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Michèle Ratovonony

Le métissage culturel
dans la littérature malgache
de langue française

KARTHALA
La littérature malgache de langue française constitue
aujourd’hui un champ de recherche bien établi avec ses clas-
siques, ses grands écrivains, sa critique, ses précurseurs, ses
fondateurs, ses moments marquants et son actualité. Elle
occupe néanmoins un statut ambivalent au sein des institutions
qui la situent quelque peu en marge des « grandes régions » de
la Francophonie que sont la Caraïbe, le Maghreb et l’Afrique
subsaharienne. Cette littérature riche et vieille de plus d’un
siècle reste donc encore relativement méconnue.
L’essai de critique littéraire que nous présentons ici s’ins-
crit dans une double dynamique qui nous permet de relire des
auteurs reconnus sous un nouvel angle tout en faisant décou-
vrir des textes moins fréquentés, et ceci à partir de la question
du métissage culturel.
Le projet de Michèle Ratovonony était ambitieux, puisqu’il
est né du désir de savoir comment l’écrivain malgache assume
son identité plurielle. Elle avait opté pour une lecture trans-
versale d’un corpus de textes en prose dont certains s’ins-
crivent dans le canon conventionnel du roman « lettré », alors
que d’autres sont plus proches de l’autobiographie, du roman
populaire ou de l’essai, présentant ainsi un caractère hybride.
En même temps, afin d’assurer la cohérence conceptuelle de sa
recherche, l’auteur interroge ce corpus à partir de la théorie des
figures, approche qui lui permet de tenir compte à la fois de
l’explicite et du non-dit, voire de l’indicible – que la littérature
s’efforce inlassablement d’amener au seuil des mots.
Les auteurs étudiés sont Michèle Rakotoson, Michel-
Francis Robinary, Charlotte Rafenomanjato et Raymond
William Rabemananjara, l’un des pères de l’indépendance. Ce
parcours de lecture qui aurait dû se poursuivre a été brusque-
ment interrompu par la mort, mais, tel qu’il est, il nous propose
déjà une riche matière à réflexion.

Lettres du Sud
Collection dirigée par Henry TOURNEUX
Née à Madagascar, Michèle Ratovonony y enseignait au lycée
Jules Ferry avant de partir au Canada pour poursuivre ses études.
Après avoir obtenu une maîtrise en lettres de l’Université de
Montréal, elle y était également professeur et chercheur.
Ses travaux sur les écrivains malgaches et africains ont fait
l’objet de plusieurs conférences et articles avant de prendre la
forme du présent volume.

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Couverture :  Peintures de Hazavana. À gauche en haut :


Rasoa, dans ses parades ; à droite en haut : Soa, au
temps de ma mère ; à gauche en bas : anak’apela du
peuple Bara ; à droite en bas : mélange de générations.
Artiste peintre née dans le sud de Madagascar.
Hazavana décide un jour d’écrire au pinceau son monde
qui semble lui appartenir ; elle sculpte l’ombre et la
lumière avec une puissance toute australe qui ne
contourne jamais l’émotion.
Contact : Hazavana par Facebook.

 Éditions KARTHALA, 2015


ISBN : 978-2-8111-1423-7
Michèle Ratovonony

Le métissage culturel
dans la littérature malgache
de langue française

avec une préface


de Véronique Chelin et Christiane Ndiaye

Éditions KARTHALA
22-24, bd Arago
75013 Paris
Cet ouvrage est publié avec le concours
du Département des littératures de langue
française de l’Université de Montréal.
Préface

La littérature malgache de langue française constitue


aujourd’hui un champ de recherche bien établi avec ses
classiques, ses grands écrivains, sa critique, ses précurseurs,
ses fondateurs, ses moments marquants et son actualité,
ouverte sur l’avenir. Comme l’ensemble des littératures fran-
cophones dites de l’océan Indien (littératures de La Réunion,
de Maurice, des Seychelles, des Comores et de Madagascar),
elle occupe néanmoins un statut ambivalent au sein des insti-
tutions qui la situent quelque peu en marge des « grandes
régions » de la francophonie devenues incontournables dans
le domaine de l’enseignement, de l’édition et de la critique
savante, soit la Caraïbe, le Maghreb et l’Afrique subsaha-
rienne. Ainsi, cette littérature pourtant riche et vieille de plus
d’un siècle et qui n’a pas manqué de faire couler une bonne
quantité d’encre reste encore relativement méconnue. En
même temps, comme c’est le cas pour toutes les littératures,
la lisibilité des œuvres change au fil des ans, si bien que
même les plus connues susciteront toujours de nouvelles
lectures. L’essai de critique littéraire que nous présentons ici
s’inscrit dans cette double dynamique qui nous permet de
relire sous un nouvel angle des auteurs reconnus tout en
faisant découvrir des textes peu fréquentés même par les
spécialistes, et ceci à partir d’un questionnement qui a sans
doute accompagné la littérature malgache depuis ses débuts :
celui du métissage culturel.
6 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Un tel questionnement présentera toujours forcément un


caractère inachevé, mais il l’est doublement dans le cas de
l’étude réalisée par Michèle Ratovonony que nous avons le
regret de faire paraître à titre posthume. Passionnée par la
littérature de son pays natal, Michèle a accompli des années
de travail minutieux, dans l’enthousiasme de son sujet, mais
elle a été tragiquement emportée par la maladie avant d’avoir
pu y mettre la touche finale. Comme cette recherche présente
un intérêt certain pour tous les amateurs de la littérature et la
culture malgaches, nous prenons l’initiative de la rendre
publique, pour que cette contribution de Michèle Ratovonony
aux études littéraires ne soit pas perdue. À partir des manus-
crits conservés par la famille, il nous a été possible, heureuse-
ment, de reconstituer l’essentiel de son travail, que nous
pouvons donc offrir aujourd’hui à la communauté des lecteurs
de la littérature de Madagascar. La pensée de Michèle reste
vivante et actuelle et d’autres pourront sans doute poursuivre
la réflexion en empruntant les pistes de lecture qu’elle nous
propose.
Le projet de Michèle Ratovonony était en effet ambitieux,
puisqu’il est né du désir de savoir comment l’écrivain
malgache assume son métissage culturel. Comme aucune
étude ne peut embrasser l’ensemble d’une littérature, Michèle
Ratovonony a opté pour une lecture transversale d’un corpus
de textes en prose dont certains s’inscrivent dans le canon
conventionnel du roman « lettré », alors que d’autres sont
plus proches de l’autobiographie, du roman populaire ou de
l’essai, présentant ainsi un caractère hybride. En même
temps, afin d’assurer la cohérence conceptuelle de sa
recherche, l’auteur interroge ce corpus à partir de la théorie
des figures, approche qui lui permet de tenir compte à la fois
de l’explicite et du non-dit, voire de l’indicible – que la litté-
rature s’efforce inlassablement d’amener au seuil des mots.
Cependant, comme l’imaginaire littéraire est toujours tri-
butaire de l’imaginaire social, une telle enquête nécessite une
contextualisation historique et culturelle, à laquelle Michèle
Ratovonony procède donc dans un premier temps, soulignant
PRÉFACE 7

notamment l’importance, dans la civilisation malgache, d’une


identité multiple, ou rhizomatique, de la parenté et des bonnes
relations, du culte des ancêtres et de la croyance au destin.
Ensuite, l’auteur entame sa traversée littéraire en commençant
par Le Bain des reliques (1988), roman de Michèle Rakotoson
dont elle dégage un réseau de figures oniriques traduisant les
rêves des démunis, le besoin d’évasion, le mythe de la pureté
et l’aspiration à une renaissance, un retour aux sources qui
susciterait un nouveau dynamisme social. Le chapitre suivant
est consacré à une œuvre de Michel-Francis Robinary parue
en 1965, Au seuil de la terre promise, texte composite qui
intègre à la fois des éléments d’une poésie d’amour, de la
correspondance par lettres, des récits de voyage et du théâtre,
produisant diverses formes dialoguées où Michèle
Ratovonony lit un héritage du hain-teny traditionnel malgache.
Ce patchwork esthétique (p. 47) serait ainsi à l’image de
l’identité malgache faite d’une pluralité de fragments culturels
hétérogènes amalgamés au fil des siècles.
L’enquête se déplace ensuite vers un texte d’une écriture
plus conventionnelle mais qui s’inscrit plutôt dans le registre
du populaire : Le Pétale écarlate (1990) de Charlotte
Rafenomanjato. À travers un schéma caractéristique du conte
et des personnages types clairement campés, le roman pra-
tique un mariage symbolique entre la culture malgache tradi-
tionnelle et la modernité scientifique occidentale, faisant se
côtoyer le surnaturel et la science, les « saints familiers » et
les médecins. La guérison de la jeune Felana par les efforts
conjugués des personnages américains et malgaches se lit
alors comme une figuration de la rencontre du Divers illus-
trant la possibilité d’une ouverture sur le moderne sans perte
des racines culturelles malgaches. Au chapitre suivant,
Michèle Ratovonony passe à une lecture analogue du roman
Dadabé (1984) de Rakotoson, mais en soulignant que le
personnage du grand-père y incarne une figure du progrès
scientifique qui échoue puisqu’il ne sait pas écouter la voix
du peuple, de la Terre Natale. Cette « erreur » prend cepen-
dant un caractère didactique du fait que le récit de la petite-
8 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

fille, narratrice du roman, la corrige en quelque sorte, étant


accompagné tout au long par la voix de la grand-mère, de
sorte que le texte lui-même participe à cette transmission de
« l’âme malgache » de génération en génération.
L’étude s’arrêtera encore sur deux autres œuvres de
Rakotoson, Henoy : Fragments en écorce (1998) et Elle, au
printemps (1996), pour examiner la mise en texte de la crise
économique qui perdure depuis les années 1970 et la question
des départs en exil, provoqués à la fois par la répression poli-
tique et la détresse quotidienne. Ratovonony montre ici que
les personnages de Rakotoson refusent la résignation et que
l’exil renforce chez eux le sentiment identitaire. Ce sondage
de la prose de langue française débouche ainsi sur la figure de
l’Homme debout, que Michèle Ratovonony dégage du récit
autobiographique de Raymond William Rabemananjara, l’un
des pères de l’indépendance tombé en disgrâce, intitulé
Chronique d’une saison carcérale en Lémurie, paru en 1990.
Le lecteur y découvre un homme de dialogue à l’écoute des
gens du peuple qui sont et feront le pays. Si cette chronique
présente une image idéalisée du peuple, elle traduit néan-
moins une stratégie réalisable pour parvenir à un progrès
social, une conduite à la portée de tous que Michèle
Ratovonony identifie depuis le début de son étude comme
une des valeurs de base de la culture malgache : le dialogue,
pratique fondamentale pour maintenir l’unité dans la diversité.
Ici s’achève donc abruptement un parcours de lecture qui
aurait pu se poursuivre mais qui, tel quel, nous propose déjà
une riche matière à réflexion1. Aujourd’hui, alors que
Madagascar semble traverser un Moyen Âge sombre dont

1. Au départ, Michèle Ratovonony avait inclus également dans son


corpus : L’Interférence (1920/1987) de Jean-Jacques Rabearivelo, Sous
le signe de Razaizay (1952) de Robinary, Ma gracieuse disgrâce (1972)
de Rabearison et Le Cinquième sceau (1993) de Charlotte
Rafenomanjato ; mais elle avait déjà renoncé à traiter plusieurs de ces
œuvres, puisque le corpus se révélait déjà trop important pour faire
l’objet d’une thèse de doctorat qui, dans les universités québécoises, est
d’une longueur d’environ 300 pages, en général.
PRÉFACE 9

elle n’émerge toujours pas, ce que nous pouvons sans doute


retenir en premier lieu de cette exploration de l’imaginaire
littéraire que Michèle avait entrepris il y a déjà plus de
quinze ans, c’est l’espoir que suscite l’omniprésence des
représentations des traditions du dialogue et de la coexistence
harmonieuse des différences.

Christiane NDIAYE
et Véronique CHELIN
Introduction

Écrire en français, pour un écrivain issu d’un pays au


passé profané par la colonisation française, constitue toujours
un problème, surtout aux yeux de certains nationalistes
chevronnés, pour qui écrire dans une langue autre que la
langue maternelle équivaut à un acte de haute trahison, si ce
n’est un déni de ses origines ou un refus identitaire. La
langue d’écriture importe pourtant peu à l’écrivain incriminé
qui sait faire la part belle à l’expression de son « moi » et de
son enracinement culturel, dans son œuvre.
« Écrivain bilingue dans un milieu de diglossie1 », c’est
ainsi qu’Élisa Rafitoson définissait l’écrivain malgache d’ex-
pression française qui, quotidiennement, et selon la situation,
jongle avec le malgache et le français, la prééminence étant
toutefois en faveur du français, pour ce qui a trait à l’écrit. En
fait, l’utilisation de la langue française, maîtrisée et maniée
avec aisance, lui permet, entre autres, « de décrire certaines
situations, d’exprimer certaines idées ou certaines notions qui
passeraient difficilement en malgache où les tabous linguis-
tiques sont nombreux et continuent de jouer un rôle impor-
tant2 ». Mais on n’hésite pas à recourir au malgachisme et au
calque lorsque la langue d’écriture se révèle inapte à

1. Élisa Rafitoson, « Bilingue dans un milieu de diglossie », Notre


Librairie, n° 110, juillet-septembre 1992, p. 42.
2. Ibid., p. 49.
12 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

« traduire » la réalité malgache, et par conséquent sa « mal-


gachéité ».
Cependant, quels que soient la génération et le sexe
auxquels ils appartiennent, vivant l’exil ou demeurant au
pays, les écrivains malgaches de langue française affichent
tous un imaginaire ancré dans le terroir, ce qui constitue pour
eux une manière de retour aux sources, aux racines. Quête de
l’Histoire, de la Race, ou reconquête et réaffirmation de
l’identité culturelle par le roman de mœurs, la création roma-
nesque malgache d’expression française ne continuerait-elle
pas, encore aujourd’hui, de figurer à sa façon le courant litté-
raire marquant de la période 1931-1939, Hitady ny very (À la
recherche des valeurs perdues), que Vohangy Andria-
manantena définissait comme « un effort pour ériger la
culture et la civilisation nationale en pierre angulaire de la
littérature malgache3 » ?
Telles sont « les voies multiples du retour aux sources4 »
offertes à l’écrivain malgache emprisonné « dans les rets des
“interférences5”, entre deux cultures6 », et qui ont poussé le
poète et dramaturge Jacques Rabemananjara à faire, lors
d’une interview, l’affirmation suivante : « même si j’écris en
français, je prétends que j’écris en malgache7 ». En ceci, il se
fait le porte-parole de ses pairs, puisque chacun laisse, à sa
manière, « le malgache affleurer sous le français8 ». D’ailleurs,
les questionnements identitaires, avoués ou refoulés au fin

3. Vohangy Andriamanantena, « (1931-1939) Période Hitady ny very »,


Notre Librairie, n° 109, avril-juin 1992, p. 56.
4. L’expression est d’Ariane Andriamaharo, « Les résurgences du hain-
teny », Notre Librairie, n° 110, juillet-septembre 1992, p. 15.
5. Titre d’un roman de Jean-Joseph Rabearivelo, Paris, Hatier, 1987.
6. Jeanine Rambeloson, « Présence de Jean-Joseph Rabearivelo », Notre
Librairie, n° 110, juillet-septembre 1992, p. 7.
7. Propos recueillis par Jean-Luc Raharimanana, « Jacques
Rabemananjara, poète et dramaturge », Notre Librairie, n° 110, juillet-
septembre 1992, p. 24.
8. Jean-Louis Joubert, dans la préface de L’Interférence, de Jean-Joseph
Rabearivelo, Paris, Hatier, 1987, p. 8.
INTRODUCTION 13

fond de l’inconscient, ont toujours trouvé un terrain de prédi-


lection dans la production littéraire.
Ainsi, notre étude consistera à démontrer comment, à
travers une langue qui n’est pas la sienne, l’écrivain malgache
inscrit sa vision du monde, en usant de figures (métaphores,
métonymies, etc.) et autres techniques d’écriture propres à
son espace discursif, à son univers et qui sont autant de
repères identificatoires, variant d’un auteur à l’autre. Il est
manifeste que, vu sous un tel angle, le français « n’est qu’un
outil dont les prodiges tiennent à l’habilité même de l’usager
[de son utilisateur]9 ». Et c’est par le truchement de « cette
langue qui parle à l’âme, alors que la nôtre murmure au
cœur10 », nous dit le poète Jean-Joseph Rabearivelo, que,
paradoxalement, le romancier malgache fera connaître son
enracinement, ses origines, en un mot sa malgachéité.
La littérature malgache d’expression française est surtout
connue à travers sa poésie, représentée par la troïka Jean-
Joseph Rabearivelo, Jacques Rabemananjara et Flavien
Ranaivo. À ceci rien d’étonnant, puisqu’il semblerait que le
Malgache, de par sa nature insulaire, cultive une propension à
la nostalgie qui le pousse plus à taquiner la Muse qu’à faire
de la prose, ce qui expliquerait peut-être, entre autres raisons,
le nombre fort restreint des récits de fiction publiés en français.
Des années vingt à nos jours, une douzaine d’œuvres pro-
duites par sept écrivains appartenant à deux générations bien
distinctes ont été recensées. Notre corpus se limitera aux trois
quarts de cette production déjà très minime : au total, dix titres
pour six auteurs. Ce choix est dicté à la fois par l’impos-
sibilité d’accès aux œuvres (édition épuisée ou œuvre encore
inédite) et par les impératifs de notre problématique. Il s’agit
des ouvrages suivants : L’Interférence, de J.-J. Rabearivelo,

9. Mathilde Rakotozafy, Jean-Joseph Rabearivelo, cet inconnu ?, Actes


du Colloque international de l’Université de Madagascar, Marseille,
Sud, 1989, p. 213.
10. « Lamba », in « Presque-songe », Traduit de la nuit, E.L.A/
La Différence, 1990, p. 102.
14 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

écrit vers 1920, mais publié seulement en 1987 ; Sous le signe


de Razaizay (1952) et Au seuil de la terre promise (1965) de
Michel Robinary ; Ma Gracieuse disgrâce de Rabearison
(1972) ; Chronique d’une saison carcérale en Lémurie de
Raymond William Rabemananjara (1990) ; Dadabe (1984),
Le Bain des reliques (1988) ; Elle, au printemps (1996) et
Henoy : Fragments en écorce (1998) de Michèle Rakotoson ;
Le Pétale écarlate (1990) et Le Cinquième sceau (1993) de
Charlotte Rafenomanjato.
Mais quelle sera notre méthode d’investigation ? Notre
objectif étant de voir comment le romancier malgache
d’expression française assume son métissage culturel en
s’appropriant la langue française (le poète et dramaturge
malgache Rabemananjara parle de « vol de langue ») afin de
la mouler allègrement dans son imaginaire, nous axerons
notre étude sur les procédés d’écriture mis en œuvre pour
asseoir cette visée. Toutefois, la langue n’est pas la seule à
faire l’identité dans le texte. Il y a autre chose et c’est ce que
nous essaierons également de mettre en relief tout au long de
notre analyse. En fait, il s’agit pour l’écrivain malgache de
produire une œuvre littéraire dans une langue-cible (le
français), pour un public-cible (international, mais aussi
national, soit celui des intellectuels), sans trahir la pensée et
la sensibilité malgaches, sans trahir le Malgache. En d’autres
termes, nous allons voir comment le texte est révélateur de
certaines pratiques langagières, sociales ou autres du
Malgache : autant de marques, conscientes ou non, de son
identité culturelle.
Dans un premier temps, nous dépisterons les éléments de
métissage volontaire du français : les faits de calque qui font
prévaloir une traduction littérale ou mot à mot (ces derniers
sont très fréquents chez Jean-Joseph Rabearivelo, qui
répugne, semble-t-il, à recourir aux équivalents culturels, et
chez Robinary, où le procédé devient systématique en ce qui
concerne l’onomastique) ; l’utilisation pléthorique de la péri-
phrase, des proverbes, de la métaphore et autres figures
spécifiques à l’art oratoire malgache, ou tout simplement au
INTRODUCTION 15

« parler » malgache, dans lequel le romancier puise avec


délectation pour métaphoriser son identité ; ainsi que la
description d’un univers constitué d’objets emblématiques, de
paysages typiques, et dans lequel tout fonctionne comme un
symbole. Nous avons là maintes façons de réinvestir la
langue française, de servir les desseins d’une élite intellec-
tuelle malgache toujours préoccupée à signifier sa différence,
et par là-même à revendiquer, à réaffirmer la spécificité de la
littérature malgache, et par conséquent du Malgache. Aimé
Césaire parlerait de « style », « cette marque propre à un
peuple et à une époque que l’on retrouve dans tous les
domaines où se manifeste l’activité de ce peuple à une
époque déterminée11 » et qui constitue, selon lui, une des
caractéristiques de la culture. Mais notre étude va au-delà du
style, puisqu’elle suppose l’appréhension d’une vision du
monde à travers le langage créé par le romancier malgache et
qui constitue, en fait, l’expression de son enracinement et de
ses origines.
Soulignons que l’appartenance à une époque, à un sexe, à
une caste ou à une ethnie, ainsi que le lieu de résidence, sont
autant de paramètres dont il faut tenir compte dans notre
analyse. Citons comme exemple les écrivains de la première
génération pour qui la quête identitaire se conçoit en rapport
avec l’histoire de Madagascar : l’époque anté-coloniale (celle
de la monarchie merina) ou coloniale. Michèle Rakotoson, la
plus prolifique des romanciers de la deuxième génération, vit
plutôt l’expérience de l’exil. De ce fait, la problématique de
l’identité se traduit surtout chez elle par une continuelle réfé-
rence – à la limite de l’obsession – à des faits socioculturels.
Il est inconcevable, cependant, de vouloir étudier les
figures identitaires sans préciser, au préalable, ce que nous
entendons par cette expression. Or, définir le terme de
« figure » n’est pas chose aisée, et encore moins appréhender
la question de l’identité, à une époque régie par un seul mot

11. Aimé Césaire, Liberté, vol. 5, n° 1, 1963, p. 30.


16 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

d’ordre, la mouvance, et où l’on ne parle plus que de globa-


lisation et d’internationalisation, faisant ainsi éclater les terri-
toires et l’individu.
En fait, il serait peut-être plus facile d’aborder notre sujet
par le biais d’une stratégie classique héritée de Plutarque.
Celui-ci disait, en effet, qu’« il est préférable de parcourir
brièvement les recherches des autres, non tant pour informer
que pour donner plus de clarté et de fermeté à nos propres
recherches, en exposant au préalable celles d’autrui12 ».
Ainsi, pour limiter, sinon éviter les confusions, procédons
à un survol rapide des diverses acceptions que l’on a jusqu’ici
données au mot « figure ». Concept à la fois simple et
complexe – de sorte que même les spécialistes de la rhéto-
rique ancienne ou moderne, ou encore les tenants de la
sémiotique ont du mal à le cerner avec exactitude –, la figure
fut longtemps sujette à controverse et continue, de nos jours,
à susciter bien des débats. La preuve en est que, depuis
quelques années, on assiste en France à un regain d’intérêt
pour les figures. Serait-ce là une manière d’entériner la
formule de Nietzsche, « les figures de rhétorique, c’est-à-dire,
l’essence du langage13 » ? Cette opinion est d’ailleurs large-
ment partagée par Benveniste et Barthes, pour qui « les
figures régissent non seulement l’emploi du langage, mais
aussi les autres systèmes symboliques14 ». Cependant, des
théoriciens comme Cohen, Todorov, mais aussi Genette, pour
ne citer que ces derniers, n’hésitent guère à réduire la figure à
la métaphore, « figure d’analogie par excellence15 », dont ils
en font le synonyme. Une telle réduction de la rhétorique n’a
pourtant rien d’étonnant, puisqu’il s’agit là d’un processus

12. De la Vertu éthique, 440 D., cité par François Moreau, L’Image
littéraire, Paris, CDU et SEDES, 1982, p. 6.
13. Cité dans Tzvetan Todorov, « Synecdoques », Communications, n° 16,
1970, p. 26.
14. Ibid.
15. Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », Communications, n° 16,
1970, p. 165.
INTRODUCTION 17

enclenché au Moyen Âge, qui poursuit son chemin jusqu’à


« la valorisation absolue de la métaphore16 » que l’on
retrouve aujourd’hui.
Bref, si depuis l’Antiquité on concevait la figure comme
« écart à la norme17 », à l’heure actuelle, les théoriciens des
figures s’accordent pour garder toujours cette idée d’écart
inhérente au concept, mais en y ajoutant d’autres précisions,
d’autres notions. Ainsi Fromilhague parlera de « détourne-
ment de sens18 », Genette, de « surplus de sens19 », qu’il assi-
milera volontiers à l’idée de connotation, avec tout ce que ce
vocable, propre à la sémiologie moderne, comporte de charge
affective. Cet écart constitue, à son avis, « le trait pertinent de
la figure20 », car « la figure est dans le détour21 ». Cependant,
si l’on se réfère à un auteur comme Hugh Blair, le concept
d’affectivité lié aux figures importe peu puisque « [les
figures] font partie du langage que la nature inspire à tous les
hommes22 ». C’est ce qui explique, selon lui, « l’abondance
des tropes dans les langues “primitives”. Lorsqu’un chef
indien faisait à sa tribu une harangue, il y prodiguait des
métaphores plus hardies qu’il ne s’en trouve dans aucun des
poèmes épiques publiés en Europe23 ».
L’équipe du CADIR de Lyon (Centre pour l’analyse du
discours religieux), formée à l’école de Greimas, évoque
également dans son analyse des figures cette notion de
« nature » qui lui est inhérente. Jean Delorme voit ainsi
deux faces dans la figure : l’une, qu’il appelle « la face

16. Ibid., p. 168.


17. Todorov, op. cit., p. 26.
18. Catherine Fromilhague et Anne Sancier, « Les détournements de sens :
le sens figuré », Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Bordas,
1991, p. 131.
19. Gérard Genette, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 219.
20. Gérard Genette, La Rhétorique des figures, Paris, Flammarion, 1968,
cité par Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 176.
21. Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 139.
22. Hugh Blair, Cours de Rhétorique et de Belles Lettres, Paris,
A. Delalain, 1821, p. 308.
23. Cité par Genette, Figures I, op. cit., p. 218.
18 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

représentative », représente une réalité de la nature (ex. : un


homme, une femme, un arbre) et renvoie à une expérience du
monde naturel ; l’autre, puisqu’elle ne figure que dans le
langage ou dans le discours, peut, en quelque sorte, être
considérée comme un édifice du langage, d’où l’expression
« face langagière ». À ce niveau, nous retrouvons, une fois de
plus, notre concept d’écart, cheval de bataille des théoriciens
de la figure : « écart entre le monde et ce que le discours en
fait24 », nous dit Jean Delorme. Et c’est en vertu de ceci que
la figure évoque quelque chose de plus concret, mais aussi de
plus subtil que le discours purement dénotatif.
Louis Panier, pour sa part, apporte aussi quelques pré-
cisions en disant que la « figure est une unité de contenu
(sémiotique du contenu) qui peut être manifestée dans le texte
par un mot, une phrase. Et sa caractéristique réside dans son
rapport avec le monde naturel, extra-textuel25 ». En fait, « ce
que la figure a du monde, c’est tout un ensemble de signi-
fications26 ». Ainsi, dans cet ordre d’idées, il lui semble
logique de définir la figure comme « une manière dont la
perception, l’appréhension du monde entre dans le texte27 ».
Et il pousse la précision plus loin en ajoutant que le problème
des figures et de tout ce qui est figuratif repose sur le fait
qu’« un objet du monde entre dans le discours pour devenir
objet du langage, pour autant que quelqu’un parle28 ». C’est
dans ce sens qu’on peut parler de mise en discours des
figures. Et dans ce dispositif discursif, la figure apparaît dans
un environnement, dans un enchaînement figuratif ; autrement
dit, « une fois que la figure entre en discours, son contenu

24. Séances de travail effectuées au Département de Théologie de


l’Université de Montréal, par les chercheurs Jean Delorme et Louis
Panier du CADIR, et Olivette Genest de l’Université de Montréal, les 16,
17, 22 et 23 septembre 1995.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid.
INTRODUCTION 19

figuratif se trouve investi d’un contenu thématique29 ». La


figure serait donc « la concrétisation des contenus théma-
tiques30 », constituée d’un ensemble de configurations qui
« englobe dans son sein toutes les figures31 ».
Jean Calloud, quant à lui, aborde la question des figures
par l’étymologie. Le nom « figure » et l’adjectif « figuratif »
français viennent, rappelle-t-il, du latin figura, terme tra-
duisant deux mots grecs, tupos et tropos. Ainsi, tupos a donné
le mot français « type », au sens de « modèle », que l’on
retrouve dans le mot « prototype ». Tropos signifie « tour-
nure » (de discours), au sens de manière de s’exprimer. De là,
il tire la définition de figure, à savoir « une manière de
s’exprimer dans le discours, une tournure, un tour32 ». Or, la
question du tour et de la tournure rejoint la question du style,
et le style c’est l’homme, dit-on, d’où l’usage fréquent que
celui-ci fait des figures dans sa prise de parole. Notons,
cependant, que si nous recourons souvent aux figures ou aux
tournures rhétoriques dans notre discours, ce n’est nullement
par coquetterie esthétique, ni encore moins par goût pour
l’ésotérisme. Il est admis, en effet, que « du point de vue de
la rhétorique classique, l’emploi de “figures du discours”
rend plus opaque et plus obscur le sens du message censé
transmis par le discours33 ».
En fait, si nous parlons souvent d’une manière contournée
ou détournée, autrement dit, si nous nous servons souvent des
figures, c’est plutôt parce qu’il y a, selon Jean Calloud,
quelque chose dans le monde réel que nous ne pouvons dire

29. Séances de travail effectuées au Département de Théologie de


l’Université de Montréal, op. cit.
30. Ibid.
31. A. J. Greimas, « Les actants, les acteurs et les figures », Sémiotique
narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1973, p. 174.
32. Conférence au Département de Théologie de l’Université de Montréal,
le 10 octobre 1996, à propos de son article « Le texte à lire », Le Temps
de la lecture, recueil d’hommages pour Jean Delorme, sous la direction
de Louis Panier, Paris, Cerf, Lectio divina, 155, 1993, p. 31-63.
33. Jean Calloud, « Le Texte à lire », Le Temps de la lecture, op. cit., p. 58.
20 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

autrement. Quelque chose pour quoi nous n’avons pas, ou


plutôt pour quoi la langue n’a pas de signifiant. C’est ce qu’il
faut entendre, dit-il, par « castration symbolique34 ». En effet,
aucune langue au monde ne peut tout dire :

Chercher ou trouver ce qu’il fallait faire parce que


l’on ne peut dire, c’est là qu’intervient la question de la
rhétorique, le recours aux figures, c’est-à-dire aux tours,
aux tournures que doit prendre la parole lorsqu’elle bute
sur quelque chose qu’elle ne peut dire, ou qui ne peut être
dit par la langue. La figure serait donc un jeu de la langue
qui permet de désigner le non-dicible35.

Il est d’usage également dans le vocabulaire stylistique de


considérer la figure comme un terme générique désignant
toutes les façons de modifier le langage, afin de le rendre plus
expressif. Dans ce cas-là, on l’identifie non seulement à la
métaphore, mais aussi à l’image. Il convient cependant de
préciser que l’abus que l’on fait de ce dernier vocable dans le
quotidien comme dans le domaine de la rhétorique convie
plutôt à plus de rigueur, si l’on veut éviter les risques de
confusion liés à sa nature polysémique. Ainsi, même si dans
le langage courant l’image est définie d’une façon générale
comme « une représentation des objets par l’esprit36 », il n’en
reste pas moins qu’elle revêt plusieurs autres sens. Cet
emploi très flottant du mot image se retrouve également au
plan stylistique, où le terme désigne divers types de figures
(comparaison, métaphore, allégorie, etc.). C’est ce qui a
permis à Henri Meschonnic de dire que « l’image concentre
et symbolise l’incapacité de la stylistique, ou de la critique, à
fonder sa scientificité37 ». Mais l’image n’est pas que ce
concept flou. Ainsi, la définition proposée par Michel

34. Conférence, op. cit.


35. Ibid.
36. Cf. Le Littré.
37. Henri Meschonnic, Pour la Poétique, Paris, Gallimard, 1970, p. 101-
102.
INTRODUCTION 21

Le Guern apporte une précision essentielle : « l’image est un


élément concret que l’écrivain cueille à l’extérieur du sujet
qu’il traite et dont il se sert pour éclairer son propos ou pour
atteindre la sensibilité du lecteur par l’intermédiaire de l’ima-
gination38 ». Et François Moreau nous dit qu’il y a image
quand « un terme [est] appliqué à un objet autre que celui
qu’il dénote39 ». Ce qui nous conduit à évoquer la « méta-
phore » au sens aristotélicien du mot, c’est-à-dire « transfert
de sens40 ».
Dans l’optique de notre recherche, il nous est impossible
d’omettre de parler du « proverbe », cette autre figure dont le
Malgache use et abuse quotidiennement, à un point tel que
beaucoup le considèrent, avec le hain-teny (littéralement
science du langage, ou science et pouvoir des mots, auquel
Jean Paulhan a consacré une étude sérieuse41) et le kabary
(discours tenus lors des cérémonies rituelles), comme l’un
des composants essentiels de la littérature malgache, voire
l’un des symboles de la culture malgache42. Le proverbe,
nous dit Jacques Pineaux est « une formule nettement
frappée, de forme généralement métaphorique, par laquelle la
sagesse populaire exprime son expérience de la vie43 ».
Mais est-ce bien ainsi que le Malgache conçoit son
ohabolana, traduit couramment par « proverbe » ? Consi-
dérons l’expression. Formés à partir de deux mots malgaches,
ohatra, qui a pour sens « modèle », « exemple », « compa-
raison », « similitude », « figure », et volana, qui signifie
parole, on peut comprendre les ohabolana « comme des
comparaisons, des formes figurées de l’expression

38. Cité par Moreau, op. cit., p. 14.


39. Moreau, op. cit., p. 15.
40. Aristote, Poétique, XXI, 1457b.
41. Jean Paulhan, Les Hain-tenys merinas, poésies populaires malgaches,
Paris, Geuthner, 1913.
42. Bakoly Dominichini-Ramiaramanana, Du ohabolana au hain-teny,
Paris, Karthala-CRA, 1983, p. 9.
43. Cité par Moreau, op. cit., p. 55.
22 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

verbale44 ». Le Révérend John Alden Houlder, dans son


introduction à Ohabolana ou Esprit et sagesse des Merina de
Madagascar, nous dit :

On connaît un peuple par ses proverbes. Car, ce qui


est le plus souvent près du cœur et le plus cher à une
nation, sa façon d’envisager la vie, comment y sont
distribués honneur et déshonneur, ce qui à ses yeux est
bon ou mauvais, apparaît clairement dans ses proverbes.
Ceux-ci ont une personnalité, une certaine forme, une
certaine couleur, une consonance particulière qui
trahissent à des yeux et des oreilles attentives quelque
chose de leur nationalité ; les dictons usuels et quotidiens
de l’Angleterre révèlent aussi sûrement leur origine
occidentale que ceux de Madagascar se montrent issus
d’une race orientale45.

Certes, les proverbes ne peuvent « contenir tout l’esprit et


la sagesse d’un peuple46 », mais du ohabolana à la notion
d’identité malgache, cette « réalité » à laquelle il faut,
semble-t-il, donner une face langagière (selon l’expression
de Jean Delorme), le pas est vite franchi, et ce, d’autant plus
que ohabolana, hain-teny et kabary, ces trois formes de la
littérature traditionnelle, continuent, à l’heure actuelle, d’im-
prégner la vie quotidienne à Madagascar, où l’oralité reste
encore très vivace. Il n’est donc pas étonnant de déceler, dans
les œuvres des écrivains malgaches de langue française, les
résurgences de ces genres littéraires, véhicules par excellence
de l’expression de leur âme.

44. Dominichini-Ramiaramanana, op. cit., p. 50.


45. John Alden Houlder (réunis et classés par le Rév.), Ohabolana ou
Proverbes malgaches, Tananarive, Imprimerie luthérienne, 1960, p. IV.
(Le Rév. Houlder fut missionnaire de la Société de Londres, L.M.S.)
46. Ibid.
1
Identité malgache et histoire

Un melting-pot nommé île Rouge

Pour le Malgache, le problème identitaire est plus complexe


qu’en Afrique subsaharienne, puisqu’à la colonisation et à sa
politique d’assimilation – qui se résume en un phénomène de
glottophagie1 – se greffe un autre volet, celui de l’identité de
la Race. Pour mieux appréhender cette question, une présen-
tation succincte de Madagascar ainsi qu’une brève incursion
dans l’histoire de cette île ne seront peut-être pas superflues.
Séparée de l’Afrique orientale par le canal de Mozambique,
Madagascar est située en plein océan Indien. Elle est consi-
dérée comme un micro-continent à cause de ses dimensions
(1 580 km du nord au sud, mais 580 km seulement dans sa
plus grande largeur). D’abord connue sous le nom d’île Saint
Laurent (en 1500) grâce au navigateur portugais Diego Dias,
il est courant de l’appeler de nos jours la Grande île ou

1. Glottophagie : une sorte de « racisme linguistique » caractérisant le


colonialisme moderne et le néo-colonialisme, et qui consiste à interdire
aux langues des colonisés le droit à l’existence à part entière, au nom de
la supériorité des langues indo-européennes (Louis-Jean Calvet,
Linguistique et colonialisme, Paris, Payot, 1976, p. 118).
24 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

encore l’île Rouge en référence à la latérite, sol rougeâtre


caractéristique de la zone tropicale humide. Elle est, en effet,
traversée par le tropique du Capricorne dans sa partie sud. Sa
superficie de 587 041 km² représente 28 % de la province de
Québec (qui fait 1 667 441 km²), et ce, pour une population
de presque 23 millions, laquelle s’accroît d’environ 3 % par
an. Sa capitale, Antananarivo, se trouve dans la province du
même nom, sur les hauts plateaux du centre de l’île, appelés
plateaux de l’Imerina.
L’histoire nous apprend que les Malgaches sont d’origine
indonésienne, origine qui remonte au 1er millénaire, vers le
Ve siècle, époque où les commerçants indonésiens sillonnaient
l’océan Indien et fréquentaient Madagascar, où des marins
finirent par s’établir. La langue, la riziculture irriguée,
l’habitat, les pirogues à balanciers, la sériciculture et bien des
coutumes, tels les rituels mortuaires, attestent l’importance de
cet héritage austronésien à Madagascar. Des immigrants
arabisés et d’autres venus d’Afrique et de l’Inde, sans parler
des pirates français et anglais, vinrent ensuite se fixer sur les
côtes de l’île (entre le VIIe et le XVIIe siècle) alors même que
les premiers migrants, ceux de l’Insulinde (c’est-à-dire la
partie insulaire de l’Asie du Sud-Est : Indonésie, Malaisie et
Philippines), arrivés par vagues successives, pénétraient à
l’intérieur des terres. Au XXe siècle, le peuplement de
Madagascar se poursuivit. Comme l’explique Sennen
Andriamirado : « L’immigration de Chinois et d’Indo-
Pakistanais, très forte sous la colonisation française, a encore
mêlé d’autres sangs à celui de ce peuple déjà fortement
métissé2. » À l’heure actuelle, les Chinois continuent de
considérer la Grande île comme une terre d’accueil.
Par ailleurs, Madagascar a connu au cours de son histoire
une présence britannique plus ou moins longue, qu’une
occupation française importante a fini par occulter, à

2. Sennen Andriamirado, Madagascar aujourd’hui, Paris, Éditions du


Jaguar, 2004, p. 28.
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 25

l’exception de quelques vestiges, mais non des moindres, tels


que l’école, la religion protestante et le vocabulaire afférent.
Par exemple : sekoly pour « école », pensily pour « crayon »,
penina pour « stylo », solaitra pour « tableau noir et ardoise
d’écolier », boky pour « livre », altara pour « autel », etc.,
sans parler de certains cantiques malgaches.
Quant aux Français, leurs premières tentatives pour
s’installer à Madagascar remontent à la deuxième moitié du
XVIIe siècle, de 1642 à 1674, époque où ils débarquèrent au
sud-est de l’île, en un lieu qu’ils baptisèrent Fort-Dauphin, en
l’honneur du futur Louis XIV. Cette désignation est restée
jusqu’à ce jour, malgré la malgachisation de la toponymie
durant la deuxième république. En vérité, les traces linguis-
tiques de ce premier passage français demeurent minimes. Au
XIXe siècle, le roi Radama 1er dota le malgache d’une écriture
en caractères latins, la première école s’ouvrit (en 1820) avec
l’aide des missionnaires anglais et la scolarisation se fit dès
lors dans la langue maternelle des élèves. Le français ne s’im-
posa comme matière principale et comme langue d’enseigne-
ment qu’avec l’arrivée des colons français en 1896 et leur
politique d’assimilation. L’année 1958 vit la naissance de la
première république malgache, après le « oui » à la
Communauté française qui institua d’emblée le français
comme unique langue d’enseignement. Madagascar obtint
son indépendance en 1960, mais, phénomène singulier, la
politique scolaire d’assimilation héritée de la colonisation
perdura, faisant de la langue malgache une deuxième langue,
optionnelle aux épreuves du baccalauréat (diplôme donnant
accès à l’université dans le système français), et ce,
jusqu’en 1972, date d’un éveil nationaliste aboutissant, entre
autres, à la malgachisation de l’enseignement. Ainsi, après
avoir joué le rôle de langue « maternelle », le français se vit
reléguer au second plan. Or, très vite on prit conscience des
inconvénients de ce rejet radical du français prôné par
certains nationalistes. Aussi, dès les années 1980, assista-t-on
à une relance vigoureuse de l’enseignement de cette langue.
Dans un tel contexte, la formule « bilingue dans un milieu de
26 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

diglossie3 » employée par Élisa Rafitoson en parlant des


écrivains malgaches – expression que nous pouvons d’ailleurs
étendre sans problème aux intellectuels en général – se
comprend aisément. Ce phénomène de diglossie est, notons-
le, à prendre dans son acception la plus générale. À ce
propos, précisons que

le français utilisé à Madagascar, contrairement à celui


que l’on parle dans bon nombre de pays francophones
d’Afrique, présente peu de divergences par rapport au
français standard de l’Hexagone. Les Français de passage
à Madagascar sont du reste frappés par le purisme des
intellectuels malgaches lorsque ces derniers s’expriment
dans la langue de Molière4.

Certes, à l’heure actuelle, la valorisation du français au


détriment du malgache n’est plus aussi prononcée que
pendant la colonisation et l’époque postcoloniale ; mais il
n’en reste pas moins que le français demeure la langue de la
modernité, de la technique, de la spécialisation de haut niveau
et, surtout, du prestige. Le malgache, quant à lui, sert plutôt
de langue de communication courante avec, tout de même, un
statut de langue officielle. L’écrivain malgache est donc
minimalement bilingue. Et dans la majorité des cas, il écrit
indifféremment dans l’une ou l’autre langue. Mais il y a ceux
qui écrivent exclusivement en français. Par ailleurs, les
trois modes littéraires sont bien représentés à Madagascar,
même si traditionnellement l’île est de culture orale. Ainsi,
outre la littérature traditionnelle orale en malgache, très riche
et encore très vivante dès qu’on s’éloigne des villes et qui
repose, comme nous l’avons dit auparavant, sur le ohabolana,
le kabary et le hain-teny, dont « [la] polysémie manifeste le
pouvoir de métamorphose et de résurrection des proverbes et

3. Élisa Rafitoson, op. cit., p. 42.


