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LA FILLE DU CARRIBEAN CLUB

BERNARD TELLEZ

Roman

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Celle qui s’avance vers moi, habillée de soie verte, de jeans, de chaussures à
talons aiguilles, n’est pas celle que j’avais l’habitude de voir, elle ne peut pas
l’être. Elle n’est pas Sarah, celle avec qui je vivais... En la voyant venir du fond
du couloir avec son sourire, j’ai flashé sur ses yeux en amande qui n’ont pas la
forme de ceux de Sarah, à cause de leurs contours plus bridés. Ce sont des yeux
de mandorle qui cernent ceux des saints ou des apsaras du temple d’Angkor. Mais
leur regard vif, précis, est influé de sensibilité, de sensualité. Il est bien celui des
filles nées dans une autre partie du monde où il convient d’avoir les yeux lisses,
presque étroits, qui se plissent comme un fil devant l’éclat fulgurant du jour.
Aujourd’hui, la situation de ceux qui sont nés en Asie du sud-est ne leur permet
plus de venir revivre dans leur pays, je sais. La crise sanitaire qui touche les
habitants de la planète le leur interdit, même en subissant une mise en quarantaine
de prévention. La pandémie est devenue trop grave, irrémédiable. Ce n’est plus le
temps de la première vague d’infestation et de propagation du virus. Anh le sait.
Et si elle est contrainte de vivre ici, avec moi, en Europe, je suis son seul alibi
crédible.
L’océan apporte ici dans cette ville portuaire une odeur d’iode et de sel. De
nouveau, en Occident, dans cette cité au bord de l’Atlantique, Ahn n’ayant pas
l’intention de me quitter pour un ailleurs, il n’y a plus d’ailleurs possible, je vis
en sa présence durant mes heures de repos, avec mon chien doberman, Slay,
adopté dans un chenil, Elle est contrainte de le sortir de temps à autre, durant mon
absence. Je ne fais jamais semblant d’être là, quand je suis présent dans
l’appartement, je respecte son silence, qu’elle puisse ressentir de la gêne ou
qu’elle puisse me gêner, de vivre ici presque en vase clos, entre le chien et moi,
car je fréquente peu de gens, par habitude, aussi bien parmi ceux qui résident dans
l’immeuble ou ailleurs, et j’ai peu d’amis. Pour dire, je n’en ai guère vraiment.
« Bonjour, bonsoir, comment allez-vous ? Sale temps ou beau temps,
aujourd’hui… Le crachin ou le vent est toujours là, qui brumait sur le port, ce
matin, autant que le soleil qui parodie souvent celui de la côte d’azur quand le ciel
est au bleu. La Rochelle et son port, c’est la ville aux façades à encorbellement,
ses « francofolies » qui attirent tant de monde, en été…» Je n’ai pas grand-chose

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à dire d’autre, alors je me tais, ce qui n’empêche pas, de lire dans mon regard, la
sympathie que j’ai pour elle, ou dans quelques mots qu’elle m’adresse, si je
n’ajoute rien. Je dois passer pour quelqu’un d’assez spécial, ici, à la Rochelle,
comme ailleurs. Ils ont dû être pris de stupeur quand ils m’ont vu revenir en
présence d’une jeune femme asiatique, assez jolie. Mais je me fiche pas mal de
l’opinion des autres, de ce qu’ils pensent ou peuvent penser, aussi bien dans le
cadre de la résidence qu’en dehors, dans la ville, quand je prends ma voiture avec
elle à mes côtés, le chien assis sur le siège arrière, entraperçus pour ceux qui ont
l’habitude de nous regarder passer. Anh est beaucoup plus jeune que moi, certes.
Elle doit être prise pour une jeune beauté qui a vécu ou vit de ses charmes avec
un homme qui a le double d’âge qu’elle et pourrait être son père. Nous vivons
libres l’un dans l’autre dans un appart pas très grand avec un balcon donnant sur
une allée piétonne d’une résidence où l’on en aperçoit d’autres, en vis-à-vis, avec
des arbres feuillus durant la saison chaude qui se dépouillent de leurs feuilles au
cours de l’automne jusqu’au début du printemps suivant, à la vue de des gens qui
ont l’œil attentif et indiscret, mais nous deux sommes vivant en symbiose qui n’est
pas loin d’une harmonie, dans l’esprit, le cœur et les sens, du moins je l’imagine
ou le ressens ainsi, en dehors de nos sorties, l’un par rapport à l’autre, libres de
nous voir et de nous apprécier quand nos regards se croisent. Me tromperais-je en
me faisant des idées? Même si le contact est le plus souvent charnel, car je trouve
que Anh est très attirante sensuellement, qu’il y a autre chose aussi, assez simple
ou presque difficile à définir. A croire que je n’ai jamais su ce qu’était vraiment
l’amour avec une européenne, ou très peu souvent, presque par exception, avec
une femme asiatique. Il y a des métisses plein les rues ou des négresses qui
donnent l’envie, mais elles sont déjà prises, et quand elles ne sont pas en état de
grossesse, on les aperçoit avec une ribambelle de mioches ou de gosses qu’elles
ramènent d’une crèche pour enfants en bas-âge, ou de l’école. Sans compter ceux
ou celles qui embouteillent la rue de l’école élémentaire à proximité, de leurs
véhicules, pour faire monter leurs mioches. C’est peut-être autre chose que cela
qui nous lie et cela ne se définit pas… Si je ne suis plus jamais seul, si je ne peux
pas l’être, Anh est là, où qu’elle se trouve, ici autant que dans mon esprit, et c’est
presque en rêve que je la vois s’avancer vers moi.
Je pense encore à cette transe de la chaleur écrasante des tropiques où nous
nous sommes rencontrés, quand l’air humide et chaud colle à la peau, à la chaleur
constamment présente sous l’incandescence d’un soleil de feu qui rend la
réverbération du sol aveuglante. Ce ne peut pas être le décor d’ici, avec ses toits
d’ardoises ou de tuiles, son air frais et venteux, celui de la vue de l’étalement
incessant et progressif des rizières à l’infini, celle des paillottes des villages
proches des bords du Mékong. J’en suis sorti, comme l’on sort quelqu’un qui va
se noyer de l’eau vaseuse ou d’un bourbier, non sans éprouver un certain
arrachement. Nous l’avons quitté autant que l’enlisement que provoque la chaleur
humide intense.

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Si j’ai pris la décision de prendre l’avion pour un pays où quelques années


plus tôt, je ne pouvais plus vivre, dans quel but précis et pour quelles raisons ? La
rencontre d’Anh ne fût qu’un prétexte dans un endroit précis de la capitale de
l’ancien Siam, à cause d’un motif essentiel auquel je tenais. Je n’avais pas autre
de choix de le faire… Et c’était donc un motif différent.

Arrêt sur image. Je suis là avec la jeune femme dans une pharmacie de
Bangkok, située dans une artère surpeuplée, la Suhkumvit Road. J’ai besoin d’un
pansement pour colmater le sang de la balle de révolver qui m’a effleuré à peine
le flanc. Dans ce pays, je le sais, le moindre bobo prend des proportions
imprévisibles pour un Européen. C’est pourquoi j’étais là, dans la pharmacie
d’une artère principale de Bangkok, à attendre que la jeune femme, avec le
consentement da sa patronne, m’applique sur le côté, un pansement, avec
douceur…
Tout paraît simple et possible, aujourd’hui encore, à des milliers de
kilomètres de distance, puisque j’ai modifié certaines données de mon existence.
Si le regard d’Anh vibre et s’anime en ma présence, je n’ai pas le droit de m’en
étonner. Je l’ai voulu ainsi et les circonstances ont voulu qu’elles ne puissent pas
être ni faire autrement… C’est ce que l’on dit toujours lorsqu’il est nécessaire de
se prévaloir d’un alibi inséré comme une décalcomanie consciencieusement
appliquée sur le vrai visage du réel, même si tel qu’il est, il ne peut ressembler à
aucun autre.

Du temps a passé, depuis notre retour en France, en duo, en Europe, si la


vie est devenue difficile ici comme partout ailleurs, nous deux, si je suis Français
d’origine et si j’ai repris ma vie d’avant, celle de mon activité professionnelle,
sans reproche aucun à me faire, muni d’un masque de protection obligatoire.
Enfin, c’est ce que je crois…
L’existence est souvent monotone, insipide dans sa routine, lorsqu’il ne s’y
passe rien, et j’aurais du mal à me survivre, avec pas mal d’inquiétudes pour lutter
contre ma solitude et l’état d’une crise sanitaire mondiale, même si je n’étais pas
tout à fait seul, avec Slay… A croire qu’un hasard prémédité m’a préservé de sa
protection bienveillante, m’a réservé sa gratitude, à mon retour en France, car je
ne savais rien sur son déroulement et je n’aurais pas eu à un certain moment la
moindre raison d’espérer. Aujourd’hui, si j’ai l’air de positiver, un peu en imbécile
heureux de vivre comme beaucoup d’autres, en couple, je ne me suis jamais donné
l’illusion de croire que j’aurais pu négocier la présence d’Anh, comme des
diamants, en échange de dollars, au risque d’y laisser la peau, en appréciant
l’ovale et les contours de son visage et de ses yeux de jais. De son corps aussi. Ou
en supposant que mes cellules de chance l’ont aidé à se rende libre d’une ville où
elle aurait pu vivre encore, sans de cesser de s’exhiber sur le plateau d’un bordel
de luxe de Bangkok, sous prétexte de se donner le choix de dire non à cela et de
retourner vivre dans son village, au bord du Mékong, Le motif aurait été plus

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juste. Mais Anh était déjà trop sous influence des lumières et des flashes
psychédéliques des sunlights. Comment aurait-elle pu nier la vue des gratte-ciel
dressés vers le ciel comme les aiguilles de temples, si l’ayant prise dans ses rets,
le mythe de la « cité royale des anges » ne s’était s’emparé d’elle au point de
l’asservir à sa sujétion ? Anh fonctionnait déjà trop au tourbillon des néons, à leur
scansion frénétique, au fourmillement des enseignes des établissements de plaisir
qui éblouissaient la nuit les artères surpeuplées de Bangkok. Lumières agressives
et abusives, qui faisaient presque oublier l’incendie du jour, quand l’éclat du soleil
projetait ses rayons implacables, en dépit d’un déclin subit de l’éclatement d’un
orage qui l’obscurcissait en trombes d’eau, à cause du changement de clarté des
pluies diluviennes de la mousson. J’ai connu ce déferlement des eaux nues ou
brunes envahissant les rues jusqu’à ce que le ciel d’Asie renaisse de nouveau de
sa clarté incendiaire, ou avant que le nouvel débordement d’un orage noie
l’horizon, que de son rideau opaque il bouche tout autour de soi. J’ai connu cela
aussi à une autre époque, quand je vivais là-bas à plein temps, en Asie, en
enseignant résident et fréquentais Kung, une jeune courtisane dérisoire d’alors.
S’il m’arrive parfois de croire encore que son âme flotte parmi les îles de jacinthes
d’eau, sur le cours du Mékong où l’esprit des morts, paraît-il, reste toujours
vivace, je suis repris par le sens du sacré où la vision des temples aux aiguilles
dressées vers le ciel de leur pointe aigüe me lave de tout soupçon, dans
l’oppression intempestive de la mousson.
Seule une civilisation de substitution comme la nôtre, un eldorado de
pacotille pouvaient suggérer à la jeune femme, l’accès à une autre forme de vie,
puisque les injonctions de son karma ont voulu qu’elle vive un temps avec moi,
en occident, jusqu’à ce qu’elle soit libre de retourner dans son pays... Mais
quand ? Je ne suis pas un mécène, et ne souhaite pas l‘être. Anh n’est pas incluse
dans mon harem, je n’ai jamais eu cette idée-là, si j’ai pu parfois le croire, en rêve.
Mais la réalité de notre existence à la fois pudique, simple et permissive, depuis
notre venue en Europe, implique une seule condition : Je préfère sa compagnie de
femme jeune et jolie, vivre dans son intimité, plutôt que de voler en jet privé
dernier cri, afin de montrer que j’ai, comme certains, les moyens ou trop tendance
à le faire croire… Je n’ai jamais eu de moyens, d’ailleurs… je me considère moi-
même comme un imbécile heureux. Je n’ai pas gagné au loto, mais c’est presque
la même chose. Mais je ne suis pas assez représentatif, sans avoir l’imposture
voulue pour frimer et craquer du fric, avec en horreur les m’as-tu-vu qui ne vivent
que pour la façade… A quoi cela peut-il servir désormais ?

***

En entendant la clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée, Anh venait


à ma rencontre. Elle se trouvait à l’extrémité du tapis menant à la porte d’entrée
du vestibule. A côté d’elle, Slay, mon chien doberman levait la tête et remuait la
queue… Elle venait de se lever de sa chaise de bureau pour me souhaiter la

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bienvenue. Le chien avait dressé les oreilles, il avait senti que c’était moi qui
rentrais du travail, et tous deux ensembles m’on exprimer leur joie à leur façon.

Le jour commence à faiblir dehors avec ses fins de journée d’automne


surprenantes au bord de l’océan, mais ce n’est pas le ciel d’Asie qui tombe aussitôt
sur le paysage des tropiques, dans cette ville portuaire, surtout lorsque le soleil se
couche et disparaît sous la mer… On peut voir sa clarté fondre depuis la porte-
fenêtre du balcon donnant sur la rue, avec lenteur. Le changement des heures des
marées influe sur les zones proches de l’océan Atlantique, avec la venue de
l’automne. Je le note et le dis. Si ne trouve rien d’autre à dire, serait-ce parce que
je n’ai rien d’autre à ajouter ? Je sais qu’il n’est pas possible d’exclure de soi une
période précise assez dangereuse où se déroulèrent des aventures qui m’ont
marqué... Désormais, je me sens libre de tout retour de flamme, si l’existence de
ce vécu demeure…

***

Le mode d’expression orale d’Anh n’est pas le mien, même si par le biais
de la langue anglaise apprise après que sa mère ait dû fuir comme tant d’autres,
sur un boat people à moteur qui remontait le Mékong, vers un camp pour réfugiés,
au nord de la Thaïlande, je compense ce manque qui n’en ait pas un par
l’expression de son visage… Je sais. Elle ressemble à tant d’autres, dont le sourire,
la douceur semblent la richesse première, ainsi celles de ces jeunes beautés
coiffées d’un chapeau conique qui se penchent et se redressent constamment pour
repiquer le riz, dans les régions situées au nord de Bangkok, en bordure du
Mékong, en retrait du plateau de Khorat, dans l’Isan où elle a grandi. C’est
presque devenu son pays d’origine, elle le sait et le dit :
-Sawatdee…
Je lui réponds, en anglais :
-Hello, darling, did you not be so worried, for waiting me ? Bonjour, chérie,
n’en avais-tu pas assez de m’attendre ?
Elle ne répond pas directement à ma question, mais pose la main sur mon
bras et me pince la peau, avec douceur. Cela me laisse dans le vague, le flou…
-No darling, dit-elle, en anglais… Non, mon chéri…
Sa voix résonne dans la pièce, alors que Slay, sensible à nos propos, bouge
la tête, autant que je sens un frisson léger me parcourir. Elle passe le temps de mes
absences, durant mes heures de travail, à rester seule, et je n’ai pas le moyen de
faire autrement que de la laisser avec la compagnie de mon chien doberman, dans
la journée, avec à sa disposition des cassettes audio qu’elle écoute et prononce
ensuite pour apprendre le français… Sa voix est comme le froissement de la soie
sur sa peau, quand je la vois nue, mû par l’envie de la peindre ou de la visualiser
sur mon smartphone. Elle sort souvent pour aller promener le chien, car il y a un
parc dans la résidence, autant que celui du parc Charruyer de La Rochelle, et faire

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ses achats de provisions n’importe où, dans les supérettes ou les supermarchés…
Je sais, avec le peu de français qu’elle connaît, en phrases stéréotypées, qu’elle
parviendra à s’en sortir pour s’exprimer et faire son choix, de même que le chien
Slay l’accompagne pour veiller sur elle. Depuis quelques temps, j’ai pris
l’habitude d’apprécier même ici la cuisine de l’extrême orient. Elle sait cuisiner à
la mode vietnamienne de son pays, et c’est un délice… J’aime l’odeur de la
papaye verte, s’il est difficile de s’en procurer ici, le goût du « pho », un bouillon
aux nouilles et à la viande de bœuf, parfumé à la menthe et à l’anis, le « cha ca »,
pavé de poissons frit trempé dans une soupe de safran, accompagné de vermicelles
de riz et de cacahuètes grillés, d’une sauce aromatisée… J’aime aussi les nems,
avec des feuilles de salade de menthe ou de soja, ou encore le « banh com »,
raviolis constitués de pâtes de riz cuites à la vapeur et farcis de champignons
noirs…
-Bonjour, dit-elle, de nouveau, je suis contente de toi, de te revoir…
Elle a une voix charmante, un peu chantante et claire, et joint les mains, à
l’asiatique, le « wai », en inclinant à peine la tête, en signe d’assentiment, avec
beaucoup de grâce et de charme, Anh…
Je me penche pour lui donner un baiser sur le front. Au lieu de garder les
lèvres serrées, elle se hausse vers moi, en effleurant les miennes, avec une rapidité
qui nie la banalité du quotidien de ma vie professionnelle, voire la distraction un
peu hagarde, avec laquelle elle m’a vu entrer. Elle a posé ses lèvres sur les
miennes que j’entrouvre, surpris par cette effusion inattendue. J’ai la sensation
d’avoir vécu dans une si longue attente d’elle, que je suis presque déçu, quand ça
arrive, devant ma déconvenue de ne pas être au diapason de ce qu’elle ressent,
d’avoir été si loin d’Anh, pendant tout ce temps. Au contact de sa langue contre
la mienne, naît aussitôt la sensation brûlante de la naissance du désir… Je sens
mon sexe durcir, se dresser… Elle s’écarte un peu, baisse son jean, sa culotte, et
se met nue. Je fais de même, jetant mes vêtements, au hasard, je n’ai aucun mal à
la pénétrer, en caressant ses cheveux, sur le canapé du salon… Anh est la fille que
je n’attendais peut-être pas, quand vint ce moment qui tomba brusquement, sur la
chambre d’hôtel où nous étions, où le bruit des motos des rues, des voitures,
s’atténuait presque dans un silence, avant de reprendre, quasi imperturbable, celui
du bal des véhicules qui contournent et sillonnent les rues et les artères de
Bangkok, la nuit, à donner le vertige …
Les bâtonnets d’encens brûlaient sur l’autel de son grand-père et embaumaient
l’espace de la pièce… Son aïeul quitta le Vietnam pour l’Europe, du temps de la
guerre, mais si Anh est d’origine vietnamienne, par ses parents, elle est née, à
proximité de Bangkok, capitale de l’ancien Siam… On ne parle plus de l’ancien
Siam aujourd’hui, la Thaïlande est le pays des hommes libres, même si tant
d’émeutes, notamment celles de ces derniers temps, secouent la population, si la
plupart des touristes qui viennent visiter ce pays d’Asie n’en ont cure, ou ne les
voient pas. L’aéroport international de Bangkok a été fermé, et tous les vols
entrants et sortants ont été annulés pour une période indéterminée. Les

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manifestants de l’Alliance du Peuple pour la Démocratie l’occupent, exigeant le


départ du premier ministre, selon eux, corrompu. Des « chemises rouges », issues
du nord du pays ont envahi la ville… Nous avons dû prendre l’avion en direction
de Chiang Mai, depuis Don Muang airport, qui dessert les lignes intérieures. Il eût
été plus raisonnable de prendre le bus, moins coûteux, mais j’ai dû louer une
voiture à Chiang Khan, proche de la frontière du Laos. Nous avons ensuite
traversé le pont de l’Amitié, sur le Mékong, appelé le pont du sida, par les
Laotiens. On roule à gauche sur le pont, côté Thaïlande, et à droite, au Laos. Le
changement de côté a lieu à l’extrémité laotienne, contrôlée par des feux de
circulation. Un autre pont a été récemment construit à Mukdahan, à deux cents
kilomètres au nord du Vietnam, qui permet de rejoindre par la route le delta du
Mékong, truffé de nombreux trous, sans parler des millions de mines toujours
enterrées, au Laos. J’avais l’intention de remonter vers le nord, jusqu’à Hanoi,
capitale du Vietnam nouveau. De là, nous aurions pu rejoindre la France… Mais
nous avons pris l’avion à l’aéroport de Hô Chi Minh Ville, pour Paris…

***

L’odeur d’iode et de sel de l’océan atlantique, le bruit des vagues qui


viennent se jeter contre la jetée, la présence de la vaste étendue d’eau, sont une
fenêtre ouverte sur le large et l’infini… On imagine tant de choses face à la mer,
à la vague déferlante, à l’assaut intempestif des rouleaux qui se fracassent et
s’allongent sur la plage pour mourir en une pluie d’embruns. Mais le ciel qui
rejoint la mer à l’horizon, est bien celui d’Europe, et nous nous promenons sur le
bord du rivage, à perte de vue. Slay, mon chien, nous accompagne et joue à se
faire peur, le bas de ses pattes trempé par les langues d’écume. Puis nous
retournons vers le port de La Rochelle, vers son trafic de bateaux de pêche et de
plaisance…

La Rochelle… Du quai Duperré, face à la statue emblématique de l’amiral,


l’image caractéristique de l’entrée du port est derrière nous, en retrait des
fameuses tours. Le quai propose sur le site du Vieux Port, une balade agréable,
ponctuée de commerces achalandés, de cafés, de restaurants. Nous avons dépassé
l’imposante tour Saint Nicolas, la tour ronde de la Chaîne, et longeons le bassin
d’entrée du port où sont amarrés les bateaux de plaisance, en deçà des deux tours.
Nous avons quitté la rade nord de La Rochelle, avec l’esplanade Saint Jean d’Acre
et la tour de la Lanterne, depuis la plage de la Concurrence, où nous marchions,
tout à l’heure. Nous nous dirigeons, Anh et moi, avec Slay, que je tiens en laisse,
du côté de la Grosse Horloge, vers le parc Charruyer… Sous les arcades de la rue
du Palais, dans la Vielle Ville, des gens se promènent…

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Je marche et reste pensif, avec une arrière-pensée… Depuis plus d’un mois
que j’ai amené Anh, en France, je songe à tout ce qui m’est arrivé dans la « cité
des Anges », cette Babylone boulimique broyant le sexe, qu’est Bangkok. Et je
me dis que j’ai eu la chance avec moi, que nous avons eu de la chance… Je me
suis rendu en Asie du sud-est, pour des raisons précises, mais j’ai laissé les motifs,
ailleurs, en suspens. Je me suis vengé, point final. J’ai fait ce que je devais faire.
Jos Vander Velt était sorti de la prison centrale de Muret, dans le Midi de la
France, après trente-deux ans de peine incompressibles… Il avait tué ma petite
fille Justine, âgée de dix ans, et celle d’un ami, en les étouffant, avec un lacet.
Nous lui faisions confiance, nous l’invitions chez nous, Géraldine et moi… Il
portait beau, avec un début de calvitie… Sa voix mélodieuse de contrebasse ne
pouvait laisser supposer qu’il était pédophile, que sa pratique des jeunes enfants
pouvait aller jusqu’au meurtre, pour satisfaire ses penchants morbides, qu’un tel
être, au delà de tout soupçon, se situant en dehors de toute morale, pût soigner sa
façade et cacher un ogre issu de la nuit des temps, ou produit récent d’une société
hideuse à voir, qui justifiait la dérive de ses pulsions criminelles… Géraldine, ma
femme, n’a pas supporté le choc, elle s’est baladée de cliniques psychiatriques, en
psychiatriques, avant de mourir. Cet homme, cadre supérieur commercial, a été
notre malheur… J’ai appris qu’il vivait, en Asie… Il fallait qu’il expie. J’ai vécu
là-bas, en si peu de temps, un cauchemar cruel et conscient. Je me suis
suffisamment éloigné du plus grand bordel du monde, pour en parler aujourd’hui,
et tenter de l’exorciser…

***

J’ai rencontré Anh dans une pharmacie encore ouverte, en fin d’après-midi.
Il faisait très chaud, comme d’habitude. Elle servait les clients, à l’accueil, debout,
derrière son guichet. Quand ce fut mon tour, je me suis approché d’elle, un peu
embarrassé. Je lui ai tout expliqué, je lui ai fait part de ma petite histoire, que je
m’étais blessé au côté, sur le flanc droit :
-A cut, dis-je, en anglais, une coupure.
En levant ma chemise, je lui ai montré quel genre de blessure c’était, au
niveau de la hanche, plutôt une entaille, ou éraflure, qui continuait à saigner. J’ai
dit que j’avais besoin d’un désinfectant, d’un pansement cautérisant, sur un ton
aussi disert que possible. Je n’étais pas ému, je m’étais efforcé d’être calme, en
entrant, même si j’hésitais un peu. Devant ses yeux effarés, j’ai réalisé qu’elle
interprétait ma blessure, aussi bien provenant d’un coup de couteau, que cela
n’avait pas l’air d’une balle qui m’avait effleuré le thorax, J’ai encore ajouté que
j’avais besoin d’un pansement et de médicaments pour désinfecter la plaie. Sous
le climat sub-tropical, la moindre affection prend des proportions inimaginables,
pour nous, occidentaux.

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Elle m’a répondu en thaï, puis en anglais. Elle m’a dit d’attendre quelques
instants. J’ai attendu. Il y avait une cliente thaïe qui toussait, dont elle a lu
l’ordonnance, avant de lui apporter les médicaments. La femme a payé, puis ce
fut mon tour. Elle a fait appel à sa patronne pour lui dire, je suppose, que je m’étais
blessé. Toutes deux m’ont invité à les suivre dans une arrière salle. La patronne
de la pharmacie lui a recommandé quelque chose, que je n’ai pu comprendre, puis
elle est partie pour continuer à servir les clients. Anh a commencé à cautériser la
plaie faite par la balle du 9 mm qui ne m’avait pas atteinte, sinon effleuré le flanc,
au passage, avec une lotion désinfectante, à base de pénicilline. J’étais gêné, mais
elle avait des doigts de la main, très doux, des doigts de fée. Elle a lavé et
désinfecté le sang autour de la plaie, avec le liquide cautérisant, puis a appliqué
un pansement adhésif.
-Vous restez comme cela pendant deux jours, puis vous revenez, dit-elle,
en anglais. Je vous changerai le pansement, je crois que ça ira…
Je l’ai remercié par un sourire, en joignant les mains, à la siamoise. Je suis
revenu deux jours plus tard. Elle semblait m’attendre. Elle m’avait aperçu par la
vitre, avant que j’eus pénétré dans la « pharmacy ». Elle a de nouveau fait le
nécessaire pour me soigner. Elle m’a demandé comment ça allait. Je lui ai répondu
que j’allais bien. Elle a paru contente et a souri. Devant notre sympathie
réciproque à converser et à nous observer dans les yeux, je me suis engagé un peu,
je lui ai demandé si elle accepterait une invitation de ma part, à déjeuner ou à dîner
dans un restaurant thaï, que cela me ferait beaucoup plaisir d’être en sa
compagnie. Elle n’a pas refusé. Elle m’a demandé :
-When ? Quand ?
-Ce soir, si vous voulez, à la fermeture de la pharmacie. Je vous viendrai
vous prendre, en taxi, à la fin de votre service.
-Ce sera tard.
-Tant pis ! J’attendrai.
Elle m’a paru très contente, enchantée de monter avec moi, dans la voiture,
malgré notre différence d’âge. Avais-je l’air d’un touriste ? Certes, je l’étais,
même si j’ai travaillé et habité, jadis, à Bangkok. Mais la ville a tellement changé,
depuis… J’ai aimé sa façon de répondre.
-You are in time… Vous êtes à l’heure…
J’avais décidé de venir la chercher, avec la venue du soir, à la fin de son
travail. L’avenue était illuminée, les véhicules et les gens circulaient, beaucoup
de voitures récentes, ou de luxe. J’avais gardé le même taxi et le même chauffeur.
Elle lui a parlé et adressé la parole en thaï, et celui-ci nous a conduit jusqu’à un
restaurant réputé.
-You « farang » ? me demanda-t-elle, une fois dans le taxi. Vous êtes un
touriste ?
-Hélas, répondis-je, en anglais.
Je n’avais pas emporté avec moi mon guide de conversation anglais-thaï.
Jadis, je savais compter et parler un peu dans la langue du pays, mais tout s’oublie,

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même le Bangkok que j’ai connu, face à l’évidence de la capitale moderne et


nouvelle que j’avais devant les yeux, ainsi qu’à la montée des prix. Si la monnaie
est le bath, il en fallait beaucoup plus pour prendre un taxi, que du temps où j’étais
résident, avec l’obligation tous les trois mois de me rendre au service
d’immigration pour faire proroger mon passeport. Impossible de discuter avec le
chauffeur, de faire baisser le prix de la course… Sa voiture était munie d’un
compteur. Jadis, marchander le prix du parcours était un privilège dû à ceux qui
ne s’en laissaient pas compter.

Le serveur nous désigna nos places, au resto. C’était au bord d’un « klong »,
un canal de Bangkok, comme il en reste encore, avec des jasmins, des jacinthes,
baignant dans l’eau, des eucalyptus, une maison siamoise exotique et chic, assise
au pied d’un magnifique manguier…
Nous avons dîné sur la terrasse verdoyante, une excellente cuisine thaïe…
On a craqué pour le délicieux canard au curry, servi dans un ananas, mais aussi
pour des salades copieuses, des soupes raffinées, et les nouilles… Sans problème,
j’ai pu commander une demi-bouteille de Pouilly.

Au hasard de la conversation, je lui ai avoué que j’en avais peut-être le look,


mais que je n’étais pas vraiment un touriste. Je lui ai montré un ancien passeport
que j’ai gardé, comme une antiquité. Les prolongations de visa étaient écrites en
thaï, à la main. Je travaillais alors à la petite école française de Bangkok, j’avais
trente ans. J’avais changé depuis… Mes cheveux s’étaient éclaircis, aux tempes
et clairsemés. J’ai le visage d’un homme de cinquante ans, avec le regard bleu, je
suppose, resté encore assez jeune. J’ai senti que mon physique lui plaisait, qu’elle
aimait entendre le son de ma voix… Une fille avec laquelle je passais la nuit, m’a
dit une fois que j’avais les mêmes yeux des gens d’ici, et la patronne japonaise du
club où je venais chercher Kung nous regardait partir en me souhaitant chaque
fois « Sayonara ». Anh n’a pas paru d’emblée faire une différence d’âge, entre
nous. Je peux encore séduire, et j’ai attendu l’instant où elle allait se mettre à
sourire, pour le faire à mon tour. Elle avait les dents très blanches et bien rangées.
J’ai eu l’idée de poser mes lèvres sur les siennes… Je me suis retenu à temps.
Nous avons commencé à bavarder.

Alors elle m’a avoué une chose qu’elle n’aurait pas dû me dire. Elle était
employée à la pharmacie où j’avais eu recours à elle. Mais son salaire étant
médiocre, insuffisant, elle travaillait aussi la nuit, deux, trois fois par semaine, au
Carribean Club, comme danseuse, pour améliorer ses revenus. Elle me dit que
l’argent qu’elle gagnait dans la boîte de nuit, elle le mettait de côté, à la banque,
pour se construire un avoir qui pouvait aussi bien lui servir de dot. Elle avait deux
jobs. Après son travail du jour, elle se déshabillait, se maquillait, endossait une
parure adéquate fournie par l’établissement qui l’employait, déguisée, fardée,

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prête à évoluer sur la piste de danse du club, au rythme de la sono. Le Carribean


Club a de la classe, c’est le haut de gamme du sexe tarifé, à Bangkok, situé dans
une « soî », une rue qui donne sur la Sukhumvit Road…
-Vous n’avez pas peur que cette activité nocturne déborde sur l’autre, le
travail à la pharmacie ?
Elle a paru hésiter à me dire « non ».
-Je ne me prostitue pas, ajouta-t-elle, mais je prends mes précautions.
-J’ai compris, dis-je.
Au bout d’un instant, en la regardant bien en face, j’ai ajouté :
-Ainsi, vous êtes une occasionnelle ?
Elle a ri, sans rien ajouter.
-Et avec moi ? Dis-je.
-Du moment que vous ne m’apportez pas des maladies…
-J’ai été blessé, vous m’avez soigné.
J’ai ajouté, au bout d’un instant, toujours en la fixant dans les yeux, et ceux-
ci n’ont pas cillé, se sont même éclairés :
-Cela me plairait.
Elle a baissé les paupières, avec pudeur, avant d’ajouter :
-A moi aussi.
Elle avait posé une main sur la table. J’ai posé la mienne au-dessus de la
sienne, les doigts un peu écartés, afin de la couvrir. Je l’ai laissée un moment
jusqu’à ce qu’elle déclara
-Je sors avec qui je veux, et quand je veux !
-Depuis quand faites-vous ce travail ?
-Un mois.
-Prenez garde.
-Je sais.
-Vous n’avez pas un petit ami ?
Elle hésita avant de me répondre :
-J’en ai bien un que j’aime un peu. Il s’appelle Kong. Il a mon âge, il est
chauffeur de taxi. Parfois il obtient un autre genre de travail avec des gens que je
n’aime pas. Il ne me tient jamais au courant de ses activités illicites, mais je m’en
doute et doit convenir qu’elles sont parfois dangereuses pour lui. Officiellement,
il est chauffeur de taxi, mais il m’arrive de m’interroger sur la nature de ses autres
contrats.
Une déclaration qui me donna à réfléchir, en m’efforçant de n’en laisser
rien paraître. A croire que la plupart des gens d’ici vivent de combines, en vue de
ne pas être laissés pour compte, vu la corruption qu’y règne, comme partout dans
le monde… Après le repas, nous avons fini la nuit ensemble. Cela me rappelait
des souvenirs… Kung travaillait dans un « Turkish bath and massage », proche
de la Sukhumvit Road. Elle avait dix-sept ans d’âge et j’en avais trente.

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J’ai revu Anh, par la suite… Nous avons pris l’habitude de nous revoir. J’ai
eu souvent l’impression que nous étions filés à distance, que quelqu’un nous
suivait dans la ville illuminée, la nuit, face aux enseignes alléchantes de la
Sukhumvit Road, où les embouteillages devant les salons de massages, les bars à
gogo girls, étaient denses, aussi fréquents que dans les grandes capitales
occidentales, avec la chaleur en plus. Pire, même.

***

Celui qui a le pouvoir d’écrire et d’être entendu, a entre ses mains, une arme
de samouraï. C’est possible. JP Melville, le réalisateur, s’appuyait sur une citation
du Bushido, pour mettre en exergue de l’un de ses films célèbre », qu’ « Il n’y a
pas de plus grande solitude que celle du Samouraï, sinon celle du tigre dans la
jungle, peut-être… » Pourquoi y fais-je allusion ? Parce que le samouraï du Japon
doit être, en dehors des parties, qu’il perçoit ce qui est mal, et ce qui est juste, qu’il
combat pour les générations futures, et que son sacrifice, s’il prend la décision de
se donner la mort par le hara-kiri, est un geste symbolique pour sauver son
honneur et celle de l’humanité… Certes, il n’y a pas que cela dans la vie, ne serait-
ce que pour rendre hommage à la création, aux joies, aux peines qu’elle nous
procure… Si le virus du sida, d’Ebola, et coiffé désormais par un nouveau qui va
venir et sévir sur la planète ? Humanoïde en phase de désintégration : un être
ressemblant à l’homme. Du transsexuel, en passant par Sodome et Gomorrhe, vers
l’homme normal hétéro, l’enfant que l’on prostitue dans les bordels de Bangkok
et d’ailleurs, cela fait une jolie une famille… Pour le pédophile, l’assouvissement
de l’instinct débridé, au paroxysme de sa jouissance sadique exacerbée par des
pulsions incontrôlées, soit qu’il s’agisse d’un malade ou d’un fou, par ses actes, à
mon avis, doit-il être châtié ? Ma fille Justine n’a peut-être été qu’un prétexte pour
Vander Velt, pour qui j’étais venu ici. Elle et sa copine, n’auraient-elles servi de
paravent ou d’exutoire qu’à un monstre plus infâme encore… Jusqu’où peuvent
aller l’orgueil, l’abaissement et la folie d’un homme ? Tant que je vivrai, je
réclamerai justice. Rien ne pourra assouvir ma rancœur, mon sentiment de
vengeance, bafouées. Les genres d’individu comme Vander Velt doivent être
absous de l’humanité. Ils n’ont plus le droit à la vie, dès l’instant où leurs crimes
les démasquent. La question que je me pose, reste en suspens : Que vaut la vie de
deux gamines de dix ans, aujourd’hui ? Que vaut une vie ?

