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Doit-on prendre la gestion des ressources humaines au sérieux ?

Par Jean-Yves Le Louarn

Je ne pense pas que les dirigeants d’entreprise prennent la gestion des ressources humaines
(GRH) très au sérieux. Et, d’une certaine manière, ils n’ont pas tort!
Du discours à l’action
Oh! Certes, le discours de plusieurs dirigeants éclairés, les formules ronflantes de certains
rapports annuels laissent croire à l’importance grandissante de la gestion des ressources
humaines d’une entreprise. Depuis le temps qu’on l’annonce, on pourrait croire que c’est
enfin gagné! que la GRH est devenue une priorité des directions d’entreprise; que le facteur
humain, promu au rang d’avantage concurrentiel, a droit aux mêmes égards que d’autres
ressources importantes de l’entreprise. On pourrait croire que «l’actif le plus important»,
comme on dit dans les rapports, est géré comme il se doit. Pour reprendre un slogan bien
connu, on pourrait croire que la «force» d’une entreprise, ce sont ses «employés». Allons
donc!
GRH et diététique!
Au cours de la récession passée (?), rares sont les entreprises en difficulté qui ont hésité à se
séparer de leur «actif le plus important», ou du moins d’une partie de celui-ci. Et si les
nuages recommencent à s’amonceler, on peut se demander combien n’emprunteront pas le
même chemin. Le bon sens veut que les directions aient agi ainsi pour le bien des entreprises.
Mais à qui fera-t-on croire qu’une entreprise amputée d’une partie de ses «actifs les plus
importants» se porte mieux? «Faites-vous couper une jambe (ou la tête), vous courrez plus
vite!», semble être le slogan d’avenir en GRH. Je sais que l’on n’a pas parlé d’amputation
dans les entreprises mais de dégraissage, de cure d’amaigrissement. Cela passe mieux et il
est vrai qu’on court plus vite lorsqu’on est moins gras! Si ce n’est pas de la haute GRH, c’est
en tout cas du bon sens! Du «gros bon sens», si j’ose dire. Il faudra se pencher un jour sur
l’apport de la diététique à l’avancement des connaissances en GRH!...
Les actes manqués
Plus sérieusement, au-delà des paroles, il faut examiner les actes des directions générales
afin de situer le vrai niveau de préoccupation pour le «capital humain».
À l’examen de ces actes... manqués, on doit conclure que, parfois, le personnel ne compte
vraiment pas pour grand chose, que sa valeur au bilan n’est pas très élevée. Jugez vous-
mêmes :
– «oublier» d’inviter le responsable de la fonction RH à une réunion stratégique;
– décider une acquisition sans examiner l’état des ressources humaines de l’entreprise
acquise;
– effectuer des changements importants sans consulter les premiers intéressés;
– oublier de faire appel aux syndicats locaux dans les dossiers qui concernent les salariés
représentés;
– recruter et sélectionner du personnel par des méthodes peu valides;
– dépenser en formation sans mesurer l’impact sur la productivité du personnel formé;
– congédier quelqu’un sans lui donner l’occasion de se faire entendre;
– laisser le personnel apprendre par les journaux ce qui se passe dans l’entreprise;
– annoncer les noms des personnes licenciées par haut-parleur;
– accorder des promotions à des cadres exclusivement sur leurs résultats financiers à court
terme;
– appliquer une arithmétique d’école primaire lorsqu’il s’agit de licencier.

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La logique du licenciement massif est désarmante de simplicité et vaut qu’on s’y arrête un
peu. Le raisonnement des entreprises peut se résumer comme ceci : si les coûts de main-
d’œuvre représentent 40 % des coûts totaux, en les diminuant de 10 %, on abaisse les coûts
totaux de 4 %; si les revenus demeurent constants, la rentabilité de l’entreprise devrait donc
augmenter de 4 %. Cela est vrai en arithmétique mais pas en... GRH. En général, lorsqu’une
entreprise applique un tel raisonnement, elle voit sa rentabilité à court terme augmenter (ou
ses pertes diminuer) mais, quelques années plus tard, elle se retrouve dans la même situation,
car les effets à retardement des licenciements commencent à se faire sentir : perte de savoir-
faire, démobilisation des «survivants», perte de crédibilité et de leadership de la direction,
tout ceci se traduisant par une baisse de la qualité du service à la clientèle ou de la
production et, finalement, des pertes de contrats ou de marchés, donc de revenus...

On pourrait trouver d’autres exemples d’actes manqués traduisant le peu de considération


accordé au facteur humain dans certaines entreprises. Heureusement, aucune direction ne
fait tout cela à la fois mais en existe-t-il qui n’ont commis aucun de ces «péchés»? Tous ces
actes relèvent d’une conception pour le moins cavalière des humains dans les entreprises
ainsi que de leur gestion. Il apparaît difficile à un(e) dirigeant(e) d’affirmer que son
personnel est la ressource la plus importante et de commettre ou de laisser commettre l’un ou
l’autre des gestes ci-dessus!

De l’incantation à la mesure
Cela dit, il faut tout de même admettre qu’un certain nombre d’entreprises ont adopté
plusieurs de ces comportements et survécu, voire prospéré. Cela pose un sérieux problème
aux spécialistes de la GRH. Il se peut que certaines organisations paient le prix à plus long
terme, comme je le suggérais plus haut, mais que conclure si des entreprises continuent à mal
gérer leur capital humain et prospèrent quand même? Que les dirigeants n’ont peut-être pas
tort de ne pas toujours prendre très au sérieux la gestion des ressources humaines parce
qu’elle ne fait aucune différence? Comment savoir si la GRH fait une différence et, si oui,
quelle différence? On ne peut guère expérimenter en la matière : une année bien, une année
mal, pour voir. Alors, comment savoir? En général, on opte pour l’incantation; moi, je
suggère la mesure.

