj, d}, {b, cj, {b, d}, {c, d}, {a, k c},
bf djCf d^, ^by c, d^, b, c, dj.
112
LE PARADIS DE CANTOR
\A\<\P(A)[
|N|=
Ki<lP(M<l^(W))l< -
On les Ht aleph un, aleph deux, etc., et ils s'écrivent en portant le nombre
d'ordre en indice de la lettre hébreu aleph :
113
LE PARADIS DE CANTOR
QUASI INFINI
Il n'ya pasque les infinis ou les transfinis qui surpassent notre nature finie. Par exemple, le
nombre suivant est monstrueux :
Cela pourrait être le résultat d'un calcul mathématique. Un processeur pourrait l'avoir
obtenu, au moyen d'un langage approprié, après un nombre raisonnable d'étapes. Ceci
est rendu possible grâce aux outils symboliques en mathématiques et en langage de pro
grammation. Mais si nous devions écrire ce nombre avec tous ses chiffres, nous aurions
besoin d'un support matériel, papier ou autre, en quantité bien plus importante quetoutes
les particules de l'univers. De plus, nous n'aurions pas non plus le temps de l'écrire, car il
nous faudrait bien plus de temps que l'âge de l'univers.
Quel que soit le nombre, même celui que nous n'avons pas imaginé, il
existe dans cette série ordonnée de nombres. Si,avant Cantor, on affirmait que
rien ne pouvait être plus grand que l'infini, après lui, nous pouvons être sûrs
au contraire qu'il existera toujours un infini plus grand que celui que l'on s'est
donné. Cantor a dépassé les limites de la création : pour aussi grand que puisse
être ce que Dieu pourrait créer, il y aura toujours un infini supérieur. Or cette
idée heurtait de plein fouet les convictions religieuses intimes de Cantor lui-
même.
L'hypothèse du continu
Jusque-là, nous avons parlé de la cardinalité d'un ensemble. Nous savons que
c'est un concept qui fait référence au nombre d'éléments qui forment un en
semble. Nous avons vu aussi que lorsque les ensembles sont finis ils peuvent
être dénombrés, dans le sens où l'on peut attribuer un nombre naturel à chaque
élément l'un après l'autre. D'un autre côté, lorsqu'il s'agit d'ensembles à une
infinité d'éléments, donner un nombre à chacun des éléments est rendu possible
au moyen de ce qu'on a appelé la correspondance biunivoque, qui attribue un
entier naturel à chacun des éléments de l'ensemble. Les ensemblespour lesquels
ceci est possible sont dits dénombrables. Mais nous avons aussi rencontré des
ensembles non dénombrables et pour faire référence à la « quantité »d'éléments
114
LE PARADIS DE CANTOR
LA LIBERTÉ EN MATHÉMATIQUES
On peut dire que le souhait de Cantor qu'il existe des mathématiques libres est maintenant
pleinement comblé. Elles le sont au moins dans le sens où rien ni personne, en tous cas
dans les pays dits civilisés, ne met de bâtons dans les roues à une théorie mathématique
au nom de la philosophie ou de la religion. Par exemple, ce qu'on appelle actuellement
les « grands cardinaux » sont des ensembles de taillesi monstrueuse que les transfinis de
Cantor semblent des nains à leur côté. Leur définition est plus complexe que ce que nous
avons présenté, mais leur construction garde une certaine similitude avec la génération des
alephs, à partir d'une chaîne d'ensembles inclus les uns dans les autres et en considérant
ensuite les ensembles de leurs parties.
Alors que Cantor appela aleph zéro le cardinal des entiers naturels, |N| = K^,
il donna à M, l'ensemble des réels, un autre nom, c, pour continu. La raison en
est que les nombres réels « remplissent » complètement la droite dite réelle, et
comme c'est maintenant une suite continue de nombres puisqu'elle n'a plus
d'espace vide, elle peut être qualifiée de continue. Cantor savait que :
\R\=c= 2^
Ko<K,<X,<...