***

Il faut que je revienne, en arrière… Avant que je ne vins à la pharmacie, et


que je fis la connaissance d’Anh, ce jour-là, de la « soï » Hama Han, qui fait le
coin avec la « soï » Sukhumvit 8, je pris un taxi en donnant au chauffeur le nom

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du King’s Hotel, dans Sathorn Road. Bangkok défilait devant mes yeux, avec son
encombrement de bus, de « tuk-tuk », scooters à trois roues, de véhicules en tous
genres, sa foule dense répandue sur les trottoirs. La pâte humaine des touristes se
laissait percevoir comme des trous d’aiguille percés dans la pelote des tailleurs de
pantalons et de costumes à façon, qui tiennent boutiques fréquemment dans les
hôtels. La « Cité des Anges », à l’éloge du Bouddha Emeraude, « la Venise de
l’Orient », débordante, surpeuplée, sensuelle, généreuse, paraît-il, dans sa
pollution et son urbanisme mal contrôlé, ses gratte-ciel inachevés, sa misère qui
côtoie la richesse, sa démarche céleste d’un Dieu voué à Indra, son immense
Palais Royal, son regard de capitale construite par Vichnukam, avait l’air de me
faire signe, mais je me trompais, c’était faux. Personne n’attend jamais personne
dans les grandes villes, à plus fortes raisons dans les mégalopoles que sont
Bangkok, Tokyo, Osaka, quand on n’a pas d’attaches, pas de lieux ou d’endroits
pour se ressourcer, se reconnaître. J’oubliais que la plupart des touristes
occidentaux qui vivaient là, en réfugiés mentaux sédentaires, avaient l’air d’avoir
oublié complètement leurs principes moraux. Mais qu’est-ce qui paraît,
aujourd’hui, normal ou anormal ? Des milliers de retraités comme Vander Velt,
vivaient, ici, avec une pension dispendieuse, et l’argent de leurs parents planqué
en Suisse, ou ailleurs. Jos Vander Velt, mis en jugement derrière une vitre blindée,
en France, le jour de son procès, avait abouti là, pour oublier et vivre une autre
vie. Je n’avais pu me venger encore, alors, et la loi du talion n’existe plus.
L’appareillage corsé de la justice, avec ses gardiens armés, était trop rigide, même
si, menottes aux poignets, le condamné qui aurait servi de cible, au fusil à lunettes,
avait regagné la cellule de sécurité, à la prison où il était incarcéré. Impossible de
mettre la main sur lui, sans encourir de graves risques…

Une fois déposé devant l’hôtel, le « King’s Hotel », hôtel merdique près de
tomber en désuétude, je suis entré, j’ai avisé le réceptionniste. Celui-ci avait l’air
fatigué. Il se trouvait près d’un homme fatigué aussi, pâle, presque gris, sous ses
cheveux coupés en brosse, en short, chemisette et tricot de peau. Les yeux mi-
clos, la tête rejetée en arrière, ce dernier grimaçait pendant qu’un adolescent lui
massait les tempes, du bout de ses doigts fins. A l’intérieur, les gros ventilateurs
du bar repoussaient la pesanteur du jour. Un gosse de huit à neuf ans, sans doute
le fils de la patronne, petite boule de cheveux noirs, et tee-shirt blanc, jouait entre
les tables…
Il y avait, dans le hall du rez-de-chaussée, un grand ring de boxe
thaïlandaise, une salle de billard, une vingtaine de mini-bars, tous pourvus d’une
rangée de bouteilles, d’une kyrielle de tabourets, avec des employés derrière, qui
se tenait debout, le regard mécanique qui rappelait celui des robots à l’intelligence
artificielle. Le personnel semblait attendre la nuit et les clients. Impossible pour
moi de faire un rapport avec le King’s Hotel que j’avais connu, des années plutôt,
au début de ma carrière professionnelle. Mais il se trouvait proche de l’école où
j’enseignais, jouxtant les bâtiments de l’Alliance française. C’était déjà un hôtel

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de second ordre, avec piscine, mais j’ai réalisé d’emblée, qu’il se situait désormais
dans une autre époque. Enfin, celle que j’avais connu. On pouvait aussi bien
réaliser que l’hôtel d’antan, n’avait jamais existé…
De temps en temps, un visiteur de type occidental entrait, un journal sous
le bras, regardait la vaste salle, se montrait aux employés, et repartait. Trop tôt…
L’homme aux cheveux en brosse ne regardait rien, lui. Quand les premiers néons
s’allumèrent, je le vis se lever, s’arracher à la caresse de l’adolescent, et marcher
d’un pas tranquille vers la sortie. Il ouvrit la porte et jeta un œil dehors. Il ne se
retourna pas. Je le vis disparaître, tandis que je restais, à attendre. Puis je finis par
sortir aussi. Je vis l’homme marcher quelques temps sur Sathorn Road, puis
tourner à droite, dans une ruelle. Il passa devant le kiosque de la police, au
passage, et marcha vers la terrasse du Happy Hotel. A trois mètres derrière lui,
j’eus la surprise de m’apercevoir que ce n’était pas l’adolescent qui lui massait les
cheveux qui le suivait. Mais que la boule de cheveux noirs du gamin qui jouait
sous les tables, était là, sur ses talons. A droite de la terrasse, il y avait un escalier
discret et un panneau : « Happy Appartments ». L’homme grimpa d’un pas lent,
et l’enfant le suivait, en sautillant. Je pris place au restaurant d’à côté. La
nourriture que l’on me présenta, « chinese soup », soupe chinoise, aux légumes et
poissons riz, avait un mauvais goût. Je n’y touchai pas. Le bruit des motos, des
« samlos » à moteur ou « tuk-tuk », des véhicules qui passaient sur l’avenue,
couvrait le son de la vidéo sur un écran de télé. De mon emplacement, à travers la
vitre, je l’avais dans sa perspective où la circulation s’écoulait dans les deux sens,
assez rapide, ce qui par comparaison me fit songer à l’avenue qui avait changé
depuis, puisqu’un canal la séparait en deux, qu’il fallait traverser un mont
métallique pour traverser le « klong » d’eau morte, en son milieu, et passer de
l’autre côté de la voie où j’évoluais jadis pour me rendre à l’école. Le
« klong » avait disparu et avait été remplacé par une voie rapide qui plongeait
sous un pont avant de reparaître plus loin. L’avenue avait gardé les mêmes
dimensions. A cause du trafic des véhicules, on pouvait croire qu’elle ne
ressemblait en rien à celle aux larges trottoirs sur lesquelles je marchais. De ma
position, j’observais, à côté… Au premier étage de l’hôtel, l’ombre d’une
danseuse thaïe se trémoussant sur un « trampolino », rebondissait comme un yo-
yo cassé. Trente minutes plus tard, la boule noire du gamin redescendit l’escalier,
s’arrêta un instant devant la vidéo, se frotta les yeux, et repartit vers le King’s
Hotel. L’homme aux cheveux en brosse devait dormir. Mais je me trompais, je le
vis apparaître en sueur, chemise ouverte sur le ventre, l’air plus fatigué que jamais.
Il marcha sur une cinquantaine de mètres vers un « supermarket », et disparut à
l’intérieur. Je le vis réapparaître avec une bouteille de coca dans la main, et
s’arrêter devant un distributeur de billets de banque, celui de la Thaïe Farmer
Bank. Je quittai le restaurant et je le suivis. Je n’avais pas touché à la nourriture,
à peine l’avais-je reniflé. Cependant, j’avais laissé un billet de vingt baths, sur la
table… L’homme revint vers le King’s Hotel, ne s’arrêta pas dans le hall et
disparut dans l’escalier. Personne n’avait fait attention à la scène, si banale.

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L’enfant prostitué reprit sa place entre les tables des clients. Un chat vint à sa
rencontre qu’il caressa. La nuit commençait à descendre sur la ville, dans un ciel
crépusculaire, assez rapidement, comme toujours… En m’asseyant de nouveau,
j’ai songé que soixante dix pour cent des vacanciers étaient des personnes non
accompagnées. En clair, sept touristes sur dix étaient des hommes seuls, qui
cherchaient une femme, un homme, ou un enfant. Une partie d’entre eux venaient
ici, comme dans les maisons closes de Patpong, situé à proximité d’une autre
artère parallèle, ou d’ailleurs… Tout était d’une facilité dérisoire : il suffisait de
s’asseoir à une table, de regarder la rue, les bars, de suivre attentivement le
mouvement des hommes, en commandant un coca ou une bière thaïe et
d’observer. Avec la nuit, le King’s Hotel devenait très fréquenté. Des visiteurs
entraient. A l’entrée, du côté rue, il y avait la clientèle classique, des mâles de tous
âges, coup de soleil sur le visage, chemise éclatante, genre hawaïenne, une lueur
de fierté dans les yeux, une, ou deux prostituées thaïlandaises, aux bras. Au fond
de la salle, près du tapis de billard et des enfants, on était à peine plus discret. Il y
avait l’homme mince, genre élégant, très grand, veston et lunettes cerclées, avec
une gueule de diplomate. Un baba cool attardé, la cinquantaine, ou plus, barbu,
cheveux longs, pantalons bouffants. Le séducteur genre guindé, crinière argentée,
bagues, croix et chaînes en or, ou l’horrible cou de taureau du bouvier difforme,
au regard sans vie, le bras enroulé autour des épaules d’un môme. C’était beau à
voir… Certains étaient Allemands, Américains, Français, entre quarante et
soixante dix ans… Chaque soir, ils venaient ici, par habitude, comme on prend sa
drogue où l’on peut. Monsieur Hong, le serveur principal, me désigna du doigt un
vieillard barbu à l’allure respectable, avec une petite fille, sur les genoux. A côté,
un enfant de treize ans entamait son troisième whisky thaï, un adolescent
épongeait le crane chauve de son client. Désormais, le bar de l’hôtel était plein de
« crocodiles », à craquer. L’atmosphère chaude se détendait, les gamins buvaient,
fumaient, se trémoussaient. On s’embrassait dans la bouche. Sur le ring de boxe,
les combats commençaient. Ici, les boxeurs s’affrontaient tous les soirs, sans
protection, sans protège-dents, avec une rage folle, comme si toute leur vie en
dépendait, histoire d’être remarqué. Le punch, la technique, l’agressivité, étaient
indéniablement liées au tempérament, au potentiel psychique, même si un boxeur
avec du cœur au ventre était prêt de prendre sa raclée… Il y eut quatre k-o.
Les « crocodiles » du fond de la salle, purent regarder les coups, les hématomes
et les blessures, en continuant de pincer les fesses des gamins. Un policier en
uniforme fit une apparition, histoire d’annoncer une ronde imminente. Sa vue
déterminait chez les serveurs un réflexe instinctif : ils s’empressaient d’enlever
du bar, les bouteilles d’alcool. Les touristes pédophiles, eux, ne risquaient rien. Il
y avait trop de fric en jeu, trop de protections. Il aurait fallu voir de plus près l’état
des enfants : la majorité portaient, encore visibles, la marque de coups de bâtons
sur leur peau nue, de coups de ceinture, de brûlures de cigarettes, de lacérations,
d’hématomes, de fractures. Qu’importait s’ils avaient voulu s’enfuir pour avoir
mal travaillé, si le client s’était plaint, ou parce qu’il était parfois trop brutal ? Les

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pédophiles qui dormaient dans les chambres, étaient réveillés à trois heures du
matin, par des coups contre la porte, du garçon d’étage qui voulait récupérer
l’enfant, parce que d’autres clients attendaient… Un bruit de mobylette pétarada
devant la porte d’entrée du King’s Hotel… La porte s’ouvrit et un géant à la
casquette jaune pénétra dans le bar de l’hôtel, comme s’il allait faire ses courses.
Il déposa une liasse de billets de banque au comptoir, en ressortit en claquant la
porte, avec un gamin de quatorze ans, aux sourcils épilés, aux manières de travesti,
qu’il emporta pour la nuit vers son hôtel, ou son bungalow. Cinquante six pour
cent des prostituées, je l’ai su, sont séropositives. La plupart ne connaissent pas le
préservatif, le client paie plus cher le droit de ne pas utiliser de protections. La
pratique des enfants mineurs serait, paraît-il, la seule parade contre le sida. Faux !
Un enfant prostitué est un enfant maltraité, violé, désormais, et avec le sida,
assassiné…

***

Je me suis décidé : je suis monté au premier étage. J’ai senti qu’il y allait y
avoir du nouveau. Jos Vander Velt devait avoir quitté son logement, de la soï
Piphat 2, face au bordel organisé de Patpong, dans la Silom Road, et se trouver au
King’s Hotel, pour être mieux sensibilisé, ému par l’ambiance du bordel pour
enfants, quoiqu’il y en eût à Patpong aussi. Mais on prend ses habitudes…
J’avisai le garçon d’étage, au bout d’un tapis de sol malpropre, et lui dit, en
anglais :
-Monsieur Jos Vander Velt. Je sais qu’il est là !
L’un des sbires en faction dans le hall du premier étage s’approcha et vint
me fouiller avec le respect dû à un occidental. Sans jambages, ensuite, parce que
j’avais vraiment l’air d’un touriste étranger qui voulait, ou pouvait à l’occasion
dépenser de l’argent :
-Chambre 306, dit l’employé d’étage. Prenez l’ascenseur, ajouta-t-il, en me
le désignant du doigt.
Je ne répondis pas et me retournai pour me diriger, dans le hall, vers
l’ascenseur vétuste. Il l’était déjà, quand je travaillais à la petite école française,
non loin de là. Il répondait une fois sur deux, à l’appel. L’équivalent d’un monte-
charge. Le second, à l’opposé de la salle, était ordinairement en panne.
Je me dirigeai dans le couloir du troisième étage. J’ouvris la porte de la
chambre 306, sans frapper. Le tableau que j’eus sous les yeux avait quelque chose
d’hallucinant, ne fût-ce que par l’effet de la lumière qui se projetait du sol carrelé,
à travers les persiennes, en effleurant les joues, les lèvres et les sourcils des
occupants, en laissant de grandes taches d’ombres sur leur visages, ce qui leur
donnait l’air d’avoir été rongés par les rats. Je restai interdit pendant une demi-
seconde, stupéfait par la scène qui avait une sorte d’atroce beauté. C’était une
autre forme, presque liturgique du bordel d’enfants, dans cette lumière d’outre-
tombe où des fillettes, des garçonnets de huit, dix ans, vêtus de chemises de nuit

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en lambeaux, au plis presque bibliques, les lèvres peintes, des pendeloques de


cuivre autour du cou, des bracelets de perle entourant leurs maigres bras,
attendaient… Des enfants ébouriffés qui ne parlaient que le thaï. L’innocence de
leurs petites figures trahissait encore leur pitoyable accoutrement. Il y avait un
minuscule temple allumé, en l’honneur de Bouddha, le vénérable, autour duquel
des bâtonnets d’encens brûlaient, en humectant l’atmosphère de la salle d’un
brouillard de vapeurs. Leur senteur était forte et situait le lieu hors du temps.
L’attitude des enfants contrastait de façon saisissante avec la silhouette barbare
de Jos Vander Velt, au centre de la pièce, qui se tenait les jambes fléchies, le
visage tourmenté et ravagé. Les ramages de l’encens miroitaient dans les atomes
de lumière qui se projetaient des persiennes entrouvertes.
Il se tourna vers moi, à demi, et après toutes ces années d’absence, il eut un
haut le cœur. Je le sentis frémir, il me reconnaissait. Il resta quelques secondes,
presque sans vie, le regard ahuri, le corps figé, comme prisonnier de lui-même, en
catalepsie. Puis il se mit à crier, à rugir des paroles, d’un son guttural, quasi
incompréhensibles. Ce qu’il venait de crier était happé par le silence, peut-être
une phrase, un juron, une interjection, en hollandais, et je vois encore saillir les
muscles de son menton qui reliaient la tête à ses épaules. Il s’élança et passa
devant moi, prit la fuite et claqua la porte…
-Tu m’as retrouvé ! il semblait-il avoir dit.
Il semblait détenir dans le maintien et l’expression de son regard, l’instinct
de fuir, à croire que la peur, la stupeur, avaient sensiblement dressé ses cheveux
sur son crâne. Je me hâtai à sa recherche, ouvrit la porte qu’il venait de rabattre,
et me trouvai dans le couloir. Il ne pouvait pas m’échapper, je le sentais… J’ai un
flair infaillible, quand il s’agit de sauver la mémoire d’êtres chers que j’ai perdus
et aimés, qui par la faute d’un imbécile, ne sont plus, un don de seconde vue… Je
me sentis orienté sur la gauche, car les couloirs de l’hôtel ont un mouvement
tournant. Je poussai une porte. Pourquoi celle-là, plutôt qu’une autre ?
Sur un sofa défoncé, dans un coin de la pièce, à la lueur blafarde qui se
reflétait sur les murs, une enfant toute recroquevillée dans sa chemise de nuit,
semblait morte. Dès que j’entendis la porte se refermer derrière moi, je fis très
attention. Où se trouvait désormais Vander Velt ? Depuis le temps que je le
cherchais, je n’avais pas le droit de le laisser filer : je connaissais tout sur l’endroit
où il habitait, les lieux qu’il fréquentait. Je me vis de nouveau courir dans le
couloir, vers l’entrée de l’une des pièces. Cela dura une infime seconde, ce fut
comme un flash qui m’aveuglait. Je venais d’ouvrir la porte de l’une d’entre elles,
je venais de courir après lui, je sentais qu’il était là.
La chambre était fraîche. L’air conditionné était le seul luxe de l’endroit.
Au dessus du lit, un miroir gras, et sur un tabouret à côté, des préservatifs usagés
qui traînaient dans un cendrier.
Vander Velt était là aussi, à l’autre bout de la pièce, le front soucieux. Il
m’avait vu entrer et s’obstinait à fixer mon visage comme un obstacle rétif, une
vision hallucinatoire qui paraissait l’effrayer, comme s’il pressenti l’heure du

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châtiment venir. Il semblait m’en vouloir d’être incapable de piquer une de mes
grosses colères, un peu feinte, car je restais impassible. Il semblait avoir oublié
qu’il avait tué ma fille Sergine, qu’il était responsable de la mort de ma femme,
Géraldine, et cela le terrorisait.
-Toute la police thaïe t’as à l’œil, si tu espères fuir, pure vantardise ! lançai-
je.
-Qu’est-ce qui vous dit que j’ai envie de fuir ?
Il semblait avoir repris son contrôle et paraissait très calme. A quel point
l’anormalité de certains individus révèle des surprises ! Il sortit un peu de
l’insolence paisible, un peu méprisante, au son de ma voix, et de la sienne,
probablement, et oublia la peur. Pour lui, je sentis que semblait désormais réglée
la dette qu’il devait à la société qui l’avait puni, qu’il avait payé sa dette. Pas pour
moi ! Je le reconnaissais, de moins en moins. Il avait changé depuis, avec sa
calvitie, ses poches sous les yeux, ses traits avachis, ses lèvres affaissées autour
de la bouche. Néanmoins, j’avais devant moi un homme veule, aux mouvements
bien coordonnés, comme alourdis, à la voix précise, avec lequel je devais jouer à
égalité avec lui, si je ne parvenais pas à le dominer, sous peine de ridicule.
-Comment s’appelle-t-elle ? je demandai, à la vue de l’enfant qui se trouvait
dans la pièce, avec lui.
Je tenais à me venger de lui, le regard froid, sans trouble, sans erreur, sans
mouvement ni geste inutile. Je n’avais pas à générer le moindre état d’âme.
-Aom, répondit-il, d’un air las.
La petite se dirigea vers la salle de bain. Au ruissellement qui s’en suivit,
je compris qu’elle prenait une douche rapide. J’ai réalisé que Vander Velt se
figurait peut-être que de me parler, l’aiderait à s’en sortir. Pour une part cela devait
l’aider… Nous avions vu l’enfant se diriger vers la salle de bains, avant de
ressortir, à moitié nue, une serviette autour de la taille. Elle ne dit rien, elle sembla
ne rien voir, en laissant tomber la serviette qui la couvrait, et s’allongea de
nouveau sur le lit, les yeux fixés au plafond, avec les gestes fatigués d’une vieille
prostituée, prête à l’emploi. Elle avait la peau bronzée des gens du nord du pays,
des grands yeux bruns, plissés par une profonde inquiétude dans le regard. Elle
devait avoir huit ans, à peine. Nous étions deux adultes face à la fillette, dans la
chambre 306, du « King’S Hotel », une maison de passe, sur Sathorn Road, à dix
minutes de Patpong. Dans la chambre sordide, les cafards asiatiques couraient
dans la salle de bains jusque dans la pièce, sous le lit, les serviettes sentaient le
moisi. Je restai quelques secondes, muet, pétrifié devant le lit et cette gamine
prostituée qui attendait que l’on en finisse, l’enfant martyre que Vander Velt avait
choisie. Je voulais m’approcher d’elle, lui parler longuement, à voix basse, lui
donner la confiance d’espérer... Mais comment pouvais-je faire ? J’étais démuni
devant cette misère là, comme on peut l’être devant un grand malade atteint d’un
mal incurable, ou quelqu’un qui va mourir. La gamine ne semblait pas réagir, elle
fixait le visage de Vander Velt, un client pas comme les autres. Puis ses yeux se
tournèrent vers moi. Brusquement, elle se détendit, elle avait compris. Ce n’était

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pas elle que sa présence concernait. D’une main, j’aperçus sur le bord de mon
regard que l’enfant avait repris la serviette et se couvrait, avec une pudeur
retrouvée. Je ne cessais pas d’observer Vander Velt. C’était le moment
catastrophe, imprévu, où je devais faire irruption dans sa vie, comme un fantôme,
bouleverser la scène comme on fracasse d’un coup de poing une vitre, en
morceaux. Le charme fracassé de son reflet et le miroir étaient brisés. Leur
perspective en était faussée, rendue difforme par ma présence gênante dans la
pièce.
Aurait-il dit : « Fichez le camp ! Vous n’avez rien à faire ici ! », que
j’aurais surgi pour le frapper comme un sac de sable…
Il dissimula mal son indécision, pris en flagrant délit. Pour trouer
brusquement le silence immobile qui dormait entre nous, il dit quelques mots, en
français, une phrase qui en disait long ou précisait la situation :
-Qu’est-ce que vous comptez faire ? C’est à vous de décider. Vous êtes
venu pour ça, je suppose, me tuer ?
-Tu as tout compris, mon gars !
-C’est l’occident que je hais, comment n’avez-vous pas compris cela ?
C’est difficile à saisir, mais vous ? Vous avez déjà vécu en Asie !
-Ce n’est pas une raison suffisante.
-Si !
-Tu as tué ma fille, Sergine, tu dois payer.
-Pas de cette façon-là. Vous ne comprenez pas ? J’ai étranglé votre fille
pour une autre raison précise, parce qu’elle était pure, et que je voulais la garder
pour moi, en moi !
Je songeai : C’est parce qu’il a tué, qu’il a perdu sa quiétude. Ses années de
taule l’ont brisé moralement dans une fébrilité maladive où j’ai du mal à
reconnaître le cadre supérieur hollandais, d’autrefois…
-Salaud ! Tu as détruit ma vie !
Il avait perdu tout principe, il était devenu une bête, un monstre qui
confondait son désir avec l’acte. Un tueur, à tuer… Mais il devait être repéré de
la police thaïlandaise, à moins qu’il bénéficiât de prérogatives, de concussions, de
compromis ! Il fallait qu’un certain quota d’enfants disparût, atteints par le sida,
ou autre chose…
-Certes, répondit-il… Mais je suis un prédateur, un varan…
-Un monstre…
Il attendait que j’agisse sur lui. Il savait probablement qu’il fallait qu’il
expie, que la justice des hommes n’était rien.
-Qui n’est pas monstrueux ? L’homme est le diable, il n’y a rien à redire à
ça. Il tue, chaque jour, pour se nourrir. J’ai vécu pendant des années comme un
tigre en cage. Pourquoi êtes-vous venu me chercher ? Ne croyez-vous pas que j’ai
déjà assez payé ?
-La mort de ma fille, celle de mes amis, celle de ma femme !

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-Je n’aurais pas cessé de tuer, mais ils m’ont arrêté à temps. Pour un tigre,
il n’y a que des meurtres d’instinct, incontrôlables, mais on fait toujours la même
chose, hélas !
-Comment en êtes-vous arrivé là ?
-A croire que vous ne comprenez pas ? Votre enfant était une fillette qui se
trouvait sur mon parcours, elle était faite pour ça !
-Ordure !
Je commençais à frapper déjà, mais il s’avança sans hâte, vers le lit où se
trouvait la petite, insensible à nos propos, en apparence. Il eut un bref regard vers
moi, comme s’il semblait vouloir me donner à voir comment il s’y prenait. Puis il
se retourna, me fit face.
-Je suis à votre disposition, ou voulez-vous que…
Brusquement, comme pour s’incliner vers l’enfant, je le vis se baisser et
glisser la main sous l’oreiller… Il pivota, se redressa, désormais sans inquiétude,
car il tenait un pistolet dans la main. Il me faisait face encore, et l’arme qu’il
brandissait, était braquée à hauteur de ma poitrine.
-Ainsi, dit-il, la voix changée, de nous deux ?
Je plongeai, le corps et les jambes allongées, comme dans une détente
désespérée de crawl. Le pistolet claqua, à bout portant, sans que j’eusse à ressentir
l’impact de la décharge, sans que je fusse touché par l’impact de la balle, comme
un direct, en pleine poitrine. En bas, dans l’entrée, à coups de poings, ou de
genoux, d’autres devaient se donner la raclée, à qui mieux-mieux, autour du ring.
Ils se défonçaient à coup de cracks dans l’aine ou les parties, se servaient des
pieds, des genoux, des poings. Vander Velt trébucha et s’abattit, la face contre le
sol, sa cheville emboîtée dans ma main qui n’avait pas lâché prise. Le revolver
était maintenant sur le carrelage, près de la table culbutée, un automatique, noir et
luisant. Je rabattis mon bras libre et bloquai la hanche de Vander Velt, les doigts
mordant profondément dans le mou du ventre. Je le maintins au sol, en percevant
son souffle grumeleux. Malgré les sursauts d’électrocuté de son corps que
j’écrasais de toute ma masse, je parvins à lui faire lâcher prise. Bientôt, ce fut la
nuque, la gorge haletante du Hollandais que j’avais sous mes doigts. Je serrais à
la limite de mes muscles, les cuisses bandées, les épaules durcies, le regard fixé
sur le sol déteint où je guettais les gouttes de sang nées de la balle qui m’avait
effleuré, qui continuaient à couler sur le bord de mon flanc. J’ai senti que la
blessure était superficielle, mais je n’étais pas à même de rien savoir, pour
l’instant. C’était un Beretta, 9 mm, je m’en tirerais… La blessure ne me faisait
pas vraiment mal.
Sous mon ventre, le corps s’amollissait de nouveau, quand une
décontraction brève, comme une onde de choc, le détendit. La carotide de Jos
Vander Velt n’était plus qu’un tuyau sans ressort, où le sang stagnait. Mais je se
serrai encore longtemps, je ne pouvais pas desserrer mes doigts douloureux.
J’avais le regard figé, tendu par la vigueur de ma réaction, et finis par m’abattre
sur le cadavre, le front en l’air, le dos contre le carrelage. Je restai ainsi, une

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minute ou deux, fermai les yeux et repris mes esprits. Il convenait de me relever.
L’enfant n’avait pas bougé, terrorisée. Je me penchai et ramassai le revolver, que
je mis dans ma poche. Je cherchai et m’emparai de n’importe quoi, un bout de
serviette, un chiffon que je serrai autour de ma taille, à l’endroit où la balle m’avait
effleuré. Puis je me penchai vers la fillette. Elle regardait avec des yeux remplis
de peur. Je tentai d’adoucir mon regard et l’aidai à quitter le lit. Elle avait toujours
l’air terrorisée. Je lui ai fait signe de ne pas avoir peur, plusieurs fois, en me
penchant, en lui donnant un baiser sur le front. Elle était agitée de tremblements
que je maintins entre mes mains, en la serrant contre moi, jusqu’à ce que je crûs
percevoir qu’elle se calmait, que ses convulsions s’apaisaient. J’avançai ma main
sur sa tête, en caressant ses cheveux, tendrement, avec douceur. Elle leva les yeux
vers moi, parut comprendre ce que je voulais dire, mais je n’étais sûr de rien. Tout
le monde était gentil avec elle, elle en avait l’habitude, jusqu’au moment où elle
devait se sentir trahie, maintes fois. J’ai réalisé que l’on avait dû entendre le coup
de feu, à l’étage au-dessous, ou en bas, dans la salle de boxe, et que je ne devais
pas rater ma sortie. J’ai pris la fillette dans mes bras, en la couvrant de sa serviette,
au niveau du bassin, en faisant un nœud, comme une ceinture. Je l’ai hissée et
serrée contre mon épaule. J’ai ouvert la porte, en écoutant. Rien ne paraissait
inquiétant dans le couloir. Le plus difficile était de passer devant les autres, en
bas, lorsque nous surgirions de l’ascenseur, la petite accrochée à mon épaule, les
pieds en appui sur mon bras, mon bras libre brandissant l’automatique de ma main
libre, que je sortis de ma poche. Nous nous dirigeâmes vers l’ascenseur. J’appuyai
du canon de l’arme, sur le bouton d’appel. Il se fit attendre, puis s’arrêta à l’étage.
La porte coulissa. Une fois à l’intérieur de la cabine avec l’enfant, je commençai
à compter les secondes, perturbé par l’accélération de mon sang que je sentais
battre contre mes tempes. Je comptai dix secondes, ou douze. La cage s’arrêta en
bas, la porte s’ouvrit. Ils étaient tous là, réunis, à boire, à fumer, à observer le
combat de boxe thaïe. J’ai foncé comme un forcené, personne ne tenta de me
barrer le passage. Ceux qui se trouvaient dans l’enclos du ring se tapaient dur,
mais je n’en avais cure. La plupart de ceux qui regardaient étaient assis sur des
chaises, devant des verres de whisky. Ils m’ont vu venir dans un temps très bref.
Je les ai menacés avec mon pistolet, prêt à tirer sur n’importe qui, à le mettre en
joue, et à faire feu du chargeur de l’automatique. Personne n’a bougé, le temps de
réaction était trop court, et je lisais une certaine stupeur, quand ce n’était pas une
forme d’agressivité rentrée et de lâcheté, dans les regards. Certains même
s’écartèrent, me laissèrent le passage, dans le moment de surprise, éberlués. J’étais
un trouble-fête, une omelette surprise. Nous n’étions pas sur la même longueur
d’ondes, nous ne pouvions pas l’être. J’étais affranchi de quelque chose que la
plupart n’avaient pas. Nous n’étions pas dans le même ton…
Je courus. Je courus, l’enfant sur le bras. Il y avait une moto, là-bas, avec
son conducteur casqué, qui allait démarrer. Je ne pouvais dissimuler le révolver
et je dus être vu par un nombre incalculable d’yeux qui passaient sur la chaussée.
Je devais être repéré. J’ai appuyé le canon du Beretta contre la poitrine du motard

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qui se préparait à mieux positionner son casque. A peine me vit-il venir. J’ai fait
signe à l’homme de descendre de moto, un thaï. Il recula, quitta le siège de sa
machine, interdit. Pour lui montrer que je ne plaisantais pas, j’ai tiré une balle, par
terre, sans vouloir le toucher, sur le sol bitumé du trottoir.
-The belt ! dis-je, en anglais… Le casque ! en le montrant du canon de
l’arme.
Il le retira, je le mis. Je le tenais en joue, toujours. Il n’insista pas.
-The coat, dis-je ensuite… Ta veste !
Il l’enleva et la tendit. Puis ce fut autour de l’enfant d’endosser sa veste de
blue-jean. Le Thaï avait paru impressionné et s’était s’écarté légèrement, en ôtant
sa veste qu’il avait déposé sur le tansad. Certains véhicules paraissaient ralentir,
mais trop pris dans le mouvement du trafic, ne s’arrêtaient pas. Le vêtement lui
faisait un manteau, et j’enfourchai la moto qui pétarada, la fillette assise à l’arrière
sur le tan-sad, accrochée à mon dos. Je n’avais plus le révolver dans ma main, je
l’avais glissé dans une poche et sentais son poids pesant contre ma cuisse. Il s’était
passé environ dix secondes depuis que je venais de déboucher et courir dans la
rue, environ une minute depuis que j’avais quitté le King’s Hotel. Des voitures
passaient toujours… Je mis le clignotant et me mêlai à la circulation, les phares
allumés. Au début, nous roulions n’importe où, l’enfant et moi, puis je me souvins
du Christian Bangkok Hospital, dans Silom Road, où j’avais été soigné, jadis. Je
bifurquai et tournai à un carrefour, en direction de Silom Road. Nous roulâmes à
tombeau ouvert. Je dépassais les véhicules immobilisés dans la cohue. Le
bâtiment était toujours là, au 124, encore éclairé. J’ai stoppé la moto, j’ai pris
l’enfant dans mes bras, et je me suis dirigé vers l’entrée. Une infirmière d’accueil
en blouse blanche est venue à notre rencontre. Elle dit quelque chose, en thaï, que
je ne compris pas. La petite tourna son regard vers elle, puis refusa de la voir,
accrochée à mon épaule, le regard en direction de la sortie.
-Je paierai pour elle, examinez-là, dis-je, elle est malade.
L’infirmière l’observa et parut ne pas vouloir comprendre. J’ai insisté, j’ai
découvert l’enfant un peu, pour laisser voir sa peau, et je lui ai montré son dos.
En l’aidant à endosser sa veste, dans les lumières de l’avenue, j’avais
remarqué des petites taches qui marquaient ses bras, son dos, ses pieds. De
vilaines brûlures de cigarettes, comme en portent parfois les enfants maltraités qui
arrivent aux urgences de hôpitaux européens. Une sueur importante inondait la
peau du dos et sa colonne vertébrale, un liquide épais et verdâtre coulait d’une
plaie infectée…
J’ai dit que je me portais garant d’elle, que nous étions parents, j’ai donné
mon nom et mon adresse, puis j’ai laissé l’enfant. Il fallait payer des droits
d’entrée et d’enregistrement. Elle nous dirigea vers les deux préposées, à
l’accueil. Là, j’ai renouvelé ma déclaration, j’ai donné mon nom et mon adresse.
Il a fallu payer une caution : deux mille baths. J’ai sorti quatre billets de cinq cents
baths de mon portefeuille. Que pouvais-je faire d’autre ?