4. Ibid., p. 45.
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 27

des clichés5 », nous avons une littérature moderne écrite en


malgache dont les premiers textes datent du XIXe siècle.
Enfin, nous avons une littérature moderne écrite en français,
assez mal connue, car repliée sur le pays.
De ce survol historique nous pouvons dégager une idée
essentielle, à savoir celle d’une identité multiple ou rhizo-
matique, pour reprendre une expression chère à Édouard
Glissant, qui prévaut chez le Malgache en général, et facile-
ment décelable chez l’écrivain en particulier, faisant en sorte
que les figures et l’imaginaire ont des sources diverses.
« Nœud de migrations, centre de convergences de toutes les
odyssées des mers du Sud, Madagascar reçoit toujours et ne
donne jamais6 », observaient, à juste titre, Claude-Marie
Lorin et Albert Rakoto-Ratsimamanga à propos du peuple-
ment de l’île. Mais n’est-ce pas la vocation de toute île que de
recevoir, d’accueillir tous ceux et tout ce qui se présente(nt) ?
Et c’est bien en vertu de ce principe que le concept de
rhizome tel que défini par Deleuze et Guattari7 et repris par
Glissant s’impose d’emblée à notre esprit. Nous nous attarde-
rons sur ce concept étroitement lié à la question de l’identité
malgache un peu plus loin. Mais auparavant, disons que pour
nous l’identité se conçoit comme la revendication d’une
lignée inscrite dans un territoire, et nous entendons par lignée
la descendance et la race, véhicules par excellence d’une
culture spécifique.
Axer nos recherches sur les figures identitaires malgaches,
c’est donc évoquer aussi bien la littérature traditionnelle orale
et les tropes qui lui sont consubstantiels, essence même de
cette culture, que ses us et coutumes. Cette constatation nous

5. Jean-Louis Joubert, Les Littératures de l’océan Indien, Vanves, EDICEF/


AUPELF, 1991, p. 26. Voir également Jean Paulhan, op. cit.
6. « La littérature malgache », Histoire des littératures, t. I, Paris,
Gallimard (Encyclopédie de la Pléiade), 1956, p. 1446.
7. Gilles Deleuze et Marc Guattari, Rhizome, Paris, Éditions de Minuit,
1976. Texte repris ensuite dans Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille
plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
28 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

oblige, par conséquent, à une présentation rapide de certains


aspects fondamentaux de la civilisation malgache, sans
lesquels le sens et la portée de notre analyse risquent
d’échapper à plusieurs.
Le Malgache se définit comme un homme épris de
fihavanana. Valeur suprême, le fihavanana est un terme qui
désigne à la fois la parenté, l’amitié, la réconciliation, l’union
et les bonnes relations, avec pour corollaire la sociabilité, la
solidarité, la compréhension mutuelle et le sens de l’hospi-
talité. Cependant, ces bonnes relations ne s’arrêtent pas aux
vivants. Elles s’étendent jusqu’aux défunts. D’ailleurs, l’atta-
chement respectueux envers les parents, de même que le
respect de l’autorité paternelle, des aînés et des vieux trouvent
leur origine dans les sentiments qui se focalisent autour du
culte des morts et des ancêtres. C’est ainsi qu’on a pu dire
que la civilisation malgache est imprégnée par la mort.
En effet, dans la vie quotidienne, l’omniprésence des morts
se manifeste à tout moment par l’invocation ou l’évocation
des razana (ancêtres morts). Dans les campagnes ou dans les
villages des hauts plateaux de l’Imerina, voire dans certains
quartiers en plein centre d’Antananarivo, la maison ancestrale
voisine souvent avec le caveau familial. D’aucuns assimile-
raient volontiers ce fait à un constant rappel du destin
inéluctable de l’homme, pour ceux qui, parfois, auraient
tendance à l’oublier. Mais, en définitive, cela relève surtout
du désir des vivants de garder le contact avec les défunts,
comme le souligne le proverbe : maty iray fasana, velona
iray trano, littéralement : « nous avons une tombe commune
et une demeure commune », c’est-à-dire « nous serons unis
dans la mort, comme nous sommes unis dans la vie ». La
mort, d’ailleurs, n’a jamais été considérée par le Malgache
comme une fin, mais plutôt comme un passage à une autre
vie, celle de l’Ankoatra, ou l’au-delà, une étape dans le long
processus de l’âme, ou fanahy. En effet, c’est le fanahy défini
comme étant « le jugement, la capacité d’appréciation
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 29

multipliée par le passage dans une autre vie8 » qui procure


aux ancêtres le pouvoir de communiquer toujours avec les
vivants, de les conseiller, de les guider et de les protéger.
C’est en ce sens qu’un décès dans la famille peut être, d’une
certaine manière, envisagé par le Malgache comme une
source de bienfaits et, partant, d’un certain bonheur, même si,
comme partout ailleurs, il est aussi synonyme de douleur, car
« à sa mort, le défunt accède au rang des saints ancêtres, dès
lors en mesure d’assurer aux vivants leur protection9 ».
Protection qui, pourtant, ne va pas sans contrepartie et qui
explique pourquoi, n’importe où à travers l’île, les Malgaches
pratiquent le « culte des ancêtres ».
Ainsi, en Imerina, c’est-à-dire dans la capitale et les villes
avoisinantes, cet événement appelé famadihana (littéralement
« retournement », mais plus connu sous le nom d’« exhu-
mation ») a lieu durant l’hiver austral, de juin à septembre.
C’est un grand moment de réjouissance au cours duquel se
manifeste l’esprit festif des Malgaches et sont bannies les
larmes, outrage aux ancêtres en pareille circonstance. Ainsi,
au jour choisi par le mpanandro (le sage ou le devin) préala-
blement consulté – un jour faste évidemment –, on ouvre les
tombeaux et on exhume les morts. La famille procède alors
au « devoir sacré envers les ancêtres10 », en l’occurrence,
remplacer les linceuls de soie ou lamba mena (littéralement
tissu rouge, mais qui n’a de rouge que le nom) et, si besoin
est, nettoyer l’intérieur des caveaux. Mais elle ne manque
surtout pas à l’occasion de solliciter une bénédiction et/ou
une faveur, car le famadihana, c’est avant tout un échange de
bons procédés. Selon Sennen Andriamirado :

Ce monde des ancêtres côtoie quotidiennement la


société des vivants. Tout peut se faire avec les morts
mais rien ne se parachève sans leur intervention. Cette

8. Andriamirado, op. cit., p. 34.


9. Ibid.
10. Ibid.
30 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

conviction ne souffre aucune dérogation car elle fonde


toute la culture malgache. Elle ne relève pas davantage
d’une quelconque morbidité car ici la mort n’inspire
aucune répulsion11.

Dans le Moyen-Ouest, le fitampoa ou bain des reliques12


royales se traduit plutôt par une cérémonie d’incantation et
d’entretien des dépouilles des anciens rois défunts, et réunit
toute une région autour de leurs descendants. Sur la côte est
malgache, on procède au rituel du nettoyage des ossements,
quelques années après un décès. Une fois déterrés et
dépouillés de ce qu’il leur reste de chair, réduite en poussière,
ceux-ci sont déposés dans le caveau du clan, ou installés dans
des pirogues, face à la mer, selon les tribus. Notons que cette
coutume malgache liée au culte des ancêtres se retrouve aussi
au Vietnam, où l’on exhume les morts au bout de deux ans
pour procéder au nettoyage des ossements avant de les
remettre dans la tombe. Les rites de crémation pratiqués à
Bali, une île de l’Indonésie, rappellent également cet usage.
En effet, plusieurs années après les avoir ensevelis, les
Balinais déterrent les restes des cadavres, lavent les
ossements, les rassemblent dans un tissu, pour ensuite les
mettre dans un sarcophage avant de procéder à la crémation.
Les cendres sont ensuite portées en mer. Malgré quelques
petites divergences, le principe de toutes ces pratiques reste le
même : il s’agit de la voie obligée permettant à l’âme
d’accéder à un rang plus élevé du sacré. Ce qui témoigne, une
fois de plus, de l’origine austronésienne des Malgaches.
Avec une telle philosophie de la mort, le comble du
bannissement pour le Malgache serait d’être enterré à jamais
en terre étrangère. Aussi met-il un point d’honneur à toujours
rapatrier les restes d’un membre de la famille mort en dehors
de son tanindrazana, ou terre des ancêtres, cette expression
pouvant être comprise au sens de « patrie » et désignant aussi

11. Ibid., p. 36.


12. Titre d’une œuvre de Michèle Rakotoson.
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 31

bien le pays que la province, la ville ou le village d’où l’on


est originaire. Il est courant, d’ailleurs, qu’un Malgache en
voyage (à l’étranger ou à l’intérieur même du pays) garde sur
lui une pincée de tanindrazana, terre jugée sacrée, recueillie à
la porte du caveau familial, garantissant par ce geste son
retour en terre malgache ou terre des ancêtres, si ce n’est
celui de son corps ou de ses restes, en cas de décès. Selon
Andriamirado, « cette obsession concrétise [...] une
conviction : “la terre absorbe la mort pour engendrer la
vie”13 ». Et « la boucle se referme », serions-nous tentés
d’ajouter, ce qui nous permet d’évoquer la notion malgache
du tsiny et du tody, soit la « croyance que tout acte, s’il a en
quelque façon enfreint une coutume, mal respecté une
manière d’agir, peut se retourner contre son auteur14 ». Dit
plus simplement, les Malgaches croient que « tout acte
humain recèle l’immanence d’un boomerang15 ».
Une autre croyance qui mérite d’être mentionnée, vu la
place prépondérante qu’elle occupe dans la vie des Malgaches,
est celle du fatum. Englobant à la fois les concepts de destin
et de fatalité, celui-ci engendre chez les Malgaches une forte
propension à la résignation, que les mauvaises langues
n’hésitent guère à assimiler à une mentalité de subordonné.
Ainsi, après un coup dur, qu’il s’agisse d’un décès, d’un revers
de fortune ou d’un échec quelconque, le Malgache se réfugie
derrière cette attitude fataliste qui le caractérise dans l’adver-
sité et qui l’incite à pousser dans un soupir : « Atao ahoana ?
Izany no anjara sy lahatra ary sitrapon’Andriamanitra... »
(Que pouvons-nous y faire ? C’est le destin, la fatalité, la
volonté divine.) Ravalant stoïquement toute velléité d’api-
toiement sur son triste sort, il renonce à toute lutte susceptible
de redresser la situation, car face au diktat suprême, nul ne
peut se soustraire ni ne peut faire quoi que ce soit. Comment

13. Andriamirado, op. cit., p. 36.


14. Jacques Rabemananjara, cité dans Jean-Louis Joubert, op. cit., p. 75.
15. Ibid.
32 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

expliquer ce fatalisme si ce n’est par la « doctrine du


destin16 » héritée de l’islam et la philosophie du « c’était
écrit » apportée par les émigrés arabes débarqués sur la côte
sud-est de l’île vers le VIIe siècle ? En fait,

les Malgaches sont fermement persuadés que la vie d’un


homme est commandée par le destin sous le signe duquel
il est né, que ses succès et ses malheurs en dépendent. Si
l’on connaît le destin du jour et de l’heure de la naissance
– ce qui est facile pour les initiés –, on sait, en gros
comment se déroulera toute sa vie [...]. Le destin agit de
façon secrète. Le mysticisme malgache est étroitement
uni à un fatalisme fort. Le destin n’est pas seulement
mystérieux, insondable et imprévisible ; il est avant tout
ou bien fort ou bien faible. Celui qui a un destin fort, est
assuré de faire son chemin dans la vie, mais en bous-
culant les autres, surtout ses proches. Ce raisonnement
est en concordance complète avec l’ordre social ancien17.

L’appellation des sept jours de la semaine, l’astrologie


malgache, bref, tout ce qui concerne l’art divinatoire, sont
également des legs de la culture arabe.
Si tel est l’essentiel des coutumes et croyances qui fondent
l’identité culturelle malgache, comment interviennent-elles
dans la production romanesque de la période coloniale, néo-
coloniale, et surtout de notre époque, quand on sait que la
tendance est à la suppression des frontières, à la primauté du
matérialisme et aux conflits de tous genres ? Notons d’ailleurs
que les problématiques identitaires sont toujours liées aux
thèmes de la crise et du conflit, quels que soient les visages
que revêtent ces derniers. Par conséquent, comment le
romancier malgache d’expression française pose-t-il sa
propre identité face à celle imposée par les impératifs
économico-socio-culturels tout au long de l’Histoire ?

16. Lars Vig, Croyances et mœurs des Malgaches, traduit du norvégien par
E. Fargereng, édité par O. Dahl, 1905, nouv. édit. 1977, fascicule II, p. 7.
17. Ibid., p. 48-49.
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 33

Recherche et conscience de soi

Pour aborder cette question, considérons d’abord le rapport


de l’écrivain malgache d’expression française à la langue.
Pour ce faire, reprenons certains concepts développés par
Glissant dans Poétique de la Relation18 et auxquels nous
avons déjà fait allusion plus haut. D’abord, le concept de
racine versus celui de rhizome. La racine aurait pour spéci-
ficité d’être unique, « c’est une souche qui prend tout sur elle
et tue alentour19 ». On pourrait l’opposer au « rhizome, une
racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans
l’air, sans qu’aucune souche n’y intervienne en prédateur
irrémédiable [...]. Rhizome [suppose] enracinement, mais
récuse l’idée d’une racine totalitaire20 ». C’est donc la pensée
du rhizome qui a donné naissance à une « “Poétique de la
Relation” selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport
à l’Autre21 ».
Si l’on ramène ces concepts à la colonisation, où le
rapport de l’Occident à l’Autre pourrait se définir à travers un
parcours excluant toute reconnaissance de l’Autre, donc toute
Relation, « l’identité [...] se renforce sur le mode implicite :
“ma racine est la plus forte” ; puis s’exporte explicitement
comme valeur : “l’être vaut par sa racine”, obligeant les
peuples conquis à la longue et douloureuse quête de
l’identité22 ». Notons que ce que le voyageur conquérant
exporte en premier lieu, c’est sa langue : « Aussi, les langues
de l’Occident étaient-elles réputées véhiculaires et tenaient-
elles souvent lieu de métropoles23. »

18. Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.


19. Ibid., p. 23.
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Ibid., p. 29.
23. Ibid., p. 31.
34 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Ainsi en était-il également de la langue et de la littérature


françaises à Madagascar. Mais comment les écrivains
malgaches, formés à l’école française, concevaient-ils exacte-
ment leur rapport à la langue et la littérature métropolitaines ?
Relation coloniale, donc conflictuelle, ou relation allant dans
le sens d’un modèle à suivre ? En fait, selon qu’il s’agit d’un
écrivain ou d’un autre, le type de rapport change. Il en est de
même lorsqu’on passe d’une génération à l’autre. Prenons par
exemple le cas des écrivains malgaches de la première
génération. En dehors de la troïka J.-J. Rabearivelo,
J. Rabemananjara et F. Ranaivo, et de quelques autres moins
célèbres, comme M. Robinary, il semblerait que les écrivains
malgaches – et ils sont pléthores à cette époque où, juste-
ment, faire œuvre littéraire constituait une forme d’exutoire,
de catharsis ou de compensation aux exactions de toutes
sortes –, se soient tous orientés vers l’écriture en malgache,
abandonnant le français aux transfuges, aux « collabora-
teurs » des colons. À ceci rien d’étonnant, puisque « pour les
peuples colonisés », comme l’a précisé Glissant, « l’identité »
sera avant tout un « opposé à24 ». Écrire dans sa langue
maternelle, c’est inverser les rôles et prouver à l’Autre que
« [sa] racine est la plus forte25 », lui rendre la monnaie de sa
pièce. En un mot, c’est se réapproprier, sinon affirmer et
consolider son identité. Cependant, en tant qu’insulaires
enracinés mais aussi ouverts sur le monde extérieur, les
écrivains malgaches réalisent qu’ils ne peuvent se fermer au
modèle culturel français, conscients de l’avantage que ce
dernier pourrait apporter à leur culture originellement métisse.
La conscience de la Relation, avec tout ce qu’elle comporte
d’enrichissant, constitue d’ailleurs pour eux une réalité quoti-
dienne et leur fait comprendre, au sens étymologique du mot,
l’Autre – le Malgache, avons-nous dit, est un homme de
fihavanana (les bonnes relations). Formés à l’école

24. Ibid., p. 29.


25. Ibid.
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 35

européenne (entendez française), tous réalisent que l’Autre


est finalement assez proche d’eux. « Nous “savons” que
l’Autre est en nous », disait Glissant, « qui non seulement
retentit sur notre devenir, mais aussi sur le gros de nos
conceptions et sur le mouvement de notre sensibilité26 ».
Bref, les écrivains, comme les autres membres de la
société, sont loin de rester insensibles à tout ce qui est
nouveau. Avec l’arrivée des Français, on vit donc l’émer-
gence de deux genres littéraires inconnus jusqu’alors à
Madagascar : le théâtre et le roman. Le théâtre, fort prisé par
les Antananariviens, est né du contact des spectacles orga-
nisés par les conquérants français ; théâtre toujours agré-
menté de chant, à la manière du drame lyrique, et dont la
finalité est l’enseignement, d’où son caractère moralisateur.
Le roman, quant à lui, fit son apparition dans le champ litté-
raire malgache au cours de la première décennie de la période
coloniale. Par la suite,

en organisant des concours de romans, les rédacteurs de


journaux malgaches lancent le défi que malgré les efforts
de la colonisation française à imposer leur langage,
l’écrivain parvient à asseoir définitivement dans l’histoire
la pérennité de la langue malgache en utilisant un moule
étranger qui est le roman27.

Or, la langue constitue, comme chacun le sait, le fonde-


ment même de l’identité d’un peuple, un élément fonda-
mental de sa culture. Par conséquent, comment appréhender
le roman malgache francophone, genre hybride parce qu’uti-
lisant une langue d’emprunt et une forme d’origine étrangère,
dans l’optique du « retour aux sources », inséparable de la
recherche de soi qui caractérise l’écrivain malgache de tout
temps ?

26. Ibid., p. 39.


27. Beby Denise Solohery, « La perception de l’Occident dans le roman
malgache », Notre Librairie, n° 109, avril-juin 1992, p. 97.
36 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

En fait, le français a « depuis longtemps perdu la rudesse


du masque et l’insolite de l’accent étranger28 » pour beaucoup
de Malgaches et plus spécialement pour les écrivains. On ne
peut plus, selon Jacques Rabemananjara, parler d’« alié-
nation ».

Si « aliénation » il y a, c’est plutôt la langue elle-


même qui en serait affectée. Nous nous sommes emparés
d’elle, nous nous la sommes appropriée, au point de la
revendiquer nôtre au même titre que ses détenteurs de
droit divin29.

En conséquence, le français assimilé et transformé, ou


mieux, « dégorgé de [sa] blancheur30 », va devenir entre leurs
mains « une “arme miraculeuse” chargée d’assurer la conquête
de l’identité31 ». Car c’est dans et par cette langue que se
feront non seulement la recherche, mais aussi la prise de
conscience de soi.

Nous pouvons encore parler la même langue que


François Mauriac, utiliser les mêmes vocables
qu’Hemingway. Mais nous n’avons plus le même langage
qu’eux : les mots par le miracle de la transmutation, ont
pris sur nos lèvres et sous notre plume un contenu qu’ils
n’ont pas et n’auront jamais acquis chez leurs usagers
d’origine. [...] La vérité est que sous l’impératif de notre
drame, nous parlons malgache, arabe, wolof, bantou dans
la langue de nos maîtres32.

28. Jacques Rabemananjara, cité par Jean-Louis Joubert, op. cit., p. 76.
29. Ibid.
30. Ibid.
31. Liliane Ramarosoa, Anthologie de la littérature malgache d’expression
française des années 80, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 20.
32. Rabemananjara, cité par Joubert, op. cit., p. 76.
IDENTITÉ MALGACHE ET HISTOIRE 37

C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’expression


« voleurs de langues33 », chère à Jacques Rabemananjara, et
qui a suscité bien des polémiques à l’époque. Un rapt qui a
permis justement aux peuples du Sud d’avoir accès à
l’universel et d’être « [soudés] au reste du monde34 », tout en
veillant à l’affirmation de leur différence. Cette question de la
langue d’écriture est surtout significative durant l’époque
coloniale. Il semblerait, en effet, que la nouvelle génération
d’écrivains ait dépassé le problème identitaire lié au français,
ait accepté, à l’instar de Segalen, que « la rencontre de
l’Autre suractive l’imaginaire et la connaissance poétique35 ».
Selon Édouard Glissant, cette reconnaissance de l’autre n’est
pas seulement, pour Segalen, une « obligation morale », mais
« une constante esthétique, le premier édit d’une véritable
Poétique de la Relation36 ». L’urgence, pour la nouvelle
génération d’écrivains, se situe donc désormais ailleurs. Or,
l’expérience de l’altérité conduit inéluctablement au problème
fondamental de l’identité37, donnant ainsi raison à
Rabemananjara qui a affirmé lors d’une entrevue : « la quête
de l’identité, on la poursuivrait toujours38 ». Disons plutôt
que la question de l’identité se posera toujours, de quelque
façon que ce soit.

33. Ce fut lors de son intervention au Deuxième Congrès des écrivains et


artistes noirs, tenu à Rome du 26 mars au 1er avril 1959. Voir « Les
fondements de notre unité tirés de l’époque coloniale », Présence
Africaine, nouvelle série, n° XXIV-XXV, février-mai 1959, Deuxième
Congrès des écrivains et artistes noirs, t. 1, « L’unité des cultures négro-
africaines », p. 66-81.
34. Makhily Gassama, La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français
sous le soleil d’Afrique, Paris, ACCT-Karthala, 1995, p.13.
35. Il s’agit là, selon Édouard Glissant, de la « pensée décisive » de Victor
Segalen, Poétique de la relation, op. cit., p. 42.
36. Ibid.
37. Ibid., p. 31.
38. Propos recueillis par Jean-Luc Raharimanana, op. cit., p. 25.
2
Le rêve et la mort dans Le Bain
des reliques de Michèle Rakotoson

Étant donné la conception de la mort chez les Malgaches,


il entre tout à fait dans l’ordre des choses qu’à un moment de
crise, quelle qu’elle soit, le Malgache se tourne vers les
ancêtres, vers les traditions pour solliciter une aide, exacte-
ment comme il invoque Dieu, en bon chrétien, dans cette
religion qui prône elle aussi la vie dans l’au-delà. Dans cet
esprit, considérons le roman de Michèle Rakotoson.
Ranja, le protagoniste du Bain des reliques1, est un
cinéaste formé en France, avide de rêves, de pureté et de
liberté, qui, de retour au pays, se heurte à la déliquescence et
à l’incurie d’une nation en pleine déconfiture, complètement
à la dérive. Pour fuir le spectacle de l’horreur et de la misère
qui hantent Antananarivo, la capitale, il part pour le Moyen-
Ouest afin de filmer la cérémonie rituelle du bain des reliques
royales. Une manière pour lui, en somme, de se créer un rêve,
de concrétiser son rêve, de se perdre dans le rêve. Or, durant
la nuit précédant la cérémonie, la femme d’Ondaty (dignitaire
et chef de la région) s’offre à lui et ils font l’amour sur la

1. Michèle Rakotoson, Le Bain des reliques, Paris, Karthala, 1988.


40 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

plage d’Andilana, souillant ainsi le lieu même où devait se


dérouler le rituel sacré du bain des reliques. Ayant, sans le
savoir, transgressé un tabou, un interdit, Ranja devra payer de
sa vie l’outrage. Il sera ainsi victime des rois défunts et leur
servira de lafika (litière) afin que leurs mânes soient rassasiés,
comme le veut la coutume de la région. Telles sont les
grandes lignes du roman.
Nous avons cru bon de focaliser notre attention sur le
début du prologue dans la mesure où ce passage met en place
les thèmes de base à partir desquels nous effectuerons notre
analyse, c’est-à-dire la crise, l’évasion et la mort. Dans ce
sens, il constitue une préfiguration du récit tout entier. Grâce
à ce focus, nous verrons se développer tout un enchaînement
figuratif rattaché au rêve salvateur et lié au mythe de la
régénérescence et de la pureté, car ici tout fonctionne par
métaphore et tout laisse présager un événement funeste.
Ainsi, du point de vue de la structure, le prologue invite à
lire le roman comme un conte fantastique. Or, par définition,
le conte est un appel au rêve et à l’évasion, une invitation au
voyage et donc au dépaysement du quotidien. Conte fantas-
tique parce que tout se déroule sur fond de mystère et d’étran-
geté, avec un rien d’irréel, et où l’angoisse vient alimenter le
suspense :

Il était une fois le moyen-ouest de Madagascar.


Il était une fois le silence et les pierres brûlantes sous
le soleil. De loin en loin, un criquet qui sautille, un
souffle d’air et une végétation clairsemée. La chaleur
implacable semble devoir tout anéantir et l’eau s’en est
allée.
Sauf d’Ambohitra, où tout est feutré, où tout est lent.
Ici, c’est l’oasis. Les maisons blanches enfermées
dans leurs palissades de bois laissent échapper des rires
d’enfants et des voix de femmes. Un village loin de tout,
où le drapeau aux couleurs pâlies flotte sur la bâtisse
blanche de la mairie, où l’église en brique n’ouvre ses
portes que pour faire entrer quelques fidèles discrets.
LE RÊVE ET LA MORT DANS LE BAIN DES RELIQUES 41

La poussière envahit tout, la vie est devenue sym-


bolique.
À Ambohitra tout est calme, tout est paisible (BDR,
p. 72).

Le tableau ainsi brossé représente indéniablement un


paysage plus onirique que réel. Considérons de plus près le
passage « Il était une fois le moyen-ouest de Madagascar ».
Qu’est-ce pour le Tananarivien que le Moyen-Ouest – mais
aussi les autres régions de l’île – sinon un coin de son pays
qui revêt un caractère d’extranéité aux parfums de vacances
et d’exotisme lui conférant, d’emblée, tous les attributs de
l’ailleurs, avec ce que cela suppose de fascination ?
Fascination d’autant plus exacerbée dans le roman
qu’Antananarivo, enfoncée dans la misère, l’horreur et la
suspicion continuelle, voit son horizon limité à un « ici-
maintenant », avec l’imaginaire comme unique possibilité
d’échapper au présent problématique, de sortir de l’enferme-
ment, de fuir, de s’évader enfin de cet univers tragiquement
clos de la précarité totale. C’est ce qui explique l’emploi
itératif du mot « rêve » quasiment à toutes les pages, surtout
dans la première partie du roman, et une profusion d’images
qui lui sont étroitement liées tout au long du récit.
Tout est métaphorique, avons-nous dit, dans le prologue :
« le silence, les pierres brûlantes sous le soleil, la végétation
clairsemée, la chaleur implacable, la poussière », sont autant
d’éléments qui évoquent le désastre, l’absence de vie, la
mort, l’enfer. Et c’est bien l’enfer que vivent les Malgaches
depuis l’avènement de la révolution socialiste en 1975,
responsable de la crise qui perdure encore aujourd’hui : « Il
avait suffi [...] de quinze ans pour ravager un pays [...], pour
créer un peuple de bègues et de souffreteux terrorisés » (BDR,
p. 33) ; un « pays de morts-vivants, enterrés dès leur

2. Nous ferons désormais référence au roman de Rakotoson par


l’acronyme BDR, suivi des pages correspondantes. Ex. : (BDR, p. 12).
42 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

naissance dans la misère et l’horreur » (BDR, p. 25). Enfer du


silence, le silence d’un peuple muselé par la peur, incapable
de crier, assistant impuissant à la ruine de son pays. Aussi se
tourne-t-il vers les ancêtres, les seuls capables selon ses
croyances de changer le cours de sa vie :

Quelle angoisse, quelle terreur cultivée, entretenue,


leur avait donné le réflexe de se tourner vers l’irrationnel,
l’imaginaire, à chaque crise ? Car, Ranja en était sûr,
cette cérémonie-ci allait elle aussi conjurer la peur du
lendemain... (BDR, p. 17).

Le silence, véritable leitmotiv dans le texte, s’accompagne


d’ailleurs de toute une imagerie qui renvoie à la mort,
résumée par la phrase « La ville était silencieuse. Comme en
état de guerre, ou de veillée funèbre » (BDR, p. 38) et confir-
mant de ce fait l’idée du silence assimilé à la mort.
Mais le silence n’est-il pas aussi un ailleurs où l’on se
retire à pas feutrés, un lieu propice à toutes les rêveries, un
refuge contre l’agression d’une vie devenue infernale ? Car
l’enfer, c’est également la ville. Espace complètement
dégradé où la pauvreté et la misère règnent en souveraines
absolues, condamnant les êtres à une survie improbable :
« [...] l’immeuble de la poste. Une bâtisse crépie par la salive,
la morve et l’urine de tous les clochards, chômeurs et autres
retraités, jeunes et vieux, qui traînaient là. Symbolique ! »
(BDR, p. 21). Mais la ville, c’est aussi un lieu de vagabondage
ou de maraude régi par la loi de la jungle, la loi du plus fort,
la loi de la rue : « Il m’a déjà coupé le petit doigt avec une
lame » (BDR, p. 20), affirme Zily kely, le petit Titi
d’Antananarivo. Enfer enfin de la campagne, aride, déser-
tique, anéantie par la sécheresse et les épidémies :

Les paysages défilent [...], des kilomètres et des


kilomètres de steppes déboisées. Les terres se désertifient
peu à peu. Les champs faisaient place aux rochers, à la
caillasse et à la latérite. Et au bord de la route, les
LE RÊVE ET LA MORT DANS LE BAIN DES RELIQUES 43

dernières touffes d’herbes, rescapées des feux de brousse,


semblaient figées. La famine rôdait (BDR, p. 45).

Par conséquent, la campagne est désertée par ses habitants.


Ces paysans sans terre, dans leur quête d’un mieux-être, se
laissent en effet drainer par l’exode rural et viennent s’agglu-
tiner dans les bidonvilles, « hordes de loqueteux » (BDR,
p. 75) grossissant d’une manière irrémédiable et irréversible
les rangs des sans-abris, des « malfrats » et autres marginaux.
Mythe de la ville, mythe de l’ailleurs. C’est connu, dans
l’imaginaire de tout un chacun, ailleurs c’est toujours
mieux... Un ailleurs aux multiples visages en ce qui concerne
notre roman. C’est ainsi que pour ne pas sombrer avec le
pays, pour survivre, Ranja se raccroche à « l’Ouest [devenu]
pour lui l’aventure, le lointain, l’endroit inaccessible » (BDR,
p. 44), car « lui, [...] il était fait pour une autre vie. Il avait
besoin d’espace, de liberté, d’aventures » (BDR, p. 25). Avec
le bain des reliques auquel on l’a convié en tant que cinéaste,
« lui, Ranja, était en train de se créer un rêve » (BDR, p. 22),
ou mieux, ce sera la concrétisation de ses rêves : « rêve de
plans, d’acteurs à diriger, d’images à créer » (BDR, p. 16).
Rêve de pureté aussi : « Bain des reliques [...] purification...
dynastie » (BDR, p. 17), précise-t-il, comme pour se persuader
que c’est là que se situe la solution à tous ses problèmes.

Ici, il se purifiait, d’ici, il repartirait plus grand, plus


fort. D’ici, il serait cri, force, joie. Et il pourrait affronter
la misère, la médiocrité, les hantises. Le bain des
reliques ! C’était pour cela que ce peuple-ci recréait
périodiquement un bain de reliques. Pour retrouver sa
source, ses origines (BDR, p. 55).

Mais pourquoi avait-on fait appel à lui, « l’homme des


Hauts Plateaux, le mavo ranjo, l’homme aux mollets jaunes,
l’homme pâle des collines sans soleil, l’homme de l’ethnie
haïe » (BDR, p. 29), « l’homme aux cheveux lisses » (BDR,
p. 53), pour faire un reportage sur une cérémonie sakalava ?
44 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Pendant longtemps, les Sakalava avaient pourtant été les


ennemis héréditaires des Merina. Pour lui, il n’y a qu’une
seule explication à cela : « [les habitants de la côte ouest] le
reconnaissaient enfin, lui, Ranja le Merina, pur comme eux,
pur comme leur histoire [...]. Maintenant sa vie a un sens. Il
savait pourquoi il était rentré au pays » (BDR, p. 29). Et Ranja
est heureux d’aller se retremper dans la tradition « de ce
peuple-ci », sans tenir compte des « guerres intestines, [...]
des haines et des rancunes » (BDR, p. 51). Sa mission – il en
est certain maintenant – n’est-elle pas d’éliminer les dissen-
sions tribales, de réunifier le pays et de conjurer la crise ?
Condamné depuis son retour de France à mener une vie
étriquée, Ranja s’adonne avec délectation au délire des
grandeurs. Ce projet de film, son film, son rêve, tourne désor-
mais à la monomanie, et ce, malgré les tentatives incessantes
de sa femme pour endiguer, refréner ses envolées oniriques :
« Ne rêve pas trop, Ranja, ne rêve pas trop, disait-elle [...]. Ne
rêve pas trop, méfie-toi, tu vas au-devant d’un mauvais tour »
(BDR, p. 43). Il semble évident que c’est la femme qui, au
plus fort de la crise, persiste à garder les yeux ouverts, ne
cherchant nullement à fuir l’agression du quotidien, en lui
substituant un monde qui représente à ses yeux un passé
révolu, ou un avenir hypothétique. N’y a-t-il pas là un renver-
sement des rôles ? De tout temps en effet, le rêve et l’imagi-
naire ont été l’apanage des femmes. Ranja, quant à lui, refuse
désespérément de voir la réalité en face et préfère « occulter
l’éclair de lucidité qui l’avait traversé » (BDR, p. 44). En
attendant, que ne donnerait-il pas pour redevenir « l’enfant
qu’il avait été [...], l’enfant “absent” [...], l’enfant toujours
ailleurs, celui qui tout le temps évitait les problèmes, dont
tout le monde disait “il est dans la lune” » (BDR, p. 25) ?
« L’absence », définie dans ce contexte comme la capacité de
s’isoler, même au milieu de la foule, identifiée ici aux
expressions « être ailleurs » ou encore « être dans la lune »,
n’est rien de plus qu’une autre façon de désigner la fuite et
l’évasion du quotidien, le seul moyen dont il disposait pour
« [éviter] les problèmes ».
LE RÊVE ET LA MORT DANS LE BAIN DES RELIQUES 45

Cependant, la nostalgie, cette volonté que chacun de nous


a de retourner dans le passé, un passé toujours idéalisé, ou
cette aptitude de se projeter en arrière, ne permet nullement à
notre héros de faire abstraction du présent ni d’éradiquer les
problèmes du pays réel. En cela la nostalgie rejoint le mythe
du paradis perdu, après lequel certains soupirent en vain.
Ranja en est conscient, mais cela ne l’empêche pas de revenir
souvent à ses souvenirs d’enfance qui figurent, à ses yeux, un
retour aux sources, aux traditions oubliées au profit d’une
modernité mal gérée, qui compromet le présent et le devenir
du pays :

Nostalgie. Quelle nostalgie pouvait-elle pousser ainsi


à aller au bout du monde, au bout de tout ? Pour quelle
nostalgie, quel vertige, être danse, mots, abîmes, ce
tournoiement lent sur soi-même, sur des souvenirs
d’enfance, des émois d’enfance ? (BDR, p. 67).

Il ne fait aucun doute, Ranja a toujours été un homme de


l’imaginaire, un expert dans l’art de l’esquive par le rêve,
depuis son jeune âge. Un être cherchant désespérément et
volontairement à perdre tout sentiment de la réalité dans une
sorte de folie passagère évoquée par le mot « vertige », lequel
est renforcé par les termes « danse, mots, abîmes, tournoie-
ment », qui lui sont rattachés plus ou moins directement dans
la mesure où ils se ramènent tous à l’idée de tourbillon ou
mieux de tournis, susceptible de provoquer un moment d’éga-
rement.
Mais le rêve, quelle qu’en soit sa forme, n’est pas le
monopole de Ranja ; les démunis qui l’entourent se réfugient
eux aussi dans l’imaginaire pour ne pas périr avec le pays :

[...] flâneurs lucides, retraités sans avenir. Ils organisaient


leur vie [...]. Ils allaient gagner des millions, [...] ils
feraient fortune, jamais aucun d’entre eux ne serait
délateur, informateur ou demi-sel. Ils resteraient purs,
beaux, sereins. Ils rêvaient, déliraient, se construisaient
46 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

une vie différente de celle qu’ils devaient affronter


quotidiennement, ils vivaient d’imaginaire (BDR, p. 21).

Les rêves échafaudés ici constituent des palliatifs aux


problèmes économiques aigus, mais aussi et surtout à la perte
des valeurs dont souffrent les Malgaches. Aussi voit-on
apparaître chez eux une soif intense de pureté, de beauté et
d’absolu, garants d’un renouveau exprimé par la phrase
« jamais aucun d’entre eux ne serait délateur, informateur ou
demi-sel... » L’expression « jamais aucun d’entre eux »
surenchérit d’ailleurs sur la négation pour renforcer
l’intensité de leur désir de ne pas subir l’influence du milieu,
de rester intacts et exempts de toute souillure dans une
société pourrie. Le verbe « resteraient », qui traduit la
persévérance dans leur état actuel, à savoir « purs, beaux,
sereins », à la différence des autres et malgré les obstacles qui
se présentent, confirme cette idée. Quant aux enfants de la
rue, victimes de l’exode rural, vivant de rapines et de larcins,
ces enfants que « les bonnes consciences [appelaient]
Andevo, fils d’esclave [parce qu’ils] avaient eu le malheur de
naître un peu plus foncés, un peu plus frisés » (BDR, p. 21),
c’est à travers les « tubes » et autres chansons à succès
distillés par les postes à transistors qu’ils puisent l’évasion.
Leur idole ? C’est Bob Marley, spécialiste de la musique
reggae : « On va chercher des sous, et on va aller à Majunga.
Et de là, on prend un boutre pour aller aux Comores, puis à la
Jamaïque » (BDR, p. 20) raconte, avec excitation, le petit Zily.
« Rêve fabuleux » (BDR, p. 20), « rêve en pacotille » (BDR,
p. 24) souligne avec un réalisme cruel l’auteur. Mais Zily
Kely n’en a cure, du moment qu’il peut se faire pousser les
cheveux, et se coiffer à la rasta, afin de ressembler à son
idole. S’identifier à cette célébrité, c’est déjà réaliser son
voyage, concrétiser son rêve, mais c’est surtout se persuader
qu’il est possible à un individu de sa condition de se faire une
place au soleil.
Le prologue fonctionne comme un conte, certes, mais un
conte baignant dans une atmosphère oppressante et moribonde
LE RÊVE ET LA MORT DANS LE BAIN DES RELIQUES 47

que n’arrive pas à effacer la présence insolite et contrastante


du village d’Ambohitra, où aura lieu le bain des reliques. En
effet, le paysage qu’on aurait cru à jamais infernal, et donc
invivable jusqu’ici, semble tout à coup se transfigurer, et
l’angoisse qui suinte et sourd de partout semble elle aussi se
dissiper dans une harmonie qu’offre la vision surprenante et
fascinante de la vie, du bonheur. Rêve ? Réalité ? Ambohitra,
havre de paix et de sérénité, semble bel et bien sortir tout
droit d’un conte de fées :

Sauf d’Ambohitra, où tout est feutré, où tout est lent.


Ici, c’est l’oasis. Les maisons blanches enfermées dans
leurs palissades de bois laissent échapper des rires
d’enfants et des voix de femmes. Un village loin de tout,
où le drapeau aux couleurs pâlies flotte sur la bâtisse
blanche de la mairie, où l’église en brique n’ouvre ses
portes que pour faire entrer quelques fidèles discrets.
La poussière envahit tout, la vie est devenue sym-
bolique.
À Ambohitra tout est calme, tout est paisible (BDR,
p. 8).

Représentation mythique de la vie, du bonheur et de la


douceur de vivre, le hameau dont le texte fait une description
qui relève plus du cliché que de toute autre chose symbolise à
sa manière la part de rêve qui sommeille en chacun de nous,
même dans les affres du désespoir et l’horreur d’une crise. Le
rêve, planche de salut, bouée de sauvetage ou ballon d’oxy-
gène, hante Ranja tout au long de son errance au sein d’une
société que la dégradation des valeurs traditionnelles laisse
sans repères.
Ce rêve de bonheur est, cependant, assez vite relégué
parmi les chimères puisque la mort, l’absence de vie, demeure
omniprésente dans le prologue et, partant, dans tout le récit,
ce qui étaie une fois de plus notre idée du prologue comme
préfiguration du roman tout entier. « La poussière envahit
tout. La vie est devenue symbolique » (BDR, p. 7). Il ne fait
aucun doute, en effet, que « la poussière », cet autre leitmotiv
48 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

qui ponctue le roman, appartient à la symbolique de la mort,


ainsi que tout le champ sémantique qui lui est rattaché :
« terre, sol, latérite, terroir ». Autant d’expressions qui se
ramènent à une seule : « les reliques », représentation par
excellence de la poussière, cette ultime poussière à laquelle
nous serons tous réduits après la mort. Selon la croyance
judéo-chrétienne : « tu es fait de poussière et tu retourneras
poussière » (Genèse, 3, 19). Et selon la légende du bain des
reliques que Ranja ne peut s’empêcher d’évoquer : « Et dans
le sanctuaire, ils sont réunis [...], père, fils et descendants. Et
leurs reliques seront nettoyées de dix ans en dix ans. Ils
seront terre rouge, latérite » (BDR, p. 55). En bon Malgache,
Ranja adhère pleinement à cette croyance en identifiant la
poussière à ses ancêtres : « Il toucha la poussière. Il eut envie
d’être terre [...], cette poussière était sa terre, ses ancêtres »
(BDR, p. 55). Cette envie que Ranja a d’être terre ne traduirait-
elle pas son irrépressible fascination pour la mort ?
La mort, selon certains, apporterait le calme, la paix, le
repos, la sérénité, choses auxquelles tout homme vivant dans
le chaos aspire. Et ne serait-ce pas justement le désir incons-
cient de mourir qui provoque parfois chez lui, lorsque que la
mort se présente à ses yeux ou dans son esprit, ce sentiment
indicible d’apaisement, presque de bonheur ? Ainsi, après
avoir écrasé un cafard qui gigotait à ses pieds, alors qu’il
déprimait dans son bureau où magnétoscopes et caméras, tous
hors d’usage, « marinaient dans un bain de poussière » (BDR,
p. 14) – l’analogie avec le bain des reliques est à noter –,
« [b]rusquement, le calme vint en lui, comme une vague,
comme la mer, comme le vent » (BDR, p. 15). Vague, mer et
vent symbolisent d’une certaine manière le voyage ; or, le
voyage a le pouvoir de nettoyer l’esprit, et donc de le purifier,
ou mieux, d’éliminer tout ce qui trouble la paix de l’âme,
exactement comme l’aurait fait la mort de l’avis des
personnes désespérées. Plus loin, le seul fait d’évoquer tous
les défunts réunis dans le sanctuaire suffit à rasséréner
Ranja : « Ils seront terre, latérite. Le calme revint en Ranja, la
sérénité aussi » (BDR, p. 55). Et c’est encore cette même
LE RÊVE ET LA MORT DANS LE BAIN DES RELIQUES 49

fascination qui le pousse à accepter de faire ce reportage sur


le bain des reliques, pour donner un sens à sa vie, lui qui,
depuis son retour au pays, végète et ne cesse de remettre en
question son existence toute entière. Pourquoi, en effet, être
rentré alors que ce qui l’attend est la décrépitude, la misère,
l’horreur ? Si on quitte un pays pour un autre, c’est toujours
pour une vie meilleure, telle est l’essence des migrations. On
ne quitte pas un pays de Cocagne. Et lui-même, c’est pour
cette raison qu’« il avait fui à l’autre bout du monde [...], à
l’autre bout de lui [...], pour oublier ce Tiers monde puant,
gueulant et agonisant qui était son terroir, son pays, ses
racines » (BDR, p. 22). Mais l’espoir de changer le cours de
l’histoire de son pays grâce à son film l’a « ragaillardi » :
« Quand il aurait fini son film, [...] quand il aurait montré la
grandeur de ce pays, tout irait mieux, des bouleversements
s’opéreraient, et peut-être que... » (BDR, p. 30). Les points de
suspension qui terminent cette phrase constituent une porte
ouverte sur le rêve à grande échelle : figure messianique des
temps modernes, d’où le salut du peuple doit provenir, et qui
inaugurera une ère nouvelle, c’est bien ainsi que Ranja,
l’idéaliste « un tantinet » mégalomane, se voit.
Mais le rêve tourne vite au cauchemar puisque c’est la
mort qui le clôt. Une mort dont Ranja a eu la prémonition, à
la manière d’une vision hallucinatoire d’où il a émergé
complètement terrifié :

Les formes hallucinantes que prenaient les feuilles


[des nénuphars] non écloses lui furent insoutenables,
formes vampiriques, monstres fantasmagoriques, démons
attirants. Elles étaient repliées sur elles-mêmes comme
un linceul. Et il se vit enfermé dans ces coquilles vertes,
dans une eau qui n’était pas le ventre maternel.
Une terreur sans nom s’empara de lui. Un hurlement
se forma au fond de sa gorge, qui s’étrangla ; ces
pieuvres allaient l’avaler [...] (BDR, p. 126).

