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Le monde est
MATHÉMATIQUE

EXPLORATION
SANS LIMITE
L'INFINI MATHEMATIQUE

UNE COLLECTION PRÉSENTÉE PAR CEDRIC VILLANI


MÉDAILLE FIELDS
DIRECTEUR DE L'INSTITUT HENRI POINCARÉ

j
EXPLORATION
SANS LIMITE
EXPLORATION
SANS LIMITE
L'INFINI MATHÉMATIQUE

Enrique Graciàn

Le monde est matiEmatiqie

Une collection présentée par CÉDRIC VILLANI,


médaille Fields 2010, directeur de l'Institut Henri Poincaré,
enseignant-chercheur de l'Université de Lyon
Une édition réalisée avec le soutien de l'IMP I11 11 |
www.ihp.fr llip Henri
Poincaré

L'Institut Henri Poincaré (IHP) a été créé en 1928 à Paris, à l'initiative


de chercheurs français et américains, pour favoriser les échanges
intellectuels liés aux mathématiques. Soutenue par le CNRS et ruPMC,
cette "Maison des Mathématiques et de la Physiquethéorique" est située
sur le Campus Pierre et Marie Curie, haut lieu historique de la science, qui
participa à la naissance de la physique atomique, à la création du CNRS
et à celle du Palais de la Découverte. Dirigé depuis 2009 par CédricVillani
- enseignant-chercheur de l'Université de Lyon -, l'IHP se concentre
sur trois missions : l'accueil, chaque année, de centaines de chercheurs
de haut niveau, venus du monde entier pour des conférences, cours,
séjours de recherche et discussions informelles ; le soutien logistique
de la recherche mathématique française ; et enfin, le développement
des contacts entre la recherche mathématique et la société : éléves, ;
enseignants, entrepreneurs, artistes, journalistes et tous les publics
intéressés par la fascinante aventure des sciences.

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et en collaboration avec Images des Maths des
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présenter la recherche mathématique - en particulierfrançaise - et le métier
de mathématicien, à l'extérieur de la communauté scientifique. Tous les
articles sont écrits par des chercheurs en mathématiques et aucun article
n'est écrit pour les chercheurs en mathématiques. On espère ainsi montrer
les aspects mathématiques de la recherche contemporaine bien sûr, mais
aussi ses aspects historiques, culturelset sociologiques. Le site est hébergé
par le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
Préface

Vers l'infini, et au-delà !


PûtJulien MelleTûy, maître de conférences à VUniversité Claude Bernard Lyon 1

Imaginez:vousêtesl'heureux propriétaired'un hôtel,un peu particulierpuisqu'il


a une infinité de chambres,numérotées par les nombres entiers.Toutes vos chambres
sont occupées, mais un membre de votre famiUe a besoin d'un endroit où dormir.
Que faire? Une solution consiste à demander à l'occupant de chaque chambre de
déménager dansla suivante —l'occupant de la chambre 1 va dans la chambre 2, celui
de la chambre 2 dans la chambre 3, etc. Ceci fait, la chambre 1 est maintenant libre,
et vous pouvez loger une nouvelle personne.
Encore mieux : votre frère possède un hôtel similaire, complet également,
mais qui doit fermer pour travaux. Comment faire pour reloger ses occupants?
C'est simple : demandez à tous vos hôtes de déménager dans les chambres avec
un numéro pair (l'occupant de la chambre 1 va dans la chambre 2, celui de la
chambre 2 dans la chambre 4, et ainsi de suite). Maintenant, toutes vos chambres
avec un numéro impair sont libres, ce qui vous laisse assez de place pour reloger
les occupants de l'immeuble de votre frère. L'hôtel imaginaire décrit ci-dessus
(appelé « hôtel de Hilbert » en l'honneur du mathématicien allemand David
Hilbert) illustre le fait que les ensembles infinis ont des propriétés qui peuvent
paraître contradictoires, ou en tout cas très différentes de ce à quoi nous sommes
habitués.

Pourtant, nous pouvons tout à fait imaginer des ensembles infinis.De plus,il est
très difficile en pratique de manipuler des ensembles finis avec un très grand nombre
d'éléments—par exemple, si l'on essaie de comprendre l'évolution d'un gazau fil du
temps,il est impossible de décrire ce qui arrive à chaque particule composant ce gaz ;
mais on peut essayer de décrire l'évolution de paramètres observables (la pression,
la température...) et pour cela il est plus aisé de prétendre que le gaz est fait d'une
infinité de particules, infiniment petites, et respectant certaines lois physiques. De
même, il est plus simple d'imaginer que le temps varie continûment plutôt que par
incréments extrêmement petits... En quelque sorte, on a donc besoin de manipuler
des ensembles infinis à cause de notre difficulté à nous représenter des ensembles
finis, mais dont la taille dépasse notre entendement.
PRÉFACE

Un problème qui apparaît alors est d'essayer de comprendre les propriétés de ces
ensembles infinis ; on est particulièrement intéressé pas les propriétés de l'ensemble
des entiers naturels, et celles de l'ensemble des nombres réels (qui permettent de
modéliser des phénomènes « continus »). A la fin du xix^ siècle, un mathématicien
allemand, Georg Cantor, a été à l'origine d'avancées fondamentales dans la compré
hension de ces questions. Pour expHquer un peu cela,essayons de comprendre quand
il est raisonnable de dire que deux ensembles (finis ou non) ont le même nombre
d'éléments.

Réahsons une nouvelle expérience de pensée : deux groupes d'enfants se trou


vent dans une même salle, et on voudrait savoir lequel est le plus nombreux. Bien sûr,
on pourrait compter chaque groupe, et comparer les résultats, mais ce serait très long
s'il s'agit de grands groupes. On peut aussi demander à chaque enfant du premier
groupe de prendre par la main un enfant du second groupe, au hasard. Une fois cela
fait,soit il restera des enfants d'un des groupes qui ne tiennent personne par la main
(auquel cas, leur groupe était le plus nombreux), soit on saura que les deux groupes
comportaient le même nombre d'enfants.
La même idée s'applique pour des ensembles quelconques : on dit que deux
ensembles X etY ont le même nombre d'éléments s'il est possible de regrouperpar
paires les éléments de X etY —à chaque élément de X correspond un élément deY,
et à chaque élément deY correspond un élément de X. Vu sous cet angle, l'exemple
de l'hôtel de Hilbert présenté plus haut nous dit qu'il y a « autant » de nombres
entiers pairs que de nombres entiers ; Cantor montra que l'ensemble des entiers
naturels et celui des nombres réels n'ont pas le même nombre d'éléments (il y a
«strictement plus »de points sur une règle graduée infinie qu'il n'y a de graduations
sur la règle). Cela n'est pas très étonnant ;mais Cantor montra aussi qu'il est possible
de regrouper par paires, comme décrit ci-dessus, les éléments d'une droite et ceux
d'un plan :il y aurait donc «autant »de points sur la table de votre cuisine que sur le
bord de cette table... C'est pour le moins surprenant, à tel point que Cantor écrivit
à ce sujet, dans une lettre à Dedekind : «je le vois, mais je ne le crois pas ».
Ce n'était que le début d'une longue série de découvertes sur les ensembles infi
nis, et il y aurait encore beaucoup (une infinité ?) de choses à dire à ce sujet ; mais il
est temps de conclure cette préface, ce que nous ferons en reprenant l'exclamation
favorite du héros d'un célèbre film d'animation, peut-être inconsciemment inspiré
par Cantor : « Vers Vinfini, et au-delà ! »
Sommaire
Introduction 9

Chapitre 1. Qu'est-ce que l'infini ? 11


L'infini au quotidien 11
La définition d'un dictionnaire 13
Très grand et très petit 16
Apeiron 17
Infini potentiel et infini actuel 19
L'infini dans l'enseignement 23

Chapitre 2. Discret et continu 27


La densité 27
Discret et continu 28
Piéger le temps 30
Paradoxes de Zénon 33
La dichotomie 35
Achille et la tortue 36
La flèche en vol 36
Le stade 37
Une quadrature du cercle 41
Irrationnels 45
Le saut quantique 49

Chapitre 3. Rencontres à l'infini 53


La peinture tridimensionnelle 53
De la perspective à la géométrie projective 55
Transformations continues 56

Quadratures 60
Eudoxe 62

Kepler 66
Galilée 68
Cavalieri 70
Descartes 72
SOMMAIRE

Chapitre 4. « Calculus » 75
L'analyse infinitésimale 75
Newton 78
Leibniz 80
Epsilons 87

Chapitre 5. Le paradis de Cantor 93


Les séries de Fourier 93
Suites fondamentales 95
La droite réelle 97
Les nombres cardinaux 98
Ensembles dénombrables 102
Plus qu'infini 105
Nombres transcendants 108
Nombres transfmis 112
L'hypothèse du continu 114

Chapitre 6. L'enfer de Cantor 119


Les premières années 119
Les revues scientifiques 123
La controverse de l'infini 126
Dedekind 126
Mittag-Leffler 128
Cantor l'excentrique 129
La folie 130
L'infini du xxf siècle 132

Annexe 135

BibHographie 139

Index analytique 141


Introduction
L'écrivain français Alphonse Allais (1854-1905) disait, avec un certain sens de
l'humour : « L'infini, c'est long, surtout vers la fin », ce qui veut dire que notre
vision de l'infini est toujours empreinte d'une certaine proximité. En d'autres
termes, nous ne pouvons le voir que « d'ici », de l'endroit où nous nous trou
vons, hmités par notre finitude. Quand nous regardons au loin, nous commen
çons à nous perdre dans des considérations philosophiques, des élucubrations, des
conjectures qui nous conduisent finalement, dans le meilleur des cas, à adopter
une position intellectuelle, voire une simple attitude face au sujet. Il n'est donc
pas étonnant que l'infini ait été, soit et continue d'être un thème de réflexion
philosophique, religieux et scientifique, trois grands domaines de la pensée hu
maine qui n'ont pas toujours été aussi nettement déUmités.
Pour beaucoup, la première chose que produit l'idée d'infini est une sensation
de vertige, d'être face à quelque chose qui, quoi que nous fassions, finira par nous
échapper. Et c'est vrai. Peut-être est-ce là un de ses plus grands intérêts, en tant
que source de créativité, évidemment, infinie. L'histoire de l'infini en mathéma
tiques est si intéressante et riche que l'on parle des «mathématiques de l'infini »,
ce qui signifie qu'un concept aussi évasif a pu se convertiren un objet mathéma
tique, comme ont pu l'être les nombres ou les figures géométriques.
Un objet mathématique est, essentiellement, un objet bien défini. Le mathé
maticien peut être vu comme un chasseur : il explore des terres inconnues, il
guette, il observe la proie, attend, la vise jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement en
ligne de mire, puis tire.
Voilà l'histoire de l'infini en mathématiques. Plus de trois mille ans ont été
nécessaires pour que cette proie soit enfin abattue. Elle a fait son chemin entre
dogmes et paradoxes, se promenant dans les domaines de la philosophie grecque,
des spéculations religieuses et parmi les plus obscurs secrets des sectes initiatiques.
Elle s'est aussi retrouvée parmi les objets de la géométrie et le labyrinthe des
nombres, terrains plus propices à la chasse.
Nous pouvons suivre la trace de l'infini dans l'esprit des plus grands penseurs
de toutes les cultures, qu'ils soient philosophes, théologiens, physiciens ou ma
thématiciens, au cœur d'une aventure non exempte de dangers. Certains paieront
cette aventure par la fohe, d'autres joueront Uttéralement leur vie et finiront jugés
INTRODUCTION

par des sectes intolérantes ou jetés au bûcher par des religions intransigeantes.
Tout cela pour ce qui n'est, somme toute, qu'une idée. Mais nous savons qu'une
idée peut influencer de manière décisive notre manière de percevoir le futur,
au-delà de notre propre existence, et, par conséquent, faire trembler les bases sur
lesquelles s'appuient les croyances de toutes les cultures.
Quoi qu'il en soit, c'est un sujet qui, d'une certaine manière, affecte notre vi
sion du monde et intéresse donc non seulement les mathématiciens mais aussi les
philosophes. Ces deux points de vue doivent « dialoguer » entre eux car, comme
l'a dit un jour le mathématicien français Jean-Charles de Borda (1733-1799) :
« Sans les mathématiques, on ne va pas au fond de la philosophie ; sans la philo
sophie, on ne va pas au fond des mathématiques ; et sans les deux, on ne voit le
fond de rien du tout. »

10
Chapitre 1

Qu'est-ce que l'infini ?


L'infini est un concept inhérent à la pensée humaine. Il est fort probable que nous
naissions avec un vague concept mental d'infmitude que nous associons rapide
ment à son contraire, la perception claire de la fmitude de notre propre nature. En
philosophie ou en théologie, réfléchir sur l'infini peut être conjoncturel, mais en
mathématiques, explorer l'infini a été et reste une nécessité.

L'infini au quotidien
Vous connaissez peut-être l'anecdote du professeur de mathématiques qui ex
pliqua pour la première fois l'infini en classe. Il se munit d'une boîte de craies et
commença à tracer un trait au tableau. Arrivé au bord, il continua la Hgne sur le
mur, puis jusqu'au sol et ainsi sans s'arrêter jusqu'à sortir par la porte de la classe
et disparaître au fond du couloir, sans jamais lâcher sa craie. Les élèves stupéfaits
attendaient que quelque chose se passât. Au bout d'un moment, la sonnerie de
la fin du cours retentit. Le professeur avait disparu. Un surveillant fut la dernière
personne qui le vit, descendant la rue en laissant derrière lui un trait de craie
blanche sur les murs des maisons. Trois jours passèrent et la direction du coUège
décida de prendre un remplaçant. Au bout de quelques mois, le professeur réap
parut subitement pendant le cours de mathématiques. Il arborait un sac à dos,
une longue barbe et, bien sûr, un petit morceau de craie dans la main. Il entra à
grandes enjambées en traçant une ligne sur le sol,puis sur le mur jusqu'à atteindre
le tableau et alors, il s'arrêta. Montrant des signes apparents de fatigue, il s'adressa
à ses élèves en ces termes : «Voici une Hgne incroyablement longue, mais ce n'est
rien comparé à l'infini. »
On ignore ce que décida la direction au sujet de ce professeur ou s'il fut directe
ment envoyé à l'asile. On ne sait pas non plus si ses élèves comprirent clairement ce
qu'était l'infini. Ce dont ils pouvaient être sûrs, c'est que l'infini implique quelque
chose d'exceptionnel, pour ne pas dire de traumatisant.
Il existe plusieurs histoires, toutes plus singuHères les unes que les autres, qui
essaient de nous faire percevoir ce qu'est l'infini. Dans le domaine religieux.

11
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

on fait généralement référence à l'infini temporel, plus couramment appelé éter


nité, lorsque l'on parle de châtiments perpétuels. Le purgatoire pouvait être long
mais pas éternel. L'enfer, en revanche, durait un temps infini. Pour donner une
idée de ce que cela signifiait, on faisait allusion à des travaux titanesques : par
exemple, ramasser les grains de sable d'une plage immense, en en prenant un tous
les cent siècles. L'un des scénarios les plus curieux pour dlustrer ce que pouvait être
l'éternité est le suivant : imaginons que la Terre soit une boule d'acier compacte
et qu'une fois tous les dix millions d'années, une colombe caresse doucement sa
surface. Lorsque la sphère sera réduite par l'usure à un point minuscule, c'est que
l'éternité sera passée, ou plus exactement, « une » éternité. Ces exemples étaient
donnés aux enfants pour qu'ils se fassent une idée, malheureusement toujours me
naçante, de l'énormité de l'infini.
Ma première « vision » de l'infini date de l'enfance, lorsque je me suis re
trouvé pour la première fois entre les deux miroirs parallèles d'un ascenseur.

Illustration de Gustave Doré de /'Enfer, la première partie de la Divine Comédie


de Dante Alighieri. Aller en enfer représente une souffrance éternelle,
un châtiment infini.
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

« Qu'est-ce que c'est ? », ai-je demandé. Mon père me prit par la main et me
répondit simplement : « C'est l'infini. » Depuis ce jour, l'infini est pour moi un
paysage,effrayant ou fascinant selon le point de vue, où il vaut mieux se promener
en donnant la main à quelqu'un.
Pour nous tous, l'infini doit être quelque part là-bas, en un lieu complètement
inaccessible, qui dans le meilleur des cas engendre une certaine appréhension et qui,
dans le pire,peut dégénérer en une terreur cosmique. Mais,d'un autre côté, l'alter
native à l'infini n'est pas très encourageante.Si l'univers est fini, qu'y a-t-il au-delà
de ses limites ? Réponse : le Néant. Avec une majuscule. Un concept encore moins
acceptable que celui d'infini.

La définition d'un dictionnaire

Jusqu'à un certain point, on pourrait considérer que le terme « infini » est


un mot culte, car il contient des concepts philosophiques de réelle envergure.
Pourtant, on l'utilise couramment dans le langage parlé et nous y faisons maintes
fois référence : « l'espace infini », « un nombre de fois infini », « un temps
infini », « avoir une patience infinie » sont des expressions que l'on utilise assez
facilement. Nous comprenons tous ce qu'elles veulent dire, tant que nous ne
cherchons pas trop à en creuser le sens. En effet, si nous cherchons à le faire,
nous ne tarderons pas à nous apercevoir que notre capacité de réflexion sur
le concept d'infini s'amenuise très vite et nous commencerons à utiliser des
« clichés » qui n'expliquent en vérité pas grand-chose, voire rien du tout. Ce
concept est inéluctablement de nature philosophique : penser l'infini, c'est se
mettre à philosopher, or il faut avoir une certaine prédisposition pour le faire et,
surtout, trouver un point de départ.
Dans ce cas,le plus simple est de se référer aux dictionnaires. Ceux-ci proposent
différentes définitions de ce terme :
(Du lat. infinïtus).
1. adj. Qui n'a ni ne peut avoir de fin ou de limite.
2. adj.Très important en nombre ou en taille, qui semble ne jamais se terminer.
3. n. m. Lieu imprécis, lointain et indéfini. La rue seperdait à Vinjini.
4. n. m. Réglage maximal de la mise au point d'un objectif d'appareil photogra
phique sur ce qui est distant.
5. n. m. Valeur supérieure à tout ce qui est quantifiable.
6. n. m. Math. Signe (©o) qui désigne cette valeur.

13
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

Analysons ces acceptions sans chercher à mettre en doute leur interpréta


tion hnguistique mais en nous rapprochant le plus possible de leur signification
mathématique. La première d'entre elles se réfère à quelque chose qui ne peut
avoir de fin ni de limite. Nous ferons ici quelques remarques. En premier Heu,
la définition n'atteste pas seulement que l'infini n'a pas de limite mais qu'il ne
peut en avoir, ce qui est une différence très subtile. Si nous disons que l'infini
n'a pas de fin, nous affirmons deux choses : impHcitement, que l'infini existe, et
explicitement, qu'il n'a pas de fin. En second lieu, quand nous posons qu'il ne
peut avoir de fin, nous affirmons qu'au cas où il existerait, il ne pourrait se ter
miner. Cette différence peut sembler tirée par les cheveux, mais elle renferme en
fait les concepts d'infini potentiel et d'infini actuel, avec lesquels nous devrons
nous familiariser.
Les deuxième et troisième acceptions se rapportent à des perceptions ou à
des sensations. La quatrième se réfère à un sujet technique d'ordre géométrique
qui représente un fait marquant dans l'histoire des mathématiques, lorsqu'on
interpréta l'infini comme un point où se rejoignent des droites parallèles.
La sixième concerne le signe utilisé pour symboliser l'infini dont nous
parlerons également plus loin. La cinquième, «Valeur supérieure à tout ce qui
est quantifiable », est celle qui se rapproche le plus du concept d'infini en
mathématiques.
Ces concepts élémentaires restent liés à l'idée d'un accroissement infini,
tant spatial que temporel, mais l'objet auquel il s'applique est trop vague. Le
terme est utilisé plus souvent comme adjectif que comme substantif. Lorsque
l'on parle d'un « amour infini », on évoque un « amour éternel », on fait al
lusion à l'aspect temporel du concept d'infini et cela signifie une extrême
fidélité. Mais en disant que l'univers est infini, nous parlons d'une « immensité
spatiale ».Cela reste quelque chose d'imprécis et nous fait penser à la contem
plation d'un ciel nocturne par une nuit sans lune, avec des millions d'étoiles
brillant dans l'obscurité, à laquelle nous donnons cette inquiétante dimension
d'infini. Si nous voulons aborder le thème de l'infini, il nous faut trouver un
objet qui soit le plus concret possible, même si cela paraît paradoxal vu le ni
veau d'abstraction que semblent avoir les mathématiques. Le meilleur point de
départ nous semble être la suite des entiers naturels.
En effet, il n'y a rien de plus naturel qu'un entier. Dans toute culture
avancée, tout le monde comprend ce à quoi nous faisons référence quand nous
parlons de la suite 1, 2, 3... des nombres entiers naturels. Quand se termine

14
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

LE SYMBOLE DE L'INFINI

L'auréole, suspendue au-dessus de la tête


des saints, représente l'éternité. En latin,
le mot caelum signifie aussi bien « ciel »
que « cercle » et, tel une courbe sans fin,
c'est un chemin qui peut être parcouru un
nombre infini de fois et qui peut donc re
présenter l'éternité. De la même manière,
dans certains univers non religieux, le sym
bole de l'infini a été utilisé en lieu et place
du cercle. Dans la plupart des éditions de
tarot, le symbole de l'infini apparaît sur
la première carte, au-dessus de la tête du
Bateleur. Ce symbole, que beaucoup dé
crivent comme un « huit couché », est en
fait la courbe appelée « lemniscate de Ber-
noulli » et fut introduite par le mathémati
cien britannique John Wallis (1616-1703). THE MAGICIJVN
Une autre version dit qu'il provient de la
lettre M, symbole du nombre mille, écrite
Sur la carte de tarot
en cursive et que Wallis, qui était philolo
du Bateleur, celul-d parte
gue, l'adopta pour symboliser un très grand au-dessus de sa tête
nombre. le symbole de l'infini.

cette suite ? La réponse immédiate est ; jamais. Et pourquoi ne se termine-


t-elle jamais ? Parce que nous pourrons toujours y ajouter un nombre.
C'est une réponse correcte, au point qu'elle constitue une définition assez
précise du terme infini, comme nous le verrons plus loin. Dans tous les cas,
la réponse « jamais » comporte implicitement un aspect temporel en plus de
l'aspect numérique. Cela revient à dire que nous pourrons « toujours » ajouter
des nombres. Faisons-le montre en main et nous devrons alors admettre
que non seulement la séquence numérique est infinie, mais le temps aussi.
Cette confusion s'est avérée bien souvent un inconvénient sérieux lorsqu'on
traite de l'infini.

15
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

Très grand et très petit


Faisons à présent une petite expérience virtuelle. Supposons que nous disposons
d'un baUon qui a la propriété suivante : chaque fois qu'il rebondit sur le sol, il
monte à une hauteur égale à la moitié de la précédente. Si on le laisse tomber de
deux mètres de haut, par exemple, il rebondira à un mètre, puis à 50 cm et ainsi
de suite. Posons-nous maintenant le problème suivant : laissons tomber le baUon
de 10 m de haut ; quand il se sera arrêté de rebondir, quelle sera la distance qu'il
aura parcourue ? Nous ne pouvons pas dire que cet énoncé n'est pas réel. Nous
savons pertinemment que la baUe va finir par s'arrêter de rebondir, qu'elle ne peut
le faire éternellement, mais, pourtant, nous pouvons dire que le chemin qu'elle a
parcouru est infini, puisqu'il est possible de diviser sans fin la hauteur par deux,
en obtenant à chaque fois une hauteur plus petite, aussi petite que nous pouvons
l'imaginer. C'est un paradoxe typique associé à l'infini que nous approfondirons

Un ballon s'arrête-t-il de rebondir à un certain moment


ou ses rebonds sont-ils, à l'infini, de plus en plus petits et imperceptibles ?
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

en détail plus loin et qui nous fait pénétrer dans un nouveau domaine, celui
de Finfiniment petit.
L'idée d'immensité n'est donc pas la seule que nous pouvons associer à l'in
fini : l'infiniment petit existe aussi. Prenons un segment de droite et divisons-le
en deux, puis divisons encore l'une des parties en deux, et ainsi de suite sans nous
arrêter. Nous pouvons, au moins théoriquement, le diviser infiniment en obtenant
à chaque fois des segments plus petits. Ce processus a-t-il une fin ? Non. Comme
pour la suite de nombres entiers naturels, à laquelle nous pouvions toujours ajouter
un nombre, dans cet exemple, nous pouvons toujours diviser le nouveau segment
en deux. Ainsi, l'infini fait référence tant à ce qui est très grand qu'à ce qui est
très petit. On appelle respectivement ces deux actions « prolongation infinie »
et « processus de division infinie ».

Apeiron
On trouve les premières références à des spéculations ou des réflexions sur le thème
de l'infini dans la culture grecque, comme à chaque fois que l'on cherche des
fondements philosophiques originels. Il est bien connu que l'une des nombreuses
qualités des philosophes grecs est d'avoir créé le langage philosophique. Ils fabri
quaient un mot spécifique pour représenter une idée, élaborant ainsi ce qu'on peut
appeler une terminologie philosophique d'une précision comparable à la termino
logie scientifique, qui est en fin de compte une héritière de la précédente. Dans ce
cas précis, le mot clé était apeiron, terme qui vient de perata, qui signifie « limite de
quelque chose ».Ainsi, ce qui n'a pas de perata est apeiron, infini, sans limite.
Dans la philosophie grecque, « sans limite » prend une signification particulière
qui ne fait pas tant référence à l'idée d'extension infinie comme nous pouvons la
comprendre dans le langage courant, mais plutôt à celle de l'origine de tout ce
qui existe. L'idée sous-jacente est que toute chose existe en fonction de ses limites.
Lorsque nous pensons à un objet quelconque, une table par exemple, ce que nous
observons en premier, avant même sa fonctionnalité, ce sont les limites qui la dé
finissent et la séparent du reste de l'environnement. Cette idée s'applique tant aux
êtres inanimés qu'aux êtres vivants. Une cellule vivante existe par la membrane qui
lui impose des limites avec le milieu qui l'entoure. S'il en est ainsi, nous pouvons
affirmer que tout ce qui « est » existe à l'intérieur de ses limites et grâce à elles.
De ce fait, Yapeiron est assimilable à un magma indéfini dans lequel est né tout ce
qui existe grâce à l'apparition de limites précises à l'intérieur même de ce magma.

17
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

Par conséquent, Yapeiron tient plus sa raison d'être de l'indéfini que de l'illimité.
Rien d'étonnant à ce que, par extension et en plus de son pouvoir de définir l'exis
tence des choses, on lui attribue aussi le pouvoir de déterminer les fonctions et les
qualités des choses créées. D'où l'idée d'associer Yapeiron, et donc l'idée d'infini,
avec celle de Dieu dans les différentes conceptions religieuses.
Et d'où aussi une certaine ambivalence ou sentiment contradictoire de ce
terme. Apeiron, en tant qu'origine de toute chose, s'apparente au kaos originel et il
est donc associé au mal, à quelque chose de non voulu, car cela ne fait pas partie
de notre existence. D'où l'ambivalence de l'infini, qui peut être associé tant à la
divinité inaccessible qu'aux forces désorganisées et chaotiques du mal dans son
essence la plus pure. C'est l'aspect négatif de l'infini qui se perpétue tout au long
de l'histoire de notre culture et dont J.L. Borges parle « comme d'un concept qui
corrompt et affole les autres ». Il poursuit : «Je ne parle pas du Mal dont l'empire
bien délimité est l'éthique :je parle de l'infini. »
Une autre acception du terme à'apeiron,plus proche de ce que nous entendons
par infini, est celle qui nous fait penser à un espace euclidien, dans son sens d'es
pace géométrique sans limite. Ainsi, et en suivant la pensée de Platon, Aristote ne
croit pas en un espace infini. D'après son raisonnement, un espace est un Heu qui
peut être occupé par un corps, indépendamment du fait qu'à ce moment précis,
un corps l'occupe ou non. Un espace infini serait susceptible d'être occupé par un
corps infini, ce qui est impossible.
Ce schéma obligeait à concevoir le mouvement des planètes et des étoiles
comme absolument circulaire, puisqu'il s'agissait de mouvements continus qui, s'ils
avaient été rectilignes, auraient eu besoin d'un espace infini pour se réaHser. Co
pernic et même Kepler héritèrent de cette configuration cosmique et partageaient
ce point de vue sur l'espace et l'infini.
Pour l'école éléate à laquelle appartenaient Parménide (530 av.J.-C.-460 av.
J.-C.) et Zénon (490 av.J.-C.-430 av.J.-C.), la réalité, l'univers, ne pouvaient avoir
une origine et,donc, ni début, ni fin. À cesujet, Parménide affirmait :« ... leTout
est un, immobile et infini, puisque la limite en serait le vide », ce qui est une im
passe car cela implique de se débarrasser de la terreur de l'infini pour tomber dans
celle du vide.

Il existe une série de concepts que nous ne comprenons pas mais qui sont
là. Il n'y a pas beaucoup de différence entre l'effroi du néant et la peur de l'in
fini. En fait, les deux se compensent même si l'infini l'emporte généralement
puisque, d'une certaine manière, il nous est plus proche. Il nous est impossible

18
QU'EST-CE QUE L'iNFINI ?

Dans la pensée aristotélicienne, l'espace infinin'a pas de contenance.


Selon le philosophe grec, l'espace infinipeut être occupé uniquement
par un corps infini, ce qui n'existe pas. Ce buste en marbre est une copie romaine
de l'original grec en bronze de Lysippe, datant de 330 av. J.-C.

de concevoirl'espace où nous vivons comme fini. Quand on essaye de l'imaginer


ainsi, la première question qui nous vient à l'esprit est : «Mais qu'y a-t-il après ? »
La réponse ne peut être « rien ». Il doit au moins y avoir de l'espace, même s'il est
vide. C'est très simple. Nous ne connaissons pas le néant mais, en revanche, nous
avons la présence constante des choses qui forment l'infini, même si c'est un infini
imaginaire. C'est que l'infini n'est pas seulement une idée ou un concept. Le fait
qu'il existe dans toute les cultures,avec toutes les questions qu'il pose,indique sans
aucun doute qu'il nous est propre, que cela nous plaise ou non, comme le sont la
vie, la mort ou encore le temps.

Infini potentiel et infini actuel


Supposons que nous tracions un traitàla craiesurle sol,de sorte qu'en faisant un pas
en avant, nous nous trouvions de l'autre côté. C'est une action que nous pouvons
« potentiellement » faire. Quand nous la faisons et que nous nous trouvons

19
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

de l'autre côté du trait,nous avons «actualisé »ce potentiel, nous l'avons transformé
en acte.Il existe une différence nette entre ce qui est potentiellement réalisable et
l'acte réalisé. Mais il pourrait arriver, par exemple, qu'au moment de commencer
cette action, nous soyons pris d'une nausée subite qui nous empêche de réaliser
cet acte.

Nous avons dit que la suite des entiers naturels 1, 2, 3, 4... est infinie. C'est
quelque chose que personne ne met en doute au départ, puisqu'à partir de tout
nombre n on pourra toujours créer le nombre suivant n + 1, quelle que soit la
taille de ce nombre n. Mais c'est une chose d'avoir la possibilité de le faire,l'avoir
fait en est une autre. Il s'agit là d'une différence subtile.Avoir la possibilité de le
faire définit l'infini potentiel. L'avoir fait définit l'infini actuel.Le choix des mots
pour désigner ces deux classes d'infini n'est pas très heureux, ou, pour le moins,
peu intuitif. Il serait peut-être préférable d'utiliser les expressions « infini théo
rique » pour l'infini potentiel et « infini réel » pour l'infini actuel,même si elles
sont, elles aussi, ambiguës.
Nous savons bien que personne ne peut construire la suite de tous les nombres.
Il est également vrai que personne n'a jamaisvu deux droites parallèles puisqu'elles
sont infinies et, au mieux, nous ne pouvons en voir que des segments.Cela signi-
fie-t-il que les droites parallèles n'existent pas ? Elles existent dans la mesure où les
droites existent, mais une droite infinie existe-t-elle vraiment ? Euclide lui-même,
dans ses fameux Eléments degéométrie, traitait ce thème avec beaucoup de prudence.
Lorsqu'il parlait de droites, il disait « des segments dont la longueur peut être aussi
grande que nous le voulons », faisant clairement allusion à l'infini potentiel.
L'acception des termes « infini temporel » ou « infini actuel » n'est pas une
simple question de choix, de goût ou de sympathie, mais il s'agit d'une position
philosophique qui n'a rien de banal. Il faut bien prendre en compte que l'infini
potentiel a été l'unique infini admis en mathématiques et dans les sciences en gé
néraljusqu'à la fin du XIX^ siècle. Aristote interdisait tacitement que son école phi
losophique adoptât l'infini actuel : « il n'est pas possible que l'infini existe comme
un être en action, ni comme une substance, ni comme principe », écrivait-il, et
il ajoutait : « il est clair que la négation absolue de l'infini est une hypothèse qui
a des conséquences impossibles », donc, l'infini « existe potentiellement [...] par
addition ou par division ».
La régulation aristotélicienne de l'infini ne permet donc pas de considérer
un segment comme un ensemble de points alignés, mais elle permet de diviser
ce segment en deux, autant de fois qu'on le veut.