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-Je reviendrai la voir, dis-je… J’ai fait ce que j’ai pu. J’espère que vous
allez la soigner, comme il faut ! Faites attention…
J’ai tendu l’enfant à l’infirmière qui a changé de visage et m’a remercié.
-Ce n’est pas ma fille, dis-je, mais je l’aime bien. Prenez soin d’elle, et
prévenez-moi.
J’ai donné mon numéro de portable. J’ai donné un baiser à l’enfant, sur la
joue, puis je suis parti en quête d’une pharmacie. J’ai abandonné le casque, la
moto, et j’ai pris un taxi. Je n’avais plus d’arme sur moi puisque j’avais réussi à
m’en débarrasser au passage dans un trou d’égout. Personne ne m’avait vu ou je
parvins à le croire, en hésitant avant de me baisser pour l’y plonger. Et si
quelqu’un m’avait vu, tant pis ! Je pouvais être signalé ou visualisé à l’aide d’un
smartphone anonyme. L’important étant d’avoir l’assurance qu’il faut sur une
avenue pleine de monde, avec une pareille luminosité, un tel bruit, que si personne
ne fait jamais attention à personne, un touriste blanc ne passe jamais inaperçu. Un
risque à courir. Disons que j’ai eu beaucoup de chance et une tension extrême
pour ce que je venais de faire et de vivre pour ne pas me soucier de qui pouvait
s’en apercevoir ! J’avais pris du champ, en marchand vite… Mon intolérance était
peut-être dissuasive ? J’avais ralenti le pas pour héler un taxi. Le chauffeur me
déposa près de l’endroit où j’habitais, devant un bâtiment de la Sukhumvit Road,
où se trouvait une pharmacie, avec une très jolie femme derrière le comptoir, à
qui j’adressai la parole, Anh… Je m’adressai à elle en arguant que je m’étais
blessé sur le côté, au niveau de la hanche et qu’il me fallait un pansement. Après
avoir demandé avis à sa patronne, elle se proposa de soigner la blessure, avec un
emplâtre autocollant qu’elle posa de ses mains. Puis elle me conseilla de revenir
dans les deux jours qui suivraient pour me changer le pansement. J’eus ainsi la
possibilité de la revoir.

***

Puis le désir de nous revoir devint rapidement une habitude, presque une
nécessité. Du moins, pour moi… Je ne pouvais pas m’empêcher, chaque fois que
je la retrouvais, de penser à son ami thaïlandais, à moins que ce ne fût pure
comédie ou vantardise de sa part. Pourtant Anh était très jolie, elle ne devait pas
manquer d’une cour de prétendants ou d’admirateurs… Il me parut qu’elle était
une fille spéciale, presque hors d’atteinte, pour danser presque toutes les deux
nuits, au Carribean Club. A croire qu’elle avait la vénalité dans le sang, ou qu’elle
était déjà maquée, que son petit ami lui avait trouvé ce job d’appoint, ou que les
gars qu’elle était censée rencontrer, ne l’intéressaient pas. Il y avait comme un
doute à éclaircir, à ce sujet… J’eus l’occasion de lui en parler, une fois que je
l’invitai dans un restaurant chinois. Je pressentais qu’il ne me restait pas beaucoup
de temps, qu’il nous restait très peu de temps pour nous rapprocher, en prévision
de mon départ. Je m’étais porté garant pour la fillette, mais il devait exister des

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organismes spécialisés qui s’occupaient de l’enfance maltraitée, des enfants que


l’on prostituait au plus jeune âge. De toute façon, tant que je restais en Thaïlande,
en Asie du sud-est, il m’avait paru de mon rôle de lui venir en aide, d’adoucir sa
misère, de croire qu’elle pouvait devenir une petite fille comme les autres. Je reçus
un coup de téléphone, deux jours plus tard. La voix qui me parla au téléphone, me
dit que la petite était morte, que l’on ne savait pas quel était son nom, ni où se
trouvait sa vraie famille, où elle habitait… Je me suis senti très ému, je suis sortis
dehors, j’ai marché quelques temps au hasard, ballotté par la foule, parmi laquelle
je reconnaissais les touristes, en faisant mine de m’arrêter devant les magasins,
quelques secondes, à observer à l’entour ou dans le reflet des vitrines, pour voir
si je n’étais pas suivi. Le trafic sur l’avenue, partout, dans les ruelles, les « soï »,
était dense. Bangkok, Babylone et mégalopole sale, fermentée de pollution et
bruit, ville de misère, de crimes et de rapine, au déferlement d’un urbanisme mal
contrôlé, où les fac-similés des produits de grandes marques occidentales,
japonaises, envahissent les vitrines des magasins de luxe, ou sont le gagne-pain
de revendeurs frauduleux, à la sauvette…

***
Je tournais en rond autour d’elle sans en venir à la question principale qui
m’était soudain venue à l’esprit en prévision de mon prochain départ. Comment
suis-je parvenu à lui dire ?
-Cela fait quelques temps que nous nous voyons. Je ne peux pas me
permettre de perdre du temps, car je vais bientôt repartir, en Europe. Seulement,
je voudrais tenter ma chance en affirmant une suggestion. Celle-ci vous donne le
droit de répondre comme il vous semblera, d’en rire ou de vous moquer de moi.
Enfin, je veux dire que je prends tous les risques, une façon que j’ai de n’être
jamais déçu !
-Dites…
Comme j’hésitais, en évitant de la regarder dans les yeux :
-Dites-moi, pourquoi ai-je eu cette idée, que je considère irraisonnable, un
peu folle ? Mais s’il faut que je m’en débarrasse : Voilà ! Je cherche une jeune
femme qui souhaiterait changer de pays et me suivre pour revenir avec moi, en
France. C’est un peu brusque, mais cette proposition ne vous a-t-elle jamais
effleuré l’esprit ? Dites, serez-vous celle-là ? lui demandai-je, cependant que nous
étions assis l’un devant l’autre, en amoureux, autour d’une petite table de
restaurant.

Anh se mit à rire, observa brièvement, autour d’elle. On devait la prendre


sans doute pour une fille à « farang », une prostituée, une Thaie vénale qui ne
dédaignait pas de coucher avec un étranger ?
-Are you kidding, or not ? Est-ce que vous plaisantez ? Vous moquez-vous
de moi ?

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Dans le cadre du restaurant, le son de sa voix résonnait clair. Il me faisait


penser à la douceur, à la fermeté, à la légèreté de ses seins bien placés, aux pointes
sensuelles, à l’érection de ses tétons.
-Non, je parle sérieusement. J’ai un travail stable, mon flat n’est pas très
grand, mais devrait suffire pour deux…
A l’intérieur de moi, je pensais : « Il faut que j’oublie Sarah. Il me faut une
autre compagne. J’en ai assez de ce monde occidental pourri, autant rester ici. Si
je suis venu… Mais qu’y ferais-je ? Je n’ai pas de travail ici… Ma vie n’est pas
ici.»
-Avec un visa touristique, continuai-je, en m’adressant à elle, vous avez
droit de trois mois de séjour, en France, à moins que je ne vous épouse. Il s’agit
d’une autre forme de vie, là-bas… Cela pourrait vous tenter ou vous plaire ?
Je ne sortais pas du cliché habituel du “farang” qui venait en Asie du sud-
est pour s’amouracher d’une jeune fille vénale et en faire sa fiancée de cœur ou
d’amour, dupe et dupé, obligatoirement. Mais les circonstances de notre rencontre
étaient différentes. Elle ne travaillait pas dans un bordel, ni dans un centre de
massage...
-Would you want to be like my wife ? je lui demandai. Not very far from
to believe, but my wife?
Intraduisible, en français… Je craquais, Je n’avais plus de repère affectif
depuis mon échec sentimental avec Sarah. Les ponts étaient coupés entre nous et
c’était avec rancune et aversion qu’il m’arrivait de songer à elle. Je me demandais
pourquoi j’étais soumis à la séduction de la jeune femme asiatique, à sa présence,
sans doute, due à un hasard de circonstances où elle m’avait aidée, en
m’appliquant ses pansements, avec des doigts de fée ! Commençais-je à l’aimer
vraiment, où étais-je simplement ému, rétroactivement, en fonction des incidents
que je venais de vivre, le meurtre de Van Der Velt, le décès de l’enfant thaï, la
petite fille maltraitée, le fait qu’elle m’eût soigné, aidé dans ma déréliction, seul
dans une ville qui n’était plus celle où j’avais vécu ? Etait-ce à cause de ma tension
nerveuse accumulée qui n’arrivais pas à se dissiper, que je n’arrivais pas résoudre
sans elle, après le meurtre de Van der Velt, dérivé par le fait que mon psychisme
longtemps retenu subissait une implosion, que l’acte me libérait du traumatisme
du viol et du décès de mon enfant par une sorte de vertige sur le plan moral, que
j’avais besoin de me rapprocher d’elle et de l’être l’humain qu’elle était, au point
de lui demander de me suivre et de devenir ma femme, en Europe ? D’autres
facteurs agissaient aussi, le fait d’avoir vécu ici, antérieurement, dans une « Krung
Thep » qui avait perdu son visage, par sa modernité, sa pollution, ses gratte-ciel
nombreux, faits de tiges de verre ou d’acier, qui en avoisinaient d’autres, vieillis
et rouillés, qui ne pouvaient plus être terminés, son métro climatisé, son pont
aérien et payant au-dessus de la Sukhumvit Road, au sein de laquelle les voitures
de luxes embouteillées, avançaient au pas, ses motos taxis qui défrayaient le
vacarme incessant, son odeur de poussière, de plantes en décomposition, de gaz
d’échappement, cette chaleur humide comme un gant sale plaquée sur la peau du

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visage, le déplacement d’une foule constante, les bruits, des palabres de Thaïs que
je ne comprenais pas ? J’avais un motif autre en venant ici, un mobile, un but.
Tuer Van der Velt pour le châtier de ses viols et des crimes qu’il me devait ! Et
maintenant ?
Elle se mit à rire, et mit sa main devant la bouche pour s’arrêter de pouffer
davantage, ou éviter d’éclater de rire, d’attirer l’attention des convives dans la
salle qui avaient tendance à la mépriser, à nous ignorer. Je sentis à quel point
j’étais ridicule. Dans le couple que nous formions, en apparence, il y avait comme
un malentendu. Un conflit qui prenait son ampleur et se déclarait au sein de
l’assistance faite de clients thaïs, de couples d’européens, d’Américains, de genre
snob, d’un milieu aisé, qui venaient ici pour paraître et s’en mettre plein la lampe ?
Ma qualité de blanc arrivé d’une autre planète, jurait avec la sienne, antinomique,
par le fait que l’intérêt qui nous liait, était sujet à caution. En présence d’une
autochtone, j’étais rendu à l’Occident, à la façon de voir des occidentaux, même
si j’avais franchi la barrière du temps de Kung, si j’avais renié ou mis de côté les
valeurs de ma civilisation, si je n’étais plus tout à fait un occidental, avec des
besoins d’occidentaux ! Mais je réagissais à l’idée qui me reprenait ! Impossible
cependant de nier mes tendances à la dissemblance. On ne sortait jamais du
cauchemar…
-A prendre ou à laisser, continuai-je… Certes, il y a la différence d’âge.
Dans à peine deux ou trois ans, je serais un vieux bonhomme, si je ne le suis pas
déjà… Mais il y a autre chose.
-Ce n’est pas un problème. Regardez tous mes compatriotes, qui nous
observent, avec mépris. Croyez-vous qu’il n’en sera pas de même, en Europe,
dans l’autre sens ? Il vous faudrait constamment m’imposer à eux. Que vont dire
vos connaissances ?
-Je n’en ai presque pas. Et je me fiche de ce qu’ils peuvent bien penser…
Je suis un lutteur, allez !
-Cela peut vous mener loin. Vous êtes vraiment très rapide, de me proposer
cela, à brûle-pourpoint ? Enfin, c’est ce que vous ressentez vraiment, et je ne
souhaite pas vous décevoir. Mais soyons réalistes, lucides. Pensez-vous que votre
proposition, votre offre, tiennent la route ? On se lasse de tout dans la durée. On
ne me prend pas comme une valise encombrante qui fait partie des bagages, de
vos bagages !
-Qui vous parle de cela ? Cela mijote depuis longtemps dans ma tête.
N’oubliez pas que j’ai vécu ici, jadis…
-Qu’en reste-t-il ? Vous avez vieilli depuis.
-Vous avez peut-être raison. Encore faudrait-il que vous soyez sur la même
longueur d’ondes ? Je vous propose de faire un essai. Trois mois, ce n’est pas le
bout du monde, voyage de retour payé. Dans ce cas, si ça marche entre nous, il ne
sera pas nécessaire de vous confectionner une dot.
Elle ne répondit pas : « Tu viens un peu tard, mon bonhomme… » Peut-être
pensa-t-elle, que je voulais qu’elle m’aidât à accoucher ce moment de ma vie où

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je n’étais plus le même, puisque j’avais éliminé Van Der Velt, puisqu’elle n’était
pouvait pas être mon témoin, mais me servait en quelque sorte d’alibi, que sa
présence m’équilibrait et me rassurait, et si de baiser deux ou trois fois par jour,
je n’y arriverais pas, comme des années plus tôt, que c’était néfaste pour ma santé
même avec du viagra, à maintenir le rythme, qu’elle n’était pas non plus une
menthe religieuse ?
-J’en parlerai à ta patronne, dis-je, que si cela ne marche pas entre nous,
dans la durée, celle-ci te reprendra à la pharmacie, si tu la quittes… J’habite en
France, près de la mer, dans une ville agréable, avec du soleil… Près de l’Atlantic
ocean !
-Je vois : Quand vous avez une idée dans la tête, vous ne l’avez pas ailleurs,
dit-elle, en changeant de ton. Pourquoi êtes-vous si têtu ? A croire que cela vire à
l’obsession. Vous oubliez que j’ai un fiancé, Kong… Si vous vous sentez proche
de devenir un réfugié mental, autant vaudrait-il mieux rester en Asie, comme tant
d’autres ! Il y en a tant qui me ressemblent ! Croyez-vous que ce sera possible, à
supposer que j’accepte et que mon « fan », mon fiancé, nous laissera partir comme
cela, sans éprouver du regret, ni tenter de me retenir ? Non, vraiment, vous risquez
votre vie. A moins qu’il ne me vende ! C’est dangereux, répéta-t-elle, vous risquez
votre vie !
-C’est déjà fait. J’ai tué un homme, il y a deux jours, un pédophile, un
« réfugié mental », comme vous dites…
-Quel genre de type êtes-vous ?
Elle resta sur sa question, parut éberluée, un instant, comme si elle ne
comprenait pas vraiment, puis se reprit, comme pour se dégager de sa stupeur,
sans parvenir à me croire, à réaliser ce que je venais de dire. C’était impensable
pour elle.
-La blessure, dis-je, tout bas… La blessure.
Elle pâlit, comme si je lui faisais peur, me fixa dans les yeux et dût
s’apercevoir que je disais vrai. Elle m’avait aidé à me guérir. Son aide était
précieuse par sa nécessité, dans des conditions climatiques où le moindre bobo
prenait d’autres dimensions. Elle avait dû croire à autre chose, sinon elle ne
l’aurait pas fait. Elle parut émue soudain, comme si elle me plaignait. Je lui souris,
ce qui effaça momentanément la tristesse de son regard. Elle reprit son contrôle,
parut se sentir de nouveau à l’aise.
-Vous regrettez, murmurai-je, d’être en face de moi ?
Elle me fixât de nouveau avec des yeux qui souriaient.
-Ce n’est pas ce que je veux dire, ni suggérer.
Je sentis qu’elle redevenait diserte, allégée de mes propos, comme si tout
ce que je venais d’affirmer ne comptait pas :
-Ici, à Bangkok, il est très difficile de se libérer de ses attaches. Tout est
carrelé. Les moindres agissements d’un occidental, sans que vous en aperceviez,
sont notés, classés, fichés. En ce moment, nous sommes probablement surveillés.
On lui rend des comptes, à lui, à l’indicateur, l’intermédiaire dont il dépend… Je

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veux parler de mon fiancé. Jusqu’où remonte la filière ? Les asiatiques ne


plaisantent pas sur le trafic des femmes, les négociations, les tractations d’argent
qui peuvent être conclues, pour le transfert de jeunes femmes thaïes. Il y a la loi
du milieu…
-Comme partout, dans le monde…
-Il y a la mafia. Jusqu’ici, j’étais bien sage, considérée… Je suis une fille
du nord, vietnamienne, par ma mère. Elle était hôtesse de bar, elle m’a eu avec un
Américain. Je suis née sans père. Il y a Kong. Comment prendra-t-il la chose ? Il
bénéficie de concussions, de liaisons aux ramifications infinies : votre proposition
me met en danger, dès l’instant où vous l’avez formulée. Pourquoi, dites !
Elle était assez presque agressive, à ce moment-là, comme si je venais de
l’humilier.
-Je ne cherche pas à vous dégrader, murmurai-je, vous êtes employé de
pharmacie, avant tout.
Je n’obtins pas de réponse. Elle me fixait bizarrement, avec un mélange de
défi orgueilleux et de rancune. J’hésitai avant d’ajouter, sans y croire, comme si
j’avais perdu la moindre chance :
-Nous pouvons déjouer sa surveillance. Il y a le facteur temps, car le temps
est très important, comme dans la vitesse d’exécution d’une œuvre, pour un
artiste. Mais je ne suis pas un artiste, tout au plus, ai-je la faculté de bénéficier
d’une certaine intuition. J’ai l’habitude d’agir et de me comporter, au feeling.
-Pas facile. Vous ne connaissez pas la mafia, ici ! Vous êtes probablement
déjà fiché, repéré, je vous l’ai dit. Si vous êtes un assassin, la police vous
recherche déjà, probablement. N’oubliez jamais ceci : elle est très corrompue. Elle
est une autre mafia, dans la mafia chinoise, siamoise, aussi bien que celle des
pédophiles, de tous les détraqués sexuels qui vivent ici, en passant par les fumeurs
d’opium, et leurs trafiquants, d’héro, ou de « yaa baa », la nouvelle drogue qu’ils
ont trouvé, plus la prostitution des filles qui en consomment, les bordels, la Nana
Plaza et autres mafia en tous genres, les Russes venus du Caucase, sans compter
les travelos. Trafic d’enfants, de diamants, de produits de haute technologie, dits
de consommation courante.
-Vos motivations, dis-je… Changeons de sujet. Admettons que je ne vous
ai rien dit, que je ne vous ai rien proposé… Vous savez, j’ai dormi jadis, au Nana
Hotel, aujourd’hui disparu, en compagnie d’une Allemande, résidente et
journaliste qui parlait une dizaine de langues, correspondante de presse, ici, à
« Krung Thep », « la Cité des Anges » pour la nostalgie, celle du souvenir… Nous
baisions, mais je n’éprouvais rien avec elle, je préférais les jeunes Thaïes. La
prostitution n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Je n’étais pas un touriste.
Elle eut un regard presque indifférent, quoique un peu compatissant,
comme si elle me plaignait, puis :
-Combien de temps comptez-vous rester, à Bangkok ?
-Moins que je le souhaitais, quelques jours, pas au-delà d’une quinzaine,
sans doute moins… Seulement, si…

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Elle m’interrogea du regard :


-Il y a le nord de la Thaïlande, derrière le plateau de Khorat, au bord du
Mékong, dis-je…
-j’en viens. J’ai grandi et vécu, en Isan, dans le nord.
-Je connais un village au bord du Mékong, ajoutai-je, Lam Sang. J’y ai
vécu, jadis, avant que vous soyez née.
Etonnement, chez Anh…
-Ce n’est pas très loin de celui où je vivais. Nous pouvons essayer de nous
y réfugier un temps, mais… C’est risqué.
-Vous voyez que vous acceptez !
-Je n’ai rien dit. Supposons ! Toutes les suggestions sont bonnes à prendre.
Il faut me laisser le temps de réfléchir.
-J’ai très peu de temps, si peu que vous ne le croyez !
-Tu comprends, me dit-elle, carrément. Tu m’ennuies avec tes histoires. Je
n’avais pas besoin de ça, cela bouleverse trop mon existence. Tu crois me
connaître. Que suis-je pour toi ? Un corps ! Certes, il y a ma jeunesse. J’ai ma
jeunesse, et tu prends avec moi ton plaisir. L’exotisme, ça ne va qu’un temps.
Qu’irais-je faire en Europe ?
-J’ai besoin d’une compagne. Celle que j’avais, m’a quitté, et j’aime tant
l’Asie… Autrefois…
-Et les filles, en Asie ! Reste…
-Et mon travail ?
-C’est sans issue.
-Parce que tu le veux bien.
-Comment pourrais-je vivre ici ? De l’air du temps ? A supposer que j’en
aurais les moyens, je serais vite phagocyté, sans emploi, sans aucun alibi possible.
Quand viendra la mousson, la grande chaleur.
Avait-elle à faire à un fou, à quelqu’un en phase de perdre la raison ? L’idée,
l’injonction était par elle-même disproportionnée, anachronique liée à un temps
où j’avais vingt ans de moins. Ce n’était plus la raison de ma présence ici, à
Bangkok. Mais pouvais-je repartir les mains vides, vengé, mais sans
compensation de l’acte pour lequel sans doute je devais être déjà recherché ? On
avait dû donner mon signalement au King’s Hotel, j’avais laissé mon numéro de
smartphone au Christian Hospital pour recevoir des nouvelles d’une petite fille en
très mauvais état, une gamine de huit ans.
-Pourquoi me proposes-tu de te suivre, en Europe ? J’aime Kong, originaire
de ce pays. Il a vingt-cinq ans, il tient à moi. Il en a d’autres, il est volage, mais il
ne nous laissera pas partir comme cela…
-Il n’acceptera pas mes explications ?
-Ce n’est pas nécessaire de lui en parler. Il est au courant de tout, à moins
qu’il n’accepte de me céder contre une grosse somme d’argent ?
-Et moi ? Est-ce que je ne compte pas pour toi ? Suis-je seulement un
étranger tout juste bon à te suggérer d’autres perspectives ?

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-C’est beaucoup trop tôt pour le dire. Même si on se plait, à cause de ta


personnalité, et du fait que nous soyons différents. Tu seras toujours un blanc, un
« farang » occidental ! Mais n’as-tu pas peur que je me lasse de toi, que notre vie
à deux, si je nous la rendons possible, n’échoue, ne se termine pas par un
fiasco total ? Que deviendrai-je, après ? Je traînerai ça, tout au long de ma vie. Je
prendrai ton avion de retour, en Asie, et Kong se vengera. Je n’aurai plus
longtemps à vivre, ici…
-Tu pourras toujours faire la pute, à La Rochelle, si je ne te conviens plus,
te faire payer cher !
-Joli compliment ! Ton pays, pour moi, qu’est-ce que cela représente ?
-Le changement… L’indépendance.
-Est-ce que j’ai envie de changer ?
-Regarde autour de toi : tu ne vois pas que misère et corruption ?
-Que tu dis ! Et si cela me suffit ! Il n’y a pas que ça ! C’est tout un mode
de vie, d’habitudes… Vous les occidentaux, les Thaïs vous haïssent, pas tous,
mais ils vous respectent parce que vous apportez des devises, les poches pleines
d’argent à débourser. A leurs yeux, je bénéficie d’un certain prestige, et du mépris,
parce que je suis celle qui va te plumer. Mais ne crois pas qu’ils nous considèrent,
avec sympathie.
-Je te propose de changer de peau…
-Si je n’ai pas envie d’en changer ?
-A ta guise !
Elle se leva, quitta la salle de restaurant et partit, sans se retourner.

J’en restai cloué sur place. Je m’efforçai d’avoir l’air raisonnable… J’ai fait
signe au serveur pour régler l’addition, et je suis parti.
Dans la rue, j’avais le blues. Une sorte de nausée me prenait de mon
existence, un dégoût de la vie et des autres. Je n’étais pas ivre, mais fatigué,
comme si j’allais me mettre à tituber, au sein de la cohue, bousculé, agressé par
n’importe qui, sans avoir la possibilité de redresser la tête, de me défendre…
Pourquoi le hasard ou le cours des choses m’avaient-ils faits tomber sur elle ? Elle
semblait m’attendre, derrière le guichet de la pharmacie de Sukhumvit Road,
depuis toujours, ou du moins tenais-je à m’en persuader ! Je n’avais rien d’autre
à me raccrocher. Toutes les péripéties de cette journée m’avaient induit vers ce
point de chute : La rencontre avec Anh, notre mise en présence… Je marchais
dans une sorte de vertige, je sentais mon regard affaibli… Cela devait se sentir.
Près d’un bar, aux jets agressifs, psychédéliques, de l’enseigne, des prostituées
thaïes aguichaient le client. Je pouvais tenter de me perdre avec l’une d’elles, mais
que serait mon état d’esprit, après, qu’en retirerais-je ? Etais-je en état de passer
un moment avec une de ces filles ? Exorciser mes penchants pour Anh, afin me
rendre libre de nouveau ? D’elle, de n’importe qui ! J’avais tué un homme. Il
convenait de compenser, d’avoir une relation suivie.

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Je crois que le mieux était de regagner mon hôtel. Je hélai un taxi, qui
s’arrêta.
Je donnai mon adresse au chauffeur. La voiture démarra. A l’intérieur, je
passai la main sur mon visage, en me frottant le front, en passant mes doigts sur
les yeux, afin de dissiper un mauvais rêve.
-Cela ne va pas, monsieur ? me demanda le chauffeur, en anglais, qui me
voyait et m’observait dans le rétroviseur.
-No, « go on ! » dis-je, en anglais… On roule…
J’ai payé ma course, avant de quitter la voiture, une fois parvenu au point
de destination, dans la Soï où j’avais retenu une chambre, et j’ai rejoint ce chez
moi de hasard.
J’ai dormi comme une brute, avant de me réveiller plusieurs fois, dans la
nuit. Avec le jour qui blanchissait assez vite, je sentis que j’étais redevenu lucide.
C’était déjà le lendemain, un jour nouveau, ce que l’on appelle le jour suivant…

***

Le lendemain, oui, il faisait déjà très chaud. Elle était au comptoir, dans la
pharmacie. Je lui fis signe de venir du bout du doigt. Elle sortit dans la rue.
-Je suis venu te chercher. Prépare tes affaires, dépêche-toi !
-Si je ne veux pas !
-Cela recommence !
-J’ai un passeport pour toi. Nous prenons l’avion pour Chiang Mai. De là,
nous passons au Laos, jusqu’au Vietnam, le pays de tes ancêtres… Tu verras
Saigon, Hanoi… Cela te tente-t-il ? Tu pourras toujours revenir au Vietnam…
Viens, le taxi m’attend. Regarde ce que tu laisses derrière toi, il faut oser. Ose
perdre tout ce que tu as connu ici. L’essentiel est que tu l’ais dans la tête, le reste
a très peu d’importance…
Je la sentis hésiter. Elle était là, sur le bord du trottoir, dans le trafic dense
de la Sukhumvit Road. Des Thaïs passaient et nous regardaient. Elle était vêtue
de sa blouse blanche…
-Viens…
Je la pris par la main.
-Attends !
Je la vis revenir vers la pharmacie. Un instant plus tard, elle en ressortait,
avec sa petite veste sur les épaules.
Le taxi attendait toujours. J’ouvris la portière et la voiture démarra.
J’avais fait préparer dans l’une des « Soï », avoisinant le quartier de
Patpong, un faux passeport, avec une photo genre carte d’identité que j’avais
dérobée dans ses papiers, la première nuit où elle m’avait reçue chez elle.
Comment avais-je été mis en rapport avec un spécialiste de la contrefaçon ? Il
m’avait reconnu, après vingt ans d’écart. Il avait compris ma demande, mais ne
touchait plus à rien, étant devenu trop vieux, les mains tremblantes, la vue

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imprécise. Il n’était plus dans les affaires. Il avait réfléchi quelques temps, le
regard fermé, tandis que nous restions immobiles. Il semblait comme mort. Je
n’avais rien à dire, n’osant interrompre la méditation du vieil homme d’origine
chinoise, tendu, avec l’appréhension d’un échec. Puis il se tourna lentement vers
moi, et je crus lire une lueur d’espoir dans son regard. J’ai senti qu’il avait trouvé.
« Il faudra faire très attention », m’insinua-t-il, en anglais. Il connaissait
quelqu’un dans le quartier chinois. Puis il parut réfléchir de nouveau. Je dus lui
graisser la patte, comme on dit, afin de l’inciter à me mettre en relation. Il allait
prendre son téléphone, quand il changea d’avis et reposa l’appareil. « C’est trop
risqué, pour moi et pour vous aussi, dit-il. Je connais quelqu’un d’autre… J’ai
sorti de ma poche une autre liasse de billets de banque. J’ai senti alors que c’était
devenu possible. Il reprit l’appareil et téléphona, cette fois. J’écoutais le vieillard
parler à quelqu’un d’autre au bout du fil, dans une langue qu’il m’arrivait
d’effleurer parfois, sans ne pas toujours comprendre. La conversation
s’interrompit. Il griffonna une adresse sur un papier. « Vous pouvez y aller en
confiance », déclara-t-il. Alors, je dus faire le nécessaire, en concussion avec un
vieil européen mafieux d’origine allemande, que je n’avais jamais vu, que j’avais
peut-être connu aussi jadis, qui vivait encore ici… A fonction des risques
encourus, je devais prendre vite du champ… L’argent est le plus gros des alibis.
Cela me coûta des baths, autant pour l’un que pour l’autre, mais je m’en moquais.
A croire que mon geste de dérober la photo d’Anh, pendant qu’elle dormait, était
prémédité. Quel instinct m’avait poussé à réagir ainsi ? Une part de notre
comportement est souvent imprévisible, inconsciente, quand on la vit, comme si
le hasard plaçait devant nous des indices, des pièces à convictions, tout un
stratagème d’embûches, d’esquives et de points de repère qui n’en sont pas, un
jeu de coïncidences qui orientent notre destin vers l’irrémédiable, comme si on
avait à la fois le choix, ou pas du tout, comme si tout était préparé d’avance.
Tandis que le chauffeur, au volant du taxi, roulait dans la cohue des
véhicules et nous dirigeait vers l’aéroport de Don Muang, au nord de la ville, vers
Chiang Mai, et d’où partaient les lignes intérieures, je me tournai de temps à autre
vers la vitre arrière, pour voir si nous n’étions pas suivis. Apparemment non, je
ne voyais rien d’insolite, de préoccupant. Nous étions poursuivis par une masse
incohérente de véhicules à moteur qui allaient n’importe où, en empruntant la voie
du nord.

***

Comment sommes-nous parvenus à destination ? Si ce challenge imposé


par un défi irrationnel portait à caution, pouvait-il concerner Anh autant que moi,
alors qu’il n’y avait pas de raison majeure pour qu’elle réalisât son exode, en ce
qui la concernait ? N’est-on pas tous intéressés par un changement de vie ? C’est
un choix. Enfin qui ne l’est pas ? Qui peut être satisfait de sa vie, sinon par

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sagesse, humilité, dans sa conception qui n’est pas un cadeau dès que le compte à
rebours commence, si considérée comme une estrade ou une scène où chacun
évolue en tentant sa chance, certains sont satisfaits d’en jouir par différence, sans
remettre en cause leur esprit court, les lacunes aplanies par leur fatuité ? Certains
achètent des parts hypothétiques pour une vie sur Mars, ou se font réfrigérer à leur
décès pour être ranimés, si la science le permet ! Il est un virus commun, plus
subtil que l’on ne croit, impavide, permanent et mutant, serti de tant de masques,
qu’il n’est guère nécessaire de l’identifier. Certes, on ne change jamais
d’existence, si ses aléas nous poussent toujours à devenir ce que nous sommes, en
mutation dans un temps qui évolue sans cesse. Ceux qui gagnent au loto sont
parfois si désemparés d’être devenus millionnaires, alors que vivant peut-être dans
la misère, rien ne les prédisposait à devenir riches. Je ne les envie pas. Au
contraire. Pourquoi, dans quelles conditions avons-nous réussi à gagner
l’Europe ? Qu’elles motivations réelles ont poussé Anh à accepter de me suivre ?
L’ai-je manipulée suffisamment, en lui faisant miroiter l’opportunité d’un destin
différent, comme tous les migrants qui envahissent l’Europe à la recherche d’un
eldorado de pacotille ? Je ne peux pas répondre, sinon que pour ne jamais être
déçu et combler le vide ou la monotonie de l’existence, il convient d’avoir
toujours un ailleurs dans la tête ? Ceux qui ne l’ont pas me semblent plus démunis
que les autres, ou plus sereins. Et ceux qui ne l’ont pas, je les plains. Dans un
monde carrelé, saturé d’une population en surnombre, plombé d’un air
irrespirable jusqu’à l’asphyxie, où se trouve désormais l’esprit de découverte,
celui de l’aventure ? Tout est possible et le choix est libre.
Dans réalité, depuis que nous sommes à La Rochelle, Anh et moi, et je
pense souvent au périple que nous avons accompli. Notre fuite vers Ho Chi Minh-
Ville, notre halte à Sadec, dans la province de Vinh Long, au nord du delta, dont
sa mère était originaire. Impossible de ne pas songer à « L’amant », de Marguerite
Duras… Notre montée vers Hanoi, compromise, jusqu’à l’aéroport de Noi Bai,
avec le 4x4 dont j’avais réglé la caution de louage, à Chiang Khan, avant de
traverser le fleuve Mékong. En fait, nous avons décollé du tarmac de celui de l’ex-
Saigon…
Au cours de la traversée du Cambodge, en longeant le Mékong, la nécessité
d’éviter Phnom Penh, en raison de l’état d’insécurité alimentaire, de la
délinquance qu’engendrait la pauvreté régnant dans ce pays. Ce n’était pas notre
but d’y faire halte, plutôt d’y passer le plus rapidement possible. L’état de la route
était désastreux, rempli de nids de poule, d’ornières, voire de mines antipersonnel.
Des agresseurs en tous genres étaient prêts à nous chercher des ennuis. Ce n’était
pas notre projet, sinon de franchir la frontière avec le Vietnam, au plus vite. La
vue du pays aux paysages parsemés de villages et de bourgs, d’étendues plantées
de rangées de cocotiers, de palmiers à sucre, qui marquaient à perte de vue le tapis
des rizières, celles de leurs collines incongrues, esseulées, envahies par la jungle,
exerçaient cependant sur nous un indicible pouvoir de fascination, quasi
hypnotique… A Kratie, nous n’avons fait que passer… La région constituée de

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territoires peu habités, difficilement pénétrables, distillait encore une sensation de


bout du monde, déroutante, hantée par les tigres. Alanguie au bord du fleuve, cette
capitale de province riche de vestiges coloniaux, nous paraissait encore et
toujours, une histoire de Mékong…
Comment mettre entre parenthèse, fixer un interlude à ce que l’on peut
considérer comme une fuite éperdue, où l’esprit imbue par la soif du voyage,
identifiait notre périple à une existence de nomades, depuis que revenu en France,
avec Anh, j’ai repris certaines habitudes, ou plutôt qu’une certaine routine m’a
repris ? Mais comme je le fais, chaque soir, à la sortie du bureau, je ne m’attarde
guère avec mes collègues pour boire un verre de bière, à une terrasse de café,
devant le port. Cela était aussi bien au bar de la Marine, devant le vieux port, mais
j’ai déplacé mon QJ… J’ai hâte de retrouver Anh et mon chien. A tous les trois,
nous vivons notre vie, à nous. J’ai besoin d’oublier que j’ai tué un homme, que
Sarah m’a quitté avant mon départ pour l’Asie aussi, et qu’Anh ne peut lui
ressembler. C’est en partie pour cela que je l’ai choisie.
Ainsi, je ne m’attarde presque jamais à boire des bières, avec mes
camarades de travail. Ce n’est pas un manque de sociabilité, d’aucune manière,
même si je les méprise un peu, à cause de leur assuétude à se réunir en petit comité,
autour de la même table de bar, ou accoudés au comptoir, toutes les fins d’après-
midi, à discuter encore de travail. A croire qu’ils ne sortiront jamais de cette
ambiance, qu’elle est leur seule raison de vivre. Je n’ai que l’idée de la fuir, le
moment venu, de m’en échapper. Les soirs tombent vite, en ce début d’automne…
Une bière, je pourrais la boire à la terrasse d’un autre café de la rue du Palais,
incognito, seul, ne fût-ce que pour observer les gens en train de passer, inquiet de
mon retard à jouir de la présence d’Anh, en observant le trafic de la ville, à en
détaillant la perspective, à un endroit bien précis. Mais je n’aime presque pas cette
ville où je vis… Pressé de retrouver Anh, Slay, mon chien doberman, je me hâte,
en souhaitant de n’avoir froissé personne, tenant à conserver et cultiver avec mes
collègues des relations qui ne soient pas mauvaises, avec n’importe quel d’entre
eux. La plupart m’indiffèrent, s’il m’arrive parfois de percevoir que l’on ricane
derrière moi, lorsque je leur déclare :
-Au revoir ! A demain.
Ils m’ont pris progressivement en grippe. « Il va retrouver sa
chinetoque… » En fait, je n’ai rien à faire de ce qu’ils peuvent penser, de leur
opinion. Demain encore j’aurai la certitude de les revoir, d’être avec eux, de
nouveau. Comment faire autrement, puisque nous vivons dans le même cadre de
travail ? La discussion au sujet de l’obligation des syndicats, ou de tel ou tel chef,
de critiquer ses tics, m’agace… J’ai du mal à me libérer de leurs présences, le soir,
après être sorti de la Lampe, de ce qu’ils peuvent penser ou dire par hypocrisie,
sans en remettre encore davantage. J’invente une excuse pour ne pas les froisser,
en leur souhaitant un bonsoir énergique, en pressant le pas pour rentrer au plus
vite. Anh et le chien m’attendent. Vite, que nous allions nous promener le long de
la plage. J’aime le bruit démonté de la mer, avec l’apparition de la marée. Parfois

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j’y vais seul, avec Slay, Anh reste, affairée à préparer le repas du soir, ou parce
qu’elle n’a pas envie de sortir. J’ai besoin de me promener, de faire le vide dans
mon esprit, d’oublier mes rapports avec les autres, les heures que j’ai passées en
leur présence, face à l’océan qui gronde, devant les différents terminaux du port
de La Pallice. Hérissés de grues, de containers silencieux, leur spectacle me
calme. Il y a le grondement de l’océan, heureusement, les rouleaux qui viennent
se briser sur la jetée, l’odeur d’iode et de sel des vagues déferlantes… Le ressac
que l’assaut des vagues recouvre en un combat sans cesse renouvelé. J’aime qu’il
se déchaîne, impitoyable, sans loi. Il me vivifie, me redonne espoir, me libère de
ma fatigue. Le soir, la seule envie profonde que j’ai, et que je suis capable de
concevoir au fond de moi, c’est celle du temps libre que je vais passer en présence
d’Anh et du chien. Je consacre quotidiennement sept heures de ma vie à
l’Administration, mais les jours débordent les uns sur les autres. Et il m’arrive de
croire que je n’en suis pas sorti, même le dimanche… D’autres choses aussi,
demeurent, parce qu’il reste toujours quelque chose… J’ai du mal à oublier ma
présence fortuite, à Bangkok… Parfois, dans un contraste étonnant, mon lieu de
travail me sert de rempart à d’autres pensées, et j’arrive à croire qu’il ne peut rien
m’arriver tant que je reste occupé dans les locaux de la Lampe. L’idée d’Anh
cisaille mon cœur, me préoccupe tant que j’en éprouve de l’angoisse. Que peut-
elle songer, ou faire, en dehors de moi ? On reste toujours étranger aux êtres que
l’on aime… Les sept heures de ma vie passées à la Lampe, plutôt subies que
consenties, m’obligent d’en accorder au moins huit, au sommeil. Il m’en reste très
peu pour les consacrer à Anh, à mon chien, Slay, le doberman. Toute négligence
dans l’utilisation des neuf heures qu’il me reste pour vivre auprès d’eux, est un
gaspillage, une amputation quotidienne à mon bonheur, à cette sorte de vie en
dehors de la vie, à mon « dreamtime ». Mes collègues de bureau ne peuvent pas
comprendre que j’étouffe au milieu d’eux. Ils ne s’en rendent pas vraiment
compte. Ils me prendraient pour un mauvais esprit de les voir sur cet angle. Certes,
je suis un faux-frère, un transfuge bénéficiant d’un alibi, mais j’ai le même statut
que les autres, je suis fonctionnaire, ce qui me sauve. Payé par l’Etat, j’ai passé
un concours merdique pour obtenir la sécurité de l’emploi. Personne ne peut, sauf
pour faute grave, me déboulonner. Je fais partie des fidèles de l’église qu’est le
cadre du bureau, je prie, comme les autres, sans apparemment trop y croire : je ne
suis pas convaincu. J’ai toujours un certain talent d’acteur. J’ai tué un type, en
Asie… Je peux mimer des attitudes d’emprunt qui ne sont pas vraiment les
miennes, issues seulement de ce que je pense de la situation, à un moment donné,
avec la réaction qu’il convient d’acquérir, si j’essaie de les persuader que je n’ai
pas le temps de rester avec eux davantage, que je n’ai pas assez de temps pour
moi, pour boire une bière en leur compagnie, au bistrot du coin, ou ailleurs. C’est
impératif, irrévocable.
-Nous avons aussi nos obligations, disent certains. Tu n’observes pas les
règles du rite. Fais attention !
-Quel rite ? Je réplique…

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Et je m’en vais, sans me retourner.