Est-ce à dire que le retour vers la tradition est impossible ?


Ou faudrait-il comprendre cette mort comme une étape
50 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

obligée pour accéder au renouveau, tout comme les rites


initiatiques sont inséparables de la souffrance ? En fait, le
sens de cette mort est étroitement lié aux reliques qui
semblent s’être servies de cette femme mystérieuse comme
instrument, comme médium. D’ailleurs, sa présence dans le
roman renforce l’atmosphère surnaturelle, irréelle, onirique
du récit. Ainsi, son apparition tient de la vision fantasma-
gorique, et de sa personne émane une sorte de sortilège :

Il se retourna pour donner des ordres, quand brusque-


ment, il la vit en face de lui, le regardant en silence, sans
dire un mot. Le visage impénétrable [...] (BDR, p. 111).
Le regard de la femme l’obsédait, cette manière calme
dont elle l’avait fixé, comme si ce qui l’intéressait était
au-delà de lui, en lui (BDR, p. 112).
Ranja la regardait, comme fasciné (BDR, p. 115).
Elle avait l’air absente, ailleurs (BDR, p. 134).

Et cette femme au « teint clair et [aux] cheveux longs


nattés avec soin » (BDR, p. 108), dont le silence entretient
encore plus cette aura de mystère et de créature de rêve, cette
femme éthérée, presque désincarnée, n’est pas sans rappeler
la sirène, femme fatale de la mythologie, image de la beauté
rattachée à une force maléfique, à un pouvoir destructeur.
N’oublions pas, en effet, que si les sirènes avaient une voix
d’or, leur appel était avant tout un chant funèbre parce que
destiné à provoquer l’écrasement des navires contre les récifs.
Cette beauté fatale est incarnée dans le roman par cette
femme aux yeux immenses, femme infidèle, causant la mort
de son amant sans encourir le moindre blâme. Femme
adultère, mais néanmoins protégée des dieux et des mânes,
qui parlent par la bouche de Sana, la doyenne des possédées
qui prend sa défense (BDR, p. 137).
En somme, il est manifeste que le prologue fonctionne bel
et bien comme un fil conducteur à partir duquel s’élabore tout
un réseau de faits figuratifs liés à la crise et à la quête
d’évasion par le rêve, débouchant sur la mort du héros, mort
LE RÊVE ET LA MORT DANS LE BAIN DES RELIQUES 51

sacrificielle et expiatoire, digne des tragédies antiques : « Et


sa mort donnerait un sens à ce rituel » (BDR, p. 139) précise
Ranja, voulant peut-être signifier l’importance de « se livrer à
une purgation purificatoire, à une catharsis, à un exorcisme3 »
pour sauver son pays du désastre. Il semble en effet que le bain
des reliques, en pleine période révolutionnaire marquée par le
sceau de l’échec, puisse être interprété comme la figure du
rêve du retour aux sources, capable de régénérer une société
en voie de perdition, minée par une crise économique et
culturelle, comme l’attestent les paroles du prince Kandreho :

Dans quelques mois, nos rois seront baignés dans le


fleuve sacré ! Ils rejoindront l’eau, la terre, le ciel. Ils
feront pleuvoir sur la région si sèche, si stérile en ce
moment, et les plaines reverdiront à nouveau, nous
pourrons planter du riz, du maïs, faire paître nos
troupeaux (BDR, p. 27).

Cette affirmation rejoint et justifie le rêve de Ranja et la


croyance malgache qui veut que « la terre absorbe la mort
pour engendrer la vie4 », et qui explique la présence quasi
obsessionnelle des figures de la mort tout au long du récit. Et
si le texte s’inscrit dans la veine du fantastique et de l’étrange,
où les relations de rêves, dans toutes les acceptions du terme,
et de prémonitions prédominent, alors c’est certainement
pour mieux signifier que le merveilleux et le fantastique,
nourritures essentielles de l’imaginaire humain, sans lesquelles
nul ne peut vivre (ne dit-on pas qu’un homme sans rêve est
un homme mort ?), peuvent parfois dégénérer en délires et
cauchemars lorsqu’on les laisse débridés. Ainsi, le rêve et la
mort sont étroitement liés, et le rêve comme la mort
représentent à la fois l’évasion et l’espoir d’un renouveau.

3. Gilles Lesage, à propos du livre « Sympathie pour le diable » de Paul


M. Marchand, Lanctôt, Montréal, 1997, Le Devoir, 15 et
16 février 1997, p. D1.
4. Andriamirado, op. cit., p. 36.
52 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

C’est là, semble-t-il, que résident leur utilité mais aussi leur
ambiguïté. D’ailleurs, le rêve ultime n’est-il pas de mourir
pour tout recommencer ?
3
La transgression
dans Au seuil de la terre promise
de Michel Robinary

Comment étudier une œuvre datant des premières années


de l’indépendance de Madagascar sans tomber dans les
poncifs ? Certes, il est des réalités qui appellent une littéra-
ture d’urgence. Et c’est bien le cas de la Grande île nouvel-
lement affranchie de la colonisation. Cependant, malgré le
désir d’ériger la culture et la civilisation de leur pays en
pierre angulaire de leur littérature, les écrivains malgaches
d’expression française demeurent ouverts sur le monde
extérieur, incapables de se fermer au modèle culturel
occidental et convaincus de l’avantage que celui-ci pourrait
apporter à leur culture originellement métisse, comme nous
l’avons souligné plus haut. En effet, on peut même déceler à
travers la production littéraire malgache de cette époque une
admiration certaine pour la littérature métropolitaine, en
l’occurrence française, à moins que cela ne soit une certaine
francophilie. « La rencontre de l’Autre, nous dit Segalen,
suractive l’imaginaire et la connaissance poétique. Il en fait
54 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

une obligation morale, une constante esthétique, le premier


édit d’une véritable poétique de la Relation1. » Ce qu’illustre
parfaitement Robinary à travers son livre Au seuil de la terre
promise2. Laissant libre cours à sa fantaisie, mélangeant
volontiers les genres et les langues, il semblerait que « le
doyen des poètes malgaches d’expression française3 », comme
on aime à l’appeler, ait voulu explorer à fond le champ du
possible en littérature. Son œuvre, inclassable, surprend, ravit
et agace tout à la fois, à cause de son érudition et de son
audace, une érudition qui frise l’étalage des connaissances,
caractéristique de certains intellectuels africains et malgaches
des années 1960 désireux de prouver à l’Occident l’étendue
de leur culture et leur parfaite maîtrise de la langue française,
et ce, malgré l’instruction au rabais dispensée pendant la
colonisation. Prouver à l’Autre par n’importe quel moyen sa
propre capacité de l’égaler, sinon de le dépasser, constitue en
fait une réaction viscérale propre à tout individu ayant subi
l’emprise coloniale. Mais cette facture, lâchons le mot,
baroque – ce qualificatif trouve ici sa pleine signification –,
que Robinary a donnée à son œuvre et où la culture malgache
rencontre la culture universelle, ne serait-elle pas l’illus-
tration d’une affirmation de sa « malgachéité » à travers une
écriture de la transgression ? C’est ce que nous essaierons de
démontrer dans notre analyse.
L’urgence, pour le Malgache, en cette période d’indépen-
dance, réside dans cette affaire de réhabilitation de soi par
rapport à l’Autre, dans un rapport non plus conflictuel, mais
basé sur la reconnaissance de l’Autre, ou mieux, la reconnais-
sance mutuelle. Et nous rejoignons ici l’idée du rhizome telle
que développée par Glissant dans Poétique de la Relation, où

1. Cité par Glissant dans Poétique de la Relation, op. cit., p. 42.


2. Michel Robinary, Au seuil de la terre promise, Antananarivo,
Imprimerie Voahirana, 1965.
3. Serge-Henri Rodin, Rabodoarivelo Rakotoarivelo, « La littérature
malgache d’expression française », Notre Librairie, n° 110, juillet-
sept. 1992, p. 52.
LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 55

« le rhizome [suppose l’] enracinement, mais récuse l’idée


d’une racine totalitaire4 ». C’est donc la pensée du rhizome
qui aurait donné naissance à une « poétique de la Relation,
selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à
l’Autre5 ». Il s’agit désormais pour l’écrivain malgache de
défendre sa langue, sa communauté, en fonction d’un objectif
précis : « être soi sans se fermer à l’autre et [...] consentir à
l’autre, à tous les autres sans renoncer à soi6 ». Application à
la lettre de cette conception de l’écriture identitaire « allant à
la rencontre des autres racines7 », Au seuil de la terre promise
de Robinary déstabilise quelque peu. Confrontés au texte,
lecteur et critique hésitent, en effet, sur le chemin à emprunter.
Roman, notes et souvenirs, peut-on lire en page de couverture
et en deuxième de couverture. Cette précision semble pour-
tant bien loin de la réalité et ne correspond pas tout à fait à
leur horizon d’attente. Récit romanesque, sans nul doute,
puisque la présence de la fiction et de la narration, consti-
tuants essentiels du genre, l’atteste. Et comme dans toute
histoire racontée, se mêlent ici d’une manière étroite des
séquences descriptives, si bien que l’on ne peut nier l’exis-
tence probante d’une prose romanesque. En même temps, les
deux premiers chapitres laissent croire à un journal que le
narrateur était supposé tenir à des dates bien précises, à moins
que nous n’ayons sous les yeux les fameuses « notes »
auxquelles fait allusion la couverture, précieusement consi-
gnées pour rappeler les événements passés ?
En fait, nous avons surtout affaire à un subterfuge destiné
à nous situer l’histoire, mais aussi dans l’histoire, tout en
campant le personnage principal.

4. Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 23.


5. Ibid.
6. Glissant, « Langues et langages », Introduction à une poétique du
divers, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 27-36.
7. Ibid., p. 25.
56 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

2 octobre 1920. Iarivo célébrait une grande date : le


centenaire de l’entrée du christianisme dans ses murs. Le
livre édité par la Mission évangélique de Paris disait en
préambule : « Le 2 octobre 1820, le premier missionnaire
chrétien, le Gallois D. Jones, entrait dans la ville, alors
païenne, de Tananarive. À la Mission de Londres, qui avait
envoyé le messager, s’unissaient toutes les sectes [...].
Durant huit jours, [...] les fidèles se rendaient aux quatre
temples dits commémoratifs, et dédiés aux martyrs de 1849.
Les fêtes venaient de finir, et la douce Iarive reprenait
son quotidien aspect de cité coloniale, sombre et résigné, que
l’on eût pris pour celui de Bruges-la-Morte, quand un fait
inouï devait, quelques jours après, remuer de nouveau la
ville entièrement : l’arrivée d’un surprenant visiteur » (STP,
p. 18).

Nous avons là un condensé de l’histoire de la présence


occidentale à Madagascar. L’allusion à la Mission évangé-
lique de Paris est une manière de figurer la colonisation de
l’île par la France sous la bannière du christianisme. Un
christianisme qui a à son actif des morts : « Temples dits
commémoratifs, dédiés aux martyrs de 1849 » (STP, p. 1). La
reine Ranavalona voulant, en effet, mettre un terme à
l’influence européenne, bannit le christianisme et persécuta
ses adeptes. En fait, nous avons tout au long du livre
d’innombrables références historiques, si ce n’est des pages
entières de citations extraites d’ouvrages d’auteurs européens
traitant aussi bien de l’origine du peuple malgache que de ses
us et coutumes, sa religion, sa langue et sa littérature. Aussi
arrive-t-il souvent au lecteur de se demander s’il n’a pas sous
les yeux un traité d’histoire, d’anthropologie, de linguistique
ou un précis d’art littéraire et poétique, plutôt qu’un roman.
Et ce, d’autant plus que les citations sont souvent agré-
mentées de discussions ou de débats sur le sujet en question,
le texte devenant ainsi le lieu d’une véritable argumentation.

8. Nous ferons désormais référence au roman de Robinary par l’acronyme


STP, suivi des pages correspondantes. Ex. : (STP, p. 12).
LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 57

Dans leur prononciation les lettres « g » et « y » sont


équivalentes pour les linguistes hellénisants. Les
habitants de Madagascar viennent de la Malaisie en
majorité. Ils sont donc des Malais, des Malayasy, des
Malagasy, des Madécasses, des Malgaches. L’unité de
langue s’explique d’elle-même (STP, p. 28-29).
Les Hovas étaient partis de l’Océanie dans une flotille
[sic] de prahos ou pirogues à balancier. A la suite d’un
naufrage, ils avaient cherché refuge sur la côte orientale
malgache. [...] Finalement ils furent refoulés vers les
Hauts-Plateaux de l’intérieur... (STP, p. 29).

Autre exemple :

Le révérend Richardson a écrit une grande grammaire


analytique qui devait régenter pendant plus d’un demi-
siècle la jeunesse des écoles. Richardson se tait pourtant
sur la métrique, et il ne souffle mot sur les deux accen-
tuations malgaches : l’accent tonique et l’accentuation
déplacée pour indiquer soit un commandement, soit une
prière, un souhait (STP, p. 122).

Mais Robinary ne lésine pas non plus sur un autre type de


citation, en l’occurrence, les titres d’ouvrages dont il use à
volonté, faisant pour ainsi dire de son roman un guide de
lecture pour ceux qui voudraient pousser leurs connaissances
de Madagascar plus loin, mais aussi leur culture en général
puisque son œuvre embrasse un domaine très vaste. Citons
quelques exemples :

[Chaulneys] avait déniché à l’étalage d’un bouqui-


niste un manuel intitulé : « Le malgache en dix leçons
avec prononciation figurée à l’usage des touristes » (STP,
p. 17).
J’ai acheté à Tamatave le livre de Jean Carol : « Au
Pays Rouge – Chez les Hovas » (STP, p. 19).
[La] mémoire [des Hovas] en dictant au P. Callet les
deux immenses in-folios de sa monumentale « Histoire
des Rois de l’Emyrne », garde en dépôt certains faits que
58 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

les savants d’Europe, par exemple Brehm dans « Les


Races humaines » de ses « Merveilles de la Nature », ne
rejettent point (STP, p. 29).
Il jouait au Jules Lemaître qui, dans ses « Contem-
porains », avait affiché un scepticisme moqueur à
l’endroit de Lourdes (STP, p. 16).
Xavier de Maistre dans la curieuse préface qu’il a
écrite pour les « Soirées de Saint-Pétersbourg » de
Joseph de Maistre, a raconté comment les musiciens
russes de la Néva jouaient chacun librement sans cesser
de concourir à un ensemble instrumental... (STP, p. 104).
Les hain-teny ne le cèdent en rien [...] aux poèmes de
Rabindranath Tagore, à la « Corbeille de fruits » [...], à la
« Fugitive » (STP, p. 146).

Bref, bien que plusieurs pages du livre s’apparentent


davantage à un essai, la présence indéniable d’une intrigue
étaie bel et bien la thèse du roman.
Cependant, si Au seuil de la terre promise emprunte au
répertoire habituel du genre romanesque, un détournement
des conventions classiques est à signaler, à savoir, la présence
de deux héros au lieu d’un, dominant chacun une partie de
l’œuvre, si tant est que l’on peut se permettre de scinder
celle-ci en deux grandes parties. Greffés à ces deux person-
nages principaux nous en avons deux autres, non moins
importants, avec lesquels ils forment chacun un « couple ».
Aussi s’avère-t-il indispensable d’insister sur leur identité et
leurs rôles respectifs. Présentons le premier « tandem » : il
s’agit de Chaulneys, le globe-trotter français qui sert de
prétexte à l’écriture de cette œuvre, et de Bertrand, un reporter
qui joue auprès de lui le rôle de « cicérone », d’interlocuteur
et d’informateur au cours de ce « voyage initiatique vers
l’âme malgache9 » qu’il compte effectuer : « Vous me ferez
connaître l’âme malgache en ses diverses manifestations »
(STP, p. 23), lui dit Chaulneys. L’énigmatique Sylvie Manor,

9. Rodin et Rakotoarivelo, op. cit., p. 52.


LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 59

une métisse prénommée la Madone, représente en quelque


sorte l’égérie du cercle français de Tananarive, mais aussi
l’idéal féminin – et de fait inaccessible – de cette cour d’intel-
lectuels métropolitains ouverts à la culture malgache. Elle y
brille par son intelligence, sa culture et sa beauté. Chaulneys
tombe évidemment sous le charme de cette virgo inviolata
(STP, p. 171). Cette femme forme donc le deuxième couple du
roman avec un ami de Bertrand, Thomson, son amoureux
transi, le beau et preux chevalier qui n’hésite pas à affronter
tous les obstacles – évincer des rivaux mal intentionnés et
braver les dangers et les distances – pour voler au secours de
sa belle dulcinée. En somme, nous avons là toute la trame
nécessaire pour faire à la fois un roman d’amour, d’aventures
et évidemment colonial, puisque le récit se déroule sur fond
de colonisation.
Mais le texte s’inscrit également dans la veine poétique.
Le lyrisme fait partie intégrante de la personnalité du
Malgache. En effet, de par sa nature insulaire, le Malgache
cultive, semble-t-il, une propension à la nostalgie qui le
pousse davantage à taquiner la Muse qu’à faire de la prose.
Robinary est d’ailleurs avant tout un poète, vocation qu’il
affiche et revendique tout au long du récit. Ainsi, le chapitre
intitulé Le Roman de mon rêve, facteur déterminant le
dénouement de l’œuvre, est, paradoxalement, une longue et
passionnée poésie d’amour, un condensé poétique de l’histoire
d’amour, élément constitutif du roman. Autre fait significatif
en ce sens, l’auteur a parsemé son œuvre de vers et de
poèmes puisés un peu partout dans la littérature universelle,
et surtout malgache. Ici, l’Énéide de Virgile (STP, p. 132),
traduit en français et malgache ; là, le Storm is over de Robert
Bridges (STP, p. 126) dans sa version originale, accompagnée
d’une traduction malgache ; plus loin, des vers de Hugo, de
Lamartine, de Musset, de Hérédia, preuves de l’engouement
des Malgaches pour le romantisme français, suivis à chaque
fois d’une traduction. Tagore, Pétrarque, Du Bellay, Ronsard,
Maurice Scève et bien d’autres sont également évoqués. Tout
ceci est confronté aux folklores malgaches, plus précisément
60 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

émyrniens, tels surtout les hain-teny ou « science de la


parole », tant prisés par les Merina.
« Réplique du Cantique des Cantiques » (STP, p. 133, 146),
« passionnés sans être grivois, voluptueux sans être sensuels »
(STP, p. 133), les « hain-teny expriment des états d’âme. Ils
sont pour ceux qui partent » (STP, p. 134). C’est la raison
pour laquelle on peut dire que le hain-teny est l’essence de
l’âme malgache, une âme façonnée par le voyage et tout ce
qu’il comporte de nostalgie, de langueur, de douce et rêveuse
mélancolie, une âme d’émigrants portée vers l’ailleurs :

De loin le tonnerre qui gronde intermittent


Réveille des échos nostalgiques,
Revient, s’amortit doucement
Pour réveiller encore des tristesses assoupies (STP,
p. 135).

Avec une telle tonalité, l’évocation des Tristes d’Ovide


(STP, p. 134) s’impose. N’oublions pas, en effet, que
Madagascar est un véritable « melting-pot, un nœud de
migrations, [un] centre de convergences de toutes les
odyssées des mers du Sud10 », et que le peuple malgache est
issu d’un brassage de races lui conférant une identité
plurielle. Mais dans le passé, le hain-teny donnait surtout lieu
à des joutes entre les jeunes filles d’Iarive, un groupe jouant
le rôle de l’amoureux et un autre celui de l’amoureuse.

[Elles y étalaient] leurs connaissances verbales, y


épanchaient leurs âmes, leurs sentiments, leurs désirs,
leurs déceptions, [mais] y montraient [aussi] un précoce
désabusement devant la précarité de la vie et les
mensonges de l’existence (STP, p. 136-137).

En fait, les « hain-teny faisaient partie de l’éducation


sentimentale des Émyrniens » (STP, p. 148).

10. Lorinet Rakoto-Ratsimamanga, op. cit., p. 1446.


LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 61

Dans ce foisonnement de citations et de références,


occulter la Bible, le livre par excellence, relèverait du sacri-
lège : aussi Robinary lui fait-il également la part belle dans
son œuvre, au même titre que le Veda (STP, p. 142-145). En
ce qui concerne l’intertextualité biblique, le titre de l’ouvrage
à lui seul constitue déjà tout un programme et augure de
l’empreinte du christianisme dans le texte. Quant aux livres
sacrés de l’hindouisme, l’auteur est persuadé, avec d’autres,
des influences de l’Inde à Madagascar. D’ailleurs, il « abonde
dans le sens de Renan qui veut que le Bouddhisme ait eu dans
l’univers une part considérable » (STP, p. 145).
Mais l’œuvre de Robinary serait incomplète si elle ne
faisait pas une place de choix au théâtre, introduit par la
Mission de Londres, et donc connu du public tananarivien
« bien avant la présence française » (STP, p. 97). L’auteur
nous en donne d’ailleurs un historique (STP, p. 97). Cepen-
dant, l’œuvre en elle-même, dans sa quasi-intégralité, revêt
l’aspect d’une pièce de théâtre avec ses caractéristiques
propres, à savoir, la superposition de plusieurs types
d’énoncés. Ainsi, nous avons un texte qui se présente sous la
forme d’un discours pur, c’est-à-dire un dialogue, où toute
parole est rapportée à un émetteur, en l’occurrence, un
personnage qui s’exprime, de sorte qu’on pourrait le
rapprocher aisément du texte des répliques qui constitue
l’essentiel du texte théâtral. La présence des didascalies
confirme d’ailleurs cette thèse. Considérons la scène où les
habitués du cercle français de Tananarive se sont réunis pour
écouter Bertrand venu leur parler des dramaturges, poètes et
artistes malgaches sur l’invitation de Chaulneys :

Madame et messieurs, je crains de tromper votre


attente. Je n’ose m’imposer à une assemblée dont la
prestance doit m’inspirer une légitime réserve. Ne dois-je
pas imiter le prudent silence du légendaire Conrart ?
(Non, non ! Parlez, parlez !) (STP, p. 95).
62 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Il poursuit en parlant du goût du commun des mortels pour


les planches.

Se faire voir, c’est le rêve qui s’empare de tous.


Lamartine a écrit là-dessus quelques vers [...]. Les
appliquerions-nous à un gendre qui se démène afin d’être
remarqué par un beau-père calculateur et froid ?
« Et j’ai passé devant sa face.
Mon sort est sublime : Il m’a vu ! » (STP, p. 96).

À quoi l’un des profs malgachisants puis la Madone lui


répondent :

– À Madagascar, le gendre, pour être agréable à sa


femme, est forcé d’être aux petits soins avec le père de
celle-ci...
– Êtes-vous gendre, M. Bertrand ou pas encore ? (STP,
p. 96).

En somme, cet aspect du texte nous permet de faire, en


plus, une analogie structurelle avec le hain-teny, ce dernier
étant un échange de paroles, à la manière d’une communi-
cation théâtrale caractérisée par l’existence d’un double
destinataire : un personnage s’adressant à la fois à un autre
personnage et au public venu assister à la prestation des
jouteurs ; autrement dit, il s’agit bien là d’une forme de
dramatisation. Il en est de même pour les Mpilalao – ortho-
graphié Mpilalô (STP, p. 59-66) dans le livre –, un autre
élément essentiel du folklore merina. Version malgache du nô
japonais, les Mpilalao, à la fois chanteurs et danseurs, qui
chaque dimanche vont rivaliser de talent pour défendre le
nom de leurs villages, sont les précurseurs des dramaturges
hova. Véritable joute oratoire, ce « théâtre primitif et de plein
air » (STP, p. 63) conçu par des gens du peuple pour des gens
du peuple constitue « une école populaire de morale et de
civisme » (STP, p. 70), ce qui conduit l’auteur à le rapprocher
de l’idée que se faisait Giraudoux du théâtre, à savoir
qu’« elle est la seule forme d’éducation morale et artistique
LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 63

d’une nation » (STP, p. 59). Ainsi, le goût prononcé des


Malgaches (plus particulièrement ici les Hova) pour le genre
dramatique justifie les trois chapitres que l’auteur lui
consacre dans son œuvre.
L’on note par ailleurs que le texte comporte de nom-
breuses intertextualités se rapportant au théâtre : Edmond
Rostand, Shakespeare et son Roméo et Juliette, qui trouve son
pendant malgache dans les Amants de Tritrive (STP, p. 71), le
Faust de Gounod (STP, p. 69), des comédies de Molière. Mais
Robinary fait mieux, même dans la partie « poésie » de son
œuvre, en l’occurrence le chapitre intitulé Le Roman de mon
rêve, auquel nous avons déjà fait allusion auparavant. Dans
ce chapitre, il ne peut résister au désir d’insérer des vers
dialogués dont nous citons un exemple :

Un jour inespéré, de nouveau devant moi


Je vis la fugitive. – O mon amour, c’est toi !
M’écriai-je éperdu. – Mais elle, en un sourire :
– Ce n’est que pour un temps. Dois-je te le dire ?
Je repars, ou plutôt je passe quelques jours
Dans le Nord (STP, p. 275-277).

En somme, polariser l’attention sur ce type de discours


consiste à intégrer ipso facto le lecteur dans cet univers
culturel malgache où tout se décide après concertation,
discussion et dialogue ; où tout est axé sur l’oralité et où
chaque événement de la vie est ponctué par un kabary, c’est-
à-dire par un discours adressé à un public. Nous avons là
autant de preuves de l’importance des relations humaines au
sein de la société malgache. Mais ce souci des formes
dialoguées qui caractérise l’œuvre de Robinary relève
également d’une espèce d’oralisation de l’écriture qui n’est
pas sans rappeler une thèse avancée par Glissant dans son
Introduction à une Poétique du Divers, à savoir que « nous
basculons dans un autre passage qui n’est plus de l’oral à
64 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

l’écrit mais de l’écrit à l’oral11 ». En même temps, cela


correspond chez Robinary à « la volonté d’arracher le roman
à la fiction pour en faire un moyen d’expression des senti-
ments individuels12 » allant dans le sens des coutumes et
folklores émyrniens.
C’est certainement dans cette optique que Robinary a été
amené à placer la dernière pièce du puzzle, si l’on peut
définir ainsi son œuvre, et qui n’est autre que la corres-
pondance amoureuse d’un free-lover américain de passage,
marié et père de famille, un certain Arthur Ludo, qui a jeté
son dévolu sur l’héroïne du roman, Sylvie Manor alias la
Madone (STP, p. 176-186). En fait, il ne s’agit pas vraiment
d’échange de lettres puisque la correspondance est à sens
unique, la destinataire s’étant contentée de recevoir les
missives. Les lettres, écrites durant un certain laps de temps,
constituent un élément clé du récit amoureux sur lequel
repose ce que nous avons appelé la deuxième grande partie
du roman. Intégrer le genre épistolaire dans l’univers gigogne
de ce livre c’est, une fois de plus, multiplier la possibilité
d’ouverture à l’Autre. Car la correspondance répond, comme
on le sait, au désir d’entretenir des relations. C’est une autre
forme de dialogue, puisque la lettre vise à atteindre un desti-
nataire, qui, éventuellement, répondra. Mais selon son habi-
tude, même ici, Robinary ne peut se retenir de disserter.
Ainsi, consigné dans un diaire accompagnant les lettres, nous
avons des pages de discussion concernant un roman-journal
– la précision est à noter – lu par nos deux personnages et
traitant du thème éculé de l’adultère (STP, p. 182-185), avec,
évidemment, une transposition dans leur propre réalité. Le
débat se termine sur un passage significatif extrait d’un
cantique, cité ironiquement par la Madone :

11. Édouard Glissant, « Langues et langages », Introduction à la Poétique


du Divers, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 30.
12. Alain Pagès et Joëlle Pagès-Pindon, Le Français au lycée, Paris,
Nathan, 1984, p. 119.
LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 65

Pitié, mon Dieu, pour ceux qu’un fol amour égare


Sur des sentiers sans nom que le péché prépare (STP,
p. 185).

Au niveau de la langue, le livre de Robinary pose un défi


de lecture et déjoue toute attente. Cette œuvre malgache
d’expression française est, en effet, truffée de citations latines.
Le malgache y côtoie l’anglais, la langue châtiée voisine avec
le « petit-nègre » et, fait étonnant, avec aussi un peu de
créole, grâce à la présence d’une nénène réunionnaise.
Notons que le malgache est transcrit par une phonétisation
française laborieuse qui, à notre avis, relève plus de la
distorsion de la langue que de toute autre chose, même si
l’auteur peut l’avoir fait dans un souci de mieux servir un
lectorat occidental. Entre eux, Chaulneys et Bertrand
s’amusent souvent à parler de la sorte : « [Chaulneys] entra
sans frapper en baragouinant à son hôte “Tsarave
Toumpoukoué ! Manône vadinô sy zanakô ?” Et l’autre de
répondre “Bézour, bézour, moussé...” » (STP, p. 59). Si l’on
veut fournir un exemple type de cet agglomérat de langues
dont l’auteur abuse largement dans le texte, il n’y a qu’à citer
ce passage où le narrateur parle du juste retour des choses qui
sous-tend le code du Roi-de-l’Émyrne :

Entendons la voix de l’Apôtre : « Ego retribuam, dixit


Dominus. – C’est moi qui rétribuerai, a dit le Seigneur.
Aoka ho ahy ny famaliana, hoy ny Tompo. »
Est-ce la peine de talion : Ophtalmos ophtalmou.
– Odous Odontos (Œil pour œil. Dent pour dent) ? Non
certes. C’est la justice distributive selon les Lois de
Manou et les Vedas, et selon le Roi-de-l’Émyrne (STP,
p. 34).

Cette juxtaposition de plusieurs langues/langages, plus


près du collage postmoderne que de la tradition littéraire,
donne à l’œuvre de Robinary un cachet quelque peu baroque,
reflet d’une certaine liberté de l’écrivain qui refuse les
carcans de l’édifice littéraire, pour se lancer corps et âme
66 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

dans une stratégie d’écriture qui se veut l’incarnation du


dialogue culturel dans toute son étendue.
Il est indéniable que Robinary cherche à dérouter en
sortant, comme il le fait, des sentiers battus. Son œuvre qui,
de prime abord, ressemble à un véritable imbroglio, est un
modèle typique de récits à enchâssements. Segalen l’a
pratiqué avant lui. Mais cette sorte d’échantillonnage de tous
les genres et de toutes les langues, où tout s’imbrique l’un
dans l’autre, à la manière d’une mosaïque ou d’un patchwork,
figure en quelque sorte l’identité malgache, une identité
morcelée, fragmentée, mais recomposée. Ainsi défini, le
Malgache reconstitué par bribes afin d’unifier sa personnalité
éclatée et reconstruire son univers disloqué ne représente-t-il
pas à sa façon « l’homme rapaillé » du poète québécois
Gaston Miron, cet « homme ressoudé13 », constitué de divers
morceaux, de fragments ? Et comment expliquer cette pro-
fusion de citations et ce parallèle quasi systématique avec la
littérature malgache, ce va-et-vient incessant entre la culture
universelle et celle de Madagascar, sinon par le désir d’ins-
taurer un dialogue continuel et d’établir des relations entre
toutes les cultures, notre présence au monde étant faite de
rencontres et d’imbrications ? Le dialogue, véritable leitmotiv
tout au long du texte, et ce, à tous les niveaux, émerge de
cette espèce d’alchimie littéraire que constitue l’œuvre : qu’il
s’agisse d’emprunts, d’intertextualité, d’interférences linguis-
tiques ou de fusion intergénérique, tous convergent vers un
seul et unique effet : le dialogue entre les cultures. Mais c’est
aussi une occasion pour l’auteur de disserter sur tout : les
analyses, les commentaires et les discussions qui agrémentent
à chaque fois les citations ou les moindres idées avancées
donnent au texte des allures d’étude littéraire parfois philoso-
phique, menée avec brio, et qui n’est pas sans rappeler « l’art
de la discussion, tel que le pratiquait jadis Socrate14 ».

13. Gaston Miron, L’Homme rapaillé, Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 15.


14. Pagès et Pagès-Pindon, op. cit., p. 196.
LA TRANSGRESSION DANS AU SEUIL DE LA TERRE PROMISE 67

Ainsi, le texte revêt l’aspect d’un voyage aussi bien dans


le temps que dans les livres, une sorte de pérégrination cultu-
relle. D’autres parleraient de pèlerinage, dont Chaulneys, l’un
des personnages principaux, constitue la figure emblématique.
Et si l’on ramène l’œuvre à la question identitaire, il semble
que nous ayons là l’image de l’errance chère à Glissant, c’est-
à-dire ce désir de contrevenir à la racine, qui n’est autre que
l’appel de la Relation dont l’auteur se fait le chantre. Ce que
vient confirmer le décryptage de son pseudonyme
« Robinary », expression d’une forme de métissage culturel
puisqu’il s’agit de l’amalgame de ses prénoms français
« Robin » et malgache « Ary », qui signifie création. Métis-
sage culturel incarné avant tout par le personnage féminin, la
métisse Sylvie Manor, mais aussi par tous les personnages
masculins qui gravitent autour d’elle, tous ces intellectuels du
Cercle français de Tananarive qui s’intéressent peu ou prou à
la culture malgache qu’elle figure à sa manière.
Texte profondément original, Au seuil de la terre promise
transgresse donc les conventions littéraires pour pratiquer une
esthétique que l’on pourrait appeler de l’incongruité. La
surabondance de citations, les effets de rupture liés aux téles-
copages intergénérique, interdiscursif et translinguistique
donnent à cette œuvre composite une facture baroque indé-
niable. Mais par-delà son étrangeté, le livre de Robinary
révèle autre chose, en l’occurrence, l’amour de la lecture,
aliment essentiel de l’esprit. D’ailleurs, la lecture de son œuvre
sollicite des savoirs et des connaissances des plus divers,
voire, elle nécessite une véritable investigation érudite. C’est
dans ce sens que l’on peut dire que la lecture constitue, elle
aussi, le lieu privilégié de la Relation, de l’ouverture à l’Autre,
au même titre que l’audition ou l’écoute, autrement dit l’ora-
lité. En somme, cette écriture de la transgression se fait bel et
bien l’écho de l’identité relationnelle qui prévaut à
Madagascar,

une identité rhizome, c’est-à-dire, racine, mais allant à la


rencontre des autres racines, [...], alors ce qui devient
68 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

important n’est pas tellement un prétendu absolu de


chaque racine, mais [...] la manière dont elle entre en
contact avec d’autres racines : la Relation15.

Robinary nous dit justement à ce propos :

Nous serons sur la bonne voie si nous acceptons


résolument, loyalement, le français qui nous fournira les
moyens technologiques d’apprendre les sciences et les
arts, et si nous ne rejetons pas, afin de garder notre
« moi », ce qui a formé l’âme malgache : les hain-teny
(STP, p. 116).

Que dire finalement de cette œuvre, sinon qu’elle est un


vrai melting-pot culturel, à l’image du peuple malgache, un
peuple composite, doté d’une identité plurielle, à qui il est
plus facile, selon Glissant, d’admettre la Relation. Mais cette
œuvre reflète surtout « la volonté de création d’un mythe [...]
celui de la société [...] multiraciale qui pourrait être celle des
États de l’océan Indien à l’avenir16 ».

15. Glissant, Introduction à la Poétique..., op. cit., p. 25.


16. Peter Hawkins, Libertalia : le métissage utopique de Daniel Vaxelaire,
Colloque international, Réduit-Maurice, sur « L’océan Indien et les
littératures de langue française ; pays réels, pays rêvés, pays révélés »,
7-11 juillet 1997.
4
Le dialogue culturel dans Le Pétale
écarlate de Charlotte Rafenomanjato

Suivant les traces de son aîné dans la réaffirmation de


l’identité malgache, Charlotte Rafenomanjato prône égale-
ment dans Le Pétale écarlate1 un enracinement ouvert à
l’Autre, au monde extérieur. Façonnée, moulée elle aussi par
la culture française, elle demeure néanmoins, contrairement à
Robinary, fidèle à une écriture classique et conventionnelle,
respectueuse des règles établies, atteinte, semble-t-il, comme
beaucoup de ses pairs du « syndrome de l’académicien2 ».
Ainsi, si elle aspire à un métissage culturel, ce serait à un
autre niveau. Persuadée que la seule vraie façon de faire
connaître un pays, un peuple, c’est de le présenter, le voir à
travers ses traditions, Rafenomanjato nous plonge d’emblée
au cœur d’un univers malgache ancré dans le terroir, mais
sans aucun repli sur soi. Sans nul doute, le roman souscrit à

1. Charlotte Rafenomanjato, Le Pétale écarlate, Antananarivo, Société


malgache d’édition (SME), 1990. Ce roman a été réédité en 2005 sous le
titre Felana (Paris, Le Cavalier bleu).
2. Amadou Ly, « Le Pérégrinisme comme stratégie d’appropriation de la
langue d’écriture », Colloque sur Les langues du roman : du multi-
linguisme comme stratégie textuelle, GRILL-CETUQ, 10 octobre 1997,
Université de Montréal.
70 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

l’idée qu’une conscience identitaire sans ouverture à l’autre


est inconcevable dans la mouvance culturelle qui caractérise
cette fin de siècle. De fait, tout dans le roman participe de ce
souci constant de dialogisme, nécessaire dans une société
malgache en pleine mutation, mais qui s’attache néanmoins,
voire encore plus, à tout ce qui est tradition. D’abord, le récit
tient à la fois du roman d’amour, du roman de mœurs et du
conte fantastique. Roman d’amour tel que vu dans la litté-
rature de type Harlequin, où « la [belle] et jeune orpheline
épouse son milliardaire texan3 », mais non sans avoir vécu les
pires malheurs, essuyé les pires avanies, bref, connu une
descente aux enfers et triomphé enfin de tous les obstacles et
donc du Mal. Car évidemment, comme dans tous « les romans
roses, des événements favorables surviennent à point nommé
pour clore l’histoire4 » sur un happy end.
Or, ce schéma narratif n’est pas sans rappeler, mutatis
mutandis, celui qui régit les contes, lesquels tournent, pour la
plupart, autour d’un jeune et beau protagoniste devant passer
par plusieurs épreuves, que l’on pourrait considérer comme
des « aventures initiatiques5 », et dont il doit triompher. En
fait, « l’initiation est inhérente à la condition humaine. Elle
révèle [...] la nécessité de souffrir et de mourir ici-bas pour
apprendre à ne plus craindre la mort et à maîtriser la tech-
nique de la résurrection6 ». Apprendre à apprivoiser la mort,
c’est bien ainsi, rappelons-nous, que l’on peut comprendre le
rituel du culte des morts à Madagascar, sur lequel nous ne
nous étendrons plus. Ajoutons cependant, pour mémoire, que
l’omniprésence de la mort dans la vie des Malgaches relève

3. Monique Ratrimoarivony et Velomihanta Ranaivo, « La Création


littéraire chez cinq écrivains de Madagascar », Notre Librairie, Paris,
CLEF, n° 110, juillet-sept. 1992, p. 95.
4. Michel Théoret et André Mareuil, « L’arrivée de Gabrielle Roy à
Paris », Grammaire du français actuel, Montréal, CEC, Collégial et
Universitaire, 1991, p. 252.
5. Mircéa Eliade, « Littérature orale », Histoire des Littératures, Paris,
Gallimard, « Encyclopédie de La Pléiade », vol. I, 1962. p. 5-9.
6. Ibid.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 71

d’une double rencontre ou relation : celle d’un vivant avec la


mort, mais aussi avec un autre « être » encore et toujours
« vivant » que l’on ne cesse, avons-nous dit, d’évoquer et
d’invoquer. « Si les corps de nos ancêtres sont devenus pous-
sière, [...] leurs esprits sont auprès de Zanahary, le Créateur.
Ils peuvent lui demander d’aider ou de punir leurs descen-
dants » (PE, p. 927), affirme Ndriva, le plus ancien de Reroa,
un village de la région d’Ambatondrazaka. Fief de « la sorcel-
lerie [malgache] et [d]es manipulations de poisons violents »
(PE, p. 92), y règne en maître absolu le vieux et célèbre Ngotro,
« [le] sorcier, [le] mpamorika ou empoisonneur » (PE, p. 89).
Terreur des villageois, haï de tous et maudit par son père,
Dadaningotro le guérisseur, « sa renommée s’étendit dans
toute la région et même beaucoup plus loin » (PE, p. 92), à tel
point que « même des étrangers viennent le consulter » (PE,
p. 90). C’est auprès de ce sorcier que Felana, l’héroïne du
roman est venue, à maintes reprises, se réfugier.
Ce thème de la communication entre le monde des vivants
et l’au-delà est amplement développé tout au long de ce texte
dominé par la mort. Il forme d’ailleurs la trame du récit, base
du roman de mœurs, cet autre aspect Pétale écarlate.
La mort, figure identitaire malgache par excellence,
ponctue le récit tout entier. Ainsi, Felana, protagoniste du
roman, fille maudite parce que née une nuit d’Alakaosy,
l’Être de feu, apporte la mort avec elle. Presque tous ceux qui
l’aiment et qu’elle aime meurent d’une façon tragique par le
feu. Mais, paradoxalement, c’est par le biais du feu et grâce à
l’aide de ses ancêtres morts qu’elle va renaître miraculeuse-
ment, épargnant par là-même une mort certaine à son fiancé.
Mais du conte, l’histoire de Felana Rambolamasoandro
possède également sans conteste tous les attributs. En effet,
dans le monde fictif créé par le roman, et où elle évolue

7. Charlotte Rafemananjato, Le Pétale écarlate, Antananarivo, Société


malgache d’édition, 1990. Nous ferons désormais référence à ce roman
par l’acronyme PE, suivi des pages correspondantes. Ex. : (PE, p. 12).
72 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

suivant un parcours en dents de scie, oscillant sans cesse


entre la vie et la mort, nous voyons des personnages typiques
des contes populaires. Ceux-ci vont du bouvier – l’équivalent
malgache du traditionnel berger, du fait qu’à Madagascar on
pratique plutôt l’élevage de bovins que d’ovins – et son
troupeau, aux villageois et aux paysages bucoliques, en
passant par le devin astrologue, le guérisseur, mais aussi le
sorcier « marchand de mort » (PE, p. 94), sans oublier le
gnome – qui n’est autre que le sorcier reconverti – veillant
sur la Belle princesse (Felana est d’ascendance royale). Voilà
bien un motif qui nous oblige à évoquer un autre thème, celui
de « la Belle et la Bête », récurrent dans les contes. Pour
parfaire cet univers fantastique des contes merveilleux, il
nous faut également la présence d’un monarque : il s’agit ici
de l’esprit du célèbre Andrianampoinimerina, roi de
l’Imerina, aïeul de Felana. Présence aussi d’une bonne fée,
qui n’est autre que l’esprit de la princesse Ranoro, une autre
aïeule de l’héroïne. C’est grâce à l’intervention de cette
dernière que Felana va vaincre la malédiction qui pèse sur
elle et recouvrer une vie normale.
En somme, le surnaturel et le mystère sous-tendent toute
l’histoire de Felana. Ainsi, de l’Ankoatra, ou au-delà,
« figures invisibles, austères mais bienveillants, les ancêtres,
[ses] ancêtres disparus mais pourtant présents » (PE, p. 153)
continuent de la protéger et de communiquer avec les vivants
au moyen des tsindrimandry, prémonitions ou dons de
voyance, à travers les songes ou rêves, tel que le veulent les
croyances malgaches. Ngotro, le gnome sorcier, joue le rôle
de médium dans le récit de la vie de Felana : « votre venue
m’a été annoncée dans mes rêves depuis un mois, or je suis
un être maudit par votre aïeul » (PE, p. 95), lui dit-il,
lorsqu’elle vient le consulter à Reroa pour lui demander un
philtre d’amour destiné à retenir l’homme qu’elle aime, un
étranger qui s’apprête à quitter le pays. D’ailleurs, tout au
long du roman, Ngotro sera plusieurs fois « visité » par des
rêves prémonitoires, exactement comme son père, de son
vivant, et avant lui ses ancêtres :
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 73

Le vieux Dadaningotro, [le guérisseur, littéralement le


père de Ngotro] avait des « Tsindrimandry » ou dons de
voyance, hérités de ses ancêtres. Le roi Andria-
nampoinimerina apparaissait dans ses songes pour lui
indiquer l’endroit où croissent les plantes dont il avait
besoin pour ses malades (PE, p. 908).