20
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

L'INFINI ET LES PÈRES DE L'ÉGLISE

Pendant le Moyen Âge, ledébatsur l'infini actuel ne pouvait se teinter de nuances mathé
matiques caril étaitlapropriété exclusive de ladivinité, et doncne pouvait êtrediscuté que
dans le cadredes forums théologiques. Comme l'affirmait saintAugustin : « Seul Dieu et
ses pensées sont infinis. » Il est néanmoins surprenant que lespèresde l'Église aient refusé à
Dieu lapossibilité de créer l'infini actuel. Dans laSumma Theologiae, saintThomas d'Aquin
démontre que, mêmesiDieu est omnipotent, illimité, il ne peut créerde choses absolument
illimitées. Conclusion qui ne peut se justifier, dans le contexte religieux dans lequel lasitue
saint Thomas, que si l'on admet que l'infini actuel est identiqueau mal absolu.

Le questionnaire suivant sur l'idée d'infini a été proposé à une personne de


culture moyenne, sans aucune préparation philosophique ou mathématique. Ses
réponses ont été rapides, sans réflexion poussée, spontanées et dictées par le « sens
commun »,supposé refléter notre environnement culturel.

Q : Qu'est-ce que l'infini ?


R : Quelque chose qui ne s'arrêtejamais.
Q : Qu'est-ce que cela veut dire ?
R : Eh bien, qu'on peut être en train de compter et qu'on ne s'arrêteraitjamaisJamais.
Q : Pourquoi ne s'arrêterait-on jamais ?
R : Parce qu'il n'y a pas de nombrefinal.
Q : Comment le savez-vous ?
R :Je n'ai jamais essayé.Je le crois.
Q : Donc, c'est une croyance.
R : Pas exactement. Je sais qu'aussi grand que soit un nombre, je pourrai toujours lui
ajouter un autre nombre.
Q :Je ne suis pas d'accord. Même si vous vous consacrez à cette tâche, votre
vie est limitée et vous ne pourrez pas « toujours » additionner des nombres.
R : Peu importe, des générations et des générations pourraient s'y consacrer.
Q : Mais la vie surTerre est aussi limitée.De fait, le système solaire entier a une
date de péremption.
R : Ce n'est pasgrave. H est inutile que quelqu'un le fasse, il suffit de savoir que cela
peutsefaire. Même s'il n'existait surTerre que des dauphins, cela pourrait êtrefait.
Quepersonne nepuissefaire une chose ne veut pas dire qu'elle nepeut exister.

21
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

Q :Cela revient à accepter que l'infini est quelque chose qui existe indépen
damment de nous.
R : Exactement.

Ces réponses révèlent le cœur du débat entre infini actuel et infini


potentiel. La personne interrogée a fini par adopter clairement la pensée
aristotélicienne.

LES FLAMMES DE L'INFINI


En 1600, Giordano Bruno (1548-1600) commit « un péché de pensée » en imaginant
que nousvivions au sein d'un espace infini peuplé d'une infinité de mondes. Il fit ensuite
l'erreur d'en parler publiquement, ce qui le mena au bûcher. Auparavant, il resta enfermé
sept ans en prison où il fut soumis à toutes sortesde vexations et de tortures, ce qui prouve
deux choses : d'une part, l'absolue conviction de Giordano quant à son idée de l'infini
et son attachement à la libertéde pensée, et d'autre part, le danger que peut signifier le
fait de s'opposer à son environnement culturel à certaines époques de l'histoire. Le triste
paradoxe de cette situation est qu'actuellement, la communautéscientifique en arrive à
s'accorder sur le fait que l'Univers dans lequel nous vivons pourraitêtre fini. Conclusion :
une idée n'est rien de plus qu'une idée et l'on peut mettre en jeu son prestige pour elle,
mais pas sa vie. Cela n'en vaut pas la peine.

1 Âiik

Bas-relief en bronze du sculpteur EttoreFerrarl (1848-1929) illustrant le procès Intenté


contre Giordano Bruno par l'Inquisition romaine. Campo de' Fiori, Rome.
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

L'infini dans l'enseignement


L'infini potentiel commence à faire partie de nos structures mentales dès les
premières années de notre formation scolaire. Il est surtout associé à l'idée
de compter des objets et donc, à la suite des entiers naturels, ou encore à des
processus cycliques associés au passage du temps : la nuit succède au jour, le
jour à la nuit et ainsi de suite. C'est en général une représentation mentale qui
n'évolue pas et qui, si elle entre en conflit avec l'intuition, le fait sans causer
de crises intellectuelles marquantes. L'infini potentiel reste également plus ou
moins stable dans nos représentations mentales parce qu'on n'exige pas grand-
chose de lui.
C'est une autre affaire avec l'infini actuel. Il entre toujours en scène en ma
thématiques sans nous prévenir et sans préparation suffisante, ce qui nous trouble
grandement et nous plonge parfois dans des conflits difficiles à surmonter. Quand
se présente-t-il alors dans toute son ampleur ?
Pour le lecteur profane, il faut préciser que lorsqu'on parle d'analyse dans ce
contexte, il ne s'agit pas de calcul numérique, ou à proprement parler d'arithmé
tique, mais du calcul infinitésimal, une matière que l'on commence à étudier vers
l'âge de dix-sept ans seulement, à la fin du cycle secondaire, puis pendant trois ou
quatre années supplémentaires au cours de la majorité des études qui conduisent à
des carrières techniques ou scientifiques.
L'introduction de la théorie des ensembles dans l'enseignement secondaire,
appelée incorrectement « mathématiques modernes », a été considérée par
de nombreux pédagogues comme un échec complet. C'est peut-être dû
au fait que cette théorie était intéressante pour fonder le corps théorique

ACCEPTER L'INFINI ACTUEL

La majorité des enquêtes et études menées a montré que cinquante pour cent de la po
pulation interrogée n'acceptent pas l'existence de l'infini actuel. Il est intéressant de voir
que ce n'est ni une question d'expérience ni de maturité : les statistiques ne varient pas
avec l'âge. Il arrive que des professeurs, devant expliquer en cours des définitions et des
théorèmes dans lesquels l'infini actuel joue un rôle déterminant, « jouent le jeu », mais,
qu'en leur for intérieur, ils restent intransigeants sur le fait que l'infini actuel ne doit sim
plement pas exister en tant que tel.

23
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

des mathématiques mais n'avait que peu d'utilité quant à son application. Il en
résulta que, dans la plupart des écoles, les professeurs se limitèrent à enseigner
des concepts très élémentaires, tels que ceux d'appartenance à un ensemble ou
d'inclusion entre ensembles, très intuitifs, et qui ne requièrent que le langage
mathématique de leur propre symboHque. Une partie intéressante a néanmoins
été oubliée : celle qui fait référence au concept de cardinaHté, comme nous
le verrons dans les derniers chapitres, c'est-à-dire au nombre d'éléments que
contient un ensemble, et notamment dans le cas particulier des ensembles
infinis. Dans ce contexte, on parle toujours de l'infini actuel, une notion a priori
en contradiction avec notre « sens commun ». Comment, en eflFet, accepter
l'existence d'ensembles d'éléments où les parties sont égales au tout - alors
qu'EucUde lui-même se chargea d'affirmer clairement dans les Eléments que
« le tout est plus grand que la partie », comme il semble que ce soit logique ?
Comment accepter également qu'un ensemble borné puisse être infini, alors
que selon notre entendement, l'infini n'a pas de Hmite ?
Comme nous le verrons tout au long de cet ouvrage, la logique élémentaire,
ou ce que nous appelons « intuition », peut induire en erreur lorsqu'il s'agit de
l'infini actuel. Face à certains concepts, on confond en général comprendre et
croire. Le problème qu'affrontent les étudiants en mathématiques face à l'in
fini actuel est similaire à celui qu'affrontent les étudiants en physique face à
la mécanique quantique. Un exemple typique en mécanique quantique est le
suivant : imaginons une boîte avec une bille et deux trous. Si nous remuons la
boîte aléatoirement, nous pouvons espérer que la bille tombe par l'un des trous.
Avec certains mouvements, on pourrait même penser être capable de calculer
la probabiUté qu'elle tombe dans l'un des deux trous. Ce qui est plus difficile à
accepter, c'est que la bille tombe par les deux trous à la fois. En physique quan
tique, cette possibiUté existe et elle choque de plein fouet notre intuition. Ce
n'est pas un problème de compréhension du phénomène en lui-même, tout le
monde sait ce que signifie « tomber par les deux trous à la fois ». Face à une
telle éventuahté, il serait plus correct de dire «je ne le crois pas » plutôt que «je
ne le comprends pas ».
Quelque chose de similaire se produit avec l'infini actuel. Quand nous
affirmons qu'un minuscule segment de droite contient une infinité de points,
nous savons ce que nous disons.Y croire ou pas, c'est autre chose.

24
QU'EST-CE QUE L'INFINI ?

L'ARÉNAIRE D'ARCHIMÈDE

La terminologie des « millions », qui nous permet de quantifier les grands nombres, a été
introduite par le mathématicien français Nicolas Chuquet (vers 1445-1488), en 1484, avec
le suffixe « -illion », M = 10®. Selon cette nomenclature. Ml est un m-illion, M2 = bi-llion,
M3=tri-llion, etc. Les anciens systèmes de numération présentaient en général des difficul
tés à traiter les très grands nombres. Dans la Grèce antique, les systèmes de numération ne
permettaient pas de dépasser 100 millions.Archimède est l'auteur d'un célèbre traité d'arith
métique, connu sous le nom de UArénaire(le compteur de sable), dans lequel ilentreprit de
compter, théoriquement, le nombre de grains de sable sur Terre. En réalité, il s'agissait de
démontrer qu'il existait une méthode de numération permettant de compter des ensembles
d'objets qui, bien qu'ils parussent en nombre infini, ne l'étaient pas. Archimède élabora un
système consistant en trois périodes, sur la base des puissances successives des myriades (Q),
une mesure équivalente à 10 000 unités. Le plus grand chiffre qu'il atteint avec ce système
fut 1 u n e quantité déjà respectable. Ce que personne ne peut expliquer, c'est la raison
pour laquelle il s'arrêta à ce nombre, alors que rien ne l'empêchait d'aller plus loin.

25
Chapitre 2

Discret et continu

L'antagonisme existant entre le discret et le continu, qui a véritablement fasciné


bon nombre de penseurs, remonte aux philosophes de la Grèce antique, mais il
est toujours d'actualité dans des domaines plus divers, tels que la physique, les
mathématiques, la psychologie, les sciences de la connaissance ou la Hnguistique.

La densité

Les grandes cultures de l'Antiquité, en particuHer la culture grecque, donnaient


aux nombres un sens métaphysique, liant ainsi leur vision du monde à un système
de numération. En général, lorsqu'on parle de nombres, on se réfère à la suite des
entiers naturels 1,2,3, etc. En effet, les fractions ou nombres fractionnaires entrè
rent de manière un peu forcée dans la famille grecque des nombres : ils n'étaient
pas traités comme des nombres au sens actuel du terme mais en tant que pro
portions entre quantités ou relations de simiUtude entre des figures géométriques
particuhères. Ici, il est nécessaire d'éclaircir l'un des aspects de la numérologie
directement hé au concept d'infini : si tout ce qui existe doit pouvoir s'expHquer
au moyen de nombres, il doit y en avoir suffisamment pour désigner toutes les
choses connues et, surtout, celles à venir. Dans ce sens, la suite des entiers naturels
ne pose pas de problème, puisqu'elle est infinie. En revanche,la suite des nombres
fractionnaires a une propriété que les entiers n'ont pas et que les mathématiciens
grecs observèrent avec suspicion : la densité.
Entre deux nombres entiers consécutifs quelconques, il n'en existe aucun
autre. Par exemple, entre 6 et 7, aucun autre nombre entier n'« a de place ». Il
n'existe évidemment aucun autre entier supérieur à 6 et inférieur à 7. Pourtant
cela est faux si l'on ajoute les nombres fractionnaires aux nombres entiers. En
reprenant l'exemple précédent, le nombre suivant se trouve entre 6 et 7 :
6+7 _ 13
2 " 2*

27
DISCRET ET CONTINU

Avec ce système, on pourra toujours trouver un nombre situé entre deux


autres. Si ces nombres sont A et B, alors nous avons de manière certaine :

^
A<
^ +B <B.

2

Il est alors nécessaire de disposer, dans notre ensemble, de nombres fraction


naires ou rationnels.

Comme ce processus peut être répété à l'infini, nous pouvons affirmer


qu'entre deux nombres rationnels quelconques, il existe une infinité de nombres
rationnels.
C'est la propriété de densité à laquelle nous faisions référence plus haut. Ce
concept annule celui de nombre « suivant ».Dans l'ensemble des entiers naturels,
on peut dire sans ambiguïté que le nombre qui suit 12 est 13, mais dans l'ensemble
des rationnels, cela n'a aucun sens de parler du nombre suivant N. Si l'on dit que
M est ce nombre, c'est une erreur puisque :

N + M

existe entre les deux.

La densité nous confronte à une perception de l'infini à laquelle nous ne


sommes pas habitués. Prenons un exemple géométrique et imaginons une droite.
Nous pensons qu'elle se prolonge indéfiniment à ses deux extrémités. C'est notre
perception de l'infiniment grand. Mais nous pouvons faire la même chose avec
les points d'un segment qu'avec les nombres rationnels. Entre deux points d'un
segment, on peut toujours en trouver un autre, ce qui fait que le nombre de points
d'un segment est également infini.

Discret et continu

Dans le dictionnaire, l'une des acceptions de « discret » est « séparé, distinct », et


renvoie à sa signification mathématique dans l'expression quantité discrète : « Qui
se compose d'unités ou de parties séparées les unes des autres, comme les arbres
d'une forêt, les soldats d'une armée, les grains d'un épi, etc. » Comme nous le
verrons plus loin, faire référence à des « parties séparées » revient à définir ce qui
est discret au moyen d'un outil mathématique très élaboré, car définir clairement
ce qui est « séparé »,n'est pas aussi évident qu'il y paraît.

28
DISCRET ET CONTINU

Pour bien comprendre ce que recouvre l'infini, que ce soit l'infiniment


grand ou l'infiniment petit, il faut avoir une idée claire de la signification des
concepts de « continu » et de « discret ». Examinons la différence entre les
deux avec un exemple simple. Soit deux récipients identiques, l'un contenant
de l'eau et l'autre, des billes.Versons le premier dans un autre récipient : nous
verrons couler le liquide et monter son niveau au fur et à mesure. Quand nous
versons les billes, la situation est tout autre, surtout dans la perception que
nous en avons : nous observons les billes tomber dans le récipient une à une.
Ce sont deux expériences très différentes, non seulement à voir mais aussi à
entendre : dans le premier cas, il s'agit d'un bruit continu alors que dans le
second, nous entendons le bruit de chaque bille qui cogne le récipient. Dans
le premier cas, on aura reconnu un processus continu et dans le second, un
processus discret.
Prenons un autre exemple : le temps s'écoule de manière continue de neuf
heures du matin à neuf heures du soir. Mais si nous regardons un horaire de
train pendant ce même intervalle de temps, nous trouverons un ensemble de
valeurs discrètes. Si un train part à dix heures du matin et le suivant à onze
heures, entre les deux valeurs 10 et 11, il n'en existe aucune autre, ce sont
donc des valeurs discrètes. En revanche, la mesure du temps entre 10 heures
et 11 heures est continue et peut prendre une infinité de valeurs : 10 heures
25 minutes 0,34628761720041244474 secondes en est une.
On pourrait penser que, présenté en ces termes, le concept est intuitif et
apparemment simple. Pourtant, il a engendré des controverses passionnées
tout au long de l'histoire, en partie parce que la question n'a rien de simple,
mais aussi, comme nous le verrons plus loin, parce que l'intuition n'est pas
toujours bonne conseillère. Ainsi, un même objet peut sembler être de nature
continue ou discrète selon l'échelle à laquelle nous l'observons.
La polémique autour de l'opposition continu-discret est étroitement liée
au concept d'infini. Il n'est donc pas étonnant de retrouver les discussions
à son sujet essentiellement dans le milieu philosophique. Nous aurons ain
si l'occasion d'aborder l'affrontement, dans la Grèce antique, entre l'école
pythagoricienne et l'école éléatique, dont les paradoxes de Zénon sont em
blématiques.
La question essentielle de savoir si le monde où nous vivons est discret ou
continu touche de très près nos perceptions et entre donc de plain-pied dans le
cadre de ce qu'on appelle les sciences de la connaissance. Loin des considérations

29
DISCRET ET CONTINU

philosophiques et des interprétations psychologiques, la physique et les


mathématiques entrèrent résolument dans le monde du discret au début du
XX® siècle, la physique par la mécanique quantique et les mathématiques par
l'avènement de ce que l'on a appelé les mathématiques discrètes.

Piéger le temps
On dit que la différence la plus importante entre la science et la technologie
est que la première change notre manière de voir le monde et la seconde, notre
manière d'y vivre. Dans ce même ordre d'idée, nous pouvons dire que l'horloge
mécanique a été l'une des inventions les plus révolutionnaires de l'histoire de
l'humanité et parmi celles qui ont le plus changé la vie quotidienne. Grâce à un
dispositif dans lequel les mathématiques jouèrent un rôle décisif,le temps ne fut
plus considéré comme un processus continu mais devint une suite « discrète »
d'intervalles.
Les premières horloges mécaniques firent leur apparition au xiv® siècle (en
Chine, elles datent du x®). Nous trouverions aujourd'hui leur mécanisme rudi-
mentaire. La force motrice était créée par un poids qui descendait par gravité et
pendait au bout d'une corde enroulée autour d'un cylindre, de manière que, la
corde se déroulant, le poids fit tourner le cyHndre qui, à son tour, entraînait le
mécanisme de l'horloge. Le cadran et les aiguilles n'existant pas encore, les heures
étaient marquées par des sons de cloches. Nous parlons bien sûr des grandes hor
loges utilisées par une communauté. Dans certaines langues, le mot « horloge »
vient du mot cloche {dock en anglais,par exemple). Les cloches étaient actionnées
manuellement par quelqu'un qui surveillait l'horloge.
Il va sans dire que la précision de ces horloges laissait beaucoup à désirer,non
seulement à cause de l'imperfection du mécanisme mais aussi pour une question
de physique élémentaire. Le poids qui actionnait le mécanisme ne descendait pas à
une vitesse uniforme, car la vitesse du poids soumis à la gravité augmentait durant
sa descente. Une invention mécanique ingénieuse, appelée échappement, résolut
en grande partie ce problème.
Il s'agissaitd'un mécanisme formé d'une roue dentée, d'une ancre et d'un pen
dule. L'ancre entravait la roue d'échappement par l'une de ses extrémités. Quand
elle se balançait, eUe la libérait pour l'entraver ensuite avec l'autre extrémité. Le
balancement de l'ancre s'obtenait à l'aide d'un pendule.Voilà comment est apparu
le fameux « tic-tac »,qui, depuis, règle la vie quotidienne de la majorité des gens.

30
DISCRET ET CONTINU

Volant

Ancre

Roue
d'échappement

Ce dispositifmécanique, appelé roue d'échappement, améliora la mesure du temps.


Le volant produit un mouvement d'oscillation qui déplace l'ancre des deux côtés.
À chaque oscillation, cette ancre fait avancer la roue d'échappement d'un cran,
régulant ainsi le mouvement de l'ensemble de la mécanique de l'horloge.

Si l'on voulait que les horloges donnassent un rythme du temps, et ce indé


pendamment de celui-ci, il fallait encore résoudre un grave problème. Celui-ci
venait du fait que les premières heures étaient plus longues que les dernières,
c'est-à-dire que l'horloge avançait au fur et à mesure que la corde se déroulait.
Cela était dû à la trajectoire circulaire que suivait le pendule.
Il est facile de comprendre ce phénomène en observant la trajectoire pendu
laire d'une bille lâchée à l'intérieur d'une demi-sphère, comme on peut le faire
avec un bol rond par exemple. La bille va décrire des trajectoires de plus en plus
courtes et finira par s'immobiliser, ce qui revient à dire qu'on est arrivé au bout
de la corde de l'horloge. Il est évident que plus la hauteur diminue, moins elle
met de temps pour parvenir au centre, puisque la distance à parcourir est moins
importante. C'est la raison pour laquelle l'horloge avance. Mais existe-t-il une
courbe qui évite ce phénomène, c'est-à-dire une courbe dont la pente et la dis
tance à la base soient telles que la vitesse de la chute et la distance parcourue se
compensent ? Ce devrait être une courbe pour laquelle le temps mis par la bille
pour arriver à la base est le même quelle, que soit la hauteur d'où on la laisse
tomber. Cette courbe, avant même d'être découverte, reçut le nom de courbe
tautochrone, qui veut dire « temps égal ».

31
DISCRET ET CONTINU

En 1673, Christian Huygens démontra que la cycloïde présentait les caracté


ristiques d'une courbe tautochrone. La cycloïde se définit comme la trajectoire
décrite par un point se trouvant sur la circonférence d'un cercle, lorsque celui-ci
tourne sans glisser sur une droite.

La figure montre comment, en tournant,


un cercle décrit une courbe appelée cycloïde.

Huygens eut l'idée que si le pendule décrivait une cycloïde, la hauteur de la


quelle il démarrait à chaque oscillation importait peu, car le temps qu'il mettrait
à atteindre la partie la plus basse serait la même, comme dans le cas de la bille
dans le bol.
Mais comment faire pour que la courbe décrite par un pendule soit un
arc de cycloïde ? La réponse vient de l'une des propriétés les plus fascinantes
de la cycloïde : « La développée d'une cycloïde est également une cycloïde. »
La notion de développée est trop compHquée à expliquer ici, mais on peut
voir la traduction géométrique de ce résultat. Imaginons que nous divisions
une cycloïde en deux et que nous réunissions les deux moitiés en un point A,
comme sur la figure suivante.

UN CURIEUX JOUET

Imaginonsque nous inversonsune cycloïde, que nous la posons ensuite sur une table et que
nous la faisonstourner. Nousobtiendrons une surface dont la génératriceest la cycloïde elle-
même. C'est comme si nous demandions à un potier de nous fabriquer une jarre de manière à
ce que la courbe qui la définisse soit une cycloïde. Untel objet a été fabriqué en plastiquedans
lesannées 1960et s'est vendu dans lesboutiques de gadgetsauxÉtats-Unis. Qu'est-ce que cet
objet avait de curieux ? Eh bien, si on faisait rouler une billeà l'intérieur, elle mettait toujours
le même temps à arriver au fond, quelle que soit la hauteur d'où on l'avait laissée tomber.
Il est vraiment étrange de constater que deux billes arrivent ensemble au fond du récipient,
alorsqu'on lesa placéesl'une sur le rebordsupérieuret l'autre à la moitiéde la paroiopposée.

32
DISCRET ET CONTINU

^ / Cycloïde

/ Développée

Construction d'une développée à partir d'une cycloïde.

Si ron prend un fil de longueur fixe, attaché à et que nous le tendons de


manièreà ce qu'il soit toujourssurl'une desbranches de la cycloïde, l'extrémité
de ce fil décrit une courbe qui est aussi une cycloïde. Huygens avait trouvé
la manière de fabriquer un pendule auto-réglable simplement en retournant
la figure précédente, afin que le mouvement du pendule soit toujours sur les
deux branches de la cycloïde.
Bien que le temps ne soit pas une grandeur physique comme la masse ou
la température, il est pourtant mesurable et, à partir de l'invention de Huygens,
on peut affirmer qu'il peut être traité, si nécessaire, comme une grandeur
discrète.

Notre vie quotidienne continue à être réglée par le « tic-tac »,une mesure
discrète du temps. Dans le domaine scientifique, en revanche, l'intervalle
entre le « tic » et le « tac » s'est réduit progressivement de manière étonnante.
Il est infiniment plus petit qu'une seconde, comme on le dirait en langage
courant. Les horloges atomiques actuelles indiquent des cycles pour lesquels
une seconde est divisée en 9 192 631 770 parties. Ces horloges sont vraiment
très discrètes !

Paradoxes de Zénon

Le discret est constitué d'éléments, d'unités, mais qu'en est-il du continu ?


Il semble logique de penser que le continu ne peut présenter cette struc
ture puisque les unités sont séparables et qu'entre deux unités consécutives

33
DISCRET ET CONTINU

il n'y a rien, car sinon, on pourrait diviser encore cet intervalle en unités. En
réfléchissant un peu, nous verrons que le concept d'infiniment petit mène
directement au concept de continuité. La réflexion sur la nature du continu a
occupé une grande partie de la pensée grecque dès son origine. L'un de ses re
présentants les plus importants fut Zénon, qui, par ses paradoxes,fit remarquer
la fragilité de toute théorie fondée sur l'infiniment grand ou l'infiniment petit.
En grande partie, les exposés de Zénon visaient à valider les théories de
Parménide, dont il semble avoir été le disciple et qui déclarait que tout ce qui
existait formait un tout, une unité indivisible, tant spatialement que temporel-
lement. Zénon cherchait aussi à lutter contre les Pythagoriciensqui défendaient
pour leur part le «flux continu », comme mécanisme générateur de toute chose.
L'impossibihté de diviser le temps avait pour conséquence de nier le mou
vement, considéré comme une succession de Heux occupés par un objet tout
au long d'une succession temporelle. L'idée de Zénon était de montrer qu'en
admettant des hypothèses contraires à celles de Parménide, on aboutissait à des
contradictions, des absurdités inacceptables par la raison. Pour ce faire,il utilisa
une méthode logique dont il fut le précurseur, sinon le créateur : le raisonne
ment par l'absurde.
Cette méthode consiste essentiellement à supposer qu'une hypothèse est
vraie et, à partir d'elle, de faire une suite de déductions logiques qui finissent
par conduire à un résultat manifestement faux, d'où l'on déduit que l'hypo
thèse était également fausse. En termes logiques,le schéma se base sur :

V=>V

F =»V

oùV = VPJ\.I, F = FAUX et est un opérateur qui signifie « impHque ». Par


exemple,V signifie que tout ce qu'on peut déduire d'une vérité est en
core une vérité. Cela signifie qu'à partir de quelque chose de vrai on ne peut
en aucun cas déduire quelque chose de faux. Ou dit autrement : d'une vérité
on ne peut rien déduire qui soit faux, et si la conclusion d'un raisonnement
logique est fausse alors c'est que l'hypothèse de départ n'était pas vraie. C'est
la base du mécanisme du raisonnement par l'absurde, c'est-à-dire un raisonne
ment dont la finahté est de démontrer qu'une affirmation est fausse. C'est sur
ce schéma logique que sont basés les paradoxes.

34
DISCRET ET CONTINU

Les Pythagoriciens avaient une vision mathématique et géométrique de la


réalité formée à partir de points : les points engendraient des droites, les droites
des surfaces, et ces dernières, des corps tridimeij^sionnels. Zénon s'y opposa
en alléguant que si les points n'avaient pas de grandeur, ils ne pouvaient être
mesurables et donc, tout ce qui se construisait à partir de points ne pouvait
avoir de grandeur, donc n'existait pas. De plus, tout ce qui était constitué de
points était susceptible d'être divisé une infinité de fois, ce qui conduisait à de
nombreuses situations absurdes.

LA PENSEE PARADOXALE

Le paradoxe est une forme de raisonnement qui va à l'encontre de la pensée courante. On


raisonne à partir d'un principe avec l'idée d'arriver à des conclusions contradictoires et de
mettre en cause le principe sur lequel elles se basent. Plus précisément, les paradoxes lo
giques, dont l'école éléatique est une pionnière, développent des énoncés logiques à partir
d'autres qui peuvent être soit vrais, soit faux. L'un des paradoxes les plus populaires dans
l'Antiquité est appelé « paradoxe du menteur» ; il a été proposé par Épiménide le Crétois
et s'énonce comme suit : « Tous les Crétoissont des menteurs. » Épiménide ne peut dire
la vérité puisqu'il est Crétois, mais il ne ment pas non plus puisqu'il affirme quelque chose
de vrai, d'où la contradiction.

Les paradoxes ont une architecture logique impeccable. Ils ont été source
de réflexion jusqu'à nos jours et ont plusieurs interprétations possibles. Ils
constituent une base essentielle pour comprendre la question de l'infini dans
toutes ses dimensions. On dit que Zénon énonça à ce sujet plus de quarante
paradoxes et, de tous ceux qui parvinrent jusqu'à nous, les quatre plus connus
sont : la dichotomie, Achille et la tortue, la flèche volante et le stade. Nous
allons maintenant les examiner plus en détail.

La dichotomie

Ce paradoxe s'attaque directement à la notion de mouvement, démontrant son


impossibilité en notant qu'un mobile qui doit se déplacer entre deux points A et
fî, devra parcourir d'abord la moitié de la distance qui sépare les deux points A
et B, puis la moitié de la distance qui reste et ainsi de suite. Du fait de l'infinité

35
DISCRET ET CONTINU

de distances que doit parcourir le mobile, il ne peut le faire en un temps fini. Donc
le mouvement est impossible.

Achille et la tortue

Achille « aux pieds légers » est considéré comme Thomme le plus rapide, et de ce
fait, l'opposé de la tortue en ce qui concerne la vitesse. Ce paradoxe propose une
course entre les deux. Si les deux concurrents partent ensemble au moment où
on tire un coup de pistolet, il est évident qu'Achille sera le vainqueur —personne
n'en doute. L'astuce est, en vérité, de donner un avantage, aussi petit soit-il, à la
tortue. Achille devra d'abord arriver au point d'où est partie la tortue. A l'instant
où Achille arrive, la tortue, qui ne s'arrête jamais, n'y sera plus et aura avancé plus
loin, peu importe de combien. Achille devra donc courir encore la distance qui le
sépare de ce point. Mais quand il y arrivera, la tortue se sera déplacée à nouveau et
Achille ne l'atteindra pas. Comme ce processus peut se répéter ad in/înÙMm, Achille
n'atteindra jamais la tortue.
Bien que ces deux paradoxes soient identiques ou du moins similaires,il existe
une différence subtile entre les deux : dans le premier, c'est l'espace qui est divisé
en segments égaux et dans le second, l'espace est divisé en segments décroissants,
proportionnels aux vitesses des deux coureurs.

La flèche en vol

C'est le paradoxe qui est le plus confus des quatre. Les historiens allèguent que
le texte est abîmé et qu'il a fallu le reconstituer. Il prétend que lorsqu'on lance
une flèche dans l'espace, nous avons l'impression qu'elle s'éloigne de nous, mais
en réalité, elle ne bouge pas, puisque la flèche doit occuper un espace égal à elle-
même, comme tout objet, et que pour ce faire, elle doit être au repos. Si le temps
est constitué d'instants indivisibles, alors la flèche ne peut occuper simultanément
deux endroits ou plus.
De la même façon que les deux premiers paradoxes faisaient référence à l'im-
possibihté de diviser l'espace indéfiniment, celui-ci porte sur l'indivisibilité du
temps et, plus concrètement, sur l'existence de ce qu'on appelle un « instant »,c'est
à dire un moment qui n'a pas de durée puisqu'il est indivisible.Ainsi, il n'y a donc
pas de mouvement. Cet instant ainsi défini relève du même type de construction
mentale que le point en géométrie.

