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research-article2020
FRC0010.1177/0957155820928253French Cultural StudiesKakish

French Cultural Studies

French Cultural Studies

Origines d’Amin Maalouf : Écrire


2021, Vol. 32(1) 3­–11
© The Author(s) 2020
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pour se reconstruire sagepub.com/journals-permissions
DOI: 10.1177/0957155820928253
https://doi.org/10.1177/0957155820928253
journals.sagepub.com/home/frc

Shereen Kakish
University of Jordan

Résumé
Cet article se propose de dégager les aspects essentiels de l’écriture de Maalouf dans Origines.
Nous tenterons de mettre en lumière un récit d’une trajectoire à la fois individuelle et collective.
Il s’agit aussi de soulever la question de la représentation du soi dans un récit de vie : Qui suis-
je ? D’où viens-je ? Cela nous conduira au but primordial de l’écrivain dans cet ouvrage : écrire
pour se reconstruire. Nous verrons dans cet article comment l’écriture joue un rôle important
dans la reconstruction identitaire de Maalouf. Dans ce texte, la fiction se combine avec l’écriture
historique. La fiction, à son tour, joue un rôle de comblement imaginaire en l’absence d’éléments
tangibles et d’archives. À travers cet ouvrage, Maalouf a pu en quelque sorte se situer, se repérer
et réfléchir sur son soi et son passé.

Mots clés
auteur arabe, enquête, identité, récit de vie, récit historique, le soi

Introduction
La présence des vieilles personnes est un trésor que nous gaspillons en calories et boniments, puis nous
restons à jamais sur notre faim ; derrière nous des routes imprécises qui se dessinent un court moment, puis
se perdent dans la poussière. (Maalouf, 2004 : 259)

Il est, semble-t-il, difficile d’envisager les récits de Maalouf en ignorant la question identitaire
surtout dans Origines. Ce texte se présente d’une manière évidente sous la forme d’un récit de vie,
un récit d’une famille, d’une histoire de cette tribu des Maalouf, mais aussi de l’histoire de la
Méditerranée. Le roman de Maalouf offre la possibilité d’une véritable étude de la quête identitaire
et du passé de la région du Moyen-Orient. Il s’agit d’une reconquête qui devrait être patiente,
dévouée, acharnée, fidèle (Maalouf, 2004 : 260). Pour quoi ou pour qui vouloir les écrire ? Voici
les leitmotivs de l’œuvre Origines de Maalouf. Origines aborde un destin familial dispersé entre

Corresponding author :
Shereen Kakish, University of Jordan, University of Jordan, St 13004, Amman z.c 11942, Jordan.
Email : s_kakish@ju.edu.jo
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plusieurs ères géographiques, allant de Cuba à New-York, de Beyrouth aux villages de la Montagne,
du Liban à la France à la fin du XIXème et au début du XXIème. Botros et Gebrayel sont deux
frères issus d’un village du Mont Liban qui fait partie, à ce moment-là, de l’empire ottoman.
Gebrayel émigre aux États-Unis, Botros, le grand-père de l’écrivain, hésite à quitter son pays et
après une tentative qui sera pour lui vouée à l’échec, il y retourne. Ce récit de Maalouf nous
présente un répertoire de figures et d’images de la famille de l’écrivain. Ce dernier y retrace égale-
ment des faits historiques et culturels de l’histoire de la Méditerranée. Or, Maalouf fait une quête
des origines oubliées, perdues, lointaines et fragmentaires. C’est pourquoi ce roman part d’un
manque d’informations :

J’avais en permanence le sentiment de perdre pied au milieu de toutes ces massives à l’objet incertain,
à l’écriture illisible, souvent sans date ni signature ; au milieu de tous ces personnages dont les
descendants n’avaient pas gardé le souvenir ; au milieu de toutes ces vies atomisées en une poussière
de mots. (2004 : 42)

Cette perte d’archives et de liens avec le passé impose une difficulté de tracer le passé vécu par les
ancêtres. L’écrivain recourt ainsi à l’histoire et l’insère dans sa fiction pour combler les blancs
manquants. Dans The African and Caribbean Historical Novel in French : A Quest for Identity,
Pascal Kyoore insiste sur le fait que ce sont souvent des situations contemporaines qui poussent les
auteurs à écrire des romans historiques : « C’est lorsqu’il y a perte ou absence d’un lien avec son
passé que celui-ci devient problématique » (Kyoore, 1996 : 2).