De même, plus loin, lorsque le Père Ranjina parle de la


princesse Ranoro au professeur Harward, voici entre autres ce
qu’il dit :

[elle a vécu] bien avant le roi Andrianampoinimerina.


Elle apparaît encore dans les songes des personnes
choisies par elle pour annoncer un événement, indiquer
un remède pour un malade ou encore conseiller ceux
qu’elle veut aider (PE, p. 146).

Il est indéniable que « les rêves tenaient une grande place


dans la vie [des] ancêtres [malgaches] » (PE, p. 95). Mais
cette croyance aux songes n’est nullement une exclusivité de
la culture malgache. Et si elle relève, elle aussi, du monde
habituel des contes, les livres fondateurs de la modernité y
font également référence : Homère en a parlé dans ses vers et
plusieurs passages de la Bible s’y rapportent ; un peu plus
proche de nous, nous pouvons citer les songes de la petite
bergère de Domrémy.
Greffé à tout ceci, nous retrouvons, enfin, un autre thème,
celui de « la belle aristocrate réduite à une condition infâme,
lieu commun de la thématologie érotique9 ». Considérons cet
aspect du récit. Hanta, ancienne entraîneuse, avait secouru

8. « Les vrais guérisseurs soignent selon les conseils d’un esprit qui leur
révèle les remèdes adéquats. Ils n’ont pas le droit de demander de
l’argent, et doivent se contenter de ce qu’on leur offre » (note de bas de
page, PE, p. 90).
9. Michael Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion,
1971, p. 279.
74 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Felana à seule fin de la faire travailler dans la boîte de nuit


dont elle était devenue la tenancière :

– Je ne peux te garder indéfiniment. Tu as vu mon


lieu de travail. Nous sommes plusieurs à exercer ce
métier, tu seras des nôtres (PE, p. 72).
Felana avait devant elle trois alternatives : le couvent,
la boîte de nuit ou la rue. Elle rejeta cette dernière
solution avec horreur. Le couvent serait le [...] linceul de
ses rêves. Travailler, si on osait utiliser ce mot pour
qualifier ce genre d’activité... travailler avec Hanta lui
fermerait à jamais la porte de l’espoir. Je suis donc
l’esclave de mon corps, pensa-t-elle, mes entrailles sont
trop près de ma pureté. Elles se moquent du mot
immaculée... Elles m’obligent à me maculer de boue, de
sperme !... [...], je ne pourrais jamais (PE, p. 74).

Mais c’était sans compter avec la perfidie et la traîtrise de


Hanta, qui la livre à son associé afin que celui-ci et ses
« gars » puissent la déflorer et donc la violer, avant de
l’envoyer « travailler ».
Bref, ce télescopage des formes narratives ne relève-t-il
pas, comme chez Robinary, du mélange des genres, de la
recherche du dialogue et du partage, essentielle dans toutes
les relations que l’on veut viables ? D’ailleurs, le choix du
roman comme genre donné à ce livre10 n’est-il pas significatif
dans la mesure où le roman peut être, de l’avis de Marthe
Robert, « à son gré, tour à tour ou simultanément, fable,
histoire [...], conte. Et qu’en outre, il est sans règles ni frein,
ouvert à tous les possibles11 » ?

10. Le Pétale écarlate est le premier roman de cet écrivain prolifique dont
l’œuvre comprend des poèmes, des contes, des nouvelles et surtout des
pièces de théâtre qui l’ont rendu célèbre sur le plan international.
11. C’est nous qui soulignons, et nous ajouterons, apologétique. Marthe
Robert, « Le genre indéfini », Roman des origines et origines du roman,
Paris, Grasset, 1972, cité par Alain Pagès et Joëlle Pindon, op. cit.,
p. 88.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 75

Quant à l’aspect conte du roman, la preuve en a été


donnée amplement, nous n’y reviendrons plus. Penchons-
nous plutôt sur son côté apologétique, un qualificatif qui nous
semble bien approprié si l’on considère que Le Pétale écarlate
se fait surtout le chantre des coutumes malgaches dont les
descriptions minutieuses nous donnent une idée exacte et
réaliste de leurs fondements et de ce qu’elles sont et
représentent, mais aussi l’écho du mariage harmonieux entre
deux cultures apparemment inconciliables : la culture mal-
gache, avec tout ce qu’elle recèle de mystérieux, de magique,
d’ésotérique, et la culture occidentale, judéo-chrétienne,
rationnelle et pragmatique, et dont le dogme repose sur la
logique cartésienne, la science et la technique. En effet, le
gros du récit se signale par un souci certain de dialogue
culturel (qui culmine avec la rencontre, au chevet de Felana
malade, des représentants des deux mondes) évoqué à
maintes reprises et dans divers endroits. Notons, par ailleurs,
qu’au fur et à mesure qu’on avance dans le récit, le groupe
qui entoure Felana grossit en nombre pour devenir de plus en
plus hétéroclite, insolite, mais néanmoins compact, un peu
comme si un lien ténu et invisible (ou magique ?) s’était tissé
entre eux et qu’une force inconnue et irrésistible les poussait
tous à agir, à se démener à la manière d’un mouvement de
masse irrépressible, pour sauver Felana, la fille du Roi.
Considérons ce groupe dans son évolution. D’abord, nous
avons Ngotro et Eddy, les deux personnes qui comptent le
plus pour Felana, dans la voiture les menant à l’hôpital :
« Ngotro implorait silencieusement Dieu et les ancêtres. Eddy
serrait délicatement la tête de sa fiancée contre son cœur
espérant lui insuffler ainsi un peu de sa vie » (PE, p. 117). Ces
deux hommes diamétralement opposés, Ngotro, le sorcier
nabot « à l’allure simiesque » (PE, p. 96), « une créature
étrange [...] aux yeux perçants » (PE, p. 111), « [un] être sorti
de l’âge des cavernes » (PE, p. 134), et le grand blond
américain, géophysicien de son état, « héritier d’une des plus
grandes fortunes texanes » (PE, p. 110), dans leur comporte-
ment face à l’adversité, et mus par cette tendresse commune
76 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

qu’ils éprouvent pour Felana, finissent par se rejoindre. Mais


nous assistons là aussi à une inversion des rôles. N’y a-t-il
pas, en effet, dans la conduite d’Eddy quelque chose de
magique ? Cet espoir qu’il a d’« insuffler à Felana un peu de
sa vie », rien qu’en tenant sa tête contre son cœur, n’est ni
plus ni moins qu’une croyance en des forces invisibles
susceptibles de changer le cours des choses, l’intervention du
surnaturel, du merveilleux dans la réalité. De fait, il semble
que ce soit bien lui le « sorcier », et non plus Ngotro, qui se
contente tout simplement, en bon chrétien et en bon
Malgache, de prier « [en implorant] silencieusement Dieu et
les ancêtres ». Un comportement somme toute normal pour
monsieur-tout-le-monde, mais plutôt insensé et surprenant
pour un sorcier habitué à faire appel aux sortilèges et autres
maléfices pour résoudre les problèmes, les siens et ceux des
autres. Et c’est dans ce sens qu’Eddy rejoint aussi Ngotro :
son comportement « réel » est celui qu’aurait dû avoir
« réellement » Ngotro en pareille circonstance. Ainsi, « un
scientifique [à qui on] avait appris à refuser de croire où
même d’écouter ce qu’il jugeait être des sornettes et vaines
superstitions » (PE, p. 115) peut avoir, dans un moment de
désarroi, une conduite que l’on pourrait qualifier d’irration-
nelle. Et l’on pourrait comprendre cette interférence, ou
mieux, cet échange de rôles, comme la traduction, dans le
texte, d’un désir certain d’abolir les préjugés qui veulent que
« la croyance [au surnaturel soit] l’apanage du peuple, de la
plèbe, tout comme les superstitions [soient] le monopole d’un
esprit rustique, primitif et “non civilisé12” ». Ce faisant,
Charlotte Rafenomanjato réconcilie les cultures en présence,
une visée déjà annoncée à travers la réflexion de Koto
concernant la clientèle de Ngotro le sorcier, citée précédem-
ment : « même des étrangers viennent le consulter » (PE,

12. Michèle Ratovonony, Identité culturelle et mythe européen dans « Un


Nègre à Paris » de Bernard B. Dadié, mémoire de maîtrise,
Département d’études françaises, Université de Montréal, août 1993,
p. 120.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 77

p. 90). Ainsi, les Malgaches ne sont pas les seuls à recourir à


la sorcellerie. Cette pratique réprouvée par le monde moderne
intéresse également des Occidentaux, ceux qu’on désigne
communément par le vocable d’« étrangers » à Madagascar.
L’Humanité sort donc du même moule, il n’y a pas lieu de
sous-estimer les cultures autres que les nôtres du seul fait de
leurs différences.
Et c’est toujours dans cette optique qu’une fois à l’hôpital
on voit s’activer autour de Felana, outre Ngotro et Eddy,
« deux médecins réanimateurs, un Malgache et un Français »
(PE, p. 117), « [un] médecin biologiste [allemand], le profes-
seur Weber, et son assistante [malgache], le docteur Haingo »
(PE, p. 118), chargés d’analyser, mais sans succès, le poison
absorbé par erreur par l’héroïne. Fait significatif, tous ces
personnages vont par couples, et chaque couple est bien
soudé. Dans le cas de Ngotro et d’Eddy, il s’agit de « deux
hommes si dissemblables [qui] éprouvèrent l’un pour l’autre
le même sentiment de solidarité réconfortant dans la lutte de
cette jeune et belle femme contre le néant » (PE, p. 125). Plus
tard, à Andranoro, lorsque Felana « [sortit] de sa longue
léthargie » (PE, p. 154) après que les officiants malgaches eut
procédé au rituel de guérison, nous retrouvons Eddy et
Ngotro à ses côtés, de nouveau habités par les mêmes senti-
ments et se comportant comme des doubles, un peu à la
manière de certains jumeaux qui sentent et réagissent par
télépathie : « les deux hommes, si dissemblables, avaient le
même sourire attendri » (PE, p. 154). Dans le cas des
médecins et scientifiques qui s’occupent de Felana, il s’agit
d’un couple lié par le métier. Et tous ces couples curieuse-
ment mixtes (malgacho-occidentaux, si l’on peut se permettre
cette expression) par là-même figurent, à leur façon, cette
ouverture à l’Autre, si nécessaire à tout dialogue interculturel
au sein duquel chacun se doit d’être respectueux vis-à-vis de
l’Autre, afin d’enrayer un tant soit peu ce dualisme manichéen
qui régit cette pensée ethnocentrique occidentale voulant que
tout ce qui n’est pas de l’Occident soit sauvage et arriéré.
78 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Le texte reproduit d’ailleurs beaucoup d’idées toutes


faites, de clichés sur l’homme occidental, sur la supériorité de
sa civilisation, de la science, mais aussi des lieux communs
sur les Malgaches. Ainsi, Ngotro n’hésite pas à dire à Eddy,
qui s’est mépris sur ses intentions (celui-ci avait cru qu’il
était venu le voir pour lui soutirer de l’argent, alors qu’il
voulait tout simplement empêcher l’Américain de retourner
dans son pays et donc de quitter Felana) : « je constate que
vous n’êtes pas différent des vôtres : vous raisonnez avec
votre portefeuille » (PE, p. 112). Et parlant des gens de son
pays, il lui dit : « Les Malgaches sont en général pacifiques,
nous avons horreur du sang versé... » (PE, p. 113). Eddy
Marshall, de son côté, dit de Felana « qu’elle n’était pas
différente des autres Malgaches, elle employait des mots
compliqués pour dire une chose simple » (PE, p. 79). Et dès
qu’il s’agit des coutumes malgaches, il use toujours d’expres-
sions négatives et de clichés. Ainsi, lorsque, sur les conseils
de Ngotro, Felana lui dit qu’elle préfèrerait partir la première
afin de se conformer à une pseudo-tradition malgache voulant
que l’homme ne délaisse pas une femme, Eddy répond :
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire idiote de tradition ? »
(PE, p. 107). Plus loin, après que Ngotro, toujours lui, lui a
conté le récit de la vie de Felana, il fait ce commentaire :
« Ces stupides superstitions ont fait de Felana une enfant
abandonnée ! » (PE, p. 113). Mais les coutumes sont aussi
pour lui, outre de « vaines superstitions », synonyme de
« sornettes » (PE, p. 115). Devant l’attitude conciliante des
médecins de l’hôpital, quand Haingo, voyant que la science
s’est révélée complètement inefficace et impuissante, suggère
à ses confrères européens de tenter une ultime démarche, en
l’occurrence, recourir aux rites ancestraux pour sauver
Felana, la réaction d’Eddy est virulente, et sa réponse,
cinglante et empreinte de mépris, confirme les préjugés de
l’homme occidental sur tout ce qui n’appartient pas à sa
culture.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 79

– Foutaises ! hurla-t-il, ce ne sont que des foutaises...


et vous... scientifiques, vous vous comportez comme
des... ânes ! Pouvoirs maléfiques, bénéfiques ! Ce prêtre
[il s’agit d’« un prêtre très érudit sur les us et coutumes »
(PE, p. 121) de Madagascar] que vous voulez appeler, que
pourra-t-il faire ? L’exorciser peut-être ?... Je veux
téléphoner chez moi au Texas, je vais faire venir un
spécialiste pour soigner ma fiancée ! (PE, p. 121-122).

Réponse que nous pouvons traduire comme suit : « Si


vous êtes incapables de guérir ma fiancée, c’est parce que
vous n’avez pas les compétences requises. Je vais y remédier
en faisant venir de “chez moi, au Texas”, un spécialiste, un
vrai ! » Refus catégorique, donc, et fermeture absolue, ni plus
ni moins, à toute reconnaissance de l’Autre !
Nous voyons sans peine filtrer à travers l’attitude et la
réplique d’Eddy toute l’arrogance et l’assurance qui, selon les
poncifs depuis longtemps admis, caractérisent l’Américain,
fier de sa race, imbu de lui-même, sûr de ses prérogatives
d’homme né dans un pays qui symbolise pour tous, y compris
les Européens, la superpuissance liée à la science et à la haute
technologie et qui prétend diriger le monde. Comment
pourrait-il d’ailleurs en être autrement lorsqu’on est doté d’un
prénom et d’un patronyme qui, à eux seuls, concourent à
asseoir cette idée de supériorité, de pouvoir, d’autorité et de
commandement ? Il est en effet facile de substituer à
« Eddy » son homophone « édit », dont l’étymologie edictum,
edicere signifie, entre autres, ordonner. « Marshall », quant à
lui, renvoie à la fois au mot anglais marshal, dont le sens,
selon le contexte, va de commandant à général, en passant
par chef, ou encore à shérif, autant d’expressions qui évoquent
la supériorité, le pouvoir, l’autorité et le commandement, et
au nom français maréchal, qui connote les mêmes idées.
Avec un tel nom, « Eddy le Texan » ne peut qu’imposer son
diktat et les autres se plier à son autorité, et ce, d’autant plus
qu’il s’agit de sa fiancée ! Ayons tout de même à l’esprit,
pour sa décharge, que le jeune homme parle sous l’empire de
80 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

la colère, mais il n’en reste pas moins que « les médecins


présents devinrent cramoisis sous l’insulte » (PE, p. 122), car
c’est bien ainsi que les « autres » l’ont compris ! De fait, le
face-à-face culturel Occident vs Madagascar se trouve
quelque peu déplacé à un autre niveau, celui de l’Europe vs
l’Amérique.
Le professeur allemand, pour sa part, est stupéfait, pour ne
pas dire choqué, de voir son assistante, malgré sa formation
scientifique – « Et vous êtes docteur en médecine et en
biologie, ironisa-t-il » (PE, p. 119) –, demeurer profondément
malgache : « je suis Malgache » (PE, p. 120), dit-elle. En
effet, l’assistante « [croit] en la force du Mal comme en celle
du Bien » (PE, p. 119), elle « a foi en l’aide des ancêtres » (PE,
p. 120), et elle respecte donc « les lois de la grande famille
malgache » (PE, p. 91), c’est-à-dire les fady, ou interdits et
autres tabous et prescriptions édictés aussi bien par les
ancêtres que les vivants. De même, lorsque Haingo se tourne
tout naturellement vers les traditions malgaches pour tenter
l’impossible là où la science et la médecine ont échoué, le
professeur Weber ne peut s’empêcher de persifler : « Priver
une moribonde des dernières ressources de la science pour la
transporter sur un lieu de charlatanisme est sans doute raison-
nable ? » (PE, p. 123). Son ironie méprisante ainsi que son
scepticisme de mauvais aloi n’ont d’égal que « [son refus de]
l’irréfutable à partir du moment où il n’y trouvait aucune
explication scientifique » (PE, p. 120). Or, il vient de voir
l’effet foudroyant du poison « “Soratra”... “le sans pardon”,
qu’Andrianampoinimerina a fait enfouir sept fois à profon-
deur d’homme sous terre » (PE, p. 120) sur son chat. Poison
qui, d’après les diverses analyses effectuées avec son
assistante, se révèle pourtant n’être qu’une banale et inof-
fensive eau boueuse. Par défi, le voilà même prêt à boire le
reste du flacon, tel que suggéré par Ngotro, excédé par son
attitude empreinte de mépris face aux événements et aux
coutumes locales. Seule la sage intervention de Haingo le
sauve alors d’une mort certaine : « Il est inutile de vous
empoisonner par pure bravade [...]. Mes études comme les
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 81

vôtres se sont cantonnées aux réalités de la science : que


savons-nous des pouvoirs bienfaisants et malfaisants dispersés
dans la nature ? » (PE, p. 119). Ce à quoi le professeur Weber
répond, toujours avec cette ironie teintée de mépris qui lui est
coutumière : « Allez-vous guérir la malade en disant à ce
gnome de faire des incantations ? » « En tout cas, je ne lui
[sic] interdirai pas » (PE, p. 119), réplique son assistante, sans
se laisser arrêter ni démonter par son sarcasme.
Le mépris du clan occidental, qui s’appuie sur l’ironie, la
dérision, la dénonciation et même la colère – un proverbe
malgache ne nous dit-il pas qu’« en se mettant en colère, on
montre qu’on n’a pas raison (“Fo tezitra tsy ananan-
drariny”)13 » ? –, est destiné à combattre chez l’Autre, le
Malgache, ce qu’il juge n’être qu’ineptie, ignorance et
« vaines superstitions » (PE, p. 115). Ce mépris relève donc
d’un certain obscurantisme et s’oppose aux paroles et au
comportement de Haingo et de Ngotro, empreints de mesure,
de patience et de sagesse, entérinant ainsi l’image « [des]
Malgaches [...] en général pacifiques » (PE, p. 113) et épris
d’harmonie. Quand on sait que la douceur et l’amabilité
peuvent venir à bout de tout, contrairement à la violence et à
l’entêtement, on ne s’étonne pas de voir Eddy commencer à
fléchir et à accepter l’évidence, même s’il ne se rallie pas
encore totalement à « la cause malgache » : « Elle n’a plus
cette teinte grisâtre qui m’a affolé [...], peut-être que la
présence de Ngotro y est pour quelque chose ? Vous
permettez qu’il reste ici jusqu’à l’arrivée de parrain, n’est-ce
pas ? » (PE, p. 123).
En effet, Ngotro a su persuader sa compatriote, le docteur
Haingo, de l’effet bénéfique de sa présence sur la malade, en
attendant de l’amener, comme il l’espère, à Andranoro, le
lieu sacré où, selon lui, et sur les conseils des ancêtres,
devraient s’effectuer les rites destinés à guérir Felana :
« Madame [...] laissez-moi aller auprès d’elle... les ancêtres

13. Houlder, op. cit., p. 32, n° 398.


82 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

m’ont dit que je serai le gardien de sa vie jusqu’à ce que je


puisse l’emmener à Andranoro » (PE, p. 120).
Accéder à la demande de Ngotro c’est, pour Haingo,
reconnaître la valeur des croyances et des coutumes de son
pays. Mais c’est aussi et surtout montrer et prouver à ses
confrères européens leur bien-fondé, et ce, malgré leur
étrangeté. Par la même occasion, peut-être pourrait-il les
amener à se dépouiller de leurs préjugés, afin de ne voir à
travers les Malgaches et leurs traditions qu’« un des mille
aspects du mode d’être humain14 ». On imagine donc sans
peine sa joie lorsque le médecin réanimateur malgache resté
auprès de Felana « appela ses confrères d’une voix excitée »
(PE, p. 122) pour leur annoncer que la jeune femme n’est plus
dans un état cataleptique. « La coïncidence de cette amélio-
ration avec la présence du vieil homme à ses côtés est trou-
blante », dit-elle tout simplement. Mais le professeur Weber
ne peut s’empêcher de démolir cette thèse, faisant remarquer
avec ce scepticisme de mauvaise foi qui le caractérise : « À
moins qu’elle ne réagisse enfin aux traitements reçus » (PE,
p. 122). Quoi qu’il en soit, le fait est là, et Eddy Marshall lui-
même doit en convenir. N’a-t-il pas eu déjà, et ce, depuis
qu’il a fait la connaissance du sorcier, l’occasion de vérifier,
à son corps défendant, que loin d’être des « foutaises »,
certaines croyances malgaches le laissent assez perplexes ?
Ainsi, par exemple, durant le trajet qui les mène, Ngotro et
lui, à Reroa, auprès de Felana, il est troublé par un phéno-
mène curieux : « le vieux sorcier se réveilla en sursaut en
prononçant des paroles inintelligibles » (PE, p. 114). À la
question d’Eddy qui s’inquiétait de le voir dans cet état,
Ngotro répond :

– Je rêvais [...] que mademoiselle Felana était très


malade... je... l’ai vue... J’ai entendu mon père me dire

14. Iyay Kimoni, Destin de la littérature négro-africaine ou problématique


d’une culture, Sherbrooke, Naaman, 1985, p. 119.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 83

que je devais rester auprès d’elle pour la maintenir en


vie... jusqu’à ce que je puisse l’emmener à... Andranoro,
le lieu sacré... Je vous en supplie monsieur Eddy,
accélérez, je sens qu’elle a besoin de moi ! [...]
– [...] J’ai un mauvais pressentiment... Plus vite ! Plus
vite !
Le jeune homme lui jeta un regard en biais, et vit avec
stupeur que le vieil homme, le visage en sueur, était
épouvanté. Pris lui-même par une étrange panique, il
accéléra brutalement (PE, p. 114).

Mais son éducation reprenant vite le dessus, « [Eddy] s’en


voulut d’avoir un peu paniqué à la suite du soi-disant rêve
prémonitoire de Ngotro et réduisit sensiblement la vitesse de
la voiture pour conduire calmement » (PE, p. 115). Cepen-
dant, une fois sur place, « la réalité tomba comme une chape
de plomb » (PE, p. 115) : Felana gisait sur le lit, telle une
mourante, « le visage exsangue » (PE, p. 116) et les mains
glacées. Sans nul doute, Ngotro est bel et bien « l’instru-
ment » choisi par les ancêtres royaux de la jeune femme pour
lui venir en aide, tout comme le sera, un peu plus tard, à
Andranoro, Haingo : « Docteur Haingo, dit le parrain d’Eddy
d’un air malicieux, nous ignorons qu’en plus de vos talents de
biologiste, vous aviez aussi ceux d’un médium » (PE, p. 155).
Certes, le revirement d’Eddy figure, à sa manière, ce
premier pas toujours si difficile de l’Occident imbu de sa
civilisation dite supérieure vers la reconnaissance culturelle
de l’Autre. Mais il n’en reste pas moins que l’Américain
demeure sur sa position réfractaire face à cette démarche
inhabituelle, et donc insensée pour lui, qu’est le recours aux
rituels malgaches pour sauver Felana : « Si c’est pour me
parler d’Andranoro, c’est inutile » (PE, p. 124), répond-il à
Haingo qui lui propose, une fois de plus, de rencontrer le père
Ranjina, le seul capable de les aider à effectuer les rites selon
la tradition. Son attitude est pourtant des plus compréhen-
sibles pour quelqu’un qui sait que c’est justement à cause des
coutumes ancestrales que sa fiancée doit son sort actuel :
84 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

– Ces stupides superstitions ont fait de Felana une


enfant abandonnée ! s’écria Eddy indigné.
– Ce ne sont pas des superstitions, protesta le vieil
homme, nous croyons aux puissances des astres qui
déterminent le destin des hommes...
– Et vous obligez les parents à sacrifier leurs enfants
en les plaçant devant une étable pour être piétinés par les
zébus, coupa le jeune homme, outré. Vous mériteriez de
vivre dans les grottes de la préhistoire ! J’emmènerai
Felana hors de ce pays [...]. Je saurai lui faire oublier vos
cruelles coutumes (PE, p. 113).

Voilà qui consomme l’anathème sur les traditions mal-


gaches !
Cependant, Eddy ainsi que les médecins européens ont
bien conscience que dans toute cette histoire, et sous leurs
yeux, il se passe quelque chose d’étrange, d’inexplicable.
Quelque chose qui leur échappe et demeure inaccessible à
leur esprit scientifique et pratique, les laissant, malgré eux,
perplexes. Les croyances malgaches n’ont rien de supers-
titions stupides, ils en ont eu la preuve depuis un moment,
mais ils ne peuvent l’admettre qu’avec beaucoup de réti-
cences, tout « avares [qu’ils sont] de compréhensions face
aux richesses et aux diversités des cultures autres15 ». Surtout
Eddy, pour les motifs que nous connaissons : « C’était cette
rancœur qui augmentait les raisons de son refus de croire, ou
même d’écouter tout ce qui se rapportait aux us et coutumes
de Madagascar » (PE, p. 125). Et s’il finit par accepter de
rencontrer le père Ranjina, « un homme d’Église, un serviteur
de Dieu » (PE, p. 125) qui lui a expliqué les fondements de la
culture malgache, « [sa] décision est irrévocable » (PE,
p. 126) : « Je n’ai pas l’intention de réfuter vos croyances, je
les respecte » (PE, p. 126), dit-il au père Ranjina. N’est-ce pas

15. Robin Horton et al., La Pensée métisse. Croyances africaines et


rationalité occidentale en question, Paris, PUF, Genève, Cahiers de
l’I.U.E.D, 1990, p. 14.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 85

là une brèche dans la carapace occidentale et qui augure,


quelque peu, de la suite des événements ? Mais pour l’instant,
vu ce qu’a vécu sa fiancée, cela lui donne le droit de la
soigner comme il l’entend, c’est-à-dire « avec tout son amour
et avec les acquis de la science » (PE, p. 126), soit les
deux seules valeurs sûres et les seuls remèdes efficaces, selon
lui. Aussi attend-il avec impatience l’arrivée de son parrain,
le célèbre professeur Harward, toxicologue de renommée
internationale et de qui doit provenir le « miracle » tant
espéré. « Ayez confiance, Ngotro, mon parrain arrive cette
nuit, il guérira Felana » (PE, p. 127), dit-il avec une assurance
qui confine à la suffisance.
La vaine intervention du médecin français, homme de
science occidental comme lui, mais qui dès le départ s’est
montré ouvert et réceptif aux choses malgaches, constitue une
autre étape dans la découverte et la connaissance de l’Autre :
« Je suis un homme de science monsieur Marshall, mais je ne
puis dire si vous avez raison. Nous avons besoin, nous aussi,
de l’aide de Dieu » (PE, p. 126). Il est évident que le médecin
français, à l’encontre de son confrère allemand et d’Eddy,
s’est déjà dépouillé des préjugés qui ont toujours caractérisé
la perception occidentale de l’altérité. Par là même, il figure
ce regard empathique, prélude à toute ouverture sur l’étran-
geté, la diversité, et qui accompagne tout dialogue (et plus
particulièrement les dialogues culturels). C’est ainsi qu’il a
pu saisir, sans problème, la commune nature des traditions
ancestrales malgaches et de la foi chrétienne : les deux
reposent sur une même croyance en un Dieu unique, dis-
pensateur du Bien. N’est-ce pas, d’ailleurs, ce médecin qui, le
premier, a parlé du père Ranjina : « Le Père Ranjina, un jeune
prêtre malgache, très érudit sur les us et coutumes de
[Madagascar] m’a raconté l’histoire de cette mystérieuse
Princesse » (PE, p. 121) ?
En fait, la rencontre avec le père Ranjina constitue pour
l’auteur le prétexte pour une confrontation entre deux entités
apparemment antithétiques : la religion chrétienne et le culte
des ancêtres. Grâce à un subtil parallèle, le prêtre a su mettre
86 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

en évidence leurs similitudes. Ainsi les Malgaches, tout


comme les chrétiens, ont toujours cru en un Dieu unique,
Créateur de l’univers, et ce, bien avant l’arrivée du christia-
nisme à Madagascar, « le mot Zanahary ou Créateur le
prouve » (PE, p. 126). De même,

persuadés que la mort n’est pas un anéantissement [...]


[ni] la fin d’une créature que Dieu a faite à son image,
[les Malgaches] croient aussi à l’immortalité de l’âme.
[...] Par conséquent, les âmes et les esprits [des] ancêtres
sont avec Lui. Ces ancêtres, [...] ne peuvent que vouloir
[le] bien [des vivants] et prier pour [eux] auprès du
Seigneur (PE, p. 126).

En somme, les ancêtres jouent le même rôle que les saints


auprès du Dieu chrétien, en l’occurrence, celui d’interces-
seurs, ce que vient conforter la réponse du père Ranjina au
professeur Harward lorsque celui-ci lui demande s’il croit
réellement aux pouvoirs des ancêtres : « Je crois en Dieu [...].
Je crois qu’il a donné des pouvoirs aux saints pour faire des
miracles. Nos ancêtres sont pour moi, des saints familiers...
très proches de nous et de nos souffrances » (PE, p. 146).
C’est ce qui explique pourquoi le christianisme a pu s’im-
planter sans problème dans la Grande île et pourquoi, tout en
embrassant la religion chrétienne, les Malgaches demeurent
fidèles au culte des ancêtres. L’une n’exclut pas l’autre, mais
plutôt l’enrichit, la renforce. Et ce syncrétisme religieux est à
l’image du père Ranjina, prêtre, certes, mais aussi très res-
pectueux des traditions, ne reniant point les croyances ances-
trales :

– [...] Andranoro, dont vous a parlé le vieux serviteur


de votre fiancée, n’est pas un lieu de culte pour idolâtrie
païenne. C’est un endroit où nous nous sentons plus près
de notre aïeule, la Princesse Ranoro. C’est cette
assurance de la continuité des communications entre les
âmes des morts et celles des vivants, qui forme la grande
famille malgache. C’est en mon âme et conscience de
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 87

prêtre et de Malgache que je vous demande la permission


d’emmener Rambolamasoandro Felana, votre fiancée, à
Andranoro (PE, p. 126).

Requête à laquelle Eddy Marshall oppose un refus sans


appel.
Avec l’arrivée du professeur Harward, parrain d’Eddy,
c’est la confrontation entre la science et les rites traditionnels
qui revient en force, obligeant Eddy à réviser sa position.
Considérons le personnage du professeur américain. Notons
d’abord que le choix du patronyme attribué à cet éminent
professeur, « le plus grand toxicologue des États-Unis, voire
du monde entier » (PE, p. 130), est significatif, en ce sens que
le rapprochement avec « Harvard », l’Université par excel-
lence, s’impose d’office à notre esprit, Harvard et toute la
symbolique que ce haut lieu du savoir américain implique.
L’Europe ayant échoué dans ses tentatives de guérir la
malade, on appelle donc l’Amérique à la rescousse. Une
superpuissance volant au secours d’une princesse de sang,
c’est de bonne guerre. « À tout seigneur, tout honneur », nous
dit le proverbe. Et c’est bien le moins qu’on puisse offrir à
cette jeune femme qui fut, jusqu’ici, victime d’un destin
tragique la condamnant à vivre comme un paria, dans
l’isolement et la misère, abandonnée par sa famille, trahie
plus tard par celle qu’elle croyait être son amie, et qui finit,
quand même, par trouver le bonheur, jusqu’au jour où
l’homme qu’elle aime, un étranger, lui annonce son départ de
Madagascar. Mais l’Amérique appelée en renfort sera-t-elle à
la hauteur de la tâche qui lui incombe ? Saura-t-elle répondre
aux attentes, aux espérances d’Eddy Marshall, son « fils » qui
en pur « produit » de la réussite américaine – n’oublions pas
sa formation et la fortune dont il va hériter plus tard – n’en-
visage nullement l’échec ? Rappelons-nous ses paroles à
Ngotro, après son refus catégorique de procéder aux rituels
malgaches : « Ayez confiance Ngotro, mon parrain arrive
cette nuit, il guérira Felana » (PE, p. 127). Sans l’ombre d’un
doute, pour lui, la science et la technologie américaines sym-
88 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

bolisées par le savant seront la panacée : le savoir-faire


d’outre-Atlantique réussira là où la médecine européenne a
échoué.
Fait remarquable, cependant, dès sa descente d’avion,
l’illustre professeur, conscient, semble-t-il, de sa célébrité et
de l’image idéalisée que les autres se font de lui, à son corps
défendant, tient à descendre du piédestal sur lequel on l’a
toujours placé, en disant tout simplement : « J’espère que nos
efforts conjugués seront salutaires à notre malade » (PE,
p. 131). Phrase d’apparence anodine, certes, mais d’une
portée telle que l’on cerne tout de suite le personnage. Ainsi,
le savant n’agira pas en maître absolu. Si guérison il y a, ce
sera grâce à la contribution de chacun. En outre, l’on ne peut
s’empêcher de déceler à travers l’emploi du possessif
« notre » devant le terme « malade », une certaine conno-
tation affective qui nous éclaire sur un autre aspect du
personnage : c’est un homme qui a bon cœur, et cela est
confirmé un peu plus loin dans le texte par l’aveu qu’il fait à
Haingo au sujet des sentiments qu’il porte à Felana : « Je
considère déjà cette jeune Malgache comme ma fille » (PE,
p. 132).
Cependant, en posant ce geste à la fois de respect, d’humi-
lité et d’humanité, le professeur Harward ne montre-t-il pas,
malgré lui, qu’il appartient à la race des grands hommes et
des âmes bien nées ? Et cette façon qu’il a de s’excuser
d’avoir apporté avec lui ses appareils « [parce qu’il] aime
retrouver partout ses objets familiers » (PE, p. 131) et non
parce qu’il sous-estime le matériel local, ne fait que conforter
cette idée. Tout dans son attitude traduit cette propension à
dépasser les différences pour rencontrer chez l’Autre les
ressemblances, les points de similitude nécessaires à la
compréhension et à la reconnaissance mutuelles, avec ce
souci permanent de respecter l’Autre. Ainsi, après avoir
entendu l’histoire de Felana racontée par Haingo, le profes-
seur Harward déclare :
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 89

– L’état actuel de la science ne permet pas aux


hommes les plus érudits d’expliquer certains phéno-
mènes. Il serait injuste de les appeler croyances et
superstitions uniquement parce qu’ils dépassent nos
connaissances. Dans chaque pays, le peuple a ses us et
coutumes qui proviennent, comme les vôtres, de
traditions ancestrales. Ils forment l’âme de ce peuple. Ce
dernier est seul juge pour en faire le tri. Il a le devoir et le
pouvoir de perpétuer les bons et d’écarter les mauvais.
C’est ainsi que je comprends les parents de Felana qui
ont refusé de se plier à ces rites cruels. Nous, les
étrangers, nous n’avons pas le droit d’apporter un juge-
ment quelconque et encore moins les tourner en dérision.
Comprends-moi Eddy, [...] je suis un scientifique et j’ai
utilisé, toute ma vie, les capacités intellectuelles dont
Dieu a bien voulu me doter pour faire mes recherches,
afin de laisser mes connaissances à la grande famille
scientifique. Pourtant, je sais que ma volonté et ma vie ne
suffiront pas à découvrir le un milliardième des mystères
disséminés dans la nature. J’apprécie énormément ce qui
pourrait élargir mon horizon, même si, de prime abord,
cela semble appartenir au domaine de l’absurde. Il me
suffit de penser qu’il y a des dizaines d’années de cela,
les réalités scientifiques de ce jour semblaient être de
simples rêves utopiques (PE, p. 135).

La réponse « rationnelle et logique » du professeur


Harward, reproduite dans son intégralité, reflète l’homme
dans toute sa sagesse tout en constituant, pour ceux qui
l’écoutent, matière à réflexion. Ne faut-il pas y lire, en effet,
une sorte d’enseignement pour leur conduite à venir en ce qui
concerne les diversités culturelles ? Dès lors, si d’aventure
parmi son auditoire il se trouve encore un rétif, après une
telle leçon de modestie, d’humilité et de tolérance de la part
d’une sommité de la médecine, il serait ridicule pour lui de
rester encore sur sa position. Aussi n’est-il pas étonnant de
voir Eddy revenir sur sa décision : « Parrain, vos paroles
pleines de modestie et d’humilité me serviront de guide pour
le reste de mon existence... Je m’incline devant votre décision
90 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

et je vous en remercie » (PE, p. 136). Le professeur Harward


a, en effet, annoncé qu’il ne refuserait aucune aide d’où qu’elle
vienne, à partir du moment où il l’estimerait inoffensive pour
la malade : « Celle que l’on me propose est basée sur la
croyance en Dieu et l’intercession de l’aïeule de ma malade
auprès du Créateur. Je ne puis la refuser » (PE, p. 136).
Avec une telle personnalité, il est peu étonnant que le
professeur Harward ait fait de son métier une vocation, un
véritable sacerdoce qui l’amène, à la manière d’un mission-
naire, à braver les distances et à sillonner le monde pour
sauver des vies, quelles qu’elles soient : « nous avons effec-
tué des voyages beaucoup plus longs pour aider des malades
qui nous étaient parfaitement inconnus » (PE, p. 132), précise-
t-il à Haingo qui lui a laissé entendre qu’elle comprenait qu’il
se soit déplacé de si loin pour venir en aide à la fiancée de
son filleul, quoique cette fois-ci, lui concède-t-il, il était un
peu plus motivé.
En fait, le savant américain dont « [certains avaient]
redouté la froideur, voire l’arrogance » (PE, p. 133) ne faillira
jamais à sa ligne de conduite durant son court séjour, et
continuera d’étonner tout le monde par « sa profonde huma-
nité » (PE, p. 133), son ouverture d’esprit, bref, par cette intel-
ligence du cœur qui le fait concevoir et percevoir la diffé-
rence comme autant de facettes représentatives de l’être
humain.
Ainsi, le combat contre la mort mené par le petit groupe
au chevet de Felana n’est rien d’autre que la figuration d’une
autre lutte, culturelle celle-ci, entre, d’un côté, les traditions
malgaches, représentées par le docteur Haingo et le personnel
médical malgache, le sorcier Ngotro, vieux serviteur et ami
de la malade, et le père Ranjina, et de l’autre, les pratiques
médicales modernes occidentales, personnifiées par les
médecins européens, Eddy, le géophysicien texan, fiancé de
Felana, le professeur Harward et ses assistants, les docteurs
West, Brown et Bridge. Ce microcosme symbolise, semble-t-
il, le mariage réussi entre la science, la religion chrétienne et
les coutumes ancestrales. D’un côté la science, la sorcellerie
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 91

et Dieu, trois mondes a priori inconciliables, mais qui font


bon ménage dans le camp malgache ; et de l’autre, le milieu
scientifique et technologique dans toute sa splendeur, son
étendue et sa puissance. Lutte qu’incarne sur le plan formel
ce dialogue continu à propos de la culture malgache qui
s’instaure entre les deux camps. À chaque groupe correspond,
en effet, un langage spécifique. Les Malgaches, comme nous
l’avons vu, usent d’un discours religieux, sacré, ésotérique,
où tout ce qui a trait aux coutumes, et donc aux ancêtres, est
relié à Dieu, au Créateur. L’on parle beaucoup de pouvoirs
bénéfiques et maléfiques, de pouvoir d’intercession, de béné-
diction, de foi et de croyances, de miracles, mais aussi de
rituels, de sacrifices et de cérémonies. Bref, il y a là tout un
mode discursif lié au divin, au surnaturel et au merveilleux,
faisant irruption dans l’univers quotidien, dans le réel. « Un
réel avec son cortège d’étrange, de fantastique, de rêve, de
demi-jour, de mystère et de merveilleux16 », mais aussi avec
les acquis de la science.
Le clan constitué par les Occidentaux, pour sa part, ne voit
la culture locale qu’à travers le prisme déformant des pré-
jugés. Par conséquent, il emploie surtout un discours mono-
lithique où l’ironie, le sarcasme et la colère le disputent aux
formules stéréotypées et autres clichés, véhicules par excel-
lence de la dévalorisation, répétés ad nauseam. Toute cette
stratégie discursive constitue, en somme, l’image de la par-
faite méconnaissance de la culture malgache et l’expression à
la fois du refus de tout ce qui défie sa conception du possible
et sa volonté de gérer même l’inexplicable ; en un mot, la
négation de l’Autre, et ce, jusqu’à l’arrivée du professeur
Harward et de son équipe, qui fait basculer les choses et
changer le cours des événements.
Considérons de plus près cette illustre équipe, dont chacun
des membres porte un nom symbolique. Laissons de côté le

16. Jacques Stephen Alexis, « Du réalisme merveilleux des Haïtiens »,


Présence Africaine, n° 8-10, juin-nov. 1956, p. 263.
92 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

professeur dont nous avons épluché le nom à loisir, pour nous


consacrer à la triade formée par les docteurs West, Brown et
Bridge. Ces personnages, que le texte s’est tout juste contenté
de présenter par leur nom lors de leur arrivée et qui ne jouent
de prime abord aucun rôle dans l’univers fictif créé par
l’auteur, si ce n’est celui de figurants, de personnages
apparemment accessoires, se révèlent en fait, après une
analyse onomastique, riches de significations et de fonctions.
Ainsi, une lecture cratylienne des noms West, Brown et
Bridge nous permet d’affirmer qu’il y a là une motivation
transparente. Comment, en effet, s’empêcher de traduire
respectivement en français ces patronymes très anglo-saxons,
et de voir dans West l’image de l’« Occident » et de sa civi-
lisation technicienne, une figuration du monde « rationnel »
des Blancs, mais aussi une métaphorisation des connaissances
et du savoir scientifiques ? Reportons-nous au personnage du
professeur Harward, avec tout ce qu’il incarne, pour étayer
cette thèse.
Il est également aisé d’identifier à travers le patronyme
Brown, la représentation métonymique de cette autre partie
du globe qui s’oppose au monde occidental, ce tiers-monde
habité par des non-Blancs et que certains appellent des
« hommes de couleur », le plus souvent à la peau « brune »,
des hommes encore embourbés dans « l’obscurantisme des
superstitions » (PE, p. 136).
West et Brown, c’est donc l’image de deux mondes
apparemment aux antipodes, inconciliables. D’une part, le
milieu scientifique moderne, implanté à Madagascar, lieu du
récit, et de l’autre, les traditions ancestrales encore fortement
ancrées dans le pays. Les préjugés des uns font que jusqu’à
l’arrivée de l’équipe américaine, « il n’y avait plus ni chemin,
ni pont entre le rationnel et la superstition primitive » (PE,
p. 18). La présence du professeur Harward et de ses assistants
dans cette île lointaine vient, pour ainsi dire, rétablir la
communication, le dialogue, voire l’entente entre ces
deux mondes. Nous avons là une motivation visible du nom
Bridge : l’Amérique sert bel et bien de relais, de trait d’union,
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 93

de « pont » entre l’Occident et Madagascar, entre la moder-


nité et les traditions, la science et les puissances occultes ou
magiques. Elle est là pour réunir. Et l’on se surprend à
évoquer le rôle de médiateur que les États-Unis aiment
s’attribuer depuis la Seconde Guerre mondiale.
Et c’est encore à l’équipe américaine que nous devons ce
déplacement collectif vers Andranoro, cette rencontre impré-
visible entre des individus de nationalités, de souches et de
métiers différents, groupe hétéroclite mais non moins uni par
ce lien invisible et très fort qu’est la solidarité, la fraternité :
« les habitants de tout un village » (PE, p. 147), le mpanandro
ou devin astrologue, le père Ranjina, le professeur américain
et ses collaborateurs ainsi que Weber, son confrère allemand,
l’ambassadeur américain et sa femme, Haingo et son mari, et
évidemment Ngotro, le sorcier, et Eddy. « Ce qui m’épate le
plus, [...] c’est le nombre et la diversité des personnes qui
s’entr’aident ou... s’affrontent autour du lit de Felana » (PE,
p. 147), dit le docteur Brown, alors qu’ils sont encore à
l’hôpital. Ainsi, la dichotomie qui prévalait jusqu’ici entre les
deux groupes culturels semble s’être évaporée.
Et c’est là que réside le miracle accompli par le parrain
d’Eddy et ses assistants : réconcilier les inconciliables. Mais,
n’est-ce pas là le fondement du fihavanana malgache dont
nous avons déjà parlé au cours des analyses précédentes ?
Terme désignant tout aussi bien le lien de parenté, l’amitié,
que les bonnes relations, le fihavanana régit la vie familiale
et sociale à Madagascar, où « l’on préfère perdre un peu
d’argent que de voir s’effriter les bonnes relations17 », aleo
very tsikalakalan-karena toy izay very tsikalakalam-
pihavanana. Pensons également à cet autre proverbe qui
exprime fort bien cet esprit de solidarité et cette chaude
fraternité qu’on a vu se tisser autour de Felana : trano atsimo
sy avaratra, ka izay tsy mahalena ialofana, « deux maisons
rapprochées l’une de l’autre, on s’abrite sous celle qui ne

17. Traduction libre.


94 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

coule pas18 ». Et, c’est encore ce désir de fihavanana, de dia-


logue et donc d’ouverture à l’Autre, qui pousse le professeur
Harward à dire au père Ranjina : « Peut-être un jour
reviendrai-je ? J’aimerais connaître un peu plus votre civi-
lisation... Madagascar est, je crois, un pays très riche en
plantes médicinales ? » (PE, p. 147).
Sur le plan médical, cependant, il semble que le miracle
tant attendu de la science par les médecins occidentaux ne se
soit pas produit :

Le Professeur Harward et ses collaborateurs aidés par


le Pr Weber, Haingo et les deux médecins réanimateurs
avaient travaillé sans discontinuer [...]. Les analyses
pratiquées étaient toujours négatives. [...] Les médica-
ments apportés par le parrain d’Eddy, les dernières
découvertes de la thérapeutique, demeuraient sans effet
sur Felana qui restait plongée dans son sommeil
comateux. Au milieu de l’effervescence, seul Ngotro
était resté immobile, agenouillé au pied du lit de la petite
fille de Rambolamasoandro (PE, p. 143).