36
DISCRET ET CONTINU

Le stade

Supposons que le temps soit une grandeur discrète que Ton peut concevoir aussi
petite qu'on pourrait le souhaiter et dont l'unité fondamentale est T. Cela signifie
qu'il n'existe aucune unité de temps plus petite que T, qui est,par conséquent, in
divisible.
On peut imaginer une horloge pour laquellechaque «tic »ou «tac »correspond
à l'une de ces unités indivisibles.
Considérons maintenant quatre corps égaux A^ et A^, qui demeurent au
repos (à l'origine, le paradoxe faisait appel à une rangée de quatre soldats) :

et quatre autres corps, et exactement égaux aux précédents et qui se


déplacent vers la droite :

^2 ^3

e, 62 63 64

mais qui le font de manière à ce qu'à chaque instant, l'un des corps B dépasse l'un
des corps A :

tic » tac

s. 62 83 64 B: 82 B3 84

Considérons à présent une troisième série de corps C^, et C^, égale


ment identiques aux précédents, mais qui se déplacent vers la gauche de façon
qu'à chaque instant, l'un des corps C dépasse l'un des corps A :

37
DISCRET ET CONTINU

Le paradoxe apparaît lorsque l'on considère simultanément les deux mouve


ments, celui des corps B et celui des corps C. Si l'on part de la position relative
que voici :

^2 ^3 ^4

e, S2 B3 B,

pendant l'intervalle de temps suivant (un «tic »d'horloge),les corps se retrouvent


dans cette position :

A, ^2 ^3

s, «2 B, S4

c, C3

Ceci suppose que aura dépassé deux corps B et que, par conséquent, on
peut diviserle temps en deux, ce qui contredit l'hypothèse affirmant que l'unité
de temps est indivisible.
C'est le plus controversé des paradoxes présentés ici. Aristote en fit une cri
tique féroce en souHgnant que Zénon prenait un même type de référence pour
des corps au repos ou des corps en mouvement. Si la vitesse d'un corps en mou
vement est uniforme,on ne peut considérerque la vitesse à laquelle passe un corps
en mouvement est la même que celle du corps au repos. Ce paradoxe est égale
ment considéré comme incertain dans la mesure où la critique qu'en fait Aristote
est banale et où l'on peine à croire que Zénon n'en ait pas tenu compte.

38
DISCRET ET CONTINU

D'autres interprétations font remarquer que le paradoxe peut se centrer da


vantage sur le fait que le mouvement et le temps peuvent être divisés une infinité
de fois, comme dans le cas des paradoxes précédents. Ainsi, pour que l'un des
corps puisse en dépasser un autre en mouvement, il lui faudra d'abord dépasser la
moitié de celui qui est au repos et ainsi de suite.
En tout cas, Zénon semble, là encore, vouloir défier l'école pythagoricienne
avec une contradiction au sujet de l'indivisibilité des éléments géométriques.

ZÉNON, UN GÉNIE OUBLIÉ

Zénon d'Élée (env. 490 av. J.-C.-env. 425 av. J.-C.) fut un philosophe grec de l'écoleéléa-
tique fondée par Parménide. La source principale de la pensée de Zénon nous est pan/e-
nue par le Parménide, l'un des dialogues de Platon. Sa philosophe peut se résumer par le
monisme, qui, en quelques mots, affirme que tout est un et que le changement n'existe
pas. Zénon n'a pas reçu la reconnaissance que certains philosophes pensent qu'il méritait
à plusieurs titres. Bertrand Russell remédia en partie à cet état de fait en déclarant : « Dans
ce monde capricieux, rien ne l'est plus que la réputation posthume. L'une des plus grandes
victimes d'une erreur de jugement par la postérité est Zénon d'Élée. Alors qu'il avait trouvé
quatre paradoxes, tous incommensurablement subtils et profonds, les philosophes qui lui
succédèrent déclarèrent avec muflerie qu'il ne fut rien qu'un prestidigitateur ingénieux et
ses paradoxes, de simples sophismes. Après avoir été continuellement réfutés durant deux
mille ans, ces sophismes furent réhabilités et devinrent le fondement de la renaissance
mathématique... » (LesPrincipes des mathématiques \, 1903)

rtiiATl

Fresque de la bibliothèque royale du monastère de l'Escurlal


qui représente Zénon d'Êlêemontrant à ses disciples lesportes
de la Vérité (Veritas) et de l'Erreur (Falsitas).

39
DISCRET ET CONTINU

La critique du premier paradoxe que fait Aristote, en revanche, jette les


bases d'un concept qui s'avérera essentiel dans l'histoire de l'infini. Beaucoup
d'auteurs considèrent que c'est l'une des contributions les plus importantes
faite sur le sujet.
D'abord, il mentionne que le mot « infini » a deux acceptions : l'exten
sion infinie et la divisibilité infinie et, dans ce paradoxe, les deux concepts se
confondent. En efîet, appliqués au temps et à l'espace, ils font qu'un espace
Hmité, même s'il est indéfiniment divisible, peut être parcouru en un temps
fini. Ensuite, il fait la distinction suivante : dans l'espace continu dans lequel se
déplace le mobile, il existe une infinité de moitiés, mais seulement en puissance
et non en acte. C'est là que réside l'importance de la contribution d'Aristote.
À partir de là, quand on parle d'infini, il existe deux acceptions très différentes
et, dans une certaine mesure, incompatibles : ce sont l'infini potentiel et l'infini
actuel que nous avons mentionnés dans le chapitre précédent.
Bien souvent nous décidons de ce qui est vrai en utilisant le sens com
mun. Qu'il soit commun ou non, il est basé sur ce qu'on appelle les sens, que
l'on pourrait définir, en termes de technologie moderne, comme des dispo
sitifs qui nous permettent de percevoir et de traiter mentalement la réalité
qui nous entoure. Quelque chose est raisonnable dans la mesure où notre
perception nous indique comment cela se produit. Aussi paradoxal que soit
le vol de la flèche, notre perception sensorielle nous indique clairement que
la flèche s'éloigne de nous. Zénon était bien sûr conscient de ce fait, mais
il savait aussi que les sens peuvent parfois tromper la raison et il proposa le
raisonnement suivant : de la même manière qu'une chose a une dimension
ou non, un objet produit ou non un son. Une corbeille pleine de grains
de millet produit un son déterminé quand on la retourne sur une surface.
Zénon se demanda alors si un seul grain produisait un son quelconque. Si
oui, la question suivante est de savoir si la moitié d'un grain de millet pro
duirait aussi un son. Comme on peut l'imaginer, ce processus de divisions
successives du grain conduira à ce que le son ne soit plus perceptible. Partant
de là, on peut affirmer qu'une somme d'éléments nuls sera toujours nulle,
c'est-à-dire qu'en réunissant beaucoup de choses qui ne produisent aucun
son, le résultat ne produira pas de son non plus. L'objectif de Zénon est de
montrer qu'on ne peut se fier aux sens lorsqu'on évolue dans un certain
contexte de raisonnement. C'est un courant de pensée dans lequel les sens
laissent la place à l'intuition, surtout en mathématiques, mais, comme nous

40
DISCRET ET CONTINU

le verrons plus loin avec les théories de Cantor, l'intuition elle-même s'avère
trompeuse et nous ne pourrons nous y fier si nous voulons explorer des scéna
rios où l'infini est une réalité, un objet que l'on peut manipuler avec la même
aisance que si c'était un entier naturel.
Le raisonnement qu'a tenu le philosophe Zénon est que l'unité ne peut être
composée d'une infinité de parties que si chacune de ces parties n'a pas de gran
deur, car sinon, elle pourrait être divisée et ne serait donc pas une unité fondamen
tale. Mais dans le cas que nous décrivons, l'objet que forment les unités n'aurait
pas non plus de grandeur, puisque la somme de choses sans grandeur ne peut
évidemment pas elle-même en avoir. C'est pourquoi les Grecs utilisèrent le mot
apeiron au lieu d'« infini ». Etre apeira en grandeur signifie ne pas avoir de limite
définie,concept davantage compatible avec l'idée qu'un objet est infini parce qu'il
peut devenir aussi grand que l'on veut.Ce n'est pas tant l'idée,par exemple dans la
suite numérique, que les nombres ne s'arrêtent jamais, mais plutôt qu'à un nombre
donné quelconque, on peut toujours en ajouter un autre. Quelque chose de simi
laire se produit avec l'infmiment petit dans le sens où il peut être aussi petit que
l'on veut. Ce concept deviendra une définition rigoureuse par l'analyse qui en sera
faite au cours du xix® siècle.

Une quadrature du cercle


Les constructions avec règle et compas sont considérées généralement comme les
problèmes géométriquesde l'Antiquité,car ilsfurent l'objet d'une investigation très
poussée de la part des Grecs. Les problèmes qui sont posés sont très variés. Ils vont
ainsi du plus simple au plus compliqué, voire même à l'impossible. Les plus célèbres
sont la quadrature du cercle,la trisection de l'angle et la duplication du cube. Le
premier est le plus connu de tous au point qu'il arrive, dans le langage courant, de
qualifier un problème insoluble de « quadrature du cercle. »
Lorsque l'on parle de construction avec une règle et un compas, il faut s'as
treindre à des conventions particuHères très concrètes, sans quoi les problèmes po
sés seraient particulièrement banals. Trouver le point milieu d'un segment avec
une règle millimétrée serait par exemple une tricherie. La première étape est donc
d'expliquer ce qu'on entend par « règle ».La règle est un objet idéal présentant un
bord complètement droit permettant de tracer des droites, mais qui ne présente
aucune sorte de marques qui permettent de mesurer des distances. Le « compas »
est un compas commun normal, mobile dans le sens où il peut s'ouvrir d'un angle

41
DISCRET ET CONTINU

quelconque et se fermer. Bien évidemment, il ne peut être utilisé pour faire des
marques qui pourraient ensuite être utilisées comme distances, sinon ce serait la
même chose que d'avoir une règle millimétrée.

LE COMPAS DE MASCHERONI

Lesconstructions à la règle et au compas ont toujours occupé une place de choix dans les
mathématiques ludiques. L'une des publications les plus étonnantes à ce sujet est celle de
William Leybourn,un arpenteur qui, en 1694, publia un ouvrage intitulé Pleasure with Profit
(littéralement Plaisiret Profit) dans lequel il présente toute sorte de jeux mathématiques
avec « règle et fourchette ». Lesfourchettes de l'époque avaient la forme d'une fourche
et pouvaient servir de compas fixe. Mais la révolution dans l'histoire des constructions avec
la règle et le compas se produisit en 1794, lorsque le géomètre italien Lorenzo Mascheroni
démontra dans son ouvrage Géométrie du compas que toute construction faite avec règle
et compas pouvait être faite uniquement avec un compas (mobile, bien sûr). Puisqu'il est
impossible de tracer une droite avec un compas, on convient, dans ce cas, que deux points
déterminés par l'intersection de deux arcs déterminent une droite.

Une fois ces règles définies, nous comprenons comment résoudre un pro
blème de ce type.Voyons par exemple comment on peut tracer une perpendi
culaire à un segment, passant par son milieu. Appelons A et B ses extrémités. On
trace d'abord un cercle de centre A et de rayon AB. On trace ensuite un autre
cercle de même rayon mais de centre B. La droite qui réunit les points d'inter
section des deux cercles est la perpendiculaire recherchée.

42
DISCRETE! CONTINU

Avant de continuer, rappelons qu'il est inutile de chercher la quadrature d'un


cercle, c'est-à-dire construire avec une règle et un compas un carré de même
aire qu'un cercle donné : en 1882,1e mathématicien Ferdinand von Lindemann
(1852-1939) démontra que K était un nombre transcendant et que, de ce fait, la
quadrature du cercle était un problème sans solution.
Il est démontré en revanche qu'il est possible de réahser la quadrature d'un
polygone réguHer. Bien que ce soit démontré théoriquement, construire, pour
tout polygone réguHer, un carré dont la surface est égale à celle du polygone
n'est pas toujours une tâche facile Sur la base de ce résultat, Antiphon d'Athènes
(env. 480 av.J.-C.-411 av.J.-C.) trouva un système pour réaliser la quadrature du
cercle dont la logique est difficile à réfuter. Son idée était la suivante : partons du
fait qu'on peut construire un carré dont la surface est égale à celle d'une suite de
polygones réguHers que nous allons construire par la suite. Dans un cercle donné,
nous inscrivons un polygone :

Nous savons déjà que nous pouvons réaliser la quadrature du polygone.


Le procédé est maintenant d'augmenter progressivement le nombre de côtés
du polygone inscrit dans le cercle,en sachant que l'on peut trouver la quadrature de
chacun d'entre eux. La différence entre la surface d'un de ces polygones inscrits et
la surface du cercle devient de plus en plus petite. En fait, elle peut être aussipetite
qu'on le souhaite. Prenons par exemple un polygone de plusieurs quadrillions de
côtés. Chacun de ces côtés sera vraiment collé à la circonférence, au point qu'il
sera difficile de distinguer le segment de droite de la courbe. Antiphon considérait
qu'on pouvait, de cette manière, obtenir la quadrature du cercle.

43
DISCRET ET CONTINU

Le raisonnement est impeccable d'un point de vue strictement logique. Le


seul problème est le saut prodigieux que nous effectuons comme s'il était évident
dans le territoire inaccessible et caché de l'infmiment petit, auquel nous n'avons
pas accès.
La circonférence est une réalité, la possibilité d'inscrire en elle des polygones
avec un nombre arbitrairement grand de côtés aussi, mais lorsque nous imaginons
le processusqui nous amène à augmenter à l'infini le nombre de côtés, nous restons
cloisonnés dans un infini potentiel, puisqu'il existera toujours un polygone dont les
côtés sont plus petits que le précédent. Le passage à l'infini actuel nous est interdit.

LA QUADRATURE D'UNE TABLE

Les quadratures sont des exercices géométriques difficiles, même dans le cas de figures
élémentaires comme le triangle, le pentagone ou l'hexagone, au point que certaines portent
le nom de ceux qui les ont trouvées. Par exemple, pour obtenir la quadrature d'un triangle
équilatéral, on doit suivre un procédé qui coupe le triangle en morceaux, toujours avec la
règle et le compas, de la manière suivante :

Avec ces pièces, on peut construire un carré de même surface que le triangle :

Maty Grûnberg utilisacette construction géométrique pour concevoir une table qui pouvait,
au besoin, prendre la forme d'un carré ou d'un triangle.

44
DISCRET ET CONTINU

Irrationnels

Les nombres 1, 2, 3... que nous utilisons habituellement pour compter sont in
dispensables pour mesurer des objets. Si nous prenons, par exemple, un morceau
de bois raisonnablement droit et que nous y faisons, à intervalles réguliers, une
marque pour chaque nombre, nous pourrons mesurer, c'est-à-dire donner des
longueurs aux objets. On appellera « unité de mesure » la distance entre deux
nombres.

Supposons que notre unité de mesure soit un segment [OA] et que l'on
veuille mesurer la longueur d'une barre B. Nous poserons donc notre unité de
mesure le long de cette barre et compterons combien de fois on peut répéter ce
geste, soit combien de fois ce segment est contenu sur la longueur de la barre.
Si ce résultat est cinq, nous dirons que cette barre mesure cinq unités. Et nous
aurons eu de la chance que le résultat soit un nombre entier.
Il pourrait en être autrement : la barre pourrait, par exemple, mesurer quatre
unités et demie. Ce ne serait pas un problème non plus : il suffirait d'ajouter une
division à notre unité de mesure correspondant à une moitié. SymboHquement,
nous la représenterions par une fraction 1/2.
C'est ainsi que l'on construit une règle de mesure, et plus nous ferons de
divisions, plus précise sera la mesure.
Il y a bien sûr des Hmites à cela. C'est un problème purement physique. Hé
à l'épaisseur des marques et à notre capacité visuelle à les distinguer. Une règle
normale comme celle qu'utiUsent les écoHers présente habituellement des divi
sions allant jusqu'au miUimètre, autrement dit l'unité de mesure, lorsqu'il s'agit
du centimètre, a été divisée par dix.
Avant de poursuivre, rappelons quelques notions élémentaires de géométrie.
Un triangle rectangle est un triangle qui a un angle droit, soit un angle de 90°.
Par exemple, le triangle ABC qui figure sur la page suivante est rectangle : son
angle B mesure 90°. On donne parfois le nom de « cathètes » aux deux côtés
qui forment l'angle droit, le troisième étant l'hypoténuse. Ainsi, dans un triangle
rectangle, l'hypoténuse est toujours le côté opposé à l'angle droit et le plus grand
des trois.

Le célèbre théorème de Pythagore dit que la somme des carrés des côtés for
mant l'angle droit est égale au carré de l'hypoténuse. On a donc :

ab'+bc' =ac\

45
DISCRET ET CONTINU

Cela permet de connaître la valeur de l'hypoténuse lorsqu'on dispose de la


longueur des deux autres côtés. Dans le triangle suivant, par exemple :

on obtient :

3'+4'=^C'

d'où l'on tire la valeur 5 pour l'hypoténuse.


Supposons maintenant que nous prenions une unité de mesure sur une droite
d'origine O, de façon que OC = 1. Construisons alors un segment perpendicu
laire passant par C, de façon que [CD] soit aussi de longueur 1. Comme nous
pouvons le constater sur la figure suivante, nous avons obtenu un triangle rec
tangle OCD, dont l'hypoténuse est [ODj.

46
DISCRET ET CONTINU

En appliquant le théorème de Pythagore, on obtient :

oc'+cd' =od"

d'où OD^ =1+1 =2, soit OD = ^2.


Si l'on projette la longueur OD sur la droite avec un compas, on ne pourra
donner au segment aucune valeur connue. On dit alors que la longueur OG est
« incommensurable ».
Ce que nous aflfirmons implicitement, c'est que yfî ne peut être obtenue sous
forme de fraction, ce qui nous amène à définir précisément un nombre ration
nel : on dit qu'un nombre N quelconque est rationnel quand il peut être obtenu
comme quotient de deux entiers.
D'après cette définition, 2/3, 8/5, 2 773/12 452 sont des nombres rationnels.
Logiquement, les nombres entiers sont aussi rationnels puisque tout entier peut
être obtenu comme quotient de deux autres : 8, par exemple, est identique à 16/2.
Dans quelques textes apocryphes des Éléments d'EucHde, on trouve la dé
monstration que V2 n'est pas un rationnel (voir en annexe une démonstration en
langage moderne).
On appelle irrationnels ces nombres non rationnels, terme très significatif quant
à leur nature. Mais le plus problématique de tout ceci, c'est que cela ne se produit
pas seulement avec les diagonales de tous les carrés, mais aussi entre la hauteur et
le côté d'un triangle équilatéral ou entre la diagonale et le côté d'un pentagone
réguUer. Cela veut dire que l'on n'a pas trouvé un nombre irrationnel mais, ô
combien plus fondamental, l'existence des nombres irrationnels. Les nombres en
tiers ne pouvaient pas mesurer avec précision les figures les plus emblématiques
des Pythagoriciens. On peut affirmer que la découverte des nombres irration
nels fut certainement une crise sans précédent dans l'histoire des mathématiques
grecques. Nous pensons que, dans les sectes pythagoriciennes, caractérisées entre
autres par le secret sous serment, l'un des secrets les mieux gardés fut l'existence
des nombres irrationnels. La légende dit que le châtiment pour avoir révélé ce
secret pouvait être la mort.
Une différence vraiment importante existe entre l'expression d'un nombre
rationnel et l'expression d'un nombre irrationnel. Prenons cet exemple : le
nombre 1/2 a pour expression décimale 0,5.En revanche, 1/3 = 0,333333333...
a un nombre infini de décimales, mais parfaitement sous contrôle, puisque
ce ne sont que des 3.

47
DISCRET ET CONTINU

Un nombre tel que :


325
— = 3,25
100

n'a que deux décimales. En revanche :

95
— = 0,4545...
99

a une infinité de décimales, mais 45 se répète infiniment (ce nombre est appelé
période).

47113
= 5,2347777...
9000

est un autre nombre décimal pour lequel la période apparaît après une séquence
non périodique.
En revanche, la racine carrée de 2 est une expression décimale infinie, dans la
quelle les nombres apparaissent sans ordre particulier, de manière aléatoire, comme
s'ils étaient choisis à la roulette. La formation de ces chiffires ne suit aucune loi ni
rien de similaire. Pouvons-nous dire que nous connaissons réellement la valeur de
S ?En tous cas, dans l'affirmative, nous pouvons seulement dire que nous n'en
connaîtrons que des valeurs approchées et que l'approximation pourra être aussi
grande que nous le souhaitons,mais rien de plus... et rien de moins que ce que
dit l'expression « aussi grande que nous le souhaitons », affirmant implicitement
que nous avons un certain contrôle sur cette suite infinie de chiffires.
Le mathématicien britannique Brook Taylor (1685-1731) approcha ^/2 au
moyen d'une suite de sommes définie comme suit :

1,1+—,U -,U —,1+-


2 ^ 1 ^ 1
2+ - 2+ 2+ -
2 ^1 ^1
2+ - 2+-
2 2+1
2

Chaque terme de cette suite donne une valeur approchée de yfz, avec la parti
cularité qu'elle le fait une fois par la droite et une fois par la gauche, comme on peut
le vérifier sur le tableau suivant des valeurs calculées pour les neuf premiers termes.

48
DISCRET ET CONTINU

1,5
1,4
1,4166666
1,41379310
1,41422857
1,41420118
1,41421568
1,41421319

Ainsi, partant de 1, à gauche de \[2, et de 1,5, à sa droite, nous approchons


progressivement la valeur théorique réelle de ce nombre. Mais il ne s'agit que
d'une succession infinie de valeurs qui s'approchent de plus en plus de la valeur
V2. Il est vrai que les choses sont potentiellement ainsi, mais affirmer que yjî est
un nombre concret revient à accepter l'idée d'infini actuel.
Si quelqu'un affirme que les nombres irrationnels n'existent pas, position que
défendirent les Grecs et d'autres grandes figures des mathématiques tout au long
de l'histoire, il est certain qu'impUcitement, il nie l'existence d'un infini actuel.

Le saut quantique
Voyons maintenant une manière de mettre étroitement en relation l'infiniment
grand, ou prolongation infinie, et l'infiniment petit, ou processus de division infi
nie. Soit deux droites parallèles, r et r'.

Sur la première, fixons un point P que nous prendrons comme référence. Soit
maintenant un point Q, sur la seconde, situé, par exemple, sur la perpendiculaire
à r au point P. L'angle a que forment le segment PQ et r' est un angle droit, soit
90°. Déplaçons vers la droite le point Q qui se trouve sur la droite r\ L'angle a

49
DISCRET ET CONTINU

varie en diminuant son ouverture au fur et à mesure que le point Q s'éloigne


vers la droite. Il est évident que plus le point Q s'éloigne, plus l'angle a diminue.
Sur ce schéma, on voit la relation flagrante entre la prolongation infinie induite
par le mouvement du point Q et la diminution continue de l'angle a, qui peut
devenir aussi petit qu'on le souhaite. En langage courant, nous dirions qu'au fur et
à mesure qu'une chose devient infiniment grande, l'autre devient simultanément
infiniment petite. L'important est la chose suivante : le point Q se déplace vers la
droite de la droite r' de façon continue, en même temps que l'angle devient de
plus en plus petit de façon continue.
Voyons à présent les choses d'un autre point de vue. Suivons le mécanisme qui
ferme progressivement l'angle et voyons comment le point Q se déplace vers l'in
fini. La distance du point Q à la droite r reste constante, égale à la distance séparant
les droites parallèles.La question clé est alors : que se passera-t-il lorsque l'angle que
forment PQ et la droite r vaudra zéro ? La réponse est que le point Q sera devenu
un point à l'infini et pas n'importe lequel : celui où les deux droites convergent.
Jusqu'ici, tout allait bien, mais le saut à l'infini a été une fois encore traumatisant.
L'infini potentiel que nous avions à l'esprit est devenu un infini actuel, avec un
résultat surprenant : la distance du point Q à la droite r est brusquement devenue
nulle.

Ce processus n'est-il valide que dans un contexte purement mental, comme


l'ont postulé les grands penseurs de l'infini ? Nous n'allons jamais voir ce mouve
ment qui amène le point Q sur la droite r, et nous supposons qu'au moment où
nous « actualiserons » ce mouvement continu vers l'infini, une nouvelle situation
apparaîtra. La physique moderne nous donne un exemple dans lequel cette éla
boration mentale devient réalité physique. Planck, lorsqu'il établit les bases de la
mécanique quantique, exposa un scénario qui schématiquement ressemblait beau
coup à celui que nous venons de décrire. Dans le modèle de la physique actuelle,
nous savons qu'un électron se déplaçant sur une orbite d'énergie r' peut faire un
saut quantique pour passer sur une orbite d'énergie r. De plus, il ne le fait pas de
manière progressive : il passe simplement d'un état à l'autre. Nous pourrions dire,
pour faire le parallèle avec notre exemple, que l'électron accumule progressivement
de l'énergie de manière continue, de la même façon que nous réduisions pro
gressivement l'ampHtude de l'angle a. À un moment donné —et cette expression
convient parfaitement —, l'électron (notre point Q) passe d'un niveau d'énergie
à l'autre. Nous pourrions dire que Zénon avait raison, sans que cela n'entraîne
de contradiction. Il n'y a pas de mouvement, tel qu'on l'entend habituellement.

50
DISCRET ET CONTINU

qui fasse passer f électron d'une orbite à l'autre, mais il existe simplement deux
états physiques distincts, ce qui, conceptuellement, donne cette nature fascinante et
mystérieuse, dans laquelle cohabitent l'infini actuel et l'infini potentiel, en l'absence
d'espace et de temps.

51
Chapitre 3

Rencontres à l'infini

Les premiers à nous faire « voir » Tinfini représenté dans l'espace ne furent
ni les philosophes ni les géomètres, mais bien les artistes de la Renaissance.
Libérés des restrictions fortes qu'avait imposées l'Eglise aux œuvres artistiques
et retrouvant les connaissances des mathématiciens grecs, ils ouvrirent une
nouvelle voie aux mathématiques, où l'infini n'était plus stigmatisé comme le
représentant du mal absolu.

La peinture tridimensionnelle
Lorsqu'on parle de Renaissance, nous viennent à l'esprit de nombreuses œuvres
d'art dans le domaine de la sculpture mais aussi de la peinture, de l'architecture
ou encore d'éventuelles avancées de type technologique, mais rien ou très peu
qui se réfère aux mathématiques. La tâche prépondérante de cette période a été
de récupérer ce qui se savait déjà. Le Moyen Age avait laissé dans l'oubli ou sur
les étagères des bibHothèques de quelques couvents les ouvrages grecs ou arabes,
véritables piliers des fondements de la géométrie ou de l'algèbre. Ce fiit précisé
ment sur le plan de la géométrie que les artistes de la Renaissance réalisèrent un
travail énorme, en particuHer les peintres, et c'est dans ce cadre que le concept
géométrique de l'infini allait être présent.
En général, les artistes de la Renaissance ont été obHgés de développer diffé
rents types de connaissances et de compétences, non seulement dans le domaine
de l'art, mais aussi dans celui des sciences. Il était fréquent que leurs œuvres
soient financées par des mécènes ou des princes qui pouvaient leur demander
aussi bien des peintures que des sculptures, des œuvres musicales, des édifices ou
des fortifications pour défendre leurs propriétés, ou même des études détaillées
sur la trajectoire des projectiles.
A l'aube de la Renaissance, les artistes avaient hérité d'une peinture essen
tiellement rehgieuse, marquée par des règles bien définies s'appliquant tant aux
couleurs qu'aux formes. Les personnages qui revêtaient un caractère de sainteté
—la majorité —devaient apparaître sur des fonds dorés, symbolisant le domaine

53
RENCONTRES À L'INFINI

céleste, et la majeure partie des couleurs se référait à la hiérarchie existante entre


ces personnages. Leur disposition et leur taille allaient aussi dans ce sens.
Mais le plus important est que toutes ces représentations prenaient place dans
un espace bidimensionnel sans équivoque : c'était des représentations planes,
dans le plus pur style de l'ancienne Egypte. C'était indubitablement un choix
intentionnel, imposé par la symboHque en vigueur : des personnages saints ne
pouvaient être représentés de façon réaHste, ce terme étant entendu comme
ayant des connotations clairement terrestres.

L'ESPRIT DE LA RENAISSANCE

Léonard de Vinci (1452-1519), emblème du génie de la Renaissance, écrivit, dans son Traité
de peinture, une réflexion sur le concept de continuité d'une grande portée philosophique,
non seulement par l'idée qu'il y exprime mais par la quantité de disciplines qu'il y fait
intervenir : « Si toi, le musicien, tu me dis que seules les sciences de l'esprit ne sont pas
mécaniques, je te répondrai que la peinture vient de l'esprit et que, de la même manière
que la géométrie et la musique considèrent les proportions des grandeurs continues et
l'arithmétique, cellesdes grandeurs discontinues, la peinture considère toutes les grandeurs
continues et les caractéristiques des proportions, les ombres, la lumière et les distances,
selon la perspective. »

Ne plus être soumis aux contraintes imposées par les institutions reli
gieuses faisait de l'artiste de la Renaissance un artiste Hbre, et le premier usage
qu'il fit de cette liberté fut d'essayer de représenter la réalité de la manière la
plus fidèle possible. Formulé en d'autres termes, il se plaça dans un contexte
tridimensionnel. Pour cela, il commença par développer de nouvelles tech
niques de dessin et de peinture qui permettraient à l'observateur d'avoir une
sensation de profondeur spatiale au moyen des jeux d'ombres et de couleurs.
Les ombres, par exemple, indiquaient la position des objets alors que les cou
leurs diminuaient d'intensité au fur et à mesure qu'elles s'éloignaient des
premiers plans.
Toutes ces techniques permettaient de créer une sensation spatiale, mais le
plus important, l'incontournable, était que le dessin original, l'esquisse, devait
suivre des règles géométriques précises. Il n'était donc pas étonnant que ce
fût en peinture que les progrès mathématiques eussent été les plus apparents.

54
RENCONTRES À L'INFINI

Le plus important, dans le contexte de cet ouvrage, est que ces artistes placè
rent rinfini dans le plan de leurs représentations, transformant en actuel ce qui,
jusque-là en géométrie, avait été simplement potentiel. Rappelons que, pour
Aristote, une droite n'était que potentiellement accessible. Euclide ménagea ses
arrières en définissant une droite comme un segment qui pouvait se prolonger
autant qu'on le souhaitait pour faire toute sorte de construction ou de démons
tration géométrique. Ce fut le cas pour tous les géomètres jusqu'au xvii^ siècle.
Pourtant, dans les tableaux des peintres et les plans d'architectes du xv^ siècle,
apparut un point qu'ils appelèrent point defuite central qui donna finalement
naissance à ce qu'on appelle la perspective centrale. Ce point, où convergent les
droites parallèles, peut être quaHfié de point de l'infini actuel. Grâce à ce type de
perspective, des artistes comme Léon Battista Alberti (1404-1472), FiHppo Bru-
nelleschi (1377-1446) ou Piero délia Francesca (1416-1492) se réapproprièrent
les œuvres des géomètres grecs et réussirent à ce que le spectateur ait clairement
l'impression qu'une scène tridimensionnelle était représentée sur un plan.

De la perspective à la géométrie projective


« Quelqu'un a-t-il déjà vu deux droites parallèles ? »Voici une question à la
quelle on peut répondre en toute certitude par la négative. En fait, il est facile
d'y répondre parce qu'il existe une autre question qui la précède et dont la ré
ponse est aussi négative : « Quelqu'un a-t-il déjà vu une droite ? » Personne n'a
pu en voir une puisqu'une droite est infinie. On peut tout au plus espérer voir
des segments de droites, très longs, aussi longs que l'on souhaite, mais pas infinis.
Quant aux droites parallèles, le plus ressemblant est la perspective que l'on a en
regardant un tronçon très long de voie ferrée. On voit alors, ou on croit voir,
deux droites qui convergent vers un point lointain, situé à l'horizon. Le fait de
voir ce point de rencontre peut être considéré comme une illusion d'optique
puisqu'en avançant aussi loin que nous voudrons sur cette voie, nous ne l'at
teindrons jamais. Ceci est l'expérience quotidienne d'un conducteur de TGV
dans la cabine de pilotage, lorsqu'il se dirige vers l'infini à trois cents kilomètres
à l'heure. Poursuivre le point à l'infini a donc autant de sens que de chercher à
attraper son ombre.
Que se passerait-il si, au lieu de deux droites parallèles, nous en avions
trois, dix ou encore vingt ? Nous aurions alors ce qu'on appelle en géométrie
un faisceau de droites et, plus important encore, nous aurions une direction.