On me connaît, ils ont appris à me connaître et savent qu’il n’y a rien à faire
avec moi.
-Le voilà parti, disent certains.
Je les entends rire.
L’un d’entre eux dit :
-Regarde-moi ce con ! Il se défile !
-Chacun est libre, ose dire un autre. On ne le paie pas pour boire un verre,
avec nous.
-Il fait bande à part ! Pourtant, il lui arrive d’accepter, de temps à autre.
-Pour se faire pardonner, et observer le principe, en coup de vent.
-Ce n’est pas un mauvais gars, dit, un autre…
Ils paraissent à court d’arguments et sirotent leur bière, tandis que je
réintègre mon Opel et démarre la voiture pour un trajet tracé d’avance. J’ai hâte
de rentrer.

***

Anh s’est insérée peu à peu dans mon quotidien, sans trop de mal. On dit
qu’il ne faut pas confondre le sexe et l’amour, que la différence est minime. Je le
crois. Il y a plusieurs formes d’amour : je ne perds jamais le désir et l’avidité de
me retrouver avec elle, cette avidité que j’ai connue à Bangkok, même si elle me
protégeait d’autre chose, si j’ai fait un transfert sur le plan émotionnel, de l’acte
de tuer par vengeance, par instinct de mort, pour le compenser et le sublimer par
le besoin d’amour et de tendresse, de substituer un instinct négatif à celui de
l’amour, par le fait de presser mon corps contre le sien, de jouir et de la sentir jouir
sous mon étreinte, mais plus encore. C’est à la fois au niveau du bassin et de la
tête que j’ai pris l’habitude du plaisir.
Mais il y a aussi autre chose, où il paraît impossible de ne pas voir apparaître
et mettre en scène un autre personnage : Sarah ! Qu’est-elle devenue aujourd’hui ?
Je me réfère à elle dans un temps que je ne peux que rejeter, intégré à mon vécu.
Mais il y a aussi un lien où le distinguo est malaisé à faire entre elle est Anh.
Au début, quand nous passions une soirée ensemble pour dîner et que je
ramenais Anh chez elle, il se passait un, ou deux jours, sans que je la revis. Elle
devait évoluer, la nuit, avec d’autres filles aussi belles, au Carribean Club, en
dansant. Bien sûr, il y avait la mer, l’océan, il n’y avait pas qu’elle à évoluer sur
une scène de spectacle de luxe pour touristes.. Si les boîtes de nuit de Pattaya était
un bordel plus organisé encore, les « mama-sans », les patrons, ou sous-patrons
de tous ordres, se servaient des filles comme de biens de consommation, C’était
leur beefsteak à gagner. Il y a un mot thaï « chao », qui signifie louer. A l’époque,
je n’osais l’appeler, quotidiennement, de crainte de devenir pesant, parce qu’elle
était en main ou sous le charme d’un nouveau « farang » pour besoin alimentaire,
ou peut-être pas. J’avais connu dans le passé, la Bangkok des « klong », et non

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celui des voies rapides, des buildings de verre en acier poli, celle de l’univers
mirifique des miroirs, des enseignes fluorescentes, avec sa boulimie d’immeubles
contruits toujours plus hauts, sa circulation chaotique exténuante, sa pollution…
J’avais pu voir aussi que le spectacle de ville avait changé, transfiguré, s’équipait
d’un vaste réseau de voies suspendues, à la japonaise, où les véhicules circulaient
sans arrêt, ainsi que son métro aérien, le « Skytrain », qui serait bientôt relié au
réseau souterrain, en voie d’achèvement. Certes, ses temples superbes, son musée
splendide, ses restaurants de tout styles, sa vie nocturne animée, compensaient la
chaleur, la poussière et le bruit du jour. Mais ils ne savaient faire oublier les
embouteillages gigantesques, à toutes heures… Aux abords du fleuve Chao
Phraya, on trouvait le Musée national, le Grand Palais, les temples… Chinatown
était presque en plein centre, et sur la partie ouest du fleuve, Thonburi, l’ancienne
Bangkok, avait encore son visage rural… Tout s’était fixé sur mes yeux, dès mon
arrivée, tel un décor en surimpression sur mes rétines, encombrant un peu la
tendresse que je devais à cette ville du temps de Kung, puis de la rencontre d’Anh,
avec son visage gracieux, après le meurtre de Vander Velt. J’avais senti
l’agression de cette ville tentaculaire où la richesse côtoyait la misère, comme elle
avait toujours été. Mais Anh avait vécu, adolescente, dans la région du nord,
l’Isan, vendue, je suppose, par ses parents d’adoption. Elle avait désormais un peu
plus de dix-neuf. Mais elle n’a pas été, comme beaucoup de ses compagnes de
misère, livrée directement à l’achat des rabatteurs, pour renouveler les bordels de
Bangkok, infestée du virus VIH. Employée dans une pharmacie, elle avait eu une
chance inouïe… J’avais dû lui faire subir des tests, des examens à notre arrivée,
en France. Le rapport émanant de Paris se révéla négatif. Il fallut que je la déclare
à la mairie, en justifiant qu’elle était hébergée à mon domicile. Elle n’avait droit,
pour l’instant, qu’à un visa touristique. Certes, il ne tenait qu’à moi de le faire
prolonger. J’avais tant eu de difficultés à obtenir son passeport fabriqué ou volé à
quelqu’un d’autre, falsifié pour la cause. J’avais dû débourser pas mal d’argent,
j’avais fait une folie, mais sa présence m’était nécessaire. Pour justifier mon
escapade en Asie du sud-est, j’avais besoin d’un alibi… Il y a toujours des
retombées partout, n’importe où. On pouvait établir un lien entre l’assassinat de
Van der Velt et le fait que je me fus rendu où le pédophile résidait désormais, en
commettant toujours les mêmes forfaits. On fait toujours la même chose.
Ainsi pourquoi cet amalgame que je fais entre Anh et Sarah ? Sarah est un
personnage, mais personne ne la connais encore, ne sait ce qu’elle a pu être et
devenir. Je n’ai pas encore projeté le regard de ma caméra sur elle, si elle fait
partie de mon histoire, de la conscience historique de mon vécu. Même si elle
n’est pas encore entrée en scène, je la sens vivre, en retrait quelque part, présente,
dans l’attente de paraître dans la lumière d’un projecteur. Mais ce n’est pas encore
le moment pour elle On ne pas tout dire à la fois. Il y en a tant d’autres qui
mériteraient de l’être, ces êtres inconsistants que j’ai croisé et qui continuent
d’hanter et d’habiter ma mémoire ? Elle n’est pas un double, elle ne peut pas
l’être, en zombie malicieuse qui tourne comme tant d’autres mauvais fantômes

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autour des contours de la silhouette d’Anh. Le moment n’est pas encore venu de
l’évoquer, de la caractériser sa présence dans la trame de ce récit.
Le présent de ma vie actuelle est là, impérieux, offusque tout ce qui n’est
pas lui, bafoue toute autre réalité qui pourrait le nier, et j’y tiens.
Depuis que je rentre chez moi, le soir, à la Rochelle, après le travail, avec
de l’étonnement, de la douceur, j’ai désormais pris l’habitude de voir Anh
régulièrement à mes côtés, des heures, des jours, des semaines durant, à jouir du
capital de temps que je n’osais espérer, que je n’avais qu’à peine rêvé de disposer,
qui se dresse désormais devant nous, comme un espoir inépuisable. Pourtant, le
temps passe et je m’installe dans cette habitude en chérissant son état. Il suffira
qu’elle passe un ou deux jours, en Belgique, ou en Suisse, pour que j’obtienne sa
prorogation de visa. Il suffit d’un mariage blanc, mais je ne veux pas brusquer les
choses et espère plus, je veux qu’elle m’aime vraiment... C’est toujours la même
image que je prends, les mêmes séquences qui se déroulent devant mes yeux : La
porte à peine entrouverte, elle m’accueille en souriant, avec le chien qui remue la
queue et manifeste sa joie, en nous assaillant de coups de langue. Je suis contraint
de réfréner le chien, même si la présence de Slay contribue à nous réunir. Une fois
dans le salon, j’observe avec bonne humeur, les signes évidents de son activité
domestique : l’odeur d’un plat, les bruits d’assiette et de couverts qu’elle a mis
sur la table, devant la télé allumée, l’indicatif sonore du journal télévisé. C’est
devenu un leitmotive.
-J’ai sorti le chien, déjà, dit-elle.
Elle le sort trois fois, par jour. En effet, le parc Charruyer se trouve à
proximité de mon appartement, avec son boulingrin, ses allées bordées de
ruisseaux, de fossés d’irrigation, sur le bord desquels poussent des plantes et des
fleurs emplies d’odeurs d’essences rares, malgré l’odeur de décomposition de ce
début d’automne, les arbres qui commencent à jaunir, les premières feuilles
mortes jonchant les allées. On peut s’y promener jusqu’au port de La Pallice, en
empruntant les allées du Mail, vers le casino, le parc Delmas, déboucher sur la
belle perspective longeant la rade de La Rochelle. Quand je ne suis pas en retard,
à la sortie du bureau, qu’il n’y a pas eu d’anicroches de derrière minute, ou de
rencontres indésirables, je suis là, au plus vite. D’autres fois, il m’arrive d’ouvrir
la porte et de ne rien sentir, d’être aveugle, une fraction de seconde, à la moindre
perception, à part les bruits de pattes du chien qui vient vers moi, en courant, ou
qui m’attend à la porte, parce qu’il m’a flairé, avec ses effusions de tendresse
habituelle pour me faire fête. Durant ce laps de temps très court, dans l’entrée, le
trousseau de clef à la main, je suis victime d’un accès de panique injustifiée, en
imaginant le pire : elle n’est plus là. Elle est partie, sans me le dire. Cela ne dure
que quelques secondes. Je l’appelle et entends sa voix, tout au fond de
l’appartement. Elle est dans la baignoire remplie d’eau, à l’odeur d’amande douce,
nue, prête à l’amour, derrière la porte fermée de la salle de bains. Ou bien elle se
trouve dans le studio, tellement absorbée dans son livre de conversation franco-
anglais pour apprendre le français, qu’elle n’a rien perçu de ma venue. Si je la

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surprends en train d’écouter un cd de music-hall, elle n’a pas entendu la clef


tourner dans la serrure. Je la vois venir du fond du couloir, impressionné par le
fait qu’elle est de retour d’un endroit éloigné, d’une crypte ou d’un souterrain
secret dont j’ignorais l’existence. Je lui ai permis d’acheter et de décorer un petit
autel dédié au Bouddha, en l’honneur de ses ancêtres, devant lequel il lui arrive
de se mettre à genoux et de faire ses prières, les mains jointes, après avoir allumé
des bâtonnets d’encens. Je ressens alors comme une transe émotionnelle au
spectacle d’un rite auquel je demeure étranger, la même allégeance que si je me
trouvais encore, en Asie, ému et respectueux à l’égard du sacré. Quand je lui
téléphone parfois de mon lieu de travail, dans la matinée, une fois les premières
sonneries écoulées, j’écoute le son de sa voix. C’est celui de quelqu’un qui se
trouve seul, perdu dans des pensées ou des lieux qui me sont familiers, relié à eux
par des liens parallèles où je ne suis pas, ne peux pas être. Mais la douceur, le ton
affectueux de cette voix me rassurent. Elle vient de s’éveiller et déjeune. Elle se
préparait peut-être à s’habiller pour sortir et promener le chien. Devant mon
regard, certains de mes camarades de bureau me plaisantent, au passage, sur
l’attention que je prends à écouter ce qu’elle me dit, avec la hâte qu’ils ont l’air
de supposer que j’ai à rentrer chez moi.
-C’est le grand amour, ricane l’un d’eux. Pas étonnant ! Paraît-il que les
asiatiques ne sont pas clitoridiennes, mais vaginales…
Je ne réponds pas. Il me semble que ma vie avec Anh, comme avec Sarah,
autrefois, est trop précieuse pour permettre l’intrusion des commentaires de
quiconque, pas même les compliments des amis, en réalité, qui portent à faux et
me font du tort. Je ne fréquente personne. Le vocabulaire plus ou moins salace
que j’attribue à l’ambiance du bureau, quand aucune femme n’est présente, est
pire encore que celui des conversations de café, à l’heure de l’apéritif, d’une
grossièreté toujours agressive et misogyne envers les femmes, surtout pour celles
qui ne sont pas les leurs ! Une des nombreuses raisons pour laquelle je m’attarde
rarement à boire une bière, avec eux, après le travail, est là, avec évidence, devant
mes yeux. Dans leur groupe, je garde le silence, face à certaines conversations
assez embarrassantes. Je n’arrive pas à éprouver le moindre intérêt pour les
histoires d’adultère que se racontent les autres. Je ne me mêle pas à leurs inepties
communes et rituelles à propos de leur vie conjugale. Je ne suis pas drôle du tout,
plutôt gênant, cassant, quand ils se racontent des blagues, l’haleine refluant leur
bile empestée d’alcool et de tabac, ou se lancent dans des discussions politiques
qui me donnent la nausée. Je m’ennuie. J’ai tué quelqu’un, là-bas, ailleurs, dans
un autre monde, par devoir. Un autre occidental. Je sens mes doigts de main se
crisper comme si je devais étrangler quelqu’un encore, parmi tous ces imbéciles.
Dans le reflet de la glace, du miroir du bar et des murs où se reflètent leurs visages,
je me sens séparé d’eux. Je n’ai pas l’air de rire. Je suis loin, jamais je ne pourrai
les rejoindre dans leur gaieté factice ou leur bêtise. « Etre un occidental pour être
devenu si bête, et en venir là… Très forts sur le plan de la technologie

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informatique, mais si vides d’esprit ! Et l’éclat de leurs rires qui définit tant leur
personnalité ! Nous, les heureux de la planète ! », il m’arrive de songer.
Dans certaines occasions, je ne peux pas faire autrement que de participer
à leurs réunions collectives, lors d’un départ d’un employé à la retraite, ou la
promotion d’un supérieur. J’ai du mal à jouer le jeu, à faire bonne figure. Je
deviens inquiétant. Je passe mon temps à regarder l’heure, du coin de l’œil. Je
m’efforce d’avoir un rire aussi sonore que possible, je m’exténue à écouter des
histoires qui ne m’intéressent en rien, les blagues salaces qui font rire les autres.
Dès que j’ai bu un peu de whisky, ou deux verres de porto, j’invente un prétexte
plausible pour abandonner d’urgence leur célébration. Non sans consentir à faire
un commentaire déplaisant et ironique sur mes habitudes, pour effectuer un repli.
Je joue les idiots dans la hâte à rentrer chez moi, avec plus de ponctualité,
d’empressement que j’ai d’ordinaire à venir au bureau. Une fois dehors, je respire
avec soulagement l’air du large, celui de la rue empli d’iode et de gaz brûlés. Je
marche vers ma voiture, allégé, mais harassé encore, parce que j’ai eu besoin
d’employer toute mon énergie à me détacher d’un organisme poisseux. Quelle
perte de temps, de ne pas être toujours aux côtés d’Anh, de ne pas être près d’elle
pour la regarder et jouir avec les yeux, sans la toucher encore ? Elle me saisit les
doigts de la main et les baise. C’est son silence, son recueillement que je retrouve,
sa sensualité. Quel désert insupportable pourrait être ma vie à la Lampe, si elle
n’existait pas, si contre toute attente, elle n’avait pas accepté de me suivre en
Europe ?

***

Autrefois, c’était un temps qui n’est plus présent aujourd’hui, dont j’ai
gardé conscience, un temps cassé, offusqué comme un nuage de la présence
d’Anh. Il n’y avait pas de ressac, ou que très rarement, même si on percevait
parfois le bruit de l’océan. C’était un temps qui n’est plus, même si le sens encore
intégré à mon vécu. Qu’y puis-je ? Certains tiroirs, ceux que l’on a dans la tête,
ne peuvent être ouverts qu’en des lieux privilégiés, à des moments précis…
Autrefois, Sarah répétait que nous menions une vie dont nous étions absents
des grandes expériences. En cela, je lui donnais raison. Mais je n’étais pas
dépucelé encore d’avoir donné la mort à un autre homme, traumatisé dans la
durée, à mon insu, par le drame qui s’était joué, des années auparavant. Il n’y avait
pas de plus grande expérience pour moi que de marcher le long des rues de La
Rochelle, en m’efforçant d’être gai, au lieu d’être triste, d’avoir l’esprit léger. De
savoir, à la différence de tous ces gens que je croisais, ainsi ceux qui buvaient
dans les cafés et discutaient de football, la cigarette aux lèvres, qui se retournaient,
avec des envies, des regards d’affamés sur le passage d’une jolie femme, que

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j’avais le privilège d’en désirer une plus que toutes les autres, celle avec laquelle
je vivais en concubinage, Sarah, en bénéficiant du privilège de son intimité, dans
l’assurance que j’allais la retrouver, elle et le chien, à l’intérieur de l’appartement,
quand j’en ouvrais la porte.

Tout au long du temps que je vécus avec elle, devant certains de nos amis,
Sarah disait toujours quelque chose d’imprécis sur mes activités. Elle disait que
j’avais le grade d’inspecteur à la Lampe, mais refusait de prononcer le mot
fonctionnaire. C’était faire allusion aux gens qu’elle détestait, les routiniers, les
monotones, ceux sans imagination. Elle préférait en rire… Je me demandais
parfois si je ne devais pas la situer dans la catégorie des gens vulgaires, assez
conformistes, encroûtés dans leur satisfaction personnelle. Dans sa précarité à
assumer son existence sur le plan financier, elle avait du mal à trouver un emploi
stable, un peu par négligence, du laisser-aller, ce qui lui donnait la possibilité de
dénigrer les routiniers, les esprits simples, ceux qui travaillaient tout au long de
l’année, durant les périodes où elle allait pointer à l’ANPE. Elle ne décrochait que
des Cde. Elle considérait ses engagements, comme s’il lui revenait de faire son
numéro de clown, au sein d’un cercle d’enfants, pour faire rire. Son comportement
étonnait et détonnait, ce qui lui jouait un mauvais tour. Une fois sa période de
contrat ou d’essai terminée, on lui signalait que l’on n’avait plus besoin d’elle.
L’amertume dans sa déception d’avoir joué le rôle qui lui était imparti, laissaient
la place au découragement, à la rancœur, à l’égard du système, où elle ne voyait
que des profiteurs. Il y avait maldonne, entre sa valeur propre et le travail exigé.
Elle se jugeait haut, avec conviction, sans morale, sans tabous pour y parvenir.
Faut dire qu’elle avait l’expérience des hommes et les atouts pour les subjuguer.
La routine, cela convenait aux esprits étroits, exigus, pour combler leurs carences,
leurs insuffisances. Ils ne pouvaient trouver l’inspiration qu’en qualité de soumis.
Leur morale se confondait avec les exigences du système. J’étais quand même
une certaine forme de sécurité, pour elle… Mais je crois, au fond, qu’elle me
méprisait.

***

Un jour d’automne, les bureaux fermèrent en avance d’une heure, pour


cause de travaux. Profitant d’un vent salutaire pour rentrer chez moi, empli de
crachin et de pluie à venir, je venais de pousser à peine la porte donnant sur le
palier du premier étage, quand je perçus, dans le silence, l’écho de bruits de voix
qui m’inquiéta. Des murmures, des essoufflements, qui provenaient de la chambre
à coucher. Je m’y dirigeai : le spectacle que j’eus devant les yeux me stupéfia.
Sarah était assise, nue, dans une position qui ne laissait pas d’équivoque, à
califourchon sur un homme que je ne connaissais pas, nu aussi, qu’elle faisait
jouir. Je l’aperçus de dos, les fesses écartées, à cheval sur l’homme qu’elle
masquait du dos, allant et venant sur son sexe. Que pouvais-je faire, dans cette

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situation ? J’étais cocufié, abasourdi. Sans se retourner, elle continua au même


rythme, sans même s’apercevoir de ma présence. Je voyais sa croupe nue se
déplacer, le dessin de ses fesses, de ses hanches, son dos, ses épaules, la courbure
de son sein, de biais, cependant que ses mains étaient en appui sur les flancs de
l’inconnu. Elle paraissait s’essouffler à l’amener au plaisir, devait se hâter, en
n’ignorant pas que dans une heure, à peu près, j’allais rentrer. « La salope »,
pensai-je.
J’ai reculé, interdit, sans rien dire. Je suis revenu vers la porte d’entrée, sur
la pointe des pieds. Du vestibule, je suis ressorti et j’ai pris l’ascenseur, chose que
je ne fais jamais, toujours pensif. J’ai marché ensuite dans la ville, le long de
l’allée du Mail qui mène au port, avec le chien. Il pleuvait. Des familles de canards
barbotaient dans les canaux de drainage des anciens fossés alimentés par les cours
d’eau de Lafond. J’ai réintégrai la Vielle Ville jusqu’à l’entrée du port. Je me suis
arrêté au bar de la Marine, en commandant au serveur un whisky double. J’ai payé
et je suis allé m’asseoir derrière une table. Slay, tout trempé, prit sa place entre
mes jambes. Je ne voyais personne. Dès que j’eus bu le whisky, ma vue peu à peu
s’éclaircit. J’ai pris alors une décision, en examinant le pour et le contre. La pluie
diminuait dehors. Mon chien avait le pelage moins humide… Comme tous les
chiens, il n’aimait jamais la pluie.

Lorsque je suis rentré, une heure plus tard, j’ai dit à Sarah de faire ses
valises et de se trouver un autre logement. Comme elle paraissait surprise, sans
posé de questions :
-C’est fini entre nous, dis-je. Tu dois partir, ne plus jamais me revoir. Tu es
une traînée, ma pauvre, une pute.
Il me vint une idée :
-Avant de partir, dis-je, tu vas me montrer comment tu t’y prends, avec
l’autre.
-Quel autre ?
J’ai manqué la gifler d’une claque lourde et épaisse.
-Ne fais pas l’innocente. Je vous ai vus, tous les deux, en action !
J’ai défait ma braguette de pantalon. J’ai sorti mon instrument…
-Agenouille-toi, lui dis-je.
Comme elle ne voulait pas, rétive :
-Allez, c’est un ordre ! Je t’ai prise en faute. Obéis !
Elle l’a fait, elle s’est baissée et s’est mise sur les deux genoux, le regard
levé vers moi.
-Prends, dis-je.
Et je lui ai poussé mon sexe dans la bouche, entre les lèvres. Elle l’a retiré
et déculotté de son prépuce, puis elle a commencé à aller et venir de la tête, la
bouche pleine. Lorsque le moment vint de finir, qu’elle reçut ma sève et la garda,
en attente :

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-Il me fallait au moins ça ! dis-je, soulagé. Maintenant, tu peux préparer tes


affaires et partir, tu ne me dois plus rien.
Elle a fixé son regard vers moi, étonnée, avec des particules de mon sperme
au coin des lèvres, comme si elle venait de découvrir un aspect de ma personnalité
qui lui était jusqu’ici inconnu. Je l’avais toujours respectée, par tendresse, parce
que je croyais l’aimer. Elle alla à la cuisine cracher ma sève dans l’évier, puis
revint. J’ai senti beaucoup de soumission dans ses yeux, au retour.
-Je te demande pardon, dit-elle.
-Vas rejoindre l’autre.
-Il n’est pas libre.
Pendant une quinzaine de jours, elle est restée encore chez moi. Nous avons
recommencé, deux ou trois fois, l’expérience. Elle y mettait du sien. En dehors de
cela, nous ne nous adressions presque jamais la parole, à peine si nous nous
effleurions du regard, par inadvertance ou quand je lui montrai en silence que
j’avais besoin d’elle. Je pense qu’elle n’a pas dû essayer de revoir l’autre… Il ne
tenait qu’à moi de dire :
-Je te pardonne, reste.
Mais j’étais têtu, j’ai tenu bon dans ma tête. Une rage forcenée m’obligeait
à me séparer d’elle, à ce qu’elle ne fît plus partie de mon décor.
-Les six ans que nous avons vécus ensemble, cela ne compte pas ? me
demanda-t-elle.
-Veux-tu que je t’accorde une pension alimentaire ? Fiche-moi le camp !
J’ai attendu pour te mettre dehors, que tu cherches un autre logement. Désormais,
tu l’as, ne m’en demande pas plus. Pour solde de tout compte, ajoutai-je,
inflexible.
J’avais peut-être tort. J’ai vu dans son visage mouillé de larmes, qu’elle
pleurait, ses valises à la main. Je l’ai accompagnée jusqu’au vestibule. Elle s’est
tournée vers moi, une dernière fois. Elle semblait perdue.
-Tu me pardonnes ? Tu ne m’en veux pas ? On se reverra ?
-Allez, pars. Cela vaut mieux.
Elle a franchi le vestibule. J’ai refermé la porte derrière elle. Je la sentais
hésiter encore, sur le palier. J’étais là, aux écoutes, adossé au chambranle de la
porte. Je ne pensais pas, je n’avais aucune idée. Slay était venu la flairer, derrière
la porte…
J’ai perçu le bruit de ses pas qui s’éloignaient vers l’ascenseur. Plus rien,
ensuite. Dans la rue, elle héla un taxi qui passait, et s’arrêta. Je l’ai vue monter à
l’intérieur. Le chauffeur a mis ses valises dans la malle. Je ne l’ai plus revue,
quand la voiture a démarré. Voilà pour ma rupture avec Sarah.

***
J’ai vécu seul, un certain temps. J’ai appris par un maton qui
travaillait en Centrale, que l’on avait statué sur son cas, que son incarcération

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venait d’être élargie, après avoir subi un traitement à long terme, et que Van Der
Velt allait bientôt sortir. Le moment était venu pour moi d’agir. En restant en
liaison avec lui ainsi qu’avec le sous-directeur de la Centrale je fus renseigné sur
sa date de sortie. Je me rendis dans une agence de détectives privés, afin qu’il fût
filé et que l’on me fournit les indications sur l’endroit où il comptait se rendre. En
principe, il avait été condamné pour trente-deux ans de peine incompressibles. On
connaît la suite. Mon départ pour Bangkok, en vol sec. Mon objectif de me venger
de lui afin qu’il expie, d’appliquer la loi du talion.

***

Au Carribean Club, Anh dansait sans pivot, mêlée à une rangée de filles
aussi belles qu’elle. On sentait l’ascendance chinoise de ces poupées qui
évoluaient avec une grâce, une sensualité infinies, pour être aussi jolies, dans une
ambiance à vous tourner les sens. Elles pouvaient vous emmener jusqu’au bout
du monde, sans frémir, sans éprouver le moindre sentiment. Ces poupées de chair
étaient toutes sexy et faisaient monter l’adrénaline au moindre mec venu pour ça,
voir le spectacle de ces filles évoluant sur la scène, en groupe, sur la même rangée,
vêtues simplement d’un uniforme bleu ciel, ou en déshabillé léger, blanc, noir,
culottes et soutien-gorge. Toutes représentaient le sex-symbol à l’asiatique. Un
émerveillement, un étourdissement, à couper le souffle, à qui les observait en train
d’évoluer au rythme de la sono. Leur grâce, leur finesse, donnaient le vertige
aussi. Galvanisées par l’ambiance capiteuse diffusée par la musique disco sur
laquelle elles dansaient, le tube thaï de l’année, ces filles étaient sans prix, parce
qu’elles étaient la beauté incarnée. Cinq mille bahts pour passer, ne fût-ce qu’une
nuit, en compagnie d’une d’elles… Anh en faisait partie. Elle avait son capital à
elle, impossible de le lui enlever. Chaque fille qui évoluait au Carribean Club,
avait un charme, une classe qui lui étaient propre. J’ai encore dans le regard leur
façon de bouger sur le podium, avec une souplesse et une sensualité inégalées.
C’est le propre des asiatiques, cette finesse, ce charme de qualité, qui vous font
vibrer, dès votre arrivée, la sensualité de celles qui sont nées sous le souffle et la
transe de la grande chaleur…

***

Sarah appartenait à une famille très aisée de Bordeaux, avocats, notaires et


avoués, mais elle n’aurait jamais voulu profiter des avantages matériels liés à son
origine sociale. J’avais eu tort de lui faire confiance, je ne me méfiais pas assez…
Je m’étonnais de la véhémence avec laquelle elle se moquait de ses parents, à
commencer par sa mère, veuve redoutable attifée de faux-cils et fumant des
Camel, du bout d’un long fume-cigarette. Celle-ci, par snobisme, ne prêtait jamais

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attention à rien, mais nous tira plusieurs fois d’embarras, par des virements
bancaires express, ou des chèques en blanc. La gêne rend humble. J’avais bien les
moyens d’entretenir Anh, parce qu’elle n’avait pas des goûts extravagants. Du
temps de Sarah, les aides exceptionnelles de sa mère m’humiliaient, comme si elle
devait sans cesse nous inférioriser. Sarah tenait parfois à m’aider de ses gains
éventuels, comme hôtesse de congrès ou surveillante occasionnelle d’expositions.
Si son anticonformisme, son impatience, l’avaient tantôt poussés à entreprendre,
avant d’abandonner par deux fois, des études universitaires : histoire de l’art et
philologie anglaise, les débouchés étaient quasi-nuls. A plus de trente ans,
contrairement à la majeure partie des gens, elle n’avait à rien renoncé. Elle voulait
peindre, écrire, tout savoir sur l’opéra, le théâtre kabuki. Les classiques des films
noirs américains, les films japonais de Kurosawa, Oshima, l’enthousiasmaient.
Elle se sentait attirée aussi par l’Asie, et voulait visiter les temples bouddhistes,
de visu, les villes les plus exotiques, Bangkok, Kuala Lampur, Java, les pays
comme le Laos, le Vietnam, le Cambodge. Les temples Khmers, celui d’Angkor,
etc, l’obsédaient. Elle avait lu « La voie Royale », d’André Malraux, avec passion.
-Dis-moi, si on partait en Asie du sud-est ?
-Sur les traces de ton cher Malraux ? Je crois que c’est un peu tard. Il y a
quelques temples saccagés, détruits, en Afghanistan, dont il ne reste que des
vestiges. Le temple d’Ankor wat, certes… a subi les exactions sacrilèges de
Khmer rouges.
Elle était émue jusqu’aux larmes lorsqu’elle regardait « La dame de
Shanghai », ou écoutait Jessye Norman chanter, enthousiasmée aussi par la voix
de Tina Turner ou Whitney Houston, Ella Fidgerald. Elle adorait Ray Charles…
Nous allions parfois dîner avec ses amis, experts en gastronomie de bon
goût, en vins de qualité, et j’avais l’habitude de lui déléguer mes pouvoirs, avec
plaisir. En présence des étrangers, elle ne plaisantait pas devant mon ignorance
culinaire, elle m’attribuait même des préférences que j’ignorais.
J’avais tendance à me considérer assez indifférent à apprécier le goût des
subtilités culinaires de Sarah. Depuis que j’en avais pris l’habitude, je préférais la
manière de cuisiner d’Anh, à l’asiatique. Le timbre de sa voix, sa manière de se
vêtir, avec goût, de fanfreluches, ou de la garde-robe que je l’aidais à se constituer,
peu à peu, me ravissaient. Un rien l’habillait, parce qu’elle avait de l’allure,
qu’elle était bien faite et jolie de visage. Son regard, surtout. Le style de cuisine
d’Anh me procurait une émotion sensuelle analogue à celui de ses baisers. De ses
gestes émanaient une harmonie, une perfection naturelle, de sorte que mon
engouement m’étonnait fréquemment de la sentir près de moi, et de poursuivre un
rêve éveillé, où quoique vigilant, j’avais l’impression constante d’être dans le
délassement d’un bain.
Autant par son charme sexuel que par sa manière exquise de peler une
orange, ou un kaki, ou de prononcer une phrase, en anglais, en français, elle
diffusait dans ses gestes un magnétisme dont l’odeur du parfum de ses cheveux
comptait pour moi autant que la vivacité de son esprit. Elle était toute sensibilité

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et finesse. Je me ravissais de la voir assise devant moi, aux repas… Le chien, Slay,
nous regardait, les oreilles dressées et mobiles, quémandant quelques miettes
qu’elle lui glissait, en douce. J’en étais ravi. Elle paraissait l’aimer autant que moi.
Ils étaient devenus copains, inséparables dans la journée. Le soir, j’avais
l’impression de retrouver mes deux êtres les plus chers au monde.