Avec l’assaut de l’hôpital militaire où l’on soignait Felana


par les habitants de Reroa (le village natal de Ngotro), venus
persuader Eddy de procéder aux rituels ancestraux, c’est la
tradition malmenée et méprisée par le milieu scientifique qui
réclame justice et demande réparation.

Nous sommes venus dire aux étrangers qu’ils sont


chez nous et qu’ils n’ont pas le droit de s’opposer à
l’accomplissement de nos coutumes [...]. Felana
Rambolamasoandro est une Malgache, la petite-fille
d’une aïeule que nous respectons tous. Nous voulons
l’emmener à Andranoro, puisque c’est la volonté de nos
ancêtres (PE, p. 143).

18. Houlder, op. cit., p. 22, n° 268.


LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 95

Le message est parfaitement clair : les étrangers n’ont pas


à imposer leur science ni leurs diktats dans un pays qui n’est
pas le leur. Ils doivent se conformer aux règles de l’hospita-
lité en respectant les coutumes locales au lieu de les ignorer,
voire les mépriser. Reconnaissant la justesse et la légitimité
d’une telle requête, avant de quitter Madagascar pour évacuer
la malade dans sa clinique à Dallas, le professeur Harward et
son équipe ainsi qu’Eddy font donc le détour par Andranoro
afin de permettre à Felana de bénéficier de l’aide de son
aïeule, car elle constitue, pour les Malgaches, le seul et
unique garant de sa guérison.
En effet, autant Eddy est certain des pouvoirs de la
médecine moderne, autant les Malgaches croient sans réserve
aux pouvoirs des ancêtres. Une fois à Andranoro, ces derniers
leur donnent raison, puisqu’ils triomphent de la science et
guérissent leur petite-fille au cours d’un rituel digne de la plus
pure tradition des contes fantastiques. Mais avant de parvenir
à cette étape ultime de leur manifestation concrète et visible,
des signes avant-coureurs viennent créer cette atmosphère
propre à tout événement mystique et mystérieux, une véri-
table mise en scène aux frontières du réel, où la nature et
l’homme eux-mêmes participent de l’extraordinaire :

Une atmosphère fervente planait dans l’enceinte que


semblait protéger le gigantesque rocher, titan immobile
surplombant un monde hors du commun et du temps.
Eddy était immobile, la tête penchée sur sa fiancée.
Soudain, il s’avança vers l’autel comme poussé par une
force invincible. Il alluma une bougie, la ficha près des
autres qui rougeoyaient sous l’ombre des arbres, puis
prononça d’une voix haute et distincte :
– Ranoro, si Dieu permet la guérison de celle que
j’aime, je fais le vœu de revenir ici, pour vous remercier,
tous les ans à la même date.
L’assistance fut prise d’une angoisse indicible. Même
le Professeur Harward leva les yeux vers le ciel comme
s’il s’attendait à y voir une apparition (PE, p. 153).
96 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Si l’on considère ce passage, nous pouvons dire que


l’emploi d’un vocable emprunté au registre religieux, tels les
termes « ferventes, protéger, autel, bougie », de même que
l’itération de l’adjectif « immobile » incitent à croire que
nous sommes dans un lieu habituel de prière, de culte. Mais
cette impression est tout de suite contredite par des expres-
sions qui relèvent de l’univers légendaire, comme « gigan-
tesque » et « titan », connotant la démesure et annonçant la
dimension extraordinaire et donc « hors du commun et du
temps » de l’événement attendu. À ce moment, l’homme
prend des allures surnaturelles : « Eddy était immobile [...].
Soudain, il s’avança vers l’autel comme poussé par une force
invincible. Il alluma une bougie, la ficha près des autres qui
rougeoyaient sous l’ombre des arbres. » Et lorsqu’Eddy,
toujours comme sous l’emprise d’un sortilège, se met à
invoquer à « voix haute et distincte » la princesse Ranoro,
chacun a la sensation étrange d’être en présence d’un phéno-
mène prodigieux, fantastique et tellement inattendu qu’ils
sont tous dans les transes : « L’assistance fut prise d’une
angoisse indicible. Même le professeur Harward leva les
yeux vers le ciel comme s’il s’attendait à y voir une
apparition » (PE, p. 153).
À partir de là, les événements se précipitent, comme si
justement l’ancêtre invoquée n’attendait qu’un signal, l’inter-
vention d’Eddy, pour se manifester. N’est-il pas normal, en
effet, vu son amour pour Felana, qu’il compte d’ailleurs
épouser, qu’il participe d’une certaine manière aux rituels,
qu’il accepte, enfin, de devenir partie intégrante de « la
grande famille malgache » en adhérant à ses croyances ? Tout
comme il semble logique que Haingo, qui dès le début de
l’aventure est l’alliée de Ngotro et l’initiatrice de cette
démarche auprès des ancêtres, ait été choisie par la princesse
Ranoro pour être l’instrument de sa bienveillance dans
l’accomplissement de leur vœu à tous, à savoir, la guérison
de Felana.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 97

Haingo, qui se tenait près de son mari, s’avança


comme une somnambule, le regard halluciné et
s’approcha d’Eddy. [...] La jeune Doctoresse semblait
complètement inconsciente du lieu où elle se trouvait. De
longs frissons secouaient son corps. Elle s’arrêta près du
jeune Américain.
– Aspergez votre fiancée avec l’eau de source,
murmura-t-elle d’une voix inaudible. [...]
Eddy, complètement désemparé saisit le récipient
maladroitement et versa presque tout le contenu sur le
visage de Felana.
– Attention, tu vas l’étouffer ! cria le Pr Harward qui
se pencha précipitamment, son mouchoir à la main, pour
essuyer la figure de Felana. Il n’acheva pas son geste et
fixa incrédule et stupéfait la moue ébauchée par la jeune
femme au contact de l’eau froide. [...]
Felana semblait sortir de sa longue léthargie. [...]
Un silence quasi religieux planait dans l’enceinte
(PE, p. 154).

Les ancêtres « ont parlé ». Le miracle tant espéré a eu lieu,


au su et au vu de tous, laissant les étrangers pantois, et plus
particulièrement le plus sceptique d’entre eux, dans la bouche
de qui l’expression « miracle » constitue plutôt une manière
de dérision : « C’était donc un miracle mon Père, demanda le
Pr Weber d’une voix un tantinet railleuse » (PE, p. 155), après
avoir assisté, ébahi, à la renaissance de Felana, un retour à la
vie dont le mérite revenait exclusivement aux coutumes
malgaches. La réflexion du professeur allemand choque
quelque peu le prêtre malgache qui « le regarda d’un air
réprobateur » :

– La naissance d’un enfant et l’éclosion d’une fleur


sont aussi des miracles de la vie et de la nature,
Professeur, répondit-il. Regardez autour de vous et
chaque fois que vous respirez, sachez que c’est un
miracle que Dieu vous accorde (PE, p. 155).
98 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

En fait, si l’auteur n’hésite pas à employer plusieurs fois le


mot « miracle » dans cette partie du texte, c’est parce que
c’est bien dans ce sens qu’il faut interpréter le phénomène.
En effet, selon les croyances malgaches, nous avons affaire
à une intervention divine à laquelle a collaboré, en tant qu’in-
tercesseur, l’ancêtre Ranoro. Pour les Malgaches habitués au
fait, cela n’a rien d’extraordinaire ni de merveilleux.
L’essentiel, pour eux, est de convaincre les étrangers de
l’authenticité de leurs croyances, ainsi que de leur caractère
non païen et monothéiste. Et c’est chose faite puisque comme
le souligne Haingo « [ils ont maintenant] la preuve de la
continuité de la vie dans l’au-delà » (PE, p. 156), une
croyance qu’ils partagent, en somme, avec la communauté
chrétienne à laquelle ils appartiennent également. Cependant,
pour les Occidentaux présents, parler de miracle, au sens
religieux du terme, est tellement peu sensé dans leur monde
moderne régi par la science, supposée tout expliquer, qu’y
croire relèverait tout bonnement de la naïveté et de la
crédulité. C’est ce qui pousse l’ambassadeur américain à se
faire cette réflexion à propos de sa femme, qui voulait
l’entraîner sur le lieu du rituel, « pour assister à un miracle »
(PE, p. 151) : « Elle croit aux miracles [...], en tout cas les
gynécologues n’ont pu en faire aucun. Après dix ans de
mariage nous n’avons pas d’héritier » (PE, p. 151). Dans sa
logique d’homme pour qui le mystérieux n’existe pas, là où la
science a échoué, il n’y a plus rien à espérer. Mais comme
dans toutes les histoires de miracles, la main divine choisit
toujours le plus rétif et le plus sceptique de tous pour être le
témoin privilégié de sa manifestation, afin de le confondre.
Qu’on se rappelle l’apôtre saint Thomas, qui avait refusé de
croire à la résurrection du Christ. Ainsi en est-il de l’ambas-
sadeur, qui,

las d’attendre dans sa voiture et intrigué par les bruits de


voix et les va-et-vient, s’approcha du groupe. Il fixa
incrédule le léger frémissement des lèvres de Felana au
contact de la brise.
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 99

– Bon Dieu ! Mais elle se réveille ! [...]


Ce fut le moment que choisit Felana pour sortir son
bras gauche de dessous la couverture et le mettre
paisiblement sous sa tête comme elle l’aurait fait dans
son sommeil quotidien (PE, p. 155).

Voilà de quoi ébranler les convictions de cet homme


persuadé que sa présence à une telle cérémonie allait cons-
tituer une atteinte à son honneur, le rabaisserait, voire le ridi-
culiserait : « Je ne comprends pas ton hostilité. En quoi ta
présence à cette cérémonie t’abaisserait-elle ? » (PE, p. 155)
lui dit sa femme Janet. « Elle serait ridicule ! » (PE, p. 155)
répond-il.
Malgré le caractère extraordinaire des événements
auxquels il assiste, l’ambassadeur américain se refuse à l’évi-
dence et persiste à croire qu’il s’agit de coïncidences. Aussi,
vers la fin du roman, pour l’attaquer dans ses derniers retran-
chements, sa femme lui fait-elle un aveu : elle-même, à
Andranoro, ayant entendu le mpanandro mentionner le cas
des femmes stériles que la princesse Ranoro aurait aidées, n’a
pu résister à l’invoquer :

– [...] J’ai vu Eddy renverser le contenu du petit seau


sur le visage de Felana. Le Professeur Harward s’était
penché et son air stupéfait et incrédule m’avait frappé
[sic]. Alors j’ai murmuré que si je pouvais avoir un
enfant, qu’il soit fille ou garçon, je l’appellerais Noro...
(PE, p. 196).

Puisque toute cette partie du roman relative aux coutumes


ancestrales relève du fantastique, il n’est pas étonnant de voir
Felana, notre princesse de chair, acquérir tout à coup une
dimension surnaturelle et surréelle. Si aux premiers signes de
sa guérison miraculeuse elle avait l’air d’une princesse de
contes et légendes, « les joues rosies par la brise et les rayons
du soleil, elle ressemblait à une belle Princesse de contes et
légendes » (PE, p. 154), une fois bien réveillée, mais ignorant
encore tout de ce qui lui est arrivé, Felana entre réellement
100 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

dans l’univers merveilleux des contes. Son histoire, telle


qu’on la lui narre, est, en vérité, celle d’une princesse des
contes : « Il était une fois une jolie Princesse seule et
désespérée, qui n’avait pour ami que son vieux serviteur
Ngotro... » (PE, p. 163). Elle se termine comme un vrai conte,
c’est-à-dire sur l’irruption de l’irrationnel dans sa vie : « et le
petit Jésus accepta les prières de la bonne Fée : la jolie
Princesse revint à la vie » (PE, p. 163). Et comme le bonheur
ne vient jamais seul dans ce type de récit, cette renaissance
sera accompagnée d’un autre motif inhérent au conte, en
l’occurrence, le mariage, préfiguré ici par l’offre d’un
diamant étincelant de mille feux, gage d’amour d’Eddy pour
Felana. Le tout se déroule dans un décor bucolique et idyl-
lique à souhait, une sorte d’Éden au nom non moins féérique,
« Le Hameau du rêve », dont la description plus proche du
mythe que de la réalité n’est pas sans rappeler « l’oasis »
décrit par Michèle Rakotoson dans le prologue du Bain des
reliques : un lieu symbolisant un bonheur hors du temps et de
l’espace, qui n’est possible que dans un milieu non souillé par
le progrès et la modernité.

[La voiture] s’engagea dans une allée bordée de


palmiers en franchissant un portail où était [sic] inscrits
les mots « Vohitry ny nofy » (Le hameau du rêve).
Sur la petite colline, des hêtres aux feuillages hachés
voisinaient avec des jacarandas aux fleurs mauves et des
bougainvilliers aux couleurs rutilantes. Une roseraie aux
bourgeons entr’ouverts et aux pétales veloutés complé-
taient cette palette. Un invisible pinceau avait peint le
ciel d’un bleu lumineux où folâtraient et pépiaient des
oiseaux.
Près de la maison, une bâtisse blanche sans pré-
tention, se tenaient Koly et Rado, les deux enfants de
Haingo et de Hary. Ils étaient entourés de trois minus-
cules chiens blancs qui gambadaient en mordillant la
queue d’un autre plus grand (PE, p. 160).
LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 101

Et voici comment Rakotoson nous présente son oasis :

[À] Ambohitra, [...] tout est feutré, [...] tout est lent. Ici,
c’est l’oasis. Les maisons blanches enfermées dans leurs
palissades de bois laissent échapper des rires d’enfants et
des voix de femmes. Un village loin de tout, où le
drapeau aux couleurs pâlies flotte sur la bâtisse blanche
de la mairie, où l’église en brique n’ouvre ses portes que
pour faire entrer quelques fidèles discrets19.

Ce refuge, ce havre de bonheur, que l’on retrouve


curieusement chez les deux auteurs, incarne cette part de rêve
tapie en chacun de nous, ce bonheur auquel on aspire tous
dans un monde en perte de valeurs et par trop matérialiste,
oublieux de l’homme parce que seulement préoccupé de
productivité et de rentabilité :

– Le hameau du rêve, commença Haingo, est enfoui


dans l’esprit de chaque homme. C’est la terre idyllique
que nous cherchons tous consciemment ou inconsciem-
ment, dans le tréfonds de notre être. Chaque homme
garde en lui l’image du paradis perdu et chacun l’adapte
selon sa conception du bonheur (PE, p. 165).

Autre point de similitude, Rafenomanjato et Rakotoson


présentent l’histoire de leurs protagonistes exactement de la
même manière, comme un conte, recourant, de ce fait, aux
divers procédés qui caractérisent ce dernier, y compris l’inté-
gration du fantastique, et donc de l’irrationnel, à la réalité
fictive du récit. « Il était une fois une jolie Princesse, seule et
désespérée... » (PE, p. 163), c’est ainsi que Rado, le fils de
Haingo, investi du rôle de conteur par sa mère, raconte à
Felana sa propre histoire. Et, lui faisant écho, Rija, l’ami de
Ranja, le héros du Bain des reliques de Rakotoson, procède
pareillement : « Il était une fois le moyen-ouest de

19. Le Bain des reliques, op. cit., p. 7.


102 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Madagascar [...]. Il était une fois la cérémonie... » (PE, p. 7-


11). Et comme ces deux romans sont axés sur un aspect
essentiel des traditions malgaches, en l’occurrence, le culte
des ancêtres, cela justifie, à notre avis, la présence du
merveilleux. Mais,

qu’est-ce donc que le Merveilleux sinon l’imagerie dans


laquelle un peuple enveloppe son expérience, reflète sa
conception du monde et de la vie, sa foi, son espérance,
sa confiance en l’homme, en une grande justice, et
l’explication qu’il trouve aux forces antagonistes du
progrès20 ?

Que ressort-il de cette analyse du roman Le Pétale


écarlate ? D’abord une évidence, à savoir que nous assistons
à une forte valorisation des coutumes ancestrales et de
l’irrationnel. En effet, même s’il n’y a pas réellement rejet
catégorique de la modernité, nous voyons clairement dans
l’histoire de Felana que la science, autrement dit le rationnel,
occupe une place plutôt dérisoire parce qu’elle est synonyme
d’échec. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, la
science, considérée comme une panacée par les Occidentaux,
n’a pu guérir l’héroïne. De même, vers la fin du roman, la
mort du professeur Harward et de son équipe, à la suite de
l’écrasement de leur avion, ne peut être interprétée que dans
ce sens, dans la mesure où ce drame est imputable à la malé-
diction qui poursuit Felana, et qu’en outre, le parrain d’Eddy
est bien le seul à posséder cette propension à l’ouverture à
l’Autre, au dialogue culturel qui manque tant dans le milieu
scientifique occidental. La malédiction, mais aussi tout ce qui
est de l’ordre de l’irrationnel et de l’incompréhensible,
frappent donc et touchent tout le monde, sans discrimination,
les étrangers qui se targuent d’être rationnels, comme les
Malgaches attachés à leurs traditions. Autres preuves, la

20. Ibid., p. 267.


LE DIALOGUE CULTUREL DANS LE PÉTALE ÉCARLATE 103

grossesse de Janet, la femme de l’ambassadeur des États-


Unis, une grossesse attribuée sans conteste à la princesse
Ranoro qu’elle a invoquée au cours de la cérémonie consa-
crée à Felana, mais aussi la participation d’Eddy à ce même
rituel. En fait, en agissant de la sorte, les deux Américains
manifestent leur désir de s’adapter, voire de s’intégrer à un
monde autre que le leur. Il semble donc que ce soit à
l’étranger de se plier aux coutumes du pays où il demeure et
non l’inverse, exactement comme l’a fait Yang, le vieux
Chinois de Reroa, « adopté depuis longtemps par les
villageois » (PE, p. 89) qu’il considère comme sa propre
famille. Et la présence d’Eddy et de son père, ainsi que celle
de Janet et de son mari parmi les Malgaches venus aider
Felana lors des rites du alambitana, pour éloigner à jamais de
la jeune femme la malédiction de l’Alakaosy, procède égale-
ment de cette ouverture nécessaire pour une meilleure
compréhension de l’Autre.
Il est indéniable que Felana, avec tout ce qu’elle représente
– princesse de sang maudite, orpheline abandonnée de sa
famille, fiancée à un Américain, en un mot, un personnage
hybride, à l’instar du Malgache –, constitue un point de
convergence autour duquel les différences sont sinon abolies,
du moins reléguées au second plan. En fait, toutes ces
personnes rassemblées autour de Felana forment une espèce
de microcosme assez représentatif de la société malgache
actuelle, ouverte au progrès et au monde moderne, sans pour
cela perdre son identité. Cette cohabitation harmonieuse entre
la science et les coutumes ancestrales, cette entente entre le
rationnel et l’irrationnel, métaphore du fihavanana malgache,
trouve sa parfaite illustration dans cette réunion « autour d’un
grand feu, [des] paysans et scientifiques, malgaches et
étrangers, [qui] chant[ent] des airs populaires, tantôt gais,
tantôt mélancoliques » (PE, p. 161), dans la cour du « hameau
du rêve », après la guérison de Felana et dans l’attente du
départ pour l’Amérique de l’équipe du professeur Harward,
d’Eddy et de sa fiancée, autrement dit, dans un intervalle de
temps où l’homme vit dans une sorte de No man’s land
104 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

édénique, enraciné dans la tradition, mais également désireux


de se faire une place dans un monde gouverné par la haute
technologie.
5
L’aïeule dans Dadabe
de Michel Rakotoson

Évoquer la famille malgache, c’est d’emblée avoir à


l’esprit trois générations : les grands-parents, les parents et
les enfants. Telle est, en effet, la conception de la cellule
familiale restreinte à Madagascar, du fait que souvent les
aïeuls suppléent, voire supplantent volontiers les géniteurs,
qui, pour une raison ou une autre, n’hésitent guère à leur
confier leurs rejetons, à temps partiel ou à plein-temps. Les
enfants ainsi éduqués reçoivent le qualificatif désormais
proverbial de taizan-drenibe, littéralement « éduqués par la
grand-mère », car l’éducation d’un enfant malgache incombe
toujours à la femme – l’homme malgache, quel qu’il soit,
étant traditionnellement celui qui pourvoit à la subsistance. À
ce qualificatif se greffe d’ailleurs une connotation d’indul-
gence et de tolérance, avec tout ce que cela suppose comme
excès de gâteries, voire de laxisme, au grand dam des parents.
Rien d’étonnant dans de telles circonstances à ce que les
petits-enfants appellent parfois leurs grands-parents neny et
dada, c’est-à-dire maman et papa dans leur langue mater-
nelle, au lieu de nenibe et dadabe, dénominations normales
de grand-mère et grand-père à Madagascar, et que les parents
soient désignés par leurs équivalents français, à savoir,
106 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

maman et papa1 ou français malgachisés, mama et papa


prononcés phonétiquement [mam] et [pap], les voyelles
finales étant toujours muettes en malgache. Serait-ce là une
manière de les exclure de l’univers des enfants ? Un univers
où la réalité cohabite allègrement avec le merveilleux et sa
cohorte de magie, de surnaturel et de superstitions, alimentés
par une vie à la campagne et largement entretenus par une
aïeule soucieuse de ne pas perdre la mémoire de l’héritage
ancestral. La campagne, riche de traditions, est le lieu de
retraite par excellence des grands-parents, alors que les
parents vivent surtout en milieu urbain et optent pour une vie
trépidante, mais aussi pragmatique, où le rêve et l’irréel n’ont
pas leur place, voire sont complètement évacués.
Cette structure familiale, qui, au besoin, peut s’étendre à la
façon d’un élastique (nous y reviendrons), est partie inté-
grante de l’identité culturelle malgache. Aussi est-il courant
de voir certains écrivains faire de ces personnages, piliers de
la famille et emblèmes de la cohésion du groupe social à
Madagascar, des figures quasi mythiques dans leurs œuvres :
« Mais qui survivrait à Dadabe le mythe ? » (D, p. 15) nous dit
la narratrice de Dadabe, à propos de son grand-père médecin,
personnage éponyme du roman de Michèle Rakotoson, qui
espérait que l’un de ses descendants le suivrait dans sa
vocation. Certes, ils étaient tous « subjugués [par cet homme].
Et devenir médecin comme lui semblait devoir le profaner.
Qui d’entre nous pouvait le faire ? » (D, p. 15). Il est indé-
niable qu’il s’agit là d’une pseudo-question, surtout lorsqu’on
sait que pour la narratrice, son grand-père était plus qu’un
mythe, « il luttait contre la mort car il était médecin, et un
médecin détenait le pouvoir de faire vivre, courir, rire, aimer,
lui pouvait sauver de l’absurde, lui était Zanahary » (D,
p. 14), c’est-à-dire Dieu Créateur. Et de préciser un peu plus

1. Michèle Rakotoson, Dadabe, Paris, Karthala, 1984, p. 57 et 58. Nous


ferons désormais référence à ce roman par la lettre D, suivie des pages
correspondantes. Ex. : (D, p. 12).
L’AÏEULE DANS DADABE 107

son idée : « Pour moi, Dieu avait son visage. » (D, p. 14).
Quoi de plus naturel en effet, pour un enfant, que de
considérer comme un Dieu celui à qui il doit la vie ?

Car c’est grâce à lui que je suis née. Parmi ses instru-
ments, je reconnaissais le forceps qui était devenu un
vieil ami. Dadabe l’avait utilisé pour m’amener à la
lumière, à la vie. Ma mère avait hurlé pendant trois jours,
mais Dadabe me sauva de la mort, du néant (D, p. 14).

Or, si comme le veut notre horizon d’attente, on est en droit


d’espérer voir le grand-père jouer le rôle principal dans Dadabe,
alors il faut nous rendre à l’évidence : la grand-mère occupe,
elle aussi, le devant de la scène. Mieux, elle est sans cesse
sous les feux de la rampe, citée quasiment à chaque fois qu’on
parle de son mari. À tel point qu’on finit par se demander si
Michèle Rakotoson ne s’est pas fourvoyée dans le choix du
titre de son roman, et ce, d’autant plus que le grand-père
mythique meurt dans le récit, et que ce que retient surtout de
lui la narratrice, c’est l’Ombre, mais aussi une voix, deux choses
qui vont la hanter tout au long de son existence, jusqu’à ce
qu’elle ait résolu elle-même ses problèmes existentiels.
La grand-mère est, sans conteste, le pendant de son époux.
Disons que le couple fonctionne, pour ainsi dire, comme une
personne à double face, l’envers et le revers, si l’on prend
l’image de la médaille. Ainsi, si le grand-père est l’ombre, la
grand-mère est la face lumineuse ; si lui, de par son métier,
peut être assimilé à la mort, « il lutta contre l’Ombre, il lutta
contre la mort » (D, p. 14), sa femme, elle, par contrepoids,
symbolise la vie, « elle était grand-mère, grand-mère jacas-
sante, pépiante, mais grand-mère » (D, p. 15), nous dit la
narratrice. En fait, le roman lui-même procède par dicho-
tomie, à l’image du vieux docteur et de sa femme qui repré-
sentent chacun une façon de voir, d’appréhender le monde.
Dadabe, malgré sa formation scientifique et donc moderne,
décide de passer sa retraite à la campagne pour aider les
siens, pour se ressourcer :
108 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Dans la réalité, Dadabe fut un médecin comme un


autre, qui avait choisi ce métier pour faire accéder les
siens aux lumières du progrès [...]. Et sur la fin, revint
chez lui. Il se construisit une maison, y introduisit l’eau
courante. Et comme tant d’autres à son époque, fit
construire un temple à la gloire de Dieu. Un petit temple
dans sa forêt, et paya lui-même le pasteur (D, p. 14-15).

Grand-mère est une citadine jusqu’au bout des ongles qui,


par amour, doit suivre son mari et renoncer à la ville : « il fallait
mettre une jolie nappe pour que grand-mère ne regrette pas
d’avoir suivi Dadabe à la campagne, au lieu de rester en ville
où il y a l’électricité » (D, p. 15). Une campagne qui ne semble
pourtant pas du tout disposée à accepter le changement.
Or, l’arrivée du vieux médecin constitue à elle seule un
véritable bouleversement. « On ne sépare pas la révolution du
rêve », nous dit Paul Chamberland2, et c’est bien une révo-
lution que de vouloir apporter la médecine moderne et de
vouloir imposer le christianisme dans une campagne encore
embourbée dans les traditions et prisonnière des croyances et
autres superstitions : « N’était-ce pas un village de sorciers,
ce village situé sur cette colline immense en face
d’Ambatomanga, qui bouchait l’horizon, étouffait toute
lumière ? [...]. Il y avait, disait-on, au sommet des cultes
étranges [...] » (D, p. 16, 17). Certes, il s’agit sans aucun
doute d’un rêve longtemps caressé par cet homme, mais
quand il est en mesure de le réaliser, il semble que le moment
ne soit plus guère propice, puisque le terrain n’est nullement
préparé et demeure réfractaire à tout changement, hostile à
toute intrusion extérieure. C’est ainsi qu’appelé au chevet
d’une malade, on les accueille, lui et sa petite-fille venue
l’accompagner, en étrangers, comme le leur crient si juste-
ment les petits villageois à leur vue, « Des étrangers ! Des
étrangers ! » (D, p. 19), et que confirme avec une certaine

2. Cité dans Jocelyne Dazé, « Puzzle », La Nouvelle barre du jour, n° 178,


mai 1986, p. 45.
L’AÏEULE DANS DADABE 109

animosité et un mépris flagrant un vieillard croisé à l’entrée


du village, à qui il s’est présenté : « nous te connaissons, lui
dit un vieux, tu viens de loin, tu es maintenant un étranger au
pays » (D, p. 20). Une fois sur les lieux, on lui signifie
clairement et fermement qu’il est indésirable :

Tu n’as rien à faire ici. Regarde où nous en sommes,


les gens de l’extérieur nous ont profanés, regarde
maintenant il y a deux églises ici, une catholique et une
protestante. Et qui les fréquentent ? Vous autres. Vous
venez avec vos enfants bien nourris, vous venez.
Regarde, elles sont bien situées vos églises, n’est-ce pas ?
Juste au zorofirarazana, au coin nord-est réservé aux
ancêtres (D, p. 20).

La répétition anaphorique de l’injonction « Regarde » et


de l’expression « vous venez », sous-entendant l’inéluctable
et néfaste effet de cette venue pour le milieu rural, oblige le
vieux médecin à constater l’étendue et la gravité de l’affront.
Car, il s’agit bel et bien d’une profanation, pire, d’un sacri-
lège de la part des citadins que représente Dadabe, et que ne
sauraient pardonner les villageois, pour qui seul prime le
culte des ancêtres. L’ironie de la dernière phrase, « Regarde,
elles sont bien situées vos églises, n’est-ce pas ? Juste au
zorofirarazana, au coin nord-est réservé aux ancêtres »,
achève de jeter l’anathème sur le comportement sacrilège des
gens de la ville, et ce d’autant plus que le docteur lui-même,
en venant ce jour-là pour soigner une malade – « Une des
vôtres est malade, je suis médecin, je dois la sauver » (D,
p. 21) –, transgresse délibérément les coutumes ancestrales en
empruntant la porte nord-est, c’est-à-dire « l’entrée réservée
aux patriarches et aux adeptes du culte de l’idole Raodibato,
une des douze idoles royales » (D, p. 18).
Ayant « profané un tabou » (D, p. 19), il perd toute crédi-
bilité aux yeux des paysans qu’il essaie de gagner à sa cause.

– Je n’étais pas là quand elles [les églises] ont été


édifiées. J’étais loin d’ici.
110 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

– Et qu’aurais-tu pu faire si tu avais été ici ?


– J’aurais peut-être pu empêcher leur édification au
zorofirarazana. [...]
– Tu aurais peut-être pu empêcher leur édification au
zorofirarazana, mais aujourd’hui tu es entré par la porte
nord (D, p. 20).

Comment, effectivement, croire en cet homme qui se


présente comme un sauveur, mais n’hésite guère à piétiner les
traditions ? Comment se fier en ce docteur dont les actes et le
comportement contredisent les paroles ? Pour les villageois, il
n’est en fin de compte qu’un citadin comme les autres, un
étranger faisant fi des us et coutumes de son pays : « Tu n’es
pas des nôtres, tu as voulu nous profaner » (D, p. 21). Et
comme le lui prédit un des villageois – « Tu ne pourras pas la
sauver » (D, p. 21) –, sa patiente et l’enfant qu’elle portait en
son sein finissent par mourir : « Dadabe arriva. Il était pâle,
très pâle. Il titubait presque quand il me prit la main et me
dit : “Viens, on s’en va. Elle est morte. Je n’ai même pas pu
sauver l’enfant” » (D, p. 22).
L’issue fatale de ce contact entre deux mondes, ou plutôt
de cette tentative de concilier deux mondes apparemment
inconciliables, c’est-à-dire le monde moderne que représente
le docteur et l’univers traditionnel figuré par cet homme
« aimable, souriant » (D, p. 21) qui était venu l’accueillir en
s’excusant d’avoir tant tardé, est prévisible et inéluctable.
Comment pourrait-il, en effet, en être autrement lorsque tout
s’acharne contre cette tentative de conciliation ? Au premier
chef, le ressentiment, cette haine invétérée que nourrissent les
villageois à l’égard de tout ce qui vient de l’extérieur : « ils
nous haïssaient d’être là, de venir de l’extérieur, l’extérieur
où il y a de l’eau, de l’électricité, de l’extérieur où il y a
d’autres dieux. De l’extérieur qui n’était pas leur misère, leur
hébétude » (D, p. 20). Cette haine explique l’accueil hostile
qu’ils ont réservé au docteur et à sa petite-fille : « ils nous
observaient, l’air prêt à bondir, aux aguets, à l’affût »
(D, p. 19). Ensuite, l’angoisse, la peur qui envahit le vieux
L’AÏEULE DANS DADABE 111

docteur une fois rendu sur les lieux, une peur indicible,
tellement irraisonnée et incontrôlable que même sa petite-fille
de dix ans en prend conscience :

Dadabe n’avait pas parlé pendant le trajet, il semblait


soucieux [...]. Et puis en sortant de la voiture, je le vis
hésiter, il avait l’air d’avoir peur, oui, cet éclair dans ses
yeux, en regardant le village là-haut sur le piton, c’était la
peur. La peur devant ces maisons qui semblaient aban-
données (D, p. 18).

S’ajoutent à ceci les agissements du vieux médecin, emplis


de contradiction : venu apporter son aide dans un milieu qu’il
savait xénophobe et très attaché aux coutumes, au lieu de tout
faire pour se concilier les paysans, il attise plutôt leur sourde
animosité en bravant les traditions sous prétexte d’une
urgence, comportement classique de la part des citadins et
des étrangers ! Enfin, à la charnière de ces deux extrêmes et
jouant le rôle de médiateur, l’on trouve l’homme « aimable et
souriant » qui, en désespoir de cause, avait fini par appeler le
docteur. Or, en dépit de cette bonne volonté qui l’animait, il
ne peut aplanir les obstacles parce que, justement, il a trop
tardé avant de demander l’intervention de la médecine
moderne. Nous avons là autant de présages augurant le pire.
Bref, tout concourt à faire de cette rencontre entre
deux mondes antagonistes un échec.
Et pourtant, Dadabe a toujours œuvré dans un esprit
d’ouverture et de dialogue. Il n’a jamais voulu piétiner les
traditions. La preuve, dans la pratique quotidienne de son
métier, il lui arrive de penser qu’il pourrait faire appel à la
médecine par les plantes, d’où ses fréquentes visites chez le
guérisseur du village, au désespoir de sa femme. Pour la
grand-mère, citadine transplantée malgré elle à la campagne,
la dimension surnaturelle du monde traditionnel, c’est-à-dire,
le milieu rural et « [ses] sacrifices, [ses] mânes et [ses]
112 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

ancêtres, [ses] revenants, totems et autres phénomènes


occultes3 » constituent un perpétuel objet de défiance et de
crainte. Ce qui échappe à la raison l’effraie, aussi n’arrête-
t-elle pas de mettre en garde son mari :

Il [Dadabe] doit sûrement être chez Rabe. Je lui ai


toujours dit que Rabe est jaloux de lui, qu’il lui jettera un
sort un jour, il continue à y aller et prétend que les
plantes qu’emploie Rabe peuvent être efficaces, que
quelquefois, il n’a pas de médicaments à donner, que les
plantes pourraient peut-être les remplacer. [...] Un jour il
reviendra empoisonné ou il rencontrera un angatra
(D, p. 15).

Autrement dit, un fantôme. En somme, les savoirs que


possède Rabe le guérisseur sont liés à la connaissance de la
nature et ne sont pas encore systématisés comme ceux acquis
par son mari. En conséquence, ils revêtent à ses yeux un
caractère fantastique, irrationnel, et donc suspect.
Et pourtant, Dadabe, le fils du pays, ne voulait qu’une
chose : se dévouer pour les siens, les habitants de son village,
mettre à leur disposition ses connaissances acquises à l’exté-
rieur, mais aussi apprendre quelque chose d’eux. En aucun
cas Dadabe n’a voulu rompre le fil ténu qui existe et se tisse
régulièrement entre les gens, qu’ils soient de la campagne ou
de la ville, ce fihavanana si cher aux Malgaches et qui
« [désigne les] relations réciproques de collaboration entre
personnes du même village ou de même territoire et entre
simples connaissances4 ».
Et c’est mu justement par cet idéal de « bonnes relations
de réciprocité5 », et non dans le but de les détériorer que
Dadabe a voulu introduire à la fois la médecine moderne et le

3. Ibid.
4. Henri Rasamoelina, « Les sources et les parties constitutives de la
mentalité malgache contemporaine », Présence Africaine, n° 146,
2e trimestre, 1988, p. 130.
5. Ibid.
L’AÏEULE DANS DADABE 113

christianisme dans son village, deux pratiques étrangères


susceptibles selon lui de sortir les villageois de leur léthargie,
de leur marasme, de leur ignorance, et surtout de leur paupé-
risme, étant entendu que

[les croyances] traditionnelles malgaches [...] dominées


par le culte des ancêtres, le respect des aînés et le
fihavanana sont des caractéristiques assez générales des
sociétés qui connaissent un faible niveau de forces
productrices [...], des réponses et des solutions face à la
faiblesse des connaissances scientifiques et techniques de
la nature6.

Or, les paysans n’ont vu en lui que l’Autre, avec tout ce


que cela implique comme différence, à savoir, l’étranger
nanti, venu forcément les narguer avec tout ce qu’il est et tout
ce qu’il possède et dont ils sont, eux, privés. Paysans miséreux
et misérables, « aux yeux immenses, fous » (D, p. 20) et dont
« les maisons étaient à moitié écroulées [...], [ils] ressemblent
[en fait] aux maisons, hâves, déguenillés » (D, p. 20), de
véritables laissés-pour-compte du monde moderne et de son
opulence, des exclus de la civilisation qui imputent leur mal-
heur à la présence sur leur territoire du Dieu des chrétiens, le
bouc émissaire habituel dans ce genre de débat :

les gens de l’extérieur nous ont profanés, [...] maintenant


il y a deux églises ici, une catholique et une protestante.
Et qui les fréquentent ? Vous autres. Vous venez tous les
dimanches, dans vos beaux habits, vos voitures avec vos
enfants bien nourris (D, p. 20).

Révolte, certes, contre cette ostentation, cet étalage de


biens matériels auxquels ils n’ont pas accès, mais expression
aussi et surtout d’une jalousie née d’un sentiment exacerbé de
frustration.

6. Ibid., p. 127.
114 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Il semble donc que l’échec de cette rencontre entre les


anciennes coutumes et l’idéologie moderne soit imputable à
l’instauration d’un dialogue de sourds entre les deux.

Dadabe [tout rempli du rôle dont il se croyait investi]


n’avait pas compris. Il s’était acharné en vain, avait pris
les malades un à un. Il aurait dû leur apprendre à prévenir
la maladie, il aurait dû former, il aurait dû... (D, p. 33).