55
RENCONTRES À L'INFINI

Dans notre plan, considérons maintenant un point situé à l'infini, un de ces


points où convergent deux droites parallèles. Nous pourrions associer à chacun
de ces points une direction du plan. Dans ce cas, tous les points à l'infini repré
senteraient différentes directions du plan. Enfin, nous pourrions imaginer que
tous ces points sont situés sur une même droite et appeler cette droite la droite
de l'infini. Ce serait une manière un peu buissonnière d'entrer dans l'un des
domaines mathématiques des plus intéressants et des plus beaux, la géométrie
projective.
L'idée de base est que deux droites parallèles ou deux plans parallèles, portant
le nom générique de variétés en géométrie affine, n'ont aucun point en com
mun mais une direction commune. C'est de cela que se rendirent compte les
géomètres de la Renaissance, car cela faisait longtemps qu'ils travaillaient avec
des représentations dans l'espace tridimensionnel.
Johannes Kepler (1571-1630) est le premier à avoir eu l'idée du point à
l'infini, en cherchant une théorie unifiée des coniques (il plaça le second foyer
de la parabole à l'infini), mais Gérard Desargues (1591-1661), que l'on peut
considérer comme le père de la géométrie projective, le développa de manière
plus systématique. Il fallut attendre le XIX'-" siècle pour que le mathématicien
français Gaspard Monge (1746-1818) développât complètement cette branche
de la géométrie.

Transformations continues

L'infiniment divisibleest un concept inséparable de celui de continuité. Il s'agit d'un


sujet complexe et relativement important. Dans le chapitre précédent, nous avons
vu ce que signifie continu en opposition à discret. Maintenant il s'agit d'avancer
dans le continu de manière continue, c'est le cas de le dire. La façon la plus intuitive
de définir la continuité est la suivante ; une hgne est continue si on peut la tracer
sans lever le crayon. Plus généralement, ce terme s'applique au concept de trans
formation. Soit, par exemple, un parallélogramme comme celui de cette figure :
RENCONTRES À L'INFINI

Nous cherchons à le changer en un carré par une transformation continue :

Nous devons imaginer que les côtés sont faits d'une matière déformable,
comme s'ils étaient en caoutchouc, de façon à passer d'une figure à l'autre sans
saut ni rupture, c'est-à-dire de façon continue.
En 1604, Kepler pubUa un petit opuscule, Astronomiœ pars optica (Lapartie op
tique de l'astronomie), en complément d'un traité d'astronomie consacré au déve
loppement théorique nécessaire à la fabrication d'instruments d'optique. Kepler
étudiait les coniques et les éventuelles transformations continues d'une conique
en une autre. Avant d'aller plus loin, rappelons que les coniques sont des figures
géométriques planes qui s'obtiennent comme sections d'un cône, ainsi que l'U-
lustre la figure suivante :

Cercle EUipse Parabole Elyperbole

Apollonius, dans son ouvrage Les Coniques, les définit comme des lieux
géométriquesdu plan.Cette méthode estprécise maisellesuppose certaines subtilités
géométriques. La méthode de Kepler, en revanche, est plus intuitive et permet d'en
avoir une représentation géométrique plus claire. La définition s'expose ainsi :
RENCONTRESÀ L'INFINI

si ron coupe un cône à deux nappes (deux cônes infiniment long^, orientés en
sens opposé, qui ont même axe et dont les sommets coïncident) avec un plan
perpendiculaire à l'axe, on obtient une circonférence. Si l'on incline légèrement le
plan, la circonférence se transformera en ellipse, qui grandira au fiir et à mesure
que l'inclinaison du plan augmente. En continuant à incliner le plan, il arrivera un
moment où il sera parallèle à une des génératrices du cône, c'est-à-dire à une des
arêtes latérales qui relient le sommet du cône à sa base. L'intersection des deux sera
alors une parabole.Quand, enfm, le plan sera parallèle à l'axe du cône, l'intersection
donneralesdeux branches d'une hyperbole. C'est l'ensemble de cescourbes, ellipses,
paraboles et hyperboles que l'on appelle les coniques, le cercle étant généralement
considéré comme im cas particulier de l'ellipse. On peut aussi couper le cône de
manière différente et on obtient alors les coniques dites dégénérées (deux droites).
Nous pouvons imaginer que le mouvement de ce plan qui coupe le cône
se fait de manière continue, sans qu'il y ait de saut. Si l'on pouvait visuaHser la
transformation de la section plane, nous verrions comment une eUipse se trans
forme en un cercle par exemple, ou encore en une hyperbole.Kepler expose ces
transformations dans le plan en partant d'une eUipse.
Rappelons qu'une ellipse est une conique dont l'excentricité e est comprise
entre 0 et 1. Elle peut être définie comme l'ensemble des points du plan dont la
somme des distances à deux point fixes, appelés foyers, est constante. Supposons
que les foyers de l'eUipse que nous voulons transformer soient F et F\ deux
points situés sur le grand axe de l'ellipse. Si l'on fait gUsser de manière continue
le point F vers le point F' sur le grand axe,l'excentricité de l'eUipse, paramètre
qui caractérise l'eUipse, va diminuer jusqu'à être égale à 0 au moment où F et F'
coïncident. La figure deviendra alors un cercle.

58
RENCONTRES À L'INFINI

Si maintenant, nous éloignons le foyer F de F\ l'excentricité de l'ellipse va


augmenter, c'est-à-dire que la figure va s'aplatir. Il arrive un moment, pour e = 1
où la figure n'est plus une ellipse mais une parabole, une conique à un seul foyer,
qu'Apollonius définit comme le lieu géométrique des points du plan équidistants
d'un point fixe appelé foyer et d'une droite fixe appelée directrice.
Si le point F sur sa trajectoire ne s'arrête pas à l'infini et qu'il continue, il
réapparaîtra à gauche de F' et on obtiendra alors une hyperbole. Plus visuelle
ment, pour passer d'une ellipse à une hyperbole, il faut prendre l'eUipse par ses
extrémités, comme si c'était deux anses et les plier vers l'arrière, comme illustré
ci-dessous :

On peut obtenir une hyperbole en partant d'une ellipse. Pour ce faire,


imaginons l'attraper par les points A et B avec les deux mains,
comme si c'était le volant d'une voiture puis la plier pour la ramener vers le centre.
Ainsi, le point A deviendra A et B, B'.

Une personne en face de nous verra les deux branches de l'hyperbole


tenues par nos deux mains. Le seul problème est que pour bien faire cela,
il faut partir dans l'espace, passer par l'infini pour revenir où nous étions
et regarder l'ellipse, impassible, comme si de rien n'était. Comment est-
il possible que Kepler, ferme défenseur d'un univers fini et opposé à tout
courant philosophique ou mathématique qui défendrait l'infini actuel, ait
été capable d'exposer sans sourciller un tel type de transformation ? On
dirait en langage courant que Kepler avait « retourné sa veste » par rapport
aux théories de l'infini alors en vigueur pour sauver certains intérêts pratiques.
Nous ne parlons pas d'intérêts mondains, bien sûr, mais bien du contexte
des mathématiques appliquées.

59
RENCONTRES À L'INFINI

Ce concept de l'application continue que nous avons schématisé allait


devenir la pierre angulaire de la géométrie projective. L'idée est la suivante :
supposons que nous trouvions une propriété géométrique de l'ellipse. Si nous
déplaçons l'un de ses foyers comme nous l'avons expliqué ci-dessus, cette
propriété doit être conservée. Quelle est l'implication du fait que l'ellipse soit
plus aplatie ou plus allongée ? Si la transformation est continue, il arrivera un
moment où cette propriété pourra s'appliquer au cercle, à la parabole ou à
l'hyperbole.
La technique de la transformation continue fiit employée ensuite par Biaise
Pascal (1623-1662), mais il l'appUqua à des polygones réguhers, en transfor
mant par exemple un hexagone en pentagone, en déplaçant deux côtés adja
cents de manière continue jusqu'à les faire coïncider.
Comment Kepler résolut-il le problème du passage par l'infini, posé par la
méthode ? Son raisonnement fut simplement le suivant : une droite se pro
longe indéfiniment par ses deux extrémités jusqu'à rencontrer un point com
mun. C'est que, pour Kepler, l'univers était fini, mais aussi très, très, très grand.
Suffisamment pour qu'y tienne tout ce qui était nécessaire et plus encore...
mais il était certainement fini.
En tout cas, l'important est non seulement que l'univers soit suffisamment
grand pour contenir une courbe qui se rencontre elle-même après avoir fait
le tour de tout ce qui existe (idée similaire à celle que proposa Albert Einstein
dans sa conception de l'espace-temps), mais aussi et encore plus, que Kepler
manipulait précautionneusement ce concept de transformation continue.

Quadratures
RéaUser la quadrature d'une figure signifie la transformer en un carré de
même surface. L'un des objectifs pratiques les plus visés en mathématiques ap
pliquées a toujours été le calcul de surfaces, or la surface d'un carré est très fa
cile à calculer. On savait calculer sans trop de problèmes les surfaces de figures
planes déHmitées par des segments rectiUgnes. Le théorème de Pythagore et la
géométrie d'EucHde permirent le calcul de la surface des triangles et de tous
types de rectangles. Des figures plus comphquées pouvaient être décomposées
en triangles et rectangles. C'était parfois une question d'habileté ou d'ingé
niosité mais une solution était trouvée dans la majorité des cas. Le problème
se comphquait sérieusement quand certains des côtés de la figure en question

60
RENCONTRES À L'INFINI

étaient courbes, car on manquait de techniques adaptées. Les Grecs avaient


démontré leur habileté dans ce genre de calculs,mais ils côtoyaient sans cesse
un encombrant voyageur : l'infini actuel.
Pourquoi, lorsque les choses cessent d'être droites, peut-on être sûr que
l'infini estprésent, avec son cortège de problèmes ? Parce qu'en essayant de ré
soudrele problème, il s'avère qu'une courbe estle résultat d'une approximation
de celle-ci par une infinité de segments rectilignes. Dans le même ordre d'idée,
on peut considérer qu'une droite résulte d'un processus d'approximation par
des courbes de plus en plus ouvertes, comme l'illustre la figure suivante :

Au fur et à mesureque lescourbess'ouvrent, la distanceentre elles


et la droite est de plus en plus petite, particulièrement au point R
À l'infini, droite et courbe sont une seule et même chose.

Soit une droite, un point P quelconque de cette droite et une suite de


courbes tangentes en P, de plus en plus ouvertes, c'est-à-dire de courbure de
plus en plus faible, au fur et à mesure qu'elles se rapprochent de la droite. Aussi
nombreuses que soient les courbes tangentes à la droite en P, il est clairqu'au
cune d'entre elles ne sera identique à la droite initiale. Nous pouvons imaginer
que quelque chose de semblable puisse seproduire et l'infinité de courbes finit
par devenir la droite. C'est potentiellement possible, mais actuellement, dans
le sens de l'infini actuel, nous n'avons aucun mécanisme rigoureux qui nous
garantisse que cela le soit. Là encore apparaît ce passage à l'infini, qui se maté-
riahse en une entité concrète, avec le changement de nature que cela suppose.
L'ensemble des courbes qui approchent de plus en plus la droite présente une
caractéristique :pour chacune d'entre elles, on peut parler d'une grandeur qui
est supérieure ou inférieure en référence à sa courbure. Au passage à la Umite,

61
RENCONTRESÀ L'INFINI

quand elles se transforment en droites, cette caractéristique disparaît (on pour


rait parler de courbure nulle) et c'est là précisément qu'intervient le change
ment de nature. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'infini est associé au
mystère de la création. La transformation,pendant laquelle l'une des courbes
se transforme en droite, se produit en un lieu de l'espace et du temps auquel
nous n'avons pas accès. Nous sommes conscients que cette expression se ré
férant à l'une des courbes est aussi incohérente qu'inconsistante : il n'existe
pas de dernière courbe, sinon le concept d'infiniment petit disparaîtrait, et
nous aurions un saut discret entre la dernière courbe et la droite au Heu d'un
processus continu. Cet acte créatif a eu une grande influence sur la pensée
scientifique en raison de ses connotations philosophiques et rehgieuses, ainsi
que de la zone interdite qu'il crée dans les deux domaines. Il serait peut-être
plus raisonnable de parler d'une « mutation » plutôt que d'une création. Cela
nous rapprocherait du raisonnement oriental, pour lequel la pensée rehgieuse
estplus intégréeà lapensée philosophique. C'est pourquoiil serait plus correct
ou plus élégant, au moins d'un point de vue intellectuel, de dire que la courbe
subit une « mutation » qui la transforme en droite.

Eudoxe

Avec Archimède (env. 287 av. J.-C.-env. 212 av. J.-C.), Pythagore (570 av. J.-C.-
500 av. J.-C.) et Euclide (env. 325 av. J.-C.-env. 265 av. J.-C.), Eudoxe (env. 408
av. J.-C.-env. 355 av. J.-C.) fait partie des personnages les plus importants des
mathématiques grecques. Du pointde vueconceptuel, il fiit certainement le plus
perspicace de tous.
À cette époque, les mathématiques grecques étaient encore sous le choc de
la découverte de grandeurs incommensurables, avec l'apparition des nombres
irrationnels. Il n'existait pas de critère bien défini pour comparer les grandeurs de
naturedifférente. C'est Eudoxequi en donna une définition claire (définition 5 du
LivreV des Eléments d'EucHde) :«On dit de grandeurs qu'elles sont dans le même
rapport, la première avec la deuxième et la troisième avec la quatrième, lorsque,
considérant des équimultiples quelconques de la première et de la troisième et des
équimultiples quelconques de la deuxième et de la quatrième, les premiers sont
supérieurs, égaux ou inférieurs auxseconds, pris dans l'ordre correspondant. »
Ce que l'on peut formuler en langage actuel : deux rapports a/b et c/d sont
égaux si, étantdonné deux nombres entiers quelconques k et k\ on vérifie que :

62
RENCONTRES À L'INFINI

Si ka < k'b, alors kc < k'd.


Si ka = k'b, alors kc — k'd.
Si ka > k'b, alors kc > k'd.

Cela peut paraître banal mais ne l'est nullement. Il faut prendre en compte
que, telle que l'a formulée Eudoxe, cette définition peut s'appliquer à des rap
ports qui contiennent des racines de nombres ou même à des figures géomé
triques. Par exemple les premiers rapports peuvent se référer à des sphères et les
deuxièmes à des cubes construits sur les diamètres de celles-ci. Plus encore,
dans ces règles se trouve la graine de la définition d'un nombre irrationnel
que Richard Dedekind trouvera au xix" siècle selon la méthode qu'il nommera
« méthode des coupures ».

EUDOXE ET L'ASTROLOGIE

T" 0 Eudoxe naquit vers 408 av. J.-C. àCnide, cité


j ♦ de l'ancienne région de Caria de la Turquie ac-
tuelle. Il n'est pas très connu en tant qu'astro-
l' nome et géographe, domaines dans lesquels
'' des découvertes importantes. Il déter-

BFKliU ^ ..i mina la trajectoire de divers astres et réussit


1\ \ ^montrer que Tannée solaire avait 6heures
^ de plus que les 365 jours qu'on lui attribuait
\ 'X jusqu'alors. Il fut aussi le premier àdiviser la
/ \.,>k.\ ioBfiSbr sphère céleste en degrés de longitude et de
^Mltlfcr" ' latitude. Il dessina également une carte du ciel
I et mena des études sur la création de calen

driers, la météorologie et les changements de


saison dans le delta du Nil. Ses connaissances en astronomie le confrontèrent à la classe

des prêtres car ceux-ci utilisaient l'astronomie pour leurs calculs astrologiques. Eudoxe,
qui était clairement un détracteur de l'astrologie, ne fonda pas ses arguments sur des
croyances, qui étaient discutables, mais sur une méthodologie, en alléguant : « Quand on
pense pouvoir faire des prévisions sur la vie d'un citoyen grâce à des horoscopes fondés
sur sa date de naissance, il ne faut absolument pas y croire, car les influences des astres
sont si compliquées à calculer qu'il n'existe aucun homme sur Terre qui en soit capable. »
RENCONTRES À L'INFINI

L'autre grande contribution d'Eudoxe fiit Vaxiome de continuité, connu aussi


sous le nom de lemme d'Archimède, dont Archimède reconnut lui-même que c'est
Eudoxe qui le lui apprit, et quis'énonce comme suit :«Étant donné deux gran
deurs entre lesquelles existe un rapport, on peut trouver que l'une d'entre elles
est supérieure à l'autre. » L'importance capitale de ce lemme tient au fait qu'il
permet de démontrer par l'absurde une proposition considérée comme l'une des
plus importantes de l'histoire des mathématiques et qui a permis à Eudoxe et à
bien d'autres mathématiciens après lui de calculer des surfaces et des volumes de
figures curvihgnes. La proposition d'Eudoxe est la suivante :
« Si l'on soustrait d'une grandeur quelconque une partie supérieure ou égale
à sa moitié, et si l'on soustrait de ce qui reste une partie supérieure ou égale à
sa moitié, et si on continue ainsi de suite, il restera une grandeur plus petite que
toute grandeur donnée de la même nature. »
Cette proposition contient l'essence même d'une autre grande avancée ma
thématique qui se réalisera au xix® siècle, lorsque Karl Weierstrass (1815-1897)
proposera une définition précise et cohérente du concept de Umite.
La méthode d'Eudoxe, fondée sur cette proposition, pour calculer les sur
faces et les volumes est connue sous le nom de méthode d'exhaustion. Il n'y a rien
d'étonnant au fait que beaucoup d'historiens considèrent l'époque à laquelle
Platon fonda son école comme une renaissance des mathématiques grecques.
En effet, Eudoxe donna les bases sur lesquelles se fonderait un long processus de
calcul qui aboutirait à ce qu'on appellerait plus tard le calcul infinitésimal.
La méthode d'exhaustion donnait des démonstrations correctes, pourvu que
les prémisses de départ soient bonnes, ce qui était généralement le cas, mais elle
présentait le désavantage de ne pas constituer un système produisant de nouveaux
résultats. Rappelons qu'elle se fondait sur la supposition qu'un résultat était juste
et analysait comment on pouvait l'obtenir. On savait, par exemple, que les résul
tats relatifs aux volumes des cônes et de la pyramide, auxquels Eudoxe était arrivé
de manière satisfaisante,avaient été trouvés par d'anciens mathématiciens comme
Démocrite, qui, eux, les avaient obtenus par intuition ou par l'évidence.
De nos jours, nous disposons d'une méthode d'intégration qui nous permet
de faire les calculs grâce à des algorithmes bien définis. Cela revient à dire que
le calcul peut être fait par une machine et c'est ce qui se passe dans la réalité. La
méthode se base sur une idée résultant clairement de l'intuition des mathéma
ticiens grecs, en étroite relation avec ce que nous expHquions plus haut au sujet
de la technique d'approximation à l'aide de rectangles. Jusqu'à un certain point.

64
RENCONTRES À L'INFINI

la méthode d'exhaustion employée alors correspond à celle que nous connais


sons aujourd'hui sous le nom de décomposition en sommes de Riemaim.
Cette méthode consiste à dessiner une suite de rectangles, dont les hauteurs
ne dépassent pas la hauteur de la courbe, autrement dit, dont la base inférieure
soit sur la droite et la supérieure, en dessous de la courbe :

La somme des surfaces de tous ces rectangles sera évidemment inférieure à


la surface recherchée (qui est l'aire sous la courbe). Au fur et à mesure que le
nombre de rectangles augmente, leur surface totale va s'approcher de plus en plus
de la surface déhmitée par la courbe. On peut refaire la même chose mais cette
fois avec la base supérieure au-dessus de la courbe :
RENCONTRES À L'INFINI

INTEGRER « À LA MAIN »

Il existe un dispositif mécanique, un « intégrateur », qui permet de réaliser automatique


ment le calcul d'une surface plane délimitée par une courbe continue. Il est très semblable
à celui utilisé pour calculer les distancessur une carte qui est composé d'une petite roulette
avec un tachymètre qui indique la distance parcourue le long d'un trajet sur un chemin ou
une route. L'intégrateur est d'aspect similaire. Lorsqu'on parcourt le contour d'une surface
fermée, en revenant au point initial, il nous donne la valeur de la surface enfermée dans ce
contour. Il est utile pour les concepteurs de patrons, car illeur donne la quantité de matériel
nécessaire pour réaliser leur projet.

De cette manière, nous sommes sûrs que la somme des surfaces des
rectangles sera supérieure à la surface recherchée. Nous pouvons maintenant
augmenter le nombre de rectangles et la surface va s'approcher de la surface
recherchée, mais cette fois par excès. Ainsi, nous avons deux suites, l'une
s'approchant de la courbe par-dessous et l'autre, par-dessus. C'est le modèle,
très schématiquement expliqué, utilisé pour le calcul des surfaces. On peut
apphquer un modèle similaire au calcul de volumes.
Les résultats sont comparés à la valeur que devrait avoir ladite grandeur
(rappelons que la méthode est basée sur l'analyse d'un résultat existant) en
l'approchant par-dessus et par dessous, en vérifiant que si ces valeurs étaient
dépassées, le résultat serait absurde. C'est ce que l'on appellera, au xvii^, la mé
thode apagogique.
Dans tous les cas possibles, la méthode nous amène indéfectiblement à
considérer l'infini actuel, ce qu'on appellera en analyse moderne, le passageà la
limite, passage qui aurait apporté des résultats spectaculaires à ce problème ou
à d'autres de même nature si les Grecs l'avaient appliqué.

Kepler
Kepler fut l'un des premiers mathématiciens de la Renaissance qui aborda le
calcul de volumes. De plus, il le fit dans des circonstances un peu spéciales :
le jour de son mariage en secondes noces avec Susanne Reuttiger. Sa femme
étant morte l'année précédente, il s'agissait d'un mariage de convenance

66
RENCONTRES À L'INFINI

car Kepler avait urgemment besoin que quelqu'un s'occupe de lui, de ses en
fants et des tâches domestiques. Susanne avait dii être prévenue du caractère
particulier de son futur mari, car elle ne parut pas surprise lorsque celui-ci
quitta le banquet de noce pour aller étudier sans tarder ce que faisait un caviste
avec les tonneaux qui contenaient le vin pour les convives. Non seulement les
tonneaux n'étaient pas tout à fait cylindriques, mais, en plus, la mesure était
faite en introduisant obliquement une baguette par le couvercle. Le caviste
déduisait la quantité restante de vin dans les tonneaux à partir de la marque
que le vin laissait sur la baguette. De cette réflexion résulta un travail paru en
1615, sous le nom de New stereometry of wine barrais, « Nouvelle méthode de
mesure des tonneaux de vin ». Pour résoudre le problème, Kepler se basa sur
la technique des indivisibles qu'avait développée Archimède. On pourrait dire
que c'est pendant cette noce que les graines de ce qui allait être le calcul infi
nitésimal ont été semées.
Mais il faut noter que les travaux de Kepler dans ce domaine furent plus
pratiques que théoriques et sont restés à un stade rudimentaire. Pour calculer la
surface d'un cercle par exemple, il considérait la somme des surfaces d'une in
finité de triangles, construits de telle sorte qu'un sommet se trouvait au centre
du cercle et sa base sur la circonférence. Pour calculer le volume des sphères.

LES TONNEAUX DE KEPLER

Le problème que se posa Kepler avec les tonneaux est l'un des problèmes classiques qui se
résolvent à l'aide du calcul intégral et se généralise au calcul d'un liquide contenu dans un
récipient de forme géométrique donnée. Il est courant, lorsqu'un camion-citerne arrive dans
une station-service, de voir une personne introduire une barre métallique dans le réservoir de
stockage pour y mesurer la hauteur de l'essence. Il est évident que les marques sur la barre
sont faites « sur mesure », en fonction

de la forme du réservoir. Normalement

ces réservoirs ont une forme cylindrique


et leurs extrémités sont fermées par des
sphères ou des paraboloïdes de révolu
1 tion. On peut également voir des réser
voirs de kérosène avec ces caractéris

tiques dans les aéroports.

67
RENCONTRES À L'INFINI

on a de même recours à la somme de volumes de cônes dont les sommets sont


au centre de la sphère et les bases sur sa surface. C'est avec cette méthode que
Kepler arriva à la conclusion que le volume d'une sphère était égal au tiers
du rayon multiplié par la surface. Il justifiait toutes ces opérations par le prin
cipe de continuité, qu'il devait considérer comme acquis s'il voulait continuer
à appHquer sa méthode au calcul de volumes.

Galilée

Galilée, GaHleo GaHlei en italien, (1564-1642), fut un scientifique révolution


naire par bien des aspects. Nous n'allons pas analyser ici toute son œuvre, ni la
manière dont eUe a influé sur l'histoire de la science, mais nous aUons nous ar
rêter, même sommairement, sur ses aventures avec l'infini.Tout d'abord, Galilée
considérait le mouvement comme quelque chose qui se produisait sans arrêt,
c'est-à-dire qu'il était continu plutôt que discret, tout en sachant bien que c'était
une position risquée puisqu'à un moment il faudrait accepter le saut de l'infini
potentiel à l'infini actuel. Pour ce faire, il « géométrisa » les problèmes relatifs au
mouvement. Ainsi, il considéra que le mouvement pour lequel la vitesse n'était
pas constante pouvait être représenté géométriquement comme suit :

Vitesse

8 Temps

68
RENCONTRES À L'INFINI

îs
Portrait de Galilée par le peintre flamand Justus Sustermans (1636)
et graphique utilisé pour démontrer le mouvement de chute des corps.

Sur l'axe horizontal, Galilée porte le temps et sur l'axe vertical, les vitesses.
Un mouvement non uniforme est par exemple du type v = 2t. Cela signifie que
la vitesse croît avec le temps et qu'au bout d'une seconde elle vaut 2, au bout
de deux secondes, elle vaut 4, etc. Soit un triangle ABC dans lequel le segment
AB représente le temps écoulé et le côté BC, la vitesse, il conclut que l'espace
parcouru sera égal à la surface du triangle ABC. Galilée souhaitait apphquer la
méthode à des mouvements plus comphqués, comme celui des trajectoires para-
bohques, ce qui l'amenait à rencontrer des hgnes courbes et les surfaces qu'elles
déhmitaient. Il employa pour ses calculs des méthodes très similaires à celles de
Kepler. Mais, comme nous le verrons plus loin, ce sera Cavalieri, un de ses dis
ciples, qui trouvera une méthode rationnelle pour calculer ce type de surfaces.
Ainsi, Galilée fut inévitablement confronté aux paradoxes de l'infini, ce qui
l'amena nécessairement à réfléchir sur sa nature. C'est ainsi qu'il trouva un para
doxe qu'il ne savait pas résoudre et qui, formellement, n'était même pas un vé
ritable paradoxe, mais qui comportait une définition possible de l'infini, comme
nous le verrons plus loin.

69
RENCONTRES À L'INFINI

Ce problème-paradoxe apparut en 1638 dans ses dialogues et il l'exposa


comme suit :

Soit l'ensemble des entiers naturels :

0,1,2,3,4,5,6,7,8,9,10...

Ecrivons la suite des carrés parfaits de ces entiers :

0,1,4,9,16,25,36,49,64,81,100...

Il est évident que ces deux ensembles sont infinis, dans le sens où l'on peut
continuer à leur ajouter des nombres sans trouver de limite. De plus, Galilée
observa que, pour chaque élément du premier ensemble, il existait un nombre
dans le second qui est son carré, mais que, d'autre part, il était évident qu'il y
avait beaucoup plus de nombres dans la première suite que dans la seconde. La
question que se posa alors Galilée était de savoir si le premier infini est plus grand
que le second, ce qui le conduisit apparemment à un paradoxe. GaUlée fit alors le
raisonnement suivant : ou bien ce qu'il disait n'était pas vrai, ou alors l'arithmé
tique de comparaison avec ses concepts de supériorité, d'infériorité et d'égaHté
ne s'apphquait pas lorsqu'on parlait d'infini. Il avait raison en disant cela puisque,
trois siècles plus tard, Georg Cantor déclarerait : « L'arithmétique des infinis est
difîerente de celle des finis. »

Cavalieri

Bonaventura Cavalieri (1598-1647), jésuite et professeur de mathématiques


d'un lycée de Bologne, fiit l'un des disciples de GaUlée qui s'intéressa le plus
aux calculs de surfaces et de volumes. En 1635, il pubUa à ce sujet un ouvrage
intitulé Géométrie supérieure au moyen d'une méthode assez méconnue, les indivisibles
des continus. Le titre dit pratiquement tout : d'un côté, il accepte le principe de
continuité et, de l'autre, il est disposé à considérer que les objets continus sont
susceptibles d'être divisés en parties élémentaires, en « monades », c'est-à-dire
des atomes constitutifs qui ne peuvent plus être divisés en parties plus petites.
Il affirme alors qu'une droite est constituée de points, comme les perles d'un
collier, et qu'un volume est constitué de plans, comme un Hvre l'est de feuilles
de papier. Donc, les indivisibles d'une droite sont les points, ceux d'un plan sont
les droites équidistantes entre elles, et ceux des soUdes, un ensemble de plans
parallèles, tous équidistants.

70
RENCONTRES À L'INFINI

LE THEOREME DE CAVALIERI

La méthode que Cavalieri utilise pour calculer les volumes peut se visualiser comme
suit : soit deux piles de pièces de monnaie ou de jetons de casino, comportant le
même nombre d'éléments. Construisons deux tours avec chaque ensemble. Défor
mons la seconde tour en faisant glisser les pièces les unes sur les autres, de manière à
ce qu'elle n'ait plus la forme d'un cylindre. Calculer le volume de cette dernière serait
difficile parce qu'elle n'a pas une forme régulière. Pourtant, le théorème de Cavalieri
nous assure que les deux tours ont le même volume. Dans cet exemple, chaque pièce
représente un « indivisible ».

Selon le théorème de Cavalieri, le volume des deux piles


de pièces est le même, même si, dans un cas, elles sont
parfaitement empilées, et dans l'autre, non.

Cavalieri était bien conscient que tous ces indivisibles devaient être en nombre
infini, mais il faisait partie de ces mathématiciens qui passèrent sous silence cette
question. Bien plus : 0 appela sa méthode « méthode des infinités », mais son
ouvrage s'intitulait «Traité des indivisibles ».
Ce que l'on appelle actuellement principe de Cavaheri s'énonce de la ma
nière suivante : si deux corps ont la même hauteur et si, de plus, ds ont des sec
tions planes de même surface à la même hauteur, alors ils ont le même volume.
Au moyen de cette méthode, Cavaheri put démontrer que le volume d'un
cône est égal à 1/3 du volume du cylindre circonscrit. 11 va sans dire que sa
méthode fut abondamment critiquée par ses contemporains et qu'il ne put leur
répondre car elle manquait d'une justification mathématique cohérente. Il faut
dire en sa faveur qu'il ne prétendait pas être rigoureux, mais simplement pratique,
ce à quoi il parvint si l'on considère que des mathématiciens comme Fermât,

71
RENCONTRES À L'INFINI

Pascal ou Roberval l'utilisèrent sans hésiter. Ce dernier obtint de bons résultats


puisqu'il calcula ainsi la surface délimitée par un arc de cycloïde.