Cantor se posa alors la question suivante : existe-t-il un cardinal qui soit
compris entre celui des entiers naturels et le continu ? Il eut alors l'intuition
que l'égalité suivante était vérifiée :
2^0 = K^.
115
LE PARADIS DE CANTOR
Autrement dit, il n'existe pas d'ensembles dont la « taiUe » se situe entre celle
de l'ensemble des entiers naturels et celle de l'ensemble des réels. On appelle cette
conjecture l'hypothèse du continu. Cantor fit des efforts monstrueux, jusqu'au bord
de l'épuisement, pour démontrer ce résultat.Plus d'une fois, il crut y arriver mais
n'obtint jamais de démonstration totalement satisfaisante.
Plusieurs mathématiciens, contemporains de Cantor, comme Hilbert, RusseU
ou Zermelo, tentèrent sanssuccèsde démontrer l'hypothèse du continu. Le mathé
maticien hongrois G. Kôning (1849-1913), au congrès d'Heidelberg de 1904, fit
une présentation qui démontrait que cette hypothèse était fausse. Cantor ne cessa
de penser que cette démonstration ne pouvait être juste, il avait une foi aveugle
en son intuition, mais il n'arriva pas à trouver d'erreur dans la démonstration de
Kôning. C'est Zermelo qui en trouva une et le problème resta ouvert. En 1900,
Hilbert l'inclut dans sa liste des vingt-trois problèmes importants sans solutions.
En 1963, le mathématicien américain Paul J. Cohen (1934-2007) démon
tra, à partir des résultats de consistance axiomatique de Gôdel, que l'hypo
thèse du continu pouvait être vraie ou fausse selon le système d'axiomes choisi
116
LE PARADIS DE CANTOR
pour construire la théorie des ensembles. On se trouva alors dans une situation
assez similaire à celle résultant de l'exposé du cinquième postulat d'Euclide sur
les droites parallèles, selon lequel par un point extérieur à une droite, on ne peut
faire passer qu'une parallèle à cette droite. En effet, ce postulat dépenddu type de
géométrie : le postulat est vérifié dans les géométries euclidiennes et ne l'est pas
en géométrie hyperbolique par exemple.
Malgré tout, certains pensent que cette question n'est absolument pas fermée
et qu'une nouvelle série d'axiomes, en renforçant la théorie des ensembles, pour
rait rendre vraie l'hypothèse du continu. Maisjusqu'à ce que ceci se produise, nous
ne sommes pas sûrs non plus d'avoir une idée claire de ce qu'est un nombre réel.
117
Chapitre 6
L'enfer de Cantor
Lorsque des hommes découvrent de nouvelles terres et que ces nouveaux ter
ritoires sont répertoriés sur les cartes et dans les livres de géographie, il leur
faut en payer le prix. Aucune découverte n'est gratuite. Certains se voient ré
compensés par la gloire et la reconnaissance de leur exploit, alors que d'autres
finissent leur vie seuls et abandonnés, sans même la consolation de savoir si ce à
quoi ils ont consacré leur vie en valait ou non la peine.
119
L'ENFER DE CANTOR
« [...] Souvent, les individus les plus prometteurs échouent parce qu'ils
montrent peu de résistance aux difficultés qui apparaissent à la mise en
pratique. Une fois leur courage épuisé, ils s'atrophient totalement et, dans
le meilleur des cas, ne font que des génies ratés... Crois-moi, mon cher
fils, ton ami le plus sincère, le plus authentique et le plus expérimenté, ce
cœur vaillant qui doit battre en toi vient d'un état d'esprit reUgieux
L'ENFER DE CANTOR
véritable... Pour éviter tous les problèmes et les difficultés qui, en raison
de renvie et de la médisance d'ennemis visibles ou cachés, surgiront
inévitablement dans la recherche du succès dans ta spéciaHté
ou ton affaire, et pour les vaincre, il te faudra avant toute chose acquérir
le plus possible de connaissances et de compétences techniques...