***

Sarah, par contre, avait des amis homosexuels qu’elle recevait comme chez
elle. Parmi eux, un individu ne m’avait jamais plu : Jésus Octavo, d’origine
espagnole, dramaturge, ou quelque chose de ce genre, artiste multimédia,
hypnotiseur, escroc qui se disait metteur en scène. Sa présence à ma table me
donnait des réactions de haine instinctive. Je l’observais de la manière d’en
convenir, faussement complaisant, mais je ne parvenais pas à trouver la faille, à
endommager la façade reluisante qu’il arborait en société. Sa faconde fastidieuse,
virulente, du bla-bla-bla, me sortaient par les yeux. J’étais exaspéré par
l’ascendant que ses propos, ses réparties, exerçaient sur Sarah, celle-ci, soumise,
se minimisant à de fausses proportions, comme une idiote, à l’écouter. De quel
droit ce personnage, cette créature, paraissait-il avoir la science, la connaissance,
infuses ? Il me rasait. J’étais peut-être jaloux de cet individu, au point de souhaiter
lui abîmer la face, à coups de poing. Ses réparties alambiqués m’exaspéraient. Il
devait sentir que je ne l’aimais pas. Je le qualifiais d’hôte suspect, indésirable,
réprimais parfois mon intention subite, spontanée, viscérale, de le ficher dehors,
à coups de pieds dans le derrière, pour détruire son air supérieur, la pose
aristocratique de celui qui jouait à l’hobereau, ne fût-ce que pour l’entendre crier
au secours d’une voix de femme, dans le but de révéler sa vraie nature :
-Ne me faites pas de mal ! Je vous en prie, j’ai horreur des brutalités… Mais
vous ne savez pas à qui…
Octavo n’était pas le premier bourdon qui tournait autour de Sarah,
intriguant, paré de sa séduction intellectuelle comme s’il ne voyait rien au-delà de
ce qu’il énonçait. Il se prenait pour un prophète, ou un mage canalisant sa folie
par des citations empruntées à la sagesse orientale, Krisna et autres… Elle avait
tendance à prodiguer son admiration, à des individus louches, la vouant à des
escrocs, des parasites. Tous ses amis cultivaient une quelconque espèce d’art,
sortie de leur sexe, ou de leur cul. Je me souviens d’une confidence qu’elle me fit.
Cela avait trait à son adolescence… Son premier copain avait été un apprenti
chanteur-compositeur, presque aussi jeune qu’elle, qu’elle retrouva fortuitement,
après des années, marié à une Brésilienne. Je fus jaloux de la manière dont elle
embrassa son ancien amour, de son enthousiasme, quand elle alla le saluer après
un spectacle que j’avais trouvé lamentable, plat, qui m’avait donné envie de rire.
A sa différence, ma jolie Anh était neuve, vibrait à la moindre secousse pour des
choses simples, authentiques. Elle paraissait s’émerveiller de tout ce qu’elle
n’avait jamais vu, comme une enfant. Je n’y voyais pas là, complaisance, mais

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stupeur, étonnement face à ce qu’elle découvrait, qui enrichissait son patrimoine


culturel d’asiatique. Je l’amenai en voiture, un dimanche, à Esnandes, devant
l’Océan, où l’on fait déjà l’apprentissage de la vue des falaises, à la limite de la
Vendée… En passant près de la pointe Saint-Clément, et de son observatoire, à
deux kilomètres du bourg, une fois sur place, elle parut enchantée au delà de toute
expression :
-C’est ravissant, dit-elle, à la vue de la vasière, avec ses bouchots, à marée
basse. Et troublant…
Des mouettes, des oiseaux, à nids : hirondelles, goélands, guillemots et
autres, striaient le ciel… Nous visitâmes ensuite l’église Saint-Martin, avec ses
façades d’origine romane, sa nef voûtée, les deux sacristies derrière les autels
latéraux, de style flamboyant, la maison de la mytiliculture, patrimoine local de la
culture des moules…

Nous marchions dans la ville, pour faire des achats, dans les rues, aux
façades à encorbellement de la Vielle Ville, ainsi celle du Palais. Elle semblait
ébahie par ce côté typique de La Rochelle. Cela devait la changer du décor factice
de Bangkok, véritable cité moderne, à l’américaine, et les plages surchauffées de
l’océan Indien.

La biographie sentimentale de Sarah dissimulait un photographe, un futur


réalisateur de cinéma, un professeur d’Université fanatique de Nietzsche et de
Mozart. Quant à l’adolescent de son premier amour, il était devenu un chevelu
anachronique, affligé d’un début de calvitie, des pellicules sur les épaules de son
tee-shirt trop étroit. Il se déplaçait lentement, avec une allure d’ahuri manquant
d’hygiène. A ma satisfaction dissimulée, elle finit par le rayer de sa liste de ses
relations. De son passé amoureux, subsistaient encore des témoignages ambigus,
comme les strates successives d’une colline calcaire taillée à vif par l’érosion, ou
la découverte d’un gisement archéologique. Les passions culturelles qui avaient
été les siennes, n’avaient en rien changées, mais une fois séparée de ses anciens
amants, elle se plongeait dans la lecture des livres de Sartre, Malraux, Camus,
Marguerite Duras, ou regardait les films de Lelouch, Eric Rhomer, Fasbinder,
Pierre Granier-Deferre, Sautet, Piala… Elle adorait le film « Le mariage de Maria
Brown »

Il n’y aurait jamais de trêve. Il me faudrait vivre, sans passer un jour, une
heure de ma vie à conquérir Sarah, à la séduire, inquiet, à ruser pour surveiller
l’apparition de n’importe quel danger, de n’importe quel ennemi. C’était sans
importance, mais j’avais compris cela, dès que j’avais fait sa connaissance, sur le
Mail menant au parc Delmas. L’inconnue qu’elle était alors pour moi, allait me
croiser, et me dire, à propos de Slay :
-Quel beau chien !
Celui-ci était venu près d’elle. Avant de le caresser, elle m’avait demandé :

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-Il est méchant ? Il devrait porter une muselière…


J’avais répondu :
-Non, pas du tout.
Nous avions discuté pas mal, à bâtons rompus. C’était une conversation,
sans préjugés, ne portant pas à conséquence, une approche insolite du son de nos
voix, sur des propos indifférents nous servant de mélodie, d’alibi aussi… Un
étonnement, une attirance délicieuse à nous sentir l’un près de l’autre, un caprice
à essayer son charme l’un sur l’autre, par l’entremise de nos regards qui en
disaient plus longs que nos propos pour exprimer notre sympathie mutuelle,
réciproque. J’aimais le dessin de ses yeux, de ses lèvres surtout, dans son visage
fin, en éveil, sa silhouette de blonde rousse que détenait le sex-appeal qui donnait
envie d’elle… Elle m’observait en douce, autant que je l’observais… A travers ce
que nous pouvions dire, son sourire, son rire aussi… L’écho de nos voix qui
vibraient déjà, avec surprise, indifférence, ou détachement. Elle semblait
m’écouter et me répondre, ravie. Je ne me rappelle même pas ce que je lui avais
dit. Je crois que c’était plutôt à propos du temps. Nous entrions dans une sorte
d’été indien lumineux, une arrière-saison qui commençait déjà. Dès cinq heures,
les rayons langoureux du pré-automne se couchaient sur la mer, encensaient les
allées du parc Charruyer, les arbres qui commencer à jaunir, à roussir, d’un jeu
d’ombres et de lumières.
Elle m’avait paru si charmante, d’un charme langoureux par son physique
aux attaches fines, nous semblions tant en symbiose, que j’avais saisi l’occasion.
Je lui avais demandé si elle serait gênée d’être invitée à dîner, le soir-même, dans
un restaurant, pour discuter et continuer à faire connaissance.
La jeune femme avait accepté. Je lui avais donné rendez-vous au Pérot-
Quai, rue Saint Jean du Pérot, un charmant restaurant où le concept de l’unique
repas dans l’assiette était de rigueur, avant de la quitter préalablement le long du
Mail, l’une des plus belles promenades à faire. Je m’étais retourné. Je l’avais vue
suivre le boulingrin long de plus de huit cent mètres, bordé d’arbres jaunissants et
ocre, de maisons anciennes qui partaient de la place de la Concurrence vers le
casino. C’était un jour de semaine. La foule des promeneurs était éparse,
distendue. Le style de sa démarche, vue de dos, m’avait plu. Elle était sacrément
bien balancée, la môme. Elle s’était retournée, m’avait dit de loin, en élevant la
voix :
-A ce soir, vers les huit heures.
Je n’étais pas sûr qu’elle vienne, mais l’expression de ses yeux était imbibé
d’un sourire indicible et charmeur. Elle avait levé légèrement la main, en signe
d’assentiment.
-A tout à l’heure, avais-je répondu. A bientôt !
J’avais ramené le chien chez moi, qui était jeune, alors. Il avait à peine six
mois. Je lui avais recommandé d’attendre gentiment. Il paraissait sentir et
comprendre que j’allais le laisser :
-Sage, reste sage…

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Et je l’avais mis sur le balcon où il s’était assis, sans fermer la porte-fenêtre


de communication… Il avait dû me flairer, m’apercevoir sans doute, dans la rue,
car je l’avais entendu japper, pleurer, à peine. Je m’étais retourné, j’avais aperçu
sa tête dressée derrière le grillage du balcon. Il semblait inquiet, mais je l’avais
rassuré inutilement, avec douceur et autorité, en lui essayant de lui faire
comprendre que je n’en avais pas pour longtemps. Je ne savais pas s’il avait saisi
ce que je venais de lui dire, car il miaulait un peu et restait là, assis sur le bord du
balcon, à m’observer en train de m’éloigner, de ses yeux emplis d’amour. Je
m’étais dirigé vers la rue Saint-Jean du Pérot. La jeune femme était là, à
m’attendre, près du restaurant. J’avais reconnu sa silhouette, sans hâter le pas.
-Vous êtes exacte au rendez-vous, dis-je. J’attendais de votre part que vous
fussiez là, que vous ne me posiez pas un lapin.
Elle se mit à rire gentiment. Nous pénétrâmes à l’intérieur du restaurant…
Le soir, ravi par sa conversation, je l’avais invité à boire un verre chez moi. Elle
avait accepté de me suivre. Le chien, Slay, nous accueillit. Elle n’était partie qu’au
matin. Nous nous revîmes, par la suite. Elle était étonnante de sensualité, quand
elle faisait l’amour. Elle se donnait jusqu’à un paroxysme où j’avais du mal à la
suivre, le cœur battant. Tout juste si elle ne m’arrachait pas la chemise, avant que
je la mis nue, et l’aidais à basculer sur le lit. Puis, une fois l’un sur l’autre, chacun
de nous avait hâte de prendre du plaisir. Elle s’envoyait en l’air, geignant, à attirer
l’attention des voisins, dans une sorte de plainte mélancolique et doucereuse, une
chanson qu’elle fredonnait, qui n’en finissait pas. Puis j’accélérais à coups de rein,
et nous restions collés l’un à l’autre dans une transe émotionnelle où nous
éprouvions du plaisir. Elle allumait ensuite une cigarette. Nous restions un long
moment à penser, nus, étendus sur le lit… Puis j’entendais sa voix, de nouveau…
Le chien venait vers nous, entrait dans la chambre, lui léchait les chevilles… Elle
avait la peau lisse. Il s’approchait d’elle, près du lit. Il sentait l’odeur de foutre de
la pièce, celui de nos humeurs mêlées, et la léchait même dans l’entrejambe,
jusqu’au pubis qu’elle couvrait de sa main, par pudeur. Elle se levait, en allant
ensuite à la salle de bains. Elle se rhabillait, et je faisais de même, non sans être
allé au lavabo pour laver mon sexe.
Nous avions glissé d’un coup de la sympathie à la reconnaissance, vers
l’amour, ou ce que l’on appelle le désir. Ce n’était pas l’effet du hasard, ce
mécanisme de la passion sensuelle, mais une conséquence légitime de se désirer
l’un, l’autre, à croire que nous étions, pour un temps, prédestinés. Il y avait l’attrait
de la nouveauté. Peu à peu, nous prenions connaissance de nos corps respectifs,
de notre système de réactions en présence du désir qui nous dominait.
Parfois, je me faisais l’effet d’être un infirmier assidu qui l’avait soignée
avec patience et habileté, qui avait changé ses draps trempés, après quelques nuits
entières de délire et de fièvre, qui lui avait rendu peu à peu le courage et le désir
de vivre.
-C’est toi qui m’a reconstruite, me dit-elle, un jour, comme si j’étais un vase
de porcelaine brisé en mille morceaux, parce que tu as eu la patience et le courage

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de le recomposer, à en collant les bouts, en entier, en appréciant les plus petits


détails, sans négliger le moindre morceau, les moindres particules. Je te rends
grâce de cela, de m’avoir sauvée.
J’ai réfléchi alors à ce qu’elle venait de dire :
Avec d’autres hommes, peut-être, Sarah aurait-elle dérivé vers un désordre
irréfléchi, basculé dans un chaos douloureux et stérile, une espèce de stupeur en
face de son propre désastre, dans lequel il y avait une sorte de complaisance fatale
à se détruire. Je pensai à un quasi-alcoolique en état de se soigner, qui capitule
devant un verre, à quelqu’un peu enclin à l’hygiène qui abandonne la pratique
quotidienne de se laver pour finir par s’habituer de vivre dans un dépotoir, au
fumeur invétéré atteint d’un cancer du poumon qui hésite devant la dernière
cigarette, au risque qu’elle soit fatale…

***

Elle vivait antérieurement avec un peintre inconnu qui cherchait sa voie. Elle
fumait, à cette époque, deux paquets de Stuyvesant, par jour, transportait dans son
sac des kleenex usagés, du tabac à rouler, des feuilles de papiers à cigarette, en
vrac, des excitants et des somnifères. Le peintre s’appelait Luc Demestre. S’il
l’avait ébloui par ses allures de génie, la puissance visuelle de sa peinture, le
couple qu’ils formaient, dériva rapidement, de manière prévisible, vers un
tortueux enfer d’abandons, de réconciliations, d’infidélités, de fuites. Certes, il
n’est pas facile de vivre avec un artiste.

Dans la ville, ailleurs, on disait que Sarah avait eu une influence décisive
sur le début de son succès. Elle l’avait encouragé, voire rendu plus sensible à la
réalisation de ses œuvres, rendu meilleur, et aidé à élargir ses perspectives par
l’influence bienfaisante de son admiration. Les relations familiales qu’elle se
refusait à admettre pour elle-même, elle les avait utilisées afin de trouver des
acheteurs pour ses toiles, d’attirer l’attention sur ses œuvres, de négocier des salles
pour les exposer. Elle avait mobilisé ses amis dans les journaux, les radios, pour
obtenir des interviews, avec une ténacité, une audace, dont l’apprenti peintre
manquait. Elle s’était donnée un rôle d’impresario ou d’agent de marketing, parce
qu’elle avait du fluide pour les relations humaines, le sens du commerce pour la
communication, l’entregent qu’il fallait. Cela s’appelle un don. Le peintre s’était
senti un peu débordé. Il se voulait farouche et maudit, récalcitrant à toute forme
d’influence, car seules comptaient pour lui l’expression de son art, la réalisation
de ses toiles, en niant l’effronterie cynique et mercantile du show-biz. Il va sans
dire que quand Sarah rencontra Luc Demestre, personne ne croyait à la valeur
marchande de sa peinture, même pas lui. Elle s’attacha à lui donner confiance, et
ce fut pour elle, comme un sacerdoce. Sarah le convainquit qu’il était
véritablement un peintre, que l’indifférence des autres devant son œuvre ne
correspondait pas à la médiocrité de ses tableaux, mais à celle du public, à la

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misère culturelle de la province, à ceux qui avaient des yeux pour voir et regarder.
Lui vivait plutôt en solitaire, plutôt égaré dans le haschich et le gin. Elle avait tout
fait pour le lancer, au détriment de sa santé. A sa manière, il commença à prendre
confiance en lui. On aurait pu croire que l’enthousiasme de Sarah, sa virulence à
admirer et faire état de ses œuvres devenait contagieux, que la conviction qu’elle
avait de son talent se transmettait aux autres comme une épidémie, comme un
virus, une pandémie. Elle se trouva elle même, aussi, grandie par son rôle, mais
sans qu’elle s’en rendît compte, elle construisait son propre malheur. Le contact
difficile avec Paris déclencha en Luc Demestre une évolution qui acheva de lui
tourner la tête, le transforma en une abominable caricature de lui-même. Il se créa
un nouveau personnage, au lieu de rester lui-même. Il ne pouvait pas toujours se
permettre, pour des raisons financières, que Sarah l’accompagnât et prît le train,
lors de ses voyages dans la capitale. Trop généreuse, par principe, pour éprouver
comme tant d’autres femmes, une jalousie, sans justification, Sarah se rendit
compte que Luc Demestre changeait, à vue d’œil, avec une rapidité excessive, que
la découverte de son talent dévoilait sa vraie nature. Il semblait ne plus la voir de
la même façon, comme si l’éveil de sa renommée le détachait d’elle.
Finis les chandails à cols roulés, ses pantalons de velours, ses solides
godillots. Ils firent place à un habillement capricieux où ne manquait ni le cuir
noir ajusté, ni des tissus imitations zèbre ou léopard. Il rasa sa barbe, raccourcit
les pattes de ses cheveux, se fit un nouveau look. Surprise, stupéfaite, Sarah essaya
de rester encore à ses côtés, de donner une noble justification aux changements
qu’elle le voyait prononcer dans ses propos, ou faire, dans son comportement,
comme si elle ne remarquait pas ses chaussures effilées, son goût pour la musique
disco, le e-pop, ses activités mondaines, liées à l’usage de la cocaïne. Le Luc
Demestre dont elle était tombée amoureuse était un artiste revêche, timide, affligé
de misanthropie, une sorte de Polyeucte brisant les idoles, abhorrant les habitudes
de vie, les idées courtes des petits bourgeois, en amateur de haschich, d’alcool,
étranger à toutes les conventions sociales possibles. Un nouveau peintre
commença à se faire jour, après les premiers voyages à Paris, comme s’il y avait
bouleversement prévisible du personnage. Il revenait avec des airs de diva
excentrique, passablement efféminé, tributaire des flatteries et de l’argent, habillé
comme une gravure de mode. A croire qu’il avait viré, à l’opposé de ses
convictions anciennes, qu’il reniait le peintre solitaire qu’il avait été. Il commença
d’être entouré d’une cour de jeunes disciples, qui venaient lui rendre visite de la
capitale. Ceux-ci se donnaient entre eux des prénoms féminins, répétaient les
phrases qu’il prononçait, partageaient une allure et un comportement sectaire
ahuri. Le peintre se déclara désormais fanatique de dessins animés, des
nouveautés les plus branchées de musique, tel le rap. Aux heures noires de
découragement, il avait confié à Sarah qu’il préfèrerait brûler ou jeter ses toiles à
la décharge, plutôt que de s’humilier, en acceptant les exigences commerciales
des galeries. Depuis qu’il avait des relations, selon lui, d’avant garde, c’était
l’ouverture de ses marchés, en cette période de crise, cependant qu’elle avait du

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mal à le reconnaître : il avait viré au rose bonbon, voire même changé de voix.
Cela se sentait au ton qu’il employait. On aurait dit qu’il maniait les mots, avec
onctuosité, devenu snob et précieux, tout à coup, avant de partir d’un immense
éclat de rire, comme s’il riait de lui-même… Pourtant, ils passaient parfois des
nuits d’amour, presque semblables à celles des temps anciens, sous la stimulation
de la cocaïne qui remplaçait les pétards de haschich. La cocaïne stimulait
prodigieusement le désir sexuel, son usage n’avait rien à voir avec le bricolage
des drogues douces, ni avec la crasse sordide de l’héroïne.
Quand Sarah me raconta ces choses, j’avais l’impression qu’elle se trouvait
dans un autre monde, qu’elle vivait encore cette histoire, qu’elle n’en avait pas
finie. Le vécu des autres m’indifférait, me pesait. Je n’étais pas curieux des vices,
des récriminations qu’elle nourrissait à l’égard d’un personnage qu’elle avait
connu, qui faisait partie de son vécu, que je n’avais jamais vu. Avant qu’elle n’en
fît état, je n’avais jamais entendu parler de l’existence, ni de la notoriété artistique
de Luc Demestre, qu’il y eût des gens, à La Rochelle, qui s’adonnaient à la cocaïne
et menaient une vie aussi bohème et désordonnée.
Lors d’une première exposition personnelle qu’il inaugurait dans la
capitale, elle n’eut pas la patience d’attendre jusqu’au vendredi soir, jour qu’elle
s’était fixée pour le rejoindre. Elle prit le train Corail vingt-quatre heures plus tôt.
Elle arriva avec le matin. Dans le vaste entrepôt où se trouvait la galerie, baptisée
le loft par Demestre, dans la lumière blafarde de l’aube d’une pièce attenante
aussi, sous la vaste verrière, Sarah vit ce qu’elle n’aurait jamais dû voir : son
amant agenouillé et nu, à côté d’un lit, autour duquel était suspendu des tableaux
sans cadre, aux draps tachés de peinture. Il n’avait pas perçu le bruit de la clef
tournant dans la serrure, suivi d’un bruit de pas étouffé, féminin, qui se rapprochait
dans la salle. Luc Demestre tourna la tête, à temps, au-dessus des reins et des
genoux écartés de quelqu’un qui était couché en travers du lit. Sarah prit
conscience de l’impossible, de ce qui ne pouvait jamais arriver. Dans la pénombre
de l’aube, elle parvint à distinguer le visage d’un éphèbe de ses admirateurs qui
se prêtait à la sodomie. Elle tourna les talons, hâta le pas, sans même claquer la
porte, de peur qu’en tournant de nouveau les yeux, elle revît ce qu’elle ne voulait
pas voir, qu’elle avait vu cependant, sans pouvoir jamais chasser cette scène de sa
mémoire. J’ai tenté d’imaginer son visage mouillé de larmes, défiguré par
l’amertume, dans sa débâcle. Mais elle était une femme forte. Peut-être n’avait-
elle que les yeux secs. Il y a des constatations, des mises au point, qui font mal.
Je fis connaissance d’elle, un peu plus tard…

***
Je reviens en Asie. Sur le plan mental, j’ai besoin d’air, d’orienter mon
regard sur un paysage qui suscite une ambiance différente dans l’éclat d’un jour
aveuglant où je me situe, face à l’incandescence solaire qui projette sur le sol et
les choses, sur le visage des humains, une impartialité sévère.

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Nous avons travers le Mékong par le pont du « sida ». Nous sommes à


Vientiane, une ville qui n’a ni l’allure, ni les yeux d’une grande capitale, avec ses
millions d’habitants, ses embouteillages monstres, ses regards aux visages
marqués par l’agacement, ou le stress. Des petits magasins d’artisanat locaux, sur
l’avant plan des méandres du Mékong, visibles sous un ciel bleu, un grand soleil,
des pagodes… Il y a le calme de la cité imprégnée de zen, de la convivialité des
Laotiens. Les gens sourient, avec des yeux rieurs. Les Laos prennent leur temps.
Leurs gestes sont calmes et mesurés. On les sent modestes, et vivotant… C’est le
système D, mais ils font preuve de générosité, avec une propension à faire la fête,
du matin jusqu’au soir. Le « baci » réunit les bons esprits, à l’encontre des
mauvais génies, lors d’occasions de fêtes particulières, mariages, naissances, bons
rétablissements. Chaque invité noue un fil de laine blanc au poignet de la personne
concernée, fait un vœu, les mains jointes, à l’asiatique. L’événement se prolonge
par un buffet arrosé d’alcool, le « beerlao », bière locale, ou le « lao lao », alcool
de riz à quarante-cinq degrés. Devant chaque porte, chaque échoppe, les
autochtones, toujours dehors, étalent sous nos yeux leur pan de vie. Il y a les vieux,
marqués de rides, aux coins des yeux et des lèvres, qui côtoient les bébés que porte
leur mère, dans des foulards noués en bandoulière. Il y a les chats, les chiens
maigrichons… La rue grouille, vit. On n’en finit pas d’être ravi par ce peuple qui
vit dans une harmonieuse simplicité, peut-être un certain détachement à l’égard
des biens matériels qu’ils ne possèdent pas, ou dont ils n’ont pas conscience. Nous
avons dû nous rendre à l’Ambassade du Cambodge, pour obtenir un visa, en
échange de dix mille kips. Nous nous y sommes rendus avec la jeep qui nous a
permis de venir, depuis Chiang Mai. Mais nous avons acheté notre visa
vietnamien, par l’intermédiaire de notre Guest House, située dans le centre, un
peu à l’écart, pour cinquante-cinq dollars. Partout, des petits bouibouis, des
marchants ambulants qui proposent des fruits, des brochettes grillées, des gâteaux,
du riz gluant… Les chants des coqs se mêlent au bruit des mobylettes, ou à des
gros 4x4 qui sillonnent les rues. Les conducteurs de « tuk-tuk » abordent les
passants, et le risque de traverser la rue semble une épreuve de force. Les maisons
de bois avoisinent les immeubles neufs, de quatre, cinq étages, qui ont l’air de
pousser comme des champignons. Les « guest house » sont remplis de touristes…
Dans le visage de la nature encore présente, on remarque des palmiers, des
cocotiers, des bambous, des palétuviers… Des fils électriques distendus semblent
pendre le long de petites rues, en terre battue, même si la vague de bitumer la ville
est en cours. Le goudron, le ciment, coulent à flots, dans les rues principales. La
nuit tombe, il fait bon flâner le long du Mékong où le soleil se couche, dans les
marchés éclairés aux ampoules. Anh est ravie. Nous regagnons notre « guest
house » nommée Syri 1. Dans la chambre spacieuse, avec un grand lit pour une
trentaine d’euros, la douche se réduit à une pomme de douche accrochée au dessus
des cabinets. Le « boppeniang », le « c’est pas grave, pas de problème » se dit
avec le sourire, et il y a toujours la présence des ancêtres qui parlent français avec

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une humilité qui séduit et rassure, si même on se trouve dans une situation
catastrophique.
Au matin, nous prenons la route de la frontière vers le sud Laos, au
Cambodge. A la vue des territoires khmers, dans le lointain, le contraste est
saisissant. Plus de forêts, mais des terres brûlées, dont les bois précieux coupés à
l’export pour réaliser les meubles de tek, et autres parquets luxueux, ont disparu.
Un dallage de troncs coupés à la base, à perte de vue. Quel gaspillage, quelle
ignominie !
Il faut payer des bakchichs aux douaniers pour entrer au Cambodge, c’est
de rigueur : entre deux et cinq dollars. La route mène à Kratie, aride, vide. On y
croise une voiture, toutes les heures, quelques motos pétaradant dans des villages
de paillotes, des chars à bœuf, sur le bord du chemin. Les enfants sont partout,
dans la chaleur étouffante, à l’ambiance paisible. Kratie, la grosse bourgade au
charme décrépi s’étend sur la rive gauche du Mékong, au milieu d’îles formées
par les méandres du fleuve nourricier qui favorise l’habitat du dauphin d’eau
douce. Au bord des berges, une rangée de cahutes propose des sculptures
représentant, quasiment à l’identique, des couples de dauphins enlacés. Plus
expressives que leur modèle dont l’immersion respiratoire périodique garantit
d’entrevoir leurs frimousses. L’homme a des techniques de pêche violentes :
électricité, explosifs, pêche à la dynamite, filets inadaptés qui déciment sa
population…
Nous sommes déjà loin du « Friendship Bridge », au nord de Chiang Mai,
deux jours nous séparent du pont de l’Amitié, de la route 212 abîmée par les
intempéries, qui part de Nongkai, à quelques kilomètres de Vientiane, pour longer
le Mékong jusqu’à Mukdahan, où se trouve un second pont, plus récent. Le cours
du fleuve forme un bief aisément navigable, interrompu plus loin par les chutes
de Khemmarat, au sud du Laos. Notre itinéraire routier a traversé des sites
intéressants, telle la réserve animalière de Phu Wa, près de Paksé. A Mukdahan,
la route principale s’éloignait du fleuve pour atteindre Ubon Ratchathani...
Chaque année, à la veille du carême bouddhiste, d’énormes cierges sculptés
dans les temples sont montés sur des chars et promenés dans les rues de la ville.
Wat Phra Phanom est le plus connu des temples bouddhiques. Dominant le
Mékong, son « chedi » haut de cinquante deux mètres serait l’un des plus anciens.
Il abriterait un côté de Bouddha. L’effondrement de la flèche du « stupa » dû à un
orage de mousson, en 1975, fut considéré comme un mauvais présage, sa
reconstruction immédiatement ordonnée. Les travaux de réfection mirent à jour le
monument original : un « prang » d’un petit temple hindou de style Khmer. Le
long de la route, le bruit du Mékong nous suit, étourdissant, ses masses d’eau
tordues en tous sens. Entraînant les masses d’arbres au milieu des rochers, les
alluvions de toutes sortes, tournoient dans l’écume. Le fleuve est rempli de
déchets, et l’eau s’élève à plusieurs mètres de hauteur. Nous poursuivions la route
cahotante, avec la jeep. Le sud du Laos était jadis couvert de forêts de mousson
où la vie sauvage s’épanouissait, aussi bien qu’en Isan, au nord de la Thaïlande,

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mais la déforestation, l’accroissement de la population, eurent pour effet de


dénuder de vastes surfaces : les espèces d’origine n’ont pu se maintenir que dans
les parcs nationaux, ainsi les animaux sauvages autrefois présents sur l’ensemble
des territoires. Près de deux cents éléphants, quelques deux cent tigres hanteraient
encore la forêt de Khuo Yai, ainsi que les léopards, l’ours, le kouprey, le gaur de
la « Voie Royale ».
A Chiang Mai, louer un 4x4 fut aussi simple que d’acheter un ticket de bus.
J’avais vérifié la jeep en état de marche, contrôlé les freins, les feux, le niveau
d’huile, avant de régler ma caution pour sa location. Certes, j’ai abusé de la
situation, j’ai enfreint les règles, mais j’avais déjà franchi la limite d’un
comportement qui n’était plus légal. On n’aurait pas dû me prendre pour un
touriste.

Le soleil se levait sur le Mékong. En quelques minutes, les flots passaient


du gris à l’orange, puis au brun trouble caractéristique du grand fleuve. Des petits
bateaux émergeant de la brume, filaient à la surface des eaux et s’évanouissaient
comme avalés par l’invisible frontière du nord du Cambodge. Le silence, le long
des berges verdoyantes sillonnait la route, d’où nous distinguions la vue des
montagnes bleutées, de l’autre côté du fleuve. La jeep s’enfila sur un petit chemin
de terre rouge, en pleine forêt. Le chemin de terre se transforma très vite en
véritable route impraticable, passage d’eau jusqu’à mi-portière, troncs d’arbres
qui la coupaient, trous que l’on sentait bien sur la carrosserie, lorsque le chemin
s’enfonçait… La piste aboutit sur une énorme route fraîchement goudronnée. Je
dus négocier notre passage avec les douaniers, et j’obtins finalement le fameux
visa, avec le tampon d’entrée, ravi de déranger ces messieurs, en train de dîner.
La nuit était complètement tombée, quelques éclairs illuminaient le ciel. Très vite
la grande route fut remplacée par une nouvelle piste, en terre battue. Dans la nuit,
sur le bord du chemin, on arrivait à voir quelques gens, un peu partout, des
barbecues qui brûlaient, par ci, par là, quelques maisons sur pilotis…
Nous avions dormi dans la sala du village. En fait, peut-être quelques
heures, ou que d’un seul œil… Je me souviens qu’à proximité du grondement des
chutes de Khon Phapheng, nous fîmes halte, avec la jeep. Je devais être dans un
rêve de surface, ni tout à fait endormi, ni éveillé, comme dans les limbes qui
flottaient au fil du fleuve… Sur dix kilomètres de large, des centaines de cascades
écumantes, des chenaux tumultueux, remplissaient l’air de leur vacarme. Les
riverains l’appelaient la voix du Mékong.
Installés sur la berge, Anh et moi, nous dégustions un déjeuner insolite de
poisson frais, de viandes séchées et de salades dans des assiettes de porcelaine que
nous avaient offert les paysans, contre un peu d’argent, à proximité de leur
bourgade constituée de paillotes. Il fallait monter avec une échelle pour accéder à
l’intérieur de leur habitation. Ils étaient pauvres, mais tout reluisait de propreté.
Je m’éveillai presque, puis replongeai dans les limbes : nous avions aperçu des
dauphins d’eau douce, Anh et moi, au delà des chutes. Les bondissants

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mammifères gris-ardoise se rassemblaient en bande, en fin d’après-midi. J’étais


comme inquiet, dans mon rêve, absorbé, happé par l’idée de notre départ et du
trajet qu’il nous restait à faire, sur le qui-vive… L’impact du décor insolite qui
m’entourait, à la venue de l’aube, le cri des crapauds buffles dans les rizières, près
du fleuve, m’éveillèrent, avec le premier chant de coq. Mais le village était déjà
levé, en activité… Nos hôtes de la veille vinrent nous chercher pour nous inviter
à boire un peu de thé…
Nous repartîmes dès qu’il fît jour, le long de la route cahotante, en frôlant
des villages à demi cachés derrière des massifs de bambous, des papayers. De loin
en loin, une petite embarcation de pêche jaillissait de la berge. En fin d’après-
midi, nous fîmes halte dans un autre village… Le mode de vie autarcique des
habitants apparaissait de façon flagrante, sur les bourrelets du Mékong et les
rivières affluentes. Les jardins vergers situés en avant berges étaient cultivés tous
les ans, en raison de la fertilisation par les alluvions : plantes à cycle court, maïs,
légumes… Sur les zones inondables, en arrière berge, étaient aménagées les
rizières, à l’aide d’outils manuels et attelés. Les villageois dépendaient
entièrement du fleuve pour la nourriture, de l’irrigation des cultures et des
transports. Le soir venu, des familles entières se lavaient dans le fleuve, ou y
jetaient des filets. En aval, les vêtements étaient savonnés, soigneusement étendus
sur la berge, pour sécher. Au village, un mini « guest house » nous accueillit. Un
gros orage éclata au dessus de nous. Les fenêtres, les toits de l’habitation
ruisselaient sous un véritable déluge. Dehors, quelques enfants jouaient, non loin
de la berge, sous la pluie. Les craquements de la foudre étouffaient leurs jeunes
cris. Nous repartîmes au petit matin, dans un ciel couvert, un soleil masqué par de
lourds nuages. L’air était frais, une brise agréable courait sur le fleuve, le vent de
la vitesse nous fouettait le visage. Le village que nous venions de quitter, avec ses
pittoresques maisons de bois, était perché sur la rive, parmi les cultures.
Un bateau à moteur remontait le fleuve… Sur son toit, en terrasse, des gens
étaient groupés. Nous avions achetés des chapeaux, au bazar du village, des
raquettes de pain, des bouteilles d’eau, du coca-cola, et d’autres provisions pour
nous soutenir tout au long de notre trajet vers le sud, vers le delta, vers Ho Chi
Minh-Ville. Il nous restait à passer la frontière…
Au poste de douane de Prek Chak, nous quittâmes la route rouge
caractéristique, quasi symbolique du Cambodge. Avant d’obtenir le visa d’entrée
au Vietnam, il y eut des formulaires d’immigration à remplir, dont la taxe prélevée
finit tout droit dans la poche du militaire de service. La frontière cambodgienne
franchie, le Mékong s’éclatait en neuf bras, pour rejoindre la mer. Les vietnamiens
l’appellent Cûu Long, ce qui veut dire, les neufs dragons. Des cargos chargés
lourdement, en partance pour le Cambodge, remontaient le fleuve. Des jonques
ventrues de pêcheurs en descendaient le cours, avec leurs yeux rouges et noirs,
peints sur la proue bombée qui semblaient leur donner vie. Ces yeux redoutables
du dragon mythique qui attiraient les bons esprits tutélaires du fleuve et de la mer.