Descartes

René Descartes (1596-1650) est le fondateur du rationalisme et son principal


penseur. Le Discours de la méthode est son œuvre la plus emblématique et la phrase
«je pense, donc je suis »,la plus paradigmatique. Elle est l'unique vérité à partir
de laquelle il considérait pouvoir initier sa marche dans le doute systématique. Sa
méthode, comme son nom l'indique, constitue un ensemble de règles qui per
mettent de raisonner adéquatement dans n'importe quel domaine de la pensée
humaine. Il ne fait aucun doute que Descartes fiit philosophe avant d'être ma
thématicien et que ses résultats dans ce domaine peuvent être considérés comme
le fruit de sa méthode.
Le fait qu'aujourd'hui les sciences soient séparées de la philosophie ne veut
pas dire que cette dernière n'exerce pas une influence sur elles, mais plutôt que
nous avons actuellement moins conscience de cette influence.
A part quelques incursions importantes dans les domaines de la classification
des courbes et de l'identification des coniques, c'est dans son ouvrage Géomé
trie que se trouvent ses découvertes les plus remarquables. Descartes pensait que
résoudre les problèmes géométriques exigeait un effort d'imagination excessif
pour se représenter mentalement les figures. Cela l'amena à créer un système
pour les concevoir comme des ensembles de points, à chacun desquels étaient at
tribués des nombres. Ainsi, le problème géométrique se transformait en problème
d'algèbre et, vice-versa, plusieurs questions algébriques pouvaient être résolues
au moyen de méthodes géométriques. Il serait exagéré de parler de naissance de
la géométrie analytique à partir de ses travaux, mais il a bel et bien étabH une
« géométrie cartésienne ».
Descartes envisagea le problème de l'infini dans les Principes de la philosophie,
mais, tout au long de l'œuvre, il ne l'appelait pas ainsi et utihsait le terme « indé
fini ».Il n'hésitait pas à reconnaître l'existence de l'infiniment grand, en affirmant
que les étoiles sont en nombre indéfini, ni celle de l'infiniment petit, quand il
affirmait que la matière est indéfiniment divisible. Ce changement de terme
n'est pas fortuit mais bien intentionnel, et Descartes le justifiait en disant que le
mot infini devait être exclusivement employé lorsqu'il était fait référence à Dieu.
Il accepta également la possibilité pour les choses indéfinies d'avoir une Hmite

72
RENCONTRES À LTNFINI

LE DANGER DES COURS PARTICULIERS

En 1649, la reine Christine invita Descartes à

faire un long séjour en Suède : la reine avait


beaucoup insisté pour recevoirdes cours de phi
losophie de la part du maître. Descartes vit en
cette invitation une opportunité d'abandonner
momentanément un contexte dans lequel les
discussions philosophiques avec les protestants
hollandais commençaient à prendre une tour
nure violente. On raconte que la reine aimait le
froid et avait l'habitude de recevoir ses envoyés
Détail du tableau Descartes à la Cour dans des salons avec toutes les fenêtres ouvertes,
de la reine Christine, du peintre le froid abrégeant ainsi les audiences. Descartes
français Pierre Louis Dumesnil.
dut donner ses classes dans ces conditions, ag
Musée national de Versailles.
gravées par un horaire qui, pour ses habitudes
déjà bien enracinées, était absolument néfaste : un carrosse venait le chercher à quatre
heures et demie du matin pour l'amener au palais et donner ses cours à la reine une demi-
heure plus tard. Cinq mois après, il mourut d'une pneumonie. C'était le 11 février 1650.

qui, de toute manière, nous était inaccessible. Descartes avait ainsi déclaré im
possible l'existence de l'infini actuel en raison des limitations de l'être humain,
ce qui ne l'empêchait pas d'affirmer celle d'un infini potentiel, puisque, selon
son raisonnement, nous ne pourrions évoquer le fini si l'infini n'existait pas :
« Il ne serait pas possible que ma nature soit telle qu'elle est, finie mais dotée de
la notion d'infini, si l'infini n'existait pas. L'idée de Dieu est comme la marque
de l'artisan sur son œuvre et il n'est même pas nécessaire que cette marque soit
distincte de l'œuvre », concluait Descartes.
Pour Descartes, l'idée d'infini était donc innée.

73
Chapitre 4

« Calculas »

Uhistoire de l'analyse est l'une des plus fascinantes des mathématiques. Son lent
développement est sans doute étroitement lié aux conflits engendrés par l'infini
et, plus précisément, aux mystères de l'infiniment petit. Ce n'est pas pour rien
qu'elle a reçu le nom d'analyse infinitésimale.

L'analyse infinitésimale
Pourquoi utiliser les termes « analyse » et « infinitésimal » ? Le premier terme se
réfère à une manière de travailler. L'analyse consiste à aborder un problème en
prenant la solution comme hypothèse de travail puis en étudiant tout ce qui a
permis d'arriver à cette solution. Descartes est sans doute le personnage emblé
matique de cette méthode, adoptée même par ses détracteurs et dont les origines
remontent à la géométrie synthétique d'Euclide.
Le second terme, infinitésimal, sejustifie car les concepts utiHsés, essentiellement
des grandeurs associées à des éléments géométriques, sont susceptibles d'être divisés
autant de fois qu'il est nécessaire (division infinie) afin d'obtenir et d'utiliser ensuite
les éléments indivisibles et constitutifs d'un tout. Comme nous l'avons vu précé
demment, cette méthode fut initiée par Eudoxe, avec sa fameuse méthode d'ex-
haustion, et elle fut ensuite systématiquement employée par les mathématiciens du
xviL, dont les plus importants sont Roberval, Barrow, Newton ou encore Leibniz.
Deux faits importants surviennent aussi concomitamment. D'une part, les ma
thématiques deviennent une doctrine qui s'autoalimente dans la mesure où elles
n'essaient pas de s'adapter à des modèles naturels mais adoptent plutôt une position
inverse : c'est la nature qui doit s'adapter aux mathématiques, ce qui ne doit pas
être considéré comme présomptueux mais comme une méthodologie permettant
d'établir une théorie solide, qui, d'ailleurs, s'avérera très pratique. Par exemple, on
démontre au moyen de méthodes analytiques que la trajectoire d'un projectile est une
parabole. C'est une figure géométrique et, en termes analytiques, une fonction préci
sément définie. Le plus probable est que le projectile ne décrira pas une parabole par
faite comme prévu mais, comme le dit Torricelli : « C'est le problème du projectile. »

75
« CALCULUS »

L'autre fait auquel nous faisions référence est que la physique théorique doit
admettre deux nouveaux concepts : le « corps »,dû à Descartes, et le « point ma
tériel »,dû à Ne\vton. La pomme supposée être tombée sur la tête de ce dernier
n'était pas un fruit savoureux, de couleur rouge et de texture agréable, mais un
« corps » avec des dimensions et une inertie bien précises, c'est-à-dire une masse
qui, pour les besoins de l'analyse, pouvait être réduite à un « point matériel ».
Il faut aussi prendre en compte le fait qu'à cette époque le développement de
la physique s'orienta vers r« appUcation » : les questions qui se posaient prove
naient de besoins particuHers de type pratique. En optique par exemple, on savait
que l'angle d'incidence était égal à l'angle de réflexion, ce qui était et est toujours
essentiel pour la construction d'instruments d'optique, mais ce sont des angles
qui sont calculés en prenant pour référence la normale à une surface en un point.
Si la surface est plane, tout va bien, mais lorsqu'elle est courbe, comme c'est le
cas dans la plupart des instruments optiques présentant un quelconque intérêt, se
pose un problème géométrique compliqué. Comme on peut le voir sur la figure,
la normale à une surface courbe en un point est une droite perpendiculaire à la
tangente à la courbe en ce point et, à cette époque, personne ne savait construire
une tangente à une courbe en un point.

La droite tangente « touche » la courbe en un point unique. Laperpendiculaire


à la droite tangente en ce point définit la « normale » à la courbe.

Un autre exemple provient du calcul de maxima et de minima. En reprenant


l'exemple du projectile, la nécessité de connaître la portée maximale d'un projec
tile en fonction de l'élévation du canon et, dans certains cas, sa hauteur maximale,
est évidente.

76
« CALCULUS »

En résumé, les quatre problèmes qui devaient être résolus et qui donnèrent
lieu à l'avènement du calcul ou de l'analyse infinitésimale ont été les suivants :

—Le calcul de la tangente à une courbe en un point.


— Le calcul de maxima et de minima d'une fonction.
—Le calcul de quadratures, dans son application au calcul de surfaces délimi
tées par une ou plusieurs courbes.
—La rectification de courbes, qui consiste à calculer la longueur entre deux
de leurs points.

Chacun de ces problèmes ferait intervenir l'infini dans sa version infiniment


petite.
On considère que ce sont Newton et Leibniz qui ont commencé à rassembler
lesconnaissances de leursprédécesseurs pour donner corpsàl'analyse mathématique.

LE CALCUL INTÉGRAL D'EULER

Au moyen des intégrales, on peut non seulement


INSTITVTIONYM j calculer les surfaces de figures planes mais aussi la
CALCVLIINTEGRALIS t , ,, . , i a i .a
VOLVMEN PRIMVM
ongueur
^
d une courbe, le volume délimité par une
surface ou celui d'un corps de révolution. Plus gé-
iiCii néralement, on peut calculertout ce qui correspond
• LEONHARPO £VLER0
I SOEHT. 8(»^'mAK DIBECTORF. VICENKALt ET S030 ^ sommo infinie de quantités infinitésimales,
aCad tEnat- lAUsis. et laNim

soit à peu près tout. Les intégrales ont tellement


BSSia?" d'applications pratiques qu'elles constituent, à elles
i seules, une branche des mathématiques appliquées.
' •' Il serait difficile aujourd'hui de concevoir un bureau
technique d'ingénierie sans l'application pratique du

(ZouvGrturG
Couverture du premier
prGrnisr volume
volumQ calcul intégral, qu il soit réalisé par de petites calcula-
du
du Calcul intégral d'Euler. tricesou de puissants programmes d'ordinateurs. En
1770, le mathématicien suisse Léonard Euler(1707-

1783) exposa le calcul intégral en trois tomes. Près de 150 ans après la publication de cet
ouvrage, son influence se ressent encore dans les textes actuels consacrés à l'analyse. De
fait, le Calcul intégral d'Euler est considéré comme l'un des ouvrages les plus importants
écrits sur le sujet.
« CALCULUS »

Ils suivirent des chemins distincts, où ils durent l'un comme l'autre affronter les
mystères de l'infini, ce qu'ils firent de manière différente.

Newton

Isaac Newton (1643-1727), que l'on considère comme un physicien plutôt que
comme un mathématicien, fit des contributions à l'analyse mathématique d'une
extraordinaire pertinence. Il eut l'idée d'un système original pour aborder les
thèmes relatifs aux quadratures et à la rectification de courbes. Il travailla avec des
développements infinis, soit des expressions données par une équation dont le
premier terme est la fonction à étudier et le second, une somme infinie de fonc
tions de comportement connu. Dans l'équation suivante par exemple, le premier
membre est une fonction logarithmique et le second, une somme infinie de fonc
tions puissances,des paraboles, dont on connaît bien le comportement.
2 3 4

ln(l + x) = x + +...
2 3 4

SCIENCE OCCULTE

L'ouvrage des Principes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton a toujours


été difficile à comprendre, ce qui n'est pas étonnant si l'on sait que c'est intentionnel.
Newton avoua un jour à un ami qu'il l'avait volontairement compliqué pour « éviter d'être
attaqué par de petits charlatans en mathématiques ». En effet. Newton avait été échaudé
par les critiques incisives et pas toujours fondées qui lui avaient été faites sur ses travaux
antérieurs au sujet de la nature de la lumière. Il alla même jusqu'à crypter certains de ses
résultats. Lasuite de lettres et de nombres suivante ne correspond à aucun mot de passe,
ni au numéro de série d'un programme informatique :

6a cc d ae 13eff7i 31 9n4o4q rr 4s 9t 12vx

C'est ce qu'on appelle un logogriphe, un type d'écriture secrète que Newton employa
pour faire référence à sa méthode de calcul des fluxions, afin que Leibniz ne puisse le
déchiffrer et s'en approprier la découverte. On dit que Leibniz aurait dû faire preuve de
plus de perspicacité pour déchiffrer ce message que pour découvrir les secrets sur le calcul
infinitésimal qu'il recelait.

78
« CALCULU5 »

Portrait d'Isaac Newton par Godfrey Kneller.

Appelons « équations infinies » une équation de ce type. L'idée est que plus
les éléments du second membre sont nombreux, plus on s'approchera de la valeur
de la fonction. Si ce que l'on cherche est juste un calcul, il suffit de connaître
l'amplitude de l'erreur commise, mais s'il s'agit d'analyser la fonction logarithme,
de la caractériser et d'étudier son comportement, alors il faut admettre, même
implicitement,que le résultat de la somme de la série est l'infini actuel. L'unique
référence que Newton ait faite à ce sujet se trouve dans son ouvrage De analysi :
« [...] Parce que les raisonnements dans ce domaine ne sont pas plus justes que
dans l'autre. Les équations ne sont pas moins exactes non plus. Nous autres mor
tels, dont le pouvoir de raisonnement est limité, nous ne pouvons exprimer ni
concevoir tous les termes de ces équations qui nous permettraient d'en connaître
exactement les quantités que nous souhaitons. » Ici encore, on peut observer une
attitude pragmatique dans la mesure où la limitation à admettre l'infini actuel se
retranche derrière celle de notre état d'être humain, alors que le résultat final de
ces équations à une infinité de termes est pourtant admis.
Ce n'est que dans son deuxième ouvrage publié en 1736, Methodus jiuxionum
et serierum infinitorum, l'original datant de 1672, que Newton emploie la méthode

79
« CALCULUS »

dite desfluxions. Le revirement que cela sup


L A
pose est intéressant : les éléments infiniment
METHODE
petits ne sont plus pris comme des entités
statiques mais deviennent mobiles. Newton
FLUXIONS.
considère une variable comme un point en
ET DES SUITES INFINIES-
M. leClKva]ier NEVTON.
mouvement et attribue aussicette capacité aux
droites et aux plans. Il appellefluantes ces va
riables et fluxion, le résultat de ce mouvement,
c'est-à-dire la comparaison entre deux états
différents. Nous n'entrerons pas plus avant dans
le détail de la méthode mais nous mettrons
A taris.
l'accent sur le fait que, de nouveau, Newton
ne considérait pas nécessaire d'utiliser pour ses
calculs des quantités infiniment petites avec
Une édition française de La Méthode toutes les contradictions que cela supposait.
des fluxions datant de 1740. Il considérait ces quantités essentielles « non
comme des petites parties mais décrites par un
mouvement continu. Leslignes ne sont pas décrites, ni générées d'ailleurs, par lajux
taposition de parties, mais par le mouvement continu de points [...] »
Avec sa méthode des fluxions. Newton réussit à calculer des tangentes à des
courbes, des surfaces et des longueurs, et même des maxima, des minima et des
points d'inflexion pour diverses courbes. De plus, il le fit en éludant subtilement
les problèmes que posaient les quantités infiniment petites. Mais, pour cela, il
lui fallait payer un certain prix. L'analyse construite sur ces prémisses s'avéra
avoir des limitations importantes et son développement prit d'autres voies, où
ces objets étranges appartenant à l'infiniment petit que sont les différentielles
allaient donner le ton. Pourtant, l'infini actuel se trouvait dans les différentielles
elles-mêmes.

Leibniz

Les premières études mathématiques de Gottfried Leibniz (1646-1716) concer


nèrent la combinatoire et, bien qu'elles portassent la marque incontestable de son
génie, elles utilisaient d'antiques méthodes aux tournures médiévales, encore en
usage dans les universités allemandes de l'époque. En 1672, Leibniz s'installa à
Paris, chargé d'une mission diplomatique importante. Durant les quatre années

80
« CALCULUS »

qu'il y passa, il se révéla en tant que mathématicien, en partie grâce à Christian


Huygens, qui le mit heureusement au courant des dernières mises à jour des ma
thématiques de l'époque.
C'est de cette époque-là que datent ses premières études sur la somme de
suites infinies, dont l'un des résultats les plus notables est la série qui porte son
nom et qui établit une relation inattendue entre le nombre K et tous les nombres
impairs :

;r , 1 1 1 1 1
— = 1 + + + ...
4 3 5 7 9 11

Mais ses recherches les plus importantes furent, sans aucun doute, celles qu'il
mena dans le domaine des mathématiques infinitésimales et qui donnèrent nais
sance à l'analyse, branche si importante du domaine mathématique. C'est ici que
le choix d'une notation appropriée joua un rôle fondamental. Les signes dou J,
introduits par Leibniz pour représenter la diflférentieUe et l'intégrale, synthéti
saient un grand nombre de concepts mathématiques qui jusque-là étaient très
confus et dispersés. Pourtant, Leibniz n'était réputé ni pour sa minutie ni pour sa
persévérance et plusieurs de ses résultats étaient entachés d'erreurs. Il se décrivait
lui-même comme « le tigre qui laisse échapper tout ce qu'il n'atteint pas du pre
mier, du deuxième ou du troisième saut ».
Le grand saut qu'il réaHsa fut celui du passage du discret au continu. L'ana
lyse combinatoire, dont il démontra la maîtrise, est un monde discret dans lequel
tout se passe par saut, mais l'univers des fonctions et des courbes est continu.
C'est dans le passage de l'un à l'autre que Leibniz, en tant que mathématicien, fit
preuve de génie et de beaucoup d'audace : il réussit à transformer les indivisibles

DOUÉ POUR LES LANGUES

Leibniz,fils d'un juriste réputé, se retrouva orphelin à six ans, ce qui en fit un autodidacte
précoce dans le domaine des langues, car tous les livresdont il hérita de son père étaient
en latin, que Leibniz s'efforça de comprendre. À dix ans, il lisait déjà tous lesclassiques en
latin et en grec, et, à treize ans, il était capable de composer des hexamètres en latin en
un temps record. Cette facilité à apprendre les langues est une compétence couramment
rencontrée chez la plupart des mathématiciens de renom.

81
« CALCULUS »

de Cavalieri en nouvelles entités mathématiques, les infinitésimaux, pour lesquels


il arriva même à inventer des algorithmes spécifiques. Examinons maintenant, en
des termes simples et modernes, l'élément essentiel sur lequel Leibniz a fondé le
calcul infinitésimal.
Nous savons bien qu'une droite peut être définie par deux points, mais elle
peut aussi l'être par un point et un angle. Par exemple, les droites et qui pas
sent par l'origine des coordonnées sont déterminées respectivement par les angles
a et p. Cet angleestappelé un terme faisant partie du langagecourant :on dit
d'une route ou d'une côte qu'elle a une forte pente quand l'angle qu'elle forme
avec l'horizontale est grand.

a = 36,07°

Utiliser un rapporteur est une manière de mesurer un angle et de lui donner


une valeur précise, par exemple, 24°. On peut aussi dire combien mesure la tangente

LES BASES DU DROIT INTERNATIONAL

Leibniz commença ses études de droit à l'université de Leipzig à 15 ans et, bien qu'il eût
consacré la majeure partie de son temps à l'étude de la philosophie, à 20 ans, ilétait en me
sure d'obtenir son doctorat, mais l'université le lui refusa en raison de son jeune âge. Il entra
alors à l'université d'Altdorf, où ilobtint son titre grâce à une thèse célèbre sur le caractère
historique de la loi, travail qui jetait les bases de ce qui deviendrait le droit international.

82
« CALCULUS »

de cet angle. Dans un triangle rectangle, comme ABC, la tangente d'un angle
s'obtient en calculant le quotient de la longueur du côté opposé par celle du côté
adjacent.

cote
opposé

côté adjacent

, , cote oppose
Tangente (a)—7-;-
côté adjacent

La tangente étant désignée par le symbole « tan », on a tan (a) = AB/CB.


Prenons à présent une courbe continue y —f(x), soit une courbe que l'on peut
dessiner sans lever la main du papier, et cherchons la tangente en un quelconque
de ses points, que nous appellerons P. Etant donné qu'une droite est déterminée
par un point et un angle, il nous suffit maintenant de trouver la valeur de la pente
de la droite. Leibniz fonda tous ses calculs sur la construction d'un triangle qu'il
appela triangle caractéristique, qui devint de fait le cœur du calcul infinitésimal.

83
« CALCULUS >:

Soit X et y les coordonnées du point P. Prenons ensuite le point Q de la


courbe et appelons x + Ax, y + Ay ses coordonnées. Il est simple de voir que
la pente de la droite qui passe par P et par Q est donnée par (a) = Ay/Ax. Si
maintenant Q se rapproche du point P, la figure que nous avions est conser
vée. Elle sera simplement un peu plus petite. Dire que Q « se rapproche » du
point P revient à dire que la différence Ax devient plus petite. Il se passe la
même chose avec les ordonnées et la différence Ay qui diminue également. Ce
rapprochement peut se faire de façon continue en rendant les différences men
tionnées Ax et Ax aussi petites que l'on veut. À partir d'un certain moment,
elles seront suffisamment petites pour ne plus être significatives par rapport à
la somme : les ajouter ou les soustraire n'affectera plus celle-ci. Ce sont à ces
quantités infinitésimales que Leibniz donna le nom de différentielles, respec
tivement dx et dy.

X + Ax

Dans le processus continu où le point Q se rapproche du point P, la droite


qui réunit les deux points tend vers la tangente à la courbe qui passe par P, et la
pente a recherchée sera donnée par :

tan(a) = —.
Ax

Au moment où la distance entre P et Q sera infiniment petite, on aura :

tan(a) = —.
dx

84
« CALCULUS »

LETTRES À DES PRINCESSES

Dans plusieurs milieux intellectuels, Leibniz est reconnu comme philosophe avant de
l'être comme mathématicien. À vingt ans, il avait déjà publié sa fameuse Dissertatio
de arte combinatoria. Bien que plusieurs de ses idées fondamentales se trouvent dans
des publications comme le Nouveau traité sur la compréhension humaine (1703), ou
encore la Monadologie (1714), une grande partie de sa pensée philosophique est connue
sous forme épistolaire, dans des lettres qu'il adressa à des princesses : Sophie, Sophie
Charlotte et Caroline. Leibnizadopta dans ces correspondances un style qui non seulement
montrait son amour platonique, mais laissait entendre que les destinataires étaient bien
préparées intellectuellement, ce qui semblait d'ailleurs justifié. Les princesses étaient, en
quelque sorte, les seuls représentants du pouvoir qui avaient la possibilité de créer des
communautés scientifiques en dehors des universités, centres dans lesquels les Intellectuels
de l'époque se sentaient étouffés par l'orthodoxie religieuse qui y régnait.

Ce triangle rectangle dont les cô


tés de l'angle droit sont dx et dy est
celui qu'on a appelé précédemment
triangle caractéristique. De fait, ces
longueurs infinitésimales sont les côtés
droits qui forment le polygone à une
infinité de côtés selon lesquels on peut
décomposer la courbe. La grande dif
férence est que Leibniz manipule ces
quantités comme si elles étaient des
nombres, avec certaines restrictions,
et travaille avec elles pour obtenir des
résultats concrets. Il arriva même à ré
soudre le problème des quadratures,
c'est-à-dire le calcul de la surface en
Portrait de Gottfried Leibniz
dessous d'une courbe. Formulé plus
par Johann Friedrich Wentzel,
lorsqu'il avait environ cinquante-quatre ans. simplement, cela revient à dire que, si
la surface est formée d'éléments diffé
rentiels, Hsuffit d'en faire la somme pour trouver la surface recherchée (en ce sens,
la différentiation et l'intégration sont des opérations inverses).

85
LEIBNIZ ET LES ROSE-CROIX

À l'âge de vingtans, Leibniz entra dans la secte mystique des Rose-Croix, dont furent aussi
membres Newton et Descartes. Cela n'a rien d'étonnant si l'on sait qu'à cette époque
il était difficile pour les scientifiques d'obtenir de la part des institutions officielles toute
l'information qu'ils recherchaient. Réaliser des expériences d'alchimie était une condition
de base pour faire partie de cette société
secrète et Leibniz, qui réussit même
j4. ., ^ i
à occuper le poste de secrétaire de la
-, ^ Confrérie, se chargea, entre autres, de
transcrire ces expériences en traduisant en
-•è ^
latin l'œuvre alchimiste considérable de

Basilio Valentin. Par le biais de la confrérie,


il rencontra H. Brand, qui découvrit le
phosphore. Il l'aida à obtenir cet élément,
afin de l'exploiter commercialement,
à partir des urines de tout un régiment
de soldats. Avec F. Hoffman, professeur
de médecine de l'université de Halle, il

participa activement à l'élaboration de la


fameuse teinture curative appelée gouttes

LeTemple de la Rose-Croix, de Teophilus de Hoffman, que l'on peut encore trouver


Schweighardt Constan tiens, 1618. dans certaines pharmacies allemandes.

Lorsqu'ils apparurent, les infinitésimaux ne furent pas acceptés —c'est le moins


qu'on puisse dire —par les mathématiciens de l'époque. Le triangle caractéristique
était là, mais personne ne pouvait le voir au sens strict. C'était une image, une re
présentation de quelque chose qui, une fois de plus, se manifestait dans les parages
obscurs et impénétrables de l'infiniment petit et qui supposait, quoi qu'on tentât
pour l'éviter, d'accepter l'existence de l'infini actuel. De plus, il fallait outrepasser
le principe d'Archimède de comparaison des grandeurs, ce que des mathéma
ticiens comme Pascal, L'Hospital, Bernoulli et Leibniz lui-même finiraient par
justifier en caractérisant ces quantités numériques particulières qui, à un moment
donné, finissaient par disparaître. Ce n'est pas pour rien que Leibniz intitula ces
travaux : Au sujet d'une géométrie très occulte et de l'analyse des indivisibles et des infinis.
« CALCULUS »

Epsilons
Lorsqu'on parle d'« epsilons » ou de la technique « epsilon-delta », nous ne
faisons pas référence à l'acronyme d'un code secret ou d'un plan d'attaque du
ministère de la Défense, mais à un artifice mathématique en relation directe avec
la notion de hmite. Initialement, le concept fut développé par Bernard Bolzano
(1781-1848), mais il n'en fut pas reconnu comme l'auteur,tout du moins de son
vivant. Le premier à l'utiliser dans la pratique fut Augustin Louis Cauchy (1789-
1857), mais celui qui l'a établi tel que nous le connaissons aujourd'hui et en toute
rigueur mathématique fut Karl Weierstrass.
Nous allons essayer de proposer ici une approche intuitive à cette si épi
neuse question. Pour l'essentiel, le concept présente beaucoup de similitudes
avec l'idée d'accumulation. Imaginons une file d'attente qui commence à se
former à la porte d'un lieu. Nous pouvons observer que la distance entre les
personnes et la porte est de plus en plus petite, de même que la distance entre
les personnes. C'est une tendance naturelle lorsque se forme une file d'attente :

Karl Weierstrass sur une lithographie datant de 1895.


Le mathématicien allemand fut un des pionniers de l'utilisation des epsilons.
« CALCULUS »

QUERELLES ENTRE GÉNIES

La correspondance, moyen d'exposeret de résoudre des problèmes, est sans doute laforme
la plus ancienne de communication scientifique et celle qui a duré le plus longtemps. Par
rapportà d'autres manières de présenter un écrit, une lettre présente l'avantage d'être
privée. Elle est adressée à une personne ou à un groupe. De nombreux débatsscientifiques
ont été entretenus par lettres et l'un des plus emblématiques fut l'affrontement passionné
entre Newton et Leibniz au sujet du calculas. De manière complètementindépendante.
Newton était arrivé à des résultats analogues à ceuxde Leibniz et il publia ses travaux avant
lui. Il accusa ce dernier de plagiat, donnantnaissance à l'unedes querelles les plus aigres,
les plus lamentableset les plus absurdes qui aient eu lieudans l'histoire de la science.

au début, lorsqu'il y a peu de personnes, la tendance naturelle est de laisser entre


elles une distance qu'on dira de commodité, mais au fur et à mesure que leur
nombre augmente, cette distance diminue aussi. Il est intéressant de noter qu'il
s'agit de deux distances différentes, même si elles ont une relation entre elles :
l'une est la distance entre les personnes et la porte d'entrée, et l'autre est la dis
tance entre les personnes elles-mêmes. Cette dernière augmente tout au long
de la file d'attente. C'est logique puisque ceux qui arrivent gardent une distance
naturelle mais, plus la file grandit, plus les gens se sentent pressés par ceux qui
sont derrière. On pourrait aussi dire que les gens s'entassent ou s'accumulent à
proximité de la porte.
On pourrait définir un degré d'accumulation au moyen d'un paramètre qui
mesurerait, par exemple, la variation de la distance qui existe entre les personnes
voisines dans la file au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'entrée. Il serait
normal d'observer que ce paramètre devient de plus en plus petit.

Grâce à une « règle », on peut définir le degré d'accumulation en partant


d'une distance précise, par exemple, 50 cm. On pourrait le faire comme suit :
mettons notre règle à l'entrée. S'il y a des gens à 50 cm de l'entrée, nous
obtiendrons un certain degré d'accumulation.Selon la longueur de notre règle,
nous pourrons dire qu'il y a plus ou moins de gens. Nous pourrions aussi le
faire par rapport à l'accumulation des personnes entre elles. C'est là que se
pose un premier problème intéressant : l'accumulation de personnes, qu'on
désigneraiten langagecourant par le mot «attroupement », faitpenser qu'il existe

88
« CALCULUS »

CINE

/• ...àf i

Dans une file d'attente qui se forme, par


exempie, à l'entrée d'un cinéma, les gens ont
tendance à se regrouper près de la porte, en
maintenant un espace minimal de séparation
entre eux. En revanche, pius on s'éloigne
de la porte, plus la file est dispersée.

quelque chose qui provoque cette accumulation. Autrement dit, elle apparaît
d'elle même soit autour d'un objet, soit à cause d'une situation donnée. Lorsque
sur un chemin on voit un attroupement de fourmis, nous pensons tout de suite
qu'il y a là de la nourriture ou l'entrée d'une fourmihère. Un autre exemple
pourrait être un embouteillage sur une autoroute qui suggère l'existence d'un
péage ou encore d'un accident. Nous insistons avec ces exemples sur l'idée
d'« attroupement »parce qu'ils nous aideront à comprendreune découverte des
plus intéressantes de l'histoire des mathématiques relative à des nombres cachés
pendant des siècles dans l'infiniment petit.
Les exemples précédents font appel à des ensembles discrets, mais nous al
lons entrer maintenant dans l'univers des continua, ceux-ci pouvant être infini
ment divisibles. Laissons donc les files de personnes ou de voitures et concen
trons-nous sur d'éventuels ensembles de points le long d'une droite. Soit une
suite de points, tous différents, appelés a^, a^, a^, ..., a^, etc. qui présentent
la particularité de s'accumuler autour d'un certain point au fur et à mesure
« CALCULUS »

que Ton avance dans la suite. Appelons ce point P.Supposons maintenant que
notre règle est un segment de longueur d. En posant l'une de ses extrémités
en P, nous voyons que certains points de la suite se trouvent sur ce segment
de longueur d.

Nous pouvons même trouver un point à partir duquel tous lespoints sui
vants se trouveront sur le segment d.En diminuant la longueur du segment, tel
que d^ < d, nous devrons partir d'un point plus en avant, que nous appellerons
tout le reste des points demeurera compris dans le nouveau segment de
longueur d\ C'est la technique des epsilons. Il s'agit de s'assurer que,pour tout
d, il existe un n à partir duquel tous les éléments de la suite sont contenus dans
le segment d. Dans ce cas, on dit que la suite converge vers le point P. Cela
veut dire deux choses :d'abord que la suite est infinie, et ensuite, que la distance
entre le point P et un terme quelconque de la suite peut être aussi petite que
l'on veut.
Lorsqu'il s'agit d'ensembles discrets, ce résultat n'a pas grand intérêt. Consi
dérons par exemple la suiteformée par les nombres 100,50,25,12,6,3,1, que
l'on pourrait considérer comme une file de sept nombres, et une entrée qui
serait le zéro. La différence entre chacun d'entre eux et le zéro, mais aussi celle
entre deux éléments quelconques,est de plus en plus petite. Par exemple, entre
le 100 et le 50 se trouvent quarante-neufnombres, mais entre le 6 et le 3, il n'y
en a que deux. Pourtant nous ne pouvons pas dire que les termes de la suite
s'accumulent autour du point 0. Il est évident que si nous prenons un segment
de longueur 1/2, nous ne trouverons aucun terme de la suite autour de 0. En
revanche, si nous considérons la suite :

,111
' 2' 4' 16""

90
« CALCULUS »

nous trouverons toujours des éléments de cette suite autour de 0, aussi petite
que soit la distance considérée.
En mathématiques, on parlera de voisinages. Un voisinage est en quelque
sorte une parenthèse centrée au point P.Aussi petite que puisse être la paren
thèse, ou encore le rayon du voisinage, à partir d'un certain temps, tous les
éléments de la suite s'y trouveront. La technique des epsilons consiste à jouer
avec deux nombres qui sont la largeur de la parenthèse, soit le rayon du voisi
nage,habituellement noté 8 (epsilon), et le nombre n, qui détermine l'élément
à partir duquel tous les autres éléments de la suite sont enfermés dans la
parenthèse. Cette relation entre ces deux nombres se formule par l'expression
suivante :

« Pour tout 8, il existe un nombre n tel que... »


C'est une manière de traiter la division infinie qui ressemble beaucoup à la
définition mathématique du concept de Hmite. Quand, dans les paradoxes de
Zénon, on divisait l'intervalle en deux une infinité de fois, on définissait une
suite numérique similaire à celle de l'exemple précédent. Nous pouvons dès
lors appliquer la définition rigoureuse du « passage à la limite », en affirmant
que le dernier terme de la suite est le point 0. Ceci ne résout pas du tout
le paradoxe, mais le laisse simplement de côté, car nous constatons la même
chose : les points s'accumulent près du zéro,en une suite infinie et nous affir
mons qu'il existe un dernier point, ici le 0, alors que le 0 n'est pas un élément
de cette suite. Ce saut n'est pas réellement justifié, mais il est bien défini. Pour
paraphraser Bertrand Russell, les mathématiciens sont des personnes qui ne
saventjamais si ce qu'ils disent est vrai ou non ; ils ne savent pas très bien non
plus où ils vont, mais, en revanche,ils savent très bien ce qu'ils font.
En réahté Cauchy ne se posa pas le problème de la définition de la Hmite
au moyen d'éléments qui s'accumulaient en un point donné, mais plutôt qui
s'accumulaient entre eux. C'est-à-dire qu'il ne considérait pas un point de
péage sur l'autoroute mais un tas d'accidents ici et là. Les choses ne sont pas si
simples en raison d'un facteur important qui tient au fait que l'on ne travaille
qu'avec les nombres rationnels : la droite sur laquelle on situe les points n'est
pas pleine, elle présente des zones vides. L'idée est la suivante : nous avons une
suite de points de la droite que nous associons maintenant à des nombres ra
tionnels de manière à ce qu'elle soit de plus en plus peuplée. On peut définir
cette situation mathématiquement et Cauchy le fit clairement. Le problème
est que l'attroupement ou accumulation peut se produire autour d'un endroit

91
« CALCULUS »

OU d'un point de la droite qui est vide, ou plutôt, qui ne correspond à aucun
rationnel. C'est le cas par exemple pour la suite que nous avons définie au
chapitre 2 et qui tend vers S ,qui n'est pas un rationnel, àsavoir :
11 1
1,1+—,1 + 7'^ + —4 +
2 1 1
2+ - 2+ —^ 2+ -
2 1 1
2+ - 2+ -
2 1
2+-
2

Il estcertainqu'un triangle rectangle convenablement construitpermettrait


de situer l'hypoténuse à l'endroit adéquat, mais cela resterait une construc
tion géométrique. A l'époque de Cauchy, on cherchait à savoir déterminer les
points, donc les nombres, arithmétiquement ou analytiquement. Le nombre
rationnel n'avait pas encore été défini correctement. En fait, il n'était pas dé
fini du tout. Il faudrait attendre Dedekind, puis Cantor, pour arriver à une
définition cohérente. Ce fut Cantor qui non seulement la donna, mais qui fit
en sorte que la droite n'ait plus d'espace vide. Nous disions que la droite avait
des espaces vides, mais en fait, elle contenait des infinis, puisquelesirrationnels
sont, comme les rationnels, en nombre infini.
Cantor mérite un chapitre à part : non seulement il « densifia » la droite
réelle, mais il affronta l'infini comme jamais personne auparavant n'avait été
capable de le faire.