L’histoire du « Grand Liban »


Origines n’est pas uniquement une histoire de famille, c’est l’histoire du « Grand Liban » de la fin
du XIXème et au début du XXIème siècle qui défile sous nos yeux. Pour ce faire, Maalouf tente de
faire revivre le passé en évoquant des faits réels dont la fiction se nourrit. Ainsi, il crée une œuvre
fictive qui naît de son imagination tout en gardant des éléments historiques réels. Le recours à la
fiction dans le cas de Maalouf était donc inévitable. Cela dit, ce manque de témoins et d’archives
a forcé Maalouf à spéculer et à combler le réel par l’imaginaire :

En l’absence de tous les témoins, ou presque, j’étais forcé de tâtonner, de spéculer, et de mêler parfois,
dans ma relation des faits, imaginaire, légende et généalogie − un amalgame que j’aurais préféré éviter,
mais comment aurais-je pu compenser autrement les silences des archives ? Il est vrai que cette ambiguïté
me permettait, en outre, de garder à ma pudeur filiale un territoire propre, où la préserver, et où la
confiner aussi. Sans la liberté de brouiller quelques pistes et quelques visages, je me sentais incapable de
dire « je ». Tel est l’atavisme des miens, qui n’auraient pu traverser tant de siècles hostiles, s’ils n’avaient
appris à cacher leur âme sous un masque. (Maalouf, 2004 : 43)

Ainsi, dans le cas où il manque un récit des origines, la littérature vient au secours. La fiction de
Maalouf se combine avec l’écriture historique pour construire et reconstruire son récit. La fiction
joue un rôle important dans ce texte. Maalouf est conscient que la mise en scène de l’ancestralité
et de la filiation repose sur un rapport complexe entre réel et fiction.