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La région du delta est une terre basse, très plate, où le grand fleuve s’étale,
paresseux, comme s’il n’était pas pressé de rejoindre la mer. Il y a son désir de se
rouler encore et encore sur la terre chaude, de la fertiliser, une dernière fois. Que
peut-on éprouver face à une terre si belle, parée de cocotiers, de bananiers,
d’aréquiers, de manguiers, parfumée de jasmin et d’irrésistibles frangipaniers ?
Elle ressemble à la saveur des fruits qu’elle donne, gonflée de soleil et de jus
délicieux. Beaucoup de motos-pousse et de motos-tire, encombrent la route. Il y
a plus d’eau que de terre, quand il fait beau, et c’est un paradis. La pluie renverse
le monde. Les vietnamiens pataugent dans la boue, se lavent dans le fleuve ou
dans les canaux, par milliers. Le moindre commerce possède un petit temple dédié
aux dieux de la chance que représentent un homme au gros ventre, et un vieillard.
Des bâtonnets d’encens brûlent en permanence, sur le tabernacle voué au culte
des ancêtres, afin de garder présent à l’esprit la mémoire des morts. La route
sillonne des bambous, palmiers, cocotiers, en rangs serrés sur la berge. Les gens,
le chapeau conique sur la tête, les pieds dans l’eau couleur de terre, nous voient
passer. Les branches flexibles des arbres forment une haie d’honneur aux jonques
glissant dans un enchantement d’eau jaunâtre et tiède, aux reflets de lumières et
de verdure, comme issue d’un mystérieux corps humain qui invite au bain.
La route mène à Sadec, à la chaussée terriblement délabrée, compensée par
le plaisir immense de se voir s’enfoncer dans le paysage mythique du delta.
Pendant plus de quatre heures, nous longeons de multiples bras, des affluents, ou
confluents du fleuve. La voie où nous roulons, est souvent bordée de canaux de
largeur variable. Les gens, ici, se déplacent plus en barque qu’en voiture. Le long
de la route, il y a aussi des petites maisons et des boutiques. Une véritable haie de
feuillages nous accompagne sans discontinuer. Le trajet paraît long, à cause des
ponts en voie de rénovation. Aux approches de Sadec, un orage menace… Nous
sommes à cent cinquante kilomètres au sud d’Ho Chi Minh Ville. Sadec semble
un petit bled perdu au milieu des eaux boueuses, autrefois surnommées le « jardin
de la Cochinchine », à cause des terres fertiles. Une grande averse se déverse sur
nous, la pluie comme elle tombe en Asie, en un rideau opaque, furieuse,
précipitée… Nous arrêtons la jeep, nous allons nous abriter dans une boutique
genre buvette d’une grande avenue bordée de palmiers, où subsistent quelques
maisons coloniales défraîchies. Elle donne sur des ruelles aux bicoques
raboutées… Un marché, des restaurants, une pagode rouge, une ancienne maison
en céramique bleue, le Sadec hotel, un hôtel lugubre, de facture communiste, gris,
massif et dépourvu de la moindre idée de confort. Les chambres sont hors de prix.
Nous repartons, navrés. Nous trouvons rapidement un petit hôtel privé,
extrêmement confortable, en plein centre ville, face au marché, à un prix très
raisonnable, le Huong Thuy.
Une fois installés, la jeep garée, à proximité de l’hôtel, nous partons à la
recherche d’un petit resto. La pluie s’est calmée, devenue désormais lancinante,
monotone… Les gens ressortent, dehors, les chiens aussi. Les yeux qui nous
observent sont plutôt étonnés de voir un occidental en présence d’une asiatique,

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mais leur réaction est agréable. De nombreuses personnes en scooter, nous


saluent, en riant. Après un repas de porc au caramel, en face de l’école que
dirigeait la mère de Marguerite Duras, nous nous installons à une table d’un petit
troquet qui sert des bières locales. Là, encore, les gens nous adressent de petits
gestes amicaux, simplement d’être là, en leur présence. Je suis avec Anh, ma fille
Anh, qui en a l’air. Un vieil homme vient nous demander des cigarettes, en
français. Nous rentrons à l’hôtel, un peu grisés par l’alcool, presque détendus par
l’accueil chaleureux de la ville, qui a couvé les amours relatés dans l’Amant. Avec
le soir qui tombe, devenu teinté d’étoiles, nous faisons quelques pas, au milieu de
véritables dînettes installées sur le trottoir. Sur la terrasse de notre chambre, le ciel
devenu pur nous offre un coucher de soleil magnifique sur les toits, un ciel
grandiose traversé d’un arc-en-ciel splendide.

Pour quitter Sadec, nous traversons un bac, sur un bras du delta. Il y en a


deux. Nous avons arrêté la jeep sur le ponton du bac. Anh est dans la lumière
limoneuse du fleuve, à dix mètres de moi, accoudée au bastingage, et sourit. Dans
le soleil brumeux du jour qui vient de se lever, déjà dans la réverbération du soleil
sur le fleuve, les rives paraissent effacées, ses bords mêlés à la ligne fluide de
l’horizon. Le fleuve coule sourdement, pas de vent en dehors de l’eau. De temps
en temps, par rafales légères, des bruits de voix, assourdis par le ronflement
continu du moteur du bac, des aboiements de chien, qui viennent de derrière la
brume, de tous les villages. Autour du fleuve, à ras bord, les eaux en marchent
traversent celles, stagnantes, des rizières. Anh paraît contente d’être venue à
l’endroit où sa mère est née, à Sadec, près de Vinh Long… Elle n’ajoute rien, elle
regarde le fleuve, se tourne vers moi et me sourit…
-Comme c’est beau, dit-elle, je suis contente d’être venue ici…

***

La jeep tomba en panne à Can Tho, deuxième ville importante du sud, avec
ses deux cent milles habitants, à cent-soixante kilomètres d’Ho Chi Minh Ville.
Nous nous trouvions à proximité du port Ninh Kièu et de ces quais, au bord du
fleuve… L’embrayage a cassé. Impossible de passer les vitesses, avec peut-être
aussi une bielle de coulée. Je me souviens être parti à la recherche d’un garage.
On m’indiqua l’un des plus importants de ce coin de ville, près du port. Le chef
d’atelier n’avait pas de pièces de rechange. Le moteur était quasi mort, aussi cher
à réparer que le prix de la voiture. Je décidai de la laisser en la négociant au rachat
qu’il me fixa, à bas prix. Elle n’était pas à moi, je n’avais pas de carte grise. Le
revendeur voulait la réparer et la revendre, plus tard. Je dus me résoudre à la
laisser pour une poignée de billets de mille dôngs. Nous avons recherché un hôtel
dans cette zone du port de Can Tho, où poser nos bagages. Puis nous sommes

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ressortis, en direction du fleuve. Dans la perspective des quais où des cargos


étaient amarrés, des constructions navales, cimenteries, une usine électrique… La
région vit du commerce des arbres fruitiers, en passant du mangoustan, du
bananier, de l’oranger, à la canne à sucre, etc… L’élevage de la volaille,
l’exploitation du « melaleuca », de la mangrove, de la production de sucre, de
saumure de poisson y est bien développée. Mais pourquoi, notre pérégrination
dans ce coin du port, nous fit-elle tomber sur une rencontre que je n’attendais
pas ? Comment se fait-il que Sarah et moi, nous fûmes de nouveau mis en
présence, que je reconnus sa silhouette venant vers nous ? Elle venait de
descendre de la rampe de coupée d’un bateau, et se trouvait sur le quai. Elle n’était
pas seule, deux hommes l’accompagnaient. Sa surprise fut énorme, d’emblée,
instinctive, autant que j’en fus stupéfait, en m’apercevant :
-Tiens, Maurice ! Comment se fait-il que je te trouve ici ?
Elle s’approcha, me fit deux bises sur les joues, avec attendrissement, se
recula ensuite, eut un regard circulaire, avant de le stopper brièvement sur Anh,
puis revint à moi, avec une expression de stupeur inattendue. Elle ajouta :
-Ah, je comprends ! Je nécessitais une remplaçante… Pas mal, tu n’as pas
mauvais goût. Tu l’as achetée où ?
Je partis d’un rire indéfinissable, sans répondre à sa question, et lui
demandai :
-Comment se fait-il que je te trouve en Asie ?
-Une vieille histoire. Tu connais mon amour pour les temples Khmers ? J’ai
profité du départ de ces messieurs, pour partir avec eux.
Elle se retourna et me présenta tour à tour, les deux hommes, assez
correctement habillés.
-Sir Baldwin, et Van Fritzbauer, de Rotterdam.
Les deux individus nous saluèrent à peine, Anh et moi. Ils nous voyaient,
du bout des yeux, simplement. Le contact fut difficile, comme si un mur de silence
nous séparait, ou bien que je les apercevais au travers d’une vitre en plexiglas. Les
sons qu’ils auraient pu émettre étaient inaudibles, autant que les paroles que
j’aurais pu leur adresser. Il n’y avait pas de contact du tout, seulement une
indifférence maligne, presque malsaine, de part et d’autre. Nous nous préparions
à repartir, à leur tourner le dos, Anh et moi. Cela en aurait été fini, si Sarah n’avait
pas fait un pas vers nous et ne m’avait pas arrêté, en posant sa main sur mon bras :
-Attends ! Vous rentrez, en France ? Pourquoi ne feriez-vous pas un bout
de chemin avec nous ? Notre prochaine destination est la capitale, Hanoi. Pour
vous, partir de l’aéroport d’Hanoi, ou de celui d’Ho Chi Minh Ville, n’est-ce pas
pareil ?
Je ne répondis pas directement à sa question. Mais après un moment
d’hésitation, je consentis à dire, en montrant de loin, le garage :
-J’ai cassé le moteur de ma jeep. Nous souhaiterions embarquer pour
Saigon, et rentrer en France.

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Elle se retourna, désigna le navire, à quai, d’où elle venait de descendre, en


compagnie des deux hommes :
-Si vous le souhaitez, vous pouvez prendre place avec nous. « La rose de
Chine » remonte jusqu’à son port d’attache, Hanoi. Nous sommes cinq européens,
le commandant Fervent, un Américain, et ces deux-là, dit-elle, en les désignant.
Le reste de l’équipage est asiatique. Ah, j’oubliais le second : cela fait six ! Il y a
de la place, assura-t-elle, c’est un cargo mixte. Si tu le veux, tu peux réserver pour
le voyage, avec mademoiselle ?
-Anh. Elle s’appelle Anh, dis-je.
-Toi et la petite… Nous, nous continuons jusqu’au Japon, jusqu’à Tokyo.
-Ah, ton amour de l’Asie ! Tu avais besoin de t’évader aussi ! Absolument
incroyable !
Nous fîmes quelques pas, à part, sur le quai, comme si la connivence entre
nous existait toujours et qu’elle avait choisi de m’entraîner, afin d’être seuls, un
instant, séparés des autres :
-J’ai vu des temples Khmers, un peu partout… Angkor, etc… De quoi faire
un reportage sur la pensée bouddhiste…
Elle m’observa, un instant, le regard à la fois sensible et perspicace, éclairé,
le visage souriant. J’ai senti qu’elle brûlait d’envie de s’extérioriser davantage.
Pourquoi ?
-Il faut que je te raconte… Une source d’émerveillement renouvelée, à
chaque pas.
Elle avait besoin de se confier, comme si les deux hommes qui
l’accompagnaient, par indifférence, ou écrasés par la chaleur, ne pouvaient pas
comprendre. Anh se trouvait à quelques pas de nous, seule, sans parvenir à saisir
le sens de nos propos. J’avais vraiment la sensation de délaisser ma chérie, et
tournai mon regard dans sa direction, afin qu’elle ne se tourmentât pas. Sarah
continua :
-A la vue des sanctuaires dédiés aux divinités indiennes, à ces rois déifiés
d’un royaume disparu, ce monde de mythes, de légendes, de symboles, où la
beauté des scènes sculptées sur de superbes bas-reliefs est magnifiée, je me
dépêchais de tout voir, avec empressement, comme si l’investigation du temple
montagne allait soudain m’échapper. Je m’étais engagée à tout voir, en venant ici.
Cela nécessitait de gravir une volée de marches, pour disparaître et apparaître,
plus bas, entre deux piliers d’une salle baignée de pénombre. Dans l’embrasure
d’une fenêtre, je m’avançais, éblouie par la lumière animée de millions d’atomes
de poussières, en suspension. C’est pourquoi je me réfugiais, parfois, dans
l’ombre. La clarté était trop intense à supporter, l’ombre était salutaire… La
stature grandiose du temple d’Angkor m’impressionnait. J’admirais, saisie de
respect. A quoi auraient servi des paroles pour louer une œuvre architecturale qui
n’a pas son équivalent sur le globe ? J’étais seule, il y avait d’autres touristes aussi
silencieux que moi. Leurs pas craquaient, dans le silence, incongrus… Il fallait

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voir Angkor Vat. J’avançais, de nouveau, dans une d’extase, une phase
d’émerveillement toujours croissante…
-J’ai déjà visité Angkor Vat, dis-je, jadis… Le long de galeries bordées de
balustre en pierre tournée, le soleil fuse en permanence, incandescent. En
traversant des salles, on grimpe des gradins abrupts pour accéder à une tour
sanctuaire centrale qui domine le site et la grande forêt alentour. Les arbres y sont
hauts de plus de cinquante mètres. Oui, on se sent imprégné par l’atmosphère
souveraine de l’œuvre encore debout, on vibre du plaisir infini qu’elle influe.
L’imagination se transporte au delà de la réalité de simples blocs de pierre ! Les
architectes de restauration lui ont enlevé un peu de son magnétisme légendaire,
les milliers de visiteurs ont fini par la déposséder de son âme, avec ses cinq tours
annelées ? Angkor Vat ! Qui n’a pas rêvé d’entendre la musique sculptée qui nous
révèle, après dix siècles, le rythme lent et ondulant de la danse des « apsaras » ?
Cette basilique, fantôme immense et imprécise ensevelie dans la forêt tropicale,
avec ses monstres rongés par le temps, tous barbus de lichens, qui en gardent
l’entrée ? C’est si vaste aussi, que l’on s’y perd !
Nous nous assîmes quelque part à l’ombre d’un manguier, d’un aréquier,
de quelques cocotiers, sur une herbe courte. Anh nous avait suivis. Elle écoutait
ma voix, seulement :
-A l’autre bout, s’ouvre une porte surmontée de donjons comme des tiares
surmontées de gigantesques serpents cobras qui se redressent et déploient en
éventail, leurs sept têtes de pierre… Angkor excite l’imagination, et favorise
l’inspiration… Mais l’humain d’aujourd’hui semble étranger à tout cela, à ce
monde révolu. C’est un témoignage qui ne peut être vue et éprouvé en tant que
tel.
-Du lever, au coucher du soleil, reprit-elle, j’ai erré inlassablement, sur le
site, pendant trois jours. La lumière rose du petit matin surgissant de la nuit,
dévoilait la masse compacte et grise d’un sanctuaire, en silhouette fantomatique.
La stridulation des criquets s’intensifiait dans l’air tiède déjà. Le cri plaintif d’un
rapace surgi de la torpeur nocturne de la grande forêt, me donnait le frisson. Face
à ces temples khmers, j’avais la sensation de n’être qu’une poussière perdue dans
l’immensité de la galaxie, une seconde de vie furtive, à peine perceptible, dans
l’échelle du temps ! Désormais, ajouta-telle, curieusement, je peux mourir… Et
je me sens en phase de ce devenir.
-Tu ne parles pas sérieusement ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle sourit malicieusement et parut continuer pour nier ce qu’elle venait de
laisser échapper. Mais sa voix avait pris une résonnance chantante et froide, à la
fois animée d’intérêt et désabusée :
-Ces prodigieuses créations arrachées à la voracité de la forêt, permettent
de supposer que les mains des artistes qui les ont construites, ont été guidées par
les dieux. Au centre du temple, le Bayon s’impose comme un chef d’œuvre
architectural. Avec sa lumière du matin qui dévoile les deux cents gigantesques
visages de Bouddha sculptés dans la pierre, sur les quatre faces de ses tours

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massives, je me sentais pénétrée du pâle sourire de ces déités aux yeux, en


amandes, au nez épaté, aux lèvres gourmandes, joliment ourlées. N’importe où je
me trouvais, un visage insolite m’observait, comme si je pouvais être traquée.
Mais je me sentais ennoblie, écrasée par leur expression d’apaisante sérénité. Face
aux quatre tours à visage du Bayon, qui représentent les lois cardinales de la
sagesse, de la compassion, du détachement, de la non-violence, un musicien cul
de jatte mutilé par l’explosion d’une mine anti-personnelle, levait son visage vers
moi, jouait d’un violon qui pleurait, dans sa mélodie jetée à la face de la barbarie.
Je m’éloignai, très émue, en franchissant l’étroite porte sud du d’Angkor Thom.
A perte de vue, une chaussée bordée de géants de pierre qui transportaient un
immense « nagâ », de plus de cents mètres de long, s’éloignait sur des kilomètres
de route ponctués de bassins, de terrasses, de multiples ruines, témoignages
d’édifices qui duraient depuis des siècles. L’épaisse frondaison dissimulait une
faune grouillante, invisible, impressionnante par son calme, qui m’épiait encore.
Des bruits d’insectes, des cris d’oiseaux, qui surgissaient des profondeurs de la
jungle… Au bout du chemin, un antique temple résistait vaillamment aux outrages
du temps, à l’attaque des racines tentaculaires des immenses banians, fromagers,
ficus… Le moindre bruit résonnait dans une étonnante fraîcheur. Dans ce chaos
minéral, contre des murs restés debout, les « apsaras » dansaient, en silence, leurs
mains gracieusement recourbées au dessus de la tête, les doigts relevés comme
des accents aigus pointés vers le ciel. Elles offraient la vision de leurs seins lourds,
au galbe de mangue, la douce courbure de leur corps, leur taille fine soulignée de
bijoux, leurs cuisses écartées à la façon des grenouilles, alors que des racines
vicieuses et diaboliques s’insinuaient entre leurs jambes, balafraient leurs visages
de cicatrices. Ses danseuses khmères souriaient, depuis plus de mille ans pour
conjurer le maléfice, et apprivoiser le temps… Les hommes de Pol Pot ont pillé
Angkor, considéré comme le symbole du glorieux passé khmer. Ils ont saccagé
les temples pour utiliser les pierres. Les objets de culte ont souffert de l’idéologie
du régime : les troupes qui occupaient le site ont eu le loisir de dynamiter quelques
statues, d’en décapiter beaucoup, notamment celles de la galerie aux mille
bouddhas.
-J’ai visité les temples d’Angkor, dis-je, encore, voués à Vishnu… Des cinq
tours, celle du milieu représente le phallus du dieu reposant sur la montagne Méru,
le centre de l’univers, pour les hindouistes. L’ensemble du site d’Angkor mesure
quatre cents kilomètres carrés. Tu vois ! J’ai aussi admiré ton Bayon…
-Toi qui a vu Angkor, tu ne vas pas me quitter comme cela, dis ! murmura-
t-elle, en posant sa main sur mon avant-bras.
Devant mon silence, elle parut hésiter, le regard ailleurs, avant de se
décider :
-Ainsi, tu m’abandonnes ? Mais en définitive, je t’approuve…
-C’est déjà fait, dis-je… Il n’y a plus rien entre nous.
Certes, elle n’était pas sans ignorer que j’avais déjà vécu, en Asie… Elle
était au courant de mes pérégrinations, mais faisait fi alors de mon vécu, depuis

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que j’avais eu l’opportunité, la chance de me caser à la Lampe, que j’étais devenu,


comme elle disait : un fonctionnaire mental.
Nous nous levâmes tous les trois, de l’endroit où nous nous tenions assis.
Je l’observai un bref instant, en la dévisageant plus attentivement. Quelque chose,
en elle, avait changé, dans son regard, une expression de tristesse qui
transparaissait, sans que je parvins à en définir la cause, comme si elle était
exténuée, n’y croyait pas encore, et relevait la tête pour montrer qu’elle avait du
ressort. Pourquoi avait-elle changé depuis que nous étions quittés ? Elle avait dû
être victime d’un drame, dont elle gardait encore sur le visage, dans le regard, les
marques de sa débâcle. Les stigmates ou symptômes qui la dévoraient, sans doute,
agissaient sur elle, au point que... Elle semblait affligée d’une lassitude infinie,
comme parvenue au seuil où se situent les grandes fatigues. Un instant, j’eus pitié
d’elle, comme si j’avais l’appréhension de la regarder une dernière fois, comme
si elle faisait partie déjà d’un autre monde…
Devant mon obstination à l’observer, à laisser un instant mon regard peser
sur elle, elle s’efforça de sourire, et répéta, presque méconnaissable :
-Notre prochaine destination est le port d’Hanoi, puis Tokyo.
-Que s’est-il passé ? je lui demandai.
-Dis, me dit-elle, la voix moins rauque, maintenant que je t’ai retrouvé, tu
ne vas pas me quitter comme cela ? Que vais-je devenir ?
-Il n’y a plus rien entre nous, répétai-je.
-Je t’approuve, tu as raison de le dire, répliqua-t-elle, en s’efforçant de
sourire… Sais-tu que j’ai attrapé une sacrée maladie : j’ai appris que j’étais
devenue séropositive, tu te rends compte ! D’ici que le sida me prenne ? Tôt où
tard, je serai fauchée par la maladie. Autant que j’en profite…
Mais l’expression imperceptiblement tendue de son regard, comme si j’y
découvrais de nouveau la même tristesse, me donna à supposer le contraire. Elle
n’y croyait plus, ou faisait semblant.
-Que j’en ai profité ! ajouta-t-elle, en souriant, en nous examinant, Anh et
moi, en cherchant un écho dans nos regards. A croire qu’elle avait besoin
d’oxygène, et n’en trouvait pas suffisamment, en présence de ces messieurs…
Elle se tourna de nouveau vers les deux hommes qui l’accompagnaient, les
fixa, un instant, pour dire, cette fois, en anglais :
-Je te présente ces messieurs, Sir Baldwin, et Van Fritzbauer, avec un rire
bref…
Elle me les avait déjà présentés !
J’avais rejoint Anh, et la serrant contre moi, contre mon flanc, je lui fis une
bise sur la tempe… Les deux hommes s’approchèrent, me tendirent la main, cette
fois. Je me souvins alors du Hollandais que j’avais tué, à Bangkok. L’impression
d’épuisement qui émanait de sa silhouette, sa bouche à la lèvre inférieure pendante
de jouisseur, son regard veule, ses cernes sous les yeux, son profil vorace d’oiseau
de proie… Celui qui se trouvait devant moi, était plus costaud, avec l’air d’une
brute. C’était un colosse d’un mètre quatre-vingt dix, environ. Son regard, son

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visage n’exprimaient rien. Par contre, Sir Baldwin, avait les cheveux argentés, les
yeux vifs, qu’il posa sur moi…
-Please to meet you… Ravi de faire votre connaissance, dit-il…
L’autre ne prononça pas une parole.
Sarah dit :
-Tu as bien encore quelques jours de disponibles, devant toi, avant de
reprendre le collier ? Viens avec nous, j’ai besoin de ta présence.
-Non, merci.
-Accepte, pour l’amour de Dieu !
-Il faut que je rentre, en France, mes vacances ne sont pas éternelles. Même
si c’est décapant, l’Asie…
-Monte sur ce bateau, jusqu’à Hanoi. Ensuite, vous rallierez Paris, de
l’aéroport de Noi Bai ?
Il me restait deux semaines et demie, à perdre, avant de reprendre mon
travail, en France. Je me tournai vers Anh, en l’interrogeant du regard. Elle parut
rester interdite une seconde, hésitante, dubitative, puis je vis au regard qu’elle me
rendit, je sentis à son état d’esprit qu’elle acceptait. Alors, j’ai dit « oui ». Nous
avions réservé une chambre dans un hôtel, à proximité du port, nous avions pris
le temps d’y laisser nos bagages. Ce n’était pas très éloigné des quais. A cinq
minutes…
-Quand part « la rose de Chine » ? demandai-je.
-Cette nuit.
-D’accord, dis-je. Où est le capitaine ?
-Il est descendu, à terre, mais tu le verras, ce soir. C’est un Irlandais. Tu
peux lui faire confiance…
-Combien coûte la traversée ?
Elle haussa les épaules :
-Je ne sais pas. C’est un cargo mixte, c’est un peu à la tête du client… Mais
cela ne ruinera pas ton budget.
-Je tiens à le voir quand même, avant de…Tu vois ce que je veux dire…
Nous attendîmes sur le bord du quai, l’arrivée du capitaine, à l’ombre d’un
palmier. Des grues déchargeaient des navires… Son second arriva. C’était un
grand type costaud, à la démarche chaloupée. Il nous vit en présence de Sarah, et
s’approcha de nous :
-Bonjour, dit-il.
Celle-ci le mit au courant de notre possible embarquement sur « la Rose de
Chine. » Il se tourna vers nous :
-Le capitaine Fervent en a encore pour un moment… Mais nous avons les
mêmes options.
Nous avons discuté avec le second, du prix de la traversée. Cela me parut
correct.

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Nous venions d’aménager dans notre cabine, après avoir récupéré nos
bagages, à l’hôtel. La réception du « Dragon bleu » eut la délicatesse d’effectuer
le remboursement du prix de la chambre où nous n’avions pas dormi. J’avais
négocié la course d’un samlo à moteur pour revenir jusqu’au quai.

Une fois nos bagages transportés par un marin du bord, dans la cabine qui
nous était affectée, nous gagnâmes le pont du bateau. Nous nous assîmes autour
d’une table, où le groom de service avait apporté des collations. Nous restâmes à
prendre l’air, avec la venue du soir. Sarah se trouvait près de moi, de l’autre côté
de Anh, une main posée sur le bastingage.
-Tu ne changeras jamais, dis-je, en posant ma main sur la sienne, en
m’exprimant en français. Jusqu’où te mènera ton goût éclectique ?
Elle se mit à rire. La main sur laquelle j’avais mis les doigts, ne se retira
pas. Mais elle avait quelque chose de fébrile et d’inquiet sur le plan tactile. Je le
sentis, à son léger tremblement. Elle ne la retira pas du contact de ma peau, mais
je la sentis devenir froide, comme glacée. J’abandonnais l’immobilité de cette
main, qui n’avait plus le même frémissement convulsif, quasi incontrôlé, non pas
à cause de la clameur stridente que poussa Sir Baldwin :
-Assez ! Assez !
Il tourna son regard vers moi, comme s’il souffrait le martyre. J’en fus
interloqué. Je le vis se lever et entraîner Sarah, subitement, faisant fi de tout
préambule. Nous restâmes sur le pont, Anh et moi. J’espérais en savoir davantage.
Je n’avais pas éprouvé le moindre désir au toucher des doigts de Sarah, le moindre
rappel de certaines sensations, mais il restait entre nous la confiance d’une amitié
qui devait perdurer, dans les circonstances où nous étions réunis, avec Anh, et les
trois hommes. Dès que Sir Baldwin se leva, une masse humaine s’interposa entre
Sarah et moi. Pourquoi le Hollandais, Van Fritzbauer eut-il cette attitude ?
Pourquoi nous fixa-t-il avec une haine sourde, même si son visage de brute, à
l’ordinaire, semblait incapable d’exprimer le moindre sentiment ? Je fus surpris
encore, estomaqué. Je vis Sarah s’éloigner entre les deux hommes, comme si
ceux-ci allaient l’interroger et lui demander des comptes.
Un homme en uniforme arriva enfin vers nous, et dit :
-Je suis Jean Fervent, commandant de ce navire. Enchanté de vous recevoir
à bord du « Rose de Chine ».
J’acquiesçai de la tête :
-Ok.
Il ajouta :
-Nous rejoindrons le port d’Hanoi dans cinq, six jours. La « Rose de
Chine » est un bateau récent… Vous serez enchanté probablement, par le voyage.
Il nous considéra, avec gentillesse, Anh et moi, sans arrière pensée, mais plutôt
séduit, enchanté de nous voir ensemble.
-Il faut que je rejoigne le poste de pilotage, dit-il. Excusez-moi. Nous
ramenons du bois de tek, et du sucre. Nous appareillons dans deux heures. Vous

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êtes au courant, je suppose, du prix de votre traversée sur la Mer de Chine


Méridionale ? Mon second a dû vous mettre au courant ?
-Je viendrai vous régler, tout à l’heure, en dollars.
Il nous laissa. Nous entendîmes une porte se refermer et claquer, à tribord.
Nous vîmes Van Fritzbauer apparaître par une coursive et se diriger vers le poste
de vigie…
-Qu’est-ce tu en penses ? je demandai à Anh.
Elle paraissait ravie, car je la vis sourire. Elle dit quelque chose en Thaï que
je ne compris pas. Pour ma part, le Hollandais ne me plaisait pas du tout. Elle
n’était jamais montée à bord d’un bateau de style européen. Tout lui semblait
nouveau.
-C’est drôle, dit-elle…
Elle avait dû en apercevoir sur les rives de la Chao Phraya, de ces navires
qui remontaient le cours du fleuve, jusqu’au port, à Bangkok. Ils déversaient des
voyageurs, ou des marchandises…
Nous quittâmes le pont, au bout d’une demi-heure environ, et descendîmes
au carré. Le capitaine avait rejoint la passerelle. Un homme que je n’avais pas vu
monter était là, dans la salle des repas. Il avait l’air d’un Américain, entre
quarante, cinquante ans, et paraissait comme saoul. En tous cas, il avait l’air d’un
alcoolique. Il nous sourit, à Anh et moi. Je supposai que pour être arrivé à un tel
état d’ébriété ou d’euphorie, à l’heure du dîner, il avait dû commencer à boire, dès
le matin.
Le capitaine vint nous rejoindre dans la salle de restaurant.
-L’Américain, dit-il, en français, est un trafiquant d’opium, de quoi nous
faire mettre tous en cabane. Il atteint son kief, en fumant deux ou trois pipes par
jour. Un impuissant.
Il rit.
-Nous avons installé une fumerie à l’intérieur du bateau, ajouta-t-il, en
désignant le visage bouffi de l’Américain. Il obtient sa rose des vents, chaque jour.
Si vous en voulez ?
-Non, merci.
-Et la petite ? demanda-t-il, en désignant Anh.
Je me tournai vers Anh, puis ramenai son regard vers lui.
-Idem.
-A la bonne heure ! Au cas où vous souhaiteriez fuir la réalité dans le rêve,
faites-moi signe.
-Ce n’est pas nécessaire.
Nous nous assîmes. La table était déjà servie. Le chef cuistot, un annamite,
nous amena le repas.
-Je suis de Brest, par mon père, et de Dublin, par ma mère, ajouta-t-il. Ainsi,
vous connaissez Sarah ! Une chance sur cent mille pour que l’on se rencontrât,
c’est vraiment bizarre. Mais nous l’avons eue. Voyez-vous là, un hasard, ou bien
une préméditation du hasard ?

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-Peut-être que oui, comme peut-être pas.


-Nous avons un tempo apparenté, à moins que nous ayons un rythme de
fréquence similaire ? Les baleines communiquent entre elles, d’un bout à l’autre
de l’océan. Pourquoi pas nous ? C’est drôle, cependant, c’est concret. Allez donc
voir là, une signification quelconque…
-Coïncidence, dis-je.
Où donc avait pu bien passer Sarah, que j’avais vue brusquement partir en
compagnie des deux hommes ? Dans sa cabine, ou dans celle de sir Baldwin ?
-Content de vous avoir avec nous ! ajouta le capitaine. Dans six jours, à peu
près, nous serons à Hanoi, si tout va bien… Dans quelques heures, à proximité de
Saigon.
La même idée me traversait l’esprit à propos de la disparition de Sarah. Où
donc et avec qui se trouvait-elle ? Devais-je voir là, un mauvais présage ? Il me
sembla que je devais revenir en arrière et refuser, quitter ce bateau, au plus vite,
partir à Saigon, par voie de terre. Mais ce cargo avait dû nous jeter un sort. A quoi
devais-je attribuer cette conjonction de temps et de lieu ? A croire que son
magnétisme nous avait attiré comme un aimant, Anh et moi, qu’il n’y aurait pas
dû y avoir cette panne, avec la jeep, s’il ne s’était pas trouvé à quai, sur le Mékong
et son delta, presque au même endroit, presque au même moment ? Peut-être était-
ce le sortilège de la présence du Mékong qui cheminait en nous, qui nous avait
induit à rencontrer Sarah ? Peut-être, la présence de Sarah, à proximité du bateau,
exerçait-elle sur nous une influence maléfique ? Sarah, devenue séropositive
comme une fleur malsaine, vénéneuse… Si c’était un appel au secours, fallait-il
que je vins à son aide ?
Une ou deux heures plus tôt, après avoir examiné la cabine, nous étions
redescendus, et nous avions pris un taxi pour nous rendre à l’hôtel où nous avions
réservé, au « Le dragon bleu ». Nos bagages nous attendaient, tout était encore
possible, ainsi de bifurquer, de faire en sorte que nos routes se séparent, car rien
ne m’attachait à Sarah et à la « Rose de Chine ». Je n’étais pas superstitieux, mais
pensif, plus que je ne croyais, scrupuleux, comme si j’étais en train de me faire
doubler, et flairait un piège. Le degré de chaleur qui montait encore de la journée,
était épouvantable, amollissait les sens, le discernement… Je n’aurais jamais dû
accepter de prendre place sur ce bateau, et je l’avais fait, en sachant qu’il devait
détenir un pouvoir, voire qu’il portait malheur. Impossible de revenir en arrière,
désormais. Je n’en avais ni le courage, ni la force, pris dans la gueule du piège qui
déjà se refermait sur nous, celle du dragon qui nous absorbait, avant de nous
digérer…
-Qu’est-ce que tu en penses ? avais-je demandé à Anh.
-Je n’en pense rien. A toi de choisir…
-Je crois que je fais un faux pas. Le mieux sera de les quitter, à l’approche
de Saigon. Nous partirons de l’aéroport de Tan Son Nhut, fais-moi confiance.
Je m’adressai au capitaine :

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-J’avais besoin de revoir Sarah Duban, mais si vous n’y voyais pas
d’inconvénients, je préfèrerais prendre l’avion à Saigon, et débarquer.
-Nous n’y faisons pas escale.
-Il y aura bien une jonque qui croisera dans les parages ?
-Nous atteindrons le port d’Ho Chi Minh Ville, dans une vingtaine
d’heures. D’habitude, je n’y fais jamais escale, mais si vous y tenez ?
-D’accord comme cela ? Je peux vous faire confiance ?
-Ok. Vous avez raison. Peut-être est-il préférable que vous rejoignez la
France, au plus vite. Mon radio lancera un appel pour un bateau taxi, qui vous
amènera au port. Comme cela vous pourrez voir Sarah, une dernière fois. Je ne
sais pas si elle vous l’a dit, mais notre prochaine destination, après Hanoi, sera
Tokyo.