92
Chapitre 5

Le paradis de Cantor

Certains pensent qu'en mathématiques, il y a un avant et un après Cantor, même


si c'est contestable. Ce que l'on peut affirmer en tous cas,et sans équivoque, c'est
qu'il y a un infini avant Cantor et un infini après.

Les séries de Fourier

Jean-Baptiste Joseph Fourier (1768-1830) fut un mathématicien visionnaire, un


de ces pionniers qui s'aventurèrent dans le domaine du nouveau paradigme de
l'analyse mathématique, en construisant une des théories les plus fructueuses de
l'histoire des mathématiques. Son ouvrage Théorie analytique de la chaleur, concer
nant la propagation de la chaleur, est probablement le plus important de tous
ceux qu'il a publiés, non seulement pour sa valeur scientifique remarquable,mais
aussi parce qu'il est considéré comme le premier travail de physique mathéma
tique de l'histoire.
Les développements en série d'une fonction permettent d'exprimer une
fonction quelconque sous forme d'une somme infinie d'autres fonctions. L'in
térêt est que les fonctions apparaissant dans la somme sont plus faciles à mani
puler que la fonction originale. Les séries de Fourier ne sont pas les premiers
développements de fonctions à être utilisés. On employait déjà fréquemment le
développement en série de puissances de Taylor.
Les séries de Taylor pouvaient provenir de fonctions plus générales mais
elles présentaient l'inconvénient d'être trop locales : une fois connu le compor
tement de la série sur un domaine restreint, on ne pouvait pas dire grand-chose
de son comportement sur tout autre domaine dissocié. C'est pourquoi Fou
rier étudia la représentation d'une fonction comme superposition de fonctions
plus simples, en général sinusoïdales, inaugurant ainsi une nouvelle discipline
mathématique connue sous le nom d'analyse harmonique. Les ondes selon les
quelles se décompose la fonction sont appelées harmoniques, d'où le nom de
ce type d'analyse.

93
LE PARADIS DE CANTOR

La possibilité de décomposer une fonction en une somme de fonctions tri-


gonométriques sinus et cosinus est un avantage énorme, puisqu'il s'agit de fonc
tions très pratiques à utiliser, facilement représentables et dont les dérivées et
les intégrales sont simples. Fourier démontra que toute fonction périodique/(3cj,
soumise à certaines conditions, pouvait s'exprimer comme une somme infinie
de fonctions trigonométriques sinus et cosinus. Malgré tout, le développement
de Fourier soulevait deux questions importantes et compliquées à résoudre, car
elles affectaient les fondements mêmes de l'analyse. Ces questions, qui ont été et
sont toujours fondamentales en mathématiques, concernent ce qu'on appelle les
théorèmes d'existence et d'unicité. Ce sont les suivantes : d'abord, dans quelles
conditions peut-on assurer qu'il existe une série qui converge réellement vers la
fonction en question ? Ensuite, dans le cas où cette série existe, peut-on assurer
que ses coefficients sont uniques ?
En 1870, Cantor énonça un théorème qui fournissait un critère de convergence
d'une série de Fourier et l'année suivante, un deuxième théorème, prolongeant le
premier, relatif à l'unicité de cette série. 11 restait néanmoins un problème difficile
à surmonter : le théorème n'était pas général. Il comportait des exceptions et il
existait des points pour lesquels il ne s'appliquait pas. Ce n'était pas seulement
quelques points, mais bien des ensembles regroupant des infinités de points,
distribués de manière discontinue parmi ceux qui satisfaisaient au théorème. Cantor

Jean-Baptiste Joseph Fourier.

94
LE PARADIS DE CANTOR

s'était heurté aux nombres irrationnels et cela lui posa un problème qui allait bien
au-delà des développements en série et, d'une certaine manière, au-delà même
du concept d'infmitude, tout en lui restant étroitement lié. Cantor commença à
s'attaquer sérieusement à la relation qui existait entre le continu et le discret dans
l'ensemble des nombres réels. D'un côté, il avait une droite sur laquelle, selon
des considérations purement géométriques, les points se distribuaient de manière
continue, alors que, d'un autre côté, l'arithmétique démontrait une distribution
discrète. Quelque chose ne fonctionnait pas et ce n'était ni plus ni moins que la
définition même du nombre réel, et plus précisément, celle du nombre irrationnel
(voir en annexe la partie « Ensembles de nombres »).

Suites fondamentales

Cantor développa sa théorie des nombres réels en deux étapes. En 1872, dans
le traité intitulé « Extension d'un théorème de la théorie des séries trigono-
métriques », il posa le problème de l'existence des nombres irrationnels d'une
manière un peu technique mais sans pourtant arriver à un développement théo
rique complet. Ce ne serait que beaucoup plus tard, dans l'ouvrage Fondements
d'une théorie générale des ensembles (Grundlagen), paru en 1883, que le concept de
nombre réel trouverait un développement mathématique cohérent, résultat, aux
dires de Cantor lui-même, d'une profonde réflexion philosophique sur le sens
des concepts d'infini et de continuité. Connaissant les travaux de Cauchy et
Weierstrass, il savait que l'ensemble des nombres rationnels (Q) comportait des
suites infinies de nombres qui s'accumulaient, mais ne convergeaient pas vers un
nombre rationnel. Il s'agissait de ces suites qu'avait définies Cauchy où existaient
des accumulations d'éléments autour de nombres non rationnels. Nous avons déjà
rencontré dans le chapitre 2 une suite infinie qui converge vers V2, qui n'est pas
un rationnel. Nous avons également vu qu'une caractéristique de ces suites est
que leurs éléments deviennent arbitrairement proches. Cantor les baptisa suites
fondamentales. Actuellement, on les appelle suites de Cauchy, sauf dans certains
textes où le nom original est conservé.
Cantor eut l'intuition que les suites fondamentales, qui ne s'accumulaient
pas vers un rationnel, devaient converger vers des nombres irrationnels et c'est
pourquoi il adopta ce critère comme définition du nombre irrationnel. Pour
reprendre l'analogie faite dans le chapitre précédent, Cantor observa qu'il y avait
accumulation de voitures sur les autoroutes et fit le pari que c'était à cause

95
LE PARADIS DE CANTOR

de péages. En d'autres termes, ces points où s'accumulaient certaines suites et


où il n'y avait pas de nombre rationnel —les espaces vides de notre règle utilisée
pour les mesurer —devaient correspondre àdes nombres irrationnels tels que yfz
, ^/3, -v/s ou 7C lui-même. Il fallait donner à ces nombres une identité, les définir
mathématiquement.
Il existe certaines propriétés que les ensembles de nombres doivent satisfaire
pour former un système cohérent, ou, autrement dit, pour qu'ils soient vraiment
utiles et se comportent comme on le souhaite dans les opérations élémentaires.
La première propriété assure qu'ils forment un système fermé pour la somme,
la soustraction, la multiplication et la division, c'est-à-dire, par exemple, que la
somme de deux entiers est encore un entier. La deuxième propriété se réfère à
l'ordre et stipule que, quels que soient deux nombres, on peut dire qu'ils sont
égaux ou alors que l'un est supérieur à l'autre. La troisième propriété, relative à
la densité, est un peu plus compHquée et certains ensembles de nombres ne la
satisfont pas. Elle stipule qu'entre deux nombres quelconques, il existe toujours
un autre nombre. Nous avons vu que cette propriété n'est satisfaite ni par les
entiers naturels ni par les entiers relatifs. Entre 5 et 6, par exemple, il n'existe au
cun nombre entier. Les nombres rationnels, en revanche, satisfont la propriété de
densité. Cantor savait que le nouvel ensemble de nombres irrationnels, qu'il allait
définir à partir des suites fondamentales, devait satisfaire ces propriétés. Pourtant,
il n'arriva pas à démontrer ces propriétés en toute rigueur. Il était conscient que
les nombres qu'il était en train de définir étaient une extension des rationnels et
il supposait, logiquement, que les propriétés de ces derniers allaient se transmettre
naturellement aux irrationnels. Surgit alors un obstacle supplémentaire : diffé
rentes suites fondamentales pouvaient faire apparaître un même irrationnel. Ces
problèmes furent, entre autres, résolus plus tard grâce aux concepts de relation
d'équivalence et d'espace quotient, ce qui est devenu aujourd'hui l'une des ma
nières de définir ces ensembles de nombres.
Observons à présent comment Cantor utilisait sans hésiter le concept d'infini
actuel pour définir une grandeur aussi concrète qu'un nombre qui n'était, ni plus
ni moins, que la Hmite d'une suite infinie de nombres. Dans ses premiers travaux,
il n'employa même pas le terme de Hmite.Pire encore, Hne parla pas de nombres
mais de grandeurs numériques. Cantor sentait bien qu'il pouvait se perdre et
que, pour aborder le thème de l'infini et de la continuité, il allait devoir se munir
d'outils logiques et mathématiques qui n'existaient pas encore. Il n'avait donc pas
d'autre choix que de les créer.

96
LE PARADIS DE CANTOR

En étendant l'ensemble des rationnels Q, Cantor passa à un nouvel ensemble


R, auquel il donna le nom d'ensemble des nombres réels. Certains disent que ce
nom a été choisi en opposition aux nombres imaginaires, dont on connaissait
l'existence à l'époque, mais plusieurs raisons laissent penser que la motivation de
Cantor était autre. Dans son ouvrage Grundlagen, Cantor utilise le terme « limite »
et consacre l'expression « grandeurs numériques » aux nouveaux nombres réels. Il
s'agit là d'un détail important qui montre qu'il est prêt à accepter l'infini actuel,
non comme une simple spéculation, mais bien comme un objet mathématique
« réel »,aussi réel que peuvent l'être un nombre entier ou une fraction.

La droite réelle

Une droite est un ensemble infini de points aHgnés. Cantor envisagea ce qu'allait
être la droite réelle en suivant les étapes exposées précédemment, telles que le
choix d'une origine et d'une longueur comme unité de mesure. A l'origine, il
plaça le nombre 0, puis à droite, les nombres entiers positifs, et à gauche, les néga
tifs.Il ajouta ensuite les rationnels, soit les fractions, positives à droite et négatives à
gauche. Rappelons que l'introduction des rationnels sur la droite lui conférait une
propriété qu'elle n'avait pas auparavant, celle de densité, qui fait qu'entre deux
nombres rationnels quelconques existe toujours un autre rationnel.
Nous avons mentionné combien l'apparition du nombre yfï avait suscité une
crise profonde chez les mathématiciens grecs. Le problème venait de ce que ce
nombre maudit correspondait à une construction géométrique claire, au moyen
d'un triangle rectangle dont les côtés de l'angle droit valaient un et dont l'hypo
ténuse valait ce nombre irrationnel qui n'avait pas de place dans l'ensemble des
points de la droite sur laquelle avait été définie une unité de mesure. Ainsi, la lon
gueur de l'hypoténuse existait en tant que grandeur mais pas en tant que nombre.
C'est pourquoi on disait que la droite comportait des espaces vides, des points aux
quels ne correspondait aucun nombre et que, de ce fait, elle n'était pas continue.
Au début, avec l'introduction des nombres irrationnels, à tous les points de la
droite correspondait un nombre, rationnel ou irrationnel, et elle devenait ainsi
une droite dense, sans espace vide. Elle pouvait prendre alors le nom de « droite
réelle » en toute légaHté.
Mais, d'autre part, affirmer que la droite, en tant qu'entité géométrique, s'était
complètement remphe de nombres sans laisser aucun vide restait tout de même
une affirmation quelque peu hasardeuse. C'est en réfléchissant à cela que Cantor

97
LE PARADIS DE CANTOR

fut amené à approfondir davantage le concept de continuité par rapport à celui


d'infini. Cela le conduisit à définir un concept essentiel, celui de dénombrabilité,
comme première possibilité pour l'infini.

Les nombres cardinaux

Cantor se trouva confronté au problème de pouvoir « dénombrer » l'infini.


Jusqu'alors, l'infini potentiel se définissait par la possibilité d'ajouter « sans limite »
de nouveaux éléments, mais Cantor se proposait de mettre l'infini « sur la table »,de
le convertir en acte, de « l'actualiser », autrement dit, de l'utiliser comme un élément
mathématique de plus. L'exercice simple de comptage d'un ensemble d'objets,
un des actes les plus élémentaires de l'arithmétique, allait être revu et totalement
formalisé, et pour ce faire, deux choses s'avéraient nécessaires : d'abord, bien définir
ce dont on parle lorsqu'on fait référence à un ensemble d'objets, et ensuite, trouver
une définition mathématique de l'action de compter les objets d'un ensemble.
La théorie des ensembles, déjà affinée par Bolzano, serait la réponse à la pre
mière question mais Cantor la consoHda en permettant de parler d'éléments d'un
ensemble de manière totalement abstraite.

Bien des historiens des sciences considèrent la théorie de Cantor comme l'une
des œuvres les plus brillantes de la pensée humaine. Nous n'allons pas entrer dans
les détails et toute la complexité de cette théorie. D'ailleurs, il nous suffit ici d'un
petit nombre de concepts qui s'avèrent très intuitifs. Mais il faut bien noter que le
concept d'ensemble compte parmi les fondements les plus importants des mathé
matiques, dont toute la structure théorique est fondée pratiquement entièrement
sur ce concept. Henri Poincaré (1854-1912) dit un jour qu'un mathématicien est
une personne qui passe son temps à donner le même nom à des choses différentes.
C'est une manière rapide et ironique d'exprimer une vérité majeure, les mathé
matiques ayant pour objectifpremier la généralisation. La théorie des ensembles se
prête bien à cette définition puisque le terme « ensemble » peut désigner un objet
quelconque qui existe ou non. C'est cette générahsation qui a permis à Cantor de
commencer à exposer de façon rationnelle le concept d'infini actuel.
Le premier écueil rencontré par la théorie des ensembles est la définition
même d'un ensemble, car il est extrêmement difficile de l'exprimer sans utihser
le mot ensemble lui-même ou l'un de ses synonymes : groupement, réunion, tas,
etc. L'une des meilleures définitions, qui n'utihse pas de synonymes, du moins
apparemment, est celle que donna Bertrand Russell : « Parler d'ensemble revient

98
LE PARADIS DE CANTOR

CALCULER AVEC DES CAILLOUX

Il est Intéressant de remarquer


qu'au cours de son histoire, l'hu
manité a appris à compter avant
que n'existent les systèmes de
numération. Nous pouvons donc
dire, contrairement à ce que
l'on pense généralement, que le
concept d'application bijective est
aussi élémentaire, voire davan-

tage, que le concept de nombre.


^ y Psi" exemple, un berger qui voulait
k* •• contrôler le nombre de têtes de

son troupeau qu'il menait paître


devait se munir d'un sac rempli de
petits cailloux. À chaque brebis qui sortait de l'enclos, il sortait un caillou du sac. Ainsi, au
retour des pâturages, il pouvait faire une correspondance biunivoque entre le nombre de
têtes de bétail qu'il ramenait et savoir s'il manquait des brebis au troupeau. « Calculer »
vient de calculas, mot latin signifiant « caillou ».

à considérer simultanément des entités. » Cette définition est intéressante parce


qu'elle décrit le concept comme une attitude mentale, indiquant ainsi qu'il s'agit
d'un concept élémentaire.
Comme nous l'avons dit précédemment, le fait de compter les objets
qui forment un ensemble est également un acte élémentaire. Lorsque nous
comptons, nous ne faisons que comparer les éléments de deux ensembles. Par
exemple, si nous voulons savoir combien il y a de personnes dans un local, soit
le nombre d'éléments de l'ensemble formé par les personnes dans ce local, nous
partons d'un ensemble connu, celui de la suite des entiers naturels 1, 2, 3... et
nous attribuons, de manière ordonnée, un nombre à chacune des personnes,
en essayant de ne pas utiliser deux fois le même nombre ou de compter deux
fois la même personne. Si le dernier nombre attribué est par exemple 23, nous
disons qu'il y a vingt-trois personnes dans le local. Ce que nous avons fait
revient à comparer deux ensembles, celui des personnes et celui des nombres

99
LE PARADIS DE CANTOR

{1, 2, 3, 22, 23}, en établissant une correspondance « un à un ». Ces


correspondances un à un peuvent être faites entre ensembles de différentes
natures, il est juste important de respecter les règles du jeu. Prenons, par
exemple, un ensemble de lettres majuscules {A, F,H,P,V} et un autre de lettres
minuscules {a, h, c, d, e}. Nous pouvons établir une relation entre les deux
ensembles de la façon suivante :

F
©—

Tout élément du premier ensemble doit être en relation avec un et un seul des
éléments du second et réciproquement. C'est la règle simple et unique qui régit
ce type de relations, appelées applications bijectives ou biunivoques. Des correspon
dances telles que les suivantes ne respectent pas la règle établie :

C'est de cette manière que Cantor revint à l'acte le plus primaire de comptage
et établit le concept de cardinalité d'un ensemble.
Si l'on observe les ensembles entre lesquels il est possible d'établir une
application bijective, nous verrons que ce n'est possible qu'entre ensembles ayant
le même nombre d'éléments. Il suffit d'essayer d'établir une telle application
entre un ensemble à quatre éléments et un autre à trois éléments pour confirmer
qu'il est impossible de le faire, sans avoir d'éléments qui ne soient liés à rien
ou en relation avec plus d'un autre.

100
LE PARADIS DE CANTOR

Cantor définit alors une équivalence entre ensembles de la façon suivante :


« Deux ensembles ont le même cardinal si l'on peut établir une relation bijective
entre eux. » On dit alors que les ensembles ont le même cardinal ou qu'ils sont
équipotents, ce qui revient à dire qu'ils ont le même nombre d'éléments.
Selon ce qui précède, si nous avons un ensemble quelconque, une boîte de
crayons de couleurs par exemple, que nous appellerons A, et que nous pouvons
établir une correspondance bijective entre cet ensemble et A/'= {1, 2, 3, 4, 5, 6},
nous dirons que ^ et iV ont le même cardinal :

Gard (A) = Gard (N) = 6.

On pourrait penser qu'on est en train de se compliquer la vie avec quelque


chose qui semble évident, mais les apparences sont trompeuses : ce nouvel outil
logique permet d'observer ce qu'est un ensemble infini.
Pour ce faire, nous définirons d'abord ce qu'est un ensemble fini. On dit d'un
ensemble A non vide —qui contient au moins un élément —qu'il est fini, s'il
existe un nombre n tel que A ait le même cardinal que {1,2,3,...,«}. Le nombre
n est alors précisément le nombre d'éléments que contient l'ensemble A. Sinon, ^
est dit infini. Par conséquent, s'il existe un sous-ensemble B de A qui ait le même
cardinal que A alors A est infini.
Gette dernière définition requiert une explication détaillée car il s'agit bien
là du cœur de la question. Tout d'abord, qu'entendons-nous par sous-ensemble
propre ? L'idée est très simple : soit un ensemble A quelconque, par exemple {a, b,
c, d}, un sous-ensemble propre est tout autre ensemble que nous pouvons former
avec les éléments de A, sans les utiliser tous, c'est-à-dire qu'il doit au moins en
manquer un.Voici des sous-ensembles propres de A :

{^}j j bf y \^cij Cf , {b) c, d^.

D'après ce qui a été exposé précédemment, il semble logique qu'on ne puisse


pas établir de correspondance biunivoque entre un ensemble et l'un de ses sous-
ensembles propres. Geci pour une raison toute simple : ils n'ont pas le même
nombre d'éléments puisque le sous-ensemble propre en compte toujours moins
que l'ensemble lui-même.
Nous allons voir un cas où cela est possible. Soit N, l'ensemble des entiers
naturels et P, un sous-ensemble propre formé de tous les nombres pairs.

101
LE PARADIS DE CANTOR

Il est évident que nous pouvons définir une application biunivoque entre
les deux ensembles en faisant correspondre à chaque entier naturel n ce même
nombre multiplié par 2.

n 2n.

Ainsi :

1 2

2 1-^ 4

3 •—> 6

Pour chaque entier naturel il existe donc un nombre pair et, réciproque
ment, pour tout nombre pair, il existe un entier naturel. Cela nous indique
que le cardinal des deux ensembles est le même. Déclarer qu'« il existe au
tant de nombres naturels que de nombres pairs » n'est pas un paradoxe, bien
qu'intuitivement apparaisse une contradiction. C'est là une autre définition
possible d'un ensemble infini : un ensemble est infini s'il existe une relation
biunivoque entre cet ensemble et l'une de ses parties, l'un de ses sous-en
sembles propres.
Dans ces conditions, le paradoxe posé par Galilée (voir le chapitre 3) n'en
est plus un, sinon la constatation que l'ensemble des entiers naturels est infini.
On peut montrer par un raisonnement analogue que l'ensemble des en
tiers naturels N et celui des entiers relatifs Z ont le même cardinal. 11 suffit
pour cela de définir une relation biunivoque entre les deux qui associe à
tous les nombres positifs, les nombres pairs et à tous les nombres négatifs,
les nombres impairs. Ainsi on démontre qu'il y a autant de nombres entiers
relatifs que d'entiers naturels.

Ensembles dénombrables

Par ce procédé, Cantor avait défini un nouveau concept très important, celui
de dénomhrabilité d'un ensemble. Par définition, on dit qu'un ensemble A
est dénombrable si l'on peut définir une application bijective entre A et
un sous-ensemble de N. Au fond, c'est une idée toute simple que nous
utilisons quotidiennement. Quand on parle de places de cinéma numérotées.

102
LE PARADIS DE CANTOR

on définit une relation biunivoque entre un sous-ensemble des nombres


naturels et celui des places, chacune de celles-ci portant un numéro.
D'une certaine manière, on peut dire que compter et dénombrer sont
synonymes puisque compter les éléments d'un ensemble n'est rien de plus
qu'attribuer un nombre entier naturel à chacun des éléments de l'ensemble.
La démonstration du caractère dénombrable des nombres entiers nous est
déjà connue. Mais l'étape suivante aboutit à un résultat vraiment surprenant :
l'ensemble Q des nombres rationnels est également dénombrable. Pour y ar
river, Cantor démontre qu'il y a autant de nombres rationnels que d'entiers
naturels. Pour définir une correspondance entre naturels et rationnels, Cantor
a recours à une méthode d'une simplicité telle qu'on se demande pourquoi
personne ne l'a imaginée auparavant, même si c'est quelque chose qui va
à rencontre de la plus élémentaire des intuitions.

1/2 1/3—1/4 1/5—1/6 1/7

4/1

sk 5/2 5/3 5/4 5/5 ...


b/\
\

Cette méthode des diagonales, imaginée par Cantor, consiste à construire


un tableau avec les nombres rationnels, soit des fractions, de la manière sui
vante : la première Hgne comporte les fractions dont le numérateur est 1, la
suivante, celles dont le numérateur est 2, puis celles de numérateur 3, et ainsi
de suite. On supprime ensuite les fractions qui se répètent sur chaque Hgne.
Par exemple, 2/2 est identique à 1/1 ou 3/3 et 2/4 est identique à 1/2, etc.
Une fois le tableau construit ainsi, on le parcourt de façon ordonnée en com
mençant par 1/1 et en suivant l'ordre indiqué par les flèches. Par ce procédé,
nous sommes certains que tous les rationnels seront atteints une fois et une
seule. La correspondance biunivoque entre naturels et rationnels est donc
définie de la manière suivante :

103
LE PARADIS DE CANTOR

2k^1/2

3 1-^2/1

4^3/1

5h^1/3

Le caractère le plus étonnant de ce résultat est que la correspondance


biunivoque est définie entre un ensemble discret de nombres, celui des entiers
naturels, et un ensemble dense, celui des rationnels. Voici où Tinfini commence
à révéler ses mystères. Au début, il est raisonnable, ou plutôt intuitif, de penser
que seuls les ensembles discrets vont être dénombrables. La découverte a été
qu'un ensemble dense tel que Q est aussi dénombrable. Intuitivement, on
associe l'idée de dénombrer à celle de pouvoir trouver l'élément « suivant »

ON PENSE PLUS QU'ON NE PARLE

Selon la théorie des ensembles de Cantor, l'ensemble des mots que nous pouvons générer,
que ce soit oralement ou par écrit, est dénombrable. Si l'on prend en compte que l'en
semble des signes dont dispose un langage est fini (lettres, signes, etc.), on peut voir qu'il
génère un ensemble dénombrable. Il en va différemment pour l'ensemble de nos pensées.
Celui-ci est clairement non dénombrable. On peut penser, par exemple, à l'ensemble des
cercles d'un plan qui a la puissance du continu. En extrapolant, ce que l'on peut dire peut
être ordonné et ce qu'on peut penser, non, ou, en tous cas, pas en totalité. Nous devons
donc admettre qu'une partie de notre pensée peut être ordonnée mais que son activité
majeure relève du domaine du chaos.

abcdefghijklm
nopqrstuvwxyz
Les lettres de l'alphabet constituent un ensemble limité
et donc, dénombrable.

104
LE PARADIS DE CANTOR

d'un élément donné, ce qui est impossible dans un ensemble dense, puisque, là,
cette notion n'existe pas. En regardantle tableauprécédent, nous voyons que 1/1,
par exemple, est le premier nombre et que le deuxième est 1/2. Pourtant, nous
savons d'après la propriété de densité qu'il existe entre les deux une infinité de
nombres. Nous savons, par exemple, que 1/4 est compris entre 1 et 1/2, et dans
notre ordonnancement, il figure à la sixième place.
C'est pourquoi, avec Cantor, le concept de dénombrabilité s'est fortement
opposé à la continuité. La question suivante s'avéra inévitable : lorsque l'on
étend l'ensemble des rationnels aux irrationnels, a-t-on toujours un ensemble
dénombrable ? C'est-à-dire, peut-on affirmer que R est un ensemble dénom-
brable ?
La réponse est non. Cantor le démontra en employant une méthode similaire
à celle de la diagonale, utilisée pour démontrerla dénombrabilité de Q, mais bien
plus complexe. En utilisant la démonstration par l'absurde, il montra que l'in
tervalle (0,1) de tous les nombres réels compris entre G et 1 n'était pas dénom
brable et donc que R ne l'était pas non plus.Avec cette méthode, Cantor instaura
un précédent qui allait avoir un rôle déterminant dans les mathématiques du
xx^ siècle ; sans chercher plus loin, cette méthode fait partie de ce que Gôdel
utihsa pour démontrer son fameux théorème.

Plus qu'infini
« Que tous te connaissent, que personne ne te comprenne,
car, par cette ruse, lepeu paraîtra beaucoup,
le beaucoup infini, et Vinfini plus encore. »
he héros. Baltasar Graciân (1601-1658)

Cantor savait déjà que la droite réelle n'était pas dénombrable, ni aucun
de ses segments. Il accomplit alors un pas de géant qui le conduisit face à
l'infini.
Rappelons que l'ensemble des nombres réels s'obtient en ajoutant aux
nombres rationnels les irrationnels comme yfz ou 71, soit tout nombre qui
ne peut être écrit comme quotient de deux nombres entiers. C'est aussi un
ensemble infini et dense. Pourtant, contrairement aux deux précédents, il n'est
pas dénombrable : on ne peut définir aucune correspondance biunivoque
entre lui et la suite des nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5...

105
LE PARADIS DE CANTOR

Cantor se posa alors le problème suivant : soit des ensembles infinis de


même cardinal, équipotents, ou, ce qui revient au même, ayant le même
nombre d'éléments, comme les naturels, les nombres pairs ou les rationnels.
Mais lorsque l'ensemble des réels apparaît, nouvel ensemble également infini,
il semble pourtant avoir plus d'éléments que les trois autres. A ce niveau de
sa réflexion, Cantor se risqua à se poser la question la plus révolutionnaire de
l'histoire des mathématiques ; les infinis sont-ils égaux ou existe-t-il des infinis
plus grands ou plus petits les uns que les autres ? Comme point de départ, il
disposait d'un infini, celui des nombres réels. Il démontra alors que l'ensemble
M des réels n'est pas dénombrable, qu'il contient plus d'éléments que N, et qu'il
est plus grand que l'ensemble des entiers naturels et que celui des rationnels.
Il décida d'appeler continu le cardinal de M, noté c. Les mathématiques
du transfini étaient nées.

UN VISIONNAIRE DU IX® SIÈCLE

Thabit ibn Qurra (env. 836-901) fut un scientifique


arabe prestigieux du ix® siècle. Il était originaire de
Harran, une région d'Anatoiie. En plus d'un grand
nombre de textes de nature théologique et philoso
phique, il est l'auteur d'un ouvrage mathématique
consacré essentiellement à l'arithmétique. Faisant
preuve d'une audace intellectuelle inhabituelle à
l'époque, il y expose l'éventualité de l'existence
de différents types d'infinis, au sens de l'ordre qui
existe entre eux, les uns pouvant être plus grands
que les autres. C'est pourquoi on peut le considérer
comme le précurseur de Cantor.

Cantor savait déjà que c est le nombre de points qui se trouvent sur n'importe
quel segment de droite. Cela signifie que deux segments ont le même nombre de
points quelle que soit leur taille. Cela peut paraître surprenant, mais la démons
tration en est très simple et était d'ailleurs déjà connue des Grecs.
Pour définir une apphcation biunivoque entre chacun des points de deux
segments a et h donnés, il suffit de réunir les extrémités des deux segments
par deux droites, c et d, qui se couperont en un point E.

106
LE PARADIS DE CANTOR

F étant un point quelconque du segment a, on le réunit par un segment à E,


point d'intersection des droites cet d. Le point G, où ce segment coupe le seg
ment h, est le point recherché. Il est évident qu'avec ce procédé, on obtient un
point du segment b pour tout point du segment a et vice-versa. Ceci démontre
que le nombre de points de chaque segment estle même.
À ce moment-là, Cantor exécute un saut périlleux.Avec un segment quel
conque parmi ces segments, il construit un carré :

Il réussitalors à démontrer que le nombre de points contenus dans le carré est


aussi un ensemble de cardinal c, c'est-à-dire que ce nombre est le même que celui
des points d'un quelconque de ses côtés. Il fait un pas de plus et, avec ce carré
comme base, construit un cube :

107
LE PARADIS DE CANTOR

De nouveau, il montre que le nombre de points contenus dans le cube est c.