Combinaison réalité / fiction


Mémoire et histoire sont nécessairement fictionnalisées par leur inscription dans la forme roman-
esque, pourtant, elles jouent d’effets de vraisemblance qui visent à donner les événements et les
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lieux décrits pour réels. Par cette combinaison réalité/fiction, Maalouf cherche à renouveler le
genre du roman historique. Le texte à l’étude mêle à la fiction des récits historiques dont la validité
est soutenue par le recours à des documents authentiques. Selon cette perspective, la vérité est à
rechercher dans le complexe du passé socioculturel et dans la confrontation des cultures, des géné-
rations et des points de vue. C’est à travers la multiplicité des points de vue, et en vertu d’une
activité cognitive intense que le lecteur adhère à ce modèle de récit historique/autobiographique
représentationnel et qu’il accueille de bon gré le récit fictionnel qui vient par la suite combler ses
attentes et satisfaire la curiosité qu’il a suscitée en lui. Origines tend alors à combler les failles de
ce qu’offre le manque ou la perte des archives en utilisant des ressources qui permettent d’articuler
réel et fiction : le document historique, les archives et les photos. L’auteur entame dans le texte à
l’étude un travail de reconstitution à partir d’une trace réelle et tangible en quelque sorte. Et là, la
fiction peut être tenue pour un substitut à cet univers manquant. La relation entre la fiction et le réel
est très intéressante chez Maalouf : le recours à l’histoire dépasse le simple principe de l’accréditation
pour aller vers l’authentification. Dans ce genre de fiction réelle, le lecteur n’est pas en mesure de
distinguer ce qui relève ou non de la mystification littéraire. La tension entre l’univers des archives
et celui de la fiction abolit les frontières entre la fiction et le réel et rend possible la métamorphose
de l’histoire par la fiction.
Ainsi, nous ne tentons pas de faire une opposition entre réel et fiction dans cette étude. Au con-
traire, la rencontre constante entre personne, écrivain, personnage-narrateur-écrivain et énoncia-
teur est l’objet d’un brouillage vécu tout au long du récit. Cela nous conduira plutôt à nous
interroger sur la notion d’ethos, c’est-à-dire sur le statut du témoignage réel ou fictif et l’image que
le locuteur donne de lui-même à travers son discours. La combinaison récit de vie, fiction et récit
historique nous montre que la fictionnalisation de soi se prolonge dans des mises à l’essai de vari-
ations imaginaires du soi dans Origines. La fiction aide à explorer le soi de l’écrivain en le mettant
dans son contexte passé. Le soi devient donc une construction affabulatoire dans le but de se
découvrir. Sous couvert de raconter sa vie, le moi se déploierait en un mythe personnel : « enfant
déjà, chaque fois qu’on m’interrogeait sur mon lieu d’origine, j’avais un moment de flottement »
(Maalouf, 2004 : 60). Il nous paraît, en effet, évident que Maalouf se cherche et peut-être se libère
par cette combinaison fiction/réel. C’est une voie à prendre également pour explorer l’inconnu du
passé et l’ambiguïté du présent. La fiction agit donc pour Maalouf comme une exploration du
passé, des personnes de ce passé, des événements et des malentendus passés : « avec le recul du
temps, privilège des générations qui suivent, certaines choses deviennent visibles, qui ne l’étaient
pas pour les contemporains, et certains malentendus se dissipent » (2004 : 71). Cette exploration
met en relief le soi par des effets de miroir et de variation. Dès lors, la fiction ne se voit pas dans
Origines en tant qu’espace fantasmatique où se déploie la forme traditionnelle de la romance mais
comme un espace authentique, un espace d’enquête et d’exploration. Dans cet univers particulier,
l’identité est mouvante et fluide et n’arrête pas l’évolution jusqu’à la clôture de l’espace textuel. Le
positionnement identitaire se complexifie et se conçoit plutôt à travers la prise en compte d’une
configuration façonnée par les interactions avec le passé et le présent. Alors, l’identité ne se
présente pas dans le texte à l’étude comme une connaissance immédiate d’une réalité stable mais
d’un processus mettant en jeu des niveaux de conscience et impliquant une représentation constru-
ite du soi. Par la suite, ce soi se définit par rapport à la société qui se donne à voir à travers les autres
personnages du récit et à travers leurs histoires. Il s’agit d’un puzzle à ramasser et à mettre en ordre
par une quête minutieuse des archives, des photos et des lettres. Par ailleurs, puisqu’il s’agit de la
personne réelle de l’auteur, qui est aussi le narrateur et le personnage, on est amené à endosser ce
texte dans un cadre autobiographique. C’est-à-dire un acte consistant à lier l’identité réelle entre le
personnage, le narrateur et l’auteur à travers l’utilisation d’un seul et même nom. Dans son article
« Origines ou la fabrique romanesque d’Amin Maalouf », Soundouss El Kettani insiste sur le
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caractère documentaire du texte. Selon elle, l’ouvrage ne renvoie qu’au réel. Elle note à cet égard
que le narrateur dans Origines n’a pas un rôle de représentation mais celui de transmission de
l’information. Alors la validation scientifique et historique des personnalités et des événements
racontés ne repose pas que sur le paratexte. Ces mesures d’authentification touchent aussi l’attitude
narrative qui semble régir le récit :

Puisqu’il ne s’agit pas d’invention, mais de transcription, puisque Gebrayel, Botros, Tannous et tous les
autres sont des personnes et non des personnages sortis de l’imagination d’un romancier, la reproduction,
dans le texte, de leurs paroles, mais surtout de leurs pensées, ne peut se faire sans précaution. [Pour ce
faire] Amin Maalouf multiplie donc les gages de sincérité . . . Il nous fait glisser de sa proclamation
d’ignorance de ce qu’il ne peut voir ni constater à des probabilités. (El Kettani, 2012 : 183–4)

