Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Lahlou
Lahlou A. Berque Jacques, Dépossession du monde. In: Revue française de sociologie. 1965, 6-4. pp. 539-541.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1965_num_6_4_6495
Bibliographie
Berque, Jacques. Dépossession du monde. Paris, Editions du Seuil, 1964, 221 p., 15 F.
Composé d'une suite d'essais sur le thème de la décolonisation, — de la dépos-
session, dans la mesure où le monde colonisé est un monde « possédé », aussi bien
au sens vulgaire qu'au sens magico-religieux — l'ouvrage de J. Berque ne se
résume pas. Aussi nous contenterons-nous de présenter ici les réactions que la
lecture de l'ouvrage a suscitées en nous.
Jusqu'à ces derniers temps, ceux des Maghrébins — et des Arabes — qui
avaient besoin de jeter un coup d'œil sur leur passé ou leur présent ne trouvaient,
du côté européen, que des œuvres d'hommes touchés de trop près par le pro
cessus à décrire, à analyser. La tendance s'est renversée, le livre de Jacques
Berque, Dépossession du monde, en constitue un indice remarquable. Dès la pre
mière page, une chose s'impose : l'indépendance de pensée et l'autonomie à
l'égard de tout système, de toute théorie constituée. J. Berque se sert adéquate
ment de ses expériences vécues pour apporter un éclairage nouveau et une inter
prétation qui rompt totalement avec la tradition, le passé et le présent. Il n'y a
nulle référence aux valeurs traditionnelles de l'Occident pour expliquer les réa
lités non-occidentales. L'être du Maghrébin est saisi à travers sa propre réalité,
celle de tous les jours et de tous les temps.
L'Europe a fait, défait, déchiré jusqu'à l'aliénation et au doute, ces non-occi
dentaux que sa puissance technique et militaire et sa pénétration politique ont
brutalement rappelés à l'ordre de l'histoire. Ce fut la période coloniale. Celle-ci
une fois révolue, on se retrouve face à des réalités nouvelles parce que la puis
sance politique de naguère a omis de préparer la relève.
L'auteur ne demande pas aux Français «petits blancs» — ni même à ceux
de l'Hexagone — de se comporter selon les exigences du nouveau monde. H a
539
Revue française de sociologie
540
Bibliographie
. à vouloir opérer par réduction et par généralisation et l'être sait toujours tenir
en échec ces prévisions nécessairement soumises aux fluctuations des désirs et
des émotions, qui restent indéterminables à l'avance (p. 36), car la logique
appliquée à Vanthropos ne se révèle pas toujours d'une rigueur absolue.
En revanche, le fait de jeter un coup d'œil rétrospectif sur l'histoire des
sociétés industrielles avancées -— techniquement, industriellement et culturelle-
ment — n'est pas sans apporter un éclairage nouveau et perspicace sur la nature
exacte des relations nouées entre ces sociétés, nécessairement expansionnistes, et
les autres, faibles ou amoindries. Les causes de cette faiblesse sont elles-
mêmes analysées à la lumière de faits dûment établis. Car, l'évolution de ces
sociétés industrielles et puissantes n'a pas manqué de perturber les rapports
traditionnels — rapports de force, et établis par la violence, dont la nature com
plexe et variable est elle-même saisie et analysée. « Cela n'affecte pas l'homo
généité entre eux» (p. 85).
Cela dit, il est des jugements que nous ne partageons pas; car nous n'éprou
vons pas les mêmes sentiments devant les mêmes phénomènes décrits par l'au
teur ! Par exemple, celui-ci : « Repus d'abstraction par la période précédente,
dégoûtés de leur propre éloquence, ils s'élancent aux choses avec une furie
qu'exaspère leur longue privation » (p. 86) . Si nous pouvons dire oui au premier
terme de cette proposition, il nous paraît difficile de tirer la même conclusion
de la seconde. Au contraire, tout ce qu'il nous a été donné de constater,
c'est plutôt l'inverse, l'éloquence est devenue une marchandise bon marché, une
clé passe-partout, une sorte de pouvoir magique. Qu'iï s'agisse de concepts gal
vaudés comme « dynamisme social » « progrès social » ou de dogmes sacrés
comme «arabisme», «solidarité afro-asiatique».
En revanche, il est foncièrement exact, nous semble-t-il, que les « initiatives
indigènes » apparaissent désormais dans leur positivitě, non plus comme de
simples réactions épidermiques et explosives à une situation contraignante et
aliénante, mais comme de véritables émergences — et d'authentiques synthèses
englobant «l'antique et le neuf, l'hérité et l'innové». Il y a une impétuosité —
qui rejoint l'altérité sentie comme chez l'autre, et avec l'autre — à dire des
choses que nul n'a encore osé coudoyer avec tant de franchise. « Opportunément,
le héros, parfois le saint... détruit» (p. 90).
Enfin, c'est un fait que la situation coloniale a servi la sensibilité, l'imagina
tion et la création artistique, de nombre de poètes, de peintres et d'écrivains dits
exotiques, nous dit l'auteur. Leur générosité, bien sûr, tourne court. Elle conflue
avec des courants métropolitains — mysticisme, esthétisme — « qui demandent
traditionnellement leur nourriture à l'Outre-Mer ». Dire que l'expérience esthé
tique de ces artistes-écrivains à inspiration exotique était nourrie par la souf
france des autres c'est vouloir traduire par des mots l'indicible, l'inénarrable : il
y a un certain masochisme et un certain cynisme intellectuel à poétiser une
sinistre et abominable réalité faite de déchirures et d'éclats. L'auteur a très jus
tement replacé le débat dans son véritable contexte historique; il contribue —
très positivement — à démystifier les naïfs et à déranger ceux qui croient vivre
en paix avec leur conscience.
A. Lahlou.
541