Je finirai avec ceci : ton père et même tes parents et tous les membres de
ta famille, tant en Allemagne qu'en Russie ou au Danemark, ont les yeux
rivés sur toi, le fils aîné, et ils souhaitent que tu arrives à être une étoile
qui brillera à l'horizon de la science.Que Dieu te donne la force,la santé,
un caractère accompH et sa meilleure bénédiction. Et toi, suis toujours
leurs traces. Amen ! »
Cette lettre était quelque peu prémonitoire lorsqu'on connaît la vie profes
sionnelle mouvementée de Cantor. Son père devait être un homme inteUigent
qui eut l'intuition, non seulement de la forte vocation de son fils pour les ma
thématiques,mais aussi de son esprit inquiet et créatif,et il désiraitle préparer à
ce qu'il pourrait vivre. La preuve en est que la même année, il l'autorisa à com
mencer des études de mathématiques. En remerciement, Cantor lui répondit :
« Mon cher père, vous pourrez vous rendre compte de l'immense plaisir
que m'a apporté votre lettre. Elle détermine mon avenir... Je suis
heureux aujourd'hui que vous ne soyez pas fâché que je suive mes
préférences. J'espère, mon cher père, que vous aurez plaisir en ma
conduite de votre vivant, mon âme et tout mon être étant investis dans
ma vocation. Ce qu'un homme souhaite et que sa volonté le pousse
à faire, il le réussira. »
Ces mots, qui ressemblent plus à ceux d'un jeune homme que sa famille
autorise à se faire prêtre, expriment bien la profonde reconnaissance qu'éprouve
Cantor d'avoir reçu l'autorisation paternelle de commencer ses études de ma
thématiques. Certains biographes s'accordent à dire que l'obéissance incondi
tionnelle de Cantor à son père a été l'une des causes principales de la grande
insécurité professionnelle qu'il montra dans les milieux universitaires.
Il commença en 1862 des études de mathématiques, philosophie et phy
sique à l'université de Zurich pendant une période relativement courte et,
suite à la mort de son père en juin 1863, il partit pour l'université de BerHn.
121
L'ENFER DE CANTOR
122
L'ENFER DE CANTOR
Bibliothèque de l'université de Halle. Cantor donna des cours dans cette univertsité
à partir de 1872. Le mathématicien résida dans cette villejusqu'à sa mort.
123
L'ENFER DE CANTOR
MATHEMATIQUE SICILIENNE
MATHÉMATIQUE INDISCRÈTE
La revue scientifique créée par Henry Oldenburg en 1665 a été publiée depuis sa création
jusqu'à nos jours. Elle n'a connu que deux interruptions : l'une en raison d'une épidémie de
peste à Londres et l'autre, en raison de la maladie d'Oldenburg, un travailleur infatigable.
Son enthousiasme était tel qu'il arrivait à écrire cinq lettres par semaine, persuadé que la
science n'avait ni obstacle ni frontière, ce qui le conduisit à publier ses lettres même en
temps de guerre. Cela fut considérécomme un manque de discrétion grave en des temps
politiquement troublés et ilfut emprisonné à la Tourde Londres pendant tout un été.
125
L'ENFER DE CANTOR
La controverse de l'infini
Un jour, Kronecker déclara : « Dieu créa les dix premiers nombres et le reste est
Tceuvre de l'homme », définissant ainsi sa vision de la tâche du mathématicien.
Tout devait être construit avec des éléments connus, parfaitement définis et selon
un processus qui compte un nombre fini d'étapes. Autrement dit, Kxonecker ne
voulait rien savoir de l'infini actuel. Il déclara un jour qu'on devait se détourner
de l'infini comme d'« une futilité héritée de philosophies antiques et de théolo
gies confuses,et qu'on pouvait aller aussi loin qu'on le voulait sans lui »...
Kronecker se définissait ainsi clairement en partisan du jinitisme. Il était aussi
partisan de repousser tout raisonnement qui ne soit pas fondé sur une opération
concrète bien définie, attitude donnant Heu à un autre mot terminant en « -isme »,
Vopérationalisme. C'est pourquoi il réclamait un contrôle de la part d'autorités aca
démiques reconnues, afin que «la richesse de leur expérience pratique sur des pro
blèmes sains et intéressants donne un sens et un élan nouveaux aux mathématiques.