«Je le vois, mais je ne le crois pas », déclara Cantor dans une lettre qu'il
écrivit à Dedekind en 1877,lui expliquant les résultats de ces correspondances
une à une entre figures de dimensions différentes. Ce que Cantor avait démon
tré allait en effet à l'encontre de l'intuition et de la notion mathématique de
la dimension elle-même : les infinités de points des objets à une, deux ou trois
dimensions avaient toutes le même cardinal c.
Il faut avouer que ce résultat est plus que surprenant. On est en train d'af
firmer que dans un segment quelconque, aussi petit soit-il, comme on se le re
présente visuellement en rapprochant pouce et index,il existe autant de points
que dans tout l'Univers connu. Au sein même de l'infiniment petit se trouve
l'infmiment grand.
En fait, les choses vont même plus loin : c est le cardinal de n'importe
quel hyperespace.En d'autres termes, pour les amateurs de science-fiction, dans
l'éventualité de l'existence d'espaces de dimension supérieure, quatre, cinq ou
plus, le nombre de points qu'ils contiendraient serait toujours c.

Nombres transcendants

Nous avons vu que les ensembles N (entiers naturels), Z (entier relatifs) et Q


(rationnels) ont le même nombre d'éléments, ou encore, sont équipotents,
et que c'est un nombre infini que Cantor symbolisa par K^. L'ensemble
des nombres réels s'obtient en ajoutant les irrationnels aux rationnels.
A ce stade nous devons nous interroger sur la nature des nombres irra
tionnels. La réponse présente une curiosité mathématique non dépourvue

108
LE PARADIS DE CANTOR

d'un certain mystère. Pour la comprendre, il faut avoir quelques notions sur
les nombres transcendants.
Une équation de degré n à coefficients rationnels est une égalité telle que :

C M x" + C M-1, + ... + C 1 X + C.U = 0 avec C M un ratio non nul.

Elle peut paraître compliquée à quelqu'un qui n'est pas habitué à ce type
d'expressions, mais elle ne l'est pas du tout. Une équation dans ce contexte
n'est rien de plus qu'une égalité dont le membre de gauche est une somme de
termes où l'inconnue x est élevée à une puissance quelconque et multiphée par
un nombre appelé coefficient, et, à droite, le nombre 0. Résoudre une équation
consiste à trouver toutes les valeurs de l'inconnue x qui satisfont cette égalité.
Par exemple :

x-2 = 0

est une équation où les coefficients sont 1 et —2, et dont la solution est x = 2.
Un nombre tel que V2, par exemple, est la solution d'une équation du type :
x2-2 = 0.

Par définition, on dit d'un nombre x qu'il est algébrique lorsqu'il est solution
- on dit aussi racine - d'une équation polynomiale à coefficients entiers.Voici
quelques expHcations éclairant cette définition. Une équation polynomiale n'est
autre qu'un polynôme égal à zéro, tel que :

3x^ + 5x -1 = 0

où 3, 5 et -1 sont les coefficients. L'expression suivante :

V3x^ —5x^ =0

est aussi une équation mais le premier coefficient n'est pas entier et elle ne peut
donc être considérée comme une équation polynomiale au sens où nous l'avons
définie.
En revanche, dans l'équation suivante, 3 est un nombre algébrique puisqu'il
est solution de :

X — 3 = 0.

109
LE PARADIS DE CANTOR

Il est clair que tout nombre rationnel est un nombre algébrique puisqu'il
est toujours possible de trouver une équation polynomiale dont ce nombre
soit une solution. Nous avons vu précédemment que V2 est solution de
l'équation —2 = 0 ; c'est donc un nombre algébrique.
Lorsqu'un nombre n'est pas algébrique, on dit qu'il est transcendant, terme
trouvé par Euler qui signifie que le calcul de ce nombre « transcende » d'une
certaine manière les opérations usuelles. Démontrer qu'un nombre est trans
cendant peut s'avérer un exercice ardu. Le mathématicien français Joseph
Liouville (1809-1882) démontra l'existence de nombres transcendants et
trouva une méthode pour en générer des cas particuliers. Le premier à avoir
l'honneur de figurer sur cette courte hste fut L, le nombre de Liouville, dont
la définition est un peu complexe pour être donnée ici. 11 se présente comme
suit :

L = 0,1100010000000000000000010000...

En 1873,1e mathématicien français Charles Hermite (1822-1901), disciple


de Liouville, prouva que e, la base des logarithmes dont la valeur approchée
est 2,7182818284 5904523536 0287471352..., n'était pas un nombre algé
brique. Ce ne fut pas tâche facile et la preuve en est qu'Euler lui-même n'y
était pas arrivé.
L'un des nombres les plus célèbres de l'histoire des mathématiques est
K (pi), qui représente la relation qui existe entre le diamètre et la circon
férence d'un cercle. Démontrer la transcendance de e coûta tant d'efforts à
Hermite qu'il n'eut pas le courage de le faire pour 71, comme il l'écrivit à
CarlWilhelm Borchardt (1817-1880) : «Je n'ose pas tenter de démontrer la
transcendance de 7C. Que d'autres essaient de le faire me rendrait le plus heu
reux des hommes mais croyez-moi, cher ami, cela leur en coûtera quelques
efforts. »
Ainsi, la démonstration de la transcendance de 7C attendrait donc un peu
plus longtemps. C'est Lindemann qui y parvint en 1882, marquant ainsi l'his
toire des mathématiques puisqu'il démontrait en même temps l'impossibilité
de la quadrature du cercle.
On a démontré que e, 71, e", 2^, sin(l), ln2, In3/ln2 et quelques autres
nombres étaient transcendants, mais il reste actuellement des questions au su
jet de la transcendance de nombres tels que ou K^. On sait par exemple

110
LE PARADIS DE CANTOR

Une photographie de Charles Hermite prise vers 1887.


Le mathématicien français démontra que e n'était pas un nombre algébrique.

qu'au moins un des deux nombres, Tt^ ou TC'''', est transcendant, probablement
les deux, mais on n'a pu encore prouver la transcendance de chacun d'eux. A
première vue, les nombres transcendants sont bizarres, difficiles à trouver, ce
qui laisse penser qu'ils sont peu nombreux, mais la réalité est toute autre : il y
en a beaucoup, vraiment beaucoup, une infinité et plus encore.
Dans l'ensemble infini des nombres réels, nous avons d'un côté les nombres
rationnels, qui sont tous algébriques, et de l'autre, les irrationnels, qui nous en
font voir de toutes les couleurs pour savoir quels sont ceux qui sont transcen
dants. Et bien, ils sont en grande majorité transcendants. Il y en a bien plus
que de nombres algébriques.
Cantor, faisant preuve d'un génie étonnant, se surprenant lui-même de ses
résultats, démontra avec une facilité déconcertante l'existence de l'infinité des
nombres transcendants. D'une part, il savait que l'ensemble des réels n'était
pas dénombrable et, d'autre part, il avait montré que l'ensemble des nombres
LE PARADIS DE CANTOR

algébriques, lui, était dénombrable. On déduit immédiatement de ces deux


propositions l'existence de nombres non algébriques. Cantor démontra de
plus que cet ensemble n'était pas dénombrable.
La conclusion est donc que la monstruosité de l'ensemble des réels provient
précisément de la présence de ces fameux nombres transcendants.

Nombres transfinis

L'arithmétique des nombres transjinis est


distincte de celle des nombresfinis.
G. Cantor

Comme on vient de le voir, on peut former la série suivante de sous-ensembles


d'un ensemble A = {a, b, c, d} :

{^}, {6}, {c}, {d}, {a, b}, {a, c}, {a, d}, {k c}, {6, d}, {r, d}, {a, b, c},
{a,b,d},{a,c,d},{b,c,d}.

Nous les avons appelés sous-ensembles propres de A. On leur a donné ce


nom car, lorsqu'on parle de sous-ensembles d'un ensemble total, {a, b, c, d} et
l'ensemble vide sont aussi des sous-ensembles de A.
L'ensemble vide, noté 0, est l'ensemble qui n'a pas d'éléments, et
l'on considère que c'est un sous-ensemble de n'importe quel ensemble.
L'ensemble vide et l'ensemble original avec tous ses éléments sont dits sous-
ensembles impropres. Si l'on ajoute maintenant ces deux sous-ensembles aux
précédents, on obtient la série complète de tous les sous-ensembles de A,
soit 16 au total :

{0}, {^}, {b}, {r}, {d}, {a, bj, {a, cj, d}, {b, cj, {b, d}, {c, d}, {a, k c},
bf djCf d^, ^by c, d^, b, c, dj.

Sachant que 2"^= 16, le nombre de sous-ensembles de A est égal à 2 élevé


à la puissance du nombre d'éléments de A. On démontre facilement que
c'est toujours vrai, soit qu'un ensemble quelconque à n éléments a toujours 2"
sous-ensembles.

112
LE PARADIS DE CANTOR

L'ensemble formé des sous-ensembles d'un ensemble A s'appelle en


semble des parties de A, et il est noté p(A). Cantor démontra qu'en géné
ral, étant donné un ensemble quelconque, l'ensemble de ses parties était
plus grand que lui, ou plutôt qu'il contenait plus d'éléments que lui, soit
plus formellement, que son cardinal était supérieur. Pour ne pas abuser
de parenthèses, nous allons utiliser un autre symbole pour le cardinal : les
barres verticales.

Ainsi, à partir de maintenant, Card {A)=\A\. On peut donc formuler


le résultat précédent par :

\A\<\P(A)[

C'est le « théorème de Cantor ».

Ce théorème permet d'obtenir des infinis de plus en plus grands. Cantor


considéra que l'infini le « plus petit » est celui qui correspond au cardinal
de N, l'ensemble des entiers naturels, qu'il nota K^, soit :

|N|=

Appliquons le théorème de Cantor :

Ki<lP(M<l^(W))l< -

À la suite de cardinaux, Cantor donna le nom de nombres aleph, suivi


d'un nombre pour chacun d'eux, soit aleph-1, aleph-2, aleph-3, etc.Aleph-1
est le plus petit cardinal strictement plus grand que aleph-0; aleph-2 est
le plus petit cardinal strictement plus grand que aleph-1; et ainsi de suite.

On les Ht aleph un, aleph deux, etc., et ils s'écrivent en portant le nombre
d'ordre en indice de la lettre hébreu aleph :

Ce sont eux que l'on appelle les nombres transjinis.

113
LE PARADIS DE CANTOR

QUASI INFINI

Il n'ya pasque les infinis ou les transfinis qui surpassent notre nature finie. Par exemple, le
nombre suivant est monstrueux :

Cela pourrait être le résultat d'un calcul mathématique. Un processeur pourrait l'avoir
obtenu, au moyen d'un langage approprié, après un nombre raisonnable d'étapes. Ceci
est rendu possible grâce aux outils symboliques en mathématiques et en langage de pro
grammation. Mais si nous devions écrire ce nombre avec tous ses chiffres, nous aurions
besoin d'un support matériel, papier ou autre, en quantité bien plus importante quetoutes
les particules de l'univers. De plus, nous n'aurions pas non plus le temps de l'écrire, car il
nous faudrait bien plus de temps que l'âge de l'univers.

Quel que soit le nombre, même celui que nous n'avons pas imaginé, il
existe dans cette série ordonnée de nombres. Si,avant Cantor, on affirmait que
rien ne pouvait être plus grand que l'infini, après lui, nous pouvons être sûrs
au contraire qu'il existera toujours un infini plus grand que celui que l'on s'est
donné. Cantor a dépassé les limites de la création : pour aussi grand que puisse
être ce que Dieu pourrait créer, il y aura toujours un infini supérieur. Or cette
idée heurtait de plein fouet les convictions religieuses intimes de Cantor lui-
même.

L'hypothèse du continu
Jusque-là, nous avons parlé de la cardinalité d'un ensemble. Nous savons que
c'est un concept qui fait référence au nombre d'éléments qui forment un en
semble. Nous avons vu aussi que lorsque les ensembles sont finis ils peuvent
être dénombrés, dans le sens où l'on peut attribuer un nombre naturel à chaque
élément l'un après l'autre. D'un autre côté, lorsqu'il s'agit d'ensembles à une
infinité d'éléments, donner un nombre à chacun des éléments est rendu possible
au moyen de ce qu'on a appelé la correspondance biunivoque, qui attribue un
entier naturel à chacun des éléments de l'ensemble. Les ensemblespour lesquels
ceci est possible sont dits dénombrables. Mais nous avons aussi rencontré des
ensembles non dénombrables et pour faire référence à la « quantité »d'éléments

114
LE PARADIS DE CANTOR

qu'ils contenaient, nous avons fait appel à la notion de cardinalité.Ainsi,le car


dinal d'un ensemble n'est pas exactement un nombre, mais bien un concept
associé à l'idée de grandeur numérique. C'est au fond une astuce extraordinai-
rement ingénieuse pour connaître la taille d'un ensemble. En fait, cela consiste
à comparer les ensembles selon des règles très bien définies qui nous permettent
d'aflSrmer que deux ensembles ont la même taille ou non, indépendamment
du fait qu'ils soient finis ou infinis.

LA LIBERTÉ EN MATHÉMATIQUES

On peut dire que le souhait de Cantor qu'il existe des mathématiques libres est maintenant
pleinement comblé. Elles le sont au moins dans le sens où rien ni personne, en tous cas
dans les pays dits civilisés, ne met de bâtons dans les roues à une théorie mathématique
au nom de la philosophie ou de la religion. Par exemple, ce qu'on appelle actuellement
les « grands cardinaux » sont des ensembles de taillesi monstrueuse que les transfinis de
Cantor semblent des nains à leur côté. Leur définition est plus complexe que ce que nous
avons présenté, mais leur construction garde une certaine similitude avec la génération des
alephs, à partir d'une chaîne d'ensembles inclus les uns dans les autres et en considérant
ensuite les ensembles de leurs parties.

Alors que Cantor appela aleph zéro le cardinal des entiers naturels, |N| = K^,
il donna à M, l'ensemble des réels, un autre nom, c, pour continu. La raison en
est que les nombres réels « remplissent » complètement la droite dite réelle, et
comme c'est maintenant une suite continue de nombres puisqu'elle n'a plus
d'espace vide, elle peut être qualifiée de continue. Cantor savait que :

\R\=c= 2^

Mais les nombres alephs forment une suite croissante puisque :

Ko<K,<X,<...
Cantor se posa alors la question suivante : existe-t-il un cardinal qui soit
compris entre celui des entiers naturels et le continu ? Il eut alors l'intuition
que l'égalité suivante était vérifiée :

2^0 = K^.

115
LE PARADIS DE CANTOR

Autrement dit, il n'existe pas d'ensembles dont la « taiUe » se situe entre celle
de l'ensemble des entiers naturels et celle de l'ensemble des réels. On appelle cette
conjecture l'hypothèse du continu. Cantor fit des efforts monstrueux, jusqu'au bord
de l'épuisement, pour démontrer ce résultat.Plus d'une fois, il crut y arriver mais
n'obtint jamais de démonstration totalement satisfaisante.
Plusieurs mathématiciens, contemporains de Cantor, comme Hilbert, RusseU
ou Zermelo, tentèrent sanssuccèsde démontrer l'hypothèse du continu. Le mathé
maticien hongrois G. Kôning (1849-1913), au congrès d'Heidelberg de 1904, fit
une présentation qui démontrait que cette hypothèse était fausse. Cantor ne cessa
de penser que cette démonstration ne pouvait être juste, il avait une foi aveugle
en son intuition, mais il n'arriva pas à trouver d'erreur dans la démonstration de
Kôning. C'est Zermelo qui en trouva une et le problème resta ouvert. En 1900,
Hilbert l'inclut dans sa liste des vingt-trois problèmes importants sans solutions.
En 1963, le mathématicien américain Paul J. Cohen (1934-2007) démon
tra, à partir des résultats de consistance axiomatique de Gôdel, que l'hypo
thèse du continu pouvait être vraie ou fausse selon le système d'axiomes choisi

Le mathématicien américain Paul J. Cohen démontra en 1963


que l'hypothèse du continu, l'une des grandes questions
ouvertes des mathématiques, est Indémontrable dans le cadre
des axiomes de la théorie des ensembles.

116
LE PARADIS DE CANTOR

pour construire la théorie des ensembles. On se trouva alors dans une situation
assez similaire à celle résultant de l'exposé du cinquième postulat d'Euclide sur
les droites parallèles, selon lequel par un point extérieur à une droite, on ne peut
faire passer qu'une parallèle à cette droite. En effet, ce postulat dépenddu type de
géométrie : le postulat est vérifié dans les géométries euclidiennes et ne l'est pas
en géométrie hyperbolique par exemple.
Malgré tout, certains pensent que cette question n'est absolument pas fermée
et qu'une nouvelle série d'axiomes, en renforçant la théorie des ensembles, pour
rait rendre vraie l'hypothèse du continu. Maisjusqu'à ce que ceci se produise, nous
ne sommes pas sûrs non plus d'avoir une idée claire de ce qu'est un nombre réel.

117
Chapitre 6

L'enfer de Cantor

Lorsque des hommes découvrent de nouvelles terres et que ces nouveaux ter
ritoires sont répertoriés sur les cartes et dans les livres de géographie, il leur
faut en payer le prix. Aucune découverte n'est gratuite. Certains se voient ré
compensés par la gloire et la reconnaissance de leur exploit, alors que d'autres
finissent leur vie seuls et abandonnés, sans même la consolation de savoir si ce à
quoi ils ont consacré leur vie en valait ou non la peine.

Les premières années


Georg Cantor naquit à Saint-Pétersbourg le 3 mars 1845. Son père, Georg
Waldemar Cantor, était d'origine danoise mais s'installa très jeune à Saint-
Pétersbourg, où il monta une affaire florissante d'importation de produits tex
tiles, qu'il abandonna ensuite pour se consacrer au courtage en bourse. Il réussit
à se faire une fortune raisonnable mais à force de sacrifices, de volonté et de
connaissances, valeurs qu'il s'efforça de transmettre à ses enfants, tout en les édu-
quant dans la morale luthérienne, car c'était un homme qui avait de profondes
convictions reHgieuses. Il épousa Maria Anna Bôhm, catholique d'origine russe
et fille du directeur de l'Opéra de Saint-Pétersbourg. Georg Woldemar venait
aussi d'une famille où la tradition musicale était profondément ancrée et ce n'est
pas étonnant que la musique ait occupé une place de premier plan dans l'édu
cation de ses enfants, aux côtés de l'éducation religieuse.
Cantor était l'aîné de quatre frères. Il fut éduqué par des précepteurs pen
dant sa petite enfance puis entra à l'école primaire de Saint-Pétersbourg en
1856. Cantor se rappellerait toujours de ces premières années dans la ville russe
comme les plus heureuses de sa vie.
En 1856, à la suite d'une affection pulmonaire, le père de Cantor se vit
obhgé d'abandonner la rigueur de l'hiver russe et partit avec sa famille s'ins
taller en Allemagne. Après un bref séjour à Wiesbaden, ils s'installèrent défini
tivement à Francfort. Georg suivit ses premières études comme pensionnaire

119
L'ENFER DE CANTOR

Georg Cantor, créateur de la théorie des ensembles, est considéré


comme l'un des mathématiciens ies plus éminents de l'histoire.

dans un collège privé de Darmstadt, petite ville proche de Francfort, où il obtint


son diplôme en 1860. Jusque-là, il avait montré des dispositions exceptionnelles
pour les mathématiques, tout particulièrement en trigonométrie. Pourtant, son
père ne voyait pas très bien quel pourrait être son avenir s'il se consacrait ex
clusivement aux mathématiques et il suggéra à son fils de suivre des cours d'in
génierie. Cantor, obéissant, se plia aux désirs de son père et entra à l'Institut de
Tiesbaden à l'âge de 15 ans.
Il y reçut de nombreuses lettres de son père, dont la plupart visaient à lui
donner une force morale fondée sur des principes religieux. Dans une de ces
lettres, datée du 25 mai 1862, il lui disait notamment :

« [...] Souvent, les individus les plus prometteurs échouent parce qu'ils
montrent peu de résistance aux difficultés qui apparaissent à la mise en
pratique. Une fois leur courage épuisé, ils s'atrophient totalement et, dans
le meilleur des cas, ne font que des génies ratés... Crois-moi, mon cher
fils, ton ami le plus sincère, le plus authentique et le plus expérimenté, ce
cœur vaillant qui doit battre en toi vient d'un état d'esprit reUgieux
L'ENFER DE CANTOR

véritable... Pour éviter tous les problèmes et les difficultés qui, en raison
de renvie et de la médisance d'ennemis visibles ou cachés, surgiront
inévitablement dans la recherche du succès dans ta spéciaHté
ou ton affaire, et pour les vaincre, il te faudra avant toute chose acquérir
le plus possible de connaissances et de compétences techniques...
Je finirai avec ceci : ton père et même tes parents et tous les membres de
ta famille, tant en Allemagne qu'en Russie ou au Danemark, ont les yeux
rivés sur toi, le fils aîné, et ils souhaitent que tu arrives à être une étoile
qui brillera à l'horizon de la science.Que Dieu te donne la force,la santé,
un caractère accompH et sa meilleure bénédiction. Et toi, suis toujours
leurs traces. Amen ! »

Cette lettre était quelque peu prémonitoire lorsqu'on connaît la vie profes
sionnelle mouvementée de Cantor. Son père devait être un homme inteUigent
qui eut l'intuition, non seulement de la forte vocation de son fils pour les ma
thématiques,mais aussi de son esprit inquiet et créatif,et il désiraitle préparer à
ce qu'il pourrait vivre. La preuve en est que la même année, il l'autorisa à com
mencer des études de mathématiques. En remerciement, Cantor lui répondit :

« Mon cher père, vous pourrez vous rendre compte de l'immense plaisir
que m'a apporté votre lettre. Elle détermine mon avenir... Je suis
heureux aujourd'hui que vous ne soyez pas fâché que je suive mes
préférences. J'espère, mon cher père, que vous aurez plaisir en ma
conduite de votre vivant, mon âme et tout mon être étant investis dans
ma vocation. Ce qu'un homme souhaite et que sa volonté le pousse
à faire, il le réussira. »

Ces mots, qui ressemblent plus à ceux d'un jeune homme que sa famille
autorise à se faire prêtre, expriment bien la profonde reconnaissance qu'éprouve
Cantor d'avoir reçu l'autorisation paternelle de commencer ses études de ma
thématiques. Certains biographes s'accordent à dire que l'obéissance incondi
tionnelle de Cantor à son père a été l'une des causes principales de la grande
insécurité professionnelle qu'il montra dans les milieux universitaires.
Il commença en 1862 des études de mathématiques, philosophie et phy
sique à l'université de Zurich pendant une période relativement courte et,
suite à la mort de son père en juin 1863, il partit pour l'université de BerHn.

121
L'ENFER DE CANTOR

Il faut noter qu'à partir de ce moment, curieusement, Cantor ne mentionna


plus jamais son père.
Jusqu'au début du Xix^,la France avait été le pays de référence dans le monde
des mathématiques, mais, au moment où Cantor entrait à l'université de Berlin,
l'Allemagne était devenue le fief de cette discipline. Le jeune homme y eut des
professeurs éminents, tels que Kronecker, Kummer ou Weierstrass. Ce dernier
serait celui qui l'influencerait le plus, alors que Kronecker, qui l'avait initié à la
théorie des nombres, deviendrait finalement son pire ennemi.
La majeure partie des travaux qu'il réalisa après cette période fut consacrée
à l'arithmétique et à l'algèbre. Pendant l'été 1866, Cantor eut l'occasion de
connaître le milieu mathématique de l'université de Gôttingen, l'un des centres
les plus prestigieux d'Europe en la matière. À son retour à Berlin, il fit partie
d'un groupe de jeunes mathématiciens qui se réunissaient toutes les semaines
dans un bar, pour y parler mathématiques dans une ambiance plus décontractée
qu'à l'université. En 1867, Cantor obtint son doctorat avec une thèse présentant
une étude approfondie des Disquisitiones Arithmeticae de Gauss. Dans la préface,
on peut lire l'affirmation suivante, qui laisse présager de ce que sera l'esprit
inquiet de l'un des mathématiciens les plus importants de l'histoire : « En ma
thématiques, l'art de proposer des problèmes est bien plus stimulant que celui
de les résoudre. » Cette thèse de doctorat lui permit d'obtenir le titre de privat-
docent à l'université de Halle. La rémunération de ce poste venait directement
des étudiants et dépendait donc de l'audience à ses cours.
Halle était une petite ville près de Leipzig. Son université n'avait absolument
pas le prestige de celles de BerHn ou de Gôttingen, ce dont Cantor était bien
conscient, mais, malgré ses efforts pour quitter Halle, il y passeraitle reste de sa vie.
C'est en 1873 que Cantor se posa pour la première fois la question de
l'éventualité de l'existence d'infinis de différents types. Il eut l'intuition qu'il
existait, entre l'ensemble des nombres naturels et celui des réels, des différences
non seulement quaHtatives mais aussi quantitatives. Les premières différences
étaient claires : l'ensemble des naturels est dénombrable et celui des réels ne l'est
pas ; ensuite, arriver à démontrer que l'infini des réels est plus grand que celui
des naturels serait un fait marquant, non seulement pour la pensée de Cantor,
mais pour l'histoire des mathématiques. En 1874, une première démonstration
fut pubhée dans le Journal de Crelle. Il faut rappeler qu'à cette époque, on ne
pouvait même pas parler d'ensembles de façon simple, comme nous venons
de le faire. Sa première contribution à ce sujet parut en 1878, sous le titre

122
L'ENFER DE CANTOR

Bibliothèque de l'université de Halle. Cantor donna des cours dans cette univertsité
à partir de 1872. Le mathématicien résida dans cette villejusqu'à sa mort.

« Une contribution à la théorie des ensembles », également dans le Journal de


Crelle. 11 s'agissait d'un essai qui, en plus de présenter un résultat totalement
inattendu sur les nombres algébriques, ouvrait une nouvelle ère de l'histoire
des mathématiques. Dans cet essai apparaissaient déjà les idées, encore à l'état
d'ébauches, concernant les cardinaux transfmis. Mais, au lieu de lui valoir la re
connaissance académique et de lui faciliter l'accès à un poste lui permettant de
continuer dignement ses recherches, cette publication marqua pour lui le début
d'un chemin de croix tout au long duquel quelques mathématiciens, tels que
son ancien professeur Kronecker, grâce à sa réputation académique, terrassèrent
professionnellement Cantor, ce qui ne serait pas sans avoir sur lui des répercus
sions psychologiques graves.

Les revues scientifiques


En 1826, August Leopold Crelle (1780-1855) fonda le Journal fur die reine
und angewandte Mathematik {Revue de mathématique pure et appliquée). Le titre

123
L'ENFER DE CANTOR

manifestait une volonté de réaffirmer l'unité des thèmes mathématiques. On ne


voulait plus parler des mathématiques au pluriel, héritage du Moyen Age et de
la Renaissance, mais d'une science unifiée, fille de la révolution, présentant deux
branches clairement différenciées, la mathématique pure et la mathématique
appliquée. Par ailleurs, il faut considérer la place des revues mathématiques dans
un cadre plus vaste ; celui des revues scientifiques.
La première revue scientifique de l'histoire fut patronnée par la Royal So
ciety, augurant de ce qui allait finir par s'avérer incontournable : la diffusion et
le caractère même de ces publications devaient rester sous l'égide des socié
tés scientifiques. En ce qui concerne les premières publications exclusivement
dédiées à la mathématique, telles que les Annales de Gergonne ou le Journal de
Crelle, plusieurs aspects intéressants sont à souligner : d'abord, la taille des tra
vaux, sensiblement moindre par rapport aux publications sous forme de hvres ;
ensuite, les textes anciens n'y étaient pas publiés. La nouveauté et l'originahté
étaient les conditions expresses de leur publication. Enfin, pour la première fois
apparaissaient des publications de groupe et non uniquement des monographies,
comme c'était l'usage jusque-là.

MATHEMATIQUE SICILIENNE

Étonnamment, l'une des premières sociétés ma


thématiques a vu ie jour dans ia viiie de Paierme,
grâce à ia publication Rendicontidu Cercle mathé
matique de Paierme, créée par ie mathématicien
italien Giovanni Battista Guccia (1855-1914), qui
justifiait ia force de ses parutions par ie fait que la
société mathématique résidait dans l'un des pays
de meilleur « pedigree mathématique » de l'his
toire. Le fait est que cette « bonne éducation », en
plus des prix qu'instaura également Guccia, incita
des mathématiciens brillants à proposer leurs tra
vaux à la société sicilienne qui obtint en peu de
temps une renommée internationale inattendue,
se situant ainsi aux premières places du milieu In
Giovanni Battista Guccia. ternational des sociétés mathématiques.
L'ENFER DE CANTOR

L'objectif principal des sociétés mathématiques était de couvrir le plus pos


sible de territoires et d'assurer la pérennité de leurs revues en leur fournissant
le matériel nécessaire à leur publication. Avec le temps, il s'avéra que leur survie
était impossible sans le soutien de certaines institutions officielles. Il était en effet
inévitable que ces corporations restassent en dehors d'une certaine influence so
ciale et poHtique, d'autant qu'elles devinrent un élément d'identité culturel des
pays qui les faisaient vivre. Cela finit par être une arme à double tranchant, car,
s'il est vrai d'une part que le soutien était important, d'autre part cette situation
présentait éventuellement l'inconvénient de restreindre énormément l'interna
tionalité potentielle de la science. De plus, les organes contrôlant l'admission des
pubhcations présentaient le risque de ne pas être aussi objectifs que la plupart
des scientifiques l'auraient souhaité. Il s'avéra au cours du temps que l'exis
tence des sociétés mathématiques constituait une barrière pour certains travaux
innovants qui ne rentraient pas dans les normes déterminées par une commu
nauté fermée, régie bien souvent par des intérêts autres que scientifiques. Il faut
noter qu'on estime que les deux tiers des articles de mathématiques publiés en
1900, l'ont été dans des supports de communication autres que ceux réservés
aux mathématiques.
Parmi les sociétés mathématiques qui commencèrent à se créer au milieu
du xix^ siècle, les plus importantes furent, par ordre d'apparition : la Société
mathématique de Moscou (1864) ; la Société mathématique de Londres
(1865) ; la Société mathématique de France (1872) ; le Cercle mathématique
de Palerme (1884) ; la Société mathématique américaine (1888) ; la Société
mathématique allemande (1890). La Société mathématique espagnole fut créée
en 1911.

MATHÉMATIQUE INDISCRÈTE

La revue scientifique créée par Henry Oldenburg en 1665 a été publiée depuis sa création
jusqu'à nos jours. Elle n'a connu que deux interruptions : l'une en raison d'une épidémie de
peste à Londres et l'autre, en raison de la maladie d'Oldenburg, un travailleur infatigable.
Son enthousiasme était tel qu'il arrivait à écrire cinq lettres par semaine, persuadé que la
science n'avait ni obstacle ni frontière, ce qui le conduisit à publier ses lettres même en
temps de guerre. Cela fut considérécomme un manque de discrétion grave en des temps
politiquement troublés et ilfut emprisonné à la Tourde Londres pendant tout un été.

125
L'ENFER DE CANTOR

La controverse de l'infini

Un jour, Kronecker déclara : « Dieu créa les dix premiers nombres et le reste est
Tceuvre de l'homme », définissant ainsi sa vision de la tâche du mathématicien.
Tout devait être construit avec des éléments connus, parfaitement définis et selon
un processus qui compte un nombre fini d'étapes. Autrement dit, Kxonecker ne
voulait rien savoir de l'infini actuel. Il déclara un jour qu'on devait se détourner
de l'infini comme d'« une futilité héritée de philosophies antiques et de théolo
gies confuses,et qu'on pouvait aller aussi loin qu'on le voulait sans lui »...
Kronecker se définissait ainsi clairement en partisan du jinitisme. Il était aussi
partisan de repousser tout raisonnement qui ne soit pas fondé sur une opération
concrète bien définie, attitude donnant Heu à un autre mot terminant en « -isme »,
Vopérationalisme. C'est pourquoi il réclamait un contrôle de la part d'autorités aca
démiques reconnues, afin que «la richesse de leur expérience pratique sur des pro
blèmes sains et intéressants donne un sens et un élan nouveaux aux mathématiques.
La spéculation mathématique, unilatérale et introspective, conduit à des champs
stériles.» Cette dernière phrase faisait clairement allusion aux travaux de Canton
Il faut savoir aussi que Kronecker était l'un des éditeurs du Journal de Crelle
et il ne faut donc pas s'étonner qu'en 1877, il se soit opposé à ce que toute
contribution de Cantor y fût pubHée. Son opposition à Cantor dépassa ce que
l'on pourrait appeler un simple désaccord scientifique. Il finit purement et sim
plement par le dénigrer personnellement, allantjusqu'à le traiter de renégat, de
charlatan ou de corrupteur de la jeunesse studieuse.
Il faut rappeler que Cantor avait été le meilleur élève de Kronecker et il
semble logique de penser que cette attitude,de la part de celui qui fut son maître,
dut causer à Cantor une profonde douleur et un poids psychologique dont il
n'arriverait jamais à se débarrasser.