Ainsi, d’après El Kettani, ce texte de Maalouf maintien des subterfuges narratifs comme par exem-
ple, nous soulignons, il me semble pour garder son statut d’enquête véridique, l’éloignant ainsi de
la fiction. En revanche, Antonella Emina constate dans son article « Amin Maalouf ou le bien idéal
suspendu », que l’œuvre d’Amin Maalouf, couramment considérée un exemple d’engagement en
littérature pour les thématiques abordées, est aussi une sorte d’engagement en raison de ses modali-
tés d’écriture. Ce positionnement versatile de Maalouf agit, d’après Emina, sur les modalités du
discours. Au préalable : « l’auteur choisit entre le discursif et le narratif sa stratégie énonciative ;
ensuite, il choisit l’outil juste dans toute l’incommensurable gamme que son métier lui offre »
(Emina, 2016 : 15). Il s’agit, pour l’écrivain, de proposer une réécriture authentique de l’histoire de
l’Orient qui devrait servir à réunir ce qui avait été séparé à partir du démembrement de l’Empire
ottoman. Amin Maalouf est pionnier d’ailleurs, dans ce domaine de construction d’une telle con-
figuration identitaire orientaliste dans ses textes. Ceci le fait sortir d’une zone de tension au niveau
identitaire pour aller dans une zone de réconciliation identitaire. Une comparaison entre le narra-
teur d’Origines et Harwan, le protagoniste de Seuls de Wajdi Mouawad (dramaturge et metteur en
scène québécois d’origine libanaise) illustre bien cet état frontalier de l’identité maaloufienne.
Seuls est une œuvre se concentrant sur la question identitaire, sur la perte des origines et le fan-
tasme d’un retour. Ce texte met en scène, Harwan, un homme exilé de son pays natal, le Liban, et
qui entretient toujours un fort sentiment de nostalgie en lien avec ses jeunes années passées là-bas.
Harwan est, en effet, un être hybride, métissé. C’est un jeune homme qui a traversé l’Atlantique
avec sa famille, afin de se refaire une vie au Québec. Prisonnier d’un malaise existentiel, ce person-
nage ne se glisse pas définitivement dans une culture où il n’a pas grandi, surtout dans la première
partie de l’œuvre. Ce personnage reste toujours dans l’entre-deux de soi, zone nostalgique et incon-
fortable. Il se trouve alors contraint d’errer dans un espace de l’entre-deux, zone de tensions où ses
diverses appartenances entrent souvent en conflit. Alors que dans et par Origines, Maalouf sort de
l’entre-deux et rentre dans un espace qu’on nommerait « le tiers-espace » d’après la terminologie
d’Alexis Nouss dans Plaidoyer pour un monde métis (2005). Ce texte de Nouss clarifie la diffé-
rence entre l’espace de l’entre-deux dans lequel l’exilé est confiné (le cas de Harwan) et la tierce
zone dans laquelle celui-ci devrait pouvoir s’épanouir (le cas de Maalouf) :