En fait, le vieux docteur s’était contenté de jouer les


guérisseurs modernes, d’être le « passeur de vie7 », ce qui
explique sa désillusion, son désenchantement à l’heure des
bilans : « quarante ans de labeur, quarante ans de labeur
stérile » (D, p. 33). Les villageois, quant à eux, considèrent
tout apport étranger et tout étranger comme une menace,
c’est-à-dire comme autant d’éléments venus détruire et
supplanter les croyances et coutumes ancestrales, et non
comme des rajouts aux pratiques traditionnelles. Le vieux
médecin lui-même constitue une menace pour ces gens qui
refusent d’évoluer pour ne vivre qu’à l’intérieur des carcans
des traditions. Aussi sa mort entre-t-elle dans la logique des
choses, et ce, d’autant plus que pour lui tout se passe comme
si, ayant bravé les interdits et nargué les villageois en foulant
aux pieds leurs traditions, il attirait sur lui la colère des dieux
et des ancêtres. La maladie qui se déclare « peu de temps
après » (D, p. 23), ce cancer qui l’emporte sans qu’il ait pu
faire quoi que ce soit pour se sauver lui-même, constitue, en
quelque sorte, le châtiment suprême :

Peu de temps après arriva l’angoisse. Elle prit la


forme de l’ombre. Ombre à peine perceptible, flottante,
hallucinante [...], guettant sa proie. Petit à petit, elle se fit
jour [...] dévoilant son visage qui eut un nom : le cancer.
Dadabe avait un cancer. Cette maladie horrible qui vous

7. Michèle Rakotoson, Henoy : Fragments en écorce, Avin / Hannut


(Belgique), Éditions Luce Wilquin, 1998, quatrième page de couverture.
L’AÏEULE DANS DADABE 115

ronge, qui ne laisse de vous qu’une enveloppe hurlante


(D, p. 23).

Tel est, dans la conception malgache, le sort réservé à


toute personne qui ose défier les razana, ou ancêtres, dont
« la fonction [est] de s’occuper de la sécurité de toute une
confédération de villages, d’un royaume ou même plus tard
du pays8 ». « Le fihavanana [considéré] comme l’âme
profonde du peuple malgache s’étend, avons-nous dit, aux
ancêtres déjà morts avec lesquels on continue d’entretenir de
bonnes relations de réciprocité9 ». La moindre entorse à cette
loi du fihavanana entraîne une conséquence fâcheuse, voire
néfaste pour le fautif, selon la croyance malgache dans le
tsiny, ou blâme, et dans le tody, voulant que l’on soit toujours
puni du mal qu’on fera aux autres. Ainsi, par un curieux effet
de boomerang, les mauvaises actions accomplies se
retournent contre soi. On ne peut ici s’empêcher de penser à
Ranja, le protagoniste du Bain des reliques de Michèle
Rakotoson, Ranja l’idéaliste, qui se prenait lui-aussi pour le
sauveur de son peuple, un peuple à la dérive, et qui périt pour
les mêmes raisons que Dadabe, en l’occurrence, pour avoir
profané un lieu sacré. Ou à Noro, la femme de Ranja, qui
constitue une sorte de garde-fou contre la confiance aveugle
et les rêves débridés de son mari, tout comme la grand-mère
de Dadabe, qui, elle aussi, assume le rôle de balises destinées
à canaliser l’idéalisme de Dadabe et à lui signaler le danger,
incarnant ainsi le côté pratique, pragmatique, et donc réaliste
de la vie : « grand-mère n’aimait pas l’oisiveté, grand-mère
n’aimait pas le rêve » (D, p. 17). Ce qui advient à son mari
semble justifier ses craintes et lui donner raison, « [elle] qui
avait toujours raison » (D, p. 17). Car il ne fait aucun doute à
ses yeux, la maladie de son mari n’est nullement imputable
au hasard : « elle le savait, elle le devinait, on avait jeté un

8. Rasamoelina, op. cit., p. 129.


9. Ibid., p. 130.
116 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

sort à Dadabe, et le “on” elle le connaissait, c’était Rabe.


Ainsi décida grand-mère toujours efficace » (D, p. 27).
Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsqu’elle
voit que la science est incapable de guérir son mari, « puisque
les médicaments ne pouvaient plus rien » (D, p. 26), grand-
mère se tourne d’elle-même vers la médecine traditionnelle,
« à l’insu de Dadabe qui n’aurait pu l’accepter » (D, p. 26).
Lui qui était pourtant disposé à coopérer avec Rabe le guéris-
seur et qui avait décidé d’intégrer la phytothérapie tradition-
nelle dans sa pratique médicale.

Elle alla [donc] voir tous les mpimasy (devins)


connus. Amorça le cycle des guérisseurs [...] Grand-mère
employa les tisanes « à fluide », ceux-là devaient être
efficaces. N’en déplaise à son médecin de mari, elle ne
faisait plus confiance à la science (D, p. 26).

Au fond, la grand-mère ne fait aucune distinction entre la


sorcellerie et les pratiques des guérisseurs. Tout ceci, pour
elle, est du domaine de l’irrationnel, d’où sa ferme résolution
de lutter à armes égales contre la force maléfique qui veut lui
ravir son mari : « c’est bien connu : quand un sorcier vous a
jeté un sort, seul un autre sorcier peut vous guérir » (D, p. 27).
Tout ceci nous incite à évoquer certains passages du
roman Le Pétale écarlate de Charlotte Rafenomanjato, où
l’on voit tous ceux qui, étrangers ou malgaches, répugnent à
recourir aux coutumes ancestrales, assimilées à la sorcellerie,
baisser pavillon et reconnaître que devant un cas clinique-
ment inexplicable et médicalement incurable, le seul remède
est de se tourner vers ce qui, de prime abord, paraît insensé,
en l’occurrence, les traditions avec tout ce qu’elles renfer-
ment de mystérieux. Mais, contrairement au cas de Dadabe,
dont la maladie irréversible n’a rien à voir avec la sorcellerie
ni le sortilège – ce qui explique son issue fatale –, Felana sera
sauvée puisque justement, en ce qui la concerne, tout relève
des traditions anciennes, à savoir la malédiction qui la pour-
suit tout au long de son existence jusqu’à ce que l’on procède
L’AÏEULE DANS DADABE 117

au alam-bitana, sorte d’exorcisme pour conjurer le signe


maudit sous lequel elle est née, et qui a décimé tous ceux
qu’elle a aimés.
Autre curieux renversement de situation, la grand-mère,
qui jusqu’ici n’arrêtait pas de parler d’angatra ou fantômes et
autres revenants censés pulluler dans les petits villages de
campagne et auxquels croient les gens rustiques, voyant son
mari, au plus fort de sa maladie, hurler dans son délire « Va-
t’en, laisse-nous tranquille, tu n’as rien à faire ici » (D, p. 26),
n’hésite guère à le rassurer en lui disant : « Dors père, les
morts ne reviennent pas, tu es fatigué. Dors père » (D, p. 26).
L’Homme est ainsi fait : dans un moment de total désarroi, il
en vient à dire et faire tout ce qu’en temps normal il n’aurait
ni dit ni fait. Autrement dit, il adopte un comportement
contraire à ses habitudes, règle à laquelle la grand-mère
n’échappe pas. Mais dans l’ensemble, elle reste fidèle à elle-
même : « Grand-mère fut courageuse, grand-mère fut effi-
cace. Elle prit tout en main rapidement, elle ne voulait point
se laisser abattre » (D, p. 26). Malgré son opiniâtreté, « [la
mort], sa vieille rivale [qu’elle haïssait] [...], qui avait
accaparé son mari, tant et tant de nuits » (D, p. 26), avait
gagné : « Dadabe mourut [...], le mythe n’existait plus »
(D, p. 27). En fait, pratique et pragmatique, la grand-mère
l’est encore durant la maladie de son mari et son recours à la
pharmacopée traditionnelle ne peut s’expliquer autrement que
par ces deux traits qui la caractérisent.
Après la mort de son mari, grand-mère « s’employa à [le]
faire revivre [...] autrement » (D, p. 28), forte de la croyance
voulant que la véritable mort pour un défunt survienne quand
les vivants commencent à l’oublier. C’est ainsi que même si

on ne [...] voyait pas [Dadabe et que] sa chaise était vide,


[...] il était là, puisque l’on pouvait vivre selon ses
principes, s’il n’en avait pas laissé, qu’importe, il fallait
les recréer, les créer. Elle s’y employa promptement,
décréta un certain nombre de préceptes suivant lesquels
118 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

[il fallait désormais] vivre. [Elle] arriva à suppléer au


vide, à l’absence (D, p. 28).

Le culte des morts à Madagascar, c’est aussi cela : ce


fihavanana, cette relation qu’on entretient quotidiennement,
entre autres, avec les membres disparus de la famille, devenus
des ancêtres. C’est le souvenir, la mémoire des défunts dont
la grand-mère se fait la gardienne. Et à ce titre, elle symbolise
bel et bien la vie puisqu’elle parvient à « ressusciter » à sa
manière Dadabe.
Dans la société malgache, la grand-mère ou nenibe est non
seulement « dépositaire de la culture et des paroles
anciennes10 », mais également chargée de les transmettre.
C’est la raison pour laquelle les parents n’hésitent pas à
passer la main et à lui confier l’éducation de leurs enfants.
Ces derniers sauront ainsi, par exemple, que, dans la culture
malgache, les morts communiquent avec les vivants par le
biais des rêves, des songes, point que nous avons amplement
développé dans Le Pétale écarlate de Charlotte Rafenomanjato :

Nous quittâmes le deuil le jour où grand-mère nous


dit que [Dadabe] s’était montré à elle, qu’il avait une
valise à la main, signe qu’il s’installait. De plus il n’était
pas en noir mais vêtu de ses habits ordinaires. Grand-père
ne voulait plus de notre deuil. Nous pouvions revivre
normalement, il était de nouveau avec nous (D, p. 28-29).

Autrement dit, il est promu ancêtre, un titre qui lui confère,


de l’au-delà, le pouvoir de veiller sur sa famille. C’est dans ce
sens que nous pouvons dire que Grand-mère constitue une
figure identitaire, celle du malgache moderne capable d’amal-
gamer science et tradition à bon escient. Chose aisée lorsque
l’on ne considère ni l’une ni l’autre comme des principes de
base exclusifs, mais plutôt comme des pratiques conciliables
à volonté, selon les circonstances et le but visé. En fait,

10. Quatrième page de couverture.


L’AÏEULE DANS DADABE 119

l’attachement à la tradition ne s’impose d’aucune façon pour


cette femme à l’esprit pragmatique, voire terre à terre ; de
même, elle n’a jamais été, comme beaucoup de sa génération,
subjuguée par le progrès inhérent au modernisme : ce qui lui
permet non seulement de combiner les deux, mais aussi
d’aller de l’une (la science) à l’autre (la tradition), au gré des
besoins. Cette attitude toute de sagesse lui sert de ligne de
conduite, qu’elle inculque ensuite à sa petite-fille.
Cependant, au fur et à mesure que s’affirme le personnage
de la grand-mère, celui de Dadabe s’effrite, se déconstruit,
pour laisser s’imposer la figure de l’impuissance de la science.
Ainsi, le grand-père docteur serait en quelque sorte une contre-
figure représentant le chemin à ne pas suivre, celui qu’avaient
emprunté ceux qui ont cru et assimilé sans discernement le
discours colonial sur « les lumières du progrès » (D, p. 15).
Un discours fallacieux, prônant à cor et à cri l’évolution par
la science et la technologie moderne. Or, ce fameux progrès
n’a rien donné. Certes, la ville a l’électricité, métaphore par
excellence du progrès autour de laquelle se développe tout un
champ lexical de la lumière. Tananarive, la capitale, nous est
présentée comme « une ville de lumière » (D, p. 11) où « tout
[est] éclairé » (D, p. 11). Ici l’on peut voir un écho du
discours colonial ethnocentrique français sur Paris, la capitale
des capitales, la ville de lumière et des Lumières, cette dernière
étant la représentation métaphorique des connaissances, sym-
bole de la civilisation, apanage du monde occidental. De
même, lorsque la narratrice évoque son enfance auprès de ses
grands-parents à la campagne, elle parle de « cette colline aux
sorciers [d’où l’] on pouvait, paraît-il, voir Tananarive, les
lumières, l’électricité, [...] le progrès » (D, p. 16-17). Nous
avons là quatre éléments synonymes et qui résument la
modernité, monopole, semble-t-il, de la ville. Et le docteur
lui-même ne parle-t-il pas de « faire accéder les siens aux
lumières du progrès » (D, p. 15) ? Mise dans la bouche du
grand-père, cette expression, qui constitue un cliché, est surtout
destinée à prouver à quel point les gens de son époque,
120 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

assoiffés de progrès, ont investi cette image de la puissance


occidentale puisée dans le savoir et les connaissances.
Or, si la ville est très bien nantie, la campagne, elle, est
fort mal lotie :

Mais dans les villages les enfants meurent à la saison des


pluies, le ventre immense, les yeux hagards. Mais dans les
villages, les enfants meurent en hiver, après avoir toussé,
toussé [...]. Les femmes [...] n’arrivent plus à pleurer,
devenant de plus en plus maigres, sèches, hagardes elles
aussi (D, p. 32).

En somme, le progrès ne touche qu’une infime partie de la


population, le pays, lui, continue de s’enfoncer dans la misère.
À ce propos, la femme et son enfant, que Dadabe n’a pu
sauver de la mort malgré son savoir-faire scientifique,
seraient, d’une certaine manière, la figure du pays qui, à force
d’être laissé-pour-compte, dépérit. Figure également du pays
qui se meurt pendant que l’on théorise, tergiverse, en un mot,
pendant que l’on essaie de trouver des solutions aux pro-
blèmes politico-socio-économiques qui minent l’ensemble du
territoire. Cette figure trouve son pendant exact dans le
comportement du vieux médecin. Ce dernier, en effet, au lieu
d’agir avec Rabe, le guérisseur, comme il l’aurait fait avec un
vrai confrère, c’est-à-dire, lui demander en toute confiance de
lui fournir quelques remèdes de sa spécialité pour soigner ses
malades, passe sinon perd son temps à envisager des possi-
bilités, des éventualités : « Les plantes qu’emploie Rabe
peuvent être efficaces » (D, p. 15), dit-il. Notons la nuance :
il n’y a aucune affirmation dans ce qu’il avance, les plantes
ne sont pas efficaces mais elles peuvent l’être. Et d’ajouter
« que quelquefois il n’a pas de médicaments à donner, que les
plantes pourraient peut-être les remplacer » (D, p. 15). Ici
encore, rien de sûr, pire, on entre carrément et doublement
dans l’hypothétique à la limite du doute avec l’emploi du
conditionnel renforcé par l’adverbe « peut-être » : le vieux
docteur reste encore dans l’expectative... Mais dans l’attente
L’AÏEULE DANS DADABE 121

de quoi ? En fait, sa formation scientifique et son esprit


rationnel constituent une entrave majeure à toute démarche
de reconnaissance de l’autre, même s’il sait pertinemment
que Rabe et ses pairs ont fait leurs preuves depuis des lustres.
Et dans le sens inverse, nous pourrions aussi citer l’exemple
de ce villageois qui, sous la pression d’une éducation tradi-
tionaliste, tarde avant de faire appel aux services du docteur
pour soigner sa femme.
En somme, le comportement de Dadabe est en tous points
identique à celui du colonisateur. À sa manière, et peut-être
inconsciemment, il reproduit le pattern colonial, c’est-à-dire
le modèle du Blanc investi de la mission de civilisation et de
christianisation, avec tout ce que cela suppose comme
négation de l’autre, lors de son installation dans sa campagne
natale. C’est ce qui explique l’échec de toutes ses initiatives,
mais aussi sa mort. Fait significatif à cet égard, les enfants du
village où réside l’homme appelé à la rescousse dénomment
d’emblée sa petite-fille zana-bazaha, littéralement « enfant
de Blanc », ce qui ne laisse aucun doute sur l’image qu’il
donne de lui et de sa famille : « “Zana-bazaha, zana-bazaha,
zana-bazaha” me dirent les enfants. “Je ne suis pas une
vazaha” [une Blanche] eus-je envie de leur répondre, mais
j’étais terrorisée » (D, p. 21).
Dadabe, le grand-père docteur, représente pour la narra-
trice une sorte de démiurge moderne, invincible, cristallisant
tous ses rêves et fantasmes d’enfant à l’imagination fertile :
« Pour l’enfant que j’étais, il luttait contre le dragon, il luttait
contre l’Ombre » (D, p. 14), « Quel fantôme lui résisterait ?
Personne ne pouvait le vaincre » (D, p. 15). Et d’avouer avec
enthousiasme : « Tous les rêves que je faisais tournaient
autour de Dadabe » (D, p. 14). Avec la mort de cet homme,
« qui [pour elle] était très grand [...], très fort » (D, p. 14),
meurt aussi le mythe : « Dadabe n’existait plus. Le mythe
n’existait plus » (D, p. 27). C’est la révélation de l’impuis-
sance de la science face à l’inéluctable, mais aussi la révé-
lation du caractère humain et mortel du grand-père mythifié,
déifié. On assiste dès lors à l’anéantissement de toutes ses
122 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

illusions et, par ricochet, à la démystification de la science,


avec un retour brutal à la réalité prosaïque, celle à laquelle a
toujours adhéré sa grand-mère, sans défaillir, et à laquelle elle
veut que sa petite-fille se rallie, sans coup férir.
Ainsi, nous pourrions comprendre la mort du grand-père
comme la fin d’un avenir qui se voulait avant tout scienti-
fique, et métaphorisé par l’image, trois fois réitérée, de
l’accouchement. D’abord médical, lors de la naissance de la
narratrice, réussi grâce aux forceps, lesquels symbolisent sans
conteste la technologie moderne. Or, tout à l’euphorie d’un
succès médical, les tenants du modernisme se prennent
d’engouement pour tout ce qui est scientifique, au point d’en
être obnubilés. Cette idée est incarnée par le personnage de la
narratrice enfant, complètement subjuguée par son grand-père
médecin à qui elle doit la vie. Nous ne reviendrons plus là-
dessus. Cependant, l’application effrénée et sans discerne-
ment des méthodes modernes aboutit inévitablement à
l’échec. Échec représenté par l’accouchement « avorté » de la
paysanne qui y laisse sa vie et celle de son enfant. Échec
provisoire, semble-t-il, puisque l’on retrouve de nouveau
cette figure de l’accouchement lorsque, devenue adulte, la
narratrice met au monde son fils à l’hôpital, mais sans aucune
autre intervention que celle de la « voix [...] apaisante [...] de
la sage-femme » (D, p. 57), qui l’encourage avec une gentil-
lesse toute maternelle et la « regarde souriante, rassurante »
(D, p. 58), tout en lui disant ce qu’elle doit faire. Et l’accou-
chement se déroule sans problème, à la grande joie de la
sage-femme qui ne peut s’empêcher de le signaler à son
assistante : « Regardez Angèle, regardez-moi cette poussée et
c’est une primipare » (D, p. 58). Tout se passe d’une manière
somme toute traditionnelle, si l’on peut dire, presque exacte-
ment comme pour ses aïeules ou toutes ces villageoises des
campagnes retirées qui ne peuvent recourir à la science.
Abstraction faite de l’environnement médical, on serait tenté
d’y voir la figure d’un mariage, cette fois-ci harmonieux et
serein, entre la science et la tradition, faisant écho à la plura-
lité des pratiques prônées par la grand-mère dans le passé. En
L’AÏEULE DANS DADABE 123

conséquence, on pourrait considérer le fils de la narratrice, ce


bébé qui vient de naître, comme la figure de ce que doit être
l’avenir malgache. Un avenir hybride à l’image de l’attitude
adoptée par la grand-mère qui, à sa façon, est aussi une
« sage-femme », c’est-à-dire une sage femme, sans jeu de
mots. Une femme dotée de la sagesse du quotidien, qui
permet à la narratrice de résoudre les différents problèmes et
qui lui sert également de guide et de point de repère. Une
sage femme qui accouchera d’une nouvelle société, sans
nostalgie paralysante ni refus de la modernité. La grand-
mère, métonymie de la femme malgache, représente donc la
sagesse d’antan et, à ce titre, elle conserve la patrie par l’édu-
cation et la transmission des valeurs culturelles11, assurant par
là-même la pérennité des traditions dans un avenir excluant
tout repli sur soi.
C’est ainsi que tout au long de sa vie adulte le souvenir
réconfortant de la grand-mère, ancêtre tutélaire, voix tapie au
fond de son cœur, surgit à la moindre occasion, à la moindre
épreuve, accompagne la narratrice. Lorsque, enceinte, elle
assiste malheureuse et impuissante à l’effritement de sa vie
conjugale, c’est cette voix qui l’aide à tout surmonter :

Et quelque part au fond de moi, revenait la voix de


ma grand-mère, revenaient les voix de mes ancêtres ; me
réapprenant leur sagesse, m’apprenant à ne jamais
heurter la vague de front, mais la laisser passer pour
pouvoir continuer plus loin quand tout s’est calmé.
Quelque part au fond de moi, j’attendais que tout se
calme. Je ne savais plus faire comme nos femmes, qui
dans les moments cruciaux s’accroupissent par terre, le
menton dans les mains. Mais je savais encore, comme
elles, guetter le moment imperceptible qui disait que l’on
pouvait agir, aborder un autre stade (D, p. 56).

11. Exactement comme dans certains pays du Maghreb où l’aïeule est la


dépositaire de la culture, le lieu d’un retour au passé avec une ouverture
sur le monde, tel qu’on le voit par exemple chez Assia Djebar dans
Femmes d’Alger dans leur appartement, Paris, Des femmes, 1995 (4e éd.).
124 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

C’est cette conscience de calquer sa conduite sur celle de


sa grand-mère et, à travers elle, sur celle de ses aïeules,
qu’elle évoque non sans une certaine affection mêlée de
fierté, mais aussi et surtout avec un sentiment puissant
d’appartenance identitaire qui fait toute sa force, son
assurance : « Je ne savais plus faire comme nos femmes [...].
Mais je savais encore, comme elles [...]. » Ici, l’identité ne se
conçoit pas en terme de nation, de pays, mais se définit par
l’affectivité, par l’attachement indéfectible à un être cher. On
est donc là dans le domaine des émotions, c’est-à-dire
quelque chose d’invisible, d’immatériel, mais néanmoins aux
marques indélébiles. En réalité, la grand-mère fait figure
d’autorité, de point de référence. Cette femme, en effet,
n’impose rien, mais ce qu’elle fait et surtout ce qu’elle dit
s’impose pour ceux qui l’entourent, d’où cette sensibilité
épidermique et viscérale de la narratrice aux odeurs, aux
sons, aux bruits, aux voix : « La mémoire très souvent se perd
mais on reconnaît les voix, les sons, les odeurs » (D, p. 13).
Véritable leitmotiv dans Dadabe, à la limite de l’obses-
sion, la voix lénifie, fait office de baume cicatrisant. La voix
est un refuge où la narratrice se reconnaît, se retrouve. Aussi
constitue-t-elle un objet de quête permanent qui se donne à
lire comme une quête du bonheur, une quête de l’être chez un
individu en difficulté d’être, dans une ville ayant perdu le
sens des valeurs, tout caractère humain :

la ville, et son [...] visage quotidien, son visage d’indif-


férence [...]. Qu’aurais-je à faire dans cette ville [...].
Dans cette recherche qu’est la vie [...] pourquoi mentir, se
mentir ? Être adulte ne m’intéressait pas, être pressée,
affairée, menteuse. Je voulais autre chose, une autre vie,
une autre ville. Pourquoi retrouver ce quotidien, si
morose ? (D, p. 12).

Ce constat amer déclenche le regret mélancolique qui fait


affluer le souvenir de la grand-mère, qui incarne à ses yeux la
vie, avec tout ce qu’elle comporte comme chaleur humaine et
L’AÏEULE DANS DADABE 125

amour, une sorte de paradis perdu dont elle aura à jamais la


nostalgie. Mais cette femme représente également une certaine
manière de vivre intégrant l’invisible dans le quotidien,
apanage du monde traditionnel :

le chuchotement du vent dans les feuilles, me fit penser à


grand-mère qui me disait : « Dans le vent très souvent,
reviennent les ancêtres. Écoute-les, très souvent nous ne
savons plus entendre, nous ne savons même pas entendre
la voix des nôtres ». Mais quelles voix pouvais-je
entendre ici [...] ? (D, p. 10).

Ici, c’est Tananarive, la capitale et ses bruits, sa cacopho-


nie, sa foule. Tananarive qui vit même la nuit, par le truche-
ment des boîtes de nuit où les citadins viennent se réfugier
pour, soi-disant, se distraire du quotidien, se délasser, s’amuser :

J’étais venue pour danser, mais comment pouvoir le


faire quand les regards autour de soi sont fixes,
hallucinés, quel repos pourrait apporter cette musique qui
vous martèle le tympan ? Dans cette foule qui voudrait
avoir l’air de jouer, plusieurs ont l’air de fantômes,
fantômes qui s’appelleraient angoisse, solitude. [...] J’ai
essayé de me lever pour danser, et devant l’impression de
vide qui m’a assaillie, j’ai serré mes bras contre ma
poitrine pour me faire une compagnie. Mais la sérénité
n’est pas venue (D, p. 7).

Alors que la narratrice désespère de retrouver le calme, la


tranquillité, une voix se fait entendre, un peu comme par
enchantement, et « toute la folie, toutes les hantises, toutes les
angoisses sont parties, et le rythme de la musique est là, qui
berce, qui calme » (D, p. 8), car la voix peut également
séduire, comme celle de cet homme qui l’aborde et qui
deviendra plus tard son mari, une voix « basse, très basse,
chaude » (D, p. 8).
126 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Cette voix je la connais. Elle fait partie de moi, de


mes souvenirs. Elle est le vent, la fraîcheur. Des
souvenirs vont revenir, sont là, au fond de ma mémoire
[...]. La voix est très douce et une sensation de bien-être
m’envahit, l’impression d’avoir trouvé un nid, un refuge
(D, p. 8).

Et ce nid, ce refuge, c’est un petit coin de campagne, le


village de son enfance : « Ambatomanga pour moi a représenté
l’enfance, la vie » (D, p. 13).
Ce village est identifié surtout à sa grand-mère, à qui elle
pense chaque fois qu’elle se sent menacée ou en danger.
Comme ce jour où, accompagnant son grand-père, ils sont
tous les deux pris de peur à l’entrée d’Ambohitantely, réputé
pour ses cultes païens : « Je voulus rentrer, rebrousser chemin,
fuir, retrouver Ambatomanga, grand-mère, la sécurité »
(D, p. 19). La grand-mère symbolise sans conteste le cocon
familial, la chaleur d’un foyer, autrement dit, la quiétude, le
bonheur, par le sentiment de sécurité, l’assurance, la confiance
qu’elle procure, rien que par sa présence, voire par le simple
fait de l’évoquer. Mais elle fait plus encore, elle représente à
elle seule un cadre, des habitudes alimentaires et des scènes
de la vie quotidienne où chaque élément est un signe d’appar-
tenance culturelle auquel est attachée la narratrice.

Dans les bois d’eucalyptus de notre enfance, nous


courions à la recherche de l’inconnu, à la recherche de la
peur. Mais pouvions-nous rencontrer l’inconnu dans ces
bois que nous connaissions si bien, et de plus grand-mère
était si proche, grand-mère qui appelait quand là-bas dans
les rizières nous arrivait l’odeur des fritures, du riz, des
brèdes12. Elle était là, veillait sur le repas, veillait sur le
repos, veillait sur notre vie (D, p. 13).

12. Nom générique des feuilles de certaines plantes potagères dont les
Malgaches sont friands.
L’AÏEULE DANS DADABE 127

Le Malgache, dit-on, cultive la nostalgie, et la nature qui


l’entoure participe de cet état d’âme, partie intégrante de sa
personnalité originellement façonnée par l’exil. N’oublions
pas, en effet, que « [ses] ancêtres furent amenés à travers
l’océan Indien par les vents dominants et les courants venants
de l’Est, et prirent pied dans l’île13 », poussés probablement
comme tous les émigrants par le rêve d’une vie meilleure.
Maints proverbes soulignent d’ailleurs cette propension au
regret mélancolique des Malgaches, mais nous nous conten-
terons de citer le plus connu : Akanga diso an’Andringitra14 :
ny tenabe no aty, fa ny fo mametsovetso any ihany. Littéra-
lement : « pintade exilée de l’Andringitra : c’est son corps qui
est ici, mais son cœur chante là-bas ».
En fait, dire que c’est moins la grand-mère que tout ce
qu’elle symbolise que regrette la narratrice, exilée en son
propre pays, n’est pas erroné dans la mesure où cette femme
figure l’âme du peuple malgache, l’âme du pays, bref, la cul-
ture, car en elle se trouve concentrés « toute une atmosphère,
un climat d’âme, un mode d’expression, des manières d’être,
une vision de l’homme [malgache] et du monde15 ».
En effet, si nous poussons plus loin notre analyse, nous
saurons que le pays, la terre natale, se traduit en malgache par
firenena, terme ayant pour racine reny, c’est-à-dire mère.
Ainsi, le pays n’est nullement la patrie mais plutôt la
« matrie » à Madagascar. C’est ce qui explique l’attachement
viscéral des Malgaches à la terre natale, mais aussi à la terre
en tant que telle, nous dit Jean-Jacques Rabemananjara, allant
jusqu’à « l’identification charnelle avec le sol16 », laquelle se
manifeste à travers différentes coutumes, comme l’enfouis-
sement du cordon ombilical du nouveau-né dans la terre,
« consécration du lien physique établi désormais entre

13. Houlder, op. cit., p. III.


14. L’Andringitra est une montagne au nord-est d’Antananarivo.
15. Jean-Jacques Rabemananjara, « Culture et nationalisme malgaches »,
Présence Africaine, n° 18-19, février-mai 1958, p. 131.
16. Ibid., p. 138.
128 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

l’enfant et sa nouvelle mère : celle-ci le portera à jamais, et à


la vie et à la mort et le nourrira de son suc et de ses richesses,
comme l’autre mère dont il vient de se détacher17 ». Il en
serait également ainsi pour toute autre partie du corps dont le
Malgache se verrait, par malheur, amputé à la suite d’un
accident ou d’une maladie.
Autre usage courant à travers l’île, le fait de verser une
goutte sur le sol avant de boire quelque chose, « comme si
l’on ne veut rien consommer sans réserver une part à sa
mère18 ». De même, aucun Malgache ne quitte son pays sans
avoir auparavant recueilli « une parcelle de l’humus ances-
tral19 », qu’il emportera avec lui, assurant ainsi le contact
entre le pays ou la terre natale, autrement dit la « mère », et le
fils parti en exil. Autre exemple déjà signalé tout au début,
s’il arrive qu’un Malgache meure à l’étranger, parents et amis
se feront un devoir de rapatrier les restes du défunt, car « le
retour aux entrailles de la mère conditionne la renaissance
ailleurs et la communion avec tous les devanciers20 ». Il s’agit
là d’« une obligation morale dans la ligne de la tradition [...]
[permettant] la réintégration d’un frère ou d’une sœur dans le
sein de la Grande Mère et [...] sa promotion au rang sacré des
Ancêtres protecteurs21 », chose impossible hors des limites du
pays selon les croyances malgaches. Si telle est la conception
du pays, du firenena ou « matrie » à Madagascar, il entre tout
à fait dans l’ordre des choses d’identifier la grand-mère,
l’aïeule, à la Grande Mère, la Mère principale, pour reprendre
les expressions de Rabemananjara, c’est-à-dire la terre des
ancêtres, la terre natale.

17. Ibid., p. 139.


18. Ibid., p. 140.
19. Idem.
20. Idem.
21. Idem.
6
L’imaginaire du départ et de l’exil
chez Michèle Rakotoson

L’écriture est, dit-on, pour beaucoup d’écrivains, une


réaction face à la réalité et une action sur la réalité, et toute
œuvre s’enracine dans un paysage social, dans une époque,
sans toutefois s’y limiter. Tel est le cas de l’écriture des
femmes comme Michèle Rakotoson et Charlotte
Rafenomanjato ces dernières années, dont la thématique est
axée sur le malaise de vivre dans une société en pleine
déliquescence. Cependant, au-delà des destins des protago-
nistes, l’élément essentiel des œuvres qui nous intéressent ici
demeure le récit d’une crise, avec comme corollaire le départ.
Déjà, dans Dadabe, son premier roman, Michèle
Rakotoson aborde ce sujet, mais sans trop s’y attarder, tout
juste ici et là par de petites touches allusives permettant de
comprendre que le pays connaît des problèmes. Et c’est
certes pour cette raison que le grand-père médecin décide de
quitter la ville pour passer sa retraite à la campagne et se
mettre au service des plus démunis. Ainsi, en parlant des
paysans, habitants d’Ambohitantely, voilà ce qui est dit :
« [ils avaient] des yeux immenses, fous, ils avaient tous les
yeux fous [...]. Les maisons étaient à moitié écroulées, tout
dans ce village semblait délabré. Les habitants ressemblaient
130 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

aux maisons, hâves et déguenillés » (D, p. 20). Simple narra-


tion des faits, en apparence, mais tout bien considéré, on serait
tenté d’y voir une manière de défrichage, un peu comme si
Rakotoson préparait le terrain pour sa grande croisade, ou
mieux, pour cette dénonciation virulente qui sera son cheval
de bataille dans les romans à venir.
En effet, incapable de taire plus longtemps la détresse et
l’angoisse collectives de tout un peuple meurtri, avili et
muselé, révoltée de voir les siens lutter vainement pour une
survie plus que précaire et hypothétique, Rakotoson décide de
joindre sa voix à celles de beaucoup d’autres pour dénoncer
la crise politico-économique à l’origine d’un tel désastre, et
ce, sans détour aucun.

Il faisait gris sur Antananarivo ce jour-là, de ce gris


lourd, oppressant des heures qui précèdent la pluie.
Dehors, la ville semblait s’être figée dans un va-et-vient
incessant de voitures. Peu de discussions, peu de voix,
pas de rires, d’appels. [...]. Antananarivo s’était enfoncée
dans une chape (BDR, p. 11).

Nous avons là une atmosphère angoissante, prélude à une


quelconque catastrophe, l’image d’une ville, d’un monde, au
demeurant infernal, où la moindre notion de vie humaine est
absente, anéantie, car l’homme en tant qu’être vivant n’y a
plus droit de cité, y est complètement exclu. Une seule cause
à cela : la « crise économique », disait-on. « Crise écono-
mique, la déliquescence ? Crise économique ce pourrissement
insidieux qui, peu à peu, gagnait tout le pays ? » (BDR, p. 11)
s’interroge Ranja, protagoniste du Bain des reliques. De fait,
cette crise qui mine Madagascar depuis les années soixante-
dix jusqu’à aujourd’hui a fait de la Grande île un pays sans
avenir, un pays qui part en lambeaux, un pays englué dans la
misère, comme le souligne encore Ranja, non sans amertume :

Ce pays-ci s’était enfoncé, paisiblement, calmement,


dans la misère et dans l’horreur. De temps en temps, des
manifestations témoignaient d’un désir de survie, des
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 131

massacres ponctuaient les temps forts, puis tout se


calmait. Les Malgaches retournaient à leur état d’hébé-
tude. Comateux, hagards. Et la télévision était elle aussi
malgache sans avenir et sans projet (BDR, p. 15).

L’identité malgache se résumerait-elle exclusivement à


cette formule lapidaire qui a tout d’une conclusion de syllo-
gisme ? « Malgache [donc] sans avenir et sans projet », autre-
ment dit être malgache, c’est mourir, car la vie ne s’identifie-
t-elle pas à l’avenir ? Et envisager l’avenir, c’est échafauder
des projets.
Or, qu’est-ce qu’un projet, sinon « [un] objectif, [un]
arrangement de moyens pour l’exécution d’un dessein, se
rapportant à un avenir assez lointain, souvent imprécis, et
dépendant de l’imagination, de la fantaisie plutôt que de la
raison1 » ? À ce titre, l’on comprend parfaitement que Bodo,
l’héroïne de Henoy : Fragments en écorce2, associe l’avenir
auquel elle aspire aux illusions et aux rêves, l’unique moyen
pour elle, d’avoir la paix semble-t-il, le présent, « l’ici
maintenant » étant complètement désespérant et annihilant :
« Je veux un avenir, des illusions, des rêves et la paix aussi »
(HFE, p. 11), n’arrête-t-elle pas de répéter à son mari. Autant
de désirs, de besoins, pourtant simples, voire élémentaires,
que son pays n’est même pas en mesure de satisfaire, de
réaliser. Mais comment le pourrait-il lorsqu’on sait qu’à
Madagascar l’air est devenu complètement pernicieux à force
de suspicion et de répression ? Il s’agit là d’un climat
inhérent à tout régime politique aux relents de dictature, où
les arrestations arbitraires succèdent aux émeutes et où
l’élimination physique des opposants et des gêneurs devient
monnaie courante, comme le souligne si bien Ranja : « De
temps en temps, des manifestations témoignaient d’un désir

1. Henri Bénac, Dictionnaire des synonymes, Paris, Hachette, 1991,


p. 247, à l’article « dessein ».
2. Rakotoson, op. cit. Nous ferons désormais référence à ce roman par
l’acronyme HFE, suivi des pages correspondantes. Ex. : (HFE, p. 12).
132 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

de survie, des massacres ponctuaient les temps forts, puis tout


se calmait » (BDR, p. 15).
Et l’on conçoit sans problème la désertion, sinon du pays,
du moins de la capitale, par tous les protagonistes des romans
de Michèle Rakotoson, incapables d’y trouver leur place,
impuissants à vivre : « un pays foutu, une vie foutue » (BDR,
p. 24), lance encore Ranja, désabusé. En fait, « [il] se traînait
lamentablement, ne pouvait supporter le climat de révolte
larvée, de suspicion permanente et de colère rentrée » (BDR,
p. 13), aussi sa joie éclate-t-elle devant la perspective de
quitter un temps « l’horreur et [...] la misère qui hantaient la
capitale » (BDR, p. 20), afin d’aller filmer le Fanompoa ou
bain des reliques royales, dans le Moyen-Ouest malgache.
Joie de réaliser, enfin, et hors de cette ville qui ne lui donne
même pas « la possibilité d’une ambition, d’une folie, d’une
démesure » (BDR, p. 31), son rêve de faire un film, mais aussi
et surtout de se retremper dans les traditions anciennes. Un
retour au passé, qui, de son avis, rappelons-le, pourrait
exorciser le Mal. Laissons pour l’instant ce personnage et
cette œuvre analysés tout au long d’un chapitre, pour nous
concentrer sur les deux autres romans de Michèle Rakotoson,
Henoy : Fragments en écorce et Elle, au printemps, qui
traitent de la même problématique et baignent dans la même
angoisse, le même désespoir.
Ainsi, faisant écho à Ranja, mais plus radicale que lui,
parce que plus démunie et plus désespérée, Bodo surenchérit :

Que veux-tu faire dans ce pays, que veux-tu y faire,


laisse-moi m’en aller (HFE, p. 9).
Plus jamais pour moi la mort lente, plus jamais pour
moi l’enfermement et le désespoir (HFE, p. 10).
Je ne veux plus vivre en étouffant ici, je voudrais être
Satchmo et jouer du blues, Tiana, divaguer ma dérive,
chanter mon tangage. Mais les mots me quittent, l’histoire
me fuit, jamais je ne pourrai errer de par les rues et
chanter les fronts de mer. Pour larguer les amarres, il faut
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 133

avoir un port, de quel port me réclamerais-je, moi qui


n’ai que ce village perdu ? (HFE, p. 38-39).

Il est patent que Bodo dévoile là le sens profond de ses


aspirations. Ces illusions et ces rêves, si nécessaires à la vie
et auxquels elle tient tant, représentent, en somme, le grain de
folie qui permet à chacun d’agrémenter, sinon de supporter,
le quotidien. En effet, cette femme assoiffée de vie, mais
néanmoins rebelle à l’existence étriquée qui est la sienne,
cette écorchée vive, victime du mal d’être et qui se cherche
dans la blessure du quotidien, est en quête d’un brin de
fantaisie, de folie, seule chose qui puisse la retenir à la vie et
que résument les expressions suivantes : « enfermement,
divaguer, dérive, errer ». Tous ces vocables figurent, d’une
manière ou d’une autre, l’errance. Ainsi, le terme « enferme-
ment » qui, de prime abord, semble s’opposer à cette idée, s’y
rattache au contraire étroitement dans la mesure où il suppose
l’aliénation, au sens de « trouble mental entraînant une inapti-
tude à vivre en société3 » et nécessitant un internement. Or, le
propre d’un aliéné n’est-il pas de divaguer, autrement dit
d’errer, pour reprendre l’étymologie du mot ? Et pour accen-
tuer encore plus cette idée d’égarement et d’extravagance,
notons l’alliance de mots dont le moins qu’on puisse dire est
qu’elle est incongrue. Ainsi « divaguer ma dérive » relève
tout à la fois du pléonasme et de l’incohérence, si ce n’est de
l’ineptie, voire du délire logomachique. Cette expression
traduit, en fait, le refus de l’héroïne d’être emmurée, mais
aussi de végéter dans le ghetto qu’est son pays, ainsi que son
besoin démesuré et son désir exacerbé de quitter les lieux
pour un espace infini à la mesure de sa soif d’absolu. Ce que
justifient les références à l’univers marin, au champ lexical
de la mer, ou mieux, de l’océan (« dérive, tangage, fronts de
mer, larguer les amarres et port »), ce dernier constituant la
figure par excellence de l’immensité et de l’incommensurable.