Dedekind

JuHus Richard Dedekind (1831-1916) est né à Brunswick.Quatrième fils d'une


famille aisée, il consacra sa vie à la recherche en mathématiques. On peut le
considérer comme un algébriste qui cherchait les fondements de l'analyse et il
choisit de le faire en utilisant les ensembles et les appHcations définies entre eux.
Weierstrass, Cantor et Dedekind travaillèrent séparément sur les
nombres réels. Ce sont ces deux derniers mathématiciens qui travaillèrent

126
L'ENFER DE CANTOR

Sur ce sceau commémoratif dédié à Dedekind,


on voit à droite la formule de la décomposition
d'un nombre en facteurs premiers.

aux constructions classiques qui figurent dans les textes actuels. Adoptant un
schéma ensembhste, le travail de Cantor était proche de la pensée de Dedekind,
particulièrement dans la manière plus philosophique que mathématique qu'ils
avaient tous les deux d'aborder le thème important de la continuité de l'es
pace. Tant Cantor que Dedekind affirmaient qu'il était absolument impossible
de démontrer cette continuité. Ce que l'on pouvait espérer de mieux était de
l'adopter comme postulat.
En 1872, lors de vacances en Suisse, Cantor fit la connaissance de Dede
kind, l'un des seuls mathématiciens de l'époque, pour ne pas dire le seul, avec
lequel il communiqua, essentiellement par lettres et sur la base d'une confiance
et d'un respect mutuels. On peut suivre l'évolution de la théorie des ensembles
en hsant les lettres de Cantor et Dedekind sur la période 1874-1884. Il est
curieux d'aiUeurs que, dans la majeure partie de ses lettres les plus importantes,
Dedekind mentionne à peine le terme d'ensemble. Dedekind considérait en
effet que la voie ouverte par Cantor dans ce domaine était sûre. Dedekind
mettait surtout l'accent sur la notion d'application.
En 1881, une chaire de mathématiques se libéra à l'université de Halle et
Cantor recommanda Dedekind. Il le fit avec beaucoup d'enthousiasme comme
en témoigne une lettre qu'il écrivit au ministère, faisant l'éloge des compé
tences de son ami pour ce poste. Mais, malgré l'insistance de Cantor, Dedekind
finit par refuser cette place. Dedekind en effet ne montrait aucune ambition
vis-à-vis du milieu académique. Il continua à donner des cours au CoUegium
Carolinum pendant trente ans, comme l'avaient fait avant lui son père et son
grand-père. Pire encore, le ministère finit par donner la place à une personne
L'ENFER DE CANTOR

recommandée par Kronecker. C'est pourquoi les relations entre Cantor et De-
dekind s'interrompirent et ils ne s'écrivirent plus pendant dix-sept ans. Ce n'est
qu'en 1899 qu'ils reprirent leurs échanges, à l'initiative de Cantor.

Mittag-Leffler
Au moment même les
entre Cantor et Dedekind étaient sur le
point de s'arrêter, apparut un personnage
qui atteindrait une certaine notoriété
dans le miHeu scientifique soutiendrait
Cantor dans l'un des moments les plus
difficiles : Costa Mittag-Lefller
1927). Ce mathématicien d'origine
doise est plus connu pour ses efforts de
diffusion des œuvres des grands mathé-
maticiens que pour ses propres contribu-
Son mariage avec une riche héri-
tière lui permit de consacrer son temps,
ses efforts et son argent à la création, en Photographie de Gôsta Mittag-Leffler,
1882, d'une nouvelle revue, Acta Mathe- prise en 1916.
matica, qui allait acquérir un certain pres
tige dans la communauté internationale. Cantor et lui s'entendirent bien très
rapidement et Mittag-Leffler accepta de traduire la majeure partie des articles
que Cantor lui proposait. Un groupe de mathématiciens dirigés par Charles
Hermite se chargeait de la traduction en français ou de la relecture, mais Cantor
lui-même révisait les versions finales. Comme nous l'avons mentionné au cha
pitre 5, c'est à Charles Hermite que l'on doit la démonstration de la transcen
dance de e. Les publications dans les Acta allaient s'avérer un soutien très impor
tant à la nouvelle théorie des nombres transfmis, mais un incident lamentable à
propos de la publication des Principes d'une théorie des types d'ordre viendrait saper
ce soutien. Cantor avait beaucoup bataillé pour démontrer l'hypothèse du conti
nu sans arriver pour autant à un résultat acceptable. Dans la pubhcation qui pro
voqua l'incident se trouvaient définies des bases solides que Cantor considérait
comme un soutien à la théorie des ensembles qui faciliterait la démonstration.
Mittag-Leffler repoussa la publication de cet article pendant plus d'un an, arguant
L'ENFER DE CANTOR

que non seulement le théorème du continu n'était pas démontré, mais qu'en
plus, il allait se mettre à dos toute la communauté scientifique en utilisant les
nombres transfmis sous une forme qui n'avait pas encore été admise parmi les
mathématiciens et, enfin, que l'article présentait également des concepts phi
losophiques étrangers au raisonnement mathématique. Cantor perçut ce refus
comme une « véritable catastrophe », selon ses propres termes, tant pour lui
que pour les mathématiques. Là encore, il ressentit la présence de la « main
noire »,nom qu'il avait donné au groupe de mathématiciens de Berlin réticents
à ses théories, où se trouvaient à ce moment Kummer,Weierstrass et Kronecker.
Comme nous l'avons déjà raconté, ce fut avec ce dernier que Cantor eut une des
querelles les plus âpres de l'histoire des mathématiques.

Cantor l'excentrique
En mars 1874, lors d'un des fréquents voyages que Cantor faisait à BerHn, il fit
la connaissance de Vally Guttman, une amie de sa sœur Sophie. En août de la
même année, il se maria avec elle.Vally était une jeune femme passionnée de
musique que Cantor traita toujours avec la plus grande tendresse. Connaissant
bien ses propres faiblesses, il l'informa avant de conclure le mariage qu'elle « de
vrait s'habituer au fait que, sans raison apparente, il pouvait sembler vaincu par
le poids de la vie ». En tous cas, on peut dire que ce fut un mariage heureux. Ils
eurent quatre fils et deux filles. Cantor, qui avait reçu un héritage lui ôtant toute
préoccupation financière, décida de construire une maison à Halle. Cela faisait
longtemps qu'il s'était résigné à rester dans l'université de cette petite ville et
abandonna l'idée de lutter pour occuper un poste académique à l'université de
Berhn.
En 1885, Cantor était fatigué par ses tentatives infructueuses pour démon
trer l'hypothèse du continu et profondément déçu et frustré d'avoir été pra
tiquement mis de côté par la communauté mathématique. Commença alors
une période où il fit passer les recherches mathématiques au second plan. En
1889, il s'obstina à tâcher de démontrer que les œuvres de Shakespeare (1564-
1616) avaient en réaUté été écrites par Francis Bacon (1561-1626), politicien et
philosophe anglais controversé, qui avait essayé de mener à bien une réforme
scientifique importante. Il en arriva même à donner un cours à l'université
de Halle, en 1898, sur « La vie et l'œuvre de Francis Bacon », ce qui lui valut
d'être expulsé la même année de la Société shakespearienne. Cantor se constitua

129
L'ENFER DE CANTOR

une importante bibliothèque d'œuvres d'auteurs anglais des XVI^ et XVII^ siècles,
dans laquelle il investit une partie de sa fortune. Il consacra également plusieurs
années à la philosophie et laissa quelques écrits à ce sujet. Il se concentra sur des
thèmes métaphysiques, essentiellement ceux en relation avec l'infini actuel ou
qui y faisaient référence.
Le 16 décembre 1899, au retour de Leipzig où il avait donné une conférence
sur Francis Bacon, il apprit que son fils Rudolf était mort. Il avait treize ans et
sa santé était firagile. Rudolf était persuadé qu'il avait pu jusqu'alors vaincre sa
maladie grâce à l'étude du violon, pour lequel il était particuHèrement doué,
comme la plupart des membres de la famiUe de Cantor d'ailleurs. À cette occa
sion, Cantor fit une déclaration surprenante par laquelle il se repentait d'avoir
abandonné la musique pour les mathématiques, une « idée étrange » qui l'avait
détourné de sa véritable vocation.

La folie

On a beaucoup dit et écrit au sujet de la maladie mentale qui afiecta Cantor les
dernières années de sa vie. La difficulté d'étabHr un diagnostic vient en partie de
l'absence de dossier cUnique à l'époque. Tout porte à croire qu'il souffrait de ce
qu'on appellerait maintenant un trouble affectif bipolaire, une maladie endogène
caractérisée par une alternance entre des états de grande exaltation et de dépres
sion, sans qu'aucune cause externe ne vienne exphquer les crises. C'est l'une des
raisons pour lesquelles la version attribuant la folie de Cantor aux attaques de
ses collègues contre ses théories, particuHèrement celles de Kronecker, semble
exagérée.
En tous cas, durant les vingt dernières années de sa vie, Cantor fit plusieurs
séjours successifs en asiles psychiatriques, où il se rendait d'ailleurs de son plein
gré. Cela ne l'empêcha pas de poursuivre son travail et ses pubhcations entre
deux internements, le dernier s'étant produit en mai 1917. L'Allemagne était en
train de perdre la guerre et la qualité de vie se détériorait grandement. Les asiles
psychiatriques comme ceux de Halle virent leurs conditions déjà précaires se
dégrader. Ce dernier internement fut le seul réaHsé contre la volonté de Cantor
et, dans les lettres qu'il écrivit alors à ses amis et ses parents, il se plaignait du
froid, de la soHtude et du manque de nourriture. Bien qu'à ce moment, ses théo
ries aient été largement reconnues par la communauté scientifique, il mourut
le 6 janvier 1918 dans des conditions que l'on peut quaUfier de déplorables.

130
L'ENFER DE CANTOR

UNE MORT TRAGIQUE

En plus de la mort de son fils, l'un des incidents qui marqua le plus la vie personnelle
de Cantor fut la mort de son petit frère Ludwin. Bien qu'ils eussent été très proches
effectivement et qu'ils eussentfait ensemble lespremières années de collège, ils étaient bien
différents sur le plan des résultats scolaires. Ludwin n'était pas un bonélève et décida de se
consacrer aux affairesau moment où Georg entrait à l'université. En 1863, Ludwin émigra
aux États-Unis, et l'on disposede peu de données biographiques relatives à cette époque. La
seule chose que l'onsache, c'est qu'il mourut en 1870dansun asile d'aliénés danslequel il
était entré pour une gravedépression. On a beaucoupspéculésur lefait que cet événement
prouvait l'éventualité d'une maladie mentale de type héréditaire dans lafamille.

Les théories de Cantor sur l'infini sont considérées comme l'une des contri
butions les plus révolutionnaires faites en mathématiques au cours de ces vingt-
cinq derniers siècles. Bien des historiens des sciences considèrent sa théorie des
ensembles comme l'une des œuvres les plus brillantes de la pensée humaine.
Il n'y aurait pas grand intérêt de savoir si la foUe de Cantor était endogène
ou si elle était due aux circonstances. Il est probable que, comme dans la plupart
des cas de foHe, les deux facteurs aient joué. Quoi qu'il en soit, Cantor vécut
l'intense solitude de ceux qui voient briller une lumière dans l'obscurité. Dans
l'un de ses écrits à caractère philosophique et datant de 1883, on peut Hre un
passage considéré comme un hymne à la Uberté mais qui peut aussi être inter
prété comme un dur réquisitoire contre une société étouflFée par ses propres
dogmes :

« La mathématique est complètement libre dans son évolution, la seule


contrainte étant que ses concepts ne soient pas contradictoires et qu'ils
soient Hés aux concepts déjà existants par des définitions précises.L'essence
de la mathématique est sa liberté. »

Cantor préférait l'expression « mathématique Ubre » à celle, plus générale,


de « mathématique pure ».
Il mourut dans la solitude d'un asile d'aliénés mais ne tomba jamais dans
l'oubH. C'est Hilbert qui écrivit probablement sa meilleure épitaphe : « Personne
ne pourra maintenant nous chasser du paradis des pensées de Cantor. »

131
L'ENFER DE CANTOR

ENSEMBLES ET NAZISME

La communauté des mathématiciens décida de rendre hommage au travail de Cantor et


organisa à cet effet une célébration, à l'occasion de son 70® anniversaire. Mais les aléas de
la Première Guerre mondiale empêchèrent malheureusement cet événement d'envergure
internationale de se réaliser. Malgré tout, un groupe de mathématiciens se réunitchez lui et
luioffrit un buste en marbre qui se trouve actuellement à l'entrée de l'université de Halle. Ce
buste fut retiré à l'époque nazie, car la théorie des ensembles fut alors considérée comme
appartenant aux mathématiques juives.

L'infini du xxi® siècle

Jusqu'à l'apparition de la physique moderne, l'infini n'existait que dans les mi


lieux de la théologie et de la philosophie. En mathématiques, il n'apparaissait,
jusqu'à un certain point, que d'une manière naturelle : comme l'aurait déclaré
Ehonecker, il était « donné », puisque les entiers naturels formaient une suite qui
se prolongeait à l'infini. En géométrie, avec le concept de droite infinie, on se
voyait obligé de tenir compte des polémiques au sujet de l'infini actuel et de l'in
fini potentiel.Mais ce fut l'analyse infinitésimale, le calculus, qui l'accueiUit jusqu'à
l'adopter. Hilbert disait : « D'une certaine manière, l'analyse mathématique n'est
autre qu'une symphonie de l'infini. »
Mais les progrès faits en physique et en astronomie ont intégré l'infini dans
la réalité qui nous entoure. Jusqu'au début du xx^ siècle,les astronomes nous dé
crivaient un univers où se trouvaient le Soleil et ses planètes et étoiles lointaines.
Peu de temps après, ce système solaire se trouvait immergé dans une galaxie avec
ses milhons de systèmes solaires. L'espace s'avéra suffisamment grand pour pou
voir y loger quelques milHers de miUions de galaxies supplémentaires. Pourquoi
s'arrêter là ? Qui nous dit qu'il n'apparaîtra pas de nouvelles structures de taille
encore supérieure qui nous obHge à envisager un univers encore plus vaste ?
L'univers est-il infini ? Nous n'avons toujours pas la réponse à cette question et
peut-être ne l'aurons-nous jamais.
D'autre part, en pénétrant de plus en plus profondément dans les structures
subatomiques, l'infiniment petit fit soudainement son entrée dans le domaine de
la physique.L'atome en tant que tel n'était plus r« indivisible » qu'il était pour les
Grecs et il est devenu un petit système planétaire. Les choses n'en restèrent pas là :

132
L'ENFER DE CANTOR

la physique nucléaire découvrit des particules à l'intérieur même du noyau. Il


s'agit icide dimensions de moins de 10"^^ mètres.Jusque-là, nous pouvions parler
de grandeurs extrêmement petites mais pas infiniment petites. Pourtant, l'une des
théories de la physique qui a le mieux résisté aux tests expérimentaux, l'électro-
dynamique quantique, parle de particules élémentaires, tels queles électrons et les
quarks, et de leurs interactions ponctuelles. Mathématiquement, cela signifie que
l'on traite ces particules comme des points d'une droite ou des nombres réels,
avec tout ce que cela sous-entend.
Un jour peut-être, la science finira par démontrer qu'il n'y a jamais eu de
différence marquée entre infini actuel et infini potentiel et que ce conflit n'était
rien de plus qu'une vue de l'esprit.

133
Annexe

L'irrationalité de V2
La première démonstration connue de l'irrationalité de la racine carrée de 2 est,
selon une légende populaire, attribuée à un philosophe présocratique de l'école
pythagoricienne, Hippase de Métaponte (né vers 500 av. J.-C.). Non seulement il
démontra ainsi son talent de mathématicien mais aussi son courage à traiter d'un
thème tabou dans son environnement culturel. Rappelons que la légende raconte
que ceux qui osaient mentionner seulement l'existence de nombres irrationnels
encouraient la peine de mort de la main des Pythagoriciens.
Comme la plupart des démonstrations de ce type, y compris celles que l'on
trouve dans certains textes apocryphes des Eléments d'Euclide, celle d'Hippase
utilisait le raisonnement par l'absurde. Elle s'énonce comme suit, en termes
actuels :
Si ^2 est un nombre rationnel, il peut s'exprimer comme quotient de deux
entiers sous la forme :

Comme c'est une fraction irréductible, c'est-à-dire que son numérateur et son
dénominateur n'ont pas de facteurs communs, en l'élevant au carré, on obtient :

D'où l'on tire :

Cela signifie que est un nombre pair et donc p l'est aussi. Donc p peut
s'exprimer comme multiple de 2, soit p = 2«, d'où :

2q^=p^= {2nf = 4n\

En simplifiant, on obtient :
= 2n^.

135
ANNEXE

C'est-à-dire que est un nombre pair et donc q l'est aussi. On arrive ainsi à la
conclusion que p et ^ sont des nombres pairs, et donc que le numérateur et le dé
nominateur de la fraction p/q ont des facteurs communs, ce qui contredit l'hypo
thèse de départ. Cela veut dire que yfz ne peut être le quotient de deux entiers.
Les premières approximations de \f2 n'avaient que quatre ou cinq décimales.
Une bonne approximation, comptant 65 décimales, est la suivante :yfz =1,414213
56237309504880168872420969807856967187537694807317667973799.
Les méthodes informatiques modernes permettent d'obtenir des approxima
tions de plusieurs millions de décimales.

136
ANNEXE

Ensembles de nombres

Définir les différents ensembles de nombres est complexe et requiert des


connaissances mathématiques qui dépassent le contexte de cet ouvrage. Il existe
d'autres manières de comprendre ce qu'ils sont, moins rigoureuses et plus
intuitives, basées sur les applications pratiques de résolution d'équations. Le
point de départ est cequel'on appelle les entiers naturels. L'ensemble des entiers
naturels 0,1, 2, 3..., noté N, s'écrit de la façon suivante :

N={0,1,2,3,4,5,6,7...}.

Certains mathématiciens n'incluent pas 0 dans l'ensemble des naturels,ce qui


estjustifiable par le fait que ce nombre résulte d'une vaste et profonde réflexion
mathématique, qui d'ailleurs n'a rien de « naturelle ».
On peut résoudre dans l'ensemble des naturels des équations du type :

x - 2 = 0.

Mais l'équation x + 2= 0 n'a pas de solution puisque les entiers négatifs ne


sont pas dans N. Lorsqu'on ajoute à N les entiers négatifs et 0, on obtient
l'ensemble Z.
En procédant de la même façon, on peut introduire tous les autres ensembles
de nombres. Par exemple, une équation du type :

2x + 3 = 0

qui a poursolution x=-3/2, nécessite d'introduire l'ensemble des rationnels Q.


Pour l'équation suivante, il est nécessaire d'introduire les irrationnels :

x^-2 = 0.

L'union des irrationnels et des rationnels donne naissance à l'ensemble des


réels R.
Enfin, l'équation suivante n'a pas de solution réelle :

x^ + 2 = 0.

En eflet, il n'existe aucun réel qui soit la racine carrée d'un nombre négatif.
L'étape suivante et finale quipermetde résoudre cetyped'équations estd'introduire

137
ANNEXE

les nombres imaginaires ou complexes, dont l'ensemble est noté C. On affirme


que c'est la dernière car le théorème fondamental de l'algèbre stipule que toute
équation à coefficients complexes a toujours une solution.
Chacun des ensembles que nous avons définis est inclus dans le suivant :

N cZ cO cM <zC.

138
Bibliographie
Barrow J. D., Une brève histoire de Vinjïni, traduction de Kaldy P., Paris, Robert
LaflFont, 2008
Boyer, C.B. ET Merzbach U.C.,^ History ofMathematics, Hoboken, NewJersey,
JohnWiley & Sons, 2011.
Cantor, g.. Fondements d'une théorie générale des ensembles, Paris, le Seuil, 1969.
Collette, J.P, Histoire des mathématiques, Montréal, Ed. du renouveau
pédagogique, 1973.
Dedekind, R., Les Nombres : que sont-ils et à quoi servent-ils ?,traduction deJudith
Milner et Hourya Sinaceur, Paris, le Seuil, 1978.
Gamow g.. Un, deux, trois, l'infini, traduction de Gouzit, Paris,Dunod, 1963.
Godefroy g., L'Aventure des nombres, Paris, Odile Jacob, 1997.
Guthrie, Ch., A History of Greek Philosophy, Londres, Cambridge University
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Kline, m., Mathematical Thoughtfrom Ancient to Modem Times, New York, OUP,
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Mankiewicz, r., The StoryofMathematics, Londres, Cassel Paperbacks, 2000.
Monnoyeur, E, Infini des mathématiciens, infini des philosophes, Paris, Editions
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Mosterin, J., Los logicos, Madrid, Espasa Calpe, 2000.
Stewart L, Arpenter l'infini - Une histoire des mathématiques, Paris,Dunod, 2010.
Verdier N., L'Infini en mathématiques, Paris, Flammarion, collection Dominos,
1997.

Zellini, p., Breve storia dell'infinito. Milan, Adelphi, 1993.

139
infinitésimal 23,64,78,82, 83
Index analytique
intégral 67,77
Alberti, Léon Battista 55 calculus 75-92,99,132
aleph 113,115 Cantor, Georg 6,41,70,93-133
algèbre 53,72,122,138 théorème de 113

analyse 23,66,75,76,77,78,80,81, carré 43-45,57,60,107


86,93,94 carrés parfaits 70
harmonique 93 cathète 45

infinitésimale 75-78,132 Cauchy, AugustinLouis 87,91,92,


Annales de Gergonne 124 95

Antiphon d'Athènes 43 Cavalieri, Bonaventura 69-72


apeira 41 Chuquet, Nicolas 25
apeiron 17-18,41 Cohen, Paul J. 116
Apollonius de Perga 57, 59 CoUegium Carolinum 127
apphcationbijective 99-102 compas 41-44,47
Archimède de Syracuse 25,62,64,67 compter 21,23,25,45,98-99,103
Archimède, principe d' 86 cône 57-58,64,68,71
Arénaire (L) 25 conique 56-59,72
Aristote 18-20,38,40,55 construction avec règle et compas 41-44
arithmétique 25,54,70,95,98,106,122 continu 27-51,54,56,57,58,59,
astronomie 57,63,132 60,62,64,66,68,70,80,81,83,
84,89,95,114-117
Bacon, Francis 129,130 hypothèse du 114-117,129
Barrow, Isaac 75 coordonnées 82,84
Berhn 122,129 Copernic, Nicolas 18
BernouUi,Jacques 15,86 courbes 58,60-62,65,66,69,72,76,
lemniscate de 15 77,78,80,81,83,84,85
Bôhm, Maria Anna 119 Crelle,August Leopold 123
Bolzano, Bernard 87,98 cycloïde 31-33,72
Borchardt, Cari Wilhelm 110
Brand, Hennig 86 Darmstadt 120

Brunelleschi, Fihppo 55 Dedekind, Julius Richard 6, 63,92,


Bruno, Giordano 22 108,126-128
dénombrabilité 98,102,105
calcul 99 densité 27-28,96,97,105
de volumes 66, 68, 71 Desargues, Gérard 56

141
INDEX ANALYTIQUE

Descartes, René 72-73,75,76,86 flux continu 34


développée 32-33 fluxion 78,80
développement de Fourier 94 fonction périodique 94
différentiation 85 fonction puissance 78
discret 27-51,56,68,81,89,90,95, Fondements d'une théorie générale
96,104 des ensembles voir Grundlagen
Disquisitiones Arithmeticae 122 Fourier,Jean-Baptiste Joseph 93-95
division 17,20,40,45,49,75,91,96 foyer 56,58,59,60
droite réelle 92,97-98,105,115 Francesca, Piero délia 55

Einstein, Albert 60 galaxie 132


éléate, école 18 Galilée (Galileo Galilei) 68-70,
électrodynamique quantique 133 102
Éléments de géométrie 20,24,47,62 Gauss,Johann Cari Friedrich 122
ellipse 57-60 génératrice 32,58
énoncé logique 35 géométrie 20,36,42,45,53-56,60,
ensemble 23-25,28,70-71,89-90, 70,72,75,86,117,132
94,97-108 analytique 72
de nombres 95,96,137 cartésienne 72
des parties 113 projective 56,60
Épiménide de Cnossos 35 géométriser 68
epsilons 87-92 Gôdel,Kurt 105,116
équations infinies 79 Gôttingen, université de 122
équimultiples 62 grands cardinaux 115
équipotent 101,108 Griinberg, Maty 44
espace 18-19,22,36,40,51,53,54, Grundlagen 95, 97
56,59,62,69,92,97,127 Guccia, Giovanni Battista 124
euclidien 18 Guttman,Vally 129
Euclide 20,24,47,55,60,62,75,
117,135 Halle, université de 86,122,123,
Eudoxe de Cnide 62-66,75 127,129,132
excentricité 58-59 Hermite, Charles 110-111,128
exhaustion, méthode d' 64, 65,75 hexagone 44,60
Hilbert, David 5,116,131,132
Fermât, Pierre de 71 Huygens, Christian 32-33,81
fluante 80 hyperbole 57-60

142
INDEXANALYTIQUE

incommensurable 47,62 monisme 39

indivisible 34,36-38,67,70,71,75,81, mutation 62

86,132
infini 9-25,53-73,105-108,126,132 Newton, Isaac 75-80,86,88
actuel 14,19-24,40,44,49,50,51, nombres

55,59,61,66,68,73,79,80,96,97 algébriques 109,110,111,112,123


infiniment petit 17,29,34, 41,44,49, cardinaux 98,99,100,101,102,
50,62,72,75,80,84,89,108 106,107,108,113,115
intégration 64, 85 entiers 27,45,47,96,109,135-136
intégrateur 66 entiers naturels 14-17,23,27,28,
41,70,96,101-106,115,136
Journal de Crelle 122-124 fractionnaires 27-28
irrationnels 45-49,62,63,91,
kaos 18 95-97,105
Kepler,Johannes 56-60,66-69 rationnels 28,47,92,95-97,
Kôning, Gyula 116 103-106,108-111,136
Kronecker, Leopold 122-123,126, réels 95,97,105-106,108,
129,130,132 111-112,115-116,122,133
Kummer, Ernst 122,129 transcendants 43,108-112
transfinis 112-114,123,128,129
L'Hospital, Guillaume,marquis de 86
Leibniz, GottfriedWilhelm 75,77,78, Oldenburg, Henry 125
80-86,88 ondes 93

Umite 17-18,64,87,91,96-98 opérationalisme 126


Lindemann, Ferdinand von 43,110
logique 24,34,35,43,96 parabole 56-60,75,78
paradoxe(s) 9,16,22,69,70
Mascheroni, Lorenzo 42 de Zénon 29,33-41,91
mathématiques discrètes 30 parallèle 14,20,49,50,55-56,117
mécanique quantique 24,30,50 Parménide d'Élée 18,34,39
mesure 45,67 particules élémentaires 133
méthode apagogique 66 Pascal, Biaise 60,72,86
minima 76,77, 80 pendule 30-33
Mittag-Leffler, Gôsta 128-129 pente 31,82-84
Monadologie 85 perspective centrale 55
Monge, Gaspard 56 physique mathématique 93

143
INDEXANALYTIQUE

Planck, Max 50 propres 101,102,112


point 14,24,32,36,41,49,50,55-56, suites 14,15,17,20,23,27,30,41,
59,70,77,82,83,84,89,94 43,48,61,65,66,70,78,81,
de fuite central 55 89,90,91,92
matériel 76 de Cauchy 95
point 20,28,35,42,58,66,72,76,80, fondamentales 95-97
91,95
polygone régulier 43 tangente 61,76-77,80,82,83,84
projectile 53,75,76 tautochrone 31,32
prolongation infinie 17,49-51 Taylor, Brook 48, 93
proportion 27,36,54 temps 31-34,36-40,51,60,62,68,69
pyramide 64 théorie
Pythagore 45,47,60,62 des ensembles 23,98,116-117,
120,123,127,131-132
quadrature 43, 60-62,77,78, 85, 86 des nombres 96,122,128
du cercle 41-44,110 des types d'ordre 128
Thabit ibn Qurra 106
raisonnement 62,70,74,79 Tiesbaden 120
raisonnement/démonstration Torricelli, Evangelista 75
par l'absurde 34,64,105 trajectoire 31,32,53,63,69,75
rationalisme 72 transformation continue 57, 60
rectification de courbes 78 triangle caractéristique 83, 85, 86
Renaissance 53-54,56,66,124
Roberval, Gilles de 72,75 un à un 100-108
Royal Society 124
RusseU, Bertrand 39,91,98,116 valeurs discrètes 29
Vinci, Léonard de 54
saint Augustin 21
saint Thomas d'Aquin 21 WaUis,John 15
section 57,71 Weierstrass, Karl 64,87,95,122,126,
segment 17,20,24,28,36,41,42,43, 129
45-47,49,55,60,61,69,90,106,107 Woldemar, Georg 119
séries de Fourier 93-95
signe 13-14,81,104 Zénon d'Élée 18,34,35,38-41,50
sous-ensembles 102,112-113 Zermelo, Ernst 116
impropres 112 Zurich 121

144
Remerciements :
àCédricVillani etàtoute l'équipe de l'Institut Henri Poincaré ;àÉtienne Ghys etàtoute l'équipe de Images
des mathématiques ;à Hervé Lavergne, Pascale Sensarric, Hervé Morin etSabine Gude du journal Le Monde.
Collection"Le monde est mathématique"
Titre original :"El mundo es matemâtico",
Editée en langue espagnole.

© 2010,Enrique Graciân pour le texte


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Stanford News : 116
Traduitde l'espagnol par :Youssef Halaoua, MaguyLy, Laurence Moinereau
Adaptation : Vianney Aubert,Charles-Optal Dorget
Adaptation éditoriale : Cobra SAS

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Le Mondeest mathématique
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ISBN CoUection : 978-2-8237-0099-2
ISBN : 978-2-8237-0114-2
Dépôt légal : à parution
Imprimé et relié par CAYFOSA - Barcelone, Espagne
Achevé d'imprimer :juin 2013.
EXPLORATION
SANS LIMITE
L'INFINI MATHÉMATIQUE

PAR ENRIQUE GRACIAN,


AVEC UNE PRÉFACE DE JULIEN MELLERAY

La quête de rinfini est l'une des plus fascinantes aventures mathématiques.


De l'astronome grec Eudoxe au mathématicien Cantor, qui finit sa vie
dans un asile d'aliénés, elle a entraîné les plus grands esprits sur
des chemins nouveaux et tortueux qui défient souvent l'intuition humaine.
Elle est emplie d'objets merveilleux et de concepts étonnants. Comme
les paradoxes de Zénon qui prétendait que jamais le vaillant Achille
ne pourrait rattraper la tortue. Comme les nombres irrationnels, objets
de l'ire des pythagoriciens qui menaçaient de mort quiconque en professait
l'existence. Comme encore les nombres transcendants, qui ne sont solution
d'aucune équation et conservent aujourd'hui une bonne part de leur mystère.
Source de créativité sans cesse renouvelée, cette odyssée aux confins
de l'esprit humain atteignit son apogée avec Cantor. L'œuvre du mathématicien
allemand est l'une des plus brillantes de la pensée humaine, décrite
par certains de ses contemporains comme « la fleur et la perfection
de l'esprit mathématique ». Une œuvre si révolutionnaire que Cantor
lui-même s'étonna parfois des résultats qu'il avait trouvés. « Je le vois,
mais je ne le crois pas », devait-il confier à l'un de ses confrères
en commentant ses propres travaux, qui renouvelaient en profondeur
la vision et la compréhension de l'infini.
Cette quête de l'infini est aussi le reflet de l'infini pouvoir
des mathématiques !

« Je vous invite à nous suivre dans


l'exploration de ce monde mathématique qui
n'est autre que notre monde à tous ».

Cédric Villani

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