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Mohammed EL HIMER

UFR Langage et société. Faculté des Lettres et des Sciences humaines


Université de Kénitra (Maroc)

IDENTITÉ URBAINE DE LA POPULATION DE SALÉ

ß INTRODUCTION
Dans ce travail, nous nous proposons d’étudier l’identité urbaine de la
population de la ville de Salé à travers les attitudes et les valeurs des pratiques
langagières. C’est une étude basée sur le discours épilinguistique qui fait
apparaître les attitudes et le positionnement des locuteurs par rapport à l’autre et à
l’espace où ils vivent. Un tel discours ne révèle pas seulement des attitudes envers
l’autre et le lieu mais aussi un jugement sur soi comme le soulignent Bulot et
Tsekos (1999 : 58) qui précisent : « tenir un discours sur sa ville [c’] est tenir un
© Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 21/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.64.132.133)

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discours sur soi-même ». Le discours épilinguistique fait ressortir aussi la
représentation que se font les locuteurs de leur identification aux différents lieux
de la ville. Ce comportement est saisissable à travers quatre paramètres que nous
empruntons à Bulot et Tsekos (1999 : 58) et que nous adaptons au contexte de la
ville de Salé. Ces paramètres nous permettent de comprendre la relation
qu’établissent les locuteurs, dans cet espace urbain, avec leur territoire social.
Les paramètres en question se présentent ainsi :
(i) le caractère urbain qui renseigne sur le degré d’intégration à la
communauté sociale : ne pas s’attribuer un tel caractère implique la non
intégration du locuteur,
(ii) La centralité en tant que caractère faisant de la médina le centre du
raffinement et de la normalité,
(iii) la citadinité (Rouennité dans Bulot et Tsekos (op.cit.)) qui implique la
reconnaissance d’une certaine pratique de la norme langagière et (iv) la
polarisation qui permet d’évaluer la « ségrégation socio-spatiale » selon les
termes des auteurs (p. 58).
Notre but est de saisir, à travers le discours que tiennent les locuteurs sur
l’autre et sur leur ville, comment ils arrivent à organiser spatialement et
socialement l’espace urbain où ils vivent. En d’autres termes, nous visons à
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relever, suite à Bulot (1997 :1), les « fractures urbaines (…) [et la] mobilité
linguistique et dynamique des territoires » spécifiques à l’espace urbain de Salé ;
et ce à travers les jugements que portent le locuteur sur les façons de parler des
autres et qui permettent non seulement de dégager les attitudes des uns envers les
autres mais aussi de relever l’organisation de l’espace telle qu’elle est conçue par
les différents groupes qui cohabitent. Ce sentiment épilinguistique des habitants
nous amènera aussi à la hiérarchisation des différents groupes de la communauté
sociale que définit Calvet (1994) à travers quatre facteurs à savoir (i) le lieu (un
espace urbanisé), (ii) le temps (toute évolution est tributaire du facteur temps), (iii)
l’action (l’ensemble des relations divergentes, convergentes entretenues dans la
communauté) et (iv) l’habitus (le partage des normes et des habitudes ainsi que le
rapport à la langue). Il s’ensuit que tout espace urbain qui répond à ces quatre
critères forme une communauté sociale. Mais, quelle(s) représentation(s) se font
les locuteurs de la communauté des lieux (et des habitants) qui constituent cet
espace ?
ß OBJECTIFS
Notre objectif premier est de déterminer comment les locuteurs perçoivent
leur identification, celle des autres et du lieu où ils habitent. Le deuxième objectif
est de relever la localisation des différentes composantes linguistiques (différents
parlers) en interaction, leur hiérarchisation et leurs influences mutuelles à Salé
afin de saisir la nature et le sens de leur évolution.
¢ Hypothèse de travail et choix des informateurs
Pour accomplir ce travail, nous partons de l’hypothèse que la hiérarchisation
des parlers en contact à Salé est dépendante d’une ségrégation spatio-linguistique
qui reflète une classification socio-économique dans l’espace urbain de la ville de
Salé. Ce travail est accompli suite à une étude de cas basée sur une enquête auprès
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d’un certain nombre d’informateurs dont chacun représente une famille qui elle­
même représente, à travers le Maroc, une zone linguistique différente (nous y
reviendrons plus loin) ; lesquelles familles sont choisies selon les différentes
agglomérations qui constituent l’espace urbain de la ville. Le choix de ces
informateurs est guidé par deux raisons essentielles : la première est de nature
socio-économique s’expliquant par le fait que chaque agglomération reflète un
certain niveau de vie de la population représentée dans l’échantillon. La deuxième
est d’ordre linguistique en ce sens que le contact des parlers se fait dans des
conditions différentes : en médina, les parlers sont en contact direct avec le parler
citadin slaoui (PCS)1. Dans les quartiers équipés et autorisés, les différents parlers
connaissent une évolution qui aboutit à une forme linguistique moins marquée
constituant le parler urbain slaoui (PUS)2. Enfin, dans les quartiers périphériques,
les parlers conservent des traits de leurs caractéristiques d’origine et s’affrontent
symboliquement entre eux ; d’où une autre hiérarchisation au niveau de ces
parlers.

1slaoui est l’adjectif (arabe) qui renvoie à la ville de Salé


2Nous qualifions ce parler de slaoui du fait qu’il intègre, sous l’effet de son évolution, certaines
marques du PCS comme le phonème [q], le monème [xaj] (mon frère), etc.