***

Sarah apparut en même temps que les deux hommes, au bras de Sir
Baldwin. L’Américain se fit remplir un nouveau cognac, à l’instant où il les vit
entrer. Il parut jeter un regard de défi à Sir Baldwin. Je me rendis compte que
j’allais être le voisin de Sarah, du côté droit, alors qu’Anh était assise près de moi,
à l’opposé. L’Américain, qui se nommait Dick Bilder, parut se mettre à jouer un
rôle prémédité. Quand les deux hommes virent que Sarah allait s’asseoir près de
moi, j’eus l’impression que Sir Baldwin et le Hollandais eurent la même réaction
à l’en empêcher. Elle fit semblant de ne pas s’en apercevoir, et d’un pas rapide
qui prévenait toute tentative contraire, elle quitta le bras de Sir Baldwin et vint
occuper le bout de la table qui lui était destiné, en face du capitaine Fervent. Celui-
ci salua Sarah d’un signe de tête négligent. Le Hollandais prit place, avec une
sorte de grognement sourd. Durant une infime seconde, quelque chose qui
ressemblait à une expression humaine flotta sur les couches de graisse et la peau
livide qui composaient son visage.
Un temps se déroula dans un silence qui me parut inacceptable, parce qu’il
semblait absurde, impossible d’engager une conversation avec Sarah, à cette table
de muets. J’avais la conviction qu’un jeu pesant et obscur, faisant fi de paroles,
évoluait autour d’elle, à la table dont Sarah semblait être le nœud. Le capitaine
Fervent, autant que Van Fritzbauer et l’Anglais, devaient la connaître plus
intimement que je ne pouvais le réaliser. Il me parut qu’elle n’était pas un simple
passager embarqué, au hasard, qu’une trame aux fils ténus et serrés, complexe,
subtile, ayant pris racine dans des circonstances antérieures, liait ces quatre
personnages entre eux. Cela se sentait. On le percevait aux expressions, aux
effluves qui émanaient de leurs visages, comme ceux que j’avais l’habitude de
voir aux réunions de travail, indifférents, ou impassibles, mais qui les
impliquaient dans la durée, comme si les lendemains devaient ressembler aux
jours précédents.

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Le front du capitaine Fervent devenait soucieux. Chez Van Fritzbauer, il


avait un singulier mélange de soumission et de violence. Quant à Sir Baldwin, on
eût dit un jouet mécanique déréglé : par brusques sursauts, sa tête oscillait tantôt
vers le colosse, ou vers moi, ou Sarah. Que faisait Anh, dans une telle ambiance,
parmi ces personnages ? Etait-elle la seule dont le comportement n’était pas
modifié ? Je me tournai vers elle et rencontrai ses yeux. Elle me fixa avec
confiance, comme si elle saisissait elle aussi la situation.
Dick Bilder se fit apporter un autre verre de cognac. Il l’éleva un peu au
dessus de la table, et d’une voix encore ferme, quoique légèrement pâteuse :
-Je bois à la plus belle fille que j’ai jamais rencontrée, dit-il.
-Merci, dit Sarah, en riant.
Il avala son verre d’alcool, d’un trait, posa son verre sur la table. Sir
Baldwin tressaillit si fort que toute la table en trembla. Le Hollandais hocha
doucement le menton. Une onde rose, à peine perceptible, parcourut l’expression
du visage de Sarah.
Malgré la présence d’Anh, je glissai ma main droite sous la nappe et la posai
radicalement sur le genou de Sarah, presque à l’entrebâillement de la cuisse de
mon ancienne amie, sans que mon geste parût obscène, mais pour m’assurer, à
travers la robe, qu’il avait la teneur, la fermeté que je lui avais toujours connu.
Elle ne bougea pas, mais se raidit, sans faire un geste. Eut-elle peur de provoquer
un éclat de scandale ? Son étonnement la priva-t-elle de toute autre réaction ? Elle
montra une fois encore l’extraordinaire contrôle qu’elle avait de ses nerfs, de ses
muscles, et je retrouvai là, et reconnus mon ancienne Sarah, celle que j’avais
connue, malgré le tremblement fébrile que j’avais ressentis au toucher de sa main
glacée. Rien ne bougea en elle. Je fus pendant quelques secondes le maître d’un
genou rond et poli, dont je connaissais la chair, avant de sentir s’évaser sous mes
doigts la douce et tiède naissance de la cuisse. Il me sembla qu’elle avait maigri,
que sa peau n’était plus lisse, comme autrefois. Elle n’avait pourtant pas le genou
cagneux. Etait-ce tout ce qui restait d’elle ? Etait-ce dû à la maladie dont elle était
atteinte, cet amaigrissement, cet affaissement des chairs ? Elle eut une petite toux
convulsive, répétée, dont je fus stupéfait. Bizarrement, je sentis une partie de moi
qui soudain me faisait défaut, devenait malade, puis me ressaisis. Elle tourna vers
moi son buste légèrement amaigri. Il y manquait l’ovale des seins fermes que
j’avais adoré, caressé, dont j’avais senti sous mes lèvres l’érection des tétons. Elle
avait perdu du ventre et de la poitrine, son buste suggérait pour moi, à peine, ce
qu’il avait été. Deux images se faisaient face, dans ma mémoire : En
surimpression, il y avait la Sarah que j’avais connue, belle, fine et généreuse de
formes, désirable, et la pauvre momie qu’elle était devenue, dont sourdait à peine
un peu de vie. Cette différence ou difformité, par rapport à ce qu’elle avait été,
me donnait le vertige. Je la vis se lever, brusquement. Elle n’avait pas d’appétit,
elle avait à peine touché à son « banh cuon », un ravioli constitué de pâte de riz
cuite à la vapeur et farcie de champignons. Par contre elle avait bu du « nuoc
mam », allongé d’eau… Sir Baldwin, malgré sa faiblesse physique, à cause de

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notre présence, Anh et moi, dans cette intimité de convives douteux, par
antipathie, sans que je ne lui eus rien fait, était prêt à se jeter sur moi, sans preuves,
et me parut esquisser ce mouvement. Sans doute escomptait-il beaucoup de l’aide
de Van Fritzbauer, car ils étaient de mèche… Une fois encore, je le vis saisir Sarah
par le poignet et la tirer comme un pantin, hors de la salle. Je ne bougeai pas, en
tachant de continuer à me restaurer, comme si de rien n’était. J’entourai Anh de
mon bras gauche, en lui caressant la saisie du bras, en remontant de la chair qu’elle
avait lisse et potelée, vers son épaule, et lui donnai un baiser sur la joue. Elle parut
me faire un reproche, qui semblait dire : « Enfin, tu t’aperçois que je suis là ! »
-Pardonne-moi, murmurai-je.
Et je pris sa main que je couvris de baisers.
-Vous me devez un cognac, dit l’Américain, au colosse hollandais.
Celui-ci ne répondit pas, se contenta de montrer insidieusement, de laisser
apparaître dans son regard, une lueur méchante. Dick Bilder, ne se laissa pas
démonter.
-Rien de plus maladroit qu’un monstre jaloux ! ricana-t-il, sur le ton de la
plaisanterie.
Van Fritzbauer parla au capitaine Fervent, en hollandais, pour que nous ne
comprenions pas, puis finit ses propos, en anglais :
-Je vous l’ai dit et répété souvent ? Je ne voulais pas de passagers pour ce
voyage. S’il arrive des malheurs sur ce bateau, prenez-vous en qu’à vous même !
Il but un grand verre d’eau, et partit vers la sortie, dans le couloir des
cabines, en direction de Sarah et de Sir Baldwin. Le mousse déjà retirait les
couverts et la vaisselle.

***

La nuit tomba sur le port. En regagnant notre chambre, Anh et moi, nous
trouvâmes Sir Baldwin, debout, dans le couloir des cabines, les yeux fixés sur
nous, en faction devant la porte derrière laquelle devait se trouver enfermée Sarah.
Il tenait ostensiblement un browning, serré dans la main.
Ni lui, ni son arme qu’il orientait dans ma direction, ne m’impressionnèrent,
quoiqu’il s’efforçât de la tenir serrée dans la main. Je suppose qu’il devait trembler
si fort qu’il m’aurait manqué, même à bout portant. Son délire avait l’air si fragile,
envahi par la peur, qu’il pouvait aussi bien retourner le canon de l’arme contre lui,
et appuyer sur le pontet pour se blesser ou en finir. Je lui vins, en aide.
Patiemment, sans le toucher, hors du champ de tir, je lui retirai le pistolet, sans
savoir s’il était chargé, de la position de la main qu’il lâcha des doigts, tant le
poignet qui la maintenait en l’air semblait faible. Il était quasiment à bout de
forces, avec un regard d’halluciné, et pleurait presque. Je lui dis gentiment, en lui
tapant sur l’épaule :

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-Laissez-vous aller, mon vieux, ça va aller.


Il cria :
-Van Fritzbauer !
Mais personne ne répondit à son appel, ne vint à son secours. Le couloir
menant aux cabines des passagers était vide. A ce moment, le pistolet dans la
main, j’aurais tiré sur eux deux, j’aurais appuyé sur la gâchette. Je dis à Anh
d’aller se réfugier dans notre cabine, de n’ouvrir à personne.
-Attends-moi, je viens, dans un moment, dis-je…
Sir Baldwin chercha un appui, mais n’en trouva pas. Il se raccrocha à moi,
comme si j’étais capable de le défendre. Je me dégageai, le repoussai… Il parut
reprendre son calme, ne tremblait plus.
Etait-il lui aussi sidéen, atteint par le virus VIH ? Je ne redoutais plus de sa
part une crise, le bruit, le scandale, en présence de Sarah, le burlesque d’une scène
qui selon moi n’avait pas lieu d’être, sans compter l’intervention du Hollandais
qui devait être occupé ailleurs et n’apparaissait pas. Je me rendis compte qu’à part
le personnel de l’équipage, dont l’un montra son visage, sa face de métèque, aux
yeux plissés, par l’intermédiaire de la coursive, nous étions Anh et moi, en contact
avec des malades atteint du sida, ou pas ?
Je me suis éloigné de Sir Baldwin. Il s’affaissa sur le parquet. Deux marins
asiatiques du bateau, surgirent dans le couloir et le prirent par les épaules, à demi
groggy, le visage émacié, les yeux fixes, sans expression, l’aidèrent à regagner sa
cabine. La crise n’était pas encore passée, mais il semblait comme tétanisé,
tremblait de convulsions, paralysé, sans forces.
J’eus l’occasion de rencontrer Van Fritzbauer, dans la nuit, tantôt en
présence de Fervent, tantôt en compagnie du bosco et du scribe du bateau, ou de
matelots jaunes, aux épaules de portefaix. Tous semblaient très affairés. Ils
évoluaient de l’entrepont au gaillard arrière, et du gaillard arrière, à l’entrepont.
Les uns descendaient avec des piles de sac, les autres remontaient avec des liasses
de papiers couverts de chiffres. Ces manœuvres me firent soudain comprendre
qu’il se passait quelque chose d’équivoque sur le cargo, comme si on avait attendu
la nuit pour transvaser du quai, des marchandises que le pénombre dissimulait.
Nous devions partir, le transbordement terminé. A partir d’un camion immobilisé
sur le quai, les phares en veilleuse, la bâche relevée, des hommes se trouvaient à
l’arrière, à l’intérieur, et s’activaient en transmettant des caisses aux marins-
coolies qui les transvasaient au bateau par l’intermédiaire d’une poulie mobile
dont le câble tournait sur lui-même, en s’enroulant sur un treuil, et les hissait à
bord. Que contenaient ces caisses ? Il était imprudent de vouloir en savoir plus.
D’ici que la douane, ou la police fût prévenu, et arriva sans crier gare, il était
temps d’appareiller. Le transbordement terminé, le chauffeur du camion démarra
le moteur. Le véhicule s’éloigna, à vide, dans la pénombre du quai, en pétaradant.
« Ni vu, ni connu », songeai-je.
Ce que je venais de voir, ce dont je venais d’être témoin n’était pas pour me
rassurer. Je pus constater que la plupart des marins de l’équipage paraissaient

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calmes et tranquilles. Je n’osais pas m’approcher de trop près, de peur d’être vu


et agressé… Je regagnai la cabine, frappai trois coups à la porte. Anh s’y trouvait,
éveillée… Je lui dis de ne pas avoir peur, qu’il ne pouvait rien nous arriver. La
jeune femme avait confiance en moi. Ce qui se passait à l’intérieur des cales du
navire, si cela comportait du risque, si le chargement de derrière minute était
frauduleux, si elle percevait ce qui se passait, l’animation des membres de
l’équipage, le goût du risque, je le sentais, l’excitait, lui donnait une vigueur
insoupçonnée. Elle me sourit.

J’entendis la voix du capitaine :


-Prêts à appareiller !
La sirène du bateau s’éleva et résonna dans la nuit. On avait largué les
amarres. Je sentis au bruit de l’eau chavirée contre les flancs du bateau que celui-
ci quittait son mouillage, et s’éloignait vers le centre du fleuve, dans son courant.
La sirène retentit deux fois encore pour assurer son passage. Au bout de quelques
heures, nous étions déjà sortis du bras du delta, dans le décor assombri des
palmiers, les angles obtus des paillotes, et voguions sur la Mer de Chine
Méridionale, vers le port de Ho Chi Minh Ville.
Au matin, nous nous réveillâmes avec la venue de l’aube. Nous n’étions
pas encore à la latitude de Saigon, mais nous nous en rapprochions. Par
l’intermédiaire de son radio, le capitaine fit le nécessaire pour signaler le bateau
à son point de mouillage, en le situant, au niveau du port, pour qu’un bateau taxi
vînt nous chercher.
Nous attendîmes encore une heure ou deux, puis la vedette arriva. Sarah
était là, avant notre départ. Nous avions déjeuné à la salle des repas, en compagnie
d’elle et du capitaine. Quand l’échelle de coupée fut descendue, que nous nous
préparions à partir, avec nos bagages descendus dans la vedette, elle nous
accompagna jusqu’à la lisse :
-Je ne te verrai plus, dit-elle, les larmes aux yeux.
Elle se retourna. Je sentis son corps secoué de sanglots convulsifs. Que
pouvais-je faire pour elle ? On est tous en sursis, un peu plus tard, un peu plus tôt.
Dans ce monde impitoyable, qu’importait de vivre un an, ou vingt ans de plus ?
J’ai fixé mon regard sur Anh. Sa douceur, sa sensibilité, sa quiétude toute
asiatique, déclenchèrent en moi une joie pudique et sensuelle, un amour qui était
une symbiose dans la communion de nos esprits et de nos corps, dû à un
magnétisme étrange qui nous liait l’un à l’autre dans une attirance synchrone, qui
se passait de mots, une résonance de chacun de nous l’un vers l’autre, dénuée
d’interférences, de nuisances, de parasites de toutes sortes. A croire qu’elle me
suivrait même dans l’au-delà, que sa fréquence cosmique ferait partie de mon âme
morte, rendue éternelle tant qu’elle vivrait.

***

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Anh faisait brûler de l’encens sur un petit autel de fortune que nous avions
récupéré, au passage, chez un brocanteur. Elle était nue, j’étais nue aussi… Dans
la pénombre, je n’avais pas laissé mes yeux aller plus loin que son visage, ses
bras, ses mains. Je la vis s’étendre sur le lit, à côté de moi. Nous étions éclairés
par le néon de l’enseigne de l’hôtel. Je n’avais touché que ses épaules. Mes mains
allaient et venaient, en tournant comme des disques au dessus de ses tétons. Il y
avait comme une hésitation en moi. Il y avait aussi une hésitation en elle. Elle
attendait ce que je voulais, un endroit tout au fond d’elle semblait dire que mes
désirs étaient perceptibles et vrais. Elle a vingt-deux ans, mais elle a été avec
d’autres hommes dans sa vie, certes. Elle se reprend, dit qu’elle n’avait jamais été
avec eux, dans ce lit, qu’elle n’a jamais été avec eux dans cette pièce où aurait pu
vivre sa grand-mère, cette chambre de l’hôtel où je lui ai permis d’installer un
autel de fortune en l’honneur de sa mère morte. Elle me dit que quand elle dut
aller avec des hommes, elle n’avait pas l’impression d’être nue, avec eux. La
première fois, elle avait eu de la peur dans son cœur, elle avait lu
l’incompréhension dans leurs yeux. Le dépucelage d’une vierge, cela coûte
combien ? Cinq cents bahts ? Heureusement, elle s’était secouée à temps, elle
avait trouvé son emploi dans la pharmacie, avant d’être prise dans les rets
maléfiques de la prostitution. Elle dit, qu’ici, à Saigon, c’était un Vietnam
nouveau, un Vietnam différent de celui qu’avait dû connaître sa mère…

***

La ville ne dormait que d’un œil. Le temps qui nous séparait de notre envol
de l’aéroport, diminuait, se rapprochait. Demain, nous quitterions l’hôtel et cela
en serait fini de notre séjour, en Asie, le départ définitif d’Anh, vers l’Europe. En
attendant, la montée de la nuit s’accentuait…
Il y eut un déferlement de bruits dans la pièce, des motos, de nouveau,
d’autres qui tournaient sans cesse dans les rues d’Hô Chi Minh Ville. Nous
aurions aimé que le silence revînt. Elle souhaitait percevoir le bruit de ma
respiration, l’étirement de mon corps à l’intérieur de ma peau, quand je me
soulevai et m’écartai d’elle, légèrement satisfait, presque perdu dans le brouillard
de mes pensées. Je m’étendis sur la couche… Elle tourna la tête vers la fenêtre.
Sa poitrine était nue, la mienne aussi. J’avais vu ses mamelons se durcir, à
la seule pensée de mon approche sur elle, de ce que nous souhaitions tous les deux,
dans le silence, que la lumière éclairant le lit fût meilleure.
Je voulais la caresser, de nouveau. Dans la flamme rouge et froide de la
lumière du néon, elle baissa les yeux sur mes doigts posés sur elle. Je distinguais
ses yeux, à peine, pas leur couleur, ce qu’il pouvait y avoir en eux, de doux, qui
émanait de ma perception, dans son cœur. Elle fixait son visage sur moi, et me
guida dans une ombre plus sombre que ses yeux, jusqu’à la fissure entre ses

74
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cuisses. Elle était humide. Je sentis qu’elle désirait que je revinsse en elle, je le
sentais au contact de ses doigts de main lisses. Elle me dit que j’étais le premier
homme avec lequel elle avait vraiment fait l’amour. Je m’arrêtai net. Ca ne
changeait rien à mes sentiments pour elle, mais j’y trouvai de la complaisance,
quand elle a dit que ce n’était pas vraiment de l’amour, avec les autres. Je ne
voulais pas savoir… Et j’avais vraiment l’impression qu’elle m’offrait une autre
chance. Je recommençais de vivre, il me semblait que la flamme du désir n’était
pas morte en moi, que je recommençais, là où il n’y avait presque aucun souvenir,
rien, sinon de ce qu’il y avait pour nous deux à cet instant précis, sans la moindre
référence, sinon cette fuite à deux, depuis Bangkok. C’était presque trop beau pour
être vrai. Alors j’ai tourné moi aussi la tête vers la fenêtre. J’espérais que cela
devait aller pour elle, qu’il ne lui fallait plus attendre l’homme jeune qu’elle devait
épouser, Kong, que l’homme qu’elle risquait d’épouser, c’était moi. A imaginer
le contraire, je crois que j’aurais eu assez de volonté pour me lever, la remercier
aussi gentiment que possible pour qu’elle ne fût pas blessée, et je serais parti,
j’aurais quitté la chambre d’hôtel pour regagner ma liberté, au hasard. Mais je me
rendis compte qu’il ne fallait pas, que j’étais revenu dans cette fichue Asie du sud-
est pour comprendre que je pouvais de nouveau être marié à quelqu’un. Juste au
moment où il y eut ce petit choc, Anh a dit :
-C’est d’accord.
Elle a repris ma main et l’a posée sur son sein. J’hésitais, car je ne voulais
pas qu’elle se trouvât persuadée qu’elle était gâchée pour un autre homme. Je fis
tourner ma main un peu, ma paume brûlée autour du minuscule point dur où se
trouve la pointe de ses seins, le bout de son mamelon, et le désir revint. J’ai
interrogé Anh, un petit peu :
-Tu es sûre de vouloir ? Pas ça, mais partir ?
Je lui ai posé la question, avec conviction, et la réponse fut oui. Et j’ai fixé
mes deux mains sur ses flancs. L’encens de l’autel de ses ancêtres, la pétarade des
motos bon marché, l’émanation des gaz brûlés, dehors, quelqu’un dans une pièce
voisine qui cuisinait avec de l’huile de poisson d’ici, furent rejetés de nouveau
dans le néant. Aussi le magasin de vêtements qui jouxtait le bâtiment de l’hôtel,
les éclats de voix annamites des gens au travers des persiennes, les pas, tout ce
mouvement des vendeurs ambulants, les voitures qui passaient, l’écho de rires
venant de l’échoppe de nouilles, à côté, les relents du port. Un endroit sur le
trottoir où nous avions vu que l’on rechapait des pneus. Rien qu’une rue, avec sa
vie en plein air, comme va la vie dans cette partie de la ville, les sirènes des
bateaux, l’odeur de boue, spongieuse du fleuve qui macère tous les parfums.
Quelques heures plus tôt, nous nous trouvions assis à une petite table en plastique,
dans la gueule ouverte du marchand de nouilles, en forme de garage, nous buvions
un coca-cola frais, où manquaient les glaçons. Les gens allaient et venaient,
comme toujours, des femmes avec un chapeau conique sur la tête. Nous
aperçûmes l’enseigne de l’hôtel. Nous étions là, avec nos bagages. Il y avait des
chiens dans la rue qui venaient renifler. Ils filaient toujours, la queue basse,

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comme si chacun d’eux avait été battu depuis sa naissance. Je leur faisais
confiance. Ils étaient ronds, les oreilles en cuillère, plus proche des dingos ou des
hyènes que les chiens d’Europe, pendant que nous étions assis, chacun, dans
l’échoppe du marchand de nouilles. L’un des chiens est arrivé, la truffe au sol, et
s’est arrêté devant une tache, sur le trottoir. Il nous a vus, en reculant aussitôt,
comme si nous allions lever la main pour le frapper. Puis il y a eu ce
bourdonnement renouvelé, la ruée des motos dans la rue. Avec la tombée du soir,
les lampes se sont allumées. Des gens accroupis sur le trottoir, de part et d’autre,
mangeaient, mais c’était la fin du jour, à Saigon. Nous nous étions assis là,
quelque part, où se trouver un peu d’ombre, à notre arrivée, dans l’insistance du
soleil aveuglant de l’après-midi, dans sa réverbération sur le sol, sa luminosité...
A ce moment, nous en avons eu assez d’être pris pour des touristes. Parfois, une
odeur forte flottait sur le lit, très étrange, quelque chose d’humide, un peu comme
la pluie qui se ruait, dehors, mais plus forte, plus épaisse, une odeur semblable à
celle de saumure des quais du port, saturés de gas-oil et d’eau de mer. J’ai fait
signe à Anh, pour l’hôtel.
-Cela te dirait ?
Elle a acquiescé et nous nous sommes levés, nous avons pris nos bagages,
nous avons quitté l’échoppe du marchand de nouilles, et pénétré dans l’hôtel. Ce
fut notre seule et unique nuit passée, à Saigon.

***

Dans l’avion qui nous ramenait à Paris, de temps à autre, assis sur le siège,
tout en tenant la main d’Anh, je pensais à Sarah. Comment avais-je pu, à l’époque,
tenir mon amour pour acquis ? Quel aveuglement insensé avait été le mien d’avoir
pu croire que je ne n’avais pas à me méfier d’elle, que le danger n’existait pas,
que notre vie commune allait se perpétrer, comme elle se déroule pour la plupart
des gens, sereine, sans encombre, tel un travail qui dure, quand vous avez réussi
un concours administratif, quand un patron est content de vous parce que vous
êtes productif, assujetti à ce que l’on vous demande de faire, selon vos
compétences, dans une quasi confiance mutuelle, d’être, et de se sentir exploité,
au point que celui-ci devient votre raison de vivre, passe même avant l’harmonie
du foyer, des enfants à éduquer ? Certes, nous faisions l’amour et elle se prêtait
à mes caresses, elle jouait le jeu pour y trouver du plaisir aussi, mais elle aimait
ça. Elle se comportait comme une chienne en rut qui ne peut se refuser au désir
du mâle, pourvu qu’il fût capable de la contenter. Peut-être le choix importe-t-il
peu ? Après moi, elle pouvait aussi s’envoyer en l’air, avec Pierre, Paul, ou
Jacques… C’était ce que je sentais à travers elle, et lui reprochais. Il n’y avait rien
de donné, dans l’absolu. A quel point la jouissance que j’étais capable de lui
procurer, était relative… Je ne pouvais m’empêcher de penser : « Elle m’oubliera
vite, pourvu qu’on la foute… » Les accusations indirectes qu’elle me portait alors,
étaient peut-être justifiées, mais il m’arrive d’en douter, aujourd’hui. Pourquoi

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s’accrochait-elle à moi, sinon pour se dégager des soucis matériels, à l’abri du


salaire que je percevais, d’un emploi qu’elle méprisait ?

Anh est toute neuve, elle a dû connaître la pauvreté, en Asie. Elle connaît
le prix de la vie, celui de vendre le fruit de son énergie, de son travail, contre un
salaire. La preuve est qu’elle gagnait si peu à la pharmacie où je fis sa
connaissance, qu’il lui fallait aussi danser, voire se prostituer au Carribean Club,
pour améliorer son ordinaire.
Elle est belle, ravissante…
Je me souviens de nos derniers regards d’Asie sur le tarmac de l’aéroport :
l’avion roula doucement, alla prendre sa place sur la piste d’envol. Il s’élança
soudain. C’était parti. Il prit de la vitesse, de la hauteur, s’appuya contre l’air.
Nous aperçûmes les buildings récents de la ville du sud Vietnam, tentaculaire, les
gens dans les rues, les enseignes des grands hôtels, les toits des maisons
s’estompant dans la brume, les méandres du fleuve Saigon... Derrière le hublot
nous nous sentions séparés de cette vie que nous avions effleurée de nos
présences… Anh se sentait émue, le coin de ses yeux mouillés de larmes. J’ai
serré sa main très fort, dans la mienne, puis je l’ai étreinte, en plaquant son buste
contre le mien.
-Ne pleure pas, dis-je… Je sais, c’est très dur de quitter un continent où l’on
est né, où l’on grandi… La preuve de ton attachement pour moi, c’est que tu as
malgré tout accepté de me suivre. Mais il y a une multitude de vies qui
s’imbriquent les unes aux autres, et notre rencontre est symbolique, parce qu’un
humain a plusieurs vies. Rien n’est jamais définitif. Tu te souviens de Sarah ? Je
l’ai connue, avant toi. Son destin était tracé, comme tu traceras le tien… Tu
reviendras peut-être un jour vivre en Asie, ou tu n’auras pas envie de vivre à
nouveau dans une ville comme Bangkok. Le plus important est d’essayer toujours
un ailleurs pour enrichir son expérience, et tenter de la transformer en conscience
la plus large possible… En avoir conscience, vivre non pas pour tuer le temps,
mais presque par dérision… Oublie le passage des tuk-tuk dans les rues, même si
leurs bruits résonnent encore à tes oreilles, le mouvement agressif de Bangkok qui
se tord d’un rythme effréné comme un serpent sorti de l’eau de mer, dense,
corrompue, surpeuplée… L’Occident n’est pas plus valable, au contraire. Tu
verras de par toi-même, je serai là… S’il le faut, je te permettrai de retourner en
Asie…
-Je sais, dit-elle, mais tu as aussi besoin de moi. Je suis trop jeune pour le
comprendre. Quel attachement me lie à toi ? Le fait que tu sois différent ? Le fait
que tu détiens un capital de vie plus important ? Et puis mon père était un
occidental… Peut-être un jour m’écarterais-je pour te fuir, mais pour l’instant je
suis là, avec toi.
-Je ne t’en demande pas plus. Mais ton fiancé, chauffeur de taxi, était
quelqu’un de ton âge ?
Elle ne répondit pas, se retourna, puis me fit face de nouveau :

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-Je ne regrette rien…


Je lui tendis son manuel de conversation française, avec la correspondance
en thaïlandais, que j’avais acheté pour elle, à Siam Square, à Bangkok. Puis en
fermant les yeux, je me rejetai dans mes pensées…

***

De nouveau le souvenir de Sarah m’investit… Notre vie commune était


devenue pénible, abominable, vers la fin, insupportable à l’un et l’autre… Elle me
reprochait d’être trop devenu un fonctionnaire mental qui accumulait si peu
d’expérience, asservi et conforté par la routine et les triennats. Jamais elle n’avait
consenti à venir me chercher à la sortie des bureaux de la Lampe, jamais elle
n’avait eu la moindre envie de faire connaissance de mes collègues de travail…
J’avais réfréné la tentation de lui raconter les menus incidents qui survenaient au
bureau, ainsi mes contretemps avec les supérieurs, les minuscules intrigues dans
la hiérarchie du service. Si je commençais à lui raconter quelque chose, je
m’apercevais de suite qu’elle était distraite, ou encore qu’elle faisait semblant
d’approuver ou de sourire, sans vraiment y prêter attention, ou encore qu’elle était
d’accord avec mes collègues, contre moi, quand je lui exposais une péripétie qui
avait pour enjeu de me mettre à l’écart, de me placer sur la touche. Elle ne
comprenait pas mes difficultés d’adaptation par rapport à une ambiance, à une
tâche que j’étais obligé d’effectuer quotidiennement.
-C’est bien ce que je te reproche, disait-elle…
-Tu veux que j’aille faire la manche, dehors, pour toi, ou que j’aille pointer
au chômage ?
Elle ne saisissait pas le bien fondé de mon décalage par rapport aux autres,
mes difficultés d’adaptation, du fait que nous étions d’une ouverture et d’une
mentalité différentes, et paraissait assez satisfaite que je fus exposé à ces
problèmes pour maintenir ma survie. Je n’étais pas compris, ou que trop, mais je
voyais où elle voulait en venir… Cela me mettait en rage de voir qu’elle m’incitait
à adopter une attitude infériorisée. Je suppose qu’elle le faisait exprès. Je l’aurais
presque battue.
« Se laisser empoisonner la vie par une femme, parce que j’ai besoin d’elle
sur le plan biologique, qu’elle est le produit compensatoire d’attributs que je n’ai
pas, parce que suis contraint d’obéir à la loi de nature ! »
Je n’y songeais même pas, j’étais trop démuni pour devenir androgyne. Le
besoin d’avoir recours à une femme était trop lié à mon instinct, et il n’y a rien de
plus impérieux que l’assouvissement du désir sexuel. Dès que ses pulsions-là
naissent dans la tête, on n’est plus libre, on est prisonnier de leur emprise, on en
arrive à vibrer comme un obsédé…
La référence au lit, de ce que l’on peut faire à deux, mâle et femelle, me
gênaient, mais je sentais qu’un jour, je serais dégoûté, écoeuré au point de me
séparer d’elle, sans pitié, que je chasserais Sarah de mes pensées.

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Un soir que nous étions sortis, dans une boîte, au bar « L’Estacade »,
j’aurais pu la laisser là, car elle faisait du charme à un type qui apparemment lui
plaisait, tout juste si elle ne lui faisait pas, devant moi, des avances. J’aurais dû la
planter là, en présence de ce type, qui avait un certain charme, lui aussi. Ils
s’étaient enfin trouvés, mais l’homme en observant mon regard, n’insista pas, et
regagna ses amis, à l’autre extrémité du bar. Peut-être m’avait-il pris pour son
maquereau ? Elle ne cessa pas de l’observer, en grande conversation avec ses
connaissances, puis devant son indifférence marquée, commanda au barman deux
gins sec, coup sur coup. J’attendis la suite… Je n’aurais pas aujourd’hui, la même
appréciation de son existence, à la laisser faire, quitte à la chasser du champ de
ma mémoire, si à la fin d’une conversation incohérente, pratiquement criée, pour
couvrir le son de la sono, elle n’avait commencé à se sentir mal. Je la vis devenir
pâle, blême, comme si le sang se retirait spontanément de son visage. J’impliquai
son malaise à la chaleur moite de la foule, à l’effet de l’alcool sur son organisme.
Elle me pria de l’excuser. Elle avait besoin de respirer un peu d’air frais, de sortir
du cabaret, en m’assurant qu’elle reviendrait bientôt. Quelques minutes passèrent
au cours desquelles je m’ennuyais fermement. J’avais presque honte de côtoyer
le ridicule, qu’elle m’eût momentanément largué… A la fin, je sortis du cabaret,
où des girls évoluaient en spectacle, sur une piste, style disco. Un crooner de
pacotille qu’accompagnaient un piano, une contrebasse et une guitare, s’efforçait
de charmer l’assistance, style Jean Sablon, assez cool, pour calmer la rumeur
ambiante. Je trouvais Sarah, au bord du trottoir, dissimulée entre deux voitures,
comme penchée, en serrant son ventre d’une main, en retenant ses cheveux de
l’autre, qui vomissait et geignait, par a-coups, secouée de frissons convulsifs. Je
l’aidai à ramener ses cheveux en arrière, en essuyant avec un kleenex, la
transpiration forte et luisante de son visage. Elle me fit signe de la laisser. Il y
avait du monde à l’entrée du dancing cabaret, mais personne ne semblait faire
attention à nous. Quand elle entendit des pas derrière elle, avant de se retourner,
il m’a paru que c’était l’homme rencontré dans le bar qu’elle attendait à ma place,
qui aurait pu sortir pour la secourir, car je la vis se presser contre moi, en passant
les bras autour de mon cou, en m’enlaçant, puis à son air, au regard qu’elle posa
sur moi, je m’aperçus de sa méprise. Je n’étais pas celui qu’elle espérait.
-Putain ! dis-je.
Je l’écartai doucement. Elle m’attribuait des caresses sur les mains dont un
autre aurait dû être bénéficiaire. L’odeur de son haleine n’était guère agréable :
une odeur aigre d’alcool, de nicotine, de vomi.
Elle se redressa, au bout de quelques minutes, la tête en arrière, les yeux
fermés, et continua de me tenir la main serrée dans la sienne. Je l’entendis tousser
de cette toux caractéristique des fumeurs. Peut-être était-elle déjà atteinte par le
virus VIH ? Une toux de poitrinaire et de droguée. Ses mains étaient d’une
douceur délicieuse, mais elles étaient étrangement froides, comme amollies.
Soudain, ses ongles se plantèrent sur ma peau. Je me raidis et tentai de lui faire
lâcher prise, ce qu’elle se résolut à faire. En cherchant quelque chose, sûrement

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des cigarettes, elle se rendit compte qu’elle n’avait plus son sac, avec elle, qu’elle
avait dû l’oublier dans le bar. Sarah s’agitait comme dans l’un de ses états de
panique impuissante qui surviennent dans les rêves, comme prise d’un délire, et
énuméra les objets qu’elle croyait avoir perdus, sans faire autre chose que de
tâtonner à l’aveuglette, autour d’elle : les clefs de chez elle, sa carte d’identité,
son permis de conduire et carte bancaire, un briquet en argent que quelqu’un lui
avait offert, son carnet d’adresses. C’était la période durant laquelle je lui avais
donné quinze jours pour partir de chez moi, pour se trouver un autre logement, en
lui concédant la possibilité d’être locataire de mon flat encore, bien que nous
dormions séparément. Cet ultimatum lui avait donné la sensation d’être mise en
quarantaine. Nous ne nous adressions presque jamais la parole, sinon par
nécessité, et je ne la touchais plus.
En cherchant autour de moi, je ne mis pas longtemps à retrouver le sac. Il
était là, parterre, au bord du trottoir, entre deux voitures, éclaboussé de vomi.
-Eh bien, dis-je…Te voilà propre !
J’ajoutai, cyniquement :
-Est-ce que tu ne mérites pas vraiment une descente aux enfers ? Est-ce que
tu ne l’as pas voulue ?
Elle leva les yeux vers moi, méchamment, la voix agressive :
-Je te hais !
-J’y compte bien !
Un groupe de clients de la boîte de nuit, rassemblé à la porte d’entrée, passa
près de nous, sans nous voir. J’entendis cependant l’un d’eux, dire :
-Elle lui taille une pipe, la cochonne. Charmant couple, vraiment !
Je me tournai vers l’agresseur et lui lançai un regard à le clouer sur place.
-Ho la-la ! cria-t-il.
Je l’aurais tué.
Les autres l’entraînèrent, en riant. Il s’agissait d’un groupe de fêtards qui
piétinaient dans le vomi, presque sans s’en apercevoir. J’ai senti qu’ils auraient
pu aussi bien passer sur le corps de Sarah, avec la même indifférence, si elle ne
s’était pas relevée et redressée.
-Et dégueulasse, en plus ! dit l’un d’eux, en se retournant.
-Elle a gerbé, dit un autre…
Ces deux-là étaient en queue de groupe, dont l’ensemble des membres
devait faire au moins une quinzaine d’individus. Je ressentais la même hostilité
agressive en vers eux, que s’ils s’étaient moqués de nous, en nous apostrophant,
avec insistance. Mais ils s’éloignaient et s’installèrent à l’intérieur de leurs
voitures, dont le moteur démarra. Je les entendis chanter, à tue-tête, au passage :
-Prosper, youp la boum, c’est le roi du macadam !
Une autre voix dit, par la vitre abaissée :
-Olga, la polonaise, il se la fait en large et en travers, ce pédé !
J’avais pu voir, au bar du club, que les manières de s’habiller de ces gars-
là ne me plaisaient pas du tout, ni leur façon de boire, de lever leurs verres et leurs

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cigarettes, leur façon d’observer les girls qui évoluaient sur la scène. Dans l’état
où ils devaient se trouver, ils allaient faire la fête ailleurs. J’étais lucide et me
rendis compte que j’avais la réaction d’un lève-tôt envers des couche-tard, des
bénéficiaires le la vie légère et facile, privilégiés d’une « dolce vita » qui ne
pouvait durer éternellement. C’était ce monde de fils à papa, de drogués, de
crapules aussi, de déséquilibrés, dans laquelle Sarah avait l’habitude de se
complaire, de tremper comme un poisson dans une eau sale et malsaine.
-Adieu ! dis-je.
Et je la laissai sur le bord du trottoir. Je passai avec mon Opel, près d’elle,
sans la voir. Elle avait l’air d’une prostituée, d’être une putain de service pour les
âmes en peine, un vide-couilles à ceux dominés par un besoin urgent.
Une demi-heure plus tard, elle vint sonner à ma porte. Je l’ai laissée attendre
un peu, sur le palier, puis je suis allé ouvrir. Elle avait le regard plutôt inquiet,
mais sans rien dire, j’ai refermé la porte sur elle, puis j’ai fait semblant de
l’ignorer. Je suivais un programme sur l’écran de télé allumé. Je l’ai entendue se
diriger vers la salle de bains, après s’être mise en tenue légère. Puis elle est
revenue au bout d’un moment, et avant de regagner ma chambre :
-Je te demande pardon, dit-elle.
Je n’ai pas pris garde à sa remarque, mais je l’observais du coin de l’œil.
Elle s’était mise en chemise de nuit… Lentement presque, sur la pointe des pieds,
elle a gagné ma chambre à coucher, et à refermé la porte. J’avais ma place sur le
canapé-divan du salon.