L’incantation est une méthode fort répandue quand il s’agit de démontrer qu’une bonne
gestion des ressources humaines est payante. En fait, il n’y a aucune démonstration à faire, si
ce n’est celle d’un certain talent oratoire ou de persuasion. Cette méthode, qu’il ne me paraît
pas nécessaire de détailler, suffit en période de vaches grasses mais elle perd de son efficacité
en période de crise. Et celles-ci se multiplient! Il faudrait donc trouver autre chose...

Je suggère aux responsables de la GRH dans les organisations publiques ou privées


d’essayer la mesure plutôt que l’incantation. J’ai l’impression qu’ils y gagneraient beaucoup
et qu’en plus, cela aiderait à répondre à la question de savoir si une bonne GRH fait une
différence. Rassurons tout de suite les sceptiques : la mesure ne rendra pas meilleurs en GRH
les gestionnaires et les dirigeants mais elle permettra de savoir combien coûtent une GRH ou
des gestionnaires de mauvaise qualité. C’est un début!

Donc, ma recommandation est simple : arrêtons les discours sur l’importance du facteur
humain dans la réussite de l’entreprise, sur les coûts – énormes! – des mauvaises décisions en
GRH ou de la piètre qualité des superviseurs; arrêtons les incantations et calculons!

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Mais j’entends d’ici pleuvoir les objections que l’on peut résumer ainsi : l’humain ne se
calcule pas; nous n’avons pas les outils. Réponse à la première objection : c’est sans doute
vrai mais il s’agit de calculer la gestion de l’humain et non l’humain, à l’évidence trop
complexe pour se prêter aux calculs (du moins à ceux-là!); à la deuxième : ce serait bien la
première fois que nous n’aurions pas d’outils en GRH!

À la vérité, les outils de calcul en GRH existent depuis déjà fort longtemps mais ils n’ont pas
été largement diffusés, ni utilisés, pour des raisons qu’il serait trop long de donner ici. De
solides recherches restées confidentielles, datant de dix à plus de 40 ans, ont montré comment
calculer les bénéfices monétaires reliés à l’utilisation de bons outils de sélection du
personnel, comment évaluer le retour sur investissement-formation, combien coûtaient à
l’entreprise un taux de roulement et un absentéisme élevés. On sait aussi mesurer l’impact
monétaire de l’insatisfaction au travail ou des concessions faites à une table de négociations.

On sait calculer tout cela et bien autre chose encore! Et lorsque l’on calcule «tout cela», on
s’aperçoit que les coûts et les bénéfices de la GRH sont effectivement énormes. À titre
d’illustration, une recherche américaine, fort célèbre...auprès de quelques rares initiés, a
montré que les gains résultant de l’utilisation d’un nouveau test pour sélectionner les
programmeurs de l’administration américaine se chiffraient entre 5,6 et 97,2 millions de
dollars, suivant les conditions d’utilisation du test. Divisé par le nombre de programmeurs,
en l’occurrence 618, cela faisait des économies de 9 000 à 157 000 dollars par programmeur.
La méthode de calcul pour arriver à ces chiffres date de...1949! En France, les travaux menés
par Henri Savall et l’équipe de l’ISEOR depuis plus de 20 ans ont montré que les «coûts
cachés» résultant d’une mauvaise gestion des ressources humaines se chiffraient en millions.
Pour une GRH «sérieuse»
Que les dirigeants d’entreprise ne prennent pas très au sérieux la GRH n’est pas surprenant.
Une des raisons tient au fait que les responsables de cette GRH au sein de l’entreprise ainsi
que ceux qui les conseillent de l’extérieur sont loin d’avoir fait ce qu’il fallait pour qu’elle
occupe la place qui lui revient. En clair, je suis convaincu que la GRH doit être prise très au
sérieux, bien plus qu’elle ne l’est actuellement à bien des endroits, malgré les discours. Les
décisions et les pratiques de gestion des humains ont un impact financier considérable,
comme le suggèrent plusieurs recherches sérieuses. Il est donc clair que la GRH d’une
organisation a un lien très fort avec la survie et la prospérité de celle-ci. Je suggère aux
responsables de la GRH de s’attacher à démontrer la contribution financière de la GRH au
succès de l’entreprise publique ou privée.
Des méthodes et des outils existent : il suffit d’apprendre, d’appliquer ou d’inventer. En
passant, saluons l’initiative de l’association des Professionnels en ressources humaines du
Québec qui, pour la première fois depuis que le concours Iris existe, va décerner un Iris de
l’innovation professionnelle et trois autres à trois entreprises qui ont adopté une stratégie de
GRH ayant un impact sur les résultats des entreprises. Les gagnants serviront d’exemples
d’entreprises où l’on pratique une GRH «sérieuse», une GRH qui ne s’abreuve pas de
discours mais de résultats.
Post scriptum
Quelques humanistes fort respectables refuseront sans doute cette conception utilitariste de la
gestion des ressources humaines. Ceux-là considèrent qu’elle doit être prise au sérieux non
pas parce que les ressources humaines constituent un «actif important» mais simplement
parce que ce sont des êtres humains. Sans aucun doute. Il est bon, voire nécessaire, de rêver!

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