La spéculation mathématique, unilatérale et introspective, conduit à des champs
stériles.» Cette dernière phrase faisait clairement allusion aux travaux de Canton
Il faut savoir aussi que Kronecker était l'un des éditeurs du Journal de Crelle
et il ne faut donc pas s'étonner qu'en 1877, il se soit opposé à ce que toute
contribution de Cantor y fût pubHée. Son opposition à Cantor dépassa ce que
l'on pourrait appeler un simple désaccord scientifique. Il finit purement et sim
plement par le dénigrer personnellement, allantjusqu'à le traiter de renégat, de
charlatan ou de corrupteur de la jeunesse studieuse.
Il faut rappeler que Cantor avait été le meilleur élève de Kronecker et il
semble logique de penser que cette attitude,de la part de celui qui fut son maître,
dut causer à Cantor une profonde douleur et un poids psychologique dont il
n'arriverait jamais à se débarrasser.
Dedekind
126
L'ENFER DE CANTOR
aux constructions classiques qui figurent dans les textes actuels. Adoptant un
schéma ensembhste, le travail de Cantor était proche de la pensée de Dedekind,
particulièrement dans la manière plus philosophique que mathématique qu'ils
avaient tous les deux d'aborder le thème important de la continuité de l'es
pace. Tant Cantor que Dedekind affirmaient qu'il était absolument impossible
de démontrer cette continuité. Ce que l'on pouvait espérer de mieux était de
l'adopter comme postulat.
En 1872, lors de vacances en Suisse, Cantor fit la connaissance de Dede
kind, l'un des seuls mathématiciens de l'époque, pour ne pas dire le seul, avec
lequel il communiqua, essentiellement par lettres et sur la base d'une confiance
et d'un respect mutuels. On peut suivre l'évolution de la théorie des ensembles
en hsant les lettres de Cantor et Dedekind sur la période 1874-1884. Il est
curieux d'aiUeurs que, dans la majeure partie de ses lettres les plus importantes,
Dedekind mentionne à peine le terme d'ensemble. Dedekind considérait en
effet que la voie ouverte par Cantor dans ce domaine était sûre. Dedekind
mettait surtout l'accent sur la notion d'application.
En 1881, une chaire de mathématiques se libéra à l'université de Halle et
Cantor recommanda Dedekind. Il le fit avec beaucoup d'enthousiasme comme
en témoigne une lettre qu'il écrivit au ministère, faisant l'éloge des compé
tences de son ami pour ce poste. Mais, malgré l'insistance de Cantor, Dedekind
finit par refuser cette place. Dedekind en effet ne montrait aucune ambition
vis-à-vis du milieu académique. Il continua à donner des cours au CoUegium
Carolinum pendant trente ans, comme l'avaient fait avant lui son père et son
grand-père. Pire encore, le ministère finit par donner la place à une personne
L'ENFER DE CANTOR
recommandée par Kronecker. C'est pourquoi les relations entre Cantor et De-
dekind s'interrompirent et ils ne s'écrivirent plus pendant dix-sept ans. Ce n'est
qu'en 1899 qu'ils reprirent leurs échanges, à l'initiative de Cantor.
Mittag-Leffler
Au moment même les
entre Cantor et Dedekind étaient sur le
point de s'arrêter, apparut un personnage
qui atteindrait une certaine notoriété
dans le miHeu scientifique soutiendrait
Cantor dans l'un des moments les plus
difficiles : Costa Mittag-Lefller
1927). Ce mathématicien d'origine
doise est plus connu pour ses efforts de
diffusion des œuvres des grands mathé-
maticiens que pour ses propres contribu-
Son mariage avec une riche héri-
tière lui permit de consacrer son temps,
ses efforts et son argent à la création, en Photographie de Gôsta Mittag-Leffler,
1882, d'une nouvelle revue, Acta Mathe- prise en 1916.