Le tiers-espace n’est pas l’entre-deux comme l’indique le changement numérique dans la terminologie.
L’entre-deux existe par la tension que provoque, à partir des frontières, la rencontre de deux entités
alors que le tiers-espace accueille, hors frontières, le déplacement de ces forces, ce qui autorise la
négociation. L’entre-deux tire sa valeur de limites que, par là-même, il valide. Le tiers-espace n’est pas
non plus l’hétérotopie : l’altérité du lieu hétérotopique se marque par un passage de frontières alors que
le tiers-espace les ignore ou les occulte afin que la rencontre des forces prenne place dans la proximité,
la « juxtance » nécessaire à la négociation. (Nouss, 2005 : 62)
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En effet, Maalouf dans Origines, intervient comme un personnage métis, ayant une identité
hybride, mais aussi comme un personnage rapprocheur ou intermédiaire. Cela dit, il intervient
comme un pont qui rapproche deux appartenances et deux cultures différentes. L’écriture, dans le
contexte autobiographique, a agit sur lui tel un baume afin de contrer la coupure du sujet par rap-
port à lui-même. Avec cet ouvrage, Maalouf saute de l’entre-deux à la tierce zone. Cela dit, Maalouf
s’offre par cette œuvre un espace de repos pour sa diversité d’appartenance. Il s’agit d’un nouvel
espace, sans tensions ni contradictions. Le tiers-espace rendrait possible, comme l’affirme Nouss,
l’émergence d’un état nouveau. Autrement dit, par le biais de l’autobiographie d’Origines, une
sorte de retrouvaille est effectuée pour Maalouf. Ce texte a constitué un tiers-espace où Maalouf a
pu se trouver lui-même dans sa diversité culturelle et linguistique. Dans son article « Une mutation
linguistique : Le cas d’Amin Maalouf », Najoie Assaade confirme cette idée de retrouvaille identi-
taire, vécue à travers la diversité linguistique. Elle précise que Maalouf, étant un écrivain libanais
francophone, se considère comme un de ces êtres privilégiés qui ont une mission délicate à accom-
plir, celle d’intermédiaire à l’intérieur de leur propre pays ainsi qu’entre leur nation et leur pays
d’adoption :

C’est le cas : des êtres frontaliers, en quelque sorte, traversés par des lignes de fracture ethniques,
religieuses ou autres .  .  . et qui ont un rôle à jouer pour tisser des liens, dissiper des malentendus, raisonner
les uns, tempérer les autres, aplanir, raccommoder . . . Ils ont pour vocation d’être des traits d’union, des
passerelles, des médiateurs entre les diverses communautés, les diverses cultures. (Maalouf, 1998 : 172 ;
Assaade, 2004 : 460)

Ainsi, selon Assaade, puisque Maalouf est frontalier de naissance, il a pu surmonter la crise
d’identité en profitant de sa situation intermédiaire : « sa volonté de créer un point de jonction entre
deux civilisations dissemblables se concrétise par une fluctuation langagière .  .  . La coexistence de
deux langages, français et arabe, dans l’acte créateur se traduit sur les deux plans, importé et sub-
stitué » (Assaade, 2004 : 460). D’ailleurs Maalouf le dit bien dans Les Identités meurtrières : « j’ai
subi deux influences très différentes .  .  . constate-t-il, occidentale .  .  . et orientale .  .  . Cette double
culture transparaît bien sûr dans mes ouvrages ; mais, si en Occident on me trouve oriental, en
Orient on me juge très occidental » (Maalouf, 1998 : 13).

Une identité hybride


Il s’agit, du coup, dans Origines d’un discours romanesque nouveau se composant d’une pratique
d’altérité plutôt que de fonctionner sur un binarisme identitaire. Dans sa thèse de doctorat intitulée
Amin Maalouf et le pan-orientalisme : Écriture et construction identitaire dans le roman historique
d’Amin Maalouf, Fida Dakroub montre que la construction identitaire dans l’écriture de Maalouf
établit un dialogue entre différentes cultures et civilisations. Ceci catégorise cet écrivain de
pan-orientaliste :

L’écriture dialogique, ici, le dialogue comme écriture, crée chez Maalouf une nouvelle sorte de discours
romanesque, soit celui du pan-orientalisme évoqué ci-dessus. L’écriture de Maalouf vise, en effet, à
reconstruire un Orient historique et culturel : d’où une telle acception que nous retenons pour les textes
écrits par Amin Maalouf, donc un Oriental sur l’ Orient, c’est-à-dire le Pan-Orient, dans l’intérêt de cet
Orient ou Pan-Orient. (Dakroub, 2010 : 11)