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IDENTITÉ URBAINE DE LA POPULATION DE SALÉ

¢ Approche de travail
L’analyse de ces thèmes s’inscrit dans une approche théorique globale de
sociolinguistique urbaine telle qu’elle se présente dans les travaux, entre autres, de
Bulot et Tsekos (1999) ; laquelle approche est fondée, de manière générale, sur
l’étude des formes linguistiques des différents groupes selon l’organisation sociale
de l’espace urbain où ils vivent et sur la description des dynamiques socio­
langagières qui permettent de saisir la manière dont la ville agit sur le
comportement des individus et sur leur façon de parler. Pour ce faire, nous
baserons l’analyse des données recueillies sur les représentations que se font les
locuteurs de leur identification à la communauté à laquelle ils appartiennent et de
leur différenciation par rapport aux autres. C’est le « rapport à la communauté et
(…) à l’altérité » dont parlent les mêmes auteurs (1999 : 21). Il s’agit aussi de
dégager à partir de ces mêmes représentations les « fractures urbaines » qui
caractérisent la communauté de tout espace urbain. Pour atteindre toutes ces
dimensions, nous nous baserons sur le langage en tant qu’élément fondamental
dans la détermination de l’identité du locuteur.
¢ Outils de la recherche
Dans ce travail, nous nous sommes inspiré d’une enquête menée par Bulot
(1997) pour déterminer l’évaluation sociale des parlers rouennais. Notre enquête a
touché huit informateurs dont chacun représente une famille. Sept de ces familles
représentent les sept zones linguistiques du Maroc arabophone et la huitième
représente une famille slaouie de souche. Ces enquêtés ont rempli un
questionnaire après avoir écouté les enregistrements de huit autres informateurs
qui représentent d’autres familles ayant les mêmes caractéristiques linguistiques et
socio-économiques que les premières. Il s’ensuit que chaque enquêté est invité à
remplir, pour chaque enregistrement, un questionnaire ce qui fait au total 64
questionnaires remplis. Nous avons demandé aussi aux enquêtés de désigner des
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objets que nous leur avons présentés sous forme de dessin et ce, pour faire
ressortir la prononciation de certains éléments phoniques et qui est pertinente pour
leur identification3 : (q , g , aj , aw , etc.)
Il faut noter que lors du pré-test, nous avons pu remarquer que certains
informateurs ont plutôt tendance à fonder leurs réponses, pour distinguer l’identité
des informateurs, sur le fond (le contenu) et non sur la forme. Pour remédier à ce
fait, nous avons opté pour un même thème pour tous les informateurs enregistrés
afin de les amener à s’intéresser plutôt aux aspects linguistiques qui nous
intéressent plus qu’au contenu du discours et qui relève du rituel. Ainsi, les
enregistrements ont porté sur un thème relatif au déroulement du mariage dans les
familles et dont le temps ne dépasse pas 40 secondes.
Nous avons eu recours aussi à des résultats d’une autre enquête qui s’inscrit
dans la même perspective et qui entre dans le cadre de la préparation d’une autre
recherche, notamment les questions relatives au classement des parlers qui
coexistent dans l’espace urbain de Salé.

3 Les symboles adoptés, dans la transcription phonétique, sont ceux de l’API. Les emphatiques
sont soulignées et les géminées sont dédoublées. La labiovélarisation est rendue par un w en
exposant.

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Voici un extrait du questionnaire présenté aux enquêtés :


1) Le sujet parlant est :
citadin � bédouin �
2)S’il est citadin, sa façon de parler indique qu’il est :
slaoui � d’ailleurs �
3) Si ce n’est pas un citadin, il pourrait être de quelle région du Maroc à votre
avis ?

4) S’il est d’ailleurs, sa façon de parler est celle de quelqu’un qui a vécu :
en ville � à la campagne �
5) Vous le reconnaissez à :
son accent � son lexique �
autre (à préciser) ………..
6) A Salé, pensez-vous qu’il habite :
en médina � dans un quartier équipé économique �

dans un quartier équipé de villas � dans un quartier non équipé �


7) Accepteriez-vous que vos enfants parlent comme lui ?
oui � non �
8) Accepteriez-vous qu’il soit votre beau-fils ?
oui � non �
9) Accepteriez-vous qu’il soit votre voisin d’habitation ?
oui � non �
10) Quelles sont les raisons qui justifient votre réponse?
11) Quel genre de métier pourrait-il exercer à votre avis?

Avant d' entrer dans le vif du sujet, nous tenons à donner d' abord un aperçu
de la situation linguistique du Maroc en présentant les différents codes
linguistiques (langues et parlers) qui coexistent dans le pays. Nous exposerons
ensuite la situation linguistique et historique de la ville de Salé. L’intérêt de cette
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présentation réside dans le fait que la ville de Salé regroupe toutes les formes
linguistiques du royaume. Il s’ensuit que pour comprendre la situation linguistique
de cette ville, il faut avoir une idée de celle de tout le Maroc. Celle-ci est marquée,
de manière générale, par une coexistence de formes linguistiques dont certaines
sont apparentées e.g. arabe classique (AC), arabe standard (AS), arabe marocain
(AM) et d' autres différentes e.g. arabe, français, anglais, etc. (El Himer 2000a).
ß APERÇU DE LA SITUATION LINGUISTIQUE DU MAROC
Au Maroc, la langue officielle est l’arabe. Mais plusieurs formes de l’arabe
sont à distinguer. Ainsi, nous avons l’arabe classique, l’arabe standard et l’arabe
marocain4. D’autres langues côtoient ces formes de l’arabe dont notamment
l’amazighe, le français, l’anglais, l’espagnol, etc.
¢ Arabe classique
L'AC pourrait être considéré comme la langue de tous les arabes (une sorte
de Koiné) réservé au Coran et au champ livresque. Dans un article du journal

4Youssi (1989) parle d’une autre forme de l’arabe à savoir l’arabe médian qui emprunte, de
manière générale, ses schèmes à l’AM et son lexique à l’AC.

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