matica, qui allait acquérir un certain pres
tige dans la communauté internationale. Cantor et lui s'entendirent bien très
rapidement et Mittag-Leffler accepta de traduire la majeure partie des articles
que Cantor lui proposait. Un groupe de mathématiciens dirigés par Charles
Hermite se chargeait de la traduction en français ou de la relecture, mais Cantor
lui-même révisait les versions finales. Comme nous l'avons mentionné au cha
pitre 5, c'est à Charles Hermite que l'on doit la démonstration de la transcen
dance de e. Les publications dans les Acta allaient s'avérer un soutien très impor
tant à la nouvelle théorie des nombres transfmis, mais un incident lamentable à
propos de la publication des Principes d'une théorie des types d'ordre viendrait saper
ce soutien. Cantor avait beaucoup bataillé pour démontrer l'hypothèse du conti
nu sans arriver pour autant à un résultat acceptable. Dans la pubhcation qui pro
voqua l'incident se trouvaient définies des bases solides que Cantor considérait
comme un soutien à la théorie des ensembles qui faciliterait la démonstration.
Mittag-Leffler repoussa la publication de cet article pendant plus d'un an, arguant
L'ENFER DE CANTOR
que non seulement le théorème du continu n'était pas démontré, mais qu'en
plus, il allait se mettre à dos toute la communauté scientifique en utilisant les
nombres transfmis sous une forme qui n'avait pas encore été admise parmi les
mathématiciens et, enfin, que l'article présentait également des concepts phi
losophiques étrangers au raisonnement mathématique. Cantor perçut ce refus
comme une « véritable catastrophe », selon ses propres termes, tant pour lui
que pour les mathématiques. Là encore, il ressentit la présence de la « main
noire »,nom qu'il avait donné au groupe de mathématiciens de Berlin réticents
à ses théories, où se trouvaient à ce moment Kummer,Weierstrass et Kronecker.
Comme nous l'avons déjà raconté, ce fut avec ce dernier que Cantor eut une des
querelles les plus âpres de l'histoire des mathématiques.
Cantor l'excentrique
En mars 1874, lors d'un des fréquents voyages que Cantor faisait à BerHn, il fit
la connaissance de Vally Guttman, une amie de sa sœur Sophie. En août de la
même année, il se maria avec elle.Vally était une jeune femme passionnée de
musique que Cantor traita toujours avec la plus grande tendresse. Connaissant
bien ses propres faiblesses, il l'informa avant de conclure le mariage qu'elle « de
vrait s'habituer au fait que, sans raison apparente, il pouvait sembler vaincu par
le poids de la vie ». En tous cas, on peut dire que ce fut un mariage heureux. Ils
eurent quatre fils et deux filles. Cantor, qui avait reçu un héritage lui ôtant toute
préoccupation financière, décida de construire une maison à Halle. Cela faisait
longtemps qu'il s'était résigné à rester dans l'université de cette petite ville et
abandonna l'idée de lutter pour occuper un poste académique à l'université de
Berhn.
En 1885, Cantor était fatigué par ses tentatives infructueuses pour démon
trer l'hypothèse du continu et profondément déçu et frustré d'avoir été pra
tiquement mis de côté par la communauté mathématique. Commença alors
une période où il fit passer les recherches mathématiques au second plan. En
1889, il s'obstina à tâcher de démontrer que les œuvres de Shakespeare (1564-
1616) avaient en réaUté été écrites par Francis Bacon (1561-1626), politicien et
philosophe anglais controversé, qui avait essayé de mener à bien une réforme
scientifique importante. Il en arriva même à donner un cours à l'université
de Halle, en 1898, sur « La vie et l'œuvre de Francis Bacon », ce qui lui valut
d'être expulsé la même année de la Société shakespearienne. Cantor se constitua
129
L'ENFER DE CANTOR
une importante bibliothèque d'œuvres d'auteurs anglais des XVI^ et XVII^ siècles,
dans laquelle il investit une partie de sa fortune. Il consacra également plusieurs
années à la philosophie et laissa quelques écrits à ce sujet. Il se concentra sur des
thèmes métaphysiques, essentiellement ceux en relation avec l'infini actuel ou
qui y faisaient référence.