D’après Dakroub, le pan-orientalisme de Maalouf se structure à partir de deux prémisses. L’une


anthropologique : « il s’agit de développer une pratique d’altérité inclusive ; plutôt que de
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fonctionner sur des oppositions et un binarisme propre à l’Occident et à son ‘miracle grec’, soit à
l’identification d’un autre qui ne peut être qu’exclu » (2010 : 11). Ainsi, le pan-orientalisme vise à
inclure l’autre dans ses différences, à le transformer comme soutien d’un système politique. Alors
que, la deuxième prémisse est d’ordre politique et idéologique : «Maalouf, en dégageant une atti-
tude pan-orientale, et en relisant le passé, propose une lecture non-orientaliste de l’Orient » (2010 :
11–12). Dans Origines, Amin Maalouf évoque au niveau historico-culturel, l’Orient musulman,
l’Orient chrétien et l’Orient mage sassanide, donc tout l’Orient culturel, ce qui, d’après Dakroub,
donne à l’écrivain son originalité et sa différence parmi les autres écrivains francophones du
Mashreq qui négligent le Pan-Orient et se limitent aux identités minoritaires. Un pont est ainsi créé
entre les cultures. C’est de cette manière qu’agit la figure du métis, située le plus souvent en bor-
dure, aux frontières. N’oublions pas que Maalouf est un écrivain libanais ayant grandi dans un
environnement multiculturel : il a reçu un héritage anglophone et protestant de son père, franco-
phone et catholique de sa mère. À cause de la guerre, il fuit le Liban et vient s’installer avec sa
famille à Paris en 1976. En tant que libanais, la langue maternelle de Maalouf est l’arabe qui était
tout naturellement la langue de ses premières lectures. C’est ainsi qu’il raconte, dans Les Identités
meurtrières, comment il avait lu Dumas et Dickens en arabe. L’écrivain est scolarisé également à
l’École française des pères Jésuites. Élevé dans la culture et la langue arabes, Amin Maalouf a
entretenu pourtant le français comme une langue secondaire et une langue de son écriture, une
langue d’ombre selon ses propres termes. Maalouf explique cette diversité et multiplicité identi-
taires dans une entrevue donnée à La Revue du Liban :

Je suis à la lisière de plusieurs traditions culturelles. Je revendique toutes mes appartenances, notamment
linguistiques. Comme beaucoup de Libanais, je suis né avec trois langues dans la bouche : l’arabe, le
français et l’anglais. Pour moi, ce sont des langues qui ont chacune leur importance. Par rapport à l’écriture,
j’écris plus facilement en arabe et en français. Dans une première partie de ma vie, j’ai écrit beaucoup plus
en arabe ; dans une deuxième, j’ai écrit en français. Pourtant, je viens d’un milieu anglophone, mais mes
parents ont préféré pour certaines raisons m’inscrire chez les Jésuites. Le français a donc été la langue de
ma scolarité et, si je ne l’ai pas choisi, je suis entré dans son univers et je l’ai adopté. Si j’étais resté au
Liban, j’aurais certainement écrit en arabe mais, lorsque je suis arrivé en France, le français est devenu
pour moi la langue de la vie courante. II est, aussi, devenu la langue de la connaissance, de la poésie, celle
dans laquelle je pouvais exprimer mes sentiments les plus personnels et intimes. Je suis sensible au fait que
la langue française rassemble des pays du Nord et du Sud, d’Orient et d’Occident qui ressentent un lien
particulier entre eux et trouvent un espace de dialogue. (El-Tibi, 2004)

L’itinéraire linguistique qui a conduit Maalouf à adopter le français comme langue d’écriture nous
paraît intéressant : de l’arabe, langue des origines, au français, langue de l’école et du présent, une
identité mixte se développe. Selon Castellani, il y a, dans ce choix délibéré, un exemple typique de ce
phénomène de la langue de l’autre ou de la double identité de l’écriture qui reflètent, en général, ce que
l’on appelle le double-jeu, le double-je, l’entre-deux. Or, Maalouf se penche plutôt sur la complexité
des mécanismes de son identité que sur la définition exacte du terme identité. Le français va aider
Maalouf à réfléchir sur sa propre langue et sur sa propre origine. Castellani note à cet égard que :

Cette langue étrangère va servir à Maalouf d’instrument linguistique pour réfléchir sur sa propre identité
et non sur la nouvelle au service de laquelle elle semble se ranger. C’est un cas très courant dans ce genre
de transfert : la langue d’adoption sert à revenir inlassablement, de façon obsessionnelle, sur les conditions
de vie dans l’autre langue. (Castellani, 2005 : 124)