3. Petit Larousse illustré, 1991.


134 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

L’expression « chanter mon tangage », quoique assez


étrange, reste toujours du domaine de l’intelligible en ce sens
qu’elle nous rappelle, sans trop de difficulté, une personne se
balançant d’avant en arrière à la manière d’un navire, un peu
comme si elle se trouvait dans un fauteuil berçant, et chantant
pour marquer la cadence. Mais l’image d’une personne ivre
s’impose également à notre esprit. En effet, l’alcool que
certains ingurgitent pour, semble-t-il, égayer leur vie, trouble
le plus souvent leur cerveau au point de les faire divaguer.
Aussi n’est-il pas étonnant de voir ce genre d’individu rêver
tout haut, chanter fort et chanceler. Ce qui rejoint, encore une
fois, l’idée du délire et de la folie. Et serait-ce trop d’évoquer
ici l’image rimbaldienne du « bateau ivre » ?
Quant à l’allusion à Satchmo jouant du blues, comment
l’expliquer sinon par le rapprochement du sort commun à
tous ceux qui ne se sentent pas bien dans leur peau, ni à leur
place nulle part, et qui se réfugient volontiers dans la musique
ou d’autres arts pour exprimer leur angoisse, leur désarroi et
leurs malheurs, comme le faisait si bien le célèbre trompet-
tiste noir américain. Le blues est une complainte du folklore
noir américain, c’est-à-dire l’expression des sentiments et des
aspirations d’un peuple au destin tragique, un peuple déporté
et donc imprégné de nostalgie douloureuse. Son sort n’est
certes pas des plus enviables, mais au moins a-t-il sa musique
pour l’aider à vivre et à tout supporter. Et l’on comprend, de
ce fait, les raisons qui ont incité Bodo à évoquer le grand
Louis Armstrong, elle qui se sent exilée dans son propre pays
et qui n’a aucun exutoire, aucun ancrage, absolument rien
pour se raccrocher à la vie : « pour larguer les amarres, il faut
un port, de quel port me réclamerais-je, moi qui n’ai que ce
village perdu ? » (HFE, p. 39). Comment peut-on, en effet,
tenir à un « bled » qui n’offre aucune ressource, aucun agré-
ment et à un pays totalement ravagé à cause de l’incurie et de
la bêtise des gouvernants, lorsqu’on est un être aussi avide
d’idéal ? Mais la référence à Satchmo, c’est aussi le vœu,
impossible à exaucer, de retourner dans l’enfance, époque
heureuse où l’on pouvait encore croire à la magie et au
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 135

pouvoir du rêve, époque où « [l’oncle] Fred venait à la maison,


et qu’ils (Tiana et Bodo) devenaient Louis Armstrong, Bessie
Smith, jazzmen américains » (HFE, p. 16).
En fait, enfermée dans cet espace clos qu’est son pays,
étouffant et débilitant à tous points de vue, et incapable, en
outre, de se réfugier dans l’imaginaire, de s’évader par le rêve
mais aussi de concrétiser ses rêves d’une vie meilleure, Bodo
ne peut que sombrer dans le désespoir. Gouffre sans fond,
celui-ci finit par avoir raison d’elle et l’engloutir complète-
ment jusqu’à ce que mort s’ensuive. La mort, « l’ultime et
tragique dérobade devant une existence [sans avenir]4 », est
le seul « ailleurs » qui lui soit accessible, un ailleurs qui n’a
donc d’égal que l’éternité : « Le corps a été retrouvé, disait la
lettre officielle, il ne porte pas de traces de coups, il s’agit
vraisemblablement d’un suicide » (HFE, p. 10). Son désir
d’évasion assouvie, Bodo est ainsi délivrée de ses angoisses
existentielles.
Or, se donner la mort est chose impensable pour le
Malgache qui a coutume d’affirmer : Mamy ny aina, « La vie
est douce ». D’ailleurs, certains proverbes5 relatifs à la mort
sont des plus édifiants. Pour n’en citer que quelques-uns :
Aleo ho faty ampitso toy izay ho faty anio, « Il vaut mieux
mourir demain qu’aujourd’hui », ou Raha samy ho faty ihany,
dia aleo ho maty ny zanak’anabavy, na Ranaotra, « Puisqu’il
faut bien que quelqu’un meure, il vaut mieux que ce soit
l’enfant de ma sœur ou mon beau-frère, plutôt que moi ». La
sagesse populaire malgache favoriserait-elle une conception
égoïste de la vie ? Quoi qu’il en soit, nul Malgache n’est censé
oublier que ce n’est pas celui qui vit qui s’ôte la vie (Ny aina
tsy afaky ny tompony), parce que la vie est avant tout un bien,
et que même si à Madagascar, comme nous l’avons si souvent
répété tout au long de notre analyse, la mort est partie

4. Loïs Lavallée Stone, Jean-Joseph Rabearivelo, poète malgache


d’expression française, mémoire de maîtrise, Département d’études
françaises, Université de Montréal, 1975, p. 27.
5. Houlder, op. cit., p. 182.
136 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

intégrante de la vie, il est plus que rare de voir le Malgache la


provoquer.
Dans Elle, au printemps6, il est également question de
départ, mais de façon moins dramatique, car ce départ n’est
pas ad vitam aeternam, même si les raisons qui poussent
l’héroïne à partir sont les mêmes que celles de Ranja et Bodo.
En effet, si Sahondra décide, elle aussi, de quitter son pays,
c’est parce qu’elle y étouffe : « Il fallait que je parte de chez
moi, disait-elle » (EP, p. 86), comme si elle voulait excuser sa
présence en terre étrangère, ou plutôt ce qu’il peut y avoir
d’insolite dans sa présence auprès de tous ces Blancs, de
parfaits inconnus, qui sont ses compagnons de voyage, et qui
ne lui demandent pourtant rien, dans ce train qui la conduit
vers Lille. Mais comme « elle était la seule Noire, désignée,
croyait-elle, aux regards publics, à la curiosité et à la malveil-
lance » (EP, p. 82), il lui semble nécessaire de leur fournir un
minimum d’explication. « Vous savez, c’est tellement diffi-
cile là-bas maintenant, ici j’ai peut-être un avenir, là-bas... et
puis comment vivre sous un régime militaire ? » (EP, p. 86).
Certes, « bon nombre de ses voisins ne pouvaient situer
Madagascar sur une carte, mais tous savaient à peu près ce
que pouvait être un régime militaire... Ils l’écoutaient quasi-
ment tous » (EP, p. 86).
Le malheur véritable, c’est la mort de l’espoir et du désir.
Et c’est parce que Sahondra refuse de mourir avec son pays et
qu’elle aspire encore au bonheur envers et contre tout dans sa
quête d’un mieux-être et d’un ciel plus clément qu’elle « rêve
d’aller ailleurs. Dans des pays où peut-être on vivait mieux »
(EP, p. 15). En effet,

son pays lui semblait être une prison insupportable, tout y


était gris : les vêtements des gens, les costumes des mili-
taires, les voitures, jusqu’à la couleur du ciel qui

6. Michèle, Rakotoson, Elle, au printemps, Saint-Maur, Éditions Sépia,


1996, p. 86. Les références à cette œuvre seront désormais notées
comme suit : (EP, p. ...).
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 137

l’étouffait. Il lui fallait sortir [...]. Elle ne pouvait conti-


nuer à vivre dans cette île, dans cette atmosphère de
répression et d’incarcération permanente, elle n’en
pouvait plus de voir les gens mourir dans la rue [...]. Elle
voulait un avenir, un avenir qui ne soit pas seulement une
quête désespérée de survie (EP, p. 19-20).

De fait, « rien ni personne ne pourrait l’empêcher de


partir, elle savait bien qu’il n’y avait pas de paradis sur terre »
(EP, p. 19). Mais cela ne change en rien sa décision. D’ail-
leurs, la voilà poussée dans cette entreprise par sa mère,
certainement lasse elle aussi de vivre dans la précarité et
animée sans nul doute par l’espoir d’offrir un avenir meilleur
à ses enfants : « Pars ma fille, pars, lui avait-elle dit un jour.
Ici c’est trop dur. Il faut que quelqu’un gagne de l’argent.
Regarde les enfants de tes frères et sœurs... » (EP, p. 7). Partir
en cette période de crise politico-économique, c’est évidem-
ment aller au pays des Blancs, en Occident. C’est partir en
France, ce pays de cocagne dont on leur a fait longtemps
miroiter les richesses. « Là-bas, c’est un pays riche. Les
voisins le racontaient souvent, les magasins remplis de
nourriture, les poubelles où tout est jeté [...] » (EP, p. 7).
Mais partir, pour un Malgache encore célibataire, c’est
avoir à l’esprit sa famille restée au pays et qui compte sur son
aide : « Regarde les enfants de tes frères et sœurs... » Et aller
sous d’autres cieux, ce n’est point oublier ce qu’on est, son
pays, ses racines. L’exil, au contraire, renforce encore plus le
sentiment identitaire, car c’est face à l’Autre, à la différence,
qu’on réalise vraiment ce qu’on est. Comme le souligne si
bien Marc Gontard : « l’expérience de l’altérité a [...] pour
corollaire l’éveil à la conscience de soi [...] [et] conduit [...]
inéluctablement au problème fondamental de l’identité7 ».
Ainsi, la mémoire des traditions, l’héritage culturel et surtout
l’esprit malgache véhiculé par le personnage de la grand-

7. Gontard, op. cit., p. 31.


138 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

mère, sorte d’égérie qui de l’au-delà continue de « conseiller »


et de veiller sur sa descendance, feront de l’exil volontaire de
Sahondra, une expérience somme toute supportable, malgré
les désillusions et autres déboires des premières semaines en
sol français.
En effet, sitôt débarquée à Orly, elle doit faire face à un
problème et non des moindres. Son amie Marie, son seul
contact en France, lui a fait faux bond : « Marie n’était pas
là » (EP, p. 31) pour l’accueillir à son arrivée.

La peur [...] lui nouait la gorge, faisait flageoler ses


jambes, la paralysait [...]. Elle était seule en France [...].
Une fois de plus elle avait couru devant ses rêves, mais
[...] ceux-ci tournaient au cauchemar et [...] elle ne savait
plus que faire... Alors, elle s’assit par terre, les jambes
repliées sous sa jupe, comme le faisait Grand-Mère
quand elle avait à réfléchir longuement (EP, p. 33).

Et ce, faisant fi de son éducation qui lui recommandait de


garder sa dignité. Sahondra comprend qu’au lieu de pleurer, il
lui faut plutôt se prendre en main et trouver une solution. Pour
commencer, s’informer. Mais autour d’elle, c’est l’indiffé-
rence totale :

Personne ne s’arrêtait, personne ne la regardait. Elle


eut une impression atroce, celle de ne pas exister, d’être
là, dans le décor, sans même être un élément du décor,
personne ne se tournait vers elle, les regards fuyaient (EP,
p. 33).

On conçoit aisément que vivre une telle situation puisse


être insoutenable pour cette jeune fille habituée aux convi-
vialités malgaches, dont toute la famille s’est déplacée pour
lui faire ses adieux : « Il faisait très beau ce jour-là, à
Antananarivo, comme les jours de départ [...]. Ils étaient tous
venus à l’aéroport pour l’accompagner : le père, la mère, les
sœurs, les frères, les cousins » (EP, p. 7).
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 139

Mais devrait-elle s’étonner d’une telle attitude de la part


des Blancs après ce qu’elle a déjà constaté et vécu dans la
salle de transit d’Ivato, l’aéroport international de
Madagascar ? Cette salle, où se trouve confinée une faune
silencieuse, indifférente, presque antipathique, chacun restant
sur son quant-à-soi, constitue « une sorte d’antichambre de
l’Occident, dont elle donne un avant-goût8 ».

Elle était restée encore une heure à attendre dans la


salle de transit [...]. Le silence régnait dans la salle, un
silence feutré. Tout le monde parlait à voix basse. Elle se
sentit paralysée. Ici, plus de cris, plus de rires, plus de
larmes [...]. On était presqu’en Occident ici [...] ! Elle
regarda autour d’elle, essaya de reconnaître des visages,
se mit en quête d’amis... chacun regardait ailleurs, l’air
blasé. Une jeune femme l’effleura du regard et Sahondra
eut l’impression atroce qu’elle n’existait pas [...] (EP,
p. 13).

Mais pourquoi cette insistance, cet acharnement à dire


l’horreur et l’indicible de la part de Rakotoson ? Serait-ce
parce que justement l’horreur perdure dans son pays et qu’on
n’offre au peuple que couvre-feu, détresse, mort ? Serait-ce
parce qu’il faut à tout prix continuer de secouer les pruniers
que sont ses compatriotes qui, par peur viscérale des repré-
sailles, choisissent délibérément de baisser les bras ? Mais
l’Histoire est là pour leur donner raison. Le souvenir du
massacre du 29 mars 1947, perpétré par les colonisateurs
pour mater ce qu’ils appelaient une « rébellion », demeure
dans l’esprit de chacun, et ce, d’autant plus qu’on le commé-
more tous les ans. Ce sursaut de dignité vite réprimé, réduit à
néant par des hommes uniquement soucieux de leurs intérêts,
a fait des milliers de victimes. Une autre date continue égale-
ment de hanter la mémoire malgache, celle du 13 mai 1972,

8. Michèle Ratovonony, Identité culturelle et mythe européen dans « Un


Nègre à Paris » de Bernard B. Dadié, op. cit., p. 63.
140 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

jour où les militaires ont tiré sur des milliers d’étudiants en


grève, rassemblés sur la place de l’Hôtel de ville
d’Antananarivo, pour exprimer leur « ras-le-bol » d’un gou-
vernement fantoche. Et beaucoup plus proche encore de nous,
en 1991, rappelons cette autre hécatombe : d’innocentes
victimes expiatoires tombent comme des mouches sous les
balles tirées du haut des hélicoptères pilotés par des soldats,
lors de la marche pacifique de toute une population vers
Iavoloha, le palais présidentiel, aux fins de négociations,
après des mois et des mois de grève généralisée.
L’Histoire est une perpétuelle répétition, on le sait. Par
expérience donc, ou peut-être par atavisme aussi, les
Malgaches préfèrent s’en tenir à cette mentalité héritée des
Anciens, voulant que, face à l’adversité, l’on se contente de
soupirer : izao no anjara ka zakaina, « c’est la destinée et
l’on doit s’y soumettre », ou encore : izao no lahatr’Andria-
manitra, c’est-à-dire « tels sont les ordres de la Providence ».
Deux notions qui se rapprochent, comme nous l’avons
souligné au début, du Fatum ou du « c’était écrit » islamique,
auxquels nul ne peut se soustraire. Car on le sait, le destin est
chose irrévocable et irréversible. Il ne reste donc plus qu’à
s’incliner, qu’à se résigner à son triste sort, sans chercher en
aucune façon à le dépasser. Et c’est justement cette inertie
que reproche Bodo à son mari Tiana dans Henoy : Fragments
en écorce (HFE), qui, contrairement à elle, a préféré croupir
dans son pays :

Ton pays devient un pays de zombies, dans lequel toi-


même fais semblant d’exister, tu ne crois plus en rien et
mimes les gestes quotidiens. Tu vas à ton bureau, reviens
dans ta maison, tu arrives même à faire l’amour, mais
tout cela n’est que mécanique rodée (HFE, p. 10).

« Plus jamais pour moi cela Tiana » (HFE, p. 10), lui dit-
elle un jour, et « [elle] était partie sans plus jamais donner
signe de vie » (HFE, p. 9).
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 141

Quel remède, quel palliatif s’offre donc au Malgache pour


ne pas sombrer avec le pays ? Loin de se livrer en aveugle au
destin qui les entraîne, les protagonistes des romans de
Michèle Rakotoson vont écarter tout sentiment de résignation
et d’impuissance face à la tyrannie du pouvoir et à la crise qui
meurtrissent leur pays. Ils vont tous chercher un moyen de
fuir, si ce n’est leur pays, du moins leur quotidien, car c’est
bien de fuite qu’il s’agit, comme le reconnaissent les person-
nages :

Dans ce train qui l’emmenait Dieu sait où [...],


[Sahondra, surprise et heureuse de savoir que l’on
connaît son pays, racontant à ce monsieur qui l’avait
interpelée], [...] ce pays qui était si loin, ce pays [...], qui
était le sien [...], n’était [plus] cette étudiante qui avait fui
son pays en larguant toutes les bouées de sauvetage, elle
était Sahondra bercée par ses souvenirs (EP, p. 84-85).

Or le désir de fuite, puis la fuite elle-même, n’ont jamais


constitué une solution à un problème.
La place de choix qu’occupe pourtant le départ dans
l’œuvre de Michèle Rakotoson semble suggérer que celui-ci
soit le seul recours, la solution idéale pour oublier « un quoti-
dien morose » (D, p. 12 ; HFE, p. 11), ou pire, synonyme de
« mort lente » (HFE, p. 10). Peu importe d’ailleurs la desti-
nation, peu importe également la forme que revêt ce voyage,
peu importe enfin ce que l’on quitte, chaque personnage y
trouve son compte, car l’essentiel est tout simplement de
larguer les amarres.
Ainsi, nous avons vu Ranja partir réaliser son rêve de faire
un film et laisser, sans remords, sans scrupule aucun, sa
femme, qui malgré ses infidélités et sa vie de raté l’adore :
« Mais comment lui dire qu’elle l’aimait ? L’aimait à la folie,
à en crever ? » (BDR, p. 45). D’ailleurs, Noro ne demandait
qu’à le suivre, qu’à tout partager avec lui :

Je voudrais venir avec toi, être avec toi, Ranja, lui


avait-elle dit. Ce film sera ton premier film. Tu ne veux
142 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

pas le partager. Tu ne sais pas partager. Tu existes, tu vis,


et moi, je suis là, pourquoi ? pour qui ? Et elle avait
pleuré sans retenue, dans cette salle de café si digne, si
chic (BDR, p. 45).

Par un curieux phénomène d’osmose ou de mimétisme, ou


d’influence, l’on ne sait trop, à la crise économique répond la
crise conjugale. Ainsi, le départ de Ranja ressemble plus à
une fuite, voire à une double fuite qui relève du désir de
concrétiser son rêve, en vue de recouvrer cette estime de soi
qu’il n’avait plus. Or, la fuite, avons-nous dit, ne résout abso-
lument rien, elle est plutôt synonyme de lâcheté, et ne fait
qu’aggraver la situation. Le drame de Ranja c’est, tout bien
considéré, le drame de l’exilé qui, de retour au pays, veut se
rebâtir une patrie, mais que des ambitions déçues et une vie
quotidienne étriquée rejettent dans son exil.
De plus, sur la route du Moyen-Ouest, le même spectacle
de désolation continue de le poursuivre :

Des kilomètres et des kilomètres de steppes


déboisées. [...] les terres se désertifiaient peu à peu. Les
champs faisaient place aux rochers, à la caillasse et à la
latérite. Et au bord de la route, les dernières touffes
d’herbe, rescapées des feux de brousse, semblaient
figées. La famine rôdait (BDR, p. 45).
[Lorsqu’]ils arrivèrent à Ambohitra, [...] devant [eux]
se trouvait la charogne d’un chien, une charogne puante.
Et dans le grouillement des vers qui infestaient les
entrailles éclatées au milieu d’un véritable ballet de
mouches bleues, le museau restait grand ouvert [...]. Le
village était désert ! La place du marché, vide. Les
fenêtres et les portes des maisons étaient closes, les
palissades fermées. [...] Rien que la terre stérile, la terre
morte, la latérite (BDR, p. 47).

Une fois sur les lieux de tournage de son film, il trébuche


sur des obstacles, commet des impairs, autant d’événements
fatals qui le confortent dans son destin de raté et d’exilé que
L’IMAGINAIRE DU DÉPART ET DE L’EXIL 143

seule la mort peut sauver. Ainsi, comme nous l’avons vu, sa


mort semble bel et bien relever d’une espèce de karma qui a
jusqu’ici présidé à sa vie toute entière. Il en est de même pour
Bodo, pendant féminin de Ranja.
Ainsi, ceux qui ne sont pas en mesure de quitter concrète-
ment la ville, le pays, partent vers un ailleurs imaginaire où
tout est possible, où tout est beau et merveilleux. Dès l’en-
fance, la narratrice de Dadabe se complaît dans le fantasme et
effectue allègrement une distorsion de la réalité concernant
son grand-père, à laquelle le métier de médecin se prête
aisément. Tour à tour déifié et mythifié, Dadabe peuple tous
ses rêves, avoue-t-elle. Plus tard, rompue aux ficelles de ce
genre d’activité, la voilà qui déambule à travers Tananarive et
transfigure peu à peu sa ville et en fait une ville fantastique :

La brume était là, qui voilait toutes les silhouettes


donnant un aspect féerique à la ville, qui devenait une
ville d’ouate, pudique, cachée. Et pourtant elle était
donnée, offerte, [...]. Je voyais les maisons, les rues
vidées de tous les habitants inopportuns, habillées d’une
sérénité inhabituelle, étrange. J’errais à travers ma ville, à
la recherche [...] d’une vie autre, tout était éclairé d’une
lumière diffuse, d’une lumière intérieure, de paix, de
tranquillité. J’eus l’impression de faire corps avec ma
ville, [...] de l’aimer, les vagues avaient reflué au loin,
l’angoisse avait reflué au loin (D, p. 11-12).

Toutes les aspirations de la jeune femme, son rêve d’une


vie autre, se trouvent condensés dans ce passage d’où se
dégage un sentiment de bonheur mystérieux.
En fait, nous avons ici toute une imagerie du merveilleux
au sens où l’entend Jacques Stephen Alexis9, où l’on assiste à
un décalage entre le regard et la réalité, où les frontières entre
le réel et l’illusion se brouillent : « qu’est-ce donc que le

9. Jacques Stephen Alexis, « Du réalisme merveilleux des Haïtiens »,


Présence africaine, n° 8-10, juin-novembre 1956, p. 264.
144 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

merveilleux sinon l’imagerie dans laquelle un peuple enve-


loppe son expérience, reflète sa conception du monde et de la
vie, sa foi, son espérance, sa confiance en l’homme, en une
plus grande justice10 ? » Et c’est cette même quête impossible
du merveilleux dans le quotidien, dans la réalité par trop
intenable, qui pousse Bodo, le personnage de Henoy, au
départ : « je veux un avenir, des illusions, des rêves et la paix
aussi, a-t-elle dit à son mari » (HFE, p. 11). Mais n’ayant plus
aucun ressort pour lutter contre l’étouffement d’une vie routi-
nière, « l’enfermement et le désespoir » (HFE, p. 10), plus
aucun ressort pour se fabriquer des rêves, le départ devient
impérieux, car c’est la seule échappatoire, un départ définitif,
sans espoir de retour puisqu’elle a choisi de se donner la mort
pour avoir cette paix à laquelle elle aspire tant : « le corps a
été retrouvé, disait la lettre officielle, il ne porte pas de traces
de coups, il s’agit vraisemblablement d’un suicide » (HFE,
p. 10). Ce faisant, « elle [...] laissa son mari dans leur pays,
dans cette carrière qu’il avait choisie, dans ses responsabilités
et un quotidien morose » (HFE, p. 11).

10. Ibid., p. 267.


7
L’homme debout et le peuple
dans Chronique d’une saison
carcérale en Lémurie de Raymond
William Rabemananjara

Dans Chronique d’une saison carcérale en Lémurie1, un


récit autobiographique aux relents quelque peu polémiques,
Raymond William Rabemananjara entreprend d’explorer
deux notions à ses yeux fondamentales pour (re)construire un
vrai pays et le conduire sur la voie du progrès, celle
« d’homme debout » et celle de « dialogue », dans une
société malgache en pleine mutation. Nous sommes dans la
deuxième moitié de la décennie des années 1970. La Grande
île, affectueusement et poétiquement appelée Lémurie2 par
l’auteur, vient de tourner la page néocolonialiste de son

1. Raymond William Rabemananjara, Chronique d’une saison carcérale


en Lémurie, Antananarivo, Éditions Revue de l’Océan Indien, 1990.
Nous ferons désormais référence à ce roman par l’acronyme CL, suivi
des pages correspondantes. Ex. : (CL, p. 12).
2. Le terme Lémurie fait référence à un mythe voulant que Madagascar et
les petites îles avoisinantes soient nées au cours de l’ère tertiaire de la
dislocation d’un continent austral, la Lémurie, à la suite d’un cata-
clysme.
146 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

histoire pour entamer un virage révolutionnaire d’allégeance


socialiste, avec tout ce qu’une telle doctrine suppose comme
paranoïa de la part des dirigeants.
Par contraste avec les romans de Michèle Rakotoson, où
les images de la ruine et de la mort prédominent à la limite de
l’obsession, Rabemananjara parle d’« [un pays malgache]
béni des Dieux, d’une troublante originalité par son peuple-
ment, sa faune et sa flore » (CL, p. 94), en un mot, d’un pays
plus que pittoresque. Certes, il aurait pu, lui aussi, parler des
quartiers populaires et pauvres qu’il doit, du reste, traverser
pour aller chez lui, à Ilanivato ; au contraire, quand il évoque
son pays, ce sont les fleurs, les arbres, bref, la richesse de la
nature qui s’imposent à son esprit :

Je n’ai cessé d’aimer les animaux domestiques, les


fleurs, les oiseaux et les petits poissons d’agrément. En
fait, je suis attaché à tout ce qui vit, à toutes les
expressions de la vie dans sa richesse incommensurable.
C’est une philosophie, une manière de comprendre le
monde et peut-être l’univers (CL, p. 27).

Très souvent, c’est le tableau d’une île quasiment para-


disiaque qu’il brosse, non sans amour, comme il le fait le jour
de son départ précipité de Madagascar, après un séjour
écourté par un complot ourdi contre lui par des politicards
« envieux et jaloux, acharnés à le faire cisailler » (CL, p. 60) :
« Quand retournerais-je en ces lieux bénis des Ancêtres ?
Quand de ma véranda, pourrais-je de nouveau admirer, au
crépuscule, le soleil d’Imerina disparaître à l’horizon, avec
ses feux sublimes ? » (CL, p. 101). L’itération de l’expression
« béni » dans le récit (béni des Dieux et béni des Ancêtres),
en parlant de son pays et de toutes les merveilles qu’il
renferme, laisse supposer qu’il s’agit là d’un privilège à nul
autre accordé et qu’il faut savoir apprécier.
Rappelons que cet homme si nostalgique et si malheureux
de devoir quitter le sol malgache est une figure historique qui
a toujours œuvré pour le bien de son pays. Cet homme à
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 147

l’origine de l’indépendance retrouvée de Madagascar a


pourtant toutes les raisons d’éprouver du ressentiment, ou
même de voir désormais son île à travers le prisme d’une
rancœur tenace, voire de ne plus vouloir y remettre les pieds
après l’affront qu’il vient de subir :

J’étais donc l’objet d’une commission rogatoire pour


complot, atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de
l’État (CL, p. 41).
Non seulement j’étais détenu, mais mon inculpation
est gravissime. À mon égard, on n’a donc pas lésiné. On
a frappé fort. En fait, j’étais un peu flatté ; [...] un
complot politique contre un système omniprésent et
omnipotent, bref, une dictature, cela n’est pas de la
capacité du vulgaire (CL, p. 46).

Nous avons là les réflexions d’un homme qui ne manque


pas d’humour et qui, face à l’adversité, ne se laisse point
abattre mais adopte plutôt une attitude positive, toute de
philosophie et de sagesse, et ce, d’autant plus qu’il n’a rien à
se reprocher. Attitude dont il ne se départira pas durant son
incarcération, mais aussi tout au long de cette chronique, car
il s’agit chez lui d’un trait de caractère, de sa nature. Ainsi,
lors de sa détention, nous le voyons sans cesse cogiter, dialo-
guer avec lui-même, l’esprit en éveil, toujours aux aguets :

Que vais-je faire ? J’étais pris dans une nasse, il me


fallait m’en sortir. Donc pas d’agitation, pas
d’abattement, pas de récrimination. Attendre et voir !
Surtout faire le mic-mac, faire semblant, et en toutes
circonstances, manifester une attitude spartiale [sic], et
appliquer les principes du réarmement moral, c’est-à-
dire, laisser au vestiaire les rancunes, ouvrir le cœur et
l’esprit à l’humilité et à la tolérance (CL, p. 42).

En fait, sa force réside dans cette résolution de « sans


cesse penser et renforcer [sa] capacité de résistance » (CL,
148 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

p. 42), mais aussi et surtout dans son aptitude à ne rien


prendre au tragique, voire, de prendre le parti d’en rire.
C’est l’attitude qu’on voit à l’œuvre lors de la perquisition
à son domicile. Une fois passé le choc, « maîtrisant [sa]
surprise et [son] étonnement » (CL, p. 33), c’est un homme
parfaitement à l’aise, très décontracté, sûr de lui, qui invite la
cohorte d’inspecteurs à faire leur métier. Au lieu de
s’inquiéter outre mesure de l’irruption inopinée de toute cette
escouade chez lui, Rabemananjara semble plutôt prendre
l’incident à la légère. Mieux, le voilà en train de s’amuser à
jouer le guide, exactement comme il l’aurait fait avec des
amis ou de simples visiteurs désireux de faire le tour de sa
propriété. Ce qui ne l’empêche pas, au besoin, d’envoyer
quelques flèches :

Un inspecteur s’était interrogé sur la présence des


portraits accrochés. Ce fut pour moi l’occasion d’être
espiègle et féroce :
– Cette noble dame, c’est ma grand-mère. Nous
sommes une grande famille fière de nos racines. La toile
est d’un maître malgache, à l’époque où l’on respectait
certaines valeurs !
Je poursuivais imperturbable.
– Ici, c’est Sa Majesté la Reine Élisabeth II de
Grande-Bretagne, Reine du Canada, de l’Australie et
d’autres États du Commonwealth. Sous l’ancien régime
de la Monarchie, Madagascar avait tissé des liens
privilégiés avec le Royaume-Uni. Avec le temps, les
choses ont évolué. Nous sommes devenus Français, puis
nous avons retrouvé notre indépendance. [...]
– Ici, c’est le Prince Saïd Ibrahim, le Chef de la
Famille royale des Comores. Paix à son âme, il est mort
lors d’un pèlerinage à La Mecque. Quelle belle mort pour
un Croyant ! C’était un fils de cette maison. Il était
souvent assis, là où vous êtes.
Un sbire écarquilla des yeux stupides. Face à d’aussi
illustres personnages, il vacillait dans sa petitesse
(CL, p. 33-34).
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 149

Une fois dans le jardin, il poursuit son petit jeu avec un


malin plaisir.

Derrière vous, le tombeau de mes ancêtres, un général


de la Reine, un homme de rigueur, d’ordre et de
discipline. En ce moment même, il nous regarde dans son
éternité. Mais n’ayez pas peur, il ne viendra pas, ce soir,
tourmenter votre sommeil (CL, p. 37).

La croyance populaire malgache veut, en effet, que celui


qui s’est montré irrespectueux envers les morts, en profanant
par exemple un tombeau, sera tourmenté par ces derniers
durant la nuit. Or, il faut avoir à l’esprit que Rabemananjara a
sa propriété à Ilanivato, l’une des douze collines sacrées de
l’Imerina – « À Ilanivato, notre colline sacrée, nos voisins
venaient en cortège pour nous présenter leurs souhaits de
bienvenue » (CL, p. 10) –, et que sa maison cohabite, comme
c’est fréquent dans la périphérie d’Antananarivo, avec le
caveau familial. Cette perquisition qui n’a pas raison d’être et
s’est évidemment avérée infructueuse – même si l’auteur ne
manque pas d’ironiser qu’« au moins ils n’ont pas perdu leur
temps, ils se sont instruits » (CL, p. 35) –, constitue, en un
sens, une sorte de profanation d’un lieu sacré. Ce qui
explique, d’une certaine manière, la réaction des policiers
après sa remarque : « Il y eut un mouvement divers. Le
groupe se ressera [sic] autour de moi, comme pour se
protéger d’une menace quelconque. On eût cru que la colère
des Ancêtres allait tomber sur eux » (CL, p. 37).
Ainsi, nous pouvons dire que toute cette séquence à propos
de la perquisition donnera le ton du récit. En effet, le détache-
ment affiché par Rabemananjara et le ludisme avec lequel il
prend l’incident augure d’ores et déjà de son attitude
ultérieure, pour la suite des événements. Ces derniers vont
d’ailleurs se précipiter et iront crescendo. Mais malgré le
tragique de la situation, tout sera abordé, vécu par l’auteur sur
le mode léger, optimiste, presque en spectateur. Et le ressort
sous-tendant un tel comportement est, sans conteste, ce senti-
150 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

ment profond de la nature qui l’a toujours habité à la façon


des romantiques :

Sur les terres ancestrales, mon plaisir était de planter


des arbres, de veiller aux cultures. À Ilanivato même, je
faisais pousser des légumes de toutes sortes, je surveillais
les arbres fruitiers. Ma grande préoccupation était les
fleurs. Toute la propriété en était semée. La fleur est une
expression merveilleuse de la vie. Je voulais qu’il y en
eût partout, non pas seulement pour un besoin esthétique,
mais par un sentiment profond d’harmonie avec la nature
(CL, p. 52).

Le livre, d’ailleurs, est un véritable hymne à la nature.


Tout, pour l’auteur, est prétexte à l’exalter, dans ses moindres
manifestations. C’est ainsi que, lors de cette fameuse perqui-
sition, pendant que les policiers s’acharnent, en vain, à
trouver des pièces compromettantes ou, qui sait, peut-être
aussi « [des] armes [ou des] bazookas [pouvant] mettre en
péril l’ordre établi » (CL, p. 34), Rabemananjara, lui, jouit
pleinement du spectacle de la nature : « Le soleil brillait et le
ciel était d’azur. Encore une journée qui s’annonçait agréable.
Les tulipes vont s’ouvrir. Dans tout le parc, on sentait la
nature frémir au baiser de l’été naissant » (CL, p. 35). Pour-
tant, la situation ne se prête nullement à ce genre de consi-
dérations.
Mais, cette façon tout à fait naturelle de se dissocier de ce
qui se passe, cette distanciation au sens dramatique du terme,
en impose forcément à ces hommes, « un véritable commando
venu débusquer un ennemi redoutable » (CL, p. 36) et qui
trouve à la place un « personnage [remarquable], si chargé du
sens de l’Histoire, [qui] ne se contente pas d’avoir écrit
l’Histoire de la Nation malgache, d’avoir été l’homme de
l’action nationale, [mais] veut encore être un témoin et qui
témoigne » (CL, p. 37). De mémoire de Malgache, doivent-ils
tous penser, il est bien le seul à avoir planté des arbres dans
son jardin pour commémorer l’Indépendance retrouvée le
26 juin 1960 :
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 151

– C’est elle [en pointant Bodovola sa femme du doigt]


qui a planté ces sapins, le 26 juin 1960 ; pour commé-
morer à jamais le retour à l’Indépendance nationale. À
l’époque, je fus absent. J’étais en poste en Afrique, à
Niamey, pour aider nos amis Africains (CL, p 37).

En conséquence, on comprend qu’aucun d’entre eux n’ait


commis un geste ni émis un seul mot déplacés durant leurs
investigations. Il semble que tout se soit déroulé dans les
règles de la bienséance et du respect mutuel, avec la compli-
cité bienveillante de la nature qui les entoure. Rabemananjara
ne peut s’empêcher d’en faire la remarque :

Il était près de onze heures trente. Le soleil était au


zénith. Sans la brigade soldatesque qui bloquait encore
les issues, on eût pu imaginer que l’on était dans quelque
garden-party, au milieu des fleurs qui se dodelinaient
sous la caresse du vent léger. Mes visiteurs semblaient
ravis, épanouis. Ils revivaient un moment de l’Histoire.
Et c’était l’Histoire de leur pays (CL, p. 38).

Quant à lui, il est tout simplement satisfait « d’avoir pu


dire ce qu’[il] avait à dire, d’avoir montré à quel milieu il
appartenait » (CL, p. 35). De toute évidence, ce qui aurait dû
être un désagrément prend presque l’allure d’une réunion
mondaine, et dans cette perquisition qui tourne à la parodie
discrète, l’on est tenté de voir un pied de nez à l’encontre de
ses instigateurs.
Cependant, Rabemananjara n’est pas au bout de ses sur-
prises. Une fois au ministère de l’Intérieur pour la signature
du procès-verbal, après lecture du document, il comprend
avec stupéfaction qu’il est accusé de complot contre l’État et
que l’affaire est des plus sérieuses. Mais encore une fois, et
très vite, il arrive à se contrôler, « mon sang ne fit qu’un tour.
J’ai maîtrisé ma réaction pour ne manifester aucune fai-
blesse » (CL, p. 41). D’ailleurs, son optimisme à toute épreuve
reprend tout aussi rapidement le dessus pour transcender « cet
autre incident » (CL, p. 42), expression qui découle, semble-t-il,
152 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

de sa volonté de vouloir à tout prix relativiser les choses :


« J’attendais et j’étais malgré tout confiant » (CL, p. 42). Plus
loin, toujours animé par sa foi en l’homme, en la justice et en
la vérité, il dira : « J’étais seulement persuadé qu’un État de
droit ne pouvait pas se conduire d’une façon aussi légère à
l’égard des citoyens » (CL, p. 58). Quand on sait que le
citoyen en question est un homme qui, de notoriété publique,
figure à la fois le patriotisme et le nationalisme malgaches, il
y a lieu de se poser des questions sur les assises et la valeur
du gouvernement en place.

Au fond de moi-même je me suis demandé comment


on pouvait traiter de cette sorte quelqu’un qui était, sans
fausse modestie, parmi les héros de l’Indépendance, de la
fierté nationale ! On avait donc perdu le sens de la
dignité pour masquer le blason d’une idéologie, dont la
victime sera le peuple des paysans, des travailleurs et des
déshérités (CL, p. 23).

Mais pour l’heure, la victime est, sans conteste, un homme


qui ne se laisse nullement démonter. Et si l’on considère le
personnage de l’auteur-narrateur à la lumière de tout ce que
nous avons vu jusqu’ici, nous pouvons d’ores et déjà voir, à
travers lui, une première illustration de la notion d’« homme
debout ».
Cette notion va se préciser au fil du récit par le biais
d’autres personnages auxquels il fera référence ou qu’il va
rencontrer, mais aussi et surtout à mesure que nous verrons se
dessiner, d’une manière distincte, l’homme que cache la per-
sonnalité publique qu’est Raymond William Rabemananjara.
Ainsi, lorsqu’il apprend que, jusqu’à nouvel ordre, il sera
gardé à vue, donc détenu, il ne peut se retenir d’évoquer,
voire de se comparer, mutatis mutandis, à

De Gaulle [...] naguère inculpé de haute trahison, [mais


dit-il], cela ne l’a pas empêché de sauver la Patrie
française et de rétablir les libertés et la République. Moi,
je n’ai jamais prétendu accomplir de si hauts faits. Dans
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 153

mon pays, j’ai pu simplement et modestement participer


à la restauration de notre dignité. Peut-être demain,
aurais-je encore vocation d’être parmi ceux qui œuvreront
pour nous sauver du chloroforme et de la médiocrité
(CL, p. 46).

Voilà qui en dit long, une fois de plus, sur son caractère et
l’état d’esprit dans lequel il se trouve, même privé de liberté,
et qui nous conforte dans l’idée qu’il répond, à juste titre, à la
définition que l’on pourrait donner d’« un homme debout »,
tout comme il l’a fait pour de Gaulle. Homme de principes,
de conviction, mais aussi homme d’action et surtout un vrai
patriote, le Général incarne à ses yeux, « un homme debout »,
comme il le souligne lors d’un interrogatoire à la suite de la
rébellion malgache du 29 mars 1947, où « figurant parmi les
chefs historiques du mouvement national de libération » (CL,
p. 15), il fut convoqué comme suspect, au Palais de justice de
Paris. Répondant tout simplement « C’est un homme debout »
(CL, p. 16) quand on lui demande ce qu’il pense du général
de Gaulle, cette formule laconique lui vaut bien des égards de
la part du juge d’instruction, et ce, à son grand étonnement.
Bref, bien que les raisons de sa garde à vue demeurent
nébuleuses, obscures, et que les conditions de sa détention
soient révoltantes, eu égard à ce qu’il représente pour la
nation malgache, Rabemananjara, au lieu de s’apitoyer sur
son sort, continue d’avoir l’esprit en ébullition : « J’étais avec
moi-même. Et cela était une force » (CL, p. 46). Poussant
« plus loin la critique et l’autocritique » (CL, p. 44), il en vient
à la conclusion qu’il a toujours eu des/ses opinions par
rapport aux institutions sans que cela tire à conséquence et
qu’en somme « son seul tort est d’avoir eu rarement tort »
(CL, p. 44). Mais comme le disait si bien Camus : « il vient
toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que
2 et 2 font quatre est puni de mort3 ». Le glas a-t-il sonné

3. Cité dans Le Petit Robert à l’article « toujours ».


154 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

pour cet homme pour qu’on veuille ainsi le vouer aux


gémonies, car il n’y a pas d’autres mots pour qualifier la
façon dont ceux qui sont au pouvoir le traitent, et ce, d’autant
plus qu’« [il savait] parfaitement que le dossier était vide [et
qu’]à l’évidence, il y avait donc un coup monté contre [sa]
personne » (CL, p. 58). Et ceux qui sont chargés de le surveil-
ler le savent tout aussi bien, comme le lui confie un jeune
inspecteur : « C’est un grand honneur pour moi d’être à vos
côtés [...]. Vous êtes un patriote. Nous savons qu’il n’y a rien
à vous reprocher. Vous êtes victime d’une machination. Vous
le verrez » (CL, p. 67). Le voilà donc définitivement fixé sur
son cas :

Ce n’est pas moi, qui avait [sic] organisé un complot ;


c’était un complot ourdi à mon encontre. On avait
assassiné le colonel Ratsimandrava. Quant à moi, on
avait sans doute estimé que l’on devait mettre un terme à
ma manie d’avoir des idées et d’avancer des propositions
(CL, p. 58).

Évoquer le colonel, c’est d’office avoir à l’esprit l’homme


debout qu’il a été. Rappelons-nous sa réponse devenue légen-
daire : tsy hiamboho adidy aho mon Général, c’est-à-dire « je
ne fuirai pas devant mes responsabilités, mon Général », au
général Ramanantsoa qui l’avait nommé « aux responsabilités
de l’État et du Gouvernement » (CL, p. 81) après sa propre
démission en 1974, alors que Madagascar était en pleine
crise. Trop loyal et trop intègre aux yeux de certains pour
qu’on lui laisse tenir les rênes du pays, il a payé de sa vie son
patriotisme et son courage. Victime sacrifiée sur l’autel de la
politique politicienne malgache où seul prévaut « l’appétit
des caïmans dont le civisme était limité à leurs seuls intérêts
personnels » (CL, p. 26), le colonel Ratsimandrava est passé à
l’histoire. En ce qui le concerne, Rabemananjara sait qu’il
s’agit d’un fait du prince, « entouré [comme il se doit] d’un
véritable black out » (CL, p. 47), de peur sans doute de
provoquer des remous, vu la notoriété du personnage : « un
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 155

chef historique de l’indépendance nationale » (CL, p. 62),


donc persona non grata dans le pays. Cependant, même si
aucun journal ne fait état de l’affaire, il n’en reste pas moins
que c’est un secret de Polichinelle.
En fait, pour Rabemananjara, « l’essentiel était d’éviter le
pire qui pouvait survenir à n’importe quel moment » (CL,
p. 62). Car, comme il le disait si justement : « quand un
régime mal assis s’autorise des manquements graves aux
Droits de l’Homme, il est capable de tous les excès. La
simple sagesse est de ne pas lui en fournir le prétexte » (CL,
p. 62). Aussi continue-t-il à « manœuvrer en souplesse » (CL,
p. 62), persuadé que « la vraie victoire était celle de l’esprit »
(CL, p. 65). Et ce, d’autant plus que dans sa croisade silen-
cieuse et solitaire, alors même qu’on voulait l’isoler, « créer
le vide autour de [lui][...], pour essayer de le [déstabiliser] »
(CL, p. 63), dans les lieux mêmes de sa détention, il se voit
entouré d’amis, sinon d’alliés et se sent soutenu, réconforté :
« Plus que jamais j’avais le moral blindé » (CL, p. 46). En
effet, dès la première nuit de garde à vue, alors qu’il fait
semblant de dormir, il entend l’un de ses gardiens dire à voix
basse, de crainte de le réveiller : « C’est bien malheureux de
garder à vue une telle personnalité, mais nous ne pouvons
rien, nous sommes des petits, on obéit » (CL, p. 46). Voilà de
quoi lui remonter le moral : « ces paroles m’ont réconforté »
(CL, p. 46), dit-il. Et ce genre de langage et de comportement
va se répéter à satiété durant son incarcération, tenu ou
adopté par ceux qui ont la charge soit de le garder soit de
l’interroger, preuve donc que personne n’est dupe de ce qui
se trame mais qu’ils sont tous, hélas, obligés de faire leur
métier, d’exécuter les ordres, à leur corps défendant. Ils ont
tous les pieds et les poings liés ; aussi l’auteur les plaint-il
sincèrement : « Ah ! Combien ai-je pitié de ces pauvres qui
accomplissaient une mission ingrate. Cela m’a réconforté
d’être en compagnie de gens simples et sensibles » (CL, p. 46-
47). Ajoutons honnêtes et humains, car c’est ce qui les pousse
tous à lui dire la vérité et à lui manifester ouvertement leur
sympathie, leur admiration et surtout leur respect.
156 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Car, fait étonnant, si ces hommes, pour Rabemananjara,


sont de parfaits inconnus, ces derniers, par contre, « [le]
connaissaient parfaitement chacun à sa manière » (CL, p. 67).
Ils sont, certes, tenus de se plier aux ordres, consignes et
autres instructions, mais rien ne les oblige, dans l’exercice de
leurs fonctions, à s’aligner sur la conduite de leurs supérieurs
hiérarchiques, c’est-à-dire les autorités au pouvoir. De fait,
tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont amenés à le
rencontrer, feront tous montre de respect à son endroit et vont
s’adresser à lui avec tact et déférence. « Dans la matinée, le
jeune fonctionnaire de Police est revenu. Souriant, aimable. Il
me demanda si j’étais d’accord pour un entretien » (CL,
p. 47). Il est clair pour tout le monde qu’il s’agit d’un inter-
rogatoire. Le fait que cet homme ait évité d’appeler les
choses par leur nom est une preuve de l’estime qu’il lui porte,
mais cela vient aussi étayer le caractère absurde de cette
inculpation à laquelle nul ne croit, d’où justement l’inutilité
d’employer un terme inapproprié pour la circonstance. Et
Rabemananjara ne manque pas d’être sensible à tant d’égards :

J’ai apprécié la formule. Elle était élégante. Un inter-


rogatoire suppose toujours une sorte d’agressivité. On a
en face de soi une personne que l’on essaye d’acculer à
ses derniers retranchements. On cherche à détecter le
point faible pour établir ce que l’on croit être la vérité,
notre seule vérité. Un entretien, c’est différent. On est à
égalité ; il y a une ouverture d’esprit. C’est un dialogue.
Qui a tort, qui a raison. Peu importe. On s’enrichit
toujours de l’opinion éventuellement contraire. J’ai donc
vivement apprécié cette invitation à l’échange (CL, p. 47).