Quand j’y repense, elle ne m’avait jamais donné d’explications très précises
sur sa vie réelle. Dans presque tout se qu’elle disait, il y avait une part de brume,
des zones de mystère, comme si les différents épisodes de sa vie étaient
cloisonnés, ou que je n’avais pas le droit d’y accéder, que je n’étais pas tenu à en
savoir davantage… Cette part d’ombre la protégeait. Je ne me risquais pas, par
principe, à lui poser des questions. C’était ainsi depuis le début, même au plus fort
de notre liaison. Elle se prêtait à mes désirs, mais je ne devais pas en demander
plus. La domination qu’elle prétendait avoir sur elle m’agaçait, cette façade, ou
cette manière d’être que je prétendais lui enlever, comme on démolit, réduit en
bouillie, à coups de poings ou de pieds, une barrière de bois infranchissable.
Je ne la désirais plus, à mesure, et j’espérais en savoir davantage sur elle,
pour lui fermer la boucle, en espérant qu’elle allait débarrasser le plancher, le plus
vite possible… J’attendais, comme un animal à l’affût, le moment où elle faillirait,
ne se méfierait pas assez, en lâchant du lest, sans s’en apercevoir. Je parviendrais
ainsi à me faire une idée plus précise, plus globale d’elle : « Elle n’était que ça ! »
Si je l’avais toujours prise pour une traînée incontrôlable, à cause de son instabilité
psychique, insatisfaite, toujours prête à se tourner du côté d’où vient le vent, si
j’étais en droit de le lui reprocher… Je n’étais qu’une occasion pour elle, je le
voyais. Je me doutais que Sarah en cherchait d’autres, comme un client à l’achat,
à la recherche de voitures en état de marche, avec de beaux enjoliveurs. Son

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comportement était pour une bonne part, inconscient, machiavélique, sans morale,
dont elle n’avait pas mémoire, ni remords. Elle était encline à aspirer, ou à
bénéficier de tous les plaisirs. Elle était belle, son désir de vivre en zigzag était si
fort, cela correspondait si bien à sa nature que je n’osais lui reprocher de s’envoyer
en l’air avec le premier venu, pourvu qu’il lui plût, qu’il eût de l’argent, ou
bénéficiât d’un bon standing. Dans ce domaine, je n’avais pas d’autorité sur elle.
Il lui arrivait de tomber souvent amoureuse, le temps d’une étreinte à deux, ce que
je ne pouvais accepter longtemps. Ce comportement d’une nymphomane
excessive et volage, la détacha peu à peu de moi…

***

Après mon travail, j’avais besoin d’avoir l’esprit au repos, de faire le vide.
Je prenais mon chien doberman, et nous allions marcher, par tous les temps.
Chaque fois que je devais faire des achats pour la nourriture, je l’attachais à un
arbre, à proximité du supermarché, me hâtait vite, afin de revenir au plus tôt, vers
le chien. Ou bien je prenais l’Opel, et il m’attendait en s’asseyant sur le siège où
j’avais ma place, réintégrai la banquette arrière, à mon retour.

Au début, j’allais souvent chercher Sarah, puis je m’en lassai. Je m’étais


libéré progressivement de cette habitude.
En allant la chercher, si je ne la trouvais pas, sur le point de renoncer, après
avoir rôdé autour de son immeuble, je la découvrais soudain, à m’attendre sous
un porche. Je ne savais rien du pourquoi, ni la raison pour laquelle son instinct la
poussait à rechercher ma présence, autant qu’à me fuir, et vice versa. Elle tomba
soudain malade de dépression, d’anémie, du dérèglement effrayant de sa vie
quotidienne, et je vins à son aide. Elle s’accrocha à moi, car elle avait trouvé le
pigeon casanier, à défaut de pigeons voyageurs… Je me méprisais diablement
d’être serviable, d’être assujetti à tenter de comprendre cette fille, peut-être encore
un brin amoureux, au point de l’aider à se soigner. Qu’elle reconnaissance lui
devais-je pour cela, ou devais-je attendre d’elle ? Rien. Peut-être ma réaction
était-elle liée à mon besoin de nier la solitude ? Il fallait que je m’habitue, mais
j’avais mon chien, Slay. Malgré cela, afin de me libérer d’un certain sentiment de
culpabilité, je l’aidais à venir à bout de l’état catastrophique de ses papiers, ainsi
pour la sécurité sociale, et j’obtins que l’on rétablît l’électricité de son studio,
coupée, faute de paiement… Une fois, qu’elle souhaitait que je la raccompagne
chez elle, au milieu de papiers, de vieux journaux, je tombai aussi sur quelques
pièces de lingerie sale, dont une culotte était maculée, tâchée du sperme séché
d’un autre homme. Elle avait dû faire ça, à la va-vite, peut-être entre les cloisons
d’un cabinet d’aisance, à l’endroit des toilettes d’un supermarché. C’était
vraiment un phénomène. Ce qu’il y avait de triste, c’était qu’elle ne se faisait pas
payer, du moins, pas à ma connaissance…

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Peu à peu, presque par ruse, même si j’étais presque devenu indispensable,
je commençai de me détacher d’elle... S’il était hors de cause que nous pouvions
encore avoir des rapports physiques, au moment où elle était le plus malade, si
faible et abattue qu’elle avait du mal à se lever, j’avais demandé à mon chef de
bureau trois jours de congé pour convenances personnelles. J’avais perdu mon
temps à m’occuper d’elle, à nettoyer, à mettre de l’ordre dans son studio. Je ne
sais pas si Sarah se rendit compte de tous les efforts que j’avais dû faire.

***

Le temps s’écoulait, les saisons se succédaient… A cause de celui que


j’avais pris l’habitude de lui consacrer de vivre pour elle, d’adapter mes horaires
à ses besoins ainsi qu’à ses caprices, si je parvenais à jouir d’une espèce de
bonheur factice, clandestin, qui reposait sur mon bon vouloir et sur sa présence,
j’étais aussi bouleversé par ses crises d’abattement et de frayeur. Parfois, elle allait
sur le balcon observer la rue, et ne semblait rien voir. Pourtant, j’avais le soupçon
qu’elle faisait signe à quelqu’un d’autre à ma place. C’était insupportable, dans
ces conditions. Cela ne pouvait que mal finir : je sentais en moi comme un démon
qui me hantait et me donnait la possibilité d’en finir avec elle, en un accès de
révolte et de rage irrépressible, une perte de lucidité, en la tuant. C’était sa
présence à l’intérieur de moi qui m’exaspérait. Pourtant, j’avais honte de désirer
encore sa présence, en jouissant d’elle, non pas charnellement, mais par la pensée.
Il suffisait qu’elle sortît nue, de la douche, sans avoir fermé la porte de la salle de
bains, pour que je la vis, avec le cresson de son pubis qu’elle s’efforçait de
masquer d’une main, les seins à l’air, mince, sensuelle, aussi distinguée et
excitante que les mannequins des revues. Que pouvais-je bien faire d’elle ? Le
matin, au début, il m’arrivait de lui apporter son café au lit, avec un croissant. Elle
se redressait, encore à moitié endormie, délicieuse, avec son visage un peu gonflé
de sommeil, à cause de nuits solides et profondes que je l’obligeais à prendre, le
dimanche. Le drap glissait de ses épaules et laissait découverts ses seins vifs et
ronds, bien placés, que je n’entrevoyais qu’à peine, parce qu’elle réagissait par un
mouvement de pudeur, et détournait les yeux de mon regard. Je la voyais se
recouvrir avec autant de naturel qu’elle trempait son croissant dans le bol de café
que je lui avais apporté. Il semblait qu’elle tenait à nier toute entente cordiale entre
nous, malgré le désir de symbiose que je cherchais dans ma vie domestique avec
elle. Elle se situait comme sur un promontoire rocheux, inaccessible, protégée
d’une morgue, d’un défi, du sommet duquel elle ne pouvait concevoir l’amour
que comme un combat entre deux êtres complices, dont l’un était soumis à l’autre,
sous certains aspects, pour en concéder, à son tour, comme deux parties d’un
élément qui s’emboîtent l’un dans l’autre. Mais ses excès, ses sautes d’humeur,
ses émotions, ses désirs semblaient parfois incompréhensibles, et me lassaient.
Elle était semblable à de l’huile qui cuit sur le feu, dans une poêle, qui grésille,

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constamment à surveiller. Impondérable, invivable… J’avais trop pris l’habitude


de lui pardonner ses faiblesses, l’incompréhension de ses affects, de ses états de
crise hystérique imprévisibles, où les mots, les paroles, n’avaient pas de prise sur
elle. Elle était démentielle, à demi-folle, comme envoûtée par un monstre qui la
dévorait, qui prenait sa ration d’elle, quotidiennement, dans la durée. Elle
réagissait par crises à l’ogre qui se nourrissait d’elle. Il me semblait qu’elle
pouvait se tordre d’hystérie, entrer en catalepsie, ou subir un accès d’épilepsie.
Parfois, elle jouissait de mon regard tragique, de mon angoisse à la voir ainsi,
possédée du démon, ou feignait-elle de l’être ? Elle se croyait supérieure, sur de
nombreux points :
-Je t’en fais baver, hein ? Mais tu ne peux te passer de moi, tu m’as dans la
peau !
Je la fusillais du regard :
-Tu crois ça ! Méfie-toi ! Si je te disais de faire tes valises et de ficher le
camp, tout de suite ?
Elle partait d’un rire moqueur :
-Hi ! Ho ! Qui comptes-tu séduire d’autre ? Il a fallu que tu tombes sur
moi ! Je peux te dire qu’il faut de la patience pour te supporter !
-Petite conne !
Il m’arrivait de la gifler. Elle se figurait que je ne parlais pas sérieusement,
que mes menaces ne pouvaient l’atteindre, qu’elle me connaissait à fond, qu’à la
dernière seconde, je canerai. Quand j’en prenais conscience, je m’approchais
d’elle et la giflais… Je n’ai jamais battu une femme, mais il me semblait qu’elle
le méritait, de me voir ainsi, de chercher à me bafouer. Elle semblait m’avoir
agrippé d’un crochet de docker, ou planté un couteau dans le cœur, ou bien j’étais
pris dans le réseau des tentacules d’une pieuvre, et mon cœur saignait, le sang
n’arrêtait pas de couler par mes pores, hors de mes veines et de mes artères. A
croire que j’étais atteint d’hémophilie, qu’à la moindre égratignure, je perdais mon
sang. Je me vidais, dans une ambiance de cauchemar, de terreur, en présence de
ce félin. Je devais réagir au plus vite, j’encaissais les coups, mais je remettais ça,
au lendemain, dans la leçon qu’elle méritait. La coupe n’était pas encore pleine.
Dans un accès de rage, oui, je sentais que j’étais capable de la tuer, en
l’étranglant… J’imaginais son souffle court, sous mes doigts de main, serrés
autour de son cou, jusqu’à l’arrêt définitif. Le fait de la sentir étouffer sous ma
poigne, sous l’étau de mes mains de tueur, m’obsédait, tout aussi bien. Il fallait
que je me protège de cela, du risque que j’encourais de commettre l’irréparable.
Il fallait qu’elle s’en aille, que j’eus assez de griefs contre elle, pour ne jamais la
revoir. On sait comment cela a fini, avec elle…
Parfois, au contraire, elle se montrait très douce :
-Je ne sais pas comment te remercier pour ce que tu as fait pour moi. Tu es
quelqu’un de bien, compréhensif, intelligent, et j’ai confiance en toi.
-Que tu dis ! N’en abuse pas trop ! Méfie-toi des faux calmes, des eaux
dormantes…

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-Parfois, me dit-elle, avant de m’endormir, il m’arrive de penser : si je ne


pouvais pas me réveiller ? Prendre des somnifères, absorber toute une boîte de
cachets, et mourir, sans s’en rendre compte, en finir pour de bon !
-J’ai toujours su que tu étais demi-folle. Je croyais, ces derniers temps, que
tu commençais à te sentir mieux.
Elle me tournait le dos et ne répondait pas. Je caressais son dos nu, mon
doigt glissait sur sa peau, le long de sa colonne vertébrale. Mais que pouvais-je
donc faire d’elle !
-Je n’ai jamais pensé, murmurais-je, à te fouetter. Je pense que tu aimerais
ça, avec un véritable fouet, ou un martinet. Tu sais, tu ne me fais guère plus
bander.
Je me souvins qu’elle avait pris déjà plusieurs fois mon sexe, dans sa
bouche, depuis qu’elle avait trop bu et vomi, le soir de notre passage à
« L’ Estacade », le restaurant cabaret branché, proche du port, et je la contraignais
à jouir des convulsions de mon sexe, en la forçant à se masturber d’un doigt,
accroupie, avec celui de l’autre main, pendant que je sentais mon sexe dressé, la
verge pleine, dans sa bouche, autour de ses lèvres, qu’elle était contrainte de me
donner le change, d’aller et venir en suçant et absorbant le gland jusqu’au palais.
Après, elle continuait, avant d’être engorgée, de prendre son pied toute seule.
J’avais même acquis, par achat, dans un sex-shop, un godemiché pour la
masturber. J’aimais voir se tordre de plaisir la poupée de vice et de chair qu’elle
était.
Mieux valait ne plus la revoir, cesser toute relation avec elle. A huit heures
du matin, avec une sensation trompeuse de lucidité, de légèreté, causée par le
manque de sommeil, j’arrivais au bureau avant tout le monde, la face changée,
prêt à être attentionné avec mes collaborateurs. Ceux-ci n’y comprenaient rien. Je
leur paraissais changé, moins renfrogné, mais je n’allais toujours pas boire un
verre, avec eux, à la sortie du bureau. Je n’étais pas vraiment considéré comme
un pestiféré, mais plutôt en sursis. Je me moquais allègrement, avec un
contentement sadique de ce qu’ils pouvaient penser.
Dès que Sarah fut partie, je tins des mois entiers, sans l’appeler. Quand j’ai
décidé quelque chose, si je mets du temps à réagir, à exécuter mon projet, dès le
moment où il m’arrive de passer à l’acte, c’est fini, je ne reviens jamais en arrière.
Je l’avais sortie de mon comportement, elle ne faisait plus partie intégrante de ma
vie. Il me restait Slay, mon chien doberman, et nous allions nous promener le long
de la plage, toujours, par tous les temps. Lui seul était fidèle. Je n’ai jamais été
trompé par un animal, et je dois dire que si j’avais dû le confier à un chenil, durant
la période de mon séjour en Asie, j’ai toujours été en symbiose, avec ce brave
Slay…

***

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J’escomptais une approche d’Anh, dans la durée, différente. Nous étions


sur l’autoroute, nous nous étions arrêtés dans un motel-restaurant, pour prendre
notre premier repas français, elle avait aimé ça… Puis nous étions repartis.

***

Maintenant, la femme qui n’est pas Sarah avance vers moi, dans le couloir,
avec le chemisier de soie de soie verte et les jeans ajustés, semblables à ceux de
Sarah, elle marche sur un rythme qui n’est pas exactement le sien, qui ne peut pas
l’être. Elle porte des chaussures à petits talons, des chaussures à talons identiques
à ceux de Sarah, qui mettent en évidence son cou-de-pied. Le grain de peau n’est
pas le même. Il est plus lisse encore, et il y a en lui un magnétisme auquel je suis
très sensible, à le toucher, à le palper, à poser la nuit, une main sur son ventre.
J’entends ses pas, dans l’appartement. Ils résonnent d’une autre manière, donnent
une consistance différente à l’espace de l’appartement, à cause de sa présence
dans un silence plus souple, plus détendu que du temps de Sarah. Maintenant,
c’est d’un autre silence qu’il s’agit, à percevoir avec perspicacité l’intelligence
des sens d’Anh, dans un espace aussi restreint, sa sensibilité et sa sensualité
envoûtantes, une présence qui me permet de savoir que la jeune femme qui est à
côté de moi, s’habille et parle comme une poupée, qui ne peut pas être elle. La
femme qui se trouve avec moi, par son timing, me fait peu à peu découvrir un
univers neuf, à l’encontre de celui de la précédente qui me plongeait dans un
noeud de relations malsaines.
Je ne suis pas en train de devenir fou, au contraire. Même si la présence de
Sarah sera toujours décalée dans un passé récent, si je possède encore la mémoire
de sa voix, de ses yeux, de son corps, je me considère hors de portée quand
j’observe Anh. Elle ne peut plus m’atteindre. Je ne lui en veux pas. Elle fait partie
de mon vécu, même si elle a changé aujourd’hui, si elle ne ressemble plus à ce
qu’elle était, et qu’il soit improbable qu’elle puisse revenir un jour, à La Rochelle.
Les symptômes de sa maladie ne mentent pas, irrémédiables. Cela ne me rend pas
joyeux, j’éprouve même de l’indifférence, et je suis triste qu’elle soit dans cet état,
qu’elle puisse finir un jour, réduite par le sida. Comment exorciser ce sentiment
coupable qui parfois me traverse l’esprit et entrave mon bonheur récent ? Je me
dis que la souffrance est partout dans le monde, qu’aimer, c’est souffrir aussi, car
on est toujours, quoiqu’on fasse, étranger à l’autre, ou c’est bien de soi qu’il s’agit.
Comment communier au delà des sens, puisque l’on a besoin d’eux pour
communiquer ? Il y a toujours une part d’inconscience en nous, au point que deux
êtres s’attirent, pour n’en former qu’un seul… Illusion ! Anh est différente de moi,
elle est sensibilité, charme, douceur que je n’ai pas, un complément nécessaire à
mon équilibre biologique. Je ne peux l’intégrer toute entière, sinon dans
l’égarement de la passion. Nous mêlons nos humeurs biologiques, s’il y a aussi
autre chose. Par la perception mentale, il me semble que je peux communiquer
avec elle, à distance, sinon pourquoi le hasard nous aurait-il choisis ? A supposer

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qu’il y ait tant de millions d’êtres qui s’aiment, ou se détestent, comment se fait-
il que j’ai pu la rencontrer à un moment où j’avais besoin d’elle ? Elle se trouvait
sur ma route, je ne suis guère fataliste. Pourtant, elle est là, près de moi, généreuse
de cœur. Elle commence à parler français, et ce passage de l’anglais à ma langue
maternelle, en occultant la sienne, quoiqu’elle me dise parfois des mots ou des
phrases en thaï, par répétition, ce qui me fait comprendre ce qu’elle veut dire, et
je prononce à mon tour ces phrases. Elle est toute heureuse de les entendre de ma
voix, et répète : « Dis, encore », en souriant, avec fierté. Une occasion de plus
pour m’approcher d’elle et la prendre dans mes bras. Je ne serais jamais un
asiatique, mais peut-être un peu le serais-je d’adoption, car notre fils sera mêlé du
sang de nos vies… Sarah devait le savoir, durant ces quelques heures où nous
descendions l’un des bras du Mékong vers la mer, elle a dû penser alors plus que
jamais qu’elle s’était égarée. A peine si nous sommes revus, entraperçus. La Sarah
que j’avais connue était déjà morte. Un ersatz de Sarah vit là-bas, à sa place, au
nord de la Mer de Chine Méridionale, au Japon… Pourtant c’est sans doute bien
elle qui vit encore, mais je ne peux plus rien lui donner du souffle qu’elle a perdu.
Je crois qu’elle a voulu sa perte, qu’elle n’a fait que vivre pour se voir déchoir.
L’habitude, comme elle disait, ma routine, lui paraissaient ennuyeuses et
vulgaires. Je n’ai rien pu faire pour me hisser au niveau d’une femme qui ne
pouvait pas m’aimer, même si je l’ai sentie parfois essayer, avec conviction
sincère. Quelques jours après qu’elle me quittât mon appartement, pour que tout
soit clair et irréparable, j’ai demandé à Sarah, en la rencontrant par hasard, ce
qu’elle trouvait à son nouvel amant, mon successeur, qu’elle avait dû rencontrer
à « l’Estacade », où elle avait des relations d’amies, car elle a dû y revenir, par la
suite, chaque nuit, en habituée du club, comme une entraîneuse de bar, peut-être.
Peut-être la payait-on pour ça, pour allumer les clients et les pousser à la
consommation, et devenir plus précisément hôtesse montante ? Si elle se faisait
payer, peut-être avait-elle trouvé là, son vrai métier, sa vocation. Prendre et
donner du plaisir, moyennant quoi elle pouvait désormais assurer sa subsistance ?
Je lui ai demandé ce qu’elle trouvait à son nouvel amant, peut-être un genre de
souteneur. Ils devaient avoir des choses en commun. Je les ai vus venir parader
un jour, devant chez moi pour se faire voir… Qu’en avais-je à faire ? Je n’étais
pas jaloux, bien au contraire. Je me sentais libéré d’un fardeau. Elle semblait
heureuse d’être en sa compagnie, éclatant de son rire de gorge de catin, en
renversant la tête sur son épaule. Elle n’était probablement pas encore infestée par
le VIH, ou si elle l’était déjà, elle ne s’en doutait pas. On dit que le sida est une
maladie mentale. Je veux bien, s’il faut trouver un véritable sens, à sa vie… Son
nouvel amant, je l’ai appris par la suite, s’appelait, paraît-il, Jean Osselin. Il avait
l’air d’un cabotin évident, qui sans la moindre hésitation avait détecté en elle, une
proie immanquable. Il était de sa partie, de ses goûts, et donnait le nom d’œuvres
d’art à des tas de briques, des fatras de câbles éparpillés sous sa direction
tyrannique, dans une salle d’exposition. Elle avait trouvé enfin son génie. Il est

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probable qu’elle a dû se prostituer pour lui, pour assurer leur subsistance durant
le laps de temps de leur liaison, qu’elle a été heureuse, du moins, je le souhaite.

-Mon pauvre chéri, je ne peux pas exiger de toi, que tu comprennes, me


disait-elle. Se trouver avec mon nouvel amant, c’est comme se trouver avec
Marlon Brando et Maria Schneider, à la recherche d’un appartement à louer, dans
« Le dernier tango à Paris ». « Dont’t ask me anything about my name ! We don’t
need name, here ! Ne me demande pas de questions à propos de mon nom ! Nous
n’avons pas besoin de nom, ici ! Aucun nom, l’acte seul suffit !
Elle était presque en sueur, fébrile, et je l’observais :
-Se trouver, avec mon nouvel amant ! continuait-elle… Toi, tu es comme
un appartement bien rangé, avec la cuvette des wc propre, ce qui est douteux, pour
un homme ! Quand je suis avec toi, nous sommes toujours sur le banc d’un parc
public, comme les fiancés d’autrefois, qui attendent que l’un parle le premier. Tes
états d’âmes, j’en ai marre, voilà la différence ! Tu vis au ralenti, dans l’attente
que le ciel se couvre, que passent des nuages, ou qu’une éclaircie se propage,
pauvre vieux ! Comment n’as-tu pas compris que la différence est dans le rythme,
dans celui du temps où l’on évolue ? A croire que tu es devenu obsolète avant
l’heure, casanier au possible, que tu as paré tes couilles dans ton cul ! Il y a des
pédés, des enculés qui s’ignorent. Je ne te donne pas dix ans pour devenir homo !
Restons-en là ! Ainsi soit-il…
-Comme tu te goures. Ma prétendue sécurité, comme tu dis, elle est sans
cesse à préserver, j’en sais quelque chose ! Tu n’imagines pas la guerre qu’il faut
mener pour se faire accepter des autres, sans éveiller de soupçons. Essayer de leur
ressembler, simplement ? Même si on n’est génétiquement pas fait pour la même
cause, s’il y a maldonne ! A quel point on peut devenir esclave de soi-même et
des autres, ne serait-ce que pour avoir un alibi, gagner sa croûte ! Une croûte qui
t’a permis de vivre à leurs dépens… On peut se tromper aussi de route, mais il n’y
a guère le choix ! On a du mal à sortir de son origine sociale, sauf exception !
C’est comme servir de couillon à ses parents, ne pas les tuer, parce que malgré
tout, on a besoin d’eux, même d’être malade de leur vécu, de leur ignorance, de
leur souffrance ! Tu ne connais rien de la vie, tu ne sais pas ce que c’est de subir !
-Subir quoi ?
-Tu n’as pas été élevée dans cette tradition !
-Tu me fais chialer ! On naît larbin, comme on naît poète…
-Pauvre conne !
-Tu me fais chialer, je te dis ! Et je te plains. Comment ai-je pu aller avec
un type pareil !
-Nous ne parlons pas la même langue. Tu ne reconnais pas même le respect
à autrui !
-Il y a la morale du maître et de l’esclave. Tu n’es qu’un larbin, tu ne referas
jamais le monde !

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-Que tu crois ! Parfois, cela prend plus de temps que prévu, on n’a pas
toujours le choix des moyens !
-Tu vas me dire que cela remonte à l’enfance, mon pauvre !
Que dire d’autre ? Elle n’a rien compris… Dans les temps heureux, elle me
rendait grâce parfois de mon caractère, de la sérénité avec laquelle j’abordais la
vie, ce qui lui avait servi de sortie de secours pour se retirer du puits, ou du trou
de boue où elle marinait, comme un poisson à l’asphyxie, qui se débat dans la
fange, ou la boue des « vasières » au nord de La Rochelle, chaque fois que la mer
se retire, qu’il ne reste rien que les bouchots des mareyeurs couverts de moules.
-Toi, tu m’aides à me tenir, tu es mon socle sur la terre, un pied d’étal, une
sorte d’Ararat où j’ai planté mon drapeau, malgré la tempête, mais la vie est le
risque. Il ne faut jamais avoir peur du risque. On t’a coupé les bras, tu es devenu
manchot. Tu t’es encoconné derrière ton contrefort petit-bourgeois, tu ne peux pas
en descendre.
-Quelle volonté et constance faut-il avoir pour assumer le quotidien, cette
charge soumise pour rien, pour légitimer sa survie !
-On t’a coupé les bras, tu es devenu un manchot, mais peut-être est-ce
mieux que de tenter le diable, que d’essayer l’impossible ? A contrario, je suis
faite ainsi, à l’envers de ce que tu qualifies ta soumission…
Je ne pouvais lui dire encore que j’irais, ou que j’avais tué un homme, que
j’avais besoin de cet exutoire, d’un exorcisme pour vivre. Ce meurtre m’avait
donné l’élan d’un nouveau départ, je ne serais jamais plus le même. Comment
n’avait-elle pas perçu que cette énergie rentrée, cette tranquillité, qu’elle appelait
ma routine, n’étaient qu’une façade ? Elle n’a rien compris, qu’il suffit de rester
chez soi pour voir le monde, et en faire le tour.
Notre mésentente m’a libéré. Sans elle, je ne serais jamais reparti en Asie,
pour me venger, avec pour alibi de passer quelques jours, à Bangkok, comme tant
d’hommes seuls, pour jouir du dépaysement exotique des prostituées. Je n’aurais
jamais rencontré Anh, je n’aurais jamais vengé ma femme et mon enfant. Depuis
que Sarah se trouve en Asie, à quoi lui sert désormais son acquit culturel, la vision
qu’elle a acquise du cinéma japonais, sa connaissance des temples bouddhistes,
des lectures qu’elle a lues, dont elle retenait des citations littéraires, sans effort ?
Elle peut désormais se pencher au-dessus de l’abîme qui la sépare du monde, de
la vraie vie. Mais sans doute, la situation dans laquelle elle s’est mise, est-elle
désormais sa vraie vie, si près de mourir…
Debout, en face de Sarah, dans la salle d’exposition, Jean Osselin, avait dû
lui offrir sans doute le bonheur de sa vie, en la choisissant comme surveillante,
gardienne de ses reliques, autant que lui-même affirmait que la séparation entre
l’art et la vie était brisée, avant d’être simplement une illusion. Il devait aussi lui
parler de la distance qui sépare le surveillant, du guide, du public. Son existence,
selon lui, celle de l’artiste authentique, se réduisait à ces quelques vers de
Baudelaire, sur Le Tasse, en prison :

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« Le poète au cachot, débraillé, maladif, tenant un manuscrit sous son pied


convulsif, mesure d’un regard que la terreur enflamme, l’escalier de vertige où
s’abîme son âme. » Il était revenu des affres de la solitude, de la discipline
nécessaire qu’implique toute création d’œuvre d’art, ne considérait les résultats
de ses recherches que sous l’angle de la farce grotesque destinée à un public
ignare, qu’il méprisait. Il avait pour ainsi dire renoncé, ce qui engendre les pires
méfaits : la déchéance par rapport à soi. Il noyait son drame dans l’alcool, ou la
fréquentation de Sarah…

J’ai beau rappeler chacun des détails d’elle dans ma mémoire, reconstruire
chacun des signes minimes de notre vie à deux, avant notre séparation, je ne suis
en rien coupable. Ce n’est sûrement pas Sarah que j’ai tué, ou voulu réduire à
néant, mais quelqu’un d’autre autour de moi, devant moi, ou derrière, l’existence
de la connerie génétique caractérisée. Il aurait fallu remonter dans le temps, vers
les générations antérieures. De quoi se perdre…

***

Paris… J’ai repris ma voiture que j’avais laissée dans l’un des parkings de
l’aéroport de Roissy-Charles de Gaule. Nous devions rejoindre La Rochelle.
Le premier contact d’Anh quittant la passerelle, posant le pied sur le sol
français du tarmac de l’aéroport, a dû être une sensation inoubliable pour elle.
-Nous sommes, en France, dis-je, petite chérie.
Et je lui donnai un baiser sur la joue. Afin qu’elle eût confiance, j’entourais
du bras, ses épaules. Elle marchait à mes côtés. Elle paraissait d’une humilité
touchante, dans sa tranquillité douce et fragile. Une gamine de treize ans, ou plus,
qui prenait conscience qu’elle venait de quitter l’atmosphère de son pays natal,
encore sous l’influence du climat, de ses odeurs particulières, avec
l’éblouissement d’un jeune chiot qui découvre les lumières d’un univers
mirifique, aux couleurs trompeuses et chatoyantes, les sens en éveil… La
fascination qu’exerce l’Occident sur ceux qui viennent d’ailleurs. Sur le tarmac
un véhicule de traction avançait comme une chenille qui traîne derrière elle ses
articulations, mais il s’agissait de chariots contenant une armée de bagages.
Toutes les minutes, de grands oiseaux de métal, aux ailes larges, atterrissaient en
perdant de la vitesse, sur les pistes des différents terminaux de l’aéroport. Nous
passâmes la douane, sans encombre. Anh montra son passeport sur lequel
l’employé tamponna le visa touristique.
-Elle est, avec moi, dis-je.
Nous avons regagné le parking où se trouvait mon Opel, après avoir
récupéré nos bagages sur le tapis diplodocus qui tournait en rond. J’avais pris un
chariot pour les transporter, et elle me suivit.
-Une nouvelle vie commence pour toi, dis-je, je l’espère. J’avais une fille,
quelque part, en Asie. Elle attendait que je vinsse la chercher.

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Ma solennité m’agaçait. Nous sommes montés dans la voiture. Nous avons


contourné Paris vers Orléans, en direction de la Rochelle…

***

Slay s’est aperçu que je prenais sa laisse pour le sortir. Il a remué la queue,
a sauté de joie comme s’il pouvait sourire à la façon des chiens. Ses yeux se sont
éclairés. Anh et moi, nous avons longé le parc Charruyer, jusqu’au Vieux Port.
Passée la tour de la Lanterne, après avoir dépassé le môle, nous sommes allés
marcher le long de la mer. Il n’y avait personne d’autre que nous, et le chien.
De temps à autre, Slay allait récupérer la balle que je lançais dans l’assaut
des vagues. J’ai recommencé, plusieurs fois. Il semblait heureux et infatigable de
saisir la balle de tennis dans sa gueule, et de revenir la déposer à mes pieds, en
courant. Le ressac et le déferlement de l’océan ne l’effrayaient pas. C’était un
jeu… En serrant Anh contre moi, nous marchâmes le long du rivage, dans la brise
du large chargée d’embruns…

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