Ainsi, dans le cas de Maalouf, c’est plutôt une reconquête identitaire, un enrichissement identitaire
que la manifestation d’un manque :
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L’adoption, comme on le dit d’un enfant, d’une langue autre, exerce une influence, en définitive, sur
l’identité, c’est une quête d’identité, une conquête d’identité, un enrichissement d’identité. Ce n’est pas la
manifestation d’un manque ou d’une perturbation ou d’une marginalisation qui serait le fait de barbares
comme disaient les grecs, de gens aliénés au sens premier du terme, c’est-à-dire devenus autres, mais au
contraire, celle de la volonté de personnes qui arrivent à nous fournir des œuvres romanesques, théoriques,
historiques. (El-Tibi, 2004)

Par ailleurs, El Kettani note dans son article cité plus haut, dans cette perspective, que l’œuvre roman-
esque de Maalouf témoigne d’un intérêt pour les histoires de pérégrinations, de dénonciations des intolé-
rances et d’identités multiples. Il y interroge et chérit les identités d’exilés dans le but d’éclairer des
problématiques sociales et identitaires vues par un Arabe, un exilé. C’est pourquoi, d’après El Kettani, le
héros maaloufien est souvent : « un moi sans patrie unique, un moi de plusieurs langues, mais d’aucune
en particulier, un moi sans racines et pour qui ‘seule importe les routes’ » (El Kettani, 2012 : 181).

Racines / origines
En effet, il est vrai que la notion de l’identité semble être constamment redéfinie, qu’il
s’agisse de l’identité d’un peuple, d’une société, d’une collectivité ou même d’un individu.
Maalouf se méfie alors des termes identité et racines et voit le terme origine plus englobant
du sens voulu du concept :

Je n’aime pas le mot « racines », et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, se
contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l’arbre captif dès la
naissance, et le nourrissent au prix d’un chantage : « Tu te libères, tu meurs! » Les arbres doivent se
résigner, ils ont besoin de leurs racines ; les hommes pas. Nous respirons la lumière, nous convoitons le
ciel, et quand nous nous enfonçons dans la terre, c’est pour pourrir. La sève du sol natal ne remonte pas par
nos pieds vers la tête, nos pieds ne servent qu’à marcher. Pour nous, seules importent les routes. Ce sont
elles qui nous convoitent de la pauvreté à la richesse ou à une autre pauvreté, de la servitude à la liberté ou
à la mort violente. Elles nous promettent, elles nous portent, nous poussent, puis nous abandonnent. Alors
nous crevons, comme nous étions nés, au bord d’une route que nous n’avions pas choisie. À l’opposé des
arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine.
Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement ; avant le premier tournant,
là-derrière, il y avait déjà un tournant, et encore un autre. Origine insaisissable, puisqu’à chaque croisement
se sont rejointes d’autres routes, qui venaient d’autres origines. S’il fallait prendre en compte tous ces
confluents, on embrasserait cent fois la terre. (Maalouf, 2004 : 9)

Donc, Maalouf rejette fermement le terme racines pour parler de ses ancêtres et préfère celui
d’origines. Selon lui, la racine nourrit l’arbre, elle le retient au sol et les arbres doivent se résigner,
ils ont besoin de leurs racines. Par ailleurs, Maalouf élabore également dans Origines un long tra-
vail de tri et de recoupements de courriers, de télégrammes, de photos, pour comprendre son passé
familial. Il veut mettre au clair l’histoire de son grand-père de son frère et de son grand-oncle. Il
s’agit aussi de faire partager cette histoire familiale combinée avec l’histoire du Liban. L’écrivain
veut donc fouiller dans cette histoire et la partager afin de la sauver de la mort évidente. Maalouf
le signale d’ailleurs dans ce récit : il écrit pour reconquérir l’oubli et la mort : « Pour moi, en tout
cas, la poursuite des origines apparaît comme une reconquête sur la mort et sur l’oubli » (2004 :
360). Écrire les origines constitue alors pour Maalouf un moyen pour faire renaître ses ancêtres :