L’interrogatoire a lieu sous la houlette d’un inspecteur,


Jean-Louis de son prénom, dont il avait déjà remarqué l’air
sympathique. Tout se déroule sans anicroche et comme il le
veut. On l’écoute avec intérêt, et ce d’autant plus que ses
interlocuteurs prennent connaissance de faits non moins
inattendus, entre autres que le chef de l’État fait partie de
ceux à qui Rabemananjara devait faire une visite, comme à
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 157

l’accoutumée, lors de son voyage annuel de ressourcement :


« J’avais inscrit dans mon calendrier des visites de courtoisie
et d’amitié à quelques personnalités. Parmi celles-ci [...], le
président Ratsiraka, dont la carrière politique avait été
favorisée par mon oncle maternel, le général Gabriel
Ramanantsoa » (CL, p. 49). À ce même président, il ne
manquait pas non plus, au besoin, de donner des conseils :

J’avais toujours considéré Didier Ratsiraka comme un


esprit distingué. Je ne fus pas entièrement d’accord avec
ses options dictées par la jeunesse et l’inexpérience, dans
un pays trop vieux et difficile à gouverner, mais il me
remerciait avec simplicité des conseils que je croyais
devoir lui faire parvenir (CL, p. 49).

Fait extraordinaire, sa déposition est dactylographiée avec


fidélité. « On ne me dicte pas, je dicte ce que j’ai à dire. Mes
mots ont un sens précis et je n’entends pas que ma dialectique
fût tronquée ou falsifiée par une quelconque traduction » (CL,
p. 49), comme c’est souvent le cas, hélas, « dans toutes les
polices du monde » (CL, p. 49). Ce faisant, il semble une fois
de plus qu’on ait voulu lui prouver d’une manière manifeste
que malgré les apparences ils sont tous du côté de la Vérité et
de la Justice et tiennent à les voir triompher, car « cette
déposition, [quel que soit son contenu], serait immédiatement
transmise aux autorités responsables » (CL, p. 49).
Or, il est incontestable qu’elle renferme maints éléments
susceptibles de « rafraîchir la mémoire » de ceux qui sont à
l’origine de cette affaire et de leur faire comprendre l’étendue
de leur erreur. Cela expliquerait, d’une part, la joie de l’ins-
pecteur Jean-Louis une fois son devoir accompli avec cons-
cience et honnêteté – « L’inspecteur était visiblement
épanoui » (CL, p. 49) –, et de l’autre, pourquoi à la fin de
l’entretien il tient à lui confier, non sans réel plaisir, qu’il le
connaît : « Monsieur Rabemananjara, je vous connais bien. Je
vous ai rencontré pour la première fois à Majunga, à l’École
comorienne, en décembre 1955. Ah ! Vous avez triomphé.
158 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

J’étais parmi vos électeurs » (CL, p. 50). Voilà de quoi lui


mettre du baume au cœur. Et quand on voit l’enthousiasme
avec lequel l’inspecteur évoque un souvenir qui remonte à
vingt et un ans, cela prouve à quel point le personnage l’avait
marqué, d’où l’émotion de l’auteur : « Je fus ému, il a saisi
mon émotion. [...]. Il devait se dire que je n’avais pas changé :
j’étais toujours un être de conviction. Cela créa évidemment
un certain lien de compréhension » (CL, p. 50). Si l’on consi-
dère la tournure que prend l’événement, l’entretien auquel on
l’avait convié s’avère bel et bien être un « entretien », au sens
de conversation suivie, c’est-à-dire un échange de propos sur
un ton généralement familier, et ce, d’une manière continue.
En un mot, il y a véritablement dialogue, au sens étymo-
logique du terme, expliquant par la même occasion l’emploi
itératif de l’expression « interlocuteur(s) » par l’auteur après
chaque « entretien » pour désigner ceux qui étaient là pour
l’interroger. Itération nécessaire pour souligner le caractère
informel, respectueux, voire cordial de cet interrogatoire – et
des autres interrogatoires auxquels il sera soumis –, autant de
faits auxquels l’auteur est sensible.
Il est évident que ce genre de discours et de comportement
paraît incongru dans la situation où ils se trouvent tous. Mais
ne sert-il pas justement à montrer du doigt ceux qui refusent
de voir la réalité en face et nient une vérité tellement criante
que tout cela en est absurde ? Cette accusation n’a pas sa
raison d’être et ce n’est que pure paranoïa, doublée de
mauvaise foi, que de s’évertuer à chercher un complot là où il
n’y en a pas. Tel est le message qui transparaît dans l’attitude
de l’inspecteur Jean-Louis et de ceux qui l’ont assisté.
Mais comme chacun le sait, il n’y a pas plus sourd que
celui qui refuse d’entendre et plus aveugle que celui qui
refuse de voir. De sorte que, comme il fallait à tout prix
justifier l’accusation de complot et la garde à vue, les auto-
rités essaient de monter un dossier à partir de documents
banals, un dossier sans aucun intérêt et, par conséquent, des
plus inoffensifs. Ainsi, un jour, William Rabemananjara est
invité à un autre entretien sur la base de faits nouveaux :
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 159

Là, on me mit sous les yeux quelques documents, que


l’on venait, disait-on, de trouver à l’étude de maître
Adrien Ramboa, Huissier de Justice, [...]. Parmi les
pièces retenues, on m’a montré, en particulier, une lettre
dactylographiée à la hâte et signée de moi (CL, p. 58).

Notons que ce dernier fut le seul ami du narrateur à avoir


été mêlé à cette histoire. Cependant, malgré l’acharnement à
vouloir transformer en message codé une correspondance
amicale bien ordinaire contenant des expressions figurées
tout à fait courantes et dont le sens est à la portée de n’im-
porte qui – tel le mot « Étoile » (CL, p. 59), surnom donné par
l’auteur au prince Ratsimamanga, brillant et célèbre docteur
malgache, ou encore le terme « galère » dans l’expression
« ne te mets pas dans cette galère » (CL, p. 59) –, on dut
admettre que « ce que l’on avait cru être des pièces à
conviction ne l’était pas » (CL, p. 60). « Le prétendu complot
contre l’État s’amenuisait en queue de poisson » (CL, p. 60) et
s’il y avait complot, c’était plutôt à son endroit : « J’étais bien
l’objet d’un coup monté dont la double origine était à Paris et
à Tananarive » (CL, p. 60). En tout cas, l’ironiste en l’auteur
ne peut s’empêcher de refaire surface pour brocarder à sa
façon la bêtise humaine lorsqu’il doit « faire l’exégèse » (CL,
p. 59) des mots suspectés et l’historique des surnoms et des
pseudonymes : « J’ai lancé au hasard tout ce qui passait dans
ma tête : Julot la casse, Paula la désossée, Jojo la came [...]. À
vrai dire, je plaisantais, je faisais le pitre pour relever une
suspicion imbécile » (CL, p. 59). Le comportement ludique et
l’ironie dont fait montre le narrateur sont, on le sait, une
forme de dénonciation, mais cela conforte une fois encore
l’idée que William Rabemananjara agit en spectateur dedans
sa propre mésaventure.
D’autres personnes vont défiler dans le bureau qui lui sert
de cellule, et tous, sans exception, vont le traiter avec bonté et
respect. Le chef de service, un jeune commissaire, va lui offrir
son lit de camp, s’occuper de ses lectures et faire en sorte que
son « séjour » soit moins pénible malgré l’inconfort :
160 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

Il s’était conduit comme un fils à l’égard d’un père. Il


s’occupa de mes lectures. Il était discret, mais efficace.
Toutes attentions étaient marquées par une parfaite déli-
catesse et j’ai remercié le Dieu de mes ancêtres de
m’avoir fait rencontrer des hommes de cette qualité, des
hommes qui accomplissaient leur métier avec honnêteté,
sans oublier le respect d’autrui (CL, p. 51).

Celui-là, un inspecteur en civil, « un homme aimable [va]


s’excuser d’être là pour accomplir un service, mais [il] était
[disait-il] honoré d’être en présence d’un vrai patriote et d’un
grand intellectuel. Il appartenait au petit peuple humble et
pauvre » (CL, p. 51), ne manque pas de préciser l’auteur. Cet
autre va l’inviter à prendre le café avec lui, « c’était une
façon d’ouvrir le dialogue » (CL, p. 53), et mieux encore, il
n’hésitera pas à l’emmener faire une promenade, au petit
matin, à l’insu de tous, enfreignant délibérément le règle-
ment, pour lui faire prendre un peu d’air et lui permettre de se
dégourdir les jambes. L’offre laisse Rabemananjara quelque
peu perplexe :

J’avais confiance en lui. Il m’avait offert le café et au


cours de notre longue conversation nocturne, il m’avait
manifesté une grande sympathie. Mais, je fus néanmoins
étonné de cette invitation : si c’était un traquenard
télécommandé, un prétexte pour faire croire que je
voulais m’évader ? Et si c’était un rapt savamment
calculé. Ces idées trottaient dans ma tête, mais j’ai choisi
le jeu de la confiance et de la sérénité (CL, p. 66).

Il accepte donc l’invitation. Et là encore, son sens de


l’humour revient au galop : « Et nous sommes sortis à pas
feutrés. L’immeuble était vide. Aucun bruit. Personne. Je
m’amusais de cette situation rocambolesque » (CL, p. 66). Et
cet état d’esprit lui permet de jouir pleinement de la situation,
en amoureux de la nature :
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 161

Au dehors, l’air était frais et le ciel pâle [...]. Vers le


lointain, je voyais se dessiner les contours de la colline
d’Ilanivato et d’Anosipatrana. [...] De l’autre côté, je
voyais le versant abrupt du Palais de la Reine. Il dominait
la plaine de sa masse embrumée. Le spectacle ne
manquait pas de grandeur. On sentait la vie (CL, p. 67).

Un autre encore de ses gardiens va jusqu’à l’inviter à une


soirée familiale s’il recouvre, d’ici là, la liberté.
Chaque fois, le temps passé en compagnie de l’un ou
l’autre se résume en une longue conversation à bâtons rompus
sur les sujets les plus divers, allant de Paris, de la vie en
France à la vie à la campagne, c’est-à-dire leurs terroirs res-
pectifs, leurs familles, en passant par la nature, les connais-
sances communes, les voyages, sans oublier la vie d’ancien
militant indépendantiste de l’auteur, les connaissances
communes. Ces interlocuteurs, eux, lui parlent de leur vie et
même lui confient leurs problèmes comme ils l’auraient fait
avec un ami. Et Rabemananjara, lorsqu’il sait qu’il est en
mesure de le faire, leur promet de les aider :

Je promis que, dès mon retour en France, je m’occu-


perai de son problème. Je lui enverrai des livres, des
fournitures scolaires et même de l’argent. A cela, je
n’avais aucun mérite particulier. Avec le Prince Albert
R. Ratsimamanga, j’avais toujours aidé les compatriotes
qui nous confiaient leurs difficultés (CL, p. 22).

Bref, précise l’auteur : « Il[s] n’étai[ent] plus gardien[s], je


n’étais plus [leur] prisonnier. Nous étions des hommes libres,
libérés de la haine et de l’intolérance. On partageait » (CL,
p. 53). Ils partagent parfois même jusqu’aux repas. En effet,
comme sa « famille organisait parfaitement l’intendance »
(CL, p. 72) par l’entremise de Justine la jeune gouvernante et
qu’on s’évertuait à lui concocter chaque jour ses plats favoris,
il lui arrive de convier au repas ces hommes qui appartiennent
au petit peuple, ou alors « à l’issue du service de garde, de
[leur distribuer] des fruits et des biscuits » (CL, p. 82).
162 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

En fait, c’est son optimisme, sous-tendu par sa foi en


l’homme et en la vérité, qui lui permet de vivre cet incident
sans trop de difficulté. De surcroît, les interrogatoires
tournent toujours à l’entretien cordial, abstraction faite du
cadre, de sorte qu’à l’issue d’un autre « entretien » où « tout
allait bien » (CL, p. 60), l’auteur ne peut s’empêcher de
remarquer : « Nous nous sommes salués avec courtoisie,
comme dans un club britannique entre gentlemen » (CL,
p. 60). Plus tard, lors de la fameuse confrontation avec son
ami Adrien Ramboa :

On se salua avec courtoisie. L’ambiance était cor-


diale. [...]. En fait de confrontation, il n’en y eut point à
vrai dire. Chacun a campé sur ses déclarations anté-
rieures. [...] On avait retenu une inculpation gravissime
eu égard au personnage. Mais il est apparu qu’une erreur
avait été commise (CL, p. 87-89).

À quoi il ajoute :

Tout le monde se leva. J’eus l’impression que chacun


était soulagé. On échangea, les uns et les autres, des
propos ordinaires, comme dans un salon ou club entre
gentlemen. Il manquait le whisky ou le champagne [...].
L’assistance se rassembla alors autour de moi.
Comme j’étais manifestement l’aîné, j’ai voulu conclure
selon la tradition malgache.
– Vous avez compris que je ne suis pas un complo-
teur. N’est pas comploteur qui veut. Si j’avais voulu
comploter, je ne serais pas ici, je serais ailleurs. Avec
tout ce qu’il faut pour réussir un complot. Où a-t-on vu
un conjurateur venir dans la gueule du loup avec toute sa
famille ? C’est proprement insensé !
– Et chacun de rire et de plaisanter (CL, p. 89).

Cette atmosphère de convivialité, que l’auteur sait créer et


entretenir durant sa détention, par son attitude à la fois digne
et humble – « Je ne demandais rien, je ne réclamais rien »
(CL, p. 51) –, se contentant tout simplement d’être là et
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 163

d’« [attendre] paisiblement la suite des événements » (CL,


p. 73) « en stoïcien et en spartiate » (CL, p. 87), mais aussi le
profond respect qu’il manifeste vis-à-vis des uns et des
autres, lui attirent en retour le respect et la sympathie, voire
l’affection de chacun.

J’étais gardé à vue et me voilà comblé de respect et de


considération, entouré de sympathie et même d’affection.
Ces hommes qui avaient la charge de me surveiller, finis-
saient par m’apparaître comme des protecteurs veillant
sur ma sécurité. C’était une situation singulière (CL, p. 67).

Et cela compense de beaucoup « le silence des uns et


l’éloignement des autres » (CL, p. 63), car il n’a pas oublié
qu’« un des siens refusa catégoriquement de venir [le] voir »
(CL, p. 63), de peur de se compromettre, et que « [des]
membres de sa propre famille n’ont pas eu le courage de [lui]
faire porter un panier d’oranges » (CL, p. 106). On comprend
dès lors que le narrateur-auteur-personnage répète à satiété,
tout au long du récit, cette phrase devenue un véritable
leitmotiv : « c’est avec de tels hommes que l’on fait une
nation et qu’un pays ne meurt jamais » (CL, p. 69). Chaque
fois qu’il évoque ces gens qui l’ont entouré, il les présente
comme des hommes de principes, à l’esprit et au cœur
ouverts, ayant « le sens du respect et du partage dans
l’épreuve » (CL, p. 74), et accomplissant leur métier avec
justice et conscience. Il est évident que tous ces hommes
incarnent, aux yeux de l’auteur, la notion d’« homme
debout » qui lui tient à cœur.
Or, si l’on considère d’un peu plus près les gens qui
figurent dans le récit de Rabemananjara, ce qui frappe en
premier lieu, c’est qu’ils sont presque tous des gens simples,
des gens du peuple, des petits fonctionnaires de l’État, loin de
la « politicaillerie » dépravante. Aussi sont-ils tous, sans
exception, dotés de toutes les qualités, parce que ce sont des
gens de bien. En effet, les valeurs comme l’honnêteté, l’inté-
grité, le respect d’autrui, de soi, de la nature et des traditions,
164 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

et surtout, le sens du partage dans l’épreuve, l’un des fonde-


ments du fihavanana ou esprit de solidarité cher au
Malgache, sont, nous l’avons vu, autant de qualités qui leur
sont rattachées, pour ne pas dire intrinsèques. Des qualités
nécessaires pour faire du pays, selon l’auteur, une vraie
nation, un vrai pays, voire un vrai paradis, et qui motivent, de
sa part, dès son arrivée à Ivato, aéroport international de
Tananarive, la remarque faite à un brigadier ayant procédé à
une fouille abusive pour ensuite affirmer « je suis un petit, je
ne peux rien faire » (CL, p. 23) : « Vous êtes le vrai peuple ;
c’est avec des gens comme vous que l’on peut faire un pays ;
c’est pour vous que j’ai lutté pour le retour à l’indépen-
dance » (CL, p. 23). Depuis, après chaque tour de garde et
chaque interrogatoire, moments privilégiés d’échange et de
dialogue entre lui et ceux qui l’entourent, Rabemananjara
ressort cette formule datant du jour où l’inspecteur Jean-
Louis est venu lui annoncer sa libération :

J’ai remercié l’inspecteur Jean-Louis, et je l’ai félicité


pour son comportement. – Un pays n’est jamais perdu
avec des hommes comme vous, lui ai-je dit, en lui
donnant l’accolade. Et il partit avec un cœur gros
d’émotion. Le moment n’était pas ordinaire (CL, p. 96).

En fait, cet inspecteur modèle qui mène tous les interro-


gatoires est un personnage que l’auteur porte en très haute
estime et dont il veut particulièrement souligner l’intégrité :

Ce modeste serviteur de l’État a toujours eu un


comportement exemplaire. Il avait accompli sa mission
avec conscience. S’il eût pu trouver un indice à mon
encontre, il l’eût noté et approfondi. Mais dès que le
dossier était vide, il n’a pu que le constater et le faire
constater, sans avoir la capacité de décider. Un béni-oui-
oui n’eût pas agi de cette manière. Il aurait produit des
faux ; il aurait maquillé des documents ; il aurait produit
des témoins stipendiés. A Madagascar, une telle pratique
est une vieille coutume. L’appareil colonial avait toujours
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 165

un témoin providentiel pour faire condamner les non-


conformistes (CL, p. 95-96).

Il est évident que du début jusqu’à la fin de cette mésaven-


ture, Rabemananjara nous donne une image idéalisée du
peuple. En créant ainsi des personnages-types, il veut avant
tout promouvoir l’image du peuple, l’éternel laissé-pour-
compte dans tous les enjeux politiques, et que l’auteur
présente dans cette chronique comme des figures identitaires,
au même titre que ceux qui ont œuvré pour l’indépendance de
Madagascar.
À titre de modèle : « [son] ami Arsène Ramahazomana,
une plume libre, un homme debout » (CL, p. 53). Emprisonné
à maintes reprises pour délit d’opinion et à peine sorti de
prison, celui-ci n’avait pas hésité, en 1955, à se mobiliser
pour l’accompagner dans sa croisade à travers l’île pour
l’indépendance, alors que « les [siens] se camouflaient de
crainte de se compromettre dans une aventure politique qui
osait mettre en cause la légitimité coloniale » (CL, p. 54). Et
l’auteur de préciser : « Il avait osé. Avec de tels caractères,
un pays n’est jamais perdu » (CL, p. 54). Et des hommes de
cette trempe, il en compte parmi ses amis. Comme Tata Max,
pour ne citer que lui, « condamné à mort par la Justice
coloniale en 1948. C’était un homme debout, qui savait le
prix de l’amitié et qui osait affirmer sa fraternité » (CL,
p. 106). La preuve en est qu’il était venu le rejoindre à l’aéro-
port en taxi, à la nuit tombante, malgré une santé défaillante :
« Quand on s’affiche ainsi publiquement, cela veut dire que
l’on n’a pas peur, et que les amis restent des amis, surtout
dans l’adversité » (CL, p. 106).
Mettre sur le même pied d’égalité les militants indépen-
dantistes malgaches et les petits fonctionnaires qui l’ont
soutenu durant sa garde à vue, c’est reconnaître la valeur
véritable des gens simples, des gens du peuple, et l’impor-
tance du rôle qu’ils doivent jouer dans l’édification du pays,
de la nation. Mais ce faisant, Rabemananjara procède égale-
ment à la critique de cette minorité au pouvoir : ils sont à la
166 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

tête du pays et ont une mémoire « très sélective » ou « défail-


lante », puisqu’ils n’ont plus, ou plutôt ne veulent plus
garder, le souvenir de ceux qui ont fait l’Histoire, de ceux qui
ont fait le pays et leur ont déblayé le chemin. Ces mystérieux
comploteurs dont l’auteur ne dit rien du tout et qui ne sont
jamais identifiés explicitement (ils ne sont donc même pas
des personnages du récit), se contentent de dépêcher leurs
émissaires. Les véritables actants sont ces fonctionnaires
modestes qui l’entourent dans tous les sens du terme, ou
l’aident parfois même en s’exposant au blâme de leurs supé-
rieurs, ou pire, en courant le risque de perdre leur travail. Des
personnes dont il peut dire avec fierté et sans se tromper que
ce sont des hommes debout, sur qui on peut et on doit
compter pour reconstruire et faire avancer le pays.
Ainsi, contrairement à toute attente, la reconnaissance
vient des gens du peuple qui ont la mémoire de l’Histoire et
qui ne font aucun cas des notions d’élite, de caste, de
hiérarchie, de tribu et autres distinctions discriminatoires. La
seule hiérarchie qu’ils reconnaissent vraiment est, nous
l’avons vu, celle prônée par les traditions et qui repose sur le
respect des aînés.
Cette idéalisation du peuple relève de la part de
Rabemananjara d’une démarche quelque peu marxiste qui
n’est pas sans rappeler celle de Sembène, dont l’œuvre visait
à faire valoir les aspirations de cette classe laborieuse pour
que cesse enfin son exploitation. Mais ces deux écrivains
n’appartiennent-ils pas à la même génération formée en
France dans la même mouvance ? N’auraient-ils pas puisé à
la même source, à la même idéologie ? De fait, il existe toute
une imagerie, propre à cette époque, qui circule et que l’on
retrouve dans l’écriture romanesque, telle l’opposition des
classes consécutive à l’idéalisation du peuple. Cela explique
également chez l’auteur l’emploi d’un vocabulaire emprunté
au bestiaire. Et cette isotopie de la bête pour désigner ceux
qui font obstacle à la création d’un vrai pays est aussi un
procédé de rabaissement affectionné par Sembène. Ainsi,
nous avons vu Rabemananjara parler de « l’appétit des
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 167

caïmans dont le civisme était limité à leurs seuls intérêts


personnels » (CL, p. 26), terme qu’il reprend encore au cours
d’une de ses nombreuses discussions avec ses gardiens.
Déplorant l’absence d’un gouvernement qui gouvernerait et
qui serait attaché aux vrais problèmes, il dit : « Hélas –
comme trop souvent dans les affaires malgaches – il y eut des
courtisans, les caïmans et les idéologues » (CL, p. 81). Et
l’auteur n’assimile-t-il pas justement la société à une jungle ?
« Dans la jungle, tous les bruits sont à percevoir, à sentir...
Être à l’affût, c’est la voie du salut ! On ne peut pas se
conduire en enfants innocents du bon Dieu. Il faut hurler avec
les loups ! » (CL, p. 100). Un peu plus loin, discutant avec
l’un de ses gardiens du « rôle de la propagande dans l’intoxi-
cation des esprits » (CL, p. 82), voilà ce qu’il dit : « Dans les
pays non cartésiens, on a encore trop souvent l’habitude de
vivre de mythes. [...] On transforme en hommes forts de
simples protozoaires, avides d’honneurs et d’argent » (CL,
p. 82). L’étymologie du mot protozoaire nous ramène encore
au monde animal.
Bref, exclu depuis toujours, voire à jamais, de tous les
lieux du pouvoir, mais aussi et surtout victime innocente de
toutes les luttes de pouvoir, le peuple retrouve pour ainsi dire
son droit de cité dans cette chronique. Autre fait significatif à
cet égard, la place que tient dans le récit Justine, la jeune gou-
vernante. À la manière de la fée du logis, elle veille à tout et
sur tous. Elle s’occupe des enfants, de la maison, du jardin,
du marché et de la cuisine. Sans conteste, cette jeune gouver-
nante répond parfaitement à la définition du mot puisque
c’est elle qui gouverne, qui dirige le domaine en s’assurant de
sa bonne marche. Il est donc normal que l’auteur la cite à tout
moment. C’est encore elle, accompagnée ou non de son
époux qui, durant la garde à vue, est chargée de lui apporter à
manger. Le repas ou la collation est parfois même agré-
menté(e) de fleurs « cueillies dans le parc de la colline » (CL,
p. 79), une délicatesse très appréciée par cet amoureux de la
nature qu’est l’auteur. Autre détail, sa propre femme est à ce
point occultée par le personnage de Justine que lorsqu’on
168 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

vient lui annoncer sa libération, Rabemananjara parle d’abord


de la réaction de sa gouvernante avant de parler de celle de sa
femme :

Justine trépignait de joie. C’est une fille du peuple.


Les gens du peuple sont toujours spontanés et simples.
C’est pourquoi, il faut toujours être avec le peuple, sans
le tromper avec des promesses mirobolantes : ce qui est
l’art des démagogues et des idéologues.
Ma femme versait des larmes. Elle donna l’accolade à
l’inspecteur qui, très ému, avait des gouttes de sueur sur
le front (CL, p. 95).

Il ne fait aucun doute qu’en mettant ainsi en avant Justine,


Rabemananjara se donne par la même occasion un prétexte
pour lancer, une fois de plus, une flèche contre cette élite au
pouvoir et les politiciens de tout acabit qui, de tout temps se
sont servis du peuple comme tremplin, ont fait de la ruse, du
mensonge et de la fourberie leur vocation, et du machiavé-
lisme leur doctrine. Ces dirigeants savaient pourtant, depuis
des lustres, qu’ils ne pouvaient gouverner à la fois pour le
peuple et pour les grands. Ce qui nous permet d’avancer que
cette chronique n’est pas une simple relation de faits vécus,
mais bien une sorte de pamphlet et de traité politique à
l’usage des gouvernants.
En somme, Justine, la bonne fille du peuple, est elle aussi
transformée en personnage idéalisé, c’est-à-dire en figure, et
l’auteur la présente comme faisant partie de ceux qui
pourraient faire le vrai pays auquel il aspire. Rien d’étonnant
à cela, vu le rôle qu’elle joue dans le microcosme où évolue
l’auteur. D’ailleurs, n’est-elle pas déjà admise à sa table, alors
que selon une certaine conception de la hiérarchie sociale
traditionnelle encore en vigueur dans beaucoup de familles, la
noblesse n’admet pas de gens de castes différentes à sa table
(CL, p. 39) ? Rabemananjara, lui, n’a jamais été coupé du
peuple. Même s’il appartient à la noblesse malgache, et donc
à l’élite, de par la naissance et l’éducation, il a toujours
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 169

« [voulu] un contact direct et vivant avec le peuple » (CL,


p. 87). C’est ainsi que dans sa propriété, à Ilanivato, ses
voisins, pour la plupart des gens humbles, sont bien reçus
chez lui. Et n’est-ce pas encore pour la même raison que, par
deux fois, d’abord tout au début de sa mésaventure, alors
qu’il pense encore pouvoir rentrer tranquillement chez lui, en
faisant un crochet au marché, il fait l’apologie du Zoma, le
grand marché de la capitale, ainsi nommé parce qu’il a lieu le
vendredi c’est-à-dire le zoma. Le marché est le lieu par
excellence des rencontres et des contacts humains pour qui
n’est pas rebuté par les bains de foule :

Au zoma, je verrai quelques marchandes de fruits.


Elles seraient étonnées de me revoir. [...] Et comme à
l’accoutumée, on s’accrocherait sur les prix, on discute-
rait centime par centime. Elles ajouteraient un fruit dans
la balance, j’en réclamerai deux ou même trois ; elles
auraient un geste de refus, mais finalement s’incline-
raient. Dans nos traditions, ce jeu de l’offre et de la
demande est inhérent à notre sociabilité. Chez les Arabes
et les Asiatiques, c’est très courant. On ne va pas au
marché pour acheter au prix courant, on va au marché
pour discuter, pour arracher un centime. On tisse ainsi
des liens humains (CL, p. 40).

Discuter, tisser des liens humains, telles sont les idées


maîtresses à retenir ici. Ensuite, quelques pages plus loin, le
jour de sa libération, tombé un vendredi, il se met de nouveau
à disserter sur le Zoma, « jour spirituel, [...] jour d’activités »
dit-il :

À Tananarive, c’est le jour du grand marché, au


centre de la Capitale, qui rassemble une foule bruyante et
égayée. On y vient de partout, de tous les quartiers, des
villages d’alentour. C’est un banc d’essai de la
démocratie : les classes sociales s’y côtoient. Les paysans
se bousculent avec les citadins, les riches avec les
pauvres, la femme en jean, en bottes ou en mini-jupe,
170 LE MÉTISSAGE CULTUREL DANS LA LITTÉRATURE MALGACHE

avec la ramatoa et son lamba traditionnel. Un véritable


microcosme de la communauté nationale, où, la seule et
vraie différence, est dans la manière de se saluer. Pour les
nobles, on dit toujours : « Tsarava, Tompoko é ». Pour
les autres : « kory izatsy, Tompoko é ». On entend
encore : « Kos’y Tompoko ! » pour abréger. Le vulgaire
dira : « Bezoro, Misse, Bezoro, Madame » pour traduire
le bonjour français. Quoi qu’il en soit, c’est un lieu de
rencontre, où s’exprime l’âme d’un peuple, dans sa
diversité (CL, p. 93).

Il est évident que le zoma, tel que décrit par Rabemananjara,


constitue une scène essentielle dans la mesure où il reflète la
vision du monde de l’auteur, celle de la vraie société malgache
à venir et à construire, une société où l’on peut vivre en
harmonie malgré les différences. Autrement dit, à travers
cette scène du marché, « un banc d’essai de la démocratie »,
(or, qui dit démocratie dit souveraineté du peuple) ou encore,
« un véritable microcosme de la communauté nationale »,
nous avons l’image de l’unité dans la diversité, fondement
même de l’identité malgache dans la nation à instaurer, car
c’est de cette façon seule que peut « s’exprime[r] l’âme d’un
peuple, dans sa diversité ».
En outre, n’est-il pas justement significatif que l’auteur
parle du zoma au début et à la fin de sa garde à vue, un peu
comme s’il voulait, au moyen de ces deux descriptions du
marché qui encadrent cet épisode de sa vie, mettre en relief
l’atmosphère de convivialité qu’il y a connue, et qui lui
rappelle incontestablement celle qui règne dans ce lieu de
rencontre qu’est le marché, où toute différence semble être
abolie ? Une atmosphère faite de fraternité, d’échanges, parce
que riche en dialogues, discussions et relations humaines.
Ainsi, ce qu’il a vécu durant cette parenthèse de sa vie figure,
à sa manière, la société malgache unie que l’auteur veut
former. Et les notions d’homme debout et de dialogue sont,
évidemment, étroitement liées à cette vision d’une société où
les relations sont authentiques parce que basées sur l’entraide
L’HOMME DEBOUT ET LE PEUPLE 171

entre des gens intègres et respectueux de tout et surtout des


traditions, c’est-à-dire de leurs racines.
Notons, par ailleurs, que sa libération est rapportée de
façon telle que nous avons l’impression d’assister à une véri-
table dramatique. En effet, le passage relatif à cet événement
tant attendu a tout d’une scène d’exposition, avec les indi-
cations nécessaires sur le lieu, le temps et les personnages :

Il était près de six heures du soir. Le soir tombait.


Accompagnée de la jeune gouvernante Justine, ma
femme est arrivée. Elles revenaient du marché, et de
diverses courses en ville. Elles sont montées pour me
tenir une brève compagnie, et m’annoncer que le dîner
viendrait plus tard (CL, p. 94).

Et certaines autres indications fournies par l’auteur ne sont


pas sans rappeler les textes des didascalies :

Sur ces entrefaites, l’inspecteur Jean-Louis surgit, à


pas rapides, essouflé [sic]. Nous fûmes surpris.
– C’est gagné, lança-t-il. Vous êtes libre. Rentrez
chez vous.
Justine trépignait de joie. [...]
Ma femme versait des larmes. Elle donna l’accolade à
l’inspecteur qui, très ému, avait des gouttes de sueur sur
le front. Il sortit son mouchoir pour s’éponger.
Droit, figé comme la garde qui veille le Palais de
Buckingham, j’ai reçu la nouvelle avec sérénité. [...]
L’inspecteur Jean-Louis poursuivit :
– Il y a une mauvaise nouvelle. Les Autorités ont
décidé que, en contrepartie, vous devez quitter le
territoire dès demain samedi (CL, p. 94-95).

Quant à la fin de ce passage, il ressemble fort à un coup de


théâtre. En fait, pour transmettre l’atmosphère de la situation,
l’auteur a souvent recours à ce genre de mise en scène tout
comme il a l’art de créer des tensions dramatiques.
Table des matières

Préface
Christiane Ndiaye et Véronique Chelin ............................. 5

Introduction .............................................................................. 11

1. Identité malgache et histoire .............................................. 23


Un melting-pot nommé île Rouge .............................. 23
Recherche et conscience de soi .................................. 33

2. Le rêve et la mort dans Le Bain des reliques


de Michèle Rakotoson ....................................................... 39

3. La transgression dans Au seuil de la terre promise


de Michel Robinary ............................................................ 53

4. Le dialogue culturel dans Le Pétale écarlate


de Charlotte Rafenomanjato .............................................. 69

5. L’aïeule dans Dadabe de Michel Rakotoson .................... 105

6. L’imaginaire du départ et de l’exil


chez Michèle Rakotoson .................................................... 129

7. L’homme debout et le peuple dans Chronique


d’une saison carcérale en Lémurie
de Raymond William Rabemananjara ............................... 145
ÉDITIONS KARTHALA

Collection Études littéraires


dirigée par Henry Tourneux

Aux sources du roman colonial, Seillan J.-M.


Coran et Tradition islamique dans la littérature maghrébine, Bourget C.
Culture française vue d’ici et d’ailleurs (La), Spear T. C. (éd.)
De la Guyane à la diaspora africaine, Martin F. et Favre I.
De la littérature coloniale à la littérature africaine, János Riesz
Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, Mackward C. P.
Dynamiques culturelles dans la Caraïbe, Maximin C.
Écrivain antillais au miroir de sa littérature (L’), Moudileno L.
Écrivain francophone à la croisée des langues (L’), Gauvin L. (éd.)
Écrivains afro-antillais à Paris – 1920-1960 (Les), Malela B.
Édouard Glissant : un « traité du déparler », Chancé D.
Esclave fugitif dans la littérature antillaise (L’), Rochmann M.-C.
Essais sur les cultures en contact, Mudimbe-Boyi E.
Habib Tengour ou l’ancre et la vague, Yelles M. (éd.)
Histoire de la littérature négro-africaine, Kesteloot L.
Imaginaire d’Ahmadou Kourouma (L’), Ouédraogo J. (dir.)
Imaginaire de l’archipel (L’), Voisset G. (éd.)
Insularité et littérature aux îles du Cap-Vert, Veiga M. (dir.)
Itinéraires intellectuels, Chaulet Achour Ch. (dir.)
Littérature africaine et sa critique (La), Mateso L.
Littérature africaine moderne au sud du Sahara (La), Coussy D.
Littérature et identité créole aux Antilles, Rosello M.
Littérature franco-antillaise (La), Antoine R.
Littérature francophone et mondialisation, Veldwachter N.
Littérature ivoirienne (La), Gnaoulé-Oupoh B.
Littératures caribéennes comparées, Maximin C.
Littératures d’Afrique noire, Ricard A.
Littératures de la péninsule indochinoise, Hue B. (dir.)
Maryse Condé, rébellion et transgressions, Carruggi N. (dir.)
Métissage dans la littérature des Antilles fr. (Le), Maignan-Claverie Ch.
Mobilités d’Afrique en Europe, Mazauric C.
Mouloud Feraoun, Elbaz R. et Mathieu-Job M.
Nadine Gordimer, Brahimi D.
Parades postcoloniales, Moudileno L.
Poétique baroque de la Caraïbe, Chancé D.
Roman ouest-africain de langue française (Le), Gandonou A.
Trilogie caribéenne de Daniel Maximin (La), Chaulet-Achour C.
Collection Contes et légendes
dirigée par Henry Tourneux

Chant des Bushmen Xam (Le), Stephen Watson


Contes animaux du pays mafa, Godula Kosack
Contes arabes de Tiaret (Algérie), Abdelkader Belarbi
Contes arawak des Guyanes, Marie-France Patte
Contes à rire de Roumanie, Micheline Lebarbier
Contes diaboliques d’Haïti, Mimi Barthélemy
Contes dogon du Mali, Geneviève Calame-Griaule
Contes, fables et récits du Sénégal, Lilyan Kesteloot
Contes de femmes et d’ogresses en Kabylie, Camille Lacoste-
Dujardin
Contes de la côte Ouest de Madagascar, Noël J. Gueunier
Contes de l’Afrique de l’Ouest, Gérard Meyer
Contes des gens de la montagne (Cameroun), Liliane Sorin-Barreteau
Contes haoussa du Niger, Jacques Pucheu
Contes igbo de la Tortue, Françoise Ugochukwu
Contes et légendes du Bénin, Mémoires d’Afrique
Contes et légendes fang du Gabon (1905), Henri Trilles
Contes et légendes touaregs du Niger, L. Rivaillé et P.M. Decoudras
Contes massa d’Écureuil et de Sauterelle, J. Goulard et J.-L. Ferrer
Contes moundang du Tchad, Madi Tchazabé Louafaya
Contes mystérieux du pays mafa, Godula Kosack
Contes du nord de la Guinée, Gérard Meyer
Contes du pays badiaranké (Guinée), Gérard Meyer
Contes du pays des Moose. Burkina Faso, Alain-Joseph Sissao
Contes du pays malinké (Gambie, Guinée, Mali), Gérard Meyer
Contes du pays tammari (Bénin), Sylvain Prudhomme
Contes peuls du Mali, Christiane Seydou
Contes peuls du Nord-Cameroun, Dominique Noye
Contes du sud du Cameroun, Séverin Cécile Abega
Contes tamouls de Pondichéry, S. Madanacalliany
Contes tshokwé d’Angola, A. Barbosa et M. Cl. Padovani
Histoires maghrébines. Rue de France, M. Feraud
Nuits de Zanzibar (Les), Henry Tourneux
Récits épiques toucouleurs, Gérard Meyer
Soirées au village, Gabriel E. Mfomo
Sur les rives du Niger, Kélétigui Mariko
Collection Tradition orale
dirigée par Henry Tourneux

Anthropologie de la parole, Fédry J.


Approches littéraires de l’oralité, Baumgardt U. et Ugochukwu (dir.)
Arbre-mémoire (L’), Ndoricimpa L. et Guillet C.
Chants de femmes au Mali, Luneau R.
Contes à rire de Roumanie, Lebarbier M.
Contes arabes de Mauritanie (bilingue), Tauzin A.
Contes arawak des Guyanes, Patte M.-Fr.
Contes comoriens en dialecte malgache, Gueunier N.
Contes de femmes et d’ogresses en Kabylie, Lacoste C.
Contes de l’inceste, de la parenté et de l’alliance chez les Bemba
(République démocratique du Congo), Verbeek L.
Contes peuls du Mali, Seydou Ch.
Critique de la raison orale, Diagne M.
Discours du griot généalogiste chez les Zarma (Le), Bornand S.
Épopée peule de Boûbou Ardo Galo, Seydou Ch.
Épopée peule du Fuuta Jaloo, Barry A.
Épopées d’Afrique noire, Kesteloot L.
Gens de la parole, Camara S.
Guerres du Massina (Les). Récits épiques peuls du Mali, Seydou Ch.
Héros et personnages du Massina. Récits épiques peuls du Mali,
Seydou Ch.
Histoire d’une chefferie kanak, Bensa A. et Goromido A. A.
Légendes historiques du Burundi, Guillet C.
Littérature orale quechua de la région de Cuzco – Pérou (La), Itier C.
Littératures orales africaines, Baumgardt U.
Oralité africaine et création, Dauphin-Tinturier A.-M. et Derive J.
Paroles nomades, Baumgardt U. et Derive J.
Profils de femmes dans les récits peuls, Seydou Ch.
Proverbe chez les Bwa du Mali (Le), Leguy C.
Proverbes jóola de Casamance, Diatta N.
Proverbes yaka du Zaïre, Van der Beken A.
Traditions des Songhay de Tera, Soumalia H. et al.
Une conteuse peule et son répertoire, Baumgardt U.
Une sombre destinée. Théâtre yoruba, Isola A.
Collection Dictionnaires et langues

Apprends l’arabe tchadien (J’), Jullien de Pommerol P.


Apprends le bambara (J’), (+ CD-Rom), Moralès J.
Apprends le créole haïtien (J’), Damoiseau R.
Apprends le wolof (J’), (+ CD-Rom), Diouf J.-L. et Yaguello M.
Arabe dans le bassin du Tchad : le parler des Ulâd Eli (L’), Zeltner J.-C.
et Tourneux H.
Arabe tchadien : émergence d’une langue (L’), Jullien de Pommerol P.
Dictionnaire arabe tchadien-français, suivi d’un index français-arabe et
d’un index des racines arabes, Jullien de Pommerol P.
Dictionnaire bambara-français, Dumestre G.
Dictionnaire caraïbe-français (avec cédérom), Breton R.P. R.
Dictionnaire français-éwé, suivi d’un index éwé-français, Rongier J.
Dictionnaire français-haoussa, suivi d’un index haoussa-français,
Caron B.
Dictionnaire igbo-français, suivi d’un index français-igbo, Ugochukwu F.
Dictionnaire kiswahili-français et français-kiswahili, Mertens G.
Dictionnaire peul du corps et de la santé, Tourneux H.
Dictionnaire pluridialectal des racines verbales du peul (peul-français-
anglais), Seydou C. (dir.)
Dictionnaire pratique du créole de Guadeloupe (Marie-Galante),
Tourneux H. et Barbotin M.
Dictionnaire soninké-français, Diagana O. M.
Dictionnaire swahili-français, Lenselaer A.
Dictionnaire touareg du Mali, Heath J.
Dictionnaire usuel yoruba-français, Sachnine M.
Dictionnaire wolof-français et français-wolof, Diouf Jean-Léopold
Grammaire fondamentale du bambara, Dumestre G.
Grammaire moderne du kabyle, Naït-Zerrad K.
Grammaire pratique de l’arabe tchadien, Jullien de Pommerol P.
Histoire de la langue swahili, Massamba D.
Kiswahili, une langue moderne (Le), Ricard A.
Langues africaines (Les), Heine Bernd
Langues, cultures et développements en Afrique, Tourneux H.
Parler du sida au Nord-Cameroun, Tourneux H.
Syntaxe créole comparée, Damoiseau R.
Syntaxe historique créole, Alleyne M.
Vocabulaire scientifique dans les langues africaines (Le), Diki-Kidiri M.
Vocabulaire peul du monde rural, Maroua-Garoua (Cameroun),
Tourneux H. et Yaya Daïrou
Composition, mise en page :
Écriture Paco Service
27, rue des Estuaires - 35140 Saint-Hilaire-des-Landes

Achevé d’imprimer en septembre 2015


sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : septembre 2015
Numéro d’impression : 509245

Imprimé en France

La Nouvelle Imprimerie Laballery est titulaire de la marque Imprim’Vert®

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