Le 16 décembre 1899, au retour de Leipzig où il avait donné une conférence
sur Francis Bacon, il apprit que son fils Rudolf était mort. Il avait treize ans et
sa santé était firagile. Rudolf était persuadé qu'il avait pu jusqu'alors vaincre sa
maladie grâce à l'étude du violon, pour lequel il était particuHèrement doué,
comme la plupart des membres de la famiUe de Cantor d'ailleurs. À cette occa
sion, Cantor fit une déclaration surprenante par laquelle il se repentait d'avoir
abandonné la musique pour les mathématiques, une « idée étrange » qui l'avait
détourné de sa véritable vocation.
La folie
On a beaucoup dit et écrit au sujet de la maladie mentale qui afiecta Cantor les
dernières années de sa vie. La difficulté d'étabHr un diagnostic vient en partie de
l'absence de dossier cUnique à l'époque. Tout porte à croire qu'il souffrait de ce
qu'on appellerait maintenant un trouble affectif bipolaire, une maladie endogène
caractérisée par une alternance entre des états de grande exaltation et de dépres
sion, sans qu'aucune cause externe ne vienne exphquer les crises. C'est l'une des
raisons pour lesquelles la version attribuant la folie de Cantor aux attaques de
ses collègues contre ses théories, particuHèrement celles de Kronecker, semble
exagérée.
En tous cas, durant les vingt dernières années de sa vie, Cantor fit plusieurs
séjours successifs en asiles psychiatriques, où il se rendait d'ailleurs de son plein
gré. Cela ne l'empêcha pas de poursuivre son travail et ses pubhcations entre
deux internements, le dernier s'étant produit en mai 1917. L'Allemagne était en
train de perdre la guerre et la qualité de vie se détériorait grandement. Les asiles
psychiatriques comme ceux de Halle virent leurs conditions déjà précaires se
dégrader. Ce dernier internement fut le seul réaHsé contre la volonté de Cantor
et, dans les lettres qu'il écrivit alors à ses amis et ses parents, il se plaignait du
froid, de la soHtude et du manque de nourriture. Bien qu'à ce moment, ses théo
ries aient été largement reconnues par la communauté scientifique, il mourut
le 6 janvier 1918 dans des conditions que l'on peut quaUfier de déplorables.
130
L'ENFER DE CANTOR
En plus de la mort de son fils, l'un des incidents qui marqua le plus la vie personnelle
de Cantor fut la mort de son petit frère Ludwin. Bien qu'ils eussent été très proches
effectivement et qu'ils eussentfait ensemble lespremières années de collège, ils étaient bien
différents sur le plan des résultats scolaires. Ludwin n'était pas un bonélève et décida de se
consacrer aux affairesau moment où Georg entrait à l'université. En 1863, Ludwin émigra
aux États-Unis, et l'on disposede peu de données biographiques relatives à cette époque. La
seule chose que l'onsache, c'est qu'il mourut en 1870dansun asile d'aliénés danslequel il
était entré pour une gravedépression. On a beaucoupspéculésur lefait que cet événement
prouvait l'éventualité d'une maladie mentale de type héréditaire dans lafamille.
Les théories de Cantor sur l'infini sont considérées comme l'une des contri
butions les plus révolutionnaires faites en mathématiques au cours de ces vingt-
cinq derniers siècles. Bien des historiens des sciences considèrent sa théorie des
ensembles comme l'une des œuvres les plus brillantes de la pensée humaine.