L’histoire des miens pourrait parfaitement se raconter ainsi : les ancêtres meurent, et de leurs morts
lointaines les descendants meurent à leur tour. La vie engendre la vie ? Non, la mort engendre la mort –
telle qu’elle a toujours été pour moi, pour nous, la loi muette des origines. (2004 : 360)
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C’est, de surcroît, un moyen de renouer avec ceux qui l’ont précédé : « Je suis le fils de chacun de
mes ancêtres et mon destin est d’être également, en retour, leur géniteur tardif » (2004 : 362). Dans
ce retour à l’origine, l’auteur s’identifie plutôt ainsi à l’aventure fictionnelle de sa vaste famille, à
leur légende :

Je n’ai jamais éprouvé de véritable appartenance religieuse –ou alors plusieurs, inconciliables ; et je n’ai
jamais ressenti non plus une adhésion totale à une nation – il est vrai que, là encore, je n’en ai pas qu’une
seule. En revanche, je m’identifie aisément à l’aventure de ma vaste famille, sous tous les cieux. À
l’aventure, et aussi aux légendes. Comme pour les Grecs anciens, mon identité est adossée à une
mythologie, que je fausse et que néanmoins, je vénère comme si elle est porteuse de vérité. (2004 : 10)

C’est d’ailleurs pourquoi le je de Maalouf dans Origines se transforme en nous et se développe


dans une multiplicité culturelle, idéologique ainsi que fictionnelle.

Conclusion
Alors, appréhender le texte de Maalouf doit s’effectuer en dehors des structures rassurantes,
fournies par les conventions d’un genre littéraire précis. Écrire son passé et le partager avec les
autres constitue un auto-dévoilement volontaire dans le but de s’auto-découvrir, de faire face au
temps qui nous échappe. Écrire est également une prise de relation avec le monde. C’est d’ailleurs,
le rôle de l’écrivain. Il s’agit d’une mission existentielle : « Si tout est destiné à l’oubli, pourquoi
bâtissons-nous, et pourquoi nos ancêtres ont-ils bâti ? Pourquoi écrivons-nous, et pourquoi ont-ils
écrit ? À quoi bon lutter pour une cause, à quoi bon parler de progrès, d’évolution, d’humanité,
d’avenir ? » (2004 : 259). Écrire devient dès lors pour Maalouf une volonté de créer un rapport avec
autrui et de se faire connaître et se reconnaître. Origines a pour vocation d’expliquer le réel à partir
des légendes, des histoires passées, créant ainsi une tension paradoxale entre vérité et imagination.
Dès lors, réalité et fiction investissent contradictoirement tout ce récit de Maalouf, d’où la duplica-
tion formelle du genre de ce texte de Maalouf. Si la fiction peut être choisie par Maalouf pour
raconter une histoire imaginée, elle permet aussi de raconter l’histoire de ceux qui sont morts, de
ses ancêtres. Écrire est ainsi pour Maalouf, un outil pour se reconfigurer, se reconstruire, pour
assumer la continuité du soi et pour reconquérir l’oubli et la mort de son passé et de tous ceux qui
l’ont précédé.

ORCID iD
Shereen Kakish https://orcid.org/0000-0002-4938-2711

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Biographie
Shereen Kakish est professeure Associée à l’Université de Jordanie. Ses champs de recherches portent sur
l’analyse des textes littéraires de différentes époques, les théories de lecture et de la fiction, la narratologie,
les personnages-narrateurs dans les romans contemporains, l’histoire de la littérature française et québécoise
et l’histoire de la langue française. Ses derniers articles sont : « Narrativité et fictionnalité dans Mon nom est
personne de David Leblanc » Littératures (2019) ; et « Entre quête identitaire et fragmentation textuelle:
étude des enjeux génériques et narratifs dans L’Odeur du café de Dany Laferrière » Australian Journal of
French Studies (2019).

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