Il n'y aurait pas grand intérêt de savoir si la foUe de Cantor était endogène
ou si elle était due aux circonstances. Il est probable que, comme dans la plupart
des cas de foHe, les deux facteurs aient joué. Quoi qu'il en soit, Cantor vécut
l'intense solitude de ceux qui voient briller une lumière dans l'obscurité. Dans
l'un de ses écrits à caractère philosophique et datant de 1883, on peut Hre un
passage considéré comme un hymne à la Uberté mais qui peut aussi être inter
prété comme un dur réquisitoire contre une société étouflFée par ses propres
dogmes :
131
L'ENFER DE CANTOR
ENSEMBLES ET NAZISME
132
L'ENFER DE CANTOR
133
Annexe
L'irrationalité de V2
La première démonstration connue de l'irrationalité de la racine carrée de 2 est,
selon une légende populaire, attribuée à un philosophe présocratique de l'école
pythagoricienne, Hippase de Métaponte (né vers 500 av. J.-C.). Non seulement il
démontra ainsi son talent de mathématicien mais aussi son courage à traiter d'un
thème tabou dans son environnement culturel. Rappelons que la légende raconte
que ceux qui osaient mentionner seulement l'existence de nombres irrationnels
encouraient la peine de mort de la main des Pythagoriciens.
Comme la plupart des démonstrations de ce type, y compris celles que l'on
trouve dans certains textes apocryphes des Eléments d'Euclide, celle d'Hippase
utilisait le raisonnement par l'absurde. Elle s'énonce comme suit, en termes
actuels :
Si ^2 est un nombre rationnel, il peut s'exprimer comme quotient de deux
entiers sous la forme :
Comme c'est une fraction irréductible, c'est-à-dire que son numérateur et son
dénominateur n'ont pas de facteurs communs, en l'élevant au carré, on obtient :
Cela signifie que est un nombre pair et donc p l'est aussi. Donc p peut
s'exprimer comme multiple de 2, soit p = 2«, d'où :
En simplifiant, on obtient :
= 2n^.
135
ANNEXE
C'est-à-dire que est un nombre pair et donc q l'est aussi. On arrive ainsi à la
conclusion que p et ^ sont des nombres pairs, et donc que le numérateur et le dé
nominateur de la fraction p/q ont des facteurs communs, ce qui contredit l'hypo
thèse de départ. Cela veut dire que yfz ne peut être le quotient de deux entiers.
Les premières approximations de \f2 n'avaient que quatre ou cinq décimales.
Une bonne approximation, comptant 65 décimales, est la suivante :yfz =1,414213
56237309504880168872420969807856967187537694807317667973799.
Les méthodes informatiques modernes permettent d'obtenir des approxima
tions de plusieurs millions de décimales.
136
ANNEXE
Ensembles de nombres
N={0,1,2,3,4,5,6,7...}.
x - 2 = 0.
2x + 3 = 0
x^-2 = 0.
x^ + 2 = 0.
En eflet, il n'existe aucun réel qui soit la racine carrée d'un nombre négatif.
L'étape suivante et finale quipermetde résoudre cetyped'équations estd'introduire
137
ANNEXE
N cZ cO cM <zC.
138
Bibliographie
Barrow J. D., Une brève histoire de Vinjïni, traduction de Kaldy P., Paris, Robert
LaflFont, 2008
Boyer, C.B. ET Merzbach U.C.,^ History ofMathematics, Hoboken, NewJersey,
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Dedekind, R., Les Nombres : que sont-ils et à quoi servent-ils ?,traduction deJudith
Milner et Hourya Sinaceur, Paris, le Seuil, 1978.
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Verdier N., L'Infini en mathématiques, Paris, Flammarion, collection Dominos,
1997.
139
infinitésimal 23,64,78,82, 83
Index analytique
intégral 67,77
Alberti, Léon Battista 55 calculus 75-92,99,132
aleph 113,115 Cantor, Georg 6,41,70,93-133
algèbre 53,72,122,138 théorème de 113
141
INDEX ANALYTIQUE
142
INDEXANALYTIQUE
86,132
infini 9-25,53-73,105-108,126,132 Newton, Isaac 75-80,86,88
actuel 14,19-24,40,44,49,50,51, nombres
143
INDEXANALYTIQUE
144
Remerciements :
àCédricVillani etàtoute l'équipe de l'Institut Henri Poincaré ;àÉtienne Ghys etàtoute l'équipe de Images
des mathématiques ;à Hervé Lavergne, Pascale Sensarric, Hervé Morin etSabine Gude du journal Le Monde.
Collection"Le monde est mathématique"
Titre original :"El mundo es matemâtico",
Editée en langue espagnole.
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Cédric Villani